Les Contemplations - Tome I - TV5MONDE
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Les ContemplationsUn jour je vis, debout au bord des flots mouvants Passer, gonflant ses voiles,Un rapide navire enveloppĂ© de vents, De vagues et dâĂ©toiles ;
Et jâentendis, penchĂ© sur lâabĂźme des cieux Que lâautre abĂźme touche,Me parler Ă lâoreille une voix dont mes yeux Ne voyaient pas la bouche :
« PoĂšte, tu fais bien ! PoĂšte au triste front, Tu rĂȘves prĂšs des ondes,Et tu tires des mers bien des choses qui sont Sous les vagues profondes !
La mer, câest le Seigneur, que, misĂšre ou bonheur, Tout destin montre et nomme ;Le vent, câest le Seigneur ; lâastre, câest le Seigneur ; Le navire, câest lâhomme. »
Juin 1839.
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LIVRE PREMIER
Aurore
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IĂ ma fille
Ă mon enfant, tu vois, je me soumets.Fais comme moi : vis du monde Ă©loignĂ©e ;Heureuse ? non ; triomphante ? jamais. â RĂ©signĂ©e ! â
Sois bonne et douce, et lĂšve un front pieux.Comme le jour dans les cieux met sa flamme,Toi, mon enfant, dans lâazur de tes yeux Mets ton Ăąme !
Nul nâest heureux et nul nâest triomphant.Lâheure est pour tous une chose incomplĂšte ;Lâheure est une ombre, et notre vie, enfant, En est faite.
Oui, de leur sort tous les hommes sont las.Pour ĂȘtre heureux, Ă tous, â destin morose ! âTout a manquĂ©. Tout, câest-Ă -dire, hĂ©las ! Peu de chose.
Ce peu de chose est ce que, pour sa part,Dans lâunivers chacun cherche et dĂ©sire :Un mot, un nom, un peu dâor, un regard, Un sourire !
La gaietĂ© manque au grand roi sans amours ;La goutte dâeau manque au dĂ©sert immense.Lâhomme est un puits oĂč le vide toujours Recommence.
Vois ces penseurs que nous divinisons,Vois ces hĂ©ros dont les fronts nous dominent,Noms dont toujours nos sombres horizons Sâilluminent !
AprĂšs avoir, comme fait un flambeau,Ăbloui tout de leurs rayons sans nombre,
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Ils sont allĂ©s chercher dans le tombeau Un peu dâombre.
Le ciel, qui sait nos maux et nos douleurs,Prend en pitié nos jours vains et sonores.Chaque matin, il baigne de ses pleurs Nos aurores.
Dieu nous Ă©claire, Ă chacun de nos pas,Sur ce quâil est et sur ce que nous sommes ;Une loi sort des choses dâici-bas, Et des hommes !
Cette loi sainte, il faut sây conformer.Et la voici, toute Ăąme y peut atteindre :Ne rien haĂŻr, mon enfant ; tout aimer, Ou tout plaindre !
Paris, octobre 1842.
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II
Le poĂšte sâen va dans les champs ; il admire,Il adore, il Ă©coute en lui-mĂȘme une lyre ;Et, le voyant venir, les fleurs, toutes les fleurs,Celles qui des rubis font pĂąlir les couleurs,Celles qui des paons mĂȘme Ă©clipseraient les queues,Les petites fleurs dâor, les petites fleurs bleues,Prennent, pour lâaccueillir agitant leurs bouquets,De petits airs penchĂ©s ou de grands airs coquets,Et, familiĂšrement, car cela sied aux belles :« Tiens ! câest notre amoureux qui passe ! » disent-elles.Et, pleins de jour et dâombre et de confuses voix,Les grands arbres profonds qui vivent dans les bois,Tous ces vieillards, les ifs, les tilleuls, les Ă©rables,Les saules tout ridĂ©s, les chĂȘnes vĂ©nĂ©rables,Lâorme au branchage noir, de mousse appesanti,Comme les ulĂ©mas quand paraĂźt le muphti,Lui font de grands saluts et courbent jusquâĂ terreLeurs tĂȘtes de feuillĂ©e et leurs barbes de lierre,Contemplent de son front la sereine lueur,Et murmurent tout bas : Câest lui ! câest le rĂȘveur !
Les Roches, juin 1831.
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IIIMes deux filles
Dans le frais clair-obscur du soir charmant qui tombe,Lâune pareille au cygne et lâautre Ă la colombe,Belles, et toutes deux joyeuses, ĂŽ douceur !Voyez, la grande sĆur et la petite sĆurSont assises au seuil du jardin, et sur ellesUn bouquet dâĆillets blancs aux longues tiges frĂȘles,Dans une urne de marbre agitĂ© par le vent,Se penche, et les regarde, immobile et vivant,Et frissonne dans lâombre, et semble, au bord du vase,Un vol de papillons arrĂȘtĂ© dans lâextase.
La Terrasse, prĂšs Enghien, juin 1842.
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IVLe firmament est plein de la vaste clartĂ© ;Tout est joie, innocence, espoir, bonheur, bontĂ©.Le beau lac brille au fond du vallon qui le mure ;Le champ sera fĂ©cond, la vigne sera mĂ»re ;Tout regorge de sĂšve et de vie et de bruit,De rameaux verts, dâazur frissonnant, dâeau qui luit,Et de petits oiseaux qui se cherchent querelle.Quâa donc le papillon ? quâa donc la sauterelle ?La sauterelle a lâherbe, et le papillon lâair ;Et tous deux ont avril, qui rit dans le ciel clair.Un refrain joyeux sort de la nature entiĂšre ;Chanson qui doucement monte et devient priĂšre.Le poussin court, lâenfant joue et danse, lâagneauSaute, et, laissant tomber goutte Ă goutte son eau,Le vieux antre, attendri, pleure comme un visage ;Le vent lit Ă quelquâun dâinvisible un passageDu poĂšme inouĂŻ de la crĂ©ation ;Lâoiseau parle au parfum ; la fleur parle au rayon ;Les pins sur les Ă©tangs dressent leur verte ombelle ;Les nids ont chaud ; lâazur trouve la terre belle,Onde et sphĂšre, Ă la fois tous les climats flottants ;Ici lâautomne, ici lâĂ©tĂ© ; lĂ le printemps.Ă coteaux ! ĂŽ sillons ! souffles, soupirs, haleines !Lâhosanna des forĂȘts, des fleuves et des plaines,SâĂ©lĂšve gravement vers Dieu, pĂšre du jour ;Et toutes les blancheurs sont des strophes dâamour ;Le cygne dit : LumiĂšre ! et le lys dit : ClĂ©mence !Le ciel sâouvre Ă ce chant comme une oreille immense.Le soir vient ; et le globe Ă son tour sâĂ©blouit,Devient un Ćil Ă©norme et regarde la nuit ;Il savoure, Ă©perdu, lâimmensitĂ© sacrĂ©e,La contemplation du splendide empyrĂ©e,Les nuages de crĂȘpe et dâargent, le zĂ©nith,Qui, formidable, brille et flamboie et bĂ©nit,Les constellations, ces hydres Ă©toilĂ©es,Les effluves du sombre et du profond, mĂȘlĂ©esĂ vos effusions, astres de diamant,
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Et toute lâombre avec tout le rayonnement !Lâinfini tout entier dâextase se soulĂšve.Et, pendant ce temps-lĂ , Satan, lâenvieux, rĂȘve.
La Terrasse, avril 1840.
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Và André Chénier
Oui, mon vers croit pouvoir, sans se mĂ©sallier,Prendre Ă la prose un peu de son air familier.AndrĂ©, câest vrai, je ris quelquefois sur la lyre.Voici pourquoi. Tout jeune encor, tĂąchant de lireDans le livre effrayant des forĂȘts et des eaux,Jâhabitais un parc sombre oĂč jasaient des oiseaux,OĂč des pleurs souriaient dans lâĆil bleu des pervenches ;Un jour que je songeais seul au milieu des branches,Un bouvreuil qui faisait le feuilleton du boisMâa dit : « Il faut marcher Ă terre quelquefois.La nature est un peu moqueuse autour des hommes ;Ă poĂšte, tes chants, ou ce quâainsi tu nommes,Lui ressembleraient mieux si tu les dĂ©gonflais.Les bois ont des soupirs, mais ils ont des sifflets.Lâazur luit, quand parfois la gaietĂ© le dĂ©chire ;LâOlympe reste grand en Ă©clatant de rire ;Ne crois pas que lâesprit du poĂšte descendLorsque entre deux grands vers un mot passe en dansant.Ce nâest pas un pleureur que le vent en dĂ©mence ;Le flot profond nâest pas un chanteur de romance ;Et la nature, au fond des siĂšcles et des nuits,Accouplant Rabelais Ă Dante plein dâennuis,Et lâUgolin sinistre au Grandgousier difforme,PrĂšs de lâimmense deuil montre le rire Ă©norme. »
Les Roches, juillet 1830.
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VILa vie aux champs
Le soir, Ă la campagne, on sort, on se promĂšne,Le pauvre dans son champ, le riche en son domaine ;Moi, je vais devant moi ; le poĂšte en tout lieuSe sent chez lui, sentant quâil est partout chez Dieu.Je vais volontiers seul. Je mĂ©dite ou jâĂ©coute.Pourtant, si quelquâun veut mâaccompagner en route,Jâaccepte. Chacun a quelque chose en lâesprit ;Et tout homme est un livre oĂč Dieu lui-mĂȘme Ă©crit.Chaque fois quâen mes mains un de ces livres tombe,Volume oĂč vit une Ăąme et que scelle la tombe,Jây lis.
Chaque soir donc, je mâen vais, jâai congĂ©,Je sors. Jâentre en passant chez des amis que jâai.On prend le frais, au fond du jardin, en famille.Le serein mouille un peu les bancs sous la charmille ;Nâimporte : je mâassieds, et je ne sais pourquoiTous les petits enfants viennent autour de moi.DĂšs que je suis assis, les voilĂ tous qui viennent.Câest quâils savent que jâai leurs goĂ»ts ; ils se souviennentQue jâaime comme eux lâair, les fleurs, les papillonsEt les bĂȘtes quâon voit courir dans les sillons.Ils savent que je suis un homme qui les aime,Un ĂȘtre auprĂšs duquel on peut jouer, et mĂȘmeCrier, faire du bruit, parler Ă haute voix ;Que je riais comme eux et plus quâeux autrefois,Et quâaujourdâhui, sitĂŽt quâĂ leurs Ă©bats jâassiste,Je leur souris encor, bien que je sois plus triste ;Ils disent, doux amis, que je ne sais jamaisMe fĂącher ; quâon sâamuse avec moi ; que je faisDes choses en carton, des dessins Ă la plume ;Que je raconte, Ă lâheure oĂč la lampe sâallume,Oh ! des contes charmants qui vous font peur la nuit ;Et quâenfin je suis doux, pas fier et fort instruit.
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Aussi, dĂšs quâon mâa vu : « Le voilĂ ! » tous accourent.Ils quittent jeux, cerceaux et balles ; ils mâentourentAvec leurs beaux grands yeux dâenfants, sans peur, sans fiel,Qui semblent toujours bleus, tant on y voit le ciel !
Les petits â quand on est petit, on est trĂšs brave âGrimpent sur mes genoux ; les grands ont un air grave ;Ils mâapportent des nids de merles quâils ont pris,Des albums, des crayons qui viennent de Paris ;On me consulte, on a cent choses Ă me dire,On parle, on cause, on rit surtout ; â jâaime le rire,Non le rire ironique aux sarcasmes moqueurs,Mais le doux rire honnĂȘte ouvrant bouches et cĆurs,Qui montre en mĂȘme temps des Ăąmes et des perles. â
Jâadmire les crayons, lâalbum, les nids de merles ;Et quelquefois on dit quand jâai bien admirĂ© :« Il est du mĂȘme avis que monsieur le curĂ©. »Puis, lorsquâils ont jasĂ© tous ensemble Ă leur aise,Ils font soudain, les grands sâappuyant Ă ma chaise,Et les petits toujours groupĂ©s sur mes genoux,Un silence, et cela veut dire : « Parle-nous. »
Je leur parle de tout. Mes discours en eux sĂšmentOu lâidĂ©e ou le fait. Comme ils mâaiment, ils aimentTout ce que je leur dis. Je leur montre du doigtLe ciel, Dieu qui sây cache, et lâastre quâon y voit.
Tout, jusquâĂ leur regard, mâĂ©coute. Je dis commeIl faut penser, rĂȘver, chercher. Dieu bĂ©nit lâhomme,Non pour avoir trouvĂ©, mais pour avoir cherchĂ©.Je dis : Donnez lâaumĂŽne au pauvre humble et penchĂ© ;Recevez doucement la leçon ou le blĂąme.Donner et recevoir, câest faire vivre lâĂąme !Je leur conte la vie, et que, dans nos douleurs,Il faut que la bontĂ© soit au fond de nos pleurs,Et que, dans nos bonheurs, et que, dans nos dĂ©lires,Il faut que la bontĂ© soit au fond de nos rires ;QuâĂȘtre bon, câest bien vivre, et que lâadversitĂ©Peut tout chasser dâune Ăąme, exceptĂ© la bontĂ© ;Et quâainsi les mĂ©chants, dans leur haine profonde,
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Ont tort dâaccuser Dieu. Grand Dieu ! nul homme au mondeNâa droit, en choisissant sa route, en y marchant,De dire que câest toi qui lâas rendu mĂ©chant ;Car le mĂ©chant, Seigneur, ne tâest pas nĂ©cessaire !
Je leur raconte aussi lâhistoire ; la misĂšreDu peuple juif, maudit quâil faut enfin bĂ©nir ;La GrĂšce, rayonnant jusque dans lâavenir ;Rome ; lâantique Ăgypte et ses plaines sans ombre,Et tout ce quâon y voit de sinistre et de sombre.Lieux effrayants ! tout meurt ; le bruit humain finit.Tous ces dĂ©mons taillĂ©s dans des blocs de granit,Olympe monstrueux des Ă©poques obscures,Les Sphinx, les Anubis, les Ammons, les Mercures,Sont assis au dĂ©sert depuis quatre mille ans ;Autour dâeux le vent souffle, et les sables brĂ»lantsMontent comme une mer dâoĂč sort leur tĂȘte Ă©norme ;La pierre mutilĂ©e a gardĂ© quelque formeDe statue ou de spectre, et rappelle dâabordLes plis que fait un drap sur la face dâun mort ;On y distingue encor le front, le nez, la bouche,Les yeux, je ne sais quoi dâhorrible et de faroucheQui regarde et qui vit, masque vague et hideux.Le voyageur de nuit, qui passe Ă cĂŽtĂ© dâeux,SâĂ©pouvante, et croit voir, aux lueurs des Ă©toiles,Des gĂ©ants enchaĂźnĂ©s et muets sous des voiles.
La Terrasse, août 1840.
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VIIRĂ©ponse
Ă un acte dâaccusationDonc, câest moi qui suis lâogre et le bouc Ă©missaire.Dans ce chaos du siĂšcle oĂč votre cĆur se serre,Jâai foulĂ© le bon goĂ»t et lâancien vers françoisSous mes pieds, et, hideux, jâai dit Ă lâombre : « Sois ! »Et lâombre fut. â VoilĂ votre rĂ©quisitoire.Langue, tragĂ©die, art, dogmes, conservatoire,Toute cette clartĂ© sâest Ă©teinte, et je suisLe responsable, et jâai vidĂ© lâurne des nuits.De la chute de tout je suis la pioche inepte ;Câest votre point de vue. Eh bien, soit, je lâaccepte ;Câest moi que votre prose en colĂšre a choisi ;Vous me criez : Racca ; moi, je vous dis : Merci !Cette marche du temps, qui ne sort dâune Ă©gliseQue pour entrer dans lâautre, et qui se civilise ;Ces grandes questions dâart et de libertĂ©,Voyons-les, jây consens, par le moindre cĂŽtĂ©,Et par le petit bout de la lorgnette. En somme,Jâen conviens, oui, je suis cet abominable homme ;Et, quoique, en vĂ©ritĂ©, je pense avoir commis,Dâautres crimes encor que vous avez omis,Avoir un peu touchĂ© les questions obscures,Avoir sondĂ© les maux, avoir cherchĂ© les cures,De la vieille Ăąnerie insultĂ© les vieux bĂąts,SecouĂ© le passĂ© du haut jusques en bas,Et saccagĂ© le fond tout autant que la forme,Je me borne Ă ceci : je suis ce monstre Ă©norme,Je suis le dĂ©magogue horrible et dĂ©bordĂ©,Et le dĂ©vastateur du vieil ABCD ;Causons.
Quand je sortis du collĂšge, du thĂšme,Des vers latins, farouche, espĂšce dâenfant blĂȘmeEt grave, au front penchant, aux membres appauvris ;
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Quand, tĂąchant de comprendre et de juger, jâouvrisLes yeux sur la nature et sur lâart, lâidiome,Peuple et noblesse, Ă©tait lâimage du royaume ;La poĂ©sie Ă©tait la monarchie ; un motĂtait un duc et pair, ou nâĂ©tait quâun grimaud ;Les syllabes, pas plus que Paris et que Londre,Ne se mĂȘlaient ; ainsi marchent sans se confondrePiĂ©tons et cavaliers traversant le pont Neuf ;La langue Ă©tait lâĂtat avant quatre-vingt-neuf ;Les mots, bien ou mal nĂ©s, vivaient parquĂ©s en castes ;Les uns, nobles, hantant les PhĂšdres, les Jocastes,Les MĂ©ropes, ayant le dĂ©corum pour loi,Et montant Ă Versaille aux carrosses du roi ;Les autres, tas de gueux, drĂŽles patibulaires,Habitant les patois ; quelques-uns aux galĂšresDans lâargot ; dĂ©vouĂ©s Ă tous les genres bas,DĂ©chirĂ©s en haillons dans les halles ; sans bas,Sans perruque ; crĂ©Ă©s pour la prose et la farce ;Populace du style au fond de lâombre Ă©parse ;Vilains, rustres, croquants, que Vaugelas leur chefDans le bagne Lexique avait marquĂ©s dâune F ;Nâexprimant que la vie abjecte et familiĂšre,Vils, dĂ©gradĂ©s, flĂ©tris, bourgeois, bons pour MoliĂšre.Racine regardait ces marauds de travers ;Si Corneille en trouvait un blotti dans son vers,Il le gardait, trop grand pour dire : Quâil sâen aille ;Et Voltaire criait : Corneille sâencanaille !Le bonhomme Corneille, humble, se tenait coi.Alors, brigand, je vins ; je mâĂ©criai : PourquoiCeux-ci toujours devant, ceux-lĂ toujours derriĂšre ?Et sur lâAcadĂ©mie, aĂŻeule et douairiĂšre,Cachant sous ses jupons les tropes effarĂ©s,Et sur les bataillons dâalexandrins carrĂ©s,Je fis souffler un vent rĂ©volutionnaire.Je mis un bonnet rouge au vieux dictionnaire.Plus de mot sĂ©nateur ! plus de mot roturier !Je fis une tempĂȘte au fond de lâencrier,Et je mĂȘlai, parmi les ombres dĂ©bordĂ©es,Au peuple noir des mots lâessaim blanc des idĂ©es ;Et je dis : Pas de mot oĂč lâidĂ©e au vol pur
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Ne puisse se poser, tout humide dâazur !Discours affreux ! â Syllepse, hypallage, litote,FrĂ©mirent ; je montai sur la borne Aristote,Et dĂ©clarai les mots Ă©gaux, libres, majeurs.Tous les envahisseurs et tous les ravageurs,Tous ces tigres, les Huns, les Scythes et les Daces,NâĂ©taient que des toutous auprĂšs de mes audaces ;Je bondis hors du cercle et brisai le compas.Je nommai le cochon par son nom ; pourquoi pas ?Guichardin a nommĂ© le Borgia ! TaciteLe Vitellius ! Fauve, implacable, explicite,JâĂŽtai du cou du chien stupĂ©fait son collierDâĂ©pithĂštes ; dans lâherbe, Ă lâombre du hallier,Je fis fraterniser la vache et la gĂ©nisse,Lâune Ă©tant Margoton et lâautre BĂ©rĂ©nice.Alors, lâode, embrassant Rabelais, sâenivra ;Sur le sommet du Pinde on dansait Ăa ira ;Les neuf muses, seins nus, chantaient la Carmagnole ;Lâemphase frissonna dans sa fraise espagnole ;Jean, lâĂąnier, Ă©pousa la bergĂšre Myrtil.On entendit un roi dire : « Quelle heure est-il ? »Je massacrai lâalbĂątre, et la neige, et lâivoire,Je retirai le jais de la prunelle noire,Et jâosai dire au bras : Sois blanc, tout simplement.Je violai du vers le cadavre fumant ;Jây fis entrer le chiffre ; ĂŽ terreur ! MithridateDu siĂšge de Cyzique eĂ»t pu citer la date.Jours dâeffroi ! les LaĂŻs devinrent des catins.Force mots, par Restaut peignĂ©s tous les matins,Et de Louis-Quatorze ayant gardĂ© lâallure,Portaient encor perruque ; Ă cette chevelureLa RĂ©volution, du haut de son beffroi,Cria : « Transforme-toi ! câest lâheure. Remplis-toi« De lâĂąme de ces mots que tu tiens prisonniĂšre ! »Et la perruque alors rugit, et fut criniĂšre.LibertĂ© ! câest ainsi quâen nos rĂ©bellions,Avec des Ă©pagneuls nous fĂźmes des lions,Et que, sous lâouragan maudit que nous soufflĂąmes,Toutes sortes de mots se couvrirent de flammes.Jâaffichai sur Lhomond des proclamations.
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On y lisait : « Il faut que nous en finissions !« Au panier les Bouhours, les Batteux, les BrossettesA la pensĂ©e humaine ils ont mis les poucettes.Aux armes, prose et vers ! formez vos bataillons !Voyez oĂč lâon en est : la strophe a des bĂąillons !Lâode a les fers aux pieds, le drame est en cellule.Sur le Racine mort le Campistron pullule ! »Boileau grinça des dents ; je lui dis : Ci-devant,Silence ! et je criai dans la foudre et le vent :Guerre Ă la rhĂ©torique et paix Ă la syntaxe !Et tout quatre-vingt-treize Ă©clata. Sur leur axe,On vit trembler lâathos, lâithos et le pathos.Les matassins, lĂąchant Pourceaugnac et Cathos,Poursuivant Dumarsais dans leur hideux bastringue,Des ondes du Permesse emplirent leur seringue.La syllabe, enjambant la loi qui la tria,Le substantif manant, le verbe paria,Accoururent. On but lâhorreur jusquâĂ la lie.On les vit dĂ©terrer le songe dâAthalie ;Ils jetĂšrent au vent les cendres du rĂ©citDe ThĂ©ramĂšne ; et lâastre Institut sâobscurcit.Oui, de lâancien rĂ©gime ils ont fait tables rases,Et jâai battu des mains, buveur du sang des phrases,Quand jâai vu par la strophe Ă©cumante et disantLes choses dans un style Ă©norme et rugissant,LâArt poĂ©tique pris au collet dans la rue,Et quand jâai vu, parmi la foule qui se rue,Pendre, par tous les mots que le bon goĂ»t proscrit,La lettre aristocrate Ă la lanterne esprit.Oui, je suis ce Danton ! je suis ce Robespierre !Jâai, contre le mot noble Ă la longue rapiĂšre,InsurgĂ© le vocable ignoble, son valet,Et jâai, sur Dangeau mort, Ă©gorgĂ© Richelet.Oui, câest vrai, ce sont lĂ quelques-uns de mes crimes.Jâai pris et dĂ©moli la bastille des rimes.Jâai fait plus : jâai brisĂ© tous les carcans de ferQui liaient le mot peuple, et tirĂ© de lâenferTous les vieux mots damnĂ©s, lĂ©gions sĂ©pulcrales ;Jâai de la pĂ©riphrase Ă©crasĂ© les spirales,Et mĂȘlĂ©, confondu, nivelĂ© sous le ciel
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Lâalphabet, sombre tour qui naquit de Babel ;Et je nâignorais pas que la main courroucĂ©eQui dĂ©livre le mot, dĂ©livre la pensĂ©e.
LâunitĂ©, des efforts de lâhomme est lâattribut.Tout est la mĂȘme flĂšche et frappe au mĂȘme but.
Donc, jâen conviens, voilĂ , dĂ©duits en style honnĂȘte,Plusieurs de mes forfaits, et jâapporte ma tĂȘte.Vous devez ĂȘtre vieux, par consĂ©quent, papa,Pour la dixiĂšme fois jâen fais meĂą culpĂą.Oui, si BeauzĂ©e est dieu, câest vrai, je suis athĂ©e.La langue Ă©tait en ordre, auguste, Ă©poussetĂ©e,Fleur-de-lys dâor, Tristan et Boileau, plafond bleu,Les quarante fauteuils et le trĂŽne au milieu ;Je lâai troublĂ©e, et jâai, dans ce salon illustre,MĂȘme un peu cassĂ© tout ; le mot propre, ce rustre,NâĂ©tait que caporal : je lâai fait colonel ;Jâai fait un jacobin du pronom personnel ;Du participe, esclave Ă la tĂȘte blanchie,Une hyĂšne, et du verbe une hydre dâanarchie.Vous tenez le reum confitentem. Tonnez !Jâai dit Ă la narine : Eh mais ! tu nâes quâun nez !Jâai dit au long fruit dâor : Mais tu nâes quâune poire !Jâai dit Ă Vaugelas : Tu nâes quâune mĂąchoire !Jâai dit aux mots : Soyez rĂ©publique ! soyezLa fourmiliĂšre immense, et travaillez ! Croyez,Aimez, vivez ! â Jâai mis tout en branle, et, morose,Jâai jetĂ© le vers noble aux chiens noirs de la prose.
Et, ce que je faisais, dâautres lâont fait aussi ;Mieux que moi. Calliope, Euterpe au ton transi,Polymnie, ont perdu leur gravitĂ© postiche.Nous faisons basculer la balance hĂ©mistiche.Câest vrai, maudissez-nous. Le vers, qui, sur son frontJadis portait toujours douze plumes en rond,Et sans cesse sautait sur la double raquetteQuâon nomme prosodie et quâon nomme Ă©tiquette,Rompt dĂ©sormais la rĂšgle et trompe le ciseau,Et sâĂ©chappe, volant qui se change en oiseau,
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De la cage césure, et fuit vers la ravine,Et vole dans les cieux, alouette divine.
Tous les mots Ă prĂ©sent planent dans la clartĂ©.Les Ă©crivains ont mis la langue en libertĂ©.Et, grĂące Ă ces bandits, grĂące Ă ces terroristes,Le vrai, chassant lâessaim des pĂ©dagogues tristes,Lâimagination, tapageuse aux cent voix,Qui casse des carreaux dans lâesprit des bourgeois ;La poĂ©sie au front triple, qui rit, soupireEt chante, raille et croit ; que Plaute et que ShakespeareSemaient, lâun sur la plebs, et lâautre sur le mob ;Qui verse aux nations la sagesse de JobEt la raison dâHorace Ă travers sa dĂ©mence ;Quâenivre de lâazur la frĂ©nĂ©sie immense,Et qui, folle sacrĂ©e aux regards Ă©clatants,Monte Ă lâĂ©ternitĂ© par les degrĂ©s du temps,La muse reparaĂźt, nous reprend, nous ramĂšne,Se remet Ă pleurer sur la misĂšre humaine,Frappe et console, va du zĂ©nith au nadir,Et fait sur tous les fronts reluire et resplendirSon vol, tourbillon, lyre, ouragan dâĂ©tincelles,Et ses millions dâyeux sur ses millions dâailes.
Le mouvement complĂšte ainsi son action.GrĂące Ă toi, progrĂšs saint, la RĂ©volutionVibre aujourdâhui dans lâair, dans la voix, dans le livre ;Dans le mot palpitant le lecteur la sent vivre ;Elle crie, elle chante, elle enseigne, elle rit,Sa langue est dĂ©liĂ©e ainsi que son esprit.Elle est dans le roman, parlant tout bas aux femmes.Elle ouvre maintenant deux yeux oĂč sont deux flammes,Lâun sur le citoyen, lâautre sur le penseur.Elle prend par la main la LibertĂ©, sa sĆur,Et la fait dans tout homme entrer par tous les pores.Les prĂ©jugĂ©s, formĂ©s, comme les madrĂ©pores,Du sombre entassement des abus sous les temps,Se dissolvent au choc de tous les mots flottants,Pleins de sa volontĂ©, de son but, de son Ăąme.Elle est la prose, elle est le vers, elle est le drame ;
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Elle est lâexpression, elle est le sentiment,Lanterne dans la rue, Ă©toile au firmament.Elle entre aux profondeurs du langage insondable ;Elle souffle dans lâart, porte-voix formidable ;Et, câest Dieu qui le veut, aprĂšs avoir rempliDe ses fiertĂ©s le peuple, effacĂ© le vieux pliDes fronts, et relevĂ© la foule dĂ©gradĂ©e,Et sâĂȘtre faite droit, elle se fait idĂ©e !
Paris, janvier 1834.
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VIIISuite
Car le mot, quâon le sache, est un ĂȘtre vivant.La main du songeur vibre et tremble en lâĂ©crivant ;La plume, qui dâune aile allongeait lâenvergure,FrĂ©mit sur le papier quand sort cette figure,Le mot, le terme, type on ne sait dâoĂč venu,Face de lâinvisible, aspect de lâinconnu ;CrĂ©Ă©, par qui ? forgĂ©, par qui ? jailli de lâombre ;Montant et descendant dans notre tĂȘte sombre,Trouvant toujours le sens comme lâeau le niveau ;Formule des lueurs flottantes du cerveau.Oui, vous tous, comprenez que les mots sont des choses.Ils roulent pĂȘle-mĂȘle au gouffre obscur des proses,Ou font gronder le vers, orageuse forĂȘt.Du sphinx Esprit Humain le mot sait le secret.Le mot veut, ne veut pas, accourt, fĂ©e ou bacchante,Sâoffre, se donne ou fuit ; devant NĂ©ron qui chanteOu Charles-Neuf qui rime, il recule hagard ;Tel mot est un sourire, et tel autre un regard ;De quelque mot profond tout homme est le disciple ;Toute force ici-bas a le mot pour multiple ;MoulĂ© sur le cerveau, vif ou lent, grave ou bref,Le creux du crĂąne humain lui donne son relief ;La vieille empreinte y reste auprĂšs de la nouvelle ;Ce quâun mot ne sait pas, un autre le rĂ©vĂšle ;Les mots heurtent le front comme lâeau le rĂ©cif ;Ils fourmillent, ouvrant dans notre esprit pensifDes griffes ou des mains, et quelques-uns des ailes ;Comme en un Ăątre noir errent des Ă©tincelles,RĂȘveurs, tristes, joyeux, amers, sinistres, doux,Sombre peuple, les mots vont et viennent en nous ;Les mots sont les passants mystĂ©rieux de lâĂąme.
Chacun dâeux porte une ombre ou secoue une flamme ;Chacun dâeux du cerveau garde une rĂ©gion ;Pourquoi ? câest que le mot sâappelle LĂ©gion ;
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Câest que chacun, selon lâĂ©clair qui le traverse,Dans le labeur commun fait une Ćuvre diverse ;Câest que de ce troupeau de signes et de sonsQuâĂ©crivant ou parlant, devant nous nous chassons,Naissent les cris, les chants, les soupirs, les harangues,Câest que, prĂ©sent partout, nain cachĂ© sous les langues,Le mot tient sous ses pieds le globe et lâasservit ;Et, de mĂȘme que lâhomme est lâanimal oĂč vitLâĂąme, clartĂ© dâen haut par le corps possĂ©dĂ©e,Câest que Dieu fait du mot la bĂȘte de lâidĂ©e.
Le mot fait vibrer tout au fond de nos esprits.Il remue, en disant : BĂ©atrix, Lycoris,Dante au Campo-Santo, Virgile au Pausilippe.De lâocĂ©an pensĂ©e il est le noir polype.Quand un livre jaillit dâEschyle ou de Manou,Quand saint Jean Ă Patmos Ă©crit sur son genou,On voit parmi leurs vers pleins dâhydres et de stryges,Des mots monstres ramper dans ces Ćuvres prodiges.
Ă main de lâimpalpable ! ĂŽ pouvoir surprenant !Mets un mot sur un homme, et lâhomme frissonnantSĂšche et meurt, pĂ©nĂ©trĂ© par la force profonde ;Attache un mot vengeur au flanc de tout un monde,Et le monde, entraĂźnant pavois, glaive, Ă©chafaud,Ses lois, ses mĆurs, ses dieux, sâĂ©croule sous le mot.Cette toute-puissance immense sort des bouches.La terre est sous les mots comme un champ sous les mouches.
Le mot dĂ©vore, et rien ne rĂ©siste Ă sa dent.A son haleine, lâĂąme et la lumiĂšre aidant,Lâobscure Ă©normitĂ© lentement sâexfolie.Il met sa force sombre en ceux que rien ne plie ;Caton a dans les reins cette syllabe : non.Tous les grands obstinĂ©s, Brutus, Colomb, ZĂ©non,Ont ce mot flamboyant qui luit sous leur paupiĂšre :ESPĂRANCE ! â Il entrouvre une bouche de pierreDans lâenclos formidable oĂč les morts ont leur lit,Et voilĂ que don Juan pĂ©trifiĂ© pĂąlit !Il fait le marbre spectre, il fait lâhomme statue.
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Il frappe, il blesse, il marque, il ressuscite, il tue ;Nemrod dit : « Guerre ! » alors, du Gange Ă lâIllissus,Le fer luit, le sang coule. « Aimez-vous ! » dit JĂ©sus.Et ce mot Ă jamais brille et se rĂ©verbĂšreDans le vaste univers, sur tous, sur toi, TibĂšre,Dans les cieux, sur les fleurs, sur lâhomme rajeuni,Comme le flamboiement dâamour de lâinfini !
Quand, aux jours oĂč la terre entrouvrait sa corolle,Le premier homme dit la premiĂšre parole,Le mot nĂ© de sa lĂšvre, et que tout entendit,Rencontra dans les cieux la lumiĂšre, et lui dit :« Ma sĆur ! Envole-toi ! plane ! sois Ă©ternelle !Allume lâastre ! emplis Ă jamais la prunelle !Ăchauffe Ă©thers, azurs, sphĂšres, globes ardents !Ăclaire le dehors, jâĂ©claire le dedans.Tu vas ĂȘtre une vie, et je vais ĂȘtre lâautre.Sois la langue de feu, ma sĆur, je suis lâapĂŽtre.Surgis, effare lâombre, Ă©blouis lâhorizon,Sois lâaube ; je te vaux, car je suis la raison ;Ă toi les yeux, Ă moi les fronts. Ă ma sĆur blonde,Sous le rĂ©seau ClartĂ© tu vas saisir le monde ;Avec tes rayons dâor, tu vas lier entre euxLes terres, les soleils, les fleurs, les flots vitreux,Les champs, les cieux ; et moi, je vais lier les bouches ;Et sur lâhomme, emportĂ© par mille essors farouches,Tisser, avec des fils dâharmonie et de jour,Pour prendre tous les cĆurs, lâimmense toile Amour.Jâexistais avant lâĂąme, Adam nâest pas mon pĂšre.JâĂ©tais mĂȘme avant toi ; tu nâaurais pu, lumiĂšre,Sortir sans moi du gouffre oĂč tout rampe enchaĂźnĂ© ;Mon nom est FIAT LUX, et je suis ton aĂźnĂ© ! »
Oui, tout-puissant ! tel est le mot. Fou qui sâen joue !Quand lâerreur fait un nĆud dans lâhomme, il le dĂ©noue.Il est foudre dans lâombre et ver dans le fruit mĂ»r.Il sort dâune trompette, il tremble sur un mur,Et Balthazar chancelle, et JĂ©richo sâĂ©croule.Il sâincorpore au peuple, Ă©tant lui-mĂȘme foule.
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Il est vie, esprit, germe, ouragan, vertu, feu ;Car le mot, câest le Verbe, et le Verbe, câest Dieu.
Jersey, juin 1855.
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IXLe poĂšme Ă©plorĂ© se lamente ; le drameSouffre, et par vingt acteurs rĂ©pand Ă flots son Ăąme ;Et la foule accoudĂ©e un moment sâattendrit,Puis reprend : « Bah ! lâauteur est un homme dâesprit,Qui, sur de faux hĂ©ros lançant de faux tonnerres,Rit de nous voir pleurer leurs maux imaginaires.Ma femme, calme-toi ; sĂšche tes yeux, ma sĆur. »La foule a tort : lâesprit câest le cĆur ; le penseurSouffre de sa pensĂ©e et se brĂ»le Ă sa flamme.Le poĂšte a saignĂ© le sang qui sort du drame ;Tous ces ĂȘtres quâil fait lâĂ©treignent de leurs nĆuds ;Il tremble en eux, il vit en eux, il meurt en eux ;Dans sa crĂ©ation le poĂšte tressaille ;Il est elle ; elle est lui ; quand dans lâombre il travaille,Il pleure, et sâarrachant les entrailles, les metDans son drame, et, sculpteur, seul sur son noir sommetPĂ©trit sa propre chair dans lâargile sacrĂ©e ;Il y renaĂźt sans cesse, et ce songeur qui crĂ©eOthello dâune larme, Alceste dâun sanglot,Avec eux pĂȘle-mĂȘle en ses Ćuvres Ă©clĂŽt.Dans sa genĂšse immense et vraie, une et diverse,Lui, le souffrant du mal Ă©ternel, il se verse,Sans Ă©puiser son flanc dâoĂč sort une clartĂ©.Ce qui fait quâil est dieu, câest plus dâhumanitĂ©.Il est gĂ©nie, Ă©tant, plus que les autres, homme.Corneille est Ă Rouen, mais son Ăąme est Ă Rome ;Son front des vieux Catons porte le mĂąle ennui.Comme Shakespeare est pĂąle ! avant Hamlet, câest luiQue le fantĂŽme attend sur lâĂąpre plate-forme,Pendant quâĂ lâhorizon surgit la lune Ă©norme.Du mal dont rĂȘve Argan, Poquelin est mourant ;Il rit : oui, peuple, il rĂąle ! Avec Ulysse errant,HomĂšre Ă©perdu fuit dans la brume marine.Saint Jean frissonne : au fond de sa sombre poitrine,LâApocalypse horrible agite son tocsin.Eschyle ! Oreste marche et rugit dans ton sein,
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Et câest, ĂŽ noir poĂšte Ă la lĂšvre irritĂ©e,Sur ton crĂąne gĂ©ant quâest clouĂ© PromĂ©thĂ©e.
Paris, janvier 1834.
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XĂ Madame D.G. de G.
Jadis je vous disais : â Vivez, rĂ©gnez, Madame !Le salon vous attend ! le succĂšs vous rĂ©clame !Le bal Ă©blouissant pĂąlit quand vous partez !Soyez illustre et belle ! aimez ! riez ! chantez !Vous avez la splendeur des astres et des roses !Votre regard charmant, oĂč lis tant de choses,Commente vos discours lĂ©gers et gracieux.Ce que dit votre bouche Ă©tincelle en vos yeux.Il semble, quand parfois un chagrin vous alarme,Quâils versent une perle et non pas une larme.MĂȘme quand vous rĂȘvez, vous souriez encor.Vivez, fĂȘtĂ©e et fiĂšre, ĂŽ belle aux cheveux dâor !Maintenant vous voilĂ pĂąle, grave, muette,Morte, et transfigurĂ©e, et je vous dis : â PoĂšte !Viens me chercher ! Archange ! ĂȘtre mystĂ©rieux !Fais pour moi transparents et la terre et les cieux !RĂ©vĂšle-moi, dâun mot de ta bouche profonde,La grande Ă©nigme humaine et le secret du monde !Confirme en mon esprit Descarte ou Spinosa !Car tu sais le vrai nom de celui qui perça,Pour que nous puissions voir sa lumiĂšre sans voiles,Ces trous du noir plafond quâon nomme les Ă©toiles !Car je te sens flotter sous mes rameaux penchants ;Car ta lyre invisible a de sublimes chants !Car mon sombre ocĂ©an, oĂč lâesquif sâaventure,TâĂ©pouvante et te plaĂźt ; car la sainte nature,La nature Ă©ternelle, et les champs, et les bois,Parlent Ă ta grande Ăąme avec leur grande voix !
Paris, 1840. â Jersey, 1855.
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XILise
Jâavais douze ans ; elle en avait bien seize.Elle Ă©tait grande, et, moi, jâĂ©tais petit.Pour lui parler le soir plus Ă mon aise,Moi, jâattendais que sa mĂšre sortit ;Puis je venais mâasseoir prĂšs de sa chaisePour lui parler le soir plus Ă mon aise.
Que de printemps passĂ©s avec leurs fleurs !Que de feux morts, et que de tombes closes !Se souvient-on quâil fut jadis des cĆurs ?Se souvient-on quâil fut jadis des roses ?Elle mâaimait. Je lâaimais. Nous Ă©tionsDeux purs enfants, deux parfums, deux rayons.
Dieu lâavait faite ange, fĂ©e et princesse.Comme elle Ă©tait bien plus grande que moi,Je lui faisais des questions sans cessePour le plaisir de lui dire : Pourquoi ?Et, par moments, elle Ă©vitait, craintive,Mon Ćil rĂȘveur qui la rendait pensive.
Puis jâĂ©talais mon savoir enfantin,Mes jeux, la balle et la toupie agile ;JâĂ©tais tout fier dâapprendre le latin ;Je lui montrais mon PhĂšdre et mon Virgile ;Je bravais tout ; rien ne me faisait mal ;Je lui disais : Mon pĂšre est gĂ©nĂ©ral.
Quoiquâon soit femme, il faut parfois quâon liseDans le latin, quâon Ă©pĂšle en rĂȘvant ;Pour lui traduire un verset, Ă lâĂ©glise,Je me penchais sur son livre souvent.Un ange ouvrait sur nous son aile blancheQuand nous Ă©tions Ă vĂȘpres le dimanche.
Elle disait de moi : Câest un enfant !Je lâappelais mademoiselle Lise ;
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Pour lui traduire un psaume, bien souvent,Je me penchais sur son livre, Ă lâĂ©glise ;Si bien quâun jour, vous le vĂźtes, mon Dieu !Sa joue en fleur toucha ma lĂšvre en feu.
Jeunes amours, si vite Ă©panouies,Vous ĂȘtes lâaube et le matin du cĆur.Charmez lâenfant, extases inouĂŻes !Et, quand le soir vient avec la douleur,Charmez encor nos Ăąmes Ă©blouies,Jeunes amours, si vite Ă©vanouies !
Mai 1843.
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XIIVere novo
Comme le matin rit sur les roses en pleurs !Oh ! les charmants petits amoureux quâont les fleurs !Ce nâest dans les jasmins, ce nâest dans les pervenchesQuâun Ă©blouissement de folles ailes blanchesQui vont, viennent, sâen vont, reviennent, se fermant,Se rouvrant, dans un vaste et doux frĂ©missement.Ă printemps ! quand on songe Ă toutes les missivesQui des amants rĂȘveurs vont aux belles pensives ;A ces cĆurs confiĂ©s au papier, Ă ce tasDe lettres que le feutre Ă©crit au taffetas,Aux messages dâamour, dâivresse et de dĂ©lireQuâon reçoit en avril et quâen mai lâon dĂ©chire,On croit voir sâenvoler, au grĂ© du vent joyeux,Dans les prĂ©s, dans les bois, sur les eaux, dans les cieux,Et rĂŽder en tous lieux, cherchant partout une Ăąme,Et courir Ă la fleur en sortant de la femme,Les petits morceaux blancs, chassĂ©s en tourbillonsDe tous les billets doux, devenus papillons.
Mai 1831.
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XIIIĂ propos dâHorace
Marchands de grec ! marchands de latin ! cuistres ! dogues !Philistins ! magisters ! je vous hais, pĂ©dagogues !Car, dans votre aplomb grave, infaillible, hĂ©bĂ©tĂ©,Vous niez lâidĂ©al, la grĂące et la beautĂ© !Car vos textes, vos lois, vos rĂšgles sont fossiles !Car, avec lâair profond, vous ĂȘtes imbĂ©ciles !Car vous enseignez tout, et vous ignorez tout !Car vous ĂȘtes mauvais et mĂ©chants ! â Mon sang boutRien quâĂ songer au temps oĂč, rĂȘveuse bourrique,Grand diable de seize ans, jâĂ©tais en rhĂ©torique !Que dâennuis ! de fureurs ! de bĂȘtises ! â gredins ! âQue de froids chĂątiments et que de chocs soudains !« Dimanche en retenue et cinq cents vers dâHorace ! »Je regardais le monstre aux ongles noirs de crasse,Et je balbutiais : « Monsieur⊠â Pas de raisons !Vingt fois lâode Ă Plancus et lâĂ©pĂźtre aux Pisons ! »Or, jâavais justement, ce jour-lĂ , â douce idĂ©e.Qui me faisait rĂȘver dâArmide et dâHaydĂ©e, âUn rendez-vous avec la fille du portier.Grand Dieu ! perdre un tel jour ! le perdre tout entier !Je devais, en parlant dâamour, extase pure !En lâenivrant avec le ciel et la nature,La mener, si le temps nâĂ©tait pas trop mauvaisManger de la galette aux buttes Saint-Gervais !RĂȘve heureux ! je voyais, dans ma colĂšre bleue,Tout cet Ăden, congĂ©, les lilas, la banlieue,Et jâentendais, parmi le thym et le muguet,Les vagues violons de la mĂšre Saguet !Ă douleur ! furieux, je montais Ă ma chambre,Fournaise au mois de juin, et glaciĂšre en dĂ©cembre ;Et, lĂ , je mâĂ©criais : â Horace ! ĂŽ bon garçon !Qui vivais dans le calme et selon la raison,Et qui tâallais poser, dans ta sagesse franche,Sur tout, comme lâoiseau se pose sur la branche,
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Sans peser, sans rester, ne demandant aux dieuxQue le temps de chanter ton chant libre et joyeux !Tu marchais, Ă©coutant le soir, sous les charmilles,Les rires Ă©touffĂ©s des folles jeunes filles,Les doux chuchotements dans lâangle obscur du bois ;Tu courtisais ta belle esclave quelquefois,Myrtale aux blonds cheveux, qui sâirrite et se cabreComme la mer creusant les golfes de Calabre,Ou bien tu tâaccoudais Ă table, buvant secTon vin que tu mettais toi-mĂȘme en un pot grec.PĂ©gase te soufflait des vers de sa narine ;Tu songeais ; tu faisais des odes Ă Barine,Ă MĂ©cĂšne, Ă Virgile, Ă ton champ de Tibur,Ă ChloĂ«, qui passait le long de ton vieux mur,Portant sur son beau front lâamphore dĂ©licate.La nuit, lorsque PhĆbĂ© devient la sombre HĂ©cate,Les halliers sâemplissaient pour toi de visions ;Tu voyais des lueurs, des formes, des rayons,CerbĂšre se frotter, la queue entre les jambes,A Bacchus, dieu des vins et pĂšre des ĂŻambes ;SilĂšne digĂ©rer dans sa grotte, pensif ;Et se glisser dans lâombre, et sâenivrer, lascif,Aux blanches nuditĂ©s des nymphes peu vĂȘtues,Le faune aux pieds de chĂšvre, aux oreilles pointues !Horace, quand grisĂ© dâun petit vin sabin,Tu surprenais GlycĂšre ou Lycoris au bain,Qui tâeĂ»t dit, ĂŽ Flaccus ! quand tu peignais Ă RomeLes jeunes chevaliers courant dans lâhippodrome,Comme MoliĂšre a peint en France les marquis,Que tu faisais ces vers charmants, profonds, exquis,Pour servir, dans le siĂšcle odieux oĂč nous sommes,Dâinstruments de torture Ă dâhorribles bonshommes,Mal peignĂ©s, mal vĂȘtus, qui mĂąchent, lourds pĂ©dants,Comme un singe une fleur, ton nom entre leurs dents !Grimauds hideux qui nâont, tant leur tĂȘte est vidĂ©e,Jamais eu de maĂźtresse et jamais eu dâidĂ©e !
Puis jâajoutais, farouche :
â Ă cancres ! qui mettezUne soutane aux dieux de lâĂ©ther irritĂ©s,
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Un bĂ©guin Ă Diane, et qui de vos tricornesCoiffez sinistrement les olympiens mornes,Eunuques, tourmenteurs, crĂ©tins, soyez maudits !Car vous ĂȘtes les vieux, les noirs, les engourdis,Car vous ĂȘtes lâhiver ; car vous ĂȘtes, ĂŽ cruches !Lâours qui va dans les bois cherchant un arbre Ă ruches,Lâombre, le plomb, la mort, la tombe, le nĂ©ant !Nul ne vit prĂšs de vous dressĂ© sur son sĂ©ant ;Et vous pĂ©trifiez dâune haleine sordideLe jeune homme naĂŻf, Ă©tincelant, splendide ;Et vous vous approchez de lâaurore, endormeurs !Ă Pindare serein plein dâĂ©piques rumeurs,Ă Sophocle, Ă TĂ©rence, Ă Plaute, Ă lâambroisie,Ă traĂźtres, vous mĂȘlez lâantique hypocrisie,Vos tĂ©nĂšbres, vos mĆurs, vos jougs, vos exeats,Et lâassoupissement des noirs couvents bĂ©ats ;Vos coups dâongle rayant tous les sublimes livres,Vos prĂ©jugĂ©s qui font vos yeux de brouillards ivres,Lâhorreur de lâavenir, la haine du progrĂšs ;Et vous faites, sans peur, sans pitiĂ©, sans regrets,A la jeunesse, aux cĆurs vierges, Ă lâespĂ©rance,Boire dans votre nuit ce vieil opium rance !Ă fermoirs de la bible humaine ! sacristainsDe lâart, de la science, et des maĂźtres lointains,Et de la vĂ©ritĂ© que lâhomme aux cieux Ă©pĂšle,Vous changez ce grand temple en petite chapelle !Guichetiers de lâesprit, faquins dont le goĂ»t surMĂšne en laisse le beau ; porte-clefs de lâazur,Vous prenez ThĂ©ocrite, Eschyle aux sacrĂ©s voiles,Tibulle plein dâamour, Virgile plein dâĂ©toiles ;Vous faites de lâenfer avec ces paradis !
Et, ma rage croissant, je reprenais : â Maudits,Ces monastĂšres sourds ! bouges ! prisons haĂŻes !Oh ! comme on fit jadis au pĂ©dant de VeĂŻes,Culotte bas, vieux tigre ! Ăcoliers ! Ă©coliers !Accourez par essaims, par bandes, par milliers,Du gamin de Paris au grĆculus de Rome,Et coupez du bois vert, et fouaillez-moi cet homme !
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Jeunes bouches, mordez le metteur de bĂąillons !Le mannequin sur qui lâon drape des haillonsA tout autant dâesprit que ce cuistre en son antre,Et tout autant de cĆur ; et lâun a dans le ventreDu latin et du grec comme lâautre a du foin.Ah ! je prends Phyllodoce et Xantis Ă tĂ©moinQue je suis amoureux de leurs claires tuniques ;Mais je hais lâaffreux tas des vils pĂ©dants iniques !Confier un enfant, je vous demande un peu,Ă tous ces ĂȘtres noirs ! autant mettre, morbleu !La mouche en pension chez une tarentule !Ces moines, expliquer Platon, lire Catulle,Tacite racontant le grand Agricole,LucrĂšce ! eux, dĂ©chiffrer HomĂšre, ces gens-lĂ !Ces diacres ! ces bedeaux dont le groin renifle !CrĂąnes dâoĂč sort la nuit, pattes dâoĂč sort la giffle,Vieux dadais Ă lâair rogue, au sourcil triomphant,Qui ne savent pas mĂȘme Ă©peler un enfant !Ils ignorent comment lâĂąme naĂźt et veut croĂźtre.Cela vous a Laharpe et Nonotte pour cloĂźtre !Ils en sont Ă lâA, B, C, D, du cĆur humain ;Ils sont lâhorrible Hier qui veut tuer Demain ;Ils offrent Ă lâaiglon leurs rĂšgles dâĂ©crevisses.Et puis ces noirs tessons ont une odeur de vices.Ă vieux pots Ă©gueulĂ©s des soifs quâon ne dit pas !Le pluriel met une S Ă leurs meĂąs culpĂąs,Les boucs mystĂ©rieux, en les voyant sâindignent,Et, quand on dit : « Amour ! » terre et cieux ! ils se signent.Leur vieux viscĂšre mort insulte au cĆur naissant.Ils le prennent de haut avec lâadolescent,Et ne tolĂšrent pas le jour entrant dans lâĂąmeSous la forme pensĂ©e ou sous la forme femme.Quand la muse apparaĂźt, ces hurleurs de holĂ Disent : « Quâest-ce que câest que cette folle-lĂ ? »Et, devant ses beautĂ©s, de ses rayons accrues,Ils reprennent : « Couleurs dures, nuances crues ;Vapeurs, illusions, rĂȘves ; et quel traversAvez-vous de fourrer lâarc-en-ciel dans vos vers ? »Ils raillent les enfants, ils raillent les poĂštes ;Ils font aux rossignols leurs gros yeux de chouettes :
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Lâenfant est lâignorant, ils sont lâignorantin ;Ils raturent lâesprit, la splendeur, le matin ;Ils sarclent lâidĂ©al ainsi quâun barbarisme,Et ces culs de bouteille ont le dĂ©dain du prisme
Ainsi lâon mâentendait dans ma geĂŽle crier.
Le monologue avait le temps de varier.Et je mâexaspĂ©rais, faisant la faute Ă©norme,Ayant raison au fond, dâavoir tort dans la forme.AprĂšs lâabbĂ© Tuet, je maudissais Bezout ;Car, outre les pensums oĂč lâesprit se dissout,JâĂ©tais alors en proie Ă la mathĂ©matique.Temps sombre ! enfant Ă©mu du frisson poĂ©tique,Pauvre oiseau qui heurtais du crĂąne mes barreaux,On me livrait tout vif aux chiffres, noirs bourreaux ;On me faisait de force ingurgiter lâalgĂšbre ;On me liait au fond dâun Boisbertrand funĂšbre ;On me tordait, depuis les ailes jusquâau bec,Sur lâaffreux chevalet des X et des Y ;HĂ©las ! on me fourrait sous les os maxillairesLe thĂ©orĂšme ornĂ© de tous ses corollaires ;Et je me dĂ©battais, lugubre patientDu diviseur prĂȘtant main-forte au quotient.De lĂ mes cris.
Un jour, quand lâhomme sera sage,Lorsquâon nâinstruira plus les oiseaux par la cage,Quand les sociĂ©tĂ©s difformes sentirontDans lâenfant mieux compris se redresser leur front,Que, des libres essors ayant sondĂ© les rĂšgles,On connaĂźtra la loi de croissance des aigles,Et que le plein midi rayonnera pour tous,Savoir Ă©tant sublime, apprendre sera doux.Alors, tout en laissant au sommet des Ă©tudesLes grands livres latins et grecs, ces solitudesOĂč lâĂ©clair gronde, oĂč luit la mer, oĂč lâastre rit,Et quâemplissent les vents immenses de lâesprit,Câest en les pĂ©nĂ©trant dâexplication tendre,En les faisant aimer, quâon les fera comprendre.
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HomĂšre emportera dans son vaste refluxLâĂ©colier Ă©bloui ; lâenfant ne sera plusUne bĂȘte de somme attelĂ©e Ă Virgile ;Et lâon ne verra plus ce vif esprit agileDevenir, sous le fouet dâun cuistre ou dâun abbĂ©,Le lourd cheval poussif du pensum embourbĂ©.
Chaque village aura, dans un temple rustique,Dans la lumiĂšre, au lieu du magister antique,Trop noir pour que jamais le jour y pĂ©nĂ©trĂąt,Lâinstituteur lucide et grave, magistratDu progrĂšs, mĂ©decin de lâignorance, et prĂȘtreDe lâidĂ©e ; et dans lâombre on verra disparaĂźtreLâĂ©ternel Ă©colier et lâĂ©ternel pĂ©dant.Lâaube vient en chantant, et non pas en grondant.Nos fils riront de nous dans cette blanche sphĂšre ;Ils se demanderont ce que nous pouvions faireEnseigner au moineau par le hibou hagard.Alors, le jeune esprit et le jeune regardSe lĂšveront avec une clartĂ© sereineVers la science auguste, aimable et souveraine ;Alors, plus de grimoire obscur, fade, Ă©touffant ;Le maĂźtre, doux apĂŽtre inclinĂ© sur lâenfant,Fera, lui versant Dieu, lâazur et lâharmonie,Boire la petite Ăąme Ă la coupe infinie.Alors, tout sera vrai, lois, dogmes, droits, devoirs.Tu laisseras passer dans tes jambages noirsUne pure lueur, de jour en jour moins sombre,Ă nature, alphabet des grandes lettres dâombre !
Paris, mai 1831.
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XIVĂ Granville, en 1836
Voie juin. Le moineau railleDans les champs les amoureux ;Le rossignol de murailleChante dans son nid pierreux.
Les herbes et les branchages,Pleins de soupirs et dâabois,Font de charmants rabĂąchagesDans la profondeur des bois.
La grive et la tourterelleProlongent, dans les nids sourds,La ravissante querelleDes baisers et des amours.
Sous les treilles de la plaine,Dans lâantre oĂč verdit lâosier,Virgile enivre SilĂšne,Et Rabelais Grandgousier.
Ă Virgile, verse Ă boire !Verse Ă boire, ĂŽ Rabelais !La forĂȘt est une gloire ;La caverne est un palais !
Il nâest pas de lac ni dâĂźleQui ne nous prenne au gluau,Qui nâimprovise une idylle,Ou qui ne chante un duo.
Car lâamour chasse aux bocages,Et lâamour pĂȘche aux ruisseaux,Car les belles sont les cagesDont nos cĆurs sont les oiseaux.
De la source, sa cuvette,La fleur, faisant son miroir,
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Dit : « Bonjour, » à la fauvette,Et dit au hibou : « Bonsoir. »
Le toit espĂšre la gerbe,Pain dâabord et chaume aprĂšs ;La croupe du bĆuf dans lâherbeSemble un mont dans les forĂȘts.
LâĂ©tang rit Ă la macreuse,Le prĂ© rit au loriot,Pendant que lâorniĂšre creuseGronde le lourd chariot.
Lâor fleurit en giroflĂ©e ;Lâancien zĂ©phir fabuleuxSouffle avec sa joue enflĂ©eAu fond des nuages bleus.
Jersey, sur lâonde docile,Se drape dâun beau ciel pur,Et prend des airs de SicileDans un grand haillon dâazur
Partout lâĂ©glogue est Ă©crite :MĂȘme en la froide Albion,Lâair est plein de ThĂ©ocrite,Le vent sait par cĆur Bion,
Et redit, mélancolique,La chanson que fredonnaMoschus, grillon bucoliqueDe la cheminée Etna.
Lâhiver tousse, vieux phtisique,Et sâen va ; la brume fond ;Les vagues font la musiqueDes vers que les arbres font.
Toute la nature sombreVerse un mystĂ©rieux jour ;LâĂąme qui rĂȘve a plus dâombreEt la fleur a plus dâamour.
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Lâherbe Ă©clate en pĂąquerettes ;Les parfums, quâon croit muets,Content les peines secrĂštesDes liserons aux bleuets.
Les petites ailes blanchesSur les eaux et les sillonsSâabattent en avalanches ;Il neige des papillons.
Et sur la mer, qui reflĂšteLâaube au sourire dâĂ©mail,La bruyĂšre violetteMet au vieux mont un camail ;
Afin quâil puisse, Ă lâabĂźmeQuâil contient et quâil bĂ©nit,Dire sa messe sublimeSous sa mitre de granit.
Granville, juin 1836.
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XVLa Coccinelle
Elle me dit ! « Quelque choseMe tourmente. » Et jâaperçusSon cou de neige, et, dessus,Un petit insecte rose.
Jâaurais dĂ», â mais, sage ou fou,A seize ans, on est farouche, âVoir le baiser sur sa bouchePlus que lâinsecte Ă son cou.
On eût dit un coquillage ;Dos rose et taché de noir.Les fauvettes pour nous voirSe penchaient dans le feuillage.
Sa bouche fraĂźche Ă©tait lĂ ;Je me courbai sur la belle,Et je pris la coccinelle ;Mais le baiser sâenvola.
« Fils, apprends comme on me nomme, »Dit lâinsecte du ciel bleu ;« Les bĂȘtes sont au bon Dieu,Mais la bĂȘtise est Ă lâhomme. »
Paris, mai 1830.
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XVIVers 1820
Denise, ton mari, notre vieux pĂ©dagogue,Se promĂšne ; il sâen va troubler la fraĂźche Ă©glogueDu bel adolescent Avril dans la forĂȘt ;Tout tremble et tout devient pĂ©dant, dĂšs quâil parait :LâĂąne bougonne un thĂšme au bĆuf son camarade ;Le vent fait sa tartine, et lâarbre sa tirade ;LâĂ©glantier verdissant, doux garçon qui grandit,DĂ©clame le rĂ©cit de ThĂ©ramĂšne, et dit :Son front large est armĂ© de cornes menaçantes.
Denise, cependant, tu rĂȘves et tu chantes,A lâĂąge oĂč lâinnocence ouvre sa vague fleur ;Et, dâun Ćil ignorant, sans joie et sans douleur,Sans crainte et sans dĂ©sir, tu vois, Ă lâheure oĂč rentreLâĂ©tudiant en classe et le docteur dans lâantre,Venir Ă toi, montant ensemble lâescalier,Lâennui, maĂźtre dâĂ©cole, et lâamour, Ă©colier.
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XVIIĂ M. Froment Meurice
Nous sommes frĂšres : la fleurPar deux arts peut ĂȘtre faite.Le poĂšte est ciseleur ;Le ciseleur est poĂšte.
PoĂštes ou ciseleurs,Par nous lâesprit se rĂ©vĂšle.Nous rendons les bons meilleurs,Tu rends la beautĂ© plus belle.
Sur son bras ou sur son cou,Tu fais de tes rĂȘveries,Statuaire du bijou,Des palais de pierreries !
Ne dis pas : « Mon art nâest rien⊠»Sors de la route tracĂ©e,Ouvrier magicien,Et mĂȘle Ă lâor la pensĂ©e !
Tous les penseurs, sans chercherQui finit ou qui commence,Sculptent le mĂȘme rocher :Ce rocher, câest lâart immense.
Michel-Ange, grand vieillard,En larges blocs quâil nous jette,Le fait jaillir au hasard ;Benvenuto nous lâĂ©miette.
Et, devant lâart infini,Dont jamais la loi ne change,La miette de CelliniVaut le bloc de Michel-Ange.
Tout est grand ; sombre ou vermeil,Tout feu qui brille est une Ăąme.
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LâĂ©toile vaut le soleil ;LâĂ©tincelle vaut la flamme.
Paris, octobre 1841.
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XVIIILes oiseaux
Je rĂȘvais dans un grand cimetiĂšre dĂ©sert ;De mon Ăąme et des morts jâĂ©coutais le concert,Parmi les fleurs de lâherbe et les croix de la tombe.Dieu veut que ce qui naĂźt sorte de ce qui tombe.Et lâombre mâemplissait.
Autour de moi, nombreux,Gais, sans avoir souci de mon front tĂ©nĂ©breux,Dans ce champ, lit fatal de la sieste derniĂšre,Des moineaux francs faisaient lâĂ©cole buissonniĂšre.
CâĂ©tait lâĂ©ternitĂ© que taquine lâinstant.Ils allaient et venaient, chantant, volant, sautant,Ăgratignant la mort de leurs griffes pointues,Lissant leur bec au nez lugubre des statues,Becquetant les tombeaux, ces grains mystĂ©rieux.Je pris ces tapageurs ailĂ©s au sĂ©rieux ;Je criai : â Paix aux morts ! vous ĂȘtes des harpies.â Nous sommes des moineaux, me dirent ces impies.â Silence ! allez-vous-en ! repris-je, peu clĂ©ment.Ils sâenfuirent ; jâĂ©tais le plus fort. Seulement,Un dâeux resta derriĂšre, et, pour toute musique,Dressa la queue, et dit : â Quel est ce vieux classique
Comme ils sâen allaient tous, furieux, maugrĂ©ant,Criant, et regardant de travers le gĂ©ant,Un houx noir qui songeait prĂšs dâune tombe, un sage,MâarrĂȘta brusquement par la manche au passage,Et me dit : â Ces oiseaux sont dans leur fonction.Laisse-les. Nous avons besoin de ce rayon.Dieu les envoie. Ils font vivre le cimetiĂšre.Homme, ils sont la gaietĂ© de la nature entiĂšre ;Ils prennent son murmure au ruisseau, sa clartĂ©A lâastre, son sourire au matin enchantĂ© ;Partout oĂč rit un sage, ils lui prennent sa joie,Et nous lâapportent ; lâombre en les voyant flamboie ;
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Ils emplissent leurs becs des cris des Ă©coliers ;Ă travers lâhomme et lâherbe, et lâonde, et les halliers,
Ils vont pillant la joie en lâunivers immense.Ils ont cette raison qui te semble dĂ©mence.Ils ont pitiĂ© de nous qui loin dâeux languissons ;Et, lorsquâils sont bien pleins de jeux et de chansons,DâĂ©glogues, de baisers, de tous les commĂ©ragesQue les nids en avril font sous les verts ombrages,Ils accourent, joyeux, charmants, lĂ©gers, bruyants,Nous jeter tout cela dans nos trous effrayants ;Et viennent, des palais, des bois, de la chaumiĂšre,Vider dans notre nuit toute cette lumiĂšre !Quand mai nous les ramĂšne, ĂŽ songeur, nous disons :« Les voilĂ ! » tout sâĂ©meut, pierres, tertres, gazons ;Le moindre arbrisseau parle, et lâherbe est en extase ;Le saule pleureur chante en achevant sa phrase ;Ils confessent les ifs, devenus babillards ;Ils jasent de la vie avec les corbillards ;Des linceuls trop pompeux ils dĂ©crochent lâagrafe ;Ils se moquent du marbre ; ils savent lâorthographe ;Et, moi qui suis ici le vieux chardon boudeur,Devant qui le mensonge Ă©tale sa laideur,Et ne se gĂȘne pas, me traitant comme un hĂŽte,Je trouve juste, ami, quâen lisant Ă voix hauteLâĂ©pitaphe oĂč le mort est toujours bon et beau,Ils fassent Ă©clater de rire le tombeau.
Paris, mai 1835.
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XIXVieille chansondu jeune temps
Je ne songeais pas Ă Rose ;Rose au bois vint avec moi ;Nous parlions de quelque chose,Mais je ne sais plus de quoi.
JâĂ©tais froid comme les marbres ;Je marchais Ă pas distraits ;Je parlais des fleurs, des arbres ;Son Ćil semblait dire : « AprĂšs ? »
La rosĂ©e offrait ses perles,Les taillis ses parasols ;Jâallais ; jâĂ©coutais les merles,Et Rose les rossignols.
Moi, seize ans, et lâair morose ;Elle vingt ; ses yeux brillaient.Les rossignols chantaient RoseEt les merles me sifflaient.
Rose, droite sur ses hanches,Leva son beau bras tremblantPour prendre une mûre aux branches ;Je ne vis pas son bras blanc.
Une eau courait, fraĂźche et creuseSur les mousses de velours ;Et la nature amoureuseDormait dans les grands bois sourds.
Rose dĂ©fit sa chaussure,Et mit, dâun air ingĂ©nu,Son petit pied dans lâeau pure ;Je ne vis pas son pied nu.
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Je ne savais que lui dire ;Je la suivais dans le bois,La voyant parfois sourireEt soupirer quelquefois.
Je ne vis quâelle Ă©tait belleQuâen sortant des grands bois sourds.« Soit ; nây pensons plus ! » dit-elle.Depuis, jây pense toujours.
Paris, juin 1831.
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XXĂ un poĂšte aveugle
Merci, poĂšte ! â au seuil de mes lares pieux,Comme un hĂŽte divin, tu viens et te dĂ©voiles ;Et lâaurĂ©ole dâor de tes vers radieuxBrille autour de mon nom comme un cercle dâĂ©toiles.
Chante ! Milton chantait ; chante ! HomĂšre a chantĂ©.Le poĂšte des sens perce la triste brume ;Lâaveugle voit dans lâombre un monde de clartĂ©.Quand lâĆil du corps sâĂ©teint, lâĆil de lâesprit sâallume.
Paris, mai 1842.
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XXIElle Ă©tait dĂ©chaussĂ©e, elle Ă©tait dĂ©coiffĂ©e,Assise, les pieds nus, parmi les joncs penchants ;Moi qui passais par lĂ , je crus voir une fĂ©e,Et je lui dis : Veux-tu tâen venir dans les champs ?
Elle me regarda de ce regard suprĂȘmeQui reste Ă la beautĂ© quand nous en triomphons,Et je lui dis : Veux-tu, câest le mois oĂč lâon aime,Veux-tu nous en aller sous les arbres profonds ?
Elle essuya ses pieds Ă lâherbe de la rive ;Elle me regarda pour la seconde fois,Et la belle folĂątre alors devint pensive.Oh ! comme les oiseaux chantaient au fond des bois !
Comme lâeau caressait doucement le rivage !Je vis venir Ă moi, dans les grands roseaux verts,La belle fille heureuse, effarĂ©e et sauvage,Ses cheveux dans ses yeux, et riant au travers.
Mont. -lâAm., juin 183âŠ
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XXIILa fĂȘte chez ThĂ©rĂšse
La chose fut exquise et fort bien ordonnĂ©e.CâĂ©tait au mois dâavril, et dans une journĂ©eSi douce, quâon eĂ»t dit quâamour lâeĂ»t faite exprĂšs.ThĂ©rĂšse la duchesse Ă qui je donnerais,Si jâĂ©tais roi, Paris, si jâĂ©tais Dieu, le monde,Quand elle ne serait que ThĂ©rĂšse la blonde ;Cette belle ThĂ©rĂšse, aux yeux de diamant,Nous avait conviĂ©s dans son jardin charmant.On Ă©tait peu nombreux. Le choix faisait la fĂȘte.Nous Ă©tions tous ensemble et chacun tĂȘte Ă tĂȘte.Des couples pas Ă pas erraient de tous cĂŽtĂ©s.CâĂ©taient les fiers seigneurs et les rares beautĂ©s,Les Amyntas rĂȘvant auprĂšs des LĂ©onores,Les marquises riant avec les monsignores ;Et lâon voyait rĂŽder dans les grands escaliersUn nain qui dĂ©robait leur bourse aux cavaliers.
Ă midi, le spectacle avec la mĂ©lodie.Pourquoi jouer Plautus la nuit ? La comĂ©dieEst une belle fille, et rit mieux au grand jour.Or, on avait bĂąti, comme un temple dâamour,PrĂšs dâun bassin dans lâombre habitĂ© par un cygne,Un thĂ©Ăątre en treillage oĂč grimpait une vigne.Un cintre Ă claire-voie en anse de panier,Cage verte oĂč sifflait un bouvreuil prisonnier,Couvrait toute la scĂšne, et, sur leurs gorges blanches,Les actrices sentaient errer lâombre des branches.On entendait au loin de magiques accords ;Et, tout en haut, sortant de la frise Ă mi-corps,Pour attirer la foule aux lazzis quâil rĂ©pĂšte,Le blanc Pulcinella sonnait de la trompette.Deux faunes soutenaient le manteau dâArlequin ;Trivelin leur riait au nez comme un faquin.Parmi les ornements sculptĂ©s dans le treillage,Colombine dormait dans un gros coquillage,
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Et, quand elle montrait son sein et ses bras nus,On eĂ»t cru voir la conque, et lâon eĂ»t dit VĂ©nus.Le seigneur Pantalon, dans une niche, Ă droite,Vendait des limons doux sur une table Ă©troite,Et criait par instants : « Seigneurs, lâhomme est divin.Dieu nâavait fait que lâeau, mais lâhomme a fait le vin. »Scaramouche en un coin harcelait de sa batteLe tragique Alcantor, suivi du triste Arbate ;Crispin, vĂȘtu de noir, jouait de lâĂ©ventail ;PerchĂ©, jambe pendante, au sommet du portail,Carlino se penchait, Ă©coutant les aubades,Et son pied Ă©bauchait de rĂȘveuses gambades.
Le soleil tenait lieu de lustre ; la saisonAvait brodĂ© de fleurs un immense gazon,Vert tapis dĂ©roulĂ© sous maint groupe folĂątre.RangĂ©s des deux cĂŽtĂ©s de lâagreste thĂ©Ăątre,Les vrais arbres du parc, les sorbiers, les lilas,Les Ă©bĂ©niers quâavril charge de falbalas,De leur sĂšve embaumĂ©e exhalant les dĂ©lices,Semblaient se divertir Ă faire les coulisses,Et, pour nous voir, ouvrant leurs fleurs comme des yeux,Joignaient aux violons leur murmure joyeux ;Si bien quâĂ ce concert gracieux et classique,La nature mĂȘlait un peu de sa musique.
Tout nous charmait, les bois, le jour serein, lâair pur,Les femmes tout amour, et le ciel tout azur.Pour la piĂšce, elle Ă©tait fort bonne, quoique ancienne,CâĂ©tait, nonchalamment assis sur lâavant-scĂšne,Pierrot qui haranguait, dans un grave entretien,Un singe timbalier Ă cheval sur un chien.
Rien de plus. CâĂ©tait simple et beau. â Par intervalles,Le singe faisait rage et cognait ses timbales ;Puis Pierrot rĂ©pliquait. â Ăcoutait qui voulait.Lâun faisait apporter des glaces au valet ;Lâautre, galant drapĂ© dâune cape fantasque,Parlait bas Ă sa dame en lui nouant son masque ;Trois marquis attablĂ©s chantaient une chanson ;
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ThĂ©rĂšse Ă©tait assise Ă lâombre dâun buisson :Les roses pĂąlissaient Ă cĂŽtĂ© de sa joue,Et, la voyant si belle, un paon faisait la roue.
Moi, jâĂ©coutais, pensif, un profane coupletQue fredonnait dans lâombre un abbĂ© violet.
La nuit vint, tout se tut ; les flambeaux sâĂ©teignirent ;Dans les bois assombris les sources se plaignirent.Le rossignol, cachĂ© dans son nid tĂ©nĂ©breux,Chanta comme un poĂšte et comme un amoureux.Chacun se dispersa sous les profonds feuillages ;Les folles en riant entraĂźnĂšrent les sages ;Lâamante sâen alla dans lâombre avec lâamant ;Et, troublĂ©s comme on lâest en songe, vaguement,Il sentaient par degrĂ©s se mĂȘler Ă leur Ăąme,A leurs discours secrets, Ă leurs regards de flamme,A leur cĆur, Ă leurs sens, Ă leur molle raison,Le clair de lune bleu qui baignait lâhorizon.
Avril 18âŠ
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XXIIILâenfance
Lâenfant chantait ; la mĂšre au lit extĂ©nuĂ©e,Agonisait, beau front dans lâombre se penchant ;La mort au-dessus dâelle errait dans la nuĂ©e ;Et jâĂ©coutais ce rĂąle, et jâentendais ce chant.
Lâenfant avait cinq ans, et, prĂšs de la fenĂȘtre,Ses rires et ses jeux faisaient un charmant bruit ;Et la mĂšre, Ă cĂŽtĂ© de ce pauvre doux ĂȘtreQui chantait tout le jour, toussait toute la nuit.
La mĂšre alla dormir sous les dalles du cloĂźtre ;Et le petit enfant se remit Ă chanter⊠âLa douleur est un fruit : Dieu ne le fait pas croĂźtreSur la branche trop faible encor pour le porter.
Paris, janvier 1835.
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XXIVHeureux lâhomme, occupĂ© de lâĂ©ternel destin,Qui, tel quâun voyageur qui part de grand matin,Se rĂ©veille, lâesprit rempli de rĂȘverie,Et, dĂšs lâaube du jour, se met Ă lire et prie !Ă mesure quâil lit, le jour vient lentementEt se fait dans son Ăąme ainsi quâau firmament.Il voit distinctement, Ă cette clartĂ© blĂȘme,Des choses dans sa chambre et dâautres en lui-mĂȘme ;Tout dort dans la maison ; il est seul, il le croit ;Et, cependant, fermant leur bouche de leur doigt,DerriĂšre lui, tandis que lâextase lâenivre,Les anges souriants se penchent sur son livre.
Paris, septembre 1842.
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XXVUnité
Par-dessus lâhorizon aux collines brunies,Le soleil, cette fleur des splendeurs infinies,Se penchait sur la terre Ă lâheure du couchant ;Une humble marguerite, Ă©close au bord dâun champ,Sur un mur gris, croulant parmi lâavoine folle,Blanche Ă©panouissait sa candide aurĂ©ole ;Et la petite fleur, par-dessus le vieux mur,Regardait fixement, dans lâĂ©ternel azur,Le grand astre Ă©panchant sa lumiĂšre immortelle.« Et, moi, jâai des rayons aussi ! » lui disait-elle.
Granville, juillet 1836.
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XXVIQuelques mots Ă un autre
On y revient ; il faut y revenir moi-mĂȘme.Ce quâon attaque en moi, câest mon temps, et je lâaime.Certes, on me laisserait en paix, passant obscur,Si je ne contenais, atome de lâazur,Un peu du grand rayon dont notre Ă©poque est faite.
Hier le citoyen, aujourdâhui le poĂšte ;Le « romantique » aprĂšs le « libĂ©ral ». â Allons,Soit ; dans mes deux sentiers mordez mes deux talons.Je suis le tĂ©nĂ©breux par qui tout dĂ©gĂ©nĂšre.Sur mon autre cĂŽtĂ© lancez lâautre tonnerre.
Vous aussi, vous mâavez vu tout jeune, et voiciQue vous me dĂ©noncez, bonhomme, vous aussi ;Me dĂ©chirant le plus allĂšgrement du monde,Par attendrissement pour mon enfance blonde.Vous me criez : « Comment, Monsieur ! quâest-ce que câest ?La stance va nu-pieds ! le drame est sans corset !La muse jette au vent sa robe dâinnocence !Et lâart crĂšve la rĂšgle et dit : « Câest la croissance ! »GĂ©ronte littĂ©raire aux aboiements plaintifs,Vous vous Ă©bahissez, en vers rĂ©trospectifs,Que ma voix trouble lâordre, et que ce romantiqueVive, et que ce petit, Ă qui lâArt PoĂ©tiqueAvec tant de bontĂ© donna le pain et lâeau,Devienne si pesant aux genoux de Boileau !Vous regardez mes vers, pourvus dâongles et dâailes,Refusant de marcher derriĂšre les modĂšles,Comme aprĂšs les doyens marchent les petits clercs ;Vous en voyez sortir de sinistres Ă©clairs ;Horreur ! et vous voilĂ poussant des cris dâhyĂšneĂ travers les barreaux de la Quotidienne.
Vous Ă©puisez sur moi tout votre calepin,Et le pĂšre Bouhours et le pĂšre Rapin ;
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Et mâĂ©crasant avec tous les noms quâon vĂ©nĂšre,Vous lĂąchez le grand mot : RĂ©volutionnaire.
Et, sur ce, les pĂ©dants en chĆur disent : Amen !On mâempoigne ; on me fait passer mon examen ;La Sorbonne bredouille et lâĂ©cole griffonne ;De vingt plumes jaillit la colĂšre bouffonne :« Que veulent ces affreux novateurs ? ça, des vers ?Devant leurs livres noirs, la nuit, dans lâombre ouverts,Les lectrices ont peur au fond de leurs alcĂŽves.Le Pinde entend rugir leurs rimes bĂȘtes fauves,Et frĂ©mit. Par leur faute aujourdâhui tout est mort ;Lâalexandrin saisit la cĂ©sure, et la mord ;Comme le sanglier dans lâherbe et dans la sauge,Au beau milieu du vers lâenjambement patauge ;Que va-t-on devenir ? Richelet sâobscurcit.Il faut Ă toute chose un magister dixit.Revenons Ă la rĂšgle, et sortons de lâopprobre ;LâhippocrĂšne est de lâeau ; donc, le beau, câest le sobre.Les vrais sages ayant la raison pour lien,Ont toujours consultĂ©, sur lâart, Quintilien ;Sur lâalgĂšbre, Leibnitz ; sur la guerre, VĂ©gĂšce. »
Quand lâimpuissance Ă©crit, elle signe : Sagesse.
Je ne vois pas pourquoi je ne vous dirais pointCe quâĂ dâautres jâai dit sans leur montrer le poing.Eh bien, dĂ©masquons-nous ! câest vrai, notre Ăąme est noire ;Sortons du domino nommĂ© forme oratoire.On nous a vus, poussant vers un autre horizonLa langue, avec la rime entraĂźnant la raison,Lancer au pas de charge, en batailles rangĂ©es,Sur Laharpe Ă©perdu, toutes ces insurgĂ©es.Nous avons au vieux style attachĂ© ce brĂ»lot :LibertĂ© ! Nous avons, dans le mĂȘme complot,Mis lâesprit, pauvre diable, et le mot, pauvre hĂšre ;Nous avons dĂ©chirĂ© le capuchon, la haire,Le froc, dont on couvrait lâIdĂ©e aux yeux divins.Tous ont fait rage en foule. Orateurs, Ă©crivains,PoĂštes, nous avons, du doigt avançant lâheure,
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Dit Ă la rhĂ©torique : â Allons, fille majeure,LĂšve les yeux ! â et jâai, chantant, luttant, bravant,Tordu plus dâune grille au parloir du couvent ;Jâai, torche en main, ouvert les deux battants du drame ;Pirates, nous avons, Ă la voile, Ă la rame,De la triple unitĂ© pris lâaride archipel ;Sur lâHĂ©licon tremblant jâai battu le rappel.Tout est perdu ! le vers vague sans museliĂšre !A Racine effarĂ© nous prĂ©fĂ©rons MoliĂšre ;Ă pĂ©dants ! Ă Ducis nous prĂ©fĂ©rons Rotrou.LucrĂšce Borgia sort brusquement dâun trou,Et mĂȘle des poisons hideux Ă vos guimauves ;Le drame Ă©chevelĂ© fait peur Ă vos fronts chauves ;Câest horrible ! oui, brigand, jacobin, malandrin,Jâai disloquĂ© ce grand niais dâalexandrin ;
Les mots de qualitĂ©, les syllabes marquises,Vivaient ensemble au fond de leurs grottes exquises,Faisant la bouche en cĆur et ne parlant quâentre eux,Jâai dit aux mots dâen bas : Manchots, boiteux, goĂźtreux,Redressez-vous ! planez, et mĂȘlez-vous, sans rĂšgles,Dans la caverne immense et farouche des aigles !Jâai dĂ©jĂ confessĂ© ce tas de crimes-lĂ ;Oui, je suis Papavoine, Ărostrate, Attila :AprĂšs ?
Emportez-vous, et criez Ă la garde,Brave homme ! tempĂȘtez ! tonnez ! je vous regarde.Nos progrĂšs prĂ©tendus vous semblent outrageants ;Vous dĂ©testez ce siĂšcle oĂč, quand il parle aux gens,Le vers des trois saluts dâusage se dispense ;Temps sombre oĂč, sans pudeur, on Ă©crit comme on pense,OĂč lâon est philosophe et poĂšte crĂ»ment,OĂč de ton vin sincĂšre, adorable, Ă©cumant,Ă sĂ©vĂšre idĂ©al, tous les songeurs sont ivres.Vous couvrez dâabat-jour, quand vous ouvrez nos livres,Vos yeux, par la clartĂ© du mot propre brĂ»lĂ©s ;Vous exĂ©crez nos vers francs et vrais, vous hurlezDe fureur en voyant nos strophes toutes nues.Mais oĂč donc est le temps des nymphes ingĂ©nues,
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Qui couraient dans les bois, et dont la nuditĂ©Dansait dans la lueur des vagues soirs dâĂ©tĂ© ?
Sur lâaube nue et blanche, entrouvrant sa fenĂȘtre,Faut-il plisser la brume honnĂȘte et prude, et mettreUne feuille de vigne Ă lâastre dans lâazur ?Le flot, conque dâamour, est-il dâun goĂ»t peu sĂ»r ?Ă Virgile, Pindare, OrphĂ©e ! est-ce quâon gaze,Comme une obscĂ©nitĂ©, les ailes de PĂ©gase,Qui semble, les ouvrant au haut du mont bĂ©ni,Lâimmense papillon du baiser infini ?Est-ce que le soleil splendide est un cynique ?La fleur a-t-elle tort dâĂ©carter sa tunique ?Calliope, planant derriĂšre un pan des cieux,Fait donc mal de montrer Ă Dante soucieuxSes seins Ă©blouissants Ă travers les Ă©toiles ?Vous ĂȘtes un ancien dâhier. Libre et sans voiles,Le grand Olympe nu vous ferait dire : Fi !Vous mettez une jupe au Cupidon bouffi ;Au clinquant, aux neuf sĆurs en atours, au ParnasseDe Titon du Tillet, votre goĂ»t est tenace ;Les MĂ©nades pour vous danseraient le cancan ;Apollon vous ferait lâeffet dâun Mohican ;Vous prendriez VĂ©nus pour une sauvagesse.
LâĂąge â câest lĂ souvent toute notre sagesse âA beau vous bougonner tout bas : « Vous avez tort,Vous vous ferez tousser si vous criez si fort ;Pour quelques nouveautĂ©s sauvages et fortuites,Monsieur, ne troublez pas la paix de vos pituites.Ces gens-ci vont leur train ; quâest-ce que ça vous fait ?Ils ne trouvent que cendre au feu qui vous chauffait.Pourquoi dĂ©clarez-vous la guerre Ă leur tapage ?Ce siĂšcle est libĂ©ral comme vous fĂ»tes page.Fermez bien vos volets, tirez bien vos rideaux,Soufflez votre chandelle, et tournez-lui le dos !Quâest lâĂąme du vrai sage ? Une sourde-muette.Que vous importe, Ă vous, que tel ou tel poĂšte,Comme lâoiseau des cieux, veuille avoir sa chanson ;Et que tel garnement du Pinde, nourrisson
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Des Muses, au milieu dâun bruit de corybante,Marmot sombre, ait mordu leur gorge un peu tombante ? »
Vous nâen tenez nul compte, et vous nâĂ©coutez rien.Voltaire, en vain, grand homme et peu voltairien,Vous murmure Ă lâoreille : « Ami, tu nous assommes ! »â Vous Ă©cumez â partant de ceci : que nous, hommesDe ce temps dâanarchie et dâenfer, nous donnonsLâassaut au grand Louis juchĂ© sur vingt grands noms ;Vous dites quâaprĂšs tout nous perdons notre peine,Que haute est lâescalade et courte notre haleine ;Que câest dit, que jamais nous ne rĂ©ussirons ;Que Batteux nous regarde avec ses gros yeux ronds,Que TancrĂšde est de bronze et quâHamlet est de sable.Vous dĂ©clarez Boileau perruque indĂ©frisable ;Et, coiffĂ© de lauriers, dâun coup dâĆil de travers,Vous indiquez le tas dâordures de nos vers,Fumier oĂč la laideur de ce siĂšcle se guindeAu pauvre vieux bon goĂ»t, ce balayeur du Pinde ;Et mĂȘme, allant plus loin, vaillant, vous nous criez :« Je vais vous balayer moi-mĂȘme ! »
Balayez.
Paris, novembre 1834.
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XXVIIOui, je suis le rĂȘveur ; je suis le camaradeDes petites fleurs dâor du mur qui se dĂ©grade,Et lâinterlocuteur des arbres et du vent.Tout cela me connaĂźt, voyez-vous. Jâai souvent,En mai, quand de parfums les branches sont gonflĂ©es,Des conversations avec les giroflĂ©es ;Je reçois des conseils du lierre et du bleuet.LâĂȘtre mystĂ©rieux, que vous croyez muet,Sur moi se penche, et vient avec ma plume Ă©crire.Jâentends ce quâentendit Rabelais ; je vois rireEt pleurer ; et jâentends ce quâOrphĂ©e entendit.Ne vous Ă©tonnez pas de tout ce que me ditLa nature aux soupirs ineffables. Je causeAvec toutes les voix de la mĂ©tempsycose.Avant de commencer le grand concert sacrĂ©,Le moineau, le buisson, lâeau vive dans le prĂ©,La forĂȘt, basse Ă©norme, et lâaile et la corolle,Tous ces doux instruments, mâadressent la parole ;Je suis lâhabituĂ© de lâorchestre divin ;Si je nâĂ©tais songeur, jâaurais Ă©tĂ© sylvain.Jâai fini, grĂące au calme en qui je me recueille,Ă force de parler doucement Ă la feuille,Ă la goutte de pluie, Ă la plume, au rayon,Par descendre Ă ce point dans la crĂ©ation,Cet abĂźme oĂč frissonne un tremblement farouche,Que je ne fais plus mĂȘme envoler une mouche !Le brin dâherbe, vibrant dâun Ă©ternel Ă©moi,Sâapprivoise et devient familier avec moi,Et, sans sâapercevoir que je suis lĂ , les rosesFont avec les bourdons toutes sortes de choses ;Quelquefois, Ă travers les doux rameaux bĂ©nis,Jâavance largement ma face sur les nids,Et le petit oiseau, mĂšre inquiĂšte et sainte,Nâa pas plus peur de moi que nous nâaurions de crainte,Nous, si lâĆil du bon Dieu regardait dans nos trous ;Le lys prude me voit approcher sans courroux,Quand il sâouvre aux baisers du jour ; la violette
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La plus pudique fait devant moi sa toilette ;Je suis pour ces beautĂ©s lâami discret et sĂ»rEt le frais papillon, libertin de lâazur,Qui chiffonne gaĂźment une fleur demi-nue,Si je viens Ă passer dans lâombre, continue,Et, si la fleur se veut cacher dans le gazon,Il lui dit : « Es-tu bĂȘte ! Il est de la maison. »
Les Roches, août 1835.
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XXVIIIIl faut que le poĂšte, Ă©pris dâombre et dâazur,Esprit doux et splendide, au rayonnement pur,Qui marche devant tous, Ă©clairant ceux qui doutent,Chanteur mystĂ©rieux quâen tressaillant Ă©coutentLes femmes, les songeurs, les sages, les amants,Devienne formidable Ă de certains moments.Parfois, lorsquâon se met Ă rĂȘver sur son livre,OĂč tout berce, Ă©blouit, calme, caresse, enivre,OĂč lâĂąme, Ă chaque pas, trouve Ă faire son miel,OĂč les coins les plus noirs ont des lueurs du ciel ;Au milieu de cette humble et haute poĂ©sie,Dans cette paix sacrĂ©e oĂč croĂźt la fleur choisie,OĂč lâon entend couler les sources et les pleurs,OĂč les strophes, oiseaux peints de mille couleurs,Volent chantant lâamour, lâespĂ©rance et la joie ;Il faut que, par instants, on frissonne, et quâon voieTout Ă coup, sombre, grave et terrible au passant,Un vers fauve sortir de lâombre en rugissant !Il faut que le poĂšte, aux semences fĂ©condes,Soit comme ces forĂȘts vertes, fraĂźches, profondes,Pleines de chants, amour du vent et du rayon,Charmantes, oĂč, soudain, lâon rencontre un lion.
Paris, mai 1842.
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XXIXHalte en marchant
Une brume couvrait lâhorizon ; maintenant,Voici le clair midi qui surgit rayonnant ;Le brouillard se dissout en perles sur les branches,Et brille, diamant, au collier des pervenches.Le vent souffle Ă travers les arbres, sur les toitsDu hameau noir cachant ses chaumes dans les bois ;Et lâon voit tressaillir, Ă©pars dans les ramĂ©es,Le vague arrachement des tremblantes fumĂ©es ;Un ruisseau court dans lâherbe, entre deux hauts talus,Sous lâagitation des saules chevelus ;Un orme, un hĂȘtre, anciens du vallon, arbres frĂšresQui se donnent la main des deux rives contraires,Semblent, sous le ciel bleu, dire : A la bonne foi !Lâoiseau chante son chant plein dâamour et dâeffroi,Et du frĂ©missement des feuilles et des ailesLâĂ©tang luit sous le vol des vertes demoiselles.Un bouge est lĂ , montrant dans la sauge et le thymUn vieux saint souriant parmi des brocs dâĂ©tain,Avec tant de rayons et de fleurs sur la berge,Que câest peut-ĂȘtre un temple ou peut-ĂȘtre une auberge.Que notre bouche ait soif, ou que ce soit le cĆur,Gloire au Dieu bon qui tend la coupe au voyageur !Nous entrons. « Quâavez-vous ! â Des Ćufs frais, de lâeau fraĂźche. »On croit voir lâhumble toit effondrĂ© dâune crĂšche.A la source du prĂ©, quâabrite un vert rideau,Une enfant blonde alla remplir sa jarre dâeau,Joyeuse et soulevant son jupon de futaine.Pendant quâelle plongeait sa cruche Ă la fontaine,Lâeau semblait admirer, gazouillant doucement,Cette belle petite aux yeux de firmament.Et moi, prĂšs du grand lit drapĂ© de vieilles serges,Pensif, je regardais un Christ battu de verges.Eh ! quâimporte lâoutrage aux martyrs Ă©clatants,Affront de tous les lieux, crachat de tous les temps,
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Vaine clameur dâaveugle, Ă©ternelle huĂ©eOĂč la foule toujours sâest follement ruĂ©e !
Plus tard, le vagabond flagellĂ© devient Dieu.Ce front noir et saignant semble fait de ciel bleu,Et, dans lâombre, Ă©clairant palais, temple, masure,Le crucifix blanchit et JĂ©sus-Christ sâazure.La foule un jour suivra vos pas ; allez, saignez,Souffrez, penseurs, des pleurs de vos bourreaux baignĂ©s !Le deuil sacre les saints, les sages, les gĂ©nies ;La tremblante aurĂ©ole Ă©clĂŽt aux gĂ©monies,Et, sur ce vil marais, flotte, lueur du ciel,Du cloaque de sang feu follet Ă©ternel.Toujours au mĂȘme but le mĂȘme sort ramĂšne :Il est, au plus profond de notre histoire humaine,Une sorte de gouffre, oĂč viennent, tour Ă tour,Tomber tous ceux qui sont de la vie et du jour,Les bons, les purs, les grands, les divins, les cĂ©lĂšbres,Flambeaux Ă©chevelĂ©s au souffle des tĂ©nĂšbres ;LĂ se sont engloutis les Dantes disparus,Socrate, Scipion, Milton, Thomas Morus,Eschyle, ayant aux mains des palmes frissonnantes.Nuit dâoĂč lâon voit sortir leurs mĂ©moires planantes !Car ils ne sont complets quâaprĂšs quâils sont dĂ©chus.De lâexil dâAristide, au bĂ»cher de Jean Huss,Le genre humain pensif â câest ainsi que nous sommes âRĂȘve Ă©bloui devant lâabĂźme des grands hommes.Ils sont, telle est la loi des hauts destins penchant,Tes semblables, soleil ! leur gloire est leur couchant ;Et, fier Niagara dont le flot gronde et lutte,Tes pareils : ce quâils ont de plus beau, câest leur chute.
Un de ceux qui liaient JĂ©sus-Christ au poteau,Et qui, sur son dos nu, jetaient un vil manteau,Arracha de ce front tranquille une poignĂ©eDe cheveux quâinondait la sueur rĂ©signĂ©e,Et dit : « Je vais montrer Ă CaĂŻphe cela ! »Et, crispant son poing noir, cet homme sâen alla.La nuit Ă©tait venue et la rue Ă©tait sombre ;Lâhomme marchait ; soudain, il sâarrĂȘta dans lâombre,
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StupĂ©fait, pĂąle, et comme en proie aux visions,FrĂ©missant ! â Il avait dans la main des rayons.
ForĂȘt de CompiĂšgne, juin 1837.
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LIVRE DEUXIĂME
LâĂąme en fleur
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IPremier mai
Tout conjugue le verbe aimer. Voici les roses.Je ne suis pas en train de parler dâautres choses ;Premier mai ! lâamour gai, triste, brĂ»lant, jaloux,Fait soupirer les bois, les nids, les fleurs, les loups ;Lâarbre oĂč jâai, lâautre automne, Ă©crit une devise,La redit pour son compte, et croit quâil lâimprovise ;Les vieux antres pensifs, dont rit le geai moqueur,Clignent leurs gros sourcils et font la bouche en cĆur ;LâatmosphĂšre, embaumĂ©e et tendre, semble pleine,Des dĂ©clarations quâau Printemps fait la plaine,
Et que lâherbe amoureuse adresse au ciel charmant.A chaque pas du jour dans le bleu firmament,La campagne Ă©perdue, et toujours plus Ă©prise,Prodigue les senteurs, et, dans la tiĂšde brise,Envoie au renouveau ses baisers odorants ;Tous ses bouquets, azurs, carmins, pourpres, safrans,Dont lâhaleine sâenvole en murmurant : Je tâaime !Sur le ravin, lâĂ©tang, le prĂ©, le sillon mĂȘme,Font des taches partout de toutes les couleurs ;Et, donnant les parfums, elle a gardĂ© les fleurs ;Comme si ses soupirs et ses tendres missivesAu mois de mai, qui rit dans les branches lascives,Et tous les billets doux de son amour bavard,Avaient laissĂ© leur trace aux pages du buvard !
Les oiseaux dans les bois, molles voix Ă©touffĂ©es,Chantent des triolets et des rondeaux aux fĂ©es ;Tout semble confier Ă lâombre un doux secret ;Tout aime, et tout lâavoue Ă voix basse ; on diraitQuâau nord, au sud brĂ»lant, au couchant, Ă lâaurore,La haie en fleur, le lierre et la source sonore,Les monts, les champs, les lacs et les chĂȘnes mouvantsRĂ©pĂštent un quatrain fait par les quatre vents.
Saint-Germain, 1er mai 18âŠ
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IIMes vers fuiraient, doux et frĂȘles,Vers votre jardin si beau,Si mes vers avaient des ailes,Des ailes comme lâoiseau.
Ils voleraient, Ă©tincelles,Vers votre foyer qui rit,Si mes vers avaient des ailes,Des ailes comme lâesprit.
PrĂšs de vous, purs et fidĂšles,Ils accourraient nuit et jour,Si mes vers avaient des ailes,Des ailes comme lâamour.
Paris, mars 18âŠ
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IIILe rouet dâOmphale
Il est dans lâatrium, le beau rouet dâivoire.La roue agile est blanche, et la quenouille est noire ;La quenouille est dâĂ©bĂšne incrustĂ© de lapis.Il est dans lâatrium sur un riche tapis.
Un ouvrier dâĂgine a sculptĂ© sur la plintheEurope, dont un dieu nâĂ©coute pas la plainte.Le taureau blanc lâemporte. Europe, sans espoir,Crie, et baissant les yeux, sâĂ©pouvante de voirLâOcĂ©an monstrueux qui baise ses pieds roses.
Des aiguilles, du fil, des boĂźtes demi-closes,Les laines de Milet, peintes de pourpre et dâor,Emplissent un panier prĂšs du rouet qui dort.
Cependant, odieux, effroyables, Ă©normes,Dans le fond du palais, vingt fantĂŽmes difformes,Vingt monstres tout sanglants, quâon ne voit quâĂ demi,Errent en foule autour du rouet endormi :Le lion nĂ©mĂ©en, lâhydre affreuse de Lerne,Cacus, le noir brigand de la noire caverne,Le triple GĂ©ryon, et les typhons des eaux,Qui, le soir, Ă grand bruit, soufflent dans les roseaux ;De la massue au front tous ont lâempreinte horrible ;Et tous, sans approcher, rĂŽdant dâun air terrible,Sur le rouet, oĂč pend un fil souple et liĂ©,Fixent de loin, dans lâombre, un Ćil humiliĂ©.
Juin 18âŠ
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IVChanson
Si vous nâavez rien Ă me dire,Pourquoi venir auprĂšs de moi ?Pourquoi me faire ce sourireQui tournerait la tĂȘte au roi ?Si vous nâavez rien Ă me dire,Pourquoi venir auprĂšs de moi ?
Si vous nâavez rien Ă mâapprendre,Pourquoi me pressez-vous la main ?Sur le rĂȘve angĂ©lique et tendre,Auquel vous songez en chemin,Si vous nâavez rien Ă mâapprendre,Pourquoi me pressez-vous la main ?
Si vous voulez que je mâen aille,Pourquoi passez-vous par ici ?Lorsque je vous vois, je tressaille :Câest ma joie et câest mon souci.Si vous voulez que je mâen aille,Pourquoi passez-vous par ici ?
Mai 18âŠ
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VHier au soir
Hier, le vent du soir, dont le souffle caresse,Nous apportait lâodeur des fleurs qui sâouvrent tard ;La nuit tombait ; lâoiseau dormait dans lâombre Ă©paisse.Le printemps embaumait, moins que votre jeunesse ;Les astres rayonnaient, moins que votre regard.
Moi, je parlais tout bas. Câest lâheure solennelleOĂč lâĂąme aime Ă chanter son hymne le plus doux.Voyant la nuit si pure, et vous voyant si belle,Jâai dit aux astres dâor : Versez le ciel sur elle !Et jâai dit Ă vos yeux : Versez lâamour sur nous !
Mai 18âŠ
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VILettre
Tu vois cela dâici. Des ocres et des craies ;Plaines oĂč les sillons croisent leurs mille raies,Chaumes Ă fleur de terre et que masque un buisson ;Quelques meules de foin debout sur le gazon ;De vieux toits enfumant le paysage bistre ;Un fleuve qui nâest pas le Gange ou le Caystre,Pauvre cours dâeau normand troublĂ© de sels marins ;Ă droite, vers le nord, de bizarres terrainsPleins dâangles quâon dirait façonnĂ©s Ă la pelle ;VoilĂ les premiers plans ; une ancienne chapelleY mĂȘle son aiguille, et range Ă ses cĂŽtĂ©sQuelques ormes tortus, aux profils irritĂ©s,Qui semblent, fatiguĂ©s du zĂ©phyr qui sâen joue,Faire une remontrance au vent qui les secoue.Une grosse charrette, au coin de ma maison,Se rouille ; et, devant moi, jâai le vaste horizon,Dont la mer bleue emplit toutes les Ă©chancrures ;Des poules et des coqs, Ă©talant leurs dorures,Causent sous ma fenĂȘtre, et les greniers des toitsMe jettent, par instants, des chansons en patois.Dans mon allĂ©e habite un cordier patriarche,Vieux qui fait bruyamment tourner sa roue, et marcheĂ reculons, son chanvre autour des reins tordu.Jâaime ces flots oĂč court le grand vent Ă©perdu ;Les champs Ă promener tout le jour me convient ;Les petits villageois, leur livre en main, mâenvient,Chez le maĂźtre dâĂ©cole oĂč je me suis logĂ©,Comme un grand Ă©colier abusant dâun congĂ©.Le ciel rit, lâair est pur ; tout le jour, chez mon hĂŽte,Câest un doux bruit dâenfants Ă©pelant Ă voix haute ;Lâeau coule, un verdier passe ; et, moi, je dis : Merci !Merci, Dieu tout-puissant ! â Ainsi je vis ; ainsi,Paisible, heure par heure, Ă petit bruit, jâĂ©pancheMes jours, tout en songeant Ă vous, ma beautĂ© blanche !JâĂ©coute les enfants jaser, et, par moment,
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Je vois en pleine mer, passer superbement,Au-dessus des pignons du tranquille village,Quelque navire ailĂ© qui fait un long voyage,Et fuit sur lâOcĂ©an, par tous les vents traquĂ©,Qui, naguĂšre dormait au port, le long du quai,Et que nâont retenu, loin des vagues jalouses,Ni les pleurs des parents, ni lâeffroi des Ă©pouses,Ni le sombre reflet des Ă©cueils dans les eaux,Ni lâimportunitĂ© des sinistres oiseaux.
PrĂšs le TrĂ©port, juin 18âŠ
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VIINous allions au verger cueillir des bigarreaux.Avec ses beaux bras blancs en marbre de Paros,Elle montait dans lâarbre et courbait une branche ;Les feuilles frissonnaient au vent ; sa gorge blanche,Ă Virgile, ondoyait dans lâombre et le soleil ;Ses petits doigts allaient chercher le fruit vermeil,Semblable au feu quâon voit dans le buisson qui flambe.Je montais derriĂšre elle ; elle montrait sa jambe,Et disait : « Taisez-vous ! » Ă mes regards ardents ;Et chantait. Par moments, entre ses belles dents,Pareille, aux chansons prĂšs, Ă Diane farouche,PenchĂ©e, elle mâoffrait la cerise Ă sa bouche ;Et ma bouche riait, et venait sây poser.Et laissait la cerise et prenait le baiser.
Triel, juillet 18âŠ
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VIIITu peux, comme il te plaĂźt, me faire jeune ou vieux.Comme le soleil fait serein ou pluvieuxLâazur dont il est lâĂąme et que sa clartĂ© dore,Tu peux mâemplir de brume ou mâinonder dâaurore.Du haut de ta splendeur, si pure quâen ses plis,Tu sembles une femme enfermĂ©e en un lys,Et quâĂ dâautres moments, lâĆil quâĂ©blouit ton ĂąmeCroit voir, en te voyant, un lys dans une femme.Si tu mâas souri, Dieu ! tout mon ĂȘtre bondit !Si, Madame, au milieu de tous, vous mâavez dit,A haute voix : « Bonjour, Monsieur », et bas : « Je tâaime ! »Si tu mâas caressĂ© de ton regard suprĂȘme,Je vis ! je suis lĂ©ger, je suis fier, je suis grand ;Ta prunelle mâĂ©claire en me transfigurant ;Jâai le reflet charmant des yeux dont tu mâaccueilles ;Comme on sent dans un bois des ailes sous les feuilles,On sent de la gaietĂ© sous chacun de mes mots ;Je cours, je vais, je ris ; plus dâennuis, plus de maux ;Et je chante, et voilĂ sur mon front la jeunesse !Mais que ton cĆur injuste, un jour, me mĂ©connaisse ;Quâil me faille porter en moi, jusquâĂ demain,LâĂ©nigme de ta main retirĂ©e Ă ma main ;â Quâai-je fait ? quâavait-elle ? Elle avait quelque chose.Pourquoi, dans la rumeur du salon oĂč lâon cause,Personne nâentendant, me disait-elle vous ? âSi je ne sais quel froid dans ton regard si douxA passĂ© comme passe au ciel une nuĂ©e,Je sens mon Ăąme en moi toute diminuĂ©e ;Je mâen vais, courbĂ©, las, sombre comme un aĂŻeul ;Il semble que sur moi, secouant son linceul,Se soit soudain penchĂ© le noir vieillard DĂ©cembre ;Comme un loup dans son trou, je rentre dans ma chambre ;Le chagrin â Ăąge et deuil, hĂ©las ! ont le mĂȘme air, âAssombrit chaque trait de mon visage amer,Et mây creuse une ride avec sa main pesante.Joyeux, jâai vingt-cinq ans ; triste, jâen ai soixante.
Paris, juin 18. .
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IXEn Ă©coutant les oiseaux
Oh ! quand donc aurez-vous fini, petits oiseaux,De jaser au milieu des branches et des eaux,Que nous nous expliquions et que je vous querelle ?Rouge-gorge, verdier, fauvette, tourterelle,Oiseaux, je vous entends, je vous connais. SachezQue je ne suis pas dupe, ĂŽ doux tĂ©nors cachĂ©s,De votre mĂ©lodie et de votre langage.Celle que jâaime est loin et pense Ă moi ; je gage,Ă rossignol dont lâhymne, exquis et gracieux,Donne un frĂ©missement Ă lâastre dans les cieux,Que ce que tu dis lĂ , câest le chant de son Ăąme.Vous guettez les soupirs de lâhomme et de la femme,Oiseaux ; quand nous aimons et quand nous triomphons,Quand notre ĂȘtre, tout bas, sâexhale en chants profonds,Vous, attentifs, parmi les bois inaccessibles,Vous saisissez au vol ces strophes invisibles,Et vous les rĂ©pĂ©tez tout haut, comme de vous ;Et vous mĂȘlez, pour rendre encor lâhymne plus doux,A la chanson des cĆurs, le battement des ailes ;Si bien quâon vous admire, Ă©couteurs infidĂšles,Et que le noir sapin murmure aux vieux tilleuls :« Sont-ils charmants dâavoir trouvĂ© cela tout seuls ! »Et que lâeau, palpitant sous le chant qui lâeffleure,Baise avec un sanglot le beau saule qui pleure ;Et que le dur tronc dâarbre a des airs attendris ;Et que lâĂ©pervier rĂȘve, oubliant la perdrix ;Et que les loups sâen vont songer auprĂšs des louves !« Divin ! » dit le hibou ; le moineau dit : « Tu trouves ? »Amour, lorsquâen nos cĆurs tu te rĂ©fugias,Lâoiseau vint y puiser ; ce sont ces plagiats,Ces chants quâun rossignol, belles, prend sur vos bouches,Qui font que les grands bois courbent leurs fronts farouches,Et que les lourds rochers, stupides et ravis,Se penchent, les laissant piller le chĂšnevis,
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Et ne distinguent plus, dans leurs rĂȘves Ă©tranges,La langue des oiseaux de la langue des anges.
Caudebec, septembre 183âŠ
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XMon bras pressait ta taille frĂȘleEt souple comme le roseau ;Ton sein palpitait comme lâaile Dâun jeune oiseau.
Longtemps muets, nous contemplĂąmesLe ciel oĂč sâĂ©teignait le jour.Que se passait-il dans nos Ăąmes ? Amour ! amour !
Comme un ange qui se dĂ©voile,Tu me regardais, dans ma nuit,Avec ton beau regard dâĂ©toile, Qui mâĂ©blouit.
ForĂȘt de Fontainebleau, juillet 18âŠ
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XILes femmes sont sur la terrePour tout idĂ©aliser ;Lâunivers est un mystĂšreQue commente leur baiser.
Câest lâamour qui, pour ceinture,A lâonde et le firmament,Et dont toute la nature,Nâest, au fond, que lâornement.
Tout ce qui brille, offre Ă lâĂąmeSon parfum ou sa couleur ;Si Dieu nâavait fait la femme,Il nâaurait pas fait la fleur.
Ă quoi bon vos Ă©tincelles,Bleus saphirs, sans les yeux doux ?Les diamants, sans les belles,Ne sont plus que des cailloux ;
Et, dans les charmilles vertes,Les roses dorment debout,Et sont des bouches ouvertesPour ne rien dire du tout.
Tout objet qui charme ou rĂȘveTient des femmes sa clartĂ© ;La perle blanche, sans Ăve,Sans toi, ma fiĂšre beautĂ©,
Ressemblant, tout enlaidie,A mon amour qui te fuit,Nâest plus que la maladieDâune bĂȘte dans la nuit.
Paris, avril 18âŠ
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XIIĂglogue
Nous errions, elle et moi, dans les monts de Sicile.Elle est fiĂšre pour tous et pour moi seul docile.Les cieux et nos pensĂ©es rayonnaient Ă la fois.Oh ! comme aux lieux dĂ©serts les cĆurs sont peu farouches !Que de fleurs aux buissons, que de baisers aux bouches, Quand on est dans lâombre des bois !
Pareils Ă deux oiseaux qui vont de cime en cime,Nous parvĂźnmes enfin tout au bord dâun abĂźme.Elle osa sâapprocher de ce sombre entonnoir ;Et, quoique mainte Ă©pine offensĂąt ses mains blanches,Nous tĂąchĂąmes, penchĂ©s et nous tenant aux branches, Dâen voir le fond lugubre et noir.
En ce mĂȘme moment, un titan centenaire,Qui venait dây rouler sous vingt coups de tonnerre,Se tordait dans ce gouffre oĂč le jour nâose entrer ;Et dâhorribles vautours au bec impitoyable,AttirĂ©s par le bruit de sa chute effroyable, Commençaient Ă le dĂ©vorer.
Alors, elle me dit : « Jâai peur quâon ne nous voie !Cherchons un antre afin dây cacher notre joie !Vois ce pauvre gĂ©ant ! nous aurions notre tour !Car les dieux envieux qui lâont fait disparaĂźtre,Et qui furent jaloux de sa grandeur, peut-ĂȘtre Seraient jaloux de notre amour ! »
Septembre 18. .
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XIIIViens ! â une flĂ»te invisibleSoupire dans les vergers. âLa chanson la plus paisibleEst la chanson des bergers.
Le vent ride, sous lâyeuse,Le sombre miroir des eaux. âLa chanson la plus joyeuseEst la chanson des oiseaux.
Que nul soin ne te tourmente.Aimons-nous ! aimons toujours ! âLa chanson la plus charmanteEst la chanson des amours.
Les Metz, aoĂ»t 18âŠ
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XIVBillet du matin
Si les liens des cĆurs ne sont pas des mensonges,Oh ! dites, vous devez avoir eu de doux songes,Je nâai fait que rĂȘver de vous toute la nuit.Et nous nous aimions tant ! vous me disiez : « Tout fuit,Tout sâĂ©teint, tout sâen va ; ta seule image reste. »Nous devions ĂȘtre morts dans ce rĂȘve cĂ©leste ;Il semblait que câĂ©tait dĂ©jĂ le paradis.Oh ! oui, nous Ă©tions morts, bien sĂ»r ; je vous le dis.Nous avions tous les deux la forme de nos Ăąmes.Tout ce que, lâun de lâautre, ici-bas nous aimĂąmesComposait notre corps de flamme et de rayons,Et, naturellement, nous nous reconnaissions.Il nous apparaissait des visages dâauroreQui nous disaient : « Câest moi ! » la lumiĂšre sonoreChantait ; et nous Ă©tions des frissons et des voix.Vous me disiez : « Ăcoute ! » et je rĂ©pondais : « Vois ! »Je disais : « Viens-nous-en dans les profondeurs sombres ;Vivons ; câest autrefois que nous Ă©tions des ombres. »Et, mĂȘlant nos appels et nos cris : « Viens ! oh ! viens !Et moi, je me rappelle, et toi, tu te souviens. »Ăblouis, nous chantions : â Câest nous-mĂȘmes qui sommesTout ce qui nous semblait, sur la terre des hommes,Bon, juste, grand, sublime, ineffable et charmant ;Nous sommes le regard et le rayonnement ;Le sourire de lâaube et lâodeur de la rose,Câest nous ; lâastre est le nid oĂč notre aile se pose ;Nous avons lâinfini pour sphĂšre et pour milieu,LâĂ©ternitĂ© pour lâĂąge ; et, notre amour, câest Dieu.
Paris, juin 18âŠ
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XVParoles dans lâombre
Elle disait : Câest vrai, jâai tort de vouloir mieux ;Les heures sont ainsi trĂšs doucement passĂ©es ;Vous ĂȘtes lĂ ; mes yeux ne quittent pas vos yeux,OĂč je regarde aller et venir vos pensĂ©es.
Vous voir est un bonheur ; je ne lâai pas complet.Sans doute, câest encor bien charmant de la sorte !Je veille, car je sais tout ce qui vous dĂ©plaĂźt,A ce que nul fĂącheux ne vienne ouvrir la porte ;
Je me fais bien petite, en mon coin, prĂšs de vous ;Vous ĂȘtes mon lion, je suis votre colombe ;Jâentends de vos papiers le bruit paisible et doux ;Je ramasse parfois votre plume qui tombe ;
Sans doute, je vous ai ; sans doute, je vous voi.La pensĂ©e est un vin dont les rĂȘveurs sont ivres,Je le sais ; mais, pourtant, je veux quâon songe Ă moi.Quand vous ĂȘtes ainsi tout un soir dans vos livres,
Sans relever la tĂȘte et sans me dire un mot,Une ombre reste au fond de mon cĆur qui vous aime ;Et, pour que je vous voie entiĂšrement, il fautMe regarder un peu, de temps en temps, vous-mĂȘme.
Paris, octobre 18âŠ
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XVILâhirondelle au printemps cherche les vieilles tours,DĂ©bris oĂč nâest plus lâhomme, oĂč la vie est toujours ;La fauvette en avril cherche, ĂŽ ma bien-aimĂ©e,La forĂȘt sombre et fraĂźche et lâĂ©paisse ramĂ©e,La mousse, et, dans les nĆuds des branches, les doux toitsQuâen se superposant font les feuilles des bois.Ainsi fait lâoiseau. Nous, nous cherchons, dans la ville,Le coin dĂ©sert, lâabri solitaire et tranquille.Le seuil qui nâa pas dâyeux obliques et mĂ©chants,La rue oĂč les volets sont fermĂ©s ; dans les champs.Nous cherchons le sentier du pĂątre et du poĂšte ;Dans les bois, la clairiĂšre inconnue et muetteOĂč le silence Ă©teint les bruits lointains et sourds.Lâoiseau cache son nid, nous cachons nos amours.
Fontainebleau, juin 18âŠ
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XVIISous les arbres
Ils marchaient Ă cĂŽtĂ© lâun de lâautre ; des dansesTroublaient le bois joyeux ; ils marchaient, sâarrĂȘtaient,Parlaient, sâinterrompaient, et, pendant les silences,Leurs bouches se taisant, leurs Ăąmes chuchotaient.
Ils songeaient ; ces deux cĆurs, que le mystĂšre Ă©coute,Sur la crĂ©ation au sourire innocentPenchĂ©s, et sây versant dans lâombre goutte Ă goutte,Disaient Ă chaque fleur quelque chose en passant.
Elle sait tous les noms des fleurs quâen sa corbeilleMais nous rapporte avec la joie et les beaux jours ;Elle les lui nommait comme eĂ»t fait une abeille,Puis elle reprenait : « Parlons de nos amours.
« Je suis en haut, je suis en bas, » lui disait-elle,« Et je veille sur vous, dâen bas comme dâen haut. »Il demandait comment chaque plante sâappelle,Se faisant expliquer le printemps mot Ă mot.
Ă champs ! il savourait ces fleurs et cette femme.Ă bois ! ĂŽ prĂ©s ! nature oĂč tout sâabsorbe en un,Le parfum de la fleur est votre petite Ăąme,Et lâĂąme de la femme est votre grand parfum !
La nuit tombait ; au tronc dâun chĂȘne, noir pilastre,Il sâadossait pensif ; elle disait : « VoyezMa priĂšre toujours dans vos cieux comme un astre,Et mon amour toujours comme un chien Ă tes pieds. »
Juin 18âŠ
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XVIIIJe sais bien quâil est dâusageDâaller en tous lieux criantQue lâhomme est dâautant plus sageQuâil rĂȘve plus de nĂ©ant ;
Dâapplaudir la grandeur noire,Les hĂ©ros, le fer qui luit,Et la guerre, cette gloireQuâon fait avec de la nuit ;
Dâadmirer les coups dâĂ©pĂ©e,Et la fortune, ce charDont une roue est PompĂ©e,Dont lâautre roue est CĂ©sar ;
Et Pharsale et TrasimĂšne,Et tout ce que les NĂ©ronsFont voler de cendre humaineDans le souffle des clairons !
Je sais que câest la coutumeDâadorer ces nains gĂ©antsQui, parce quâils sont Ă©cume,Se supposent ocĂ©ans ;
Et de croire Ă la poussiĂšre,A la fanfare qui fuit,Aux pyramides de pierre,Aux avalanches de bruit.
Moi, je préfÚre, Î fontaines !Moi, je préfÚre, Î ruisseaux !Au Dieu des grands capitaines,Le Dieu des petits oiseaux !
Ă mon doux ange, en ces ombresOĂč, nous aimant, nous brillons,Au Dieu des ouragans sombresQui poussent les bataillons,
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Au Dieu des vastes armées,Des canons au lourd essieu,Des flammes et des fumées,Je préfÚre le bon Dieu !
Le bon Dieu, qui veut quâon aime,Qui met au cĆur de lâamantLe premier vers du poĂšme,Le dernier au firmament !
Qui songe Ă lâaile qui pousse,Aux Ćufs blancs, au nid troublĂ©,Si la caille a de la mousse,Et si la grive a du blĂ© ;
Et qui fait, pour les OrphĂ©es,Tenir, immense et subtil,Tout le doux monde des fĂ©esDans le vert bourgeon dâavril !
Si bien, que cela sâenvoleEt se disperse au printemps,Et quâune vague aurĂ©oleSort de tous les nids chantants !
Vois-tu, quoique notre gloireBrille en ce que nous créons,Et dans notre grande histoirePleine de grands panthéons ;
Quoique nous ayons des glaives,Des temples, ChĂ©ops, Babel,Des tours, des palais, des rĂȘves,Et des tombeaux jusquâau ciel ;
Il resterait peu de chosesA lâhomme, qui vit un jour,Si Dieu nous ĂŽtait les roses,Si Dieu nous ĂŽtait lâamour !
Chelles, septembre 18âŠ
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XIXNâenvions rien
Ă femme, pensĂ©e aimante Et cĆur souffrant,Vous trouvez la fleur charmante Et lâoiseau grand ;
Vous enviez la pelouse Aux fleurs de miel ;Vous voulez que je jalouse Lâoiseau du ciel.
Vous dites, beautĂ© superbe Au front terni,Regardant tour Ă tour lâherbe Et lâinfini :
« Leur existence est la bonne ; LĂ , tout est beau ;LĂ , sur la fleur qui rayonne. Plane lâoiseau !
PrĂšs de vous, aile bĂ©nie, Lys enchantĂ©,Quâest-ce, hĂ©las ! que le gĂ©nie Et la beautĂ© ?
Fleur pure, alouette agile, à vous le prix !Toi, tu dépasses Virgile ; Toi, Lycoris !
Quel vol profond dans lâair sombre ! Quels doux parfums ! â »Et des pleurs brillent sous lâombre De vos cils bruns.
Oui, contemplez lâhirondelle, Les liserons ;
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Mais ne vous plaignez pas, belle, Car nous mourrons !
Car nous irons dans la sphĂšre De lâĂ©ther pur ;La femme y sera lumiĂšre, Et lâhomme azur ;
Et les roses sont moins belles Que les houris ;Et les oiseaux ont moins dâailes Que les esprits !
AoĂ»t 18âŠ
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XXIl fait froid
Lâhiver blanchit le dur chemin.Tes jours aux mĂ©chants sont en proie.La bise mord ta douce main ;La haine souffle sur ta joie.
La neige emplit le noir sillon.La lumiĂšre est diminuĂ©e⊠âFerme la porte Ă lâaquilon !Ferme ta vitre Ă la nuĂ©e !
Et puis laisse ton cĆur ouvert !Le cĆur, câest la sainte fenĂȘtre.Le soleil de brume est couvert ;Mais Dieu va rayonner peut-ĂȘtre !
Doute du bonheur, fruit mortel ;Doute de lâhomme plein dâenvie ;Doute du prĂȘtre et de lâautel ;Mais crois Ă lâamour, ĂŽ ma vie !
Crois Ă lâamour, toujours entier,Toujours brillant sous tous les voiles !A lâamour, tison du foyer !A lâamour rayon des Ă©toiles !
Aime et ne dĂ©sespĂšre pas,Dans ton Ăąme oĂč parfois je passe,OĂč mes vers chuchotent tout bas,Laisse chaque chose Ă sa place.
La fidĂ©litĂ© sans ennui,La paix des vertus Ă©levĂ©es,Et lâindulgence pour autrui,Ăponge des fautes lavĂ©es.
Dans ta pensĂ©e oĂč tout est beau,Que rien ne tombe ou ne recule.
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Fais de ton amour ton flambeau.On sâĂ©claire de ce qui brĂ»le.
A ces dĂ©mons dâinimitiĂ©,Oppose ta douceur sereine,Et rĂ©verse-leur en pitiĂ©Tout ce quâils tâont vomi de haine.
La haine, câest lâhiver du cĆur.Plains-les ! mais garde ton courage.Garde ton sourire vainqueur ;Bel arc-en-ciel, sors de lâorage !
Garde ton amour Ă©ternel.Lâhiver, lâastre Ă©teint-il sa flamme ?Dieu ne retire rien du ciel,Ne retire rien de ton Ăąme !
DĂ©cembre 18âŠ
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XXIIl lui disait : « Vois-tu, si tous deux nous pouvions,LâĂąme pleine de foi, le cĆur plein de rayons,Ivres de douce extase et de mĂ©lancolie,Rompre les mille nĆuds dont la ville nous lie ;Si nous pouvions quitter ce Paris triste et fou,Nous fuirions ; nous irions quelque part, nâimporte oĂč,Chercher loin des vains bruits, loin des haines jalouses,Un coin oĂč nous aurions des arbres, des pelouses ;Une maison petite avec des fleurs, un peuDe solitude, un peu de silence, un ciel bleu,La chanson dâun oiseau qui sur le toit se pose,De lâombre ; â et quel besoin avons-nous dâautre chose ? »
Juillet 18âŠ
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XXIIAimons toujours ! aimons encore !Quand lâamour sâen va, lâespoir fuit.Lâamour, câest le cri de lâaurore,Lâamour, câest lâhymne de la nuit.
Ce que le flot dit aux rivages,Ce que le vent dit aux vieux monts,Ce que lâastre dit aux nuages,Câest le mot ineffable. : Aimons !
Lâamour fait songer, vivre et croire.Il a, pour rĂ©chauffer le cĆur,Un rayon de plus que la gloire,Et ce rayon, câest le bonheur !
Aime ! quâon les loue ou les blĂąme,Toujours les grands cĆurs aimeront :Joins cette jeunesse de lâĂąmeA la jeunesse de ton front !
Aime, afin de charmer tes heures !Afin quâon voie en tes beaux yeuxDes voluptĂ©s intĂ©rieuresLe sourire mystĂ©rieux !
Aimons-nous toujours davantage !Unissons-nous mieux chaque jour.Les arbres croissent en feuillage ;Que notre Ăąme croisse en amour !
Soyons le miroir et lâimage !Soyons la fleur et le parfum !Les amants, qui, seuls sous lâombrage,Se sentent deux et ne sont quâun !
Les poĂštes cherchent les belles.La femme, ange aux chastes faveurs,Aime Ă rafraĂźchir sous ses ailesCes grands fronts brĂ»lants et rĂȘveurs.
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Venez à nous, beautés touchantes !Viens à moi, toi, mon bien, ma loi !Ange ! viens à moi quand tu chantes,Et, quand tu pleures, viens à moi !
Nous seuls comprenons vos extases ;Car notre esprit nâest point moqueur ;Car les poĂštes sont les vasesOĂč les femmes versent leur cĆur.
Moi qui ne cherche dans ce mondeQue la seule rĂ©alitĂ©,Moi qui laisse fuir comme lâondeTout ce qui nâest que vanitĂ©,
Je prĂ©fĂšre, aux biens dont sâenivreLâorgueil du soldat ou du roi,Lâombre que tu fais sur mon livreQuand ton front se penche sur moi.
Toute ambition allumĂ©eDans notre esprit, brasier subtil,Tombe en cendre ou vole en fumĂ©e,Et lâon se dit : « Quâen reste-t-il ? »
Tout plaisir, fleur Ă peine Ă©closeDans notre avril sombre et terni,Sâeffeuille et meurt, lys, myrte ou rose,Et lâon se dit : « Câest donc fini ! »
Lâamour seul reste. Ă noble femme,Si tu veux, dans ce vil sĂ©jour,Garder ta foi, garder ton Ăąme,Garder ton Dieu, garde lâamour !
Conserve en ton cĆur, sans rien craindre,Dusses-tu pleurer et souffrir,La flamme qui ne peut sâĂ©teindreEt la fleur qui ne peut mourir !
Mai 18âŠ
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XXIIIAprĂšs lâhiver
Tout revit, ma bien-aimĂ©e !Le ciel gris perd sa pĂąleur ;Quand la terre est embaumĂ©e,Le cĆur de lâhomme est meilleur.
En haut, dâoĂč lâamour ruisselle,En bas, oĂč meurt la douleur,La mĂȘme immense Ă©tincelleAllume lâastre et la fleur.
Lâhiver fuit, saison dâalarmes,Noir avril mystĂ©rieuxOĂč lâĂąpre sĂšve des larmesCoule, et du cĆur monte aux yeux.
à douce désuétudeDe souffrir et de pleurer !Veux-tu, dans la solitude,Nous mettre à nous adorer ?
La branche au soleil se doreEt penche, pour lâabriter,Ses boutons qui vont Ă©cloreSur lâoiseau qui va chanter.
Lâaurore oĂč nous nous aimĂąmesSemble renaĂźtre Ă nos yeux :Et mai sourit dans nos ĂąmesComme il sourit dans les cieux.
On entend rire, on voit luireTous les ĂȘtres tour Ă tour,La nuit, les astres bruire,Et les abeilles, le jour.
Et partout nos regards lisent,Et, dans lâherbe et dans les nids,
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De petites voix nous disent :« Les aimants sont les bénis ! »
Lâair enivre ; tu reposesA mon cou tes bras vainqueurs. âSur les rosiers que de roses !Que de soupirs dans nos cĆurs !
Comme lâaube, tu me charmes ;Ta bouche et tes yeux chĂ©risOnt, quand tu pleures, ses larmes,Et ses perles quand tu ris.
La nature, sĆur jumelleDâĂve et dâAdam et du jour,Nous aime, nous berce et mĂȘleSon mystĂšre Ă notre amour.
Il suffit que tu paraissesPour que le ciel, tâadorant,Te contemple ; et, nos caresses,Toute lâombre nous les rend !
ClartĂ©s et parfums nous-mĂȘmes,Nous baignons nos cĆurs heureuxDans les effluves suprĂȘmesDes Ă©lĂ©ments amoureux.
Et, sans quâun souci tâoppresse,Sans que ce soit mon tourment,Jâai lâĂ©toile pour maĂźtresse ;Le soleil est ton amant ;
Et nous donnons notre fiĂšvreAux fleurs oĂč nous appuyonsNos bouches, et notre lĂšvreSent le baiser des rayons.
Juin 18âŠ
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XXIVQue le sort, quel quâil soit, vous trouve toujours grande ! Que demain soit doux comme hier !Quâen vous, ĂŽ ma beautĂ©, jamais ne se rĂ©pande Le dĂ©couragement amer,Ni le fiel, ni lâennui des cĆurs qui se dĂ©nouent,Ni cette cendre, hĂ©las ! que sur un front pĂąli, Dans lâombre, Ă petit bruit secouent Les froides ailes de lâoubli !
Laissez, laissez brĂ»ler pour vous, ĂŽ vous que jâaime ! Mes chants dans mon Ăąme allumĂ©s !Vivez pour la nature, et le ciel, et moi-mĂȘme ! AprĂšs avoir souffert, aimez !Laissez entrer en vous, aprĂšs nos deuils funĂšbres,Lâaube, fille des nuits, lâamour, fils des douleurs, Tout ce qui luit dans les tĂ©nĂšbres, Tout ce qui sourit dans les pleurs !
Octobre
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XXVJe respire oĂč tu palpites,Tu sais ; Ă quoi bon, hĂ©las !Rester lĂ si tu me quittes,Et vivre si tu tâen vas ?
Ă quoi bon vivre, Ă©tant lâombreDe cet ange qui sâenfuit !Ă quoi bon, sous le ciel sombre,NâĂȘtre plus que de la nuit ?
Je suis la fleur des murailles,Dont avril est le seul bien.Il suffit que tu tâen aillesPour quâil ne reste plus rien.
Tu mâentoures dâaurĂ©oles ;Te voir est mon seul souci.Il suffit que tu tâenvolesPour que je mâenvole aussi.
Si tu pars, mon front se penche ;Mon Ăąme au ciel, son berceau,Fuira, car dans ta main blancheTu tiens ce sauvage oiseau.
Que veux-tu que je devienne,Si je nâentends plus ton pas ?Est-ce ta vie ou la mienneQui sâen va ? Je ne sais pas.
Quand mon courage succombe,Jâen reprends dans ton cĆur pur ;Je suis comme la colombeQui vient boire au lac dâazur.
Lâamour fait comprendre Ă lâĂąmeLâunivers, sombre et bĂ©ni ;Et cette petite flammeSeule Ă©claire lâinfini.
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Sans toi, toute la natureNâest plus quâun cachot fermĂ©,OĂč je vais Ă lâaventure,PĂąle et nâĂ©tant plus aimĂ©.
Sans toi, tout sâeffeuille et tombe ;Lâombre emplit mon noir sourcil ;Une fĂȘte est une tombe,La patrie est un exil.
Je tâimplore et te rĂ©clame ;Ne fuis pas loin de mes maux,Ă fauvette de mon ĂąmeQui chantes dans mes rameaux !
De quoi puis-je avoir envie,De quoi puis-je avoir effroi,Que ferai-je de la vie,Si tu nâes plus prĂšs de moi ?
Tu portes dans la lumiĂšre,Tu portes dans les buissons,Sur une aile ma priĂšre,Et sur lâautre mes chansons.
Que dirai-je aux champs que voileLâinconsolable douleur ?Que ferai-je de lâĂ©toile ?Que ferai-je de la fleur ?
Que dirai-je au bois moroseQuâilluminait ta douceur ?Que rĂ©pondrai-je Ă la roseDisant : « OĂč donc est ma sĆur ? »
Jâen mourrai ; fuis, si tu lâoses.Ă quoi bon, jours rĂ©volus !Regarder toutes ces chosesQuâelle ne regarde plus ?
Que ferai-je de la lyre,De la vertu, du destin ?
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HĂ©las ! et, sans ton sourire,Que ferai-je du matin ?
Que ferai-je seul, farouche,Sans toi, du jour et des cieux,De mes baisers sans ta bouche,Et de mes pleurs sans tes yeux !
AoĂ»t 18âŠ
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XXVICrépuscule
LâĂ©tang mystĂ©rieux, suaire aux blanches moires,Frissonne ; au fond du bois, la clairiĂšre apparaĂźt ;Les arbres sont profonds et les branches sont noires ;Avez-vous vu VĂ©nus Ă travers la forĂȘt ?
Avez-vous vu VĂ©nus au sommet des collines ?Vous qui passez dans lâombre, ĂȘtes-vous des amants ?Les sentiers bruns sont pleins de blanches mousselines ;Lâherbe sâĂ©veille et parle aux sĂ©pulcres dormants.
Que dit-il, le brin dâherbe ? et que rĂ©pond la tombe ?Aimez, vous qui vivez ! on a froid sous les ifs.LĂšvre, cherche la bouche ! aimez-vous ! la nuit tombe ;Soyez heureux pendant que nous sommes pensifs.
Dieu veut quâon ait aimĂ©. Vivez ! faites envie,Ă couples qui passez sous le vert coudrier.Tout ce que dans la tombe, en sortant de la vie,On emporta dâamour, on lâemploie Ă prier.
Les mortes dâaujourdâhui furent jadis les belles.Le ver luisant dans lâombre erre avec son flambeau.Le vent fait tressaillir, au milieu des javelles,Le brin dâherbe, et Dieu fait tressaillir le tombeau.
La forme dâun toit noir dessine une chaumiĂšre ;On entend dans les prĂ©s le pas lourd du faucheur ;LâĂ©toile aux cieux, ainsi quâune fleur de lumiĂšre,Ouvre et fait rayonner sa splendide fraĂźcheur.
Aimez-vous ! câest le mois oĂč les fraises sont mĂ»res.Lâange du soir rĂȘveur, qui flotte dans les vents,MĂȘle, en les emportant sur ses ailes obscures,Les priĂšres des morts aux baisers des vivants.
Chelles, aoĂ»t 18âŠ
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XXVIILa nichée sous le portail
Oui, va prier Ă lâĂ©glise,Va ; mais regarde en passant,Sous la vieille voĂ»te grise,Ce petit nid innocent.
Aux grands temples oĂč lâon prie,Le martinet, frais et pur,Suspend la maçonnerieQui contient le plus dâazur.
La couvĂ©e est dans la mousseDu portail qui sâattendrit ;Elle sent la chaleur douceDes ailes de JĂ©sus-Christ.
LâĂ©glise, oĂč lâombre flamboie,Vibre, Ă©mue Ă ce doux bruit ;Les oiseaux sont pleins de joie,La pierre est pleine de nuit.
Les saints, graves personnagesSous les porches palpitants,Aiment ces doux voisinagesDu baiser et du printemps.
Les vierges et les prophĂštesSe penchent dans lâĂąpre tour,Sur ces ruches dâoiseaux faitesPour le divin miel amour.
Lâoiseau se perche sur lâange ;LâapĂŽtre rit sous lâarceau.« Bonjour, saint ! » dit la mĂ©sange.Le saint dit : « Bonjour, oiseau ! »
Les cathédrales sont bellesEt hautes sous le ciel bleu ;
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Mais le nid des hirondellesEst lâĂ©difice de Dieu.
Lagny, juin 18âŠ
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XXVIIIUn soir
que je regardais le cielElle me dit, un soir, en souriant :â Ami, pourquoi contemplez-vous sans cesseLe jour qui fuit, ou lâombre qui sâabaisse,Ou lâastre dâor qui monte Ă lâorient ?Que font vos yeux lĂ -haut ? je les rĂ©clame.Quittez le ciel ; regardez dans mon Ăąme !
Dans ce ciel vaste, ombre oĂč vous vous plaisez,OĂč vos regards dĂ©mesurĂ©s vont lire,Quâapprendrez-vous qui vaille mon sourire ?Quâapprendras-tu qui vaille nos baisers ?Oh ! de mon cĆur lĂšve les chastes voiles.Si tu savais comme il est plein dâĂ©toiles !
Que de soleils ! vois-tu, quand nous aimons,Tout est en nous un radieux spectacle.Le dĂ©vouement, rayonnant sur lâobstacle,Vaut bien VĂ©nus qui brille sur les monts.Le vaste azur nâest rien, je te lâatteste ;Le ciel que jâai dans lâĂąme est plus cĂ©leste !
Câest beau de voir un astre sâallumer.Le monde est plein de merveilleuses choses.Douce est lâaurore, et douces sont les roses.Rien nâest si doux que le charme dâaimer !La clartĂ© vraie et la meilleure flamme,Câest le rayon qui va de lâĂąme Ă lâĂąme !
Lâamour vaut mieux, au fond des antres frais,Que ces soleils quâon ignore et quâon nomme.Dieu mit, sachant ce qui convient Ă lâhomme,Le ciel bien loin et la femme tout prĂšs.Il dit Ă ceux qui scrutent lâazur sombre :« Vivez ! aimez ! le reste, câest mon ombre ! »
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Aimons ! câest tout. Et Dieu le veut ainsi.Laisse ton ciel que de froids rayons dorent !Tu trouveras, dans deux yeux qui tâadorent,Plus de beautĂ©, plus de lumiĂšre aussi !Aimer, câest voir, sentir, rĂȘver, comprendre.Lâesprit plus grand sâajoute au cĆur plus tendre.
Viens ! bien-aimĂ© ! nâentends-tu pas toujoursDans nos transports une harmonie Ă©trange ?Autour de nous la nature se changeEn une lyre et chante nos amours !Viens ! aimons-nous ! errons sur la pelouse.Ne songe plus au ciel ! jâen suis jalouse ! â
Ma bien-aimĂ©e ainsi tout bas parlait,Avec son front posĂ© sur sa main blanche,Et lâĆil rĂȘveur dâun ange qui se penche,Et sa voix grave, et cet air qui me plaĂźt ;Belle et tranquille, et de me voir charmĂ©e,Ainsi tout bas parlait ma bien-aimĂ©e.
Nos cĆurs battaient ; lâextase mâĂ©touffait ;Les fleurs du soir entrouvraient leurs corollesâŠQuâavez-vous fait, arbres, de nos paroles ?De nos soupirs, rochers, quâavez-vous fait ?Câest un destin bien triste que le nĂŽtre,Puisquâun tel jour sâenvole comme un autre !
Ă souvenir ! trĂ©sor dans lâombre accru !Sombre horizon des anciennes pensĂ©es !ChĂšre lueur des choses Ă©clipsĂ©es !Rayonnement du passĂ© disparu !Comme du seuil et du dehors dâun temple,LâĆil de lâesprit en rĂȘvant vous contemple !
Quand les beaux jours font place aux jours amers,De tout bonheur il faut quitter lâidĂ©e ;Quand lâespĂ©rance est tout Ă fait vidĂ©e,Laissons tomber la coupe au fond des mers.
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Lâoubli ! lâoubli ! câest lâonde oĂč tout se noie ;Câest la mer sombre oĂč lâon jette sa joie.
Montf., septembre, 18⊠â BruxâŠ, janvier 18âŠ
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LIVRE TROISIĂME
Les luttes et les rĂȘves
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IĂcrit sur un exemplairede la Divina Commedia
Un soir, dans le chemin je vis passer un hommeVĂȘtu dâun grand manteau comme un consul de Rome,Et qui me semblait noir sur la clartĂ© des cieux.Ce passant sâarrĂȘta, fixant sur moi ses yeuxBrillants, et si profonds, quâils en Ă©taient sauvages,Et me dit : « Jâai dâabord Ă©tĂ©, dans les vieux Ăąges,Une haute montagne emplissant lâhorizon ;Puis, Ăąme encore aveugle et brisant ma prison,Je montai dâun degrĂ© dans lâĂ©chelle des ĂȘtres,Je fus un chĂȘne, et jâeus des autels et des prĂȘtres,Et je jetai des bruits Ă©tranges dans les airs ;Puis je fus un lion rĂȘvant dans les dĂ©serts,Parlant Ă la nuit sombre avec sa voix grondante ;Maintenant, je suis homme, et je mâappelle Dante. »
Juillet 1843.
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IIMelancholia
Ăcoutez. Une femme au profil dĂ©charnĂ©,Maigre, blĂȘme, portant un enfant Ă©tonnĂ©,Est lĂ qui se lamente au milieu de la rue.La foule, pour lâentendre, autour dâelle se rue.Elle accuse quelquâun, une autre femme, ou bienSon mari. Ses enfants ont faim. Elle nâa rien ;Pas dâargent ; pas de pain ; Ă peine un lit de paille.Lâhomme est au cabaret pendant quâelle travaille.Elle pleure, et sâen va. Quand ce spectre a passĂ©,Ă penseurs, au milieu de ce groupe amassĂ©,Qui vient de voir le fond dâun cĆur qui se dĂ©chire,Quâentendez-vous toujours ? Un long Ă©clat de rire.
Cette fille au doux front a cru peut-ĂȘtre, un jour,Avoir droit au bonheur, Ă la joie, Ă lâamour.Mais elle est seule, elle est sans parents, pauvre fille !Seule ! â nâimporte ! elle a du courage, une aiguille !Elle travaille, et peut gagner dans son rĂ©duit,En travaillant le jour, en travaillant la nuit,Un peu de pain, un gĂźte, une jupe de toile.Le soir, elle regarde en rĂȘvant quelque Ă©toile,Et chante au bord du toit tant que dure lâĂ©tĂ©.Mais lâhiver vient. Il fait bien froid, en vĂ©ritĂ©,Dans ce logis mal clos tout en haut de la rampe ;Les jours sont courts, il faut allumer une lampe ;Lâhuile est chĂšre, le bois est cher, le pain est cher.Ă jeunesse ! printemps ! aube ! en proie Ă lâhiver !La faim passe bientĂŽt sa griffe sous la porte,DĂ©croche un vieux manteau, saisit la montre, emporteLes meubles, prend enfin quelque humble bague dâor ;Tout est vendu ! Lâenfant travaille et lutte encor ;Elle est honnĂȘte ; mais elle a, quand elle veille,La misĂšre, dĂ©mon, qui lui parle Ă lâoreille.Lâouvrage manque, hĂ©las ! cela se voit souvent.Que devenir ? Un jour, ĂŽ jour sombre ! elle vend
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La pauvre croix dâhonneur de son vieux pĂšre, et pleure ;Elle tousse, elle a froid. Il faut donc quâelle meure !A dix-sept ans ! ! grand Dieu ! mais que faire ?⊠â VoilĂ Ce qui fait quâun matin la douce fille allaDroit au gouffre, et quâenfin, Ă prĂ©sent, ce qui monteA son front, ce nâest plus la pudeur, câest la honte.HĂ©las, et maintenant, deuil et pleurs Ă©ternels !Câest fini. Les enfants, ces innocents cruels,La suivent dans la rue avec des cris de joie.Malheureuse ! elle traĂźne une robe de soie,Elle chante, elle rit⊠ah ! pauvre Ăąme aux abois !Et le peuple sĂ©vĂšre ; avec sa grande voix,Souffle qui courbe un homme et qui brise une femme,Lui dit quand elle vient : « Câest toi ? Va-tâen, infĂąme ! »
Un homme sâest fait riche en vendant Ă faux poids ;La loi le fait jurĂ©. Lâhiver, dans les temps froids,Un pauvre a pris un pain pour nourrir sa famille.Regardez cette salle oĂč le peuple fourmille ;Ce riche y vient juger ce pauvre. Ăcoutez bien.Câest juste, puisque lâun a tout et lâautre rien.Ce juge, â ce marchand, â fĂąchĂ© de perdre une heure,Jette un regard distrait sur cet homme qui pleure,Lâenvoie au bagne, et part pour sa maison des champs.Tous sâen vont en disant : « Câest bien ! » bons et mĂ©chants,Et rien ne reste lĂ quâun Christ pensif et pĂąle,Levant les bras au ciel dans le fond de la salle.
Un homme de gĂ©nie apparaĂźt. Il est doux,Il est fort, il est grand ; il est utile Ă tous ;Comme lâaube au-dessus de lâocĂ©an qui roule,Il dore dâun rayon tous les fronts de la foule ;Il luit ; le jour quâil jette est un jour Ă©clatant ;Il apporte une idĂ©e au siĂšcle qui lâattend ;Il fait son Ćuvre ; il veut des choses nĂ©cessaires,Agrandir les esprits, amoindrir les misĂšres ;Heureux, dans ses travaux dont les cieux sont tĂ©moins,Si lâon pense un peu plus, si lâon souffre un peu moins !Il vient. â Certes, on le va couronner ! â On le hue !Scribes, savants, rhĂ©teurs, les salons, la cohue,
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Ceux qui nâignorent rien, ceux qui doutent de tout,Ceux qui flattent le roi, ceux qui flattent lâĂ©gout,Tous hurlent Ă la fois et font un bruit sinistre.Si câest un orateur ou si câest un ministre,On le siffle. Si câest un poĂšte, il entendCe chĆur : « Absurde ! faux ! monstrueux ! rĂ©voltant ! »Lui, cependant, tandis quâon bave sur sa palme,Debout, les bras croisĂ©s, le front levĂ©, lâĆil calme,Il contemple, serein, lâidĂ©al et le beau ;Il rĂȘve ; et, par moments, il secoue un flambeauQui, sous ses pieds, dans lâombre, Ă©blouissant la haine,Ăclaire tout Ă coup le fond de lâĂąme humaine ;Ou, ministre, il prodigue et ses nuits et ses jours ;Orateur, il entasse efforts, travaux, discours ;Il marche, il lutte ! HĂ©las ! lâinjure ardente et triste,A chaque pas quâil fait, se transforme et persiste.Nul abri. Ce serait un ennemi public,Un monstre fabuleux, dragon ou basilic,Quâil serait moins traquĂ© de toutes les maniĂšres,Moins entourĂ© de gens armĂ©s de grosses pierres,Moins haĂŻ ! â Pour eux tous et pour ceux qui viendront,Il va semant la gloire, il recueille lâaffront.Le progrĂšs est son but, le bien est sa boussole ;Pilote, sur lâavant du navire il sâisole ;Tout marin, pour dompter les vents et les courants,Met tour Ă tour le cap sur des points diffĂ©rents,Et, pour mieux arriver, dĂ©vie en apparence ;Il fait de mĂȘme ; aussi blĂąme et cris ; lâignoranceSait tout, dĂ©nonce tout ; il allait vers le nord,Il avait tort ; il va vers le sud, il a tort ;Si le temps devient noir, que de rage et de joie !Cependant, sous le faix sa tĂȘte Ă la fin ploie,LâĂąge vient, il couvait un mal profond et lent,Il meurt. Lâenvie alors, ce dĂ©mon vigilant,Accourt, le reconnaĂźt, lui ferme la paupiĂšre,Prend soin de le clouer de ses mains dans la biĂšre,Se penche, Ă©coute, Ă©pie en cette sombre nuitSâil est vraiment bien mort, sâil ne fait pas de bruit,Sâil ne peut plus savoir de quel nom on le nommeEt, sâessuyant les yeux, dit : « CâĂ©tait un grand homme ! »
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OĂč vont tous ces enfants dont pas un seul ne rit ?Ces doux ĂȘtres pensifs, que la fiĂšvre maigrit ?Ces filles de huit ans quâon voit cheminer seules ?Ils sâen vont travailler quinze heures sous des meules ;Ils vont, de lâaube au soir, faire Ă©ternellementDans la mĂȘme prison le mĂȘme mouvement.Accroupis sous les dents dâune machine sombre,Monstre hideux qui mĂąche on ne sait quoi dans lâombre,Innocents dans un bagne, anges dans un enfer,Ils travaillent. Tout est dâairain, tout est de fer.Jamais on ne sâarrĂȘte et jamais on ne joue.Aussi quelle pĂąleur ! la cendre est sur leur joue.Il fait Ă peine jour, ils sont dĂ©jĂ bien las.Ils ne comprennent rien Ă leur destin, hĂ©las !Ils semblent dire Ă Dieu : « Petits comme nous sommes,Notre pĂšre, voyez ce que nous font les hommes ! Ȉ servitude infĂąme imposĂ©e Ă lâenfant !Rachitisme ! travail dont le souffle Ă©touffantDĂ©fait ce quâa fait Dieu : qui tue, Ćuvre insensĂ©e,La beautĂ© sur les fronts, dans les cĆurs la pensĂ©e,Et qui ferait â câest lĂ son fruit le plus certain âDâApollon un bossu, de Voltaire un crĂ©tin !Travail mauvais qui prend lâĂąge tendre en sa serre,Qui produit la richesse en crĂ©ant la misĂšre,Qui se sert dâun enfant ainsi que dâun outil !ProgrĂšs dont on demande : « OĂč va-t-il ? que veut-il ? »Qui brise la jeunesse en fleur ! qui donne, en somme,Une Ăąme Ă la machine et la retire Ă lâhomme !Que ce travail, haĂŻ des mĂšres, soit maudit !Maudit comme le vice oĂč lâon sâabĂątardit,Maudit comme lâopprobre et comme le blasphĂšme !Ă Dieu ! quâil soit maudit au nom du travail mĂȘme,Au nom du vrai travail, saint, fĂ©cond, gĂ©nĂ©reux,Qui fait le peuple libre et qui rend lâhomme heureux !
Le pesant chariot porte une Ă©norme pierre ;Le limonier, suant du mors Ă la croupiĂšre,Tire, et le roulier fouette, et le pavĂ© glissantMonte, et le cheval triste a le poitrail en sang.Il tire, traĂźne, geint, tire encore et sâarrĂȘte ;
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Le fouet noir tourbillonne au-dessus de sa tĂȘte ;Câest lundi ; lâhomme hier buvait aux PorcheronsUn vin plein de fureur, de cris et de jurons ;Oh ! quelle est donc la loi formidable qui livreLâĂȘtre Ă lâĂȘtre, et la bĂȘte effarĂ©e Ă lâhomme ivre !Lâanimal Ă©perdu ne peut plus faire un pas ;Il sent lâombre sur lui peser ; il ne sait pas,Sous le bloc qui lâĂ©crase et le fouet qui lâassomme,Ce que lui veut la pierre et ce que lui veut lâhomme.Et le roulier nâest plus quâun orage de coupsTombant sur ce forçat qui traĂźne des licous,Qui souffre et ne connaĂźt ni repos ni dimanche.Si la corde se casse, il frappe avec le manche,Et, si le fouet se casse, il frappe avec le piĂ© ;Et le cheval, tremblant, hagard, estropiĂ©,Baisse son cou lugubre et sa tĂȘte Ă©garĂ©e ;On entend, sous les coups de la botte ferrĂ©e,Sonner le ventre nu du pauvre ĂȘtre muet !Il rĂąle ; tout Ă lâheure encore il remuait ;Mais il ne bouge plus, et sa force est finie ;Et les coups furieux pleuvent ; son agonieTente un dernier effort ; son pied fait un Ă©cart,Il tombe, et le voilĂ brisĂ© sous le brancard ;Et, dans lâombre, pendant que son bourreau redouble,Il regarde Quelquâun de sa prunelle trouble ;Et lâon voit lentement sâĂ©teindre, humble et terni,Son Ćil plein des stupeurs sombres de lâinfini,OĂč luit vaguement lâĂąme effrayante des choses.HĂ©las !
Cet avocat plaide toutes les causes ;Il rit des gĂ©nĂ©reux qui dĂ©sirent savoirSi blanc nâa pas raison avant de dire noir ;Calme, en sa conscience il met ce quâil rencontre,Ou le sac dâargent Pour, ou le sac dâargent Contre ;Le sac pĂšse pour lui ce que la cause vaut.EmbusquĂ©, plume au poing, dans un journal dĂ©vot,Comme un bandit tuerait, cet Ă©crivain diffame.La foule hait cet homme et proscrit cette femme ;Ils sont maudits. Quel est leur crime ? Ils ont aimĂ©.
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Lâopinion rampante accable lâopprimĂ©,Et, chatte aux pieds des forts, pour le faible est tigresse.De lâinventeur mourant le parasite engraisse.Le monde parle, assure, affirme, jure, ment,Triche, et rit dâescroquer la dupe DĂ©vouement.Le puissant resplendit et du destin se joue ;DerriĂšre lui, tandis quâil marche et fait la roue,Sa fiente Ă©panouie engendre son flatteur.Les nains sont dĂ©daigneux de toute leur hauteur.Ă hideux coin de rue oĂč le chiffonnier morneVa, tenant Ă la main sa lanterne de corne,Vos tas dâordures sont moins noirs que les vivants !Qui, des vents ou des cĆurs, est le plus sĂ»r ? Les vents.Cet homme ne croit rien et fait semblant de croire ;Il a lâĆil clair, le front gracieux, lâĂąme noire ;Il se courbe ; il sera votre maĂźtre demain.
Tu casses des cailloux, vieillard, sur le chemin ;Ton feutre humble et trouĂ© sâouvre Ă lâair qui le mouille ;Sous la pluie et le temps ton crĂąne nu se rouille ;Le chaud est ton tyran, le froid est ton bourreau ;Ton vieux corps grelottant tremble sous ton sarrau ;Ta cahute, au niveau du fossĂ© de la route,Offre son toit de mousse Ă la chĂšvre qui broute ;Tu gagnes dans ton jour juste assez de pain noirPour manger le matin et pour jeĂ»ner le soir ;Et, fantĂŽme suspect devant qui lâon recule,RegardĂ© de travers quand vient le crĂ©puscule,Pauvre au point dâalarmer les allants et venants,FrĂšre sombre et pensif des arbres frissonnants,Tu laisses choir tes ans ainsi quâeux leur feuillage ;Autrefois, homme alors dans la force de lâĂąge,Quand tu vis que lâEurope implacable venait,Et menaçait Paris et notre aube qui naĂźt,Et, mer dâhommes, roulait vers la France effarĂ©e,Et le Russe et le Hun sur la terre sacrĂ©eSe ruer, et le nord revomir Attila,Tu te levas, tu pris ta fourche ; en ces temps-lĂ ,Tu fus, devant les rois qui tenaient la campagne,Un des grands paysans de la grande Champagne.
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Câest bien. Mais, vois, lĂ -bas, le long du vert sillon,Une calĂšche arrive, et, comme un tourbillon,Dans la poudre du soir quâĂ ton front tu secoues,MĂȘle lâĂ©clair du fouet au tonnerre des roues.Un homme y dort. Vieillard, chapeau bas ! Ce passantFit sa fortune Ă lâheure oĂč tu versais ton sang ;Il jouait Ă la baisse, et montait Ă mesureQue notre chute Ă©tait plus profonde et plus sĂ»re ;Il fallait un vautour Ă nos morts ; il le fut ;Il fit, travailleur Ăąpre et toujours Ă lâaffĂ»t,Suer Ă nos malheurs des chĂąteaux et des rentes ;Moscou remplit ses prĂ©s de meules odorantes ;Pour lui, Leipsick payait des chiens et des valets,Et la BĂ©rĂ©sina charriait un palais ;Pour lui, pour que cet homme ait des fleurs, des charmilles,Des parcs dans Paris mĂȘme ouvrant leurs larges grilles,Des jardins oĂč lâon voit le cygne errer sur lâeau,Un million joyeux sortit de Waterloo ;Si bien que du dĂ©sastre il a fait sa victoire,Et que, pour la manger, et la tordre, et la boire,Ce Shaylock, avec le sabre de Blucher,A coupĂ© sur la France une livre de chair.Or, de vous deux, câest toi quâon hait, lui quâon vĂ©nĂšre ;Vieillard, tu nâes quâun gueux, et ce millionnaire,Câest lâhonnĂȘte homme. Allons, debout, et chapeau bas !
Les carrefours sont pleins de chocs et de combats.Les multitudes vont et viennent dans les rues.Foules ! sillons creusĂ©s par ces mornes charrues :Nuit, douleur, deuil ! champ triste oĂč souvent a germĂ©Un Ă©pi qui fait peur Ă ceux qui lâont semĂ© !Vie et mort ! onde oĂč lâhydre Ă lâinfini sâenlace !Peuple ocĂ©an jetant lâĂ©cume populace !LĂ sont tous les chaos et toutes les grandeurs ;LĂ , fauve, avec ses maux, ses horreurs, ses laideurs,Ses larves, dĂ©sespoirs, haines, dĂ©sirs, souffrances,Quâon distingue Ă travers de vagues transparences,Ses rudes appĂ©tits, redoutables aimants,Ses prostitutions, ses avilissements,Et la fatalitĂ© de ses mĆurs imperdables,
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La misĂšre Ă©paissit ses couches formidables.Les malheureux sont lĂ , dans le malheur reclus.Lâindigence, flux noir, lâignorance, reflux,Montent, marĂ©e affreuse, et, parmi les dĂ©combres,Roulent lâobscur filet des pĂ©nalitĂ©s sombres.Le besoin fuit le mal qui le tente et le suit,Et lâhomme cherche lâhomme Ă tĂątons ; il fait nuit ;Les petits enfants nus tendent leurs mains funĂšbres ;Le crime, antre bĂ©ant, sâouvre dans ces tĂ©nĂšbres ;Le vent secoue et pousse, en ses froids tourbillons,Les Ăąmes en lambeaux dans les corps en haillons ;Pas de cĆur oĂč ne croisse une aveugle chimĂšre.Qui grince des dents ? Lâhomme. Et qui pleure ? La mĂšre.Qui sanglote ? La vierge aux yeux hagards et doux.Qui dit : « Jâai froid ? » LâaĂŻeule. Et qui dit : « Jâai faim ? » Tous !Et le fond est horreur, et la surface est joie.Au-dessus de la faim, le festin qui flamboie,Et sur le pĂąle amas des cris et des douleurs,Les chansons et le rire et les chapeaux de fleurs !Ceux-lĂ sont les heureux. Ils nâont quâune pensĂ©e :Ă quel nĂ©ant jeter la journĂ©e insensĂ©e ?
Chiens, voitures, chevaux ! centre au reflet vermeil !PoussiĂšre dont les grains semblent dâor au soleil !Leur vie est aux plaisirs sans fin, sans but, sans trĂȘve,Et se passe Ă tĂącher dâoublier dans un rĂȘveLâenfer au-dessous dâeux et le ciel au-dessus.Quand on voile Lazare, on efface JĂ©sus.Ils ne regardent pas dans les ombres moroses.Ils nâadmettent que lâair tout parfumĂ© de roses,La voluptĂ©, lâorgueil, lâivresse, et le laquaisCe spectre galonnĂ© du pauvre, Ă leurs banquets.Les fleurs couvrent les seins et dĂ©bordent des vases.Le bal, tout frissonnant de souffles et dâextases,Rayonne, Ă©tourdissant ce qui sâĂ©vanouit ;Ăden Ă©trange fait de lumiĂšre et de nuit.Les lustres aux plafonds laissent pendre leurs flammes,Et semblent la racine ardente et pleine dâĂąmesDe quelque arbre cĂ©leste Ă©panoui plus haut.Noir paradis dansant sur lâimmense cachot !
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Ils savourent, ravis, lâĂ©blouissement sombreDes beautĂ©s, des splendeurs, des quadrilles sans nombre,Des couples, des amours, des yeux bleus, des yeux noirs.Les valses, visions, passent dans les miroirs.Parfois, comme aux forĂȘts la fuite des cavales,Les galops effrĂ©nĂ©s courent ; par intervalles,Le bal reprend haleine ; on sâinterrompt, on fuit,On erre, deux Ă deux, sous les arbres sans bruit ;Puis, folle, et rappelant les ombres Ă©loignĂ©es,La musique, jetant les notes Ă poignĂ©es,Revient, et les regards sâallument, et lâarchet,Bondissant, ressaisit la foule qui marchait.Ă dĂ©lire ! et dâencens et de bruit enivrĂ©es,Lâheure emporte en riant les rapides soirĂ©es,Et les nuits et les jours, feuilles mortes des cieux.Dâautres, toute la nuit, roulent les dĂ©s joyeux,Ou bien, Ăąpre, et mĂȘlant les cartes quâils caressent,OĂč des spectres riants ou sanglants apparaissent,Leur soif de lâor, penchĂ©e autour dâun tapis vert,JusquâĂ ce quâau volet le jour bĂąille entrouvert,Poursuit le pharaon, le lansquenet ou lâhombre,Et, pendant quâon gĂ©mit et quâon frĂ©mit dans lâombre,Pendant que les greniers grelottent sous les toits,Que les fleuves, passants pleins de lugubres voix,Heurtent aux grands quais blancs les glaçons quâils charrient,Tous ces hommes contents de vivre, boivent, rient,Chantent ; et, par moments, on voit, au-dessus dâeux,Deux poteaux soutenant un triangle hideux,Qui sortent lentement du noir pavĂ© des villesâŠ
Ă forĂȘts ! bois profonds ! solitudes ! asiles !
Paris, juillet 1838.
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IIISaturne
I
Il est des jours de brume et de lumiĂšre vague,OĂč lâhomme, que la vie Ă chaque instant confond,Ătudiant la plante, ou lâĂ©toile, ou la vague,Sâaccoude au bord croulant du problĂšme sans fond ;
OĂč le songeur, pareil aux antiques augures,Cherchant Dieu, que jadis plus dâun voyant surprit,MĂ©dite en regardant fixement les figures Quâon a dans lâombre de lâesprit ;
OĂč, comme en sâĂ©veillant on voit, en reflets sombres,Des spectres du dehors errer sur le plafond,Il sonde le destin, et contemple les ombresQue nos rĂȘves jetĂ©s parmi les choses font !
Des heures oĂč, pourvu quâon ait Ă sa fenĂȘtreUne montagne, un bois, lâocĂ©an qui dit tout,Le jour prĂȘt Ă mourir ou lâaube prĂȘte Ă naĂźtre, En soi-mĂȘme on voit tout Ă coup
Sur lâamour, sur les biens qui tous nous abandonnent,Sur lâhomme, masque vide et fantĂŽme rieur,Ăclore des clartĂ©s effrayantes qui donnent Des Ă©blouissements Ă lâĆil intĂ©rieur ;
De sorte quâune fois que ces visions glissentDevant notre paupiĂšre en ce vallon dâexil,Elles nâen sortent plus et pour jamais emplissent Lâarcade sombre du sourcil !
II
Donc, puisque jâai parlĂ© de ces heures de douteOĂč lâun trouve le calme et lâautre le remords,
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Je ne cacherai pas au peuple qui mâĂ©couteQue je songe souvent Ă ce que font les morts ;
Et que jâen suis venu â tant la nuit Ă©toilĂ©eA fatiguĂ© de fois mes regards et mes vĆux,Et tant une pensĂ©e inquiĂšte est mĂȘlĂ©e Aux racines de mes cheveux ! â
Ă croire quâĂ la mort, continuant sa route,LâĂąme, se souvenant de son humanitĂ©,EnvolĂ©e Ă jamais sous la cĂ©leste voĂ»te,Ă franchir lâinfini passait lâĂ©ternitĂ© !
Et que les morts voyaient lâextase et la priĂšre,Nos deux rayons, pour eux grandir bien plus encore ;Et quâils Ă©taient pareils Ă la mouche ouvriĂšre, Au vol rayonnant, aux pieds dâor,
Qui, visitant les fleurs pleines de chastes gouttes,Semble une ùme visible en ce monde réel,Et, leur disant tout bas quelque mystÚre à toutes,Leur laisse le parfum en leur prenant le miel !
Et quâainsi, faits vivants par le sĂ©pulcre mĂȘme,Nous irions tous un jour, dans lâespace vermeil,Lire lâĆuvre infinie et lâĂ©ternel poĂšme, Vers Ă vers, soleil Ă soleil !
Admirer tout systĂšme en ses formes fĂ©condes,Toute crĂ©ation dans sa variĂ©tĂ©,Et, comparant Ă Dieu chaque face des mondes,Avec lâĂąme de tout confronter leur beautĂ© !
Et que chacun ferait ce voyage des Ăąmes,Pourvu quâil ait souffert, pourvu quâil ait pleurĂ©.Tous ! hormis les mĂ©chants, dont les esprits infĂąmes Sont comme un livre dĂ©chirĂ©.
Ceux-lĂ , Saturne, un globe horrible et solitaire,Les prendra pour le temps oĂč Dieu voudra punir,ChĂątiĂ©s Ă la fois par le ciel et la terre,Par lâaspiration et par le souvenir !
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III
Saturne ! sphĂšre Ă©norme ! astre aux aspects funĂšbres !Bagne du ciel ! prison dont le soupirail luit !Monde en proie Ă la brume, aux souffles, aux tĂ©nĂšbres ! Enfer fait dâhiver et de nuit !
Son atmosphĂšre flotte en zones tortueuses.Deux anneaux flamboyants, tournant avec fureur,Font, dans son ciel dâairain, deux arches monstrueusesDâoĂč tombe une Ă©ternelle et profonde terreur.
Ainsi quâune araignĂ©e au centre de sa toile,Il tient sept lunes dâor quâil lie Ă ses essieux ;Pour lui, notre soleil, qui nâest plus quâune Ă©toile, Se perd, sinistre, au fond des cieux !
Les autres univers, lâentrevoyant dans lâombre,Se sont Ă©pouvantĂ©s de ce globe hideux.Tremblants, ils lâont peuplĂ© de chimĂšres sans nombre,En le voyant errer formidable autour dâeux !
IV
Oh ! ce serait vraiment un mystĂšre sublimeQue ce ciel si profond, si lumineux, si beau,Qui flamboie Ă nos yeux ouvert comme un abĂźme, FĂ»t lâintĂ©rieur du tombeau !
Que tout se rĂ©vĂ©lĂąt Ă nos paupiĂšres closes !Que, morts, ces grands destins nous fussent rĂ©servĂ©s !âŠQuâen est-il de ce rĂȘve et de bien dâautres choses ?Il est certain, Seigneur, que seul vous le savez.
V
Il est certain aussi que, jadis, sur la terre,Le patriarche, Ă©mu dâun redoutable effroi,
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Et les saints qui peuplaient la Thébaïde austÚre Ont fait des songes comme moi ;
Que, dans sa solitude auguste, le prophĂšteVoyait, pour son regard plein dâĂ©tranges rayons,Par la mĂȘme fĂȘlure aux rĂ©alitĂ©s faite,Sâouvrir le monde obscur des pĂąles visions ;
Et quâĂ lâheure oĂč le jour devant la nuit recule,Ces sages que jamais lâhomme, hĂ©las ! ne comprit,MĂȘlaient, silencieux, au morne crĂ©puscule Le trouble de leur sombre esprit ;
Tandis que lâeau sortait des sources cristallines,Et que les grands lions, de moments en moments,Vaguement apparus au sommet des collines,Poussaient dans le dĂ©sert de longs rugissements !
Avril 1839.
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IVĂcrit au bas d'un crucifix
Vous qui pleurez, venez à ce Dieu, car il pleure.Vous qui souffrez, venez à lui, car il guérit.Vous qui tremblez, venez à lui, car il sourit.Vous qui passez, venez à lui, car il demeure.
Mars 1842.
123
VQuia pulvis es
Ceux-ci partent, ceux-lĂ demeurent.Sous le sombre aquilon, dont les mille voix pleurent,PoussiĂšre et genre humain, tout sâenvole Ă la fois.HĂ©las ! le mĂȘme vent souffle, en lâombre oĂč nous sommes, Sur toutes les tĂȘtes des hommes, Sur toutes les feuilles des bois.
Ceux qui restent Ă ceux qui passentDisent : â InfortunĂ©s ! dĂ©jĂ vos fronts sâeffacent.Quoi ! vous nâentendrez plus la parole et le bruit !Quoi ! vous ne verrez plus ni le ciel ni les arbres ! Vous allez dormir sous les marbres ! Vous allez tomber dans la nuit ! â
Ceux qui passent Ă ceux qui restentDisent : â Vous nâavez rien Ă vous ! vos pleurs lâattestent !Pour vous, gloire et bonheur sont des mots dĂ©cevants,Dieu donne aux morts les biens rĂ©els, les vrais royaumes. Vivants ! vous ĂȘtes des fantĂŽmes ; Câest nous qui sommes les vivants ! â
FĂ©vrier 1843
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VILa source
Un lion habitait prĂšs dâune source ; un aigle Y venait boire aussi.Or, deux hĂ©ros, un jour, deux rois â souvent Dieu rĂšgle La destinĂ©e ainsi â
Vinrent Ă cette source oĂč des palmiers attirent Le passant hasardeux,Et, sâĂ©tant reconnus, ces hommes se battirent Et tombĂšrent tous deux.
Lâaigle, comme ils mouraient, vint planer sur leurs tĂȘtes, Et leur dit, rayonnant :â Vous trouviez lâunivers trop petit, et vous nâĂȘtes Quâune ombre maintenant !
Ă princes ! et vos os, hier pleins de jeunesse, Ne seront plus demainQue des cailloux mĂȘlĂ©s, sans quâon les reconnaisse, Aux pierres du chemin !
InsensĂ©s ! Ă quoi bon cette guerre Ăąpre et rude, Ce duel, ce talion !⊠âJe vis en paix, moi, lâaigle, en cette solitude Avec lui, le lion.
Nous venons tous deux boire Ă la mĂȘme fontaine, Rois dans les mĂȘmes lieux ;Je lui laisse le bois, la montagne et la plaine, Et je garde les cieux.
Octobre 1846.
125
VIILa statue
Quand lâempire romain tomba dĂ©sespĂ©rĂ©,â Car, ĂŽ Rome, lâabĂźme oĂč Carthage a sombrĂ© Attendait que tu la suivisses ! âQuand, nâayant rien en lui de grand quâil nâeĂ»t brisĂ©,Ce monde agonisa, triste, ayant Ă©puisĂ© Tous les CĂ©sars et tous les vices ;
Quand il expira, vide et riche comme Tyr ;Tas dâesclaves ayant pour gloire de sentir Le pied du maĂźtre sur leurs nuques ;Ivre de vin, de sang et dâor ; continuantCaton par Tigellin, lâastre par le nĂ©ant, Et les gĂ©ants par les eunuques ;
Ce fut un noir spectacle et dont on sâenfuyait.Le pĂąle cĂ©nobite y songeait, inquiet, Dans les antres visionnaires ;Et, pendant trois cents ans, dans lâombre on entenditSur ce monde damnĂ©, sur ce festin maudit, Un Ă©croulement de tonnerres.
Et Luxure, Paresse, Envie, Orgie, Orgueil,Avarice et ColÚre, au-dessus de ce deuil, PlanÚrent avec des huées ;Et, comme des éclairs sous le plafond des soirs,Les glaives monstrueux des sept archanges noirs FlamboyÚrent dans les nuées.
JuvĂ©nal, qui peignit ce gouffre universel,Est statue aujourdâhui ; la statue est de sel, Seule sous le nocturne dĂŽme ;Pas un arbre Ă ses pieds ; pas dâherbe et de rameauxEt dans son Ćil sinistre on lit ces sombres mots : Pour avoir regardĂ© SodĂŽme.
FĂ©vrier 1843.
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VIIIJe lisais. Que lisais-je ? Oh ! le vieux livre austĂšre,Le poĂšme Ă©ternel ! â La Bible ? â Non, la terre.Platon, tous les matins, quand revit le ciel bleu,Lisait les vers dâHomĂšre, et moi les fleurs de Dieu.JâĂ©pĂšle les buissons, les brins dâherbe, les sources ;Et je nâai pas besoin dâemporter dans mes coursesMon livre sous mon bras, car je lâai sous mes pieds.Je mâen vais devant moi dans les lieux non frayĂ©s,Et jâĂ©tudie Ă fond le texte, et je me penche,Cherchant Ă dĂ©chiffrer la corolle et la branche.Donc, courbĂ©, â câest ainsi quâen marchant je traduisLa lumiĂšre en idĂ©e, en syllabes les bruits, âJâĂ©tais en train de lire un champ, page fleurie.Je fus interrompu dans cette rĂȘverie ;Un doux martinet noir avec un ventre blancMe parlait ; il disait : â Ă pauvre homme, tremblantEntre le doute morne et la foi qui dĂ©livre,Je tâapprouve. Il est bon de lire dans ce livre.Lis toujours, lis sans cesse, ĂŽ penseur agitĂ©,Et que les champs profonds tâemplissent de clartĂ© !Il est sain de toujours feuilleter la nature,Car câest la grande lettre et la grande Ă©criture ;Car la terre, cantique oĂč nous nous abĂźmons,A pour versets les bois et pour strophes les monts !Lis. Il nâest rien dans tout ce que peut sonder lâhommeQui, bien questionnĂ© par lâĂąme, ne se nomme.MĂ©dite. Tout est plein de jour, mĂȘme la nuit ;Et tout ce qui travaille, Ă©claire, aime ou dĂ©truit,A des rayons : la roue au dur moyeu, lâĂ©toile,La fleur, et lâaraignĂ©e au centre de sa toile.Rends-toi compte de Dieu. Comprendre, câest aimer.Les plaines oĂč le ciel aide lâherbe Ă germer,Lâeau, les prĂ©s, sont autant de phrases oĂč le sageVoit serpenter des sens quâil saisit au passage.Marche au vrai. Le rĂ©el, câest le juste, vois-tu ;Et voir la vĂ©ritĂ©, câest trouver la vertu.Bien lire lâunivers, câest bien lire la vie.
127
Le monde est lâĆuvre oĂč rien ne ment et ne dĂ©vie,Et dont les mots sacrĂ©s rĂ©pandent de lâencens.Lâhomme injuste est celui qui fait des contresens.Oui, la crĂ©ation tout entiĂšre, les choses,Les ĂȘtres, les rapports, les Ă©lĂ©ments, les causes,Rameaux dont le ciel clair perce le rĂ©seau noir,Lâarabesque des bois sur les cuivres du soir,La bĂȘte, le rocher, lâĂ©pi dâor, lâaile peinte,Tout cet ensemble obscur, vĂ©gĂ©tation sainte,Compose en se croisant ce chiffre Ă©norme : DIEU.LâĂ©ternel est Ă©crit dans ce qui dure peu ;Toute lâimmensitĂ©, sombre, bleue, Ă©toilĂ©e,Traverse lâhumble fleur, du penseur contemplĂ©e ;On voit les champs, mais câest de Dieu quâon sâĂ©blouit.Le lys que tu comprends en toi sâĂ©panouit ;Les roses que tu lis sâajoutent Ă ton Ăąme.Les fleurs chastes, dâoĂč sort une invisible flamme,Sont les conseils que Dieu sĂšme sur le chemin ;Câest lâĂąme qui les doit cueillir, et non la main.Ainsi tu fais ; aussi lâaube est sur ton front sombre ;Aussi tu deviens bon, juste et sage ; et dans lâombreTu reprends la candeur sublime du berceau. âJe rĂ©pondis : â HĂ©las ! tu te trompes, oiseau.Ma chair, faite de cendre, Ă chaque instant succombe ;Mon Ăąme ne sera blanche que dans la tombe ;Car lâhomme, quoi quâil fasse, est aveugle ou mĂ©chant.Et je continuai la lecture du champ.
Juillet 1833.
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IXJeune fille, la grĂące emplit tes dix-sept ans.Ton regard dit : Matin, et ton front dit : Printemps.Il semble que ta main porte un lys invisible.Don Juan te voit passer et murmure : « Impossible ! »Sois belle. Sois bĂ©nie, enfant, dans ta beautĂ©.La nature sâĂ©gaye Ă toute ta clartĂ© ;Tu fais une lueur sous les arbres ; la guĂȘpeTouche ta joue en fleur de son aile de crĂȘpe ;La mouche Ă tes yeux vole ainsi quâĂ des flambeaux.Ton souffle est un encens qui monte au ciel. LesbosEt les marins dâHydra, sâils te voyaient sans voiles,Te prendraient pour lâAurore aux cheveux pleins dâĂ©toiles.Les ĂȘtres de lâazur froncent leur pur sourcil,Quand lâhomme, spectre obscur du mal et de lâexil,Ose approcher ton Ăąme, aux rayons fiancĂ©e.Sois belle. Tu te sens par lâombre caressĂ©e,Un ange vient baiser ton pied quand il est nu,Et câest ce qui te fait ton sourire ingĂ©nu.
FĂ©vrier 1843.
129
XAmour
Amour ! « Loi, » dit JĂ©sus. « MystĂšre, » dit Platon.Sait-on quel fil nous lie au firmament ? Sait-onCe que les mains de Dieu dans lâimmensitĂ© sĂšment ?Est-on maĂźtre dâaimer ? pourquoi deux ĂȘtres sâaiment,Demande Ă lâeau qui court, demande Ă lâair qui fuit,Au moucheron qui vole Ă la flamme la nuit,Au rayon dâor qui veut baiser la grappe mĂ»re !Demande Ă ce qui chante, appelle, attend, murmure !Demande aux nids profonds quâavril met en Ă©moiLe cĆur Ă©perdu crie : Est-ce que je sais, moi ?Cette femme a passĂ© : je suis fou. Câest lâhistoire.Ses cheveux Ă©taient blonds, sa prunelle Ă©tait noire ;En plein midi, joyeuse, une fleur au corset,Illumination du jour, elle passait ;Elle allait, la charmante, et riait, la superbe ;Ses petits pieds semblaient chuchoter avec lâherbe ;Un oiseau bleu volait dans lâair, et me parla ;Et comment voulez-vous que jâĂ©chappe Ă cela ?Est-ce que je sais, moi ? câĂ©tait au temps des roses ;Les arbres se disaient tout bas de douces choses ;Les ruisseaux lâont voulu, les fleurs lâont complotĂ©.Jâaime ! â Ă Bodin, Vouglans, Delancre ! prĂ©vĂŽtĂ©,Bailliage, chĂątelet, grand-chambre, saint-office,Demandez le secret de ce doux malĂ©ficeAux vents, au frais printemps chassant lâhiver hagard,Au philtre quâun regard boit dans lâautre regard,Au sourire qui rĂȘve, Ă la voix qui caresse,A ce magicien, Ă cette charmeresse !Demandez aux sentiers traĂźtres qui, dans les bois,Vous font recommencer les mĂȘmes pas cent fois,A la branche de mai, cette Armide qui guette,Et fait tourner sur nous en cercle sa baguette !Demandez Ă la vie, Ă la nature, aux cieux,Au vague enchantement des champs mystĂ©rieux !Exorcisez le prĂ© tentateur, lâantre, lâorme !
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Faites, Cujas au poing, un bon procĂšs en formeAux sources dont le cĆur Ă©coute les sanglots,Au soupir Ă©ternel des forĂȘts et des flots.Dressez procĂšs-verbal contre les pĂąquerettesQui laissent les bourdons froisser leurs collerettes ;Instrumentez ; tonnez. Prouvez que deux amantsLivraient leur Ăąme aux fleurs, aux bois, aux lacs dormants,Et quâils ont fait un pacte avec la lune sombre,Avec lâillusion, lâespĂ©rance aux yeux dâombre,Et lâextase chantant des hymnes inconnus,Et quâils allaient tous deux, dĂšs que brillait VĂ©nus,Sur lâherbe que la brise agite par bouffĂ©es,Danser au bleu sabbat de ces nocturnes fĂ©es,Ăperdus, possĂ©dĂ©s dâun adorable ennui,Elle nâĂ©tant plus elle et lui nâĂ©tant plus lui !Quoi ! nous sommes encore aux temps oĂč la Tournelle,DĂ©clarant la magie impie et criminelle,Lui dressait un bĂ»cher par arrĂȘt de la cour,Et le dernier sorcier quâon brĂ»le, câest lâAmour !
Juillet 1843
131
XI ?
Une terre au flanc maigre, Ăąpre, avare, inclĂ©mentOĂč les vivants pensifs travaillent tristement,Et qui donne Ă regret Ă cette race humaineUn peu de pain pour tant de labeur et de peine ;Des hommes durs, Ă©clos sur ces sillons ingrats ;Des citĂ©s dâoĂč sâen vont, en se tordant les bras,La charitĂ©, la paix, la foi, sĆurs vĂ©nĂ©rables ;Lâorgueil chez les puissants et chez les misĂ©rables ;La haine au cĆur de tous ; la mort, spectre sans yeux,Frappant sur les meilleurs des coups mystĂ©rieux ;Sur tous les hauts sommets des brumes rĂ©pandues ;Deux vierges, la justice et la pudeur, vendues ;Toutes les passions engendrant tous les maux ;Des forĂȘts abritant des loups sous leurs rameaux ;LĂ le dĂ©sert torride, ici les froids polaires ;Des ocĂ©ans Ă©mus de subites colĂšres,Pleins de mĂąts frissonnants qui sombrent dans la nuit ;Des continents couverts de fumĂ©e et de bruit,OĂč, deux torches aux mains, rugit la guerre infĂąme,OĂč toujours quelque part fume une ville en flamme,OĂč se heurtent sanglants les peuples furieux ; â
Et que tout cela fasse un astre dans les cieux !
Octobre 1840.
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XIIExplication
La terre est au soleil ce que lâhomme est Ă lâange.Lâun est fait de splendeur ; lâautre est pĂ©tri de fange.Toute Ă©toile est soleil ; tout astre est paradis.Autour des globes purs sont les mondes maudits ;Et dans lâombre, oĂč lâesprit voit mieux que la lunette,Le soleil paradis traĂźne lâenfer planĂšte.Lâange habitant de lâastre est faillible ; et, sĂ©duit,Il peut devenir lâhomme habitant de la nuit.VoilĂ ce que le vent mâa dit sur la montagne
Tout globe obscur gĂ©mit ; toute terre est un bagneOĂč la vie en pleurant, jusquâau jour du rĂ©veil,Vient Ă©crouer lâesprit qui tombe du soleil.Plus le globe est lointain, plus le bagne est terrible.La mort est lĂ , vannant les Ăąmes dans un crible,Qui juge, et, de la vie invisible tĂ©moin,Rapporte lâange Ă lâastre ou le jette plus loin.
Ă globes sans rayons et presque sans aurores !Ănorme Jupiter fouettĂ© de mĂ©tĂ©ores,Mars qui semble de loin la bouche dâun volcan,Ă nocturne Uranus ! ĂŽ Saturne au carcan !ChĂątiments inconnus ! rĂ©demptions ! mystĂšres !Deuils ! ĂŽ lunes encor plus mortes que les terres !Ils souffrent ; ils sont noirs ; et qui sait ce quâils font ?Lâombre entend par moments leur cri rauque et profond,Comme on entend, le soir, la plainte des cigales.Mondes spectres, tirant des chaĂźnes inĂ©gales,Ils vont, blĂȘmes, pareils au rĂȘve qui sâenfuit.Rougis confusĂ©ment dâun reflet dans la nuit,Implorant un messie, espĂ©rant des apĂŽtres,Seuls, sĂ©parĂ©s, les uns en arriĂšre des autres,Tristes, Ă©chevelĂ©s par des souffles hagards,Jetant Ă la clartĂ© de farouches regards,Ceux-ci, vagues, roulant dans les profondeurs mornes,
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Ceux-lĂ , presque engloutis dans lâinfini sans bornes,TĂ©nĂ©breux, frissonnants, froids, glacĂ©s, pluvieux,Autour du paradis ils tournent envieux ;Et, du soleil, parmi les brumes et les ombres,On voit passer au loin toutes ces faces sombres.
Novembre 1840.
134
XIIILa chouette
Une chouette Ă©tait sur la porte clouĂ©e ;Larve de lâombre au toit des hommes Ă©chouĂ©e.La nature, qui mĂȘle une Ăąme aux rameaux verts,Qui remplit tout, et vit, Ă des degrĂ©s divers,Dans la bĂȘte sauvage et la bĂȘte de somme,Toujours en dialogue avec lâesprit de lâhomme,Lui donne Ă dĂ©chiffrer les animaux, qui sontSes signes, alphabet formidable et profond ;Et, sombre, ayant pour mots lâoiseau, le ver, lâinsecte,Parle deux langues : lâune, admirable et correcte,Lâautre, obscur bĂ©gaĂźment. LâĂ©lĂ©phant aux pieds lourds,Le lion, ce grand front de lâantre, lâaigle, lâours,Le taureau, le cheval, le tigre au bond superbe,Sont le langage altier et splendide, le verbe ;Et la chauve-souris, le crapaud, le putois,Le crabe, le hibou, le porc, sont le patois.Or, jâĂ©tais lĂ , pensif, bienveillant, presque tendre,Ăpelant ce squelette, et tĂąchant de comprendreCe quâentre les trois clous oĂč son spectre pendait,Aux vivants, aux souffrants, au bĆuf triste, au baudet,Disait, hĂ©las ! la pauvre et sinistre chouette,Du cĂŽtĂ© noir de lâĂȘtre informe silhouette.
Elle disait :
« Sur son front sombre Comme la brume se rĂ©pand ! Il remplit tout le fond de lâombre. Comme sa tĂȘte morte pend ! De ses yeux coulent ses pensĂ©es. Ses pieds trouĂ©s, ses mains percĂ©esBleuissent Ă lâair glacial. Oh ! comme il saigne dans le gouffre ! Lui qui faisait le bien, il souffre Comme moi qui faisais le mal.
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Une lumiĂšre Ă son front tremble. » Et la nuit dit au vent : « Soufflons Sur cette flamme ! » et, tous ensemble, Les tĂ©nĂšbres, les aquilons, La pluie et lâhorreur, froides bouches, Soufflent, hagards, hideux, farouches, Et dans la tempĂȘte et le bruit La clartĂ© reparaĂźt grandie⊠â Tu peux Ă©teindre un incendie, Mais pas une aurĂ©ole, ĂŽ nuit !
Cette Ăąme arriva sur la terre, Quâassombrit le soir incertain ; Elle entra dans lâobscur mystĂšre Que lâombre appelle son destin ; Au mensonge, aux forfaits sans nombre, A tout lâhorrible essaim de lâombre, Elle livrait de saints combats ; Elle volait, et ses prunelles Semblaient deux lueurs Ă©ternelles Qui passaient dans la nuit dâen bas.
Elle allait parmi les tĂ©nĂšbres, Poursuivant, chassant, dĂ©vorant Les vices, ces taupes funĂšbres, Le crime, ce phalĂšne errant ; Arrachant de leurs trous la haine, Lâorgueil, la fraude qui se traĂźne, LâĂąpre envie, aspic du chemin, Les vers de terre et les vipĂšres, Que la nuit cache dans les pierres Et le mal dans le cĆur humain !
Elle cherchait ces infidĂšles, LâAchab, le Nemrod, le Mathan, Que, dans son temple et sous ses ailes, RĂ©chauffe le faux dieu Satan, Les vendeurs cachĂ©s sous les porches, Le brĂ»leur allumant ses torches Au mĂȘme feu que lâencensoir ;
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Et, quand elle lâavait trouvĂ©e, Toute la sinistre couvĂ©e Se hĂ©rissait sous lâautel noir.
Elle allait, dĂ©livrant les hommes De leurs ennemis tĂ©nĂ©breux ; Les hommes, noirs comme nous sommes, Prirent lâesprit luttant pour eux ; Puis ils clouĂšrent, les infĂąmes, LâĂąme qui dĂ©fendait leurs Ăąmes, LâĂȘtre dont lâĆil jetait du jour ; Et leur foule, dans sa dĂ©mence, Railla cette chouette immense De la lumiĂšre et de lâamour !
Race qui frappes et lapides, Je te plains ! hommes, je vous plains ! HĂ©las ! je plains vos poings stupides, Dâaffreux clous et de marteaux pleins ! Vous persĂ©cutez pĂȘle-mĂȘle Le mal, le bien, la griffe et lâaile, Chasseurs sans but, bourreaux sans yeux ! Vous clouez de vos mains mal sĂ»res Les hiboux au seuil des masures, Et Christ sur la porte des cieux ! »
Mai 1843.
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XIVĂ la mĂšre de lâenfant mort
Oh ! vous aurez trop dit au pauvre petit ange Quâil est dâautres anges lĂ -haut,Que rien ne souffre au ciel, que jamais rien nây change, Quâil est doux dây rentrer bientĂŽt ;
Que le ciel est un dĂŽme aux merveilleux pilastres, Une tente aux riches couleurs,Un jardin bleu rempli de lys qui sont des astres, Et dâĂ©toiles qui sont des fleurs ;
Que câest un lieu joyeux plus quâon ne saurait dire, OĂč toujours, se laissant charmer,On a les chĂ©rubins pour jouer et pour rire, Et le bon Dieu pour nous aimer ;
Quâil est doux dâĂȘtre un cĆur qui brĂ»le comme un cierge, Et de vivre, en toute saison,PrĂšs de lâenfant JĂ©sus et de la sainte Vierge Dans une si belle maison !
Et puis vous nâaurez pas assez dit, pauvre mĂšre, A ce fils si frĂȘle et si doux,Que vous Ă©tiez Ă lui dans cette vie amĂšre, Mais aussi quâil Ă©tait Ă vous ;
Que, tant quâon est petit, la mĂšre sur nous veille, Mais que plus tard on la dĂ©fend ;Et quâelle aura besoin, quand elle sera vieille, Dâun homme qui soit son enfant ;
Vous nâaurez point assez dit Ă cette jeune Ăąme Que Dieu veut quâon reste ici-bas,La femme guidant lâhomme et lâhomme aidant la femme, Pour les douleurs et les combats ;
Si bien quâun jour, ĂŽ deuil ! irrĂ©parable perte ! Le doux ĂȘtre sâen est allĂ© !⊠â
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HĂ©las ! vous avez donc laissĂ© la cage ouverte, Que votre oiseau sâest envolĂ© !
Avril 1843.
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XVĂpitaphe
Il vivait, il jouait, riante crĂ©ature.Que te sert dâavoir pris cet enfant, ĂŽ nature ?Nâas-tu pas les oiseaux peints de mille couleurs,Les astres, les grands bois, le ciel bleu, lâonde amĂšre ?Que te sert dâavoir pris cet enfant Ă sa mĂšre,Et de lâavoir cachĂ© sous des touffes de fleurs ?
Pour cet enfant de plus tu nâes pas plus peuplĂ©e,Tu nâes pas plus joyeuse, ĂŽ nature Ă©toilĂ©e !Et le cĆur de la mĂšre en proie Ă tant de soins,Ce cĆur oĂč toute joie engendre une torture,Cet abĂźme aussi grand que toi-mĂȘme, ĂŽ nature,Est vide et dĂ©solĂ© pour cet enfant de moins !
Mai 1843.
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XVILe maĂźtre dâĂ©tudes
Ne le tourmentez pas, il souffre. Il est celuiSur qui, jusquâĂ ce jour, pas un rayon nâa lui ;Oh ! ne confondez pas lâesclave avec le maĂźtre !Et, quand vous le voyez dans vos rangs apparaĂźtre,Humble et calme, et sâasseoir la tĂȘte dans ses mains,Ayant peut-ĂȘtre en lui lâesprit des vieux RomainsDont il vous dit les noms, dont il vous lit les livres,Ăcoliers, frais enfants de joie et dâaurore ivres,Ne le tourmentez pas ! soyez doux, soyez bons.Tous nous portons la vie et tous nous nous courbonsMais, lui, câest le flambeau qui la nuit se consomme ;Lâombre le tient captif, et ce pĂąle jeune homme,EnfermĂ© plus que vous, plus que vous enchaĂźnĂ©,Votre frĂšre, Ă©coliers, et votre frĂšre aĂźnĂ©,Destin tronquĂ©, matin noyĂ© dans les tĂ©nĂšbres,Ayant lâennui sans fin devant ses yeux funĂšbres,Indigent, chancelant, et cependant vainqueur,Sans oiseaux dans son ciel, sans amours dans son cĆur,A lâheure du plein jour, attend que lâaube naisse.Enfance, ayez pitiĂ© de la sombre jeunesse !
Apprenez Ă connaĂźtre, enfants quâattend lâeffort,Les inĂ©galitĂ©s des Ăąmes et du sort ;Respectez-le deux fois, dans le deuil qui le mine,Puisque de deux sommets, enfant, il vous domine,Puisquâil est le plus pauvre et quâil est le plus grand.Songez que, triste, en butte au souci dĂ©vorant,Ă travers ses douleurs, ce fils de la chaumiĂšreVous verse la raison, le savoir, la lumiĂšre,Et quâil vous donne lâor, et quâil nâa pas de pain.Oh ! dans la longue salle aux tables de sapin,Enfants, faites silence Ă la lueur des lampes !Voyez, la morne angoisse a fait blĂȘmir ses tempes :Songez quâil saigne, hĂ©las ! sous ses pauvres habits.Lâherbe que mord la dent cruelle des brebis,
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Câest lui ; vous riez, vous, et vous lui rongez lâĂąme.Songez quâil agonise, amer, sans air, sans flamme ;
Que sa colĂšre dit : Plaignez-moi ; que ses pleursNe peuvent pas couler devant vos yeux railleurs !Aux heures du travail votre ennui le dĂ©vore,Aux heures du plaisir vous le rongez encore ;Sa pensĂ©e, arrachĂ©e et froissĂ©e, est Ă vous,Et, pareille au papier quâon distribue Ă tous,Page blanche dâabord, devient lentement noire.Vous feuilletez son cĆur, vous videz sa mĂ©moire ;Vos mains, jetant chacune un bruit, un trouble, un mot,Et raturant lâidĂ©e en lui dĂšs quâelle Ă©clĂŽt,Toutes en mĂȘme temps dans son esprit Ă©crivent.Si des rĂȘves, parfois, jusquâĂ son front arrivent,Vous rĂ©pandez votre encre Ă flots sur cet azur ;Vos plumes, tas dâoiseaux hideux au vol obscur,De leurs mille becs noirs lui fouillent la cervelle.Le nuage dâennui passe et se renouvelle.Dormir, il ne le peut ; penser, il ne le peut.Chaque enfant est un fil dont son cĆur sent le nĆud.Oui, sâil veut songer, fuir, oublier, franchir lâombre,Laisser voler son Ăąme aux chimĂšres sans nombre,Ces Ă©coliers joueurs, vifs, lĂ©gers, doux, aimants,PĂšsent sur lui, de lâaube au soir, Ă tous moments,Et le font retomber des voĂ»tes immortelles ;Et tous ces papillons sont le plomb de ses ailes.Saint et grave martyr changeant de chevalet,CrucifiĂ© par vous, bourreaux charmants, il estVotre souffre-douleurs et votre souffre-joies ;Ses nuits sont vos hochets et ses jours sont vos proies,Il porte sur son front votre essaim orageux ;Il a toujours vos bruits, vos rires et vos jeux,Tourbillonnant sur lui comme une Ăąpre tempĂȘte.HĂ©las ! il est le deuil dont vous ĂȘtes la fĂȘte ;HĂ©las ! il est le cri dont vous ĂȘtes le chant
Et, qui sait ? sans rien dire, austĂšre, et se cachantDe sa bonne action comme dâune mauvaise,Ce pauvre ĂȘtre qui rĂȘve accoudĂ© sur sa chaise,
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Mal nourri, mal vĂȘtu, quâun mendiant plaindrait,Peut-ĂȘtre a des parents quâil soutient en secret,Et fait de ses labeurs, de sa faim, de ses veilles,Des siĂšcles dont sa voix vous traduit les merveilles,Et de cette sueur qui coule sur sa chair,Des rubans au printemps, un peu de feu lâhiver,Pour quelque jeune sĆur ou quelque vieille mĂšre ;Changeant en goutte dâeau la sombre larme amĂšre ;De sorte que, vivant Ă son ombre sans bruit,Une colombe vient la boire dans la nuit !Songez que pour cette Ćuvre, enfants, il se dĂ©voue,BrĂ»le ses yeux, meurtrit son cĆur, tourne la roue,TraĂźne la chaĂźne ! hĂ©las, pour lui, pour son destin,Pour ses espoirs perdus Ă lâhorizon lointain,Pour ses vĆux, pour son Ăąme aux fers, pour sa prunelle,Votre cage dâun jour est prison Ă©ternelle !Songez que câest sur lui que marchent tous vos pas !Songez quâil ne rit pas, songez quâil ne vit pas !
Lâavenir, cet avril plein de fleurs, vous convie ;Vous vous envolerez demain en pleine vie ;Vous sortirez de lâombre, il restera. Pour lui,Demain sera muet et sourd comme aujourdâhui ;Demain, mĂȘme en juillet, sera toujours dĂ©cembre,Toujours lâĂ©troit prĂ©au, toujours la pauvre chambre,Toujours le ciel glacĂ©, gris, blafard, pluvieux ;Et, quand vous serez grands, enfants, il sera vieux.Et, si quelque heureux vent ne souffle et ne lâemporte,Toujours il sera lĂ , seul sous la sombre porte,Gardant les beaux enfants sous ce mur redoutĂ©,Ayant tout de leur peine et rien de leur gaietĂ©.Oh ! que votre pensĂ©e aime, console, encenseCe sublime forçat du bagne dâinnocence !Pesez ce quâil prodigue avec ce quâil reçoit.Oh ! quâil se transfigure Ă vos yeux, et quâil soitCelui qui vous grandit, celui qui vous Ă©lĂšve,Qui donne Ă vos raisons les deux tranchants du glaive,Art et science, afin quâen marchant au tombeau,Vous viviez pour le vrai, vous luttiez pour le beau !Oh ! quâil vous soit sacrĂ© dans cette tĂąche auguste
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De conduire Ă lâutile, au sage, au grand, au juste,Vos Ăąmes en tumulte Ă qui le ciel sourit !Quand les cĆurs sont troupeau, le berger est esprit.
Et, pendant quâil est lĂ , triste, et que dans la classeUn chuchotement vague endort son Ăąme lasse,Oh ! des poĂštes purs entrouverts sur vos bancs,Quâil sorte, dans le bruit confus des soirs tombants,Quâil sorte de Platon, quâil sorte dâEuripide,Et de Virgile, cygne errant du vers limpide,Et dâEschyle, lion du drame monstrueux,Et dâHorace et dâHomĂšre Ă demi dans les cieux,Quâil sorte, pour sa tĂȘte aux saints travaux baissĂ©e,Pour lâhumble dĂ©fricheur de la jeune pensĂ©e,Quâil sorte, pour ce front qui se penche et se fendSur ce sillon humain quâon appelle lâenfant,De tous ces livres pleins de hautes harmonies,La bĂ©nĂ©diction sereine des gĂ©nies !
Juin 1842. .
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XVIIChose vue un jour de printemps
Entendant des sanglots, je poussai cette porte.
Les quatre enfants pleuraient et la mĂšre Ă©tait morte.Tout dans ce lieu lugubre effrayait le regard.Sur le grabat gisait le cadavre hagard ;CâĂ©tait dĂ©jĂ la tombe et dĂ©jĂ le fantĂŽme.Pas de feu ; le plafond laissait passer le chaume.Les quatre enfants songeaient comme quatre vieillards.On voyait, comme une aube Ă travers des brouillards,Aux lĂšvres de la morte un sinistre sourire ;Et lâaĂźnĂ©, qui nâavait que six ans, semblait dire :« Regardez donc cette ombre oĂč le sort nous a mis ! »
Un crime en cette chambre avait Ă©tĂ© commis.Ce crime, le voici : â Sous le ciel qui rayonne,Une femme est candide, intelligente, bonne ;Dieu, qui la suit dâen haut dâun regard attendri,La fit pour ĂȘtre heureuse. Humble, elle a pour mariUn ouvrier ; tous deux, sans aigreur, sans envie,Tirent dâun pas Ă©gal le licou de la vie.Le cholĂ©ra lui prend son mari ; la voilĂ Veuve avec la misĂšre et quatre enfants quâelle a.Alors, elle se met au labeur comme un homme.Elle est active, propre, attentive, Ă©conome ;Pas de drap Ă son lit, pas dâĂątre Ă son foyer ;Elle ne se plaint pas, sert qui veut lâemployer,Ravaude de vieux bas, fait des nattes de paille,Tricote, file, coud, passe les nuits, travaillePour nourrir ses enfants ; elle est honnĂȘte enfin.Un jour, on va chez elle, elle est morte de faim.
Oui, les buissons Ă©taient remplis de rouges-gorges,Les lourds marteaux sonnaient dans la lueur des forges,Les masques abondaient dans les bals, et partoutLes baisers soulevaient la dentelle du loup ;Tout vivait ; les marchands comptaient de grosses sommes :
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On entendait rouler les chars, rire les hommes ;Les wagons Ă©branlaient les plaines ; le steamerSecouait son panache au-dessus de la mer ;Et, dans cette rumeur de joie et de lumiĂšre,Cette femme Ă©tant seule au fond de sa chaumiĂšre,La faim, goule effarĂ©e aux hurlements plaintifs,Maigre et fĂ©roce, Ă©tait entrĂ©e Ă pas furtifs,Sans bruit, et lâavait prise Ă la gorge, et tuĂ©e.
La faim, câest le regard de la prostituĂ©e,Câest le bĂąton ferrĂ© du bandit, câest la mainDu pĂąle enfant volant un pain sur le chemin,Câest la fiĂšvre du pauvre oubliĂ©, câest le rĂąleDu grabat naufragĂ© dans lâombre sĂ©pulcrale.Ă Dieu ! la sĂšve abonde, et, dans ses flancs troublĂ©s,La terre est pleine dâherbe et de fruits et de blĂ©s,DĂšs que lâarbre a fini, le sillon recommence ;Et, pendant que tout vit, ĂŽ Dieu, dans ta clĂ©mence,Que la mouche connaĂźt la feuille du sureau,Pendant que lâĂ©tang donne Ă boire au passereau,Pendant que le tombeau nourrit les vautours chauves,Pendant que la nature, en ses profondeurs fauves,Fait manger le chacal, lâonce et le basilic.
Lâhomme expire ! â Oh ! la faim, câest le crime public ;Câest lâimmense assassin qui sort de nos tĂ©nĂšbres.
Dieu ! pourquoi lâorphelin, dans ses langes funĂšbres,Dit-il : « Jâai faim ! » Lâenfant, nâest-ce pas un oiseau ?Pourquoi le nid a-t-il ce qui manque au berceau ?
Avril 1840.
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XVIIIIntérieur
La querelle irritĂ©e, amĂšre, Ă lâĆil ardent,VipĂšre dont la haine empoisonne la dent,Siffle et trouble le toit dâune pauvre demeure.Les mots heurtent les mots. Lâenfant sâeffraie et pleure.La femme et le mari laissent lâenfant crier.
â DâoĂč viens-tu ? â Quâas-tu fait ? â Oh ! mauvais ouvrier !Il vit dans la dĂ©bauche et mourra sur la paille.â Femme vaine et sans cĆur qui jamais ne travaille !â Tu sors du cabaret ? â Quelque amant est venu ?â Lâenfant pleure, lâenfant a faim, lâenfant est nu.Pas de pain. â Elle a peur de salir ses mains blanches !â OĂč cours-tu tous les jours ? â Et toi, tous les dimanches ?â Va boire ! â Va danser ! â Il nâa ni feu ni lieu !â Ta fille seulement ne sait pas prier Dieu !â Et ta mĂšre, bandit, câest toi qui lâas tuĂ©e !â Paix ! â Silence, assassin ! â Tais-toi, prostituĂ©e !
Un beau soleil couchant, empourprant le taudis,Embrasait la fenĂȘtre et le plafond, tandisQue ce couple hideux, que rend deux fois infĂąmeLa misĂšre du cĆur et la laideur de lâĂąme,Ătalait son ulcĂšre et ses difformitĂ©sSans honte, et sans pudeur montrait ses nuditĂ©s.Et leur vitre, oĂč pendait un vieux haillon de toile,Ătait, grĂące au soleil, une Ă©clatante Ă©toileQui, dans ce mĂȘme instant, vive et pure lueur,Ăblouissait au loin quelque passant rĂȘveur !
Septembre 1841.
147
XIXBaraques de la foire
Lion ! jâĂ©tais pensif, ĂŽ bĂȘte prisonniĂšre,Devant la majestĂ© de ta grave criniĂšre ;Du plafond de ta cage elle faisait un dais.Nous songions tous les deux, et tu me regardais.Ton regard Ă©tait beau, lion. Nous autres hommes,Le peu que nous faisons et le rien que nous sommes,Emplit notre pensĂ©e, et dans nos regards vainsBrillent nos plans chĂ©tifs que nous croyons divins,Nos vĆux, nos passions que notre orgueil encense,Et notre petitesse, ivre de sa puissance ;Et, bouffis dâignorance ou gonflĂ©s de venin,Notre prunelle Ă©clate et dit : Je suis ce nain !Nous avons dans nos yeux notre moi misĂ©rable.Mais la bĂȘte qui vit sous le chĂȘne et lâĂ©rable,Qui paĂźt le thym, ou fuit dans les halliers profonds,Qui dans les champs, oĂč nous, hommes, nous Ă©touffons,Respire, solitaire, avec lâastre et la rose,LâĂȘtre sauvage, obscur et tranquille qui causeAvec la roche Ă©norme et les petites fleurs,Qui, parmi les vallons et les sources en pleurs,Plonge son mufle roux aux herbes non foulĂ©es,La brute qui rugit sous les nuits constellĂ©es,Qui rĂȘve et dont les pas fauves et familiersDe lâantre formidable Ă©branlent les piliers,Et qui se sent Ă peine en ces profondeurs sombres,A sous son fier sourcil les monts, les vastes ombres,Les Ă©toiles, les prĂ©s, le lac serein, les cieux,Et le mystĂšre obscur des bois silencieux,Et porte en son Ćil calme, oĂč lâinfini commence,Le regard Ă©ternel de la nature immense.
Juin 1842.
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XXInsomnie
Quand une lueur pĂąle Ă lâorient se lĂšve,Quand la porte du jour, vague et pareille au rĂȘve,Commence Ă sâentrouvrir et blanchit lâhorizon,Comme lâespoir blanchit le seuil dâune prison,Se rĂ©veiller, câest bien, et travailler, câest juste.Quand le matin Ă Dieu chante son hymne auguste,Le travail, saint tribut dĂ» par lâhomme mortel,Est la strophe sacrĂ©e au pied du sombre autel ;Le soc murmure un psaume ; et câest un chant sublimeQui, dĂšs lâaurore, au fond des forĂȘts, sur lâabĂźme,Au bruit de la cognĂ©e, au choc des avirons,Sort des durs matelots et des noirs bĂ»cherons.
Mais, au milieu des nuits, sâĂ©veiller ! quel mystĂšre !Songer, sinistre et seul, quand tout dort sur la terre !Quand pas un Ćil vivant ne veille, pas un feu ;Quand les sept chevaux dâor du grand chariot bleuRentrent Ă lâĂ©curie et descendent au pĂŽle,Se sentir dans son lit soudain toucher lâĂ©paulePar quelquâun dâinconnu qui dit : Allons ! câest moi !Travaillons ! â La chair gronde et demande pourquoi.â Je dors. Je suis trĂšs las de la course derniĂšre ;Ma paupiĂšre est encor du somme prisonniĂšre ;MaĂźtre mystĂ©rieux, grĂące ! que me veux-tu ?Certes, il faut que tu sois un dĂ©mon bien tĂȘtuDe venir mâĂ©veiller toujours quand tout repose !Aie un peu de raison. Il est encor nuit close ;Regarde, jâouvre lâĆil puisque cela te plaĂźt ;Pas la moindre lueur aux fentes du volet ;Va-tâen ! je dors, jâai chaud, je rĂȘve Ă ma maĂźtresse.Elle faisait flotter sur moi sa longue tresse,DâoĂč pleuvaient sur mon front des astres et des fleurs.Va-tâen, tu reviendras demain, au jour, ailleurs.Je te tourne le dos, je ne veux pas ! dĂ©campe !Ne pose pas ton doigt de braise sur ma tempe.
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La biche illusion me mangeait dans le creuxDe la main ; tu lâas fait enfuir. JâĂ©tais heureux,
Je ronflais comme un bĆuf ; laisse-moi. Câest stupide.Ciel ! dĂ©jĂ ma pensĂ©e, inquiĂšte et rapide,Fil sans bout, se dĂ©vide et tourne Ă ton fuseau.Tu mâapportes un vers, Ă©trange et fauve oiseauQue tu viens de saisir dans les pĂąles nuĂ©es.Je nâen veux pas. Le vent, de ses tristes huĂ©es,Emplit lâantre des cieux ; les souffles, noirs dragons,Passent en secouant ma porte sur ses gonds.â Paix lĂ ! va-tâen, bourreau ! quant au vers, je le lĂąche.Je veux toute la nuit dormir comme un vieux lĂąche ;Voyons, mĂ©nage un peu ton pauvre compagnon.Je suis las, je suis mort, laisse-moi dormir !
â Non !Est-ce que je dors, moi ? dit lâidĂ©e implacable.Penseur, subis ta loi ; forçat, tire ton cĂąble.Quoi ! cette bĂȘte a goĂ»t au vil foin du sommeil !Lâorient est pour moi toujours clair et vermeil.Que mâimporte le corps ! quâil marche, souffre et meure !Horrible esclave, allons, travaille ! câest mon heure.
Et lâange Ă©treint Jacob, et lâĂąme tient le corps ;Nul moyen de lutter ; et tout revient alors,Le drame commencĂ© dont lâĂ©bauche frissonne,Ruy-Blas, Marion, Job, Sylva, son cor qui sonne,Ou le roman pleurant avec des yeux humains,Ou lâode qui sâenfonce en deux profonds chemins,
Dans lâazur prĂšs dâHorace et dans lâombre avec Dante ;Il faut dans ces labeurs rentrer la tĂȘte ardente ;Dans ces grands horizons subitement rouverts,Il faut de strophe en strophe, il faut de vers en vers,Sâen aller devant soi, pensif, ivre de lâombre ;Il faut, rĂȘveur nocturne en proie Ă lâesprit sombre,Gravir le dur sentier de lâinspiration ;Poursuivre la lointaine et blanche vision,Traverser, effarĂ©, les clairiĂšres dĂ©sertes,Le champ plein de tombeaux, les eaux, les herbes vertes,
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Et franchir la forĂȘt, le torrent, le hallier,Noir cheval galopant sous le noir cavalier.
1843, nuit.
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XXIĂcrit sur la plinthe d'un bas-reliefantique Ă mademoiselle Louise B.La musique est dans tout. Un hymne sort du monde.Rumeur de la galĂšre aux flancs lavĂ©s par lâonde,Bruits des villes, pitiĂ© de la sĆur pour la sĆur,Passion des amants jeunes et beaux, douceurDes vieux Ă©poux usĂ©s ensemble par la vie,Fanfare de la plaine Ă©maillĂ©e et ravie,Mots Ă©changĂ©s le soir sur les seuils fraternels,Sombre tressaillement des chĂȘnes Ă©ternels,Vous ĂȘtes lâharmonie et la musique mĂȘme !Vous ĂȘtes les soupirs qui font le chant suprĂȘme !Pour notre Ăąme, les jours, la vie et les saisons,Les songes de nos cĆurs, les plis des horizons,Lâaube et ses pleurs, le soir et ses grands incendies,Flottent dans un rĂ©seau de vagues mĂ©lodies ;Une voix dans les champs nous parle, une autre voixDit Ă lâhomme autre chose et chante dans les bois.Par moment, un troupeau bĂȘle, une cloche tinte.Quand par lâombre, la nuit, la colline est atteinte,De toutes parts on voit danser et resplendir,Dans le ciel Ă©toilĂ© du zĂ©nith au nadir,Dans la voix des oiseaux, dans le cri des cigales,Le groupe Ă©blouissant des notes inĂ©gales.Toujours avec notre Ăąme un doux bruit sâaccoupla ;La nature nous dit : Chante ! et câest pour celaQuâun statuaire ancien sculpta sur cette pierreUn pĂątre sur sa flĂ»te abaissant sa paupiĂšre.
Juin 1833,
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XXIILa clarté du dehors ne distrait pas mon ùme.La plaine chante et rit comme une jeune femme ; Le nid palpite dans les houx ;Partout la gaieté luit dans les bouches ouvertes ;Mai, couché dans la mousse au fond des grottes vertes, Fait aux amoureux les yeux doux.
Dans les champs de luzerne et dans les champs de fĂšves,Les vagues papillons errent pareils aux rĂȘves ; Le blĂ© vert sort des sillons bruns ;Et les abeilles dâor courent Ă la pervenche,Au thym, au liseron, qui tend son urne blanche A ces buveuses de parfums.
La nue étale au ciel ses pourpres et ses cuivres ;Les arbres, tout gonflés de printemps, semblent ivres ; Les branches, dans leurs doux ébats,Se jettent les oiseaux du bout de leurs raquettes ;Le bourdon galonné fait aux roses coquettes Des propositions tout bas.
Moi, je laisse voler les senteurs et les baumes,Je laisse chuchoter les fleurs, ces doux fantĂŽmes, Et lâaube dire : Vous vivrez !Je regarde en moi-mĂȘme, et, seul, oubliant lâheure,LâĆil plein des visions de lâombre intĂ©rieure, Je songe aux morts, ces dĂ©livrĂ©s !
Encore un peu de temps, encore, ĂŽ mer superbe,Quelques reflux ; jâaurai ma tombe aussi dans lâherbe, Blanche au milieu du frais gazon,A lâombre de quelque arbre oĂč le lierre sâattache ;On y lira : â Passant, cette pierre te cache La ruine dâune prison.
Ingouville, mai 1843.
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XXIIILe revenant
MĂšres en deuil, vos cris lĂ -haut sont entendus.Dieu, qui tient dans sa main tous les oiseaux perdus,Parfois au mĂȘme nid rend la mĂȘme colombe.Ă mĂšres ! le berceau communique Ă la tombe.LâĂ©ternitĂ© contient plus dâun divin secret.
La mĂšre dont je vais vous parler demeuraitĂ Blois ; je lâai connue en un temps plus prospĂšre ;Et sa maison touchait Ă celle de mon pĂšre.Elle avait tous les biens que Dieu donne ou permet.On lâavait mariĂ©e Ă lâhomme quâelle aimait.Elle eut un fils ; ce fut une ineffable joie.
Ce premier-nĂ© couchait dans un berceau de soie ;Sa mĂšre lâallaitait ; il faisait un doux bruitĂ cĂŽtĂ© du chevet nuptial ; et, la nuit,La mĂšre ouvrait son Ăąme aux chimĂšres sans nombre,Pauvre mĂšre, et ses yeux resplendissaient dans lâombre,Quand, sans souffle, sans voix, renonçant au sommeil,PenchĂ©e, elle Ă©coutait dormir lâenfant vermeil.DĂšs lâaube, elle chantait, ravie et toute fiĂšre.
Elle se renversait sur sa chaise en arriĂšre,Son fichu laissant voir son sein gonflĂ© de lait,Et souriait au faible enfant, et lâappelaitAnge, trĂ©sor, amour ; et mille folles choses.Oh ! comme elle baisait ces beaux petits pieds roses !Comme elle leur parlait ! lâenfant, charmant et nu,Riait, et, par ses mains sous les bras soutenu,Joyeux, de ses genoux montait jusquâĂ sa bouche.
Tremblant comme le daim quâune feuille effarouche,Il grandit. Pour lâenfant, grandir, câest chanceler.Il se mit Ă marcher, il se mit Ă parler,Il eut trois ans ; doux Ăąge, oĂč dĂ©jĂ la parole,Comme le jeune oiseau, bat de lâaile et sâenvole.
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Et la mĂšre disait : « Mon fils ! » et reprenait :« Voyez comme il est grand ! il apprend ; il connaĂźtSes lettres. Câest un diable ! Il veut que je lâhabilleEn homme ; il ne veut plus de ses robes de fille ;Câest dĂ©jĂ trĂšs mĂ©chant, ces petits hommes-lĂ !Câest Ă©gal, il lit bien ; il ira loin ; il aDe lâesprit ; je lui fais Ă©peler lâĂvangile. » âEt ses yeux adoraient cette tĂȘte fragile,Et, femme heureuse, et mĂšre au regard triomphant,Elle sentait son cĆur battre dans son enfant.
Un jour, â nous avons tous de ces dates funĂšbres ! âLe croup, monstre hideux, Ă©pervier des tĂ©nĂšbres,Sur la blanche maison brusquement sâabattit,Horrible, et, se ruant sur le pauvre petit,Le saisit Ă la gorge ; ĂŽ !De lâair par qui lâon vit sinistre perfidie !Qui nâa vu se dĂ©battre, hĂ©las ! ces doux enfantsQuâĂ©treint le croup fĂ©roce en ses doigts Ă©touffants !Ils luttent ; lâombre emplit lentement leurs yeux dâange.Et de leur bouche froide il sort un rĂąle Ă©trange,Et si mystĂ©rieux, quâil semble quâon entend,Dans leur poitrine, oĂč meurt le souffle haletant,Lâaffreux coq du tombeau chanter son aube obscure.Tel quâun fruit qui du givre a senti la piqĂ»re,Lâenfant mourut. La mort entra comme un voleurEt le prit. â Une mĂšre, un pĂšre, la douleur,Le noir cercueil, le front qui se heurte aux murailles,Les lugubres sanglots qui sortent des entrailles,Oh ! la parole expire oĂč commence le cri ;Silence aux mots humains !
La mĂšre au cĆur meurtri,Pendant quâĂ ses cĂŽtĂ©s pleurait le pĂšre sombre,Resta trois mois sinistre, immobile dans lâombre,LâĆil fixe, murmurant on ne sait quoi dâobscur,Et regardant toujours le mĂȘme angle du mur.Elle ne mangeait pas ; sa vie Ă©tait sa fiĂšvre ;Elle ne rĂ©pondait Ă personne ; sa lĂšvreTremblait ; on lâentendait, avec un morne effroi,
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Qui disait Ă voix basse Ă quelquâun : â Rends-le-moi !Et le mĂ©decin dit au pĂšre : â Il faut distraireCe cĆur triste, et donner Ă lâenfant mort un frĂšre. âLe temps passa ; les jours, les semaines, les mois.
Elle se sentit mĂšre une seconde fois.
Devant le berceau froid de son ange Ă©phĂ©mĂšre,Se rappelant lâaccent dont il disait : â Ma mĂšre, âElle songeait, muette, assise sur son lit.Le jour oĂč, tout Ă coup, dans son flanc tressaillitLâĂȘtre inconnu promis Ă notre aube mortelle,Elle pĂąlit. â Quel est cet Ă©tranger ? dit-elle.Puis elle cria, sombre et tombant Ă genoux :â Non, non, je ne veux pas ! non ! tu serais jaloux !Ă mon doux endormi, toi que la terre glace,Tu dirais : « On mâoublie ; un autre a pris ma place ;« Ma mĂšre lâaime, et rit ; elle le trouve beau,Elle lâembrasse, et, moi, je suis dans mon tombeau ! »Non, non !
Ainsi pleurait cette douleur profonde.
Le jour vint ; elle mit un autre enfant au monde,Et le pĂšre joyeux cria : â Câest un garçon.Mais le pĂšre Ă©tait seul joyeux dans la maison ;La mĂšre restait morne, et la pĂąle accouchĂ©e,Sur lâancien souvenir tout entiĂšre penchĂ©e,RĂȘvait ; on lui porta lâenfant sur un coussin ;Elle se laissa faire et lui donna le sein ;Et tout Ă coup, pendant que, farouche, accablĂ©e,Pensant au fils nouveau moins quâĂ lâĂąme envolĂ©e,HĂ©las ! et songeant moins aux langes quâau linceul,Elle disait : â Cet ange en son sĂ©pulcre est seul !â Ă doux miracle ! ĂŽ mĂšre au bonheur revenue !Elle entendit, avec une voix bien connue,Le nouveau-nĂ© parler dans lâombre entre ses bras,Et tout bas murmurer : â Câest moi. Ne le dis pas.
Août 1843.
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XXIVAux arbres
Arbres de la forĂȘt, vous connaissez mon Ăąme !Au grĂ© des envieux la foule loue et blĂąme ;Vous me connaissez, vous ! â vous mâavez vu souvent,Seul dans vos profondeurs, regardant et rĂȘvant.Vous le savez, la pierre oĂč court un scarabĂ©e,Une humble goutte dâeau de fleur en fleur tombĂ©e,Un nuage, un oiseau, mâoccupent tout un jour.La contemplation mâemplit le cĆur dâamour.Vous mâavez vu cent fois, dans la vallĂ©e obscure,Avec ces mots que dit lâesprit Ă la nature,Questionner tout bas vos rameaux palpitants,Et du mĂȘme regard poursuivre en mĂȘme temps,Pensif, le front baissĂ©, lâĆil dans lâherbe profonde,LâĂ©tude dâun atome et lâĂ©tude du monde.Attentif Ă vos bruits qui parlent tous un peu,Arbres, vous mâavez vu fuir lâhomme et chercher Dieu !Feuilles qui tressaillez Ă la pointe des branches,Nids dont le vent au loin sĂšme les plumes blanches,ClairiĂšres, vallons verts, dĂ©serts sombres et doux,Vous savez que je suis calme et pur comme vous.Comme au ciel vos parfums, mon culte Ă Dieu sâĂ©lance,Et je suis plein dâoubli comme vous de silence !La haine sur mon nom rĂ©pand en vain son fiel ;Toujours, â je vous atteste, ĂŽ bois aimĂ©s du ciel ! âJâai chassĂ© loin de moi toute pensĂ©e amĂšre,Et mon cĆur est encor tel que le fit ma mĂšre !
Arbres de ces grands bois qui frissonnez toujours,Je vous aime, et vous, lierre au seuil des antres sourds,Ravins oĂč lâon entend filtrer les sources vives,Buissons que les oiseaux pillent, joyeux convives !Quand je suis parmi vous, arbres de ces grands bois,Dans tout ce qui mâentoure et me cache Ă la fois,Dans votre solitude oĂč je rentre en moi-mĂȘme,Je sens quelquâun de grand qui mâĂ©coute et qui mâaime !
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Aussi, taillis sacrĂ©s oĂč Dieu mĂȘme apparaĂźt,Arbres religieux, chĂȘnes, mousses, forĂȘt,ForĂȘt ! câest dans votre ombre et dans votre mystĂšre,Câest sous votre branchage auguste et solitaire,Que je veux abriter mon sĂ©pulcre ignorĂ©,Et que je veux dormir quand je mâendormirai.
Juin 1843.
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XXVLâenfant, voyant lâaĂŻeule Ă filer occupĂ©e,Veut faire une quenouille Ă sa grande poupĂ©e.LâaĂŻeule sâassoupit un peu ; câest le moment.Lâenfant vient par derriĂšre et tire doucementUn brin de la quenouille oĂč le fuseau tournoie,Puis sâenfuit triomphante, emportant avec joieLa belle laine dâor que le safran jaunit,Autant quâen pourrait prendre un oiseau pour son nid.
Cauterets, août
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XXVIJoies du soir
Le soleil, dans les monts oĂč sa clartĂ© sâĂ©tale,Ajuste Ă son arc dâor sa flĂšche horizontale ;Les hauts taillis sont pleins de biches et de faons ;LĂ rit dans les rochers, veinĂ©s comme des marbres,Une chaumiĂšre heureuse ; en haut, un bouquet dâarbres. Au-dessous, un bouquet dâenfants.
Câest lâinstant de songer aux choses redoutables.On entend les buveurs danser autour des tables ;Tandis que, gais, joyeux, heurtant les escabeaux,Ils mĂȘlent aux refrains leurs amours peu farouches,Les lettres des chansons qui sortent de leurs bouchesVont Ă©crire autour dâeux leurs noms sur leurs tombeaux.
Mourir ! demandons-nous, Ă toute heure, en nous-mĂȘmes :â Comment passerons-nous le passage suprĂȘme ? âFinir avec grandeur est un illustre effort.Le moment est lugubre et lâĂąme est accablĂ©e ;Quel pas que la sortie ! â Oh ! lâaffreuse vallĂ©e Que lâembuscade de la mort !
Quel frisson dans les os de lâagonisant blĂȘme !Autour de lui tout marche et vit, tout rit, tout aime ;La fleur luit, lâoiseau chante en son palais dâĂ©tĂ©,Tandis que le mourant en qui dĂ©croĂźt la flamme,FrĂ©mit sous ce grand ciel, prĂ©cipice de lâĂąme,AbĂźme effrayant dâombre et de tranquillitĂ© !
Souvent, me rappelant le front Ă©trange et pĂąleDe tous ceux que jâai vus Ă cette heure fatale,Ătres qui ne sont plus, frĂšres, amis, parents,Aux instants oĂč lâesprit Ă rĂȘver se hasarde,Souvent je me suis dit : Quâest-ce donc quâil regarde Cet Ćil effarĂ© des mourants ?
Que voit-il ?⊠â Ă terreur ! de tĂ©nĂ©breuses routes,Un chaos composĂ© de spectres et de doutes,
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La terre vision, le ver rĂ©alitĂ©,Un jour oblique et noir qui, troublant lâĂąme errante,MĂȘle au dernier rayon de la vie expiranteTa premiĂšre lueur, sinistre Ă©ternitĂ© !
On croit sentir dans lâombre une horrible piqĂ»re.Tout ce quâon fit sâen va comme une fĂȘte obscure,Et tout ce qui riait devient peine ou remord.Quel moment, mĂȘme, hĂ©las ! pour lâĂąme la plus haute,Quand le vrai tout Ă coup paraĂźt, quand la vie ĂŽte Son masque, et dit : « Je suis la mort ! »
Ah ! si tu fais trembler mĂȘme un cĆur sans reproche,SĂ©pulcre ! le mĂ©chant avec horreur tâapproche.Ton seuil profond lui semble une rougeur de feu ;Sur ton vide pour lui quand ta pierre se lĂšve,Il sây penche ; il y voit, ainsi que dans un rĂȘve,La face vague et sombre et lâĆil fixe de Dieu.
Biarritz, juillet 1843
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XXVIIJâaime lâaraignĂ©e et jâaime lâortie, Parce quâon les hait ;Et que rien nâexauce et que tout chĂątie Leur morne souhait ;
Parce quâelles sont maudites, chĂ©tives, Noirs ĂȘtres rampants ;Parce quâelles sont les tristes captives De leur guet-apens ;
Parce quâelles sont prises dans leur Ćuvre ; Ă sort ! fatals nĆuds !Parce que lâortie est une couleuvre, LâaraignĂ©e un gueux ;
Parce quâelles ont lâombre des abĂźmes, Parce quâon les fuit,Parce quâelles sont toutes deux victimes De la sombre nuit.
Passants, faites grùce à la plante obscure, Au pauvre animal.Plaignez la laideur, plaignez la piqûre, Oh ! plaignez le mal !
Il nâest rien qui nâait sa mĂ©lancolie ; Tout veut un baiser.Dans leur fauve horreur, pour peu quâon oublie De les Ă©craser,
Pour peu quâon leur jette un Ćil moins superbe, Tout bas, loin du jour,La vilaine bĂȘte et la mauvaise herbe Murmurent : Amour !
Juillet 1842.
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XXVIIILe poĂšte
Shakespeare songe ; loin du Versaille Ă©clatant,Des buis taillĂ©s, des ifs peignĂ©s, oĂč lâon entendGĂ©mir la tragĂ©die Ă©plorĂ©e et prolixe,Il contemple la foule avec son regard fixe,Et toute la forĂȘt frissonne devant lui.PĂąle, il marche, au-dedans de lui-mĂȘme Ă©bloui ;Il va, farouche, fauve, et, comme une criniĂšre,Secouant sur sa tĂȘte un haillon de lumiĂšre.Son crĂąne transparent est plein dâĂąmes, de corps,De rĂȘves, dont on voit la lueur du dehors ;Le monde tout entier passe Ă travers son crible ;Il tient toute la vie en son poignet terrible ;Il fait sortir de lâhomme un sanglot surhumain,Dans ce gĂ©nie Ă©trange oĂč lâon perd son chemin,Comme dans une mer, notre esprit parfois sombre ;Nous sentons, frĂ©missants, dans son thĂ©Ăątre sombre,Passer sur nous le vent de sa bouche soufflant,Et ses doigts nous ouvrir et nous fouiller le flanc.Jamais il ne recule ; il est gĂ©ant, il dompteRichard-Trois, lĂ©opard, Caliban, mastodonte ;LâidĂ©al est le vin que verse ce Bacchus.Les sujets monstrueux quâil a pris et vaincusRĂąlent autour de lui, splendides ou difformes ;Il Ă©treint Lear, Brutus, Hamlet, ĂȘtres Ă©normes,Capulet, Montaigu, CĂ©sar, et, tour Ă tour,Les stryges dans le bois, le spectre sur la tour ;Et, mĂȘme aprĂšs Eschyle, effarant MelpomĂšne,Sinistre, ayant aux mains des lambeaux dâĂąme humaine,De la chair dâOthello, des restes de Macbeth,Dans son Ćuvre, du drame effrayant alphabet,Il se repose ; ainsi le noir lion des junglesSâendort dans lâantre immense avec du sang aux ongles.
Paris, avril 1835.
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XXIXLa nature
La terre est de granit, les ruisseaux sont de marbre ;Câest lâhiver ; nous avons bien froid. Veux-tu, bon arbre,Ătre dans mon foyer la bĂ»che de NoĂ«l ?â Bois, je viens de la terre, et, feu, je monte au ciel.Frappe, bon bĂ»cheron. PĂšre, aĂŻeul, homme, femme,Chauffez au feu vos mains, chauffez Ă Dieu votre Ăąme.Aimez, vivez. â Veux-tu, bon arbre, ĂȘtre timonDe charrue ? â Oui, je veux creuser le noir limon,Et tirer lâĂ©pi dâor de la terre profonde.Quand le soc a passĂ©, la plaine devient blonde,La paix aux doux yeux sort du sillon entrouvert,Et lâaube en pleurs sourit. â Veux-tu, bel arbre vert,Arbre du hallier sombre oĂč le chevreuil sâĂ©chappe,De la maison de lâhomme ĂȘtre le pilier ? â Frappe.Je puis porter les toits, ayant portĂ© les nids.Ta demeure est sacrĂ©e, homme, et je la bĂ©nis ;LĂ , dans lâombre et lâamour, pensif, tu te recueilles ;Et le bruit des enfants ressemble au bruit des feuilles.Veux-tu, dis-moi, bon arbre, ĂȘtre mĂąt de vaisseau ?â Frappe, bon charpentier. Je veux bien ĂȘtre oiseau.Le navire est pour moi, dans lâimmense mystĂšre,Ce quâest pour vous la tombe ; il mâarrache Ă la terre,Et, frissonnant, mâemporte Ă travers lâinfini.Jâirai voir ces grands cieux dâoĂč lâhiver est banni,Et dont plus dâun essaim me parle en son passage.Pas plus que le tombeau nâĂ©pouvante le sage,Le profond OcĂ©an, dâobscuritĂ© vĂȘtu,Ne mâĂ©pouvante point : oui, frappe. â Arbre, veux-tuĂtre gibet ? â Silence, homme ! va-tâen, cognĂ©e !Jâappartiens Ă la vie, Ă la vie indignĂ©e !Va-tâen, bourreau ! va-tâen, juge ! fuyez, dĂ©mons !Je suis lâarbre des bois, je suis lâarbre des monts ;Je porte les fruits mĂ»rs, jâabrite les pervenches ;Laissez-moi ma racine et laissez-moi mes branches !ArriĂšre ! homme, tuez, ouvriers du trĂ©pas,
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Soyez sanglants, mauvais, durs ; mais ne venez pas,Ne venez pas, traĂźnant des cordes et des chaĂźnes,Vous chercher un complice au milieu des grands chĂȘnes !Ne faites pas servir Ă vos crimes, vivants,Lâarbre mystĂ©rieux Ă qui parlent les vents !Vos lois portent la nuit sur leurs ailes funĂšbres.Je suis fils du soleil, soyez fils des tĂ©nĂšbres.Allez-vous-en ! laissez lâarbre dans ses dĂ©serts.A vos plaisirs, aux jeux, aux festins, aux concerts,Accouplez lâĂ©chafaud et le supplice ; faites.Soit. Vivez et tuez. Tuez, entre deux fĂȘtes,Le malheureux, chargĂ© de fautes et de maux ;Moi, je ne mĂȘle pas de spectre Ă mes rameaux !
Janvier
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XXXMagnitudo parvi
I
Le jour mourait ; jâĂ©tais prĂšs des mers, sur la grĂšve.Je tenais par la main ma fille, enfant qui rĂȘve, Jeune esprit qui se tait !La terre, sâinclinant comme un vaisseau qui sombre,En tournant dans lâespace allait plongeant dans lâombre ; La pĂąle nuit montait.
La pĂąle nuit levait son front dans les nuĂ©es ;Les choses sâeffaçaient, blĂȘmes, diminuĂ©es,
Sans forme et sans couleur ;Quand il monte de lâombre, il tombe de la cendre ;On sentait Ă la fois la tristesse descendre Et monter la douleur.
Ceux dont les yeux pensifs contemplent la natureVoyaient lâurne dâen haut, vague rondeur obscure, Se pencher dans les cieux,Et verser sur les monts, sur les campagnes blondes,Et sur les flots confus pleins de rumeurs profondes, Le soir silencieux !
Les nuages rampaient le long des promontoires ;Mon Ăąme, oĂč se mĂȘlaient ces ombres et ces gloires, Sentait confusĂ©mentDe tout cet ocĂ©an, de toute cette terre,Sortir sous lâĆil de Dieu je ne sais quoi dâaustĂšre, Dâauguste et de charmant !
Jâavais Ă mes cĂŽtĂ©s ma fille bien-aimĂ©e.La nuit se rĂ©pandait ainsi quâune fumĂ©e. RĂȘveur, ĂŽ JĂ©hovah,Je regardais en moi, les paupiĂšres baissĂ©es,
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Cette ombre qui se fait aussi dans nos pensĂ©es Quand ton soleil sâen va !
Soudain lâenfant bĂ©nie, ange au regard de femme,Dont je tenais la main et qui tenait mon Ăąme, Me parla, douce voix !Et, me montrant lâeau sombre et la rive Ăąpre et brune,Et deux points lumineux qui tremblaient sur la dune : â PĂšre, dit-elle, vois !
Vois donc, lĂ -bas, oĂč lâombre aux flancs des coteaux rampe,Ces feux jumeaux briller comme une double lampe Qui remuerait au vent !Quels sont ces deux foyers quâau loin la brume voile ?â Lâun est un feu de pĂątre et lâautre est une Ă©toile ; Deux mondes, mon enfant !
II
Deux mondes ! â lâun est dans lâespace, Dans les tĂ©nĂšbres de lâazur, Dans lâĂ©tendue oĂč tout sâefface. Radieux gouffre ! abĂźme obscur ! Enfant, comme deux hirondelles, Oh, si tous deux, Ăąmes fidĂšles, Nous pouvions fuir Ă tire-dâailes, Et plonger dans cette Ă©paisseur DâoĂč la crĂ©ation dĂ©coule, OĂč flotte, vit, meurt, brille et roule Lâastre imperceptible Ă la foule, Incommensurable au penseur ;
Si nous pouvions franchir ces solitudes mornes ;Si nous pouvions passer les bleus septentrions,Si nous pouvions atteindre au fond des cieux sans bornesJusquâĂ ce quâĂ la fin, Ă©perdus, nous voyions,Comme un navire en mer croĂźt, monte et semble Ă©clore,Cette petite Ă©toile, atome de phosphore,Devenir par degrĂ©s un monstre de rayons ;
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Sâil nous Ă©tait donnĂ© de faire Ce voyage dĂ©mesurĂ©, Et de voler, de sphĂšre en sphĂšre, A ce grand soleil ignorĂ© ; Si, par un archange qui lâaime, Lâhomme aveugle, frĂ©missant, blĂȘme, Dans les profondeurs du problĂšme, Vivant, pouvait ĂȘtre introduit ; Si nous pouvions fuir notre centre, Et, forçant lâombre oĂč Dieu seul entre, Aller voir de prĂšs dans leur antre Ces Ă©normitĂ©s de la nuit ;
Ce qui tâapparaĂźtrait te ferait trembler, ange !Rien, pas de vision, pas de songe insensĂ©,Qui ne fĂ»t dĂ©passĂ© par ce spectacle Ă©trange,Monde informe, et dâun tel mystĂšre composĂ©,Que son rayon fondrait nos chairs, cire vivante,Et quâil ne resterait de nous dans lâĂ©pouvanteQuâun regard Ă©bloui sous un front hĂ©rissĂ© !
*
Ă contemplation splendide ! Oh ! de pĂŽles, dâaxes, de feux, De la matiĂšre et du fluide, Balancement prodigieux ! Dâaimant qui lutte, dâair qui vibre, De force esclave et dâĂ©ther libre, Vaste et magnifique Ă©quilibre ! Monde rĂȘve ! idĂ©al rĂ©el ! Lueurs ! tonnerres ! jets de soufre ! MystĂšre qui chante et qui souffre ! Formule nouvelle du gouffre ! Mot nouveau du noir livre ciel !
Tu verrais ! â un soleil, autour de lui des mondes,Centres eux-mĂȘme, ayant des lunes autour dâeux ;LĂ , des fourmillements de sphĂšres vagabondes ;LĂ , des globes jumeaux qui tournent deux Ă deux ;
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Au milieu, cette Ă©toile, effrayante, agrandie ;Dâun coin de lâinfini formidable incendie,Rayonnement sublime ou flamboiement hideux !
Regardons, puisque nous y sommes ! Figure-toi ! figure-toi ! Plus rien des choses que tu nommes ! Un autre monde ! une autre loi ! La terre a fui dans lâĂ©tendue ; DerriĂšre nous elle est perdue ! Jour nouveau ! nuit inattendue ! Dâautres groupes dâastres au ciel ! Une nature quâon ignore, Qui, sâils voyaient sa fauve aurore, Ferait accourir Pythagore Et reculer ĂzĂ©chiel !
Ce quâon prend pour un mont est une hydre ; ces arbresSont des bĂȘtes ; ces rocs hurlent avec fureur ;Le feu chante ; le sang coule aux veines des marbres.Ce monde est-il le vrai ? le nĂŽtre est-il lâerreur ?Ă possibles qui sont pour nous les impossibles !RĂ©verbĂ©rations des chimĂšres visibles !Le baiser de la vie ici nous fait horreur.
Et, si nous pouvions voir les hommes Les Ă©bauches, les embryons, Qui sont lĂ ce quâailleurs nous sommes, Comme, eux et nous, nous frĂ©mirions Rencontre inexprimable et sombre ! Nous nous regarderions dans lâombre De monstre Ă monstre, fils du nombre Et du temps qui sâĂ©vanouit ; Et, si nos langages funĂšbres Pouvaient Ă©changer leurs algĂšbres, Nous dirions : « QuâĂȘtes-vous, tĂ©nĂšbres ? » Ils diraient : « DâoĂč venez-vous, nuit ? »
*
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Sont-ils aussi des cĆurs, des cerveaux, des entrailles ?Cherchent-ils comme nous le mot jamais trouvĂ© ?Ont-ils des Spinosa qui frappent aux murailles,Des LucrĂšce niant tout ce quâon a rĂȘvĂ©,Qui, du noir infini feuilletant les registres,Ont Ă©crit : Rien, au bas de ses pages sinistres ;Et, penchĂ©s sur lâabĂźme, ont dit : « LâĆil est crevĂ© ! »
Tous ces ĂȘtres, comme nous-mĂȘmes, Sâen vont en pĂąles tourbillons ; La crĂ©ation mĂȘle et sĂšme Leur cendre Ă de nouveaux sillons ; Un vient, un autre le remplace, Et passe sans laisser de trace ; Le souffle les crĂ©e et les chasse ; Le gouffre en proie aux quatre vents, Comme la mer aux vastes lames, MĂȘle Ă©ternellement ses flammes A ce sombre Ă©croulement dâĂąmes, De fantĂŽmes et de vivants !
LâabĂźme semble fou sous lâouragan de lâĂȘtre.Quelle tempĂȘte autour de lâastre radieux !Tout ne doit que surgir, flotter et disparaĂźtre,JusquâĂ ce que la nuit ferme Ă son tour ses yeux ;Car, un jour, il faudra que lâĂ©toile aussi tombe,LâĂ©toile voit neiger les Ăąmes dans la tombe,LâĂąme verra neiger les astres dans les cieux !
*
Par instant, dans le vague espace, Regarde, enfant ! tu vas la voir ! Une brusque planĂšte passe ; Câest dâabord au loin un point noir ; Plus prompte que la trombe folle, Elle vient, court, approche, vole ; Ă peine Ă lui son aurĂ©ole, Que dĂ©jĂ , remplissant le ciel, Sa rondeur farouche commence
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à cacher le gouffre en démence, Et semble ton couvercle immense, à puits du vertige éternel !
Câest elle ! Ă©clair ! voilĂ sa livide surfaceAvec tous les frissons de ses ocĂ©ans verts !Elle apparaĂźt, sâen va, dĂ©croĂźt, pĂąlit, sâefface,Et rentre, atome obscur, aux cieux dâombre couverts,Et tout sâĂ©vanouit, vaste aspect, bruit sublime⊠âQuel est ce projectile inouĂŻ de lâabĂźme ?Ă boulets monstrueux qui sont des univers !
Dans un Ă©loignement nocturne, Roule avec un rĂąle effrayant Quelque Ă©pouvantable Saturne Tournant son anneau flamboyant ; La braise en pleut comme dâun crible ; Jean de Patmos, lâesprit terrible, Vit en songe cet astre horrible Et tomba presque Ă©vanoui ; Car, rĂȘvant sa noire Ă©popĂ©e, Il crut, dâĂ©clairs enveloppĂ©e, Voir fuir une roue, Ă©chappĂ©e Au sombre char dâAdonaĂŻ !
Et, par instants encor, â tout va-t-il se dissoudre ? âParmi ces mondes, fauve, accourant Ă grand bruit,Une comĂšte aux crins de flamme, aux yeux de foudre,Surgit, et les regarde, et, blĂȘme, approche et luit ;Puis sâĂ©vade en hurlant, pĂąle et surnaturelle,TraĂźnant sa chevelure Ă©parse derriĂšre elle,Comme une Canidie affreuse qui sâenfuit.
Quelques-uns de ces globes meurent ; Dans le semoun et le mistral Leurs mers sanglotent, leurs flots pleurent ; Leur flanc crache un brasier central. SphĂšres par la neige engourdies, Ils ont dâĂ©tranges maladies, Pestes, dĂ©luges, incendies, Tremblements profonds et frĂ©quents ;
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Leur propre abĂźme les consume ; Leur haleine flamboie et fume ; On entend de loin dans leur brume La toux lugubre des volcans.
*
Ils sont ! ils vont ! ceux-ci brillants, ceux-lĂ difformes,Tous portant des vivants et des crĂ©ations !Ils jettent dans lâazur des cĂŽnes dâombre Ă©normes,TĂ©nĂšbres qui des cieux traversent les rayons,OĂč le regard, ainsi que des flambeaux farouchesLâun aprĂšs lâautre Ă©teints par dâinvisibles bouches,Voit plonger tour Ă tour les constellations !
Quel Zorobabel formidable, Quel DĂ©dale vertigineux, Cieux ! a bĂąti dans lâinsondable Tout ce noir chaos lumineux ? Soleils, astres aux larges queues, Gouffres ! ĂŽ millions de lieues ! Sombres architectures bleues ! Quel bras a fait, crĂ©Ă©, produit Ces tours dâor que nuls yeux ne comptent, Ces firmaments qui se confrontent, Ces Babels dâĂ©toiles qui montent Dans ces Babylones de nuit ?
Qui, dans lâombre vivante et lâaube sĂ©pulcrale,Qui, dans lâhorreur fatale et dans lâamour profond,A tordu ta splendide et sinistre spirale,Ciel, oĂč les univers se font et se dĂ©font ?Un double prĂ©cipice Ă la fois les rĂ©clame.« ImmensitĂ© ! » dit lâĂȘtre. « ĂternitĂ© ! » dit lâĂąme.A jamais ! le sans fin roule dans le sans fond.
*
Lâinconnu, celui dont maint sage Dans la brume obscure a doutĂ©,
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Lâimmobile et muet visage, Le voile de lâĂ©ternitĂ©, A, pour montrer son ombre au crime, Sa flamme au juste magnanime, JetĂ© pĂȘle-mĂȘle Ă lâabĂźme Tous ses masques, noirs ou vermeils ; Dans les Ă©thers inaccessibles, Ils flottent, cachĂ©s ou visibles ; Et ce sont ces masques terribles Que nous appelons les soleils !
Et les peuples ont vu passer dans les tĂ©nĂšbresCes spectres de la nuit que nul ne pĂ©nĂ©tra ;Et flamines, santons, brahmanes, mages, guĂšbres,Ont criĂ© : Jupiter ! Allah ! Vishnou ! Mithra !Un jour, dans les lieux bas, sur les hauteurs suprĂȘmes,Tous ces masques hagards sâeffaceront dâeux-mĂȘmes ;Alors, la face immense et calme apparaĂźtra !
III
Enfant ! lâautre de ces deux mondes,Câest le cĆur dâun homme ! â parfois,Comme une perle au fond des ondes,Dieu cache une Ăąme au fond des bois.
Dieu cache un homme sous les chĂȘnes ;Et le sacre en dâaustĂšres lieuxAvec le silence des plaines,Lâombre des monts, lâazur des cieux !
Ă ma fille, avec son mystĂšreLe soir envahit pas Ă pasLâesprit dâun prĂȘtre involontaire,PrĂšs de ce feu qui luit lĂ -bas !
Cet homme, dans quelque ruine,Avec la ronce et le lĂ©zard,Vit sous la brume et la bruine,Fruit tombĂ© de lâarbre hasard !
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Il est devenu presque fauve ;Son bĂąton est son seul appui.En le voyant, lâhomme se sauve ;La bĂȘte seule vient Ă lui.
Il est lâĂȘtre crĂ©pusculaire.On a peur de lâapercevoir ;PĂątre tant que le jour lâĂ©claire,FantĂŽme dĂšs que vient le soir.
La faneuse dans la clairiĂšreLe voit quand il fait, par moment,Comme une ombre hors de sa biĂšre,Un pas hors de lâisolement.
Son vĂȘtement dans ces dĂ©combres,Câest un sac de cendre et de deuil,Linceul trouĂ© par les clous sombresDe la misĂšre, ce cercueil.
Le pommier lui jette ses pommes ;Il vit dans lâombre enseveli ;Câest un pauvre homme loin des hommes,Câest un habitant de lâoubli ;
Câest un indigent sous la bure,Un vieux front de la pauvretĂ©,Un haillon dans une masure,Un esprit dans lâimmensitĂ© !
*
Dans la nature transparente,Câest lâĆil des regards ingĂ©nus,Un penseur Ă lâĂąme ignorante,Un grave marcheur aux pieds nus !
Oui, câest un cĆur, une prunelle,Câest un souffrant, câest un songeur,Sur qui la lueur Ă©ternelleFait trembler sa vague rougeur.
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Il est lĂ , lâĂąme aux cieux ravie,Et prĂšs dâun branchage enflammĂ©,Pense, lui-mĂȘme par la vieTison Ă demi consumĂ©.
Il est calme en cette ombre Ă©paisse ;Il aura bien toujours un peuDâherbe pour que son bĂ©tail paisse,De bois pour attiser son feu.
Nos luttes, nos chocs, nos désastres,Il les ignore ; il ne veut rienQue, la nuit, le regard des astres,Le jour, le regard de son chien.
Son troupeau gĂźt sur lâherbe unie ;Il est lĂ , lui, pasteur, ami,Seul Ă©veillĂ©, comme un gĂ©nieĂ cĂŽtĂ© dâun peuple endormi.
Ses brebis, dâun rien remuĂ©es,Ouvrant lâĆil prĂšs du feu qui luit,Aperçoivent sous les nuĂ©esSa forme droite dans la nuit ;
Et, bouc qui bĂȘle, agneau qui danse,Dorment dans les bois hasardeuxSous ce grand spectre ProvidenceQuâils sentent debout auprĂšs dâeux.
*
Le pĂątre songe, solitaire,Pauvre et nu, mangeant son pain bis ;Il ne connaĂźt rien de la terreQue ce que broute la brebis.
Pourtant, il sait que lâhomme souffre ;Mais il sonde lâĂ©ther profond.Toute solitude est un gouffre,Toute solitude est un mont.
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DĂšs quâil est debout sur ce faĂźte,Le ciel reprend cet Ă©tranger ;La JudĂ©e avait le prophĂšte,La ChaldĂ©e avait le berger.
Ils tĂątaient le ciel lâun de lâautre ;Et, plus tard, sous le feu divin,Du prophĂšte naquit lâapĂŽtre,Du pĂątre naquit le devin.
La foule raillait leur dĂ©mence ;Et lâhomme dut, aux jours passĂ©s,A ces ignorants la science,La sagesse Ă ces insensĂ©s.
La nuit voyait, témoin austÚre,Se rencontrer sur les hauteurs,Face à face dans le mystÚre,Les prophÚtes et les pasteurs.
â OĂč marchez-vous, tremblants prophĂštes ?â OĂč courez-vous, pĂątres troublĂ©s ?Ainsi parlaient ces sombres tĂȘtes,Et lâombre leur criait : Allez !
Aujourdâhui, lâon ne sait plus mĂȘmeQui monta le plus de degrĂ©sDes Zoroastres au front blĂȘmeOu des Abrahams effarĂ©s.
Et, quand nos yeux, qui les admirent,Veulent mesurer leur chemin,Et savoir quels sont ceux qui mirentLe plus de jour dans lâĆil humain,
Du noir passĂ© perçant les voiles,Notre esprit flotte sans reposEntre tous ces compteurs dâĂ©toilesEt tous ces compteurs de troupeaux.
*
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Dans nos temps, oĂč lâaube enfin doreLes bords du terrestre ravin,Le rĂȘve humain sâapproche encorePlus prĂšs de lâidĂ©al divin.
Lâhomme que la brume enveloppe,Dans le ciel que JĂ©sus ouvrit,Comme Ă travers un tĂ©lescopeRegarde Ă travers son esprit.
LâĂąme humaine, aprĂšs le Calvaire,A plus dâampleur et de rayon ;Le grossissement de ce verreGrandit encor la vision.
La solitude vĂ©nĂ©rableMĂšne aujourdâhui lâhomme sacrĂ©Plus avant dans lâimpĂ©nĂ©trable,Plus loin dans le dĂ©mesurĂ©.
Oui, si dans lâhomme, que le nombreEt le temps trompent tour Ă tour,La foule dĂ©gorge de lâombre,La solitude fait le jour.
Le dĂ©sert au ciel nous convie.Ă seuil de lâazur ! lâhomme seul,Vivant qui voit hors de la vie,LĂšve dâavance son linceul.
Il parle aux voix que Dieu fit taire,MĂȘlant sur son front pastoralAux lueurs troubles de la terreLe serein rayon sĂ©pulcral.
Dans le dĂ©sert, lâesprit qui penseSubit par degrĂ©s sous les cieuxLa dilatation immenseDe lâinfini mystĂ©rieux.
Il plonge au fond. Calme, il savoureLe rĂ©el, le vrai, lâĂ©lĂ©ment.
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Toute la grandeur qui lâentoureLe pĂ©nĂštre confusĂ©ment.
Sans quâil sâen doute, il va, se dompte,Marche, et, grandissant en raison,CroĂźt comme lâherbe aux champs, et monteComme lâaurore Ă lâhorizon.
Il voit, il adore, il sâeffare ;Il entend le clairon du ciel,Et lâuniverselle fanfareDans le silence universel.
Avec ses fleurs au pur calice,Avec sa mer pleine de deuil,Qui donne un baiser de compliceA lâĂąpre bouche de lâĂ©cueil,
Avec sa plaine, vaste bible,Son mont noir, son brouillard fuyant,Regards du visage invisible,Syllabes du mot flamboyant ;
Avec sa paix, avec son trouble,Son bois voilĂ©, son rocher nu,Avec son Ă©cho qui redoubleToutes les voix de lâinconnu,
La solitude Ă©claire, enflamme,Attire lâhomme aux grands aimants,Et lentement compose une ĂąmeDe tous les Ă©blouissements !
Lâhomme en son sein palpite et vibre,Ouvrant son aile, ouvrant ses yeux,Ătrange oiseau dâautant plus libreQue le mystĂšre le tient mieux.
Il sent croĂźtre en lui, dâheure en heure,Lâhumble foi, lâamour recueilli,Et la mĂ©moire antĂ©rieureQui le remplit dâun vaste oubli.
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Il a des soifs inassouvies ;Dans son passĂ© vertigineux,Il sent revivre dâautres vies ;De son Ăąme il compte les nĆuds.
Il cherche au fond des sombres dĂŽmesSous quelles formes il a lui ;Il entend ses propres fantĂŽmesQui lui parlent derriĂšre lui.
Il sent que lâhumaine aventureNâest rien quâune apparition ;Il se dit : â Chaque crĂ©atureEst toute la crĂ©ation. â
Il se dit : â Mourir, câest connaĂźtre ;Nous cherchons lâissue Ă tĂątons.JâĂ©tais, je suis, et je dois ĂȘtre.Lâombre est une Ă©chelle. Montons. â
Il se dit : â Le vrai, câest le centre,Le reste est apparence ou bruit.Cherchons le lion, et non lâantre ;Allons oĂč lâĆil fixe reluit. â
Il sent plus que lâhomme en lui naĂźtre ;Il sent, jusque dans ses sommeils,Lueur Ă lueur, dans son ĂȘtre,Lâinfiltration des soleils.
Ils cessent dâĂȘtre son problĂšme ;Un astre est un voile. Il veut mieux ;Il reçoit de leur rayon mĂȘmeLe regard qui va plus loin quâeux.
*
Pendant que, nous, hommes des villes,Nous croyons prendre un vaste essorLorsquâentre en nos prunelles vilesLe spectre dâune Ă©toile dâor ;
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Que, savants dont la vue est basse,Nous nous ruons et nous brûlonsDans le premier astre qui passe,Comme aux lampes les papillons,
Et quâoubliant le nĂ©cessaire,Nous contentant de lâincomplet,Croyant Ă©clairĂ©s, ĂŽ misĂšre !Ceux quâĂ©claire le feu follet,
Prenant pour lâĂȘtre et pour lâessenceLes fantĂŽmes du ciel profond,Voulant nous faire une scienceAvec des formes qui sâen vont,
Ne comprenant, pour nous distraireDe la terre, oĂč lâhomme est damnĂ©,Quâun autre monde, sombre frĂšreDe notre globe infortunĂ©,
Comme lâoiseau nĂ© dans la cage,Qui, sâil fuit, nâa quâun vol Ă©troit,Ne sait pas trouver le bocage,Et va dâun toit Ă lâautre toit ;
Chercheurs que le nĂ©ant captive,Qui, dans lâombre, avons en passant,La curiositĂ© chĂ©tiveDu ciron pour le ver luisant,
PoussiÚre admirant la poussiÚre,Nous poursuivons obstinément,Grains de cendre, un grain de lumiÚreEn fuite dans le firmament !
Pendant que notre Ăąme humble et lasseSâarrĂȘte au seuil du ciel bĂ©ni,Et va becqueter dans lâespaceUne miette de lâinfini,
Lui, ce berger, ce passant frĂȘle,Ce pauvre gardeur de bĂ©tail
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Que la cathédrale éternelleAbrite sous son noir portail,
Cet homme qui ne sait pas lire,Cet hĂŽte des arbres mouvants,Qui ne connaĂźt pas dâautre lyreQue les grands bois et les grands vents,
Lui, dont lâĂąme semble Ă©touffĂ©e,Il sâenvole, et, touchant le but,Boit avec la coupe dâOrphĂ©eA la source oĂč MoĂŻse but !
Lui, ce pùtre, en sa Thébaïde,Cet ignorant, cet indigent,Sans docteur, sans maßtre, sans guide,Fouillant, scrutant, interrogeant
De sa roche oĂč la paix sĂ©journe,Les cieux noirs, les bleus horizons,Double orniĂšre oĂč sans cesse tourneLa roue Ă©norme des saisons ;
Seul, quand mai vide sa corbeille,Quand octobre emplit son panier ;Seul, quand lâhiver Ă notre oreilleVient siffler, gronder, et nier ;
Quand sur notre terre, oĂč se joueLe blanc flocon flottant sans bruit,La mort, spectre vierge, secoue,Ses ailes pĂąles dans la nuit ;
Quand, nous glaçant jusquâaux vertĂšbres,Nous jetant la neige en rĂȘvant,Ce sombre cygne des tĂ©nĂšbresLaisse tomber sa plume au vent ;
Quand la mer tourmente la barque ;Quand la plaine est lĂ , ressemblantA la morte dont un drap marqueLâobscur profil sinistre et blanc ;
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Seul sur cet Ăąpre monticule,A lâheure oĂč, sous le ciel dormant,Les MĂ©duses du crĂ©pusculeMontrent leur face vaguement ;
Seul la nuit, quand dorment ses chĂšvres,Quand la terre et lâimmensitĂ©Se referment comme deux lĂšvresAprĂšs que le psaume est chantĂ© ;
Seul, quand renaĂźt le jour sonore,A lâheure oĂč sur le mont lointainFlamboie et frissonne lâaurore,CrĂȘte rouge du coq matin ;
Seul, toujours seul, lâĂ©tĂ©, lâautomne ;Front sans remords et sans effroiĂ qui le nuage qui tonneDit tout bas : Ce nâest pas pour toi !
Oubliant dans ces grandes chosesLes trous de ses pauvres habits,Comparant la douceur des rosesA la douceur de la brebis,
Sondant lâĂȘtre, la loi fatale ;Lâamour, la mort, la fleur, le fruit ;Voyant lâaurĂ©ole idĂ©aleSortir de toute cette nuit,
Il sent, faisant passer le mondePar sa pensĂ©e Ă chaque instant,Dans cette obscuritĂ© profondeSon Ćil devenir Ă©clatant ;
Et, dépassant la créature,Montant toujours, toujours accru,Il regarde tant la nature,Que la nature a disparu !
Car, des effets allant aux causes,LâĆil perce et franchit le miroir,
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Enfant ; et contempler les choses,Câest finir par ne plus les voir.
La matiĂšre tombe dĂ©truiteDevant lâesprit aux yeux de lynx ;Voir, câest rejeter : la poursuiteDe lâĂ©nigme est lâoubli du sphynx.
Il ne voit plus le ver qui rampe,La feuille morte Ă©mue au vent,Le prĂ©, la source oĂč lâoiseau trempeSon petit pied rose en buvant ;
Ni lâaraignĂ©e, hydre Ă©toilĂ©e,Au centre du mal se tenant,Ni lâabeille, lumiĂšre ailĂ©e,Ni la fleur, parfum rayonnant ;
Ni lâarbre oĂč sur lâĂ©corce dureLâamant grave un chiffre dâun jour,Que les ans font croĂźtre Ă mesureQuâils font dĂ©croĂźtre son amour.
Il ne voit plus la vigne mûre,La ville, large toit fumant,Ni la campagne, ce murmure,Ni la mer, ce rugissement ;
Ni lâaube dorant les prairies,Ni le couchant aux longs rayons,Ni tous ces tas de pierreriesQuâon nomme constellations.
Que lâĂ©ther de son ombre couvre,Et quâentrevoit notre Ćil terniQuand la nuit curieuse entrouvreLe sombre Ă©crin de lâinfini ;
Il ne voit plus Saturne pĂąle,Mars Ă©carlate, Arcturus bleu,Sirius, couronne dâopale,Aldebaran, turban de feu ;
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Ni les mondes, esquifs sans voiles,Ni, dans le grand ciel sans milieu,Toute cette cendre dâĂ©toiles ;Il voit lâastre unique ; il voit Dieu !
*
Il le regarde, il le contemple ;Vision que rien nâinterrompt !Il devient tombe, il devient temple ;Le mystĂšre flambe Ă son front.
Ćil serein dans lâombre ondoyante,Il a conquis, il a compris,Il aime ; il est lâĂąme voyanteParmi nos tĂ©nĂ©breux esprits.
Il marche, heureux et plein dâaurore,De plain-pied avec lâĂ©lĂ©ment ;Il croit, il accepte. Il ignoreLe doute, notre escarpement ;
Le doute, quâentourent les vides,Bord que nul ne peut enjamber,OĂč nous nous arrĂȘtons stupides,Disant : Avancer, câest tomber !
Le doute, roche oĂč nos pensĂ©esErrent loin du prĂ© qui fleurit,OĂč vont et viennent, dispersĂ©es,Toutes ces chĂšvres de lâesprit !
Quand Hobbes dit : « Quelle est la base ? »Quand Locke dit : « Quelle est la loi ? »Que font Ă sa splendide extaseCes dialogues de lâeffroi ?
Quâimporte Ă cet anachorĂšteDe la caverne VĂ©ritĂ©,Lâhomme qui dans lâhomme sâarrĂȘte,La nuit qui croit Ă sa clartĂ© ?
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Que lui fait la philosophie,Calcul, algĂšbre, orgueil puni,Que sur les cimes pĂ©trifieLâeffarement de lâinfini !
Lueurs que couvre la fumĂ©e !Sciences disant : Que sait-on ?Qui, de lâaveugle PtolĂ©mĂ©e,Montent au myope Newton !
Que lui font les choses bornĂ©es,Grands, petits, couronnes, carcans ?Lâombre qui sort des cheminĂ©esVaut lâombre qui sort des volcans.
Que lui font la larve et la cendre,Et, dans les tourbillons mouvants,Toutes les formes que peut prendreLâobscur nuage des vivants ?
Que lui fait lâassurance tristeDes crĂ©atures dans leurs nuits ?La terre sâĂ©criant : Jâexiste !Le soleil rĂ©pliquant : Je suis !
Quand le spectre, dans le mystĂšre,Sâaffirme Ă lâapparition,Quâimporte Ă cet Ćil solitaireQui sâĂ©blouit du seul rayon ?
Que lui fait lâastre, autel et prĂȘtreDe sa propre religion,Qui dit : Rien hors de moi ! â quand lâĂȘtreSe nomme Gouffre et LĂ©gion
Que lui font, sur son sacré faßte,Les démentis audacieuxQue donne aux soleils la comÚte,Cette hérésiarque des cieux ?
Que lui fait le temps, cette brume ?Lâespace, cette illusion ?
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Que lui fait lâĂ©ternelle Ă©cumeDe lâocĂ©an CrĂ©ation ?
Il boit, hors de lâinabordable,Du surhumain, du sidĂ©ral,Les dĂ©lices du formidable,LâĂąpre ivresse de lâidĂ©al ;
Son ĂȘtre, dont rien ne surnage,Sâengloutit dans le gouffre bleu ;Il fait ce sublime naufrage ;Et, murmurant sans cesse : â Dieu, â
Parmi les feuillages farouches,Il songe, lâĂąme et lâĆil lĂ -haut,A lâimbĂ©cillitĂ© des bouchesQui prononcent un autre mot !
*
Il le voit, ce soleil unique,FĂ©condant, travaillant, crĂ©ant,Par le rayon quâil communiqueĂgalant lâatome au gĂ©ant,
Semant de feux, de souffles, dâondes,Les tourbillons dâobscuritĂ©,Emplissant dâĂ©tincelles mondesLâĂ©pouvantable immensitĂ©,
Remuant, dans lâombre et les brumes,De sombres forces dans les cieuxQui font comme des bruits dâenclumesSous des marteaux mystĂ©rieux,
Doux pour le nid du rouge-gorge,Terrible aux satans quâil dĂ©truit ;Et, comme aux lueurs dâune forge,Un mur sâĂ©claire dans la nuit,
On distingue en lâombre oĂč nous sommes,On reconnaĂźt dans ce bas lieu,
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A sa clartĂ© parmi les hommes,LâĂąme qui rĂ©verbĂšre Dieu !
Et ce pĂątre devient auguste ;JusquâĂ lâaurĂ©ole montĂ©,Ătant le sage, il est le juste ;Ă ma fille, cette clartĂ©
SĆur du grand flambeau des gĂ©nies,Faite de tous les rayons pursEt de toutes les harmoniesQui flottent dans tous les azurs,
Plus belle dans une chaumiĂšre,Ăclairant hier par demain,Cette Ă©blouissante lumiĂšre,Cette blancheur du cĆur humain
Sâappelle en ce monde, oĂč lâhonnĂȘteEt le vrai des vents est battu,Innocence avant la tempĂȘte,AprĂšs la tempĂȘte vertu !
*
VoilĂ donc ce que fait la solitude Ă lâhomme ;Elle lui montre Dieu, le dĂ©voile et le nomme ; Sacre lâobscuritĂ©,PĂ©nĂštre de splendeur le pĂątre qui sây plonge,Et, dans les profondeurs de son immense songe, Tâallume, ĂŽ vĂ©ritĂ© !
Elle emplit lâignorant de la science Ă©norme ;Ce que le cĂšdre voit, ce que devine lâorme, Ce que le chĂȘne sent,Dieu, lâĂȘtre, lâinfini, lâĂ©ternitĂ©, lâabĂźme,Dans lâombre elle le mĂȘle Ă la candeur sublime Dâun pĂątre frĂ©missant.
Lâhomme nâest quâune lampe, elle en fait une Ă©toile.Et ce pĂątre devient, sous son haillon de toile, Un mage ; et, par moments,
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Aux fleurs, parfums du temple, aux arbres, noirs pilastres,ApparaĂźt couronnĂ© dâune tiare dâastres, VĂȘtu de flamboiements !
Il ne se doute pas de cette grandeur sombre :Assis prĂšs de son feu que la broussaille encombre, Devant lâĂȘtre bĂ©ant,Humble, il pense ; et, chĂ©tif, sans orgueil, sans envie,Il se courbe, et sent mieux, prĂšs du gouffre de vie, Son gouffre de nĂ©ant.
Quand il sort de son rĂȘve, il revoit la nature.Il parle Ă la nuĂ©e, errant Ă lâaventure, Dans lâazur Ă©migrant ;Il dit : « Que ton encens est chaste, ĂŽ clĂ©matite ! »Il dit au doux oiseau : « Que ton aile est petite, Mais que ton vol est grand ! »
Le soir, quand il voit lâhomme aller vers les villages,Glaneuses, bĂ»cherons qui traĂźnent des feuillages, Et les pauvres chevauxQue le laboureur bat et fouette avec colĂšre,Sans songer que le vent va le rendre Ă son frĂšre Le marin sur les flots ;
Quand il voit les forçats passer, portant leur charge,Les soldats, les pĂȘcheurs pris par la nuit au large, Et hĂątant leur retour,Il leur envoie Ă tous, du haut du mont nocturne,La bĂ©nĂ©diction quâil a puisĂ©e Ă lâurne De lâinsondable amour !
Et, tandis quâil est lĂ , vivant sur sa colline,Content, se prosternant dans tout ce qui sâincline, Doux rĂȘveur bienfaisant,Emplissant le vallon, le champ, le toit de mousse,Et lâherbe et le rocher de la majestĂ© douce De son cĆur innocent,
Sâil passe par hasard, prĂšs de sa paix fĂ©conde,Un de ces grands esprits en butte aux flots du monde
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RĂ©voltĂ© devant eux,Qui craignent Ă la fois, sur ces vagues funĂšbres,La terre de granit et le ciel de tĂ©nĂšbres, Lâhomme ingrat, Dieu douteux ;
Peut-ĂȘtre, Ă son insu, que ce pasteur paisible,Et dont lâobscuritĂ© rend la lueur visible, Homme heureux sans effort,Entrevu par cette Ăąme en proie au choc de lâonde,Va lui jeter soudain quelque clartĂ© profonde Qui lui montre le port !
Ainsi ce feu peut-ĂȘtre, aux flancs du rocher sombre,LĂ -bas est aperçu par quelque nef qui sombre Entre le ciel et lâeau ;Humble, il la guide au loin de son reflet rougeĂątre,Et du mĂȘme rayon dont il rĂ©chauffe un pĂątre, Il sauve un grand vaisseau !
IV
Et je repris, montrant Ă lâenfant adorĂ©eLâobscur feu du pasteur et lâĂ©toile sacrĂ©e :
De ces deux feux, perçant le soir qui sâassombritLâun rĂ©vĂšle un soleil, lâautre annonce un esprit, Câest lâinfini que notre Ćil sonde ;Mesurons tout Ă Dieu, qui seul crĂ©e et conçoit !Câest lâastre qui le prouve et lâesprit qui le voit ; Une Ăąme est plus grande quâun monde.
Enfant, ce feu de pĂątre Ă une Ăąme mĂȘlĂ©,Et cet astre, splendeur du plafond constellĂ© Que lâĂ©clair et la foudre gardent,Ces deux phares du gouffre oĂč lâĂȘtre flotte et fuit,Ces deux clartĂ©s du deuil, ces deux yeux de la nuit, Dans lâimmensitĂ© se regardent.
Ils se connaissent ; lâastre envoie au feu des boisToute lâĂ©normitĂ© de lâabĂźme Ă la fois,
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Les baisers de lâazur superbe,Et lâĂ©blouissement des visions dâEndor ;Et le doux feu de pĂątre envoie Ă lâastre dâor Le frĂ©missement du brin dâherbe.
Le feu de pĂątre dit : â La mĂšre pleure, hĂ©las !Lâenfant a froid, le pĂšre a faim, lâaĂŻeul est las ; Tout est noir ; la montĂ©e est rude ;Le pas tremble, Ă©clairĂ© par un tremblant flambeau ;Lâhomme au berceau chancelle et trĂ©buche au tombeau. LâĂ©toile rĂ©pond : Certitude !
De chacun dâeux sâenvole un rayon fraternel,Lâun plein dâhumanitĂ©, lâautre rempli de ciel ; Dieu les prend, et joint leur lumiĂšre,Et sa main, sous qui lâĂąme, aigle de flamme, Ă©clĂŽt,Fait du rayon dâen bas et du rayon dâen haut Les deux ailes de la priĂšre.
Ingouville, août 1839.
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