Les Problemes de La Sociologie de l'Art, Bastide

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Les Problèmes de la Sociologie de l'Art Author(s): ROGER BASTIDE Source: Cahiers Internationaux de Sociologie, Vol. 4 (1948), pp. 160-171 Published by: Presses Universitaires de France Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40688661 . Accessed: 17/09/2014 19:57 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Cahiers Internationaux de Sociologie. http://www.jstor.org This content downloaded from 168.176.5.118 on Wed, 17 Sep 2014 19:57:49 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

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Sociologia, filosofía, estética, arte.

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Les Problèmes de la Sociologie de l'ArtAuthor(s): ROGER BASTIDESource: Cahiers Internationaux de Sociologie, Vol. 4 (1948), pp. 160-171Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/40688661 .

Accessed: 17/09/2014 19:57

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Les Problèmes de la Sociologie de VArt

PAR ROGER BASTIDE

II semblerait qu'après les beaux travaux de Charles Lalo2, il soit bien inutile de revenir sur la question de savoir quels sont les problèmes fondamentaux de la socio- logie esthétique. N'a-t-il pas tracé les cadres, suggéré les lois, abordé les divers chapitres de- cette nouvelle science?

Mais il nous semble que d'un côté, Charles Lalo a trop demandé et que d'un autre il a trop peu exigé de la socio- logie de l'art. Il lui a trop demandé, car il a voulu, comme Durkheim pour la morale, tirer de la sociologie des normes pour l'artiste : « Dès que, par souci de science positive, l'on veut échapper à l'arbitraire de Va priori prétendu rationa- liste et de l'intuition sentimentale ou mystique, c'est à la détermination d'un type normal qu'il faut recourir ». C'est ce type normal qu'il s'est essayé de dégager, qui est natu- rellement relatif à chaque époque, et qu'il confond avec l'Idéal. Nous ne nous appesantirons pas sur les difficultés que soulève cette identification du normal et de l'idéal, car elles nous feraient dépasser le domaine de l'esthétique; c'est un problème très général, qui s'étend à la logique et à la morale. Nous pensons que l'esthétique sociologique, pour être une science, doit se borner à énoncer des jugements de réalité, à étudier les corrélations entre les formes artistiques et les formes sociales, sans aborder le problème des normes, qu'il faut laisser à la philosophie.

1. Nous avons essayé de résumer en cet article, pour les lec- teurs des Cahiers, certaines des idées que nous avons défendues dans notre livre, paru, par suite de la guerre, au Brésil en langue portugaise, sous le titre Arte e Sociedade (Martins, S. Paulo, 1945. Ed. espagnole, Fondo de Cultura economica. Mexico, 1947.)

2. Cu. Lalo, « Programme d'une esthétique sociologique » (Reu. Philos., 1914). - L'Art et la Vie sociale, Paris, 1921.

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Mais si, d'un côté, Lalo demande trop à la sociologie esthétique, de l'autre, il ne lui demande pas assez. Car il souligne autant ses limites qu'il ne montre son extension : « Pour le public comme pour l'individu, Fart peut être l'exercice d'un don sans autre but que lui-même, ou bien une évasion hors des mœurs ambiantes, ou leur idéalisation, ou leur purgation, tant s'en faut qu'il soit toujours leur redoublement! » La distinction des conditions esthétiques et des conditions anesthétiques tend chez Lalo à montrer, à prouver l'autonomie de l'art par rapport à la société, tout au moins sa relative autonomie. Mais n'est-ce pas s'arrêter trop vite dans l'analyse? Il est vrai que l'art peut se pré- senter en réaction contre la société, mais ne faut-il pas dis- tinguer alors dans la société les groupes hétérogènes qui la constituent? Le refractan e exprime moins sa propre révolte que celle d'un groupe restreint, écrasé par des groupes plus larges; il est le reflet d'une société désadaptée, en lutte contre elle-même. Il est vrai aussi que l'art est sou- vent une fuite, mais la fuite est une réponse aux contraintes collectives et la sociologie a, par conséquent, son mot à dire, également ici; elle étudiera les conditions dans les- quelles la contrainte sociale détermine ou non l'évasion, et cette évasion elle-même n'est pas libre, la société la modèle, fui impose son rythme ou son jeu. L'art pour l'art n'appa- raît qu'à certaines époques, il réclame l'apparition de grou- pes de loisirs, la distinction de classes, et la circulation des élites : il est la volonté d'un groupe de se séparer et d'un autre de monter dans l'échelle sociale; il servit, par exem- ple, en Amérique du sud, aux populations métis, par l'in- termédiaire de leurs écrivains, pour montrer leurs capacités intellectuelles, contre les élites blanches. Il nous semble, par conséquent, qu'en poussant un peu plus loin l'analyse de l'art, nous retrouvons toujours la société. Ce n'est pas seu- lement l'art en tant que copie ou expression de la société qui relève de la sociologie, mais tout autant, la révolte de l'artiste ou la fuite dans l'imaginaire.

C'est que Lalo a étudié surtout la matière ou le contenu de l'œuvre d'art. Il s'est demandé ce que l'art doit par exem- ple à la famille, aux représentations religieuses, au régime politique, et il est évident alors que l'art est souvent en avance ou en retard par rapport à ce que l'on rencontre, dans ces divers groupes, de pensées ou de sentiments col- lectifs. Nous envisageons la sociologie esthétique d'un autre point de vue, moins matériel, plus formel, ou plus fonc- tionnel. Nous ne voyons pas dans les groupes sociaux en

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corrélation avec Tart avant tout des consciences collectives, mais des forces de séparation, de conservation, de création ou de propagation, comme le fait par exemple un W. Deonna 3. Or, ce changement de point de vue entraîne forcément une révision dans rétablissement des problèmes fondamentaux de la sociologie esthétique.

Et tout d'abord, peut-être, un changement des cadres. On sait que, pour Lalo, la sociologie esthétique se divise en trois chapitres; le premier étudie les influences de la société sur l'art; mais ce chapitre, tout en soulignant la profondeur de cette influence, ne laissera pas de reconnaître que, comme nous l'avons vu, si l'art est souvent l'expression de la société, il peut être aussi une technique pour l'oublier, une réaction contre elle, enfin, presque toujours un jeu en marge de la société. Mais si la conscience esthétique jouit d'une relative indépendance vis-à-vis de la société, il n'en reste pas moins qu'elle est une conscience collective, elle- même, et par conséquent de nature sociale. De là, le second chapitre, qui est l'étude de l'art en lui-même, en tant que réalité sociale indépendante, avec ses contraintes propres, comme les règles des genres, ses sanctions spéciales, comme l'échec ou le succès, et son évolution, qui se fait selon la loi des trois états (pré-classicisme, classicisme, post-classi- cisme). Un dernier chapitre, qui est l'inverse du premier, étudiera l'influence de l'art sur la société.

On voit que cette division se fonde sur l'idée que la société agit peu sur l'art, que l'art est avant tout, comme le voulait Schiller, une activité de jeu, en marge donc du social, et que, par conséquent, la sociologie esthétique doit avoir un autre objet, l'examen des règles sociales de ce jeu artistique : t Une sociologie respectueuse des caractères spécifiques de chaque espèce de valeurs ne voit rien de scan- daleux dans les divergences qui n'empêchent pas chaque fonction d'être collective, chacune en son genre ». Il y a là une tendance, propre à beaucoup de disciples de . Durkheim, à restreindre la grande loi des Règles : il faut expliquer le social par le social, en une multiplicité; il faut expliquer l'économique par l'économique, le religieux par le religieux, l'esthétique par l'esthétique. On brise ainsi les phénomènes sociaux qui sont, selon l'expression si juste de Mauss, des « phénomènes totaux », en une poussière d'au- tonomies.

3. W. Deonna, « L'art et les groupes sociaux » (Reu. Int. de Soc. 1927). « L'Art et la femme » (Reu. Int. de Soc, 1928).

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Sans doute, on peut garder le plan de Lalo, et nous l'avons suivi, nous-même, en partie, dans un livre sur L'Art et la Société (1945). Mais si nous n'acceptons pas la raison qui a amené Lalo à l'élaborer, à savoir la définition de l'art comme un jeu en marge de la société, un autre plan, meil- leur, n'est-il pas possible?

P. Abraham a distingué, dans le tome qu'il a dirigé de l'Encyclopédie française, l'esthétique du créateur et celle de l'usager 4. Sans doute, il ne faut pas oublier que l'art est un perpétuel dialogue entre l'un et l'autre, et que les relations qui les unissent sont à double sens, le créateur modelant son public et le public à son tour réagissant sur le créateur, lui imposant ses goûts et ses desiderata. On peut néanmoins distinguer deux chapitres, l'un qui serait une sociologie du créateur et l'autre qui serait une sociologie de l'amateur d'art. Le premier étudierait l'ensemble des contraintes col- lectives qui pèsent sur le créateur, qui viennent de son éducation, des milieux qui l'ont formé, des traditions esthé- tiques qui le cernent, des lois des genres auxquels il s'adonne. Le second étudierait avant tout les changements du goût, les évolutions des sentiments esthétiques. Il ne faudrait pas oublier de faire une place aussi aux mythes que la société se fait de l'artiste ou de l'amateur, qui sont des complexes de représentations collectives, variables selon les régions et selon les époques, et que l'artiste ou l'usager essaient de copier dans leur propre vie. De ce point de vue, pour revenir à un problème dont nous avons déjà dit un mot, nous nous apercevrions que le réfractaire, le rebelle contre la société, est un type mythique, créé par le roman- tisme, donc une formation sociale, qui, par conséquent, loin de prouver que l'art échappe à la société, prouverait bien au contraire la force contraignante de celle-ci. Si, en géné- ral, le mythe de l'artiste est de couleur vive, celui de l'ama- teur d'art, du cousin Pons ou autre collectionneur, est géné- ralement péjoratif. La société accepte difficilement que les beaux objets soient soustraits à sa contemplation et à son plaisir; elle se venge en ridiculisant l'esthète. Huysmans sans doute a essayé de créer de l'amateur un mythe plus séduisant avec A rebours, il n'a pu toucher que le groupe des snobs, dont la sociologie est aussi à faire.

P. Abraham s'arrête là. Mais, entre le créateur et l'usa-

4. Tome XVI de l'Encyclopédie Française (dirigée par L. Feb- vre et A. de Monzie) : « Arts et Littérature, matériaux et tech- niques », Paris, 1935.

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ger, s'interpose bien souvent un intermédiaire. Cela est par- ticulièrement net en musique, où entre le compositeur et l'auditeur se place l'interprète, virtuose ou non. L'œuvre d'art arrive ainsi au public à travers une série de réfractions et ce sont ces réfractions qui modèlent le goût plus que l'œuvre elle-même. Ceci est vrai également du théâtre. Mais ne pourrait-on faire également entrer dans ce groupe des intermédiaires, le libraire qui choisit parmi les manuscrits, le critique littéraire ou le critique d'art qui explique et juge, les académies qui distribuent des prix, etc. Or le concert, la représentation théâtrale, les Académies sont des groupes sociaux, des institutions, et nous abordons ainsi un autfe chapitre de la sociologie esthétique, qui est celle des insti- tutions à finalité esthétique. Le problème se poserait ici de savoir s'il faut mettre ou non dans ce chapitre les institu- tions de défense des intérêts matériels des producteurs, associations d'écrivains et syndicats intellectuels, ou si elles relèvent de la sociologie économique. En tout cas, du point de vue esthétique, les Académies, elles, ont un grand intérêt, comme groupes soit de rénovation, de lutte contre les tra- ditions moyennâgeuses, ce qu'elles ont été autrefois, soit de conservation des valeurs, ce qu'elles sont, en général, aujourd'hui.

Nous avons défini la sociologie esthétique comme l'étude des corrélations entre les formes sociales et les formes esthé- tiques. Chaque groupe social donne une coloration spéciale à l'art qui naît ou se développe en son sein; il y a ainsi des arts familiaux, comme la musique de chambre, un art reli- gieux, qui exprime, par les sons ou les couleurs, les dogmes, les mythes ou les sentiments mystiques, un art politique au service des intérêts de l'Etat. Mais ce n'est pas là le prin- cipal, et Ch. Lalo, qui n'a, en général, envisagé que cet ordre de faits, l'a si bien senti qu'il a défini ces conditionnements sociologiques comme des facteurs anesthésiques.

Mais il y a une autre façon d'aborder le problème, qui est plus fonctionnelle. Il y a des groupes conservateurs, qui maintiennent et perpétuent longuement des formes archaï- ques de beauté ou des techniques anciennes : ce sont le groupe féminin et le groupe enfantin; ce sont aussi les institutions religieuses, qui sont essentiellement tradition- nelles; ce sont enfin les classes rurales. Il y a, au contraire, des groupes qui favorisent l'innovation; ce sont les groupes masculins ou les groupes d'adolescents, les premiers parce qu'ils sont davantage en contact avec une multiplicité d'ins- titutions hétérogènes, les seconds parce qu'ils forment une

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génération nouvelle en rébellion contre les générations anté- rieures. Les sectes iconoclastes peuvent aussi, dans leurs luttes contre les églises constituées, amener, sinon des chan- gements radicaux dans l'art, du moins dériver les courants esthétiques sur des chemins moins parcourus, par exemple faire passer l'intérêt des fidèles de la peinture à la musique, des images murales qui servent avant tout d'enseignement aux chants qui sont l'expression d'une affectivité jaillis- sante. Les classes dirigeantes, contrairement à ce que Ton pourrait croire, sont aujourd'hui des groupes d'innovation, car elles ont à se défendre contre l'imitation des classes inférieures en changeant leurs patrons culturels et en s'en- fonçant dans un art chaque fois plus raffiné, plus obscur, moins facilement copiable.

Il y a des groupes de propagation artistique. Ce sont les grandes religions universalistes qui, par leurs œuvres mis- sionnaires, généralisent dans des milieux nouveaux des types d'architecture, des musiques ou une iconographie nées sur des terres différentes. Les groupes guerriers, dans leurs expéditions lointaines, peuvent porter aussi avec eux et imposer, par la force d'abord, ensuite par le prestige, leurs conceptions esthétiques aux peuplades vaincues et sub- juguées. Le groupe enfin des commerçants amène dans ses bagages non seulement des marchandises à vendre ou à échanger, mais des objets d'art, qui créent, dans de nou- veaux milieux, des besoins inédits ou des changements de goût. Il trace en outre des routes plus sûres, des chemins d'influence, que les peintres ou les sculpteurs, avides de pro- grès, désireux d'enrichir leurs expériences, peuvent suivre désormais, et par lesquels se font de continuels échanges. Ainsi toute sociologie esthétique se trouve tenue de consa- crer un de ses chapitres, obligatoirement, au problème des contacts esthétiques. Quand deux groupes se rencontrent, nous trouvons en jeu les lois générales des contacts, qui sont solides, aussi bien dans le domaine de l'art que dans celui des traits matériels ou de la religion : le conflit, l'ajus- tement, le syncrétisme, l'assimilation à la limite.

Mais les contacts culturels ne se font pas seulement d'une aire géographique à une autre, ils se font aussi d'un groupe à un autre dans nos sociétés différenciées, du groupe masculin au groupe féminin par exemple, ou des classes dirigeantes aux classes subordonnées, ou des zones urbaines aux zones rurales et vice-versa. Dans tous ces cas, en chan- geant de domaine, l'art se transforme par son passage même, change de signification, ou de matière, se revêt d'un

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nouveau sens. Les grands portraits à l'huile des aristocrates de l'Ancien Régime deviennent, dans la moyenne bour- goisie, l'album des photographies de famille. Le tableau fait place au chromo. Réciproquement, les artistes vont puiser leur inspiration dans le folklore rural, mais ils transfor- ment ce folklore en quelque chose d'érudit et de savant.

Il nous semble qu'en suivant cette voie, dont W. Deonna 5 a tracé une première esquisse, on évite la difficulté à laquelle s'est heurté Lalo, et qui lui a fait parler de l'auto- nomie de l'art par rapport à la société. En fait, tout grou- pement, quel qu'il soit, a une fonction esthétique, de con- servation ou de propagation, d'innovation ou de dégrada- tion. L'art vit dans un certain milieu social; il ne plane pas dans les nues, et il est toujours soumis à un ensemble de forces, qui tendent à le maintenir ou à le changer, à aider à sa diffusion ou à le restreindre en d'étroites limites.

A côté de cette étude de l'action de la société sur l'art, il y a naturellement le côté inverse, l'étude de l'action de l'art sur la société. Mais, ici encore, il faut sans doute, envisager le problème un peu différemment qu'on a coutume de le faire.

P. Abraham par exemple a étudié l'action du roman- tisme, sur les mouvements révolutionnaires; il a montré comment le romantisme, en exaltant les passions, a préparé le terrain des grandes insurrections qui l'ont suivi; les forces affectives avaient besoin de trouver un exutoire pour s'écouler. G. Richard a montré, pour sa part, le rôle de l'art dans la pacification des rapports humains ou dans l'adou- cissement des mœurs; le passage des relations d'hostilité aux relations de coopération marche de pair avec les trans- formations des plaisirs collectifs, avec l'évolution de la lutte au jeu et du jeu à l'art. Nous ne nions pas que l'art puisse avoir cette influence, mais, si nous envisageons le problème par ce bout, nous trouverons aussi, bien souvent, que cette influence est limitée, et nous serions amenés, renversant les termes de Lalo, à parler d'une autonomie de la société par rapport à l'art.

C'est, croyons-nous, du côté du « style de vie » que nous devons plutôt chercher la solution. Malheureusement, la notion de style de vie est gâtée, dans la philosophie alle- mande, par une conception organique et presque biologique de la culture et, chez les marxistes qui l'emploient comme intermédiaire entre l'infrastructure économique et la super-

5v 'V. Deonna, o. c.

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structure idéologique, par l'idée que c'est l'économie qui crée le style de vie et ce dernier à son tour Tart. C'est le point de vue oppose qui nous intéresse, l'art, en créant dans les esprits une certaine image du monde, se réalise dans la société par un style de vie, qui s'incarne à son tour dans les formes sociales.

Nul plus que Focillon n'a attiré l'attention des cher- cheurs sur ce qu'il appelait la « morphologie de l'histoire 6 » et qui correspond, à peu de choses près, à l'idée de style de vie telle que nous venons de l'énoncer : la création dans les âmes et les comportements collectifs, sous l'action de ses élites artistiques, d'un certain rythme, d'une « configu- ration de l'existence ». La société est d'ahord un système ^interrelations entre les hommes et ce système peut être organique, il peut être également rationnel; il est aussi, souvent, esthétique. Il y aurait donc lieu d'étudier, dans ce chapitre de notre sociologie, ce que l'on pourrait appeler l'esthétisation des relations sociales. Nous pouvons donner comme exemples, pour rester dans le cas de notre civilisa- tion occidentale, le régime féodal qui va du grand seigneur au paysan, en cercles concentriques de vasselage et protec- tions, ce cosmos social fondé sur l'honneur, le plus esthé- tique de tous les sentiments moraux, avec son instrument de liaison, la chevalerie qui est une stylisation de l'amour, l'amour humain et l'amour divin. Ou encore le style baro- que, qui part du roi absolu dans son palais majestueux, avec ses règles compliquées d'étiquette, qui soulignent la hiérarchie des groupes sociaux, et la montée d'un groupe à l'autre devient une ascension à l'étiquette. Nous faisons ainsi entrer dans la sociologie esthétique non seulement l'étude de la mode, mais encore l'étude du cérémonial, de l'étiquette, de la politesse, en un mot, de tout ce qu'il y a d'artistique dans les relations entre les hommes.

La société est un système de rapports; mais elle est autre chose encore; Durkheim a montré l'importance de la conscience collective et il a bien vu, dans les Formes élé- mentaires de la vie religieuse, que cette conscience collec- tive s'exaltait par la réunion des hommes, prenait dans la foule mystique sa forme la plus intense; or, ces états de communion sociale ne se déchargent pas d'une façon anar- chique et désordonnée, ils se délivrent selon un rythme, ils se libèrent en se jouant et ils donnent ainsi naissance à la

6. Focillon in : Centre d'études de Politique étrangère. Les Sciences sociales en France, Paris, s. d., p. 163.

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fête. La fête sera donc un des objets essentiels de la socio- logie esthétique; elle est en effet l'esthétisation des mani- festations de la conscience collective. Mais ces états d'exal- tation, ajoute Durkheim, ne durent pas; l'homme retourne à son activité quotidienne, à la vie de famille et au travail; pour pouvoir subsister, la conscience collective va s'incarner dans des symboles, qui seront pour les membres de la société les signes visibles de ce qui les unit, depuis l'image totémique jusqu'au drapeau de la patrie. Eh bien! ces sym- boles aussi intéressent la sociologie esthétique au même titre que la fête.

On voit mieux, je pense, maintenant le changement que fait opérer à notre science la substitution du point de vue formaliste au point de vue naturaliste, et du point de vue fonctionnel à celui du déterminisme causal. Le problème des corrélations entre les formes artistiques et les formes sociales se ramène à l'état de la fonction des groupes sociaux, conservatrice, innovatrice, etc., sur l'art d'un côté - et de l'autre, à l'étude de l'esthétisation des rapports sociaux comme à celle de la conscience collective.

Il nous reste, pour terminer, à situer cette sociologie esthétique dans l'ensemble de la sociologie. Elle se trouve à l'entrecroisement de deux parties, la sociologie du langage et la sociologie des valeurs.

L'art, en effet, est un langage; c'est un moyen de com- munication entre les hommes et c'est même, de ce point de vue que l'ont envisagé les premiers penseurs qui rêvaient d'une sociologie esthétique, comme Guyau 7. C'est une langue qui a sa morphologie et sa syntaxe (la syntaxe établissant les corrélations par exemple entre l'architecture, la pein- ture, la musique en un ensemble harmonieux et obéissant à des règles). C'est un langage qui évolue et qui a ses dia- lectes, dialectes qui varient entre les groupes, et nous pou- vons certes apprendre à en déchiffrer d'autres que celui du groupe auquel nous appartenons, mais nous ne les compre- nons pas tous. C'est là, d'ailleurs, soit dit en passant, une autre raison pour intégrer l'étude des symboles dans notre sociologie esthétique, car le symbole est un signe, il fait partie de la grammaire sociale.

L'art est ainsi, dit Guyau, un instrument de commu- nion, un moyen pour unir les hommes; mais il n'est pas seulement une cause, il est aussi un effet de la communion, qui est bien obligé de se créer un langage pour permettre

7. M. Guyau, L'Art au point de vue sociologique, Paris, 1890.

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la communication. Mais on sait que le langage, affectif et mystique à l'ori-gine, tend de plus en plus à un symbolisme abstrait et conceptuel; les mots perdent leur charge senti- mentale et l'étude de ces signes abstraits constitue juste- ment la sociologie linguistique. Au contraire, le langage esthétique conserve des traces de la communion primitive et c'est ce qui fait que les critiques d'aujourd'hui peuvent parler de la poésie comme « prière » ou comme « magie > et que l'art en général, de notre époque, essaie de redécou- vrir les symboles de Y « inconscient collectif ». Quoiqu'il en soit de cette question de la différence entre le langage esthétique et du langage conceptuel, il n'en reste pas moins que les lois de l'un peuvent s'appliquer à l'autre. Nous avons vu par exemple que, quand une forme esthétique émigré d'un groupe à un autre, elle change de sens; c'est exactement ce qui se passe, comme l'a bien montré Meillet, quand un mot passe d'un groupe à un autre, du groupe des chasseurs par exemple au groupe des agriculteurs; il y prend une signification différente.

Mais l'art n'est pas seulement un langage. Avec l'esthéti- que, nous nous séparons du monde concret pour entrer dans le domaine des idéaux. Kant distinguait déjà la dignité de la personne humaine, valeur morale, le prix de l'affection, valeur esthétique, et le prix du marché, valeur économique. Ainsi s'est constitué toute une science, à laquelle on a donné parfois le nom d'axiologie, et qui étudie ce monde idéal. Urban a formulé les trois lois fondamentales de cette axio- logie, qui sont la loi du seuil (ce qui importe, ce n'est pas l'objet extérieur, l'excitant qui provoque le désir, mais les dispositions de la conscience de l'individu pensant), la loi de la valeur décroissante (la satisfaction de l'homme dimi- nue en grandeur et en intensité au fur et à mesure qu'elle se répète, ce qui est vrai non seulement en économie poli- tique - et c'est Futilité limite, - mais aussi en esthétique, ce qui explique la variété et la relativité de nos jugements de goût), la loi des valeurs complémentaires enfin (il y a dans le tout, plus que la somme des éléments pris séparé- ment) 8. La théorie de Urban est encore prise à la psycho- logie, mais les sociologues ont démontré que les valeurs ne sont pas le produit de nos désirs personnels, que ce sont des forces collectives qui contraignent les individus. Les lois de l'axiologie doivent donc être transcrites aujourd'hui en termes sociologiques.

8. W. Marshall Urban. Valuation, its nature and laws, Lon- dres, 1909, pp. 142-185.

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Roger Bastide

Or, justement, notre sociologie esthétique, telle que nous l'avons définie, nous permet de faire rentrer l'art dans une axiologie sociologique. L'étude des contacts entre groupes nous montre en effet que ce qui importe, pour qu'une forme artistique passe, ce n'est pas qu'elle existe déjà dans un groupe voisin, mais les dispositions psychiques de la société; longtemps les hommes vécurent près des ruines gréco- romaines sans en percevoir la beauté, il a fallu attendre la Renaissance pour qu'elles traversent le seuil social. Nous avons vu également que la satiété dépendait de la forme des sociétés; tant que les sociétés sont homogènes, que le régime est communautaire, les formes d'art subsistent tra- ditionnellement et la satiété ne semble pas se produire; dès que la société, au contraire, est stratifiée, alors surgit la satiété dans les classes hautes, la nécessité de renouveler les valeurs pour défendre le privilège de classe. La stratifi- cation à elle seule, cependant, ne suffit pas, car si les classes sont fermées, forment des castes, les groupes superposés peuvent coexister, chacune avec son esthétique qui se main- tient. Pour que la satiété existe, facteur de changement, il faut qu'à la stratification s'ajoute la mobilité sociale. La loi de complémentarité enfin nous fait passer au problème du conflit et de la hiérarchie des valeurs et nous fait dépas- ser par conséquent le domaine de l'esthétique proprement dite : ce serait l'examen de la théorie marxiste qui fait sortir l'art, à la limite, de l'économie et de la théorie de Giddings qui fait sortir l'économie des besoins de la culture, des valeurs idéales. La solution est à chercher du côté de la formule de Mauss, du « phénomène social total > et c'est bien en partie ce que nous avons fait, quand nous avons envisagé la société comme un système d'inter-relations réglées esthétiquement et non seulement matériellement.

Les conclusions auxquelles nous arrivons nous parais- sent avoir une portée générale de la plus haute importance. On se souvient que Durkheim, prenant le parti opposé à celui de Comte qui méprisait les spécialistes, soutenait que l'on devait commencer par les sociologies particulières; la sociologie générale ne serait qu'une œuvre tardive; ce ne serait que quand on aurait découvert les régularités parti- culières à chaque groupe social, religieux, économique, poli- tique, domestique, que l'on pourrait instituer la comparai- son pour voir si telles structures particulières pouvaient se ramener à des régularités plus générales ou non. Bref, la marche de la sociologie, comme de toute science, serait inductive.

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Sociologie de VArt

En cherchant la place de la sociologie esthétique dans l'ensemble de la sociologie, nous avons été amené à définir l'art à la fois comme un langage et comme une valeur, et nous avons vu que les lois esthétiques étaient de même nature que les lois du langage ou que les lois de l'axiologie. Sans doute, nous ne pouvons encore prétendre découvrir les lois universelles, valables dans tous les domaines et pour toutes les formes sociales; cependant il nous semble que notre façon de comprendre la sociologie esthétique nous permettrait, sans trop de risques, de tenter une première, prudente et limitée, généralisation. Si notre façon de com- prendre la sociologie esthétique est exacte, ce ne serait pas un de ses moindres mérites, croyons-nous, que de rendre possible ce commencement d'induction.

Université de Sâo Paulo, Brésil

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