Le mortel portrait · Il songe à ses études qui l’ont fait un homme ... vieux ne sait pas. 5....

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HERCULE VALJEAN Le mortel portrait BeQ

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HERCULE VALJEAN

Le mortel portrait

BeQ

Hercule Valjean

Les aventures policièresd’Albert Brien # 083

Le mortel portrait

détective national des Canadiens-français

La Bibliothèque électronique du QuébecCollection Littérature québécoise

Volume 640 : version 1.0

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Le mortel portrait

Collection Albert Briengracieuseté de Jean Layette

http ://www.editions-police-journal.besaba.com/

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I

Des pas lents sur un trottoir en bois...Toc... toc... toc.L’homme traverse le village d’un bout à

l’autre. Il n’est pas de la place et c’est à son pas qu’on le sent.

Il laisse ses yeux courir vers la mer. La mer si ronde les nuits de lune. La mer qu’il quitte pour longtemps, pour des mois, des ans. Il ne sait pas.

Il songe à ce que lui, il a été. Il songe aux rebuffades et à son obstination. Il songe dans ses veines. Il a goûté intimement à la gloire.

Il songe à sa ruse. Comment il a fait envoyer ses choses par le fils du grand Mathurin, l’idiot du village, qui, pour l’image d’une belle fille, a pris hier dans sa charrette les effets de voyage et les a transportés au village voisin où il y a une gare.

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Il songe au repas du soir, en famille. Au père, qui ne lui parle plus depuis qu’il sait que son aîné barbouille avec de la peinture. À la mère, tendre mais craintive, qui l’embrasse à la dérobée. Aux petits frères et sœurs qui le regardent sans le comprendre. Il songe aux voisins, aux camarades.

Il songe à ses études qui l’ont fait un homme de la ville, qui l’ont déraciné de chez lui. Il songe qu’on a voulu lui faire ouvrir commerce, et il sourit. Un commerce ! Pour d’autres et pas pour lui.

Il marche d’un pas ferme sur la grande route, vers le village voisin où il y a la gare, le train, la grande ville, l’art et la gloire.

Il serre dans ses poches la somme qui lui permettra la vie pour trois mois. Il a confiance. Dans trois mois, il aura fait fortune, et il reviendra chez les siens, avec la fortune et la gloire. Il sera ainsi réhabilité.

Il apportera la preuve qu’il avait raison.Il pardonnera à son père, parce que le pauvre

vieux ne sait pas.

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Sa mère, elle rira. Elle ne se contentera plus de sourire, comme maintenant, quand le père n’y est pas.

Il reverra la mer et il sera sacré roi du canton.Il y aura des belles filles à profusion qui

viendront poser pour lui. Des belles filles, aux hanches fortes, accortes et les lèvres rouges de santé.

Il y aura la Gaétane qu’il embrassera et qu’il épousera. La Gaétane au père Ludovic, lui qui est si fier avec ses gros sous.

Et tout en marchant, l’homme pense ainsi.Il a vingt-trois ans, il est fort, il a le génie et la

volonté.Quand il arrive au village suivant, on

commence à se réveiller. Le train entre en gare, et il absorbe l’homme pour le conduire vers sa destinée.

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II

Louis Kirec, le gars du pêcheur peint dans son studio. Il est entré dans la vie comme un coup de vent un jour de grosse mer, et il a poussé la vie comme le vent pousse la barque aux voiles gonflées.

Il y a trois mois bientôt qu’il est rendu à Métropole et avant qu’expire le délai fixé par ses ressources, il gagnera son point.

Un homme lui a commandé de peindre le portrait de sa femme, et c’est ce portrait qu’il termine actuellement.

Une belle femme !Pas comme celles du bord de la mer, pas la

même beauté. Plutôt, celle-ci, d’une beauté fine et racée, autoritaire et sensuelle par le pli de sa bouche, par l’ombre de ses yeux.

Louis Kirec a vu tout de suite ce qu’il devrait

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peindre, et en trois séances, il a enlevé le portrait.À la première séance, il a demandé d’être seul

pour finir ce tableau. Son modèle n’a pas insisté devant la volonté évidente du jeune homme.

Tout le temps qu’elle a posé pour lui, il n’a pas dit un mot de tout le temps qu’il travaillait. Mais par contre, il a exigé qu’elle parle, qu’elle dise ce qu’elle ressentait, qu’elle dise n’importe quoi, afin de donner de la mobilité à son expression.

La première fois, il fut difficile à Louise Grandpré de parler ainsi, seule. Elle se crut à court de sujet, mais sitôt qu’elle s’arrêtait, Louis Kirec d’un mot sec disait :

– Parlez !Et elle reprenait.Elle en vint à raconter sa vie, de son enfance

jusqu’à son mariage avec Justin Grandpré. Aucun événement qui n’eut son importance. Elle parla, et à force de parler, elle acquit une facilité d’expression qui la surprit.

Chaque séance de pose durait près de quatre

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heures. De deux à six pendant l’après-midi, alors que la lumière était la meilleure dans le studio.

C’est ce soir que le mari de Louise doit venir prendre possession du portrait.

Le peintre travaille avec un amoureux acharnement à cette œuvre qu’il ne reverra probablement plus jamais. Il s’applique à lui donner toutes les ressources de son art naissant, mais qui s’affirme tellement individualiste.

Son commanditaire, Justin Grandpré, est un homme dans la trentaine qui a plu à Louis. Il occupe une importante situation dans une grande maison de commerce, mais il aime les œuvres d’art, et rencontrant Louis par hasard dans une réunion d’anciens copains, le goût l’a pris de lui demander de peindre son épouse.

Ils forment un couple très uni et nouvellement marié. Louise Grandpré est de bonne famille et elle a reçu une éducation très bien. Elle s’intéresse elle aussi aux choses de l’art et c’est elle enfin qui a aiguisé ce goût chez son mari. Elle a été contente de poser pour ce portrait, même si elle a été gênée par le flot de paroles

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ininterrompues qu’elle a dû prononcer pendant les séances de pose.

En ce moment, Louis Kirec fait une dernière retouche à la commissure des lèvres. Il ajoute un rien d’ombre qui amplifie le trait sensuel de cette bouche. Et d’un autre coup de pinceau, délicat mais hardi, il retouche les yeux. Une nuance seulement.

Il se recule et regarde son œuvre. Il voit une merveille.

Louis Kirec pousse un soupir profond et recouvre la toile d’un linge.

Puis il sort, prosaïquement et va au restaurant manger les derniers vestiges de son argent. Un festin, à soixante-quinze cents.

Fi ! la débauche. Demain il sera riche. Grandpré doit lui donner soixante-quinze dollars ce soir. Il aurait pu demander plus, mais il a préféré s’en tenir à cela. Un prix d’ami !...

Il sait que bientôt, il pourra commander trois, quatre fois plus, et pour des miniatures, et qu’il l’obtiendra. Mais pour ce premier client, Louis

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Kirec est pris d’un sentiment ,de véritable générosité.

Tout le monde sera heureux.Louis revient à son studio avant sept heures,

car Grand-pré doit bientôt arriver. Au fait, il est déjà à la porte, impatient et un peu nerveux de ce qui l’attend.

Louis Kirec le fait entrer, enlève le linge qui cache le portrait de sa femme, et place celui-ci en bonne lumière.

Une exclamation de satisfaction heureuse. Serrement de mains, effusions, le chèque et une invitation à dîner chez lui que Louis refuse parce qu’il vient de manger. Il ira quand même, mais plus tard. On ouvrira une bouteille de Champagne pour fêter l’occasion. Louis accepte et s’occupe de mettre de l’ordre dans son, studio.

À neuf heures, il a endossé son meilleur costume et il se présente chez son hôte.

La fête dure jusqu’à minuit, alors que Louis Kirec se retire.

Malgré son chèque, il doit revenir à pied à son

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studio, car il n’a pas de monnaie et personne ne lui changerait une pareille somme à cette heure tardive.

Il marche de son pas ordinaire et ressent les mêmes impressions ou presque, que celle d’il y a trois mois, en quittant son village natal.

Il rêve, il se fait des projets et dans sa tête de paysan buté, de pêcheur indompté, il sait que ces projets, il va les réaliser.

La vie est belle pour lui ! Dans trois ans, il retournera à son village au bord de la mer, un homme riche et attendu par la Gaétane.

Le lendemain matin, il se lève tard : dix heures.

Vite, il s’habille, va à la banque encaisser son argent et il se paie le luxe d’un journal. Cela ne lui arrive que très peu souvent, quand il se sent désœuvré ou bien qu’il pense à faire des folies.

Ce matin, c’est un matin de folies.Il parcourt la première page : nouvelles

internationales, faits divers, il lit tout ce qui tombe sous ses yeux.

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C’est toujours ainsi qu’il lit le journal. Du premier mot au dernier. Il n’attache pas d’importance à la nouvelle, mais il se donne le plaisir de s’embourgeoiser durant une heure, après quoi il retourne à sa bohème.

En deuxième page, rien que des faits divers. Des photographies aussi en quantité. Médiocres la plupart des photographies, se remarque Louis à lui-même.

Mais soudain, il tombe sur une manchette :« Une jeune femme meurt mystérieusement. » La nouvelle est incomplète, parce que c’est un

journal du matin qu’il tient et que son rédacteur se plaint qu’il doit aller sous presse incessamment. Louis lit :

« Un médecin a été mandé d’urgence dans le cours de la nuit au chevet d’une jeune femme. Lorsqu’il est arrivé, elle était morte. Ce médecin a averti la police et celle-ci doit faire enquête dans quelques heures pour déterminer la cause de cette mort. Nous avons appris la chose en primeur sous la promesse de ne point divulguer

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de noms. Cette nouvelle nous est parvenue du bureau de l’Inspecteur des Homicides, Théo Belœil, qui a posé l’interdiction. Nous nous rendons de bonne grâce à sa demande, mais nous prions nos lecteurs de suivre les développements de cette affaire qui promet suivant l’Inspecteur en chef Belœil, d’en être une d’envergure. À notre édition de midi, nous aurons probablement tous les détails. »

Et c’était tout.Pourquoi cette nouvelle a-t-elle tant

impressionné Louis Kirec ?Il en a lu des centaines comme celles-là et

jamais il n’a ressenti ce frisson indéfinissable qui lui a soudain parcouru l’épine dorsale.

Il passe alors aux autres nouvelles, mais elles ne l’intéressent plus et il se plonge dans les délices du café matinal. Louis devra attendre près d’une heure et demie encore pour suivre cette affaire, car ce n’est qu’à midi que se vend la deuxième édition de ce grand journal.

Il prend une autre tasse de café et dessine

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distraitement des hiéroglyphes sur la table. À onze heures, il retourne chez lui et se met à l’œuvre sur une inspiration qui vient de le prendre subitement.

C’est une scène de restaurant, captée de mémoire, qu’il attaque furieusement. Le temps passe et passe. Il est bientôt cinq heures de l’après-midi qu’il travaille encore. Il a tout oublié. Il s’est mis en tête de terminer cette toile avant de manger et ce n’est qu’à neuf heures qu’il cesse. Il ne reste que quelques retouches à apporter à cette toile qu’il destiné à un salon. Au besoin, il fera faire la publicité discrètement par Justin Grandpré.

Il se dirige vers son restaurant habituel et n’a cure maintenant des journaux. Avec le magot qu’il a en poche, il est à même de se payer un casse-croûte appétissant et il ne se fait pas prier, d’autant plus qu’il n’a rien mis dans son estomac depuis des heures et des heures. Il est même tout étourdi, et la soupe qu’il avale tombe comme une roche.

Une heure plus tard, il est repus.

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En sortant sur la rue de nouveau, il avise un taxi qui attend. Il le prend et se fait conduire sans s’annoncer autrement chez Justin Grandpré à qui il veut toucher quelques mots de la peinture qu’il a presque terminée.

Il donne l’adresse au chauffeur et il se laisse conduire. Dans le bien-être de la voiture, il respire l’air vicié de la ville qui entre à pleine fenêtre, avec un air d’extase qui fait demander au chauffeur s’il n’a pas un fou comme client.

Mais devant les yeux durs de Louis, le chauffeur s’occupe de la conduite de son taxi et ne pose pas de questions. Il va cependant un peu plus vite que de raison afin d’être débarrassé au plus vite de ce jeune homme inquiétant et qui pourrait bien ne pas avoir assez de monnaie pour payer sa course

Il le descend devant la demeure des Grandpré et Louis s’acquitte généreusement de sa dette, ce qui a pour effet de dilater les yeux du chauffeur. Enfin, il hausse les épaules et ne demande pas son reste. C’est-à-dire qu’il ne remet pas de monnaie.

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Louis n’a pas remarqué en descendant de voiture qu’un agent de police fait les cent pas devant l’adresse qu’il a donnée dans le taxi. Il monte les trois degrés de l’escalier et sonne à la porte.

C’est un autre agent qui répond.Interloqué, Louis se demande s’il n’a pas trop

mangé par hasard et si le homard ne lui donne pas des visions. Il demande :

– C’est bien chez monsieur Justin Grandpré ?– En effet ! Et qu’est-ce que vous voulez ?– Eh bien ! J’ai à parler à monsieur Grandpré.L’agent regarde ce phénomène, hausse les

épaules et le fait entrer. Mais ce n’est pas Justin qui arrive dans le salon où on l’a fait asseoir, c’est un homme en civil, bien bâti, sûr de lui, aux yeux vifs mais à la démarche posée.

Celui-ci demande :– Qui êtes-vous, vous ?– Je suis Louis Kirec.– Et qui vous a laissé entrer ?

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– Eh bien, j’ai sonné, pardi !– Ah ! vous avez sonné, hein !Après cette phrase que Louis ne comprend

pas, surtout avec tous ces policiers dans la maison, l’homme d’âge mûr se retourne vers l’agent qui servait de portier et lui demande :

– Avait-il une carte ?– Non... mais...– Et la consigne alors ! Elle est pourtant assez

claire, la consigne.– Oui, monsieur Belœil, dit l’agent dépité, en

jetant un regard vers Kirec toujours assis et à son aise.

– Et vous, demande le peintre à brûle-pourpoint, qui êtes-vous ?

– Je suis l’inspecteur Belœil, chef de l’escouade des homicides, fit celui-ci, interloqué de se faire poser une telle question par un blanc-bec.

– Connais pas ! dit sincèrement Kirec.Ce mot a le don de mettre Théo Belœil sur ses

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gonds.– Et d’abord, qu’est-ce que vous venez faire

ici ?– Je suis une connaissance de Justin Grandpré.

Je venais lui demander de patronner une de mes œuvres, car je suis peintre.

Belœil lève une paupière, surpris et comme si quelque chose venait de le piquer.

– Vous êtes peintre ?– Mais, certainement !– C’est vous donc, le peintre de... de ça ?Et ceci dit, en montrant le portrait pas encore

encadré de Louise Grandpré, par terre et appuyé contre le mur.

– C’est moi, en effet.– Vous étiez ici, hier soir à ce que m’a raconté

Grand-pré ?– Mais oui. J’étais leur invité.– Oh ! Oh ! Oh ! fait Belœil songeur.– Mais quoi, oh, oh, oh ? Vous n’avez jamais

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été invité nulle part, vous ?Belœil sourit, mais c’était un sourire malin et

il se retourna pour jeter quelques mots dans l’oreille de son subordonné. Ensuite il se retourne vers le peintre pour lui demander d’une voix qu’il cherche à rendre douce :

– Ces policiers dans cette maison, ça ne vous dit rien ?

– Comme réception c’est un peu fantastique. Moi qui venais tout simplement demander que Justin Gandpré patronne mes œuvres, leur fasse enfin quelque publicité.

– Vous ne savez pas qu’il s’est passé quelque chose ici, la nuit dernière ?

– Quoi donc ?C’en est trop. Belœil éclate tout à fait devant

autant de candeur feinte ou réelle. Car Belœil ne conçoit pas qu’on ne lise pas les journaux.

– Mon petit ami, je ne sais comment vous prendre, mais je sais ce que je vais faire avec vous. À partir de cet instant, vous êtes mon suspect numéro 2.

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– Suspect ?– Oui, suspect. Le numéro 1 est le mari de la

morte.– Quelle morte ?– Est-ce qu’il faudra que je mette les points

sur les i ? Est-ce qu’il faudra que j’aie l’obligeance de vous annoncer que madame Grandpré, Louise Grandpré est morte la nuit dernière, empoisonnée, quelques instants après votre départ ?

– Première nouvelle.– Non ! fait Belœil ironiquement.– Mais oui, dit simplement Louis Kirec. Dans

ce cas-là, je m’aperçois que c’est le mauvais moment pour relancer Grandpré. Je reviendrai plus tard.

Et Louis se lève.Belœil le laisse faire. Il le laisse même se

diriger vers la porte, mais au moment où Louis va la franchir, il le prend par le bras et le ramène dans le salon.

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– Ah mais... fait Louis outré.– Vous êtes mon prisonnier. C’est clair ?– Et pourquoi ?– As-t-on jamais vu autant d’inconscience ? Il

est mon prisonnier, il est le suspect numéro 2 et il demande pourquoi. Il a passé la veillée ici, et n’est parti qu’à peine une heure avant la mort par empoisonnement de la petite dame, et il demande pourquoi on le retient ? J’aurai tout vu, j’aurai tout vu et entendu... !

– Un instant !C’est la voix d’un autre homme en civil qui

vient de prononcer ces mots.Celui-ci s’avance. Il a les yeux durs et fixe le

prisonnier de Belœil.– Vous êtes vite en affaires ce soir Belœil, dit-

il.– Ah ! bonsoir Brien. Juste à temps pour

brouiller les cartes ?– En effet, répond Albert Brien. J’ai pris mes

renseignements et ce jeune homme est inoffensif.

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Je puis le garantir.– Il est pourtant un témoin important.– Voulez-vous me laisser seul ? demande avec

autorité Albert Brien.Belœil ne répond rien, mais il se retire et

ferme la porte sur lui. Il estime Brien, malgré qu’il ne prise pas toujours ses manières de procéder.

Albert Brien reste seul dix minutes avec Louis Kirec et bientôt, il ouvre la porte et Belœil lui demande à voix basse en riant :

– Il s’est confessé ?– Rien de grave, et même, rien du tout. Notre

suspect n’est pas d’ici.– Où est-il ?– On va le retrouver, bientôt.Sur ce, il sort avec le jeune peintre et tous

deux disparaissent dans l’automobile du détective au tournant de la rue.

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III

Qu’est-ce que fait Albert Brien en ce matin dans le studio de Louis Kirec ? Qu’est-ce qu’il examine en causant avec le peintre ?

Lui, d’habitude si au point, si sec même qu’on le lui a reproché à maintes reprises, qu’est-ce qui lui prend de causer d’art moderne et ancien ?

C’est à ne pas s’y reconnaître !Louis Kirec est encore couché. Brien a apporté

du café dans un contenant de carton du restaurant voisin et les deux hommes causent peinture. Comme aurait dit Belœil :

– On aura tout vu !Mais Belœil n’y est pas et c’est bien ainsi.

Cela lui évitera une attaque d’apoplexie. Car dans ce métier de pourchasseur de criminel, on n’est pas tendre pour les secousses imprimées subitement à son cœur.

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À son tour, c’est Brien qui se confesse :– Oui monsieur Kirec. Ou plutôt, puisque c’est

mon habitude, est-ce que je peux vous appeler Louis sans manières ?

– À la bonne heure ! fait Louis qui n’aime pas les complications, surtout en matières de sociabilité.

– C’est comme je disais. On peut glisser de l’art partout Et même dans mon métier de détective.

– Ce n’est pas l’occasion qui doit manquer.– Ah non ! On ne l’a que trop souvent. Tenez

Louis, dans cette affaire de madame Grandpré, la jeune femme peut bien s’être suicidée.

– Ah oui !– Mais elle ne l’a pas fait. Cela, j’en ai la

conviction, malgré les dires des autres. Et ce n’est pas son mari non plus qui a fait le coup...

– Un fort mauvais coup pour une si jolie femme.

– Comme vous dites Louis.

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Brien pensa que Kirec le peintre avait été en contact assez assidu avec la jeune femme et qu’il la connaissait bien. Il l’interrogea dans ce sens.

– Vous avez eu l’occasion de lui parler. Avez-vous déjà soupçonné qu’elle puisse avoir des ennemis... ?

– Des ennemis masculins, non !– Féminins alors ?– Oui !– Mais comment savez-vous ?– Bien voici.Et là, Kirec raconta sa manière de procéder

avec ses modèles, comment il les faisait parler sans interruption tout le temps qu’ils posaient, afin de bien avoir leur expression et de la transcrire fidèlement.

Albert Brien prit note de ce fait et il demanda :– Alors, elle avait des ennemies ?– Une ou deux, si je me souviens de ce qu’elle

m’a dit.Bon, bon, c’est très intéressant ce que vous me

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dites. Très intéressant. Et vous vous souvenez des noms ?

Là, ce sera difficile. Vous comprenez, je n’écoute que distraitement, mais je crois que je me rappelle du nom de l’une d’elles. Attendez... Marie, Marie Trudel ou Trudeau, je me souviens mal. Quelque chose comme ça.

Une piste. Une piste bien vague et qui courait cent chances contre dix d’aller aboutir à rien, mais c’était mieux que ce qu’avait Belœil qui n’était encore parvenu à rien. Il avait même dû relâcher le mari, faute de preuves suffisantes et il n’était pas content du tout.

Albert Brien, dont la pensée courait plus vite que l’éclair revint à Louis Kirec. Il le fixa et dit :

– Vous avez bien dit Marie Trudeau, ou Marie Trudel, n’est-ce pas ?

– Quelque chose comme ça, admit le peintre.– Et qu’est-ce que c’était que cette haine ?– Une histoire à dormir debout. Une petite

histoire de couventines qui se chamaillent pour une leçon mal apprise, mais vers la fin ça devient

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intéressant, car elles courent le même homme. Et c’est Louise Grandpré qui gagne.

– Non sans que l’autre lui joue des niches.– Il y en a certainement. Mais Louis est belle

et plus intelligente et elle réussit à s’attacher le petit mari.

– Bon, bon !Albert Brien, le grand détective a laissé ses

goûts de l’art pour ne se concentrer que sur celui qui le fascine au plus haut point.

– Louis, vous venez de me mettre sur une piste qui peut mener loin, très loin. Mais c’est une piste qu’il vaut la peine de cultiver. Je vous reverrai.

Et il prend congé de Louis, en jetant un dernier coup d’œil sur les nombreuses ébauches dans ce studio.

Louis s’est levé pour le reconduire à la porte, ce qu’il ne fait que d’une façon rarissime, mais il a senti un ami en cet homme.

Ensuite, il s’habille et se met au travail pour terminer la toile commencée hier. Il ne faut pas

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que la malheureuse affaire Grandpré vienne lui nuire.

*

La police a fini par classer l’affaire Grandpré et permis l’inhumation de Louise. De grandes obsèques ont lieu auxquelles assistent une foule de badauds.

Louis n’est pas allé.À vrai dire, il n’a même pas pensé y aller,

parce qu’il est absorbé par son travail et qu’il s’est consacré à une autre toile.

Tout ce qui a l’heur de le frapper le fascine intensément, et il joue de son pinceau sans relâche.

À la galerie où il a soumis son tableau de la scène du restaurant, on lui demande de préparer une exposition. Il prépare donc un groupe de sept peintures. Il faut qu’il les termine et que ses soixante-quinze dollars durent jusque-là.

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Albert Brien ne perd pas son temps.Il a longuement causé avec Rosette, sa jolie

femme des jalousies de son sexe afin de savoir leur nature et de les comprendre intimement.

Rosette a fouillé tout ce qu’elle avait de souvenirs dans su tête et elle a commenté à son mari le fruit de ses recherches.

Ensuite, Albert Brien a tenté de se mettre en contact avec Marie, Trudeau, ou Marie Trudel, celle que Louis a indiquée. La tâche n’a pas été bien difficile et il sait maintenant que c’est Marie Trudel, une jeune fille d’environ vingt-cinq ans.

Une belle grande fille qui s’occupe d’œuvres et qui n’a pas froid aux yeux.

Il doit y aller avec une délicatesse consommée, car maintenant que l’affaire de Louise Grandpré est classée par la police, ça devient compliqué.

Il a vu aussi Justin Grandpré qui est tout à sa douleur.

Il a regardé le tableau que Louis Kirec a fait de sa jeune épouse et il remarque combien Louis

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a été fin observateur.Dans les premiers temps, la vue de ce tableau

est un réconfort pour Justin, mais à la fin, il lui devient insupportable et il cherche à le caser quelque part. Brien lui propose de le revendre.

– Ah non ! Impossible !– Mais pourquoi ? Pour vous, il vous fait mal,

mais à un autre, un véritable amateur d’œuvres d’art, il sera une consolation et une source de joies.

– Vous croyez, monsieur Brien ?Justin se laisse fléchir.Et finalement, Justin le remporte chez Louis

Kirec en lui recommandant de le placer avec ses autres étoiles à l’exposition qu’il projette.

Il ne tient pas à être payé. Que Louis lui remette simplement le montant initial et tout sera bien.

Puis, il se sauve du studio.Louis regarde le portrait et voit les traits qui

expriment si bien ce qu’il y a d’intime chez celle

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qui est morte.La bouche sensuelle, le front volontaire.Il est de plus en plus content de son œuvre.Il est heureux, car ce portrait va décidément le

lancer.

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IV

Au jour de l’exposition, Louis se promène à la galerie et, confiant, attend la clientèle qui le lancera pour de bon.

La peinture maîtresse, c’est le portrait de Louise Grandpré.

Les premiers amateurs viennent et s’étonnent. Ils s’étonnent tellement qu’ils vont chercher d’autres amateurs.

Et ainsi se forme un noyau.Brien est heureux lui aussi, car il pressent que

Marie Trudel va venir, et il veut savoir quelle sera sa physionomie en regardant le tableau de Louise.

Dès le deuxième soir, il y a foule à la galerie.Louis vend très chers ses tableaux, ce qui a

l’heur d’amener beaucoup de gens à le faire considérer comme sérieux par les pseudo-

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connaisseurs.Les vrais connaisseurs admirent en silence.Les autres, en s’exclamant sur tout et sur rien.

Sur rien surtout !Albert Brien le détective suit attentivement les

démarches de chacun. Si Marie Trudel peut venir au moins.

Elle arrive en effet, mais très tard avec une bande de jeunes gens riches et ce sont des cris, des exclamations.

Devant le portrait de Louise, ils s’arrêtent longuement, et Brien observe que cela agace au suprême degré Marie Trudel.

Elle voudrait visiblement s’en aller. Les autres la retiennent, détaillent le portrait et lancent des pointes cruelles à l’endroit de Marie. Cela la dépite visiblement.

Alors, elle se fait violence et dans une dithyrambe exaltée, elle procède à une oraison funèbre de la défunte.

Elle la vante d’une manière exagérée, se dit sa meilleure amie et avec une telle conviction dans

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le timbre que plus d’un qui connaît pourtant sa haine pour Louise, se demande si tout ce temps, il n’a pas rêvé.

Albert Brien observe toujours.Il fixe de côté Marie Trudel.De ses yeux froids comme l’acier.Il ne perd rien de cette scène.Mais il se demande ce qui va se passer ensuite.

Marie est trop emportée. Il connaît assez bien les femmes et les névroses qui les emportent à des paroles et à des actes irréfléchis, mais cette fois, Marie Trudel dépasse les bornes.

On n’entend plus qu’elle dans la galerie.Suivant les paroles qu’elle prononce, il n’y a

aucune amertume dans son discours et voilà justement ce qui inquiète Brien.

Mais il laisse faire.Quand Marie a terminé, un jeune homme

timide s’approche, regarde le portrait en connaisseur et va parler au propriétaire.

Cinq minutes plus tard, celui-ci apporte une

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carte qu’il place au bas du portrait et que tous regardent en s’approchant :

« Vendu à monsieur Jean Chappell. »Un éclair de colère passe dans les yeux de

Marie Trudel.Un éclair qui n’a pas échappé à Albert Brien,

le détective, qui observait les moindres gestes de celle-ci.

Mais il est le seul qui l’ait vu.On se précipite vers l’acheteur afin de le

féliciter.À partir de la vente de ce portrait, les autres

s’enlèvent vivement.C’est la gloire pour Louis Kirec.En cette seule veillée, il recueille près de mille

dollars sur ses toiles, ce qui fait qu’il est lancé pour de bon. Demain, les journaux compléteront.

Au bout de l’année, avec sa détermination et son talent, il sera riche et pourra retourner à son village, tel qu’il se l’est promis.

Brien se promet quant à lui de surveiller

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étroitement Marie Trudel.On ne sait jamais, il se produit parfois des

choses étranges et qui ne seraient pas aussi étranges avec un tantinet de surveillance.

Il faudra qu’il ait une bonne conversation avec la jeune fille, mais surtout, il lui faudra des renseignements, difficiles à obtenir.

Mais Brien est tenace. Il est aussi tenace que Louis Kirec et puisqu’il a jeté son dévolu sur Marie Trudel, celle-ci n’a qu’à se bien tenir.

Mais ce ne sont là encore que suppositions, et si vagues !

Brien retourne à la maison, vers sa Rosette toute simple et toute fraîche. Vers l’enfant Toto qui dort de son sommeil pur d’enfant.

Le lendemain matin, Albert Brien court aux nouvelles. Rien de nouveau. Et personne lui demande quoi que ce soit.

Tant mieux, il va profiter de cette journée pour s’occuper de Marie Trudel, afin d’éclaircir certains points qui l’intéressent grandement.

Et d’abord, vérifier ce qu’elle faisait le soir de

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la mort de Louise Grandpré.Il met en œuvre son réseau d’information et à

midi, on lui téléphone que le soir en question Marie Trudel était dans un club de nuit. On l’a vue de façon intermittente qui dansait. Ils étaient tout un groupe de jeunes gens.

C’est un bon alibi dont elle pourrait se servir si on l’accusait.

Mais Brien ne procédera pas par accusations directes.

Il fait adroitement interroger les personnes qui demeurent dans l’entourage immédiat des Grandpré.

On n’a remarqué aucun suspect, et pourtant... pourtant... Brien se rend à cette maison et sonne. C’est la bonne qui vient ouvrir.

– Monsieur est sorti !– Sans doute qu’il est retourné au travail ?– Oui !Brien regarde la figure de cette fille. Une

figure froide qui est celle de la domestique bien

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stylée. Il demande à entrer :– Ce n’est que pour quelques instants. J’ai à

vous parler.– Comme vous voudrez monsieur.Elle ouvre toute grande la porte et Brien

pénètre une fois de plus dans cette maison où se sent que la maîtresse est partie.

Des choses imperceptibles. Il n’y a pas de fleurs, le bout d’un tapis est retourné. Des riens mais des riens qui font toute la différence au monde.

– Mademoiselle !– Oui, monsieur.– Vous connaissiez bien madame ?– Mais, comment donc ! Et je la manque

grandement. Elle était bonne, madame, mais tellement inexpérimentée.

– Cependant, vous vous entendiez bien ?– À merveille, monsieur.– Vous savez qui je suis ?

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...– Vous savez qui je suis ?– Je crois que vous êtes détective.– Ah bien ! Vous êtes perspicace. Et comment

savez-vous que je suis détective. Je ne porte pas le nom inscrit sur mon front.

– Vous êtes venu, dit la bonne, vous êtes venu avec les agents de police quand on a fait enquête sur la mort prématurée de madame.

Les yeux toujours aussi froids, aussi corrects.– Mademoiselle, vous vous appelez Marie,

n’est-ce pas ?– Oui, monsieur.– Marie Lafrance ?– Oui monsieur.– Que faisiez-vous le soir où madame est

morte ?– Je m’étais couché à bonne heure. Je devais

dormir.– Vous en êtes certaine ?

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– Mais, comment donc monsieur. D’ailleurs, il y a maintenant assez de temps que tout cela s’est passé que je ne me souviens plus exactement. Mais je me rappelle que je me suis couchée à bonne heure ce soir-là.

– Bien.Albert Brien réfléchit.Une dernière question qui mettrait peut-être

quelque chose en branle.– Mademoiselle Lafrance ?– Oui, monsieur.– Vous connaissez mademoiselle Marie

Trudel ?– De vue, monsieur, oui. C’est une amie de

madame.– Une amie, dites-vous ? Est-ce qu’elle venait

souvent en cette maison ?– Pas très souvent, monsieur. Je crois même

que madame et elle-même étaient un peu en froid à propos de je ne sais trop quoi.

– Bien.

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Brien attendit une minute pendant qu’il inscrivait des notes. À la dérobée cependant, il observait la bonne.

– Une dernière question mademoiselle.– Comme vous voudrez.– Il faut que vous me répondiez bien

franchement, car elle est d’importance. Elle peut incriminer des gens.

– Je suis franche.– Mademoiselle Marie Trudel est-elle venue

ici le soir de la mort de madame ? Réfléchissez bien car j’ai tout lieu de croire qu’elle est passée dans les environs. On me l’a dit et j’ai vérifié. Est-elle oui ou non venue dans cette maison ?

Les réponses auparavant avaient été claires et précises, sans une hésitation, mais celle-ci ne vint qu’après un délai.

– Non ! Mademoiselle Trudel à ma connaissance n’est pas venue à la maison.

– Voilà tout ce que je voulais savoir.Et Brien prend congé. Il monte dans sa voiture

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pendant que la porte de la maison se referme. Mais il ne va pas loin.

Il se poste au tournant de la rue et attend quelque chose.

Vingt minutes plus tard apparaît un taxi et dans ce taxi Marie Lafrance entasse ses effets avec célérité.

Le taxi repart et Albert Brien conduit sa voiture à la suite du taxi.

Il arrête à une gare.Il descend vite, va se mêler à la foule.Près des guichets, il observe que Marie

Lafrance prend un billet pour Québec. Dans son sac à main, une liasse de billets de banque.

Un gros paquet qu’elle a sorti afin d’en détacher le montant qu’il faut.

Il voit que Marie Lafrance est à la grille. Il l’observe une dernière fois et note son signalement dans son carnet.

« Vingt-trois ans. Cinq pieds cinq pouces. Brune, jolie. Boitille un rien, mais quand même

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perceptiblement. »Il en a assez et retourne à sa voiture.C’est maintenant au tour de Marie Trudel.– Qu’est-ce qu’elle lui réserve celle-là ?Il faudra pousser l’enquête, car il n’y a pas de

doute qu’elle est sur ses gardes et qu’il ne lui fera avouer que ce qu’elle veut bien.

Mais la piste est bonne.Albert Brien se trouve aux prises avec un cas

complexe. Il possède, des indices qui ne trompent pas, mais qu’il sera difficile d’établir en loi.

Madame Louise Grandpré a été empoisonnée à l’arsenic. C’est une méthode vulgaire, mais là ou les coupables , sont fins et n’ont pas laissé grands traces.

Il y a bien cette fille, Maria Lafrance qui est impliquée et gravement. Par sa fuite, elle avoue implicitement qu’elle a trempé dans l’empoisonnement, mais là se borne les preuves. Elles ne sont pas assez tangibles pour qu’on puisse lui mettre la main dessus.

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Dans la maison proprement dite, la police n’a rien relevé d’anormal. Nulle trace d’arsenic. On exonère le mari et la servante tout en gardant de fortes présomptions contre eux. Mais il y avait le motif, et il n’y avait aucun motif qui eut pu les faire coffrer. Le couple était uni et jamais la moindre querelle entre eux.

Quant à Marie Lafrance, rien à dire sur son compte. Elle se conduisait toujours avec une parfaite correction.

Le peintre maintenant.Ah celui-là, quel motif aurait-il eu de tuer

cette femme ?Aucun.Mais Brien sait que Marie Trudel, la « chère »

amie de Louise Grandpré a quelque chose à faire là-dedans.

Mais comment la pincer ?Il est facile de faire une accusation et sentir

qu’elle est fondée mais de là à la prouver, il y a tout un fossé.

Et en ce cas-ci, le fossé est si large qu’il est

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presque impossible à sauter.Il faut donc y aller avec une grande

circonspection.Brien retourne à son bureau.Et puis, il a hâte de revoir Rosette, sa tendre

femme si compréhensive, si naturelle. Elle saura le reposer comme il faut de ces femmes cauteleuses contre qui il travaille.

Elle est bonne Rosette. Elle sait sourire et lui faire voir la vie sous un angle qui repose des crimes et des misères humaines.

Et Toto. Son petit Toto. S’il n’y avait pas Rosette et Toto dans son existence. Albert Brien serait devenu un homme dur, voir même cruel. Mais ce sont ces deux êtres qui le retiennent à ce qu’il y a de pur et de beau dans une vie d’homme, dans une vie de détective, qui doit par métier regarder ce qui est laid et impur.

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V

Jean Chapell a posé le portrait de Louise Grandpré dans son salon. Il habite une garçonnière bien meublée dans le centre de la ville et on sent qu’il est à l’aise.

Ce soir, il doit inviter des amis à contempler son acquisition.

Il est riche.De travail, il n’en fait aucun. Il tire des rentes

périodiquement d’un fond que lui a laissé son père.

Il s’occupe à toutes sortes de choses, dont la principale est de rencontrer des jeunes filles. Il aime les femmes à la folie.

Mais il est timide, et n’était-ce sa grosse fortune, il n’aurait pas grand succès. Ses murs sont tapissés de photos de jeunes filles.

Quelques reproductions aussi des plus belles

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peintures de femmes au monde.C’est un oisif, un être inutile, mais il est assez

inoffensif.À quatre heures de l’après-midi, il reçoit un

appel téléphonique.Il va répondre en robe de chambre :– Allô !– Chez monsieur Jean Chapell ?C’est une voix de femme, et instinctivement,

Chapell refait le nœud de cravate. Il se gourme comme si la personne était là.

– Moi-même.– Monsieur Chapell, c’est quelqu’un qui vous

connaît mais que vous ne connaissez pas qui vous parle. J’aimerais vous rencontrer. C’est important.

– Mais, madame, je suis votre serviteur.– Dans vingt minutes donc. Et ne faites pas de

frais surtout.– Oh ! mais je vous recevrai tout simplement.

Au fait, est-ce que je puis avoir l’honneur de

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savoir qui possède une aussi jolie voix ?– Peut-être-vaut-il mieux que le mystère

demeure entre nous ?– Peut-être, dit Jean Chapell. Cela fera un

aliment de mystère qui me va très bien. Alors, je vous attends, madame ou... mademoiselle.

– Mademoiselle !– –Ah bon !– À bientôt alors.– À tout à l’heure, mademoiselle.Les deux appareils se referment et Jean

Chapell met de l’ordre dans sa garçonnière. Il ne sait à quelle bonne fortune il doit cette visite, mais il sent qu’elle sera une étape dans sa vie. Une étape importante.

Il s’habille avec précaution dans une tenue négligée, mais cependant, savamment étudiée.

C’est la mise de rigueur l’après-midi.Il vérifie s’il y a du porto et des petits fours.Il sait tous ces détails comme une bonne

maîtresse de maison, mais il n’a réellement pas

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d’autres occupations.Enfin, tout est bien et la visiteuse peut sonner.Jean Chapell ne s’imagine pas qu’elle puisse

autrement qu’être jolie.Il jette un regard vers le portrait qu’il a acheté

la veille et il identifie sa visiteuse à la femme qui est sur cette toile.

Si elle n’était que la moitié de celle-là, elle serait encore passable, mais à sa voix, il a deviné qu’elle était meilleure encore.

Il se frotte les mains d’enthousiasme.Il est comme un collégien à son premier

rendez-vous.Après dix minutes de retard, la clochette

sonne.C’est un timbre délicat qui sonne trois notes

très douces.Jean Chapell va ouvrir.Il voit une femme en tenue tailleur, très chic,

très grande, très élégante. Il s’échappe d’elle des émanations d’un parfum de prix.

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– Mais entrez, entrez je vous prie.– Merci !La visiteuse aimable entre en souriant et Jean

referme la porte sans bruit derrière elle. Elle va s’asseoir.

– Mademoiselle, ne dites rien. Un porto ?– S’il vous plaît.– Voici !Jean présente le verre de crystal finement

ouvré et il se verse un verre à lui aussi. Puis il avance les fours secs à sa visiteuse. Celle-ci en prend et Jean voit quelle a les plus belles dents au monde.

– Vous êtes adorable, ne peut-il s’empêcher de lui dire.

Il n’y a cependant aucun équivoque dans son ton. Il l’a dit, comme il l’a dit à des centaines de femmes auparavant, toujours avec la même ferveur, toujours avec le même élan subit de sincérité.

Ils ont gardé le silence pendant qu’ils se

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regardent. Les yeux de la visiteuse a ensuite balayé le mur et vu à la place d’honneur, au-dessus de la cheminée le portrait de Louise Grandpré.

Ses traits se sont durcis et elle dit :– Voici pourquoi je viens. Je voudrais cette

peinture.– Oh, oh ! Vous avez la franchise brutale, dit

Jean Chapell, interloqué que la conversation en vienne tout de suite à l’objet de la visite.

– Oui, je suis franche, dit la visiteuse.Elle sourit et Jean s’extasie de nouveau.– Vous êtes adorable, répète-t-il.La jeune femme ne répond point, mais elle

s’est levée et elle s’est dirigée vers le tableau qu’a peint Louis Kirec.

Elle se place à bonne distance et regarde.Pas un détail ne lui échappe, rien de la

sensualité de la bouche, du pli volontaire du front. Elle reconnaît bien là son amie, son ennemie plutôt.

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– Puis-je savoir au moins, votre nom ? hésite Chapell.

– Vous y tenez, beaucoup ?– Ah oui ! J’aime toujours savoir à qui je parle

et je crois que c’est bien légitime, vous ne trouvez pas ?

– Peut-être.– Alors ?– Disons que je m’appelle Marie, ou

Catherine, ou Claire.– Je préfère Marie, dit le jeune homme.– Va pour Marie fait la vraie Marie.– Alors, pour la peinture ?– C’est impossible, regrette Jean Chapell.– Ah !– Mais oui. C’est ainsi. Je me permets des

fantaisies. Je veux être aimable. Mais ce que je tiens, je le garde.

Un regard très dur est passé dans les yeux de Marie Trudel. Un regard où il y a un peu de folie.

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Jean Chapell ne l’a pas vu.Il s’est assis de nouveau et s’obstine :– Non, vous comprenez, cette femme possède

toutes les choses que j’aime chez une femme. Et j’ai le culte de la femme.

– Vous savez qu’elle est morte ?– Je sais oui. Et c’est même ce qui me pousse

à m’accrocher à elle.– Je vous donnerai un bon prix.– Je n’ai que faire de l’argent.La voix efféminée de Jean Chapel s’est faite

plus têtu. Il tient de plus en plus à son portrait, comme un enfant à un joujou.

– Mais, il me le faut.– Comme c’est malheureux cette querelle,

quand nous pourrions avoir de si jolies choses à nous dire. Parlons de vous.

– Je n’y tiens pas !– Alors, et Jean Chapell regrette infiniment

dans ce mot.

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C’est le signal de prendre congé. Mais Marie Trudel n’a pas l’air de s’en rendre compte. Elle ouvre son sac.

Jean se lève :– Inutile, je n’accepterai pas un sou. Je vous le

donnerai plutôt.– Alors, donnez-le moi.– Mais non, mais non, je deviens fou ma

parole. Mais je ne vous comprends pas. Vous êtes d’une obstination.

Soudain, Jean Chapell a blêmi. C’est un stylet d’argent que tient Marie Trudel dans sa main. Une très belle pièce qui pourrait passer pour un coupe-papier. Mais son tranchant est aiguisé comme une lame de rasoir.

Elle fait deux pas en direction du portrait et d’un grand geste, elle le déchire avec frénésie. Jean Chapell sursaute comme s’il avait été atteint et il se jette sur la jeune fille.

Il lutte pour lui arracher le stylet, mais dans cette lutte, c’est lui qui écope d’un coup qui lui tranche l’artère du cou. Il tombe sur le côté et

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s’éteint comme un poulet.Marie retourne au portrait et le lacère en mille

morceaux.Ensuite, elle revient vers Jean Chapell et

écoute attentivement. Il n’a plus un souffle. Il est mort.

Ses yeux à elle sont secs et durs. Elle avise la salle de bain et va se laver les mains. Il y a un peu de sang sur ses vêtements mais, comme son tailleur est à pois rouges, une goutte de plus ou de moins n’y paraîtra pas.

Elle lave soigneusement ses mains et son stylet. Après quoi elle efface toute trace de doigt sur le robinet à l’aide d’une serviette.

Un dernier regard de vengeance vers le tableau de celle qu’elle a exécrée et elle sort, en parfaite femme du monde.

Il n’y a personne dans le couloir.Elle descend deux étages à pied, puis elle

prend l’ascenseur pour faire le reste du trajet. Ainsi, elle aura dépisté les plus fins limiers.

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VI

Albert Brien décrocha l’appareil qui sonnait :– Qui parle ?– C’est Théo Belœil ! C’est vous Brien ?– Moi-même. Qu’est-ce qui se passe ?– Du joli. Vous vous rappelez de la mort de

madame Grandpré. Oui, la jeune madame Grandpré qui a été empoisonnée ?

– Mais oui. Et maintenant...– Il y a eu meurtre.– Mais qu’est-ce que madame Grandpré vient

faire là-dedans ?– C’est à cause du portrait. Ce maudit

portrait !– Mais Belœil, expliquez-vous ! Il y a eu un

meurtre et vous n’avez pas l’habitude de m’appeler pour régler vos affaires, dit Brien qui

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réfléchissait rapidement, cependant.– C’est que... vous avez eu l’air d’en savoir

plus que moi quand nous avons classé l’affaire l’autre jour, faute de preuves.

– Cela se peut. Mais vite, racontez-moi Théo...– Eh bien ! J’ai été appelé ce soir chez une

espèce de gigolo qu’on a trouvé percé d’un coup de couteau. Au mur de son appartement, j’ai vu que la peinture de madame Louise Grandpré était toute déchirée.

– Hein ! sursaute Brien. Vous dites bien la peinture de madame Grandpré ?

– Oui ! Vous êtes intéressé maintenant ?– Et comment donc ? Alors, c’est chez un

nommé Chapell. Jean Chapell que vous vous trouvez, Belœil ?

– Comment savez-vous ?– Je suis renseigné.– Il paraît !– Attendez-moi, je suis là dans dix minutes,

Belœil. Au fait, où demeure ce Chapell ? Cela

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m’évitera de fouiller.Belœil lui donne l’adresse de Chapell et puis il

referme.Dix minutes plus tard, Albert Brien entre chez

Chapell.Il y a tout un émoi dans la maison. Des gens

parcourent les corridors et posent des questions absurdes aux agents de l’action.

On laisse entrer Brien.Belœil le reçoit le cigare au bec.– Voilà le gâchis, dit-il.C’est en effet un beau gâchis. Il ne reste que

des lambeaux de la toile magnifique et par terre, la forme de Jean Chapell que photographie l’homme de police.

Quand celui-ci a terminé sa besogne, Albert Brien se penche sur le cadavre et examine à grand soin la blessure mortelle au cou.

– Ça n’a pas dû être long, dit-il.On enlève le cadavre sur une civière et on

pose une toile sur le tapis maculé de sang. Et

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Belœil dit :– Savez-vous ce que fait votre ami le jeune

peintre à cette heure-ci ?– Non, il doit dormir, je suppose. Ou bien, il

fait la bombe, ou bien il travaille. Je ne sais pas moi. Belœil a senti l’ironie de la réponse. Il tire une large bouffée de son cigare et dit :

– C’est mon idée que le coupable, c’est lui.– À quels indices vous fiez-vous pour accuser

ainsi ?– Je ne sais pas. Ce n’est qu’une idée qui me

trotte par la tête. En tout cas, il sera assez facile de vérifier.

– Je vais aller le chercher.– Inutile, j’ai déjà envoyé quelqu’un.À peine cinq minutes plus tard, entre Louis

Kirec.Il a les cheveux en broussaille et il est d’une

humeur massacrante. Après avoir travaillé sans relâche, il s’était couché à neuf heures, recru de fatigue.

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Un agent est venu le réveiller et sans grandes explications, il l’a emmené sur la scène du crime.

– Bonsoir, l’accueille bourru, Théo Belœil.– Vous allez m’expliquer...– Un instant jeune homme, un instant.Albert Brien intervient :– C’était nécessaire Louis.Juste en ce moment, Louis Kirec voit son

tableau tout déchiré sur la cheminée. Il ne comprend pas du tout et il s’emporte :

– Je voudrais bien savoir qui est le salaud qui...

– C’est justement ce que nous aimerions savoir, explique Albert Brien.

La colère du peintre est telle, qu’il ne parvient pas à articuler un son. Et c’est Belœil qui prend la parole ;

– Kirec, le médecin qui a examiné le cadavre...– Quel cadavre ? On a tué quelqu’un ? Mais

on tue donc continuellement dans votre bonne ville de Métropole ?

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– On tue trop, dit Brien.Belœil poursuit :– On a tué Jean Chapell, le gigolo qui habitait

cette maison. Je vous avertis Kirec, vous êtes soupçonné.

– Moi ?– Oui, vous !– Et pourquoi ?– Pour des raisons que je garde. Mais

cependant, si vous pouvez produire un alibi raisonnable, je ne vous garderai que comme témoin accessoire. Le médecin a dit que la mort remonte à cet après-midi. Au milieu de l’après-midi. Qu’est-ce que vous fabriquiez à cette période ?

– J’étais à mon studio.– Avez-vous des témoins ?– Des témoins ? non je n’ai pas de témoins.

Mais est-ce qu’il me faut des témoins pour prouver que je travaille ?

– C’est commode, en certaines circonstances

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comme celles-ci par exemple, dit Belœil d’une grosse voix

Kirec réfléchit profondément, puis :– Tiens, j’en ai un alibi,– Dites-le au plus vite, mon cher ami, sans

quoi il peut en cuire un morceau. C’est moi qui le dis.

– J’ai été à la banque, il était trois heures précises. J’ai même eu de la difficulté à entrer parce que la banque, elle ferme à trois heures tapant, qu’on soit des clients ou non. J’avais décidé de déposer mon argent.

Brien sauta :– Quoi Louis, vous n’aviez pas encore déposé

ce montant ?– D’une chose à l’autre, j’ai été retardé.– Imprudent !Louis continua comme si rien n’était :– Donc j’ai déposé mon argent, et puis j’ai été

au restaurant où j’ai discuté avec le grec de l’art hellénique jusqu’à cinq heures environ.

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– Et ensuite ?– Ensuite, je suis revenu au studio et j’ai mis

les bouchées doubles afin de reprendre le temps perdu à bavarder avec Skipoulos.

– On vérifiera.– Et maintenant, est-ce que je puis m’en aller.

J’ai une fatigue de tous les diables, et demain, je me suis promis une grosse journée.

Belœil regarda d’abord Albert Brien, puis le jeune peintre et sans dire un mot, il fit signe à Kirec de s’en aller. Quand Louis fut sur le seuil de la porte il jura :

– Salauds !– Quoi, sursauta Belœil ?– C’est un beau salaud celui qui a déchiré ma

toile. Mais il ne l’emportera pas en Paradis. Je me chargerai bien de le retrouver un de ces jours.

– On le retrouvera bien pour vous, dit Belœil.La porte se referme. Brien et Belœil sont

seuls. Ils réfléchissent.

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Brien n’expose pas encore sa théorie. Peut-être qu’elle est ridicule après tout. Il va y aller en douce et faire son enquête seul.

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VII

Tous les criminels, si intelligents qu’ils paraissent manquent à un certain point de bon sens.

Ils croient être trop fins et ne se méfient pas assez de certains indices. Ils jouent trop gros jeu.

Cela va pour ce que l’on pourrait appeler, les criminels de carrière. Il existe aussi les criminels d’occasion. Ceux-là sont difficiles à attraper, parce qu’on n’a pas de présomption contre eux.

En un mot, on ne s’en méfie pas.Théo Belœil savait cela, et Albert Brien lui

aussi.C’est un peu comme les questions primaires

du catéchisme de ceux qui font du travail de police.

Mais entre la théorie et la pratique, dans toutes les situations, il y a un pas. Et un grand pas.

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Albert Brien, quant à lui, avait déjà un bon élan.

Il soupçonnait quelqu’un.Qu’elle soit intelligente cette personne, il n’y

avait pas à en douter, mais elle se ferait bien attraper.

Brien sort de chez Jean Chapell et il va à son bureau afin de consulter ses fiches.

Belœil est fort découragé. Il voudrait bien trouver un motif qui incriminerait sans plus de façons le jeune peintre.

Mais Brien s’acharne à le défendre.Peut-être Brien a-t-il une raison ?Peut-être veut-il le laisser s’empêtrer jusqu’au

cou ?On ne sait jamais avec Brien, pense Belœil.C’est un homme dur et froid. Il va droit au but

en écartant tout ce qui serait susceptible de lui nuire.

Tous les moyens sont bons.Mais, il y a eu ce deuxième meurtre, et de

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cela, Belœil n’est pas content.Il ressasse toutes les théories, mais n’aboutit à

rien.Chapell a été tué d’un coup de couteau à la

veine du cou. Il y a eu lutte, c’est visible, mais avec qui ?

On n’a pas retrouvé le couteau.On n’a pas relevé d’empreintes digitales nulle

part.Et le tableau de madame Grandpré, tout

déchiré, n’apporte rien, rien qui put incriminer personne à part peut-être Louis Kirec.

Lui encore !Belœil se décide à le faire surveiller

étroitement et il donne des ordres à cet effet. Mais au fond, il est de l’avis de Brien. Le jeune peintre n’a rien à voir là-dedans.

Rien à voir que d’avoir provoqué cette double tuerie.

Ce serait à démissionner et à ficher à tout jamais ce métier d’imbécile.

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Belœil, comme on le remarque est découragé. Mais son découragement est passager et pour rien au monde, il donnerait suite à ces décisions de laisser là le travail, car c’est justement ce qui le fascine, le mystère.

Pendant ce temps, Brien est arrivé à son bureau.

Il téléphone à Rosette de ne pas l’attendre, parce qu’il est sur une piste qui promet de devenir intéressante.

Rosette qui ne le questionne jamais, lui souhaite bonne chance et ce n’est que le récepteur fermé qu’elle soupire.

Elle est une jeune femme exemplaire, la Rosette d’Albert Brien. Elle sait les dangers presque constants que court son mari, mais elle sait aussi que c’est ce qu’il aime et que c’est la vie.

Elle s’est résignée depuis longtemps, et comme elle l’aime de tout son âme, elle le soutient, même quand sa nature de femme crie en elle-même de s’accrocher à lui, de lui faire

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renoncer à cette tâche périlleuse.Brien a consulté ses fiches et il lit :« Marie Trudel, 25 ans. Habite 279 avenue

G... »Elle doit être chez elle, se dit Brien.Et son raisonnement se base sur le fait qu’une

criminelle inexpérimentée, mais froide comme cette jeune femme a préféré demeurer chez elle plutôt que de courir les rues et se faire voir.

Il est une autre personne qui l’intéresse grandement.

Et c’est en songeant à cette autre personne que la lumière se fait en lui. Voici comment il procédera :

Il saute sur le téléphone et demande Québec.Trois minutes plus tard, il est en

communication avec un camarade qu’il a là-bas.– Georges ?– Moi-même. C’est toi Albert ?– Oui. Apparemment vous travaillez assez tard

dans la vieille capitale. On ne vous laisse donc

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jamais tranquille ?– Mon cher Albert, je suis en ce moment à une

besogne prosaïque. Je fais mes comptes.– Chanceux. Écoute, je vais te demander un

service, Georges.– Avec plaisir, Albert.– Je veux que tu retrouves une jeune fille du

nom de Marie Lafrance. C’est peut-être sous ce nom que tu la trouveras ou sous un autre, mais qu’importe.

– Un instant, je note.– Bon tu as ces détails ?– Oui !– Je continue. Elle a vingt-trois ans environ,

elle mesure cinq pieds cinq pouces. Elle est brune, jolie, des yeux noirs. Très réservée. C’est une fille qui a été stylée pour travailler dans les grandes maisons.

– Une boniche alors !– Oui, mais une superbe boniche. Et

dangereuse à part ça. Dernier indice, et c’est celui

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qui permettra de ne pas te tromper sur son compte, elle boitille un peu. Oh ! un rien, mais elle boitille. Ça aide beaucoup à l’identifier.

– Je vois, je vois, répond à l’autre bout du fil, cet ami d’Albert Brien qui se prénomme Georges.

– Elle était à l’emploi des Grandpré, chez qui il y a eu un meurtre insolvable ces derniers jours...

– Ah bon !Ce matin, j’ai été la questionner, et la frousse

l’a prise. Je l’ai laissée partir avec l’espoir qu’elle se couperait. Je l’ai pistée jusqu’à la gare, et m’est avis qu’en ce moment elle se trouve quelque part à Québec.

– Oui, je vois, mais sur quoi vais-je l’arrêter.– Il s’agit d’y aller en douce, mais si elle

rejimbe, prends les grands moyens. Dans son sac à main, elle a un rouleau de billets de banque gros comme deux fois ton poing. Tellement gros qu’elle sera gênée d’en parler. Tu me suis, mon cher Georges...

– Si je te suis, mais c’est un jeu d’enfants que

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tu me proposes,– Tant mieux. Je te revaudrai ça un de ces

jours. J’aimerais cependant que tu fasses vite. L’affaire est d’importance et la Marie Lafrance va nous aider énormément.

– Demain matin, tu auras de mes nouvelles. Bonsoir Albert.

– Bonsoir Georges, et merci mon vieux.– De rien.On raccroche de part et d’autre. Georges ne

perd pas une minute à se lancer dans une recherche de routine tandis que Albert Brien sort de son bureau et monte dans sa voiture.

– Rue G..., il stoppe sa voiture à un bloc de chez Marie Trudel.

C’est une grande maison de pierre.Des gens riches, assurément.Il n’y a de la lumière qu’au deuxième et Brien

se fait chat pour grimper un balcon et s’aidant d’une gouttière arrive à la fenêtre illuminée.

Si quelqu’un qui passe sur la rue levait

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seulement les yeux, il risquerait d’être découvert et tout son truc d’acrobatie ne lui vaudrait que les quolibets de Belœil.

Mais la chance le sert.Au premier coup d’œil, il a vu une femme

prostrée sur le lit. Marie Trudel, apparemment, car c’est une femme, qui doit avoir entre 23 et 27 ans. Elle est en déshabillé et elle lit.

À un certain moment, elle ferme les yeux, mais aussitôt ses mains se crispent et elle fait un mouvement qui la force de se réveiller.

Elle semble lire dans un grand cahier écrit à la main. Albert Brien donnerait cher pour savoir ce qu’il y a écrit dans ce cahier.

Mais pour l’instant, il ne bouge pas.Sa situation en ce moment est très peu

confortable en plus d’être bien précaire. Il ne suffirait que d’un faux mouvement pour qu’il aille rebondir sur la pelouse et se casser les reins. Mais par contre, sans bouger, il n’a presque pas d’efforts à faire pour se maintenir.

D’ailleurs, il ne pense que très peu à sa

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situation. Il est tout absorbé par Marie Trudel.Dans sa main gauche, restée libre, elle tient un

stylet. Un stylet d’argent à ce qu’il peut juger.Brien observe que la jeune fille joue de ce

stylet machinalement. Mais ses yeux s’ouvrent tout grands lorsqu’ils se rendant compte qu’elle déchire le papier d’une photographie avec ce stylet.

Et avec une facilité extraordinaire.Une lame de rasoir n’aurait pas mieux fait.Une idée lui vient. Une idée audacieuse.Il la fera arrêter tout de suite. Sous un prétexte

quelconque, quitte à la relâcher si la preuve n’est pas assez forte.

En redescendant, il manque se casser le cou, mais comme un chat, il est tombé à pieds joints sur le gazon.

Il retourne à son auto, et de là, va aux bureaux de la police, à l’escouade des Homicides afin de rencontrer Belœil.

Juste comme il arrive, Belœil sort.

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Il l’arrête :– Hé Belœil !– Hein ! Albert Brien ! Mais vous sortez tard

mon ami. Je devrais vous faire coffrer pour vagabondage.

– Trêve de plaisanteries Belœil. C’est sérieux.– Alors, venez à mon bureau. C’est à propos

de l’affaire Chapell.– Oui... et de l’autre aussi, l’affaire Grandpré.– Bon ! Suivez-moi.Ils marchent dans les couloirs silencieux et

leurs pas se répercutent lugubrement sur le marbre du plancher.

Ils entrent dans le bureau de Belœil, et sans plus de préambules, Albert Brien demande :

– Il me faut un mandat d’arrestation pour Marie Trudel.

– Marie Trudel ? Qui est cette personne ?– C’est quelqu’un de la haute. Elle et Louise

Grandpré étaient des amies, un temps, c’est-à-dire qu’elles étaient des ennemies.

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– Mais, ce n’est pas un argument ça !Belœil commençait à se chauffer et trouvait la

plaisanterie du plus mauvais goût, surtout à cette heure-ci.

– J’ai autre chose aussi. Marie Trudel possède l’arme qui a tué Jean Chapell. Je l’ai vue dans ses mains. C’est un stylet d’argent très effilé.

– Comment avez-vous pu l’identifier. Et d’abord, comment savez-vous, sur quoi vous basez-vous ?

– C’est toute une histoire.– Eh bien ! Elle a besoin d’être bonne.– Un cigare ? propose Brien pour que Belœil

se rassoie.– Ou... oui !– Bon ! Voici, je commence.Brien allume lui, une cigarette et il

commence :– Je tiens la clef de l’énigme, des deux

énigmes, devrais-je dire, par le peintre Louis Kirec.

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– Celui-là, rugit Belœil.– Lui-même, et fort innocemment. Pendant

que madame Grandpré posait pour son portrait, il lui a demandé de parler sans interruption. Au début, elle n’a dit que des sottises, mais avant longtemps, elle était rendue à bout de sottises et elle a pensé lui donner sa biographie.

– C’est un commencement en effet, mais qui promet d’en dire pendant longtemps, vous ne trouvez pas ?

– Il est essentiel de tout savoir.– Continuez, Brien, continue. Je vais avoir la

patience qu’il faudra.– Donc, Louise Grandpré a raconté sa vie.

Tout ! Vous savez ce qu’on peut en dire pendant une douzaine d’heures, et Kirec ne l’interrompait jamais.

– Est-ce à dire que je vous interromps pour rien ?

– Pas du tout. Je revis la scène, tout simplement. Kirec n’a pas tout retenu, simplement une querelle de jalousie entre ces

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deux femmes. Une querelle sous des dehors souriants...

– Une vraie querelle entre femmes du monde alors, dit Belœil heureux de sa perspicacité.

– En plein ça. Mais le dernier enjeu a été la possession de Justin Grandpré, qui est un jeune homme d’avenir. Et beau garçon à part ça.

– Ça m’intéresse moins, ce détail.– Mais il a sa valeur. Toujours est-il qu’après

une bataille acharnée pour gagner le beau gars, la femme au portrait, Louise a eu Grandpré. Mais il s’était passé de violentes altercations entre les deux femmes. Marie Trudel avait apparemment juré à l’oreille de Louise qu’un jour elle l’aurait. Qu’un jour, elle, la tuerait.

– Et l’autre ne l’a pas prise au sérieux.– On ne prend pas ces menaces au sérieux

chez les femmes du monde. Dans ce beau monde, on ne tue pas de cette façon. On tue plutôt les réputations. C’est plus facile et beaucoup plus effectif.

– Mais, fait Belœil, rien ne prouve qu’elle a

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tué Louise Grandpré jusqu’ici, sinon une lointaine présomption.

– C’est déjà quelque chose. Et j’ai un autre atout.

– Ah oui ! Vous allez bien en affaires.– Oui, la servante de Louise Grandpré. Je suis

allée la visiter ce matin. Une visite fort intéressante.

– Mais, nous l’avons questionnée celle-là, et rien ne nous a laissé voir qu’elle aurait pu tremper dans l’empoisonnement...

– C’est que vous ne saviez pas l’histoire de la querelle entre les deux femmes. J’ai simplement glissé le nom de Marie Trudel dans la conversation, et vingt minutes plus tard, elle avait décampé vers Québec.

– Et vous n’avez rien dit ?– Ce n’était pas assez sérieux.Belœil regarde Brien d’un œil sévère et il lui

dit :– Je ne vous comprends pas du tout. Vous

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vous attachez aux indices les plus lointains de la cause, mais vous laissez échapper un témoin important.

– Et ce n’est rien. À la gare, elle a payé avec un rouleau de billets de banque que j’aurais bien voulu avoir sur moi.

– C’est inadmissible, gronda Belœil en changeant son cigare de position dans la bouche. Inadmissible !

– Mais j’espérais qu’elle se coupe d’elle-même. Après le meurtre de Jean Chapell, j’ai téléphoné à Georges B... à Québec qui s’est chargé de cueillir la demoiselle Lafrance.

– Sans doute vous auriez dû me consulter, mais enfin, vous avez eu un bon réflexe et nous pourrons commencer à travailler sur quelque chose de tangible. Quand est-ce que votre ami doit communiquer avec vous ?

– Je ne sais pas. Tout ce que je sais, c’est qu’il s’est chargé de m’emmener la boniche à Montréal.

Albert Brien sourit.

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– Maintenant, Marie Trudel ?– Vous ne me croirez peut-être pas ; mais j’ai

une preuve visuelle qu’elle possède l’arme dont elle s’est servie pour tuer ce pauvre gigolo de Jean Chapell. C’est d’ailleurs la raison de ma visite ici. Il faudrait l’arrêter tout de suite et l’interroger.

– Facile à dire que de l’arrêter, mais sous quels indices ?

– Présomption de meurtre. C’est assez.– Et si ça ne marche pas, j’en connais qui vont

rebondir, Brien. Moi le premier avec les influences de son père à la petite.

– On verra toujours. Mais il faut faire vite et sans bruit. Il faut la questionner cette nuit même, pendant que l’affaire est encore toute chaude et que ses nerfs risquent de craquer. Plus tard, nous risquons d’être trop tard. Et puis je propose de la confronter avec la boniche des Grandpré.

– Si votre ami la retrouve à Québec.– Il n’y a pas de doute qu’elle se cache là.Belœil ne put s’empêcher de sourire :

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– Vous ne doutez de rien, vous, Brien. Hein ! Enfin...

Sans plus tarder, Belœil remplit les formules d’usage et il envoie un planton les faire signer par un juge.

Albert Brien songe.Il songe à Rosette sa femme. À Rosette qui est

tellement le contraire de cette femme contre qui on va sévir.

Et au petit Toto aussi.Toto, qui leur a donné bien des craintes, mais

dont un seul de ses sourires vaut plus que toutes les nuits de veille.

Albert Brien songe, tandis que Théo Belœil s’affaire.

Une demi-heure plus tard, l’escouade préposée pour l’arrestation de Marie Trudel se met en route.

On arrive à la rue G...Brien grimpe encore comme tantôt. Mais cette

fois, il est suivi d’un agent en civil.

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Leur plan est de prévenir que la jeune fille ne fasse disparaître le stylet pendant qu’on l’attendra en bas. Il est probable qu’elle ne fera pas d’objection, à part de protester verbalement. Mais elle pourrait bien faire disparaître l’arme du crime, et c’en serait fini. Toute la preuve du second crime tient à ce stylet d’argent à la lame si effilée.

Brien et l’agent sont rendus au rebord de la fenêtre. Tout est calme dans la rue.

Belœil et ses hommes, au signal de Brien, sonnent à la porte.

Dans la chambre de Marie Trudel, il reste encore de la lumière. Elle s’est endormie finalement avec son cahier à côté.

Quand sonne la clochette, la jeune fille a ouvert un œil. Au second coup de clochette, elle s’est levée. Mais Brien a ouvert toute grande la fenêtre et il entre comme une apparition de la justice.

Marie Trudel est levée. Elle a sauté sur le stylet et le brandit. Mais Brien par un tour de

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lutte le lui arrache pendant que son compagnon entre à son tour. Il ne sait trop quoi faire.

– Un cambriolage ? demande avec un air de défi Marie Trudel.

– Non, la police !Elle a blêmi, puis elle s’est assise sur son lit.Albert Brien a pris le cahier et il le passe à

l’agent. Il met aussi le stylet dans un mouchoir et l’agent le place dans sa poche.

C’est Belœil et ses hommes.Le père et la mère Trudel protestent à grands

cris, mais Belœil leur montre le mandat d’arrestation, et il faut bien qu’ils se rendent à l’évidence.

– Vous en entendrez parler, proteste le père Trudel en pyjamas et robe de chambre tandis que son épouse a une crise de nerfs.

– Nous ne faisons que notre devoir, dit Belœil.– Laissez-moi au moins m’habiller en paix,

demande Marie Trudel.Belœil la regarde d’un air soupçonneux, mais

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Albert Brien le rassure.– Je suis certain qu’elle nous suivra, dit-il.Tous sortent de la chambre à l’exception de la

jeune fille qui passe ses vêtements.Cinq minutes plus tard, tout le monde repart

en entendant derrière eux les protestations des époux Trudel, qui ne crient cependant pas trop fort afin de ne pas ameuter le quartier.

On ne dit pas un mot dans l’auto.Rendus à l’immeuble de la police, les

intéressés montent au bureau du chef de l’escouade des homicides, Théo Belœil.

– Asseyez-vous ! commande-t-il d’une voix rogue.

Marie s’assoit. Et aussitôt assise elle demande :

– De quoi m’accuse-t-on ?– Du meurtre de Louise Grandpré et de celui

de Jean Chapell.– Je suis innocente.– Nous tenterons de prouver le contraire

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mademoiselle. Nous avons des preuves à notre disposition.

– Lesquelles ?– Vous saurez en temps et lieux.– Bouchard, demande-t-il à l’agent qui avait

grimpé avec Brien. Bouchard, donne-moi le cahier que tu tiens là.

– Voilà monsieur,– Vous reconnaissez ce cahier ?– Oui, c’est mon cahier intime.– Et le stylet ?– Ce n’est qu’un coupe-papier, vous voyez

bien.Ici Brien met son mot :– Mais fameusement effilé mademoiselle,

fameusement effilé pour un coupe-papier, vous ne trouvez pas ? Avec un coupe-papier semblable, on trancherait une gorge d’un seul coup... la gorge d’un être comme Jean Chapell, par exemple.

Marie Trudel qui, jusqu’à cette minute avait à

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peine bronché eut un tremblement des mains qu’elle eut grand-peine à contenir.

– Vous êtes nerveuse, mademoiselle, continue Brien sur un ton uniforme. Vous ne vous sentez pas à l’aise.

Marie Trudel reprend son assurance, mais ce n’est qu’au prix d’un suprême effort de volonté.

– Que faisiez-vous cet après-midi ? Je veux une réponse en détail.

Mais avant que Marie réponde, le téléphone sonne.

– Allô !...– Ah oui ! Bien, bien... !...– Tant mieux alors, faites monter.Et impitoyable, Belœil pose de nouveau la

question :– Que faisiez-vous cet après-midi ?Marie Trudel se mord les lèvres.

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Mais la porte s’ouvre et entre la servante des Grandpré.

– Vous ici, mademoiselle.– Tais-toi ! dit d’une voix sourde Marie

Trudel.La boniche tremble de tous ses membres. On

sent que Georges B... à Québec ne l’a pas ménagée.

Il se fait un silence et puis la demoiselle Lafrance crie :

– C’est elle qui m’a poussée à mettre de l’arsenic dans le verre de madame Grandpré. C’est elle, c’est cette demoiselle Trudel. Elle m’a donné cinq mille dollars pour faire le coup.

Marie Trudel s’est levée, mais Brien a pesé sur son épaule et elle s’est rassise. La fille Lafrance continue :

– Elle m’a dit de bien prendre garde, de lui refiler l’arsenic à la première occasion. Il y a eu la fête du portrait. J’en ai profité. Ils étaient tous un peu gris. Ils ne se sont rendu compte de rien. Moi, j’étais censée dormir.

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Et l’orage éclate. Marie Trudel a laissé passer les mots, mais soudain elle a furtivement saisi le stylet et fonce sur la bonne des Grandpré.

On ne parvient à la maîtriser qu’après qu’elle a éraflé le cou de la jeune fille de la pointe coupante de l’arme.

On lui passe les menottes et c’est assez.Albert Brien retourne à Rosette et Belœil

remplit les dernières formalités.

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Épilogue

Un homme marche à grands pas sur la route.Louis Kirec revient.Il revient à son village natal après trois ans

d’absence.Comme il se l’était promis.Est-ce que la Gaétane l’attend ?Il est un grand peintre.Il a des sous, et chez lui ne connaîtront plus

désormais la misère des mauvaises saisons et dès méchantes pêches.

Il marche de son pas égale et triomphant :Toc... Toc... Toc... Toc...Dans son cœur, il chante une chanson.

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Cet ouvrage est le 640e publiédans la collection Littérature québécoise

par la Bibliothèque électronique du Québec.

La Bibliothèque électronique du Québecest la propriété exclusive de

Jean-Yves Dupuis.

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