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Etica & Politica / Ethics & Politics, XVI, 2014, 2, pp. 341-359
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Le De Officiis de Cicron : un manuel de vertu pratique?
Marylne
Franck Colotte Universit du Luxembourg
ABSTRACT
This communication focuses on Ciceros conception of honestum and on his application
in his political reflexions and action. In his treatise On Duties, he attempts to discover the
honestum of morality. Cicero, therefore, tried to use philosophy to bring about his
political goals. After an attempt to define the concept of honestum, we will try to
analyze Ciceros political and ethical mtis (Epistula 381) in order to establish the
morally appropriate choice in the context of the Civil War between Caesar and Pompey.
KEYWORDS
De Officiis, honestum, msoths, ars concordiae
1. Remarques liminaires
Si les Acadmiques, le De Finibus et les Tusculanes peuvent se ranger parmi
les consolations qui ont suivi la mort de Tullia, le De Officiis apparat
comme le testament philosophique de Cicron. Mais quand il rdige cette
lettre dun pre son fils, lauteur ne sait pas ce qui lattend. Aussi adresse-
t-il peut-tre autant lui-mme quau jeune Marcus les propos quil y tient.
Cicron veut y voir plus clair en dfinissant une philosophie de laction pour
les semaines et les mois venir. Dans le livre I, sur lequel nous nous
concentrerons, Cicron examine les tenants et les aboutissants du
comportement decens (cest--dire moralement appropri) reprsentant un
rapport idal de convenance dordre moral appel honestum ainsi que
lapplication aussi fidle que possible de ce rapport idal aux cas concrets de
la vie quotidienne. Pour ce faire, il se livre un inventaire de tous les
lments entrant en ligne de compte ainsi que lapprciation leur juste
valeur de ces lments. Transposition sur le plan pratique de ce quest
lhonestum au plan thorique, les officia dsigne lensemble des obligations
inhrentes une personne donne dans des conditions donnes. Sappliquant
la morale pratique du vir bonus, il analyse la beaut morale - lhonestum - en
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fonction de quatre vertus cardinales1: la connaissance du vrai qui consiste en
le discernement ingnieux du vrai (perspicientia veri sollertiaque); le sens de
la communaut humaine (hominum societas) qui comprend deux subdivisions,
la justice (iustitia) et la bienfaisance (beneficentia); la grandeur dme
(magnanimitas) qui consiste en la grandeur et la force leve et invincible
(animi excelsi atque invicti magnitudo ac robor); enfin le convenable, le
decorum2 qui consiste en lordre et la mesure de tous les actes et de toutes les
paroles (ordo et modus omnium quae fiunt quaeque dicuntur). Cette dernire
vertu, qui correspond une adquation sociale3, fait lobjet dune
thorisation approfondie. Cicron dfinit le decere (tre convenable) de la
manire suivante: se servir de la raison et du langage avec prudence, faire ce
que lon fait avec rflexion, en toute chose voir ce quil y a de vrai et le
dfendre, cest le convenable4. Dans cette perspective, sagissant de la
conduite adopter envers les hommes, lArpinate distingue deux catgories
de comportement decens, celui qui correspond la iustitita (le rle de la
justice, cest de ne pas faire violence aux hommes) et celui qui correspond
la verecundia (celui du respect, de ne point les heurter5).
Dans la prsente communication, nous tenterons dexaminer en quoi les
praecepta sous-tendant lhonestum, notamment la quatrime source de la
beaut morale, le decorum, auquel sont associs les concepts de respect
(verecundia), de temprance (temperantia) et de pondration (modestia)6,
refltent les agissements passs de notre auteur, conformment ce quil
thorise et professe dans cette uvre de maturit. En dautres termes, nous
essaierons de mettre en parallle les enseignements moraux de notre auteur en
les appliquant, cinq ans de distance, un cas concret tir de sa
correspondance : la lettre 3817 (Epistulae ad Atticum IX, 11A) adresse
Csar le 19 ou le 20 mars 49 av. J.-C., anne cruciale qui voit le dbut des
1 Cicron, De Officiis (texte tabli et traduit par Maurice Testard), Paris, Les Belles
Lettres, Collection des Universits de France, 1965, tome 1 : 111-112 et 185 (I, 15 et 152). 2 Cicron, De Officiis, cit.: 152-185 (I, 93-151). Sur ce terme et la traduction du terme grec
, cf. C. Lvy, Y a-t-il quelquun derrire le masque? A propos de la thorie des personae chez Cicron, taca. Quaderns Catalans de Cultura Clssica, 19(2003): 128. 3 C. Lvy, , Y a-t-il quelquun derrire le masque ? A propos de la thorie des personae
chez Cicron, cit: 128. 4 Cicron, De Officiis I, 94: () et ratione uti atque oratione prudenter et agere quod
agas, considerate omnique in re quid sit veri, videre et tueri decet. 5 Cicron, De Officiis I, 99: Est autem quod differat in hominum ratione habenda inter
iustitiam et verecundiam. Iustitiae partes sunt non violare homines, verecundiae non
offendere. 6 Cicron, De Officiis I, 93. 7 Cicron, Correspondance (texte tabli et traduit par Jean Bayet), Paris, Les Belles
Lettres, Collection des Universits de France, 1964, tome 5: 276-278.
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affrontements entre Csar et Pompe. Nous utiliserons ainsi les dfinitions
thoriques de lhonestum comme grille de lecture de cette missive qui, en
cultivant volontairement lambigut, met en relief une forme de mtis8
faon Cicron trouvant une application pratique la fois sur le plan
politique et moral.
2. Lhonestum cicronien, du De Inventione au De Officiis
Nous procderons pour dbuter notre expos une analyse sommaire de trois
traits permettant de montrer limportance que revt le concept dhonestum
dans luvre de Cicron: le De Inventione et le De Amicitia parce quils
encadrent chronologiquement luvre de notre auteur, et le De Officiis
proprement dit dont nous mettrons en lumire certains lments-cls dans la
mesure o ils nous permettent dclairer la lecture critique et philosophique
que nous proposons de la lettre 381.
De Inventione
Commenons par le trait De Inventione. Ce trait de rhtorique, uvre de
jeunesse de Cicron date par Guy Achard de 84 ou 83 av. J.-C.9, est le
premier jalon dun parcours philosophique et moral domin par le concept
dhonestum. Pour notre auteur, les manifestations comportementales de
lhonestas peuvent tre rassembles sous un terme global, la virtus - conforme
la fois la nature et la raison10, quil dcompose en quatre parties qui
reflteront la totalit du champ de lhonestas: Aussi, lorsquon aura pass en
revue toutes ses parties, on connatra le contenu complet de lhonntet
ltat pur, qui contient quatre parties: la sagesse (prudentia), la justice
(justitia), le courage (fortitudo) et la modration11 (temperatia). Cicron
retrouve l les vertus cardinales, platoniciennes et stociennes12. Ds lors, il
8 Cf. M. Dtienne-J.-P. Vernant, Les ruses de lintelligence. La mtis des Grecs, Paris,
Flammarion, 1974. 9 Cicron, De Inventione (texte tabli et traduit par Guy Achard) Paris, Les Belles Lettres,
Collection des Universits de France, 1994: 5-10. 10 Cicron, De Inventione II, 159: Est igitur in eo genere omnes res una ui atque uno
nomine amplexa virtus. Nam virtus est animi habitus naturae modo atque rationi
consentaneus. 11 Cicron, De Inventione II, 159: Quamobrem, omnibus eius partibus cognitis, tota uis
erit simplicis honestatis considerata. Habet igitur partes quattuor: prudentiam, iustitiam,
fortitudinem, temperantiam. 12 Cicron, La nature des dieux (traduit et comment par Clara Auvray-Assayas), Paris, Les
Belles Lettres, Collection La roue livres, 2002, III, 38.
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peut analyser chacune des quatre parties tour de rle, pour dterminer le
contenu de lhonestas. Arrtons-nous sur la prudentia, la sagesse, principe de
dtermination morale, distinguant le bien du mal13. Trois parties la
composent: Elle comprend la mmoire, lintelligence, la prvoyance. La
mmoire permet lesprit de retenir ce qui est pass; lintelligence, de
comprendre ce qui est; la prvoyance, de deviner quune chose va se produire
avant quelle se soit produite14. Selon Joseph Hellegouarch qui sappuie sur
les crits de philosophie politique de Cicron15, la prudentia, ainsi dfinie, est
obligatoirement une qualit fondamentale de lhomme dEtat16. Ds lors, ses
trois subdivisions, memoria, intellegentia, prouidentia, galement. Les trois
mots dterminent une comprhension particulirement perspicace et tendue
de la part de lhomme dot de prudentia, vritable vision ancre dans le pass
permettant une meilleure adaptation au prsent et une prvision de lavenir.
Cette alliance des trois concepts autorise une valuation parfaite des
pripties de lexistence - de lindividu ou de la nation - engage dans le
droulement infini du temps. Cette intelligence absolue de lvnement pass,
prsent ou futur, est donc un outil ncessaire toute prise de dcision, et
repose avant tout sur la formation de lesprit, sur lacquisition de
connaissances historiques, politiques, philosophiques qui offre des critres
tout choix, quil soit politique ou personnel, quil engage le pays ou
lindividu.
De Amicitia
Quen est-il de lamiti? Achev en juin 44, le trait De Amicitia est
contemporain du De Officiis et mrite par consquent que lon sy arrte
quelque peu. Au dbut du trait, Laelius est appel Sage parce quil est un
homme du bon sens17, sagesse Cicron tend revenir. Lamiti est le lieu du
13 Cicron, De Inventione II, 160: Prudentia est rerum bonarum et malarum
utrarumque scientia. 14 Cicron, De Inventione II, 160: Partes eius: memoria, intellegentia, prouidentia.
Memoria est per quam animus repetit illa quae fuerunt; intellegentia, per quam ea
perspicit quae sunt ; prouidentia, per quam futurum aliquid uidetur ante quam factum
est. 15 Cicron, De re publica (texte tabli et traduit par Esther Brguet), Paris, Les Belles
Lettres, Collection des Universits de France, 1980, II, 45; Cicron, De legibus (texte tabli
et traduit par Georges de Plinval), Paris, Belles Lettres, Collection des Universits de
France, 1959, III, 5. 16 J. Hellegouarch, Le vocabulaire latin des relations et des partis politiques, Paris, Les Belles
Lettres, 1972: 257. 17 Cicron, LAmiti, Paris, Les Belles Lettres, Collection Classiques en poche, n 3,
1996, II, 6.
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bon sens, lieu de lexcellence des rapports humains. Elle est lie la vie
politique18. Or selon la Nouvelle Acadmie, lamiti est objet de consensus,
elle appartient ce quil y a de plus essentiel dans lhomme, elle lui est
naturelle. La thorie du bon sens dpasse les systmes particuliers, mais
saccorde avec la thorie platonicienne du dialogue des opinions.
Le De Amicitia prne la sagesse dans son exigence suprme: les Stociens
lient amiti et sagesse; seul le sage est ami et ne peut tre ami que du sage.
Cicron corrige cette doctrine19 en substituant aux sages les boni, les hommes
de bien. Il ne peut y avoir amiti en dehors de la recherche de la vertu20 -
notamment la vertu en politique, do une rflexion sur les biens et le
bonheur qui prolonge le De Senectute. Parmi les philosophies, Cicron rejette
lpicurisme car il ne s'appuie pas sur le concept du souverain bien, mais sur
une analogie, discutable selon Cicron, entre souverain bien et voluptas. Pour
notre auteur, le Bien est lhonestum, la moralit qui rside dans lme, c'est--
dire une conception stocienne et platonicienne. Cicron se sert par ailleurs de
la pense pripatticienne pour combattre les excs, notamment politiques,
de la pense stocienne21. Il soppose au stocien Blossius de Cumes mettant la
cohrence de son amiti au dessus de toute chose, comme le veut la
conception stocienne selon laquelle le sage a toujours raison, la seule valeur
absolue tant l du sage. Comme le note Franois Prost, labsolue
perfection du sage est un modle admirable en tout point, mais un tel modle
ne se rencontre gure dans le monde imparfait des hommes du temps, aussi
lessentiel de la rflexion se consacrera-t-il une sagesse qui se place en de
de la perfection, mais ouvre tout de mme le champ ncessaire lexercice
bien rel de lhonestum22.
De Officiis
Arrivons-en au trait du De Officiis. Znon fut le premier employer le nom
de . Les conduites convenables , que Cicron traduit
par officia sont des actions conformes la nature, appropries la
constitution naturelle dun tre. Chez lhomme, dont la nature est
raisonnable, elles se dfinissent par rapport au principe de la sagesse, au
modle rfrentiel du sage. Que ferait le sage dans telle ou telle
circonstance?: voici la norme qui doit guider nos actions. Les Stociens
18 Cicron, LAmiti XII, 40). 19 Cicron, LAmiti V, 18. 20 Cicron, LAmiti XIII, 44-XIV, 48. 21 Cicron, LAmiti XI, 36-XII, 40. 22 F. Prost, La philosophie cicronienne de lamiti dans le Laelius, Revue de
Mtaphysique et de Morale, 2008(57): 111-124.
http://www.perseus.tufts.edu/hopper/morph?l=ta%5C&la=greek&can=ta%5C1&prior=me/n -
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appelaient les actions droites du sage, parfaitement acheves,
contenant toutes les caractristiques de la vertu. Toutefois, les Stociens
taient les premiers reconnatre que ce sage navait jamais vritablement
exist. La sagesse est donc finalement inaccessible aux hommes, ils ne
peuvent que tenter de sen approcher. Cest pourquoi ils font la distinction
parmi les entre les convenables achevs ( qui consistent en
les ) et les convenables moyens () qui jettent les bases
dune morale mise au niveau et la porte de tous les hommes. Ce
convenable moyen est appel par Cicron officium medium qui
correspond une action quune raison "probable" peut justifier23. Il
consiste en la recherche des prfrables (), cest--dire des choses
indiffrentes auxquelles nous accordons une valeur relative. Grce ce code
de conduite pratique, la volont bonne peut trouver une matire dexercice. Il
y a une place ainsi pour une vertu humaine cot de la vertu du sage, une
vertu qui nest pas sagesse et savoir absolus (), mais prudence
() et rflexion raisonnable24 qui consistent faire tout notre possible
pour atteindre le but conforme la nature que nous nous proposons.
Que pouvons-nous conclure de cette premire tape de notre
dmonstration? Sagesse du juste milieu dictant chaque citoyen ce quil est
convenable de faire en toute situation, lhonestum, envisag par Cicron
taille humaine sous la forme du convenable moyen (officium medium),
sappuie en thorie sur la mesure ainsi que sur la prise en considration des
circonstances (tempora25) dans lesquelles toute dcision doit tre prise. Adepte
de la prudentia, science des choses rechercher et des choses viter26,
Cicron dogmatise sur le comportement decens. Entre thorie et cas pratique,
il nous semble prsent pertinent de mettre lpreuve des faits les rflexions
dordre moral menes dans ce trait. La correspondance de lArpinate
fourmille dexemples dignes dintrt, mais notre attention a t arrte par
la lettre 381 adresse en mars 49 Csar, dans laquelle Cicron, dvor par les
affres de lindcision politique, se propose de rconcilier les camps ennemis de
Pompe et de Csar. Dans la mesure o la question du choix moralement
convenable entre Csar ou Pompe sy pose de faon aigu, il nous semble
23 Cicron, De Officiis, I, 8. 24 Cicron, De Officiis I, 153: La premire de toutes les vertus est cette sagesse que les
Grecs appellent sofia sous le nom en effet de prudence que les Grecs appellent , nous entendons une autre vertu qui est la science des choses rechercher et des choses
viter(trad. Maurice Testard). 25 Cicron, De Officiis I, 31: Sed incidunt saepe tempora cum ea quae maxime videntur
digna esse iusto homine eoque quem virum bonum dicimus, commutantur fiuntque
contraria. 26 Cicron, De Officiis I, 153: rerum expetendarum fugiendarumque scientia.
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pertinent dutiliser le manuel de vertu pratique que constitue le De Officiis
comme grille danalyse de cette missive de prime abord droutante: Cicron y
met-il en pratique stricto sensu ce quil thorise cinq plus tard ou y fait-il
preuve dun art consomm dune mtis politique et morale harmonisant avec
ingniosit laction et la pense?27
3. La lettre 381, entre honestum et ars concordiae
Lanne 49 est une anne cruciale car elle voit le dbut des affrontements
entre les deux rivaux: larme de Csar marche sur Rome pour se dfaire de
Pompe, alors au consulat. Celui-ci russit senfuir en Grce. Libr de sa
tche aprs sa victoire en Gaule, Csar a dsormais les mains libres pour se
mesurer Pompe. Durant le second semestre de cette mme anne, la
correspondance de Cicron est ininterrompue, ce qui constitue un miroir
historique et littraire dune priode au cours de laquelle notre auteur
multiplie les rserves propos de Csar, portant un jugement svre sur son
caractre et sa politique.
Dans cette optique, la lettre que lArpinate lui adresse le 19 ou le 20 mars
49 (Ad Caesarem IX, 11 A) caractrise bien ltat desprit dans lequel il se
trouve. Lintrt que cette missive prsente pour le lecteur est constitu par
les propos de prime abord dconcertants que lauteur adresse Csar. En
effet, Cicron sy prsente comme lhomme providentiel uvrant pour la
concordia civium et pour le bien de la Rpublique : il semble prner une
morale politique du juste milieu afin de rconcilier les camps ennemis de
Pompe et de Csar. Une telle attitude, mme guide par la prudentia, semble
ainsi a priori difficilement compatible avec la catgorie du convenable,
mme du convenable moyen (officium medium) telle que Cicron la dfinit
dans la mesure o cette dernire suppose en loccurrence un choix ainsi que la
connaissance du vrai. cela sajoute le fait quau comportement decens,
Cicron associe, tout en les distinguant, les notions de justice (iustitia) et de
respect (verecundia). Respecter deux adversaires politiques tout en rendant
justice chacun dentre eux relve en loccurrence dune acrobatie la fois
spculative et politique. Dans une telle optique, lindcision politique de
lArpinate peut faire croire quil manque de perspicacit ou mme quil est
m par un opportunisme conjuguant hypocrisie et recherche effrne de la
gloire. En dautres termes, Cicron est-il un desultor bellorum civilium
(girouette des guerres civiles) avide de gloire ou au contraire un expert dans
le maniement dune ambigut correspondant une application souple du
27 Nous songeons lexpression de Cicron : agendi cogitandique sollertia (I, 157).
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decorum mettant en lumire une intelligence ruse faisant usage, avec feinte
et dtour, des concepts-cls de modestia et de temperantia?
4. In utramque partem : Cicron entre Csar et Pompe
Quand il regagne lItalie au terme de son mandat en Cilicie, le nouvel
imperator constate que la situation est devenue explosive. Le 26 novembre 50,
de Brindes, il crit son secrtaire Tiron: Je crains de grands dsordres
Rome partir du premier janvier. Jagirai en tout avec modration28. Le
rle de modrateur auquel il aspire tant est bien difficile tenir tant donn
les circonstances : le 9 dcembre, alors quil se trouve en Campanie et quil est
la veille de rencontrer Pompe, il fait laveu de limpuissance o lui-mme
se trouve en face des deux rivaux: Et, bien sr, jagirais, si je le pouvais,
autrement que jy suis aujourdhui contraint. Cest de leur pouvoir personnel
quen ce moment contestent des deux hommes, au plus grand pril de la
patrie29. Mais si on lui demande de quel ct il se rangera, la rponse de
Cicron fuse : Mihi skaphos unum erit quod a Pompeio gubernabitur. Cela
tant, il prche dabord la paix et la concorde: Mais Pompe lui-mme, je le
prendrai lcart pour lexhorter la concorde. Car je sens bien que le pril
est immense30.
Lentrevue du 10 mai, qui se tient dans sa villa de Pompi, lui fait
craindre le pire, son seul espoir tant que Csar saura peser ce quil a dj et
quil risque donc de perdre sil perd la guerre (Epistulae ad Atticum VII, 4, 2-
3). Le 15 dcembre, Cicron crit encore Atticus: De re publica cotidie magis
timeo (). Pace opus est. Ex victoria cum multa mala tum certe tyrannus
exsistet (Epistulae ad Atticum VII, 5, 4). Le tyran qui sortira de la victoire
pourrait donc tre Pompe aussi bien que Csar, mais quand il fait
linventaire des ressources dont disposent les deux partis, Cicron sait trs
bien que les atouts majeurs sont entre les mains de Csar (Epistulae ad
Atticum VII, 7, 6) qui franchit le Rubicon le 11 janvier. Or, laube du 12
janvier 49, Cicron se trouve aux portes de Rome: il est bien conscient dtre
tomb dans lincendie mme de la guerre civile (in ipsam flammam civilis
discordiae, Fam., XVI, 11, 2). Il croit que jamais ltat na t en plus
28 Cicron, Correspondance (texte tabli et traduit par Jean Bayet), Paris, Les Belles
Lettres, Collection des Universits de France, tome 5, 1964, Epistulae ad Familiares XVI,
9, 3): Romae vereor ne ex Kal. Ian. Magni tumultus sint. Nos agemus omnia modice. 29 Cicron, Correspondance, Att., VII, 3, 3-4: Quod quidem agerem, si liceret, alio modo ac
nunc agendum est. De sua potentia dimicant homines hoc tempore periculo civitatis. 30 Cicron, Correspondance, Att. VII, 3, 5: Ipsum tamen Pompeium separatim ad
concordiam hortabor. Sic enim sentio, maxumo in periculo rem esse.
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grand pril (numquam maiore in periculo civitas fuit, Epistulae ad Familiares
XVI, 11, 3), mais il ne sait pas encore que Csar vient de dclencher les
hostilits.
Or, la moderatio de Csar, mme si elle est calcule, incite beaucoup de
gens se rapprocher de lui. Cest pourquoi Cicron est embarrass: ni Pompe
ni Csar ne lont vraiment soutenu face ses ennemis. Mais ils feignent de le
tenir en grande estime chaque fois quils ont besoin de son appui. Dans une
lettre adresse Atticus (Epistulae ad Atticum VIII, 3), date du 18 fvrier
49, lArpinate expose des arguments la fois en faveur du soutien de Pompe
et de Csar. Sa dlibration se veut objective dans la mesure o il envisage le
pour et le contre. Il examine les vertus de Pompe, quil considre comme le
dfenseur de la Rpublique face Csar, limperator. Les faiblesses de Pompe
relvent derreurs quil a commises et non dune incompatibilit politique. La
gravit de la situation loblige envisager srieusement le parti de Csar, et,
au fond de lui, il na pas envie de simplement faire partie de larme de
notables qui suivent Pompe. Mais trahir Pompe revient renier ses
convictions rpublicaines, cest--dire ses convictions les plus profondes. Les
reproches quil lui adresse construisent ainsi la figure dun dfenseur de la
patrie, de la rpublique et de la vertu ancestrale, clairvoyant et prudent.
Comment ne pas choisir, terme, le parti de Pompe, ne serait-ce que par
dfaut?
Cest dans ce contexte politique serr que sinscrit la lettre Ad Caesarem
(Epistulae ad Atticum , IX, 11 A) qui fait lobjet de notre tude. Le 5 mars,
Csar avait adress Cicron un court billet, confi leur ami Furnius, lui
demandant une entrevue Rome afin de pouvoir profiter de ses conseils, de
sa popularit, de son influence et de son aide (te velle uti consilio et dignitate
mea () de gratia et de ope, Epistulae ad Atticum , IX, 11 A, 1). Le 19
ou le 20 mars, de Formies, ce dernier lui rpond en se proposant comme
mdiateur pour le rconcilier avec Pompe. Une telle proposition semble de
prime abord droutante de la part de Cicron et de son rejet viscral de la
monarchie: il voit la menace tyrannique que pourrait incarner Csar, ce
quoi soppose la vieille rpublique dont Pompe serait le champion.
LArpinate serait-il donc, comme nous lavons dj suggr, un autre desultor
civilium bellorum31? Cette formule pourrait rsumer le jugement radical
qumet Jrme Carcopino au sujet de lattitude de notre auteur durant les
guerres civiles32.
31 Ce surnom fut donn par Messala lhistorien romain Quintus Dellius, qui, pendant les
guerres civiles qui suivirent le meurtre de Csar, embrassa et quitta successivement le parti
de Dolabella, celui de Cassius et celui dAntoine. 32 J. Carcopino, Les secrets de la correspondance de Cicron, Paris, LArtisan du livre, 1947;
en particulier, vol. 1: 352-372. Voir aussi C. Lvy, Textes antiques, enjeux
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5. Cicron, mdiateur au service dun tyran?
Cicron commence sa lettre par une double mention du titre dimperator (le
sien et celui de Csar). Il se place ainsi au mme rang que Csar avec qui il
peut traiter sur un pied dgalit, sans doute pour des questions de respect et
de justice sociale. Rappelons que ce dernier est lu consul en 59 et quil
obtient limperium pour pacifier la Gaule, renouvel en 55. En 49, toujours
stationn en Gaule, il demande au Sant lautorisation de briguer un second
consulat absens: il est soutenu par des tribuns de la plbe sur place, mais le
Snat refuse et vote durgence. Ce fut pour Csar le prtexte de la guerre
civile : il rentre en Italie, franchit le Rubicon et marche sur Rome.
Stant hiss au mme niveau que son interlocuteur, Cicron met en place
sa stratgie pistolaire qui consiste reprendre les compliments que lui avait
adresss Csar, non seulement pour se protger en les plaant sous la
responsabilit de son ami le conqurant des Gaules, mais encore pour
renchrir sur cet loge. Csar veut bnficier de linfluence et de laide de
Cicron, qui, son tour, loue ladmirable et singulire sagesse (pro tua
admirabili ac singulari sapientia) de son correspondant. Sagit-il dune
insincrit inconsciente ou dun dtournement manipulateur dun argument
fond la fois sur lloge et sur lanalogie? La porte argumentative du
propos partisan de Cicron consiste visiblement persuader Csar par une
mise en parallle idologique: leur idal commun nest-il pas la sauvegarde de
la Rpublique? Notons galement que, comme souvent, lhabile rhteur se
met lui-mme en scne par une double prsence fortement inscrite dans le
texte par un investissement sujet-scripteur.
Cicron cherche en ralit consolider sa position, en apparaissant
comme lhomme de la situation, un homme providentiel (et ad eam rationem
existimabam satis aptam esse et naturam et personam meam ; magis idoneum
quam ego sum () reperies neminem). Il expose ici sa conception leve de
lorateur, un civil capable de rconcilier les camps ennemis et dviter les
affrontements sanglants (cum primum potui pacis auctor fui): comme il lcrit
dans le De Officiis, le courage civil nest donc pas infrieur au courage
contemporains: J. Carcopino lecteur de la correspondance de Cicron, Epistulae antiquae,
Actes du IVe Colloque international Lpistolaire antique et ses prolongements europens,
Universit Franois-Rabelais, Tours, 1er-2-3 dcembre 2004, Paris, Peeters, 2006: 385397.
Carlos Lvy y montre de quelle manire Jrme Carcopino construit un portrait outrancier
de lhomo novus dArpinum dans le contexte du rgime de Vichy: Du point de vue de
lcriture de lhistoire, le cas des Secrets montre que mme les meilleurs spcialistes peuvent
ne pas rsister la tentation de projeter sur lAntiquit les fantasmes du prsent (p. 397).
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militaire33. Pour notre auteur, les qualits morales du dirigeant de ltat
sont primordiales la russite dun gouvernement: ce dernier devrait tre
anim par un dsir dsintress ou non-goste, guid par les volonts et les
tches que lui demandent ses concitoyens. Par ailleurs, celui qui commande
doit se soumettre aux mmes lois que son peuple et sa vie doit servir
dexemple. Sous linfluence du stocisme, Cicron pense que, dans la
Rpublique, politique et morale sont ncessairement parties lies.
Or, il feint dignorer que Csar a dautres vises que le rtablissement de
la paix rpublicaine, le convenable se nourrissant ici volontiers la fois du
couple modestia/ temperantia que de sollertia: il fait comme si personne ne
pouvait le souponner de chercher le pouvoir absolu. Le procd de
lantiphrase semble atteindre son paroxysme lorsque notre auteur feint de
croire que Csar veut du bien Pompe (Pompeio nostro tuendo ; me nunc
Pompei dignitas vehementer movet), alors que celui-ci ne rve, en ralit, que de
lcraser. Cicron cherche par ailleurs convaincre son illustre correspondant
quil a toujours uvr pour le bien commun par sa modration et son souci de
rconcilier les camps ennemis, et surtout quil a toujours cherch le dfendre
(fautor dignitatis tuae ; ceteris auctor ad te juvandum). Il poursuit par
laffirmation de sa volont de toujours (aliquot sunt anni) dtre le meilleur
des amis (amicissimus) pour les deux adversaires, ce qui rpond de fait tout
reproche sur son attitude ambige au dbut des vnements lis la guerre
civile. La loyaut et la position de mdiateur de Cicron pourraient ici
masquer son ambition de tirer parti de la situation, ou, en tout cas, son
esprance de sortir renforc de laffrontement entre deux figures majeures de
la crise de la Rpublique.
Ces propos partisans, pris au premier degr, semblent dautant plus
surprenants que Cicron brosse, notamment dans sa correspondance, un
portrait vitriol de Csar : dans son De Officiis, par exemple, il relve la
temeritas de Csar, soulignant par ce terme son caractre inconsidr, son
irrflexion34. Rappelons pour mmoire quelques autres passages significatifs.
Sil ne reste pas de tmoignage explicite sur les dbauches de Csar dans sa
correspondance35, Cicron condamne la cupidit et les vols du personnage:
33 Cicron, De Officiis I, 78: Sunt igitur domesticae fortitudines non inferiores
militaribus. 34 Cicron, De Officiis I, 26: Declaravit id modo temeritas C. Caesaris qui omnia iura
divina et humana pervertit propter eum, quem sibi ipse opinionis errore finxerat,
principatum. 35 Daprs Sutone, Cicron y raillait les murs effmines de Csar: Cicero vero, non
contentus in quibusdam epistulis scripsisse eum in cubiculum regium eductum in aureo
lecto veste purpurea decubuisse floremque aetatis a Venere orti in Bithynia
contaminatum, quondam etiam in senatu defendenti ei Nysae causam, filiae Nicomedis
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FRANCK COLOTTE
352
omnia omnium concupivit crit-il Atticus36. Il blme aussi son audace37,
son impietas38, sa cruaut39 et sa tyrannie40. Comme pour Pompe, lopinion
relle que Cicron a de Csar se manifeste surtout en 49, mais il y a dj des
critiques trs vives en 59. Le jugement de lArpinate sur le conqurant des
Gaules est tout aussi sombre sagissant de lhomme politique. Les lettres qui
nous sont parvenues sont en effet svres : Cicron reproche Csar de
sappuyer sur le peuple. En 60 et 59, il le traite de popularis41; ce blme est
repris dans la cinquime Philippique dans laquelle Cicron affirme:
(Caesarem) omnem vim ingeni, quae summa fut in illo, in populari levitate
consumpsit42. Ajoutons, pour conclure, le portrait que Cicron dresse de
Csar dans la deuxime Philippique: Il avait lintelligence, le jugement, la
mmoire, la culture, lapplication, la prvoyance, la diligence; il avait une
capacit guerrire, nfaste, certes lEtat, mais glorieuse cependant; aprs de
longues annes de prparation, il avait, grand-peine et au prix de maints
prils, ralis son dessin dexercer un pouvoir royal; les jeux, les monuments,
les distributions, les repas publics lui avaient gagn la multitude ignorante;
par des prsents il stait attach ses amis, ses adversaires par un semblant de
clmence: bref, pour ltat rpublicain, il avait ds lors tabli tant par la
crainte que grce la rsignation, laccoutumance la servitude43. De
mme, les actions de Csar pendant son consulat en 59, en 58 - 57, sa marche
vers la dictature, sa dictature sont stigmatises dans la correspondance. Tout
en observant une certaine mesure conformment aux principes
dfinitionnels de lhonestum, Cicron manifeste sa rprobation du vivant
mme de Csar, mais cest aprs les Ides que la critique est la plus vive et que
les sentiments profonds de lArpinate apparaissent en pleine lumire44.
(Sutone, Divus Iulius, XLIX, Paris, Les Belles Lettres, Collection des Universits de
France, 7e tirage, 2002: 35). 36 Epistulae ad Atticum VII, 13 a, 1, in Cicron, Correspondance, tome V, Paris, Les Belles
Lettres, Collections des Universits de France, 4e tirage, 2002: 108. 37 Epistulae ad Atticum II, 24, 4. 38 Epistulae ad Atticum X, 4, 3. 39 Epistulae ad Atticum VII, 12, 2. 40 Epistulae ad Atticum XIII, 37, 2. 41 Epistulae ad Atticum II, 20, 4 et 21, 5. 42 Cicron, Philippica V, Paris, Les Belles Lettres, Collection des Universits des France,
Discours tome XX, 1960: 44. 43 J. Cels Saint-Hilaire, La Rpublique romaine 133-44 av. J.-C., Paris, Armand Colin,
2005: 177; Cicron, Philippiques I IV, Paris, Les Belles Lettres, Discours tome XIX, 2e
tirage, 1963: 152-153. 44 Cicron, De Officiis II, 23 et 84; III, 83.
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Le De Officiis de Cicron : un manuel de vertu pratique?
353
6. Gloriae cupiditas?
Rappelons que la guerre civile est, aux yeux de Cicron, un conflit au cours
duquel aucun Romain ne saurait acqurir la vraie gloire. La guerre a toujours
t, aux yeux des Romains, un des moyens les plus srs, sinon le seul,
dobtenir la gloire dont ils sont avides, comme le souligne Cicron lui-mme
par lexpression studium bellicae gloriae45. Il revendique la gloria militaris
comme tant le but et en mme temps la rcompense de lorateur, du chef
dtat ou de lcrivain46. La gloria imperii, quant elle, est un prestige
normalement attach la possession dun Empire conquis par la force47. Or,
dans la mesure o la gloire est, pour une grande part, lie au mtier des
armes, il est craindre quen admirant les conqurants et en rvant de les
imiter, les Romains nprouvent une grande admiration pour les hommes
illustres. Il est en effet incontestable que Csar fascinait la jeunesse : cette
sduction est juge particulirement dangereuse par Cicron.
Considre comme une sorte de prolongement logique de la guerre
extrieure, comme un moyen offert un chef darme pour accder au
pouvoir, la guerre civile risquait ainsi de passer, aux yeux des Romains,
comme un pisode pnible, mais indispensable, pour acqurir la gloire
suprme, celle qui consiste tre matre de Rome. Cicron, tmoin de
plusieurs guerres civiles, a compris le danger reprsent par une telle
conception, cest pourquoi il sefforce de le pallier en sattachant la fois
montrer le caractre quivoque de la gloire ainsi comprise, et dtruire
ladmiration que lui vouait le peuple romain: Et quoniam semper appetentes
gloriae praeter ceteras gentis atque avidi laudis fuistis48. Lorateur cherche en
mme temps prouver que, de toute faon, une lutte fratricide ne peut en
aucun cas permettre dacqurir une gloire digne de ce nom. Ainsi,
largumentation de nombreux chefs au nombre desquels figure Csar qui
consiste justifier leur action par la volont de sauvegarder leur dignitas
blesse, est, pour Cicron, hypocrite et errone, dans la mesure o il ne saurait
y avoir de dignitas sans honestas: Atque haec ait (Caesar) omnia facere se
dignitatis causa. Ubi est autem dignitas, nisi ubi est honestas?49.
Ds que la gloria est, dans la pense de lcrivain, en rapport avec le
bellum civile, elle devient suspecte. Des deux sens que prend, chez Cicron, le
45 Cicron, De Officiis, I, 61; III, 83. 46 Cicron, Pro Murena, 29, Paris, Les Belles Lettres, Collection des Universits de France,
2e tirage, 2002. 47 Cicron, De Officiis I, 38. 48 Cicron, De imperio Cnei Pompei, 7, Paris, Les Belles Lettres, Collection des Universits
de France, 1930. 49 Cicron, Epistulae ad Atticum VII, 11, 1.
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FRANCK COLOTTE
354
mot gloria, lun laudatif, lautre pjoratif (cupiditas gloriae, hominum
gloria50), cest le second que lon rencontre le plus souvent dans son uvre,
notamment dans ses crits postrieurs lanne 49. Comme telle, la gloire
apparat comme un sentiment superficiel, voire nuisible. Aprs lexprience
des guerres civiles et de la domination dun homme croyant avoir acquis la
gloire en tablissant son pouvoir absolu sur ses concitoyens, de la mfiance
envers la gloria, Cicron en arrive une condamnation pure et simple dans
des traits comme le De Finibus et les Tusculanes. Dans ces deux ouvrages, ce
dernier montre que la gloire est fonde sur la vertu, mais que la gloriae
cupiditas nest quune passion51, une maladie comparable celle que
constituent les dsirs immenses et creux des richesses et de la domination.
Il fait ressortir lhypocrisie et la vanit de cette prtendue gloire, acquise par
des massacres de compatriotes : ce nest quune contrefaon de la gloire, une
fama popularis: Illa autem, quae se ejus imitatricem esse volt, temeraria atque
inconsiderata et plerumque peccatorum vitiorum laudatrix, fama popularis,
simulatione honestatis, formam eius puchritudinemque corrumpit52. Le vrai
chemin de la gloire ne peut tre que la louange qui sattache aux belles
actions et aux grands services rendus la patrie53. Par ailleurs, dans son De
Officiis, il note que la plupart des hommes oublient la justice car ils ont t
saisis par la passion des commandements: Maxime autem adducuntur
plerique, ut eos justitiae capiat oblivio, cum in imperiorum, honorum, gloriae
cupiditatem inciderunt54. Le lien sacr devant runir entre eux les membres
dune socit est difficile maintenir en temps de guerre civile, dautant plus
que ce flau de lambition politique peut tre le fait des plus grandes mes et
des talents les plus brillants55. Notre auteur, critiquant la magnitudo animi,
souligne clairement lide que lhonntet ne se trouvera pas dans la gloire:
Vera autem et sapiens animi magnitudo honestum illud quod maxime natura
50 Cicron, De Republica, Paris, Les Belles Lettres, Collection des Universits de France,
tome 2, 1980, VI, 25. 51 Cicron, Tusculanes, Paris, Les Belles Lettres, Collection des Universits de France,
tome 1, 2e d., 1960, II, 65. 52 Cicron, Tusculanes, Paris, Les Belles Lettres, Collection des Universits de France,
tome 2, 3e tirage, 1968, III, 4. 53 Cicron, Philippicae I, 29: Est autem gloria laus recte factorumque magnorumque in
rempublicam meritorum. 54 Cicron, De Officiis, I, 26. 55 Cicron lui-mme avoue son faible pour lide de gloire dans son Pro Archia: ()
indicabo et de meo quodam amore gloriae nimis acri fortasse, verum tamen honesto vobis
confitebor, in Pro Archia, XI, 28, Paris, Les Belles Lettres, Collection des Universits de
France, Discours tome 12, 6e tirage, 2002.
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Le De Officiis de Cicron : un manuel de vertu pratique?
355
sequitur, in factis positum, non in gloria judicat principemque se esse mavult
quam videri56.
Est donc honnte pour Cicron ce qui est avantageux la Rpublique
et par consquent honorable, conforme au devoir, dsintress pour celui qui
professe en toute droiture de conscience ces vertus civiles. Pour lui, la seule et
vritable gloire consiste uvrer au service de la concordia civium, condition
sine qua non de la survie de la Rpublique et du rtablissement de la paix
rpublicaine. Il est donc difficilement concevable que lhypocrisie
cicronienne aille jusqu brader cet idal au nom dune gloire personnelle
acquise par le travestissement des principes de morale politique quil nonce
dans cette lettre. Le princeps cicronien peut en effet se dfinir, de faon
gnrique par les termes suivants : tutor, procurator rei publicae, rector et
gubernor civitatis57. Ainsi, la Rpublique romaine repose sur dautres
caractristiques que la forme de gouvernement: les qualits de son dirigeant.
Comme nous lavons vu, les qualits morales du dirigeant sont primordiales
la russite dun gouvernement: ce dernier devrait tre anim par un dsir
dsintress ou non-goste, guid par les volonts et les tches que lui
demandent ses concitoyens. Selon la dfinition de Cicron, il y a Rpublique
quand il y a une communaut dintrts et reconnaissance populaire de cette
communaut, la meilleure forme de gouvernement tant celle qui rsulte de la
fusion des trois systmes politiques de base (royaut, aristocratie et
dmocratie): Quod ita cum sit, tribus primis generibus longe praestat mea
sententia regium, regio autem ipsi praestabit id quod aequatum et temperatum ex
tribus primis rerum publicarum modis58.
Malgr lambigut quil affiche, Cicron est sans doute bien convaincu
que la ligne de conduite de Csar, en mars 49, nest pas honnte et que ce
dernier pense davantage sa position personnelle quau salut de ltat. Il est
galement persuad que Csar, pour dfendre tout prix les privilges quil a
russi se faire octroyer en des circonstances exceptionnelles, nhsitera pas
bouleverser ltat, rpandre le sang des citoyens, violer la constitution.
Deux hommes sont aux prises, mais Pompe, en dpit de ses dfauts aggravs
par lge, et ce que son caractre a dantipathique, a la confiance de ses
56 Cicron, De Officiis I, 65. 57 Cicron, De Republica, II, 51: Sit huic oppositus alter, bonus et sapiens et peritus
utilitatis dignitatisque civilis, quasi tutor et procurator rei publicae ; sic enim appelletur
quicumque erit rector et gubernator civitatis. Quem virum facite ut adgnoscatis; iste est
enim qui consilio et opera civitatem tueri potest, Paris, Les Belles Lettres, Collection des
Universits de France, tome 2, 1980. Sur la notion de princeps, cf. aussi E. Lepore, Il
Princeps ciceroniano e gli ideali politici della tarda repubblica, Naples, Istituto Italiano per
gli Studi Storici,1954, en particulier: 5676. 58 Cicron, De Republica., I, 69; cf. aussi N. Wood, Ciceros Social and Political Thought,
Berkeley and Los Angeles, University of California Press, 1988 ; en particulier: 120175.
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FRANCK COLOTTE
356
consuls et de la majorit snatoriale : il fait figure de dfenseur de Rome.
Csar, en revanche, malgr ses victoires et son gnie, ose prendre position
contre les lois en vigueur et soumet Rome un chantage : celui dune menace
arme pour quon lui reconnaisse les privilges auxquels il prtend avoir
droit. Cicron nie ce droit au nom du salut de ltat en pril ; les prtentions
du vainqueur de la guerre des Gaules devront tre combattues : si lArpinate
avait cd sur ce point, il aurait reni ses propres principes, aurait dtruit
jusquen ses fondements ldifice doctrinal de son livre sur la Rpublique.
Conclusion : honestum et ars concordiae
Le cas de la lettre 381 (Epistulae ad Atticum IX, 11 A) apparat donc comme
un exemple probant de ce que lon pourrait appeler la mtis cicronienne
conjuguant exigences de honestum et difficults de lars concordiae. Comme
lon sait, la mtis caractrise laptitude sadapter aux situations ambigus,
mouvantes, o rgnent la multiplicit et la diversit, et qui exige moins la
force quune intelligence ruse permettant daccder une efficacit
suprieure, comme dans le cas prsent, par lusage dtourn de la prudentia
(par la sduction du langage) et de la modestie feinte (rhtorique et
politique). Cicron, en sattribuant le titre dimperator, se prsente comme
lhomme providentiel, capable de sauvegarder la Rpublique en pril, victime
des luttes de pouvoir entre Csar et Pompe. Conforme la dfinition
gnrique quil donne du princeps dans son trait sur la Rpublique, il
cherche tre considr comme un tutor, procurator rei publicae, rector et
gubernator civitatis. Les circonstances politiques dans lesquelles cette lettre fut
rdige rendent dlicate laction constante de notre auteur pour la
concordia civium: il sagit dtre capable de louvoyer sans pour autant
travestir ses idaux, sans les sacrifier sur lautel de la recherche effrne de la
gloire, maladie que Cicron fustige dans nombre de ses crits.
Il nous apparat donc que lhomo novus dArpinum nest pas un
opportuniste naf uniquement m par des motifs personnels, bien
quvidemment ils ne soient pas entirement absents de sa dmarche de
conciliation avec Csar. En habile stratge, il a sans doute vu clair ds le
dbut dans le jeu de ce dernier, cest pourquoi, plutt que lattaque frontale,
il cherche se le concilier et le sduire. Conscient des desseins du futur
dictateur, et prvoyant son irrsistible ascension, il fait preuve ici dun art
consomm de lambigut sappuyant sur les forces conjugues de la
rhtorique et de la manuvre politique. En ayant intgr le principe
aristotlicien de msoths le conduisant un point dquilibre entre deux
extrmes lun par excs (Csar), lautre par dfaut (Pompe), Cicron offre
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Le De Officiis de Cicron : un manuel de vertu pratique?
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ainsi la synthse russie du decorum et de lars concordiae, ouvrant la voie
une conception de lhonestum rgnre.
ANNEXE
Lettre CCCLXXXI - Ad Caesarem (Epistulae ad Atticum , IX, 11 A)
Cicron, Correspondance, C.U.F., tome V, p. 276-278 (texte tabli et
traduit par Jean Bayet)
[XIa] Scr. in Formiano x'tv K.
Apr. a. 705 (49).
CICERO IMP. S. D. CAESARI
IMP.
[1] Vt legi tuas litteras quas a
Furnio nostro acceperam, quibus
mecum agebas ut ad Urbem essem,
te velle uti 'consilio et dignitate
mea' minus sum admiratus ; de
'gratia' et de 'ope', quid significares
mecum ipse quaerebam ; spe tamen
deducebar ad eam cogitationem ut
te pro tua admirabili ac singulari
sapientia de otio, de pace, de
concordia civium agi velle
arbitrarer ; et ad eam rationem
existimabam satis aptam esse et
naturam et personam meam.
[2] Quod si ita est et si qua de
Pompeio nostro tuendo et tibi ac
rei publicae reconciliando cura te
attingit, magis idoneum quam ego
sum ad eam causam profecto
reperies neminem, qui et illi semper
et senatui cum primum potui pacis
auctor fui nec sumptis armis belli
ullam partem attigi iudicavique eo
bello te violari contra cuius
Domaine de Formies, 19 ou 20
mars 49
Cicron imperator salue Csar
imperator
[1] Lisant ta lettre apporte par
notre ami Furnius, o tu mengageais
me rendre Rome, je ne me suis
pas tellement tonn que tu veuilles
recourir " mes conseils et
lautorit" que je puis avoir ; mais ce
que tu voulais dire en parlant de mon
"crdit" et de mes "ressources" me
laissent perplexe : lesprance
cependant mamenait mimaginer,
et ton admirable et toute singulire
sagesse me confirmait dans lide que
tu avais pour buts la tranquillit, la
paix, la concorde de nos concitoyens ;
et il me paraissait qu ce dessein
taient assez propres et ma nature et
la personne.
[2] Sil en est ainsi et si tu prends
souci du sort de notre ami Pompe et
de la rconciliation publique, tu ne
trouveras coup sr personne qui
soit plus propre une telle entreprise
que moi : je nai fait que
recommander la paix, lui de tout
temps, au Snat ds que je lai pu ;
-
FRANCK COLOTTE
358
honorem populi Romani beneficio
concessum inimici atque invidi
niterentur. Sed ut eo tempore non
modo ipse fautor dignitatis tuae fui
verum etiam ceteris auctor ad te
adiuvandum, sic me nunc Pompei
dignitas vehementer movet.
Aliquot enim sunt anni cum vos
duo delegi quos praecipue colerem
et quibus essem, sicut sum,
amicissimus.
[3] Quam ob rem a te peto vel
potius omnibus te precibus oro et
obtestor ut in tuis maximis curis
aliquid impertias temporis huic
quoque cogitationi, ut tuo
beneficio bonus vir, gratus, pius
denique esse in maximi benefici
memoria possim. Quae si tantum
ad me ipsum pertinerent, sperarem
me a te tamen impetraturum ; sed,
ut arbitror, et ad tuam fidem et ad
rem publicam pertinet me et pacis
et utriusque vestrum et ad civium concordiam
per te quam accommodatissimum
conservari. Ego cum antea tibi de
Lentulo gratias egissem, cum ei
saluti qui mihi fuerat fuisses,
tamen lectis eius litteris quas ad
me gratissimo animo de tua
liberalitate beneficioque misit,
eandem me salutem a te accepisse
quam ille. In quem si me
intellegis esse gratum, cura,
obsecro, ut etiam in Pompeium
esse possim.
quand on eut pris les armes, je nai
nullement particip la guerre ; et
elle me parut injustement dirige
contre toi, auquel linimiti et lenvie
contestaient la gloire dun privilge
concd par le peuple romain. Mais si
en cette priode, sans me contenter
de dfendre lhonneur de ton rang,
jengageai aussi les autres te
soutenir, aujourdhui cest la
sauvegarde de Pompe qui me touche
et mmeut. Car depuis bien des
annes, jai fait de vous deux par-
dessus les autres lobjet de mes
dvouements et dune amiti qui fut
et reste la plus vivre.
[3] Cest pourquoi je te demande,
ou plutt te prie avec instance et
tadjure de trouver, au milieu de
toutes les tches qui exigent tes soins,
un moment donner aussi cette
proccupation : pour que grce ton
bienfait je puisse me montrer homme
de cur et manifester enfin la pieuse
reconnaissance que je dois son
immense bienfait dautrefois. Sil ne
sagissait que de moi, jaurais
cependant bon espoir de lobtenir de
toi. Mais, mon sens, cest la
constance de ta rputation et au bien
de ltat que cela importe : tiens-moi
toujours comme de la paix
et de vous deux et comme le plus
dispos qui soit rtablir la concorde
et entre les citoyens. Je
tai dj remerci de ce que tu as fait
pour Lentulus, en sauvant celui qui
mavait sauv ; mais lecture dune
lettre quil ma envoye, pleine de la
plus vivre gratitude pour la
gnrosit de ton bienfait,
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Le De Officiis de Cicron : un manuel de vertu pratique?
359
sens oblig te dire> que tu mas
donn la vie en mme temps qu lui.
Si tu mesures par l ma
reconnaissance envers lui, veuille
bien, je ten supplie, me permettre de
rendre la pareille Pompe aussi.