Le tiers caché du monde dans la conception des Gnawa du Maroc - Pâques Viviana.

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Viviana Pâques Le tiers caché du monde dans la conception des Gnawa du Maroc. In: Journal de la Société des Africanistes. 1975, tome 45 fascicule 1-2. pp. 7-17. Citer ce document / Cite this document : Pâques Viviana. Le tiers caché du monde dans la conception des Gnawa du Maroc. In: Journal de la Société des Africanistes. 1975, tome 45 fascicule 1-2. pp. 7-17. doi : 10.3406/jafr.1975.1761 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/jafr_0037-9166_1975_num_45_1_1761

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Viviana Pâques

Le tiers caché du monde dans la conception des Gnawa duMaroc.In: Journal de la Société des Africanistes. 1975, tome 45 fascicule 1-2. pp. 7-17.

Citer ce document / Cite this document :

Pâques Viviana. Le tiers caché du monde dans la conception des Gnawa du Maroc. In: Journal de la Société des Africanistes.1975, tome 45 fascicule 1-2. pp. 7-17.

doi : 10.3406/jafr.1975.1761

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/jafr_0037-9166_1975_num_45_1_1761

y- J. de la Soc. des Africanistes XLV, HI, I975, p. 7-17.

LE TIERS CACHÉ DU MONDE DANS LA CONCEPTION DES GNAWA DU MAROC

PAR

VlVIANA PÂQUES

Au cours de mes enquêtes au Maghreb j'avais souvent entendu faire allusion au hla dans des expressions telles que « cet homme est parti au hla », c'est-à-dire il est devenu un mendiant, un vagabond, loin du monde ; il a quitté la société et ses règles. J'avais alors à plusieurs reprises demandé à mes informateurs : « Qu'est-ce que le fyla ? ». On me répondait presque invariablement : « C'est Yard el tulut, c'est-à-dire le tiers du monde, la troisième partie du monde ». Je demandais alors ce qu'il y avait dans cette terre ; on me répondait : « Rien ». C'est ainsi qu'ont commencé pour moi la plupart de mes enquêtes : lorsqu'un informateur prétend qu'à tel endroit il n'y a rien, que telle chose ne veut rien dire, cela signifie à peu près certainement que cette chose est importante et qu'il est bon de s'y attacher.

Naturellement lorsqu'on sent qu'une notion quelconque peut être lourde de signification, il ne faut pas l'aborder d'une façon trop directe car, ou bien l'informateur s'inquiète et se referme, ou bien il s'en tire avec des phrases générales. Dans le cas précis on me répondait par des définitions assez peu propices aux recherches en profondeur, telles que « c'est le désert », ou bien « c'est le monde inhabité » ou encore : « quand une terre est vide, on dit que c'est une terre de hla ; quand un village tombe en ruines, on dit de lui : c'est le hla ».Pour contourner l'obstacle, j'ai cherché à faire élucider le sens de mots qui me semblaient apparentés au terme de hla, et c'est ainsi que j'ai pu un peu m'approcher des représentations que le mot suggère dans l'esprit des Maghrébins.

Parmi les expressions proches par le sens du mot hla, on trouve d'abord la notion islamique bien connue de gaib, le monde caché. Un autre terme étymologi- quement proche, c'est gaba, la forêt, que certains rattachent à la même racine. Les informateurs m'ont également suggéré le terme de halwa, qui indique un lieu de retraite où quelque saint personnage venait prier : ce peut être un endroit souterrain, ou caché dans la forêt, ou simplement isolé par une clôture d'épineux, voire encore le sommet d'une maison à étage. Ils rapprochaient encore du terme de hla celui de halti (féminin de hal) qui est l'appellation donnée à la tante maternelle et qui peut être employé comme terme de respect à l'égard de n'importe quelle vieille femme. Pour que le tableau des correspondances fût plus complet encore, on y ajoutait le mot hal, qui désigne le tatouage rond que les femmes portent au milieu du front

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et on me fit également remarquer que la lettre =^ (h), qui semble commander à toutes ces représentations du monde inhabité, figurait encore au centre du mot nuhala, qui signifie le son, un des produits de la mouture de l'orge.

Toutes ces indications disparates ne présentent apparemment pour notre esprit occidental aucun lien logique, mais je savais que le plus grand nombre d'entre elles connotaient habituellement des réalités religieuses d'une grande richesse et d'une grande profondeur. Il était donc nécessaire de retrouver le lien intime qui les unissait.

Or, comme j'ai pu le vérifier maintes fois en Afrique, l'explication synthétique ne pouvait venir que d'une interprétation de la cosmogonie ou de la cosmologie, telle au moins que mes interlocuteurs l'avaient comprise ou retenue. Je me trouvais alors au Maroc, pays musulman de rite malékite, fort hostile aux croyances populaires toujours suspectées de paganisme. Pourtant ces croyances semblaient bien jouer un rôle important dans la vie de tous les jours et, d'autre part, elles étaient régulièrement codifiées et réévoquées au sein des réunions de certaines confréries. S'agissait-il de dérivés directs des traditions coraniques ? C'est là un problème sur lequel je ne suis pas encore en mesure de me prononcer ; je constate simplement que les interférences sont incessantes. Il faut d'ailleurs noter que le Maroc, avant l'islam, fut une terre où s'exercèrent des influences judéo-chrétiennes ainsi que d'autres qui dérivaient des religions antiques, principalement égyptiennes, le tout superposé sur un fond berbère dont nous ne savons pas grand'chose.

Ainsi donc, en raison de ces perpétuels chevauchements, il me fallait, si je voulais éclaircir la notion de monde caché, procéder à deux approches concomitantes : d'une part analyser la tradition orthodoxe islamique, d'autre part rechercher le sens de la notion de hla dans les traditions des confréries. Dans les deux cas la démarche était différente : dans le premier il suffisait de s'adresser à un dépositaire autorisé de la science coranique, qui fut M. Abd el Aziz ben Abdallah, directeur de l'Enseignement originel à Rabat, lequel voulut bien, avec quelques réticences, me faire part de son savoir ; dans le second cas j'ai dû recourir à l'enquête directe auprès des membres des confréries, principalement des Gnawa.

Considérons d'abord la tradition coranique. D'après le livre sacré, Dieu a créé le monde en sept jours. Comment ? Au commenc

ement il n'y avait que l'eau : le Cosmos était aquatique. Puis le monde s'est solidifié à partir de la mousse marine qui couvrait une partie de l'étendue des eaux. Par ailleurs, grâce au contact actif entre la mer et l'espace, il s'est produit une evaporation qui a donné naissance au ciel. Nous avons donc d'abord la mer, puis la mousse, qui en se solidifiant donne la terre ferme, enfin le ciel. Par la suite se produisit une déflagration sur laquelle on ne donne que peu de détails. Elle eut pour résultat de faire éclater le bloc unique formé jusqu'alors par la terre et le ciel et de le diversifier en sept terres et sept cieux. Pourquoi sept ? C'est le chiffre capital que l'on rencontre partout : dans l'échelle musicale, dans les couleurs de l'arc-en-ciel, dans les syllabes qui forment la profession de foi (chahada) :

La i la ha i la lah ; Muhamed rassul al lah 1234567 1234567

C'est encore le nombre des jours de la semaine et les pèlerins de la Mekke font sept fois le tour de la Kaaba.

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Quelles sont donc les sept terres ? Selon certains commentateurs il s'agit des sept terres fermes qui composent le groupe solaire : 1) Lune, 2) Mercure, 3) Vénus, 4) Soleil, 5) Mars, 6) Jupiter, 7) Saturne. On notera que notre Terre n'en fait pas partie.

Quels sont les sept cieux ? Les cieux de la tradition islamique ne sont pas ceux de notre science astronomique, les couches spatiales, les distances entre les sphères. On a pris comme point de repère la première terre terrestre, dont notre globe est le symbole. Vient ensuite la deuxième terre, ou première terre céleste, dont notre Lune est le symbole. Au-dessus se trouve le monde supralunaire, qui effleure le monde métaphysique. Il ne faut donc pas confondre les sept cieux des astronomes, étages suivant les sphères du groupe solaire, avec les sept cieux des astrologues, lesquels, par exemple, situent Hermès, assimilé au prophète Idriss (qui est Hénoch) au quatrième ciel qui, pour les astronomes, est celui du Soleil. En fait il y a confusion entre la hiérarchie traditionnelle des divisions célestes et les données scientifiques de l'astronomie, qui ne dépassent pas le Cosmos visible, le monde sublunaire. Ce qui intéresse davantage la pensée religieuse, c'est le monde supralunaire, le monde métaphysique, qui, pour l'homme de science, est impensable, inexplicable, et même inexistant. C'est dans ce monde métaphysique, qui rappelle, mutatis mutandis, le monde des Idées de Platon, que se situent les véritables cieux, ceux que le Prophète a parcourus, selon le hadith de l'Ascension. C'est là qu'il a rencontré Adam dans le premier ciel, puis Jésus et son cousin matériel (son frère Jean) puis Idriss, appelé aussi Henoch ou Hermès, qui est assimilé au Dieu du Soleil, puis Abraham dans le sixième, enfin Moïse dans le septième. Par comparaison avec le monde cosmique sublunaire appelé el mulk, le monde métaphysique s'appelle el malaqut, mais quand il est considéré dans ses sept divisions, chacune d'entre elles porte un nom différent : malaqut, jaharut, llahut, hahut, etc. falam el jabarut se situe entre le septième ciel et Yarsi, llahut entre Yarsi et le kursi (le trône de Dieu). Entre jabarut et llahut, il y a 70 mondes, qu'on appelle les voiles (hujub) ou les barrières. Il existe donc au total 80 mondes, sub et supralunaires, physiques et métaphysiques.

Les terres sont peuplées par trois espèces, les hommes, les djinn et les anges (ruhayinin). Le monde métaphysique, lui, n'est peuplé que d'anges, dont le degré initiatique est en concordance avec la hiérarchie du monde qu'ils habitent. Plus ils se rapprochent de Y*alam el jabarut et plus ils sont élus. On peut distinguer aussi dans toutes ces subdivisions sept royaumes terrestres et sept royaumes célestes. A chaque royaume terreste commande un prince, qu'on appelle le vert, le blanc, le noir, le rouge, le jaune, etc. A ces sept princes correspondent dans les cieux sept supraprinces qui leur commandent chaque jour à tour de rôle. Il existe encore toute une gamme d'anges auxquels on attribue des qualificatifs précis et des missions déterminées.

Au-delà de ces mondes, c'est Yhahut, l'ineffable, l'impensable, le lieu où Dieu est seul. Cela ne signifie pas que Dieu se trouve uniquement là : Dieu est partout et nulle part, mais Г hahut est un monde situé hors du Cosmos et il ne s'y trouve ni anges ni humains, ni esprits bons ou mauvais. Seul le Prophète Mohammed est parvenu à ce stade où l'archange Gabriel lui-même a reculé parce que c'était le terme de ses possibilités d'exploration céleste. Dans le hadith le Prophète dit : « Quand je suis entré dans ce monde j'ai trouvé le vide, j'ai senti le vide à tel point que je me suis demandé si le monde avait disparu. » Mais c'est cependant là qu'il a trouvé Dieu, en lumière, naturellement, car l'homme ne peut pas saisir Dieu par ses organes sensoriels.

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Les quatre-vingts mondes, parmi lesquels la terre, le paradis et l'enfer n'en forment qu'un seul, sont dominés par les aqtab (sing. qutb). Il y a sept aqtab (pôles, axes) dont le chef est le hwut, le sceau des aqtab et il y a encore au-dessus le sceau des sceaux. Qui a pu atteindre le stade de qutb ? Lalla Fatima Zahra (la fleurie), ou encore Zahara (la planète Vénus) car elle est entièrement pure : elle n'a jamais eu de règles. Autrement elle aurait dû interrompre sa mission pour cause d'impureté, et la mission du qutb ne peut souffrir de discontinuité.

Il faut également signaler qu'à mesure qu'on s'élève dans la hiérarchie cosmique, le temps se contracte. Ainsi le Qoran parle du jour seigneurial, qui vaut mille fois le jour terrestre et du jour de l'Ascension, qui vaut cinquante fois le précédent. Nous arrivons ainsi, au sommet suprême, à une unité de temps et d'espace où toute la création est accomplie sous le regard de Dieu.

Il reste à parler de l'homme, Adam. L'Adam biblique est descendu du premier ciel où il a été créé avec la terre, et son corps comprend les mêmes neuf éléments chimiques. Il a été précédé par quarante Adam, situés chacun dans le temps à « quatre mille ans » de distance.

L'âme (roah) descend dans le corps de l'homme comme une colombe. Le temps où elle y reste emprisonnée est un temps d'épreuve. Dieu lui donne la possibilité de se sublimer, de se purifier, afin de réintégrer le monde luminescent dans lequel elle vivait précédemment, c'est-à-dire le monde métaphysique qui se situe entre le monde terrestre et le premier monde angélique. Cet intermonde, le birzaq, est le centre de ralliement des âmes. Dans la tradition islamique la réincarnation est impossible car elle signifierait la limitation du pouvoir créateur divin. Il y a création d'âmes nouvelles à chaque naissance et même à chaque instant : l'homme naît et meurt à chaque instant ; sa substance demeure mais l'élément accidentel change.

Dans cette perspective, le phénomène de la possession c'est l'enchevêtrement de deux êtres qui n'appartiennent pas au même monde. Ainsi l'être humain peut être possédé par un être d'un autre monde et la réciproque est également vraie.

Que pouvons-nous retirer de ce bref exposé de la cosmologie islamique traditionnelle pour le sujet qui nous intéresse ?

D'abord, que le monde caché, 41m gaib, ne se situe pas dans notre monde sublunaire. Il peut être conçu sous deux formes. La première embrasse la plénitude des mondes métaphysiques et n'est accessible qu'aux Prophètes. La seconde, c'est Yhahut, le vide, qui n'est connu que de Dieu seul et du Prophète Muhammed qui a pu une fois y pénétrer.

Pourtant, et c'est là le second point à retenir, ce monde caché n'est pas totalement inaccessible aux hommes, lesquels, dans certains cas, peuvent obtenir l'accès au premier cercle. Notre monde sublunaire et apparent comporte en effet diverses portes qui ouvrent sur le monde invisible. Ainsi, par exemple, l'imagination créatrice est révélatrice de ce monde : lorsque l'homme crée, il ne fait que puiser, par son inspiration, dans la réserve formée par le gaib, le monde parallèle. La raison, elle, ne peut accéder au gaib ; elle ne peut connaître, à l'aide de ses cinq sens, que le monde apparent. Lorsque les cinq sens sont occultés, Dieu peut accorder à l'homme le « beau discours », le discours inspiré, qui se manifeste par la facilité d'expression, et qui ouvre alors sur le gaib car celui-ci ne peut être connu que par l'inspiration, la psyché, le nefs, jamais par la connaissance sensible ou rationnelle. Rappelons que la Création est conçue comme accomplie : l'espace et le temps n'appartiennent qu'au monde apparent et sublunaire, si bien que le progrès n'est qu'une illusion.

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On voit donc qu'avec quelques variantes de détails, la conception islamique du monde caché n'est pas tellement différente de toutes les autres conceptions mystiques. Il est vrai que la version que je communique est celle d'un §ufi et que bien des 'ulema la jugeraient sinon hétérodoxe, du moins aventurée. Mais dans une telle définition, qu'y a-t-il de commun avec ce hla dont je parlais au début de cet exposé ? Quels sont les rapports existant entre le Him el gaib, le monde invisible de la tradition coranique et le hla, le monde inhabité des croyances populaires ?

Pour le comprendre il nous faut essayer de saisir la cosmogonie telle que la conçoivent non les savants, Hdema ou suji, mais les gens du peuple, les croyants affiliés aux confréries les plus populaires, celles des Hsawa, des hamatcha et surtout des gnawa. Pourquoi porter notre attention sur ces confréries apparemment peu savantes ? C'est parce qu'elles sont vivantes, parce que leurs adeptes se retrouvent fidèles au rendez- vous de tous les pèlerinages ou moussem consacrés aux saints et parce que leurs expériences, dont la transmission est purement orale, révèlent, à n'en pas douter, la persistance d'une forme de connaissance vraisemblablement fort ancienne, en tout cas fortement ancrée et réellement vécue dans ces confréries populaires.

Nous ne nous trouvons pas, avec elles, en présence de dogmes clairement codifiés, qui pourraient être exposés d'une manière discursive, mais devant une approche du monde invisible, qui ne peut être perçu que grâce à des procédés conduisant à des perceptions extrasensorielles. Les plus répandus de ces procédés sont le rêve prophétique ou l'extase d'adeptes qui parcourent tout un voyage mystique, ou encore l'observation intuitive qui prend son point d'appui sur le connu, dont la structure est la même que celle de l'inconnu.

On imagine tout de suite combien cette connaissance peut être fluide, imprécise, impossible à inscrire dans les limites de l'esprit scientifique. Pour nous, la communication s'établit en général au cours d'une dialectique de questions et de réponses, procédé lent et qui risque de laisser dans l'ombre l'essentiel de la connaissance. L'avantage d'une lilah, c'est-à-dire d'une nuit au cours de laquelle se déroule une réunion confrérique, telle que celles des Hsawa, des filala (de Sidi Abd el Qader el Jilani) ou des gnawa, c'est qu'on peut y assister à la réactualisation de tout le drame cosmique. La séance s'ouvre en effet par la récitation de prières (dikr) où les chants scandés sont des allusions à l'histoire sacrée du monde ; ensuite les instruments de musique liturgiques ouvrent l'espace et permettent la hadra, danse extatique au cours de laquelle l'adepte parcourt toutes les phases du drame cosmique aboutissant à la création du monde et s'achemine ainsi vers la grande ouverture sur le hla. Ce drame est tenu caché et il est connu des seuls initiés, en fait une grande majorité de la population, qui cependant en prend une conscience plus ou moins claire selon le degré d'évolution de chacun de ses membres. Sous l'effet des instruments et des chants l'adepte se met à danser et entre dans un état de transe qui le met en contact avec l'invisible. Il danse chacun des actes du drame, sans que la teneur en soit jamais ouvertement proclamée : on procède par des allusions, par la suggestion née de mots à double sens, ou par des formules utilisées dans la vie courante mais qui sont mises en relation avec une situation tenue pour analogue sur le plan cosmologique. Ainsi, par exemple, l'un des chants-clés comporte les mots usuels : marhaba (Bienvenue) on ya la fu (invité de Dieu). Ce chant indique le moment où l'élément terrestre va pénétrer le monde invisible, en entrant dans le monde métaphysique. On le chante lorsque les gnawa égorgent l'animal sacrificiel ou quand ils procèdent à l'ouverture de l'espace.

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Reste une autre question : pourquoi, parmi ces multiples confréries, choisir de suivre la voie tracée par les gnawa plutôt que par d'autres ? C'est que les gnawa se considèrent eux-mêmes et sont considérés par les autres comme les gens du hla, les voyageurs, les errants de la nuit. Il convient de chercher à les décrire et à les situer.

Au Maroc tout le monde — même et surtout les touristes — connaît les gnawa en raison de leurs manifestations publiques. Dansant sur les places au son des tambours et des crotales en fer, ils invoquent les bénédictions divines en échange des aumônes qu'ils reçoivent. Ce sont généralement des Noirs, vêtus d'une tunique blanche, agrémentée d'un double baudrier croisé sur la poitrine, incrusté de cauris. Ce costume, qui comporte encore une chéchia rouge au long pompon noir, leur est fourni par l'Office du Tourisme pour leurs représentations. Dans la vie courante ils portent généralement des tuniques aux couleurs vives.

Mais, plus profondément, qui sont ces gnawa ? On appelle gnawa tous les Noirs présumés descendants des anciens esclaves qui

constituèrent au xvine siècle les principales forces armées du sultan Mulay Ismaïl. Ils se sont regroupés en une confrérie qui reconnaît pour maître Sidna Bilal, l'esclave noir du Prophète, un Ethiopien chrétien qui se convertit à l'islam et mourut en martyr. On fait dériver leur nom tantôt de Guinée, tantôt de Ghana, tantôt du bei> bère Ignawen : le ciel d'orage. Eux-mêmes s'appellent les gens du tourbillon.

En fait tous les gnawa ne sont pas noirs et cela tient à leur recrutement. On entre dans la société par plusieurs moyens. Par exemple une femme qui a successivement mis au monde plusieurs enfants mort-nés peut faire appel à la puissance fécondante des gnawa en leur confiant, avant la naissance, l'enfant qu'elle espère. Après la naissance les parents le rachètent au cours d'une vente fictive et l'enfant est tenu alors pour un véritable esclave, comme s'il avait été acheté sur la place du marché. Autre exemple, fort répandu : un adulte se sent tourmenté par les génies, c'est-à-dire atteint par quelque désordre physique ou mental ; il va alors trouver le moqaddem (chef de la confrérie) des gnawa. Celui-ci « voit » ce qui trouble le malade. Il offre alors un sacrifice et organise, de nuit, une derdeba (danse de possession) au cours de laquelle le génie qui a été repéré est maîtrisé et conduit à ne plus tourmenter le malade ; ce dernier fait dorénavant partie de la confrérie.

Ces manifestations cultuelles sont commandées par une conception de la cosmogonie qui oriente également toutes les activités quotidiennes (culture, tissage, cuisine, etc.). Mais parvenir à comprendre et à exposer cette cosmogonie n'est pas chose aisée. On ne peut décrire cet ineffable mystère que par des images prises dans le monde sensible, si bien que lorsqu'on en vient à parler d'œuf , d'arbre ou de montagne, il ne faut y voir que des points d'appui concrets, les seuls que l'homme ait à sa disposition pour accéder à ce qui, de par sa nature même, dépasse son intellect. Ce ne sont pas pourtant de simples figures allégoriques car les structures et les lois du monde métaphysique sont les mêmes que celles du monde sensible.

Si donc nous choisissons, par exemple, la voie de l'œuf du monde, nous pouvons présenter ainsi l'histoire de la création.

A l'origine du monde il y avait un œuf de serpent, la dunya. Il était entouré par la nuit qui existait bien avant lui, bien avant le temps. Cette nuit, qui est aussi le vide, c'est le Ma. Ce vide, qui était plein de Dieu, contenait en puissance toute la création. Mais celle-ci ne pouvait se manifester à partir de l'œuf car il était clos et stérile. Il fallait qu'il fût cassé. C'est ce qui se produisit sous l'effet d'une double impulsion que lui imprimèrent deux tourbillons de sens contraire ; l'un, qui allait de la gauche vers

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la droite, dans le sens de la montée, fit pénétrer dans l'œuf le germe issu du hla ; l'autre, qui allait de la droite vers la gauche, dans le sens de la descente, fit éclater l'œuf en deux et fit sortir le petit du serpent qui brisa l'œuf et la coquille. Des deux parties de l'œuf, l'une descend et l'autre monte, chacune d'elles se subdivisant en sept comme tout ce qui existe dans le monde. Ainsi descendirent et se superposèrent l'eau ; la coquille — qui devint la terre noire, la roche (Jernud) — ; le jaune (qui se dit rouge, en arabe) devint la terre rouge, la dunya, le ciel étoile ; la nuit, qui sépara le monde d'en bas du monde d'en haut. Inversement le blanc de l'œuf monta et devint la terre blanche, couleur de la robe du chérif ; il fut lui-même surmonté par l'eau et le lait (euphémisme pour sperme) et enfin par le roseau (kalam) le sexe d'Adam.

La pénétration dans l'œuf du germe noir issu du Ma a donc dispersé les éléments du monde, qui vont tenter de se réunir et, une fois cette réunification accomplie, vont à nouveau se fragmenter. Symboliquement, ce drame cosmique qui se déroule en deux temps, est illustré par les états de mariage, de naissance et de mort, qui appartiennent tous à la même essence.

Suivons maintenant, pour prendre une nouvelle perspective sur la cosmogonie, une autre voie, celle de la montagne ou de l'arbre.

Après l'explosion de l'œuf il existe deux parties du monde séparées, l'une en bas, l'autre en haut, que, pour la commodité, nous appellerons la terre et le ciel. La première est noire, la seconde blanche : ce sont deux femmes qui vont tenter de s'unir. L'élément intermédiaire, la copule, c'est la montagne, ou l'arbre, ou la dunya.

Dans la langue courante le terme de dunya signifie à la fois le monde, l'abondance, la richesse. Dans la perspective cosmogonique elle est la lumière rouge de l'aurore ou du crépuscule, qui est coupée par la nuit. Tantôt elle est regardée comme un triple serpent de lumière qui entoure et recouvre la terre, tantôt comme une triple montagne, tantôt comme la sedra el muntaha (le jujubier, l'arbre de la limite, que vit le Prophète lors de son ascension), tantôt enfin comme Lalla Fatima Zahra, fille du Prophète, ou comme Lalla Miryam, mère de Jésus.

Le double tourbillon qui avait déjà fait exploser l'œuf primordial va maintenant provoquer le drame cosmique, créateur du monde des hommes et de la vie. Le premier tourbillon, descendant, va briser la terre noire et stérile : c'est le sacrifice du bas et la dunya pénètre la terre. Cet acte est ressenti comme la première union incestueuse, celle du fils avec sa mère, de l'arbre avec la terre, et c'est aussi le premier mariage, suivi d'une naissance. On l'appelle le sacrifice du Sud et on le commémore en égorgeant une poule, animal à deux pattes. La dunya ayant ainsi pénétré à travers la terre jusqu'à l'eau souterraine blanche, en ressort, sous l'impulsion du second tourbfflon, ascendant ; elle sort de la terre noire, sa mère, comme pour une naissance, et va pénétrer le ciel au niveau des Hyades (les Turiat, qu'on appelle aussi les Voleuses) ; par là elle perce jusqu'à la terre célestielle. C'est le second sacrifice, celui du mariage, qui sera suivi d'une mort et d'une nouvelle naissance. On l'appelle le sacrifice de l'Est et on le commémore par regorgement d'un animal à quatre pattes.

En même temps que montait la dunya et à l'intérieur de celle-ci monte aussi le goba de la terre noire, la forêt sombre et sauvage qui sort du hla. Avec lui monte encore le feu du bas, pudiquement appelé « le feu de l'enfer », qui est la lumière des profondeurs, celle de la connaissance. Ce feu monte jusqu'au sommet de l'arbre et embrase les rameaux épineux. La défloration du ciel provoque alors la chute d'une goutte de sang que boit la terre : c'est une des sept étoiles Hyades qui tombe et vient se ficher en terre comme une montagne renversée, comme l'enclume du Forgeron

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plantée dans une souche. Par suite de cette défloration l'hymen du ciel resta accroché à la tête couronnée d'épines de l'arbre sedra embrasé. Cet hymen, c'est la sutar, le voile blanc, le turban qui contient les sept couleurs. Elle agit comme un éclair et arrêta la progression de la duny a qui en mourut, cependant que le feu qui était monté avec elle sortit d'elle comme un enfant sort de sa mère et devint le Soleil. Dans cette rencontre les neuf dixièmes de la sutar brûlèrent aussi, mais le dernier redescendit avec la dunya, se répandit dans le ciel comme un éclair. Dans cette descente ils furent accompagnés par d'autres éléments : l'eau rouge de la pluie et le lait tombèrent et formèrent la Voie lactée (mesbuah) encore appelée le fleuve (oued) ; les sept planètes naquirent également du sexe du ciel, assimilé à l'arbre de Sidi Moussa auquel la dunya avait voulu goûter, et s'installèrent sur les sept étages de l'arbre ; on les appelle « les errants ».

Les deux grands sacrifices que je viens d'évoquer, celui du bas, qui ouvrit la roche noire pour faire jaillir l'eau blanche, et celui du haut qui fit tomber l'eau rouge, eurent lieu en même temps : ils étaient la préfiguration des sacrifices du mariage, de la circoncision et de la naissance (la circoncision n'est-elle pas la naissance à l'Islam ?). Bien qu'ils soient simultanés le sacrifice du Sud possède une sorte d'antériorité ontologique : c'est de lui qu'est sortie la Voie Lactée ; du sacrifice de l'Est est né le Soleil. Ils eurent pour conséquence le renversement du monde : celui-ci, qui effectuait son ascension vers le hla, se retourna lors du sacrifice de la terre et le haut devint le bas. Si bien que l'arbre n'eut pas à changer de direction lorsqu'il procéda au sacrifice du haut. Autre conséquence : avant le double sacrifice, l'espace était droit ; par la suite le Forgeron démiurge le recourba, de même que le menuisier plie le bois pour construire un tambour ; c'est pour cette raison que la dunya roule dans le ciel avec un bruit dont le roulement du tambour donne l'image.

Revenons maintenant à l'aventure de la dunya. Elle s'était dressée vers le ciel sous l'impulsion d'un tourbillon issu du hla, qui lui imprima un mouvement ascendant selon sept spires. Après le sacrifice elle retomba sur le hla en décrivant trois tours. Quand elle s'abattit sur lui elle fut partagée en quatre par les quatre saisons, c'est-à-dire par le Soleil. Partager (farqat en maghrébin) signifie aussi bien diviser par un sacrifice qu'enfanter : un homme se partage en quatre, cela veut dire qu'il a quatre enfants. Ce partage est ressenti comme le second inceste d'un fils (le Soleil) avec sa mère (la dunya). Il est évoqué dans les chants des gnawa sur le thème mythique suivant : la dunya, appelée alors Lalla Miryam, a été fécondée par le vent (les tourbillons) et elle pleure son enfant qui Га quittée (le Soleil qui meurt à l'Ouest).

J'ai insisté sur ce long et complexe récit cosmique parce qu'il va nous permettre maintenant d'avoir quelques informations sur la nature profonde du hla.

La dunya s'est étendue sur lui suivant les quatre points cardinaux : du Sud au Nord, comme la Voie lactée, de l'Est à l'Ouest comme le Soleil qui parcourt l'éclip- tique et coupe la Voie lactée. Ces deux grandes routes, ces deux cercles du monde, sont évoquées par les baudriers que les gnawa croisent sur leur poitrine. Après s'être ainsi étendue sur le Ma, qu'est devenue la dunya ? Une partie, la tête, a été brûlée ; une partie a été vendue (?), une partie a été mangée, c'est-à-dire cultivée. Le premier tiers, la partie brûlée, est devenue le goba, la forêt, où ne vivent que les bêtes féroces : c'est le pays de la peur et de la mort, c'est le monde inhabité, le désert, le caché, le gaib, la nuit. (Pour cette raison les terres consacrées aux cimetières sont toujours brûlées).

Par ailleurs, en s'étendant sur le hla la dunya n'en recouvrit que les deux-tiers : ainsi deux-tiers du monde furent-ils peuplés par les humains alors que le dernier tiers

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n'était peuplé que par les génies (mluk). On dit encore que, lorsqu'elle commença son ascension, la dunya ne sortit pas tout entière du Ma. Deux-tiers seulement montèrent, participèrent au drame cosmique et donnèrent naissance à la terre rouge cultivée, à la richesse, au monde habité, formant ainsi la partie fermée du monde, la partie accomplie. Inversement le dernier tiers, qui était resté dans le hla, demeure inachevé, ouvert. Il s'ensuit que deux perspectives peuvent être prises sur le hla. La première comporte un double aspect : le hla était, d'une part, le vide primitif ; d'autre part la dunya, qui a pénétré en flamme ce vide, s'y est transformée en une terre morte, brûlée, appelée également hla, qui est la forêt où vivent les fauves. Dans une seconde perspective, le hla est la partie du monde qui reste ouverte, c'est-à-dire celle où l'on peut trouver la lumière, la connaissance et, comme nous allons le voir, la vie. Dans la première perspective, le Ma est considéré comme la terre des génies kafirin (incroyants), dans l'autre comme celle des génies muminin (croyants). Cette bipartition des génies semble avoir pour but d'utiliser les éléments connus de la cosmologie islamique pour faire comprendre la différence d'essence qui existe entre les deux hla. On dira également que le hla possède deux portes : l'une est l'ouverture de la nourriture, l'autre des déchets ; l'une produit la semence de Dieu, l'autre les excréments ; l'une est Vie, l'autre Mort.

Où va se situer l'homme dans ce circuit cosmique puisque depuis les sacrifices, plus rien n'est statique dans l'univers ? L'homme a été créé à partir des sept mines contenues dans la montagne (qui est la tête de la dunya) et à partir des sept principes minéraux et matériels qui se trouvent dans les sept terres. Mais il n'a reçu son âme (roah) que lorsque le voile, la sutar, est descendue : sans sutar, pas d'âme. On dit que c'est l'ange Jibrila qui a fait tomber la première âme, laquelle s'est prise dans la. sutar. Cette âme était celle du Forgeron (autre symbole de la dunya, de l'arbre et de la montagne). Aujourd'hui encore, lorsqu'une femme tisse, elle tasse les fils de trame avec un peigne agrémenté d'anneaux en fer qui tintent à chaque mouvement : ce sont les paroles qui permettent de prendre les âmes dans les lices par où passe le fil de chaîne (on appelle leurs boucles jum el menjef, la bouche du métier à tisser). Les trois principales âmes qui sont prisonnières du tissu sont celles de la tisserande, du Forgeron qui tient la croisée des fils de chaîne et de trame, enfin celle du métier, du bois, image de l'arbre cosmique abattu et mort. Le tissage est en effet une opération aussi chargée de sacralité que les labours, dont il est également une image, à tel point que la tisserande travaille déchaussée, comme si elle était à la mosquée et que, lorsque le métier se trouve à terre, démonté, nul ne peut l'enjamber sans risquer d'accidents corporels car cela reviendrait à enjamber le grand oued du ciel, lequel communique avec le hla, donc avec la mort.

L'âme est donc descendue du ciel avec le sacrifice de l'Est. Si nous nous replaçons dans la perspective où l'arbre est le support symbolique de l'union du ciel et de la terre, rappelons-nous que cet arbre cosmique était figuré par le jujubier {sedr) l'arbre de la limite mentionné par le Prophète. Cet arbre est triple et il est symbolisé, selon sa position sous terre, sur terre et dans le ciel, par trois essences différentes : l'olivier, le figuier et le palmier. C'est pourquoi on dit que la première nourriture qui tomba dans le ventre d'Adam fut la datte (sous-entendu : avec cette nourriture céleste lui parvint son âme). Lorsqu'il la reçut, alors qu'il était étendu sur le hla, il se dressa et devant lui était le palmier. Aujourd'hui encore le lait et les dattes sont regardés comme des nourritures célestes, issues du sacrifice de l'Est et on les offre en signe de bienvenue aux hôtes de marque. Le palmier est donc l'arbre qui a pénétré

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dans le Ma : il est comme un sexe mâle, mais cependant il est femme ; on l'appelle la sœur du hla. C'est lui pourtant qui a perforé la terre noire (femud) et qui a donné sa semence au Ma. C'est de lui et sur lui qu'est sortie toute la création, et en particulier Adam. Voilà pourquoi les hommes appellent le palmier leur tante (halti), sœur de leur créateur : tout homme a un palmier qui est sa « tante ».

Lorsque l'homme meurt son âme s'en va dans le hla, au Sud. Elle descend le troisième jour dans l'eau souterraine où, après avoir été avalée par le femud, elle éclate et devient elle-même eau. Après avoir subi toutes les purifications elle pénètre dans le grand oued et est ainsi entraînée dans la seconde partie du hla où elle reçoit son feu et sa lumière pour arriver à l'Est, car c'est de l'Est que l'âme s'incarne dans le ventre de la mère.

L'évocation de cette pérégrination nous aide à comprendre la signification des bêtes féroces, ces animaux nocturnes de la forêt qui interviennent, à la fin de la nuit, dans toutes les danses extatiques. Qu'il s'agisse à'Hsawa ou de gnawa, des danseurs apparaissent qui imitent les fauves. C'est que les fauves de la nuit dévorent le corps de l'homme, comme le ver {dud) et libèrent ainsi son âme. Ils ne laissent subsister que l'« adam » Г« os », la « racine », le « tronc » de l'homme, tous euphémismes de l'arabe parlé pour désigner le sexe, c'est-à-dire le Forgeron, la dunya, la terre de résurrection. Le cadavre est une terre morte ; il appartient au goba, l'aspect négatif du hla, mais il devient une terre de résurrection lorsqu'il passe dans la seconde partie du hla, celle de la lumière et de la science, avant de renaître à la vie. Aussi l'un des thèmes les plus fréquents de l'hagiographie est-il celui du saint qui s'est retiré dans la forêt obscure où les fauves viennent l'entourer ; ou encore celui du saint qui brûle la forêt de jujubiers et organise les cultures. En outre tous les saints se sont retirés dans un endroit clos, isolé, la halwa, qui peut être une simple clôture d'épineux, de sedr, image de la forêt, ou bien une grotte souterraine, creusée soit dans la plaine, soit dans la montagne, selon que le solitaire s'apparente lui-même au sacrifice du bas ou à celui du haut. Ce lieu de prière, cet endroit désert, c'est encore le hla où il communie avec la lumière de Dieu.

Il reste un autre aspect à définir, c'est celui de la multiplicité des âmes. La sutar avait emporté une âme, celle du Forgeron, qui devint celle d'Adam. Comment se crée alors la multitude des âmes ? Par simple fractionnement de l'âme du Forgeron, à la manière d'un grain d'orge (autre matérialisation du Forgeron). Le grain mis en terre doit mourir avant de donner naissance à sept épis, dont chacun reçoit une âme à partir du grain unique. Ce n'est que lorsque l'épi a été moissonné, battu, vanné sur l'aire puis enterré dans les silos que le cultivateur (hammes) , l'homme du Ma, de la partie hors du monde, peut le remonter sur la face de la dunya et le semer à nouveau, afin de permettre la multiplication des épis et des âmes. De même, les âmes des défunts qui, pour des raisons d'orthodoxie musulmane, sont appelées génies (tnluk) sont tirées de la forêt sombre du goba pour être confiées au grand fleuve cosmique, qui est le corps du Forgeron, pour confondre leurs eaux avec les siennes, pour pénétrer avec lui dans le hla de la connaissance et venir arroser et féconder la terre lorsqu'il aura fécondé le ciel en s'unissant à lui.

Quelles périodes de l'année sont propices à ce mouvement des âmes ? Il y a dans l'année deux grandes ouvertures du ciel : en hiver les sept journées de Yaguza (la Vieille) de la période de liait (commencement de l'année) ; en été les sept journées sbayem de Vansra (Saint- Jean d'été). Les quarante jours de liait, auxquels correspondent symboliquement les mois allant du 15 chaaban à la fin de ramadan, sont

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les jours mâles : c'est la période du sacrifice du bas et de la mort. Les fêtes de Yansra, auxquelles à l'origine des temps correspondait l'achoura, sont les jours féminins, ceux du mariage, au cours desquels on incendie l'arbre cosmique. Mais le mariage et la mort ne sont qu'une seule et même chose : l'homme meurt en égorgeant (terme utilisé pour signifier déflorer) la femme. A ces deux moments de l'année le monde fragmenté se réunifie et permet la circulation des âmes.

En dehors de ces deux périodes qui sont les deux hla, les deux pôles de l'année, par où le Forgeron pénètre le ciel, certains hommes ont le pouvoir de réunifier l'univers morcelé, de mettre en mouvement les âmes mortes et de les revivifier : ce sont les gnawa lorsqu'il organisent leur nuit mystique, la derdeba. Le premier à avoir ouvert le ciel, c'est Bilal, le muezzin du Prophète lorsque, du haut du minaret, il lança son appel à la prière ; il cria alors la profession de foi, la chahada (interprétée dans le sens d'ouverture) ainsi que la formule la ilah lah, résumée par la lettre double, Lam Alif, symbole de l'union du mâle et de la femelle. Bilal est l'esclave du Prophète et, cos- moiogiquement, celui du Forgeron : c'est sa tête qui a fait tomber sur lui la sutar. Ses enfants, les gnawa, continuent à user de leur pouvoir de faire monter les âmes, les mluk, qui s'incarnent provisoirement dans les danseurs. Ceux-ci s'organisent autour du chef féminin de la confrérie, la moqadma, laquelle fait monter du hla jusqu'au ciel l'âme de feu du Forgeron par l'ouverture des Hyades que les musiciens ont pratiquée avant la cérémonie. C'est pourquoi les gnawa sont les hommes du hla, les hommes du Sud, les esclaves du Forgeron qui actionne cette grande forge qu'est le Cosmos. Du hla ils ont aussi l'ambivalence, car ils sont à la fois les hommes de la mort et ceux de la fécondité, ceux du vide et de la connaissance. La derdeba commence au début de la nuit par la joie et le mariage, elle se termine par la mort. Mais lorsque le dernier des génies, bala bala dima, gît sur le sol, enveloppé dans son linceul, le moqaddem lui chuchote à l'oreille le la ila lah qui le fait monter à l'Est, au pays de la Résurrection.

Nous sommes souvent frappés de voir, par l'analyse de ces représentations, combien le Cosmos est conçu à l'image de l'homme. Dans le corps social le hla est représenté d'une part par les mystiques, les savants, les sufi, d'autre part par les gens des danses extatiques qui ouvrent la nuit et font monter les fauves. Mais le corps de l'homme contient, lui aussi, le hla. Il est dans sa tête et dans son ventre. Les deux parties du hla de la tête sont les cheveux, qui sont identifiés aux branches de la sedra brûlée, à la forêt incendiée, au gaba, et la cervelle, qui est identifiée à la partie du hla contenant la lumière. De même l'utérus de la femme est comme une grotte creusée dans la terre noire, qui contient la lumière donnant naissance à l'enfant lorsque la dunya viendra le prendre.

Il m'est naturellement impossible de m'étendre sur toutes les représentations du hla, lequel s'est répandu, par suite de la fragmentation de la dunya, dans toutes les choses qui existent sur terre, sur mer, dans le temps et dans le champ des étoiles. Ainsi que le disait Mulay Abdallah, le grand chérif de Al Jadida, compagnon de l'almoravide Sidi Bou Tachfine, fondateur de Marrakech :

« La vie n'est qu'un rêve d'endormi, une ombre éphémère. Il y a trois sortes de connaissances : la connaissance apparente, la connaissance cachée (ou implicite) et la connaissance ésotérique qui sert à la communication avec Dieu ».

J'ajoute, pour ma part, que chez les gnawa et sans doute dans bien d'autres confréries, cette communication s'établit par la porte du hla, le pays lointain, le tiers caché du monde.

Société des Africanistes. z