Le rêve : anthologie de textes...

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Le rêve : anthologie de textes littéraires Honoré de Balzac Jésus-Christ en Flandre France 1831 Genre de texte roman Contexte Ce rêve se situe à la fin de la nouvelle. Quelques personnes, un soir, sont assises dans une barque chargée de les faire traverser la mer de l'île de Cadzant à Ostende, un gros bourg flamand. Juste avant le départ, un homme surgit et demande à monter. Une tempête se lève durant le voyage et les conditions s'aggravent tellement que la barque chavire. L'étranger se lève à travers les flots et dit à ses compagnons : « Ceux qui ont la foi seront sauvés; qu'ils me suivent ! » (p. 605). Dans une chaumière de pêcheur où les survivants se sont réunis, on a construit le couvent de la Merci où le narrateur de cette histoire se trouve en 1830. C'est dans cette église qu'il fera le rêve qui changera sa vie en lui redonnant la foi en Dieu. Notes Charles X : roi de France régnant durant la révolution de juillet 1830. Messaline : femme de l'empereur Claude célèbre pour ses débauches et ses crimes. Texte témoin Honoré de Balzac, la Comédie humaine : Jésus-Christ en Flandre, vol. 27, Paris, Louis Conard libraire-éditeur, 1910, p. 310-316. Édition originale Honoré de Balzac, Romans et contes philosophiques : Jésus-Christ en Flandre, Paris, Gosselin, 1831. Édition critique Honoré de Balzac, la Comédie humaine : Jésus-Christ en Flandre, tome IX, Paris, Gallimard (coll. « Bibliothèque de la Pléiade »), 1950, p. 261-266. Honoré de Balzac, la Comédie humaine : Jésus-Christ en Flandre, tome II, Paris, Rencontre, 1976, p. 607-613. Le rêve de Jésus-Christ en Flandre Dans une cathédrale À force de regarder ces arcades merveilleuses, ces arabesques, ces festons, ces spirales, ces fantaisies sarrasines qui s'entrelaçaient les unes dans les autres, bizarrement éclairées, mes perceptions devinrent confuses. Je me trouvai, comme sur la limite des illusions et de la réalité, pris dans les pièges de l'optique et presque étourdi par la multitude des aspects. Insensiblement ces pierres découpées se voilèrent, je ne les vis plus qu'à travers un nuage formé par une poussière d'or, semblable à celle qui voltige dans les bandes lumineuses tracées par un rayon de soleil dans une

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Le rêve : anthologie de textes littéraires

Honoré de Balzac Jésus-Christ en FlandreFrance 1831 Genre de texte romanContexteCe rêve se situe à la fin de la nouvelle.

Quelques personnes, un soir, sont assises dans une barque chargée de les faire traverser la mer de l'île de Cadzant à Ostende, un gros bourg flamand. Juste avant le départ, un homme surgit et demande à monter. Une tempête se lève durant le voyage et les conditions s'aggravent tellement que la barque chavire. L'étranger se lève à travers les flots et dit à ses compagnons : « Ceux qui ont la foi seront sauvés; qu'ils me suivent ! » (p. 605). Dans une chaumière de pêcheur où les survivants se sont réunis, on a construit le couvent de la Merci où le narrateur de cette histoire se trouve en 1830. C'est dans cette église qu'il fera le rêve qui changera sa vie en lui redonnant la foi en Dieu.

NotesCharles X : roi de France régnant durant la révolution de juillet 1830.

Messaline : femme de l'empereur Claude célèbre pour ses débauches et ses crimes.

Texte témoinHonoré de Balzac, la Comédie humaine : Jésus-Christ en Flandre, vol. 27, Paris, Louis Conard libraire-éditeur, 1910, p. 310-316.

Édition originaleHonoré de Balzac, Romans et contes philosophiques : Jésus-Christ en Flandre, Paris, Gosselin, 1831.

Édition critiqueHonoré de Balzac, la Comédie humaine : Jésus-Christ en Flandre, tome IX, Paris, Gallimard (coll. « Bibliothèque de la Pléiade »), 1950, p. 261-266.

Honoré de Balzac, la Comédie humaine : Jésus-Christ en Flandre, tome II, Paris, Rencontre, 1976, p. 607-613.

Le rêve de Jésus-Christ en Flandre

Dans une cathédrale À force de regarder ces arcades merveilleuses, ces arabesques, ces festons, ces spirales, ces fantaisies sarrasines qui s'entrelaçaient les unes dans les autres, bizarrement éclairées, mes perceptions devinrent confuses. Je me trouvai, comme sur la limite des illusions et de la réalité, pris dans les pièges de l'optique et presque étourdi par la multitude des aspects. Insensiblement ces pierres découpées se voilèrent, je ne les vis plus qu'à travers un nuage formé par une poussière d'or, semblable à celle qui voltige dans les bandes lumineuses tracées par un rayon de soleil dans une

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chambre. Au sein de cette atmosphère vaporeuse qui rendit toutes les formes indistinctes, la dentelle des roses resplendit tout à coup. Chaque nervure, chaque arête sculptée, le moindre trait s'argenta. Le soleil alluma des feux dans les vitraux dont les riches couleurs scintillèrent. Les colonnes s'agitèrent, leurs chapiteaux s'ébranlèrent doucement. Un tremblement caressant disloqua l'édifice, dont les frises se remuèrent avec de gracieuses précautions. Plusieurs gros piliers eurent des mouvements graves comme est la danse d'une douairière qui, sur la fin d'un bal, complète par complaisance les quadrilles. Quelques colonnes minces et droites se mirent à rire et à sauter, parées de leurs couronnes de trèfles. Des cintres pointus se heurtèrent avec les hautes fenêtres longues et grêles, semblables à ces dames du Moyen Âge qui portaient les armoiries de leurs maisons peintes sur leurs robes d'or. La danse de ces arcades mitrées avec ces élégantes croisées ressemblaient aux luttes d'un tournoi. Bientôt chaque pierre vibra dans l'église, mais sans changer de place. Les orgues parlèrent, et me firent entendre une harmonie divine à laquelle se mêlèrent des voix d'anges, musique inouïe, accompagnée par la sourde basse-taille des cloches dont les tintements annoncèrent que les deux tours colossales se balançaient sur leurs bases carrées. Ce sabbat étrange me sembla la chose la plus naturelle, et je ne m'en étonnai pas après avoir vu Charles X à terre. J'étais moi-même doucement agité comme sur une escarpolette qui me communiquait une sorte de plaisir nerveux, et il me serait impossible d'en donner une idée. Cependant, au milieu de cette chaude bacchanale, le choeur de la cathédrale me parut froid comme si l'hiver y eût régné. J'y vis une multitude de femmes vêtues de blanc, mais immobiles et silencieuses. Quelques encensoirs répandirent une odeur douce qui pénétra mon âme en la réjouissant. Les cierges flamboyèrent. Le lutrin, aussi gai qu'un chantre pris de vin, sauta comme un chapeau chinois. Je compris que la cathédrale tournait sur elle-même avec tant de rapidité que chaque objet semblait y rester à sa place. Le Christ colossal, fixé sur l'autel, me souriait avec une malicieuse bienveillance qui me rendit craintif, je cessai de le regarder pour admirer dans le lointain une bleuâtre vapeur qui se glissa à travers les piliers, en leur imprimant une grâce indescriptible. Enfin plusieurs ravissantes figures de femmes s'agitèrent dans les frises. Les enfants qui soutenaient de grosses colonnes, battirent eux-mêmes des ailes. Je me sentis soulevé par une puissance divine qui me plongea dans une joie infinie, dans une extase molle et douce. J'aurais, je crois, donné ma vie pour prolonger la durée de cette fantasmagorie, quand tout à coup une voix criarde me dit à l'oreille : — Réveille-toi, suis-moi !

Une femme desséchée me prit la main et me communiqua le froid le plus horrible aux nerfs. Ses os se voyaient à travers la peau ridée de sa figure blême et presque verdâtre. Cette petite vieille froide portait une robe noire traînée dans la poussière, et gardait à son cou quelque chose de blanc que je n'osais examiner. Ses yeux fixes, levés vers le ciel, ne laissaient voir que le blanc des prunelles. Elle m'entraînait à travers l'église et marquait son passage par des cendres qui tombaient de sa robe. En marchant, ses os claquèrent comme ceux d'un squelette. À mesure que nous marchions, j'entendais derrière moi le tintement d'une clochette dont les sons pleins d'aigreur retentirent dans mon cerveau, comme ceux d'un harmonica.

— Il faut souffrir, il faut souffrir, me disait-elle.

Nous sortîmes de l'église, et traversâmes les rues les plus fangeuses de la ville; puis, elle me fit entrer dans une maison noire où elle m'attira en criant de sa voix, dont le timbre était fêlé comme celui d'une cloche cassée : — Défends-moi, défends-moi !

Nous montâmes un escalier tortueux. Quand elle eut frappé à une porte obscure, un homme muet, semblable aux familiers de l'inquisition, ouvrit cette porte. Nous nous trouvâmes bientôt dans une chambre tendue de vieilles tapisseries trouées, pleine de vieux linges, de mousselines fanées, de cuivres dorés.

— Voilà d'éternelles richesses ! dit-elle.

Je frémis d'horreur en voyant alors distinctement à la lueur d'une longue torche et de deux cierges, que cette femme devait être récemment sortie d'un cimetière. Elle n'avait pas de cheveux. Je voulus fuir, elle fit mouvoir son bras de squelette et m'entoura d'un cercle de fer armé de pointes. À ce mouvement, un cri poussé par des millions de voix, le hurrah des morts, retentit près de nous !

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— Je veux te rendre heureux à jamais, dit-elle. Tu es mon fils !

Nous étions assis devant un foyer dont les cendres étaient froides. Alors la petite vieille me serra la main si fortement que je dus rester là. Je la regardai fixement, et tâchai de deviner l'histoire de sa vie en examinant les nippes au milieu desquelles elle croupissait. Mais existait-elle ? C'était vraiment un mystère. Je voyais bien que jadis elle avait dû être jeune et belle, parée de toutes les grâces de la simplicité, véritable statue grecque au front virginal.

— Ah ! ah ! lui dis-je, maintenant je te reconnais. Malheureuse, pourquoi t'es-tu prostituée aux hommes ? Dans l'âge des passions, devenue riche, tu as oublié ta pure et suave jeunesse, tes dévouements sublimes, tes moeurs innocentes, tes croyances fécondes, et tu as abdiqué ton pouvoir primitif, ta suprématie tout intellectuelle pour les pouvoirs de la chair. Quittant tes vêtements de lin, ta couche de mousse, tes grottes éclairées par de divines lumières tu as étincelé de diamants, de luxe et de luxure. Hardie, fière, voulant tout, obtenant tout et renversant tout sur ton passage, comme une prostituée en vogue qui court au plaisir, tu as été sanguinaire comme une reine hébétée de volonté. Ne te souviens-tu pas d'avoir été souvent stupide par moments ? Puis tout à coup merveilleusement intelligente, à l'exemple de l'Art sortant d'une orgie. Poète, peintre, cantatrice, aimant les cérémonies splendides, tu n'as peut-être protégé les arts que par caprice, et seulement pour dormir sous des lambris magnifiques ? Un jour, fantasque et insolente, toi qui devais être chaste et modeste, n'as-tu pas tout soumis à ta pantoufle, et ne l'as-tu pas jetée sur la tête des souverains qui avaient ici-bas le pouvoir, l'argent et le talent ! Insultant à l'homme et prenant joie à voir jusqu'où allait la bêtise humaine, tantôt tu disais à tes amants de marcher à quatre pattes, de te donner leurs biens, leurs trésors, leurs femmes même, quand elles valaient quelque chose ! Tu as, sans motif, dévoré des millions d'hommes, tu les as jetés comme des nuées sablonneuses de l'Occident sur l'Orient. Tu es descendue des hauteurs de la pensée pour t'asseoir à côté des rois. Femme, au lieu de consoler les hommes, tu les as tourmentés, affligés ! Sûre d'en obtenir, tu demandais du sang ! Tu pouvais cependant te contenter d'un peu de farine, élevée comme tu le fus, à manger des gâteaux et à mettre de l'eau dans ton vin. Originale en tout, tu défendais jadis à tes amants épuisés de manger, et ils ne mangeaient pas. Pourquoi extravaguais-tu jusqu'à vouloir l'impossible ? Semblable à quelque courtisane gâtée par ses adorateurs, pourquoi t'es-tu affolée de niaiseries et n'as-tu pas détrompé les gens qui expliquaient ou justifiaient toutes tes erreurs ? Enfin, tu as eu tes dernières passions ! Terrible comme l'amour d'une femme de quarante ans, tu as rugi ! tu as voulu étreindre l'univers entier dans un dernier embrassement, et l'univers qui t'appartenait t'a échappé. Puis, après les jeunes gens sont venus à tes pieds des vieillards, des impuissants qui t'ont rendue hideuse. Cependant quelques hommes au coup d'oeil d'aigle te disaient d'un regard : — Tu périras sans gloire, parce que tu as trompé, parce que tu as manqué à tes promesses de jeune fille. Au lieu d'être un ange au front de paix et de semer la lumière et le bonheur sur ton passage, tu as été une Messaline aimant le cirque et les débauches, abusant de ton pouvoir. Tu ne peux plus redevenir vierge, il te faudrait un maître. Ton temps arrive. Tu sens déjà la mort. Tes héritiers te croient riche, ils te tueront et ne recueilleront rien. Essaie au moins de jeter tes hardes qui ne sont plus de mode, redeviens ce que tu étais jadis. Mais non ! tu t'es suicidée ! N'est-ce pas là ton histoire ? lui dis-je en finissant, vieille caduque, édentée, froide, maintenant oubliée, et qui passe sans obtenir un regard. Pourquoi vis-tu ? Que fais-tu de ta robe de plaideuse qui n'excite le désir de personne ? où est ta fortune ? pourquoi l'as-tu dissipée ? où sont tes trésors ? qu'as-tu fait de beau ?

À cette demande, la petite vieille se redressa sur ses os, rejeta ses guenilles, grandit, s'éclaira, sourit, sortit de sa chrysalide noire. Puis, comme un papillon nouveau-né, cette création indienne sortit de ses palmes, m'apparut blanche et jeune, vêtue d'une robe de lin. Ses cheveux d'or flottèrent sur ses épaules, ses yeux scintillèrent, un nuage lumineux l'environna, un cercle d'or voltigea sur sa tête, elle fit un geste vers l'espace en agitant une longue épée de feu.

— Vois et crois ! dit-elle.

Tout à coup je vis dans le lointain des milliers de cathédrales, semblables à celles que je venais de quitter, mais ornées de tableaux et de fresques; j'y entendis de ravissants concerts. Autour de ces

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monuments, des milliers d'hommes se pressaient, comme des fourmis dans leurs fourmilières. Les uns empressés de sauver des livres et de copier des manuscrits, les autres servant les pauvres, presque tous étudiant. Du sein de ces foules innombrables surgissaient des statues colossales, élevées par eux. À la lueur fantastique, projetée par un luminaire aussi grand que le soleil, je lus sur le socle de ces statues : SCIENCES. HISTOIRE. LITTÉRATURES.

La lumière s'éteignit; je me retrouvai devant la jeune fille, qui, graduellement, rentra dans sa froide enveloppe, dans ses guenilles mortuaires, et redevint vieille. Son familier lui apporta un peu de poussier, afin qu'elle renouvelât les cendres de sa chaufferette, car le temps était rude; puis, il lui alluma, à elle qui avait eu des milliers de bougies dans ses palais, une petite veilleuse afin qu'elle pût lire ses prières pendant la nuit.

— On ne croit plus ! ...dit-elle.

Telle était la situation critique dans laquelle je vis la plus belle, la plus vaste, la plus vraie, la plus féconde de toutes les puissances.

— Réveillez-vous, monsieur, l'on va fermer les portes, me dit une voix rauque.

En me retournant, j'aperçus l'horrible figure du donneur d'eau bénite, il m'avait secoué le bras. Je trouvai la cathédrale ensevelie dans l'ombre, comme un homme enveloppé d'un manteau.

— Croire ! me dis-je, c'est vivre ! Je viens de voir passer le convoi d'une Monarchie, il faut défendre l'ÉGLISE !

Paris, février 1831.

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Roland Barthes La chambre claireFrance 1980 Genre de texte EssaiTexte témoinRoland Barthes, La chambre claire, Cahiers du cinéma / Gallimard / Seuil, 1980, p. 103-104.

Sur les rêves

Je ne rêve que de ma mère Le presque : régime atroce de l’amour, mais aussi statut décevant du rêve — ce pour quoi je hais les rêves. Car je rêve souvent d’elle [ma mère] (je ne rêve que d’elle), mais ce n’est jamais tout à fait elle : elle a parfois, dans le rêve, quelque chose d’un peu déplacé, d’excessif : par exemple, enjouée, ou désinvolte — ce qu’elle n’était jamais; ou encore, je sais que c’est elle, mais je ne vois pas ses traits (mais voit-on, en rêve, ou sait-on?) : je rêve d’elle, je ne la rêve pas. Et devant la photo, comme dans le rêve, c’est le même effort, le même travail sisyphéen : remonter, tendu, vers l’essence, redescendre sans l’avoir contemplée, et recommencer.

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Charles Baudelaire Les Fleurs du mal France 1861 Genre de texte poésieContexteLe poème fait partie de la deuxième section du recueil intitulée « Tableaux parisiens » (le recueil compte six sections). Il s’agit de l’avant-dernier poème de la section qui comprend dix-huit textes.

Texte témoinLes fleurs du mal; Les épaves; Bribes, relevé de variantes par Antoine Adam, éd. de Paris, Bibliopolis, 1998-1999. (Reprod. de l'éd. de Paris, Bordas, 1992.) BNF, Gallica.

Rêves féeriques

Rêve parisien A Constantin Guys

I De ce terrible paysage, Tel que jamais mortel n'en vit, Ce matin encore l'image, Vague et lointaine, me ravit. Le sommeil est plein de miracles! Par un caprice singulier, J'avais banni de ces spectacles Le végétal irrégulier, Et, peintre fier de mon génie, Je savourais dans mon tableau L'enivrante monotonie Du métal, du marbre et de l'eau. Babel d'escaliers et d'arcades, C'était un palais infini, Plein de bassins et de cascades Tombant dans l'or mat ou bruni; Et des cataractes pesantes, Comme des rideaux de cristal, Se suspendaient, éblouissantes, A des murailles de métal. Non d'arbres, mais de colonnades Les étangs dormants s'entouraient, Où de gigantesques naïades, Comme des femmes, se miraient. Des nappes d'eau s'épanchaient, bleues, Entre des quais roses et verts, Pendant des millions de lieues, Vers les confins de l'univers; C'étaient des pierres inouïes Et des flots magiques; c'étaient

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D'immenses glaces éblouies Par tout ce qu'elles reflétaient! Insouciants et taciturnes, Des Ganges, dans le firmament, Versaient le trésor de leurs urnes Dans des gouffres de diamant. Architecte de mes féeries, Je faisais, à ma volonté, Sous un tunnel de pierreries Passer un océan dompté; Et tout, même la couleur noire, Semblait fourbi, clair, irisé; Le liquide enchâssait sa gloire Dans le rayon cristallisé. Nul astre d'ailleurs, nuls vestiges De soleil, même au bas du ciel, Pour illuminer ces prodiges, Qui brillaient d'un feu personnel! Et sur ces mouvantes merveilles Planait (terrible nouveauté! Tout pour l'oeil, rien pour les oreilles!) Un silence d'éternité.

II En rouvrant mes yeux pleins de flamme J'ai vu l'horreur de mon taudis, Et senti, rentrant dans mon âme, La pointe des soucis maudits; La pendule aux accents funèbres Sonnait brutalement midi, Et le ciel versait des ténèbres Sur le triste monde engourdi.

L'Invitation au voyage

Mon enfant, ma soeur,Songe à la douceurD'aller là-bas vivre ensemble !Aimer à loisir,Aimer et mourirAu pays qui te ressemble !Les soleils mouillésDe ces ciels brouillésPour mon esprit ont les charmesSi mystérieuxDe tes traîtres yeux,Brillant à travers leurs larmes.

Là, tout n'est qu'ordre et beauté,Luxe, calme et volupté.

Des meubles luisants,

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Polis par les ans,Décoreraient notre chambre ;Les plus rares fleursMêlant leurs odeursAux vagues senteurs de l'ambre,Les riches plafonds,Les miroirs profonds,La splendeur orientale,Tout y parleraitÀ l'âme en secretSa douce langue natale.Là, tout n'est qu'ordre et beauté,Luxe, calme et volupté.

Vois sur ces canauxDormir ces vaisseauxDont l'humeur est vagabonde ;C'est pour assouvirTon moindre désirQu'ils viennent du bout du monde.- Les soleils couchantsRevêtent les champs,Les canaux, la ville entière,D'hyacinthe et d'or ;Le monde s'endortDans une chaude lumière.

Là, tout n'est qu'ordre et beauté,Luxe, calme et volupté.

(Recueil : Les Fleurs du Mal)

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Yves Bonnefoy Un rêve fait à MantoueFrance 1967 Genre de texte EssaiContexteLe rêve se situe dans un livre qui raconte un voyage que l’auteur a fait en Grèce en 1961, en compagnie d’une jeune femme nommée Sylvia Beach. L’auteur admire l’audace et le caractère aventureux de Sylvia qui adore James Joyce, auteur de Ulysse. Elle incarne pour lui à la fois la fragilité et la confiance. Quand Sylvia retourne en France, l’auteur se retrouve seul en Grèce et s’arrête à Mantoue dans une locanda appelée Al giardino. Il y fait ce rêve.

Texte témoinUn rêve fait à Mantoue. Paris : Mercure de France, 1967. p. 45-47.

Signification symbolique du rêve

Les fées à la cuisine Puis je m'endormis et je fis un de ces beaux rêves qui se détachent parfois, avec une netteté de poème, des griffonnages aveugles de l'inconscient.

Voici la fin de ce rêve. C'était le printemps ou les premiers jours de l'été, j'entrai dans une maison blanche assez basse cachée au fond d'un jardin, et là je pris un escalier qui descendait en larges spirales, mais sans rien perdre du grand éclat de la matinée finissante, où se mêlaient le vert des feuillages et les taches mouvantes de l'orangé des fruits mûrs. A peine si une salle, où je fus soudain, se révéla moins brillante. Elle donnait par une porte-fenêtre sur le même jardin, dans ce qui paraissait ses assises les plus profondes, et c'était, cette de salle assez exiguë, une cuisine, meublée comme autrefois de bois ciré et de cuivre. Plusieurs petites filles s'y pressaient en riant auprès de vastes fourneaux. Et une odeur délicieuse d'huile fraîche montait des poêles noires où des œufs cuisaient doucement. Je regardai ces minimes soleils grésiller dans les parfums et les ombres. Et je vis que de temps en temps une des jeunes filles en prenait un dans une écumoire, pour le jeter dans des baquets sur le sol, où beaucoup d'autres gisaient, végétant ou près de s'éteindre. Je m'étonnai de cette bizarrerie. « Mais qu'en faire, en vérité, me dit-on. Nous sommes les fées, qui n'avons pas de besoins. Nous cuisinons pour notre plaisir. C'est ici la maison d'immortalité. » Et de rire toujours, visages pleins et mobiles de l'enfance qui va finir.

Après cela, je fus dans une rue populeuse, ou plutôt c'était un chemin dont les parois étaient creusées de boutiques, aux arcades de pierre grise. Et devant l'une d'elles, entourée de passants, il y avait Sylvia Beach. Elle tenait un livre, ou une revue. On expliquait qu’elle avait souffert de l'ingratitude d'un éditeur. Je la vis pâle, infiniment vieille, menacée. Et je lui dis alors qu'il fallait qu'elle quittât ce lieu, qu'elle vînt. Je la pris même par la main et l'entraînai, par la rue qui tournait et peu à peu descendait, vers la demeure des jeunes filles. Oui, je savais qu'il suffisait qu'elle y pénétrât pour échapper à la mort. Mais il m'était évident aussi, et de façon à chaque instant plus pressante, qu'il fallait que nous fissions vite. Un nouveau réel mystérieux – le jour, la finitude, l'éveil? – venait de toutes parts dans les arbres, les effaçant et cette rue avec eux, et tout ce lieu de l'espoir. Nous courûmes, et la porte fut devant nous, et je luttai de toute mon âme pour que ces apparences demeurent, une minute au moins dans la blancheur grandissante, et au moment où tout s'abîmait, la pierre du seuil fut sous notre pas. Ai-je réussi à faire entrer Sylvia Beach dans la maison d'immortalité? En me réveillant al giardino, une matinée de soleil, dans le chant touffu des

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oiseaux, j'étais bien près de le croire.

Mais voici qu'une année plus tard, un matin de brume froide et de pluies, je descendis avec les amis de Sylvia, vers un jardin délabré, les marches du Colombarium du Père-Lachaise. Ce jour-là, tout le réel était blanc et noir, avec des reflets jaunes peut-être, comme sur les vieilles photographies. Et c'est alors que quelqu'un qui a bien connu James Joyce dans ses années parisiennes me dit avec effarement en me montrant soudain un vieil homme maigre et voûté, au front haut, aux yeux mal recouverts par d'énormes verres étroits comme j'aurais pensé que l'on n'en fait plus; un homme qui se tenait à l'écart, et comme sans couleur entre notre groupe et les arbres : « C'est extraordinaire, voyez! On jurerait que c'est lui. » De fait, moi qui n'y pensais pas, je le reconnus aussitôt.

Ce n'était pas James Joyce. Mais l'avoir aperçu dans cet homme qui s'éloignait me parut riche de sens. Cela signifiait, bien sûr, que son souvenir, au moins pour quelques-uns d'entre nous, était obsédant dans cette heure triste. Mais plus profondément et surtout, qu'il était facile, ce matin-là, d'accepter de passer dans le monde fluide du rêve, d'oublier l'ancre cachée qui garde au port notre monde, de croire au fond de soi – pensée certes coupable – qu'il n'y a pas de raison pour soustraire aux assauts de symboles venus d'ailleurs le domaine étroit du vécu. Quand on conduit à néant un être cher, et qui a été comme Sylvia Beach si présent à soi-même, et si naturellement un foyer pour les plus vrais travaux d'une époque, on est bien près de consentir que la réalité n'est qu'un songe. N'était-ce pas notre existence déjà que mon rêve d'Italie avait voulu signifier dans son essence illusoire, par la disparition à la fin de toutes les apparences? Une phrase variable, aux ratures mouvantes, aux horizons sans réel, une brume comme aujourd'hui, avec rien que le battement d'une petite cloche delphique. Et le monde vrai au-delà dans cet inaccessible éveil que le mien de Mantoue, vers le souci poétique, ne pourrait jamais qu'imiter.

Texte sous droits.

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Miguel de Cervantes Don QuichotteEspagne 1605 Genre de texte romanNotesLa période du sommeil considéré comme la plus fertile en rêves coïncide avec une intense activité des globes oculaires et une paralysie musculaire presque complète, ce qui lui vaut le nom de sommeil paradoxal.

Selon les psychologues Schenck et Mahowald, nous avons ici un cas de « trouble du sommeil paradoxal » (Rem Behavior Disorder) et celui-ci serait un signe annonciateur de la maladie de Parkinson chez des patients âgés de plus de 50 ans.

Texte original Texte témoinDon Quijote de la Mancha

Don Quichotte somnambule

Une bataille épique Chapitre XXXV. Où se termine le récit du Curieux impertinent

Il ne restait que peu à lire du récit quand du grenier où dormait don Quichotte sortit Sancho Pança, tout en émoi, criant :

– Seigneurs, venez vite porter secours à mon maître, qui est engagé dans la bataille la plus acharnée et la plus animée que mes yeux aient vue. Par Dieu, il a donné un tel coup d’épée au géant ennemi de la dame princesse Micomicona qu’il lui a tranché la tête, à ras, comme si c’était un navet!

– Que dites-vous, frère? s’exclama le curé en arrêtant de lire ce qui restait du roman. Avez-vous perdu la tête, Sancho ? Comment diable pouvez-vous dire une telle chose, vu que le géant se trouve à deux mille lieues d’ici?

Sur ce, ils entendirent un grand bruit dans la chambre, et don Quichotte qui disait à voix haute : – Voilà pour toi, voleur, malandrin, poltron, maintenant je te tiens et ton cimeterre ne te servira de rien!

– Et il semble qu’il donnait de grands coups d’épée sur les murs. Et Sancho dit :

– Ne restez pas là à écouter, mais entrez pour arrêter la querelle ou donner de l’aide à mon maître. Même si ce ne doit plus être nécessaire, parce que, sans aucun doute, le géant doit déjà être mort, et en train de rendre compte à Dieu de sa mauvaise vie passée, parce que moi j’ai vu gicler son sang par terre et sa tête coupée tomber d’un côté, aussi grande qu’une grande outre de vin.

– Qu’on me tue, dit alors l’aubergiste, si don Quichotte, ou don le diable, n’a pas donné un grand coup de couteau dans une des outres pleines de vin rouge qui étaient placées au chevet de son lit. Ce doit être le vin répandu par terre qui paraît du sang à ce brave homme.

Et, sur ces mots, il entra dans la chambre et tous le suivirent. Et ils trouvèrent don Quichotte dans l’accoutrement le plus étrange du monde : il était habillé d’une chemise qui n’était pas assez longue pour lui couvrir les cuisses par-devant, et par derrière elle avait bien six doigts de moins. Ses jambes étaient longues et maigres, pleines de poils et pas propres du tout. Sur la tête il portait un

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petit bonnet de couleur, crasseux, qui appartenait à l’aubergiste. Il tenait enroulée sur le bras gauche la couverture du lit à laquelle Sancho en voulait pour des raisons personnelles. Du bras droit il tenait son épée qu’il avait sortie du fourreau et avec laquelle il donnait des coups à droite et à gauche, en parlant tout comme s’il avait été vraiment en train de se battre avec un géant. Et le comble, c’est qu’il n’avait même pas les yeux ouverts, parce qu’il dormait et rêvait qu’il était en train de se battre contre un géant : il avait imaginé l’aventure avec une telle intensité que cela lui avait fait rêver qu’il était arrivé au royaume de Micomicon et qu’il était déjà engagé dans la lutte contre son ennemi. Et il avait donné tant de coups d’épée dans les outres de cuir, en croyant qu’il les donnait au géant, que toute la chambre était pleine de vin. En voyant cela, l’aubergiste entra dans une colère si grande qu’il s’élança contre don Quichotte et commença à lui donner tellement de coups de poing que si Cardenio et le curé ne s’étaient pas interposés, il aurait terminé la guerre du géant. Et, malgré tout ça, le pauvre chevalier ne se réveillait pas, jusqu’à ce que le barbier fût allé puiser un grand seau d’eau froide au puits et le lui ait lancé d’un seul coup sur tout le corps, ce qui réveilla don Quichotte. Mais ce ne fut pas suffisant pour qu’il se rende compte alors de l’état dans lequel il était.

Gustave Doré, Don Quichotte dans sa bibliothèque, 1863.

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André Breton NadjaFrance 1928 Genre de texte romanContexteLe rêve se trouve environ au tiers du roman.

L'auteur tente de cerner son identité à travers de menus faits de sa vie. Sa rencontre avec Nadja, pour lui un être purement libre, le bouleverse car il perçoit son incursion comme une nécessité secrète. L'auteur adopte un point de vue autobiographique en relatant des événements précis, souvent accompagnés de photos. La narration d'un rêve qu'il a fait constitue certainement un de ces menus faits.

NotesSolange : personnage de la pièce les Détraquées de Pierre-L. Palau, dont Breton vient de rendre compte dans les pages précédentes, ayant vu la pièce crée pour le théâtre des Deux Masques (la pièce paraîtra dans le Surréalisme, même en 1956). Le rôle de Solange y était tenu, nous dit Breton, par Blanche Derval, dont il produit la photographie. Le ballon dont il est question est celui qu'une jeune écolière vient rechercher dans la pièce où se trouvent Solange et la directrice (« sa partenaire ») de l'établissement pour jeune filles. « Ce qui se passe » après la scène du ballon, c'est l'assassinat de la jeune fille, dont on trouve le cadavre à la fin de la pièce.

Freudien : Freud explique que plusieurs mécanismes participent à ce qu'il appelle le travail de la condensation dans le rêve, de sorte qu'à un contenu apparemment pauvre (le contenu manifeste) correspond très évidemment une grande richesse de pensée (le contenu latent). Avec l'omission ou l'ellipse son contraire, la surdétermination est l'un de ces mécanismes (recoupements ou regroupements de faits, personnes mixes ou collectives, etc.). Freud illustre le phénomène avec le premier rêve qu'il a étudié, celui de « L'injection faire à Irma » (l'Interprétation des rêves, trad. I. Meyerson, Paris, PUF, 1971, p. 253-256, notamment).

* Le titre de l'ouvrage de Nietzsche ne désigne évidemment pas ici l'œuvre en particulier, mais bien la pensée qui y prend forme et qu'on peut désigner sous le nom d'antimorale (comme dans antithèse et bien entendu « au-delà »).

Texte témoinAndré Breton, Nadja, Paris, Gallimard, 1928, p. 57-62.

Édition originaleAndré Breton, Nadja, Paris, Gallimard, 1928.

Sur un rêve

De la production des images du rêve (En finissant hier soir de conter ce qui précède, je m'abandonnais encore aux conjectures qui pour moi ont été de mise chaque fois que j'ai revu cette pièce, c'est-à-dire deux ou trois fois, ou que je me la suis moi-même représentée. Le manque d'indices suffisants sur ce qui se passe après la chute du ballon, sur ce dont Solange* et sa partenaire peuvent exactement être la proie pour devenir ces superbes bêtes de proie, demeure par excellence ce qui me confond. En m'éveillant ce matin j'avais plus de peine que de coutume à me débarrasser d'un rêve assez infâme que je n'éprouve pas le besoin de transcrire ici, parce qu'il procède pour une grande part de conversations que j'ai eues hier, tout à fait extérieurement à ce sujet. Ce rêve m'a paru intéressant dans la mesure où il était symptomatique de la répercussion que de tels souvenirs, pour peu qu'on s'y adonne avec violence, peuvent avoir sur le cours de la pensée. Il est remarquable, d'abord, d'observer que le rêve dont il

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s'agit n'accusait que le côté pénible, répugnant, voire atroce, des considérations auxquelles je m'étais livré, qu'il dérobait avec soin tout ce qui de semblables considérations fait pour moi le prix fabuleux, comme d'un extrait d'ambre ou de rose au-delà tous les siècles. D'autre part, il faut bien avouer que si je m'éveille, voyant avec une extrême lucidité ce qui en dernier lieu vient de se passer : un insecte couleur mousse, d'une cinquantaine de centimètres, qui s'est substitué à un vieillard, vient de se diriger vers une sorte d'appareil automatique, il a glissé un sou dans la fente, au lieu de deux, ce qui m'a paru constituer une fraude particulièrement répréhensible, au point que, comme par mégarde, je l'ai frappé d'un coup de canne et l'ai senti me tomber sur la tête -- j'ai eu le temps d'apercevoir les boules de ses yeux briller sur le bord de mon chapeau, puis j'ai étouffé et c'est à grand-peine qu'on m'a retiré de la gorge deux de ses grandes pattes velues tandis que j'éprouvais un dégoût inexprimable, -- il est clair que, superficiellement, ceci est surtout en relation avec le fait qu'au plafond de la loggia où je me suis tenu ces derniers jours se trouve un nid, autour duquel tourne un oiseau que ma présence effarouche un peu, chaque fois que des champs il rapporte en criant quelque chose comme une grosse sauterelle verte, mais il est indiscutable qu'à la transposition, qu'à l'intense fixation, qu'au passage autrement inexplicable d'une image de ce genre du plan de la remarque sans intérêt au plan émotif concourent au premier chef l'évocation de certains épisodes des Détraquées et le retour à ces conjectures dont je parlais. La production des images de rêve dépendant toujours au moins de ce double jeu de glaces, il y a là l'indication du rôle très spécial, sans doute éminemment révélateur, au plus haut degré « surdéterminant » au sens freudien *, que sont appelées à jouer certaines impressions très fortes, nullement contaminables de moralité, vraiment ressenties « par-delà le bien et le mal »* dans le rêve et, par suite, dans ce qu'on lui oppose très artificiellement sous le nom de réalité.)

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Albrecht Dürer Allemagne 1525 Genre de texte JournalContexteCe rêve est extrait du Journal de Dürer. La page du journal au format 30 x 43 cm se trouve à Vienne, au Kunsthistorisches Museum.

NotesNous reproduisons la traduction que donne Marguerite Yourcenar dans Le temps, ce grand sculpteur, Paris : Gallimard, 1983, p. 69-73.

CommentairesPour Marguerite Yourcenar, «Ce rêve frappe par une absence totale de symboles. [...] Dans son croquis onirique, le visionnaire est un réaliste, et c'est d'un drame cosmique qu'il est le spectateur. Sa précision est d'un physicien. Dès le choc de la première trombe d'eau, il a essayé de mesurer à quelle distance il se trouvait du point de frappe, et d'évaluer les autres par rapport à celui-là. Il a tenu compte de l'apparente lenteur, puis de la vitesse vertigineusement accrue, de ces coulées issues de très haut. Chose rare, à ma connaissance, dans un rêve, il a senti la secousse et entendu le tonnerre des chutes d'eau.»

Journal de DürerLa Vision

La nuit du mercredi au jeudi après la Pentecôte [7-8 juin 1525], je vis en rêve ce que représente ce croquis : une multitude de trombes d’eau tombant du ciel. La première frappa la terre à une distance de quatre lieues : la secousse et le bruit furent terrifiants, et toute la région fut inondée. J’en fus si éprouvé que je m’éveillai. Puis, les autres trombes d’eau, effroyables par leur violence et leur nombre, frappèrent la terre, les unes plus loin, d’autres plus près. Et elles tombaient de si haut qu’elles semblaient toutes descendre avec lenteur. Mais, quand la première trombe fut tout près de terre, sa chute devint si rapide et accompagnée d’un tel bruit et d’un tel ouragan que je m’éveillai, tremblant de tous mes membres, et mis très longtemps à me remettre. De sorte qu'une fois levé, j'ai peint ce qu'on voit ci-dessus. Dieu tourne pour le mieux toutes choses.

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Paul Éluard Donner à voirFrance 1939 Genre de texte poésieContexteRêve du 18 juin 1937

Texte témoinŒuvres complètes, Paris, Gallimard, Coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1968, p. 933.Rêve d’angoisse

Je rêve que je ne dors pas Je rêve que je suis dans mon lit et qu'il est tard. Impossible de dormir. Je souffre de partout. J'essaie d'allumer. N'y parvenant pas, je me lève et, dans le noir, je me dirige à tâtons vers la chambre de ma femme. Dans le corridor, je tombe. Incapable de me relever, j'avance lentement en rampant. J'étouffe, j'ai très mal dans la poitrine. A l'entrée de la chambre de ma femme, je m'endors (je rêve que je m'endors). Soudain, je m'éveille (je rêve que je m'éveille) en sursaut. Ma femme a toussé et j'ai eu très peur. Je m'aperçois alors qu'il m'est impossible de bouger. Je suis à plat ventre et ma poitrine, mon visage, pèsent horriblement sur le sol. Ils semblent s'y enfoncer. Je tente d'appeler ma femme, de lui faire entendre le mot « pa-ra-ly-sé ». En vain. Je pense avec une angoisse effroyable, que je suis aveugle, muet, paralysé et que je ne pourrai plus jamais rien communiquer de moi-même. Moi vivant, les autres seront seuls. Puis j'imagine un écran, la pression des mains sur une vitre sans la casser. Les douleurs diminuent progressivement. Jusqu'au moment où j'ai l'idée de contrôler du bout des doigts si je suis vraiment sur le parquet. Je pince légèrement des draps, je suis sauvé, je suis dans mon lit.

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Annie Ernaux Se perdreFrance 2001 Genre de texte Contexte18 janvier 1990.

Édition originaleSe perdre, Paris, Gallimard, 2001, p. 267-8.

Rêve de culpabilité

Un enfant tenu par une corde Rêves nombreux, dont l’un atroce. Une femme excitée arrive au bord d’une rivière avec beaucoup d’enfants, dont l’un qu’elle tient par une longue corde. Ce dernier, qui marche à peine, entre dans l’eau, les autres aussi. Elle ne cesse de crier que ces enfants sont insupportables, je m’aperçois que l’enfant à la corde est en train de se noyer, une autre petite fille est cognée par un rocher. Et – c’est le plus affreux – dans la transparence de l’eau, on aperçoit un enfant flottant. Cette femme répète toujours que ce n’est pas sa faute. J’ai bien peur que cette femme ne représente ma mère (j’avais l’impression qu’elle me laisserait mourir) et moi-même (peur que mes enfants meurent, mon avortement).

Autre rêve, en Union Soviétique, dans une chambre d’hôtel. Un homme entre, comme si c’était sa chambre, en ressort. Je stocke des crêpes, du pain de céréales, j’en ai trop. Avec des jumelles, je regarde des gens qui dansent, ou protestent, dans la rue. Rêve encore, d’une maison, plus belle que celle-ci. Dans une chambre, il y a deux fenêtres.

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Gustave Flaubert L'Éducation sentimentaleFrance 1869 Genre de texte romanContexteDeuxième partie, fin du chapitre 6.

Frédéric et madame Arnoux se sont avoué leur amour et entretiennent une relation adultère. Un soir, Frédéric lui lance le défi de lui prouver son amour en lui demandant de venir le rejoindre à l'angle de deux rues. Elle accepte mais non sans hésitation. Ce rêve, fait la veille, ainsi que la maladie de son fils, lui semblent être un signe et une punition de Dieu pour son infidélité conjugale. Elle ne se présentera pas au rendez-vous, où Frédéric l'attend en vain.

NotesLa rue Tronchet est située dans le huitième arrondissement. C'est là que, quelques jours plus tôt, Frédéric a donné rendez-vous à Marie pour le mardi suivant. Ce rêve se déroule justement dans la nuit du lundi au mardi.

Texte témoinGustave Flaubert, l'Éducation sentimentale, Paris, Bibliothèque-Charpentier, 1891, p. 341.

Édition originaleGustave Flaubert, l'Éducation sentimentale, Paris, Lévy, 1869.

Le rêve de Marie ArnouxUn chien qui aboie

Elle avait rêvé, la nuit précédente, qu'elle était sur le trottoir de la rue Tronchet depuis longtemps. Elle y attendait quelque chose d'indéterminé, de considérable néanmoins, et, sans savoir pourquoi, elle avait peur d'être aperçue. Mais un maudit petit chien, acharné contre elle, mordillait le bas de sa robe. Il revenait obstinément et aboyait toujours plus fort. Mme Arnoux se réveilla. L'aboiement du chien continuait. Elle tendit l'oreille. Cela partait de la chambre de son fils.

Gustave Flaubert L'Éducation sentimentaleFrance 1869 Genre de texte romanContexteDeuxième partie, fin du chapitre 6.

Frédéric et madame Arnoux se sont avoué leur amour et entretiennent une relation adultère. Un soir, Frédéric lui lance le défi de lui prouver son amour en lui demandant de venir le rejoindre à l'angle de deux rues. Elle accepte mais non sans hésitation. Ce rêve, fait la veille, ainsi que la maladie de son fils, lui semblent être un signe et une punition de Dieu pour son infidélité conjugale. Elle ne se présentera pas au rendez-vous, où Frédéric l'attend en vain.

NotesLa rue Tronchet est située dans le huitième arrondissement. C'est là que, quelques jours plus tôt, Frédéric a donné rendez-vous à Marie pour le mardi suivant. Ce rêve se déroule justement dans la nuit du lundi au mardi.

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Texte témoinGustave Flaubert, l'Éducation sentimentale, Paris, Bibliothèque-Charpentier, 1891, p. 341.

Édition originaleGustave Flaubert, l'Éducation sentimentale, Paris, Lévy, 1869.

Le rêve de Marie ArnouxUn chien qui aboie

Elle avait rêvé, la nuit précédente, qu'elle était sur le trottoir de la rue Tronchet depuis longtemps. Elle y attendait quelque chose d'indéterminé, de considérable néanmoins, et, sans savoir pourquoi, elle avait peur d'être aperçue. Mais un maudit petit chien, acharné contre elle, mordillait le bas de sa robe. Il revenait obstinément et aboyait toujours plus fort. Mme Arnoux se réveilla. L'aboiement du chien continuait. Elle tendit l'oreille. Cela partait de la chambre de son fils.

Madame Bovary (1857)Les rêveries d'Emma au couvent : mensonges romanesques de la littérature romantiquePremière partie, Chapitre 6 Il y avait au couvent une vieille fille qui venait tous les mois, pendant huit jours, travailler à la lingerie. Protégée par l'archevêché comme appartenant à une ancienne famille de gentilshommes ruinés sous la Révolution, elle mangeait au réfectoire à la table des bonnes sœurs, et faisait avec elles, après le repas, un petit bout de causette avant de remonter à son ouvrage. Souvent les pensionnaires s'échappaient de l'étude pour l'aller voir. Elle savait par cœur des chansons galantes du siècle passé, qu'elle chantait à demi-voix, tout en poussant son aiguille. Elle contait des histoires, vous apprenait des nouvelles, faisait en ville vos commissions, et prêtait aux grandes, en cachette, quelque roman qu'elle avait toujours dans les poches de son tablier, et dont la bonne demoiselle elle-même avalait de longs chapitres, dans les intervalles de sa besogne. Ce n'étaient qu'amours, amants, amantes, dames persécutées s'évanouissant dans des pavillons solitaires, postillons qu'on tue à tous les relais, chevaux qu'on crève à toutes les pages, forêts sombres, troubles du cœur, serments, sanglots, larmes et baisers, nacelles au clair de lune, rossignols dans les bosquets, messieurs braves comme des lions, doux comme des agneaux, vertueux comme on ne l'est pas, toujours bien mis, et qui pleurent comme des urnes. Pendant six mois, à quinze ans, Emma se graissa donc les mains à cette poussière des vieux cabinets de lecture. Avec Walter Scott, plus tard, elle s'éprit de choses historiques, rêva bahuts, salle des gardes et ménestrels. Elle aurait voulu vivre dans quelque vieux manoir, comme ces châtelaines au long corsage, qui, sous le trèfle des ogives, passaient leurs jours, le coude sur la pierre et le menton dans la main, à regarder venir du fond de la campagne un cavalier à plume blanche qui galope sur un cheval noir.

Les rêves d'Emma Bovary

Emma ne dormait pas, elle faisait semblant d'être endormie ; et, tandis qu'il s'assoupissait à ses côtés,elle se réveillait en d'autres rêves.

Au galop de quatre chevaux, elle était emportée depuis huit jours vers un pays nouveau, d'où ils ne reviendraient plus. Ils allaient, ils allaient, les bras enlacés, sans parler. Souvent, du haut d'une montagne, ils apercevaient tout à coup quelque cité splendide avec des dômes, des ponts, des navires, des forêts de citronniers et des cathédrales de marbre blanc, dont les clochers aigus

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portaient des nids de cigognes. On marchait au pas, à cause des grandes dalles, et il y avait par terre des bouquets de fleurs que vous offraient des femmes habillées en corset rouge. On entendait sonner des cloches, hennir les mulets, avec le murmure des guitares et le bruit des fontaines, dont la vapeur s'envolant rafraîchissait des tas de fruits, disposés en pyramide au pied des statues pâles, qui souriaient sous les jets d'eau. Et puis ils arrivaient, un soir, dans un village de pêcheurs, où des filets bruns séchaient au vent, le long de la falaise et des cabanes. C'est là qu'ils s'arrêteraient pour vivre ; ils habiteraient une maison basse, à toit plat, ombragée d'un palmier, au fond d'un golfe, au bord de la mer. Ils se promèneraient en gondole, ils se balanceraient en hamac ; et leur existence serait facile et large comme leurs vêtements de soie, toute chaude et étoilée comme les nuits douces qu'ils contempleraient. Cependant, sur l'immensité de cet avenir qu'elle se faisait apparaître, rien de particulier ne surgissait ; les jours, tous magnifiques, se ressemblaient comme des flots ; et cela se balançait à l'horizon, infini, harmonieux, bleuâtre et couvert de soleil. Mais l'enfant se mettait à tousser dans son berceau, ou bien Bovary ronflait plus fort, et Emma ne s'endormait que le matin, quand l'aube blanchissait les carreaux et que déjà le petit Justin, sur la place, ouvrait les auvents de la pharmacie.

Flaubert - Madame Bovary

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Homère L’OdysséeGrèce -800 Genre de texte épopéeContexteCet épisode a lieu dans la première partie de l’épopée, le «Voyage de Télémaque» (ou «Télémachie»), aux vers 795 à 841 du chant IV. Dix ans ont passé depuis la fin de la guerre de Troie, et donc, vingt ans depuis que les héros grecs ont quitté leur maison. Tous sont rentrés chez eux, sauf Ulysse. Tous, dans son pays d’Ithaque, le croient mort, mais sa femme, Pénélope, refuse toujours de prendre mari parmi les prétendants qui assiègent chaque jour son palais, dilapidant le patrimoine d’Ulysse en banquets et festivités. Cependant, sur le conseil d’Athéna, leur fils, Télémaque, est parti à Pylos et à Sparte pour s’enquérir auprès de Nestor et Ménélas afin de savoir s’ils auraient des nouvelles de son père. Pénélope craint, avec justesse, que son fils ne soit en danger, puisque ses prétendants aimeraient bien le voir mort.

NotesUlysse, roi d’Ithaque, Nestor, roi de Pylos et Ménélas, roi de Sparte, sont des héros de la guerre de Troie, racontée par Homère dans l’Iliade. Il peut sembler étrange que Pénélope reçoive en banquet des prétendants qui conspirent contre son fils. La raison est qu’ils sont très nombreux et très puissants. De plus, il n’est pas rare de voir dans les récits grecs quelqu’un courir des risques importants pour recevoir ses hôtes, par peur de la vengeance de Zeus. Quant à Télémaque, Athéna nous révèle à la fin de l’Odyssée qu’elle ne l’envoie pas tant pour se renseigner (elle aurait pu lui apprendre elle-même le sort d’Ulysse) que pour lui donner un bon renom.

Texte original Texte témoinHomère, Odyssée, IV, 795-841. Trad. Victor Bérard, coll. Budé, Les Belles Lettres, Paris, 1962,v. 1, p. 127-128, IV, 795-841

Premier rêve de Pénélope

Télémaque reviendra La déesse aux yeux pers eut alors son dessein : elle fit un fantôme et lui donna les traits de l’autre fille du magnanime Icare, la femme d’Eumélos qui résidait à Phères.

Athéna l’envoya, chez le divin Ulysse, pour calmer les soupirs, les sanglots et les pleurs de cette triste et gémissante Pénélope; dans la chambre, il entra par la courroie de barre et, debout au chevet de la reine, lui dit :

«Pénélope, tu dors, mais le cœur ravagé. Sache bien que les dieux, dont la vie n’est que joie, ne veulent plus entendre tes pleurs et tes sanglots : ton fils doit revenir, car jamais envers eux, il n’a commis de faute.»

Au plus doux du sommeil, à la porte des songes, la plus sage des femmes, Pénélope, reprit :

«Pourquoi viens-tu, ma sœur? tu n’as pas l’habitude de fréquenter ici : ta demeure est si loin!… Tu me dis d’oublier les maux et les alarmes qui viennent harceler mon esprit et mon cœur! J’ai commencé par perdre un époux de vaillance, que son cœur de lion et ses mille vertus avaient fait sans rival parmi les Danaens! et maintenant voici qu’au creux de son vaisseau, le fils de mon amour s’en va, pauvre petit!… que sait-il des dangers?… que sait-il des affaires? Pour lui, plus que pour l’autre encor, je me désole. Je tremble pour ses jours, je redoute un malheur, que ce soit au pays où il voulut se rendre, ou que ce soit en mer! Il a tant d’ennemis qui conspirent sa perte et veulent le

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tuer avant qu’il ait revu le pays de ses pères!»

Mais le fantôme obscur prit la parole et dit :

«Du courage! ton cœur doit bannir toute crainte. Il a, pour le conduire, un guide que voudraient à leur côtés bien d’autres, car ce guide est puissant : c’est Pallas Athéna. Elle a pris en pitié ton angoisse; c’est elle qui m’envoie t’avertir.

La plus sage des femmes, Pénélope, reprit :

«Si ton être est divin, et divin, ton message, allons! de l’autre aussi conte-moi les misères!… vit-il encor? voit-il la clarté du soleil?… est-il mort et déjà aux maisons de l’Hadès?»

Mais le fantôme, reprenant la parole :

«De lui, je ne saurais te parler clairement. Est-il mort ou vivant : pourquoi te parler à vide?»

Il dit et, se glissant tout le long de la barre, il traversa la porte, disparut dans les airs, et la fille d’Icare, arrachée au sommeil, sentit son cœur renaître, si clair était le songe qu’elle avait vu surgir au profond de la nuit!…

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Michel Houellebecq La possibilité d’une îleFrance 2005 Genre de texte RomanContexteDaniel25 est un clone de Daniel1. Il vit dans un futur assez éloigné, où les «néo-humains» vivent dans un isolement physique absolu, ce qui peut entraîner des périodes de «surproduction onirique».

Texte témoinLa possibilité d’une île, Paris, Fayard, 2005, p. 223.

Un rêve étrange

Une corde transparente DANIEL25, 4

La nuit qui suivit mon premier contact avec Marie23, je fis un rêve étrange. J'étais au milieu d'un paysage de montagnes, l'air était si limpide qu'on distinguait le moindre détail des rochers, des cristaux de glace; la vue s'étendait loin au-delà des nuages, au-delà des forêts, jusqu'à une ligne de sommets abrupts, scintillants dans leurs neiges éternelles. Près de moi, à quelques mètres en contrebas, un vieillard de petite taille, vêtu de fourrures, au visage buriné comme celui d'un trappeur kalmouk, creusait patiemment autour d'un piquet, dans la neige; puis, toujours armé de son modeste couteau, il entreprenait de scier une corde transparente parcourue de fibres optiques. Je savais que cette corde était une de celles conduisant à la salle transparente, la salle au milieu des neiges où se réunissaient les dirigeants du monde. Le regard du vieil homme était avisé et cruel. Je savais qu'il allait réussir, car il avait le temps pour lui, et que les fondations du monde allaient s'écrouler; il n'était animé d'aucune motivation précise, mais d'une obstination animale; je lui attribuais la connaissance intuitive, et les pouvoirs d'un chaman.

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Victor Hugo Les MisérablesFrance 1862 Genre de texte romanContexteCe rêve se situe à la partie 1, livre 7, chapitre 4, intitulé « Formes que prend la souffrance pendant le sommeil », première moitié du chapitre.

Jean Valjean, forçat évadé, vit depuis huit ans à Montreuil-sur-mer sous l'identité de M. Madeleine, maire de la ville. Il vient d'apprendre qu'un certain Champmathieu a été arrêté pour un vol anodin, mais que, comme il a été pris pour Jean Valjean, il risque les galères à perpétuité. Le véritable Jean Valjean est écartelé entre l'idée de continuer sa vie de bourgeois respectable et celle de se dénoncer pour éviter qu'un autre ne soit condamné à sa place. Il a loué une voiture qu'il attend pour le lendemain matin, afin de se rendre, le cas échéant, au tribunal où Champamthieu doit comparaître. La moitié de la nuit se passe dans une véritable crise de doute où il hésite à mettre son projet à exécution (c'est le chapitre précédent, intitulé « Une tempête sous un crâne »). Exténué et finalement décidé à oublier le forçat qu'il a été, Jean Valjean s'endort. Le rêve est une allégorie du désert moral où l'entraînerait sa décision de garder le silence.

Le rêve de Jean Valjean

Formes que prend la souffrance pendant le sommeil Trois heures du matin venaient de sonner, et il y avait cinq heures qu'il marchait ainsi, presque sans interruption, lorsqu'il se laissa tomber sur sa chaise.Il s'y endormit et fit un rêve.Ce rêve, comme la plupart des rêves, ne se rapportait à la situation que par je ne sais quoi de funeste et de poignant, mais il lui fit impression. Ce cauchemar le frappa tellement que plus tard il l'a écrit. C'est un des papiers écrits de sa main qu'il a laissés. Nous croyons devoir transcrire ici cette chose textuellement.Quel que soit ce rêve, l'histoire de cette nuit serait incomplète si nous l'omettions. C'est la sombre aventure d'une âme malade.Le voici. Sur l'enveloppe nous trouvons cette ligne écrite : Le rêve que j'ai eu cette nuit-là. « J'étais dans une campagne. Une grande campagne triste où il n'y avait pas d'herbe. Il ne me semblait pas qu'il fît jour ni qu'il fît nuit.« Je me promenais avec mon frère, le frère de mes années d'enfance, ce frère auquel je dois dire que je ne pense jamais et dont je ne me souviens presque plus.« Nous causions, et nous rencontrions des passants. Nous parlions d'une voisine que nous avions eue autrefois, et qui, depuis qu'elle demeurait sur la rue, travaillait la fenêtre toujours ouverte. Tout en causant, nous avions froid à cause de cette fenêtre ouverte.« II n'y avait pas d'arbres dans la campagne.« Nous vîmes un homme qui passa près de nous. C'était un homme tout nu, couleur de cendre, monté sur un cheval couleur de terre. L'homme n'avait pas de cheveux; on voyait son crâne et des veines sur son crâne. Il tenait à la main une baguette qui était souple comme un sarment de vigne et lourde comme du fer. Ce cavalier passa et ne nous dit rien.« Mon frère me dit : Prenons par le chemin creux.« II y avait un chemin creux où l'on ne voyait pas une broussaille ni un brin de mousse. Tout était couleur de terre, même le ciel. Au bout de quelques pas, on ne me répondit plus quand je parlais. Je m'aperçus que mon frère n'était plus avec moi.« J'entrai dans un village que je vis. Je songeai que ce devait être là Romainville (pourquoi

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Romainville ?)*.« La première rue où j'entrai était déserte. J'entrai dans une seconde rue. Derrière l'angle que faisaient les deux rues, il y avait un homme debout contre le mur. Je dis à cet homme : Quel est ce pays ? où suis-je ? L'homme ne répondit pas. Je vis la porte d'une maison ouverte, j'y entrai.« La première chambre était déserte. J'entrai dans la seconde. Derrière la porte de cette chambre, il y avait un homme debout contre le mur. Je demandai à cet homme : A qui est cette maison ? où suis-je ? L'homme ne répondit pas. La maison avait un jardin.« Je sortis de la maison et j'entrai dans le jardin. Le jardin était désert. Derrière le premier arbre, je trouvai un homme qui se tenait debout. Je dis à cet homme : Quel est ce jardin ? où suis- je ? L'homme ne répondit pas.« J'errai dans le village, et je m'aperçus que c'était une ville. Toutes les rues étaient désertes, toutes les portes étaient ouvertes. Aucun être vivant ne passait dans les rues, ne marchait dans les chambres ou ne se promenait dans les jardins. Mais il y avait derrière chaque angle de mur, derrière chaque porte, derrière chaque arbre, un homme debout qui se taisait. On n'en voyait jamais qu'un à la fois. Ces hommes me regardaient passer.« Je sortis de la ville et je me mis à marcher dans les champs.« Au bout de quelque temps, je me retournai, et je vis une grande foule qui venait derrière moi. Je reconnus tous les hommes que j'avais vus dans la ville. Ils avaient des têtes étranges. Ils ne semblaient pas se hâter, et cependant ils marchaient plus vite que moi. Ils ne faisaient aucun bruit en marchant. En un instant, cette foule me rejoignit et m'entoura. Les visages de ces hommes étaient couleur de terre.« Alors le premier que j'avais vu et questionné en entrant dans la ville me dit : Où allez-vous ? Est-ce que vous ne savez pas que vous êtes mort depuis longtemps ?« J'ouvris la bouche pour répondre, et je m'aperçus qu'il n'y avait personne autour de moi ».II se réveilla. Il était glacé. Un vent qui était froid comme le vent du matin faisait tourner dans leurs gonds les châssis de la croisée restée ouverte. Le feu s'était éteint. La bougie touchait à sa fin. Il était encore nuit noire.

* Cette parenthèse est de la main de Jean Valjean.

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Jérôme Lettre XXIIRome 384 Genre de texte LettreContexteCe passage se trouve dans une très longue lettre adressée par Jérôme à Julia Eustochium, jeune patricienne qui mène une vie de prière dans le palais de sa mère. Jérôme veut l’encourager à garder sa virginité et à consacrer sa vie à la prière.

NotesKelly date plutôt ce rêve de l'année 374, lors du premier séjour de Jérôme à Antioche.

CommentairesCe rêve montre la tension d’un esprit cultivé vers la fin de l’empire romain entre une culture classique idéalisée et la nouvelle réalité d’une culture en pleine transformation. En tant que jeune converti, Jérôme ressent la douleur de s’arracher à la littérature païenne pour ne plus lire que des auteurs chrétiens dont il méprise le style.

Ce rêve a été beaucoup cité et commenté. Selon J.N.D. Kelly, auteur d’une remarquable biographie de Jérôme, ce rêve aurait été l'événement déclencheur de sa seconde conversion. Il s’agit véritablement d’un rêve, ou plutôt, d’un cauchemar, car Jérôme y fera encore allusion dix ans plus tard.

Texte original Texte témoinLettres choisies de Saint Jérôme, Traduit par François Lagrange, Paris, Libraire Poussielgue, 1879, p. 88-91. Google Book

Songe de saint Jérôme

Répudier les livres Il y a quelques années, je quittai maison, père, mère, sœur, parents, et, ce qui dans un sens coûte peut-être plus, toutes les délicatesses de la vie, pour aller à Jérusalem servir Dieu et gagner le royaume des cieux; mais la bibliothèque que je m'étais faite à Rome avec tant de soins et de peines, seule chose dont je ne pouvais me passer, je l'emportai avec moi. Je jeûnais donc, malheureux homme que j'étais, et puis je lisais Cicéron. Après des nuits passées dans des veilles, après des torrents de larmes versées au souvenir de mes anciens péchés, je prenais Plaute dans mes mains. Et quand, rentrant en moi-même, je revenais aux Prophètes, je trouvais leur langage inculte et rebutant. Aveugle que j'étais, j'accusais la lumière, et non pas mes yeux.

Pendant que l'ancien serpent me tenait dans ces illusions, au milieu d'un carême, une fièvre violente envahit mon corps consumé, et, sans me laisser un moment de repos, chose incroyable, dévora tellement mes membres, que mes os se tenaient à peine. On pensait déjà à mes funérailles. Le froid m'avait gagné tout le corps; seule une légère palpitation de la poitrine indiquait que je respirais encore.

Tout à coup je suis ravi en esprit au tribunal du Juge suprême : il était enveloppé d'une telle lumière, ceux qui étaient rangés autour brillaient d'un éclat si vif, que je tombai la face contre terre, ébloui et n'osant lever les yeux. «Qui es-tu? me cria une voix. — Chrétien, répondis-je. — Non, tu mens, dit le Juge; tu es un cicéronien, et non un chrétien; car là où est ton trésor, là est ton cœur. » A ces mots je me tus, et le Juge ordonna de me frapper; mais le remords que je sentais au fond de ma conscience me déchirait encore plus que les verges, et je me rappelais ce verset : Mais dans le

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sépulcre qui vous confessera, Seigneur? Je me mis donc à crier, et je disais en gémissant : Ayez pitié de moi, Seigneur, ayez pitié de moi. Tels étaient mes cris, pendant que les coups pleuvaient sur moi. Enfin ceux qui étaient là, tombant à genoux, demandèrent au Juge de faire grâce à ma jeunesse, et de m'accorder le temps du repentir, sauf à me punir plus tard si je revenais aux livres des païens. Et moi qui, dans une telle extrémité, en eusse promis bien davantage, je me mis à faire serment, et à dire, le prenant lui-même à témoin: «Oui, Seigneur, si jamais je rouvre les auteurs profanes, traitez-moi comme un renégat.» Renvoyé sur ces paroles, je revins à la lumière, au grand étonnement de tous ceux qui m'entouraient, et j'avais les yeux si remplis de larmes, que les plus incrédules furent convaincus par la douleur que je ressentais. Non, ce n'était pas là un de ces vains songes qui souvent nous abusent: j'en atteste ce tribunal devant lequel je me suis vu prosterné, cette sentence effrayante qui m'a tant épouvanté! Fasse le Ciel que je ne subisse jamais pareille question ! J'avais à mon réveil les épaules meurtries et livides, et je souffrais des coups que j'avais reçus, et depuis lors je lus les livres sacrés avec plus de passion encore qu'auparavant les livres profanes.

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Franz Kafka« Un livre doit être la hache qui brise la mer gelée en nous. »(Journal)« Sans relations humaines, il n'y a pas en moi de mensonges visibles. Le cercle limité est pur. » (Journal)

Rêverie kafkaïenneLettre à Félicie, 15 janvier 1915 (extrait)L'habitant de la caveJ'ai souvent pensé que la meilleure façon de vivre pour moi serait de m'installer avec une lampe et ce qu'il faut pour écrire au cœur d'une vaste cave isolée. On m'apporterait mes repas, et on les déposerait toujours très loin de ma place, derrière la porte la plus extérieure de la cave. Aller chercher mes repas en robe de chambre en passant sous toutes les voûtes serait mon unique promenade.

kafkaïen : se dit d'une situation inquiétante par son absurdité, son illogisme.

La Métamorphose (1915) : Grégor Samsa se réveille et constate qu'il s'est métamorphosé en scarabée.

Le Procès (1925) : Joseph K. est arrêté un matin sans qu'il sache pourquoi.

Le Château (1926) : K. se présente au village qui dépend du Château. Il a été, prétend-il, engagé comme arpenteur. Nul n'a besoin de ses services, mais on tolère sa présence, il décide donc de rester, attendant qu'on le sollicite.

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Milan Kundera L’ignoranceTchécoslovaquie 2003 Genre de texte romanContexteIrena, qui est d’origine Tchèque, a fui le régime communiste. Elle vit à Paris depuis vingt ans lorsque la démocratie est réinstaurée dans son pays. Cette évocation des rêves de l’héroïne arrive en début du roman, après une réflexion sur la question de l’émigration et la nostalgie, décrite comme la «souffrance causée par le désir inassouvi de retourner» (p. 11).

NotesNé en Tchécoslovaquie en 1929, Milan Kundera a émigré en France en 1975, après avoir perdu ses illusions par rapport au régime communiste. Lors de la chute du Mur de Berlin en 1989, la question du retour se posera à lui, tout comme elle se pose ici à son personnage. Mais le retour est impossible. À partir de 1993, Kundera écrira ses romans directement en français.

Texte témoinL’ignorance, Gallimard, Paris, 2003, p. 20-22.Rêves du pays natal

Paradoxes de la nostalgie Dès les premières semaines de l'émigration, Irena faisait des rêves étranges : elle est dans un avion qui change de direction et atterrit sur un aéroport inconnu; des hommes en uniforme, armés, l'attendent au pied de la passerelle; une sueur froide sur le front, elle reconnaît la police tchèque. Une autre fois, elle se balade dans une petite ville française quand elle voit un curieux groupe de femmes qui, chacune une chope de bière à la main, courent vers elle, l'apostrophent en tchèque, rient avec une cordialité perfide, et, épouvantée, Irena se rend compte qu'elle est à Prague, elle crie, elle se réveille.

Martin, son mari, faisait les mêmes rêves. Tous les matins ils se racontaient l'horreur de leur retour au pays natal. Puis, au cours d'une conversation avec une amie polonaise, elle aussi émigrée, Irena comprit que tous les émigrés faisaient ces rêves, tous, sans exception; elle fut d'abord émue de cette fraternité nocturne de gens qui ne se connaissaient pas, plus tard un peu agacée: comment l'expérience si intime d'un rêve peut-elle être vécue collectivement? qu'est donc son âme unique? Mais à quoi bon des questions sans réponses. Une chose était sûre: des milliers d'émigrés, pendant la même nuit, en d'innombrables variantes, rêvaient tous le même rêve. Le rêve d'émigration: l'un des phénomènes les plus étranges de la seconde moitié du XXe siècle.

Ces rêves-cauchemars lui apparaissaient d'autant plus mystérieux qu'elle souffrait en même temps d'une indomptable nostalgie et faisait une autre expérience, tout à fait contraire: des paysages de son pays venaient, le jour, se montrer à elle. Non, ce n'était pas une rêverie, longue et consciente, voulue, c'était tout autre chose : des apparitions de paysages s'allumaient dans sa tête, inopinément, brusquement, rapidement, pour aussitôt s'éteindre. Elle parlait avec son chef et tout d'un coup, comme un éclair, elle voyait un chemin à travers champs. Elle était bousculée dans un wagon de métro et, soudain, une petite allée dans un quartier vert de Prague surgissait devant elle pendant un fragment de seconde. Toute la journée, ces images fugaces lui rendaient visite pour pallier le manque de sa Bohême perdue.

Le même cinéaste du subconscient qui, le jour, lui envoyait des morceaux du paysage natal telles des images de bonheur, organisait, la nuit, des retours effrayants dans ce même pays. Le jour était illuminé par la beauté du pays abandonné, la nuit par l'horreur d'y retourner. Le jour lui montrait le paradis qu'elle avait perdu, la nuit l'enfer qu'elle avait fui.

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Jean de La Fontaine FablesFrance 1679 Genre de texte vers, fableContexteLe songe se trouve dans la quatrième fable, intitulée « Le Songe d’un habitant du Mogol », qui se situe dans le onzième livre contenant 9 fables.

Texte témoinFables, éd. J.-P. Collinet, Paris, Gallimard, 1991, p. 431.

Jeu des apparences

Le Songe d’un habitant du Mogol Un certain Mogol vit en songe un Vizir Aux champs Elysiens possesseur d’un plaisir Aussi pur qu’infini, tant en prix qu’en durée; Le même songeur vit en une autre contrée Un Ermite entouré de feux, Qui touchait de pitié même les malheureux. Le cas parut étrange, et contre l’ordinaire: Minos en ces deux morts semblait s’être mépris. Le dormeur s’éveilla, tant il en fut surpris. Dans ce songe pourtant soupçonnant du mystère, Il se fit expliquer l’affaire. L’interprète lui dit: Ne vous étonnez point; Votre songe a du sens; et, si j’ai sur ce point Acquis tant soit peu d’habitude, C’est un avis des Dieux. Pendant l’humain séjour, Ce Vizir quelquefois cherchait la solitude; Cet Ermite aux Vizirs allait faire sa cour. Si J’osais ajouter au mot de l’interprète, J’inspirerais ici l’amour de la retraite: Elle offre à ses amants des biens sans embarras, Biens purs, présents du Ciel, qui naissent sous les pas. Solitude où je trouve une douceur secrète, Lieux que j’aimai toujours, ne pourrai-je jamais, Loin du monde et du bruit, goûter l’ombre et le frais? Oh! qui m’arrêtera sous vos sombres asiles! Quand pourront les neuf Soeurs, loin des cours et des villes, M’occuper tout entier, et m’apprendre des Cieux Les divers mouvements inconnus à nos yeux, Les noms et les vertus de ces clartés errantes Par qui sont nos destins et nos moeurs différentes! Que si je ne suis né pour de si grands projets,

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Du moins que les ruisseaux m’offrent de doux objets! Que je peigne en mes Vers quelque rive fleurie! La Parque à filets d’or n’ourdira point ma vie; Je ne dormirai point sous de riches lambris; Mais voit-on que le somme en perde de son prix? En est-il moins profond, et moins plein de délices? Je lui voue au désert de nouveaux sacrifices. Quand le moment viendra d’aller trouver les morts, J’aurai vécu sans soins, et mourrai sans remords.

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Gérard de Nerval AuréliaFrance 1855 Genre de texte récitContexteCe fragment se trouve au deuxième chapitre d'Aurélia (première partie).

Ce rêve suit un épisode particulièrement difficile pour le narrateur qui se voit déchiré entre deux amours, l'un profane, l'autre sacré. Cette séquence est considérée par plusieurs spécialistes comme la transposition fictive de la crise qui causa le premier internement de Nerval. Il est à noter que cette crise eut lieu en 1841 et que la majorité d'Aurélia fut composé entre 1853-1854 à la clinique du docteur Blanche.

NotesDürer: peintre et graveur allemand (1471-1528). Melencolia I fut gravé en 1514. On l'interprète comme la synthèse entre la puissance intellectuelle et les dons techniques d'un art, malgré qu'il soit en proie à la mélancolie. Inspiré par les idées de Ficin, il serait une évocation de l'artiste, génie mélancolique, qui aspire en vain à l'absolu. Panofsky soutient qu'il serait un portrait spirituel de Dürer (voir Wikipedia). Nerval reprendra ce symbole dans les Chimères. Le tableau est reproduit ci-dessous.

Texte témoinGérard de Nerval, OEuvres, texte établi, annoté et présenté par Albert Béguin et Jean Richer, Paris, Gallimard (coll. « Bibliothèque de la Pléiade »), 1952, p. 361-362.

Édition originaleGérard de Nerval, « Aurélia », Revue de Paris, (1er janvier 1855, pour la première partie, 15 février pour la seconde).

Le premier rêve

L’Ange de la mélancolie Un soir, vers minuit, je remontais un faubourg où se trouvait ma demeure, lorsque, levant les yeux par hasard, je remarquai le numéro d'une maison éclairé par un réverbère. Ce nombre était celui de mon âge. Aussitôt, en baissant les yeux, je vis devant moi une femme au teint blême, aux yeux caves, qui me semblait avoir les traits d'Aurélia. Je me dis : « C'est sa mort ou la mienne qui m'est annoncée! ». Mais je ne sais pourquoi j'en restai à la dernière supposition, et je me frappai de cette idée, que ce devait être le lendemain à la même heure.

Cette nuit-là, je fis un rêve qui me confirma dans ma pensée. -- J'errais dans un vaste édifice composé de plusieurs salles, dont les unes étaient consacrées à l'étude, d'autres à la conversation ou aux discussions philosophiques. Je m'arrêtai avec intérêt dans une des premières, où je crus reconnaître mes anciens maîtres et mes anciens condisciples. Les leçons continuaient sur les auteurs grecs et latins, avec ce bourdonnement monotone qui semble une prière à la déesse Mnémosyne. -- Je passai dans une autre salle, où avaient lieu des conférences philosophiques. J'y pris part quelque temps, puis j'en sortis pour chercher ma chambre dans une sorte d'hôtellerie aux escaliers immenses, pleine de voyageurs affairés.

Je me perdis plusieurs fois dans les longs corridors, et, en traversant une des galeries centrales, je fus frappé d'un spectacle étrange. Un être d'une grandeur démesurée, -- homme ou femme, je ne sais, -- voltigeait péniblement au-dessus de l'espace et semblait se débattre parmi des nuages épais. Manquant d'haleine et de force, il tomba enfin au milieu de la cour obscure, accrochant et froissant

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ses ailes le long des toits et des balustres. Je pus le contempler un instant. Il était coloré de teintes vermeilles, et ses ailes brillaient de mille reflets changeants. Vêtu d'une robe longue à plis antiques, il ressemblait à l'Ange de la Mélancolie, d'Albrecht Dürer. -- Je ne pus m'empêcher de pousser des cris d'effroi, qui me réveillèrent en sursaut.

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Novalis Henri d’OfterdingenAllemagne 1802 Genre de texte RomanContexteHenri tombe amoureux de Mathilde, la fille du sage Klingsohr. Après avoir fait une promenade avec le vieillard et l’avoir convaincu de son amour et de sa fidélité, il s’endort tard après la levée du jour.

NotesCe rêve prophétique fait pendant au premier rêve d’Henri : celui-ci lui avait révélé l’Amour ; le second lui fait comprendre la nécessité de la mort pour l’union complète des âmes. Noter que la mort de Mathilde ne sera pas décrite dans le roman : ce rêve précis est plus vrai que l’histoire.

Novalis, né en 1772, s’était fiancé secrètement en 1795 avec Sophie von Kühn. Mais celle-ci mourra deux ans plus tard et ce drame marquera profondément le jeune homme, qui vivra cette disparition comme une expérience mystique.

Texte témoinHenri d’Ofterdingen, Flammarion, Paris, 1992, p. 169-170.

Édition originaleHenri d’Ofterdingen, Traduction et préface par Marcel Camus, Éditions Aubier, Paris, 1942.

Heinrich von Ofterdingen, 1802.

Rêve oppressant et prémonitoire

Dans le fleuve Henri était exalté et ne s’endormit que fort tard, au petit jour. En des rêves étranges, les flots divers de sa pensée vinrent se mêler. D’une verte prairie montait le scintillement d’un fleuve bleu et profond. Sur la surface unie, une barque flottait. Mathilde y était assise et ramait. Parée d’une couronne de fleurs, elle chantait une chanson naïve et fixait vers lui, sur le bord, un regard plein de douce tristesse. Il avait la poitrine oppressé et ne savait pas pourquoi. Le ciel était serein, le flot tranquille. Dans les ondes se reflétait le céleste visage de son amie. Tout à coup, le canot se mit à tourner sur lui-même. Il appela Mathilde avec un cri d’angoisse. Elle sourit, et posa sa rame dans la barque qui continuait à tournoyer. Une anxiété sans bornes s’empara de lui. Il s’élança dans le fleuve, mais il ne put avancer, le courant l’emportait. Elle fit un signe, parut vouloir lui dire quelque chose ; déjà le canot prenait l’eau ; pourtant elle souriait avec une indicible tendresse, regardant le tourbillon mortel avec sérénité. Brusquement, elle fut entraînée dans l’abîme. Une brise légère caressa la surface du fleuve, qui coulait de nouveau aussi calme et aussi splendide qu’auparavant. L’effroyable angoisse lui fit perdre connaissance. Son cœur ne battait plus. Il ne reprit ses sens que lorsqu’il se sentit revenu sur la terre ferme. Il avait dû être emporté au loin par le flot. Il se trouvait dans une contrée inconnue. Il ne savait ce qui lui était arrivé. Sa vie intérieure s’était évanouie. La tête vide, il avança à travers la campagne. Il ressentait une affreuse lassitude. Une petite source sortait du flanc d’une colline, et ses eaux tintaient comme autant de cloches. De la main il y puisa quelques gouttes et humecta ses lèvres desséchées. La terrible aventure était maintenant derrière lui, comme un rêve oppressant. Il avançait toujours plus loin, sans trêve. Les fleurs et les arbres lui parlaient. Il se sentit bientôt tout à fait à l’aise, comme s’il était dans sa patrie. Alors retentit de nouveau la chanson naïve. Il courut dans la direction d’où venaient ses accents. Tout à coup,

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quelqu’un le retint par son vêtement.

Mon cher Henri !

cria une voix connue. Il se retourna, et Mathilde le serra dans ses bras.

Pourquoi fuyais-tu devant moi, cœur chéri ? dit-elle en reprenant haleine. Il m’était presque impossible de te rejoindre.

Henri pleurait. Il la pressa sur sa poitrine.

Où est le fleuve ?

s’écria-t-il à travers ses larmes. — Ne vois-tu pas ses eaux bleues au-dessus de nous ? Il leva les yeux ; le flot bleu coulait doucement au-dessus de leurs têtes.

Où sommes-nous, chère Mathilde ?

Chez nos parents.

Resterons-nous ensemble ?

Éternellement

, répondit-elle en appuyant ses lèvres sur les siennes et en l’enlaçant si fermement qu’elle ne pouvait plus se séparer de lui. Elle lui prononça, dans la bouche, un mot magique et mystérieux qui résonna par tout son être. Il allait le répéter quand, à l’appel de son grand-père, il se réveilla. Il eût volontiers donné sa vie pour se rappeler ce mot.

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George Orwell 1984Angleterre 1949 Genre de texte romanContexteCe rêve se situe au chapitre 2 de la première partie du roman, qui en comprend trois. On est dans une société où le gouvernement contrôle tous les aspects de la vie des citoyens. Winston, personnage principal du roman, cherche d’autres personnes prêtes à se révolter contre le gouvernement. O’Brien fait un clin d’œil à Winston lorsqu’ils se croisent au Ministère et Winston essaie de comprendre ce geste. Plus loin dans le récit, O’Brien, membre important du Parti, invitera Winston à participer à une résistance secrète. Mais c’est un piège : Winston sera non seulement arrêtée et torturé par O’Brien pour ses crimes contre le Parti, mais il subira aussi un lavage de cerveau. À la fin de l’histoire, le lieu «où il n’y a pas de ténèbres» est en fait la salle trop éclairée où l’on amène Winston pour le torturer.

NotesGeorge Orwell (1903-1950) adhérait passionnément aux idéaux socialistes et se joindra aux républicains espagnols dans leur lutte contre le fascisme en 1936. Là, il se heurtera au mensonge totalitaire venu d'Union soviétique et cette expérience lui inspirera ses œuvres subséquentes. Il ne tournera cependant pas le dos au socialisme et continuera à lutter pour éviter la mainmise de l'État sur la culture, la littérature, l'art et la vie privée.

Texte original Texte témoinNineteen eighty-four , New York : Plume, 2003, p. 25-26.

Édition originale1984, Paris : Gallimard, 1978, p. 41-42. Traduit de l’anglais par Amélie Audiberti.

Le rêve de Winston

Le rendez-vous Il y avait longtemps — combien de temps? Sept ans, peut-être, — il avait rêvé qu’il traversait une salle où il faisait noir comme dans un four. Quelqu’un, assis dans cette salle, avait dit, alors que Winston passait devant lui : «Nous nous rencontrerons là où il n’y a pas de ténèbres.» Ce fut dit calmement, comme par hasard. C’était une constatation, non un ordre. Winston était sorti sans s’arrêter. Le curieux était qu’à ce moment, dans le rêve, les mots ne l’avaient pas beaucoup impressionné. C’est seulement plus tard, et par degrés, qu’ils avaient pris tout leur sens. Il ne pouvait maintenant se rappeler si c’était avant ou après ce rêve qu’il avait vu O’Brien pour la première fois. Il ne pouvait non plus se rappeler à quel moment il avait identifié la voix comme étant celle d’O’Brien. L’identification en tout cas était faite. C’était O’Brien qui avait parlé dans l’obscurité.

Winston n’avait jamais pu savoir avec certitude si O’Brien était un ami ou un ennemi. Même après le coup d’œil de ce matin, il était encore impossible de le savoir. Cela ne semblait pas d’ailleurs avoir une grande importance. Il y avait entre eux un lien basé sur la compréhension réciproque, qui était plus important que l’affection ou le rattachement à un même parti. «Nous nous rencontrerons là où il n’y a pas de ténèbres», avait dit O’Brien. Winston ne savait pas ce que cela signifiait, il savait seulement que, d’une façon ou d’une autre, cela se réaliserait.

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George Orwell Animal FarmAngleterre 1946 Genre de texte romanContexteChapitre 1. Sage l’Ancien, un cochon hautement estimé, fait un rêve qu’il partage avec les autres animaux de la ferme. Son discours déclenchera une révolution.

Texte original Texte témoinLa ferme des animaux, trad. Jean Quéval, Paris : Gallimard, 1994, p.27-40.

Animal Farm , Toronto : Penguin Books, 1996, p.27-33.

Le rêve du cochon

Animaux de tous les pays… Camarades, vous avez déjà entendu parler du rêve étrange qui m’est venu la nuit dernière. ... « Maintenant, camarades, je vais vous dire mon rêve de la nuit dernière. Je ne m’attarderai pas à le décrire vraiment.

La terre m’est apparue telle qu’une fois délivrée de l’Homme, et cela m’a fait me ressouvenir d’une chose enfouie au fin fond de la mémoire. Il y a très longtemps, j’étais encore cochon de lait, ma mère et les autres truies chantaient souvent une chanson dont elles ne savaient que l’air et les trois premiers mots. Je connaissais cet air lorsque j’étais très jeune, mais je l’avais oublié depuis longtemps. Or, dans mon rêve de la nuit dernière, je l’ai retrouvé. Et les paroles aussi me sont revenues — des paroles, j’en suis sûr, que jadis ont dû chanter les animaux, avant qu’elles se perdent dans la nuit des temps. Mais maintenant, camarades, je vais la chanter pour vous. Je suis d’un âge avancé, certes, et ma voix est rauque, mais quand vous aurez saisi l’air, vous vous y retrouverez mieux que moi. Le titre, c’est Bêtes d’Angleterre. »

Sage l’Ancien se racla la gorge et se mit à chanter. Sa voix était rauque, ainsi qu’il avait dit, mais il se tira bien d’affaire. L’air tenait d’Amour toujours et de La Cucaracha, et on en peut dire qu’il était plein de feu et d’entrain. Voici les paroles de la chanson : Bêtes d’Angleterre et d’Irlande, Animaux de tous pays, de tous climats Prêtez l’oreille à l’espérance Un âge d’or vous est promis Tôt ou tard le jour viendra Où l’homme tyran chassé Les champs fertiles d’Angleterre De nous seuls seront foulés. Plus d’anneaux qui pendent au nez, Plus de harnais sur nos échines, Plus de mors, plus d’éperons à jamais rouillés Les fouets cruels ne claqueront plus Des fortunes mieux qu’en nos rêves,

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De blé, d’orge, d’avoine et de foin, De trèfles, de haricots et de raves Seront à nous ce jour-là Ô comme brilleront les champs d’Angleterre Et plus pure sera l’eau d’ici Plus doux aussi soufflera le vent Du jour où l’on sera affranchi Ce jour-là, préparons-le tous Bien que l’on meure avant le temps Vaches et chevaux, oies et dindons Oeuvrez tous pour la liberté Bêtes d’Angleterre et d’Irlande, Animaux de tous pays, de tous climats Prêtez l’oreille à l’espérance Un âge d’or vous est promis.

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Georges Perec

Genre de texte romanContexteLes deux rêves font l'objet du chapitre neuf (les chapitres ne sont pas numérotés toutefois); le chapitre se divise en deux parties correspondant aux deux séquences oniriques.

Le chapitre neuf fait figure de césure du point de vue narratif. Avant ce chapitre, le personnage principal se coupe volontairement du monde, adoptant une attitude d'indifférence totale, et de sérénité face à cette indifférence. Le chapitre évoquant le cauchemar ouvre en quelque sorte la voie à une angoisse, à un enfer d'insomnie et d'errance vécu par le personnage. À remarquer que le chapitre 11 comprend également des images de sommeil et de rêves, mais sans qu'on puisse y découper de récits de rêve.

Texte témoinGeorges Perec, Un homme qui dort, Paris, Denoël (coll. « Les lettres nouvelles »), 1976, p. 99-104.

Édition originaleGeorges Perec, Un homme qui dort, Paris, Denoël (coll. « Les lettres nouvelles »), 1967.

Un homme qui dortFrance 1967 prémonitoire, un indice dont le sens n'était même pas sûr et dont tu attends maintenant l'éclaircissement avec l'espoir vain que tout restera flou le plus longtemps possible, parce que, déjà, tu le sais, le réveil te guette, c'est ton impatience justement qui vient de le déclencher et tous tes efforts pour le retarder ne font que le précipiter davantage, alors, émerge comme chaque fois, pas assez lentement, une impression à la fois excitante et pénible, merveilleuse et désespérante, tout de suite trop précise, très vite lancinante et presque douloureuse : la certitude absurde, ou plutôt pas encore tout à fait absurde, mais déjà sûrement promise à l'absurde, que tu as déjà vécu cette image, qu'elle est un souvenir réel, exact dans tous ses détails : la mer était noire, le navire avançait lentement sur l'étroit chenal faisant jaillir sur ses côtés des gerbes d'écume blanche, tu étais accoudé à la passerelle du pont-promenade dans la position un peu romantique qu'ont tous les passagers de tous les navires quand ils prennent l'air en regardant les mouettes, tu éprouvais exactement la même sensation que celle que maintenant tu éprouves, et pourtant tu n'éprouves maintenant aucune sensation, sinon celle, périlleuse, de plus en plus périlleuse, de savoir en même temps l'impossibilité et l'irréductibilité d'un tel souvenir.

Plus tard, beaucoup plus tard, tu t'es réveillé plusieurs fois peut-être, rassoupi plusieurs fois, tu t'es tourné du côté droit, du côté gauche, tu t'es mis sur le dos, sur le ventre, peut-être as-tu même allumé la lumière, peut-être as-tu fumé une cigarette, plus tard, beaucoup plus tard, le sommeil devient une cible, ou plutôt non, au contraire, tu deviens la cible du sommeil. C'est un foyer irradiant, intermittent. Devant toi, ou, plus précisément, devant tes yeux, parfois plutôt à gauche, parfois plutôt à droite, jamais au centre, une myriade de petits points blancs s'organisent, dessinant, à la longue, quelque chose de félin, une tête de panthère vue de profil, qui s'avance, qui grandit en montrant deux crocs acérés, puis disparaît, laissant place à un point lumineux qui grossit, devient losange, étoile, et fonce sur toi, très vite, t'évitant au dernier moment en passant à ta droite. Le phénomène se reproduit plusieurs fois, régulièrement : rien d'abord, puis des points à peine lumineux, une tête de panthère qui s'esquisse, puis se précise, grandit en rugissant, découvrant deux crocs acérés, puis un point scintillant, presque éclatant, qui s'enfle, losange, étoile, puis boule de lumière qui vient sur toi, t'évite de justesse, passant si près de toi que tu as presque cru la toucher, la sentir, l'entendre, puis rien à nouveau, longtemps, des points blancs, la tête de la panthère, l'étoile qui grandit et te frôle.

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Puis rien, longtemps, ou bien, plus tard, parfois, quelque part, quelque chose comme un astre blanc qui explose.

Les rêves d'un homme qui dort

Dédoublements multiples Parfois, l'obscurité dessine d'abord la forme imprécise d'un as de pique : il y a devant toi un point d'où fuient deux lignes qui s'écartent et reviennent vers toi après un long virage.

Plus tard, c'est un océan, une mer noire sur laquelle tu navigues, comme si ton nez était l'arête, ou plutôt l'étrave d'un gigantesque paquebot. Tout est noir. Il ne fait pas nuit, pas sombre, c'est le monde tout entier qui est noir, naturellement noir, comme sur le négatif d'une photographie, et seules sont blanches, ou peut-être grises, les lames que ton passage soulève de chaque côté de ton nez, le long de tes yeux qui sont peut-être les flancs du navire, là, où, autrefois, s'inscrivait l'as de pique, comme s'il n'avait été que le prélude à ce sillage, trace blanchâtre et ondulante que tu creuses devant toi en glissant sur l'eau noire. L'eau t'entoure de toutes parts, mer noire, immobile, extraordinairement plate, même pas phosphorescente, et pourtant, tu as l'impression que tu pourrais découvrir chaque détail, le moindre nuage s'il y avait un ciel, la plus petite terre s'il y avait un horizon. Mais il n'y a que la mer, et tu es tout entier étrave creusant sans effort, sans bruit, sans vibration, les traces blanches et profondes de ton passage, comme un soc de charrue retournant un champ.

Bientôt, pourtant, quelque part au-dessus, comme dans un cartouche, comme si un écran apparaissait et qu'un négatif de film cinématographique y était projeté, il y a le même navire, mais maintenant vu d'en haut, en entier, et tu es, toi, sur le pont, accoudé au bastingage, ou plutôt au plat-bord, dans une position assez romantique. Pendant longtemps, l'impression dédoublée reste absolument précise, et même, si quelque chose t'irrite, te tracasse, c'est que tu ne parviens plus à savoir si tu es d'abord l'étrave seule glissant sur la mer noire et soulevant des vagues blanches et ensuite, presque en même temps, quelque chose comme la conscience d'être cette étrave, c'est-à-dire, au-dessus, le navire tout entier dont tu es le passager immobile accoudé sur le pont dans une posture un peu romantique, ou bien si, au contraire, il y a d'abord le navire entier glissant sur la mer noire, avec toi, seul passager, accoudé à la passerelle, puis, démesurément grossi, un détail seul de ce navire, l'étrave, fendant les flots, soulevant de chaque côté deux vagues blanches, épaisses, mais peut-être un peu trop bien dessinées pour être vraiment des vagues, ce sont plutôt des plis, des drapés, avec quelque chose d'un peu majestueux, de presque ralenti.

Longtemps, les deux navires, la partie et le tout, ton nez étrave et ton corps paquebot naviguent de conserve sans que rien te permette de les dissocier : tu es tout à la fois l'étrave et le navire et toi sur le navire. Puis, naît une première contradiction, mais c'est peut-être seulement une illusion d'optique imputable à la différence des échelles, des perspectives : il te semble que le navire va lentement, de plus en plus lentement, peut-être un peu comme si tu le voyais avec de plus en plus de recul, de plus en plus haut, mais pourtant, toi, accoudé au bastingage, tu ne diminues pas du tout, tu restes toujours aussi visible, et que l'étrave, elle, va de plus en plus vite, qu'elle ne glisse plus, mais qu'elle file sur l'eau noire, comme une vedette, ou même comme un hors-bord, et plus du tout comme un paquebot de ligne. Alors, et c'est tout de suite beaucoup plus grave, comme si tu savais, par expérience peut-être, que ce qui est en train de se former est le commencement de la fin, parce que jamais tu ne pourras supporter plus de quelques instants, plus de quelques secondes, l'intensité de ce qui s'annonce, bien que rien encore ne se soit révélé, sinon, peut-être, tout au plus, un signe

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Marcel Proust Le Côté de GuermantesFrance 1914 Genre de texte romanContexteCe rêve se situe vers le milieu du Côté de Guermantes I. Marcel, de retour à Paris, s'arrange pour croiser régulièrement le chemin de Mme de Guermantes lors de ses promenades matinales. Comme il est resté éveillé toute la nuit, ses parents lui disent de se coucher dans l'après-midi.

NotesUn critique voit dans cette «cité gothique» une allégorie du milieu fœtal et un véritable microcosme de l’œuvre (Michel Fournier, «Une synthèse de l’imagination proustienne : le rêve d’une mer gothique aux flots immobilisés» dans C. Vandendorpe, Le récit de rêve, Québec, Nota Bene, 2005, p. 163-182).

Texte témoinMarcel Proust, à la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, collection «Quarto», 1999, p. 857-58.

Édition originaleMarcel Proust, le Côté de Guermantes, Paris, Grasset,1914.

Un rêve familier

Une cité gothique Comme je sortais le matin, après être resté éveillé toute la nuit, l'après-midi mes parents me disaient de me coucher un peu et de chercher le sommeil. Il n'y a pas besoin pour savoir le trouver de beaucoup de réflexion, mais l'habitude y est très utile et même l'absence de la réflexion. Or, à ces heures-là, les deux me faisaient défaut. Avant de m'endormir je pensais si longtemps que je ne le pourrais, que, même endormi, il me restait un peu de pensée. Ce n'était qu'une lueur dans la presque obscurité, mais elle suffisait pour faire se refléter dans mon sommeil, d'abord l'idée que je ne pourrais dormir, puis, reflet de ce reflet, que c'était en dormant que j'avais eu l'idée que je ne dormais pas, puis par une réfraction nouvelle, mon éveil... à un nouveau somme où je voulais raconter à des amis qui étaient entrés dans ma chambre, que tout à l'heure en dormant, j'avais cru que je ne dormais pas. Ces ombres étaient à peine distinctes: il eût fallu une grande et bien vaine délicatesse de perception pour les saisir. Ainsi plus tard, à Venise, bien après le coucher du soleil, quand il semble qu'il fasse tout à fait nuit, j'ai vu, grâce à l'écho invisible pourtant d'une dernière note de lumière indéfiniment tenue sur les canaux comme par l'effet de quelque pédale optique, les reflets des palais déroulés comme à tout jamais en velours plus noir sur le gris crépusculaire des eaux. Un de mes rêves était la synthèse de ce que mon imagination avait souvent cherché à se représenter, pendant la veille, d'un certain paysage marin et de son passé médiéval. Dans mon sommeil je voyais une cité gothique au milieu d'une mer aux flots immobilisés comme sur un vitrail. Un bras de mer divisait en deux la ville; l'eau verte s'étendait à mes pieds; elle baignait sur la rive opposée une église orientale, puis des maisons qui existaient encore dans le XIVe siècle, si bien qu'aller vers elles, c'eût été remonter le cours des âges. Ce rêve où la nature avait appris l'art, où la mer était devenue gothique, ce rêve où je désirais, où je croyais aborder à l'impossible, il me semblait l'avoir déjà fait souvent. Mais comme c'est le propre de ce qu'on imagine en dormant de se multiplier dans le passé, et de paraître, bien qu'étant nouveau, familier, je crus m'être trompé. Je

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m'aperçus au contraire que je faisais en effet souvent ce rêve.

Les amoindrissements mêmes qui caractérisent le sommeil se reflétaient dans le mien, mais d'une façon symbolique : je ne pouvais pas dans l'obscurité distinguer le visage des amis qui étaient là, car on dort les yeux fermés; moi qui me tenais sans fin des raisonnements verbaux en rêvant, dès que je voulais parler à ces amis, je sentais le son s'arrêter dans ma gorge, car on ne parle pas distinctement dans le sommeil; je voulais aller à eux et je ne pouvais pas déplacer mes jambes, car on n'y marche pas non plus; et tout à coup, j'avais honte de paraître devant eux, car on dort déshabillé. Telle, les yeux aveugles, les lèvres scellées, les jambes liées, le corps nu, la figure du sommeil que projetait mon sommeil lui-même avait l'air de ces grandes figures allégoriques où Giotto a représenté l'Envie avec un serpent dans la bouche, et que Swann m'avait données.

Marcel Proust Du côté de chez SwannFrance 1919 Genre de texte RomanContexteTout jeune, le narrateur se promenait du côté de Guermantes, où se trouvait le château.

Texte témoinÀ la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, collection «Quarto», 1999, p. 142.

Rêve de Marcel écrivain

Pêche à la truite Puis il arriva que sur le côté de Guermantes je passai parfois devant de petits enclos humides où montaient des grappes de fleurs sombres. Je m'arrêtais, croyant acquérir une notion précieuse, car il me semblait avoir sous les yeux un fragment de cette région fluviatile que je désirais tant connaître depuis que je l’avais vue décrite par un de mes écrivains préférés. Et ce fut avec elle, avec son sol imaginaire traversé de cours d'eau bouillonnants, que Guermantes, changeant d'aspect dans ma pensée, s'identifia, quand j'eus entendu le docteur Percepied nous parler des fleurs et des belles eaux vives qu'il y avait dans le parc du château. Je rêvais que Mme de Guermantes m’y faisait venir, éprise pour moi d’un soudain caprice; tout le jour elle y pêchait la truite avec moi. Et le soir me tenant par la main, en passant devant les petits jardins de ses vassaux, elle me montrait le long des murs bas, les fleurs qui y appuient leurs quenouilles violettes et rouges et m’apprenait leurs noms. Elle me faisait lui dire le sujet des poèmes que j’avais l’intention de composer. Et ces rêves m’avertissaient que puisque je voulais un jour être un écrivain, il était temps de savoir ce que je comptais écrire.

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Marcel Proust Sodome et GomorrheFrance 1922 Genre de texte romanContexteCet extrait se situe à la fin du premier chapitre de Sodome et Gomorrhe II, «Les intermittences du cœur».Le narrateur se remémore sa grand-mère et «ravive» la peine qu'il n'a pas connue à sa mort. Marcel rêve deux fois d'elle. On trouve ici le premier rêve, qui découle du souvenir de sa mauvaise humeur exprimée alors qu'elle se faisait belle pour être photographiée par Saint-Loup.

Texte témoinMarcel Proust, À la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, Collection «Quarto», 1999, p. 1330-1332.

Édition originaleMarcel Proust, À la recherche du temps perdu : Sodome et Gomorrhe II, 3 vol., Paris, Gallimard, 1922.

Marcel rêve de sa grand-mère I

Remords de n'avoir pas assez aimé Peut-être pourtant l'instinct de conservation, l'ingéniosité de l'intelligence à nous préserver de la douleur, commençant déjà à construire sur des ruines encore fumantes, à poser les premières assises de son œuvre utile et néfaste, goûtais-je trop la douceur de me rappeler tels et tels jugements de l'être chéri, de me les rappeler comme si elle eût pu les porter encore, comme si elle existait, comme si je continuais d'exister pour elle. Mais, dès que je fus arrivé à m'endormir, à cette heure, plus véridique, où mes yeux se fermèrent aux choses du dehors, le monde du sommeil (sur le seuil duquel l'intelligence et la volonté momentanément paralysées ne pouvaient plus me disputer à la cruauté de mes impressions véritables) refléta, réfracta la douloureuse synthèse de la survivance et du néant, dans la profondeur organique et devenue translucide des viscères mystérieusement éclairés. Monde du sommeil, où la connaissance interne, placée sous la dépendance des troubles de nos organes, accélère le rythme du cœur ou de la respiration, parce qu'une même dose d'effroi, de tristesse, de remords, agit, avec une puissance centuplée si elle est ainsi injectée dans nos veines; dès que, pour y parcourir les artères de la cité souterraine nous nous sommes embarqués sur les flots noirs de notre propre sang comme sur un Léthé intérieur aux sextuples replis, de grandes figures solennelles nous apparaissent, nous abordent et nous quittent, nous laissant en larmes. Je cherchai en vain celle de ma grand-mère dès que j'eus abordé sous les porches sombres; je savais pourtant qu'elle existait encore, mais d'une vie diminuée, aussi pâle que celle du souvenir; l'obscurité grandissait, et le vent; mon père n'arrivait pas qui devait me conduire à elle. Tout d'un coup la respiration me manqua, je sentis mon cœur comme durci, je venais de me rappeler que depuis de longues semaines j'avais oublié d'écrire à ma grand-mère. Que devait-elle penser de moi? «Mon Dieu, me disais-je, comme elle doit être malheureuse dans cette petite chambre qu'on a louée pour elle, aussi petite que pour une ancienne domestique, où elle est toute seule avec la garde qu'on a placée pour la soigner et où elle ne peut pas bouger, car elle est toujours un peu paralysée et n'a pas

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voulu une seule fois se lever! Elle doit croire que je l'oublie depuis qu'elle est morte, comme elle doit se sentir seule et abandonnée! Oh! il faut que je coure la voir, je ne peux pas attendre une minute, je ne peux pas attendre que mon père arrive; mais où est-ce? comment ai-je pu oublier l'adresse? pourvu qu'elle me reconnaisse encore! Comment ai-je pu l'oublier pendant des mois? » Il fait noir, je ne trouverai pas, le vent m'empêche d'avancer; mais voici mon père qui se promène devant moi; je lui crie «Où est grand-mère? dis-moi l'adresse. Est-elle bien? Est-ce bien sûr qu'elle ne manque de rien? — Mais non, me dit mon père, tu peux être tranquille. Sa garde est une personne ordonnée. On envoie de temps en temps une toute petite somme pour qu'on puisse lui acheter le peu qui lui est nécessaire. Elle demande quelquefois ce que tu es devenu. On lui a même dit que tu allais faire un livre. Elle a paru contente. Elle a essuyé une larme». Alors je crus me rappeler qu'un peu après sa mort, ma grand-mère m'avait dit en sanglotant d'un air humble, comme une vieille servante chassée, comme une étrangère «Tu me permettras bien de te voir quelquefois tout de même, ne me laisse pas trop d'années sans me visiter. Songe que tu as été mon petit-fils et que les grands-mères n'oublient pas». En revoyant le visage si soumis, si malheureux, si doux qu'elle avait, je voulais courir immédiatement et lui dire ce que j'aurais dû lui répondre alors : «Mais, grand-mère, tu me verras autant que tu voudras, je n'ai que toi au monde, je ne te quitterai plus jamais». Comme mon silence a dû la faire sangloter depuis tant de mois que je n'ai été là où elle est couchée! Qu'a-t-elle pu se dire? Et c'est en sanglotant que moi aussi je dis à mon père : «Vite, vite, son adresse, conduis-moi». Mais lui : «C'est que... je ne sais si tu pourras la voir. Et puis, tu sais, elle est très faible, très faible, elle n'est plus elle-même, je crois que ce te sera plutôt pénible. Et je ne me rappelle pas le numéro exact de l'avenue. — Mais dis-moi, toi qui sais, ce n'est pas vrai que les morts ne vivent plus. Ce n'est pas vrai tout de même, malgré ce qu'on dit, puisque grand-mère existe encore». Mon père sourit tristement : «Oh! bien peu, tu sais, bien peu. Je crois que tu ferais mieux de n'y pas aller. Elle ne manque de rien. On vient tout mettre en ordre. — Mais elle est souvent seule? — Oui, mais cela vaut mieux pour elle. Il vaut mieux qu'elle ne pense pas, cela ne pourrait que lui faire de la peine. Cela fait souvent de la peine, de penser. Du reste, tu sais, elle est très éteinte. Je te laisserai l'indication précise pour que tu puisses y aller; je ne vois pas ce que tu pourrais y faire et je ne crois pas que la garde te la laisserait voir. — Tu sais bien pourtant que je vivrai toujours près d'elle, cerfs, cerfs, Francis Jammes, fourchette». Mais déjà j'avais retraversé le fleuve aux ténébreux méandres, j'étais remonté à la surface où s'ouvre le monde des vivants : aussi si je répétais encore «Francis Jammes, cerfs, cerfs», la suite de ces mots ne m'offrait plus le sens limpide et la logique qu'ils exprimaient si naturellement pour moi il y a un instant encore, et que je ne pouvais plus me rappeler. Je ne comprenais plus même pourquoi le mot Aias, que m'avait dit tout à l'heure mon père, avait immédiatement signifié: «Prends garde d'avoir froid», sans aucun doute possible. J'avais oublié de fermer les volets, et sans doute le grand jour m'avait éveillé. Mais je ne pus supporter d'avoir sous les yeux ces flots de la mer que ma grand-mère pouvait autrefois contempler pendant des heures; l'image nouvelle de leur beauté indifférente se complétait aussitôt par l'idée qu'elle ne les voyait pas; j'aurais voulu boucher mes oreilles à leur bruit, car maintenant la plénitude lumineuse de la plage creusait un vide dans mon cœur; tout semblait me dire comme ces allées et ces pelouses d'un jardin public où je l'avais autrefois perdue, quand j'étais tout enfant : «Nous ne l'avons pas vue», et sous la rotondité du ciel pâle et divin je me sentais oppressé comme sous une immense cloche bleuâtre fermant un horizon où ma grand-mère n'était pas.

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Jean Racine AthalieFrance 1691 Genre de texte TragédieContexteLe songe apparaît à l’acte II, scène V.

L’argument de la pièce repose sur des événements historiques racontés dans la Bible (Rois II, 11). Athalie, fille de Jézabel, fut reine du royaume de Juda vers -830. Lorsqu’elle apprit que son fils Akhazias avait été tué, elle entreprit d’exterminer toute la descendance royale. Son petit-fils Joas échappera au massacre et sera élevé en secret par les prêtres sous le nom d’Eliacin. Le cauchemar survient sept ans plus tard et bouleverse la reine. À la suite de ce récit qu'elle en fait, Athalie rendra visite au temple, où elle reconnaîtra le jeune homme de son rêve, qui n’est autre que Joas, son petit-fils. Comme Joas-Eliacin ne veut pas la suivre au palais, elle fera assiéger le Temple. Mais Joas, déclaré roi par les prêtres, fera exécuter Athalie.

Commentaires«[L]e songe d'Athalie [...] avec son vécu indéniablement chargé, rapporté par une conscience traumatisée, vaut sans doute mieux que le simple morceau de rhétorique conventionnelle et ornementale à quoi il est parfois ramené. Mais cela ne constitue pas encore en soi une preuve d'enracinement du rêve dans la profondeur posychologique de la rêveuse, dans ce qui serait, en langage moderne, son ‹subconcient›. L'angoisse de la narratrice semble relever davantage de l'‹horreur sacrée› que de la découverte des forces obscures qui l'animent en profondeur.» (J.-D. Gollut, Conter les rêves, Paris, José Corti, 1993, p. 24-25.

Julien Gracq est beaucoup moins tendre : «Il y a deux langues poétiques juxtaposées dans les tragédies de Racine. Cette fusion à haute température de la langue précieuse, qui à la fois la fluidifie et en réduit par oxydation les scories — singularité qui rend inimitable dans ses pièces le langage de l'amour — ne se retrouve à aucun degré dans ses récits de rêves et de prodiges, que ce soit dans Phèdre ou dans Athalie. Aussitôt, au contraire, clichés, redondances, hyperboles insipides, lieux communs ampoulés viennent glacer le style ; tout devient ornement, et froid ornement : ce sont les songes, les miracles et les machines des pseudo-Iliades dont le dix-septième siècle a été si prodigue, que nous avons parfaitement oubliées, et dont seules les défaillances d'un poète de génie nous ont conservé le ton apprêté, l'amphigouri ‹poétique›, l'ennui insondable. » (Julien Gracq, En lisant En écrivant, Paris, Corti, 1980, p. 145-146. Cité par Gollut).

Texte témoinParis, Hachette, 1885.

Document disponible sur BNF Gallica

Le songe d’Athalie

Vision prémonitoire ATHALIE. ACTE II , SCÈNE V.

MATHANGrande reine, est-ce ici votre place ?Quel trouble vous agite, et quel effroi vous glace ?

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Parmi vos ennemis que venez-vous chercher ?De ce temple profane osez-vous approcher ?Avez-vous dépouillé cette haine si vive...

ATHALIEPrêtez-moi l'un et l'autre une oreille attentive.[…]Un songe (me devrais-je inquiéter d'un songe?)Entretient dans mon cœur un chagrin qui le ronge.Je l'évite partout, partout il me poursuit.C'était pendant l'horreur d'une profonde nuit.Ma mère Jézabel devant moi s'est montrée,comme au jour de sa mort pompeusement parée.Ses malheurs n'avaient point abattu sa fierté ;Même elle avait encor cet éclat empruntéDont elle eut soin de peindre et d'orner son visage,Pour réparer des ans l'irréparable outrage.«Tremble, m'a-t-elle dit, fille digne de moi.Le cruel Dieu des Juifs l'emporte aussi sur toi.Je te plains de tomber dans ses mains redoutables,Ma fille.» En achevant ces mots épouvantables,Son ombre vers mon lit a paru se baisser ;Et moi, je lui tendais les mains pour l'embrasser.Mais je n'ai plus trouvé qu'un horrible mélangeD'os et de chair meurtris, et traînés dans la fange,Des lambeaux pleins de sang, et des membres affreuxque des chiens dévorants se disputaient entre eux.

ABNER Grand Dieu !

ATHALIE Dans ce désordre à mes yeux se présenteun jeune enfant couvert d'une robe éclatante,Tels qu'on voit des Hébreux les prêtres revêtus.Sa vue a ranimé mes esprits abattus.Mais lorsque revenant de mon trouble funeste,J'admirais sa douceur, son air noble et modeste,J'ai senti tout à coup un homicide acier,Que le traître en mon sein a plongé tout entier.De tant d'objets divers le bizarre assemblagePeut-être du hasard vous paroît un ouvrage.Moi-même quelque temps, honteuse de ma peur,Je l'ai pris pour l'effet d'une sombre vapeur.Mais de ce souvenir mon âme possédéeA deux fois en dormant revu la même idée :Deux fois mes tristes yeux se sont vu retracerCe même enfant toujours tout prêt à me percer.Lasse enfin des horreurs dont j'étois poursuivie,J'allais prier Baal de veiller sur ma vie,Et chercher du repos au pied de ses autels.Que ne peut la frayeur sur l'esprit des mortels ?Dans le temple des Juifs un instinct m'a poussée,Et d'apaiser leur Dieu j'ai conçu la pensée :

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J'ai cru que des présents calmeraient son courroux,Que ce Dieu, quel qu'il soit, en deviendroit plus doux.Pontife de Baal, excusez ma foiblesse.J'entre : le peuple fuit, le sacrifice cesse.Le grand prêtre vers moi s'avance avec fureur.Pendant qu'il me parlait, ô surprise ! ô terreur !J'ai vu ce même enfant dont je suis menacée,Tel qu'un songe effrayant l'a peint à ma pensée.Je l'ai vu : son même air, son même habit de lin,Sa démarche, ses yeux, et tous ses traits enfin.C'est lui-même. Il marchait à côté du grand prêtre ;Mais bientôt à ma vue on l'a fait disparaître.Voilà quel trouble ici m'oblige à m'arrêter,Et sur quoi j'ai voulu tous deux vous consulter.Que présage, Mathan, ce prodige incroyable ?

MATHAN.Ce songe et ce rapport, tout me semble effroyable.

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Charles Ferdinand Ramuz JournalSuisse 1949 Genre de texte JournalContexteCe journal couvre une période s’étendant de 1895 à 1947. Le récit de rêve se trouve dans l’entrée du 4 juin 1904.

Texte témoinLausanne : Editions de l’Aire, 1978, vol. I, p. 117-118

Vision de cauchemar

Un cheval aux dents arrachées 4 juin 1904. Rêve de la dernière nuit. – J’étais au bord d’un large fleuve dans une grande ville. Le fleuve était d’un brun sombre, les maisons alignées sur les berges d’un gris noir et le ciel plombé. Les rues étaient désertes. Il n’y avait sous le ciel nul autre être que moi. Un pont franchissait le fleuve; il était de fer et d’une seule arche; je m’y engageai. Il fallait monter, puis redescendre, car le pont était très bombé. Alors, pendant que je marchais, je vis au sommet du pont deux chevaux entourés d’hommes. Les chevaux étaient immobiles, la tête tournée vers le fleuve. J’entendais un bruit de marteaux. Et je continuais à marcher en me demandant ce que faisaient là, dans cette solitude plus triste que la mort, ces hommes et ces chevaux. Mais, pendant que j’étais occupé par ces pensées, je vis venir à moi un des chevaux qu’un homme tenait par la bride. Et, quand la bête passa près de moi, je vis qu’elle avait la bouche ouverte; et il y avait des trous noirs à la place des dents et le sang coulait à longs fils des mâchoires. Rien n’était plus horrible. Pourtant, je continuai d’avancer; le bruit de marteaux ne cessait pas. Quand je fus près du groupe qui était resté au milieu du pont, je distinguai la scène qu’une sorte de crépuscule m’avait dérobée jusque là. A mesure que j’approchais, je la devinais mieux, et enfin je vis tout. Les trois hommes qui restaient maintenaient le second cheval; l’un d’eux lui tenait les jambes de devant, l’autre la bouche ouverte au moyen d’une sorte de cric; le troisième, armé d’un ciseau et d’un marteau attaquait les grandes dents blanches l’une après l’autre; trois déjà manquaient; mais la quatrième était plus solide et l’homme s’obstinait; et, comme j’arrivais près de lui, le cheval se cabra en poussant un long cri de douleur et ce cri était comme un cri d’homme désespéré; mais les hommes rendus furieux redoublèrent; et, pendant que je m’enfuyais, les coups de marteau et les cris du cheval me poursuivaient à intervalles réguliers jusqu’à ce que, me retournant, je ne visse plus qu’une masse confuse, au-dessus de la surface huileuse des eaux.

Netteté plus que réelle, photographique et sans couleur, comme sous un voile de suie.

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Arthur Rimbaud Les déserts de l’amourFrance 1871 Genre de texte Prose poétiqueTexte témoinVers nouveaux. Une saison en enfer, préface, notice et notes par Jean-Luc Steinmetz, GF-Flammarion, 1989, p. 84-85

Tristesse amoureuse

Les servantes C'est certes la même campagne. La même maison rustique de mes parents: la salle même où les dessus de porte sont des bergeries roussies, avec des armes et des lions. Au dîner, il y a un salon avec des bougies et des vins et des boiseries rustiques. La table à manger est très grande. Les servantes! Elles étaient plusieurs, autant que je m'en suis souvenu. - Il y avait là un de mes jeunes amis anciens, prêtre et vêtu en prêtre, maintenant: c'était pour être plus libre. Je me souviens de sa chambre de pourpre, à vitres de papier jaune; et ses livres, cachés, qui avaient trempé dans l'océan! Moi j'étais abandonné, dans cette maison de campagne sans fin : lisant dans la cuisine, séchant la boue de mes habits devant les hôtes, aux conversations du salon: ému jusqu'à la mort par le murmure du lait du matin et de la nuit du siècle dernier. J'étais dans une chambre très sombre: que faisais-je? Une servante vint près de moi: je puis dire que c'était un petit chien: quoiqu'elle fût belle, et d'une noblesse maternelle inexprimable pour moi: pure, connue, toute charmante! Elle me pinça le bras. Je ne me rappelle même plus bien sa figure: ce n'est pas pour me rappeler son bras, dont je roulai la peau dans mes deux doigts; ni sa bouche, que la mienne saisit comme une petite vague désespérée, minant sans fin quelque chose. Je la renversai dans une corbeille de coussins et de toiles de navire, en un coin noir. Je ne me rappelle plus que son pantalon à dentelles blanches. — Puis, ô désespoir, la cloison devint vaguement l'ombre des arbres; et je me suis abîmé sous la tristesse amoureuse de la nuit.

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Jean-Paul Sartre L'ImaginaireFrance 1940 Genre de texte essai philosophiqueContexteLe rêve se situe à la toute fin de l'essai, dans la dernière subdivision (« Le rêve ») de la quatrième partie intitulée « La Vie imaginaire ».

Sartre débute son essai en abordant la question du certain, et en définissant la notion d'image. Ensuite, l'auteur passe du certain au probable. Il est clair qu'il se dirige du concret au plus abstrait car, en troisième lieu, il inclut l'image dans la vie psychique pour entrer, en un quatrième temps, dans la vie imaginaire elle-même. C'est à la toute fin de cette partie que, dans le chapitre « Le rêve », l'auteur donne à titre d'exemple un de ses rêves.

Texte témoinJean-Paul Sartre, l'Imaginaire : psychologie phénoménologique de l'imagination, Paris, Gallimard (coll. « Bibliothèque des idées »), 1940, p. 222-223.

Édition originaleJean-Paul Sartre, l'Imaginaire : psychologie phénoménologique de l'imagination, Paris, Gallimard, 1940.

Imaginaire et émotions

Poursuivi par un faux-monnayeur Voici, par exemple, un rêve que j'ai fait l'an dernier. J'étais poursuivi par un faux-monnayeur. Je me réfugiais dans une chambre blindée, mais il commençait, de l'autre côté du mur, à en faire fondre le blindage avec un chalumeau oxhydrique. Or, je me voyais, d'une part, transi dans la chambre et attendant -- en me croyant en sûreté -- et d'autre part, je le voyais de l'autre côté du mur en train de faire son travail de forage. Je savais donc ce qui allait arriver à l'objet-moi, qui l'ignorait encore et cependant l'épaisseur de la muraille qui séparait le faux-monnayeur de l'objet-moi était une distance absolue, orientée de lui à l'objet-moi. Et puis, tout d'un coup, au moment où le faux-monnayeur allait achever son travail, l'objet moi a su qu'il allait percer la muraille, c'est-à-dire que je l'ai soudain imaginé comme le sachant, sans me préoccuper d'ailleurs de justifier cette nouvelle connaissance, et l'objet-moi s'est enfui juste à temps par la fenêtre.

Ces quelques remarques nous permettront de mieux comprendre la distinction que chacun est bien obligé d'opérer entre les sentiments imaginaires et les sentiments réels que nous éprouvons en rêve. Il est des rêves où l'objet-moi est terrifié et cependant nous ne les appellerons pas des cauchemars, parce que le dormeur, lui, est fort paisible. Il s'est donc borné à doter l'objet-moi des sentiments qu'il devait éprouver pour la vraisemblance même de la situation. Ce sont des sentiments imaginaires, qui ne « prennent » guère plus le dormeur que ce qu'on a coutume d'appeler « abstrait émotionnel ». C'est que le rêve ne motive pas toujours des émotions réelles chez le dormeur; pas plus qu'un roman, même s'il retrace des événements horribles, ne parvient toujours à nous émouvoir. Je puis assister, impassible, aux aventures de l'objet-moi.

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Étienne Pivert de Senancour Obermann France 1840 Genre de texte prose essaiContexteLe récit se situe à la fin du texte formé de 89 lettres, dans la lettre lxxxv (Imenstrom, 12 octobre, neuvième année).

Inadapté à la vie en société, Oberman part en voyage dans le but de trouver la paix intérieure. Il confie ses impressions et réflexions par lettre à un ami. Il fait ce commentaire sur les songes alors qu'il se trouve dans une maison de campagne isolée, rongé par l'ennui et par le désespoir de n'avoir pas trouvé la tranquillité et le bonheur qu'il cherchait.

Texte témoinObservations, T. 1, Michaut, Paris, Société nouvelle de librairie et d\\'édition, 1913, pages 200-203.

Impressions de voyage

Puissance des rêves D'autres fois je me trouve dans une situation indéfinissable; je ne dors ni ne veille, et cette incertitude me plaît beaucoup. J'aime à mêler, à confondre les idées du jour et celles du sommeil. Souvent il me reste un peu de l'agitation douce que laisse un songe animé, effrayant, singulier, rempli de ces rapports mystérieux et de cette incohérence pittoresque qui amusent l'imagination. Le génie de l'homme éveillé n'atteindrait pas à ce que lui présentent les caprices de la nuit.

Il y a quelque temps que je vis une éruption de volcan; mais jamais l'horreur des volcans ne fut aussi grande, aussi épouvantable, aussi belle. Je voyais d'un lieu élevé; j'étais, je crois, à la fenêtre d'un palais, et plusieurs personnes étaient auprès de moi. C'était pendant la nuit, mais elle était éclairée. La Lune et Saturne paraissaient dans le ciel, entre des nuages épars, et entraînés rapidement, quoique tout le reste fût calme. Saturne était près de la Terre; il paraissait plus grand que la Lune, et son anneau, blanc comme le métal que le feu va mettre en fusion, éclairait la plaine immense cultivée et peuplée. Une longue chaîne, très-éloignée, mais bien visible, de monts neigeux, élevés, uniformes, réunissait la plaine et les cieux. J'examinais : un vent terrible passe sur la campagne, enlève et dissipe culture, habitations, forêts; et en deux secondes ne laisse qu'un désert de sable aride, rouge et comme embrasé par un feu intérieur. Alors l'anneau de Saturne se détache, il glisse dans les cieux, il descend avec une rapidité sinistre, il va toucher la haute cime des neiges; et en même temps elles sont agitées et comme travaillées dans leurs bases; elles s'élèvent, s'ébranlent et roulent sans changer, comme les vagues énormes d'une mer que le tremblement du globe entier soulèverait. Après quelques instants, des feux vomis du sommet de ces ondes blanches retombent des cieux où ils se sont élancés, et coulent en fleuves brûlants. Les monts étaient pâles et embrasés selon qu'ils s'élevaient ou s'abaissaient dans leur mouvement lugubre; et ce grand désastre s'accomplissait au milieu d'un silence plus lugubre encore. Vous pensez sans doute que dans cette ruine de la terre, je m'éveillai plein d'horreur avant la catastrophe; mais mon songe n'a pas fini selon les règles. Je ne m'éveillai point; les feux cessèrent, l'on se trouva dans un grand calme. Le temps était obscur; on ferma les fenêtres, on se mit à jaser dans le salon, nous parlâmes du feu d'artifice, et mon rêve continua.

J'entends dire et répéter que nos rêves dépendent de ce dont nous avons été frappés les jours précédents. Je crois bien que nos rêves, ainsi que toutes nos idées et nos sensations, ne sont composés que de parties déjà familières et dont nous avons fait l'épreuve; mais je pense que ce composé n'a souvent pas d'autre rapport avec le passé. Tout ce que nous imaginons ne peut être

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formé que de ce qui est; mais nous rêvons, comme nous imaginons, des choses nouvelles, et qui n'ont souvent, avec ce que nous avons vu précédemment, aucun rapport que nous puissions découvrir.

Quelques-uns de ces rêves reviennent constamment de la même manière, et semblables dans plusieurs de leurs moindres détails, sans que nous y pensions durant l’intervalle qui s’écoule entre ces diverses époques. J’ai vu en songe des sites plus beaux que tous ceux des Alpes, plus beaux que ceux que j’aurais pu imaginer, et je les ai vus toujours les mêmes. Dès mon enfance je me suis trouvé, en rêve, auprès d’une des premières villes de l’Europe. L’aspect du pays différait essentiellement de celui des terres qui environnent réellement cette capitale, que je n’ai jamais vue; et toutes les fois que j’ai rêvé qu’étant en voyage, j’approchais de cette ville, j’ai toujours trouvé le pays tel que je l’avais rêvé la première fois, et non pas tel que je le sais être. Douze ou quinze fois peut-être, j’ai vu en rêve un lieu de la Suisse que je connaissais déjà avant le premier de ces rêves; et néanmoins, quand j’y passe ainsi en songe, je le vois très différent de ce qu’il est réellement, et toujours comme je l’ai rêvé la première fois.

Il y a plusieurs semaines que j’ai vu une vallée délicieuse, si parfaitement disposée selon mes goûts, que je doute qu’il en existe de semblables. La nuit dernière je l’ai vue encore, et j’y ai trouvé de plus un vieillard, tout seul, qui mangeait de mauvais pain à la porte d’une petite cabane fort misérable. Je vous attendais, m’a-t-il dit; je savais que vous deviez venir; dans quelques jours je n’y serai plus, et vous trouverez ici du changement. Ensuite nous avons été sur le lac, dans un petit bateau qu’il a fait tourner en se jetant dans l’eau. J’allai au fond; je me noyais et je m’éveillai.

Fonsalbe prétend qu’un tel rêve doit être prophétique, et que je verrai un lac et une vallée semblables. Afin que le songe s’accomplisse, nous avons arrêté que si je trouve jamais un pareil lieu, j’irai sur l’eau, pourvu que le bateau soit bien construit, que le temps soit calme, et qu’il n’y ait point de vieillard.

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Michel Serres DétachementFrance 1983

Genre de texte Apologue

ContexteCe récit se trouve au début d’une section. Il introduit une méditation sur l’arbre, le bois, le rameau d’or. Serres interroge son rêve à travers le symbolisme de l’arbre du savoir «devenu un arbre sec». Il termine cette section par une analyse d’un tableau de Petrus Christus, La Madone à l’arbre sec, reproduit ci-dessous.

NotesMichel Serres, né en 1930, est un philosophe et épistémologue.

CommentairesIl y a ici télescopage de l'imagerie végétale et animale.

Texte témoinDétachement, Paris, Flammarion, 1983, p. 81-84.

Bestiaire végétal

Arbres de mort, arbre de vie Arbres de mort Je ne rêve jamais qu’une ou deux fois l’année, à peine, mes nuits sont noires, mes jours sont pleins de sens, je ne rêve jamais qu’au milieu du jour, je rêve par métier, artisanat, travail, orfèvrerie. J’ai pourtant rêvé, l’une de ces nuits rares, que j’étais dans une forêt, c’était, je m’en souviens, dans les Indes, je marchais parmi des arbres gigantesques et, soudain, je me suis trouvé devant un tronc énorme, monstrueux, qui bifurquait partout, dans son espace, en branches ou embranchements dont chacun s’achevait par un animal, un lion, un ours ou un léopard. Cet arbre était, à lui seul, une forêt de tigres, de girafes, de pandas et de loups. Il y avait beaucoup de fauves, très forts, très puissants. Le bras de chaque branche se jetait dans l’épine dorsale d’une bête. Chacune bougeait un peu mais restait attachée, puisque son corps s’identifiait, du bas ou de l’arrière, au bois de l’arbre. C’était terrifiant, hideux comme la tête de Méduse hérissée de serpents, toute la chevelure de ce buisson ardent et charnu remuait, se tordait, feulait. Toute l’arche de Noé, tel un végétal, était sortie de terre sur la colonne du tronc. C’était terrifiant, mais c’était très doux. Il émanait de cette plante une richesse, une satisfaction, une plénitude qui me comblaient. Les fauves mêmes y faisaient le gros dos. Il me semblait que j’avais toujours su que le bois était de chair, que, si les branches bifurquaient, il fallait bien que cette chair changeât de genre. Ce multiple en folie réglée me donnait du ravissement, une grande réjouissance douce et paisible.

Je n’ai jamais oublié cet arbre, ce bouquet de vie flamboyant et reproductif. Ce grand végétal animal est l’arbre des espèces. Il est l’arbre de vie, peut-être, j’ai trouvé l’arbre du savoir.

*

Je ne sais pas si l’humanité rêve, collectivement, je ne sais pas s’il existe des rêves que nous faisons ensemble, cauchemars de foule ou songes de groupe, un songe par monde: rêves latins anciens pour ceux qui parlaient le latin, songes juifs d’écriture juive, rêves français pour l’histoire de France, croyez-vous qu’une histoire, une culture ou une langue soient taillées dans un commun tissu de songes? Aimer quelqu’un, vivre avec lui, est-ce rêver le même récit?

Je n’ai jamais tenté dans mon songe des Indes — je ne suis pas indien —, je n’ai jamais tenté de

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cueillir quelque fruit, de prendre quelque branche, de briser, d’emporter un quelconque rameau parmi la frondaison proliférante de mon végétal vivant. En chaque point, un fauve veillait. Il n’était pas question d’avancer la main. Pourtant les animaux, mouvants, semblaient dormir, comblés, comblés de revenir à leur branche d’origine, semblaient dormir d’un sommeil végétal, immobile, et pourtant, mouvants, ils veillaient. Veillaient, dormaient, mouvants, immobiles, animaux, végétaux. J’imagine que l’arbre est leur rêve collectif. Ou qu’ils sont l’éveil des rêves de l’arbre. Que mon rêve est la somme de tous leurs songes réunis. De quelle racine suis-je, moi, la procession? Sur quelle branche suis-je enté? Voici notre collectivité de vie. En suis-je, n’en suis-je pas? Si j’avance la main, est-ce un rameau de plus qui se tordra dans la chevelure mouvante de l’arbre, si j’avance la main, ma main sera-t-elle un rameau, si j’avance la main, ma main devra-t-elle briser un rameau de l’arbre, si j’avance la main, ma main sera-t-elle brisée par un croc acéré comme un faible rameau?

Petrus Christus, La Madone à l’arbre sec (Collection Thyssen-Bornemisza. Lugano).

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Paul Verlaine Mémoires d’un veufFrance 1886 Genre de texte ContexteLes récits de rêve se situent dans le premier texte du recueil intitulé « Quelques-uns de mes rêves ». Verlaine avait alors 42 ans.

Texte témoinOeuvres en prose complètes, texte établi, présenté et annoté par Jacques Borel, Paris : Gallimard, 1972, p. 62-63.

Paris en rêveUn corps de garde

«Quelques-uns de mes rêves»J’entreprends de décrire aussi minutieusement que possible quelques-uns de mes rêves de chaque nuit, ceux, bien entendu, qui m’en paraissent dignes par leur allure arrêtée ou par leur évolution dans une atmosphère quelque peu respirable à des gens réveillés.

Je vois souvent Paris. Jamais comme il est. C’est une ville inconnue, absurde et de tous aspects. Je l’entoure d’une rivière étroite très encaissée entre deux files d’arbres quelconques. Des toits rouges luisent entre des verdures très vertes. Il fait un lourd temps d’été, avec de gros nuages extrêmement foncés, à ramages, comme dans les ciels des paysages historiques, et du soleil des plus jaunes à travers. Un paysage paysan, vous voyez. Pourtant, quand je jette les yeux du côté de la ville, sur l’autre rive, il y a encore des maisons, cours et cités où sèchent des linges et d’où partent des voix, les horribles maisons de plâtre du vrai Paris suburbain, qui rappellent assez la plaine Saint-Ouen et toute cette rue militaire du Nord, mais plus clairsemée en plus d’accidents. J’ai toujours peur par là, et ça y sent la tradition d’attaques nocturnes et autres. Serait-ce une trop vague réminiscence d’un canal Saint-Martin fantomatique ?

Je ne sais comment on pénètre dans la ville proprement dite et c’est sans transition que me voici sur trois places successives, toutes la même, petites, carrées, maisons blanches à arcades. Sur le trottoir et sur la chaussée pas un chat qu’un commissionnaire qui, je ne sais pourquoi, me parle et me montre du doigt la plaque indicatrice au coin d’une des places. Il rit, trouve ça bête, je ne me souviens plus à quel propos, et j’oublie le nom de la place que j’ai pourtant lu. Il m’indique l’ambassade d’Angleterre où je me rends. C’est sur une place dans une des maisons basses à arcades. Un grenadier rouge monte la garde : bonnet à poil sans rien après, plumes, cocarde ni orfèvreries. Courte tunique à parements blancs, pantalon noir à liséré rouge mince. J’entre, je gravis un escalier officiel de granit blanc à haute rampe. Sur les marches et sur la rampe sont assis ou couchés et vautrés des Écossais et des Écossaises en poses plus ou moins abandonnées. À l’espèce d’entresol où mène l’escalier, la scène change ou plutôt s’accentue. O de quelle bizarre sorte ! C’est une façon de corps de garde : des armes brillantes rangées en un coin, et sur les lits de camp et sur le parquet de dalles. Presque nus, toujours avec quelque partie caractéristique de costume, la toque à plume d’aigle, la courte jupe rayée vert et rouge, ou les brodequins, hommes et femmes, chastes et si blancs, si lestes ! se meuvent en de fiers jeux, en des badinages courageux que scandent fraîchement ces rires à belles dents, ces chansons à tue-tête de leurs montagnes...

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Voltaire Contes en vers et en proseFrance 1737 Genre de texte conteContexteCet ouvrage regroupe les contes de Voltaire dont Micromégas , Zadig, Candide et Songe de Platon dans lequel figure ce récit de rêve.

Texte témoinContes en vers et en prose éd. par Sylvain Menant, Paris, Bordas, 1992, t. I.

Le songe de Platon

Tout est pour le mieux… Platon rêvait beaucoup, et on n’a pas moins rêvé depuis. Il avait songé que la nature humaine était autrefois double, et qu’en punition de ses fautes elle fut divisée en mâle et femelle.

Il avait prouvé qu’il ne peut y avoir que cinq mondes parfaits, parce qu’il n’y a que cinq corps réguliers en mathématiques. Sa République fut un de ses grands rêves. Il avait rêvé encore que le dormir naît de la veille, et la veille du dormir, et qu’on perd sûrement la vue en regardant une éclipse ailleurs que dans un bassin d’eau. Les rêves alors donnaient une grande réputation.

Voici un de ses songes, qui n’est pas un des moins intéressants. Il lui sembla que le grand Démiourgos, l’éternel Géomètre, ayant peuplé l’espace infini de globes innombrables, voulut éprouver la science des génies qui avaient été témoins de ses ouvrages. Il donna à chacun d’entre eux un petit morceau de matière à arranger, à peu près comme Phidias et Zeuxis auraient donné des statues et des tableaux à faire à leurs disciples, s’il est permis de comparer les petites choses aux grandes.

Démogorgon eut en partage le morceau de boue qu’on appelle la terre et, l’ayant arrangé de la manière qu’on le voit aujourd’hui, il prétendait avoir fait un chef-d’oeuvre. Il pensait avoir subjugué l’envie, et attendait des éloges même de ses confrères; il fut bien surpris d’être reçu d’eux avec des huées.

L’un d’eux, qui était un fort mauvais plaisant, lui dit: «Vraiment vous avez fort bien opéré; vous avez séparé votre monde en deux, et vous avez mis un grand espace d’eau entre les deux hémisphères, afin qu’il n’y eût point de communication de l’un à l’autre. On gèlera de froid sous vos deux pôles, on mourra de chaud sous votre ligne équinoxiale. Vous avez prudemment établi de grands déserts de sables, pour que les passants y mourussent de faim et de soif. Je suis assez content de vos moutons, de vos vaches, et de vos poules; mais franchement, je ne le suis pas trop de vos serpents et de vos araignées. Vos oignons et vos artichauts sont de très bonnes choses; mais je ne vois pas quelle a été votre idée en couvrant la terre de tant de plantes venimeuses, à moins que vous n’ayez eu le dessein d’empoisonner ses habitants. Il me paraît d’ailleurs que vous avez formé une trentaine d’espèces de singes, beaucoup plus d’espèces de chiens, et seulement quatre ou cinq espèces d’hommes: il est vrai que vous avez donné à ce dernier animal ce que vous appelez la raison; mais, en conscience, cette raison-là est trop ridicule, et approche trop de la folie. Il me paraît d’ailleurs que vous ne faites pas grand cas de cet animal à deux pieds, puisque vous lui avez donné tant d’ennemis et si peu de défense, tant de maladies et si peu de remèdes, tant de passions et si peu de sagesse. Vous ne voulez pas apparemment qu’il reste beaucoup de ces animaux-là sur terre: car, sans compter les dangers auxquels vous les exposez, vous avez si bien fait votre compte qu’un jour la petite vérole emportera tous les ans régulièrement la dixième partie de cette espèce, et que la

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soeur de cette petite vérole empoisonnera la source de la vie dans les neuf parties qui resteront; et, comme si ce n’était pas encore assez, vous avez tellement disposé les choses que la moitié des survivants sera occupée à plaider, et l’autre à se tuer; ils vous auront, sans doute, beaucoup d’obligation, et vous avez fait là un beau chef-d’oeuvre.»

Démogorgon rougit; il sentait bien qu’il y avait du mal moral et du mal physique dans son affaire; mais il soutenait qu’il y avait plus de bien que de mal. «Il est aisé de critiquer, dit-il; mais pensez-vous qu’il soit si facile de faire un animal qui soit toujours raisonnable, qui soit libre, et qui n’abuse jamais de sa liberté? Pensez-vous que, quand on a neuf à dix mille plantes à faire provigner, on puisse si aisément empêcher que quelques-unes de ces plantes n’aient des qualités nuisibles? Vous imaginez-vous qu’avec une certaine quantité d’eau, de sable, de fange et de feu, on puisse n’avoir ni mer, ni désert? Vous venez, monsieur le rieur, d’arranger la planète de Mars; nous verrons comment vous vous en êtes tiré avec vos deux grandes bandes, et quel bel effet font vos nuits sans lune; nous verrons s’il n’y a chez vos gens ni folie, ni maladie.»

En effet, les génies examinèrent Mars, et on tomba rudement sur le railleur. Le sérieux génie qui avait pétri Saturne ne fut pas épargné; ses confrères, les fabricateurs de Jupiter, de Mercure, de Vénus, eurent chacun des reproches à essuyer.

On écrivit de gros volumes et des brochures; on dit des bons mots, on fit des chansons, on se donna des ridicules, les partis s’aigrirent; enfin l’éternel Démiourgos leur imposa silence à tous: «Vous avez fait, leur dit-il, du bon et du mauvais, parce que vous avez beaucoup d’intelligence, et que vous êtes imparfaits; vos oeuvres dureront seulement quelques centaines de millions d’années; après quoi, étant plus instruits, vous ferez mieux: il n’appartient qu’à moi de faire des choses parfaites et immortelles.» Voilà ce que Platon enseignait à ses disciples. Quand il eut cessé de parler, l’un deux lui dit: Et puis vous vous réveillâtes.

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Robert Walser L’Institut BenjamentaSuisse 1909 Genre de texte RomanContexteJacob étudie à l’Institut pour garçons Benjamenta. Il se lie d’amitié avec Krauss, un garçon laid, naïf et modeste. Les règlements de l’école sont très sévères et axés sur la bonne conduite des élèves. Jacob est très préoccupé par la question de la bonne conduite qui mènerait au succès et au bonheur : « Nous sommes de riches propriétaires quand nous nous conduisons gentiment et comme il faut. Moi, par exemple, désiré-je avoir de l’argent, ce qui n’arrive que trop souvent, hélas, je tombe aussitôt dans le gouffre profond de la convoitise furieuse et sans espoir, oh, et là je souffre, je languis et désespère du salut ». (p. 131-132) Ces préoccupations sont révélées dans ce rêve.

Texte témoinTraduit et présenté par Marthe Robert, Paris : B. Grasset, 1960, p. 134-137.

Rêve de JacobOmnipotence

Quel rêve terrible j’ai fait il y a quelques jours. J’étais devenu quelqu’un de tout à fait mauvais, à la suite de quoi, je ne parvenais pas à le savoir. J’étais brutal de la tête aux pieds, un morceau de chair humaine pomponné, maladroit, cruel. J’étais gros, apparemment mes affaires étaient florissantes. Des bagues étincelaient aux doigts de mes mains informes, mon ventre laissait pendre négligemment des tonnes de dignité dodue. Je sentais fort bien qu’il m’était permis de commander et de déchaîner mes caprices. À côté de moi, sur une table abondamment servie, brillaient les objets exigés par une avidité insatiable, bouteilles de vin et flacons de liqueur, ainsi que les plats froids les plus raffinés. Je n’avais qu’à tendre la main, ce que je faisais de temps à autre. Aux couteaux et aux cuillers collaient les larmes des ennemis que j’avais détruits, et le tintement des verres s’accompagnait des soupirs d’innombrables pauvres gens, mais les traces de larmes me donnaient envie de rire, tandis que les soupirs de désespoir étaient à mes oreilles une douce musique. J’avais besoin d’une musique de table et je l’avais. Visiblement, j’avais fait de bonnes, très bonnes affaires aux dépens de la prospérité d’autres gens, et je m’en réjouissais jusqu’au fond des entrailles. Oh, oh, comme je me délectais à la pensée d’avoir fait perdre pied à quelques-uns de mes congénères ! Et saisissant un cordon, je sonnais. Un vieillard entrait, pardon, rampait dans la chambre, c’était la philosophie de la vie, elle rampait jusqu’à mes bottes pour les baiser. Et je permettais cela à cette créature dégradée. Pensez : l’expérience, le bon et noble principe me léchait les bottes. Voilà ce que j’appelle richesse. L’idée m’en étant venue tout à trac, je sonnais derechef, l’envie me démangeait, je ne sais plus en quel endroit, de me procurer un divertissement ingénieux, et une fillette à peine nubile apparaissait, un vrai morceau de choix pour mon palais de débauché. Elle se nommait l’innocence enfantine, et, effleurant rapidement du regard le fouet posé à côté de moi, elle se mettait à m’embrasser, ce qui me revigorait énormément. La peur et la corruption précoce flottaient dans les jolis yeux de biche de l’enfant. Quand j’en avais assez, je sonnais encore et le sérieux de la vie apparaissait, un beau jeune homme à la taille élancée, mais pauvre. C’était l’un de mes laquais et, le sourcil froncé, je lui ordonnais d’introduire ce machin, voyons comment cela s’appelle-t-il, ah oui, j’y suis, l’ardeur au travail. Peu après le zèle entrait, et je me donnais le plaisir de frapper cet homme complet, ce travailleur splendidement bâti, en faisant claquer mon fouet sur sa face calme et attentive, c’était à crever de rire. Et lui, l’effort, lui le travail d’une robustesse primitive, il me laissait faire. Il est vrai qu’ensuite je l’invitais d’un geste paresseux et condescendant à boire un verre, et l’imbécile savourait le vin de la honte. « Va, lui disais-je, sois actif pour moi », et il s’en allait. Puis c’était le tour de la vertu, une figure féminine d’une beauté bouleversante pour

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quiconque n’est pas encore tout à fait glacé, qui entrait en pleurant. Je la prenais sur mes genoux et me livrais avec elle à toutes sortes de folies. Quand je lui avais ravi son inexprimable trésor, l’idéal, je la chassais en l’accablant de sarcasmes, puis je sifflais, et Dieu lui-même faisait son apparition. Je criais : « Quoi ? Toi aussi ? » Et je m’éveillai baigné de sueur —, comme j’étais heureux pourtant que ce ne fût qu’un rêve. Mon Dieu, j’ai encore le droit d’espérer être quelqu’un un jour. Mais comme dans le rêve tout frôle la folie ! Kraus en ferait des yeux si je le lui racontais.

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Émile Zola Thérèse RaquinFrance 1867 Genre de texte romanContexteLe rêve occupe l'essentiel du chapitre 17, au centre. Le roman compte trente-deux chapitre. Le rêve se situe donc au contre du roman.

Thérèse Raquin, qui est mariée à Camille, prend Laurent pour amant. Les deux amoureux, qui veulent vivre leur passion sans contrainte, décident d'éliminer le mari encombrant. S'acquittant de cette sale besogne, Laurent noie Camille. Après avoir vu à la morgue le visage asphyxié de la victime, Laurent en est marqué pour toujours. Quinze mois après l'assassinat, les amants étant restés tout ce temps séparés par précaution, Laurent propose à Thérèse de la rejoindre dans sa chambre; elle refuse : « Marions-nous, je serai à toi », lui répond-elle. Laurent rentre chez lui. Il a peur de la solitude. D'où la nuit agitée décrite ici.

NotesMon bureau: Laurent travaille dans un bureau d'avocats, mais il est peintre (assez médiocre) et n'a pas renoncé à son art.

Pont-Neuf. Voici l'ouverture du roman, qui décrit la galerie marchande : « Au bout de la rue Guénégaud, lorsqu'on vient des quais, on trouve le passage du Pont-neuf, une sorte de corridor étroit et sombre qui va de la rue Mazarine à la rue de Seine ». C'est là que se trouve la mercerie que Thérèse Raquin tient avec sa vielle tante, en haut de laquelle elles logent toutes les deux.

Cave. Pour se rendre à sa chambre, Laurent doit sonner à la grille pour qu'on lui ouvre à la réception de son hôtel, qui se trouve au premier étage. Il doit ensuite suivre une longue allée, puis monter l'escalier, où l'on passe devant l'entrée de la cave. Ce trajet anodin, ce soir, l'a terrifié.

* Suivent deux alinéas qui expliquent le « fait de psychologie et de physiologie » qui lie ces amants d'une chaîne de terreur. D'où leur volonté de se marier pour faire cesser l'angoisse de ces « hallucinations ».

Texte témoinÉmile Zola, Thérèse Raquin, Paris, Fasquelle, 1906, p. 168-175.

Édition originaleD'abord publié en feuilleton : Émile Zola, « Thérèse Raquin », dans l'Artiste, Paris, mars 1867.

Émile Zola, Thérèse Raquin, Paris, Librairie internationale, 1867.

Le rêve de LaurentHallucinations

Il se coucha. Lorsqu'il fut dans la tiédeur des draps, il songea de nouveau à Thérèse, que ses terreurs lui avaient fait oublier. Les yeux fermés obstinément, cherchant le sommeil, il sentait malgré lui ses pensées travailler, s'imposer, se lier les unes aux autres, lui présenter toujours les avantages qu'il aurait à se marier au plus vite. Par moments, il se retournait, il se disait: « Ne pensons plus, dormons; il faut que je me lève à huit heures demain pour aller à mon bureau* ». Et il faisait effort pour se laisser glisser au sommeil. Mais les idées revenaient une à une; le travail sourd de ses raisonnements recommençait; il se retrouvait bientôt dans une sorte de rêverie aiguë, qui étalait au fond de son cerveau les nécessités de son mariage, les arguments que ses désirs et sa prudence donnaient tour à tour pour et contre la possession de Thérèse.

Alors, voyant qu'il ne pouvait dormir, que l'insomnie tenait sa chair irritée, il se mit sur le dos, il

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ouvrit les yeux tout grands, il laissa son cerveau s'emplir du souvenir de la jeune femme. L'équilibre était rompu, la fièvre chaude de jadis le secouait de nouveau. Il eut l'idée de se lever, de retourner au passage du Pont-Neuf*. Il se ferait ouvrir la grille, il irait frapper à la petite porte de l'escalier, et Thérèse le recevrait. À cette pensée, le sang montait à son cou.

Sa rêverie avait une lucidité étonnante. Il se voyait dans les rues, marchant vite, le long des maisons, et il se disait : « Je prends ce boulevard, je traverse ce carrefour, pour être plus tôt arrivé ». Puis la grille du passage grinçait, il suivait l'étroite galerie, sombre et déserte, en se félicitant de pouvoir monter chez Thérèse sans être vu de la marchande de bijoux faux; puis il s'imaginait être dans l'allée, dans le petit escalier par où il avait passé si souvent. Là, il éprouvait les joies cuisantes de jadis, il se rappelait les terreurs délicieuses, les voluptés poignantes de l'adultère. Ses souvenirs devenaient des réalités qui impressionnaient tous ses sens: il sentait l'odeur fade du couloir, il touchait les murs gluants, il voyait l'ombre sale qui traînait. Et il montait chaque marche, haletant, prêtant l'oreille, contenant déjà ses désirs dans cette approche craintive de la femme désirée. Enfin il grattait à la porte, la porte s'ouvrait, Thérèse était là qui l'attendait, en jupon, toute blanche.

Ses pensées se déroulaient devant lui en spectacles réels. Les yeux fixés sur l'ombre, il voyait. Lorsque, au bout de sa course dans les rues, après être entré dans le passage et avoir gravi le petit escalier, il crut apercevoir Thérèse, ardente et pâle, il sauta vivement de son lit, en murmurant : « Il faut que j'y aille, elle m'attend ». Le brusque mouvement qu'il venait de faire chassa l'hallucination: il sentit le froid du carreau, il eut peur. Il resta un instant immobile, les pieds nus, écoutant. Il lui semblait entendre du bruit sur le carré. S'il allait chez Thérèse, il lui faudrait passer de nouveau devant la porte de la cave, en bas*; cette pensée lui fit courir un grand frisson froid dans le dos. L'épouvante le reprit, une épouvante bête et écrasante. Il regarda avec défiance dans sa chambre, il vit traîner des lambeaux blanchâtres de clarté; alors, doucement, avec des précautions pleines d'une hâte anxieuse, il remonta sur son lit, et, là, se pelotonna, se cacha, comme pour se dérober à une arme, à un couteau qui l'aurait menacé.

Le sang s'était porté violemment à son cou, et son cou le brûlait. Il y porta la main, il sentit sous ses doigts la cicatrice de la morsure de Camille. Il avait presque oublié cette morsure. Il fut terrifié en la retrouvant sur sa peau, il crut qu'elle lui mangeait la chair. Il avait vivement retiré la main pour ne plus la sentir, et il la sentait toujours, dévorante, trouant son cou. Alors, il voulut la gratter délicatement, du bout de l'ongle; la terrible cuisson redoubla. Pour ne pas s'arracher la peau, il serra les deux mains entre ses genoux repliés. Roidi, irrité, il resta là, le cou rongé, les dents claquant de peur .

Maintenant ses idées s'attachaient à Camille, avec une fixité effrayante. Jusque-là, le noyé n'avait pas troublé les nuits de Laurent. Et voilà que la pensée de Thérèse amenait le spectre de son mari. Le meurtrier n'osait plus lever les yeux; il craignait d'apercevoir sa victime dans un coin de la chambre. À un moment, il lui sembla que sa couche était étrangement secouée; il s'imagina que Camille se trouvait caché sous le lit, et que c'était lui qui le remuait ainsi, pour le faire tomber et le mordre. Hagard, les cheveux dressés sur la tête, il se cramponna à son matelas, croyant que les secousses devenaient de plus en plus violentes.

Puis, il s'aperçut que le lit ne remuait pas. Il y eut une réaction en lui. Il se mit sur son séant, alluma sa bougie, en se traitant d'imbécile. Pour apaiser sa fièvre, il avala un grand verre d'eau.

— J'ai eu tort de boire chez ce marchand de vin, pensait-il. Je ne sais ce que j'ai cette nuit. C'est bête. Je serai éreinté aujourd'hui à mon bureau. J'aurais dû dormir tout de suite, en me mettant au lit, et ne pas penser à un tas de choses: c'est cela qui m'a donné l'insomnie... Dormons.

Il souffla de nouveau la lumière, il enfonça la tête dans l'oreiller, un peu rafraîchi, bien décidé à ne plus penser, à ne plus avoir peur. La fatigue commençait à détendre ses nerfs.

Il ne s'endormit pas de son sommeil ordinaire, lourd et accablé; il glissa lentement à une somnolence vague. Il était comme simplement engourdi, comme plongé dans un abrutissement doux et voluptueux. Il sentait son corps en sommeillant; son intelligence restait éveillée dans sa

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chair morte. Il avait chassé les pensées qui venaient, il s'était défendu contre la veille. Puis, quand il fut assoupi, quand les forces lui manquèrent et que la volonté lui échappa, les pensées revinrent doucement, une à une, reprenant possession de son être défaillant. Ses rêveries recommencèrent. Il refit le chemin qui le séparait de Thérèse; il descendit, passa devant la cave en courant et se trouva dehors; il suivit toutes les rues qu'il avait déjà suivies auparavant, lorsqu'il rêvait les yeux ouverts; il entra dans le passage du Ponf-Neuf, monta le petit escalier et gratta à la porte. Mais au lieu de Thérèse, au lieu de la jeune femme en jupon, la gorge nue, ce fut Camille qui lui ouvrit, Camille tel qu'il l'avait vu à la Morgue, verdâtre, atrocement défiguré. Le cadavre lui tendait les bras, avec un rire ignoble, en montrant un bout de langue noirâtre dans la blancheur des dents.

Laurent poussa un cri et se réveilla en sursaut. Il était trempé d'une sueur glacée. Il ramena la couverture sur ses yeux, en s'injuriant, en se mettant en colère contre lui-même. Il voulut se rendormir.

Il se rendormit comme précédemment, avec lenteur ; le même accablement le prit, et dès que la volonté lui eut de nouveau échappé dans la langueur du demi-sommeil, il se remit en marche, il retourna où le conduisait son idée fixe, il courut pour voir Thérèse, et ce fut encore le noyé qui lui ouvrit la porte.

Terrifié, le misérable se mit sur son séant. Il aurait voulu pour tout au monde chasser ce rêve implacable. Il souhaitait un sommeil de plomb qui écrasât ses pensées. Tant qu'il se tenait éveillé, il avait assez d'énergie pour chasser le fantôme de sa victime ; mais dès qu'il n'était plus maître de son esprit, son esprit le conduisait à l'épouvante en le conduisant à la volupté.

Il tenta encore le sommeil. Alors ce fut une succession d'assoupissements voluptueux et de réveils brusques et déchirants. Dans son entêtement furieux, toujours il allait vers Thérèse, toujours il se heurtait contre le corps de Camille. À plus de dix reprises, il refit le chemin, il partit la chair brûlante, suivit le même itinéraire, eut les mêmes sensations, accomplit les mêmes actes, avec une exactitude minutieuse, et, à plus de dix reprises, il vit le noyé s'offrir à son embrassement, lorsqu'il étendait les bras pour saisir et étreindre sa maîtresse. Ce même dénouement sinistre qui le réveillait chaque fois, haletant et éperdu, ne décourageait pas son désir ; quelques minutes après, dès qu'il se rendormait, son désir oubliait le cadavre ignoble qui l'attendait, et courait chercher de nouveau le corps chaud et souple d'une femme. Pendant une heure, Laurent vécut dans cette suite de cauchemars, dans ce mauvais rêve sans cesse répété et sans cesse imprévu, qui, à chaque sursaut, le brisait d'une épouvante plus aiguë.

Une des secousses, la dernière, fut si violente, si douloureuse, qu'il se décida à se lever, à ne pas lutter davantage. Le jour venait; une lueur grise et morne entrait par la fenêtre du toit qui coupait dans le ciel un carré blanchâtre couleur de cendre.

Laurent s'habilla lentement, avec une irritation sourde. Il était exaspéré de n'avoir pas dormi, exaspéré de s'être laissé prendre par une peur qu'il traitait maintenant d'enfantillage.

[...]

Le soir, malgré sa lassitude, il voulut aller voir Thérèse. Il la trouva fiévreuse, accablée, lasse comme lui.

— Notre pauvre Thérèse a passé une mauvaise nuit, lui dit madame Raquin, lorsqu'il se fut assis. Il paraît qu'elle a eu des cauchemars, une insomnie terrible... À plusieurs reprises, je l'ai entendue crier. Ce matin, elle était toute malade (p. 177).

[...]

XVIII

Thérèse, elle aussi, avait été visitée par le spectre de Camille, pendant cette nuit de fièvre.

La proposition brûlante de Laurent, demandant un rendez-vous, après plus d'une année d'indifférence, l'avait brusquement fouettée. La chair s'était mise à lui cuire, lorsque, seule et

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couchée, elle avait songé que le mariage devait avoir bientôt lieu. Alors, au milieu des secousses de l'insomnie, elle avait vu se dresser le noyé; elle s'était, comme Laurent, tordue dans le désir et dans l'épouvante, et, comme lui, elle s'était dit qu'elle n'éprouverait plus de telles souffrances, lorsqu'elle tiendrait son amant entre ses bras*. (p. 18)

Émile Zola Au Bonheur des damesFrance 1883 Genre de texte romanContexteCe rêve se trouve environ au centre du chapitre 13.

Denise est maintenant première au rayon des costumes pour enfants que Mouret a spécialement créé pour elle. Elle voit avec joie, d'un côté, s'agrandir le magasin auquel elle apporte des améliorations et, de l'autre, elle souffre de regarder sa famille et ses amis mourir, complètement ruinés par l'essor des grands magasins. C'est ainsi qu'elle assiste à l'enterrement de sa cousine Geneviève, victime innocente du Bonheur des dames : son fiancé est tombé amoureux de Clara, une vendeuse du rayon de la soie, et a renoncé au mariage pour suivre sa nouvelle flamme. Cette nuit-là, Denise s'endort avec toutes les images du petit commerce en faillite qui lutte toujours mais sans grand espoir de survie. Peu de temps après ce rêve, elle assiste à la tentative de suicide ratée de monsieur Robineau et à la mort de sa tante, madame Baudu.

À remarquer que plusieurs rêveries faites par différents personnages ponctuent ce roman de Zola mais il ne s'agit pas de rêves. C'est pourquoi nous avons seulement conservé cet extrait où la période de réveil est nettement définie.

NotesValognes: chef-lieu du canton de la Manche, département de la région de Basse-Normandie. Il s'agit du lieu d'origine de Denise et de ses frères.

Geneviève Baudu est la cousine de Denise et la fille du commerçant Baudu qui se retrouve ruiné par l'expansion du Bonheur des dames. Le fiancé de Geneviève, Colomban, est tombé amoureux d'une vendeuse du magasin et s'est enfui, laissant la jeune femme mourir de chagrin et de jalousie.

Bourras fabrique et vend ses propres parapluies qui sont presque des &oelig:uvres d'art. Il voit également son commerce détruit par le Bonheur des dames. Denise, après s'être fait renvoyer du magasin, est allée séjourner chez lui et y a travaillé un peu.

Vanpouille: les Robineau, les Bédoré et sœur et les Vanpouille sont d'autres commerçants du quartier Saint-Roch qui voient toute leur clientèle les déserter afin d'aller vers les grands magasins.

Le quartier Saint-Roch est celui où tous ces commerçants demeurent. Il se trouve dans le premier arrondissement juste au nord de la Seine.

Texte témoinÉmile Zola, Au Bonheur des dames, Paris, Bibliothèque-Charpentier, 1918, p. 452.

Édition originaleÉmile Zola, Les Rougon-Macquart : Au Bonheur des dames, Paris, librairie Charpentier, 1883, 525 p.

Édition critiqueÉmile Zola, les Rougon-Macquart : Au Bonheur des dames, vol. 3, éd. d'Armand Lan, Paris,

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Fasquelle et Gallimard (coll. « Bibliothèque de la Pléiade »), 1964, p. 747.

Émile Zola, Les Rougon-Macquart : Au Bonheur des dames, vol. 3, éd. Colette Becker, Paris, éd. Robert Laffont, 1992, p. 973.

Émile Zola, Au Bonheur des dames, Paris, Presses Pocket, 1990, p. 387.

Le rêve de Denise Baudu

La lutte pour la vie Cette nuit-là, Denise ne dormit guère. Une insomnie, traversée de cauchemars, la retournait sous la couverture. Il lui semblait qu'elle était toute petite, et elle éclatait en larmes, au fond de leur jardin de Valognes*, en voyant les fauvettes manger les araignées qui elles-mêmes mangeaient les mouches. Était-ce donc vrai, cette nécessité de la mort engraissant le monde, cette lutte pour la vie qui faisait pousser les êtres sur le charnier de l'éternelle destruction ? Ensuite, elle se revoyait devant le caveau où l'on descendait Geneviève*, elle apercevait son oncle et sa tante, seuls au fond de leur salle à manger obscure. Dans le profond silence, un bruit sourd d'écroulement traversait l'air mort : c'était la maison de Bourras* qui s'effondrait, comme minée par les grandes eaux. Le silence recommençait, plus sinistre, et un nouvel écroulement retentissait, puis un autre, puis un autre : les Robineau, les Bédoré et sœur, les Vanpouille*, craquaient et s'écrasaient chacun à son tour, le petit commerce du quartier Saint-Roch* s'en allait sous une pioche invisible, avec de brusques tonnerres de charrettes qu'on décharge. Alors, un chagrin immense l'éveillait en sursaut.