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Etica & Politica / Ethics & Politics, XVI, 2014, 2, pp. 341-359 341 Le De Officiis de Cicéron : un manuel de vertu pratique? À Marylène Franck Colotte Université du Luxembourg [email protected] ABSTRACT This communication focuses on Cicero’s conception of “honestum” and on his application in his political reflexions and action. In his treatise On Duties, he attempts to discover the “honestum” of morality. Cicero, therefore, tried to use philosophy to bring about his political goals. After an attempt to define the concept of “honestum”, we will try to analyze Cicero’s political and ethical “mètis” (Epistula 381) in order to establish the morally appropriate choice in the context of the Civil War between Caesar and Pompey. KEYWORDS De Officiis, honestum, mésothès, ars concordiae 1. Remarques liminaires Si les Académiques, le De Finibus et les Tusculanes peuvent se ranger parmi les “consolations” qui ont suivi la mort de Tullia, le De Officiis apparaît comme le testament philosophique de Cicéron. Mais quand il rédige cette “lettre d’un père à son fils”, l’auteur ne sait pas ce qui l’attend. Aussi adresse- t-il peut-être autant à lui-même qu’au jeune Marcus les propos qu’il y tient. Cicéron veut y voir plus clair en définissant une philosophie de l’action pour les semaines et les mois à venir. Dans le livre I, sur lequel nous nous concentrerons, Cicéron examine les tenants et les aboutissants du comportement decens (c’est-à-dire moralement approprié) représentant un rapport idéal de convenance d’ordre moral appelé honestum ainsi que l’application aussi fidèle que possible de ce rapport idéal aux cas concrets de la vie quotidienne. Pour ce faire, il se livre à un inventaire de tous les éléments entrant en ligne de compte ainsi que lappréciation à leur juste valeur de ces éléments. Transposition sur le plan pratique de ce qu’est l’honestum au plan théorique, les officia désigne l’ensemble des obligations inhérentes à une personne donnée dans des conditions données. S’appliquant à la morale pratique du vir bonus, il analyse la beauté morale - l’honestum - en

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  • Etica & Politica / Ethics & Politics, XVI, 2014, 2, pp. 341-359

    341

    Le De Officiis de Cicron : un manuel de vertu pratique?

    Marylne

    Franck Colotte Universit du Luxembourg

    [email protected]

    ABSTRACT

    This communication focuses on Ciceros conception of honestum and on his application

    in his political reflexions and action. In his treatise On Duties, he attempts to discover the

    honestum of morality. Cicero, therefore, tried to use philosophy to bring about his

    political goals. After an attempt to define the concept of honestum, we will try to

    analyze Ciceros political and ethical mtis (Epistula 381) in order to establish the

    morally appropriate choice in the context of the Civil War between Caesar and Pompey.

    KEYWORDS

    De Officiis, honestum, msoths, ars concordiae

    1. Remarques liminaires

    Si les Acadmiques, le De Finibus et les Tusculanes peuvent se ranger parmi

    les consolations qui ont suivi la mort de Tullia, le De Officiis apparat

    comme le testament philosophique de Cicron. Mais quand il rdige cette

    lettre dun pre son fils, lauteur ne sait pas ce qui lattend. Aussi adresse-

    t-il peut-tre autant lui-mme quau jeune Marcus les propos quil y tient.

    Cicron veut y voir plus clair en dfinissant une philosophie de laction pour

    les semaines et les mois venir. Dans le livre I, sur lequel nous nous

    concentrerons, Cicron examine les tenants et les aboutissants du

    comportement decens (cest--dire moralement appropri) reprsentant un

    rapport idal de convenance dordre moral appel honestum ainsi que

    lapplication aussi fidle que possible de ce rapport idal aux cas concrets de

    la vie quotidienne. Pour ce faire, il se livre un inventaire de tous les

    lments entrant en ligne de compte ainsi que lapprciation leur juste

    valeur de ces lments. Transposition sur le plan pratique de ce quest

    lhonestum au plan thorique, les officia dsigne lensemble des obligations

    inhrentes une personne donne dans des conditions donnes. Sappliquant

    la morale pratique du vir bonus, il analyse la beaut morale - lhonestum - en

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    fonction de quatre vertus cardinales1: la connaissance du vrai qui consiste en

    le discernement ingnieux du vrai (perspicientia veri sollertiaque); le sens de

    la communaut humaine (hominum societas) qui comprend deux subdivisions,

    la justice (iustitia) et la bienfaisance (beneficentia); la grandeur dme

    (magnanimitas) qui consiste en la grandeur et la force leve et invincible

    (animi excelsi atque invicti magnitudo ac robor); enfin le convenable, le

    decorum2 qui consiste en lordre et la mesure de tous les actes et de toutes les

    paroles (ordo et modus omnium quae fiunt quaeque dicuntur). Cette dernire

    vertu, qui correspond une adquation sociale3, fait lobjet dune

    thorisation approfondie. Cicron dfinit le decere (tre convenable) de la

    manire suivante: se servir de la raison et du langage avec prudence, faire ce

    que lon fait avec rflexion, en toute chose voir ce quil y a de vrai et le

    dfendre, cest le convenable4. Dans cette perspective, sagissant de la

    conduite adopter envers les hommes, lArpinate distingue deux catgories

    de comportement decens, celui qui correspond la iustitita (le rle de la

    justice, cest de ne pas faire violence aux hommes) et celui qui correspond

    la verecundia (celui du respect, de ne point les heurter5).

    Dans la prsente communication, nous tenterons dexaminer en quoi les

    praecepta sous-tendant lhonestum, notamment la quatrime source de la

    beaut morale, le decorum, auquel sont associs les concepts de respect

    (verecundia), de temprance (temperantia) et de pondration (modestia)6,

    refltent les agissements passs de notre auteur, conformment ce quil

    thorise et professe dans cette uvre de maturit. En dautres termes, nous

    essaierons de mettre en parallle les enseignements moraux de notre auteur en

    les appliquant, cinq ans de distance, un cas concret tir de sa

    correspondance : la lettre 3817 (Epistulae ad Atticum IX, 11A) adresse

    Csar le 19 ou le 20 mars 49 av. J.-C., anne cruciale qui voit le dbut des

    1 Cicron, De Officiis (texte tabli et traduit par Maurice Testard), Paris, Les Belles

    Lettres, Collection des Universits de France, 1965, tome 1 : 111-112 et 185 (I, 15 et 152). 2 Cicron, De Officiis, cit.: 152-185 (I, 93-151). Sur ce terme et la traduction du terme grec

    , cf. C. Lvy, Y a-t-il quelquun derrire le masque? A propos de la thorie des personae chez Cicron, taca. Quaderns Catalans de Cultura Clssica, 19(2003): 128. 3 C. Lvy, , Y a-t-il quelquun derrire le masque ? A propos de la thorie des personae

    chez Cicron, cit: 128. 4 Cicron, De Officiis I, 94: () et ratione uti atque oratione prudenter et agere quod

    agas, considerate omnique in re quid sit veri, videre et tueri decet. 5 Cicron, De Officiis I, 99: Est autem quod differat in hominum ratione habenda inter

    iustitiam et verecundiam. Iustitiae partes sunt non violare homines, verecundiae non

    offendere. 6 Cicron, De Officiis I, 93. 7 Cicron, Correspondance (texte tabli et traduit par Jean Bayet), Paris, Les Belles

    Lettres, Collection des Universits de France, 1964, tome 5: 276-278.

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    affrontements entre Csar et Pompe. Nous utiliserons ainsi les dfinitions

    thoriques de lhonestum comme grille de lecture de cette missive qui, en

    cultivant volontairement lambigut, met en relief une forme de mtis8

    faon Cicron trouvant une application pratique la fois sur le plan

    politique et moral.

    2. Lhonestum cicronien, du De Inventione au De Officiis

    Nous procderons pour dbuter notre expos une analyse sommaire de trois

    traits permettant de montrer limportance que revt le concept dhonestum

    dans luvre de Cicron: le De Inventione et le De Amicitia parce quils

    encadrent chronologiquement luvre de notre auteur, et le De Officiis

    proprement dit dont nous mettrons en lumire certains lments-cls dans la

    mesure o ils nous permettent dclairer la lecture critique et philosophique

    que nous proposons de la lettre 381.

    De Inventione

    Commenons par le trait De Inventione. Ce trait de rhtorique, uvre de

    jeunesse de Cicron date par Guy Achard de 84 ou 83 av. J.-C.9, est le

    premier jalon dun parcours philosophique et moral domin par le concept

    dhonestum. Pour notre auteur, les manifestations comportementales de

    lhonestas peuvent tre rassembles sous un terme global, la virtus - conforme

    la fois la nature et la raison10, quil dcompose en quatre parties qui

    reflteront la totalit du champ de lhonestas: Aussi, lorsquon aura pass en

    revue toutes ses parties, on connatra le contenu complet de lhonntet

    ltat pur, qui contient quatre parties: la sagesse (prudentia), la justice

    (justitia), le courage (fortitudo) et la modration11 (temperatia). Cicron

    retrouve l les vertus cardinales, platoniciennes et stociennes12. Ds lors, il

    8 Cf. M. Dtienne-J.-P. Vernant, Les ruses de lintelligence. La mtis des Grecs, Paris,

    Flammarion, 1974. 9 Cicron, De Inventione (texte tabli et traduit par Guy Achard) Paris, Les Belles Lettres,

    Collection des Universits de France, 1994: 5-10. 10 Cicron, De Inventione II, 159: Est igitur in eo genere omnes res una ui atque uno

    nomine amplexa virtus. Nam virtus est animi habitus naturae modo atque rationi

    consentaneus. 11 Cicron, De Inventione II, 159: Quamobrem, omnibus eius partibus cognitis, tota uis

    erit simplicis honestatis considerata. Habet igitur partes quattuor: prudentiam, iustitiam,

    fortitudinem, temperantiam. 12 Cicron, La nature des dieux (traduit et comment par Clara Auvray-Assayas), Paris, Les

    Belles Lettres, Collection La roue livres, 2002, III, 38.

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    peut analyser chacune des quatre parties tour de rle, pour dterminer le

    contenu de lhonestas. Arrtons-nous sur la prudentia, la sagesse, principe de

    dtermination morale, distinguant le bien du mal13. Trois parties la

    composent: Elle comprend la mmoire, lintelligence, la prvoyance. La

    mmoire permet lesprit de retenir ce qui est pass; lintelligence, de

    comprendre ce qui est; la prvoyance, de deviner quune chose va se produire

    avant quelle se soit produite14. Selon Joseph Hellegouarch qui sappuie sur

    les crits de philosophie politique de Cicron15, la prudentia, ainsi dfinie, est

    obligatoirement une qualit fondamentale de lhomme dEtat16. Ds lors, ses

    trois subdivisions, memoria, intellegentia, prouidentia, galement. Les trois

    mots dterminent une comprhension particulirement perspicace et tendue

    de la part de lhomme dot de prudentia, vritable vision ancre dans le pass

    permettant une meilleure adaptation au prsent et une prvision de lavenir.

    Cette alliance des trois concepts autorise une valuation parfaite des

    pripties de lexistence - de lindividu ou de la nation - engage dans le

    droulement infini du temps. Cette intelligence absolue de lvnement pass,

    prsent ou futur, est donc un outil ncessaire toute prise de dcision, et

    repose avant tout sur la formation de lesprit, sur lacquisition de

    connaissances historiques, politiques, philosophiques qui offre des critres

    tout choix, quil soit politique ou personnel, quil engage le pays ou

    lindividu.

    De Amicitia

    Quen est-il de lamiti? Achev en juin 44, le trait De Amicitia est

    contemporain du De Officiis et mrite par consquent que lon sy arrte

    quelque peu. Au dbut du trait, Laelius est appel Sage parce quil est un

    homme du bon sens17, sagesse Cicron tend revenir. Lamiti est le lieu du

    13 Cicron, De Inventione II, 160: Prudentia est rerum bonarum et malarum

    utrarumque scientia. 14 Cicron, De Inventione II, 160: Partes eius: memoria, intellegentia, prouidentia.

    Memoria est per quam animus repetit illa quae fuerunt; intellegentia, per quam ea

    perspicit quae sunt ; prouidentia, per quam futurum aliquid uidetur ante quam factum

    est. 15 Cicron, De re publica (texte tabli et traduit par Esther Brguet), Paris, Les Belles

    Lettres, Collection des Universits de France, 1980, II, 45; Cicron, De legibus (texte tabli

    et traduit par Georges de Plinval), Paris, Belles Lettres, Collection des Universits de

    France, 1959, III, 5. 16 J. Hellegouarch, Le vocabulaire latin des relations et des partis politiques, Paris, Les Belles

    Lettres, 1972: 257. 17 Cicron, LAmiti, Paris, Les Belles Lettres, Collection Classiques en poche, n 3,

    1996, II, 6.

  • Le De Officiis de Cicron : un manuel de vertu pratique?

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    bon sens, lieu de lexcellence des rapports humains. Elle est lie la vie

    politique18. Or selon la Nouvelle Acadmie, lamiti est objet de consensus,

    elle appartient ce quil y a de plus essentiel dans lhomme, elle lui est

    naturelle. La thorie du bon sens dpasse les systmes particuliers, mais

    saccorde avec la thorie platonicienne du dialogue des opinions.

    Le De Amicitia prne la sagesse dans son exigence suprme: les Stociens

    lient amiti et sagesse; seul le sage est ami et ne peut tre ami que du sage.

    Cicron corrige cette doctrine19 en substituant aux sages les boni, les hommes

    de bien. Il ne peut y avoir amiti en dehors de la recherche de la vertu20 -

    notamment la vertu en politique, do une rflexion sur les biens et le

    bonheur qui prolonge le De Senectute. Parmi les philosophies, Cicron rejette

    lpicurisme car il ne s'appuie pas sur le concept du souverain bien, mais sur

    une analogie, discutable selon Cicron, entre souverain bien et voluptas. Pour

    notre auteur, le Bien est lhonestum, la moralit qui rside dans lme, c'est--

    dire une conception stocienne et platonicienne. Cicron se sert par ailleurs de

    la pense pripatticienne pour combattre les excs, notamment politiques,

    de la pense stocienne21. Il soppose au stocien Blossius de Cumes mettant la

    cohrence de son amiti au dessus de toute chose, comme le veut la

    conception stocienne selon laquelle le sage a toujours raison, la seule valeur

    absolue tant l du sage. Comme le note Franois Prost, labsolue

    perfection du sage est un modle admirable en tout point, mais un tel modle

    ne se rencontre gure dans le monde imparfait des hommes du temps, aussi

    lessentiel de la rflexion se consacrera-t-il une sagesse qui se place en de

    de la perfection, mais ouvre tout de mme le champ ncessaire lexercice

    bien rel de lhonestum22.

    De Officiis

    Arrivons-en au trait du De Officiis. Znon fut le premier employer le nom

    de . Les conduites convenables , que Cicron traduit

    par officia sont des actions conformes la nature, appropries la

    constitution naturelle dun tre. Chez lhomme, dont la nature est

    raisonnable, elles se dfinissent par rapport au principe de la sagesse, au

    modle rfrentiel du sage. Que ferait le sage dans telle ou telle

    circonstance?: voici la norme qui doit guider nos actions. Les Stociens

    18 Cicron, LAmiti XII, 40). 19 Cicron, LAmiti V, 18. 20 Cicron, LAmiti XIII, 44-XIV, 48. 21 Cicron, LAmiti XI, 36-XII, 40. 22 F. Prost, La philosophie cicronienne de lamiti dans le Laelius, Revue de

    Mtaphysique et de Morale, 2008(57): 111-124.

    http://www.perseus.tufts.edu/hopper/morph?l=ta%5C&la=greek&can=ta%5C1&prior=me/n
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    appelaient les actions droites du sage, parfaitement acheves,

    contenant toutes les caractristiques de la vertu. Toutefois, les Stociens

    taient les premiers reconnatre que ce sage navait jamais vritablement

    exist. La sagesse est donc finalement inaccessible aux hommes, ils ne

    peuvent que tenter de sen approcher. Cest pourquoi ils font la distinction

    parmi les entre les convenables achevs ( qui consistent en

    les ) et les convenables moyens () qui jettent les bases

    dune morale mise au niveau et la porte de tous les hommes. Ce

    convenable moyen est appel par Cicron officium medium qui

    correspond une action quune raison "probable" peut justifier23. Il

    consiste en la recherche des prfrables (), cest--dire des choses

    indiffrentes auxquelles nous accordons une valeur relative. Grce ce code

    de conduite pratique, la volont bonne peut trouver une matire dexercice. Il

    y a une place ainsi pour une vertu humaine cot de la vertu du sage, une

    vertu qui nest pas sagesse et savoir absolus (), mais prudence

    () et rflexion raisonnable24 qui consistent faire tout notre possible

    pour atteindre le but conforme la nature que nous nous proposons.

    Que pouvons-nous conclure de cette premire tape de notre

    dmonstration? Sagesse du juste milieu dictant chaque citoyen ce quil est

    convenable de faire en toute situation, lhonestum, envisag par Cicron

    taille humaine sous la forme du convenable moyen (officium medium),

    sappuie en thorie sur la mesure ainsi que sur la prise en considration des

    circonstances (tempora25) dans lesquelles toute dcision doit tre prise. Adepte

    de la prudentia, science des choses rechercher et des choses viter26,

    Cicron dogmatise sur le comportement decens. Entre thorie et cas pratique,

    il nous semble prsent pertinent de mettre lpreuve des faits les rflexions

    dordre moral menes dans ce trait. La correspondance de lArpinate

    fourmille dexemples dignes dintrt, mais notre attention a t arrte par

    la lettre 381 adresse en mars 49 Csar, dans laquelle Cicron, dvor par les

    affres de lindcision politique, se propose de rconcilier les camps ennemis de

    Pompe et de Csar. Dans la mesure o la question du choix moralement

    convenable entre Csar ou Pompe sy pose de faon aigu, il nous semble

    23 Cicron, De Officiis, I, 8. 24 Cicron, De Officiis I, 153: La premire de toutes les vertus est cette sagesse que les

    Grecs appellent sofia sous le nom en effet de prudence que les Grecs appellent , nous entendons une autre vertu qui est la science des choses rechercher et des choses

    viter(trad. Maurice Testard). 25 Cicron, De Officiis I, 31: Sed incidunt saepe tempora cum ea quae maxime videntur

    digna esse iusto homine eoque quem virum bonum dicimus, commutantur fiuntque

    contraria. 26 Cicron, De Officiis I, 153: rerum expetendarum fugiendarumque scientia.

  • Le De Officiis de Cicron : un manuel de vertu pratique?

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    pertinent dutiliser le manuel de vertu pratique que constitue le De Officiis

    comme grille danalyse de cette missive de prime abord droutante: Cicron y

    met-il en pratique stricto sensu ce quil thorise cinq plus tard ou y fait-il

    preuve dun art consomm dune mtis politique et morale harmonisant avec

    ingniosit laction et la pense?27

    3. La lettre 381, entre honestum et ars concordiae

    Lanne 49 est une anne cruciale car elle voit le dbut des affrontements

    entre les deux rivaux: larme de Csar marche sur Rome pour se dfaire de

    Pompe, alors au consulat. Celui-ci russit senfuir en Grce. Libr de sa

    tche aprs sa victoire en Gaule, Csar a dsormais les mains libres pour se

    mesurer Pompe. Durant le second semestre de cette mme anne, la

    correspondance de Cicron est ininterrompue, ce qui constitue un miroir

    historique et littraire dune priode au cours de laquelle notre auteur

    multiplie les rserves propos de Csar, portant un jugement svre sur son

    caractre et sa politique.

    Dans cette optique, la lettre que lArpinate lui adresse le 19 ou le 20 mars

    49 (Ad Caesarem IX, 11 A) caractrise bien ltat desprit dans lequel il se

    trouve. Lintrt que cette missive prsente pour le lecteur est constitu par

    les propos de prime abord dconcertants que lauteur adresse Csar. En

    effet, Cicron sy prsente comme lhomme providentiel uvrant pour la

    concordia civium et pour le bien de la Rpublique : il semble prner une

    morale politique du juste milieu afin de rconcilier les camps ennemis de

    Pompe et de Csar. Une telle attitude, mme guide par la prudentia, semble

    ainsi a priori difficilement compatible avec la catgorie du convenable,

    mme du convenable moyen (officium medium) telle que Cicron la dfinit

    dans la mesure o cette dernire suppose en loccurrence un choix ainsi que la

    connaissance du vrai. cela sajoute le fait quau comportement decens,

    Cicron associe, tout en les distinguant, les notions de justice (iustitia) et de

    respect (verecundia). Respecter deux adversaires politiques tout en rendant

    justice chacun dentre eux relve en loccurrence dune acrobatie la fois

    spculative et politique. Dans une telle optique, lindcision politique de

    lArpinate peut faire croire quil manque de perspicacit ou mme quil est

    m par un opportunisme conjuguant hypocrisie et recherche effrne de la

    gloire. En dautres termes, Cicron est-il un desultor bellorum civilium

    (girouette des guerres civiles) avide de gloire ou au contraire un expert dans

    le maniement dune ambigut correspondant une application souple du

    27 Nous songeons lexpression de Cicron : agendi cogitandique sollertia (I, 157).

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    decorum mettant en lumire une intelligence ruse faisant usage, avec feinte

    et dtour, des concepts-cls de modestia et de temperantia?

    4. In utramque partem : Cicron entre Csar et Pompe

    Quand il regagne lItalie au terme de son mandat en Cilicie, le nouvel

    imperator constate que la situation est devenue explosive. Le 26 novembre 50,

    de Brindes, il crit son secrtaire Tiron: Je crains de grands dsordres

    Rome partir du premier janvier. Jagirai en tout avec modration28. Le

    rle de modrateur auquel il aspire tant est bien difficile tenir tant donn

    les circonstances : le 9 dcembre, alors quil se trouve en Campanie et quil est

    la veille de rencontrer Pompe, il fait laveu de limpuissance o lui-mme

    se trouve en face des deux rivaux: Et, bien sr, jagirais, si je le pouvais,

    autrement que jy suis aujourdhui contraint. Cest de leur pouvoir personnel

    quen ce moment contestent des deux hommes, au plus grand pril de la

    patrie29. Mais si on lui demande de quel ct il se rangera, la rponse de

    Cicron fuse : Mihi skaphos unum erit quod a Pompeio gubernabitur. Cela

    tant, il prche dabord la paix et la concorde: Mais Pompe lui-mme, je le

    prendrai lcart pour lexhorter la concorde. Car je sens bien que le pril

    est immense30.

    Lentrevue du 10 mai, qui se tient dans sa villa de Pompi, lui fait

    craindre le pire, son seul espoir tant que Csar saura peser ce quil a dj et

    quil risque donc de perdre sil perd la guerre (Epistulae ad Atticum VII, 4, 2-

    3). Le 15 dcembre, Cicron crit encore Atticus: De re publica cotidie magis

    timeo (). Pace opus est. Ex victoria cum multa mala tum certe tyrannus

    exsistet (Epistulae ad Atticum VII, 5, 4). Le tyran qui sortira de la victoire

    pourrait donc tre Pompe aussi bien que Csar, mais quand il fait

    linventaire des ressources dont disposent les deux partis, Cicron sait trs

    bien que les atouts majeurs sont entre les mains de Csar (Epistulae ad

    Atticum VII, 7, 6) qui franchit le Rubicon le 11 janvier. Or, laube du 12

    janvier 49, Cicron se trouve aux portes de Rome: il est bien conscient dtre

    tomb dans lincendie mme de la guerre civile (in ipsam flammam civilis

    discordiae, Fam., XVI, 11, 2). Il croit que jamais ltat na t en plus

    28 Cicron, Correspondance (texte tabli et traduit par Jean Bayet), Paris, Les Belles

    Lettres, Collection des Universits de France, tome 5, 1964, Epistulae ad Familiares XVI,

    9, 3): Romae vereor ne ex Kal. Ian. Magni tumultus sint. Nos agemus omnia modice. 29 Cicron, Correspondance, Att., VII, 3, 3-4: Quod quidem agerem, si liceret, alio modo ac

    nunc agendum est. De sua potentia dimicant homines hoc tempore periculo civitatis. 30 Cicron, Correspondance, Att. VII, 3, 5: Ipsum tamen Pompeium separatim ad

    concordiam hortabor. Sic enim sentio, maxumo in periculo rem esse.

  • Le De Officiis de Cicron : un manuel de vertu pratique?

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    grand pril (numquam maiore in periculo civitas fuit, Epistulae ad Familiares

    XVI, 11, 3), mais il ne sait pas encore que Csar vient de dclencher les

    hostilits.

    Or, la moderatio de Csar, mme si elle est calcule, incite beaucoup de

    gens se rapprocher de lui. Cest pourquoi Cicron est embarrass: ni Pompe

    ni Csar ne lont vraiment soutenu face ses ennemis. Mais ils feignent de le

    tenir en grande estime chaque fois quils ont besoin de son appui. Dans une

    lettre adresse Atticus (Epistulae ad Atticum VIII, 3), date du 18 fvrier

    49, lArpinate expose des arguments la fois en faveur du soutien de Pompe

    et de Csar. Sa dlibration se veut objective dans la mesure o il envisage le

    pour et le contre. Il examine les vertus de Pompe, quil considre comme le

    dfenseur de la Rpublique face Csar, limperator. Les faiblesses de Pompe

    relvent derreurs quil a commises et non dune incompatibilit politique. La

    gravit de la situation loblige envisager srieusement le parti de Csar, et,

    au fond de lui, il na pas envie de simplement faire partie de larme de

    notables qui suivent Pompe. Mais trahir Pompe revient renier ses

    convictions rpublicaines, cest--dire ses convictions les plus profondes. Les

    reproches quil lui adresse construisent ainsi la figure dun dfenseur de la

    patrie, de la rpublique et de la vertu ancestrale, clairvoyant et prudent.

    Comment ne pas choisir, terme, le parti de Pompe, ne serait-ce que par

    dfaut?

    Cest dans ce contexte politique serr que sinscrit la lettre Ad Caesarem

    (Epistulae ad Atticum , IX, 11 A) qui fait lobjet de notre tude. Le 5 mars,

    Csar avait adress Cicron un court billet, confi leur ami Furnius, lui

    demandant une entrevue Rome afin de pouvoir profiter de ses conseils, de

    sa popularit, de son influence et de son aide (te velle uti consilio et dignitate

    mea () de gratia et de ope, Epistulae ad Atticum , IX, 11 A, 1). Le 19

    ou le 20 mars, de Formies, ce dernier lui rpond en se proposant comme

    mdiateur pour le rconcilier avec Pompe. Une telle proposition semble de

    prime abord droutante de la part de Cicron et de son rejet viscral de la

    monarchie: il voit la menace tyrannique que pourrait incarner Csar, ce

    quoi soppose la vieille rpublique dont Pompe serait le champion.

    LArpinate serait-il donc, comme nous lavons dj suggr, un autre desultor

    civilium bellorum31? Cette formule pourrait rsumer le jugement radical

    qumet Jrme Carcopino au sujet de lattitude de notre auteur durant les

    guerres civiles32.

    31 Ce surnom fut donn par Messala lhistorien romain Quintus Dellius, qui, pendant les

    guerres civiles qui suivirent le meurtre de Csar, embrassa et quitta successivement le parti

    de Dolabella, celui de Cassius et celui dAntoine. 32 J. Carcopino, Les secrets de la correspondance de Cicron, Paris, LArtisan du livre, 1947;

    en particulier, vol. 1: 352-372. Voir aussi C. Lvy, Textes antiques, enjeux

  • FRANCK COLOTTE

    350

    5. Cicron, mdiateur au service dun tyran?

    Cicron commence sa lettre par une double mention du titre dimperator (le

    sien et celui de Csar). Il se place ainsi au mme rang que Csar avec qui il

    peut traiter sur un pied dgalit, sans doute pour des questions de respect et

    de justice sociale. Rappelons que ce dernier est lu consul en 59 et quil

    obtient limperium pour pacifier la Gaule, renouvel en 55. En 49, toujours

    stationn en Gaule, il demande au Sant lautorisation de briguer un second

    consulat absens: il est soutenu par des tribuns de la plbe sur place, mais le

    Snat refuse et vote durgence. Ce fut pour Csar le prtexte de la guerre

    civile : il rentre en Italie, franchit le Rubicon et marche sur Rome.

    Stant hiss au mme niveau que son interlocuteur, Cicron met en place

    sa stratgie pistolaire qui consiste reprendre les compliments que lui avait

    adresss Csar, non seulement pour se protger en les plaant sous la

    responsabilit de son ami le conqurant des Gaules, mais encore pour

    renchrir sur cet loge. Csar veut bnficier de linfluence et de laide de

    Cicron, qui, son tour, loue ladmirable et singulire sagesse (pro tua

    admirabili ac singulari sapientia) de son correspondant. Sagit-il dune

    insincrit inconsciente ou dun dtournement manipulateur dun argument

    fond la fois sur lloge et sur lanalogie? La porte argumentative du

    propos partisan de Cicron consiste visiblement persuader Csar par une

    mise en parallle idologique: leur idal commun nest-il pas la sauvegarde de

    la Rpublique? Notons galement que, comme souvent, lhabile rhteur se

    met lui-mme en scne par une double prsence fortement inscrite dans le

    texte par un investissement sujet-scripteur.

    Cicron cherche en ralit consolider sa position, en apparaissant

    comme lhomme de la situation, un homme providentiel (et ad eam rationem

    existimabam satis aptam esse et naturam et personam meam ; magis idoneum

    quam ego sum () reperies neminem). Il expose ici sa conception leve de

    lorateur, un civil capable de rconcilier les camps ennemis et dviter les

    affrontements sanglants (cum primum potui pacis auctor fui): comme il lcrit

    dans le De Officiis, le courage civil nest donc pas infrieur au courage

    contemporains: J. Carcopino lecteur de la correspondance de Cicron, Epistulae antiquae,

    Actes du IVe Colloque international Lpistolaire antique et ses prolongements europens,

    Universit Franois-Rabelais, Tours, 1er-2-3 dcembre 2004, Paris, Peeters, 2006: 385397.

    Carlos Lvy y montre de quelle manire Jrme Carcopino construit un portrait outrancier

    de lhomo novus dArpinum dans le contexte du rgime de Vichy: Du point de vue de

    lcriture de lhistoire, le cas des Secrets montre que mme les meilleurs spcialistes peuvent

    ne pas rsister la tentation de projeter sur lAntiquit les fantasmes du prsent (p. 397).

  • Le De Officiis de Cicron : un manuel de vertu pratique?

    351

    militaire33. Pour notre auteur, les qualits morales du dirigeant de ltat

    sont primordiales la russite dun gouvernement: ce dernier devrait tre

    anim par un dsir dsintress ou non-goste, guid par les volonts et les

    tches que lui demandent ses concitoyens. Par ailleurs, celui qui commande

    doit se soumettre aux mmes lois que son peuple et sa vie doit servir

    dexemple. Sous linfluence du stocisme, Cicron pense que, dans la

    Rpublique, politique et morale sont ncessairement parties lies.

    Or, il feint dignorer que Csar a dautres vises que le rtablissement de

    la paix rpublicaine, le convenable se nourrissant ici volontiers la fois du

    couple modestia/ temperantia que de sollertia: il fait comme si personne ne

    pouvait le souponner de chercher le pouvoir absolu. Le procd de

    lantiphrase semble atteindre son paroxysme lorsque notre auteur feint de

    croire que Csar veut du bien Pompe (Pompeio nostro tuendo ; me nunc

    Pompei dignitas vehementer movet), alors que celui-ci ne rve, en ralit, que de

    lcraser. Cicron cherche par ailleurs convaincre son illustre correspondant

    quil a toujours uvr pour le bien commun par sa modration et son souci de

    rconcilier les camps ennemis, et surtout quil a toujours cherch le dfendre

    (fautor dignitatis tuae ; ceteris auctor ad te juvandum). Il poursuit par

    laffirmation de sa volont de toujours (aliquot sunt anni) dtre le meilleur

    des amis (amicissimus) pour les deux adversaires, ce qui rpond de fait tout

    reproche sur son attitude ambige au dbut des vnements lis la guerre

    civile. La loyaut et la position de mdiateur de Cicron pourraient ici

    masquer son ambition de tirer parti de la situation, ou, en tout cas, son

    esprance de sortir renforc de laffrontement entre deux figures majeures de

    la crise de la Rpublique.

    Ces propos partisans, pris au premier degr, semblent dautant plus

    surprenants que Cicron brosse, notamment dans sa correspondance, un

    portrait vitriol de Csar : dans son De Officiis, par exemple, il relve la

    temeritas de Csar, soulignant par ce terme son caractre inconsidr, son

    irrflexion34. Rappelons pour mmoire quelques autres passages significatifs.

    Sil ne reste pas de tmoignage explicite sur les dbauches de Csar dans sa

    correspondance35, Cicron condamne la cupidit et les vols du personnage:

    33 Cicron, De Officiis I, 78: Sunt igitur domesticae fortitudines non inferiores

    militaribus. 34 Cicron, De Officiis I, 26: Declaravit id modo temeritas C. Caesaris qui omnia iura

    divina et humana pervertit propter eum, quem sibi ipse opinionis errore finxerat,

    principatum. 35 Daprs Sutone, Cicron y raillait les murs effmines de Csar: Cicero vero, non

    contentus in quibusdam epistulis scripsisse eum in cubiculum regium eductum in aureo

    lecto veste purpurea decubuisse floremque aetatis a Venere orti in Bithynia

    contaminatum, quondam etiam in senatu defendenti ei Nysae causam, filiae Nicomedis

  • FRANCK COLOTTE

    352

    omnia omnium concupivit crit-il Atticus36. Il blme aussi son audace37,

    son impietas38, sa cruaut39 et sa tyrannie40. Comme pour Pompe, lopinion

    relle que Cicron a de Csar se manifeste surtout en 49, mais il y a dj des

    critiques trs vives en 59. Le jugement de lArpinate sur le conqurant des

    Gaules est tout aussi sombre sagissant de lhomme politique. Les lettres qui

    nous sont parvenues sont en effet svres : Cicron reproche Csar de

    sappuyer sur le peuple. En 60 et 59, il le traite de popularis41; ce blme est

    repris dans la cinquime Philippique dans laquelle Cicron affirme:

    (Caesarem) omnem vim ingeni, quae summa fut in illo, in populari levitate

    consumpsit42. Ajoutons, pour conclure, le portrait que Cicron dresse de

    Csar dans la deuxime Philippique: Il avait lintelligence, le jugement, la

    mmoire, la culture, lapplication, la prvoyance, la diligence; il avait une

    capacit guerrire, nfaste, certes lEtat, mais glorieuse cependant; aprs de

    longues annes de prparation, il avait, grand-peine et au prix de maints

    prils, ralis son dessin dexercer un pouvoir royal; les jeux, les monuments,

    les distributions, les repas publics lui avaient gagn la multitude ignorante;

    par des prsents il stait attach ses amis, ses adversaires par un semblant de

    clmence: bref, pour ltat rpublicain, il avait ds lors tabli tant par la

    crainte que grce la rsignation, laccoutumance la servitude43. De

    mme, les actions de Csar pendant son consulat en 59, en 58 - 57, sa marche

    vers la dictature, sa dictature sont stigmatises dans la correspondance. Tout

    en observant une certaine mesure conformment aux principes

    dfinitionnels de lhonestum, Cicron manifeste sa rprobation du vivant

    mme de Csar, mais cest aprs les Ides que la critique est la plus vive et que

    les sentiments profonds de lArpinate apparaissent en pleine lumire44.

    (Sutone, Divus Iulius, XLIX, Paris, Les Belles Lettres, Collection des Universits de

    France, 7e tirage, 2002: 35). 36 Epistulae ad Atticum VII, 13 a, 1, in Cicron, Correspondance, tome V, Paris, Les Belles

    Lettres, Collections des Universits de France, 4e tirage, 2002: 108. 37 Epistulae ad Atticum II, 24, 4. 38 Epistulae ad Atticum X, 4, 3. 39 Epistulae ad Atticum VII, 12, 2. 40 Epistulae ad Atticum XIII, 37, 2. 41 Epistulae ad Atticum II, 20, 4 et 21, 5. 42 Cicron, Philippica V, Paris, Les Belles Lettres, Collection des Universits des France,

    Discours tome XX, 1960: 44. 43 J. Cels Saint-Hilaire, La Rpublique romaine 133-44 av. J.-C., Paris, Armand Colin,

    2005: 177; Cicron, Philippiques I IV, Paris, Les Belles Lettres, Discours tome XIX, 2e

    tirage, 1963: 152-153. 44 Cicron, De Officiis II, 23 et 84; III, 83.

  • Le De Officiis de Cicron : un manuel de vertu pratique?

    353

    6. Gloriae cupiditas?

    Rappelons que la guerre civile est, aux yeux de Cicron, un conflit au cours

    duquel aucun Romain ne saurait acqurir la vraie gloire. La guerre a toujours

    t, aux yeux des Romains, un des moyens les plus srs, sinon le seul,

    dobtenir la gloire dont ils sont avides, comme le souligne Cicron lui-mme

    par lexpression studium bellicae gloriae45. Il revendique la gloria militaris

    comme tant le but et en mme temps la rcompense de lorateur, du chef

    dtat ou de lcrivain46. La gloria imperii, quant elle, est un prestige

    normalement attach la possession dun Empire conquis par la force47. Or,

    dans la mesure o la gloire est, pour une grande part, lie au mtier des

    armes, il est craindre quen admirant les conqurants et en rvant de les

    imiter, les Romains nprouvent une grande admiration pour les hommes

    illustres. Il est en effet incontestable que Csar fascinait la jeunesse : cette

    sduction est juge particulirement dangereuse par Cicron.

    Considre comme une sorte de prolongement logique de la guerre

    extrieure, comme un moyen offert un chef darme pour accder au

    pouvoir, la guerre civile risquait ainsi de passer, aux yeux des Romains,

    comme un pisode pnible, mais indispensable, pour acqurir la gloire

    suprme, celle qui consiste tre matre de Rome. Cicron, tmoin de

    plusieurs guerres civiles, a compris le danger reprsent par une telle

    conception, cest pourquoi il sefforce de le pallier en sattachant la fois

    montrer le caractre quivoque de la gloire ainsi comprise, et dtruire

    ladmiration que lui vouait le peuple romain: Et quoniam semper appetentes

    gloriae praeter ceteras gentis atque avidi laudis fuistis48. Lorateur cherche en

    mme temps prouver que, de toute faon, une lutte fratricide ne peut en

    aucun cas permettre dacqurir une gloire digne de ce nom. Ainsi,

    largumentation de nombreux chefs au nombre desquels figure Csar qui

    consiste justifier leur action par la volont de sauvegarder leur dignitas

    blesse, est, pour Cicron, hypocrite et errone, dans la mesure o il ne saurait

    y avoir de dignitas sans honestas: Atque haec ait (Caesar) omnia facere se

    dignitatis causa. Ubi est autem dignitas, nisi ubi est honestas?49.

    Ds que la gloria est, dans la pense de lcrivain, en rapport avec le

    bellum civile, elle devient suspecte. Des deux sens que prend, chez Cicron, le

    45 Cicron, De Officiis, I, 61; III, 83. 46 Cicron, Pro Murena, 29, Paris, Les Belles Lettres, Collection des Universits de France,

    2e tirage, 2002. 47 Cicron, De Officiis I, 38. 48 Cicron, De imperio Cnei Pompei, 7, Paris, Les Belles Lettres, Collection des Universits

    de France, 1930. 49 Cicron, Epistulae ad Atticum VII, 11, 1.

  • FRANCK COLOTTE

    354

    mot gloria, lun laudatif, lautre pjoratif (cupiditas gloriae, hominum

    gloria50), cest le second que lon rencontre le plus souvent dans son uvre,

    notamment dans ses crits postrieurs lanne 49. Comme telle, la gloire

    apparat comme un sentiment superficiel, voire nuisible. Aprs lexprience

    des guerres civiles et de la domination dun homme croyant avoir acquis la

    gloire en tablissant son pouvoir absolu sur ses concitoyens, de la mfiance

    envers la gloria, Cicron en arrive une condamnation pure et simple dans

    des traits comme le De Finibus et les Tusculanes. Dans ces deux ouvrages, ce

    dernier montre que la gloire est fonde sur la vertu, mais que la gloriae

    cupiditas nest quune passion51, une maladie comparable celle que

    constituent les dsirs immenses et creux des richesses et de la domination.

    Il fait ressortir lhypocrisie et la vanit de cette prtendue gloire, acquise par

    des massacres de compatriotes : ce nest quune contrefaon de la gloire, une

    fama popularis: Illa autem, quae se ejus imitatricem esse volt, temeraria atque

    inconsiderata et plerumque peccatorum vitiorum laudatrix, fama popularis,

    simulatione honestatis, formam eius puchritudinemque corrumpit52. Le vrai

    chemin de la gloire ne peut tre que la louange qui sattache aux belles

    actions et aux grands services rendus la patrie53. Par ailleurs, dans son De

    Officiis, il note que la plupart des hommes oublient la justice car ils ont t

    saisis par la passion des commandements: Maxime autem adducuntur

    plerique, ut eos justitiae capiat oblivio, cum in imperiorum, honorum, gloriae

    cupiditatem inciderunt54. Le lien sacr devant runir entre eux les membres

    dune socit est difficile maintenir en temps de guerre civile, dautant plus

    que ce flau de lambition politique peut tre le fait des plus grandes mes et

    des talents les plus brillants55. Notre auteur, critiquant la magnitudo animi,

    souligne clairement lide que lhonntet ne se trouvera pas dans la gloire:

    Vera autem et sapiens animi magnitudo honestum illud quod maxime natura

    50 Cicron, De Republica, Paris, Les Belles Lettres, Collection des Universits de France,

    tome 2, 1980, VI, 25. 51 Cicron, Tusculanes, Paris, Les Belles Lettres, Collection des Universits de France,

    tome 1, 2e d., 1960, II, 65. 52 Cicron, Tusculanes, Paris, Les Belles Lettres, Collection des Universits de France,

    tome 2, 3e tirage, 1968, III, 4. 53 Cicron, Philippicae I, 29: Est autem gloria laus recte factorumque magnorumque in

    rempublicam meritorum. 54 Cicron, De Officiis, I, 26. 55 Cicron lui-mme avoue son faible pour lide de gloire dans son Pro Archia: ()

    indicabo et de meo quodam amore gloriae nimis acri fortasse, verum tamen honesto vobis

    confitebor, in Pro Archia, XI, 28, Paris, Les Belles Lettres, Collection des Universits de

    France, Discours tome 12, 6e tirage, 2002.

  • Le De Officiis de Cicron : un manuel de vertu pratique?

    355

    sequitur, in factis positum, non in gloria judicat principemque se esse mavult

    quam videri56.

    Est donc honnte pour Cicron ce qui est avantageux la Rpublique

    et par consquent honorable, conforme au devoir, dsintress pour celui qui

    professe en toute droiture de conscience ces vertus civiles. Pour lui, la seule et

    vritable gloire consiste uvrer au service de la concordia civium, condition

    sine qua non de la survie de la Rpublique et du rtablissement de la paix

    rpublicaine. Il est donc difficilement concevable que lhypocrisie

    cicronienne aille jusqu brader cet idal au nom dune gloire personnelle

    acquise par le travestissement des principes de morale politique quil nonce

    dans cette lettre. Le princeps cicronien peut en effet se dfinir, de faon

    gnrique par les termes suivants : tutor, procurator rei publicae, rector et

    gubernor civitatis57. Ainsi, la Rpublique romaine repose sur dautres

    caractristiques que la forme de gouvernement: les qualits de son dirigeant.

    Comme nous lavons vu, les qualits morales du dirigeant sont primordiales

    la russite dun gouvernement: ce dernier devrait tre anim par un dsir

    dsintress ou non-goste, guid par les volonts et les tches que lui

    demandent ses concitoyens. Selon la dfinition de Cicron, il y a Rpublique

    quand il y a une communaut dintrts et reconnaissance populaire de cette

    communaut, la meilleure forme de gouvernement tant celle qui rsulte de la

    fusion des trois systmes politiques de base (royaut, aristocratie et

    dmocratie): Quod ita cum sit, tribus primis generibus longe praestat mea

    sententia regium, regio autem ipsi praestabit id quod aequatum et temperatum ex

    tribus primis rerum publicarum modis58.

    Malgr lambigut quil affiche, Cicron est sans doute bien convaincu

    que la ligne de conduite de Csar, en mars 49, nest pas honnte et que ce

    dernier pense davantage sa position personnelle quau salut de ltat. Il est

    galement persuad que Csar, pour dfendre tout prix les privilges quil a

    russi se faire octroyer en des circonstances exceptionnelles, nhsitera pas

    bouleverser ltat, rpandre le sang des citoyens, violer la constitution.

    Deux hommes sont aux prises, mais Pompe, en dpit de ses dfauts aggravs

    par lge, et ce que son caractre a dantipathique, a la confiance de ses

    56 Cicron, De Officiis I, 65. 57 Cicron, De Republica, II, 51: Sit huic oppositus alter, bonus et sapiens et peritus

    utilitatis dignitatisque civilis, quasi tutor et procurator rei publicae ; sic enim appelletur

    quicumque erit rector et gubernator civitatis. Quem virum facite ut adgnoscatis; iste est

    enim qui consilio et opera civitatem tueri potest, Paris, Les Belles Lettres, Collection des

    Universits de France, tome 2, 1980. Sur la notion de princeps, cf. aussi E. Lepore, Il

    Princeps ciceroniano e gli ideali politici della tarda repubblica, Naples, Istituto Italiano per

    gli Studi Storici,1954, en particulier: 5676. 58 Cicron, De Republica., I, 69; cf. aussi N. Wood, Ciceros Social and Political Thought,

    Berkeley and Los Angeles, University of California Press, 1988 ; en particulier: 120175.

  • FRANCK COLOTTE

    356

    consuls et de la majorit snatoriale : il fait figure de dfenseur de Rome.

    Csar, en revanche, malgr ses victoires et son gnie, ose prendre position

    contre les lois en vigueur et soumet Rome un chantage : celui dune menace

    arme pour quon lui reconnaisse les privilges auxquels il prtend avoir

    droit. Cicron nie ce droit au nom du salut de ltat en pril ; les prtentions

    du vainqueur de la guerre des Gaules devront tre combattues : si lArpinate

    avait cd sur ce point, il aurait reni ses propres principes, aurait dtruit

    jusquen ses fondements ldifice doctrinal de son livre sur la Rpublique.

    Conclusion : honestum et ars concordiae

    Le cas de la lettre 381 (Epistulae ad Atticum IX, 11 A) apparat donc comme

    un exemple probant de ce que lon pourrait appeler la mtis cicronienne

    conjuguant exigences de honestum et difficults de lars concordiae. Comme

    lon sait, la mtis caractrise laptitude sadapter aux situations ambigus,

    mouvantes, o rgnent la multiplicit et la diversit, et qui exige moins la

    force quune intelligence ruse permettant daccder une efficacit

    suprieure, comme dans le cas prsent, par lusage dtourn de la prudentia

    (par la sduction du langage) et de la modestie feinte (rhtorique et

    politique). Cicron, en sattribuant le titre dimperator, se prsente comme

    lhomme providentiel, capable de sauvegarder la Rpublique en pril, victime

    des luttes de pouvoir entre Csar et Pompe. Conforme la dfinition

    gnrique quil donne du princeps dans son trait sur la Rpublique, il

    cherche tre considr comme un tutor, procurator rei publicae, rector et

    gubernator civitatis. Les circonstances politiques dans lesquelles cette lettre fut

    rdige rendent dlicate laction constante de notre auteur pour la

    concordia civium: il sagit dtre capable de louvoyer sans pour autant

    travestir ses idaux, sans les sacrifier sur lautel de la recherche effrne de la

    gloire, maladie que Cicron fustige dans nombre de ses crits.

    Il nous apparat donc que lhomo novus dArpinum nest pas un

    opportuniste naf uniquement m par des motifs personnels, bien

    quvidemment ils ne soient pas entirement absents de sa dmarche de

    conciliation avec Csar. En habile stratge, il a sans doute vu clair ds le

    dbut dans le jeu de ce dernier, cest pourquoi, plutt que lattaque frontale,

    il cherche se le concilier et le sduire. Conscient des desseins du futur

    dictateur, et prvoyant son irrsistible ascension, il fait preuve ici dun art

    consomm de lambigut sappuyant sur les forces conjugues de la

    rhtorique et de la manuvre politique. En ayant intgr le principe

    aristotlicien de msoths le conduisant un point dquilibre entre deux

    extrmes lun par excs (Csar), lautre par dfaut (Pompe), Cicron offre

  • Le De Officiis de Cicron : un manuel de vertu pratique?

    357

    ainsi la synthse russie du decorum et de lars concordiae, ouvrant la voie

    une conception de lhonestum rgnre.

    ANNEXE

    Lettre CCCLXXXI - Ad Caesarem (Epistulae ad Atticum , IX, 11 A)

    Cicron, Correspondance, C.U.F., tome V, p. 276-278 (texte tabli et

    traduit par Jean Bayet)

    [XIa] Scr. in Formiano x'tv K.

    Apr. a. 705 (49).

    CICERO IMP. S. D. CAESARI

    IMP.

    [1] Vt legi tuas litteras quas a

    Furnio nostro acceperam, quibus

    mecum agebas ut ad Urbem essem,

    te velle uti 'consilio et dignitate

    mea' minus sum admiratus ; de

    'gratia' et de 'ope', quid significares

    mecum ipse quaerebam ; spe tamen

    deducebar ad eam cogitationem ut

    te pro tua admirabili ac singulari

    sapientia de otio, de pace, de

    concordia civium agi velle

    arbitrarer ; et ad eam rationem

    existimabam satis aptam esse et

    naturam et personam meam.

    [2] Quod si ita est et si qua de

    Pompeio nostro tuendo et tibi ac

    rei publicae reconciliando cura te

    attingit, magis idoneum quam ego

    sum ad eam causam profecto

    reperies neminem, qui et illi semper

    et senatui cum primum potui pacis

    auctor fui nec sumptis armis belli

    ullam partem attigi iudicavique eo

    bello te violari contra cuius

    Domaine de Formies, 19 ou 20

    mars 49

    Cicron imperator salue Csar

    imperator

    [1] Lisant ta lettre apporte par

    notre ami Furnius, o tu mengageais

    me rendre Rome, je ne me suis

    pas tellement tonn que tu veuilles

    recourir " mes conseils et

    lautorit" que je puis avoir ; mais ce

    que tu voulais dire en parlant de mon

    "crdit" et de mes "ressources" me

    laissent perplexe : lesprance

    cependant mamenait mimaginer,

    et ton admirable et toute singulire

    sagesse me confirmait dans lide que

    tu avais pour buts la tranquillit, la

    paix, la concorde de nos concitoyens ;

    et il me paraissait qu ce dessein

    taient assez propres et ma nature et

    la personne.

    [2] Sil en est ainsi et si tu prends

    souci du sort de notre ami Pompe et

    de la rconciliation publique, tu ne

    trouveras coup sr personne qui

    soit plus propre une telle entreprise

    que moi : je nai fait que

    recommander la paix, lui de tout

    temps, au Snat ds que je lai pu ;

  • FRANCK COLOTTE

    358

    honorem populi Romani beneficio

    concessum inimici atque invidi

    niterentur. Sed ut eo tempore non

    modo ipse fautor dignitatis tuae fui

    verum etiam ceteris auctor ad te

    adiuvandum, sic me nunc Pompei

    dignitas vehementer movet.

    Aliquot enim sunt anni cum vos

    duo delegi quos praecipue colerem

    et quibus essem, sicut sum,

    amicissimus.

    [3] Quam ob rem a te peto vel

    potius omnibus te precibus oro et

    obtestor ut in tuis maximis curis

    aliquid impertias temporis huic

    quoque cogitationi, ut tuo

    beneficio bonus vir, gratus, pius

    denique esse in maximi benefici

    memoria possim. Quae si tantum

    ad me ipsum pertinerent, sperarem

    me a te tamen impetraturum ; sed,

    ut arbitror, et ad tuam fidem et ad

    rem publicam pertinet me et pacis

    et utriusque vestrum et ad civium concordiam

    per te quam accommodatissimum

    conservari. Ego cum antea tibi de

    Lentulo gratias egissem, cum ei

    saluti qui mihi fuerat fuisses,

    tamen lectis eius litteris quas ad

    me gratissimo animo de tua

    liberalitate beneficioque misit,

    eandem me salutem a te accepisse

    quam ille. In quem si me

    intellegis esse gratum, cura,

    obsecro, ut etiam in Pompeium

    esse possim.

    quand on eut pris les armes, je nai

    nullement particip la guerre ; et

    elle me parut injustement dirige

    contre toi, auquel linimiti et lenvie

    contestaient la gloire dun privilge

    concd par le peuple romain. Mais si

    en cette priode, sans me contenter

    de dfendre lhonneur de ton rang,

    jengageai aussi les autres te

    soutenir, aujourdhui cest la

    sauvegarde de Pompe qui me touche

    et mmeut. Car depuis bien des

    annes, jai fait de vous deux par-

    dessus les autres lobjet de mes

    dvouements et dune amiti qui fut

    et reste la plus vivre.

    [3] Cest pourquoi je te demande,

    ou plutt te prie avec instance et

    tadjure de trouver, au milieu de

    toutes les tches qui exigent tes soins,

    un moment donner aussi cette

    proccupation : pour que grce ton

    bienfait je puisse me montrer homme

    de cur et manifester enfin la pieuse

    reconnaissance que je dois son

    immense bienfait dautrefois. Sil ne

    sagissait que de moi, jaurais

    cependant bon espoir de lobtenir de

    toi. Mais, mon sens, cest la

    constance de ta rputation et au bien

    de ltat que cela importe : tiens-moi

    toujours comme de la paix

    et de vous deux et comme le plus

    dispos qui soit rtablir la concorde

    et entre les citoyens. Je

    tai dj remerci de ce que tu as fait

    pour Lentulus, en sauvant celui qui

    mavait sauv ; mais lecture dune

    lettre quil ma envoye, pleine de la

    plus vivre gratitude pour la

    gnrosit de ton bienfait,

  • Le De Officiis de Cicron : un manuel de vertu pratique?

    359

    sens oblig te dire> que tu mas

    donn la vie en mme temps qu lui.

    Si tu mesures par l ma

    reconnaissance envers lui, veuille

    bien, je ten supplie, me permettre de

    rendre la pareille Pompe aussi.