Lecon inaugurale au College de France Marcel Mauss (Terrain).pdf
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Terrain59 (2012)
L'objet livre
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Marcel Mauss
Un inédit : la leçon inaugurale deMarcel Mauss au Collège de France
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Référence électroniqueMarcel Mauss, « Un inédit : la leçon inaugurale de Marcel Mauss au Collège de France »,Terrain [En ligne],59 | 2012, mis en ligne le 28 septembre 2012, 02 octobre 2012. URL : http://terrain.revues.org/15006 ; DOI :10.4000/terrain.15006
Éditeur : Ministère de la culture / Maison des sciences de l’hommehttp://terrain.revues.orghttp://www.revues.org
Document accessible en ligne sur : http://terrain.revues.org/15006Ce document est le fac-similé de l'édition papier.
Cet article a été téléchargé sur le portail Cairn (http://www.cairn.info).
Distribution électronique Cairn pour Ministère de la culture / Maison des sciences de l’homme et pour Revues.org(Centre pour l'édition électronique ouverte)Propriété intellectuelle
C’est le 23 évrier 1931 que Mauss prononce sa leçoniaugurale au Collège de Frace1. De celle-ci, il e resteque des évocatios éparses de plusieurs auditeurs, dot Jacques Soustelle et Lucien Finot. Dans sa biographie,Marcel Fourier (1994) regrettait e pas avoir retr ouvéle texte, surtout pour y voir Mauss aire l’éloge de JeaIzoulet2, « tâche pas a cile pour le eveu de Durkheim ».E eet, la chaire de philosoph ie sociale d’Izoulet a étécréée par le ministre de l’Instruction publique AlredRambaud, qui avait alors toute liberté pour choisir sopremier titulaire. Impressionné par la lecture de La
Cité moderne et la métaphysique de la sociologie, oùIzoulet propose u ouveau odemet philosophiquede la société et de l’État , Rambaud décida de coer lachaire à Jea Izoulet cotre Émile Durkheim sur la basede leurs idées politiques et sociales3.
L’humiliation ut cuisante pour Durkheim et pourbeaucoup d’autres, car cette omiatio sige la del’expansion de la sociologie positive et scientique 4.Célesti Bouglé, das ue lettre à Hery Michel, e seaisait plus aucue illusio : « Les sociologues sot dasle marasme et ils ont raison. On crée une chaire pourIzoulet au Collège de Frace. Finis sociologiae. Elle vapérir das cette exhibitio oraie, das le ridicule. Ilserait sage à vous de peser à aire de la littér ature5. »
Comme le pressetait Fourier, l’exercice qui cosisteà redre hommage à so prédécesseur a été compliquépour Mauss. C’est e tout cas ce que corme la réc etedécouverte d’ue part ie du texte de sa leço, à la suited’un inventaire eectué dans les archives amiliales,ecore iédites, de Marcel Mauss6.
Un parcours difcile
Cette élect io de Marcel Mauss au Collège de Frace peutse lire de plusieurs maières. Replacée das u mouve-met plus log, elle est ue coséquece de la stratégiemise e place par les durkheimies a d’acquérir ueplus grande légitimité scientique et institutionnelle.Bien que titulaire, depuis 1901, d’une chaire à l’Écolepratique des hautes études, Mauss ne jouit alors pasd’ue très grade otoriété e dehors du cercle de sesétudiats. So eseigemet est circoscrit, techique,et le ombre de ses étudiats r éguliers oscille etre uedizaie et ue vigtaie.
E 1907, après la mort d ’Albert Réville (1826-1906),titulaire de la première chaire d’histoire des religions
U iédit :la leçoiaugurale deMarcel Maussau Collège deFrace
Pénté pa Jan-Fançoi Bt
La rédaction remercie chaleureusement Étienne Léy et Robert Mauss qui lui ont ourni et autorisé à reproduire ce tapuscrit inédit de Marcel Mauss.
Terrain 59 | septembre 2012, pp. 138-151
Marcel Maus, My-Mion Kodkin, 1935.(coll. Robert Mauss, cliché Chr. Laglois)
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Mauss s’engage dans la campagne. Il peut désormaiscompter sur la voix de Charles Andler, son principalavocat, aisi que sur la présece de Paul Lagevi, deLouis Fiot et d’Heri Maspero 8. Mais Mauss doit ecoreaire ace aux coservateurs, aux atisociologues et àceux qui sot persoellemet cotre lui, ou plutôt cotrece qu’il représente. Charles Andler déend ses titreset ses travaux en le présentant comme mieux outilléque Durkheim, connaissant les langues anciennes, etmaîtrisat aussi bie l’ethographie que la muséographie.Mais pour Adler, surtout, cette électio doit permettreà Mauss de parachever so œuvre et de créer u ouveaugroupe de chercheurs.
L’électio se clôt au premier tour, le 29 ovembre 1930.Marcel Mauss est élu. Maurice Halbwachs est le cadidatde secode lige (Mucchielli & Pluet-Despati 1999).
Les enjeux d’une leçon
Les récets travaux de Fraçoise Waquet motret combieue leço iaugurale est d’abord u rituel ext rêmemetcodié. Le texte de Mauss décrit principalement troisejeux orts de sa omiatio. L’exercice de la leço, quidure eviro ue heure, suit u pla stadard par lequel lecadidat exprime sa gratitude, évoque so prédécesseuret déed l’utilité de sa omiatio. Il doit motrer aussiles progrès que so eseigemet apportera à la disciplie(Waquet 2010). Tout d’abord, et comme de rigueur pourchaque leço iaugurale, Mauss pred le temps de redr ehommage à son prédécesseur ainsi qu’à ses maîtres.
du Collège de Frace, Mauss dépose ue première ca-didature. Il est alors soutenu par l’indologue SylvainLévi qui sollicite pour le eveu de Durkheim la secodeplace (Four ier 1994 : 320-331). Le décès de Jea Réville(1854-1908), qui avait succédé à son père deux ansauparavant, permet à Mauss de tenter une nouvellecandidature en 1909, cette ois en position de avori.Toujours soutenu par Lévi, Mauss peut aussi comptersur le linguiste Antoine Meillet et sur Charles Fossey.Cepedat, so ambitio pâtit de l’éparpillemet des voixqui s’esuit de la multiplicatio des cadidatures (tellescelles de Paul Foucar t et de Jules Toutai). C’est l’abbéexcommunié Alred Loisy (1857-1940) qui devanceranalement Mauss. L’anti-durkheimisme était encoretrès représeté au sei de l’assemblée des eseigatsdu Collège.
E 1930, la situatio est diérete. Mauss a acquisu statut atioal et iteratioal bie plus importat.Il dirige l’Istitut d ’ethologie et la publicatio L’Annéesociologique. Il est aussi président de la Société depsychologie… Cette troisième campagne s’annoncepourtant dicile (ibid. : 563-581, 584-590) 7. Il autd’abord chager le titre de la chaire d’Izoulet e chaire desociologie. Cotre la « sociologie » maussiee, d’autrespropositions émergent, telle celle de Charles Blondel
– disciple d’Izoulet –, mais aussi celle de l’his torie de laphilosophie Étiee Gilso ou ecore de Lucie Febvre,qui alemet reocera. Ue ois le titre accepté – mêmesi l’abbé Breuil aurait prééré voir créée ue chaire de« sociologie ethnique » ou d’« ethnologie soc iale » –,
1. Le texte de Marcel Mauss aisi que cette pré-setatio serot publiés das l’ouvrage Faire
un travail savant, l’atelier de Marcel Mauss, àparaîtr e e ovembre 2012 (CnRS éditios). Lesotes et la bibliographie qui l’accompagetsot toutes de Jea-Fraçois Bert.2. Jea Izoulet-Loubatières (1854-1929), or-malien, agrégé de philosophie, élu en 1897à la chaire de philosophie sociale. Il est letraducteur des Héros, le culte des héros et
l’héroïque dans l’histoire de Thomas Carlyle(1888) et des Hommes représentatifs. Les
surhumains de Ralph Waldo Emers o (1895).Sa leçon inaugurale au Collège de France aété publiée e 1898 sous le titre « Les quatreproblèmes sociaux » das le Mercure de France (Izoulet 1898).
3. Le livre d’Izoulet ’a pas été remarqué parses « qualités sociologiques ». Les comptesredus, tel celui de la Revue de métaphysique
et de morale, sot même sévères : « To oracu-laire et apocalyptique, sigularités typogra-phiques, etc. […] La coceptio de M. Izouletest ue coceptio éclectique, ispirée à laois de Leibiz et de Specer, qui récociliele matérialisme et le spiritualisme, l’uiverset l’homme, l’idividu et la société, e itro-duisant partout l’enthousiasme de l’opti-miste – et sa acilité à se satisaire. C’est edéitive, redre service au grad public quede vulgariser ue doctrie aimée d’u espritlarge et d’où émae “ue belle espérace” »(Revue de métaphysique et de morale, t. 3,° 5, 1895, pp. 1-2).
4. Durkheim se préseta ue secode ois auCollège de Frace e 1905. Bergso appuya sacadidature, mais ses eorts ’ot pas suà éviter que les historiens et les littérairesdécident de créer une chaire d’histoire etdes atiquités atioales qui sera coée àCamille Jullia.5. Lettre de juillet 1897.6. Le texte a été découvert e mai 2012.
7. Voir auss i Marcel Fournier (1996) ;Christophe Char le et Christie Delagle (1987).8.« Je dois ma victoire à l’ EFEO [École raçaised’Extrême-Orient] », écrira-t-il à GeorgesCoèdes le 24 juin 1930. Lettre citée dansFourier (1994).
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9. François Simiand sera nommé à la chaired’histoire du travail e 1932.10.Célesti Bouglé aisait u costat similairee 1927, rappelat que le cetre de la socio-logie n’était nulle part et la circonérencepartout. La soc iologie spontanée est omni-
présete, ajoutait-il, alors que la sociologieméthodique est encore sous-représentée(Bouglé 1935 : VI).11. Marcel Mauss, « In memoriam. L’œuvreiédite de Durkheim et de ses collaborateurs »,1925. Repris das Mauss (1969 : 473-499).
Il reviet sur le travail et la per soalité d’Izoulet, aisique sur sa sociologie qu’il juge plus proche de la littératureque d’une véritable recherche scientique : « Son artde gééraliser toutes les questios, et e même tempsde les simplier, lui avait acquis u public qui lui r estedèle par-delà la mort. » Mauss rappelle aussi la placede Durkheim, so maître et so secod père, « sa têteorte et pensive, ses beaux yeux bleus myopes et savoix passioée ». Il cite Auguste Comte, mais il est plusétoat de le voir ouvrir s a gééalogie itellectuelle àdes gures secodaires et aujourd’hui presque totalemetoubliées, telles que Joh Wesley Powell ou Béatrice Potteret so mari. La plupart des oms qu’il cite sot pour tatles garants d’une certaine manière de travailler et depeser la sciece soc iale : iterdiscipliaire et egagée.Mauss reste l’un des plus grands promoteurs de cettetedace aux échages et à l’abado de la revedicatiode la sociologie comme système. En cela, il contribuaaussi à la désintégration du groupe des durkheimiens,ortement aaibli après la mort de Durkheim en 1917et la perte de ombreux collaborateurs pedat ou peuaprès la Première Guerre modiale.
La leço vise quelque chose de plus prood. E eet,en insistant longuement sur le ait que la sociologiea été soumise à des réinterprétations sélectives parplusieurs auteurs ou disciplies, y compris par ceux quiot reusé l’impérialisme de Durkheim, Mauss ait étatde la situation de semi-échec des durkheimiens dansleur tentative d’acquisition de positions importantesdans le champ universitaire. Au Collège de France, ilsot été tout boemet exclus9, la totalité des chairesparasociologiques ayat été coées à des adversairesdéclarés de l’école sociologique. Izoulet en premier,mais il aut égalemet évoquer la chaire de géographie,histoire et st atistique économiques d’Émile Levasseur,celle d’histoire du travail de Georges Reard, ou ecorecelle de sociologie et sociographie musulmaes d’AlredLe Chatelier et celle de prévoyace et assistace socialed’Édouard Fuster. Il aut ecore ajouter celle cocera t
les aits écoomiques et sociaux de Marcel Mario (Karady1976 : 267-311). L a nomination de Mauss met un coupd’arrêt à cette situation où la discipline sociologique,quoique ayat été itr oduite das l’eseigemet supé-rieur par Durkheim, l’a souvet été d’ue aço camouféesous la orme d’u eseigemet de sciece sociale et depédagogie, de philosophie sociale ou, das le cas de Mauss,d’histoire des religios des peuples sas civilisatio 10.
Un dernier enjeu ressort de cette leçon inaugurale.Mauss isiste lourdemet sur l’importace de la tras-missio du savoir sociologique, qui doit pas ser selo luipar u travail éditor ial patiet. Mauss avait témoigé dela portée de cette quest io das la écrologie collectivequ’il cosacra, e 1925, aux ombreux disparus du groupe,Émile et Adré Durkheim, Heri Beuchat, Maxime David,Adré Biacoi, Robert Hertz, Jea Reyier, Paul Huveli,etc. : « Tâchos de aire quelque chose qui hoore leurmémoire à tous », écrivait-il alors, quelque chose « quine soit pas trop indigne de ce qu’avait inauguré notreMaître11 ». Ce que Mauss cherche à démontrer, c’estque la transmission de ce savoir n’est pas une simplereproductio, mais u premier pas qui coduit à l’ivetioet au travail per soel.
« N’attendez pas ici, un cours complet
de sociologie, et encore moins
un système complet. »
Il manque au texte reproduit ici sa dernière partie, oùMauss présentait vraisemblablement son programmed’enseignement, et ce qu’il entendait apporter à cette« ouvelle » chaire de sociologie. nous pouvos éamoisessayer d’e dresser les cotours gééraux à par tir d’utexte qu’il publia e 1927 (Mauss 1927 ; repris das Mauss1969 : 178-245) et qui lui permit de réféchir à ce qu’ilappelle alors ue « sociologie géér ale ». Ue sociologiequi est à la ois ue histoire des idées, des méthodes etdes théories géérales, ue aalyse des systèmes sociauxet ue réfexio sur les origies de la raiso à par tir des
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otios de classe, de gere, de temps ou ecore d’espace.U autre phéomèe ait so etrée das cette sociologiegéérale, et cela à partir de la théor ie de l’État : le politique.Dans cet article programmatique, Mauss arme aussisa volonté d’ouvrir la sociologie à la psychologie et àl’aalyse des pratiques sociales que pr opose la biologieou physiologie sociale. Cette sociologie doit permettrede ne jamais isoler « les comportements collectis desétats de cosciece correspodats ». Il est importatpour Mauss de mieux décrire les rapports etre diéretsordres de aits sociaux qui étaiet jusque-là séparés, etde cette maière, d’aller au-delà de l’aalyse des aitspour s’occuper des rapports qui s’établisset etre eux.
Juste après sa omiatio, Mauss poursuit l’élaboratiod’une telle sociologie « concrète ». Il s’interroge surtrois types de phénomènes : ceux nationaux de cohé-sion sociale, autour des problèmes classiques, pour lasociologie durkheimiee, d’éducatio et de tr aditio ;ceux internationaux, relatis au commerce et à l’inter-mariage, c’est-à-dire les phéomèes qui ormet despoits de cotact etre les civilisatios ; e, tout cequi a trait à la ps ychologie collective, à la metalité, auxrapports sociaux qui existet à l’itérieur d’ue société(sexe, âge…).
L’ejeu de cette démarche cocrète, que Mauss mettraen place dans chacun de ses cours du Collège sur lesGermains, sur les travaux inédits de Robert Hertz ouencore sur les jeux, est nalement de « condenser cequi costitue l’essece distictive, le caractère, le tem-péramet, l’idiosycrasie de chaque société, de chaquemoment d’une vie sociale » (Mauss 1934 ; repris dansMauss 1969 : 303-354).
D’ue certaie maière, cette électio arrive trop tard.La voix de Mauss – pourtat puissate e ethologie etauprès des scieces religieuses – ’arrivera pas à perceren sociologie. Mauss ne parviendra pas à développersa sociologie générale. Un projet rendu d’autant plus
dicile que son entrée au Collège de France coïncideavec la géératio du reus, icarée d’u côté par Paulniza et ses Chiens de garde (1932), et de l’autre par ledéveloppemet d’u marxisme théorique et egagé quideviet ue optio evisageable dès 1928 pour des auteurscomme Georges Politzer, Henri Leebvre ou GeorgesFriedma.
Jean-François Bert
Laboratoire d’excellece Histoire et athropologie des savoirs, destechiques et des croyaces (HASTEC) / Istitut Religios, Cultures,Moderité (IRCM), uiversité de Lausae.
Macl Mau. (coll. part.)
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12. Georges Reard (1847-1930), titulaire dela chaire d’histoire du travail. Il ut par ailleursdirecteur de La Reue socialiste e 1898.13. Marcel Eugène Émile Gley (1857-1930),physiologiste et endocrinologiste rançais.
Il est deveu proesseur au Collège de Fracee 1908.14. Il s’agit de La Cité moderne et la métaphy-
sique de la sociologie (Izoulet 1895).
La leçon inaugurale
de Marcel Mauss au Collège de France
[Page 1 manquante.]
[…] dont quelques-uns avez été mes camaradesd’études et d’autres même mes élèves, et m’avezprécédé ici pour m’amener enn parmi vous, j’aides raisons bien part iculières, comme vous voyez,d’être ému et aectueusement touché. Votre
présence à tous, ce cercle si nombreux d’amis sidèles, et qui maniestent si chaleureusement leuramitié, tout cela m’émeut, et même m’entraîneraitpeut-être bien loin du sujet, si la vue du travail àaccomplir ne me aisait presser ces préliminaires.Accordez-moi seulement un instant encore, je
voudrais rendre hommage en ce moment à la
mémoire de deux de mes amis et patrons ici même,qui eussent [été] probablement parmi vous ce soiret qu’une mort récente a enlevés au Collège deFrance et à mon aection : M. Renard12, dont la viebelle et longue ut consacrée à une ne littérature,à une gigantesque enquête sur le travail humain,à une action politique aussi pure qu’ecace. Etpuis, M. Gley 13, qui était pour moi l’ami d’enanceet de toujours de Durkheim, dont les siens urenttoujours les amis des miens, qui, élève lui-mêmecomme je le us ensuite, grand savant et hommesimple, dominait tant de voies de la science et dela philosophie. La disparition de ces deux maîtresne doit pas m’empêcher de maniester en ce jourma reconnaissance envers eux.
La chaire que m’assigne M. le ministre succédeà celle qui avait été ondée pour M. Izoulet. Je neprétends pas cette nouvelle chaire tout à ait di-érente, ni succèder à M. Izoulet et encore moinsrivaliser avec lui-même. Je saurai dicilement luirendre tout l’hommage qu’un héritier plus directaurait pu aire de lui. Une longue carrière, bril lam-ment parcourue, dans l’enseignement secondaired’abord, puis supérieur, des intermèdes d’action
politique à côté des ondateurs de la République,une vie mondaine et une infuence correspondante,l’imposent à bien des mémoires. Son œuvre, sonenseignement, son action, sa puissante vitalité luiont conquis de bonne heure une célébrité, unepopularité diciles à égaler. Mais je crois avoirété un assez dèle témoin pour pouvoir vous direpourquoi il obtint ces succès.
Il avait un talent de parole extraordinaire.
Son art de généraliser toutes les questions, et enmême temps de les simplier, lui avait acquis unpublic qui lui reste dèle par-delà la mort – il suitencore ses doctrines et son impulsion. D’ailleursles questions qu’il posait étaient plutôt de l’ordrede la pratique que de celui de la théorie. Maisson goût de la politique réussissait à s’exprimersous une orme si purement philosophique queles idées les plus hardies, les solutions les plus
idéales et les plus lointaines y perdaient tout
caractère contentieux.Mais le style et la pensée de M. Izoulet avaient
deux autres caractères qui expliquent cette
action. D’abord ils étaient poétiques au plus
[mot manquant ] sens du mot, ensuite ils étaientprophétiques.
D’abord c’était une envolée nouvelle à chaqueidée, et à cette exaltation celle-ci gagnait une
poésie, quelqueois très haute mais qui en mêmetemps réussissait à s’exprimer encore autrement,car non seulement la prose de M. Izoulet était
naturellement rythmée, mais encore sa penséeelle-même s’équilibrait en dyades, triades et
décades. Ce n’était pas là simplement des moyensd’enseignement, mais c’était aussi un moyen dedonner du nombre, une harmonie à la pensée
elle-même. Les thèses, les antithèses, les éléments,les antinomies, les synthèses et les visions de laCité moderne 14 et des derniers livres de M. Izouletsont scandés tout comme des strophes.
Et cette orme et cette composition corres-
pondaient à un trait proond de cette philosophiesociale. Elle était avant tout visionnaire : elle était
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15. Mauss ait certaiemet réérece à AbyWarburg (1866-1929) et à sa tentative, lan-cée deux as avat sa mor t, de créer u atlasd’images ititulé Mnemosyne.16. Il s’agit de La Rentrée de Dieu dans l’école
et dans l’État (Izoulet 1924).17.Adversaire d’Émile Durkheim et iveteurde la célèbre théorie de l’imitation, GabrielTarde (1843-1904) est philosophe, psychoso-
ciologue et criminologue. En 1900, les élec-tios de Gabriel Tarde à la chaire de philoso-phie du Collège de Frace et à l’Académie desscieces morales et politiques cormet etcocrétiset sa otoriété gradissate. Ellesravivet aussi la cotroverse avec Durkheimsur la questio de la place de la psychologiedans le social. À ce sujet, voir entre autresMassimo Borladi (1994).
18. Alred Maur y (1817-1892), proesseur auCollège de Frace (1862) et directeur gééraldes Archives at ioales (1868).19. Jacques Flach (1846-1919). Il succède e1883 à Édouard Laboulaye (1811-1883) à lachaire d’histoire des législatios comparées.20. Eugèe Burou (1801-1852), liguiste etindologue rançais, ondateur de la Sociétéasiatique.
pleine de rêves et de divinations magiques. À laWartburg [sic 15], sur un bord de mer, ici même,M. Izoulet avait ses révélations. Il voyait le passé,sondait l’essence du présent, sentait déjà l’avenirde nos sociétés, de toutes sociétés, et tout cela d’uncoup. Le transport philosophique et poétique
était chez lui celui du voyant. Il était lui-même,plutôt qu’un philosophique, un prophète. Maisprophéties, visions, poésie, philosophie n’étaient,croyons-nous, pour M. Izoulet que des moyensd’action. Il était avant tout, au ond, un hommepolitique, comme tout prophète digne de ce nom.Il pensait qu’on peut ainsi conduire le peuple.
C’est le but qu’il s’assignait avant tout dans sesderniers ouvrages qui urent d’abord éprouvés
par leur enseignement ici.Ces ouvrages ne traitent guère que de pure
politique. Mais cette politique est générale et
idéale, éloignée de toute administration indivi-
duelle des hommes ou des choses particulières.Mais elle prétend lancer le plus ort possible lesplus grands mouvements de législations et de
mœurs. Dieu dans l’École 16, ses autres livres, sontles documents d’une açon de penser qui, avectout le respect que nous avons pour la mémoirede M. Izoulet, nous paraissent plutôt ceux d’unhomme isolé que ceux de ce temps. En tout cas,cette açon de penser, de parler et d’écrire est
inimitable.Nous ne suivrons pas M. Izoulet. La sociologie
que je suis appelé à enseigner ici est une chose plusaustère, plus terre à terre, et en même temps moinsdirigée vers la pratique, que cette philosophie
sociale ; elle est plus dénuée de poésie, mais ausside passion. C’est cette roide science que nousdevons pratiquer.
Messieurs, vous vous attendez peut-être en cemoment à un manieste en aveur de la sociologie,vous attendez peut-être une déense et illustration
de cette science dont d’excellents esprits contestentla portée, l’utilité, la valeur morale et pédago-
gique. Pour d’excellents critiques, la doctrine dela sociologie semble encore incertaine. Peut-êtreespériez-vous en ce moment de ma part quelquesréponses. Excusez-moi si je ne ais rien de toutcela. J’en serais honteux pour la sociologie elle-même. Il y a presque cent ans qu’à deux pas d’ici,Auguste Comte, le plus puissant des philosophesrançais du xix
e siècle, en prononça le nom dansun cours ameux, non mal ait, je le veux bien, maisenn centenaire, et dès lors même ; il savait poserquelques-uns des problèmes les plus généraux
que nous avons encore à traiter. Les principes desociologie, la sociologie descriptive de Spencer,ont soixante-cinq ans. Les « règles de la méthodesociologique » de Durkheim en ont t rente-cinq.Sous le titre de philosophie moderne, Gabriel
Tarde la proessa ici expressément. Sa doctrinen’en aisait guère qu’une suite de développementspsychologiques, je le veux bien. Mais il était parailleurs un criminologiste distingué, et il sut
répandre nombre d’idées suggestives 17. Ici mêmed’ailleurs a proessé, il y a bien longtemps déjà,Alred Maury18, historien et théoricien de la magie,historien des institutions de l’Europe septentrio-nale ; ici M. Flach 19 eut une chaire d’histoire desinstitutions comparées. Ici Burnou 20 onda la
mythologie comparée indo-européenne, et eut
pour élève Max Müller21 et Renan22. Ici M. Bréal23 enseignait la même chose en plus de la grammairecomparée. Ici M. Meillet 24 enseigne, modèle à
suivre en tout lieu de la sociologie non quantita-tives, la linguistique sociologique. Il a dégagé lesprincipes d’une étude historico-généalogique deslangues, et des principes loin d’être contradictoiresà la méthode sociologique en découlent et en
sont en même temps la plus paraite expression.Car il est clair que non seulement les mots mais
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21.Friedrich Max Müller (1823-1900), philo-logue et orietaliste allemad.22. Joseph Erest Rea, (1823-1892), philo-logue et historie.23. Michel Bréal (1832-1915), liguiste, o-dateur de la sémantique. Il suivit à Berlinl’eseigemet de Fraz Bopp, puis traduisitMax Müller. Durkheim et Mauss citerons àplusieurs reprises ses Mélanges de mythologie
et de linguistique (1877), en particulier sathèse concernant le mythe indo-européendu combat d’Hercule et de Cacus.24. Atoie Meillet (1866-1936). Sa théorie dela liguistique, qui aura u ort impact sur lestravaux de Mauss, e particulier das l’esquissed’une théorie de la magie, s’origine dans lacovictio qu’il existe ue relatio spéciqueetre le lagage et la société. Celui-ci s’impo-
serait aux membres du groupe soc ial commeune institution indépendante de la volontépropre de chacu des membres de ce groupe.25. Max Scheler (1874-1928), che de le dela phéoméologie allemade. Ses réfexiossur la connaissance marquent un tournantdas l’histoire de la soc iologie e Allemage.Considérée alors comme un commentairesociologique de l’histoire des idées, cetteapproche avait pour but de saisir les acteur sdétermiats de l’existece de la pesée.26. La revue Annale s d’his toire é conomiq ueet sociale a été odée e javier 1929 par leshistories Marc Bloch et Lucie Febvre. Si les
Annales se réclamet de l’histoire écoomique,Bloch et surtout Febvre reprendront danscertains de leurs travaux la thèse des aitssociaux que Durkheim déed depuis l’éditio
des Règles de la méthode sociologique.27. Mauss ait réérece au travaux d’Emma-nuel de Martonne (1873-1955), d’AlbertDemangeon (1872-1940) qui participa à laodatio des Annale s d’histoire avec LucieFebvre, et de Pierre De sotaies (1894-1978).28. François Simiand (1873-1935). Il estle principal représentant de la sociologieéconomique d’infuence durkheimienne. Ilpublia, etre autres, Statistique et expérience.
Remarques de méthode e 1922, aisi qu’uCours d’économie politique.29. Mauss, depuis le milieu des aée s 1920,s’est rapproché de plusieurs psychologuesdont Georges Dumas (1886-1946), disciplede Théodule Ribot (1839-1916) que Maussappréciait, mais aussi d’Ignace Meyerson(1888-1983).
toutes les institut ions, toutes les modes, toutes lesaçons d’agir, de penser et de sentir en groupesne peuvent être compris que vus sous l’angle
historique et dans la généalogie des sociétés et
des phénomènes sociaux. C’est pourquoi il sembleque nulle part mieux qu’ici, dans cette maison quin’a peut-être jamais été ermée à cette science, sielle a été ermée au titre de cette science, où elle atoujours été proessée sous des ormes excellentes,il est inutile de légitimer l’étude scientique desaits sociaux.
Et puis. Pourquoi disputer, argumenter sur
une chose quand elle est ? Pourquoi expliquer labienveillance que le Collège de France vient demaniester à l’égard de la sociologie alors que
depuis longtemps il ait gurer sur son achele t itre de « sciences sociologiques » ? I l sut sim-plement de comprendre à quel degré, partout etsur tous les points, la sociologie a cause gagnée.Il n’y a qu’à enregistrer simplement son intérêt.En ce moment, après le triomphe dans le mondecatholique de Scheler25, philosophe et socio-
logue allemand, les séminaires et les chaires desociologie abondent en Allemagne, et même enAmérique les acultés de sociologie catholiquescommencent à oisonner. C’est le cas de répéteravec la Bible : « Magna est veritas et prevalebit »
(« La vérité est grande et prévaudra »).Le succès d’ailleurs est incontesté. Inutile d’en
parler trop longuement. Le seul but de Durkheim,de ceux qui l’ont précédé : Saint-Simon, Comte,Stuart Mills, Spencer, Wundt, le seul but de ceux
qui l’ont suivi, c’est de donner à tous, le sens dusocial, le sens de la nouveauté et de la dignité durègne social, coïncidant avec la nouveauté et sansdoute aisant la dignité du règne humain.
Or, ce but est atteint. L’histoire est devenuesociale et ne reste plus qu’accidentellement roman-cée ou anecdotique26. La géographie est devenuehumaine27 ; l’économie est devenue sociale et
historique28 ; tous ces mots sont d’autres mots pourdire sociologie. Je ne parle pas de la démographieet de la statistique qui est tout à nous « quae totanosta est ». Le droit et la religion sont d’un accordunanime soumis à l’interprétation sociologique.Et la seule discussion qui s’élève est de savoir sil’interprétation sociologique épuise ou n’épuisepas la matière. La linguistique depuis M. Meilleta réussi à xer cette dose du social qui est dansles aits. La psychologie se joint à nous. Il est despsychologues, comme M. Dumas29, qui, revenantà Comte, ne voient guère d’intermédiaire psy-
chologique entre le social et le biologique dans lecomportement humain. Même certaines sciences,de certains pays, arrivent par une déviation et
une exagération sans bornes, dont Durkheim
n’eût sans doute pas nié la paternité mais dontnous déclinons tout de même la responsabilité,
à n’apercevoir en tout qu’un problème de masse.Que nous aut-il de plus ? Nous sommes
nobles de quatre quartiers. Quatre générationsde savants sont déjà derrière nous et pour ne citerque l’avant-dernière, nous sommes riches des
noms de Powell30, des Webb31, de Max Weber, de
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30. Joh Wesley Powell (1834-1902), géologueet ethologue américai. Il termia sa carrièrecomme directeur du Bureau d’ethologie dela Smithsoia Istitutio.31. Il s’agit de Béatrice Potter (1858-1943)et de son mari Sydney Webb (1859-1947).Beatrice Potter Webb contribua de manièreimportante aux théories politiques et éco-omiques du mouvemet de coopératio dotMauss est resté u adepte tout au log de savie comme le montre ses écrits politiques.
Sydney Webb a été directeur de la LondonSchool o economics. En 1921, Mauss leurconsacre un article dans Le Populaire (voirMauss 1997 : 407-409).32. Plusieurs raisons expliquent ce retard.Mauss multiplia les activités scientiquesmalgré ses problèmes de santé de plus enplus importats depuis la de la PremièreGuerre modiale. Il devit le premier présidetde l’Institut rançais de sociologie, de 1924à 1927. En 1925, il onda l’Institut d’ethno-
logie avec Lucien Lévy-Bruhl et Paul Rivet.Toujours durat les aées 1920, il cosacraue grade part de so temps à l’aimatiode la deuxième série de L’Année sociologique,à la publicatio des œuvres d’Émile Durkheimet de Robert Hertz. Outre ces travaux, le décèsd’Heri Hubert, e mai 1927, ut pour Maussu véritable choc.33. Mauss (1927), repris das Maus s (1969 :178-245).
Durkheim, et de tant d’autres. Sur tout la ligne labataille est gagnée. Chez tous, le sens du socialprogresse, s’ane, se vérie.
La sociologie a plutôt maintenant à se déendrecontre les entreprises des partis et des extrêmesparmi les partis ; elle a à se déendre contre uneconusion entre elle et les dogmes d’action poli-tique et religieuse, entre elle et la philosophie dela connaissance et de l’action. Il y a des l ivres deScheler sur ces quest ions. C’est plutôt contre desexcès qu’elle doit protester. Elle doit reuser unepart ie de cette popularité car elle n’a qu’à prouverla valeur de son entreprise par son seul progrès etce progrès elle l’obtient dans l’intelligence, dansla dénotation et la connotation des aits sociaux,dans le dénombrement des aits, dans l’analysede plus en plus ne et de plus en plus proondedes aits sociaux.
Ne perdons pas davantage de temps à calmerles préjugés ou même les animadversions. Ellessont sans ondement. Comme toute science, la
sociologie est indiérente aux critiques des philo-sophes comme aux résistances de la politique etde la religion. Ne s’adressant qu’aux aits, et nepensant qu’à l’aide de l’observation et par raison,elle se croit compatible avec toute métaphysique,pourvu qu’elle soit sensée, avec toute oi éclairée,pourvu qu’elle soit tolérante et respectueuse desaits. Elle ne voit aucune contradiction entre elleet des philosophies et des croyances de ce genre.Elle garde une attitude respectueuse vis-à-vis detoute résistance honnête, ne s’insurge que contrel’aveuglement et la mauvaise oi.
Une dimension de méthode serait non moinsaride et ennuyeuse. Un exposé, qui serait dansce cas nécessairement dialectique, sur la valeurphilosophique des résultats déjà atteints serait
aujourd’hui une pure perte de temps. Il n’est plusbesoin d’exposer les procédés de la sociologie.
Il n’est plus besoin de chercher des titres à unerichesse acquise. Soumettons-nous aux disserta-tions des logiciens sur la méthode, aux dissertationsdes métaphysiciens sur la valeur de cette science.Mais n’y participons pas. Nous avons mieux à
aire qu’à essayer de singulariser notre science
et à essayer de l’opposer à tout ce qui n’est paselle. Elle a vaincu, elle vaincra par la preuve, parle travail, par l’avance, par la marche… Si elle
réussit à embrasser et à condenser en ce que
Condillac, après d’Alembert et Leibniz, appelaitun « langage bien ait », des nombres de plus enplus considérables de aits ; si elle réussit à les hié-rarchiser logiquement ; si elle réussit à en susciterl’observation de plus en plus détaillée, elle a aitson ouvrage. Ce va-et-vient de la théorie aux aitsest continu ; l’intérêt théorique des aits pousseà leur observation et celle-ci apportant des aitsnouveaux, jusqu’ici incompris, oblige à son tourà un eort théorique nouveau. Voilà la seule maisimmense matière de nos travaux. Vis-à-vis de cetterichesse, de cette ertilité de la nature sociale, quenos disputes d’écoles paraissent aibles, quand cene sont pas celles de pédants et de simples rivalitésde chaires ! Vite, mettons-nous au travail.
D’ailleurs, ce sera pour moi ici une règle reli-gieusement observée que celle de n’apporter danscette chaire et dans cette maison où se ait la
science aucune redite, aucun lieu commun. Or, sije vous parlais de ces questions, je serais obligé devous répéter l’une des dernières incursions que j’aiaites dans le domaine de la philosophie et de lasociologie. Permettez-moi de vous renvoyer à ceque je viens de publier dans L’Année sociologique,n° 11 (2), dans un volume dont malheureusementla parution est retardée par ma très grande aute32.Vous y trouverez ce que je crois qu’il aut pensersur les divisions de la sociologie, sur les limitesde la sociologie33.
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Un inédit : la lçon inaugual d Macl Mau au Collg d Fanc
Tapucit d la lçon inaugual d Macl Mau au Collg d Fanc . (coll. part)
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34. Robert Hertz (1881-1915), historie desreligios et olkloriste.35. Atoie Biacoi (1882-1915). Il achèveavec Durkheim e 1913 ue étude cosacréeà l’orgaisatio des Batous. Il travailla aussiavec Mauss à une bibliographie complèted’ethnographie des colonies rançaises enArique. Mauss rappelle que Bianconi avaitégalement pris pour sujet d’étude l’idée dela grâce chez Saint Augustin : « Il voulaitpopulariser das l’eseigemet secodaire lasciece que, das so ardeur, il e supportait
pas de laisser catoée das u coi écartéde la phi losophie » (Mauss 1969 : 491-493).36.Maxime David (1885-1914). Il laisse aprèssa mort u mauscrit iédit sur le mariage pargroupes e Australie. David était itéressé parl’évolutio des idées morales das l’Atiquité(Mauss 1969 : 490-491).37.R. Gelly (1887-1918). Il travailla surtout à larelatio etre les mythe s et la able et le roma.38. Jean Reynier (1883-1915). Il prépara untravail sur l’ascétisme chrétien et hindou.Reynier est l’auteur, avec Durkheim, de la
recension – critique – du livre de CélestinBouglé, Essais sur le régime des castes, parue 1908 (Durkhe im & Reyier 1910).39.Maurice Cahe (1884-1926), germaiste etliguiste spécialiste des lagues scadiaves.Il ut l’élève de Meillet et de Char les Adler.
Voici donc le plan de travail que nous allonssuivre tant que orce nous restera. Il a ses qua-lités et ses lacunes dont je vous dois aujourd’huicompte d’avance.
Comme toute œuvre de savant, celle à l’éla-
boration de laquelle vous assisterez tient à la
ois du logique et de l’accidentel. Des nécessitéshistoriques que nous nous gurons logiques, descontingences que nous nous gurons comme leproduit du génie individuel mais qui sont aites duhasard de nos vies et de celui de nos ignorances,des ignorances de nos contemporains et de cellesde ceux qui nous précédèrent, voilà au ond cesur quoi nous travaillons tous.
Donc, n’attendez pas ici un cours complet desociologie, et encore moins un système complet.De ces systèmes il n’en existe aucune science,
sau en mathématique. De ces cours bâtis par unindividu, on n’en voit que de très rares et ils n’ontqu’une valeur temporaire. Durkheim lui-même apu aire une œuvre de ce genre à l’origine de cettescience. Il a pu en aire proter ses élèves et sesdisciplines. Il n’a pas eu le temps de la porter àla connaissance du public. Un cours de ce genreaujourd’hui ne pourrait être qu’élémentaire ourésulter de la collaboration d’une collectivité
d’auteurs. Nous renoncerons donc sans doute àtoute prétention dans ce sens.
La situation se complique encore davantage.Pour moi.
Il se trouve que vis-à-vis de la sociologie
comme vis-à-vis de moi-même j’ai un double
devoir à remplir, impérieux et urgent. Capablepeut-être de le remplir, c’est celui dont nos mortsm’ont chargé. Chacun d’eux avait pu, dû et voulusuivre une voie logique dans la position des pro-blèmes auxquels il consacrait sa vie. Les chargesde l’existence pouvaient bien les distraire plus ou
moins de la voie rectiligne, les douceurs de la paixet de la vie d’avant-guerre leur permettaient etnous permettaient à tous, de suivre notre penséeet de lever une à une les dicultés de aits et decohésion qu’elle rencontrait. Maintenant la lignede nos vies est toute brisée et la ligne de leur vie àeux est nie. La guerre, la mort des uns, l’usuredes autres qui n’y disparurent pas bouleversèrenttous nos plans. Ce qui était harmonie est devenuun chaos. Vis-à-vis de la science et vis-à-vis desmorts, il nous aut y porter ordre.
Et maintenant, ainsi qu’Ulysse et Énée devaientavant d’achever leur route payer la dette de leurculte aux mânes de leurs compagnons perdus, demême je me sens ici comme entouré de la oulede nos ombres aimées. C’est Durkheim, mon
maître et mon second père, avec sa tête orte
et pensive, ses beaux yeux bleus myopes et sa
voix passionnée. C’est la orte fgure tendre et
claire d’Henri Hubert, mon ami et mon rère detravail, une moitié de moi-même arrachée par lamort. Tous deux me laissent leurs instructionssur une œuvre immense qu’il reste à publier et àaire connaître. C’est Robert H. Hertz 34, le pluscher et le plus grand de ceux qui travaillèrent
après nous, cœur aimant, pensée solide, héros
mort jeune comme mouraient les héros, qui
me laisse au moins deux beaux ouvrages. Ce
sont nos saintes victimes de la déense nationale,Bianconi35, David36, Gelly37, Reygnier38, qui tousdérichaient déjà leurs champs envahis maintenantpar l’oubli. Et tant d’autres… C’est Maurice
Cahen39, miné par la guerre et cruellement auché,qui me transmet son travail sur l’idée de sens
chez les Germains. C’est toute leur œuvre qui
retombe sur mes épaules. Dur ardeau qu’il autdécharger en hâte. Nous nous dépêcherons doncavant qu’il soit trop tard, avant que cette açon
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Un inédit : la lçon inaugual d Macl Mau au Collg d Fanc
40. Lucien Herr (1864-1926). Pionnier dusocialisme raçais, bibliothécaire de l’Écoleormale supérieure à partir de 1888.41. Ce cours sur « L’éducation morale » estle premier cours sur la sciece de l’éducatioque Durkheim ait ait à la Sor boe, e 1902-1903. Il ut publié en 1925 par les soins deMauss avec une préace de Paul Fauconnet(Durkheim 1925).42. Durkheim (1928).43. Il s’agit de la « La amille cojugale » parudas la Revue philosophique (Durkheim 1921),publication posthume d’un cours proesséen 1892 par Durkheim. Voici ce qu’indiqueMauss e ote : « Ce ut logtemps l’itetiode Durkheim de publier l’ensemble de sesrecherches sur la “ami lle”. Peu de temps avatla guerre, au momet où il etreprit la publi-catio de sa “Morale”, il hésit ait cepedat :il songeait à n’en donner que la substancequi avait passé dans son cours de “Moraledomestique”, lequel constitue la deuxièmepartie de so Cours de morale. La guerre vittrancher la question. Durkheim, longtempsavat de mourir, avait reocé déitivemetà ce projet, que tous ceux qui avaiet suivi ceteseigemet eusset voulu le voir réaliser. Ilous recommada de e publier que s a “Moraledomestique”. »
44. Mauss avait publié en 1920 un premiertexte, « Introduction à la morale » dans laRevue philosophique (Mauss 1920). So coursau Collège de Frace de 1932 sera destié, sil’on en croit le résumé, à un « Exposé de ladoctrine de Durkheim concernant la moralecivique et proessioelle ». Voir Mauss (1969 :504-505).45. Hubert (1932) a été publié et mis à jour pa rMarcel Mauss, Raymod Latier, Jea Marx.46. Raymod Latier (1886-1980), coserva-teur en che du musée des Antiquités natio-ales de Sait-Germai-e-Laye.47. Jean Marx (1884-1972), spécialiste delittérature celtique, et plus précisémet desrécits graalies. Il exercera, à partir de 1932,ue activité au sei du miistère des Aairesétragères.48. Hubert (1933).49.Heri Hubert, Les Germains, avec u avat-propos d’Henri Berr (Hubert 1952). Maussutilisa se s cours au Collège de Frace – e 1935« Civilisatio et les peuples germaiques », e1936 « Formatio des peuples germaiques, e1937, « Recherches s ur le droi t », et e 1938« Sur la ormatio des peuples germa iques » –pour mettre e ordre les ches et le mauscritd’Heri Hubert qui avait été composé à partirde ses cours à l’École du Louvre.
50.Heri Hubert et Marcel Mauss, « Esquissed’ue théorie géérale de la magie », L’Année
sociologique, vol. 7, 1902-1903. Repris dasMauss (1950 : 3-141).51. Mauss avait idiqué ue chose similaire e1925 : « Tous les documets étaiet rassemblésavec un soin parait ; une partie des déve-loppemets était esquissée. Ue découverteimportate est exposée ; le ses origiaire dumot “heil”, “heilig” ’est pas sait, saiteté,mais sort, saté, bo état, heur, boheur, orcemagique, essence, interdits qui la garantis-sent ; car ce sens est le seul dans lequel lesLapos l’ot empruté au germaique acie,à ue époque précise et aciee. Toutes lesistitutios du “sacré” germaique trouvaietainsi leur interprétation. Malheureusement,Maurice Cahe était peut-être le seul hommecapable de mettre au point cette admirabledémostratio. nous eros l’impossible, sious trouvos l’aide susate, pour sauverce que ous pourros de ces découvertes quisot peut-être dérobées pour logtemps à lasciece. » Voir Mauss (1969).
de poser les problèmes et de les traiter, avant queles aits dont ils se servaient soient plus ou moinsdémodés, avant surtout que ceux qui collaborèrentavec eux, qui sont capables d’utiliser leurs notes,leurs manuscrits souvent presque paraits, soientdisparus à leur tour.
J’espère pouvoir publier et je suis reconnaissantau Collège de me permettre en tout cas de airepart ici, à un public dèle d’étudiants bien prépa-rés, des résultats obtenus par nos morts. Peut-êtrey ajouterai-je un peu de mon cru. En tout cas,
j’essayerai sincèrement de ramasser le fambeauqui ne vacillait pas dans leurs mains. Je ne croispas que vous perdrez si je tente simplement deles aire parler. Il me semble même les entendrem’exciter à ce pieux sacrifce et cela dans vos
intérêts. Il me semble même que j’entends à côtéd’eux la voix, l’objurgation amicale, chaude et
violente de celui qui ut notre animateur et notrecritique à tous, Lucien Herr 40, qui m’ordonne
ce travail.Déjà deux volumes inédits de Durkheim sont
sortis, son Éducation morale 41 et son Socialisme.Sans doute l’année prochaine pourrai-je vous
exposer sa « Morale civique et proessionnelle 42 ».
Ensuite, je erai peut-être de longs cours où jevous indiquerai ce que urent ses recherches surla amil le et vous proterez d’une vaste synthèseque connaissent bien tous ceux qui urent ses
élèves43. Peut-être même pourrai-je sauver encorequelques ragments de sa « Morale44 ». Sans rienpromettre du reste qui est immense.
D’Henri Hubert, le livre sur les Celtes s’im-prime45. Je pense que notre piété commune, deLantier 46, de Marx47, et la mienne eront paraîtreun deuxième volume sur la société celtique48.
Avec la collaboration de M. Jansé, j’espère publierLes Germains 49.
Enn il y a une partie de notre œuvre communequi est écrite depuis de longue années, que nousn’avons pas publiée et en même temps que notre« Théorie générale de la magie 50 ». Ce second
travail sur les « Rapports de la magie et de la
religion », à ma grande surprise, reste encore
valable après vingt-cinq ans.Il se peut enn que aisant ace à une promesse
depuis longtemps engagée, je puisse mettre surpied l’ensemble de nos recherches communes
sur la notion de « sacré ». L’admirable travail deMaurice Cahen sur «heil, heilig » prendra place ici51.
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rePères
RéféRences bibliogRaphiques
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52. Robert Hertz, « Le péché et l’expiationdas les sociétés primitives », réimpressiode l’éditio établie par Marcel Mauss das laRevue de l’histoire des religions (1922). Reprisdas Mauss (1987). Il publia égalemet, avec
l’aide d’Alice Hertz, Sociologie religieuse et
folklore (1928) qui est un recueil de textespubliés par Robert Hert z etre 1907 et 1917.53. À partir de 1933 (« Mise au point desrecherches inédites de Robert Hertz sur le
péché et l’expiation dans les sociétés iné-rieures » [Mauss 1969 : 513-514]) et jusqu’e1937, Mauss era cours à partir de l’œuvreiédite de Robert Hertz.
De Hertz, les recherches sur « Le péché et
l’expiation dans les sociétés inérieures52 » eront icil’objet de plusieurs dizaines de leçons, les siennesou si l’on veut les miennes mais que je n’auraispas pu écrire sans ses nombreux brouillons, sansl’ordre extraordinaire de ses admirables ches53.
De grandes œuvres seront peut-être ainsi
sauvées. Ce travail impersonnel, vous en serezpeut-être d’accord, est encore plus digne du Col-lège de France que celui que je pourrais apportermoi-même. Ne pensez-vous pas que c’est une
noble vie que de rendre à ce public ici l’arrivéede toutes ces œuvres de si grands savants et de sibeaux esprits ? On me pardonnera certainementce laborieux eacement. Il era plus rapidementet plus grandement avancer la science ; il era plusd’honneur au Collège de France et à la sciencerançaise que quoi que ce soit que je puisse airede personnel.
[Suite manquante qui devait, en toute logique,
concerner les travaux personnels de Mauss.] ■
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Un inédit : la lçon inaugual d Macl Mau au Collg d Fanc
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