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1 LES LIENS TRANSFRONTALIERS ENTRE LE ROUSSILLON ET LE PRINCIPAT DE CATALUNYA, AVANT ET PENDANT LA PREMIÈRE GUERRE MONDIALE (1914-1918). LEUR RÔLE DANS LE PHÉNOMÈNE D’INSOUMISSION ET DE DÉSERTION. DOMITIA, REVUE DU CENTRE DE RECHERCHES HISTORIQUES SUR LES SOCIETES MEDITERRANEENNES, PERPINYÀ, N°6, SEPTEMBRE 2005, pp. 127-148. L’annexion par le royaume de France d’une partie de la Catalogne, à la suite du Traité des Pyrénées, a créé une frontière au milieu d’un peuple 1 , au nom d’un principe, celui des frontières naturelles 2 . Mais ce principe est bafoué ouvertement en Cerdagne, où la ligne coupe la « comarca » en deux, bien au-delà du col de la Perche. Cette séparation entre la Catalogne Nord et la Catalogne Sud, en dehors du fait qu’elle est à l’origine de nombreuses révoltes, n’a jamais été un obstacle aux multiples liaisons. Elles ont continué, après 1659, entre les deux versants des montagnes 3 et, à plus forte raison, en Cerdagne 4 , où aucun obstacle montagneux ne sépare les deux états 5 . De plus, l’enclave de Llívia, à l’intérieur du territoire français, y est d’un abord très facile. En réalité, pour beaucoup de villages cerdans, Llívia n’est que le bourg voisin ; c’est ce constate A. Balent pour Err (« el terme municipal d’Er s’avança fins 700 m 1 Le terme nation peut être employé, dans la mesure où il correspond à la définition de la nation par FICHTE, Johann, Gottlieb (1762-1814) dans ses Discours à la nation allemande, à savoir un groupe humain qui partage une langue, une culture (weltanschauung) et une histoire commune (l’ethnos). La nation vue comme un « contrat social » (Cf. Rousseau) est un pacte politique (le démos). R. LAFONT analyse en fait ces deux conceptions de la nation dans son livre, Sur la France, (Paris, Gallimard, 1968) : la nation primaire qu’unissent un fait linguistique, une culture originale, une élite (qui pense la nation comme telle et aide au développement de la conscience de groupe) et la nation secondaire (née d’un événement, d’une communauté d’intérêt, d’un contrat national). Pour lui, le nationalisme est l’hypertrophie du sentiment national et la confusion entre les deux types de nations. La Révolution française invente la Nation-État, qui fusionne en un tout « indivisible » un État, un territoire et un peuple supposé homogène et nie la nation primaire. Cf. L’Alsace est-elle allemande ou française ? texte rédigé par FUSTEL de COULANGES au lendemain de la guerre de 1870 : « Ce qui distingue les nations, ce n’est ni la race, ni la langue. Les hommes sentent dans leur cœur qu’ils sont un même peuple lorsqu’ils ont une communauté d’idées, d’intérêts, d’affections, de souvenirs et d’espérances. Voilà ce qui fait la patrie. [...] La patrie, c’est ce qu’on aime. » 2 Le thème de « frontières naturelles » va à l’encontre d’une construction politique de la nation : où est le libre choix du citoyen dans la construction de sa nation ? 3 La première matérialisation d’existence d’une frontière imperméable ne datait que de 1821-1822 lors de la mise en place d’un cordon sanitaire strict, par les autorités françaises. 4 Bragulat sirvent, JAUME, Vint-i-cinc anys de vida puigcerdanesa, 1901-1925, Barcelona, Graficas Casulleras, 1969, p. 26 : « La frontera, al començ del segle, era una cosa poc menys que il·lusòria, i continuà així fins a la primera guerra mundial, la del 1914. Tothom passava per allà on volia, i com volia. El Tractat dels Pireneus en la pràctica no tenia, encara, plena vigència en la nostra Cerdanya, ni pràcticament ni políticament… » 5 « Al final, van acordar une frontera que no era una frontera natural, en què les consideracions militari jugaven un paper secundari. » SAHLINS, P., Boundaries. The making of France and Spain in the pyrenees, Berkeley, The University of California Press, 1989, trad. catalane, Fronteres i identitats : la formació d’Espanya i França a la Cerdanya, S. XVII-XIX, Vic, Eumo, 1993, 372 p., page 64.

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LES LIENS TRANSFRONTALIERS ENTRE LE ROUSSILLON ET LE PRINCIPAT DE

CATALUNYA, AVANT ET PENDANT LA PREMIÈRE GUERRE MONDIALE (1914-1918).

LEUR RÔLE DANS LE PHÉNOMÈNE D’INSOUMISSION ET DE DÉSERTION.

DOMITIA, REVUE DU CENTRE DE RECHERCHES HISTORIQUES SUR LES SOCIETES

MEDITERRANEENNES, PERPINYÀ, N°6, SEPTEMBRE 2005, pp. 127-148.

L’annexion par le royaume de France d’une partie de la Catalogne, à la suite du Traité

des Pyrénées, a créé une frontière au milieu d’un peuple1, au nom d’un principe, celui des

frontières naturelles2. Mais ce principe est bafoué ouvertement en Cerdagne, où la ligne coupe

la « comarca » en deux, bien au-delà du col de la Perche. Cette séparation entre la Catalogne

Nord et la Catalogne Sud, en dehors du fait qu’elle est à l’origine de nombreuses révoltes, n’a

jamais été un obstacle aux multiples liaisons. Elles ont continué, après 1659, entre les deux

versants des montagnes3 et, à plus forte raison, en Cerdagne4, où aucun obstacle montagneux

ne sépare les deux états5. De plus, l’enclave de Llívia, à l’intérieur du territoire français, y est

d’un abord très facile. En réalité, pour beaucoup de villages cerdans, Llívia n’est que le bourg

voisin ; c’est ce constate A. Balent pour Err (« el terme municipal d’Er s’avança fins 700 m

1 Le terme nation peut être employé, dans la mesure où il correspond à la définition de la nation par

FICHTE, Johann, Gottlieb (1762-1814) dans ses Discours à la nation allemande, à savoir un groupe humain qui partage une langue, une culture (weltanschauung) et une histoire commune (l’ethnos). La nation vue comme un « contrat social » (Cf. Rousseau) est un pacte politique (le démos). R. LAFONT analyse en fait ces deux conceptions de la nation dans son livre, Sur la France, (Paris, Gallimard, 1968) : la nation primaire qu’unissent un fait linguistique, une culture originale, une élite (qui pense la nation comme telle et aide au développement de la conscience de groupe) et la nation secondaire (née d’un événement, d’une communauté d’intérêt, d’un contrat national). Pour lui, le nationalisme est l’hypertrophie du sentiment national et la confusion entre les deux types de nations. La Révolution française invente la Nation-État, qui fusionne en un tout « indivisible » un État, un territoire et un peuple supposé homogène et nie la nation primaire. Cf. L’Alsace est-elle allemande ou française ? texte rédigé par FUSTEL de COULANGES au lendemain de la guerre de 1870 : « Ce qui distingue les nations, ce n’est ni la race, ni la langue. Les hommes sentent dans leur cœur qu’ils sont un même peuple lorsqu’ils ont une communauté d’idées, d’intérêts, d’affections, de souvenirs et d’espérances. Voilà ce qui fait la patrie. [...] La patrie, c’est ce qu’on aime. »

2 Le thème de « frontières naturelles » va à l’encontre d’une construction politique de la nation : où est le libre choix du citoyen dans la construction de sa nation ?

3 La première matérialisation d’existence d’une frontière imperméable ne datait que de 1821-1822 lors de la mise en place d’un cordon sanitaire strict, par les autorités françaises.

4 Bragulat sirvent, JAUME, Vint-i-cinc anys de vida puigcerdanesa, 1901-1925, Barcelona, Graficas Casulleras, 1969, p. 26 : « La frontera, al començ del segle, era una cosa poc menys que il·lusòria, i continuà així fins a la primera guerra mundial, la del 1914. Tothom passava per allà on volia, i com volia. El Tractat dels Pireneus en la pràctica no tenia, encara, plena vigència en la nostra Cerdanya, ni pràcticament ni políticament… »

5 « Al final, van acordar une frontera que no era una frontera natural, en què les consideracions militari jugaven un paper secundari. » SAHLINS, P., Boundaries. The making of France and Spain in the pyrenees, Berkeley, The University of California Press, 1989, trad. catalane, Fronteres i identitats : la formació d’Espanya i França a la Cerdanya, S. XVII-XIX, Vic, Eumo, 1993, 372 p., page 64.

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de la ratlla fronterera amb Llivia, traçada en un terreny planer, al bell mig dels camps. Els

intercanvis que durant segles van perdurar entre Er i Llívia són els que solen existir entre dos

pobles veïns. »6). De même, Puigcerdà joue le rôle d’une véritable capitale pour l’ensemble de

la Cerdagne : le député de l’arrondissement de Prades, E. Brousse, rencontrait tous les maires

du canton de Saillagouse au marché dominical de cette ville.7

Le passage des frontières a été, de tout temps et en tout lieu, un moyen de salut. C’est

vrai plus particulièrement dans les Pyrénées-Orientales qui servent de refuge pour les

Espagnols. Ils fuient les guerres et l’armée, les accusations de bigamie8, de meurtre ou de

vol.9 Inversement, le Principat servait aussi de refuge aux Français, en particulier aux

déserteurs, pendant la guerre de 1870 et après : c’est le cas d’Albin Pierre Chène, agriculteur

de Moncaup, arrondissement de Saint-Gaudens (Haute-Garonne), né le 30 juin 1874 et

déserteur en 1894 du 18e d’Artillerie, après 22 mois de service. Il est expulsé de l’État

espagnol, le 14 août 1897 et remis aux autorités françaises.10

En dehors de cet aspect traditionnel de refuge, qu’en est-il des liens transfrontaliers, à

la veille de la guerre de 14-18 et pendant ce conflit, deux siècles et demi après l’annexion ?

On constate dans un premier temps un affaiblissement certain de la conscience

nationale primaire, celle de la catalanité (mais pas sa disparition11 !). Par contre, les liens

multiples, qu’ils soient personnels ou économiques, n’ont jamais cessé de fonctionner et

même pour ces derniers, ont augmenté en intensité.

6 BALENT, Andreu, « Societat i frontera a la Cerdanya francesa del segle XX : Er de 1914 a 1945 »,

Perpignan, Études Roussillonnaises Tome 18, 2001, p. 210. 7 Information donnée par A. BALENT. 8 Le divorce n’existant pas en Espagne, un tel cas se rencontre en 1911. 9 Archives Départementales des Pyrénées-Orientales 4 M 756 : information de 1911. 10 ADPO 4 M 754 : dossier d’expulsion d’août 1897. 11 Les intellectuels gardent la conscience de l’unité culturelle catalane et en sont les « mainteneurs » selon

le terme du félibrige occitan dont ils se sentent, parfois, proches. SAGNES, Jean, dir., Nouvelle histoire du Roussillon , Perpignan, Llibres del Trabucaire, 1999, 380 p., p. 307. : « À une époque où les écrivains roussillonnais de langue catalane sont partie intégrante du Félibrige occitan, ce qui est une façon de reconnaître la profonde parenté du catalan et de l'occitan, il n'est pas question de s'appuyer sur la littérature pour promouvoir une catalanité qui pourrait déboucher sur une quelconque autonomie politique des pays catalans et encore moins sur une quelconque indépendance. Bien au contraire, la roussillonnité exaltée par J. Amade, par C. Grando, par H. Chauvet ne se conçoit, dans la meilleure tradition mistralienne, que dans l'ensemble français. En 1920, c'est le maréchal Joffre symbole vivant du nationalisme français qui préside les Jeux floraux de Barcelone. Comme le dit Albert Bausil en 1914 : "Nous sommes fiers d'être Catalans avant tout et d'être Français au dessus de tout". On comprend qu'il n'est pas facile à ces hommes d'accepter les normes orthographiques nouvelles élaborées en 1913 à Barcelone par Pompeu Fabra dans lesquelles J. Amade voit la marque d'une philologie allemande honnie. »

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1- L’affaiblissement de la catalanité, mais la permanence de liens

communautaires.

Plus d’un siècle après la Révolution, la situation décrite par M. Brunet a beaucoup

évolué. La conscience d’appartenir à un ensemble catalan n’apparaît dans aucun

document des Archives Départementales de la période. Même s’il y a une originalité

linguistique et culturelle, la République a ancré les Catalans du Nord dans un ensemble

français12. Les routes, les voies ferrées les ont unis au marché national13. L’école14 a préparé

les cerveaux à la reconquête des provinces perdues, elle a aussi porté des coups contre les

identités non françaises.15 En témoigne le récit que fait Hector Ramonatxo de la vie à l’école

de Latour-de-Carol au début du XXe siècle : « Tous les matins, j’allais à l’école avec mon

frère Paul. Un instituteur sévère mais juste nous a donné les premières leçons. Grande, bien

aérée, l’école était décorée à profusion de drapeaux tricolores. Dans un coin, on remarquait

une grande affiche portant les mots suivants : " Metz-Strasbourg, jeune Français, souviens-

toi." Il y avait déjà là une odeur de revanche qui correspondait bien à l’histoire de notre

patrie. »16

12 À la fin du XIXe, l’État français met en place une politique de cohésion nationale, à travers la création

d’un réseau scolaire, mais aussi, sur le plan idéologique, en hiérarchisant les identités, les langues locales devenant des « patois ». Les images nationalitaires servent à donner une représentation moderne de la France, alors que les régions périphériques sont rabaissées.

13 SAHLINS, P., Boundaries. The making of France and Spain in the pyrenees, Berkeley, The University of California Press, 1989, trad. catalane, Fronteres i identitats : la formació d’Espanya i França a la Cerdanya, S. XVII-XIX, Vic, Eumo, 1993, 372 p., page 27.

14 Au XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle, certains Cerdans sont d’abord scolarisés en catalan et en espagnol, à l’Escola Pia de Puigcerdá, avant d’apprendre à lire et à écrire plus tard, en français (cf. BALENT, A., « Un notable carolan de la première moitié du XIXe siècle, François Garreta (1773-1848) » in Records de l’Aravó, Latour-de-Carol, décembre 2004, pp. 5-10. Un siècle plus tard, Hector Ramonatxo est scolarisé en français et apprend l’espagnol à Puigcerdá, l’été, quand il rentre du lycée de Foix. RAMONATXO, Hector, Des Pyrénées à la Neva, Toulouse, Imprimerie Fournié, 1973, 253 p.

Pour CITRON, Suzanne, Le Mythe national. L’histoire de France en question, Paris, Ed. ouvrières, 1987, 320p., l’école est indissociable de l’histoire enseignée : « Pendant des décennies, cette histoire servit à "nationaliser" les Français dans les plus lointaines campagnes. » Les lois sur l’école gratuite, laïque et obligatoire ont été adoptées le 16 juin 1881 et le 22 avril 1882 : elles ont eu le temps de faire sentir leurs effets sur les soldats de la guerre de 1914-1918. Les manuels d’histoire, ceux d’Ernest LAVISSE et surtout l’ouvrage d’éducation militaire, Tu seras soldat (1888), inculquent aux élèves le sens de la patrie et exaltent la gloire des soldats de la Révolution.

15 LLUÍS, Joan-Lluís, Conversa amb el meu gos sobre França i els francesos, Barcelona, La Magrana, 2002.

16 RAMONATXO, Hector, Des Pyrénées à la Neva, op.cit.

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L’idéologie jacobine, véhiculée par les républicains qu’ils soient opportunistes,

radicaux ou socialistes17, domine en 1914 : l’habitant des Pyrénées-Orientales est français et

le voisin de l’autre versant est espagnol18, du moins dans le Roussillon, à quelque distance de

la frontière. Cette situation se retrouve aussi en Cerdagne19où l’autre côté de la frontière est

vu comme étranger par les habitants de Puigcerdà20. Ce fait divers de 1917, à Elne, rapporté

par la brigade locale de gendarmerie, le 12 mai 1917, en est l’illustration car il montre bien

des consciences nationales opposées dans une population parlant la même langue : « Deux

Espagnols, dont j’ignore le nom, qui travaillent au mas Blanc, pour Mme Gant de Bize,

auraient tenu des propos contre la France et en faveur de l’Allemagne. » Il s’agit de Joachim

et Julien R…, tous deux originaires de Sant Feliu de Guixols, dans l’Empordà, donc des

Catalans. « Ils auraient dit notamment que les Français n’avaient pas de sang dans les veines,

que lorsqu’ils entendaient le canon, ils se couchaient de peur et que les Allemands étaient des

hommes. Ils ont crié à plusieurs reprises : " À bas la France ! À bas l’Angleterre, à bas tous

les Alliés ! Vive l’Allemagne !". » Un des deux Espagnols « a ajouté qu’il faudrait que tous

les gens du Roussillon soient morts ». Les nombreux témoignages d’habitants d’Elne, sont

17 BALENT, André, « Le mouvement national catalan » dans Que faire n° 8/9 décembre 1971, p 26-33.

Pour la Cerdagne l’évolution est différente : l’idéologie libérale qui domine des deux côtés de la frontière au XIXe siècle est le vecteur des « idées nationales », soit française, soit espagnole. Les politiciens des années 1890-1914, en Cerdagne, sont des opportunistes et non des radicaux, à l’image d’E. Brousse, député de l’arrondissement de Prades et conseiller général de Saillagouse. Jusqu’au aux années trente, la Cerdagne rejette les « extrémismes » (carlisme, radicalisme, socialisme). Précisions données par A. BALENT.

18 « Aquests "espanyols" eren, és clar, catalans de més enllà dels Pirineus – igual que avui, al Rosselló, "espanyol" significa català mentre els altres espanyols penisulars són anomenats pels seus orígens – castellans, andalusos o gallecs. » SAHLINS, P., Fronteres i identitats : la formació d’Espanya i França a la Cerdanya, op. cit., page 167.

19 BALENT, André, Cerdagne du XVIIe au XIXe siècle : la famille Vigo, Perpignan, El Trabucaire, 2002 : malgré les liens interfamiliaux, le sentiment d’appartenir à la France et à l’Espagne s’est renforcé à travers l’instrumentalisation des États centraux pour régler des litiges entre communes voisines, de part et d’autre de la frontière.

20 Dans son ouvrage, GAY DE MONTELLÀ, Rafael, né en 1882, décrit ainsi Bourg-Madame : « A començaments de segle la Guingueta havia perdut enterament la pàtina groga de vella estampa romàntica. Les routes nacionals que la lligaven amb Tolosa i amb Perpinyà la convertien en un suburbi de la capital francesa. A més, tenia fil directe de telègraf i de telèfon amb París i corresponsals dels magatzems de " La Samaritaine" i del " Louvre", i receveurs d’impôts i d’enregistrement. En fi, tot el caire burocràtic de l’Estat francès. […]

« L’única nota original i vistosa al costat dels Débit de tabac, del Café, i de les Épiceries eren els cartells virolats de les grans cases industrials franceses. Allò era una bogeria de coloraines. Començava a França el temps de la "grande réclame" : "Cycles Bergougnan", "Verre Dubonnet", "Chocolat Louit", "Je ne fume que le Nil", "Apéritif Bhyr" i altra infinitat de noms que se us clavaven a la clepsa i a la retina amb uns insistència senzillament terrible.

[…] Tots els forasters que arribaven a Cerdanya sentien l’atractiu de baixar a la Guingueta. L’emotió de trepitjar terra estrangera. » (La Cerdanya, Editorial Biblioteca Sélecta, Barcelona, 1964, pp. 28-29)

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réfutés, devant les gendarmes, par les frères R….21 Au Vallespir, selon un rapport du

commissaire spécial de Cerbère du 19 octobre 1916, la mairie de Prats-de-Mollo fait payer les

sauf-conduits aux « Espagnols » et les donne gratuitement aux autochtones : « Le gendarme

Escargueil, de la brigade de Prats-de-Mollo, m’a formellement déclaré qu’il en avait déchiré

plusieurs douzaines et que, sur interpellation de sa part, les intéressés avaient répondu qu’ils

les payaient à raison de 25 centimes. C’étaient des Espagnols, car les gens du pays n’avaient

pas à délier leur bourse. »22 Il faut nuancer cette analyse pour la Cerdagne : A. Balent

constate au contraire une communauté transfrontalière, à Err (« Perduren de cada banda de la

ratlla fronterera moltes coses : une relacions i estructures de parentiu, una comunitat

lingüistica, unes representacions simbòliques, uns intercanvis diversificats… »23) comme à

Latour-de-Carol (« Els « espanyols » integrats a la vida del poble no eren veritablement

“ estrangers ” en el sentit que venien de la mateixa comunitat ètnica – antropològica,

etnogràfica et lingüística – que els querolans »24).

Une communauté religieuse.

La géographie religieuse des lieux de pèlerinage, ignore les frontières entre les états.

En Cerdagne et en Vallespir, il reste une pratique religieuse transfrontalière25, en particulier

autour du sanctuaire « de la mare de Déu de Núria26». Ces regroupements transfrontaliers

21 ADPO 1 M 619 : rapport de gendarmerie de la brigade d’Elne au préfet, le 12 mai 1917. 22 ADPO 2 R 227 : rapport du commissaire spécial de Cerbère au préfet, le 19 octobre 1916. 23 BALENT, Andreu, « Societat i frontera a la Cerdanya francesa del segle XX », op.cit. p. 210. 24 BALENT, Andreu, « Nobes de la Tor : Retrat d’un poble cerdà (La Tor de Querol) a principis dels anys

1880 » Revue Ceretania 2001 n° 3 p. 61 25 Certains cultes ont un rôle seulement local : le culte de Nostra senyora d’Ovellà à Alp, celui des vierges

de Talló, près de Bellver, et de Quadres, en Cerdagne « espagnole », de Bell·lloc, près de Dorres, en Cerdagne « française », d’Er. Informations apportées par A. BALENT. R. GAY DE MONTELLÀ (La Cerdanya op. cit., p. 134) souligne l’aspect transfrontalier de la « festa major » liée à ces cultes : « Dintre aqueix marc, l’estiueig a Cerdanya era une festa major contínua. La gatzara començava, amb el Roser, de la " vila", s’escampava cap a Er, donava la volta per Sallagosa, les Escaldes, i Das, i acabava a Queixans pels Sants Metges, a les darreries de setembre. »

26 Le pèlerinage des « Français » à Núria a lieu le jour de la Sant Pere (29 juin), jour d’ouverture du sanctuaire avant la construction du chemin de fer à crémaillère (1931). D’autres « aplecs » (Aplec : rassemblement de pèlerins) étaient importants pour les « Français » : le 15 août, le 1er septembre (Sant Gil, « aplec » des bergers), le 8 septembre. Josep Maria GUILERA décrit ainsi le pèlerinage des Catalans « français » pour la Sant Pere: « Al mateix temps, per les diverses collades que comuniquen Núria amb la Cerdanya francesa i el Confient, unes caravanes idèntiques passaven la muntanya i feien un mateix romiatge. Cada colla era la d'un o diverses pobles propers que s'aplegaven i engruixien per fer units el mateix camí.Els puntets que ça i lia veiérem, véritables erugues humanes, es multiplicaven pel llarg dels corriols que baixaven dels cims i fistonaven les congestes de les cornes.Els romeus de Font Pedrosa i de Prats de Balaguer eren els que haviem vist passar i pregar a les Noufonts. Els d'Eine, Bolquère i altres poblets del coll de la Perxa passaren pel coll de Núria. Els de Saillagosa, Er i Llo, pel de Finestrelles, i els d'Osseja i Vallsabollera pel Pas dels Lladres.» GUILERA I ALBINYANA, Josep Maria, « Núria », in

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existent aussi pour le pèlerinage du 8 septembre à Font Romeu dont parle Hector Ramonatxo

dans ses souvenirs d’enfance27 et celui du sanctuaire de St Guillem, près de Llívia.28 Ces

déplacements de pèlerins sont à l’origine de chemins qui unissent les deux Cerdagne : « El

camí més antic, i també el més conegut, es el "Camí de Núria", que, pel pla de la Creu, la font

del Segre i el coll de Finestrelles, fa el lligam entre dos santuaris marians. »29 Ces chemins

vont être, pendant la guerre, utilisés pour fuir le territoire français. On rencontre en Vallespir,

les mêmes déplacements vers des sanctuaires réputés. En mai 1904, le commissaire spécial du

Perthus fait un rapport au préfet, sur ses déplacements le long de la frontière et raconte à

l’occasion de la visite de Riunoguès et de las Illes : « À mon passage des cols de l’extrême

frontière, j’ai été croisé par plusieurs personnes des deux sexes et de tout âge se dirigeant

vers l’Espagne. Elles venaient des villages français du Roussillon. Toutes prenaient la

direction du village espagnol nommé la Jonquère où, demain dimanche, huit mai courant,

doit avoir lieu le pèlerinage de Santa Llúcia qui attire chaque année à pareille époque, quatre

à cinq mille Français de notre région, pour ne parler que de ceux-ci. D’autre part, plusieurs

mendiants espagnols profitaient de ce pèlerinage pour venir en France, par les voies de la

montagne. »30 À Saint-Laurent-de-Cerdans, Ramon Sala signale que « l’aplec31 de Sant Aniol

d’Agujes atreu sempre pels camins de Sant Julià de Ribelles els llorençans que sempre

agreixen la protecció del Sant contra la pesta »32. Cette communauté religieuse catalane est

renforcée par la présence de prêtres espagnols résidant ou voyageant en France33. Ainsi le

Excursions pels Pireneus i els Alps, Barcelona, 1927, cité dans MASCARELLA I ROVIRA, Joan, SITJAR I SERRA, Miquel, Núria abans del cremallera, vivències de viatgers, Sant Vicens del castellet, Farell editors, 2001, 151 P.

27 RAMONATXO, Hector, Des Pyrénées à la Neva, op. cit. 28 BALENT, André, « Communauté villageoise, société, frontière et politique en Cerdagne : Err sous la

Monarchie de juillet et la seconde République », Domitia, N° 3, janvier 2003, p. 49-91. 29 BALENT, Andreu, « Societat i frontera a la Cerdanya francesa del segle XX », op. cit. p. 210

30 ADPO 4 M 153 : un rapport du commissaire spécial du Perthus au préfet le 7 mai 1904. 31 Cet « aplec » est très prisé des habitants de Saint-Laurent-de-Cerdans et de Coustouges : il existe

toujours un « aplec dels francesos » à Sant Aniol. Il y a aussi l’aplec de Nostra Senyora de les Salines dans le Vallespir cérétan et celui de la Marededéu del Coral dans le Haut Vallespir. Précisions apportées par A. BALENT.

32 SALA, Ramon, « La Catalanitat a Sant Llorenç de Cerdans del segle XVII al segle XX », Tiré à part des Amics de Besalù, VII Volum I, 1991, p. 241-244.

33 L’évêque occitan de Perpignan, Monseigneur Jules de Carsalade du Pont est catalaniste culturel : il favorise tout ce qui est catalan, en particulier la pastorale. Il voit dans l'abandon du catalan dans l'enseignement du catéchisme une des principales causes de la diminution de la foi. Il accueille des ecclésiastiques « espagnols », en réalités catalans, dans son diocèse. En 1935, le curé d’Err est lui aussi Espagnol. Note d’A. BALENT. Pour Nicolas BERJOUAN (séminaire du Chrism du 14 mars 2005), l’évêque de Perpignan, proche des évêques catalanistes du Principat, est le seul à avoir un projet politique, la foi

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curé de Fontrabiouse est un sujet espagnol34 et les deux frères d’Esteban Carrera, tous deux

prêtres, franchissent fréquemment la frontière contre l’avis du commissaire spécial qui écrit

au préfet le 11 février 1916 : « Les deux curés notamment répétaient à qui voulaient

l’entendre que la France serait vaincue, qu’elle deviendrait une province de l’Allemagne

victorieuse et que serait bien fait, etc… »35 De même, les déplacements des religieux se font

dans le sens nord-sud, depuis la dernière loi interdisant l’enseignement par les congrégations

religieuses, le 7 juillet 1904. Certains se sont installés dans l’enclave de Llívia et scolarisent

les enfants des insoumis et déserteurs qui ont rejoint leur père. C’est donc avec beaucoup

d’humour ou de cynisme que le maire de Llívia, Calixte Freixa, demande au préfet, le 31

janvier 1917, le retour à Llívia d’un frère des Écoles Chrétiennes, Negretté Vincent, affecté à

l’hôpital militaire de Perpignan. « Au nombre de mes administrés, il y a beaucoup de

Français » explique-t-il ; l’école française est donc nécessaire pour que « leurs enfants

conservent malgré son séjour hors de la patrie l’amour et l’enthousiasme envers son pays

(sic) »36. Le document n’informe pas de la décision préfectorale. Avant la guerre, le

commissaire spécial du Perthus signalait au préfet, le 15 juin 1914, que « Les

congrégationalistes français non autorisés continuent le mouvement d’émigration en

Espagne. […] Enfin, si cela continue, bientôt tout l’Ampourdan espagnol sera bondé de

sœurs, de frères et moines de tous ordres. » Cela ne pouvait qu’aider à l’installation de

familles de déserteurs de l’autre côté de la frontière : ils y trouvaient même un système

scolaire en français pour leurs enfants quand ceux-ci, et les cas sont nombreux, ont suivi leur

père.

Une communauté linguistique.

Pour le fonctionnaire français, la référence reste la nationalité (« Français et

Espagnols »), et il ne mentionne pas l’unité linguistique évidente au début du XXe siècle entre

les deux versants de la montagne. De fait, le français est seul présent dans les documents de

cette époque conservés aux Archives Départementales37. Le français est la langue écrite car

catholique et la catalanité étant liées. Pour les élites du Roussillon, s’il y a une revendication culturelle, il n’y a pas de place pour un discours catalaniste politique en France.

34 ADPO 1 M 619 : information donnée par le commissaire spécial de Bourg-Madame dans une lettre au préfet en 1917.

35 ADPO 1 M 621 : lettre du commissaire spécial au préfet, le 11 février 1916. 36 ADPO 1 M 615 : demande du maire de Llívia, Calixte Freixa, au préfet, le 31 janvier 1917. 37 Cela n’est pas le cas pour les Basques : les soldats utilisent l’euskara pour écrire à leur famille, y

compris pour donner des consignes aux insoumis et se féliciter des désertions, cela, évidemment, au grand

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l’école obligatoire, même récente, a déjà produit son effet, mais il y a encore des habitants des

Pyrénées-Orientales qui ne la maîtrisent pas. Le 11 décembre 1916, le facteur receveur de

Marquixanes envoie au directeur des PTT, une lettre datée du 5 décembre 1916 et adressée à

sa sœur par un déserteur, José S…. Cette lettre qu’il a interceptée se termine par cette phrase :

« Bonjour à Monsieur Sénanie, il te fera les lettre. »38 Dans le rapport cité précédemment, le

commissaire spécial, pour expliquer les mauvaises pratiques de la municipalité de Prats,

signale : « Le maire est absent et les deux adjoints, qui sont presque illettrés, gèrent tant bien

que mal la commune. »4 Cette langue écrite, que ce soit à destination des autorités militaires

ou civiles ou à l’intérieur des familles, est remplie, très souvent, non seulement de fautes

d’orthographe mais de nombreux catalanismes. Cela montre bien que le catalan reste la

langue de communication de la grande majorité des habitants, comme le souligne Henri

Baudrillart pour les dernières années du XIXe siècle39. Ce fait est d’ailleurs confirmé le 24

mai 1917 par le commissaire divisionnaire, chef de la 14e brigade de police mobile, dont le

rapport au préfet mentionne la nécessité de conduire l’enquête avec un inspecteur parlant

catalan. Le rapport est présenté comme celui « de M. l’Inspecteur Pons, […] chargé de cette

enquête, dans un milieu et une région qu’il connaît parfaitement bien et où il a des attaches

utiles de famille, de langue et de toute nature »40. Dans un autre rapport au général

commandant la 16e Région militaire, le 24 mai 1917, le commissaire divisionnaire précise : «

Cette mission a été confiée à ce collaborateur originaire d’Ille-sur-Têt, où habite sa famille et

qui parle l’idiome catalan. »41 Trois témoignages confirment l’importance qu’a le catalan

dans la vie de tous les jours. Dans une lettre au préfet le 1er décembre 1916, le percepteur de

Millas, M. Mary, explique pourquoi il a accompagné son beau-frère, Jacques V…, à la

gendarmerie de Prades. Jacques V…, soldat permissionnaire, a besoin de l’autorisation du

capitaine pour se rendre en Cerdagne (il va déserter par la suite) : « Je n’ai d’ailleurs

accompagné mon beau-frère que parce qu’il est d’une grande timidité et s’exprime

dam des autorités chargées de la censure. Cité par POURCHER, Yves, Les jours de guerre : la vie des Français au jour le jour entre 1914 et 1918, Paris, Plon, 1994, 546p.

38 ADPO 2 R 227 : lettre datée du 5 décembre 1916, adressée à sa sœur par un déserteur de Marquixanes, José S….

39 BAUDRILLART, Henri, Populations agricoles de la France, Paris, 1893, tome 3, p. 333. 40 ADPO 1 M 621 : rapport du commissaire divisionnaire, chef de la 14e brigade de police mobile, au

préfet, le 24 mai 1917. 41 ADPO 1 M 621 : rapport du commissaire divisionnaire au général commandant la 16e Région militaire,

le 24 mai 1917.

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difficilement en français. »42 Dans un rapport au préfet, le 8 avril 1915, le commissaire spécial

du Perthus informe de l’arrestation, le 5 avril, par la gendarmerie du soldat François P…, 41

ans, du 53e RI, déserteur depuis le 2 avril : « P… se croyait en Espagne et avait déjà

commencé à narrer la fugue ; il a été mis à la disposition de l’autorité militaire. »43

Visiblement, ce jour-là, il n’entend parler que le catalan alors que le français et l’espagnol

sont utilisés par les fonctionnaires du Perthus, ainsi que par les voyageurs et les commerçants

qui passent la frontière. Analysant un texte en catalan de la fin du XIXe siècle, à Latour-de-

Carol (« Les Nobes de la Tor »), A. Balent écrit que l’usage du catalan est presque général,

même pour les fonctionnaires occitans, les deux langues étant très proches : « L’ús del català

era aleshores gairebé general en un poble com la Tor de Querol i afectava totes les capes

socials. Fins i tot una part dels gendarmes o duaners – nombrosos a la Tor – parlaven el

català, ja que eren oriünds d’altres comarques de la Catalunya Nord ; els altres, almenys,

l’entenien perquè venien del departements veïns de l’Arieja o de l’Aude, on s’emprava la

variant llenguadociana de l’occità tant pròxima del català que la intercomprensió és

perfectament possible. »44 Le 5 février 1916, les douaniers du Tech arrêtent trois hommes,

deux civils et un militaire, et les conduisent à la gendarmerie de Prats-de-Mollo. Ces hommes,

visiblement perdus, recherchent le chemin de Lamanère. Le soldat se nomme Joseph Victor

Louis N…, 24 ans, né le 14 septembre 1891 à Marseille ; il est déserteur depuis deux mois du

7e Régiment du Génie. Un des deux civils, l’« Espagnol » dans le rapport de gendarmerie,

Nicolas Muntès, 21 ans, natif de Barcelone, est garçon de café au Bar-express, à Perpignan. Il

accompagne le déserteur pour demander des renseignements en catalan. Le second civil,

Joseph Victor Pitiot, 30 ans, né à Grigny (Rhône) explique qu’il a « envoyé un espagnol […]

demander des renseignements à deux personnes qui causaient le patois catalan. Ces deux

personnes c’étaient des douaniers ». Un déserteur non autochtone a besoin d’un locuteur en

catalan pour trouver son chemin dans le Vallespir, et les fonctionnaires des douanes sont aussi

catalanophones, malheureusement pour eux.45

42 ADPO 2 R 227 : une lettre au préfet du 1er décembre 1916, adressée par le percepteur de Millas, M.

Mary. 43 ADPO 2 R 227 : rapport au préfet, le 8 avril 1915, du commissaire spécial du Perthus. 44 BALENT, Andreu, « Nobes de la Tor : Retrat d’un poble cerdà (La Tor de Querol) » op. cit. p. 56-57 45 ADPO 2 R 227 : rapport de gendarmerie du 5 février 1916.

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Les liens matrimoniaux.

La langue n’est pas le seul lien existant de part et d’autre de la frontière. Les liens sont

d’abord familiaux, les mariages unissent souvent les familles des deux côtés de la frontière et

pas seulement en Cerdagne où le phénomène est fréquent. À Porta, la sœur de Bonaventure

G… a épousé un des frères Carrera de Puigcerdà, lui-même de mère française : le

commissaire spécial de Bourg-Madame, dans une lettre au préfet le 11 février 1916, explique

qu’« Esteban est le beau frère de l’insoumis G… Bonaventure »46. Le pharmacien de

Puigcerdà, M. José Maria Plane y Plana demande à être agent consulaire en 1921, en raison de

ses liens familiaux avec la France. Le commissaire spécial de Bourg-Madame écrit au préfet

le 29 août 1921 : « M. Plane est marié à la petite fille de M. Martí47, ex-pharmacien à

Puigcerdà, décédé en 1917, né d’une mère française et qui avait épousé une Française. »48

Jean B…, de l’Écluse, est allé chercher son épouse à Agullana. Le commissaire spécial du

Perthus précise au préfet le 21 septembre 1916 : « Le nommé B… Jean, déserteur du 53e

Régiment d’Infanterie Coloniale (sic) avait obtenu une permission de longue durée pour se

rendre à l’Écluse où habitent sa femme et ses vieux parents ; […] B… a quitté son domicile

vêtu avec ses effets civils dans la nuit du 19 au 20 ; depuis il n’est pas reparu ; il a sans doute

franchi la frontière et pourrait se trouver à Agullana où habite sa belle sœur. Le père de B…

accuse sa femme et sa belle-fille d’avoir incité ce dernier à se rendre en Espagne. »49 Dans un

rapport précédent du 29 juin 1915, le même commissaire justifiait son refus de laisser passer

la frontière à Badrona Salvio, sujet espagnol, né à Biure d’Empordà, et qui « est formellement

complice de la désertion de son beau-frère, le soldat E… Étienne ». Étienne E… était en

convalescence au Perthus et a déserté le 27 avril 1915. Un voisin, Michel Tocabens, fabricant

de manches de fouets précise « que le déserteur avait cédé aux sollicitations de sa belle-mère,

de sa femme et particulièrement de son beau-frère ; ils vivent ensemble à Viure. » Le

46 ADPO 1M 621 : le commissaire spécial de Bourg-Madame dans une lettre au préfet, le 11 février

1916. 47 BOSOM ISERN, Sebastià, SOLÉ IRLA, Martí, Carrers i places de Puigcerdà. Una passejada per la

seva història, Puigcerdà, 1998, 175 p. [pp. 104-105] présentent sa biographie : Josep Maria Martí (Puigcerdà, 1837-1917). Farmacèutic de 1859 fins a la seva mort. Casat amb Caterina Garreta. Erudit. Arxiver municipal de Puigcerdà. Va tenir una correpspondència amb autors de la Renaixença literària catalana (Jacint Verdaguer, Balaguer i altres) i també amb el Frederic Mistral). A més de de la SASL de Perpinyà era soci d'una institució més pretigiosa la Reial Acadèmia de Bones Lletres de Barcelona. Era politicament un liberal i participà a la defensa de Puigcerdà durant la Tercera Guerra carlina (setges de la ciutat pels carlins els 1873 i 1874). Més tard es decantà cap al catalanisme polític, adherint a la Unió catalanista. Participà a la famosa assemblea de Manresa on van ser votades els "Bases" del catalanisme polític. Va ser regidor (= conseller municipal) i alcalde (=maire) de Puigcerdà.

48 ADPO 1 M 1054 : lettre du commissaire spécial de Bourg-Madame au préfet, le 29 août 1921. 49 ADPO 1M 621 : lettre du commissaire spécial du Perthus au préfet le 21 septembre 1916.

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témoignage de Ramon Planas, négociant, 22 ans, de Biure confirme ces dires : « Je ne crains

pas de dire que c’est la belle-mère, la femme et le beau-frère de E… Étienne qui l’ont

entraîné à la désertion. C’est son beau-frère Salvio Badrona qui est venu, la nuit au Perthus,

enlever avec sa charrette et son cheval, pour les mener en Espagne, à Viure, les meubles que

le déserteur avait en France. Il y a quelques jours que E… a quitté le domicile de ses beaux-

parents pour habiter à côté ; mais lorsqu’il a quitté la France, sa femme sa belle-mère et son

beau-frère, lui ont donné asile pendant au moins, un mois et demi. »50 En Cerdagne le

commissaire spécial de Bourg-Madame explique au préfet, le 14 septembre 1915, que « les

déserteurs qui se trouvent à Llívia s’y sont rendus des villages environnant l’enclave, parce

que la plupart y ont des liens de famille »51. Le 3 août 1915, le préfet en présentant l’état

moral des populations au ministre de l’Intérieur, établit une liaison entre le lien familial et la

désertion : « Cependant […] l’état d’esprit est beaucoup moins bon que dans le reste du

département dans un ou deux des cantons de la frontière pyrénéenne. La cause en est

probablement que dans ces cantons beaucoup de familles sont alliées à des familles

espagnoles52 qui par suite ne sont aussi chaudement patriotes que les autres Catalans.

[…] Le canton de Saillagouse en particulier […] est celui qui comporte de beaucoup le plus

grand nombre de déserteurs. »53 Dans son étude sur la famille Vigo, en Cerdagne, A. Balent a

montré la permanence de ces liens frontaliers matrimoniaux entre les deux parties de la

comarca divisée par le Traité des Pyrénées, et il le signale encore, en 1931, dans la commune

d’Err, où « Moltes famílies tenien matrimonis " mixtos" amb un cònjuge "francès" i l’altre

"espanyol"»54.

Moins importantes qu’en Cerdagne ou dans le Vallespir, ces parentés existent sur

l’ensemble du département, dans les communes frontalières et même au-delà.55 Ces liens

familiaux, on le voit pour le cas de B…, vont jouer comme incitation à la désertion : le soldat

ne part pas pour l’inconnu, il se sait attendu par des membres de la famille, il parle la même

langue et souvent, il a travaillé au Principat.

50 ADPO 2 R 227 : rapport du commissaire spécial du Perthus au préfet, le 29 juin 1915. 51 ADPO 2 R 227 : lettre du commissaire spécial de Bourg-Madame au préfet, le 14 septembre 1915. 52 Ce que confirme BRAGULAT SIRVENT, Jaume, Vint-i-cinc anys de vida puigcerdanesa, op. cit., p.

39 : « En aquella ocasió [la guerra] Espagne refugiaren a Puigcerdà bastants desertors i "insoumis", emparentats bastants d’ells amb gent de la Cerdanya espanyola. »

53 ADPO 1 M 615 : dans un rapport du 3 août 1915, le préfet présente l’état moral des populations au ministre de l’Intérieur.

54 BALENT, Andreu, « Estada de J.M. Batista i Roca à Er », Muntanya, N°812, 1997. 55 BALENT, Andreu, Cerdagne du XVIIe au XIXe siècle : la famille Vigo, Perpignan, El Trabucaire, 2003,

334 p.

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2 – Les migrations pour le travail, à la charnière entre liens personnels et liens

économiques, se développent avec la révolution industrielle.

Il y a aussi des liens liés au travail, et cela bien avant la nécessité de faire venir, en

masse, la main d’œuvre d’Espagne, pendant la guerre, pour remplacer les mobilisés et les

pertes importantes, blessés ou tués. Le 16 juin 1917, le préfet dans un rapport au ministre de

l’Intérieur donne une estimation des sujets espagnols ouvriers agricoles, travaillant dans les

Pyrénées-Orientales : « On peut estimer le nombre de ces derniers à une vingtaine de mille,

parmi lesquels se trouvent un certain nombre d’anarchistes révolutionnaires. » Les mines du

Canigou et l’usine de dynamite de Paulilles sont « exploitées » (sic) par des ouvriers

espagnols ou par des mobilisés en sursis.56

Il n’y a pas seulement un déplacement du sud vers le nord, mais bien des liens

multiples : les ouvriers agricoles de Palau vont, avant la guerre, tailler les vignes de Torrent

dans la province de Gérone, comme l’écrit le maire de Palau-del-Vidre au préfet, le 23

septembre 1914 : « Plusieurs de mes administrés, non mobilisables, désireraient comme tous

les ans aller en Espagne, faire la taille de la vigne. » Il demande donc un sauf-conduit pour

aller à Torrent pour quatre habitants de Palau tout en précisant leur âge, pour bien montrer

qu’ils ne sont pas concernés par la mobilisation.57 Les Espagnols, avant guerre, venaient pour

les vendanges. Cela est dénoncé au préfet, dès le déclenchement de la guerre, par une lettre

anonyme nationaliste et xénophobe d’un maçon de Perpignan, « un Français qui croit

fermement causer avec un Français ». « Appeler pour les vendanges des confrères des

contrées les plus éprouvées, [cela] aurait cet heureux résultat d’évincer de notre pays ces

renards d’au-delà des Pyrénées dont leur but est de manger nos poules. »58 Les autorités

partagent ces idées. Le commissaire spécial de Bourg-Madame écrit au préfet, le 26 août

1914, qu’il refuse des laissez-passer à de nombreux Espagnols qui les demandent pour aller

vendanger dans la région de Béziers.59 Le lendemain, il précise qu’il ne peut plus rien faire,

puisque la circulation normale des trains est rétablie : « Il en résulte qu’aucune surveillance

des voyageurs n’est plus possible pratiquement et que tous les ouvriers espagnols, dont nous

avons tant de peine à nous débarrasser, deviennent par ce fait libres d’envahir à nouveau nos

56 ADPO 1 M 615 : le 16 juin 1917, dans un rapport du préfet au ministre de l’Intérieur. 57 ADPO 1 M 619 : lettre du maire de Palau-del-Vidre au préfet, le 23 septembre 1914. 58 ADPO 1 M 616 : la lettre anonyme d’un maçon de Perpignan au préfet, le 19 août 1914. 59 ADPO 4 M 141 : lettre du commissaire spécial de Bourg-Madame au préfet, le 26 août 1914.

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campagnes qu’ont déserté les hommes valides, laissant leurs foyers presque sans

protection. »60 Le début de la guerre a renforcé les sentiments nationalistes des uns et des

autres, mais les besoins énormes de main d’œuvre vont modifier les pratiques.

Pour la Cerdagne, les liens sont encore plus importants. Le député de Prades,

Emmanuel Brousse, dans son livre La Cerdagne française, explique que les Cerdans vont

fréquemment travailler en Espagne comme plâtriers, maçons ou domestiques quand l’hiver et

la neige rendent les travaux agricoles impossibles.61 Existent aussi des migrations temporaires

croisées comme celle des tondeurs de moutons, des faneurs ou des vendeurs de bas de

Cerdagne qui vont vers le sud, alors que les moissonneurs « espagnols » viennent au nord,

mouvements qu’A. Balent a décrits dans la Cerdagne de la fin du XIXe siècle (« A finals del

segle XIX, els cerdans " francesos" que emigren, són encara una majoria que ho fan en

direcció del Principat. A vegades es tracta d’una migració temporària, com per exemple la

dels tonaires [tondeurs] esmentats, també per Er, al mateix temps que els peirers [occitanisme

per paleta] […] A vegades aquests eren els mateixos tonaires que també podien fer de

dallaires és a dir que dallaven l’herba dels prats quan tornaven al poble nadiu. Per dallar el

blat o el sègol solien ser " espanyols" que pujaven de terra baixa ; […] els mitjaires venien

les mitges fabricades a Cerdanya, tant a Barcelona com ho escriu P. Vila, com a Marsella,

segons P. Imbern »62). Ces déplacements sont récurrents malgré la guerre puisque, le 9 juillet

1917, le commissaire spécial de Bourg-Madame précise au préfet, que des Espagnols viennent

moissonner en Cerdagne et en Capcir.63 Dans le Vallespir, au contraire, ce sont les tondeurs

de moutons « espagnols » qui sont préférés aux tondeurs locaux, moins rapides à répondre à la

demande, comme l’explique le commissaire spécial du Perthus en juin 1904 : « Ceux-ci sont

essentiellement mobiles et ne restent guère qu’un jour ou deux au plus dans chaque

commune ; mais ils font un grand parcours et un assez long séjour chez nous. »64

A ces déplacements pour le travail, s’ajoutent des relations multiséculaires qui

relient les montagnes d’estive et donc la Cerdagne et dans une moindre mesure, le Haut

Vallespir, avec les basses terres du Principat, en particulier la vallée de l’Èbre. Les

mouvements que décrit A. Balent sont là aussi complémentaires. Il y a « la persistance des

60 ADPO 4 M 141 : lettre du commissaire spécial de Bourg-Madame au préfet, le 27 août 1914. 61 BROUSSE, Emmanuel, La Cerdagne française, Perpignan, L’Indépendant, 1896, 2e édition 1926. 62 BALENT, Andreu, « Societat i frontera a la Cerdanya francesa del segle XX : Er de 1914 a 1945 », op.

cit., pp. 210-211. 63 ADPO 4 M 141 : le 9 juillet 1917, lettre du commissaire spécial de Bourg-Madame au préfet. 64 ADPO 4 M 153 : rapport du commissaire spécial du Perthus au préfet, en juin 1904.

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courants de transhumance entre la basse vallée du Segre et le haut bassin de ce cours d'eau, la

Cerdagne. Les troupeaux de la basse vallée venaient en estive en Cerdagne. Mais les troupeaux

cerdans, et parmi eux ceux de la Vallée de Carol, allaient, nous le savons, hiverner vers les

basses terres de la dépression de l'Èbre. »65 Souvent les bergers ne connaissent pas les limites

des États et supportent mal les contraintes mises en place pendant la guerre. C’est le cas de ce

berger de Valcebollère, Jacques Iglésis qui écrit au préfet le 2 avril 1917 : « Si vous pouvais

me faire le plaisir de m’autorisé pour passer à n’Espagne que je suis berger des vaches et

cheveaux à la montagne à la première montagne et des chevales à la première montagne

d’Espagne qui se touche à la montagne de palau de Serdagne française parce que moi il faut

que je rentre bien des fois à la montagne française j’ai ma seur à palau qui me blanchi et si

vous pouvez me faire ce passeport vous me feriez un grand plaisir. »66 Le commissaire spécial

de Bourg-Madame répond au préfet qui lui a demandé son avis, le 17 avril 1917 : « Le

pétitionnaire n’est qu’une vieille canaille vivant de contrebande et de ce que lui donnent les

parents des déserteurs pour faire des commissions pour ces derniers. Avis défavorable. » Le

préfet refuse le passeport au berger, le 19 avril 1917. 67

3 – Les liens commerciaux illicites (la contrebande) se multiplient aussi grâce à la

frontière

La contrebande de ménage.

Ainsi ces chemins des migrations temporaires et de la transhumance sont aussi ceux de

la contrebande qui, depuis le déplacement de la frontière au Traité des Pyrénées, a permis de

nouveaux courants d’échanges.68 Le commerce légal et illégal existe avant 1914, il perdure

pendant le conflit, malgré les multiples contrôles, en se nourrissant de tous les manques de la

société nord-catalane. Ces liens vont, comme le souligne Michel Brunet pour la période

révolutionnaire, renforcer la désertion en montrant la facilité des passages illégaux de la

65 BALENT, André, Cerdagne du XVIIe au XIXe siècle : la famille Vigo op. cit. p. 248. Au début du XXe

siècle, le mouvement ne se fait plus depuis la Cerdagne que de façon très marginale. Les guerres napoléoniennes, puis les guerres civiles du XIXe siècle ont désorganisé les voies de transhumance. Note d’A. BALENT.

66 L’orthographe des documents cités a été respectée. 67 ADPO 1 M 619 : lettre de Jacques Iglésis, de Valcebollère, au préfet, le 2 avril 1917. 68 Peter SAHLINS parle d’instrumentalisation de la frontière par les populations riveraines : les villageois

« français » d’Angoustrine s’appuient sur l’administration française pour résoudre leur litige avec les « Espagnols » de Llívia, en ce qui concerne les droits de pacage, de parcours et de traversée du territoire communal par les troupeaux. (SAHLINS, P., Boundaries. The making of France and Spain in the Pyrenees, Berkeley, The University of California Press, 1989).

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frontière et en permettant les liens avec ceux qui ont fui en Espagne : « Mais la contrebande

contribue également à renforcer les deux caractéristiques principales d'un Roussillon qui a

toujours vécu sur les franges des grands empires : la marginalité et l'insoumission. En ce

sens, il s'agit aussi d'un phénomène politique de première importance qui s'exprime en

particulier dans les périodes de crise et ce sera le cas lors de la crise majeure de la

Révolution.»69 A. Balent montre que la contrebande a permis l’enrichissement d’un certain

nombre de Cerdans et que même les plus pauvres en profitent pour améliorer leur condition70.

Les rapports de police ou de gendarmerie soulignent la facilité avec laquelle les trafics se font.

Le rapport de la brigade d’Elne, le 27 novembre 1917, signale que des Espagnols d’Elne

passent souvent en Espagne « à travers la montagne ». Le 30 novembre 1917, Pedro Marti, 52

ans, cultivateur à Elne, né à Celrà, province de Gérone, fait le récit suivant aux gendarmes :

« Le 27 novembre, vers 8h 30, nous sommes partis d’Elne en passant par Argelès-sur-Mer où

nous sommes arrivés vers 10 heures. Nous sommes passés derrière le cimetière de ce village

et avons suivi un chemin qui passe au mas Sagarols, situé au pied de la montagne, en face

d’Argelès, puis nous avons suivi un sentier qui conduit au village de Esponelle71 (Espagne),

en passant par la tour de la Massane. Nous sommes arrivés à la frontière espagnole vers 3

heures du soir. Je suis reparti le lendemain en passant par le même chemin et j’ai porté douze

kilogrammes de sucre que j’ai vendu à diverses personnes d’Elne dont je ne connais pas le

nom. »72 Dans un procès-verbal du 11 janvier 1919, la brigade de gendarmerie de Saint-

Laurent-de-Cerdans signale qu’un contrebandier « espagnol », François Guisset73, de

Massanet de Cabrenys, a été blessé74 par une patrouille de surveillance alors qu’il passait la

frontière entre Coustouges et Riumajou. Interrogé, il semble frappé d’amnésie et ne connaît

pas des insoumis français habitant Massanet et portant le même nom que lui, alors qu’ils sont

du village voisin de Montalba, au nord de la frontière ! Le commissaire spécial d’Arles-sur-

Tech dans son rapport au préfet, le 15 janvier 1919, précise : « Il me déclara se nommer

Guisset (François) dit "Chico", 32 ans, être né à Massanet de Cabrenys, fils de François et de

69 BRUNET, Michel, Le Roussillon face à la Révolution française, Perpignan, El Trabucaire, 1989, p. 41. 70 BALENT, André, « Frontière, négoce, contrebande, espionnage et politique ; un notable cerdan de la

première moitié du XXe siècle, Barthélemy Lledos (1884-1951) », Études Roussillonnaises tome XIV, 1995-1996, pages 129-150.

71 Il s’agit d’Espolla. 72 ADPO 1 M 619 : rapport de la brigade de gendarmerie d’Elne, le 27 novembre 1917. 73 Patronyme très répandu dans le Haut Vallespir et la Haute Garrotxa voisine : il y a beaucoup de liens de

parenté.

74 Sa blessure est grave : il doit être amputé de la jambe gauche.

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Vogué Véronique […] Il venait de Saint-Laurent-de-Cerdans, où il avait livré six kilos de riz.

Ce riz avait été passé par lui en contrebande. » La population de Saint-Laurent se solidarise

avec le contrebandier et cherche à le présenter comme une victime, pour éviter la

condamnation : « On plaint le blessé, d’autant plus qu’il appartient à une famille

malheureuse. » Le commissaire spécial apprend que les parents du contrebandier ont été

victimes d’un accident en 1917, leur maison s’étant effondrée sur eux, les blessant à la jambe.

Il est aussi informé que la femme de son frère est à l’agonie.75 François Guisset, une fois

soigné, sera expulsé par les autorités le 16 juin 191976. Toute la population frontalière semble

impliquée dans ce trafic que l’on peut qualifier de contrebande de ménage et qui concerne des

produits de peu de valeur comme les allumettes et le sel77. La lettre reçue par le préfet en

novembre 1915, est un excellent exemple de ce type de pratiques illégales pour les autorités,

mais considérées comme normales par les habitants des villages frontaliers : « Monsieur le

Préfet78 Il faut que je porte a votre connaissance, un fait qui j’espère, Monsieur le Préfet,

voudrez y remédier un peu. Nous sommes a Latour-de-Carol tout prés de la frontière, il y a

des marchandises que les prix sont tellement si exagérés, vu les circonstances, on nous

exploite, nous nous sommes forcés d’aller chercher certaines petites choses indispensables

pour les ménages pauvres, a Puigcerdà. Il y a sur la place une affiche ou nous disant que

nous devons aller payer les droits d’entrée, au bureau des Douanes. Quoique nous y

conformant je me suis vue escortée par deux soldats comme un malfaiteur du poste de la

Vignole au bureau du brave et zélé adjudant chef d’Enveitg, et ayant vu ce noble chef on m’a

fait faire demi-tour de nouveau au poste de la Vignole et toujours escortée jusqu’au bureau

de la Douane de Latour-de-Carol Ce qui m’a valu 5 kilomètres de marche, presque a jeun a

midi.

Je ne sais pourquoi l’adjudant chef, commandant le poste d’Enveitg, se fait le plaisir

M. le Préfet de faire mollester des gens déjà éprouves par cette terrible guerre, car je viens de

perdre mon pauvre frère Garréta Albert soldat au 24 Colonial, tué a Massiges le 1er octobre

75 ADPO 1 M 621 : le commissaire spécial d’Arles-sur-Tech dans son rapport au préfet, le 15 janvier

1919. 76 ADPO 4 M 658 : le préfet en est informé par une lettre du directeur de la Sûreté générale, le 6 août

1919. 77 En 1896, E. BROUSSE décrit ce phénomène : à Bourg-Madame, « les Espagnols sortent des magasins

et des petits bazars de la localité les mains pleines d’objets de fabrication française ; tandis que nos compatriotes, arrivant de Puigcerdà, sont bourrés de boîtes d’allumettes, de confiseries, de foulards, de ceintures et de mille petits riens achetés de l’autre côté de la Rahur. » BROUSSE, Emmanuel, La Cerdagne française, Perpignan, L’Indépendant, 1896, 2ème édition 1926.

78 La ponctuation et l’orthographe de la lettre ont été respectées.

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en faisant tout son devoir de bon Français.79 C’est bon de faire du zèle, sur le front, mais

pourquoi faire agire de la sorte ici pour deux kilos de sel qui valent 25 centimes, a des si

malheureux. J’espère Monsieur le Préfet que vous voudrez bien porter votre attention sur

cette petite affaire. Recevez Monsieur l’assurance de mon profond respect Garréta

Bonaventure Latour-de-Carol. »80

Le trafic d’animaux.

Des trafics plus importants et plus rémunérateurs que le sucre, le trois-six81, le sel, les

allumettes ou le riz, sont organisés avec les animaux, surtout les chevaux et mulets82 que

l’armée recherche pour le front. Dans un cas, il y a un lien direct entre ce trafic et la désertion.

Le commissaire central de Perpignan informe le préfet le 26 novembre 1915 qu’il vient de

démanteler un réseau familial de passeurs de déserteurs, au service de plusieurs familles

gitanes de la région. Le guide qui aide à traverser la frontière s’appelle Salbiols Maillols, il est

âgé de 45 ans ; il « vient souvent à Perpignan conduire des mulets espagnols pour le compte

d’un maquignon, nommé Mingo, et fréquente la buvette Payra ». Il habite une métairie sur la

commune d’Espolla. Un autre résultat de l’enquête montre que le commerce légal des mulets

sert à couvrir l’aide à la désertion. La police découvre en effet le système de correspondance

qui sert à demander les bons offices du guide espagnol. Il est ainsi organisé : « Quand un

gitano (sic) a l’intention de déserter, on télégraphie à Salbiols Maillols à Figueras un

télégramme ainsi conçu "Venez chercher bête vendue". »83 Quelques mois plus tard, le 29

avril 1916, le même commissaire Cavaing signale au préfet qu’il soupçonne François B…, de

camoufler l’aide aux déserteurs de sa nombreuse famille, par son commerce de chevaux. « Il

est domicilié à Béziers et fait le commerce de chevaux. Il a une succursale à Toulouse […] et

une autre à Perpignan […]. Il vend des chevaux et des mulets aux particuliers, ainsi qu’à la

Commission de l’Armée. À Béziers, il présente les animaux en son nom, à Agen, au nom de

79 C’est une argumentation fréquente pendant la guerre : les morts sont portés au crédit des familles,

l’État-nation étant alors considéré comme débiteur. 80 ADPO 1 M 614 : lettre de Bonaventure Garreta de Latour-de-Carol au préfet, le 15 novembre 1915. 81 C’est de l’alcool à 98°. 82 Le trafic de mules vers l’Espagne est une constante du XVIIIe siècle jusqu’aux années 1930. Note d’A.

BALENT. À la fin du XIXe siècle, Emmanuel Brousse en parle en ces termes : « Ce qu’il s’expédie de mules de la Cerdagne en Espagne est incalculable. Les Cerdans vont acheter de jeunes mules ou mulets en Poitou, en Vendée, dans le Nivernais et en Bretagne, les gardent pendant deux ou trois ans puis vont les vendre chez les Espagnols à des prix élevés. La Cerdagne a fourni et fournit encore une grande partie des mulets à l’armée espagnole. Il se vend aussi beaucoup de chevaux cerdans et de baudets. » BROUSSE, Emmanuel, La Cerdagne française, op. cit.

83 ADPO 2 R 227 : rapport du commissaire central de Perpignan au préfet, le 26 novembre 1915.

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son neveu, B…84 Antoine, à l’Isle-Jourdain (Gers) au nom de son représentant, le sieur

Noyan, et à Perpignan, au nom de Vidal Félix, qui est son préposé pour les Pyrénées-

Orientales. Le commerce du sieur B… François est important et sa situation de fortune est

bonne. » Sur ses quatre enfants, deux garçons sont réformés, une fille Antoinette est mariée à

un nommé Alfred P…, né à Pamiers. « Le sieur P… a quitté la ville de Béziers, un mois et

demi avant la mobilisation, et, depuis lors, il n’a plus donné de ses nouvelles. […] Le sieur

B… François avait emmené ses deux filles en Espagne, sous prétexte de se faire aider par

elles à passer des chevaux et mulets en contrebande. Il est à présumer que son gendre, le

sieur P… se trouve actuellement en Espagne, et, d’autre part, il convient de mentionner que

le nommé B… François est en relation avec les familles B…, dont plusieurs membres sont

déserteurs. Il n’est pas douteux que le susdit doit profiter de ses déplacements en Espagne,

pour prendre contact avec ces derniers. »85

Parfois, il n’y a pas de liens visibles entre le trafic de mulets et les déserteurs. À

propos d’Esteban Carrera, habitant Puigcerdà et dont il a été question pour ses liens familiaux

transfrontaliers, le commissaire spécial de Bourg-Madame explique au préfet le 19 mars 1916,

qu’« il est exact qu’Esteban Carrera est propriétaire à Latour-de-Carol, il y possède le mas

St Pierre86, situé sur la montagne, à moins de cent mètres de la frontière ; cette propriété

qu’il est impossible aux divers services de surveillance de garder à vue constamment, n’est

pour Carrera, qu’un instrument de fraude. […] Les membres de la famille Carrera sont des

fraudeurs endurcis et pratiquent la contrebande des animaux (des mules adultes), uniquement

au préjudice de la France. »87 Malgré cette réputation sulfureuse (et des sentiments

germanophiles soupçonnés), Esteban reçoit le soutien d’Emmanuel Brousse, député de la

circonscription qui écrit au préfet pour lui demander de revenir sur l’interdiction du

franchissement de la frontière qui a été notifiée. La fortune de la famille est estimée à un

million de francs : c’est donc un notable pour lequel le parlementaire intervient. Cela ne suffit

pas, et Esteban Carrera fait un courrier au ministre de l’Intérieur le 2 mars 191688 :

« Certaines propriétés du dit domaine [le sien] sont, ou coupées par la ligne internationale

84 Figueres est avec Perpignan, le centre des communautés gitanes de part et d’autre de la frontière. Cf.

ESCUDERO, Jean-Paul, « Perpignan la gitane » in SALA, Raymond, ROS, Michelle (dir), Perpignan une et plurielle, Perpignan, El Trabucaire, 2004, 1001 p., pp. 299-308.

85 ADPO 2 R 227 : rapport du commissaire Cavaing au préfet, le 29 avril 1916. 86 Il se trouve au hameau de Sedret, sur la commune de Latour-de-Carol, à trois kilomètres du village. 87 ADPO 1 M 621 : lettre du commissaire spécial de Bourg-Madame au préfet, le 19 mars 1916. 88 En réalité la lettre est écrite par Marty Jaime, agent consulaire français à Puigcerdá, selon le

commissaire spécial de Bourg-Madame.

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franco-espagnole, ou à une distance moindre de cinq cents mètres de la dite ligne frontière.

Dans cette situation, vous n’ignorez pas, Monsieur le Ministre, qu’aux termes du traité

international entre la France et l’Espagne, les propriétaires frontaliers des deux pays ont la

libre circulation entre les deux territoires, pour l’exploitation de leurs terres limitrophes et la

dépaissance (sic) de leurs bestiaux. » Il conteste le fait que son passeport lui ait été confisqué

par les soldats et il n’hésite pas à utiliser une menace à peine voilée, en précisant, que pendant

le conflit armé, la France ne peut pas se permettre de ne pas respecter un accord international

-la délimitation de la frontière de 1868 au traité de Bayonne- avec un État neutre.89 Le trafic

de mulets vers l’Espagne n’a jamais cessé, même pendant la guerre.90 Achetés jeunes dans le

Poitou et en Bretagne, ils sont élevés en Cerdagne et revendus de l’autre côté de la frontière,

comme cela se fait depuis un siècle.91

Les propriétés transfrontalières.

Une propriété transfrontalière était utile pour ce type de trafic, mais celle d’Estaban

Carrera n’est pas la seule partagée par la frontière. A. Balent a montré aussi que Bonaventure

Vigo Grau, au XIXe siècle avait constitué une fortune foncière dans les deux Cerdagne (« Il

fut pendant un demi-siècle un des propriétaires les plus richement pourvus en terres du

canton de Saillagouse. Mais ses domaines, comme sa parenté, étaient transfrontaliers : il

possédait la plus grande exploitation de Baltarga, dans la commune de Bellver. »92) Les

travaux nécessitent un passage fréquent de la frontière, et permettent, à l’occasion, un trafic

interlope, en même temps qu’ils permettront l’évasion des déserteurs. Quand, pendant la

guerre, les autorités cherchent à contrôler le passage, elles se heurtent aux intérêts de ces

propriétaires sur deux États. Le 17 septembre 1921, le commissaire spécial de Bourg-Madame

fait un rapport au préfet sur Bonaventure G… qui sollicite les fonctions d’agent consulaire à

Puigcerdà, à la suite de la faillite commerciale de Martí, le précédent agent : « M. G…

89 ADPO 1 M 621 : lettre d’Esteban Carrera au ministre de l’Intérieur, le 2 mars 1916. 90 Les autorités sont inquiètes car le plan de réquisition avait classé 1 065 000 chevaux et mulets pour 610

000 demandés, avant la guerre. Avec l’invasion allemande d’une partie du territoire, les ressources ne sont plus que 794 000 animaux. Les besoins sont énormes car l’armée absorbe 32 000 chevaux par mois et doit en en importer du Canada, des États-Unis, d’Espagne et d’Argentine. Ainsi, chaque mois, 35 000 animaux sont introduits dans le pays, 10 000 pour la cavalerie et 25 000 pour le train et l’artillerie. Il convient donc de bloquer la contrebande des mulets par la Cerdagne, alors que, par Le Perthus, passent des animaux importés. POURCHER, Yves, Les jours de guerre, op. cit.

91 BALENT, A., « Un notable carolan de la première moitié du XIXe siècle, François Garreta (1773-1848) » in Records de l’Aravó, Latour-de-Carol, décembre 2004, pp. 5-10 et RAMONATXO, Hector, Des Pyrénées à la Neva, op. cit.

92 BALENT, André, Cerdagne du XVIIe au XIXe siècle : la famille Vigo, op. cit. p. 116.

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Bonaventure est un bon propriétaire ; il est propriétaire du mas Vilalte à Targasonne, a des

propriétés à Porté et à Puigcerdà. Il est domicilié dans cette ville depuis plusieurs années et

s’occupe d’achats et de ventes de bestiaux. »93 Les anciens combattants cerdans vont s’élever

contre cette possible nomination : « L’effet produit lorsqu’on a appris que M. G… était

chargé de la gérance de l’Agence Consulaire n’a pas été favorable ; c’est ainsi que M.

Barrère Conseiller d’Arrondissement, lorsqu’il l’a appris, est venu me trouver en disant : "Je

crois qu’on se moque de nous".»94 En effet, le beau frère d’Estaban Carrera, incorporé le 17

janvier 1916 au 53e Régiment d’Infanterie, refuse de partir et selon le commissaire spécial de

Bourg-Madame, en mars 1916, se terre à Puigcerdà, en disant qu’il est malade.95 Bonaventure

G… profite de ses domaines au sud et au nord de la frontière, pour être mis à la disposition du

ministre de l’Agriculture, le 26 mai 1917 et disposer d’une carte frontalière visée par la mairie

de Porta, bien que soldat, puisque sa famille réside à Puigcerdà. Il est porté déserteur le 22

avril 1918 pour ne pas avoir répondu à la convocation de la main d’œuvre agricole96, ce qu’il

contestera en 1919 et en 1921, en disant qu’il ne savait pas qu’il était déserteur. Le

commissaire précise même : « Il s’est plaint à moi des bruits que l’on avait fait courir sur son

compte en disant qu’il avait déserté pendant la guerre. Il m’a affirmé qu’il avait été mis en

sursis et que c’était par erreur qu’il avait été porté déserteur. […] Quoiqu’il en soit, M. G…

est resté plus de deux ans sous le coup de l’accusation de désertion. Bien qu’habitant

Puigcerdà, situé à 800 mètres de la France, il est resté deux ans sans venir en France bien

qu’il y ait des intérêts. »97 Après la guerre, ce « bon propriétaire » a disposé d’appuis pour

faire disparaître toute trace de sa désertion. D’autres propriétaires, parce qu’ils ont un parent

déserteur et donc, n’ont plus d’autorisation de franchir la frontière, se trouvent dans

l’impossibilité de travailler leur bien pendant la guerre. Ainsi, dans sa lettre au préfet, le 24

mai 1917, Catherine M… qui vit chez ses parents (son père, Augustin, est propriétaire à Ur)

demande « un laissez-passer pour franchir la frontière espagnole. Nous avons des terres en

Espagne provenant de succetion a la commune de Llívia donc nous exploitons de la maison.

Ur. J’ai deux frères au front depuis la mobilisation [Joseph et Pierre] Mon père M… Augustin

a fait toute la campagne de 70. Nous avons un beau frère deserteur du mois d’août 1915. Il

93 ADPO 1 M 1054 : rapport du commissaire spécial de Bourg-Madame au préfet, sur Grau Bonaventure,

le 17 septembre 1921. 94 Ibidem. 95 ADPO 1 M 621 : lettre du commissaire spécial de Bourg-Madame au préfet, en mars 1916. 96 ADPO 1 M 757 : lettre du préfet au commandant du dépôt du 53e d’Infanterie Perpignan (1919). 97 ADPO 1 M 1054 : rapport du commissaire spécial de Bourg-Madame au préfet, sur Grau Bonaventure,

le 17 septembre 1921.

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était espagnol il n’habitait pas avec nous. »98 Le commissaire spécial donne un avis favorable

à cette demande, ce qu’il ne fait pas pour la demande de Madame veuve Dolorès P…99,

propriétaire à Enveitg, qui écrit au préfet le 20 juin 1917 : « Je possède des biens dans cette

localité [Puigcerdà] et dont leur produit rentre en France. En ce moment la seule famille

privée de cette faveur est la mienne. »100 Elle en donne la cause, deux de ses fils sont

insoumis, un troisième a déserté, seul le quatrième est mobilisé101.

Madame P… en parle comme d’une « faveur », Mariano M… d’Enveitg dans sa lettre

au préfet du 1er mai 1917, lui, utilise le terme de privilège : « C’est très dûr (sic) Monsieur le

Préfet étant sur la frontière comme nous sommes de se voir privés de ce privilège, lorsqu’il y

a beaucoup de personnes qui n’ont personne [pour] défendre le sol Français et jouissent de

ce privilège. »102 Toutes ces lettres de demandes montrent à quel point le passage de la

frontière est perçu comme une nécessité pour les habitants de la Cerdagne française, comme

ceux du Vallespir. Les liens commerciaux et industriels sont multiples et la guerre va les

rendre encore plus indispensables.

98 ADPO 1 M 619 : lettre de Catherine M…, d’Ur, au préfet, le 24 mai 1917. L’orthographe a été

conservée. 99 C’est la famille noble d’Enveitg, Dolorès S… étant la veuve de Don Ramon Joseph de P… y S…, né le

24 novembre 1842. De leur union sont nés neuf enfants dont six fils, Ange né en 1883, Pierre en 1888, Antoine en 1890, Joseph en 1894, (incorporables en 1914-1918), Sauveur en 1900 et Louis en 1902. Note dactylographiée le 5 février 1986, complément au tome 3 de Noblesa catalana, de Philippe LAZERME, La Roche-sur-Yon, 1977, (ADPO).

[Mme de P… era coneguda pels seus "sentiments chrétiens". Voldria que "tous ses enfants se fissent religieux" (rapport de J. Sol, curé d'Enveitg à l'évêque de Perpignan-Elne, le 30 mai 1911). El 6 de març de 1914, mossèn Sol enviava des d'Enveig una altra carta al bisbe d'Elna-Perpinyà on diu que envia els documents exigits pel bisbat de la Seu perquè, "Antonio de P… y S…" era alumno del tercero curso de teologia dogmática en este seminario de Urgel". El 15 de març de 1915, Mossèn Saboya capellà de la Tor de Querol envia al vicari general del diocesi d'Elna-Perpinyà els documents necessaris a la seva incorporació com a prèvere al bisbat de la Seu (extracte del bateig, attestació de dos parroquians d'Enveig). Sintesa de documents de l'arxiu diocesà d'Elna-Perpinyà [no hi ha cota : fons de documents dels segles XIX-XX (1802....). Note d’A. BALENT]

100 ADPO 1 M 619 : lettre de madame veuve Dolorès P…, propriétaire à Enveitg, au préfet, le 20 juin 1917.

101 Suite de la lettre : « Deux de mes fils, se trouvant en Espagne depuis plusieurs années ne se sont pas présentés à la mobilisation. Un troisième qui est resté aux Armées pendant cinq mois a eu la grande faiblesse d’abandonner sa Patrie pour se réfugier à Barcelone, malgré tous les bons conseils que j’ai pu lui donner à se sujet de ne pas quitter sa mère […] si mes fils avaient écouté mes conseils, ils seraient tous sous les drapeaux Français combattre pour la défense de notre cher pays. Mais hélas ! Qui les commande après leur majorité ? Par contre, j’ai un quatrième fils qui depuis la mobilisation est aux armées, comme brigadier au 55e Régiment d’Artillerie et qui a toujours fait vaillamment son devoir […] je puis vous certifier que si satisfaction m’est donnée je n’en profiterai pas pour aller à la rencontre de mes fils qui m’ont abandonnée, d’autant plus qu’aucun des trois ne se trouve à Puigcerdà. »

102 ADPO 1 M 619 : lettre de Mariano M… d’Enveitg au préfet, le 1er mai 1917.

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4 – Les liens commerciaux licites sont de plus en plus nombreux avec la guerre

Les importations de matières premières.

Beaucoup d’achats de matières premières se font en Espagne. À la fin du XIXe siècle

déjà, l’industrialisation du Vallespir, autour de la fabrication des sandales de toiles, n’a été

possible que par l’importation de toile fabriquée à Barcelone et l’entrée, en contrebande

depuis le Principat, des premiers tissages mécaniques.103 A. Balent précise même que « la

révolution industrielle se fit depuis le sud, depuis Barcelone et le reste de la Catalogne

touchée par la Révolution industrielle et l’essor du textile. Les contacts humains, de part et

d’autre de la frontière permirent les transferts de techniques et de savoir-faire, mais aussi,

dans un premier temps, l’importation des matières premières et des machines que l’on fit

venir du sud, en contrebande. Le haut Vallespir, et tout particulièrement Saint-Laurent-de-

Cerdans, maintint, y compris au plan des relations interpersonnelles et familiales, des liens

particulièrement étroits avec les petites régions immédiatement voisines de la Garrotxa, de la

Vall de Campredon et de Ripoll, qui, bien qu’éminemment rurales, avaient connu,

ponctuellement la révolution industrielle. »104 Pour d’autres industries, le mouvement est

initié depuis le Roussillon : c’est le cas des bouchons de liège.

Pendant la guerre, la dépendance des Pyrénées-Orientales par rapport au Principat

s’accentue. Le 27 mai 1916, le maire de Llauro signale au préfet que l’achat d’écorce pour la

Défense Nationale se fait aussi en Espagne. 500 wagons sont prévus pour le premier envoi et

Jules Houllier, mobilisé, doit obtenir un sursis de deux mois pour organiser ce trafic.105 Le

directeur de la Sûreté Générale au ministère de l’Intérieur signale au préfet, le 9 octobre 1916,

qu’un déserteur, Antoine B…, entrepreneur de travaux publics à Perpignan, expédie en

France, le minerai qu’il extrait d’une mine de sulfate de baryte, situé à Palau Saverdera, près

de Roses. Cela est paradoxal qu’un matériau utile pour la Défense Nationale106 soit fourni par

un soldat qui a fui en Espagne. Le 19 octobre 1916, le commissaire spécial de Cerbère

confirme les faits au préfet : « J’ai fourni, le 5 juin 1916, un rapport sur Antoine B…,

déserteur français, qui a monté une petite librairie à Figueras, rue de Perelada, qui,

auparavant, avait l’entreprise de l’empierrement de la route de Rosas à Villajuiga et qui a

103 SALMON, B., Le mouvement ouvrier sandalier St-Laurent-de-Cerdans (1870-1971), MH, UPV, 1988.

104 BALENT, André, « Politique, industrie, communauté villageoise à Saint-Laurent-de-Cerdans (Pyrénées-Orientales) Guillaume Julia (1900-1976) », Domitia n° 1, Octobre 2001, pages 21-31.

105 ADPO 1 M 619 : le 27 mai 1916, lettre du maire de Llauro au préfet. 106 Ce produit entre dans la composition des peintures utilisées pour le camouflage.

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exploité également une mine de sulfate de baryte à Palau de Rosas. Son oncle, un certain

Marc, faisant fonction d’agent consulaire d’Espagne à Montauban, facilitait son négoce qui

ne se bornait pas aux spécialités que j’ai indiquées, mais qui comprenait toutes sortes de

branches de commerce ou d’industries et notamment celle de marchand de sabots. » 107

Ce n’est pas le seul déserteur à avoir établi des liens commerciaux transfrontaliers.

Selon un rapport du commissaire spécial de Cerbère au directeur de la Sûreté Générale le 10

octobre 1916, « un nommé Maximilien P... […], établi à Figueras et insoumis, fait

l’exportation de divers produits : plantes médicinales, écorces d’oranges, écorces de tan. Cet

individu adresse ses expéditions à l’Agent en douane de Cerbère Ducros. On se demande s’il

n’y aurait pas moyen d’empêcher ce mauvais Français de faire fortune, pendant que les

autres font honorablement leur devoir ». Il rajoute à la main : « Par exemple en faisant

refuser le certificat d’origine par nos consuls aux marchandises expédiées par cet

individu. »108

Les associations industrielles ou commerciales ne sont pas rares entre les deux États.

Dans une lettre datée du 16 décembre 1916 et adressée au député Emmanuel Brousse, M.

Joseph Sola, fabricant de talc à Céret demande un sauf-conduit pour les rouliers qui

transportent la matière première qui vient d’Espagne via Le Perthus, l’usine étant à Saint-

Jean-Pla-de-Corts109. Son associé, le député espagnol Carlos Cusi, banquier à Figueres,

emploie un chauffeur français déserteur et « un nommé Pagès José, industriel, demeurant à

Figueras et, possédant en France dans l’arrondissement de Céret deux moulins à talc, donne

du travail, dans ses chantiers d’Espagne, à cinq ou six déserteurs français ». Le commissaire

spécial du Perthus, le 7 avril 1916, explique au préfet qu’il l’a menacé de lui interdire l’accès

du territoire français s’il persiste à employer des déserteurs alors qu’il vient en France, deux

fois par semaine pour contrôler ses affaires.110

Les achats de produits finis au Principat.

L’exemple des sabots fabriqués en Espagne et vendus en France n’est pas unique.

Beaucoup de produits espagnols sont vendus dans le département comme c’est le cas pour le

107 ADPO 2 R 227 : le 19 octobre 1916, lettre du commissaire spécial du Cerbère au préfet. 108 ADPO 2 R 227 : rapport du commissaire spécial de Cerbère au directeur de la Sûreté Générale, le 10

octobre 1916. 109 ADPO 1 M 619 : lettre de M. Joseph Sola, datée du 16 décembre 1916 et adressée au député

Emmanuel Brousse. 110 ADPO 2 R 227 : lettre du commissaire spécial du Perthus au préfet, le 7 avril 1916.

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chocolat Juncosa, fabriqué à Barcelone et dont les vignettes cherchent à démoraliser la

population des Pyrénées-Orientales.111 Il existe aussi un petit commerce légal qui fait vivre

beaucoup de familles en Catalogne Nord et qui consiste à s’approvisionner au sud pour

revendre au nord. Les archives de la période de la guerre mentionnent très souvent comme

profession « commerçant » ou « commerçante » pour des femmes et quelques hommes qui

franchissent la frontière dans les deux sens.

Très souvent ce sont des petits commerçants qui franchissent la frontière pour

alimenter un micro-commerce local. Un rapport du commissaire central du 15 au 16 juin

1917 précise qu’il a interpellé « la nommée Palmareda Isabelle Veuve Bassiere, 69 ans,

espagnole, revendeuse de produits espagnols, Place de la République, au moment où elle

écoulait des pains de luxe qu’elle avait portés d’Espagne et qu’elle débitait 1 F. 50 pièce.

Procès Verbal a été dressé contre cette commerçante qui habite Llansa (Espagne). »112 Le

commerce est souvent sur la frontière même. Ainsi, Jean Ll… de Sorède, écrit au préfet, le 28

février 1916 : « Je suis allé à la mairie de Sorède pour me faire faire un sauf-conduit pour

aller au Perthus en France même ; pour aller chercher de l’huile ; car ici je ne peux pas

l’acheter ; il va trop cher et nous ne pouvons pas nous gagner la vie. M. le Maire de Sorède

m’a dit qu’il ne pouvait pas me faire le sauf-conduit sans l’ordre de M. le Préfet. M. le

Préfet ; je viens vous demander l’autorisation ; car si vous pouviez donner l’ordre à M. le

Maire vous me rendriez un très grand service à moi et à mes enfants car c’est pour gagner

ma vie ; c’est pour donner un morceau de pain à mes enfants, car à Sorède pour revendre

l’huile il est trop cher ; et au Perthus je peux me gagner la vie. »113 Même si l’expression est

confuse, on comprend qu’il est revendeur d’huile d’olive achetée au Perthus. Le maire de

Port-Vendres s’adresse au préfet, le 28 septembre 1916, pour contester une décision de

commissaire spécial : « Je vous informe que le commissaire spécial de Cerbère a retiré le

passeport à la dame Veuve Araté Rose, revendeuse qui se rend en Espagne une fois par

semaine pour ses affaires commerciales, sous prétexte que son neveu le caporal brancardier

B… a déserté. »114 Il ne précise pas les produits achetés en Espagne et revendus dans les

Pyrénées-Orientales. C’est aussi le cas, dans leur lettre au préfet du 6 mai 1917 de Mme

Françoise Barrère, veuve Justi et de sa fille qui se disent négociantes à Bourg-Madame et qui

111 ADPO 1 M 617 : lettre du commissaire spécial du Perthus au préfet, le 20 août 1915 112 ADPO 4 M 111 : rapport du commissaire central au préfet, du 15 au 16 juin 1917.

113 ADPO 2 R 227 : lettre de Jean Ll… au préfet, le 28 février 1916. 114 ADPO 1 M 619 : lettre du maire de Port-Vendres au préfet, le 28 septembre 1916.

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ont des « relations commerciales à Puigcerdà »115. La demande de Marie D… Toll d’Ur au

préfet le 28 mai 1917 est pour « affaires commerciales ». Le passeport est là aussi une

nécessité et elle explique pourquoi il lui a été retiré : « J’ai un frère Deserteur avec lequel j’ai

cessé toute relation. Deux autres frères Antoine D… et Joseph D… Toll et un beau frère

François Compte, Douanier, tous les trois sous les Drapeaux Français au front en première

ligne depuis le début de la guerre116. » Madame Bonaventure Giraut d’Osséja dans sa lettre au

préfet, le 1er juin 1917, signale que son mari Pierre Giraut, maréchal-ferrant, mobilisé depuis

le début de la guerre, travaillait aussi au Principat et que par conséquent, elle doit pouvoir

traverser la frontière : « J’ai des affaires, des comptes à régler avec des clients de mon

mari.»117 En avril 1917, le soldat Raphaël Arro, du 3e régiment d’artillerie coloniale, en

convalescence à Latour-de-Carol, demande au préfet, pour sa femme et son frère Guillaume,

une autorisation « de pouvoir circuler en Espagne ce qui leur permettra de gagner un

peux(sic) mieux leur vie ». L’avis du commissaire spécial est très favorable118. Au contraire,

Pierre I… de Valcebollère vend des planches dans la Cerdagne « espagnole ». Quand le

commissaire spécial de Bourg-Madame lui supprime son passeport en septembre 1915, en

raison de l’insoumission d’un de ses fils, il écrit au préfet sur papier à en tête de la scierie119 :

« Lainé qui est le seul secours que jai et mobilisé depui le 4 août 1914 il est le scieur nous

fournissons du bois dans toute la vallée la guerre a èclate nous avons passé un an sen bouger

ni dire rien croyant quelle finirait maintenant voyant quelle se prolonge je suis obligé de

recourir de lautre coté de la frontière pour faire rentrer mes fonds parce que de notre coté ni

a personne donc je viens tres heumblement vous suplier de me rendre mon passeport car jen

ai besoin pour passer la frontière pour mes affaires. »120

6 – Les échanges de services sont multipliés à cause de la guerre.

Les services médicaux transfrontaliers.

115 ADPO 1 M 619 : lettre au préfet du 6 mai 1917 de Mme Barrère Françoise, veuve Justi et de sa fille. 116 ADPO 1 M 619 : lettre de Marie D… Toll d’Ur au préfet le 28 mai 1917. 117 ADPO 1 M 619 : lettre de Madame Bonaventure Giraut d’Osséja au préfet, le 1er juin 1917. 118 ADPO 1 M 619 : le soldat Raphaël Arro, en convalescence à Latour-de- Carol, écrit au préfet le 22

avril 1917. 119 L’orthographe originale a été conservée. 120 ADPO 2 R 227 : lettre de Pierre I… de Valcebollère au préfet, en septembre 1915.

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En Cerdagne, quand il ne s’agit pas de commerce, il s’agit souvent d’aller voir un

médecin, un pharmacien121 ou un vétérinaire, et parfois faire des achats de proximité, comme

pour Marie Antoinette Philomène G…, d’Hix, veuve de Raymond Georges F…, qui écrit au

ministre de la guerre le 1er avril 1917 : « Or bien que mon mari ait versé son sang pour la

France, on m’interdit de franchir la frontière espagnole. Habitant dans un pays frontalier [en

réalité dans un village situé à huit cents mètres de la frontière], les nécessités de la vie

matérielle m’obligent, à tous instants de me rendre à Puigcerdà, ville espagnole qui est quasi

contiguë au village de Bourg-Madame. »122 Elle a besoin du vétérinaire et du dentiste de

Puigcerdà.123 Marie P… d’Ur signale au préfet, le 4 juin 1917 qu’elle doit d’aller à la

pharmacie, à Puigcerdà, pour sa mère malade.124 Julia Sauveur R… de Dorres, le 12 avril

1917, veut voir le médecin et le vétérinaire qui sont en Espagne et le commissaire spécial

donne un avis favorable125. Depuis la mobilisation, beaucoup de personnels de santé ont quitté

les cantons frontaliers pour rejoindre les hôpitaux proches du front ou bien ceux de Perpignan

qui reçoivent les blessés évacués. C’est aussi le cas au Perthus et à Maureillas, dans le

Vallespir. Leurs habitants vont obtenir le droit d’appeler le médecin « espagnol » de la

Jonquera. En juillet 1918, avec le développement de l’épidémie de grippe, le problème est

aigu à Cerbère quand la frontière est fermée. Le docteur Vila de Port Bou ne peut plus soigner

les habitants qui n’ont plus de médecin puisque M. Jalibert est mobilisé. Le commissaire

suggère de laisser passer le médecin espagnol, « sincère francophile », même quand la

frontière est fermée126.

Ce sont souvent les voituriers qui se chargent d’aller chercher les médecins et ce sont

souvent des gens suspects d’aide aux déserteurs, avec raison semble-t-il, aux yeux des

commissaires spéciaux. Ainsi, le 10 mars 1917, dans une note annexée à la lettre adressée au

préfet par l’adjoint faisant fonction de maire de Latour-de-Carol, le commissaire spécial de

Bourg-Madame donne un avis défavorable à la demande suivante. Comme il n’y a plus de

médecin dans le canton de Saillagouse, l’adjoint demande de permettre à un voiturier de la

commune, M. Auguste C…, d’aller librement en Espagne : « [Nous] devons avoir recours

121 Il n’y a pas de pharmacie à Bourg-Madame avant les années 1920 : aller à Puigcerdà est une nécessité.

Il y eut une pharmacie à Saillagouse au XIXe siècle. Note d’A. BALENT. 122 ADPO 1 M 619 : lettre de Marie Antoinette Philomène G…, d’Hix, écrite au ministre de la guerre, le

1er avril 1917. 123 ADPO 2 R 227 : lettre de Mme G... au préfet, le 16 mars 1917. 124 ADPO 1 M 619 : lettre de Marie P… d’Ur au préfet, le 4 juin 1917. 125 ADPO 1 M 619 : lettre de Julia Sauveur R… de Dorres au préfet, le 12 avril 1917. 126 ADPO 1 M 614 : lettre du commissaire spécial de Cerbère au préfet, le 23 juillet 1918.

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soit pour aller chercher le médecin, soit pour aller chercher les médicaments, à Monsieur

C… Auguste qui se fait un devoir de marcher, de jour et de nuit et qui, à cet égard, mérite

toutes nos éloges. Monsieur C…, a il est vrai, un frère insoumis. Mais il est son frère de mère

seulement, et ne porte pas le même nom que lui. D’autre part, il n’a aucune relation avec lui

parce que son frère habite depuis plus de vingt ans à Barcelone en Espagne et n’est plus

revenu en France. » Ce voiturier a une nombreuse famille à nourrir ; en plus de ses deux

enfants, il héberge ses beaux-parents, ses beaux-frères étant au front depuis le début. Lui-

même a été mobilisé en 1915 et ensuite réformé n°2.127 Un autre voiturier Jean B…, qui fait la

ligne d’Ax-les-Thermes à Puigcerdà, écrit au ministre de la Guerre le 1er avril 1917128 :

« Depuis quelque temps, on m’a interdit ainsi qu’ à tous les membres de ma famille, de

franchir la frontière, sous prétexte qu’un de mes frères est déserteur[…] ; je suis père de huit

enfants vivants […] j’ai été admis à bénéficier de l’assistance aux familles nombreuses, le

produit de mon travail comme voiturier est la seule ressource dont je dispose pour subvenir

aux besoins de ma nombreuse famille. En m’empêchant de franchir la frontière, on enlève le

pain à mes enfants. »129 Il a déjà écrit à M. Gervais, secrétaire général de la préfecture, le 8

mars 1917, en signalant que son frère était déserteur et qu’il n’avait plus de passeport pour

aller à Puigcerdà. « Cette interdiction me cause un préjudice énorme au sujet de mon petit

travail. Je suis père de huit enfants dont l’aîné est soldat, tous les autres sont sous nos bras.

Nous en avons un qui est estropié et je ne possède aucun revenu que mon petit travail. Le

travail va de mal en mal, des hivers rigoureux au dernier point. » Le rapport du commissaire

spécial de Bourg-Madame est défavorable, malgré la situation familiale difficile, et la réponse

du préfet est : « Impossible » (mot manuscrit au crayon bleu sur la lettre de B…), ce qui laisse

supposer que les soupçons sont forts130. Pour d’autres, les preuves sont évidentes. Le 5 juillet

1916, le préfet informe le commissaire spécial du Perthus qu’ « un nommé José Sala, voiturier

au Perthus, passera prochainement la frontière, porteur d’une valise qu’il dit remettre à un

M. Angel, 21 calle Pala, Figueras. Cette valise renferme probablement des effets appartenant

à un déserteur ou à la femme d’un déserteur, et elle aurait été remise au voiturier par la

nommée Martine V…, d’Arles-sur-Tech. Je vous prie de vouloir bien interroger le voiturier

qui favorise sans doute des rapports entre des déserteurs et leurs amis en France, et de

127 ADPO 2 R 227 : le 10 mars 1917, lettre au préfet de l’adjoint faisant fonction de maire, à Latour-de-Carol.

128 Mais il n’est pas certain que la lettre soit écrite par lui : elle fait référence à celle de Marie Antoinette Philomène G…, d’Hix, écrite le même jour.

129 ADPO 1 M 619 : lettre de Jean B…, écrite au ministre de la Guerre le 1er avril 1917. 130 ADPO 2 R 227 : le rapport du commissaire spécial de Bourg-Madame au préfet, en avril 1917.

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fouiller la valise qui peut renfermer des documents intéressants. »131 Inversement, le 6 février

1917, c’est le commissaire spécial du Perthus qui informe le préfet que « le nommé Ribas

(José) né le … 43 ans, à La Junquère, province de Gérone (Espagne), roulier, […] se livre au

ravitaillement de déserteurs. Cet individu qui gérait il y a quelque temps une auberge à La

Junquère où se réunissaient de nombreux déserteurs français, a passé clandestinement un sac

de linge destiné à l’un de ces derniers actuellement à Figuéras. J’ai en ma possession une

corbeille contenant du linge adressé à Ribas par la femme D… résidant à Quissac (Gard)

dont le mari déserteur du 115e bataillon de chasseurs à pied, travaille aux environs de la

frontière. Il y aurait lieu d’interdire l’accès de notre territoire au nommé Ribas. Cette mesure

aura pour effet de mettre en garde un grand nombre de rouliers de La Junquère de moralité

douteuse et susceptibles de faire pour de l’argent n’importe quelle commission. » Ribas « a

été refoulé par mes soins le 4 février dernier pour défaut de visa consulaire. »132

La circulation des informations.

Les voituriers, les commissionnaires et les facteurs qui assurent le transport du

courrier, entre l’Espagne et la France, sont surveillés. Ce transport légal est souvent détourné

au profit de trafics illégaux. Le 28 août 1917, le commissaire central de Perpignan écrit au

préfet : « Je dois ajouter qu’en octobre dernier, il me fut signalé qu’un nommé Fabrégas

Joseph, sujet espagnol, faisant le commissionnaire de Perpignan à Barcelone se livrait au

transport clandestin de correspondance ». Le 25 octobre, il est fouillé à Cerbère et l’on trouve

plusieurs lettres pour des commerçants de Perpignan et d’autres habitants de Paris et de

Clermont Ferrand. Ce courrier a échappé au contrôle postal, très strict en temps de guerre. Le

commissionnaire doit bénéficier d’appuis importants puisque « cette affaire n’eut aucune

suite et Fabrégas ne fut nullement inquiété pour ces faits délictueux. »133 Plus graves encore

sont les faits révélés, en octobre 1916, par le rapport du colonel Lebegue, commandant les 5e

et 6e subdivisions militaires, informé par les agents du contre-espionnage en Espagne. Il

signale que le facteur, âgé de 50 à 55 ans, qui va de Camprodon à Prats-de-Mollo à pied (40

km par jour) est mal payé et ne reçoit que 1,25 F. par jour. Pour vivre, « cet homme se

procurerait des ressources en servant d’intermédiaire entre les déserteurs réfugiés en

131 ADPO 2 R 227 : le 5 juillet 1916, lettre du préfet au commissaire spécial du Perthus. 132 ADPO 2 R 227 : le 6 février 1917, lettre du commissaire spécial du Perthus au préfet. 133 ADPO 1 M 617 : le 28 août 1917, lettre du commissaire central de Perpignan au préfet.

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Espagne et les familles. Il pourrait en outre servir d’agent aux Allemands habitant

Campredon. […] Le 20 septembre 1916, environ, un soldat en permission est passé en

Espagne comme déserteur, il fit prévenir sa femme à Prats-de-Mollo par une lettre qui fut

remise par le facteur espagnol de la main à la main. La femme se rendit en Espagne pour voir

si son mari pouvait se créer une situation. Elle revint à Prats-de-Mollo et le 23 septembre,

elle partit en Espagne avec ses 3 enfants et s’y installa. Elle y est depuis cette date. »134 Le

commissaire spécial de Cerbère confirme en partie les faits au préfet, le 19 octobre 1916 :

« Les courriers espagnols [ont] en général une indemnité dérisoire et augmentent leurs

bénéfices journaliers par des commissions rétribuées. Ce sont en réalité des

commissionnaires faisant un trajet déterminé et dénommés en Espagne « ordinarios ». Il se

peut aussi que Caseponce serve parfois d’intermédiaire aux déserteurs de l’autre côté de la

frontière et à leurs parents, mais ce sont cas extraordinaires. Quoiqu’il en soit, rien ne

permet d’inférer qu’il en soit ainsi et nul fait n’est venu corroborer cette assertion. »135 Le

même commissaire spécial avait prévenu le préfet, le 13 juillet 1916, qu’« un domestique du

sieur Calvet, de La Junquera, qui fait le service postal de La Junquera au Perthus, profitant

de la confiance que lui donne auprès des douaniers des deux nations le port de la

correspondance postale, a passé clandestinement un sac de linge pour un déserteur

actuellement à Viure136. Je ne crois pas que le patron ignorât ce fait et je vous demande de

vouloir bien m’autoriser, malgré sa qualité de courrier, de lui interdire l’accès du village

français. Cette mesure aura pour effet de mettre sur leurs gardes les autres nombreux

voituriers espagnols qui sont tous de moralité douteuse et susceptibles de faire, pour de

l’argent, n’importe quelle commission. »137 Ce qui ne semble pas avoir l’effet escompté,

puisqu’il renouvelle la même mesure avec le même but, en 1917.

Le passage des hommes.

Il est difficile d’interdire le passage de la frontière aux agents espagnols assurant un

service légal, il est aussi très difficile d’empêcher les Espagnols de venir en France, pour le

134 ADPO 2 R 227 : rapport du colonel Lebegue, commandant les 5e et 6e subdivisions militaires, en

octobre 1916. 135 ADPO 2 R 227 : lettre du commissaire spécial du Cerbère au préfet, le 19 octobre 1916. 136 Il s’agit de Biure d’Empordà. 137 ADPO 1 M 621 : lettre du commissaire spécial de Cerbère au préfet, le 13 juillet 1916.

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tourisme138 ou pour le travail. Les touristes sont nombreux en Cerdagne, ils continuent de

venir malgré la guerre et, au préfet qui s’inquiète de leur germanophilie supposée, le

commissaire spécial de Bourg-Madame répond, le 14 septembre 1915 : « J’ajoute que je

connais personnellement à peu près tous les membres de la colonie espagnole barcelonaise

qui vient estiver dans les deux Cerdagnes (sic) et je crois pouvoir vous affirmer en toute

sécurité qu’il n’y a pas un seul germanophile parmi eux, pour l’excellente raison que tous

sont de grands fabricants et industriels dont les usines travaillent pour la France. »139 Le

préfet peut difficilement refuser quand la demande de sauf-conduits permanents pour huit

personnes en villégiature en Cerdagne est faite par le député Emmanuel Brousse, le 27 juillet

1917. Ce sont les membres de deux familles140, celle d’un industriel et celle d’un docteur en

médecine, grands propriétaires en Cerdagne.141

Enfin à ces déplacements transfrontaliers, il faut ajouter les voyages des prostituées,

entre Barcelone et Perpignan. Les transformations de Barcelone touchent peu le Ve district de

Barcelone, et le bas des Rambles qui restent populaires. Les cabarets s’y développent à partir

de 1890 avec des spectacles de pantomime, de flamenco et de zarzuelas ; les cafés et les

dancings y sont nombreux, le cinéma y apparaît dès 1896, les bastringues de jazz après 1917.

Ce quartier devient le domaine de la prostitution.142 Perpignan est une ville de garnison et

pendant la guerre, les blessés et les convalescents y sont rapatriés depuis le front. Les

permissionnaires prennent une revanche dans les bordels, sur la misère sexuelle du front : la

prostitution s’adapte à l’accroissement de la demande. De fait, les maisons closes côtoient les

casernes, ainsi dans le quartier St Jacques. Les bars qui accueillent les soldats, acceptent aussi

les prostituées. Prostitution et désertion créent un lien entre ces deux villes, comme on le voit

dans ce rapport du consul de Barcelone au préfet, le 24 décembre 1915. Une prostituée, Nini,

est partie pour Perpignan où elle réside. Son amant est Antoine R…, déserteur d’un régiment

d’infanterie de Pont-à-Mousson (Meurthe-et-Moselle). Elle a eu à Barcelone des

fréquentations avec des Allemands. Le commissaire central de Perpignan rassure le préfet le

30 décembre 1915 : Nini s’appelle Borso Catherine ; elle est née à Marseille le 29 janvier

138 Puigcerdà et la Cerdagne deviennent le lieu de la résidence d’été des Barcelonais fortunés à partir des années 1870-1880. SAHLINS, P., Fronteres i identitats, op. cit., page 286.

139 ADPO 2 R 227 : rapport du commissaire spécial de Bourg-Madame au préfet, le 14 septembre 1915. 140 Les nationalités sont différentes à l’intérieur de ces familles transfrontalières : il y a deux Espagnols,

un Andorran et cinq Français nés à Barcelone. 141 ADPO 1 M 619 : lettre au préfet d’Emmanuel Brousse, député, le 27 juillet 1917. 142 Article « Barcelone » de l’Encyclopedia Universalis et CABANA I VANCELLS, Francesc, « Les

années du Modernisme 1888-1920 : réalités économiques et sociales », in Barcelone Fin de siècle, Paris, Hazan, 2001.

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1892 et elle est « fille soumise » au Bar toulousain à Perpignan ; elle fait de fréquents voyages

entre Perpignan et Barcelone où vit R…, son souteneur. Mais l’enquête n’a rencontré « aucun

indice suspect au point de vue national »143. En clair, la prostituée n’est pas une espionne

allemande, mais elle aide simplement un déserteur à survivre à Barcelone, ce qui était un

moindre mal aux yeux des autorités françaises144 qui craignaient que les mouvements

transfrontaliers cachent en réalité un passage d’informations pour les Allemands, nombreux

en Espagne. Les autorités françaises ont vite fait néanmoins de voir en tout déserteur un

souteneur, comme en témoigne cette circulaire du ministère de l’Intérieur de mars 1916. Le

texte explique que « la plupart de ces déserteurs ou insoumis appartiennent à la catégorie des

souteneurs. Tous ou presque tous ont avec eux, une maîtresse qui les fait vivre. Ces femmes,

françaises en très grande majorité, ont franchi la frontière à l’appel de ces souteneurs

déserteurs. On a pu constater, ces derniers temps, un (sic) véritable exode de prostituées,

femmes galantes, pseudo artistes, qui se rendaient à Barcelone. Si les déserteurs et insoumis

français en résidence à Barcelone venaient à être privés de leurs moyens d’existence, c'est-à-

dire de leurs "femmes", ils ne pourraient continuer à vivre à Barcelone et seraient amenés à

faire leur soumission. » La circulaire préconise donc de refuser systématiquement tout

passeport ou visa « à toute femme ou fille de mœurs légères qui manifestera l’intention de se

rendre en Espagne »145. La surveillance de la zone frontière va être organisée à la fois pour

contrer la menace allemande et pour empêcher le passage des insoumis et des déserteurs en

Espagne, même si un certain nombre d’insoumis à la mobilisation sont des émigrés des

Pyrénées-Orientales en Espagne.

Entre le Roussillon et le Principat de Catalunya, il y a bien un affaiblissement du

sentiment d’appartenance à un ensemble catalan. L’idéologie jacobine et l’école républicaine

ont effacé de la mémoire collective les traces du passé commun des « Països Catalans », pour

y substituer un autre passé, tout aussi mythifié, celui de la France. La langue reste encore pour

un demi-siècle, un élément du patrimoine culturel partagé par quasiment l’ensemble de la

143 ADPO 2 R 227 : lettre du commissaire central de Perpignan au préfet, le 30 décembre 1915. 144 ADPO 4 M 110. Par une lettre du commissaire central au directeur des Postes de Perpignan, le

7 janvier 1916, on est informé de la décision du Préfet : « Il en résulta que la nommée Borso Catherine, signalée comme suspecte au point de vue national par le Consul Général de France à Barcelone, faisait des envois périodiques d’argent à son souteneur Antoine R…, déserteur d’un régiment français, résident à Barcelone […] Il y a lieu d’empêcher la nommée Borso Catherine, dite Nini, au Bar Toulousain, de ravitailler en argent son amant R…, déserteur en Espagne. »

145 Archives Nationales F7-14699 : circulaire du contrôle général des services de recherches judiciaires n° 13425/CE du 9 mars 1916.

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population des deux côtés de la frontière. La renaissance littéraire de la langue catalane au

Roussillon, à partir des années 1880, n’a aucune signification politique, au contraire du

Principat146. Par contre, les liens personnels et surtout les liens commerciaux sont renforcés

par la guerre : les besoins immenses de la machine de guerre, l’arrivée massive d’immigrés

« espagnols » (en réalité 95% sont Catalans),147 le départ de centaines de déserteurs et

d’insoumis, ouvrent plus largement les Pyrénées-Orientales vers le sud.

En effet, il existe bien un espace transfrontalier de la désertion. Ces flux nord-sud que

l’on observe pendant la Grande Guerre ne sont aussi que l’héritage de flux identiques qui

existent depuis la fin du XVIIIe siècle : les émigrés de la période révolutionnaire (1792-1802),

ceux qui fuient le coup d’état du 8 décembre 1851 ou la répression de la Commune en 1871 et

en général, les réfractaires à la conscription. Parallèlement, il y a aussi de nombreux flux dans

le sens nord-sud : les constitutionnels libéraux espagnols en 1823, les carlistes en 1840, 1846

et 1874, les déserteurs et insoumis de la guerre de Cuba et de la guerre hispano-américaine

(1890-1898), sans compter les réfractaires nombreux au début du XXe siècle, en particulier

pendant la semaine tragique de 1909. Les insoumis et les déserteurs du département, pendant

la guerre de 14-18, s’inscrivent bien dans ce mouvement en s’appuyant sur une multitude de

liens transfrontaliers.

146 « La cultura catalana es va guanyar l’estatut de folklore al Nord dels Pirineus : la llengua o els vestits

podien usar-se en contextos festius o literaris com un signe cultural de diferència, però no com un senyal quotidià d’identitat nacional. » SAHLINS, P., Fronteres i identitats, op. cit., page 292.

147 IZERN, Marie Ange, L’Évolution de l’immigration catalane en Roussillon à partir du XIXe siècle, Université de Montpellier, mémoire de maîtrise, 1972, 128 pages et SALA, Ramon, TARRIUS, A., Migrations d’hier et d’aujourd’hui en Roussillon : Occitans, Espagnols, Marocains, Perpignan, El Trabucaire, 2000, 155 p.