Le documentaire par les documentaristes eux-mêmes · 2017. 12. 25. · Fondateurs : Jacques Decour...

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Fondateurs : Jacques Decour (1910-1942), fusillé par les nazis, et Jean Paulhan (1884-1968). Directeurs : Aragon (1953-1972), Jean Ristat. Les Lettres françaises du 6 mai 2006. Nouvelle série n° 26. Un inédit de Lorand Gaspar Perpetual Ending, par Zeus, 2006, Sculpture vidéo, courtesy galerie Patricia Dorfmann, Paris. DOSSIER CINÉMA Le documentaire par les documentaristes eux-mêmes La chronique de Michel Onfray

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Fondateurs : Jacques Decour (1910-1942), fusillé par les nazis, et Jean Paulhan (1884-1968). Directeurs : Aragon (1953-1972), Jean Ristat.

Les Lettres françaises du 6 mai 2006. Nouvelle série n° 26.

Un inédit de Lorand Gaspar

Perpetual Ending, par Zeus, 2006, Sculpture vidéo, courtesy galerie Patricia Dorfmann, Paris.

DOSSIER CINÉMA

Le documentaire par les documentaristes

eux-mêmes

La chronique de Michel Onfray

Page 2: Le documentaire par les documentaristes eux-mêmes · 2017. 12. 25. · Fondateurs : Jacques Decour (1910-1942), fusillé par les nazis, et Jean Paulhan (1884-1968). Directeurs :

L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . M a i 2 0 0 6 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 6 m a i 2 0 0 6 ) . I I

SOMMAIRE

Les Lettres françaises, foliotées de I à XVI dans l’Humanité du 6 mai 2006. Fondateurs : Jacques Decour, fusillé par les nazis, et Jean Paulhan.Directeurs : Aragon puis Jean Ristat.Directeur : Jean Ristat.Rédacteur en chef : Jean-Pierre Han.Responsables de rubrique : Gérard-Georges Lemaire (arts), Claude Schopp (cinéma), Franck Delorieux (lettres), Claude Glayman (musique), Jean-Pierre Han (spectacles), Jean Ristat (savoirs).Conception graphique : Mustapha Boutadjine.Correspondants : Gerhard Jacquet (Marseille), Fernando Toledo (Colombie), Olivier Sécardin (USA), Marco Filoni (Italie), Gavin Bowd (Écosse), Rachid Mokhtari (Algérie).32, rue Jean-Jaurès, 93928 Saint-Denis CEDEX.Téléphone : (33) 01 49 22 74 09. Fax : 01 49 22 72 51. E-mail : [email protected] Les Lettres françaises, tous droits réservés. La rédaction décline toute responsabilité quant aux manuscrits qui lui sont envoyés.

Retrouvez les Lettres françaises le premier samedi de chaque mois.Prochain numéro : le 3 juin 2006.

ÉDITORIAL

Le documentaire par les documentaristes

eux-mêmesQuestionner le cinéma à partir de la pratique documen-

taire, c’est revenir aux origines mêmes du geste et de lageste cinématographique (avec les frères Lumière), à l’es-

sence de cet art, longtemps contesté, dont le privilège le plus im-médiat est de reproduire mécaniquement la réalité, et s’interro-ger sur le statut du réel face à la caméra et sur celui du regard quepose le filmeur sur le monde filmé ; c’est inévitablement seconfronter aux frontières entre non-fiction et fiction, entre réa-lité et fiction, entre enregistrement et représentation, entre véritéet mensonge… Soit passer son chemin sans avoir rien d’autre àdéclarer que « tout est fiction » ou « tout est documentaire », soitdonner le change en invoquant le « mentir-vrai » d’Aragon oule Documenteur d’Agnès Varda, soit, en bon dialecticien,prendre de court ou de haut le douanier en affirmant avec Jean-Luc Godard que « Tous les grands films de fiction tendent audocumentaire, comme tous les grands documentaires tendent àla fiction (…). Et qui opte à fond pour l’un trouve nécessaire-ment l’autre au bout du chemin. » C’est en tout cas aborder cettemontagne magique qu’est le cinéma par son versant le plusabrupt, sa face la moins exposée, sa face nord, la plus glaciale se-rait-on tenté de dire : celle qui conduit de Nanouk l’Esquimau(1922), de Robert Flaherty, à la Marche de l’empereur (2004) deLuc Jacquet, deux pics situés à chaque bout de la chaîne, et qui,s’ils sont loin de culminer aux mêmes altitudes dans le ciel duseptième art, ont en commun d’avoir été (pour l’un) et d’être(pour l’autre) des succès exceptionnels. Preuve du succès inter-nationnal du film du père du cinéma documentaire, les choco-lats glacés de l’entracte sont devenus alors des « esquimaux »,nommés « nanouks » en Allemagne et en URSS, et « eskimopie »aux États-Unis. Quant au succès de la Marche de l’empereur, iln’est plus à démontrer, et les pingouins, s’ils ont longtemps servid’enseigne à un magasin de laine, sont en passe de devenir lesmascottes ou les icônes d’un monde en mal d’air pur et de cha-leur humaine.

Revanche du réel sur la fiction, d’un cinéma qui parlerait dumonde comme il va et comme il est sur un cinéma de l’illusion ?Qu’on ne s’y trompe pas, le documentaire n’en est pas à sa pre-

mière marche impériale et on a déjà entendu proclamer, commeaujourd’hui, qu’il était l’avenir du septième art, sa part la plusvivante, la forme où la fiction se renouvellerait et puiserait uneénergie qui lui ferait défaut. Il a aussi connu des retraites et avecelles ses thuriféraires qui ont annoncé sa mort imminente dansun village global où les images se multiplient et ont perdu toutevaleur de vérité. À trop prédire les avalanches, on risque de voirla montagne accoucher encore d’une souris. Il suffit de lever lesyeux vers les (h)auteurs et de suivre la ligne de crêtes de ce terri-toire encore à explorer, pour se rendre compte qu’au-delà dessuccès circonstanciels, critiques, publics ou industriels, le docu-mentaire reste une façon d’habiter le monde par le regard et d’enrendre visible quelque chose jusque-là encore inaperçu. Sur cetteligne de crêtes se sont succédé trois générations de défricheurs,déchiffreurs ou arpenteurs du réel : d’abord celle des découvreurs(génération des pionniers) avec Robert Flaherty, Dziga Vertov,Joris Ivens, John Grierson et Georges Rouquier, puis celle desexplorateurs (génération du direct) avec Jean Rouch, SantiagoAlvarès, Michel Perrault, Richard Leacock, Frédérick Wisemanet Raymond Depardon ; enfin celle des aventuriers solitaires (gé-nération des essayistes et des voyageurs) avec Johan van derKeuken, Artavazd Péléchian, Robert Kramer et Chris Marker.Ces noms, tels des drapeaux plantés sur des terres (humaines,géographiques, historiques, ou intimes) toujours à reconquérir,ont chacun contribué à donner ses lettres de noblesse à ce qu’ona longtemps soupçonné et qu’on continue peut-être encore àsouçonner de n’être pas vraiment du cinéma, qui ne peut se ré-duire à un genre, ni se subsumer dans une forme prédéfinie, etdont la seule marque de fabrique, bien modeste mais ô combienrespectable, est de s’intéresser à ce qui n’a pas besoin de lui pourexister, qui lui préexiste, coexiste ou subsiste et que, le temps d’unfilm, il a regardé avec des yeux sans visage : non pas avec les milleyeux des Docteur Mabuse du cinéma de fiction, ou les yeux deChimène de ses stars au visage sans regard, mais avec des yeuxqui acceptent d’envisager le monde sans s’y reconnaître et sansen être reconnus.

José Moure

Hommage à Jean Epstein

Le grand écart entre la Chute de lamaison Usher, film à effets spé-ciaux réalisé en 1927 aux studios

d’Épinay, et Finis Terrae, documentairetourné l’année suivante à Ouessant, enest-il un ? Jean Epstein passe d’un fantas-tique à un autre. Il renonce à rendre vrai-semblable la fiction, écrira-t-il, pour ex-traire le caractère fabuleux de la « réalité ».

L’outil est le même. Les objectifs, di-sait le cinéaste, captent des choses que nosyeux ne voient pas.

La lunette de Galilée a mis la terre enorbite autour du soleil. Le cinémato-graphe, en filmant « à égalité » (leçon re-tenue par Robert Bresson), en transmu-tant l’immobile en mouvement (contreZénon d’Élée), en attaquant l’irréversi-bilité du temps, est l’instrument par ex-cellence pour étudier à l’échelle humainela substance du monde visible et audible,pense Epstein.

Seulement, en choisissant le sujet d’unfilm, le cinéaste (n’importe quel cinéaste)choisit aussi l’endroit où poser la caméra,et se poser soi-même.

Où ? Sur une dolly partageant l’espacedu studio entre du « scénique » (les ac-teurs et le décor dans la lumière) et lechaos du hors-champ ?

Sur les îlots de Banec et Banalec iln’y a ni « scène » ni hors-champ.

La caméra est posée au milieu de lalande, hissée sur ses pattes d’insecte,prête à vrombir à un déclic, pour enre-gistrer vingt-quatre (ou dix-huit, ouvingt-cinq, peu importe) fois par se-conde le cadre qu’on lui a fixé.

Les acteurs (qui n’en sont pas) sedistinguent seulement par les sabotsqu’ils portaient dans la vie. Il y a sur

cette photo l’ambiance intemporelled’un tournage en toute petite équipeentre deux plans : on zone autour de lacaméra. C’est elle qui nous a réunis.Elle agit subtilement, par sa présence,sur l’espace, le temps et nos propresmouvements. Contrairement à ce quise passait à Épinay, elle n’est plus un to-tem exigeant mais un tendre sismo-graphe.

Pascale Breton

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Tournage de Finis Terrae.

José Moure : Le documentaire par les documentaristes eux-mêmes. Page IIPascale Breton : Hommage à Jean Epstein. Page IIJean-Louis Comolli : Suspens et désir. Page IIIMarie-Claude Treilhou, Claude Schopp, Gaël Pasquier : Pour une éthique de l’acte cinématographique. Page IIIClaire Simon : Les visages de l’acteur : documentaire et fiction. Page IVFrançois Margolin, José Moure, Gaël Pasquier etClaude Schopp : La fabrique du documentaire. Page V Lionel Baier : Là où je veux être. Page VClaude Schopp : Journal d’un cinémateur. Page VIIGinette Lavigne : La magie du cinéma. Page VIIJean-Pierre Han : Carnet de voyage. Page VIIIIrène Filiberti : L’invention d’un documentaire. Page VIIIJean Ristat : Pour pleurer dans les chaumières. Page IXGabriel Matzneff, Franck Delorieux : L’amouret la mort selon Matzneff. Page IXMarielle Anselmo : Une analyse spectrale du Japon.Page XGérard-Georges Lemaire : Alfred Kubin de l’autre côtédu miroir. Page XGérard-Georges Lemaire : Quand Butor réinventaitl’art du roman. Page XPatricia Reznikov : Âmes et coquelicots de la Mitteleuropa. Page XIFrançois Eychart : L’Espagne de Louis Parrot. Page XIMarianne Lioust : Un exercice d’autosatisfaction. Page XIFrançoise Han : De quelques anthologies. Page XIIClaude Schopp : Cuisine nouvelle et bonne digestion.Page XIIVirginie Lalucq : Puisque toute chose a au moins quatre côtés. Page XIIMichel Onfray : Recette de philosophie médiatique.Page XIIIBernard W. Sigg : Comment penser encore ? Page XIIIGianni Burattoni, Franck Delorieux : De l’ignominie.page XIVGérard-Georges Lemaire : Le drame de l’art italien.page XIVAurélie Serfaty-Bercoff : Les jungles du Douanier. page XIVDaniel Dezeuze : Méditations sur les aquarelles de Cézanne. page XVBelinda Cannone : Nouveaux rapports entre l’œil et l’esprit. page XVJean-Luc Chalumeau : « La Force de l’art » et les nouveaux pop. page XVLorand Gaspar : Écrire, ce vice puni ? (Prmière partie). page XVI

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D O C U M E N T A I R E S

Pour une éthique de l’acte cinématographiqueUn entretien avec Marie-Claude Treilhou.

En tournant des fictions et des docu-mentaires, Marie-Claude Treilhou amis en place une esthétique mêlant

l’une et l’autre pratique. Son premier film, Si-mone Barbès ou la Vertu, racontait la soiréed’une ouvreuse de cinéma porno prise dans labanalité du quotidien. Sans rien de sulfureux,ni événements majeurs, la scène prenait juste-ment un tour documentaire. À l’inverse, sesderniers films sur le monde musical construi-sent le réel autour d’une narration conver-geant vers un point d’orgue : le travail s’effacedevant la musique. La frontière entre les deuxgenres devient ainsi perméable et questionnela représentation que l’on s’en fait.

Dans une fiction, vous avez un personnage,dans le documentaire, la réalité, vous avez despersonnes : quel est le traitement, différentpar rapport à l’acteur, de celui qui n’en estpas un ?

Marie-Claude Treilhou : N’importe quipeut devenir un personnage dans un docu-mentaire même si on s’intéresse souvent à despersonnages « naturels », « hors du com-mun ». C’est le travail du film de transformerla personne filmée en personnage. C’est lemouvement même qui entraîne le film. Le ci-néaste dépasse le schéma, le déterminisme, lasurface et l’apparence, essaie de travailler suf-fisamment pour arriver à faire apparaître, cequi est enfoui, parfois même ignoré, y comprisde lui-même. Il faut chercher, donner sa com-plexité, toutes ses chances au personnage,c’est un travail considérable. C’est ce qu’onappelle les repérages, mais sur les repéragesles gens se méprennent souvent. Ils s’imagi-nent que l’on va faire un relevé topologique,comme s’il n’y avait qu’un placement de ca-méra à faire pour « capter » et que tout s’ar-rêtait là. Comme si un pléonasme de réel sesuffisait, pas du tout. C’est une investigationpour arriver à savoir dans quelles circons-tances les choses peuvent se dire, se faire ou semontrer de la façon la plus convaincante,émouvante, passionnante. C’est un contrat deconfiance qui fait que la personne accepte delaisser un autre mettre en scène un fragmentde sa vie, de devenir un personnage sur lascène du film, de jouer le jeu. Parce qu’on a unintérêt commun, à ce moment-là, à montrerune vérité à laquelle on tient ensemble, pastoujours pour les mêmes raisons, mais en-semble quand même. Les gens ont peur defaire le pas, c’est normal, comme un acteuravant d’entrer en scène, sauf que là, c’est leur

vie qu’ils jouent ; alors il y a cette tendance àse réfugier dans la langue de bois, ou dans uneimage de soi caricaturale, mais rassurante,qu’on imagine plus convenable. C’est unabandon formidable qu’on demande, uneprise de risque considérable. Voilà pourquoiil n’est pas possible de travailler à la hâte dansle documentaire comme on nous le demandeaujourd’hui. Sinon, on fait du mauvais re-portage, pas du documentaire. Pour évitercette catastrophe, il faut du temps et du tra-vail. D’autant que pour moi, le documentaireest un outil de connaissance, un moyen de pé-nétrer des mondes qui me fascinent mais queje ne connais pas bien.

Votre travail documentaire fait une placeà une narration. Ce n’est donc pas l’apanagede la fiction ?

Marie-Claude Treilhou : J’ai beaucoupscénarisé les Métamorphoses du chœur. Avecune réalité, vous pouvez faire mille choses. Ilfaut ce travail d’écriture, de découpage,d’épure pour donner une lisibilité narrativeau réel, pour qu’il se laisse déchiffrer, qu’ils’ordonne. Ce qui m’intéressait, c’était de voirle changement de forme : la métamorphose. Ilfallait donc dégager l’essentiel à chaque étape.Autrement, le spectateur n’aurait rien com-pris. Il fallait trouver un noyau dur et une fa-çon de procéder pour aller de technique entechnique, revenir, repartir et élargir chaque

fois. Il y avait aussi, au tournage, un souci plussociologique qui s’est révélé obsolète au mon-tage. Avec la progression musicale, l’intensitéhumaine montait, nous dispensant de touteexplicitation sociologique.

Pourtant, vous ne filmez pas le concert fi-nal en entier.

Marie-Claude Treilhou : Oui, ce qui estémouvant, c’est le dépassement, c’est le tra-vail, la tension qu’il y a tout d’un coup à allermontrer ça, tout ce travail, en public, àprendre ce risque : c’est le parcours pathétiquedes solistes et du chef de chœur entre la porteet l’estrade qui compte. Le sujet, c’est le tra-vail, la transformation du fer en portail, ducuir en chaussure. C’est ma part d’optimisme.Les Métamorphoses du chœur sont enquelque sorte une métaphore de mon propretravail. C’est exactement ce qui se passe avecle cinéma : un changement de forme conti-nuel, surtout au montage où l’on part d’unenouvelle matière, une autre histoire. Il y a, àce moment, un temps d’aveuglement très dou-loureux, qui demande un entourage solide. Lemonteur, la monteuse partent du réel qui estmaintenant sur la pellicule alors que le ci-néaste est hanté par ce qu’il a vécu sur le tour-nage, et par ses projections. Il faut à ce mo-ment-là faire la coupure, c’est un travail dedeuil qui peut rendre fou.

Car le cinéma documentaire n’est pas

qu’une histoire de captation. Le cinéaste n’estdécidément pas un prédateur. Il s’agit de trou-ver la forme juste, pour saisir sans abîmer,celle qui peut ensuite modeler le film. Souventles jeunes stagiaires avec lesquels nous tra-vaillons aux Ateliers Varan (1) s’imaginentqu’il suffit de se coller à leur sujet, qu’il en sor-tira forcément quelque chose. Ils suivent sansdistance, sans point de vue, fusionnellement,ne veulent rien manquer. Alors le personnages’effondre. Il ne comprend même plus cequ’on veut de lui parce qu’on lui demandetout. Ça le paralyse et le film ne raconte plusrien. C’est au cinéaste de faire le travail, pas àceux qu’il filme. Dans le cinéma documen-taire, il faut passer du côté de la représenta-tion, de la mise en scène.

Vous avez un discours sur la forme, allié àune pensée profondément politique

Marie-Claude Treilhou : Si l’on considèrequ’un documentariste consciencieux, face àcette lourde responsabilité qu’il y a à manierle réel, doit proscrire toute attitude prédatrice,prendre le temps de l’approfondissement, dela complexité, de la recherche du sens et de laforme sans a priori, c’est une attitude forcé-ment déviante, quasi subversive au royaumedu tout spectacle à effets : il n’y a plus de placepour le bluff, et le réel devient le bien com-mun, pas un miroir aux alouettes, un diver-tissement de plus. On est tout à fait en dehorsdu système, des empêcheurs de tourner enrond, et je vous prie de croire qu’on nous lefait bien comprendre. Nous sommes devenusles indésirables les mieux pourchassés. On nesait vraiment plus quoi inventer pour essayerde nous décourager. Alors que nous sommesles moins chers, les plus économes, les plusécologistes du cinématographe.

Propos recueillis par Claude Schopp et Gaël Pasquier

(1) Marie-Claude Treilhou enseigne auxAteliers Varan, école de formation au documentaire.Filmographie de Marie-Claude Treilhou :Simone Barbès ou la Vertu, (1980)Lourdes, l’hiver (1982, prix Jean Vigo)Il était une fois la télé (1985, documentaire)L’Âne qui a bu la lune (1987)Le Jour des rois (1990)Au Cours de musique (2000, documentaire)Un Petit Cas de conscience (2002)Les Métamorphoses du chœur(2003, documentaire)

Suspens et désirL

ongtemps négligé par les cinéphiles, le documentaire estaujourd’hui la part la plus vivante du cinéma. Dans cemonde saturé de spectacles et de publicités, de pro-

grammations marchandes et de fictions standardisées, livré auxlangues de bois et aux voix des maîtres, l’aventure documen-taire apparaît comme une forme de résistance. Nous filmonsle plus souvent des hommes et des femmes de tous les jours,bien réels, et – pour le meilleur ou pour le pire – inscrits dansdes situations elles aussi réellement vécues, dans des rapportsde force, des souffrances et quelquefois des violences qui nesont pas imaginaires. Ceux que nous filmons ne font pas par-tie des maîtres du monde. D’ailleurs, les seigneurs d’aujour-d’hui ne se laissent plus filmer que par leurs domestiques. Lesgens du peuple, eux, ont encore l’espoir que le cinéma puissedire quelque chose de leur réalité. Ils y croient encore. Ils nesont pas – pas encore – devenus ces « petits malins » façonnéspar la publicité, qui croient qu’ils ne croient plus.

Travailler avec des gens réels, les prendre au sérieux, les res-pecter, manifester leur complexité, ne pas les réduire à une ca-ricature, voilà le défi du cinéma documentaire, ce qu’il opposeaux artifices, aux exhibitions et aux corruptions des shows té-lévisés. N’ayons pas peur de dire que ce cinéma s’efforce desauver quelque chose de la dignité des hommes et femmes dece temps, et avant tout des faibles – eux qui sont à la fois dé-clarés « perdants » par les idéologues de la concurrence et ri-

diculisés par les animateurs de télévision. Face au triomphe ducynisme et de l’argent – en politique comme sur les petits écrans–, contre la marchandisation des rapports humains, contre ladictature du divertissement à tout prix, le cinéma documen-taire se confronte à ce qu’on pourrait appeler l’hypothèse dela dimension humaine de l’homme, précisément parce qu’iltravaille avec des femmes et des hommes réels, qui ont une his-toire, qui luttent, qui ne sont pas soumis. Cela suffirait à ex-pliquer que les télévisions commerciales aient banni le docu-mentaire de leurs programmes.

Il est vrai que ce cinéma ne joue pas dans la cour desgrands. Il naît le plus souvent en dehors des marchés, dans lesmarges, loin des centres de pouvoir, à l’écart des modèles mé-diatiques dominants. Je dirais que les cinéastes documenta-ristes ont le goût du risque et l’amour de l’imprévu. Par là,quelque chose se prolonge, aujourd’hui, du motif surréalistede la « rencontre ». Filmer en documentaire, c’est aller au-de-vant du réel, s’exposer à son risque, accepter de ne disciplinerni le monde ni les hommes. Nous ne pouvons rien faire sans ledésir de ceux que nous filmons. Qu’ils ne soient plus d’accord,le film s’arrête. Ils ne sont retenus par aucune obligation, au-cun contrat. Beauté du cinéma documentaire, d’être suspenduau désir de l’autre.

On imagine à partir de là comment la dimension docu-mentaire et la dimension fictionnelle peuvent se combiner : les

gens que nous filmons sont tous porteurs d’une réserve de fic-tion – singularité des sujets et des vies – qui trouve à se déve-lopper au cours du tournage. N’étant pas comédiens de métier,ils vivent ce tournage comme une expérience réelle, qui lestransforme, qui les trouble. Pris au jeu, ils franchissent la ligneet deviennent personnages. Leur parole, pour peu qu’elle soitlaissée libre de ses associations, les porte à une affirmationd’eux-mêmes qu’ils ne pouvaient pas supposer, qui les étonne :l’histoire de chacun prend une signification plus universelle.

Et le spectateur de ces films est invité à entrer dans un jeunouveau, où il apparaît que si le cinéma documentaire s’enprend au monde tel qu’il est, c’est plutôt pour le changer enun autre monde, décalé, mis en perspective, reformulé selonune autre temporalité, d’autres formes : en mieux ou moinsbien, mais en plus sensible, en plus intelligible. En ce sens, rienn’est plus opposé à ce cinéma que le travail, éventuellementdocumenté, des journalistes. Le monde du cinéma et le mondede l’information sont aux antipodes l’un de l’autre. Au ci-néma, on joue avec les informations, on les retarde, on les dis-simule : le cadre est un cache, disait André Bazin. Au cinéma,les faits passent toujours par des récits. Récits par définitionsubjectifs, dubitatifs, suspensifs. Tout le contraire de la pré-tendue « objectivité » qui sert de masque aux organes de pro-pagande.

Jean-Louis Comolli

DR

Marie-Claude Treilhou.

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D O C U M E N T A I R E S

Les visages de l’acteur : documentaire et fiction

Claire Simon pose un regard singulier sur les êtres qu’elle filme, leur visage, leur corps. Elle les dégage de ce sur quoi il serait possible de les rabattre avec facilité, des étiquettes : des enfants (Récréations), une lesbienne (Mimi)…

Ses films proposent une construction du réel rare dans le cinéma documentaire où la cinéaste n’a de cesse de trouver la juste place pour observer ceux qu’elle a choisis.

Ce que je cherche dans le mode documentaire à l’intérieurd’un film de fiction ou d’un film documentaire, c’est uneespèce de brutalité.

On entend çà et là le mot naturalisme pour ranger, parqueret ainsi en finir avec le goût du documentaire, ça me paraît trèsinjustifié. Le naturalisme est pour moi une recherche du re-présentatif, de ce qui est déjà repéré comme stéréotype, et quireviendrait sous une forme avérée. Un cliché, remis en scènecomme si on venait de le trouver, là par hasard dans la vraievie, conforme aux idées préconçues. Nous sommes tous tra-versés par le stéréotype, nous en jouons, mais nous ne sommespas un ou des stéréotypes. Or dans le naturalisme il y a cetteidée du cliché incarné, d’un repérage sociologique préliminairequi présiderait au choix de ceux qu’on filme. Ils sont les bonsmodèles, on les connaît, on les reconnaît comme tels. Filmerainsi, c’est avoir un regard soumis, un regard aux ordres. Pasde singularité, pas de distance possible dans cette attitude quicherche à vérifier le pouvoir de représentativité du film, comptetenu de la chaîne de télévision qui le produit ou qui le com-mande.

Un vieux psy, grand acteur, auteur de phrases définitivesdisait : « Le réel, c’est ce qui ne marche pas. »

On dit aussi quand on découvre un dénouement difficile,une révélation dure : « Ça, c’est la réalité ! » Dans cette idée quiflotte réel/réalité, il y a de la brutalité, de la singularité, ça ré-siste, c’est dur, opaque, on ne comprend pas et on comprendtrop bien. Ça nous surprend toujours et ça se reconnaît au pre-mier coup d’œil.

Aujourd’hui, je suis encore en train de courir d’une rive àl’autre du fleuve Cinéma, tantôt fiction, tantôt documentaire.Regardant toujours de l’autre côté, je veux nager au milieu dufleuve, même si je n’y ai pas pied et que le courant est fort, jeme suis juré d’y rester sans couler.

D’où ma terrible ambivalence sur les acteurs…Lorsque je filme dans le mode documentaire, le visage de

celui que je filme est toujours le bon ! Car ce visage me dit sonhistoire, il me dit l’histoire qui l’a façonné, il est dramatique,bouleversant, rude, surprenant. Ce visage m’apprend sa vie,m’ouvre un monde, je suis saisie, je ne peux rien inventer, jen’en ai pas envie, je suis prise par une autre passion : plongerdans ce visage et tenter d’en voir en même temps toutes lesstrates. Serai-je capable de voir, de filmer, de montrer tout ceque ce visage cache, contient, promet ? Regardant ce visage jesais que l’histoire, je ne dois pas l’inventer, mais la découvrir.En croyant la deviner, il m’arrive de la rêver, de l’enjoliver,mais certains traits, certaines expressions, certains éclairs merappellent à l’ordre : l’histoire est là, l’histoire des hommesentre eux. Ce visage n’est pas que mystérieux, il est social, his-torique, géographique. Mais surtout ce visage qui ne jouequ’un seul rôle et toujours le même, le sien, ce visage appar-tient au tragique. Il cache une histoire, un désir, que je cherche,que je devine, qui est unique, irréversible, car c’est sa vie, etaussi sa mort.

Il arrive qu’un visage soit si beau (ou parfois aussi siétrange), qu’on ne parvient pas à deviner son histoire, sondrame, voire sa singularité. Tout parfois recule devant la vio-lence de cette beauté, de cette étrangeté, qui a une dimensiondivine, c’est un « dieu », une « déesse », qui me sont donnés àvoir. Ce visage, ce n’est plus une histoire, mais la représenta-tion d’un mythe. Cette beauté, cette étrangeté silencieusementme saisit, me fascine, car elle me dit avant tout que rien n’estécrit. Une figure, une tension, un désir, tout peut arriver, l’ave-nir est ouvert, une histoire peut s’écrire ou une autre, commesur une page blanche. Tel est ce visage, qui se prête au mythe,peu importe le personnage, il a soudain, grâce à sa beauté ou àson étrangeté, une dimension sacrée. Tout à la fois je la recon-

nais et je n’en sais rien. Ou bien disons que je ne veux pas deson histoire , je ne veux pas la connaître, je vois en ce visage in-accessible de beauté, d’étrangeté intimidante, la grandeur detel ou tel héros, qu’on ne connaît que par son nom et qui pour-rait se trouver là, un masque, le temps d’une rêverie, d’un film.

C’est sans doute ce que l’on cherche chez les acteurs qu’onappelle les « stars », et peu importe qu’ils aient été les visagesd’histoires différentes, leur visage semble être toujours unepage blanche. Distingué, éclairé. L’histoire n’émane plus alorsdu visage, au contraire elle ne parvient pas à l’atteindre. Ce vi-sage-là, comme le spectateur du film, reçoit l’histoire de l’in-térieur, la subit, lui résiste, la ressent, l’éprouve. Ce qu’on voitde ce visage, c’est sa plastique sur laquelle se projette une his-toire, n’importe laquelle. Alors cela veut-il dire qu’avec un ac-teur on passe à côté du tragique ? Que là le tragique est tenu àdistance par le tour de passe-passe consenti de part et d’autre,entre le film et son spectateur, qui consiste à faire comme sic’était vrai ? Ou bien que c’est cette distance même qui est tra-gique ? Impossible de toucher la vie et la mort du personnage,il est seulement possible de la signifier à travers la fiction ? Letragique serait dans l’insaisissable entre l’acteur et son rôle, cequ’il lui prête, ce qu’il lui donne, et ce qu’il garde par-deverslui, son être, sa vie ? J’ai le sentiment que l’acteur n’est jamaistotalement là, et que c’est cette légère absence qui est tragique.

Et paradoxalement le visage de l’acteur documentaire, quiest tragique puisqu’il joue son propre rôle, est tout aussi ab-sent et insaisissable, car d’abord on ne le connaît jamais com-plètement, et son style est tellement singulier, personnel,unique, que je ne sens sa grandeur que parce qu’il fait partie del’histoire dans laquelle je vis moi aussi, et je n’arrive jamais àsentir vraiment sa résistance à sa propre histoire, car elle émanede lui et non l’inverse comme dans la fiction.

Claire Simon

DR

Camille Varenne dans Ça brûle de Claire Simon.

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L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . M a i 2 0 0 6 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 6 m a i 2 0 0 6 ) . V

D O C U M E N T A I R E S

Là où je veux êtreLionel Baier, outre Garçon stupide a réalisé trois documentaires. Son prochain film, Comme des voleurs sortira à l’automne.

L’homme se tient en face de moi. Il est peut-être directeur de chaîne de télévision, délé-gué de festival, producteur ou critique de

cinéma. Nous sommes à Leipzig, à Berne, àCannes ou à Paris.

L’homme se tient en face de moi, un verre à lamain. Il me sourit, bienveillant. D’une bien-veillance sans âge et sans morale, asexuée. Il dit :« Vous allez passer à la fiction ? » Son majeur seplie contre le pied de son verre de rosé, alors quela bague qui orne son auriculaire se terre au creuxde sa main.

L’homme qui se tient en face de moi attend uneréponse. C’est implacable. Il faut que je réponde,parce qu’il n’est plus question de discussions cour-toises ou de convention sociale. Un ordre, point.Une angoisse aussi. Celle de ne pas avoir été com-pris. Pourtant, la requête codée qui se dissimulederrière cette question est extrêmement simple :vais-je enfin devenir réalisateur et non plus docu-mentariste? Vais-je finalement quitter l’abjectiondu cinéma à la petite semaine, maculé de réalitésyndiquée et de gueules cassées par la banalité,pour tutoyer quelques vedettes, pour m’enfoncerdans l’irréalité d’une moquette rouge?

En ce temps-là, j’avais vingt-six ans et deuxlongs métrages documentaires comme sac à dos.L’exploration du domaine laissé en héritage parmes grands anciens venait de débuter. Il me sem-blait vaste et d’un seul tenant. Il s’appelait le lan-gage cinématographique. Pour moi, Kramer,Rouch, Truffaut, Sirk, Varda ou Keaton évo-luaient dans ce grand tout, exploraient des voies

narratives uniques et personnelles. Je n’y avaispas vu de frontières, encore moins de douanes oude passages. Les auteurs que j’admirais n’allaientpas vers la fiction, ne revenaient pas du docu-mentaire, ils cheminaient librement. Je voulaisfaire de même. Mais l’homme qui se tenait en facede moi, lui, avait repéré une loi critique, écono-mique, voire sémiologique (car c’était un hommeraffiné, comme tout ségrégationniste) pour sépa-rer les races. Il y aurait donc des parcs « fictiononly » et des sièges de bus « non-fiction only »…Mieux : les créateurs occupant ces deux campsn’auraient pas la même valeur. Les documenta-ristes ne faisaient qu’organiser en images ce queDieu, la Chance ou le Destin mettait en scène,alors que les réalisateurs de fiction transcendaientla vie. Il y avait donc des Untermenschen et desÜbermenschen. Et l’homme se réjouissait de mevoir passer dans ce dernier clan, dans cette castesupérieure.

En ce temps-là, j’avais vingt-six ans et jem’apprêtais à tourner Garçon stupide, « un filmpremier long métrage de fiction » comme c’étaitécrit sur le dossier de production. Il y aurait dansce film un protagoniste qui jouerait des émotionsassez proches des siennes, un scénario qui bali-serait le chemin à parcourir et une caméra qu’ons’efforcerait de rendre invisible. Il aurait surtoutle plaisir partagé d’une équipe technique et ar-tistique réduite à l’essentiel (du son, une image etdu matériau humain pour leur donner un sens)et à veiller tard. Rien de bien différent de mesdeux films dits documentaires. Une continuité.

J’avais la même urgence à dire, la même néces-sité de raconter. Un désir.

Les films, tous les films, répondent à une mo-rale qui n’a pour référent que leur auteur. Le genrenarratif auquel ils appartiennent n’est défini quepar la ou les personnes (réalisateur et/ou produc-teur, scénariste, acteur, chaînes de télévision) quil’ont désiré. Pour TF1, la Star Academyest du do-cumentaire, comme Joséphine, ange gardienest dela fiction. Et ils ont sans doute raison. Je ne cher-cherai pas plus la vérité, ou un bon vieux «effet deréel » dans l’un que dans l’autre. Alors, pour ras-surer l’homme qui se tient devant moi un verre derosé à la main, Michael Moore autorisera les res-capés de Colombine à regarder dans l’objectif, ilorganisera des entretiens face caméra, le présidentdes États-Unis s’appellera George Bush Jr et onfera comme si tout cela est vrai. L’homme pourraalors dire de quel côté de la barrière il classera cerécit. Parce qu’il croira reconnaître les stigmatesdu réel, ce grand Jésus qui fait tellement fantasmerl’Occident en ce début de troisième millénaire. Ilsubdivisera encore le territoire en parcelles plus pe-tites pour séparer l’ivraie du bon grain. Et cela jus-qu’à l’infini. Pour ne surtout pas se poser la ques-tion du désir. Serge Daney stigmatisait le travellingde Kapocontre le Nuit et brouillardde Resnais. Ilparlait de morale, de regard, de cinéma. Il ne prô-nait pas la pureté du documentaire contre l’igno-minie de la machinerie de la fiction. Il se deman-dait juste quelle image pour quel récit. Et qui veutquoi ? Qui désire quoi ? De la réponse découleraun récit qui contiendra, dans sa forme, la trace de

son auteur. Et le point de vue moral qu’il porte surle monde, ce en quoi il est un être humain.

Il en va du cinéma comme de la littérature. Il enva, peut-être, du documentaire comme de la poé-sie, et du roman comme de la fiction. Avec un ni-veau d’abstraction qui n’a pas à se justifier, quin’existe que pour lui-même. Je me demande sil’homme qui se tenait devant moi aurait jugé laFanfarlo ou les Nuages supérieurs aux Fleurs dumal parce qu’ils étaient rédigés en prose. S’il pen-sait que Baudelaire était plus dans l’un que dansles autres. Je me demande si l’homme qui se tenaitdevant moi aurait compris que les films de Johanvan der Keuken racontaient par le cinéma le ci-néaste lui-même. Qu’il en était de la forme autantque du fond. Et qu’il n’y a pas plus de races de réa-lisateurs qu’il n’y a de races d’êtres humains. Qu’iln’y a pas plus de documentaire que de fiction. Quele cinéma règne.

Je regarde l’homme qui se tient en face de moi,son verre à la main. Son faciès s’est crispé. Il ne feintmême plus de sourire. Il semble perplexe et dé-muni. Perdu dans un infini hostile. Seul. Je le dévi-sage, un peu trop longuement peut-être. Je ressensau plus profond de moi que tant que je croiserai ceregard, que tant qu’un homme ou une femme feraface à mon travail avec la même angoisse den’avoir pas réussi à décoder s’il s’agissait d’un filmgay, suisse, autobiographique, politique, militant,nouvelle vague, d’art et d’essai, provocant, grandpublic, d’action, comique, documentaire, un por-trait…, je serai dans le cinéma. Là, où je veux être.

Lionel Baier

La fabrique du documentaireFrançois Margolin envisage ses films comme des questions. Il y met en scène ce qu’il appelle des « méchants » (les taliban,

les enfants soldats, des anciens de l’OAS) et choisit de les écouter, construisant une œuvre dérangeante sur le monde contemporain.

Comment analysez-vous le regain d’intérêt pour le docu-mentaire actuellement ? Est-ce parce que la fiction prendmoins en compte le réel et que celui-ci prend une revanche

à travers le documentaire ?François Margolin : Les spectateurs ne se posent plus au-

jourd’hui la question de la distinction entre documentaire et fic-tion. Quand ils vont voir Être ou avoir de Nicolas Philibert ou lesfilms de Michael Moore, ils vont voir un film, c’est tout. En re-vanche, le cinéma français de fiction traverse une crise réelle quiexiste depuis longtemps, malgré certaines apparences qui rassu-rent. Les chiffres sont trompeurs : il y a toujours une assez grossepart de marché française par rapport au cinéma américain maiselle est pour 75 % faite par les grosses comédies, 7 ou 8 filmschaque année peu intéressants d’un point de vue cinématogra-phique. Le cinéma français est de moins en moins en prise avecle réel, ce qui peut expliquer en partie la désaffection qu’il connaît.

Une des forces du cinéma américain, est de parler du monded’aujourd’hui tel qu’il est. Le film Syriana de Stephen Gaghan,par exemple, prend en compte une réalité d’une manière qui fe-rait peur à n’importe quel décideur français, sous prétexte queles spectateurs ne seraient pas capables de la comprendre et qu’enconséquence, le film ne pourrait pas non plus passer à la télévi-sion après. Ce film parle du réel de façon quasi documentaire enmettant en scène des choses compliquées. Il parle intelligemmentdu monde d’aujourd’hui, mode de narration qui est proche de lamanière de traiter le réel à la télévision.

Comment concevez-vous vos propres films ?François Margolin : J’en suis le premier spectateur. J’essaie

surtout de comprendre une situation particulière, comment lesgens en sont arrivés là. Pour mon film sur les taliban, je suis partiavec un point de vue précis : ces gens, se disant extrêmement res-pectueux de l’islam du temps de Mahomet, veulent l’appliquerà la lettre ; pourtant ils produisent 80 % de l’opium mondial alorsque la drogue, l’alcool sont interdits par le Coran. En tournantce film, je les ai donc pris au mot : voici ce que vous me dites maisalors comment expliquer la drogue, etc. ? Simplement en les écou-tant, je pointe leurs contradictions. Ensuite au montage, j’ai jux-taposé différents témoignages : le point de vue d’un paysan debase, d’un chef taliban, d’un commandant local. Tous disaientdes choses opposées, car évidemment le sujet était gênant.

Comment vous posez-vous la question de la forme ? Dansl’Opium des taliban et les Petits Soldats, les films prennent laforme d’un voyage dans l’espace et la profondeur. Cette formevient-elle après ou la pensez-vous déjà au départ ?

François Margolin : Il y a une chose qui a beaucoup changépour moi : je m’occupe de la caméra moi-même. J’avais eu unetrès mauvaise expérience pour un film sur les Falacha en Ethio-pie À l’époque, il n’y avait pas la vidéo. Je savais cadrer maisj’étais un peu traumatisé par l’idée de tout faire, charger une ca-méra, faire le diaphragme… : j’avais pris un opérateur israélienqui filmait pour moi, mais ce n’était plus du tout mon regard. Ilétait beaucoup plus grand que moi, il voyait donc les gens enplongée. J’ai découvert ensuite que ce n’était pas mon film : cen’était pas moi qui parlais aux gens. J’ai alors décidé de filmermoi-même, cela permet de se faire oublier, de disparaître dans lepaysage. Par ailleurs, filmer seul ou à deux avec un ingénieur duson m’a permis de découvrir la forme sur place : elle se crée d’elle-même.

Les Petits Soldats ont été tournés en plusieurs étapes. J’avaissouvent été confronté à la présence d’enfants soldats en AfriqueLa guerre s’est alors arrêtée au Liberia, ce qui m’a permis de faireun film différent de ce que j’avais prévu : en deux phases, pendantla guerre et après, pendant leur réinsertion. Je voulais, dépassantles images sensationnalistes, entendre parler les enfants sans por-ter de jugement. Évidemment, je ne suis pas naïf : il y a un vraipoint de vue ensuite dans le montage. Derrière cette impressionde documents bruts qu’il pourrait y avoir face à certains témoi-gnages, il y a un travail important. Le « matériau » doit faire centfois ce que l’on voit dans le film. En décidant de mettre telle imageavant ou après telle autre, en choisissant tel extrait d’interview,j’opte pour un point de vue. Je suis allé contre les idées rassuranteset compassionnelles d’enfants purement victimes. Sur place, jem’étais en effet aperçu que la réalité y résistait : au moins 50 %des enfants soldats avaient choisi de l’être et me le disaient. Ils seretrouvent dans une situation où ils ont le droit de dominer lesadultes, d’avoir de l’argent, de voler des voitures, donner desordres à leurs profs : c’est le rêve de tout enfant…

Dans ce film, vous êtes très présent au début puis le spectateurfinit par oublier votre présence. Il y a un effet d’effacementcomme si le sujet vous absorbait. Comment gérez-vous le fait quemême hors champ votre présence influe sur le déplacement, leregard ?

François Margolin : Cette impression de disparition est fausse.Pour faire parler les enfants soldats, c’est une énorme difficulté.J’ai bénéficié de chance : j’étais la bonne personne au bon mo-ment. Tout d’un coup ils ont accepté de me parler à moi alorsqu’ils n’avaient parlé à personne et qu’ils se sont ensuite totale-ment refermés.

Comme dans une psychanalyse, le dispositif est essentiel. J’étaislà au bon moment : tout juste après la guerre mais en même tempspas trop loin d’elle : les enfants en avaient le souvenir. Ils n’avaientpas encore parlé à leurs parents parce qu’ils ne les avaient pas re-trouvés, ni à leurs copains devant lesquels ils se vantaient et à quiils ne racontaient donc pas ce qu’ils avaient sur le cœur. Moi j’étaisl’étranger, blanc, ce qui était peut-être encore un atout, ils me par-laient. Mais le dispositif a été extrêmement difficile à créer. J’y suisallé, je suis revenu trois mois plus tard en restant en contact avecles institutions et ensuite je devais les coincer seuls dans un campd’adolescents, sans que les autres les vissent.

Comment distinguez-vous le dispositif de la mise en scène ?François Margolin : Sur un film de fiction, souvent les acteurs

ont des idées et c’est tout de même de la mise en scène. Il y a lemême rapport, lorsqu’on filme le réel car la caméra stimule lesgens ; quel que soit l’endroit, ils ont déjà vu des films. Je leur laisseen partie s’approprier l’image qu’ils vont donner d’eux-mêmes.

Il est d’ailleurs intéressant de définir le documentaire par rap-port à ses frontières avec la fiction. Les films de Kiarostami parexemple sont souvent à la limite des deux. Et des films de De-pardon sont construits comme une narration : unité de lieu, detemps et d’action. J’avais monté Faits divers avec lui, trèsconsciemment, en trois actes. Un des principaux points communsentre fiction et documentaire est d’ailleurs dans l’éthique que l’onétablit dans le rapport avec ceux qu’on filme. Il s’agit de trouverla bonne distance dans les deux cas.

Propos recueillis par José Moure, Gaël Pasquier et Claude Schopp

FilmographieElle et lui, court métrage (1987, prix Jean-Vigo)Mensonge (1993, fiction)La Pitié dangereuse (1996, documentaire) avec Rony BraumanL’Opium des taliban (2001, documentaire)Derrière le voile (2003, documentaire)Les Petits Soldats (2004, documentaire)Falacha, dix ans après (2005, documentaire)OAS, une histoire interdite (2006, documentaire) avec Georges-Marc BenamouProducteur du documentaire d’Hélène Lapiower, Petiteconversation familiale, de la série de courts métrages À propos de Nice, tournés par Claire Denis, Catherine Breillat,Abbas Kiarostami, Raymond Depardon etc. et de Dias de campo de Raúl Ruiz

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D O C U M E N T A I R E S

Seul compte le corps du filmeurLeonardo Di Costanzo, ou un cinéma direct exemplaire.

Le cinéma direct a fait les beaux jours du documentaire.Inventé dans les années soixante par Mario Ruspoli, ceterme désignait alors des pratiques cinématogra-

phiques naissantes et aussi différentes que celles de Pierre Per-rault, Jean Rouch ou encore Richard Leacock, pour ne citerque les plus connus (1). Des pratiques qui avaient en communde s’inventer à partir d’une double innovation technique : lacaméra à l’épaule, qui devient alors partie du corps du ca-meraman et permet au cadreur une mobilité jamais éprouvéejusque-là, et la prise de son synchrone qui révèle enfin la forceet la beauté du langage commun.

Dans son sillage se sont développés ensuite le cinéma eth-nographique, le cinéma militant et, enfant de la télévision, lereportage ; ici en France, quelques cinéastes, de Raymond De-pardon à Claire Simon, de Nicolas Philibert à Denis Gheer-brant, ont donné à ce cinéma un nouvel élan dans les annéesquatre-vingt, quatre-vingt-dix. Pourtant aujourd’hui, sous lapression de la télévision – mais cette évolution était déjà ins-crite dans la posture des précurseurs américains menés parRobert Drew qui travaillaient avec des visées plus journalis-tiques que cinématographiques –, nous assistons à la dégé-nérescence d’un cinéma direct qui se borne de plus en plus àobserver des situations particulièrement spectaculaires dontle seul potentiel dramatique constitue le moteur narratif. Aumilieu de ce flot d’images molles, illustratives ou flirtant avecle voyeurisme, il est pourtant des films qui par leur force, leurrigueur et leur intensité font comprendre ce qu’est réellementle cinéma direct : un cinéma exposant le rapport au mondecomplexe d’un cinéaste qui se met au centre du dispositif ci-nématographique. Odessa (2006) de Leonardo Di Costanzo(coréalisé avec Bruno Olivero), découvert au Festival du réelen mars dernier (et qui vient d’obtenir le prix du meilleur réa-lisateur au Festival d’Alba en Italie) est de ceux-là. Commel’étaient déjà les deux précédents films de Leonardo di Cos-tanzo A Scuelo (2003) et surtout Prove Di Stato (1998).

Ce sont des films dans lesquels le cinéaste utilise sonpropre corps comme instrument de mise en scène. Dans sonpremier film Margot et Clopinette (1987), réalisé lors d’unstage aux Ateliers Varan, Leonardo, avachi sur un lit, discuteavec son personnage. La femme a plus de quatre-vingts ans,lui un peu moins de trente, et ils parlent de sexualité dans lachambre de bonne qu’elle habite depuis des lustres. Nous nereverrons plus, dans aucun des films suivants, le corps deLeornado, mais sa présence est si forte que jamais le specta-teur ne l’oublie. Jamais il n’oublie qu’il regarde à travers l’œild’un autre ; et c’est de ce regard que découlent toutes ses émo-tions. C’est lui qui le tient en haleine, c’est à lui qu’il s’iden-tifie, même dans les situations les plus dramatiques, telle laséquence où la maire d’Ercolano Luisa est menacée par unefemme de la Camorra dans Prove di Stato. Jamais le sujet nenous submerge, car l’intensité de la situation filmée n’est res-sentie que par l’intermédiaire de la présence extrême du fil-meur. Le corps qui dirige est indéfectiblement le corps à tra-vers lequel le spectateur regarde. C’est en cela que le cinémade Leonardo, comme de quelques rares autres – je pense im-médiatement à Claire Simon et à son travail tant de fictionque documentaire mais aussi au Pedro Costa de Dans lachambre de Wanda, – constitue une expérience physique pourle spectateur qui vit dans son propre corps, au-delà de la si-tuation elle-même, la tension du tournage inscrite dans lecorps du filmeur. Voir un film de Leonardo Di Costanzo estune épreuve.

Prove di Stato est l’histoire d’une maire, nouvellementélue à Ercolano, petite ville de la banlieue de Naples, écarte-lée par des forces contradictoires. Contrainte à tout momentde choisir entre la satisfaction immédiate des besoins (réels)de ces concitoyens et l’exercice du pouvoir dans le respect deslois de la démocratie, Luisa est un personnage étonnant, unefemme d’action, puisant dans le verbe une force exception-nelle de vie et de lutte. Un personnage dont on présume d’em-blée qu’il est seul à l’origine du désir de film de Leonardo diCostanzo. Mais il n’en est rien. Pour Leonardo Di Costanzo,ce désir du film à faire est plus abstrait, naissant de deux pré-occupations convergentes : expérimenter des formes esthé-tiques tout en questionnant une problématique sociale et po-litique. Au départ de Prove di Stato, il y a l’envie de raconterce moment, décisif pour l’Italie, qui suivit la lutte des jugescontre l’illégalisme démesuré des années quatre-vingt régnantdans la société, le népotisme et la corruption des hommes po-litiques. Des hommes et des femmes issus de la société civiles’étaient alors présentés aux élections municipales et allaientavoir à exercer le pouvoir. Les enjeux étaient de taille :c’étaient pour l’Italie un retour à l’État de droit ; pour ceshommes et ces femmes engagés jusqu’alors dans le combatassociatif, l’alternative de choisir au jour le jour entre démo-

cratie et secours aux administrés. Il fallait que cette idée dedépart trouve son théâtre et son interprète. Après plusieursrencontres, ce sera Luisa.

Le choix du personnage n’est qu’une première étape dulong travail sur le terrain, des semaines et des semaines sanscaméra, à tenter de matérialiser l’idée de départ, à lui trouverune expression concrète, à déterminer ce qu’il faudra filmer lemoment venu. Ce moment d’écriture est le temps pendant le-quel s’élaborent et une méthode et une pensée du film futur.Ensuite au tournage, toute cette rationalisation est irrémédia-blement occultée au contact du réel, et n’en émerge plus qu’unemarche à suivre. Le modus operandi dans Prove di Stato a été: « Il faut filmer ce qui se passe entre Luisa et les citoyens », d’oùla décision de venir filmer tous les mercredis, jour de la per-manence du maire. C’est à ce moment-là seulement que Luisaest devenue centrale pour le film. Et cela non pas de façon di-recte et isolée, mais dans le désir de Leonardo de la filmer, etde la filmer dans son rapport à ses administrés.

Le temps du tournage est le temps de l’agir. Le moment dulâcher prise. Leonardo parle de pilotage automatique après laréflexion menée en amont qu’il a alors absolument intégrée.C’est le temps de la reconnaissance instinctive des situations.Car il n’est pas question, lors du tournage, d’engranger desimages au cas où, des images dont on ferait le tri ensuite, aumoment du montage. Au contraire, chaque séquence tournéel’est parce que Leonardo considère qu’elle est fondamentalepour le film. Le tournage est un moment de concentration etde tension intenses. On pense au peintre devant la toile qui tra-vaille par fulgurances. Leonardo ne tourne que très peu chaquejour, vingt minutes au maximum. Ces vingt minutes dans laboîte, il rentre à la maison. Au risque de manquer une autre sé-quence fondamentale ? Non, car pour Leonardo seules leschoses se passent parce que le cinéaste est là avec sa caméra etson dispositif, avec son propre corps. Et comme le dit JohanVan Der Keuken, la seule réalité c’est le corps du filmeur.

Ainsi le temps du tournage est le temps du corps au travail.C’est le corps du cinéaste qui fait la mise en scène, dirigeant lasituation. Il en dessine les décors, le cadre de la scène dans la-quelle il amène les personnages à évoluer. Cette présence ap-pelle les personnes à agir, les interpelle, filmant ou même nefilmant pas. Et cela, que le cinéaste soit au son ou à l’image,puisque selon les situations, et sans pouvoir vraiment expli-quer à quel moment, il choisit l’un ou l’autre. Si, à la caméra,il filme au plus près les personnages (entre cinquante centi-mètres et un mètre, n’utilisant jamais le zoom ou le téléobjec-tif), il est plus libre au son de délimiter un espace filmique.

Si les circonstances de la réalisation de son dernier filmOdessa (2006) ont été toutes différentes à celles de ses filmsprécédents, le corps du cinéaste est là encore le principal ac-

teur de la mise en scène et exprime les mutations qui ont mar-qué le projet. Ce film racontant les années d’attente de marinsrusses venus à Naples entretenir un bateau de l’Union sovié-tique à quai et en passe d’être vendu, il n’y avait pas d’im-mersion possible en amont d’un tournage potentiel, pas detemps de réflexion pour se préparer à tourner. Entre 2001 etfin 2002, chaque visite sur le bateau, chaque rencontre avec lesmarins et le capitaine – une dizaine en tout et pour tout – au-rait pu être la dernière : à chaque fois il s’agissait donc de tour-ner. La construction du dispositif, fruit du dialogue continuelentre les deux réalisateurs, Leonardo Di Costanzo et BrunoOlivero, et le travail de rationalisation ont pu ainsi s’élaborertout au long du tournage. Si les premières images sont filméesde loin, petit à petit elles se font plus serrées, la distance entrele filmeur et le filmé diminue, le filmeur devient plus prochedes marins, plus proche d’Anatoli – jusqu’à filmer son visagemortuaire –, plus proche du capitaine. Certes, les liens se ren-forcent entre filmeur et filmés, mais la complexité des rapportsse révèle, des contradictions se font jour, le mystère s’épaissit,les non-dits affleurent. Le montage a alors consisté à révélercette logique du tournage, mettant en lumière les choix « ins-tinctifs » du cinéaste, à rendre au film la cohérence du tour-nage, et à s’appuyer sur ses lignes de force pour construire unrécit. Ainsi, dans Odessa, le personnage du capitaine est de-venu irrémédiablement cet être silencieux qui résiste, montrédans la solennité de son uniforme, dans le tragique de son rôlequ’il doit assumer jusqu’au bout, paralysé entre son désir etle principe de réalité. Silences et gros plans sont alors commele pendant de la voix d’un autre capitaine, celui dont Sokou-rov nous a livré les confessions (2).

Catherine Bizern

Texte écrit à partir d’un entretien avec Leonardo Di Costanzo réalisé au téléphone entre Paris et Naples le lundi 10 avril 2006.

(1) À lire et relire, le texte de Jean-Louis Comolli « Détour parle direct », publié dans les numéros 209 et 211 des Cahiers ducinéma en 1969.

(2) Confession d’un capitaine de A. Sokourov, 1995, vidéo, 6 h 30.

Déléguée générale des Rencontres du cinéma documentaire (1998-2006), fondées par Périphérie en Seine-Saint-Denis, productrice au sein de Yumi productions(émanation des Ateliers Varan), puis d’AD libitum auprès de Dominique Cabrera, Catherine Bizern vient d’être nomméedéléguée générale et directrice artistique du Festivalinternational du film de Belfort Entre Vues.

DR

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C I N É M A

CHRONIQUE DE CLAUDE SCHOPP

Journal d’un cinémateurJ

’éprouve toujours la plus grande satisfaction à trouversous la plume d’un autre ce que je croyais penser. Aussi,quand, préparant des pages sur le documentaire, j’ai ren-

contré ces lignes : « Tout film est d’abord une représentation,une reconstitution de la réalité, un état non pas du monde,mais du rapport du cinéaste au monde qu’il filme, rapport quine s’exempte pas des enjeux idéologiques, moraux et culturelsde l’époque dans lequel le film s’inscrit. Tout film, y comprisdocumentaire, est à ce titre un mensonge dont on peut aumieux espérer qu’il soit mis au service de la vérité » (1), ai-jechoisi sans honte de m’en faire l’écho. La citation exacte vautmieux qu’un mauvais plagiat.

Avant de m’adonner au documentaire comme d’autres àla métadone, je partageais peu ou prou les sentiments de monamie Pascale Breton : « Le documentaire est un genre quej’adore regarder, mais surtout à la télé, et pour y apprendredes choses. Au cinéma je ne vais pour ainsi dire jamais voir dedocumentaire. À mes yeux le documentaire est un travail jour-nalistique ou de reportage ou de critique, et quand c’est bienréalisé, c’est exactement aussi plaisant que quand un articleest bien écrit. Un documentaire devient du cinéma comme unlivre de reportage devient de la littérature. »

Faute du soutien de la télévision, qui abandonne de plus enplus l’ambition de rendre compte du monde pour mieux le di-vertir, le documentaire envahit aujourd’hui les écrans de ci-néma. Je suis allé voir des documentaires : ai-je vu du cinéma ?

Le Secteur 545 de Pierre Creton n’est pas Farrebique. Sub-jectivement, pour moi, fils de paysans élevé jusqu’à ses onzeans au milieu et avec les vaches, cochons, moutons, etc., cen’était pas un spectacle audiovisuel, mais un spectacle sensi-tivement total, tant remontaient en moi des odeurs, des im-pressions au toucher, des goûts. Aussi, à défaut de conscience,des sentiments de classe, si je peux dire : une sorte de honte de-vant les maladresses mondaines des miens. Mais, pour qui avu (presque) mourir, comme moi, la société rurale de ce pays,

il y avait un autre film à faire, plus déchirant sans doute. Car,objectivement, qu’est ce film ? Un film descriptif, par très pe-tites touches, qui n’est que descriptif, sans aucune réelle prisede position, sans aucune explication, sans information lisible,sans narration attachante. S’il n’y avait pas eu mon temps re-trouvé, c’eût été du temps perdu.

Le Plafond de verre, de Yasmina Benguigui, pourrait fairepartie des œuvres d’utilité publique. En effet, le film combatcontre la discrimination à l’embauche dont sont victimes nosfrères venus d’ailleurs, ou plutôt pour la non-discriminationà l’embauche, car la description, à travers les entretiens dontil se compose, est résolument optimiste : le parcours de ceuxqui ont réussi à vaincre l’obstacle, à briser ce plafond de verre,atteint quelquefois l’émouvant, mais le plus souvent j’aiéprouvé une distance presque méprisante entre sujet filmé etfilmeuse, comme si elle n’abandonnait pas pour filmer sesgants de chevreau glacé.

Un jour de septembre, de Kevin Mac Donald, documen-taire narratif à l’estomac, sorti pour sa parenté avec le Mu-nich de Spielberg, raconte la prise en otages par des terroristespalestiniens d’athlètes israéliens aux jeux Olympiques de Mu-nich : musique envahissante, montage en coups de poing dedocuments d’époque, entrecoupés de témoignages des prochesdes athlètes, des officiels allemands ou du seul terroriste sur-vivant, avec cette conclusion simpliste : les services allemandsont mal géré, comme on dit, la crise.

Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés, fran-çais, de Sophie Bruneau et Marc-Antoine Roudil. Quels sontces animaux malades de la peste ? Les travailleurs que desconditions professionnelles (rentabilité, harcèlements, éva-luation) rendent malades. Le film tourne résolument le dos àtoute tentation fictionnelle. Le monde oppressant du travailest décrit dans le discours de ceux qui en souffrent. Avec le mi-nimum d’effets, tout en longs champs et contrechamps. À lafin de la séance, des spectateurs ont applaudi, comme en Ita-

lie on applaudit à leurs obsèques les victimes du terrorisme.J’ai descendu Congo River, de Thierry Michel, avec l’im-

pression d’être myope, tant les images que je recueillaisétaient floues, tuées par le pittoresque. Faute d’un point devue de la part du réalisateur. Aussi ne vais-je pas le descendredavantage.

J’ai vu enfin du cinéma, et du cinéma sur le cinéma. Pen-dant le « Cinéma du réel » qui se tient chaque année à Beau-bourg, un beau film de Jean-Louis Comolli, la Dernière Uto-pie : la télévision selon Rossellini, sur les films didactiques queRossellini a tournés pour la télévision : un questionnementclair (comment faisait Rossellini), un dispositif simple (entre-tiens des anciens collaborateurs, séquences des films dont ilest parlé), le tout si riche d’intelligence qu’il en rétrocède unepart à son spectateur. Aux ateliers Varan, la Fabrique duConte d’été de Rohmer, de Jean-André Fieschi et FrançoiseEtchegaray, composé à l’aide de rushes et d’images du tour-nage du Conte d’été d’Éric Rohmer, pose la question :« Qu’est-ce que la mise en scène ? » et y répond par un hymnedélicat au juvénile vieux réalisateur qui fait de pauvreté vertu,qui sait se faire oublier pour être.

Ce serait mentir que d’affirmer que j’ai tout sacrifié cemois-ci au documentaire. Je me suis laissé aller aussi, commeen cachette de moi-même, à mon alcoolisme fictionnel : j’aibu, à larges lampées, les onze heures de Heimat 3, d’EdgarReitz, jamais rassasié des délices feuilletonesques auxquellesla durée confère de l’épaisseur ; mais j’ai mal supporté le grosrouge (sang) de Romanzo criminale, de Michele Placido. Ce-pendant le goût exquis qui me reste en bouche, c’est celui demes rencontres heureuses avec ceux qui font aujourd’hui, fic-tion et/ou documentaire, du cinéma.

(1) Michel Guerrin et Jacques Mandelbaum, « Darwin ou le malentendu documentaire », dans le Monde du 28 mars 2006.

La magie du cinémaÉ

crire sur la pratique du cinéma documentaire… La de-mande m’arrive à quelques jours du tournage de monprochain film. Période de questionnement, de prépara-

tion, de travail… Moments fébriles troués de flashs de sé-quences supposées où l’on imagine des plans, on rêve le film, cequ’il pourrait être, ce qu’on aimerait qu’il soit.

L’éternelle question de la place de la caméra et du commentfilmer hante le quotidien. C’est toujours le premier film, mêmesi les précédents, ceux que j’ai réalisés, ou ceux sur lesquels j’aitravaillé comme assistante ou comme monteuse, s’inscrivent enarrière-fond comme autant d’exemples à suivre ou à ne passuivre, réservoirs d’idées et d’expériences où je puise et m’épuiseà chercher des réponses.

Je pars filmer mon oncle, Joseph Katz, qui vit à Karmiel, enIsraël. Il a connu la destruction du monde juif d’Europe cen-trale et la création, en 1948, d’un nouvel État, Israël. J’ai sou-vent filmé des gens qui parlent, des personnes dont le destin acroisé l’histoire et qui ont été emportées, ballottées, prises dansdes événements qui parfois les dépassaient et, à part Otelo deCarvalho dans la Nuit du coup d’État, ce sont tous des ano-nymes, des individus ordinaires. Les personnes que je filme ra-content leur expérience, évoquent des souvenirs, expliquent cequi les animait au moment de l’événement, et bien souvent leursdoutes, leur trouble, leurs questions apparaissent. Ce ne sont nides confessions, ni des confidences, mais des histoires connues,bien des fois contées, y compris devant des caméras. Peu de ci-néma direct, donc, et peu de rencontres hasardeuses. Je sais, laplupart du temps, ce qui va se dire pendant le tournage car bienen amont j’en parle, longuement, avec les personnes que je vaisfilmer. Chaque film est une approche mutuelle, une rencontrede deux désirs plutôt qu’une élaboration solitaire, la jonctionentre mon envie de savoir, de comprendre, et le besoin de trans-mettre, de dire.

Mais rien n’est joué d’avance. « Joué » dans tous les sens duterme. Sur le plateau d’un film documentaire, c’est un étrangejeu d’échanges qui se met en place entre la caméra, c’est-à-direle metteur en scène, et celui qu’on filme. Car si la prise en chargedu projet par la personne filmée est essentielle, elle n’est pas suf-fisante pour que sa parole devienne autre chose qu’une strictecaptation de témoignage, un condensé utile et nécessaire, maisuniquement informatif, d’une expérience humaine. On le saitbien, les enjeux du cinéma sont autres.

Au cinéma, le personnage non seulement est proche et fa-milier du spectateur mais il devient support de son imaginaire.

Le temps d’une projection nous partageons sa vie, ses aventures,ses préoccupations, même si elles nous sont a priori étrangères.Quand, dans le film d’Abbas Kiarostami Où est la maison demon ami ?, le gamin court dans les ruelles d’un village où il es-père retrouver son camarade pour lui donner son cahier, jem’essouffle avec lui… Magie du cinéma… C’est parce qu’il estfilmé dans la durée, que son inquiétude – croissante – peut de-venir mienne.

Mon souci lors d’un tournage, c’est que les personnes que jefilme deviennent, pour le spectateur, des héros intemporels, queleurs histoires, leur vie, paraissent exemplaires, qu’ils se trans-

forment en personnages de cinéma. Cela arrive parfois, pas tou-jours. Mise en scène, mise en situation, mouvements de caméra,éclairage, etc., la panoplie du cinéma peut aider mais ne suffitpas à expliquer pourquoi ni comment certains personnages réelsacquièrent plus que d’autres cette dimension de personnagesuniversels. Il n’y a pas de recette, pas de règle définie, pas de sys-tème infaillible. Mais il existe, pour ceux qui filment la parole,un allié de taille : le temps. Au cinéma on appelle ça un plan sé-quence.

Un des plus beaux exemples de l’utilisation du plan séquenceest le film de Jean-Louis Comolli, la Vraie Vie (dans les bureaux),qui met en scène les employées de la caisse régionale d’assurancemaladie de Paris. Ces femmes parlent de leur quotidien, de leuremploi, de leurs rêves. Travaillant comme assistante sur ce tour-nage, je les avais rencontrées, vues dans leur bureau. C’est làqu’elles allaient être filmées. C’étaient des femmes comme on enrencontre tous les jours, dans toutes les administrations : cer-taines jolies et d’autres moins, des sympathiques, des amu-santes… Comolli les a filmées longuement. Ce tournage dans ladurée, sans interruption, permet à ces femmes de s’approprierle film, de le charger de sens, de l’infléchir. Elles s’extraient de lagangue qui les entoure, échappent à la lourdeur de ce décor debureaux, et se transforment sous l’objectif de la caméra. Il mereste peu de souvenirs des femmes réelles, mais je me souviens(alors que je n’ai pas revu le film depuis plus de dix ans) de leurimage et de leurs mots d’autant plus émouvants et d’autant pluspoignants que je sais que ce ne sont pas des actrices jouant unrôle.

Filmer dans la durée, c’est donner du temps pour que les motsdu récit, usés d’avoir été trop souvent prononcés, retrouvent leursens, c’est laisser le temps à celui qu’on filme pour que remon-tent à sa mémoire des événements, des impressions, des sensa-tions. Prendre le temps de filmer ses hésitations et ses silences,ces instants précieux où le récit se cherche, se perd et resurgit. Fil-mer les trous, les déchirures du récit, là où ça coince, où la pen-sée hésite, où l’on bute sur les mots quand le passé revient et sefait entendre. Le contraire de l’information et des certitudes.

Je vais partir demain. Joseph Katz m’attend et nous allonsnous soumettre l’un et l’autre au risque du tournage. Ce n’estpas un chemin rectiligne qui s’ouvre devant nous et qu’il suf-firait d’emprunter, mais plutôt des pistes indistinctes, des sen-tiers escarpés qu’il nous faudra découvrir et tracer au milieudes broussailles, au jour le jour.

Ginette Lavigne

DR

Jean-Louis Comolli.

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L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . M a i 2 0 0 6 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 6 m a i 2 0 0 6 ) . V I I I

S P E C T A C L E S

Je me disais au retour de mon voyage d’Amman où les cir-constances, le tournage d’un documentaire sur le Festivalinternational de théâtre avec ses nombreuses interviews, je

me disais que décidément il y a une vraie césure entre l’Orient etl’Occident. Je ressassai quelque temps cette lapalissade en l’agré-mentant d’une autre évidence consistant à dire que cette coupuren’était bien évidemment pas vécue de la même manière selon quel’on est occidental ou oriental… J’en veux pour preuve cettesimple et très naïve remarque de plusieurs de mes connaissances(de théâtre) à qui j’avais fait part de mon voyage : « Ils font (donc)du théâtre là-bas ? » Le « là-bas » recouvrant d’ailleurs une idéeextrêmement vague de la situation géographique d’Amman, idéequi, je l’avoue, était également mienne avant que je ne m’y rende.En un mot comme en cent, nous n’avons pas grand-chose à faireici (pour la plupart d’entre nous) du théâtre et des arts de là-basque nous ignorons superbement. Alors que de l’autre côté, tousles artistes rencontrés à Amman n’avaient qu’une idée en tête :pouvoir venir en Europe, à Avignon notamment, ce qui, à mesyeux, ne manquait pas de sel, celui de l’amertume. Venir en Eu-rope (certains y sont quand même venus) et être jaugés à l’aunede nos normes esthétiques. Venir en Europe et y travailler, tra-vailler, comme dirait Tchekhov, en paix, pensent-ils. Par ailleursil faut bien faire le constat qu’eux connaissent notre théâtre, nosthéoriciens, Artaud, Brecht et quelques autres. Ainsi l’un desjeunes metteurs en scène jordanien sur lequel les organisateursdu festival fondent beaucoup d’espoir, et soutiennent donc, Ah-mad Mugrabi, a-t-il présenté lors de cette édition du festival uneadaptation de Dans la solitude des champs de coton de Bernard-Marie Koltès, une pièce qu’il connaissait parfaitement bienjusque dans les nombreux commentaires qui l’ont accompagnée.Il a simplement mêlé à cette adaptation un autre texte d’un au-teur marocain… Titre de ce spectacle qui joue beaucoup sur lessymboles et qui n’hésite pas à lorgner de manière ostentatoirevers le théâtre de l’absurde, celui de Samuel Beckett notamment :No Good. Tout un programme qui définit bien la tonalité géné-rale de ce 12e Festival international, un festival totalement indé-pendant (c’est l’un des seuls à l’être dans cette partie du monde),mais cette indépendance, il la paye très cher ; l’État ne lui octroieaucun subside, seule la municipalité l’aide encore. Ce sont biencette indépendance, cette liberté qui font de ce festival créé pardeux metteurs en scène, directeurs de compagnie, l’Égyptien Ha-san el Gherety et le Jordanien Nader Omran, toujours aux com-mandes, une manifestation unique qui réunit chaque année ar-tistes et intellectuels de Jordanie, bien sûr, mais aussi de Pales-tine, d’Irak, de Syrie, du Liban, du Maghreb et même parfois debeaucoup plus loin, comme de France ou de Suède. On aime às’y retrouver et à discuter… à l’infini dans cette enclave dans unmonde en pleine ébullition.

Cette ébullition, celle d’un monde en proie à tous les conflits,un monde en guerre, on la retrouve bien évidemment sur les pla-teaux évoqués surtout par les Irakiens et les Palestiniens. Deuxtitres de spectacle donnent à eux seuls la tonalité générale de laprogrammation. Stories under Occupation, mis en scène par lePalestinien Nizar Zubi, et Women at War de l’Irakien Jawad al-Asadi et monté par son compatriote Kadem Nassar. Le mêmeJawad al-Asadi présentant de son côté une autre de ses pièces surla guerre en Irak et de l’opportunité d’accepter ou non la présencedes Américains, Hamman Baghdadi.

Pour appréhender correctement ces spectacles, sans doute

faut-il déplacer nos regards d’Occidentaux, changer de position.Sauf à ne rien saisir et à considérer ce que l’on a vu comme res-sortissant d’une esthétique passée plutôt lourde. Comment sinoncomprendre le jeu extrêmement physique des acteurs, toujoursen état de tension maximale, se donnant corps et âme, si on osedire, à leur jeu ? En comparaison, nos acteurs jouent ici à l’éco-nomie. Le simple réalisme est largement dépassé. Mais sommes-nous encore au théâtre ? Avant même que ne commence la re-présentation de Stories under Occupation, on savait que cela al-lait être un triomphe… militant. Atmosphère chargéed’électricité. Et pourtant, si, le théâtre est bel et bien là. Différentsans doute. Et dans des esquisses de recherche comme No Gooddéjà cité, Stepping to the Inside du jeune Jordanien Mohammadal-Ibrahimni, lointaine copie d’une pièce de Wajdi Mouawadque l’on connaît bien en France puisqu’il a émigré au Québec (!),ou encore Hydrogen de la Tunisienne Samia Amami et interprétépar Moez Gdiri… Mélange étonnant, détonant parfois, du poli-tique et de l’esthétique purement théâtrale. L’une des grandes fi-gures intellectuelles du Moyen-Orient, le Libanais Paul Chaoul,qui était bien sûr présent à Amman, n’est-il pas dans son journalà Beyrouth à la fois le responsable des pages culture et en chargede la politique ? « C’est tout à fait normal, les deux choses sontliées chez nous », nous dit-il dans un demi-sourire.

Tel qu’il est apparu en avril dernier, le festival d’Amman estnécessaire. En raison justement de la situation générale plus quedélicate de toute la région. Le metteur en scène irakien Haytham

Abdul-Razzaq, au programme l’année dernière, et qui continueobstinément de travailler sous les bombes à Bagdad, qui ne saitjamais de quoi les lendemains seront faits (lors d’une tournée enAllemagne, trois de ses meilleurs comédiens ont décidé de quit-ter la troupe et de rester sur place : fin de la tournée), le disait clai-rement : « Seul le théâtre me permet de supporter la vie à Bag-dad. » Cette nécessité du théâtre (ce fut en France, ces quinze der-nières années, un véritable questionnement) aurait-elle à Ammanun début de réponse ? Et ce alors qu’au plan économique le fes-tival opère un véritable retournement sur lequel on pourrait ré-fléchir. Les spectacles choisis et présentés ne sont pas achetés. Lescompagnies viennent donc sur leurs propres deniers. Elles sontnourries et logées dans un seul et même hôtel où tout le mondese retrouve. Tous les spectacles sont gratuits. Aucune recettedonc. Pourquoi les compagnies continuent-elles à venir dans cesconditions ? Simplement pour montrer leurs productions, avoirune tribune, un lieu pour exister, et, pour ceux qui les composent,avoir l’occasion de parler, de discuter. Le temps du festival est untemps particulier de rencontres, d’échanges : une manière d’êtreensemble. Sur des projets communs parfois. Voilà qui, effective-ment est relativement nouveau.

Le résultat est là : alors que certaines inflexions de la languearabe tintent encore à mes oreilles, mon regard sur les produc-tions théâtrales d’ici, comme lavé, a, me semble-t-il, quelque peuchangé…

Jean-Pierre Han

L’invention d’un documentaireOu comment porter le trouble avec l’évocation de la réalité.

Un nom, Thierry Bae. Un parcours, dis-cret, puisqu’on parle ici de dansecontemporaine. Ce qui ne signifie pas

pour autant qu’il manque de qualité. Tant s’enfaut. Mais comment savoir si Tout ceci (n’) est(pas) vrai ? titre d’une précédente création duchorégraphe. Sa vocation d’alors : « Troublerle regard du spectateur de telle sorte qu’il nesache plus discerner le vrai du faux et, qu’habitéde ce doute, il remette en question, sur d’autresplans (politique, social, ou spirituel), le fonde-ment et la fiabilité de ses propres certitudes. »

Avant même de commencer, d’évoquerl’une des créations suivantes, Journal d’in-quiétude, revenons aux faits, à quelques cer-titudes, en cela vérifiables. La démarche ar-tistique de Thierry Bae passe par les Beaux-Arts, l’école Marcel-Marceau, puis celle dumime Étienne Decroux dont il devient l’assis-

tant, avant de s’engager comme interprète, etpour une dizaine d’années, dans la compagniede Catherine Diverrès, le studio DM.Homme-orchestre, il est aussi pédagogue etenseigne danse et taï-chi-chuan depuis plus devingt ans en France et à l’étranger. Musicienà ses heures (clarinette, guitare, trompette,flûte japonaise), il a également travaillé avecJosef Nadj, tous deux ayant fait ensembleleurs débuts artistiques, il a notamment col-laboré à la première création de l’artiste as-socié du Festival d’Avignon 2006, Canard pé-kinois. Depuis la création de sa compagnieavec sa femme Marion, une vingtaine de pro-jets et spectacles ont été réalisés jusqu’à cetétonnant Journal d’inquiétude qui poursuitcette réflexion entre le vrai et le faux.

Comment dire pour faire entendre ? Com-ment parler d’une situation réelle et manier

tant l’objectivité de son contenu que la qualitéesthétique, poétique, douloureuse parfoisquand il s’agit du vieillissement du danseur oude la maladie, crue quand il s’agit du métier,et rester drôle, touchant, du côté de la vie, pourencore partager sans cynisme, du rire au sou-pir, de la réflexion au corps ? Ambitieux et ré-jouissant projet que cette création, qui prendau mot la notion de document. Spectacle do-cumentaire au sens de témoignage, et néan-moins fiction plus vraie que vraie. Entre réa-lité et fiction donc, cet autoportrait de ThierryBae, dont le titre fait écho à l’un des solos deJosef Nadj, Journal d’un inconnu, met enscène entre deux danses interprétées sur le pla-teau, l’une créée, la seconde transmise, un filmaux situations entièrement scénarisées par lechorégraphe où tout est vrai et faux à la fois.Menée avec un suspense de thriller, l’intrigue

de Thierry Bae ne raconte rien d’insensé etpourtant ce ni plus ni moins que le montaged’une création devient une aventure. Un si-nueux parcours que le spectateur accompagnedans ses moindres souffles jusqu’à sa concré-tisation sur scène. Thierry Bae fait intervenirtous les personnages réels qui y participent.Chacun joue sans tricher son rôle, program-mateur, producteur, cameraman invisible maisprésent, chorégraphes reconnus redevenus untemps interprètes d’un autre interprète, par-fois le leur, pourtant chorégraphe moinsconnu. Une somme de jeux de rôle, savam-ment décalés, qui emprunte sa conception auxlivres de Denis Robert, aux films de Peter Wat-kins, mais aussi à Armand Gatti pour saconception de l’acteur. Un ouvrage singuliè-rement joueur, au geste généreusement loyal.

Irène Filiberti

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Hammam Baghdadi, de Jawad al-Asadi.

Carnet de voyageÀ propos du Festival international de Théâtre d’Amman en Jordanie.

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L E T T R E S

L’amour et la mort selon Matzneff

Voici venir le fiancé, Gabriel Matzneff, Éditions de la Tableronde. 314 pages, 19 euros.

Voici venir le fiancé, ton nouveau ro-man, se situe durant la période du ca-rême. Quelle signification donnes-tu à

cette pratique ?Gabriel Matzneff. Le roman commence le

jour de la chandeleur, quelques semainesavant le début du carême pascal, et se terminele dimanche de Thomas qui, dans l’Église or-thodoxe, est celui qui suit le dimanche dePâques : une centaine de jours dont le pivotest les quarante jours du carême. Ce carêmen’est pas compris d’une manière bondieu-sarde. Il est vécu dans le sens où Nietzsche di-sait que la formule de la grandeur del’homme n’est pas sum mais sursum.L’homme est quelque chose qui doit êtresurmonté. C’est un appel à la vigilance, àl’énergie, au dépassement de soi.

Cet exercice est lié à la maîtrise de soi…Gabriel Matzneff. Un des personnages, Nil

Kolytcheff, pour que sa vie amoureuse très ca-racolante ne disparaisse pas dans le néant, en-treprend de classer tout ce qui touche à sesamours : les lettres et les photos des jeunes per-sonnes qui l’ont aimé, divers documents…pour les confier à un institut qui, dans le ro-man, s’appelle la Bibliothèque de la mémoire.Il veut à la fois préserver cette vie amoureuseet s’en délivrer. On retrouve cette idée de déli-vrance, de détachement, de dépouillement quiest celle du carême. Qu’ils soient religieux ouathées, les gens qui ont le souci de leur destinont ce but d’ordonner leur vie, de lui donnerun sens et de la maîtriser. Sans doute une maî-trise illusoire parce qu’à la fin, comme disaitl’autre, c’est la mort qui gagne. Mais je ne vou-drais pas donner l’impression qu’il s’agit d’unroman à thèse, d’une réflexion théorique ! Quece soit le carême, les blogs, la sauvegarde de lavie amoureuse ou le goût de la langue ita-lienne, les thèmes s’y incarnent dans des per-sonnages qui bougent, qui rigolent, qui vivent.

On les voit vivre. Il y a des histoires d’amour,de jalousie, de rupture. Il y a trois couples dansce roman : un couple lesbien, deux couplesd’hommes mûrs qui sont avec des jeunesfemmes. Il y a aussi une réflexion sur lavieillesse, sur le temps qui passe, sur le suicide.Deux très vieux messieurs qui adorent la vie etessaient d’en profiter le plus possible n’ou-blient pas, comme on dit en italien, « les aver-tissements du sablier ». Il y a également cethème qui est chez moi récurrent : la convic-tion que les femmes n’ont pas le goût de leurpassé parce qu’elles n’ont pas le sens de leurdestin. Mes personnages masculins, eux, ontle sens de leur destin, et c’est pour cela que l’und’eux veut sauvegarder le souvenir de sa vieamoureuse, même si les femmes qui l’ont aiméaffectent, elles, d’avoir oublié ce passé ettourné la page.

Tu évoques également les nouveauxmoyens de communication, Internet, SMS…

Gabriel Matzneff. Oui, c’est, je crois, unaspect très neuf et original de mon roman.Une jeune fille, Delphine, est zinzin de cesnouvelles techniques – comme beaucoupd’adolescents d’aujourd’hui. On la voit bom-barder son amant, un cinéaste connu, RaoulDolet, de SMS et, avec une absence totale deconscience de ce qui se fait et de ce qui ne sefait pas, raconter ses amours avec Dolet dansun blog où elle se dissimule derrière un pseu-donyme mais où elle donne le vrai nom deson célèbre amant. À ce propos je te pried’observer l’abîme inouï qui existe entre lesoin avec lequel les avocats de chez Gallimardrelisent mon journal intime pour me deman-der de supprimer tout ce qui pourrait consti-tuer une atteinte à la vie privée et le vide juri-dique concernant les blogs où, cachés derrièrel’anonymat des pseudonymes, n’importequelle de mes ex-amantes peut raconter sa vieavec moi, n’importe quel zozo peut inventercontre moi les pires calomnies.

Quelle importance donnes-tu au corps ?Gabriel Matzneff. Nous sommes d’abord

un paquet d’os enveloppé de chair. N’existe

que ce que je peux toucher, voir, sentir, man-ger, boire. Nous appréhendons la réalité dumonde extérieur avec notre corps. De ce pointde vue, je m’inscris dans la tradition des sen-sualistes. Le christianisme, c’est l’esprit quise fait chair, et en cela le christianisme estl’héritier du paganisme gréco-romain où lesdieux et les déesses prennent forme humaine.La beauté du christianisme est dans l’incar-nation. Si l’art de l’icône est possible, si l’onpeut représenter le Christ, c’est parce qu’ils’est fait homme. Au contraire, dans le ju-daïsme et dans l’islam, Dieu n’est pas repré-sentable parce qu’il demeure une sorte d’idéehégélienne, une abstraction.

À te lire, j’explose de rire régulièrement.L’humour est-il dans ton écriture parce qu’ilfait partie de la vie et de la tienne ou a-t-il unsens particulier d’arme de démystification ?

Gabriel Matzneff. Les deux. Le propre desgens désespérés est de bien aimer rire. L’es-prit de dérision est une fonction de l’intelli-gence. C’est une cuirasse contre l’esprit de sé-rieux, contre l’esprit de lourdeur pour re-prendre une expression de Nietzsche, ce qu’ilappelait le cul de plomb qui nous submerge,le faux sérieux. Je crois que cet humour a unefonction esthétique et constitue aussi un re-flet de l’existence. Dans nos vies, le comiqueet le tragique se mêlent tout le temps. Ce côtésismographe de l’existence doit se refléterdans nos livres parce que la vie est ainsi.

Il n’y a pas que des thèmes qui soient ré-currents dans ton œuvre, des personnagesaussi.

Gabriel Matzneff. J’ai toujours eu le goûtde créer un microcosme, mon monde, en fai-sant revenir des personnages et en créant denouveaux. J’ai pour modèle mon ami Hergé,les Aventures de Tintin. Étant entendu quechaque roman peut être lu séparément, je faisun clin d’œil aux fidèles lecteurs qui retrou-vent des personnages. Ça crée une famille. Lafamille officielle, la famille par le sang commeon dit, m’a toujours fait chier. Ma famille,c’est d’abord les êtres avec qui je couche et

que j’aime d’amour, puis les gens que j’aimed’amitié, ainsi que certaines lectrices et lec-teurs. Et enfin les personnages romanesquesque j’ai créés. Je me sens bien avec eux.

Pour l’histoire des Lettres françaises,peux-tu raconter comment tu as fait la une dujournal ?

Gabriel Matzneff. J’étais chroniqueur àCombat et je publiais mon premier livre. Enrentrant chez moi, je vois un bout de papier,à côté du téléphone, où ma petite amie, Ta-tiana, avait noté un numéro et griffonné cesmots : « Gabriel, Monsieur Aragon t’a télé-phoné. » Je n’en croyais pas mes yeux, je pen-sais que Tatiana avait mal compris le nom.J’ai composé le numéro. C’était bien LouisAragon ! Il m’a dit qu’il aimait beaucoup ceque j’écrivais, qu’il me lisait dans Combat,même s’il n’était pas toujours d’accord. Ilm’a parlé de l’importante anthologie bilinguede la poésie russe que venait de publier ElsaTriolet, des poètes soviétiques qui viendraientlire leurs poèmes à la Mutualité, et m’a de-mandé d’écrire un grand article sur le sujetpour les Lettres françaises, me précisant quej’étais libre d’écrire ce que je voulais. L’ar-ticle a paru sans la moindre coupure, bien quecertains développements aient dû surprendreles lecteurs du journal. Aragon m’a invitéchez lui, rue de Varenne. J’étais, comme tupeux l’imaginer, impressionné et intimidé. Ila été absolument charmant, d’une grandegentillesse, d’une très, très grande simplicité,me mettant à l’aise. Nous avons parlé de lit-térature, de la Russie. C’était la semaine oùl’on avait appris l’arrestation à Moscou deSiniavski et Daniel, deux jeunes écrivainsrusses qui avaient passé clandestinement enFrance des manuscrits. Cette arrestation fai-sait un bruit énorme à Paris et attristait Ara-gon, car elle semblait marquer une reprise enmain idéologique, la fin de ce qu’on appelaitle dégel. Sur ces entrefaites est arrivée ElsaTriolet qui, me voyant, s’est exclamée enriant : « Ah ! Voici notre garde blanc ! »

Entretien réalisé par Franck Delorieux

Pour pleurer dans les chaumièresUne nouvelle caractéristique, parait-il, de l’écrivain russe Boris Zaïtsev.

On espère la seconde période plus convaincante.

Je ne sais trop pourquoi, certains livres sitôt tombés surma table de travail, tels des météorites fumantes, ne melaissent aucun répit avant que d’être lus, séance tenante.

Ainsi, Agraféna, de Boris Zaïtsev, reçu ce matin. Je ne connais-sais pas l’auteur, je l’avoue, émigré russe, mort à Paris en 1972.L’éditeur nous apprend que son œuvre fut longtemps inter-dite en URSS et que, ces dernières années, elle rencontre unsuccès phénoménal. Je m’interroge : cet engouement est-il àporter au crédit de la censure soviétique ou, plus simplement,est-il lié au talent de l’écrivain ? Il nous suffit, sans doute, desavoir – toujours selon l’éditeur – qu’Agraféna (1907) est unrécit caractéristique de la première période de Boris Zaïtsev.Il brosse, à grands traits, le portrait d’une femme, Agraféna,dans la Russie rurale d’avant la Révolution bolchevique. Ellea dix-sept ans lorsque commence la nouvelle. Elle connaît sespremiers émois amoureux avec le jeune fils des propriétairesdu domaine où elle travaille comme journalière. Regards en-flammés, baisers furtifs, il est « l’homme pour qui l’on meurtde langueur ». « Inaccessible et magnifique », il abandonne,quelques mois plus tard, le pays pour ne plus y revenir. Fin dupremier tableau. On voit ensuite, Agraféna, domestique, dansune petite ville ensevelie sous la neige, attendant, languissante(encore !), le printemps. L’amour lui vint, à la lune de mai, enla personne de Petka, un jeune homme qui la bouscule dans lagrange où le foin est « parfumé et enivrant comme un vin douxdes prés ». Il finit par l’abandonner après lui avoir fait un en-

fant, Aniouta. On la retrouve, cuisinière chez Madame Lucie.Elle y rencontrera un tout jeune homme, « frêle et discret quipassait des heures enfermés dans sa chambre, crayonnait sanscesse des dessins qu’il dissimulait soigneusement, n’ouvraitjamais la bouche et, parfois, rougissait brusquement sans rai-son ». Elle le déniaise et entretient avec lui une liaison dont ila honte puisqu’il ne l’aime pas. Il est fiancé à une jeune fillede son âge. Agraféna se sent alors coupable et finit par aller àconfesse. « Le père Dossifeï fit le signe de la croix dans la fu-mée légère de l’encens et la soulagea de ses souffrances mo-rales. »

Troisière tableau : sur les conseils du prêtre, elle retourneprès de sa fille, s’achète un foulard de veuve et retrouve sa terrenatale, la Mère très grande, en même temps que sa vieille mère.Voici donc Agraféna occupée aux durs travaux des champs.Son corps « brûlant sous le soleil gagnait en force, cette forcemagnifique des paysans ».

Quatrième tableau ! L’automne, déjà ! Puis l’hiver.Aniouta fait des études : « Elle ne sera pas ignorante commenous. »

Cinquième tableau : Aniouta a rencontré Ivan Vassilie-vitch, un homme cultivé qui a lu Kautsky. On l’a deviné : lajeune fille est amoureuse. « Que Dieu protège Aniouta, queDieu la protège », s’écrie la mère angoissée.

Sixième tableau : les signes de croix intérieurs de la mèren’y font rien, l’homme s’enfuit avec la meilleure amie

d’Aniouta qui, de désespoir, se jette dans « la profondeur del’eau claire » d’un étang.

Septième tableau : Agraféna, visitée en songe par une reli-gieuse, meurt. « Voilà celle qu’on appelait du pauvre nomd’Agraféna. Elle vient goûter la communion de la vie éternelle. »

Cette succession de chromos, façon Angélus de Millet, m’alaissé pantois. Je ne sais s’il faut en rire ou en pleurer. Mais degrâce, laissons là Tchekov auquel la présentation de l’éditeurfait référence. Le lyrisme de Boris Zaïtsev, (impressionniste dit-on) accumule les clichés les plus éculés, les bondieuseries lesplus grossières. L’auteur ne semble manifester aucune distancecritique par rapport à son sujet qu’il traite au premier degré,avec un côté vieux mélodrame (genre la Porteuse de pain) quine nous arrache pas une larme. L’écriture est ampoulée, sur-chargée d’adjectifs et renvoie la nouvelle à l’indignité d’unepublication dans la Veillée des chaumières.

La Terre ne ment pas en effet : elle est ici, comme ailleurs,l’occasion d’un discours parfaitement réactionnaire. Est-cecela qui déclenche l’admiration des foules ? Mais de quellesfoules parle-t-on ?

Deux livres m’attendaient, celui de Christophe Mercier, laCantatrice, et celui de Vincent Eggericx, les Procédures.

Jean RistatAgraféna de Boris Zaïtsev. éditions du Rocher, 124 pages, 6,50 eurosÀ suivre…

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L E T T R E S

Quand Butor réinventaitl’art du roman

Plongée dans le grand chantier du roman conçu par Butorau milieu des années cinquante.

Œuvres complètes I, Romans, de Michel Butor, 1 270 p., 49 euros.

On se représente mal aujourd’hui lagrande crise du roman français au len-demain de la Libération. On se le re-

présente d’autant plus mal qu’on a générale-ment oublié le rôle joué par Michel Butor ausein de ce cercle hétéroclite d’auteurs aux-quels on a accolé (à tort ou à raison) le termede « nouveau roman ». Ce qui lie alors AlainRobbe-Grillet, Claude Simon, Robert Pinget,Nathalie Sarraute et Michel Butor, ce n’esten réalité que le désir de ne pas se couler dansle moule romanesque hérité de leurs grandsaînés.

Avec le Passage de Milan, publié en 1954,Butor a pris le parti inverse de Balzac : au lieude partir d’un personnage ou d’une situationsociale spécifique pour parvenir à circons-crire un aspect plus large de la société, il choi-sit de décrire un microcosme : un immeubleparisien. Il s’est alors engagé à qualifier et àdécrire les relations qui relient les habitantsde cet édifice bourgeois. Tout se joue en vaseclos comme si cette abstraction architecturaleétait l’univers tout entier. Un bal organisé parl’un d’eux noue toutes les intrigues réelles ouimaginaires. À partir de ce soir-là, c’est dansle rêve et la fantasmagorie que verse la quasi-totalité des intrigues amoureuses qui pour-raient se nouer au sein de ce huis clos. Auxsept étages correspond dans la constructionde l’ouvrage une division en douze heures,chaque heure donnant lieu à un chapitre.

Quand il fait paraître L’Emploi du temps,trois ans plus tard, l’écrivain fait preuve

d’une ambition plus grande. Il envoie unjeune Français, Jacques Ravel, travailler dansune petite ville grise désespérante de la pro-vince anglaise. Il en fait un employé de la so-ciété Matthews & Sons. Peu à peu, il inventesa géographie urbaine en prenant pour guideun roman policier, le Meurtre de Bleston. Ilparvient ensuite à percer le secret de l’iden-tité de son auteur, ne cessant plus de déchif-frer les vitraux de la cathédrale, dont le mes-sage crypté l’oblige sans cesse à reformulerl’espace de cette cité. Dans le journal que tientle narrateur, plusieurs temporalités sontconfrontées dans une relation exponentielle.Butor se rappelle s’être inspiré du « Récit desouffrance » de Kierkegaard dans les Étapessur le chemin de la vie. Il joue sur l’écart entrele souvenir du passé (l’année précédente) etla narration du présent et dans la vision trans-figurée qui en résulte.

À l’époque, chaque livre était considérécomme une expérience et donc un défi ! Cequi ne retirait rien à la poésie et au lyrisme(parfois échevelé) de l’auteur. Cette appa-rente contradiction entre le formalisme de laconstruction et le baroquisme de certains mo-ments du récit l’ont fait apprécier de lecteurspas nécessairement conquis par le nouveauroman, la Modification qui sort de presse lamême année et reçoit le prix Renaudot. Maisce n’est pas uniquement pour cela qu’il pa-raît indispensable de relire Butor.

G.-G. L.Vient aussi de paraître : Œuvres complètes II, Répertoire I, Michel Butor, 1080 pages, 49 euros.

Alfred Kubin de l’autre côte

du miroirHistoires burlesques et grotesques, Alfred Kubin, traduit de l’allemand et présentépar Christophe David, Phébus, 160 pages,13,50 euros.

Quand il réside à Berlin en 1911, AlfredKubin est l’un des membres de la Ber-liner Secession. Peu après, à Munich, il

participe aux activités du groupe du Blaue Rei-ter (le Cavalier bleu) avec Kandinsky, Münter,Jawelski et Marc. Et pourtant, ce jeune hommefragile et tourmenté n’a rien d’un avant-gar-diste. Mais son talent hors du commun a déjàpu être apprécié quand il publie son roman DieAndere Seite (L’autre côté) (1) qu’il a illustréde nombreux dessins. Ces derniers avaientd’ailleurs été en partie exécutés pour l’une desœuvres les plus célèbres de Gustav Meyrink, leGolem. Mais Meyrink ne parvient pas alors àterminer son roman et Kubin à utiliser ces cro-quis pour son propre livre. Ce livre qu’il qua-lifie de « roman fantasmagorique » a un impactconsidérable sur ses contemporains. FranzKafka, dont il devient l’ami à Prague en 1911,en est profondément marqué puisqu’on re-trouve des citations cachées dans ses œuvres,en particulier dans le Château (2).

Malgré ce premier succès et la reconnais-sance de l’élite littéraire et artistique, Kubin vadevenir « l’Ermite de Zwickledt ». En effet, il adécidé de vivre retiré avec son épouse dans lesmontagnes aux environs de Linz et n’en partque rarement, surtout pour assister aux ver-nissages des expositions qui lui sont consacréesdans les années vingt. Illustrateur d’un nombreconsidérable d’ouvrages d’Homère jusqu’àErnst Jünger, en passant par Voltaire et Gérard

de Nerval, il continue à écrire assidûment. Ja-mais plus il ne s’essaiera au roman. En re-vanche, il produit un grand nombre de nou-velles et un certain nombre d’entre elles figu-rent dans ce beau recueil. Si son universplastique est peuplé de monstres improbables,à la fois dérisoires et effrayants, de personnagesfantastiques, si ses héros luttent souvent contredes visions cauchemardesques et si ses rêves seteintent volontiers d’un érotisme débridé, trèsdéluré et un peu inquiétant, ses récits traquentplus volontiers ce que le monde diurne peutproposer d’étrange et d’insidieusement gro-tesque. L’arrivée d’un colis d’huîtres expédiépar un ami se transforme en une affaire hallu-cinante, ou la malheureuse décision que prendun autre de ses personnages de s’abonner à unerevue scientifique, le Monde des punaises, sechange en une obsession délirante aux consé-quences dramatiques. Un humour très noir ettrès jubilatoire préside à ces narrations écritesavec la plus grande simplicité. Ce qui fait laforce des nouvelles des Kubin est sans nuldoute sa faculté (rare s’il en est) de ne pas tirersur la corde du fantastique car, comme dans sesdessins, il ne force jamais sur le trait. Tout estprononcé sur le ton de la plus grande norma-lité, comme s’il nous disait une fable ou racon-tait une anecdote banale. Il serait temps decomprendre que Kubin a non seulement uneplace dans l’histoire de l’art, mais aussi dansl’histoire de la littérature.

Gérard-Georges Lemaire

(1) José Corti.(2) Sur ce sujet, voir mon livre, Kafka et Kubin,« les Essais », Éditions de la Différence, 2002.

Une analyse spectrale du JaponRetour sur une œuvre importante de Kenzaburô Oé.

Le Faste des morts, de Kenzaburô Ôé. Éditions Gallimard, 175 pages, 15 euros.

Il y a quelque chose de saisissant dans les trois nouvelles de jeu-nesse de Kenzaburô Ôé réunies ici sous le titre de l’une d’elles,le Faste des morts, par leurs traducteurs René de Ceccatty et

Ryôji Nakamura. À lire ces nouvelles, dont certaines assirent dé-finitivement la notoriété de l’auteur, on comprend mieux cer-taines dimensions de l’œuvre entière. Ôé, en effet, est un auteurqui prend des risques, sans s’y tromper : il pointe le réel, le fixe, ets’y affronte, avec une violence sourde, cachée, différée, ou par-fois au contraire rendue visible. C’est que ses œuvres se sont ré-solument engagées, depuis l’origine, à s’inscrire dans les faillesde l’archipel nippon. Ainsi le discours qu’il fit à la réception duprix Nobel en 1994 s’intitulait-il Moi, d’un Japon ambigu(1), enécho distancié au Moi, d’un beau Japon prononcé vingt-six ansplus tôt par Kawabata. Né en 1935, sa proximité radicale avecl’histoire de son pays – tant sur un plan collectif qu’individuel –fit de lui le porte-parole de sa génération.

La première nouvelle, le Faste des morts, publiée en 1957, alargement contribué à le faire connaître. Elle s’ouvre sur la des-cription saisissante de cadavres flottants dans la cuve de la morgued’un hôpital, tels que les perçoit le narrateur, un jeune étudiant enlittérature française venu effectuer là un travail temporaire. La se-conde, le Ramier (1958), se déroule en marge de la société, décri-vant l’univers clos d’une maison de redressement et les rapportsspécifiques qui s’y nouent entre les garçons incarcérés. La troi-sième enfin, Seventeen, publiée en 1961, décrit la transformationd’un adolescent effacé et complexé, entièrement centré sur sasexualité, en militant exalté d’extrême droite. Inspirée d’un fait di-vers réel – l’assassinat du chef du Parti socialiste par un adoles-cent–, elle fit scandale et une partie de celle-ci (non publiée ici) va-lut à son auteur les menaces de mort d’organisations extrémistes.

Chacune de ces nouvelles, pointant des enjeux de vie et demort, frappe d’abord par son acuité politique – si l’on veut bienentendre ce mot au sens le plus large, incluant la sphère du privé –,une acuité qui se voit rivée à l’expression de l’envers réel du

monde, qui est son envers sexuel… Sexualité d’abord discrètedans le Faste des morts, où prédomine en apparence le thèmemorbide, puis plus forte dans le Ramier, et enfin envahissantedans Seventeen. C’est qu’Ôé réussit ce coup de force d’écrireexactement au point d’articulation de la sexualité et du politique– d’écrire ce qui du premier informe le second, ce qui revient dece réel, de manière parfois brutale, dans le corps social ou hu-main. Avec, chaque fois, comme un effet de coupe, là où on nel’attend pas. L’univers de Seventeen interroge ainsi des pans dela sexualité masculine : ici c’est un arrêt, il n’y a pas d’au-delà duphallique, pas de mutation ni de maturation possible pour lejeune homme – sinon dans un basculement mystique, une exal-tation fanatique et meurtrière. Mais parfois il s’agit simplementpour l’auteur d’inscrire une légère défaillance dans la fiction, demener la narration là où le réel se rompt, littéralement, là où touts’effondre, là où il échoue à se dire. Ainsi le Ramier, qui met enscène des rapports homosexuels et sadomasochistes liés au cadrepénitentiaire – où les animaux (deux chiens copulant, un ra-mier, etc.) jouent le rôle de victimes sacrificielles, leur chair litté-ralement innocente subissant la cruauté soit des adultes, soit desadolescents –, s’achève sur un coup de théâtre infime, à peine per-ceptible, comme un coup de dés entre la vie et la mort : exacte-ment au point où un sentiment de honte (sentiment si propre aunarcissisme du sujet japonais) fait basculer du côté du suicide.

À ce compte, plus intéressante encore est la première nouvelle,le Faste des morts : s’il y a effet de coupe, c’est entre les généra-tions, et surtout entre les sexes. Dans le contexte de l’immédiataprès-guerre, surgissent là encore des enjeux cruciaux de vie et demort. Le narrateur se trouve occasionnellement accompagné,dans ce travail étonnant qui consiste à déménager des cadavres,par une jeune femme, également étudiante. Et c’est incidemmentl’histoire récente du Japon qui défile, le spectre de la guerre touteproche qui surgit : d’entre les morts se dégage, de manière em-blématique, la figure d’un soldat ayant tenté de fuir le front. Decette accumulation morbide, de ce poids suffocant des morts surla génération suivante, surgissent des questions différentes pourles deux protagonistes : tandis que l’étudiant, accusé de « nihi-

lisme » par ceux qui l’entourent, ne peut envisager l’avenir, l’étu-diante, qui a accepté cet emploi pour pouvoir financer un avor-tement, est violemment confrontée à la question de donner la vieou pas, qui se joue dans son corps. Dans le côtoiement – plus quela rencontre – de ces personnages de sexe opposé, en creux, se pro-duit quelque chose d’étonnant, comme un dérapage dans le dis-positif du jeune homme.

Cette nouvelle est peut-être à relire d’un œil attentif, à l’heureoù le Japon contemporain, dans un contexte de tentative d’ou-bli ou d’effacement(2) de son passé récent, ne cesse de s’inquié-ter d’un grandissant « non-rapport » entre les sexes, d’une baissealarmante du taux de natalité : on pourrait y voir un impensé,resté impensé, des générations précédentes… La forte présencedu fantastique dans la littérature japonaise actuelle témoigne en-core de cette omniprésence des fantômes.

Chacun de ces textes, à sa manière, radicalement différente,archive un des «arrêts de vie» du Japon, se saisissant de ses pointsnodaux.

Marielle Anselmo

(1) Moi, d’un Japon ambigu, traduit du japonais par Renéde Ceccatty et Ryôji Nakamura (Gallimard, 2001). Dans ce trèsbeau discours de 1994, l’auteur, partant de son expérience littéraireet personnelle, décrit remarquablement – avec une humilité, uneexigence humaine et intellectuelle assez exceptionnelles pourarriver à faire entendre, peut-être, au lecteur occidental quelquechose de la spécificité de l’expérience japonaise – la délicateposition du Japon contemporain. Il rappelle, entre autres, quel’identité démocratique de ce pays s’est forgée, après la SecondeGuerre mondiale, dans une Constitution pacifique, instituant sondésarmement. Or on assiste depuis plusieurs années, sur despressions internationales, à un retour sur ces fondements constitutionnels, impliquant son réarmement.Ce qu’a illustré, par exemple, son récent engagement en Irak aux côtés des États-Unis.(2) Volonté d’effacement, en particulier des crimes de guerrecommis par l’armée durant la Seconde Guerre mondiale.

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L E T T R E S

Âmes et coquelicots dans la MitteleuropaL’Horloge de Munich, de Giorgio Pressburger. Éditions Actes Sud, 250 pages,23 euros.

Comme les graines d’un coquelicot, les gènes des ancêtresde Giorgio Pressburger ont voyagé, poussés par les vents,au gré des soubresauts terrifiants de l’histoire. À force

d’exils, une foule d’ascendants anonymes ou célèbres, drôlesou tragiques, ont essaimé dans toute l’Europe centrale, cettemythique Mitteleuropa, façonnée, peut-être plus que tout autrelieu, par le hasard et le chaos. Est-ce pour cela qu’elle sembleêtre la terre préférée des âmes ? Avec un pessimisme plein d’hu-mour, l’auteur nous emmène jusqu’à ce centre palpitant del’identité juive à la rencontre de quelques-uns des siens. Ainsile poète Heinrich Heine et « sa soif de liberté indomptable » aveclequel chaque juif lettré d’Europe, dit-il, a tenté de se trouverune parenté. Heine, dont le petit Giorgio découvre les vers àdouze ans en même temps que l’amour, juste après la guerre àlaquelle lui et ses parents ont échappé de justesse. Converti auprotestantisme, chassé par l’antisémitisme, le père de la Lore-lei, en proie à ses noirs présages mourra à Paris. Alors qu’il aideson fils à préparer son « esame di maturita », Pressburger dé-couvre sa parenté avec Karl Marx, dont il admire le génie vi-sionnaire mais à qui il ne pardonne pas ses écrits antisémitesdans Sur la question juive et dans le Capital. De Bratislava à Ni-mègue aux Pays-Bas et jusqu’à Trèves en Allemagne où est néle petit Marx, la vie chante cet éternel air connu des persécu-tions, des conversions et de l’errance. Puis un lointain parent,qu’il devine tout de suite comme un membre de la police secrète,vient trouver l’auteur à son hôtel à Budapest. Il lui annoncequ’ils descendent tous deux des Mendelssohn : Moses, le spé-cialiste de la mystique hébraïque, et Felix, le compositeur de laMarche nuptiale, son petit-fils. Au célèbre « Café Central », où

se donnaient rendez-vous tous les poètes et écrivains, ce cousincommuniste et matérialiste lui raconte comment, pendant la ré-volte de 1956, il échappa à un lynchage et fut sauvé par Dieu.

Le voyage généalogique de Giorgio Pressburger continue.Parce qu’elle a les clés du vieux cimetière souterrain de Brati-slava, la vieille madame Grinova lui montre la tombe de sonlointain ancêtre, le rabbin Cifer, l’homme dont la voix retentitjadis depuis son cercueil, après qu’il eut, dans un pacte avec l’É-ternel, offert son esprit et sa vie pour sauver ceux de sa jeuneépouse adorée. Puis, l’oncle Gustave nous apparaît à son tourdans toute son amertume et son étrangeté : syndicaliste révolu-tionnaire anéanti ensuite par la mort de ses proches déportés,il trouve refuge dans la lecture de Bel Ami. Grâce à cet hommedéchu, autoritaire et blessé, parasite malgré lui, le petit Giorgiovivra ses premiers émois littéraires et érotiques. Mais déjà

l’oncle Feri, beau comme un prince indien, pousse pour appa-raître sur la scène du théâtre des ancêtres. Serveur au « JardinHorvàth » et autres cafés chics de Budapest, ce gigolo morphi-nomane, joueur désespéré et mécréant, se cachera des nazis etdes Croix fléchées dans un bordel. Libéré par les Soviétiques,titubant de crise en crise, il rendra finalement l’âme après laguerre, âme que son petit-neveu Giorgio verra glisser dans lachambre avant de disparaître. « Tsigane », lui, est un petit chienet il incarne l’âme des grands-parents paternels et de la belletante Itza qui jouait les Rêveries de Schumann. Dénoncés parune voisine, arrêtés dans leur maison près de Budapest, dépor-tés à Bergen-Belsen d’où ils ne revinrent pas, ils laissèrent der-rière eux l’animal fidèle. La famille du petit Giorgio le retrouvaaprès la guerre, montant la garde devant la maison désormaishabitée par la dénonciatrice. L’enfant, dont le cœur est déchiré,associe au chien l’âme des siens et les signes de toute l’injusticedu monde. Un ultime ancêtre enfin se presse aux côtés desautres. C’est la vieille tante qui habite rue du Théâtre-Populaire,dans le 8e district. Sentant sa fin prochaine, elle offre cinq exem-plaires d’une petite horloge à cinq proches. Par un curieux ha-sard, ces objets se retrouvent dispersés sur les cinq continents.Alors que l’auteur revient d’avoir observé une éclipse, la tantes’éteint, et ses horloges avec elle. Seul le tic-tac de son âme conti-nue de résonner. Et ce sont les restes fragiles de ces âmes quePressburger s’efforce de convoquer dans ce livre, lui, le juif hon-grois exilé à son tour en Italie depuis 1956. C’est depuis sa rési-dence de Trieste, ville de tous les courants d’air historiques etintimes, que cet auteur, passionné des sciences, tente de retrou-ver la trace de ces parents emportés dans le grand carrousel desatomes. Ces graines de coquelicot, disséminés par la violence,la foi, la pensée et les idéologies, dans toute la Mitteleuropa deson cœur.

Patricia Reznikov

Vieillir, dit-il« Dans l’œil du vieillard on voit de la lumière », écrivait Hugo. Pas toujours.

Senesco (1987-2004)d’Antoine Vivaud, Fayard, 610 pages.,25 euros.

La quatrième page de couverture nous enavertit : il s’agit d’un journal, plus préci-sément de la relation au fil des jours d’un

vieillissement qui commence à cinquante-cinqans et s’interrompt à soixante-douze.

Qu’est-on en droit d’attendre du journald’un anonyme ? Avant tout, la découverted’un individu dans ses choix et ses détermi-nismes. Or, on en est pour ses frais : ici, rien depersonnel, mais une observation clinique,concrète, générale. On devine sans mal que lemodèle est Montaigne. Mais n’est pas Mon-taigne qui veut : l’auteur des Essais a étendu sesréflexions à différents domaines sans se limiterau vieillissement, les regroupant par thèmes, lescomplétant et approfondissant au fil du temps,

appuyant chacune par un exemple précis. Riende tel chez Vivaud : il accumule les généralitésen fuyant comme la peste noire tout épanche-ment, sentiment ou référence précise à sa si-tuation. Si bien qu’à plusieurs reprises, on sesurprend à penser : certes, mais lui ?

Pour éviter l’ennui (car, bien sûr, on tournevite en rond dans le relevé de ce qui reste et dece qui s’altère), on tient le compte de ses aga-cements de lecteur. D’abord le complexe de su-périorité de l’auteur : il n’a pas travaillé pourgagner sa vie comme tout un chacun, il a« consacré l’essentiel des forces de (s)a vie ac-tive au service des autres, de l’intérêt généralet de l’État » (p. 157). Dans un éclair de luci-dité, il évoque page 465 « un secret et discretcomplexe de supériorité », peut-être secret etdiscret dans la vie, mais non dans le livre. Lestraits d’autosatisfaction sont légion : les per-formances sexuelles, l’alacrité d’esprit, l’en-

durance à la marche, la qualité des yeux quirend les lunettes inutiles, etc. Bref, il est in-comparablement supérieur à ses contempo-rains.

Autre agacement, l’emploi pléthorique del’adjectif éthique qualifiant la réflexion, levieillissement, les interrogations, les choix, larumination, l’infanterie, la surveillance, la fi-lière (etc.), adjectif dont l’acception reste obs-cure.

Autre emploi pléthorique, celui du nom lu-disme, souvent précédé du possessif mon, quilaisse d’autant plus pantois que l’auteur nesemble pas un joyeux luron et qu’il abuse dece nom sans jamais donner d’exemple.

Dernier agacement, le large recours à cetteprothèse typographique qu’est l’italique pourattirer l’attention du lecteur, supposé tropbête pour repérer tout seul la trouvaille d’ex-pression.

On pourrait ajouter quelques naïvetés (ouinconséquences) comme cette remarquepage 500 « en matière patrimoniale, je ne seraijamais riche ni en revenus, ni en épargne, ni enbiens », alors qu’on a appris au fil de la lectureque l’auteur possède trois propriétés dont uneparticulièrement seigneuriale. Certes, aussiriche soit-on, on est toujours le pauvre de quel-qu’un, mais cette remarque, sous la plume d’unsage de plus de soixante-dix ans à un momentoù la jeunesse va se paupérisant, confine à l’in-décence.

Le journal s’arrête fin 2004 sans que son in-terruption soit annoncée ni justifiée. Tout laisseà penser qu’une suite est à venir. Elle sera vrai-semblablement plus touchante, car, déjàen 2003 et 2004, l’auteur se montre moins glo-rieux, plus vulnérable, comme s’il renonçaitpeu à peu à la pose et à la vanité du monde.

Marianne Lioust

L’Espagne de Louis ParrotOù habite l’oubli, de Louis Parrot, Éditions Farrago, 158 pages,18 euros.

Louis Parrot était un amoureux de l’Es-pagne. Pas celle des corridas et des fies-tas, plutôt celle que ses pérégrinations au

fond de provinces perdues lui avaient faitconnaître. L’Espagne était pour lui un mélangede pauvreté et de grandeur qui avait imprimésa marque au peuple et se trouvait à l’originede la République et du Frente popular.

Parrot a beaucoup écrit sur l’Espagne, àcommencer par un Panorama de la culture es-pagnole publié en 1937 aux Éditions socialesinternationales (ouvrage saisi par la police deDaladier en 1939), suivi de traductions dontOde à Salvador Dali de Garcia Lorca (en col-laboration avec Eluard), et Espagne au cœurde Neruda. Son exploration des contrées recu-lées lui inspira un roman, Nous reviendrons,qui a le goût puissant et subtil des grands vinsespagnols dont on sait tout de suite qu’ils sont

venus sur une terre aride fécondée par un tra-vail séculaire. On goûte leur saveur, oubliantceux qui les ont produits, hommes vieillis avantl’âge, déformés par le labeur, enfermés dansune pauvreté si grande qu’y mettre fin semble,à première vue, impossible. Parrot se souciaitde leurs douleurs, de leurs joies, détectant avecsûreté en eux la qualité cachée et mal dévelop-pée qui leur permettrait une remontée vers lalumière.

Où habite l’oubli présente les grandes voixde la culture espagnole : Machado, Lorca, Ra-mon de la Serna, Bergamin, sans compter tousceux qui ne font que passer dans ces pages,comme Rafael Alberti, Vincente Aleixandre,Juan Ramon Jiménez… Lui-même poète, Par-rot est de plain-pied avec eux. Il en donne de vi-vants portraits. De Ramon de la Serna « on eûtdit qu’il portait sous son gilet noir le vêtementbroché colorié des matadors andalous, tant oncroyait voir étinceler autour de lui, alors qu’ilparlait, ces paillettes roses et violettes quiéblouissent les spectateurs dans les arènes ».

Lorca « était un homme tendre et dur à la fois,espagnol jusqu’à l’excès […] lorsqu’il chantaitau piano, son visage, qui menaçait de s’alour-dir, se transfigurait, et c’est alors que se véri-fiait, dans toute sa gracieuse concision, ce motdu langage populaire : tenia angel, il avait, il te-nait de l’ange ». Miguel Hernandez est montré« dans son vêtement de paysan, rugueux et lu-mineux comme une orange ».

Les pages qui analysent leur évolution versle peuple ne sont pas seulement brillantes, ellesexposent le mouvement de fond qui bousculela culture espagnole et s’affirme dans le Frentepopular. Parrot s’attarde à juste titre avec Ma-chado sur le christianisme. Pendant des sièclescelui-ci a vu sa signification profonde confis-quée par l’Église qui le mit au service des puis-sants et des riches, usant pour cela d’une ra-tionalité meurtrièrer très loin du message d’ori-gine. Par un retournement de l’histoire c’est encombattant le franquisme que le peuple putfaire vivre sa foi chrétienne. Machado constateque le sens fraternel de cette foi « ne se trouve

pas dans l’âme caldéronienne, baroque et ec-clésiastique mais dans son âme cervantine, nonpas catholique mais seulement humaine et uni-versellement chrétienne ». Propos de grandesconséquences pour l’époque. Avec Lorca, Her-nandez, Machado, tous juchés sur Cervantès,la littérature espagnole est sortie de ses corsetset rayonne comme jamais.

La première publication d’Où habite l’ou-bli eut lieu en 1944 quand la fin proche de l’hit-lérisme semblait annoncer celle du franquisme.Pour les républicains émigrés c’était une ques-tion de mois. Le livre montrait alors la richessede la culture espagnole et combien l’épisodefranquiste était une incroyable régression. Lemaintien de Franco fut une des premières dé-cisions de la guerre froide. Parrot aura parlépour plus tard, car la vérité est sœur de l’espé-rance.

François Eychart

Rappel : Nous reviendrons,et l’Intelligence en guerre, Le Castor astral.

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Giorgio Pressburger.

Page 12: Le documentaire par les documentaristes eux-mêmes · 2017. 12. 25. · Fondateurs : Jacques Decour (1910-1942), fusillé par les nazis, et Jean Paulhan (1884-1968). Directeurs :

L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . M a i 2 0 0 6 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 6 m a i 2 0 0 6 ) . X I I

L E T T R E S

LA CHRONIQUE POÉSIE DE FRANÇOISE HÀN

De quelques anthologiesL

e terme « francophonie », dans son usage courant, nerecouvre pas le français de France. Cette bizarrerie n’apas de justification étymologique. Elle révèle, en fait,

une façon à tout le moins condescendante de considérer lefrançais écrit et parlé hors de l’Hexagone.

L’anthologie Antilles Guyane préparée par Jacques Ran-court n’entend pas être francophone dans ce sens restreint,mais seulement dans celui où elle n’inclut pas de poésie enlangue créole. Elle présente la poésie antillaise et guyanaisede langue française, comme le précise le sous-titre. Et commel’atteste la présence de Saint-John Perse, « le plus haut, sinonle plus représentatif des poètes de notre langue », écrivaitÉmile Henriot en 1960 lors de l’attribution du prix Nobel àl’écrivain né en Guadeloupe, dont les fragments d’Éloges icirepris disent la fascination de son enfance devant la nature.

Les auteurs figurent dans l’ordre chronologique de leursdates de naissance, sans cloisonnement entre Martinique,Guadeloupe et Guyane. Aux Caraïbes, dans les années 1930,de jeunes poètes engagent une réflexion sur leur identité etsur le colonialisme. Il y a tout d’abord divorce entre l’inten-tion et les moyens. Les poètes d’alors, tel Daniel Thaly (1880-1949) qui ouvre le recueil, collaient trop à la littérature fran-çaise, remarque aujourd’hui Ernest Pépin. L’anthologie offrela possibilité de voir l’écriture évoluer jusqu’en 2003, date desTrois Petits Poèmes en forme de cri du Guyanais Sari. La mi-sère et l’injustice en sont des thèmes récurrents. « La faim tra-verse ma mélodie », dit Elie Stephenson (né en 1944). Pour-tant « l’irréel, comme un lierre / grimpe aux fenêtres de lanuit » (Gerty Dambury, née en 1957). Sont présents, bien sûr,Édouard Glissant, chantre d’une poétique de la relation, etAimé Césaire. Le volume comporte des annexes utiles : unpetit glossaire des termes créoles, une bibliographie poétique,une liste de revues.

Aimé Césaire se retrouve, avec Cadastre suivi de Moi La-minaire…, parmi les cinq premiers auteurs publiés d’unenouvelle collection de poésie en poche : « Points Poésie ».

À ses côtés, Léopold Sedar Senghor, dont l’Œuvre poétiqueintégrale est donnée dans la version définitive qu’il avait éta-blie. Les trois autres titres inauguraux sont la Terre vaine etautres poèmes de Thomas Eliot, le grand moderniste anglo-saxon, dans la traduction de Pierre Leyris ; une anthologie deHaïkus, texte français de Roger Munier, préface d’Yves Bon-nefoy (ces poèmes japonais de trois vers souffrent un peu dese suivre à trois par page sur le même thème, alors que cha-cun d’eux demande à être lu séparément) ; le Reste du voyageet autres poèmes de Bernard Noël, avec une préface inéditede François Bon. Sont annoncés prochainement R. M. Rilke,S. Mallarmé, P. Celan, R. Carver, J. Roubaud et F. Delay,J. Cayrol, G. M. Hopkins, et une anthologie de poèmes in-diens d’Amérique. Une belle diversité d’ouvrages de référencepour de nouveaux lecteurs.

« Si l’Europe a une âme, c’est en sa poésie qu’il la fautchercher », assure Jean Blot en présentant Dieu ne ferme ja-mais à clé, de Lubomir Levtchev, et cette poésie est née enThrace avec le chant d’Orphée. Une partie de la Thrace estaujourd’hui en Bulgarie, où Levtchev a vu le jour en 1935, hé-ritier d’une langue demeurée, parmi les langues slaves, la plusproche de l’antique slavon. Elle nous est heureusement of-ferte dans une édition bilingue.

Levtchev appartient à la génération qui prit la paroleaprès 1956. On l’a rapproché de Voznessenski et d’Evtou-chenko. S’il fut à une époque vice-ministre de la Culture etprésident de l’Union des écrivains bulgares, il n’en défenditpas moins la liberté d’expression, témoigne Jacques Blot. Sonœuvre, au premier plan en Bulgarie, fait l’objet de nom-breuses traductions. Dieu ne ferme jamais à clé évoque la si-tuation mondiale actuelle et la misère des vieilles femmesfouillant les poubelles dans les rues de Sofia. En même temps,l’ouvrage interroge : « Vit-on après la fin ? » Son titre reprendle dernier vers d’un poème qui préserve un espoir d’ouver-ture, puisque les éclairs laissent la clé sous les nuages.

On a pu lire Levtchev en français depuis 1975 et, derniè-

rement, en 2004, dans la revue Po&sie. La brièveté de l’ex-pression, la concentration, la puissance métaphorique sontdes traits de son écriture. Qu’il cite le physicien Stephen Haw-king : « La fin de l’Univers / n’est pas le bord d’un abîme »,pour affirmer : « Nous ne tomberons pas », ou qu’il écouteen rêve un chat boire dans son verre et lui conseiller : « Faisattention à l’eau à la gloire. / Et dans cet horrible temps de re-négats, / en dépit des lois / sois créateur », Levtchev a foi dansle langage poétique pour sauver l’avenir.

Un très grand poète vient de disparaître, Claude Esteban,mort à soixante-dix ans le 10 avril 2006. Toute son œuvre in-terroge l’écriture, la peinture, le dialogue entre elles. Il avaitété responsable de la revue Argile, où voisinaient magnifi-quement peintres et poètes. Rassembleur, il a aussi beaucouptraduit de l’espagnol. Il venait de retracer son parcours dansLe jour à peine écrit, longues séquences reprises de quatre deses ouvrages majeurs : Terres, travaux du cœur (1979), le Nomet la demeure (1985), Élégie de la mort violente (1989), Quel-qu’un commence à parler dans une chambre (1995). Ce serason testament, d’une haute valeur poétique.

Antilles Guyane, de Jacques Rancourt. Éditions Le Temps des Cerises (2006), 178 pages, 15 euros.Éditions du Seuil (2006), dans la collection « Points Poésie » : la Terre vaine et autres poèmes, de Thomas Eliot, 250 pages,8 euros ; Œuvre poétique, de Léopold Sedar Senghor, 446pages, 8 euros ; Cadastre suivi de Moi, laminaire…, d’AiméCésaire, 186 pages, 6 euros ; Haïkus, 232 pages, 6,50 euros ; le Reste du voyage et autres poèmes, de Bernard Noël, 214 pages,7 euros.Dieu ne ferme jamais à clé, de Lubomir Levtchev, adapté du bulgare par Claudine Helft en collaboration avec l’auteur.Éditions de La Différence, 104 pages, 14 euros.Le jour à peine écrit, de Claude Esteban. Éditions Gallimard (2006), 348 pages, 21 euros.

Puisque toute chose a au moins quatre côtés

Marquise, vos beaux yeuxL. Giraudon, M. Grangaud, J. Lapeyrère, A. Portugal. Éditions Le Bleu du ciel, 115 pages, 15 euros.

«Dans le métro, il y avait quatre filles assises sur deuxbanquettes se faisant face » : voilà qui aurait pudonner lieu à quatre « autoportraits idéalisants »

de plus, si les auteurs n’avaient cherché à faire disparaître« l’autofiction par mixtion », comme il est indiqué en qua-trième de couverture. De ces correspondances à quatre mainsreste « un jet d’osselets successifs-rapides » qui dépasse ce-pendant le simple stade ludique du cadavre exquis.

C’est qu’il est ici plus question d’écriture et de lecture qued’autobiographie. Ou alors de tout le monde. Une recons-truction « des souvenirs de ma vie collective » où la questionde la longueur des jupes renvoie plus à celle de comment« rendre les coutures invisibles » et la disparition des hiron-delles, à cette vérité rétablie soit dit en passant : « La sépara-tion des sexes aboutit presque inévitablement à un raccour-cissement généralisé de l’intellect. » Les inévitables progrèstechniques constatés au cours d’une vie (« maintenant le cafésoluble, c’est plus pratique ») côtoient des principes historico-linguistiques validés dans les dictionnaires mais qu’il est debon ton de rappeler par les temps qui courent (« le mot déco-lonisation ensemble des jours est apparu dans la langue clé deson moteur, dit le toujours grand Robert en 1836 »). Mais l’ob-jet du livre est bien la pratique de la poésie comme-quand-on-feuillette-un-ouvrage-dont-on-ne-saisit-pas-l’usage : « Le sensm’intéresse. Je dis que le sens m’intéresse. Ce n’est pas ce queje dis. Le sens m’intéresse. » Ainsi, au How to Write steiniensouvent cité ici répond un comment (se) lire-écrire qui trouveses réponses dans un dispositif formel en apparence simple :« D’abord la coupe ensuite le montage et comme il faut t’ap-pliquer / Comme il faut t’appliquer / Comme il faut t’appli-quer / Pour rendre les coutures invisibles » mais bien plus com-plexe à décrire compte tenu des multiples coupes, greffes, va-riations, répétitions, reprises, pour ne pas dire bégaiements,qui bouclent la boucle des quatre sections composant ce livre.Quatre sections, quatre je, quatre polices d’écriture différentesqui se mêlent et se bastonnent jusqu’à dissolution progressive

des moi « parce que quand je lit-écrit, c’est souvent nous » ou« parce que oui quand je lis-écris/Je fabrique un immense té-moin ». Et les polices de caractère de se mélanger au sein d’unemême phrase faisant bloc « sur la frontière entre introjectionet incorporation ». Le livre réussit alors le pari de quatre voixqui n’en font qu’une, prouvant par là même qu’une phrasen’est pas émouvante en soi mais qu’un paragraphe, si.

Virginie Lalucq

Cuisine nouvelleet bonne digestionRavel de Jean Echenoz. Éditions de Minuit, 2006, 124 pages, 12 euros.

Echenoz, Toussaint, Gailly appartiennent à la cohortede la littérature qu’on pourrait appeler légère, en réfé-rence à la cuisine ainsi nommée, littérature appréciée

des jurys littéraires dont les membres, le grand âge venant,ont l’estomac sinon le palais délicat. N’en faisons qu´un plat,le Ravel, dernière œuvre de Jean Echenoz.

Les ingrédients en sont faciles à rassembler : condenséd´une bonne biographie (Marcel Marnat, Maurice Ravel,Fayard), tranche descriptive (le paquebot France), extraitsd´annuaire séculaire (les Grands Événements du XXe siècle).Toute la saveur du plat tient à la sauce, la sauce Echenoz, as-sez délicate à réaliser. Goûtons : « Celui-ci pouvant donc,comme Conrad, n’être pas très loquace, leur conversations’était déroulée non sans aridité, malgré quelques oasis oùl’un disait avec retenue son goût de la littérature de l’autre,l’autre essayant de masquer avec tact son ignorance de la mu-sique de l’autre ». Gérondifs et participes constituent géné-ralement le fond de cette sauce, par ailleurs assez plaisante augoût, qui, métaphores hardies ou vaguement incohérentes ai-dant, possède pourtant parfois une apparence grumeleuse, etpeut même tourner à l’aigre, syntaxiquement (« Après qu’ilest allé s’étendre un peu dans sa cabine, il se prépare », p. 35,ou bien « Tout cela le divertit bien qu’il ne se départ jamaisd’une bonne humeur... », p. 57) ou référentiellement (« Legrand escalier en marbre du France est une réplique de celuide l´hôtel du comte de Toulouse à Rambouillet », p. 34 : « Lecomte de Toulouse, bâtard de Louis XIV, ne possédait pasun hôtel, mais le château de Rambouillet ; il avait racheté àParis le superbe hôtel de La Vrillière, acquis par la Banquede France en 1808).

Ne boudons cependant pas ce petit plaisir là vite pris,d’autant que le Ravel est un plat parfaitement digeste, si di-geste même que deux heures après on n’a plus le souvenird’avoir dîné.

Claude Schopp

DR

Collage de Claude Ballaré.

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S A V O I R S

CHRONIQUE DE MICHEL ONFRAY

Recettes de philosophie

médiatiqueN

e confondons pas le philosophe ne refusant pas lecanal médiatique choisi pour faire passer quelques-unes de ses idées et celui qui formate son travail

pour entretenir sa visibilité monnayée ensuite par les mé-nages consubstantiels à la profession : tribune journalis-tique, direction de collection, blocs-notes, préfaces et col-loques surpayés, à-valoir de contrats sans suite, et autrespositions de pouvoir dans le champ intellectuel.

Comment séparer le bon grain de l’ivraie ? On a vu Fou-cault, Bourdieu, Derrida à la télévision. Mais pas n’importeoù. D’autres se voient partout, multipliant les occasionsd’accidents qui les révèlent plus et mieux. Exemple : un livreparaît qui s’intitule Apprendre à vivre, sous-titre Traité dephilosophie à l’usage des jeunes générations. Jolie musique,belle ritournelle, on ignore pourquoi, mais la chansonmarche : on pressent le succès de librairie…

Où est l’accident ? Le titre singe le dernier opus deJacques Derrida, Apprendre à vivre enfin, livre d’entretienavec un normalien pigiste dans un torchon du soir dont cefut l’heure de gloire et qui semble avoir du mal à s’en re-mettre ; le sous-titre procède d’un pareil détournement avecle Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations,de Raoul Vaneigem. Conscient, c’est habile et perfide, l’au-teur du forfait ayant plutôt fait carrière dans la haine deDerrida et des idées de Vaneigem ; inconscient, c’est encoreplus révélateur du personnage… Car regardons un peu cequi disparaît dans le vol : « enfin » et « savoir-vivre » ! Exac-tement ce qui manque à l’auteur du larcin : Enfin savoirvivre. Leçon en forme de retour du refoulé !

Le même détrousseur avoue que ce livre procède d’uncours donné au pied levé, sans bibliothèque ni référence, àsa fille, en vacances, dans un pays où le soleil se couche àsix heures du soir – des vacances à Dunkerque feraientdésordre. Le philosophe dispose d’une mémoire d’élé-phant, car on compte sur les doigts d’une main les pagessans deux ou trois longues citations des auteurs officiels duprogramme de philosophie… Le nom du malfrat ? À montour de détourner. Lacan, bien utile dans cette affaire decambrioleur, dirait : Luc Fairire…

Comment penser encore ?(1)Bernard W. Sigg (*)

– La pensée… ? Vous voulez dire le fait de penser ?Pensez donc ! Ce n’est pas si simple ! Ressasser slogans ou

prières, faire des comptes, narrer un incident, réciter une comp-tine, ce ne sont pas de vraies pensées. Soyons modestes, c’est unebanale activité psychique, relevant de la répétition ou de lacroyance mais non d’une construction idéïque.

– Est-ce alors ceci que vous appelez pensée ? Et comment lasituer par rapport à la conscience et à l’inconscient ? Quellesconditions de possibilité lui reconnaître ?

Brièvement je dirai que c’est le processus intime, impulsé parle désir, qui me fait organiser en phrases et en discours les signi-fiants qui me viennent dans des circonstances et un rapport pré-cis. Ce processus de pensée est actif, singulier, subjectif. À l’imagedes rêves, il se construit à partir du passé – réminiscences –, duprésent – représentations, impressions, perceptions – et de l’ave-nir attendu vers lequel il se projette. Ce qui, par conséquent, res-semble peu à l’intrusion en quoi consiste l’implantation d’un dis-cours tout élaboré dans le préconscient d’une personne crédulepour y constituer une croyance. J’en distinguerai de même les dis-cours imités ou répétés, les remémorations plus ou moins auto-matiques par retour du refoulé, telle l’histoire de la madeleine deProust, les séquences de calcul, etc. Ces divers mécanismes psy-chiques impliquent beaucoup moins le sujet que dans la pensée,sont relativement passifs, ne visent pas l’à-venir, et l’imaginairen’y a qu’une part réduite. Ce pourquoi ils ne représentent pas,pour moi en tout cas, la pensée.

OORRIIGGIINNEEEt comment nous vient-elle cette pensée ?Avec le langage et le désir dans le creuset des relations fami-

liales, mère, père et fratrie. Leurs réponses anticipant aux besoinsdu nourrisson et ses réactions en retour vont peu à peu structu-rer son rapport à l’entourage, sa dynamique pulsionnelle et sonrefoulement, ainsi que les formes de sa maturation cérébrale. Onest loin des croyances traditionnelles dans le dépôt divin d’uneâme ou la transmission génétique d’un caractère ! L’extension etl’approfondissement des relations symboliques et sexuelles (ausens large, sans restriction au génital), l’accès progressivementautonomisé au monde matériel et social surtout font s’enrichirle Ça et les idéaux, permettant peu à peu au sujet d’élaborer unepensée propre.

CCOONNDDIITTIIOONNSS EEXXTTEERRNNEESSMais laissons ce schéma de formation, si bien exposé par

Montaigne, Freud et autres, pour en venir aux conditions pré-sentes. D’aucuns se hâteraient de les dire améliorées : congés pa-rentaux divers, scolarité étendue, Sécurité sociale et temps de tra-vail réduit… On en connaît malheureusement les contreparties :accélération, superficialité, chômage, fatigue, brutalité. On se voitet on se parle peu. Les facilités techniques contemporaines ten-dent d’ailleurs à isoler leurs utilisateurs en position passive – té-lévision – ou sous dominance du passé – mémoires des ordina-teurs et portables à réinjection semi-automatique. L’avenir, ausens du non-encore-advenu, n’y intervient pas. Ils sont le lieu dudonné, tout comme la croyance.

–L’accès au nouveau serait-il alors caractéristique de la pensée?De celles de Marx et Freud, en tout cas, et d’Ernst Bloch plus

encore : se fondant sur la contradiction, le conflit et la coexistencedes opposés (Zusammenfassung), elles permettent d’envisagerl’émergence du non-encore-conscient ou advenu. Où s’expliquentet se justifient les mots employés par Freud pour résumer lacroyance, Denkverbot (interdit de penser), ce qui en définit le mé-canisme par la négation : pour croire, fixation psychique uni-voque sinon totalitaire, il faut ne pas penser, processus complexe,

symbolisation animée par le désir, conjoignant apports conscientset inconscients, réminiscences, constructions imaginaires et fan-tasmes.

DDIISSTTOORRSSIIOONNSS CCOONNTTEEMMPPOORRAAIINNEESSCette compréhension de la pensée est en complète opposition

avec le modèle mécaniste composite (génétique, neurophysiolo-gique et cybernétique) qu’on cherche aujourd’hui à imprimerdans les esprits en s’appuyant sur la vague scientiste et les succèsde la biophysique. Réduire la pensée à une fonction cérébrale,confiée à la médecine, s’en est avéré le moyen le plus aisé et le plusinsidieux. Ce pourquoi je m’efforcerai de le mettre en lumièretant il demeure dissimulé, et parce que mes expériences succes-sives de neurophysiologie, de psychiatrie puis de psychanalyse,dans plusieurs pays, m’ont offert un utile recul.

La conception de la pensée exposée plus haut doit, bien sûr,beaucoup à la psychanalyse, alors qu’elle n’a guère trouvé dansles diverses pratiques mentales à visée soignante qui se sont dé-veloppées ensuite et lui font des procès d’inquisition. À com-mencer dans le second Livre noir, amalgame sans rigueur visantà une condamnation du freudisme après celle du marxisme parle précédent : mêmes accusations non démontrables, empruntantaux domaines les plus hétéroclites (ici TCC, ethnopsychiatrie, co-gnitivisme…). Les seuls éléments de preuve offerts sont cinq« cas » qui, à l’évidence, n’ont rien eu à voir avec la psychanalyseau sens propre – séances plurihebdomadaires dans le respect dela règle fondamentale sur plusieurs années avec un psychanalystereconnu comme tel. Méthode analogue à celle des « évaluations »et enquêtes bibliographiques de l’INSERM sur lesquelles le Livrenoir s’appuie. On s’étonnera seulement que cet organisme mé-dical, ignorant du champ psychologique jusqu’à récemment, aitété préféré au CNRS qui y a consacré les travaux de plusieurs sec-tions, en particulier celle de psychanalyse animée par Markos Za-firopoulos avec des apports de premier plan. Fallait-il donc quela vérité – supposée – ne sorte que de la bouche ou de l’écritoirede médecins ? Le plus étonnant est que personne n’ait mis cechoix en cause, y compris d’actifs critiques du Livre noir tels Ro-land Gori et Jacques-Alain Miller. Il est vrai que depuis et mal-gré Freud, qui fut fort clair à l’égard de la formation médicale – laplus défavorable pour aborder la psychanalyse –, on a vu peu depositions dépourvues d’ambiguïté à cet égard.

MMÉÉDDIICCAALLIISSAATTIIOONNL’histoire des idées peut y répondre. Tant que la pensée dis-

parut sous l’âme, ce fut le domaine réservé de l’Église. Les Lu-mières et la Révolution nous en ayant libérés, on la remplaça parle « mental » dont l’État s’arrogea le contrôle en collaborationavec la médecine : lois d’internement, hôpitaux psychiatriquesd’État, expertises médico-légales, infirmeries psychiatriques desprisons et Unités de malades difficiles des asiles… Et par la suiteon vit, depuis Pinel jusqu’au Dr Accoyer, en passant par ClaudeBernard et Binet, s’approfondir l’ornière médicale où s’est enli-sée en France la compréhension du développement et des ava-tars de la pensée.

Vers quoi cela tendait-il ? Sans y voir de plan ou de comploton doit constater un double glissement : d’une part assurer le mo-nopole acquis par la médecine sur les troubles psychiques parl’entremise de la psychiatrie (entrée dans une grave crise que l’onpeut souhaiter terminale) et, d’autre part, surtout y assujettir du-rablement la pensée en l’affirmant neurobiologique ! Un collèguedont l’œuvre s’avère aussi ouverte qu’éclairante, Gérard Pom-mier, a heureusement réexaminé les rapports de la psychanalyseet des neurosciences. Alors que celles-ci, fortes de leurs avancéestechnologiques et de l’ambiance scientiste, prétendent détenir les

clefs de la pensée, Pommier, grâce à son analyse minutieuse descheminements, démontre que ce sont la théorie et la pratique psy-chanalytiques qui ont pu orienter les neurosciences tout en éclai-rant leurs points obscurs.

Toujours est-il que nous assistons à de bien grandes ma-nœuvres politico-sciento-médiatiques pour un objet dont le ca-ractère abstrait et l’essence subjective devraient peu susciter l’in-térêt des puissants ! Freud pourtant s’était déjà attiré par ses tra-vaux, et surtout ceux sur les névroses de guerre, l’hostilité dejuristes, généraux et médecins viennois au moment où s’effon-drait l’Empire austro-hongrois. Aussitôt après ce fut aux États-Unis que la corporation médicale déclara une guerre acharnéeaux psychanalystes non médecins. La prétendue captation declientèle y joua certes, comme aujourd’hui pour l’« amende-ment » de Bernard Accoyer, ainsi que l’avoue la récente lettre ou-verte du Dr Cottraux, de l’Anxiety Disorder Unit (sic) de Lyon– inspirateur du Livre noir – au ministre de la Santé : cinq pointsvigoureux y traitent uniquement de concurrence, de labels, de ga-ranties, et de « validation scientifique » des soins… sans rien surleurs fondements théoriques, sur la spécificité du psychisme etsans le moindre souci du respect du sujet ! Rien qu’une plate re-vendication de protection d’une marque par un « label » sélectif.Sans doute est-ce là l’aspect « moral » souvent allégué, tandis quele très déterminant intérêt financier des multinationales phar-maceutiques restait à venir. Dès les années cinquante, par contre,avec leur production de neuroleptiques, anxiolytiques, somni-fères… le chiffre d’affaires issu de leur vente atteignait dessommes considérables, décisives. Mais si la psychiatrie en restele meilleur vecteur commercial, les psychanalystes les écartent etfont même baisser leur consommation ! Rien de tel, par consé-quent, pour éliminer la seule concurrence déstabilisante que del’accuser de fraude : ce fut, dans ce cas, « l’exercice illégal de lamédecine » !

(*) Bernard W. Sigg, psychanalyste, psychiatre honoraire des hôpitaux.(**) Roland Gori, psychanalyste.

À suivre.

« Guerre des psys ! » titrent des revues ainsi que des ouvrages de circonstance,et tous, penseurs comme écriveurs, s’inquiètent du tumulte et des menaces provoqués soudain par l’INSERM puis le Livre noir de la psychanalyse.

L’un de nos éditoriaux s’en était préoccupé, mais la coïncidence ou convergence d’atteintes à la liberté de penser, parler, enseigner

ou caricaturer est venue confirmer qu’il s’agit d’un phénomène de grande ampleur. L’offensive en cause dépasserait donc la pratique psychanalytique

et les concepts freudiens pour viser l’ensemble de la pensée créatrice.Les Lettres françaises ont proposé à deux psychanalystes (**) d’amorcer le débat

en souhaitant que beaucoup de lecteurs s’y joignent pour aboutir à une rencontre ou à un colloque à la rentrée de septembre.

Les contributions de toutes et tous sont attendues et paraîtront dans les prochains numéros des Lettres françaises.

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A R T S

« La Force de l’art » et lesNouveaux PopL

e vernissage de l’exposition du GrandPalais « La Force de l’art » aura lieu le9 mai, mais cela fait longtemps qu’elle

est dite « expo Villepin » par les médias etqu’elle a déclenché un magnifique psycho-drame dans le petit milieu des artistes. Dansles trois pages consacrées à cette question parLibération dans son numéro du 18 avril, il estprécisé que « La Force de l’art » est le titred’un de mes livres, publié en 1993 à l’initiativede la direction des Musées de France etqu’une nouvelle version, avec un importantchapitre sur « La force de l’art auXXIe siècle » va paraître en mai. « Hasard ? »demande malicieusement Libé. Eh bien si :c’est un hasard ! Me voici impliqué dans cetteaffaire, et invité à témoigner. Je le fais bien vo-lontiers.

Le premier ministre a certainement eu rai-son de vouloir rendre plus visible la scène ar-tistique française. Mais il s’est trompé en exi-geant, fin décembre 2005, que l’expositions’ouvre au début du mois de mai 2006 : unévénement de cette importance ne s’improvisepas en quatre mois. Quinze commissaires, ap-pelés d’urgence avec carte blanche pour lechoix d’une dizaine d’artistes chacun, nepourraient aboutir que par miracle à un en-semble cohérent : les critiques, qui fusent departout, et le refus de certains artistes impor-tants, à commencer par Gérard Fromanger departiciper après avoir été invités sont donccompréhensibles. Or il se trouve que, depuisplus d’un an, je prépare, avec les ÉditionsCercle d’art, une réédition de la Force de l’artet, sous le même titre, une exposition avec laVilla Tamaris (La Seyne-sur-Mer). Cette ex-position donnera, en janvier 2008, un exemplede ce que j’entends par « force de l’art ». J’oseemprunter une idée génialement populariséepar André Malraux (généralement jugé com-plètement ringard par les « experts » tenant lehaut du pavé en matière d’art contemporain) :tout véritable artiste ne vient pas de son en-fance mais de sa fascination pour les formesinventées par d’autres artistes, il les emprunte,il les transforme, éventuellement il les combat.La force vient de là : c’est l’art qui nourrit l’artpar l’intermédiaire des créateurs, lesquels, àchaque génération, peuvent ainsi présenteravec un accent nouveau « qu’il y a de l’im-présentable », selon la formule kantienne.

Mon exemple, préfiguré par l’exposition« Les Nouveaux Pop » qui vient de se termi-ner à la Villa Tamaris, est offert par un groupede peintres de diverses nationalités qui senourrissent de l’univers formel du pop art,mais aussi de celui de la figuration narrative.L’un d’eux, par exemple, Philippe Huart, re-vendique la double paternité d’Andy Warholet de Jacques Monory, et tire de sa synthèsedes images subtilement contestatrices de la so-ciété actuelle. Je vois en elles des manifesta-tions typiques de la force de l’art et je comptele démontrer, comme pour les œuvres d’unedouzaine d’autres artistes, en les plaçant àcôté des modèles qui les ont inspirés, venus deWarhol, Rosenquist ou Wesselmann, maisaussi de Monory, Rancillac ou Klasen. Parchance, il se trouve que le délégué aux artsplastiques, informé de mon projet, a biencompris qu’il n’est en aucun cas un acte deconcurrence ou de contestation de l’exposi-tion du Grand Palais, mais peut apparaître aucontraire comme une option complémentaire,ouvrant une possibilité de débat. C’est bien ceque je souhaite, tout comme Olivier Kaeppe-lin que je remercie de sa complicité.

Jean-Luc Chalumeau

La Force de l’art, Galerie nationale du Grand Palais jusqu’au 9 juillet 2006.Les Nouveaux Pop, Jean-Luc Chalumeau,Éditions Cercle d’art, 240 pages.

Nouveaux rapports entre l’œil et l’espritL’abstraction française de l’après-guerre mérite-t-elle d’être réhabilitée ?

L’Envolée lyrique. Paris 1945-1956, Musée du Luxembourg, jusqu’au 6 août. Catalogue : Skira Musée duLuxembourg, 280 pages, 32 euros.

Il y a comme un filet d’or qui irrigue les salles de l’exposition: sous formed’un motif dans certains tableaux, d’un élément rythmique dansd’autres, de paillettes ailleurs. L’éclairage magnifique met en lumière

les qualités de chacun, tableaux matiéristes (comme on dira plus tard) oùla peinture posée en empâtements crée une densité nouvelle de la matière,tableaux post-cubistes (bon…), tableaux inspirés (ou juste contemporains)de l’abstraction gestuelle de Jackson Pollock, que Georges Mathieu, grandanimateur de ce nouveau courant de peinture connaissait bien. À côtéd’œuvres parfaitement abstraites, on trouve aussi la tendance représentéepar Vieira Da Silva ou Estève, qu’on a parfois appelée « paysagisme » ou«naturalisme abstrait», où des résidus de figuration subsistent. Je classifie,j’ordonne : le commissaire de l’exposition a choisi de présenter les tableauxpar ordre chronologique. Pourquoi pas. La profusion est telle… Et puis onsent ici des peintres sans dogme, en recherche, et trouvant (« Perdre – maisperdre vraiment, pour laisser place à la trouvaille », écrivait Apollinaire).

Il est certain que dès la première salle on est saisi par la variété extraor-dinaire des partis pris picturaux. Abstraction oui, mais chaudement intime,engagée, dansante, enthousiaste, inventive. Hans Hartung : « Il s’agit d’unétat émotionnel qui me pousse à tracer, à créer certaines formes afin d’es-

sayer de transmettre et de provoquer une émotion semblable chez le spec-tateur. […] C’est cette envie qui me pousse : l’envie de laisser la trace de mongeste sur la toile. »

Deux phénomènes psychologiques marquent l’après-guerre : le désir delégèreté, se délester des tracas de la guerre, des privations, des souffrances ;la continuité dans la remise en cause radicale des systèmes de signes qu’avaitinitiée Dada. En littérature, cela donne le lettrisme, forme de poésie concrètequi utilise des mots ou des pictogrammes dénués de signification et qui re-vendique l’utilisation simultanée de plusieurs moyens d’expression. Enpeinture, cela donne naissance à ce mouvement abstrait que Mathieu a ap-pelé «abstraction lyrique», parce que s’y donnait à voir l’intériorité des ar-tistes, au contraire de l’abstraction géométrique héritée de Mondrian et dela dernière période de Kandinsky, qui jouait plus «froidement» des moyenspicturaux. Ce qui se donne à voir ici ne représente pas le monde visible maisle monde intérieur, et en ce sens cette génération est en parfaite filiation avecle surréalisme et sa théorie de l’automatisme psychique. Quant à l’enjeu deces représentations, il tient dans la très juste remarque de Jean Starobinski :« La plus haute liberté – dans l’invention des formes comme dans le senti-ment intérieur – n’est donnée qu’aux artistes qui ont accepté la fatalité dela matière et de l’événement, qui ont su répondre loyalement à leur défi. »

Je me demande si j’ai été bien claire : c’est une exposition en-thousiasmante.

Belinda Cannone

Le blanc de CézanneEn marge de l’exposition Cézanne et Pissaro au Musée d’Orsay,

Daniel Dezeuze s’interroge sur la démarche de Cézanne.

L’impressionnisme plonge ses racines dansl’aquarelle anglaise du début duXIXe siècle. Cette technique maintient des

réserves de blanc. Elle part du blanc du papieralors que la peinture à l’huile partait de fondssombres pour aller au clair (le blanc étant latouche finale).

Donc basée sur la blancheur, l’aquarelleignore le noir où du moins le repousse dans unetransparence que lui enlève toute intensité.

Par ailleurs et outre cette mise à l’écart du noir,cette technique est pratiquée sur le motif par lesartistes anglais qui inaugurent pour ainsi dire le« tout-plein air ».

La dette des impressionnistes vis-à-vis de cesaquarelles est importante mais, au XIXe siècle,elle fut oubliée. Il faut attendre la fin de ce mêmesiècle pour voir ressurgir cette extraordinaire tech-nique avec Cézanne, lequel, voulant consoliderles acquis de l’impressionnisme, remonte à lasource et réanime ce genre considéré comme mi-neur.

Les aquarelles de Cézanne sont en suspensdans le blanc du papier. C’est tout à fait normalcar la réserve de blanc dans toute aquarelle estomniprésente et, lorsqu’elle reçoit le passage dupinceau, la couleur est si mince et si « lavée» que,par en dessous, le blanc réapparaît.

Donc, Cézanne a peint à l’eau ces bocaux etpots de confiture (musée du Louvre) : vibrations,fluctuations, lumière soyeuse qui recouvre un

schéma crayonné. Présence de la sensation dupeintre éprouvée à cet instant. Cette sensation estcommuniquée par ces modestes objets volumé-triques, taillés, biseautés par des couleurs fluc-tuantes et douces, nullement géométrisés à ou-trance, comme dans le cubisme qui suivra (et toutaussi éloignés du clignotement impressionniste).

Des pots de confiture passons aux pots defleurs, à ces trois pots de fleurs, sujet austère s’ilen est, car ces pots de fleurs ne contiennent en ef-fet aucune fleur. Ils se constituent d’une terre cuitecompacte. Mais Cézanne la fait tourner, vibrer,danser. Porosité rythmée par un feuillage à peineindiqué, lui-même laissant passer le fond indé-terminé du blanc du papier. Interpénétration dublanc et de la couleur. Pas d’aplats opaques. Seulsdes voiles de lavis modulés aux liens légers maisdécisifs. Cézanne fait reculer les limites de la vi-sion : il pèle, pour ainsi dire, la peau d’oignon desapparences qui annoncent d’autres peaux,d’autres apparences, sans fin. Quel vertige !

On mesure combien l’aquarelle a déterminéles dernières œuvres à l’huile de Cézanne : pein-ture maigre avec une pâte très diluée par la téré-benthine. Ici l’aquarelle maintient une impres-sion d’inachevé et de fraîcheur qui se répercutedans les dernières toiles.

Il faut ici se pencher sur « la petite sensation »cézanienne. D’où vient cette sensation? De la dé-couverte de nouveaux territoires de la vision? Cé-zanne, c’est un voyageur aux confins de la vision.

Il n’a pas besoin de faire le tour du monde. Il re-garde simplement trois pots de fleurs ou le plas-tron de la chemise du jardinier Vallier. Jouissancede la découverte et de l’illimité des sens ; jouis-sance aussi, peut-être, du vide dans lequel ils setransportent (vide fluctuant, comme le vide quan-tique).

Le blanc qui fait flotter l’ensemble de l’aqua-relle est-il une figure du vide? Dire cela c’est fairedu blanc un absolu, alors qu’il est ici mis en vi-brations, multiple et relatif.

Avec ces quelques aquarelles, on est autantdans l’espace que dans le temps, et plus précisé-ment dans une subtile cristallisation de l’espaceet de l’instant. Est-ce là que niche la « petite sen-sation » cézanienne ? Dans l’être-là du peintre,dans sa façon de humer les moindres mouve-ments de la moindre couleur ?

Daniel Dezeuze

Cézanne et Pissaro, musée d’Orsay, jusqu’au 28 mai. Catalogue : RMN. À signaler la parution des excellentes Études cézanniennes de Jean-ClaudeLebenszstejn, Éditions Flammarion, 120 pages, 25 euros.Particulièrement interessantes ses considérationssur les sources de la Léda et le cygne et sur la première rencontre de Cézanne et de Pissaro.

DR

Grand Syllogisme Conjonctif de Georges Matthieu.

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L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . M a i 2 0 0 6 ( s u p p l é m e n t à l ’ H u m a n i t é d u 6 m a i 2 0 0 6 ) . X V

A R T S

LA CHRONIQUE DE GIANNI BURATTONI ET DE FRANCK DELORIEUX

De l’ignominieD

ix thermidor an II, par une fin d’après-midi estivale, lalame de la guillotine tombait sur la nuque de Saint-Just. Robespierre allait bientôt subir le même sort. La

République, la seule sans doute qu’ait connue la France, se re-trouvait dans le panier. Moins de vingt ans après, un Bourbonremontait sur le trône et avec lui la superstition, le crime, lacorruption, l’aigreur… À la Terreur, « piété de la Révolu-tion », succédait la « terreur blanche » – vengeance réaction-naire aux allures de peste.

Vingt-sept mars 2006, Ian Hamilton Finlay mourait d’uncancer dans une maison de santé près d’Edimbourg. Com-mentant son Aphrodite de la Terreur, il écrivait : « Pendant laTerreur, un fil de soie rouge noué autour du cou signifiait laperte de parents ou d’amis, ravis par la guillotine. Aphrodite(ou Vénus) est une déesse. La même parure indique donc laperte de parents Olympiens, et se réfère, non pas à la Terreur« sublime » de la Révolution, mais plutôt à la terreur séculairequi lui succéda, et dont la cible fut l’Idéal ». En France, dansce pays dont on ne sait plus très bien aujourd’hui quel est lerégime politique, des esprits en haillons qui n’ont rien à envieraux émigrés de Coblence, piètres pantins qui tentaient de re-créer par-delà les frontières la vie d’une cour qui n’était plus,singes tout juste bons à mépriser la grandeur, des rescapés dela guillotine ou leurs semblables prennent parole dans les ga-zettes. L’article d’Hervé Gauville consacré à la mort du poèteet artiste écossais paru dans Libération du lundi 3 avril 2006est un parfait exemple de l’alliance de la mauvaise foi, de l’ab-sence totale de déontologie professionnelle, de l’amalgamehistorique, de l’effacement des faits par l’idéologie et – last butnot least – d’un parisianisme méprisant. Faut-il s’étonner queces relents nauséabonds hantent toujours les rédactions d’unecertaine presse dans une époque où l’on sacre le nihilisme etl’inculture ? Inculture et bassesse semblent bien les deux musesqui guident la plume du critique attitré de Libération tant sonarticle n’est qu’une collection de références inexactes, de

contrevérités, d’allusions sournoises et de ragots pas mêmepleinement assumés. Il est évident à le lire qu’il connaît peude choses de l’œuvre dont il traite (sa documentation doit selimiter à quelques autres coupures de presse et peut-être a-t-il entr’aperçu une ou deux photos sur Internet) et que, fort decette rachitique documentation, il s’est senti autorisé à ne faireaucun effort pour comprendre. Le vice intellectuel s’appuieici sur le bras du crime moral.

Seules quelques assertions (entendre « mensonges ») tiréesde cet infâme torchon pourront être démontées dans l’espacede cette chronique. Évoquant la ferme de Stonypath devenueLittle Sparta (1), Gauville écrit que Finlay « l’a transformé enterritoire artistique inspiré du jardin d’Ermenonville de Rous-seau, avec petits temples, folies, colonnades, portiques etruines artificielles ». Premièrement, Little Sparta n’est pas un« territoire artistique » mais un jardin. Ensuite, on ne peut ytrouver aucune ruine artificielle, aucune colonnade, aucunefolie, mais des fabriques et de la poésie concrète. « L’artiste,qui a dirigé une maison d’édition à la fin des annéessoixante… » : encore faux, Ian Hamilton Finlay avait une im-primerie, Wild Harrow Press, d’où sortaient gravures, litho-graphies et livres d’artistes. Une œuvre est évoquée, Osso, quin’est pas nommée, et qui aurait été exposée en 1987 à la Fon-dation Cartier : cette pièce dont il ne retient que le sigle de laSS gravée sur une pierre sans chercher à en comprendre plus,faisait partie de l’exposition « Inter Artes et Naturam » à l’Arc,Musée d’art moderne de la Ville de Paris. Etc.

Hervé Gauville évoque « ces affaires nauséabondes ».Quand on crache, il faut regarder le sens du vent. Le nauséa-bond de tout cela se trouve bien sûr dans les sources utilisées :les archives d’art press, à n’en pas douter, ce grand magazinede l’abêtissement post-avant-gardo-mao-rupturo-con. On saitque sa rédactrice en chef, qui n’hésite pas à raconter en femmede grande culture combien elle est heureuse, après avoir prônéune idéologie de rupture, d’avoir découvert la peinture an-

cienne et « sa grande richesse iconographique » (MonsieurJourdain priez pour elle), on sait que la tricoteuse avait menécampagne contre Finlay, l’accusant d’être antisémite et néo-nazi et réussissant à faire annuler des commandes d’État. Àpropos d’Osso, justement…, elle avait déclaré en radio qu’elleavait vu un symbole nazi « basta » (2). Rien de nouveau sousle soleil. Il est des « critiques d’art » qui seraient bien avisés defaire un effort pour se renseigner, voir, lire, analyser, penseravant de pisser leur copie. Le charabia fielleux de Gauville,comme fidèlement recopié sur celui de Catherine M., donneune image inquiétante et peu ragoûtante du traitement de l’in-formation par certaines rédactions. Mais Gauville, lui, n’af-firme pas que Finlay fut antisémite, il se contente d’évoquerun « soupçon ». Il feint de ne pas se mouiller – ô courage deslaquais – tout en reconduisant un discours dont le mensongerle dispute à l’abject.

Finlay avait mêlé dans son œuvre la figure de Saint-Just etcelle d’Apollon, le dieu qui lance ses flèches et dont les parolessont comme des flèches, le dieu dont la beauté semble iden-tique à celle du révolutionnaire. Les derniers fragments du hé-ros conviennent à la situation : « Je méprise la poussière quime compose et qui vous parle : on pourra la persécuter et fairemourir cette poussière ! mais je défie qu’on m’arrache cettevie indépendante que je me suis donnée dans les siècles et dansles cieux. »

(1) Pour plus de précision, on peut se reporter au n° 21 des Lettres françaises, 29 novembre 2005.(2) On notera que vingt après, sa conscience politique aeffectué… disons un pas de côté : interviewé à la télévision, elle déclare : « Sur le franquisme, moi, très franchement, je pense qu’il valait mieux être franquiste avec Dali que communiste à la manière d’Aragon (…). » Ces propos, cités dans Libération du 13 décembre 2005, se passent de commentaires.

Les jungles rêvées du Douanier

Le Douanier Rousseau a demandé à Picasso, qui des deux été le meilleurs dans le genre moderne ou le genre égyptien. L’exposition du Grand Palais

apporte peut-être une réponses à cette question.

C’est un univers fantasmagorique, oni-rique, audacieux et étrange que nousdonne à découvrir la dernière exposi-

tion consacrée à Henri Rousseau (1844-1910),dit le Douanier, au Grand Palais. Expositionpassionnante car elle remet en cause avecsubtilité les idées reçues sur la prétendue naï-veté de ce peintre étonnant et détonant et metau jour les sources de sa création et sa com-plète originalité. En effet, Henri Rousseau,modeste gabelou à l’octroi de Paris, ne res-semble à personne d’autre : complet autodi-dacte, sans culture ni métier, ignorant toutdes règles académiques et de la perspective, ilse lance avec passion dans la peinture, faisantfi des moqueries dont il fut abreuvé tout aulong de sa vie. Il invente un univers picturalexubérant de jungles luxuriantes où se mêlentdes fauves assez peu effrayants, des singes far-ceurs et une végétation aux plantes et fleursrêvées qu’on ne saurait trouver ou réperto-rier dans un herbier.

Rousseau s’était inventé un voyage auMexique, où le souvenir de paysages tropi-caux aurait été à l’origine de ses tableaux. Orle douanier, on le sait maintenant, n’a jamaisquitté Paris !

L’Exposition universelle de 1889, où se cô-toient les peuples du monde entier, le Muséumd’histoire naturelle, les serres du Jardin desplantes et l’album illustré intitulé Bêtes sau-vages « furent, in fine, ses principales sourcesd’inspiration. Ce qui ne retire rien à l’envoû-tement qu’exercent encore sur nous les yeuxblancs de la Charmeuse de serpents ou le so-

leil rouge et rond comme une bille du Nègreattaqué par un jaguar. Il peignit aussi des vuesde Paris et de banlieues au charme mélanco-lique et discret, ainsi que des portraits auxproportions souvent fantaisistes et impro-bables : on pense notamment à son autopor-trait, Moi-même, où il apparaît palette et pin-ceau à la main, proprement gigantesque à côtéd’une tour Eiffel miniature, ou au tableaul’Enfant au polichinelle, où le bébé ressembleà un ogre ! C’est ce côté inclassable qui le fitsans doute apprécier et reconnaître par lesplus grands de son temps : Jarry, Delaunay,Apollinaire, Picasso. Ce dernier acheta un deses portraits et donna en son honneur ungrand banquet au Bateau-Lavoir.

En 1910, au fait de sa consécration, il ex-posera au Salon des indépendants son ultimeréalisation, le Rêve, qui fera écrire à Apolli-naire dans l’Intransigeant : « Je crois quecette année personne n’osera rire […]. De-mandez aux peintres. Tous sont unanimes :ils admirent. »

Aujourd’hui, c’est le public qui apprécieet admire.

Aurélie Serfaty-Bercoff

« Le Douanier Rousseau : jungles à Paris »Galeries nationales du Grand Palais, jusqu’au 19 juin 2006.Tél. : 01 44 13 17 17.Catalogue de l’exposition RMN, 36 euros.Le Douanier Rousseau, le Petit livre de lajungle, Claire Frèches-Thory, hors sériedécouvertes, éditions Gallimard, 7,5 euros.

Le drame de l’art italienL’art italien de la première moitié du XXe siècle

est-il frappé d’ostracisme ? Tout porte à le croire…

« Italia Nova, une aventure de l’art italien, 1900-1950 », Galerie nationale du Grand-Palais, jusqu’au 3 juillet. Catalogue : RMN/ Skira,360 pages, 49 euros.

Chaque fois qu’on se met en tête de pré-senter l’art italien des premières décen-nies du siècle précédent, la critique se

déchaîne, les réactions les plus contradictoiresse font jour, en somme la confusion la plusnoire règne. Cela s’est vu au Pavillon des artsil y a quelques années, plus récemment au mu-sée de Grenoble. Et cette exposition n’est pasfaite pour arranger les choses. Mais ici le pa-radoxe est à son comble parce que l’expositionest franchement illisible pour un visiteur fran-çais qui n’est pas initié à cette culture. Le par-cours proposé se termine par des œuvres « ra-dicales » de Fontana, Burri et Manzoni. Cesmonochromes, ces toiles criblées de trous ouoffrant une surface craquelée (il manque les la-cérations de Fontana et les surfaces calcinéesde Burri pour rendre le tout cohérent), sont làpour donner l’idée de la tabula rasa annoncéepar l’historien et critique Argan. Mais queveut-on démontrer ? Que tout ce qui précèdea été jeté aux orties ? Quand au parcours ini-tial allant du futurisme à la période de la Se-conde Guerre mondiale, il se termine (là en-core, de façon démonstrative – mais démons-trative de quoi ?) par les sempiternellesbouteilles de Morandi, comme si trois décen-nies de recherches et de confrontations d’unerare prodigalité convergeaient dans un réci-pient peint à l’huile. C’est vrai, le futurisme amarqué à partir de 1910 une rupture forte, dé-cisive, irrévocable dans tous les domaines dela création. Les œuvres choisies ici de Boccioni,Balla, Prampolini ou Depero ne parviennentà représenter à elles seules l’esprit et la lettre

de cette esthétique révolutionnaire. On passeensuite à la peinture métaphysique inventéepar Chirico, mais sans qu’on y voie les ta-bleaux de Carrà ou de Morandi conçus danscette optique. Et puis, tout à trac, les artistesdu Novecento (Sironi, Funi, plus Martini) duréalisme magique (Donghi, Cassorati, Savinio,et encore Chirico), de l’école romaine (Oppi,Campigli e basta !) sont proposés selon des cri-tères qui échappent à tout esprit rationnel.Quand je parlais de paradoxe, ce n’était paspour rien : la responsable de cette « aventure »,Gabriella Belli, a été capable de concevoir unemauvaise exposition à partir d’œuvres en gé-néral belles et significatives. Bel colpo ! On au-rait envie de tout démonter et de refaire l’ac-crochage en le complétant (par exemple en fai-sant apparaître le groupe de Côme, strictementabstrait et géométrique) et en apportant les do-cuments indispensables à la compréhensiondes artistes, des œuvres, des groupes, des mou-vements, des idées et aussi des liens avec la lit-térature, l’architecture, les arts décoratifs, l’artde vivre. Encore une occasion ratée. Et pour-tant, il faudra bien finir par reconnaître unebonne fois pour toutes ce qui a fait l’origina-lité et la valeur de cet art italien qui a pris lesapparences les plus divergentes et les plus in-trigantes.

Gérard-Georges Lemaire

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La Rissa de Depero, 1926.

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I N É D I T D E L O R A N D G A S P A R

Écrire, ce vice puni ? (1)L’œuvre de Lorand Gaspar, l’une des œuvres poétiques majeures d’aujourd’hui, toujours en chemin vers l’inconnu,

se double d’un projet scientifique, des recherches dans le domaine des neurosciences, dont témoigne ce texte passionnant qu’il a accepté de confier aux Lettres françaises.

Entre les « pubs » à la télé, au cinéma où l’on nous montredes gens qui savent « vivre pleinement » (il est vrai qu’ilssont armés de crèmes de jeunesse éternelle et de déso-

dorisants imputrescibles) et nos nouveaux moralistes voulantsauver nos âmes en dénonçant nos illusions (il y a fort à faire,et de toute façon nous n’avons pas fini d’être sauvés, ni de res-ter bêtes, si nous n’apprenons pas à mieux nous servir de notrecerveau), l’entêtement de quelques-uns à vouloir faire de l’écri-ture autre chose qu’un acte aussi simple que tous ceux, quoti-diens, par lesquels nous affirmons et interrogeons notre viedans « l’ouvert », a peu de chance d’être perçu.

Les uns nous montrent comment à cause des mots la vienous échappe et quelle est la voie (multiple à vrai dire, l’accordétant loin d’être fait entre nos sauveurs) qui peut nous conduireau nouveau Tao. Alors, attisant un peu notre bon vieux senti-ment de culpabilité (que feraient nos dominants sans lui ?),nous nous lançons dans l’étude de nouveaux savoirs. Puis, trèsvite, nous voici pris dans les buissons épineux de mots pournous impénétrables, et qui nous renvoient à d’autres mots dansun dictionnaire, une encyclopédie et ainsi de suite, tandis quenous voyons nos gestes, nos sensations et sentiments, nospropres mots bien faits à nos mains, à nos oreilles, tout imbi-bés de nos saveurs et incertitudes, s’éloigner, se dissoudre.

L’écriture, la marche, la méditation, la douleur, les obliga-tions et les plaisirs de goûter à toute sorte de nourritures ter-restres me disent, chacun à sa façon, que je suis vivant, et peu-vent, si je suis attentif, m’apprendre quelque chose de relatifcertes, mais néanmoins utile dans le quotidien, sur moi-mêmeet le monde, contribuer à étendre, à ouvrir un peu plus monexistence limitée. Mais dès que les circonstances ou mon désirtendent à m’isoler dans l’un de ces exercices de la vie à l’ex-clusion de tous les autres, je me sens en danger.

Car la première chose que, barricadé par toutes sortes d’au-torités que j’étais ou croyais être et l’écriture dans un cahierd’écolier de tout ce que je ne pouvais pas exprimer auprèsd’une mère qui cherchait à tout prix à faire changer de per-sonnalité, de tempérament à son enfant unique, ces notes ca-chées m’avaient proposé vers l’âge de douze à treize ans uneouverture inespérée, un champ libre à ma curiosité, à l’inter-rogation des choses, des événements, des rêveries de ma petitevie et de la nature déjà vaste qui m’entourait.

C’est, en quelque sorte, « sauvé » par l’ouverture que m’of-fraient ces cahiers, que j’avais répondu quelques années plustard à mon père (doué de bien plus de curiosité et de fluiditéque ma mère), me questionnant sur ce que je voulais faire plustard dans ma vie, que je voulais être physicien et écrivain…

Au fond, ce que je demande à l’art n’est pas fondamentale-ment différent de ce que je demande à la science, de ce que jedemandais à l’exercice de mon métier de médecin, de ce que jedemande aujourd’hui à mon activité de « chercheur » (au senslarge), à la conversation avec un ami ou un inconnu : ouvrir,élargir, creuser, irriguer ma vie, m’aider à relativement mieuxcomprendre le peu que je peux du monde qui m’a produit, dela nature humaine, de moi-même, des autres, de mon inépui-sable ignorance. Oui, mon ignorance aussi demande à êtrecomprise.

Un des points décisifs dans notre questionnement à proposde l’écriture est évidemment d’essayer de comprendre ce quenous en attendons et ce que, à nos yeux, concrètement, elle nousapporte, à chacun dans sa singularité. Nous sommes renvoyéschacun à nos « rencontres » et apprentissages de la vie, à notreexpérience singulière, enfin, essentiellement à notre façon denous servir de notre cerveau. Telle est notre nature, il suffit d’enêtre averti. Philosophes et moralistes ont beau, tour à tour, por-ter aux nues, fustiger, mépriser notre capacité d’« intelligere »que produit cet ensemble bourdonnant de quelque cent mil-liards de neurones ou cellules nerveuses, formant un ensemblecohérent, d’une complexité inouïe grâce à 10 puissance 15 deconnexions établies entre eux, c’est un produit parmi d’autres,innombrables, de la vie et de son évolution sur cette planète li-mitée dans l’espace-temps, infime par rapport à l’Univers si

peu connu qui nous entoure. Inséparable de l’ensemble denotre corps fini, cette masse légère, bourdonnante de neuronesen activité est notre pain quotidien – béni ou maudit selonl’usage que nous en faisons… Je la vois comme une floraisonpermanente au bout des tiges du jardin de nos cellules sensibles.Sans ces gouttelettes de vie qui auscultent ce qui, des mouve-ments du monde intérieur et extérieur, nous est accessible, sansces grappes et essaims de sensations, d’images brassées, com-posées, décomposées, nous n’aurions pas de quoi élaborer cette« architecture » d’images, de sons, d’odeurs, de goûts, de ce quenous appelons pensées, idées d’un « monde » qui nous estpropre, plus ou moins proche ou éloigné de ce que nous appe-lons la « réalité », dont nous n’avons que des connaissances re-latives, justement à notre corps-sens-cerveau vivant.

Comme les idées plus ou moins vraies et fausses – toujoursrelatives à notre biologie – que nous avons sur nous-mêmes etsur les choses ne sont pas des produits chimiquement purs, par-faitement isolés, étiquetés, nous ne savons jamais exactementoù s’arrête l’une et où commence l’autre. Quant à la « vision »que nous avons des choses qui nous entourent, nous la jugeonstour à tour sublime, désespérante ou absurde selon nos besoinsbiologiques, selon nos capacités de comprendre et d’accepternos limites, nos possibilités néanmoins formidables d’ouver-ture à une exploration de nous-mêmes, des autres, de ce qui surcette planète nous entoure, voire dans ce que nous appelonsl’Univers… Nous savons, par exemple, que notre galaxie se dé-place à la vitesse de 2 160 000 km/h dans l’Univers, tandis quenotre planète Terre file sur son orbite autour du soleil à la vi-tesse de 2 160 000 km/h, ce qui fait 600 kilomètres à la se-conde… Surprenant, non ? Et non moins surprenant est de sa-voir que la galaxie d’Andromède et la nôtre sont « attirées »l’une vers l’autre… et qu’à la vitesse prodigieuse de leur dé-placement, elles devraient se « rencontrer » dans 4 à 5 milliardsd’années…

Bref, sans la complexité prodigieuse de notre cerveau et sescapacités d’interagir avec l’environnement, sans sa capacitéde produire des « langages » (et pas seulement parlés : lessourds-muets savent communiquer avec des gestes) qui nouspermettent de communiquer – d’une façon plus complexe quepar la fuite, le combat, l’inhibition pour passer inaperçus ou lajouissance étalée d’un bien-être momentané –, nous serions,probablement, dans les arbres de quelque forêt ou dans desgrottes. Et certainement pas dans celles de Lascaux ou d’Al-tamira. D’aucuns diront que ce ne serait pas plus mal pour lesforêts, mers, rivières et autres milieux vivants de notre planète.

« La vraie vie est absente », nous dit un de nos grands poètes.Absente de l’écriture ou de la lecture d’un poème, de nos

livres, de ce à quoi ils nous invitent, nous permettent d’accé-der ? Absente de ce qui nous est donné à vivre et à comprendreici et maintenant ? Comment savoir ce à quoi l’autre individusingulier peut ou croit pouvoir accéder ? Et comme une deschoses que nous croyons savoir assez clairement aujourd’huiest que notre cerveau ne nous permet d’accéder qu’à desconnaissances relatives de la réalité probablement infinie – oude la complexité infinie de la réalité – qui nous échappera tou-jours, quel est, en toute rigueur, l’intérêt de la question ?

Plus près de nous, un autre grand poète, Eugenio Montale,remarque : « Je me suis moi aussi donné, en temps utile, uneteinture de psychanalyse, mais même sans devoir recourir à ceslumières j’ai vite pensé, et pense encore, que l’art constitue laforme de vie de ceux qui en vérité ne vivent pas : une compen-sation, un ersatz. »

Il n’est pas difficile de constater que pour faire quoi que cesoit, il faut d’abord être né, avec tout ce que cela comporte derisques et inconvénients divers. Sortir de l’œuf n’est pas unemince affaire… Les gènes, d’accord, c’est capital, mais dès lespremières divisions cellulaires – et ne disons rien des conditionsvariables de notre confort intra-utérin, des bruits, des chocs,des virus, et « que sçay-je » – le monde environnant est là avecses forces pas toujours favorables, et de loin, à nos besoins. Àdéfaut de comprendre, nous faisons l’expérience fondamen-tale de notre dépendance, de ce que nos mouvements sont tis-

sés nécessairement dans ceux du monde si peu connu qui, audépart, laisse plus d’empreintes en nous que nous en lui… Nosgènes, assurément, peuvent être plus ou moins costauds, notrevie émotive de nos premiers mois plus ou moins cahoteuse oupaisible, mais apparemment toujours idéalisée par notre « em-preinte » qui semble déterminer nos personnalités primaires,car nous en aurions généralement plusieurs, mais diversementaffirmées, plus ou moins réprimées un peu plus tard par notreéducation ; cependant, sauf pathologie embêtante, nous finis-sons par récupérer cette belle source de motivations en avan-çant dans la durée…

C’est vrai, les mots, ne sont pas les choses, pas plus que nospensées, ni ce que nous sentons. Si demain toute vie humainevenait à disparaître, nos livres, nos paroles imprimées, enre-gistrées seraient réduits à la matière de leurs supports. Mais ceserait le sort aussi bien d’une chaise, d’un ordinateur, de la for-mule einsteinienne E=mc2 ou d’une cantate de Bach, de toutce à quoi notre créativité, notre faire ont su donner forme, mou-vement, un sens, une finalité et une ouverture humaines.

Les mots, nos langues, nos images n’existeraient pas, ne sontrien sans notre corps-cerveau vivant et son environnement,sans les sociétés humaines, sans le travail assidu d’une centainede milliards de cellules nerveuses et de leurs dix puissancequinze de connexions, sans nos différentes aires corticales quiconstruisent la perception visuelle si complexe, celles des autressens et mouvements, celles encore de l’élaboration non moinscomplexe du langage. Et tout ce travail déjà extraordinaire-ment dense et multiforme ne nous suffirait pas pour raisonner,inventer, créer, avoir une notion de la relativité de nos connais-sances, sans cette autre structure cérébrale située derrière notrefront et qui accueille, analyse, confronte en quelque sorte toutesles informations sensorielles et motrices recueillies, élaboréesdans le reste du cortex ou d’autres structures moins « nobles »,mais non moins utiles, voire nécessaires. Si certaines hypo-thèses sous-tendues par la clinique sont justes, cette partie denotre cerveau qui devrait pouvoir nous permettre en nombrecroissant d’accéder à une intelligence ouverte et souple,conscient de la complexité infinie du monde des choses et de lavie, sans parler de tout ce qui échappe à nos sens, à nos instru-ments, à notre imagination à un moment donné, où sa capa-cité d’explorer sans cesse l’inconnu nous ouvre sans cesse denouveaux sentiers. Sans aucun doute, nous avons la possibi-lité de devenir vraiment intelligents, c’est-à-dire autre choseque des « experts ». Nous possédons l’instrument pour y par-venir, mais bien des données actuelles nous poussent à penserque l’activité créatrice de cette structure informée par toutesles autres n’est pas consciente, elle n’obéit ni à nos désirs ni ànos décisions. Ses capacités d’ouverture, de créativité, d’adap-tation dans les divers domaines, semblent très peu exploitéespar la majorité des humains.

Il est donc permis de penser que le cerveau de l’Homo sa-piens est équipé de tout ce qu’il faut pour devenir à la fois ci-vilisé, intelligent (d’une intelligence qui n’exclut ni les senti-ments, qu’il faut bien distinguer des émotions, ni les images, niles rythmes, ni la musique), créatif, capable de raisonner, defaire la différence entre individualité et individualisme, entreune tête bien remplie et une tête bien faite, comme disait Mon-taigne.

L’expérience clinique nous montre bien que la destructiond’une partie plus ou moins importante de ces « lobes préfron-taux » chez des gens ayant fait preuve auparavant de capacitéscréatives, que ce soit dans le domaine des arts, des sciences, dela politique, ou de la technique…, cette capacité leur sera défi-nitivement inaccessible, sera à jamais perdue, bien qu’ils gar-dent souvent une grande partie de leurs connaissances et com-pétences antérieures.

Nos mots, nos images, nos musiques ou dessins, les mouve-ments inventés par nos corps-cerveaux sont certes arbitraires,varient d’une culture, d’un idiome à l’autre, mais le fonction-nement de nos langues, de nos danses, de nos musiques… nepeut pas être étranger aux lois de notre nature.

À suivre dans le numéro de juillet