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L’Inimageable : De Roland Barthes à Hervé Guibert. Le tournant « photographique » de l’écriture de soi DISSERTATION of the University of St.Gallen, School of Management, Economics, Law, Social Sciences and International Affairs to obtain the title of Doctor of Philosophy in Organizational Studies and Cultural Theory submitted by Noémie Christen from Ormonds-Dessus (Vaud) Approved on the application of Prof. Dr. Vincent Kaufmann and Prof. Dr. Dominique Kunz Westerhoff Dissertation no.4513 Niedermann Druck AG, St.Gallen 2017

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L’Inimageable : De Roland Barthes à Hervé Guibert. Le tournant « photographique » de l’écriture de soi

DISSERTATION of the University of St.Gallen,

School of Management, Economics, Law, Social Sciences

and International Affairs to obtain the title of

Doctor of Philosophy in Organizational Studies and Cultural Theory

submitted by

Noémie Christen

from

Ormonds-Dessus (Vaud)

Approved on the application of

Prof. Dr. Vincent Kaufmann

and

Prof. Dr. Dominique Kunz Westerhoff

Dissertation no.4513

Niedermann Druck AG, St.Gallen 2017

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The University of St.Gallen, School of Management, Economics, Law, Social Sciences and International Affairs hereby consents to the printing of the present dissertation, without hereby expressing any opinion on the views herein expressed. St. Gallen, May 23, 2016 The President : Prof. Dr. Thomas Bieger

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Ce qui était arêtes vives, éclats, s’est adouci – sauf l’œil qui brille dans la neige éboulée.

Jean Genet

Mais est-il émotion plus philosophique que celle qu’on peut éprouver sous cette lumière rouge assez diabolique, qui fait du feu d’une cigarette un diamant vert, cependant que l’on attend avec anxiété l’avènement à l’état visible de cette mystérieuse image latente sur la nature de laquelle la science ne s’est pas encore définitivement accordée.

Paul Valéry

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Remerciements Un travail comme celui-ci n’aurait pu voir le jour sans l’attention de tous celles et ceux qui, de près ou de loin, en ont suivi l’élaboration. Mes remerciements vont, en premier lieu, à mon directeur de thèse Vincent Kaufmann, pour m’avoir fait confiance, m’avoir aiguillée tout au long de ces années par ses recommandations, et surtout pour m’avoir donné le goût du Livre infini. Je tiens à remercier tout particulièrement Dominique Kunz Westerhoff et Beate Ochsner pour m’avoir indiqué des pistes et axes stimulants, lors de la phase préparatoire du Vorstudie alors que ce travail n’en était qu’à ses débuts. Merci à Mathias Clivaz pour ses relectures attentives, son regard critique et ses fructueuses remarques. Merci à Laura Rehm pour son soutien de tous les instants et son œil d’éditrice. Merci à Dominic Boariu pour sa lecture finale et son sens du punctum. Pour leur soutien, je remercie chaleureusement tous mes collaborateurs du MCM et de l’Université de St-Gall. Mes remerciements vont tout particulièrement à mes collègues et amis d’ici et d’ailleurs qui ont su conseiller, suggérer et écouter : Jonas Beausire, Alenka Bonnard, Marie Capel, Pierre Eichenberger, Ivan Farron, Aude Fauvel, Vladimir Feshchenko, Sonia Florey, Nina Glauser, Adrien Guignard, Stéphanie Herbert, Clarissa Höhener, Camille Jaccard, David Javet, Petronela Lucas, Michail Maiatsky, Stéphane Matteo, Adrien Paschoud, Anne-Laure Pella, Miriam Rey, Tine Sair, Arno Renken, Raphaëlle Renken, Pierre-André Rieben, Laure-Adrienne Rochat, Sophie Rudolf, Macha Tagangaeva, Jérémie Wenger, Antonin Wiser, Emily Wright, Christian Zehnder. Merci à mes parents Anne et François Christen, à mes sœurs, à Ginette et Christian, ainsi qu’aux familles Christen et Verdan qui retrouveront dans ces pages, tapis sous les mots et les images, un soupçon de philosophie, pas mal de théologie et un brin de subversion. Merci enfin et surtout à toi, Emanuel Landolt pour - comment dire ? - ton impression sensible sur la pellicule de la vie. Ce travail t’est dédié.

Noémie Christen Lausanne, juillet 2015

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Résumé L’alliance entre le genre autobiographique et la photographie apparaît aujourd’hui comme une tendance marquée de la littérature française contemporaine : l’ascension des écritures qui font dialoguer récit à la première personne et image argentique est fulgurante à partir des années 1980. Qu’elle s’intègre matériellement dans le texte ou le hante de sa présence épiphanique à titre d’ekphrasis, l’image donne pourtant souvent à voir et à lire un sujet pris dans l’impossibilité d’advenir. Deux œuvres symbolisent particulièrement cette tension sous forme de tentation : La Chambre claire (1980) de Roland Barthes, livre fondateur, auquel répond L’Image fantôme (1981) d’Hervé Guibert. Passage de l’image manquante à l’image manquée, glissement d’un sujet masqué (persona) à un sujet incarné (en personnage). Le dialogue entre ces textes sert d’indicateur d’une certaine pente de la littérature contemporaine et pointe un renouvellement dans l’histoire des écritures personnelles. La présente étude se propose de décrire la généalogie des prismes conjugués de la photographie et de l’« autobiographie » à travers l’œuvre critique de Roland Barthes depuis les années 1950 jusqu’à la parution de La Chambre claire en 1980. Cette lecture archéologique du « ça a été » permet de faire apparaître comment la photographie sert au critique, outre de miroir subjectif, de paradigme théorique d’importance. Deux idées théoriques fondamentales s’y trouvent articulées : d’une part, la tension dialectique entre « la mort de l’auteur » du célèbre article de 1968 et son « retour amical » annoncé trois ans plus tard ; d’autre part, le passage de l’œuvre au Texte. Il s’agira ensuite de suivre comment Hervé Guibert interprète l’écriture photographique et subjective de son aîné, c’est-à-dire comment il la tord, la poursuit, la prolonge, voire parfois la renverse. Trois schémas d’ensemble (médical, érotique, religieux) orienteront notre comparaison et jetteront les bases du rapport instable à l’image, celui du sujet à sa représentation.

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Abstact The alliance between the genre of autobiography and photography appears today as a marked trend in contemporary French literature: writing styles intertwining first-person narration and the silver image rise at a blistering speed from the the 1980s. Whether it is materially integrated within the text or haunting it by its epiphanic presence as ekphrasis, the image nevertheless often leaves to be seen or read a blurred subject grappling with the impossibility to come to existence. Two works particularly symbolize this tension in the form of a temptation: Roland Barthes’ Camera Lucida (1980), a fundamental book to which replies Hervé Guibert’s Ghost Image (1981). Passing from the missing image to the missed image, sliding from a masked subject (persona) to an incarnate subject (into a character, a ‘personnage’), the dialogue between these texts serves as an indicator of a certain slant of contemporary literature and points toward a renewal in the history of personal writing. The study at hand intends to describe the genealogy of the conjugate prisms of photography and ‘autobiography’ through the critical works of Roland Barthes from the 1950s until the publication of Camera Lucida in 1980. This archaeological reading of ‘what has been’ allows us to shed light on how photography is used by the critic not only as a subjective mirror but as a theoretical paradigm of great import. Two fundamental theoretical ideas come to be articulated therein: on the one hand, the dialectic tension between “the death of the author” of the famous 1968 article, and its “friendly return” announced three years later; on the other, the transition from the literary work to the Text. We will then track down how Hervé Guibert interprets the photographic and subjective writing of his elder, that is how he twists, chases, prolongs, sometimes even topples it down. Three overall schemata (medical, erotic, religious) will orient our comparison and lay the foundations for the unstable relationship with the image, the one between the subject and its representation.

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Zusammenfassung Die Wahlverwandtschaft zwischen autobiografischem Schreiben und Fotografie erscheint heute als unübersehbare Tendenz der französischen Gegenwartsliteratur. Poetiken, die einen Dialog zwischen dem Erzählen aus der 1. Person und dem Lichtbild ins Werk setzen, finden seit den 1980er Jahren zunehmende Verbreitung. Ob es sich materiell in den Text einfügt oder diesen durch eine epiphanische Präsenz qua Ekphrasis in Bann zieht, immer macht das Bild ein ambivalentes Subjekt sichtbar und lesbar – wenn nicht gar die Unmöglichkeit einer autobiografischen Subjektkonstitution. Zwei Texte stehen in besonderer Weise für diese produktive Spannung: Die helle Kammer (1980) von Roland Barthes und Das Phantombild (1981) von Hervé Guibert, mit dem letzterer auf Barthes’ bahnbrechenden Essay antwortete. Als Übergang vom fehlendem Bild (image manquante) hin zum verfehlten Bild (image manquée) bzw. als Gleiten vom maskierten Subjekt (persona) hin zu einem inkarnierten Subjekt (personnage) unterstreicht der Dialog zwischen Barthes’ und Guiberts Text auch eine charakteristische Neigung der Gegenwartsliteratur: An ihm kristallisiert sich eine Erneuerung in der Geschichte des autobiografischen Schreibens. Die vorliegende Studie setzt sich zum Ziel die Genealogie der verschiedenen Verklammerungen von Fotografie und ‚Autobiografie‘ im kritischen Werk von Roland Barthes seit den 1950er bis zum Erscheinen von La Chambre claire 1980 nachzuzeichnen. Diese archäologische Lektüre soll verdeutlichen, wie die Fotografie dem Kritiker/Literaturwissenschaftler nicht lediglich als subjektiver Spiegel, sondern auch als theoretisches Paradigma von grosser Tragweite dient. Zumal zwei grundlegende Theorie-Momente finden hier ihren Ausdruck: einmal die dialektische Spannung zwischen dem „Tod des Autors“ (nach dem berühmten Aufsatz von 1968) und seiner „freundschaftlichen Wiederkehr“ (wie Barthes sie drei Jahre später ankündigen sollte), andererseits die Ankunft des Textes. Anschliessend geht es darum nachzuvollziehen, wie Hervé Guibert das fotografische/subjektive Schreiben seines Vorgängers liest, d.h. wie er es umdeutend fortschreibt, ausdehnt und zuweilen umkehrt. Drei gemeinsame Bereiche – ein

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medizinischer, erotischer und religiöser – strukturieren den Vergleich und helfen, das hier beschriebene unstabile Verhältnis zum Bild und damit des Subjekts zu seiner Repräsentation herzuleiten.

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Table des matières

Introduction 13

I. Le vif du sujet : Roland Barthes 46

De l’atopie à la photographie– spirale…

L’autobiographie en pointilléLe distanciement barthésien ou comment s’écrire a contrario

1. L’image ou laL’iconoclasme paradoxal des années 1950

4. Théorie d’une inscription (photo : l’expérience japonaise (1968

7. L’éros photographique : l’année 1977

De la photographie d’Avedon aux Fragments d’un discours amoureux

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8. La Chambre claire ou la sortie du cadre : de l’indice à l’icôneL’Absence du photographeL’épreuve du Saint Suaire

Réhabilitation de l’image : Ignace de Loyola et l’imitation: De Moïse à Freud, l’interdit de la mère

II. Sujet à vif : Hervé Guibert 216

De l’instant au directDe l’érotique au pornographique

: Michel Foucault, l’autre maître

L’ami

L’assiduL’héritier

Diagnostic photographique (A l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie)

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de souffle… (Le Protocole compassionnel)» (L’Homme au chapeau rouge)

5. L’autofiction

De l’autodiagnostic à l’automédiation

Conclusion 346

Bibliographie 354

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Introduction

Qu’est-ce à vrai dire que l’aura ? Une singulière trame d’espace et de temps : l’unique apparition d’un lointain, si proche soit-il.

Walter Benjamin

Itinéraires qui se croisent, parmi ceux que suivent des milliers et des milliers de gens à travers Paris, comme mille et mille petites boules d’un gigantesque billard électrique, qui se cognent parfois l’une à l’autre. Et de cela, il ne restait rien, pas même la traînée lumineuse que fait le passage d’une luciole.

Patrick Modiano

Problématique L’alliance entre la photographie et l’autobiographie apparaît aujourd’hui sinon comme une évidence, du moins comme une tendance marquée de la littérature française. Si le phénomène ne date certes pas d’hier, il invite à un diagnostic d’époque : l’ascension des écritures qui conjuguent, à partir des années 1980, prisme autobiographique et paradigme photographique est importante. Pour s’en convaincre, il faudrait évoquer les « essais photobiographiques » de Denis Roche, Gilles Mora et Claude Nori qui gravitent autour des Cahiers de la photographie et de la maison d’éditions Contrejour auxquels s’ajoute, plus proche de nous, un panel de livres singuliers d’Annie Ernaux (L’Usage de la photo, 2006), de Jean-Philippe Toussaint (L’Appareil-photo, 1988), de Patrick Modiano (Rue des boutiques obscures, 1978, Dora Bruder, 1997) ou de François Bon (Tumulte, 2006). Selon une vue panoramique, ces écritures s’inscrivent dans une lignée qui passe par des œuvres comme celle de Marguerite Duras ou de Sophie Calle traversées de bout en bout par ce double paradigme, lignée qui achève de nous prouver que ce qui pouvait passer d’abord pour une série d’expérimentations tous

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azimuts ou une façon de surfer sur une tendance, signe au contraire un véritable tournant qui aboutit à certaines des expériences parmi les plus originales de la production littéraire contemporaine.1 Or si la critique considère généralement que la naissance de ce « moment » se cristallise autour de la parution en 1980 du dernier livre de Roland Barthes La Chambre claire, l’œuvre du théoricien nous paraît moins traversée par un goût assumé pour la photographie que par une relation conflictuelle à cet objet. Marqué par une réticence théorique à l'image, traversé par une sorte d’iconoclasme latent, son travail de critique et d’écrivain est toujours en même temps combattu par son contraire, une tentation iconophile. Rappelons que l’ouvrage de La Chambre claire, rédigé suite au décès de la mère de Roland Barthes en 1977, est un livre de révélation: il s'agit de retrouver l'être disparu parmi les photographies de famille. Au milieu des clichés cornés et jaunis par le temps, le critique élit finalement le portrait idéal de sa génitrice dans une image la représentant enfant. Ce sera la photographie du Jardin d'hiver. Si le livre marque la double percée du "je" et de l'image argentique, la révélation de la photographie du Jardin d'hiver tient à une proposition paradoxale:

(Je ne puis montrer la Photo du Jardin d’Hiver. Elle n’existe que pour moi. Pour vous, elle ne serait rien d’autre qu’une photo indifférente, l’une des mille manifestations du « quelconque » ; elle ne peut en rien constituer l’objet visible d’une science ; elle ne peut fonder une objectivité, au sens positif du terme ; tout au plus intéresserait-elle votre studium : époque, vêtement, photogénie ; mais elle, pour vous, aucune blessure). 2

Et l'image du passé, « ça a été », de se muer en un mirage lointain. Or la célèbre ekphrasis soufflée dans cette parenthèse essentielle et infinie n'a cessé d'interroger les lecteurs. Affirmation de la suprématie platonicienne d'une idée immatérielle ou « eidos » dans le langage de la mimésis? Suspension phénoménologique? S’il ne fait aucun doute que le critique puise en partie son langage dans la philosophie pour signifier

1 Il faudrait préciser néanmoins combien, au-delà des quelques similitudes apparentes entre les œuvres photo-littéraires que nous venons d’évoquer (leurs empreinte subjective, leur articulation autour d’une image argentique, la centralité du motif du corps, etc.), celles-ci demeurent, dans leur variété et leur complexité, difficiles à réunir sous un label commun. Poursuivant en réalité des visées très différentes voire parfois contraires suivant les projets, elles affectent pourtant toutes à leur manière et à des degrés divers le statut précaire de la fiction et les limites des cadres génériques.

Roland Barthes, La Chambre claire, in Œuvres complètes, éd. dirigée par Eric Marty, Seuil, Paris, 2002, 5 vol., t.V., p.849.

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l’écart propre à la photographie, il semble pourtant qu'il faille remonter aux origines de l'image et revenir aux mythes de l'Antiquité pour qu'apparaisse l'autre source fondamentale de cette présence absence : l'interdit qui pèse sur le regard. Du côté de la censure, deux coupables se font face. Ce sont les dieux qui interdisent à Narcisse de se mirer dans le reflet des eaux ; c'est Amour qui censure Psyché dans son désir de voir l’aimé. Et nul doute que cette double interdiction – théologique et érotique – essaime ici quelque substance malheureuse sous la plume du fils cherchant à contempler sa mère, une mère devenue iconique précisément parce qu'elle ne vaut pas par sa forme visible. C'est la nature de cette ligne tracée sur le patron de la vie de Barthes qui, prohibée, nous intéressera dans le cadre de la présente étude. Si l’on s’accordera pour situer l’origine du tournant photo-littéraire contemporain dans la parution en 1980 de La Chambre claire, il nous paraît nécessaire pour comprendre les thèses et la portée de ce livre fondateur d’en passer par son « arbre généalogique » puisque de nombreux ouvrages et articles antérieurs de Roland Barthes préparent selon nous en sous-main l’avènement de ce tournant critique. Part à la fois discrète, amoureuse et problématique de son travail, l’image photographique sera appréhendée ici comme une zone frontière, tension entre deux pôles : soit, in presentia matériellement dans le corps du texte, l’image se donne à voir; soit rendue in absentia, elle se donne à lire. Pointée en direction de l’au-delà, la photographie du Jardin d’hiver dérange les photographes, interroge les lecteurs, fascine et inspire de nombreux écrivains. Dans ce contexte, la publication par Hervé Guibert de L'Image fantôme en 1981 propose selon nous une des réponses les plus poétiques et insolentes au mystère de La Chambre claire, réponse offerte comme une variation intéressante autour du motif de l'image absente. Centré sur l'échec d'une séance photographique, le récit d'ouverture de ce recueil raconte comment un fils oublieux tente longuement de réaliser un portrait photographique de sa mère sans y parvenir car il omet de charger l'appareil. Le passage de l’image manquante de Roland Barthes à celle « manquée » d’Hervé Guibert s'opère sur le mode du double renversement et ouvre une brèche dans l'écriture de soi qui ne se refermera pas.

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La polarité qui nous intéresse ici entre iconoclasme et iconophilie, polarité au cœur des œuvres de Roland Barthes et d’Hervé Guibert, dessine, en tant qu'aporie, le lieu d’une tension singulière : nous l’appellerons l’inimageable. Rappelons que le terme d’inimageable apparaît une fois sous la plume de Christine Buignet 3 dans une acception proche du punctum, pour désigner ce filtre du regard face à un objet photographique qui, déjà là, offre une perception brouillée. Dans le cadre de notre propos et appliqué aux œuvres de notre corpus, nous aimerions suggérer que l’inimageable renvoie au contraire à une image qui par excès ou déficit d’être ne peut advenir. Interdite chez Roland Barthes ou tuée dans l’œuf chez Hervé Guibert, elle s’est entièrement dérobée. En tant que catégorie ontologique et esthétique, l’inimageable s’oppose en outre à ce que Didi-Hubermann appelle l’ « inimaginable », catégorie éthique qui pose davantage la question morale des limites du regardable et du dicible.4 Sorte de pendant au registre de l’ineffable, l’inimageable s’inscrit dans le cadre de la présente étude dans le même horizon d’impossibilité à dire et suppose en outre, en-dehors du langage, une impossibilité à montrer. Appliquée aux œuvres de notre corpus, cette notion permet de mettre en miroir autobiographie et photographie : de même que l’écriture de soi est sans cesse grevée par le doute quant à ses propres possibilités, de même la photographie renonce au fantasme de plénitude offrant un objet perdu ou/et caché. L’acception lâche de la notion d’inimageable nous permet d’envisager ce qui fait exister ce lieu à l’intérieur de notre corpus et le polarise. Apparaît alors du côté de l’œuvre de Roland Barthes, un pan négatif d’une image qui, arrimée à une somme d’interdits (théoriques, religieux, psychanalytiques, etc.), affecte l’écriture de soi. Réticent à s’incorporer dans la matière, le sujet barthésien refuse longtemps de mouler

3 Dans un article sur les enjeux artistiques de l’image numérique, Christine Buignet, le définit comme : « […] ce qui n’est pas donné à voir précisément dans la photographie, mais dont toutefois quelque chose en elle nous mène confusément, de manière diffuse à le sentir, à le penser, à en concevoir la présence absente. L’inimageable est irreprésentable, mais il crée une sorte d’aimantation qui active l’intérêt de la photographie. » « Outrepasser le photographiable : un enjeu artistique ? », in Le Photographiable, Jean Arrouye & Michel Guérin (dirs.), Presses Universitaires de Provence, Aix-Marseille, 2013, p.140. 4 Dans Images malgré tout, Didi-Huberman analyse à partir de quatre bouts de pellicule retrouvés, la fonction de ces images floues et mal cadrées de l’horreur des camps. Prises par les membres du Sonderkommando, ces détenus chargés d’exécuter l’extermination de leurs semblables avant de disparaître eux-mêmes, ces images révèlent une double tension : « C’est dans la pliure de ces deux impossibilités – disparition prochaine du témoin, irreprésentabilité certaine du témoignage – qu’a surgi l’image photographique. » Défis lancés à la pensée et la conscience de ceux qui à l’extérieur des camps ne peuvent pas imaginer, ces prises de vue visent à renverser l’ « inimaginable »: « Les quatre photographies arrachées par les membres du Sonderkommando au crématoire V d’Auschwitz s’adressent à l’inimaginable, et elles le réfutent de la manière la plus déchirante qui soit. » Images malgré tout, Minuit, Paris, pp.15-16 et p.29.

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sa voix dans la première personne. A ce premier pan répond en écho sous la plume d’Hervé Guibert un pan positif de l’image, une écriture traversée par un impératif de montrer et de témoigner en « je » qui invite au contraire le sujet à tenter de s’incarner en permanence. Au carrefour de ces projets divergents, leurs œuvres pourtant se rencontrent dans une zone frontière et une image clivée entre iconoclasme et iconophilie. En témoigne le jeu de miroir entre La Chambre claire (1980) de Roland Barthes et L’Image fantôme (1981) d’Hervé Guibert. Comme nous le verrons, Roland Barthes et Hervé Guibert se croisent en 1977. Mais s’ils sont les spectateurs du même monde, ils n’habitent pas le même présent. Rappelons que Roland Barthes est en partie comme l’analyse Antoine Compagnon un « anti-moderne » 5 qui porte sur son époque un regard nostalgique et divisé. En témoigne cette note sortie récemment des archives:

Oui, je suis du XIXème siècle. Et raccroche à cela toute mon excessive sensibilité (qui ne se voit jamais), mon homologie aux romans de ce siècle, mon goût de sa langue littéraire. Ce qui fait que je suis pris dans un paradigme atroce : d’un côté « moi » (le moi intérieur, inexprimé), l’imaginaire affectif, les peurs, les émotions, l’amour, la foi intraitable en une éthique de la délicatesse, de la douceur, de la tendresse, la conscience déchirante que cette éthique est insoluble, aporique (que voudrait dire faire « triompher » la douceur ?), et de l’autre le monde, la politique, la notoriété, les agressions, les canulars, la modernité, le XXème siècle, les avant-gardes, mon « œuvre », en somme, et même certains côtés, certaines pratiques de mes amis. 6

Si à l’occasion de cette notation de 1977, Roland Barthes ne fait aucune allusion à l’image argentique, c’est sans doute que celle-ci se situe à l’intersection de ces deux axes, soit le « moi » (qui, précise Barthes, est « intérieur, inexprimé ») et le « monde ». Médiation du sujet, la photographie joue selon nous le rôle de miroir théorique et biographique et reflète une ambivalence fondamentale. Issue du siècle admiré par le théoricien qu’est le XIXème, la photographie est cet objet nimbé d’aura, « objet mélancolique »7 évoqué par Susan Sontag, ce qui ne l’empêche pas de pactiser parfois avec le versant « négatif » de la culture. Elle est récupérée par le XXème siècle exécré par Barthes. Prise dans le tournoiement des modes et des agitations, abîmée dans l’ère

5 Voir Antoine Compagnon, Les antimodernes : de Joseph de Maistre à Roland Barthes, Gallimard, Paris, 2005. 6 Roland Barthes, « Délibération », vendredi 22 juillet 1977. Journal d’Urt, été 1977. Note inédite tirée de la BNF, NAF 28630 et citée par Tiphaine Samoyault, Roland Barthes, Seuil, Paris, 2015, p.32. 7 Voir Susan Sontag, « objets mélancoliques » in Sur la photographie, trad. de l’anglais par Philippe Blanchard, Christian Bourgois éditeur, Paris, 2008.

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du spectaculaire, elle vient alors se ranger parmi la « notoriété », les « agressions », les « canulars ». Utilitaire, prosaïque, elle se mue en cliché. On retrouve cette dualité dans La Chambre claire qui évoque comme nous le verrons la photographie dans les termes de la mimésis – elle est eidos (idée) et eidôlon (simulacre). Sous la notion d’« image », désignant à la fois la représentation photographique et le sujet Barthes, le critique suggère d’ailleurs qu’il existe une division entre une image euphorique et apaisante (« légère » et « mobile ») et une autre dysphorique et pesante (« lourde » et « entêtée ») :

Je voudrais en somme que mon image, mobile, cahotée entre mille photos changeantes, au gré des situations, des âges, coïncide toujours avec mon « moi » qui ne coïncide jamais avec mon image ; car c’est l’image qui est lourde, immobile, entêtée (ce pour quoi la société s’y appuie), et c’est « moi » qui suis léger, divisé, dispersé et qui, tel un ludion ne tient pas en place, tout en m’agitant dans un bocal. 8

Contrairement à son aîné, Hervé Guibert ne craindra pas d’aborder la photographie et la littérature sous l’angle du simulacre. Tandis que l’époque, face à la révolution du numérique, est tournée vers la traque du faux et la dénonciation de l’illusion, c’est précisément le leurre qui nourrit l’imaginaire de l’écrivain : l’un de ses narrateurs exprime d’ailleurs son désir « […] d’accumuler autour de [lui] des objets nouveaux et des dessins comme le pharaon qui prépare l’aménagement de son tombeau, avec sa propre image démultipliée qui en désignera l’accès, ou au contraire le compliquera de détours, de mensonges et de faux-semblants. »9 Au moi « protéen » et balloté de Roland Barthes s’oppose celui pharaonique et embaumé d’Hervé Guibert. Issu de la génération née après la guerre, Hervé Guibert jette sur son temps un regard moins romantique et passéiste pour adhérer à son mouvement singulier. Ainsi, le florilège d’images assassines déversées dans le monde contemporain et mises à distance par Roland Barthes mène Hervé Guibert à un tout autre projet. Sous la plume du jeune auteur, l’image photographique, sortie de son mutisme, choque, interpelle, sauve, martyrise, crucifie. L’intérêt grandissant de l'époque contemporaine pour l’intime, la mort, la sexualité, la marginalité sociale et le motif du monstrueux qui fait son grand retour dans les arts plastiques notamment au travers du travail photographique de Diane Arbus, insinue autant de thèmes qui, déclinés jusqu’au vertige, viennent se loger dans les intrigues d’Hervé Guibert. Le questionnement au

8 Roland Barthes, La Chambre claire, op.cit., p.797. 9 A l’Ami qui ne m’a pas sauvé la vie, Gallimard, Paris, 1990, p.213.

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cœur des articles de Susan Sontag quant à l’implication du spectateur face aux représentations de la mort et de la souffrance est moins fustigé que récupéré par l’auteur à des fins fictionnelles. Thème de ses nouvelles et autofictions, l’œil meurtrier de l’appareil photo constitue un véritable point de vue énonciatif. A la frénésie contemporaine du « tout voir », Guibert répond par l’engagement littéraire du « tout montrer ». Ainsi, si L'Image fantôme marque certes une étape de rencontre avec Roland Barthes, les livres dits du dernier cycle creusent indéniablement l’écart: au régime de la soustraction de Barthes succède celui de l'exhibition. Sur cette voie, l'œuvre de la trilogie qui, parue dix ans plus tard, raconte à la première personne la terrible expérience du sida dont Hervé Guibert est atteint, relativise encore une fois la puissance auratique de la photographie qui ne sauve ni la mère ni le fils. L'aventure poétique d' A l'Ami qui ne m'a pas sauvé la vie (1990), du Protocole compassionnel (1991) et de L'Homme au chapeau rouge (1992) mène alors le narrateur à puiser aux sources d'autres images qui servent la tentative désespérée du sujet de durer dans le temps. Nostalgique, crépusculaire et potentiellement morbide, l'image qui rend présent un objet ou un être absent a partie liée avec la mort. Sous la plume de nos auteurs, l’image argentique signe pourtant davantage un refus du néant. Apparition disparition, résurrection du passé dans le présent, elle ouvre les moyens plastiques de prolonger le sujet dans le temps et de redonner vie à la littérature. Telle une pellicule sensible réfléchissant les impressions infinies d’un sujet en devenir, l’écriture subjective de Roland Barthes et d'Hervé Guibert mime des états ambivalents pour creuser un espace toujours liminaire. De cet état transitoire de l’être à mi-chemin de la mort et de la vie naît un idéal d’immortalité chez Roland Barthes qui devient chez Hervé Guibert une doctrine de la survie.

Les Liaisons dangereuses : autobiographie et photographie L’apparition d’une photo-littérature à la première personne est le résultat d’une histoire complexe qui est celle de plusieurs histoires : une histoire aussi bien littéraire que technique, institutionnelle et esthétique.

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Afin de mieux appréhender ce qui fait de la photographie un objet complice de l’écriture du moi, il convient d’en revenir d’abord à son évolution technique et symbolique. L’idée de « chambre obscure » dans le procédé de la camera obscura suggère un rapprochement symbolique avec cet espace intérieur qu’est l’esprit. Lieu de construction du solipsisme individuel, elle est sous la plume de Baudelaire dans le Salon de 1859, un dispositif décadent et obscène. Bien qu’ami des plus grands photographes de son temps (Carjat et Nadar), le poète abhorre la pratique naissante de la photographie qui flatte précisément le penchant égotiste de l’homme issu de l’ère industrielle : « A partir de ce moment, la société immonde se rua, comme un seul Narcisse, pour contempler sa triviale image sur le métal. Une folie, un fanatisme extraordinaire s’empara de tous ces nouveaux adorateurs du soleil. » 10 Il faudra attendre la simplification progressive de l’appareil photographique pour que l’usage de la pratique photographique devienne plus accessible, et par là se banalise. Du photomaton au Polaroïd en passant par le Kodak, l’instrument mécanique tend à s’intégrer à la vie quotidienne. Déjà décrite par Walter Benjamin, cette pente fait peu à peu de la prise de vue l’agent insidieux d’une captation de l’intime : « L’appareil photographique devient toujours plus petit, toujours plus prompt à capturer des images fugaces et dissimulées, dont le choc immobilise chez le spectateur les mécanismes d’association. »11 Les innovations qui rendront l’appareil photographique plus léger d’une part et surtout portatif d’autre part, transforment la prise de vue en activité personnelle et intime dont nous ne sommes d’ailleurs pas sortis. A considérer le phénomène contemporain des « selfies », tout porte à croire que la photographie est devenue aujourd’hui sinon un geste réflexe, du moins le support plastique le plus coalescent du moi. Mais comment la photographie sort-elle des archives personnelles et des albums de famille pour s'intégrer au support du livre et devenir l'objet, voire le sujet, du récit? L’émergence de la photo-littérature est préparée par une série de bouleversements qui touche aux écritures à la première personne. La définition de l’autobiographie de

10 Charles Baudelaire, « Le public moderne et la photographie », in Salon de 1859, in Curiosités esthétiques, p.259. 11 Walter Benjamin, Petite histoire de la photographie (1931), trad. par Lionel Duvoy, Allia, Paris, 2012, p.57.

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Philippe Lejeune de 1975 est contestée ou du moins relativisée par l’apparition de différents genres concurrents qui n’obéissent pas aux conventions du pacte « autobiographique ». 1977 voit naître l’autoportrait qui, théorisé par Michel Beaujour, emprunte sa forme à la peinture et au tableau et contrevient à l’idée de « récit ». Cette même année marque la naissance de la première autofiction avec la publication de Fils de Serge Doubrovsky, genre qui met à mal la dimension de « vérité » subjective. L’émergence de ces nouveaux genres signe un élargissement des façons de « représenter sa vie », liberté qui favorise le développement des pratiques photo-littéraires. Le caractère d’immobilité propre au médium photographique, contribue une fois celui-ci inséré dans un texte, à briser la linéarité des récits offrant des moyens « visuels » de se raconter. Tout porte à croire que le recours à la photographie, et c’est là sans doute le point crucial de ce « tournant photographique », affecte jusqu’à l’horizon générique du discours, cela même à une époque où l’écriture de soi tend à devenir la chose du monde la plus courante et en même temps la moins bien partagée. Mais la présence des formes photo-littéraires est intimement liée à un dernier contexte qui tient à l’évolution du champ photographique puisque l’image argentique commence enfin entre les années 1970 et 1980 à devenir en France un mode d’expression artistique à part entière. Au début des années 1970 naissent les premières rubriques photo dans le Figaro en 1971, le Monde en 1977 et Libération en 1978 tandis que les premières revues spécialisées voient le jour avec Créatis en 1977 et Les Cahiers de la photographie en 1981. L’ouverture de galeries comme Agathe Gaillard en 1975 ou Contrejour en 1976 constitue l'autre signe vivant d’une officialisation de l’art photographique. 12 Ce mouvement d’institutionnalisation est aussi celui d’une effervescence créative du côté de la pratique photographique. Bien que la photo d’art gagne en visibilité, le champ photographique reste dominé depuis les années 1970 par la montée en puissance du genre documentaire et de la photographie de guerre qui pose la question du déplacement des limites du visible. Dans ce contexte, Susan Sontag rappelle dans ses essais (réunis en 1977 dans son livre Sur la photographie) l’engagement et la responsabilité du spectateur contemporain qui, face à la frénésie et la brutalité des images, est désormais appelé à se positionner.

12 Pour une description de l’institutionnalisation de la photographie, voir Robert Pujade, Art et photographie : la critique et la crise, préfacé par Agathe Gaillard, L’Harmattan, Paris, 2005.

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Tout un imaginaire menaçant accompagne d’ailleurs l’image argentique jusque dans le lexique qui entoure l’appareil photo que l’on « charge » ou dont on s’ « arme » pour « viser » quelque objet.13 Les années 1980 voient en outre la naissance de la révolution numérique qui marquera le passage du matériel à l’immatériel, de la représentation à la présentation. Force est de constater que l’image envahissante a supplanté le réel. Sortie du rôle ancillaire qui fut longtemps le sien, elle cesse de refléter fidèlement les événements pour devenir elle-même l’événement. Inaugurant une nouvelle façon de voir mais aussi de penser – et de se penser, elle renouvelle l’économie des rapports ontologiques du sujet avec le monde comme avec lui-même. Face à ce phénomène émergent, les livres théoriques portant sur la photographie sont plutôt rares en France. 14 Sous l’effet de la sémiologie, du structuralisme et du textualisme, la photographie est ignorée par la théorie française qui privilégie la lettre à l’image comme s’il s’agissait, dans un geste fidèle à la tradition philosophique rationaliste, de dégager la pensée de la matière. Dans ce contexte, la parution en 1980 de La Chambre claire signale un tournant décrit par Régis Debray comme une aurore : « Ce matin seulement, Barthes et La Chambre claire, Deleuze et L’image-mouvement, Lyotard et ses immatériaux ont donné dignité d’objet de pensée à l’album de famille, au thriller américain et à l’hologramme. »15 A l’heure où le discours théorique attaché pour l’essentiel à décrire le texte commence à peine à prendre en charge la question de l’image, Roland Barthes et Hervé Guibert puisent donc tous deux dans la littérature et souvent dans l'écriture à la première personne, les moyens de capter ce qui en deçà et au-delà de l’œil photographique, peut se dérober dans une « image latente ». Cette ontologie négative du sujet et de la représentation relève d’un certain parti pris en regard de l'époque contemporaine qui l'inscrit, plutôt tournée vers l’hyper-visibilité. Tout porte à penser que la naissance d’une image « spectrale » chez Barthes ou « fantomatique » chez Hervé Guibert apparaît comme une réponse historique intéressante à l’envahissement contemporain de gros plans et d’images chocs. Ce

13 Susan Sontag, « Dans la caverne de Platon », Sur la photographie, trad. de l’anglais par Philippe Blanchard, Christian Bourgois éditeur, Paris, 2008, p.29. 14 On peut mentionner, outre le travail de Susan Sontag paru en français en 1979, deux ouvrages : Un art moyen essai sur « les usages sociaux de la photographie » dirigé par Pierre Bourdieu, paru en 1965 (Minuit, Paris) et le livre de Gisèle Freund Photographie et société paru en 1974 (Seuil, Paris) 15 Régis Debray, Vie et mort de l’image, Gallimard, Paris, 1992, pp.164-165.

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recours à une modalité fantomatique d'écriture subjective, n'est-elle pas l'un des signes de ce que Susan Sontag annonçait comme « écologie »16 de l’image? Echapper à la saturation du visible et à l’impératif d’une vision nette devient l’une des quêtes de La Chambre claire et de L’Image fantôme au seuil des années 1980.

Etat de la recherche Si la production autobiographique contemporaine accorde à la photographie une place de choix, elle est aussi l’occasion d’une problématisation paroxystique dans le domaine critique. Face à la grande labilité formelle de ces textes, les commentaires critiques situent généralement leur approche à l’intersection des angles générique, narratologique et historique pour distinguer les différentes étapes qui favorisent le rapprochement contemporain de la photographie et du récit à la première personne. Sur le plan générique, il faut d’abord rappeler que Philippe Lejeune pressent ce tournant des écritures subjectives dans deux livres publiés à vingt ans d’écart. Cinq ans après la parution de son ouvrage Le Pacte autobiographique, le critique propose en 1980 sous le titre de « Je est un autre » : l’autobiographie, de la littérature aux médias un nouvel état des lieux de l’autobiographie qui décrit la façon dont le genre s’est déplacé sur d’autres supports pour puiser aux sources riches et variées des arts plastiques et de la technologie. 17 De l’entretien radiophonique à l’apparition de l’auteur sur les plateaux de télévision en passant par le boom autobiographique du cinéma, le récit de soi se loge partout pour satisfaire la demande d’un public devenu friand de formats audio-visuels. Sous l’effet de ces écritures de soi multimédia, la cohérence et la cohésion du « je » se défait et propose au lecteur contemporain des variations actualisées de la formule rimbaldienne du « Je est un autre ». Le poéticien relance au seuil des années 2000 la question de l’intérêt heuristique d’une articulation entre supports et contenus à l’occasion d’un colloque de Cerisy demandant en préambule : « est-ce que le moi varie selon les supports ? »18 Les actes du colloque

Susan Sontag, « Le monde de l’image » in Sur la photographie, op.cit., p.244. 17 Voir Philippe Lejeune, Je est un autre. L’autobiographie de la littérature aux médias, Seuil, Paris, 1980. 18 Philippe Lejeune « Avant-propos », in Philippe Lejeune (dir.), Récits de vie et médias, Actes du colloque du 20 et 21 novembre 1998, Cahiers Ritm, Paris, 1999, p.5.

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témoignent d’une volonté d’étendre les perspectives sur le genre autobiographique en considérant la grande variété de ses formats qui n’a fait que croître sous l’ère informatique. Datés aujourd’hui, ces deux ouvrages offrent néanmoins une prise de température directe des pratiques en cours et situent l’apogée de cette vague déferlante d’expériences au tournant des années 1980. Si la photographie est évoquée de manière discrète dans l’ouvrage collectif Récits de vie et médias, l’ensemble des contributions convergent vers un même constat : il existerait deux moments clé à cette histoire. L’autobiographie fraye avec la représentation plastique depuis les avant-gardes; mais le couple texte-image resurgit à l’époque contemporaine pour voguer sur d’autres supports que ceux du carnet et du livre papier. De là naît sa désolidarisation de celui qui garantissait sa légitimité, à savoir l’auteur. C’est du moins ce que suppose Jacques Lecarme dans un article intitulé « -graphie ? » : « D’autre part, si l’on s’en tient à la définition axiomatique (1973,1980) de Philippe Lejeune, auto- dans auto-biographie, suppose auctor, c’est-à-dire un seul auteur qui puisse répondre de son récit. » 19 L’intuition de Jacques Lecarme selon laquelle l’autobiographie multi-supports produirait les ondulations d’un moi dilué et collectif, signant la fin de l’autorité, la perte du nom et le risque de désappropriation de l’œuvre, sera féconde pour notre travail. Conséquence paradoxale de la mort de l’auteur des années textuelles, son retour sous la plume de Roland Barthes sous une forme photographique ou par l’emploi du « je », signe toujours en même temps sa disparition. Sylvie Jopeck publie en 2004 la première anthologie qui, sous le titre Photographie et l’(auto)biographie, offre des clés de lecture et des outils pour décrypter les effets et fonctions de la rencontre entre les deux prismes. Trois colloques, organisés par Danièle Méaux, se sont tenus autour de la problématique rassemblant des chercheurs d’horizons disciplinaires divers, colloques dont les actes publiés en 2004, 2006 et 2008 foisonnent d’analyses pertinentes. 20 Qu’il s’agisse d’articuler la photographie à la littérature ou plus spécifiquement aux formes romanesques et autobiographiques, on

19 Jacques Lecarme, « -graphie ? », Récits de vie et médias, Philippe Lejeune (dir.), Actes du colloque de Cerisy-la-Salle des 20 et 21 novembre 1998, , Ritm, Paris, 1999, p.206. 20 Voir Danièle Méaux & Jean-Bernard Vray (dirs.), Traces photographiques, traces autobiographiques, Publication de l’Université de Saint-Etienne, 2004. Danièle Méaux (dir.), Etudes romanesques n°10 : Photographie et romanesque, Lettres modernes Minard, CAEN, Fleury-sur-Orne, 2006. Jean-Pierre Montier, Liliane Louvel, Danièle Méaux& Philippe Ortel (dirs.), Littérature et Photographie, Presses universitaires de Rennes, 2008.

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s’accorde pour reconnaître sous la prééminence de cette zone tampon la libération d’autres franges de contact icono-textuelles. Définitivement entérinée, la distinction entre « photographie » et « arts plastiques » laisse en effet place selon le terme de Danièle Méaux à une analyse plus globale du « champ photographique ».21 Pertinent pour notre recherche, le déplacement visant à sortir les catégories de l’autobiographie et de la photographie de leur statut d’objets pour en faire des paradigmes guidera notre approche méthodologique. Différents travaux ont en outre suggéré et exploré le lien fécond entre autofiction et photographie : par son caractère équivoque, l’image argentique rehausserait l’illusion propre au récit de fiction à la première personne. Dans Le Golem de l’écriture. De l’autofiction au Cybersoi (1997), Régine Robin situe les entreprises photo-littéraires au carrefour de l’autofiction, des arts plastiques et des nouveaux supports offerts par internet. Comme dans le cas des recherches qui portent sur l’autobiographie multi-supports, cette étude dessine le phénomène à l’horizon de la postmodernité et de la crise du sujet contemporain. Plus récemment, on mentionnera l’étude de Roger-Yves Roche Photofictions. Pérec, Modiano, Duras, Goldschmidt, Barthes qui, dans une perspective comparatiste, analyse différents cas de figure de récits intimistes agrémentés de photographies à l’horizon de l’autofiction. Dans la même lignée, il convient d’évoquer différents articles qui, parus de façon indépendante, poursuivent cette approche conjuguée autour d’un ou plusieurs auteurs. 22 Parmi les autres tendances fortes de cette rencontre entre photographie et récit de soi, on mentionnera le phénomène de la « photobiographie » récemment analysé dans les travaux de Dominique Kunz Westerhoff et de Fabien Arribert-Narce.23 Inventé par Gilles Mora,

Danièle Méaux & Jean-Bernard Vray (dirs.), Traces photographiques, traces autobiographiques, op.cit., p.8.22 Roger-Yves Roche, Photofictions. Pérec, Modiano, Duras, Goldschmidt, Barthes, Presses Universitaires du Septentrion, 2009. Roger-Yves Roche « Le je et son ombre. Photofictions, suite (sans fin ?), in Narrations visuelles, visions narratives, Philippe Kaenel et Dominique Kunz Weterhoff (dirs.), Etudes de Lettres, n°3-4, pp.205-222 ; Arnaud Genon & Guillaume Ertaud, « Entre textes et photographies: L’autofiction chez Hervé Guibert », Image [&] Narrative [e-journal], 19 (2007), http://www.imageandnarrative.be/autofiction/genon_ertaud.htm.23 Voir Les articles de Dominique Kunz Westerhoff, « Photobiographie, photofiction, autofiction : Les Années d’Annie Ernaux », in: Zufferey Joël (eds.) L'autofiction : variations génériques et discursives. Au cœur des textes 22, L'Harmattan-Academia, Louvain-la-Neuve, 2012, pp. 147-170 et « La photographie au révélateur littéraire : de Denis Roche à Anne-Marie Garat », in Narrations visuelles, visions narratives, op.cit., pp.183-204. Voir également l’article de Fabien Arribert-Narce « De la photographie comme anti-récit (Roland Barthes, Denis Roche, Annie Ernaux) », in Fabien Arribert-Narce & Alain Ausoni (dir.), L’autobiographie entre autres. Ecrire la vie aujourd’hui, Peter Lang, Oxford, Bern, Berlin, Bruxelles, Frankfurt am Main, New York, Wien, 2013

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ce néologisme sert à qualifier toute une constellation de pratiques photographiques intimistes qui gravitent autour de la revue des Cahiers de la photographie et de la maison d’édition Contrejour. Si l’angle générique est à l’honneur dans la plupart des travaux cités précédemment, certaines études analysent l’émergence de ces textes hybrides en articulant poétique des formes et perspective historique. Sur le plan de l’histoire matérielle du livre, l’analyse de Michel Melot dans L’Illustration : histoire d’un art, publié en 1984 revient sur l’histoire des difficultés techniques qui retardent l’apparition du premier livre photographique qui naît en 1844 (The Pencil of Nature de Talbot). Bien que le caractère d’exactitude de la photographie la rende attractive, Michel Melot rappelle comment des enjeux techniques, esthétiques et économiques compliquent son intégration au support livre.24 Les albums contemporains sont préparés en outre par le boom du livre d’artiste qui apparaît au public vers 1974 autour de la Biennale de Venise et de la Dokumenta de Kassel. L’ouvrage collectif Le Livre libre : Essai sur le livre d’artiste consacré au livre d’artiste en Suisse romande de 1883 à nos jours offre par ailleurs une vision plurielle des déclinaisons de ce support qui, autrefois illustré de gravures ou de lithographies, fraye aujourd’hui avec l’héliogravure, la photocopie, le laser, voire la couture.25 D’autres travaux se sont penchés sur l’articulation spécifique de la photographie et du « récit » et rappellent qu’au niveau de l’espace littéraire francophone, la pratique du roman illustré de photographies apparaît à la toute fin du XIXème siècle.26 Ces ouvrages s’accordent pour reconnaître l’auteur belge Georges Rodenbach, comme l’inventeur du « récit-photo » avec la publication de Bruges-la-Morte (1892). Il faut ensuite attendre trois décennies pour que le premier récit à caractère autobiographique accueille la photographie sous l’influence de la grande mutation visuelle au cœur du

ainsi que l’ouvrage suivant du même auteur : Photobiographies : pour une écriture de notations de la vie (Roland Barthes, Denis Roche, Annie Ernaux), Champion, Paris, 2014. 24 Voir Michel Melot, L’Illustration : histoire d’un art, Skira, Genève, 1984, pp.163-172. 25 Voir Le Livre libre : Essai sur le livre d’artiste, Les Cahiers dessinés, Paris, 2010, pp.307-377. 26 En particulier les travaux suivants : Philippe Ortel, La littérature à l’ère de la photographie : enquête sur une révolution invisible, Editions Jacqueline Chambon, Nîmes, 2002 ; Daniel Grojnowski, Photographie et langage. Fictions, illustrations, informations, visions, théories, José Corti, 2002, pp.93-120 ; Jérôme Thélot Les Inventions littéraires de la photographie, PUF, Paris, 2003 ; Jan Baetans & Hilde van Gelder « Petite poétique de la photographie mise en roman (1970-1990), in Danièle Méaux (dir.), Photographie et romanesque, op.cit. ; Magali Nachtergael, Les Mythologies individuelles : récit de soi et photographie au XXème siècle, Rodopi, Amsterdam/New York, 2012.

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surréalisme : ce sera Nadja (1928) d’André Breton. Les raisons invoquées pour expliquer ce retard sont multiples et tiennent d’abord à la perception de la photographie comme un art mécanique, son caractère technique la rendant impropre à rendre la fluidité de la vie. La rivalité d’autres techniques de reproduction comme la lithographie constitue l’autre foyer des explications de cette réticence, comme Jan Baetans et Hilde van Gelder l’analysent dans un article.27 Cette difficulté à accorder une place à la photographie au sein du livre et du récit s’inscrit dans une longue lignée qu’il serait aisé de prolonger jusqu’à nos jours au travers des récits contemporains peuplés d’images in absentia. Qu’il s’agisse de « l’image spectrale » de La Chambre claire de Roland Barthes ou de « l’image fantôme » d’Hervé Guibert, la présence d’une modalité fantomatique dans la littérature contemporaine engage une réflexion aiguë sur l’articulation du « texte » et de l’ « image », du « livre » et de la « photographie » qui guidera notre propos. Ces ouvrages qui retracent l’histoire complexe de l’apparition de ces formes matérielles, des surréalistes à Sophie Calle, présentent le mérite de décloisonner ces écritures et de montrer que la tendance photo-littéraire, loin d’être strictement contemporaine, porte la marque de schémas subjectifs dépersonnalisant antérieurs, actifs depuis les avants-gardes. Au travers de la notion de « mythologie individuelle », les travaux de Magali Nachtergael font apparaître en outre toute une série de phénomènes spécifiques qui favorisent ce rapprochement et se situent souvent aux marges de la littérature. Le regain d’intérêt pour le genre du roman-photo ou les expérimentations du Narrative Art en peinture constitue selon elle autant de lieux périphériques qui rendent possible le dialogue entre photographie et écriture à la première personne.28 Parmi les ouvrages cités précédemment, ceux qui sont consacrés au moins en partie au travail de Roland Barthes manifestent la tendance à considérer cette œuvre sous un angle générique, à l’aune des pratiques d’autres écrivains de sa génération. Intégrée dans une mouvance, elle est tantôt liée à la photofiction (Roger-Yves Roche), tantôt à

27 Jan Baetans & Hilde van Gelder « Petite poétique de la photographie mise en roman (1970-1990), p.258. 28 Voir Magali Nachtergael, Les mythologies individuelles : récits de soi et photographie au XXème siècle, Edition Rodopi, Amsterdam/New York, 2012 ainsi que deux articles « Roland Barthes et les artistes des mythologies individuelles : la création de soi par la photographie entre 1970 et 1975 » in Littérature et photographie, Jean-Pierre Montier, Liliane Louvel, Danièle Méaux, Philippe Ortel (dir.), Pur, Rennes, 2008 et « Photographie et machineries fictionnelles : les mythologies de Roland Barthes, Sophie Calle et Hervé Guibert », in Epistémocritique, vol.VI, hiver 2010, http://epistemocritique.org/spip.php?article129.

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la « photobiographie » (Fabien Arribert-Narce, Dominique Kunz Westerhoff), si elle n’est pas associée à la « mythologie individuelle » (Magali Nachtergael). Notre propos tendra au contraire à montrer comment l'écriture de Roland Barthes se distingue des pratiques autobiographiques de son temps pour creuser une écriture personnelle négative et régressive, plus proche de ce que Louis Marin appelle une « autobiographie au neutre », Gérard Genette un « anti-journal » et Fabien Arribert-Narce un « anti-récit ».29 En ce qui concerne spécifiquement la question de la photographie dans l'œuvre de Roland Barthes, on peut signaler dans le domaine francophone l’ouvrage de Jean Delord paru en 1981 sous le titre Roland Barthes et la Photographie qui propose une lecture philosophique de La Chambre claire dans un dialogue avec Heidegger, Nietzsche, Husserl, etc.30 On consultera avec profit un numéro des Cahiers de la photographie de 1990 presque exclusivement consacré à des interventions portant sur l’importance de la photographie chez Roland Barthes. 31 Nourrie des témoignages vivants de ceux qui, en interlocuteurs de Barthes, ont assisté à la naissance de La Chambre claire de Denis Roche à Alain Fleig en passant par Hubert Damisch, cette parution constituera un document important pour notre recherche permettant d’appréhender La Chambre claire en termes de réception. Plus récemment, le livre de Didi-Huberman Peuples en larmes, peuples en armes, paru en 2016, consacre un chapitre aux articles de Roland Barthes sur les « photogrammes » einsensteiniens et sur le théâtre brechtien, en mettant en lumière leur articulation à La Chambre claire. Passée au prisme d’une « politique de l’émoi », cette analyse institue un dialogue stimulant entre théorie de limage et théorie de l’affect.32 On notera encore que le catalogue d’exposition, Roland Barthes, le texte et l’image publié en 1986 et celui, paru en 2002 sous le titre R/B sous la direction de Marianne Alphant et Nathalie Léger, mettent au centre le rapport du texte à l’image plastique sous ses diverses formes

Louis Marin, « Roland Barthes par Roland Barthes ou l’autobiographie au neutre », in L’écriture de soi, PUF, Paris, 1999, pp. 3-13; Gérard Genette, « Le journal, l'antijournal », in Poétique, n°47, septembre 1981, pp.315-322; Fabien Arribert-Narce, « De la photographie comme anti-récit (Roland Barthes, Denis Roche, Annie Ernaux) », op.cit., pp.87-104. 30 Jean Delord, Roland Barthes et la Photographie, Creatis, Paris, 1981. 31Roland Barthes et la photo : le pire des signes, Les Cahiers de la photographie, n°25, 4ème trimestre, 1990. 32 Voir Didi-Hubermann, chapitre II « Oscillations du chagrin », in Peuples en larmes, peuples en armes. L’œil de l’histoire, t.6, Minuit, Paris, 2016.

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artistiques. Dans une perspective analogue, le catalogue de l’exposition « Lumières de Roland Barthes » paru en 2015 sous le titre Roland Barthes contemporain et dirigé par Magali Nachtergael, décrit à nouveaux frais l’impact des travaux du théoricien sur le champ visuel contemporain. L’ouvrage de Guillaume Cassegrain, Roland Barthes ou l’image advenue (2015), engage une réflexion sur la prégnance de « l’image » dans l’œuvre de Barthes et propose une recherche nourrie des critiques ponctuelles que le théoricien « en amateur » revendiqué consacre à des peintres (Arcimboldo, Daniel Boudinet, Cy Twombly, etc.), un matériel qui est mis en dialogue avec ses livres illustrés de photographies.33 Si, depuis quelques années, des travaux sont consacrés à l’importance de l’image et des arts visuels dans l’œuvre de Roland Barthes, le versant « subjectif » de son écriture fait également couler beaucoup d’encre ; soit qu’ils s’intéressent aux écrits personnels du théoricien pour les situer sur le plan générique comme nous l’avons vu précédemment, soit qu’ils articulent prismes biographique et théorique dans le but d’éclairer quelque aspect de l’œuvre, les ouvrages et articles qui touchent de près ou de loin à la problématique « intime » de l’œuvre barthésienne sont nombreux. Mythique et mystérieuse, la vie de Roland Barthes suscite aujourd’hui plus que jamais l’intérêt du public. En témoigne d’abord la publication récente de deux nouvelles biographies de l’auteur : l’essai de Marie Gil (Roland Barthes : au lieu de la vie, 2012) qui articule vécu et aspects critiques dans une perspective très psychanalytique et la biographie de Tiphaine Samoyault (Roland Barthes, 2015). Augmenté de l’appareil des notes préparatoires et des agendas du critique, ce dernier livre offre des portes d’entrée inédites dans le vaste labyrinthe des textes. Cependant, ces deux ouvrages, bien qu’illustrés de photographies, abordent l’image argentique comme un sujet relativement périphérique. Marie Gil y perçoit l’un des moyens pour Barthes d’opérer sa renaissance (celle du critique à l’écrivain), passage qui situe l’expérience japonaise et L’Empire des signes comme l’étape cruciale de cette « révélation ». Si nous nous rallierons à l’idée féconde que le haïku et la photographie présentent ensemble le

33 Roland Barthes, le texte et l’image, Catalogue d’exposition du Pavillon des Arts, 7 mai-3 août 1986 ; R/B, Marianne Alphant et Nathalie Léger (dirs.), Catalogue d’exposition du Centre Pompidou, Seuil, Paris 2002 ; Roland Barthes Contemporain, Magali Nachtergael (dir.), Catalogue d’exposition, Max Milo éd., 2015 ; Guillaume Cassegrain, Roland Barthes ou l’image advenue, Editions Hazan, Paris, 2015.

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caractère de « poésie pure » et de « mort du référent »34, cette liaison sert moins selon nous l’avènement du « roman » comme le suppose Marie Gil, que celui du « texte ». Dans un sous-chapitre intitulé « Penser l’image », Tiphaine Samoyault aborde quant à elle en passant « le spectre des représentations iconiques »35 qui a intéressé Roland Barthes depuis la fin des années 1950, étiquette qui comprend image argentique et publicitaire, cinéma et iconographie politique etc. sans distinction. La signification de la présence massive de l’image argentique dans les livres intimes des années 1970-1980 n’est cependant jamais abordée. A la lecture de ce riche matériel biographique, il apparaît que la photographie n’apparaît pas pour ces critiques comme un paradigme « (auto)biographique » alors même qu’elle constitue selon nous un révélateur subjectif d’importance. Il semble que ce soit la mort de Roland Barthes qui, longuement décrite par Tiphaine Samoyault en introduction, relance la vie et l'œuvre comme événement. La décennie qui suit la mort de Barthes voit paraître une série d’hommages divers consacrés à l’œuvre et à la vie du critique.36 C'est la publication par les éditions du Seuil en 1987 d’Incidents, 37 fragments inédits de son journal, consacrés à ses pratiques homosexuelles entre le Maroc et Saint-Germain les Prés, qui relance une curiosité déjà en éveil, divise et révèle l'autre part de la vie. La tendance à l'hagiographie change alors de bord et se poursuit après les années 2000 dans un autre style, parfois à la limite du douteux, avec son lot de révélations intimes.38 Mais d'autres phénomènes de réception contribuent à populariser l’œuvre et la personne de Roland Barthes : les lectures théâtrales de Fabrice Lucchini ou encore le phénomène du « Barthes personnage » de fiction contribuent à forger le mythe.39

34 Marie Gil, Roland Barthes : au lieu de la vie, Flammarion, Paris, 2012, p.347. Voir pp.345-348. Tiphaine Samoyault, Roland Barthes, Seuil, Paris, 2015, p.421. Voir pp.420-424.

36 Nous pensons aux trois numéros de revue suivants : Poétique, n°47, Seuil, Paris, septembre 1981 ; Critique, n°423.424, Minuit, août-septembre, 1982 ; Communications, n°36, 4ème trimestre, Seuil, 1982. 37 Roland Barthes, Incidents, Seuil, Paris, 1987. 38 Parmi ces livres, Hervé Algalarrondo, Les Derniers jours de Roland B., Stock, Paris, 2006 et Jean Esponde, Roland Barthes, un été (Urt 1978). 39 Philippe Sollers met en scène Barthes sous les traits du personnage de Werth en 1983 dans Femmes (Gallimard, Paris) puis Julia Kristeva dans Les Samouraïs en 1992 (Gallimard, Paris). Plus récemment, Thomas Clerc donne une forme à l’accident de la route dans lequel le théoricien trouve la mort au travers d’une nouvelle centrée sur le point de vue du chauffeur de camion dans L’homme qui tua Roland Barthes et autres nouvelles, Gallimard, Paris, 2010.

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A la curiosité et la fascination pour le « mystère Roland Barthes » auprès du public répond ensuite le témoignage passionné de ses récepteurs directs qui, en anciens étudiants, collègues ou amis, proposent des interprétations riches et variées de l’œuvre et de la vie du théoricien à l’aune de leur expérience et de leur participation vivantes à ce moment de l’histoire de la théorie littéraire. Ainsi Todorov avertit que les pages consacrées au critique doivent être lues comme celles de « (s)on Barthes » tandis que Eric Marty se place en « disciple » et Claude Mauriac en « élève ».40 Divers travaux théoriques singuliers proposent en outre des descriptions de l’homme qui, bien que trop fugitives pour mériter l’étiquette de « portraits » biographiques, constituent ensemble un réseau de voix, une chambre d’échos, qui contribuent à forger l’image de l’homme sous le théoricien. Tantôt intime, tantôt professoral, il est parfois le « dandy » (Susan Sontag), ailleurs l'« amoureux » (Eric Marty) ou plus récemment le « sujet impur » (Dieter Thomä, Vincent Kaufmann & Ulrich Schmid).41 Ces facettes articulent vécu et théorie pour offrir au lecteur différentes entrées dans l'œuvre et témoigner d'un visage théorique et biographique résolument kaléidoscopique. On ne s’étonnera pas dès lors qu’à l’occasion du centenaire de la naissance de Roland Barthes, ce soit précisément le kaléidoscope qui donne forme au sujet au travers d’un projet multimedia qui, sous le titre « Barthes Vision », offre aux lecteurs du monde entier les moyens interactifs d’interpréter à leur tour ce visage, en postant en ligne quelque image-témoignage de leur cru sous forme de photographies.42 Plus récemment encore, toujours dans l'esprit de célèbrer l'anniversaire de Roland Barthes, Hermès lance dans sa dernière collection d'accessoires un foulard en l'honneur du théoricien inspiré des Fragments d'un discours amoureux car, comme le déclare le directeur administratif de la maison de mode, le déroulement de la phrase a partie liée avec celui du tissage des fils.43 Ce que ces quelques exemples nous disent, c'est que la vie de Roland Barthes est un vivier d' images à tel point que le moi se laisse volontiers découper en morceaux par

40 Voir Tzvetan Todorov, Critique de la critique, op.cit., p.74. ; Eric Marty, Roland Barthes, Le métier d’écrire, Seuil, Paris, 2006, p.32. ; Patrick Mauriès, Roland Barthes, op.cit., p.12. 41 Voir Antoine Compagnon, Susan Sontag, L’Ecriture même : à propos de Roland Barthes, Christian Bourgois, Paris, 1982, p. 44; Eric Marty, Roland Barthes, Le métier d’écrire, op.cit.; Dieter Thomä, Vincent Kaufmann & Ulrich Schmid, «Roland Barthes : Das unreine Subjekt», in Der Einfall des Lebens. Theorie als geheime Autorbiographie, Hanser, München, 2015, S. 221-236. 42 http://www.barthes.vision/home/ 43 « Une phrase bien tournée, construite avec des mots précisément choisis, ressemble à une écharpe, faite de tissu fin tissé », cf. http://modedemploi.paris/2015/06/07/hermes-celebre-roland-barthes/

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ses récepteurs qui le consomment, le fabriquent, le font circuler. Cette réception fétichiste divise en fragments et photos un sujet qui se porte même autour du cou en écharpe. Face à cette « biomania » tendue entre attentat au « Mythe » et fortification de celui-ci, notre étude n'entend pas ajouter de portrait à ceux, nombreux, que nous avons tenté de répertorier ici de façon sans doute trop partielle. Grand nous semble le risque de réduire le sujet à cette « image » mobile et flottante dont Barthes se méfie : le stéréotype qui colle à la peau comme à la plume. C’est la relation précisément ambiguë que Barthes a entretenu avec l’idée même de « représenter » sa vie qui nous intéressera ici, que ce soit sous sa forme écrite ou photographique. Mais le phénomène qui se cristallise autour de la mort de Roland Barthes marque les contours d’un second problème de réception dans de nombreux ouvrages précités: l’auteur disparu, les textes et cours rassemblés contrairement à ses vœux en corpus par ses disciples mêmes vont devenir des objets d’étude et d’enseignement, donc des classiques, contredisant leur propre intention subversive. Celui qui annonce le chant du cygne de l’auteur majuscule rejoint alors irrémédiablement sous l’effet de la canonisation les grandes figures du Panthéon littéraire français. Cette récupération institutionnelle posthume corrobore un processus décrit par l’auteur lui-même de son vivant puisque l’on sait que Roland Barthes ne cesse de dénoncer la vanité des avant-gardes artistiques et littéraires toujours rattrapées par la bourgeoisie qui se les approprie et qu’elles ne font que nourrir et consolider. Et s’il prétend échapper lui-même à la tendance lorsqu’il situe son œuvre « à l’arrière-garde de l’avant-garde »44, il pressent sa propre récupération imminente, manifestée avec éclat lors de son entrée au Collège de France. A relire l’ensemble de l’œuvre de Barthes aujourd’hui, certains de ses livres apparaissent d’ailleurs explicitement comme des produits d’« avant-garde », et ce, bien que le théoricien multiplie les incises en italique ou les parenthèses visant, dans un signe de connivence avec le lecteur, à prévenir les interprétations rigides et clôturées dont il pourrait être l’objet. Derrière sa prose désinvolte et l’indifférence affichée à l’égard de l’ambition, il n’est pas rare que le critique cherche à maîtriser d’une certaine manière sa postérité. Appelés à la prudence, les lecteurs actuels de Roland Barthes oscillent ainsi entre différentes attitudes contraires et réexaminent avec suspicion les termes communément

44 Roland Barthes, « Réponses » (Tel Quel, automne 1971), in Œuvres complètes, op.cit., t. III, p.1038.

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admis d’« œuvre », d’« auteur » ou encore d’« écrivain » passablement mis à mal par le théoricien. Comment traiter dès lors de celui qui se méfie plus que quiconque des métalangages et qui, derrière la liberté de ses usages de la langue, redoute profondément cette dernière, sans pour autant tomber dans les pièges qu’il nous tend ? Comment rendre compte de ce degré zéro revendiqué de la posture, et de ce parcours en apparence blanchotien, sans glisser sous l’effet hypnotique des charmes de l’écriture barthésienne dans la copie et la paraphrase, ni solidifier son discours en cédant à la tentation du système ? S’ajoute à cela le fait que Barthes n’a cessé d’affirmer son mépris pour les dissertations et en général pour toute forme d’écriture scolaire – ce qui nous met bien dans l’embarras –, leur préférant l’usage du fragment. Rétif à tout esprit de système et de totalisation, le théoricien use d’une esthétique de la fragmentation dans un geste de fidélité à l’atopie critique, et, prenant un plaisir particulier à multiplier les commencements et les fins, il refuse tout dernier mot. Tels sont, nous semble-t-il, les défis majeurs posés par les textes hétérogènes que nous aborderons. On serait parfois tenté de s’en sortir en réaffirmant, avec Jean Paulhan, cette phrase dont Robbe-Grillet dit qu’elle pourrait terminer tous les « romans » de Barthes : « mettons que je n’ai rien dit »45. Comme pour Roland Barthes, la vie d'Hervé Guibert, jamais exhumée, continue de fasciner et de questionner comme le signalent les trois biographies qui lui sont consacrées.46 La dernière en date, parue sous le titre Hervé Guibert ou les morsures du destin et rédigée par Frédéric Andrau en 2015 est largement consacrée aux engouements profonds du jeune auteur que furent l'écriture, le cinéma et la photographie. Pour une lecture critique circulant à travers l'oeuvre littéraire et artistique de l'écrivain, on consultera le livre de Jean-Pierre Boulé Hervé Guibert : l'entreprise de l'écriture du moi qui offre une vue généalogique de l'oeuvre depuis les écrits de jeunesse et suit le développement d'une « écriture photographique » ainsi que l’ouvrage d'Arnaud Genon, intitulé Vers une esthétique postmoderne qui prend appui sur le journal d'écrivain de

45 Robbe-Grillet, « Discussion », in Prétexte : Roland Barthes, op.cit., p.260. 46 Christian Soleil, Hervé Guibert, Actes graphiques, Saint-Etienne, 2002 ; François Buot, Hervé Guibert : le jeune homme et la mort, Grasset, Paris, 1999; Frédéric Andrau, Hervé Guibert ou les morsures du destin, Séguier, Paris, 2015.

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Guibert paru en 2001 et montre comment l'œuvre tissée d'« intertextualité » relèverait d'un projet typiquement postmoderne.47 Sur les relations entre littérature et image argentique, on consultera l'ouvrage de Frédérique Poinat, L'œuvre siamoise: Hervé Guibert et l'expérience photographique qui offre, à partir d'une lecture d'images et de textes, un riche panorma des effets techniques et esthétiques propres à la photographie guibertienne et situe sa pratique en dialogue avec d'autres photographes qu'il a été amené à rencontrer par son travail de journaliste pour la revue Photo du Monde, notamment Duane Michals, Sophie Calle ou Bernard Faucon. Son travail aborde également le dialogue entre La Chambre claire et L'Image fantôme, en termes d'effets de réécriture et d'emprunts d'Hervé Guibert à Roland Barthes. Plus récemment, le livre de Jean-Pierre Boulé et Arnaud Genon, paru en 2015 sous le titre Hervé Guibert, l'écriture photographique ou le miroir de soi met en perspective les écrits littéraires, les critiques journalistiques et la production photographique d’Hervé Guibert. Il propose en outre des analyses singulières de ses clichés. On signalera dans l'ouvrage collectif de 2008 Photographie et littérature, cité précédemment, deux autres articles qui mettent au centre le dialogue autour de l'image absente selon deux approches différentes: si Marta Caraion dans son article « Texte-photographie : La vérité selon la fiction » perçoit dans l' « impuissance photographique » une idée transhistorique qui remonterait jusqu'à Rodolph Töpffer, Anne Cécile Guilbard dans « Le roman regardeur en 1980 (Roland Barthes et Hervé Guibert) » y voit davantage le symptôme d'une tendance contemporaine et d'une photographie tendue entre ère argentique et ère virtuelle. Plus récemment encore, Olivia Bianchi aborde dans son essai Photos de chevet les œuvres d'Hervé Guibert et de Roland Barthes comme des méditations sur la mort.48 A ces ouvrages s'ajoutent des travaux qui, portant sur l'œuvre d'Hervé Guibert, cherchent à articuler le récit de soi à d'autres paradigmes comme la maladie. Le travail de Joseph Levy et Alexis Nouss, Sida fiction. Essais d’anthropologie romanesque,

47 Jean-Pierre Boulé (dir.), Numéro spécial de Nottingham French Studies, Hervé Guibert, vol. 34, n° 1, printemps 1995; Arnaud Genon, Hervé Guibert : vers une esthétique postmoderne, L’Harmattan, Paris, 2007. 48 Voir Marta Caraion, « Texte-photographie: La vérité selon la fiction », in Littérature et Photographie, op.cit., pp.67-81; Anne-Cécile Guilbard, « Le roman regardeur en 1980 (Roland Barthes et Hervé Guibert) », pp.259-275 et du même auteur « Guibert après Barthes : ‘un refus de tout temps’ », Rue Descartes, n° 34, 2001/4, pp. 71-86. Olivia Bianchi Photos de chevet, op.cit.

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analyse le propre du genre de la « sida fiction » à partir d'une constellation d'auteurs, l'esthétique de leurs récits fonctionnant comme un miroir social. Certains travaux ont montré combien l'esthétique guibertienne puisait dans le paradigme médical les possibilités d'un renouvellement du moi: l'écriture de soi est tantôt « autothanatographie » (Stéphane Grisi), tantôt « hostobiographie » (Adrien Guignard) et interroge les limites même du récit à la première personne.49 D'autres articles ont suggéré la dimension « événementielle » de « dolorisme en direct » (Vincent Kaufmann) ou de « phénomène de la modernité » (Hélène Merlin-Kajman)50 propre à l'œuvre du dernier cycle, signe d'une certaine pente de la littérature contemporaine. Cette approche offre de nouvelles pistes de compréhension des circulations existant entres arts plastiques et univers médiatique (presse, télévision, paparazzi, etc.), circulations qui dessinent ensemble l'arrière-fond des livres d'Hervé Guibert.

En négatif A la lumière de l'ensemble des remarques qui composent l’état de la recherche actuelle, force est de constater que la question de l’image, qu’elle soit subjective ou photographique, est l’objet d’un regain d’intérêt considérable depuis la fin des années 2000 dans les études littéraires en général. Pourtant une étude sur la conjugaison des enjeux photographiques et autobiographiques à l'aune de la théorie dans l’œuvre de Roland Barthes et Hervé Guibert n’existait pas. Il convient, à ce stade, de formuler, à partir des éléments qui viennent d’être établis, différentes remarques méta-critiques susceptibles de dessiner les inflexions singulières de notre étude et ses partis pris.

49 Joseph Levy & Alexis Nouss, Sida fiction. Essais d’anthropologie romanesque, Presses Universitaires de Lyon, 1994. Vincent Kaufmann Ménage à trois : littérature, médecine, religion. Villeneuve d’Ascq : Presses Universitaires du Septentrion, 2007; Stéphane Grisi, Dans l’intimité des maladies : de Montaigne à Hervé Guibert, Desclée de Brouwer, Paris, 1996; Adrien Guignard, « Approche centrée sur le personnage », in Véra Milewski & Fanny Rinck (dirs.), Récits de soi face à la maladie grave, pp. 119-133. 50 Voir le livre de Vincent Kaufmann, Ménage à trois : littérature, médecine, religion. Villeneuve d’Ascq : Presses Universitaires du Septentrion, 2007 ainsi que deux articles du même auteur: « Geminga ou qu’est-ce qu’un événement littéraire ? », Furor, n° 28, 1997, pp. 3-24 et « Hervé Guibert : avatars de la téléincarnation », in Beate Ochsner & Charles Grivel (dirs.), Intermediale : kommunikative Konstellationen zwischen Medien, 10, Stauffenburg Verlag, Tübingen, 2001, pp. 185-197; Voir aussi Hélène Merlin-Kajman, « Le phénomène Guibert : une perversion de la modernité ? », http://www.mouvement-transitions.fr/

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Telle une camera obscura, le présent travail révèle d’abord sur la pellicule sensible quelque morceau de réalité, une image partielle et partiale que l’œil du chercheur-photographe a voulu capter pour l’offrir à quelque lecteur-spectateur. Travaillent ainsi en négatif de cette recherche et de ce corpus d’autres auteurs, un matériel latent qui ne sera pas développé ici. Il n’aura donc pas échappé à notre lecteur que la comparaison élargie n’a pas été l’horizon de la présente étude et qu’il y aurait, dans le cadre d’une telle question, pléthore d’œuvres photo-littéraires à aborder. Au lieu de décrire une prolifération, cette recherche entend analyser ce qui fait surgir en amont cette photo-littérature contemporaine et offre dans cette perspective des clés de lecture pertinentes pour appréhender un corpus extensible. Plutôt que de rassembler des pratiques littéraires en panels sous l’angle panoramique (angle d’ailleurs souvent privilégié par la critique comme en témoignent certains ouvrages cités dans l’état de la recherche), nous avons choisi de présenter une vue rapprochée de deux œuvres emblématiques de ce tournant photographique des écritures à la première personne, œuvres qui en symbolisent les tensions et paradoxes. Pour donner forme à la dialectique de notre propos et articuler nos deux auteurs, c’est la structure en chiasme qui s’est avérée pertinente: à la première section qui, sous le titre « Le vif du sujet », est consacrée à Roland Barthes, répond la seconde section centrée sur Hervé Guibert et intitulée « Sujet à vif ». En second lieu, il apparaît qu’au niveau de la critique barthésienne l’angle généralement choisi articule tantôt biographie et théorie, tantôt photographie et théorie. Or le problème est situé en réalité selon nous au point de convergence de trois lignes de force : nous faisons l’hypothèse que l’importance croissante des paradigmes photographique et autobiographique ne peut en effet se comprendre qu’en considérant un troisième terme, rarement considéré, à savoir le développement théorique de l’œuvre. Le couple devient alors triangulation. Il s’agira dès lors de ne pas négliger les relations riches et complexes que la photographie et l’autobiographie tissent avec les objets théoriques auxquels Barthes s’est intéressés. Seront abordés dans la perspective de ce miroitement deux problèmes théoriques particuliers : l’épineuse question de « la mort de l’auteur » d’une part et l’avènement du Texte d’autre part. Tout l’enjeu de notre travail consistera dès lors à dessiner la possibilité d’une liaison dialectique entres

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ces paradigmes sans négliger le contexte théorique de l’époque qui les inscrit. Que le lecteur ne soit pas surpris pourtant si nous nous sommes autorisés dans la présente étude quelque pas de côté par rapport aux références communément admises : nous ferons par exemple dialoguer le Barthes des Fragments d’un discours amoureux avec René Girard plutôt que Lacan, celui de La Chambre claire avec Jean-Joseph Goux plutôt que Sartre, et ce, malgré la dédicace du livre au philosophe existentialiste ou encore avec Rosalind Krauss plutôt qu’avec Susan Sontag. Ensuite, quiconque se penche sur la question du sujet ou de l’image argentique dans l’œuvre de Roland Barthes se voit confronté à une seconde difficulté d’ordre chronologique : il n’est pas aisé de situer précisément l’origine de cette double pente subjective et photographique. Bien souvent, et de manière assez compréhensible, la critique a tendance à considérer la production de la dernière partie de la vie de Roland Barthes (les années 1970-1980) pour prendre appui sur le triptyque illustré de photographies : L’Empire des signes, RB par RB et La Chambre claire. Parfois, comme c’est le cas dans le livre de Magali Nachtergael, l’analyse se concentre essentiellement sur deux points de repère éloignés dans le temps - l’article des Mythologies intitulé « Photos-chocs » et les textes de la dernière période que nous venons d’évoquer. Cette approche présente l’inconvénient, par le saut temporel qu’elle induit, de voiler tout ce qui dans ce grand écart permet selon nous d’expliquer l’avènement tardif de ce prisme conjugué. Un autre parti pris de cette étude consiste à porter une attention particulière à certaines zones d’ombre du travail de Roland Barthes afin de montrer qu’il existe un véritable acte de naissance de l’écriture du moi, puisque c’est en 1960 que Roland Barthes emploie de façon assumée le « je » pour la première fois, dans un article critique intitulé « Ouvriers et pasteurs ». Si la première personne apparaît pour disparaître, il s’agira précisément dans le cadre de cette étude d’interroger les modalités et la fonction de ce surgissement ponctuel et singulier. On trouve par ailleurs dans ces mêmes années 1960, soit vingt ans avant La Chambre claire, une concentration d’articles sur l’image. Coïncidence ? Rien n’est moins sûr. Dans la même perspective, l’année 1977 nous retiendra également ici puisqu’elle marque, outre l’entrée de Roland Barthes au Collège de France et l’étape de la reconnaissance avec le premier colloque consacré à son œuvre, le moment où le

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théoricien formule pour la première fois son goût pour la photographie. Il publie par ailleurs cette année-là, outre les Fragments d’un discours amoureux qui est sans doute l’un de ses textes les plus subjectifs, différents articles consacrés au photographe Avedon, un travail peu commenté par la critique. Notre approche a cherché enfin à se distinguer de la tendance à réduire La Chambre claire à une méditation sur la mort. Le théoricien aurait pu, en éternelle Cassandre, se contenter d’entonner le chant du cygne de l’auteur et de la littérature qu’on lui connaît pour se placer définitivement du côté du gardien des morts ; au lieu de quoi, et ce sera l’une des hypothèses majeures de la présente recherche, il cherche en même temps les conditions de leur renaissance. Un postulat erroné consiste selon nous à ne retenir de la photographie de La Chambre claire que l’unique motif du masque mortuaire qui, donnant forme à une plainte blessée, sert de testament multiple à une série de disparitions (de la mère sur le plan biographique à « l’œuvre littéraire » sur le plan critique).51 De façon liée à la précédente remarque, l’image photographique est souvent considérée au travers du prisme exclusif de l’indice. 52 S’il est indéniable que la photographie sert d’abord une écriture du sujet étoilé en un réseau de traces, cette lecture en privilégiant le régime indiciel, exclut d’emblée un autre pôle constitutif du schéma sémiotique de Peirce, à savoir l’icône. Or l’un des partis pris majeurs de notre travail consistera à interroger les photographies de La Chambre claire et l’image in absentia de la mère en particulier à l’aune de ces deux modalités pour tenter de comprendre comment elles s’articulent dans cette œuvre. Un double régime traverse selon nous la problématique photographique. Inscrite au tournant de la modalité indicielle du deuil (la trace du « ça a été ») et de la modalité iconique résurrectionnelle, la photographie signale selon nous l’exigence la plus haute adressée au sujet comme à la littérature: mourir pour renaître de ses cendres. Dans le dernier chapitre de cette section consacrée à Roland Barthes, nous insisterons sur trois facettes de la vie du théoricien susceptibles d’enrichir notre compréhension de

« L'Ombre » in Critique, n° 423-424, Minuit, août-septembre 1982, pp.767-774; Chantal Thomas, « La Photo du Jardin d'Hiver » in Critique, n° 423-424, op.cit., pp.78-80 et plus récemment l'essai d'Olivia Bianchi Photos de chevet, Furor, Genève, 2015. 52 Voir l’ouvrage collectif Empreintes de Roland Barthes, Daniel Bougnoux (dir.), éd. INA, Paris, 2009.

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l’œuvre et d’entrer en écho avec nos précédentes analyses. Si les aspects médicaux et l’expérience de la tuberculose ont été abordés principalement dans l'ouvrage du médecin François-Bernard Michel53, la question de l’homosexualité est traitée dans quelques articles parus séparément.54 Toutefois les aspects du médical et de l'eros ont été principalement saisis soit en tant qu’éléments biographiques, soit dans leur articulation au parcours théorique de Barthes à l'exception de l'article de Claude Coste cité précédemment. Il nous a semblé intéressant de ressaisir ces problématiques au prisme de la photographie puisque le critique puise dans certains clichés singuliers les moyens privilégiés de se raconter. Le lecteur aura sans doute remarqué que le troisième fil centré sur le pan « religieux » et bio-critique du parcours de Roland Barthes, autrement plus conséquent, occupe la majeure part de ce quatrième chapitre consacré aux « lectures ». La raison de ce déséquilibre tient encore une fois à une lacune apparue au cours de l’état de la recherche. Bien que nourrie de nombreuses références à des auteurs chrétiens (Pascal, Gide, Ignace de Loyola, etc.), la trajectoire du théoricien n’a à notre connaissance jamais été considérée sous cet angle. Seuls deux articles ont proposé des lectures de La Chambre claire à l’aune de ses résonances chrétiennes. Marie-José Mondzain et Didi-Huberman s’attachent à montrer à partir du motif de la piéta comment l’image, par sa fonction générative, entretient des liens étroits avec la Mater dolorosa. 55 Si nous suivrons cette piste et tenterons de réinterroger la nature de cette fécondation liée théologiquement à l’image, la présente étude tentera de cerner ce que cette lecture « positive » de l’image semble occulter, à savoir la dimension avortée ou « cachée » de l’image de la Mère. Pour comprendre l’ensemble des raisons qui mène le théoricien à nous soustraire la Photographie du Jardin d’hiver, il faut en effet revenir selon nous à un paradoxe biographique fondamental qui affleure dès l’adolescence : l’oscillation entre une éducation protestante et une tentation mystique. C’est selon nous le couple

53 François-Bernard Michel, Le Souffle coupé : respirer et écrire, Gallimard, Paris, 1984. 54 Voir notamment Catherine Clément et Bernard Pingaud dans « Au lecteur », in L’Arc, n° 56, 1974, publié dans Roland Barthes, éditions inculte, Paris, 2007, pp.11-13 et Claude Coste « Le secret de l'œuvre », in Roland Barthes et la photo : le pire des signes, Les Cahiers de la photographie, op.cit., pp.30-32. 55 Voir Marie-José Mondzain « L’image et la filiation », in Carlo Ginzburg (dir.), Vivre le sens, Seuil, Paris, 2008 et Didi-Huberman, « La chambre claire-obscure », in Le Magazine littéraire, n°482, « Barthes refait signe », pp.87-89 ; Didi-Huberman, Peuples en larmes, peuples en armes. L’œil de l’histoire, op.cit., pp. 146-168.

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formé par « le puritain et le catholique »56 selon l’expression du jeune Barthes dans une lettre de 1934 qui permet de polariser de façon particulièrement éclairante la dialectique entre iconophilie et iconoclasme au sein de son œuvre. Si le duo chrétien ne cesse d’orienter ses lectures, c’est moins la querelle théologique qui intéresse Barthes que la dissension « esthétique » qui la sous-tend, à savoir l’enjeu de l’interdit de la figuration.

Développement Dans la première section de ce travail, intitulée « Le vif du sujet », nous nous proposons de décrire l’importance respective des enjeux « autobiographiques » et photographiques en montrant comment ils subissent un traitement singulièrement identique dans le parcours critique de Roland Barthes. Frappés d’une censure commune, le « je » et l’image forment ensemble une tension sous forme de tentation : la passion coupable. Exercée de façon variable, l’interdit se traduit par un effet de retardement de ces thèmes dans l’œuvre qui les annonce pour mieux les reporter. Ces paradigmes esquissés, nous retracerons l’évolution des différents moments de leur articulation en supposant qu’il existe une coïncidence entre l’engouement pour la photographie et ce que Barthes appellera le « retour amical de l’auteur » sous une forme masquée, moment qui nous paraît être la clé du développement d’une écriture subjective. Dans cette perspective, nous suivrons de façon systématique ce goût relativement ancien du critique pour la photographie et son désir latent d’écriture subjective dans leur développement parallèle. Perçue d’abord comme un support mensonger au service de l’idéologie bourgeoise sous l’effet de la période iconoclaste des Mythologies, la photographie est évoquée sous la plume du théoricien comme une image ambigüe dont la portée esthétique, en rivalité avec l’écriture, n’est pas clairement définissable. On trouve ensuite dans les articles des années 1960 à 1970 une attention portée aux détails de la représentation (notamment dans les articles sur Brecht et sur Robbe-Grillet) qui

56 Lettre à Philippe Rebeyrol, Bayonne, 1er janvier 1934, in Roland Barthes. Album. Inédits, correspondances et varia, Seuil, Paris, 2015, p.33

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prend peu à peu la forme d’une véritable herméneutique de l’indice. L’examen systématique de l’émergence progressive de ce mode critique indiciel nous servira à montrer comment cette mutation du détail à l’indice prépare, sur le terrain de la pensée et de la langue, l’avènement futur de l’image argentique comme révélateur de sens. La photographie s’épanouit enfin à partir des années 1970 dans les textes dits de « la dernière période » que sont L’Empire des signes, Roland Barthes par Roland Barthes57 et La Chambre claire, tournant auquel notre propos accordera une attention toute particulière. Grâce à l’analyse détaillée des différentes étapes de ce parcours, nous serons en mesure de saisir le paradoxe qui veut qu’après avoir refusé tout nom et s’être méfié de la première personne qui colle à la peau comme à la plume, Barthes intègre dans ses derniers ouvrages autant des représentations photographiques anonymes (dans L’Empire des signes et La Chambre Claire) que des portraits de ses proches ou de lui-même (dans RB par RB). Par la singularité de leur nature matérielle, ces derniers livres « composites » signalent un tournant de l’œuvre théorique, mais aussi de la trajectoire biographique. Afin de cerner les intrications complexes de ce double enjeu, l’étude propose donc une lecture diachronique qui permet de détailler les grandes étapes de ces évolutions non sans déplacer parfois le regard vers les travaux du théoricien concernant d’autres types d’images (les photogrammes, le cinéma, etc.) dans la mesure où ces intérêts préparent parfois son goût pour la photographie. L’enjeu de ce parcours panoramique sera de montrer comment des textes a priori périphériques (certains écrits sur le théâtre voire des textes sémiologiques) portent en germe moins la photographie et l’autobiographie comme « objets » que comme « paradigmes », et ce, à travers tout un lexique (« surface », « inscription », « détail », etc.) qui se met en place relativement tôt sous la plume du théoricien. La diversité des sources exhumées dans la présente étude – préfaces, textes critiques et littéraires, notes de diariste, cours, etc. – apporte un faisceau d’éléments qui permettent de reconstituer les pans de cette histoire photo-bio-critique qui aboutit à La Chambre claire en 1980. Dans le cadre d’une telle exploration, il s’agira en outre d’accorder une attention particulière au langage du théoricien. Hautement pertinente pour notre propos, cette perspective linguistique met l’accent sur l’emploi syntaxique récurrent du déictique

57 Nous ferons par la suite apparaître ce titre sous sa forme abrégée : RB par RB.

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qui accompagne selon nous le développement de sa réflexion sur l’image argentique et prépare l’accès à la première personne : c’est la nature d’embrayeur qui lie fondamentalement le « je » au « flash » photographique. Cette lecture archéologique du « ça a été » mettra en valeur la série d’expressions qui dessinent en amont d’un texte à l’autre la forme archétypique de La Chambre claire, proposition qui garde la trace embryonnaire de ces expressions comme autant de galops d’essais. La seconde partie de cette première section consacrée à l’œuvre de Roland Barthes s’attachera à reconstruire les enjeux et les modalités de ce geste d’intégration progressive de la photographie, pour faire apparaître les lignes de force d’un tel déplacement dans l’écriture de soi, et inversement. Trois schémas d’ensemble nous paraissent ordonner cette histoire et jeter les bases de ce rapport instable à la représentation. Une première lecture, médicale, envisage la possibilité d’une liaison dialectique entre l’épisode biographique de la tuberculose et le double horizon problématique de l’écriture de soi et de la photographie. La relation compliquée du critique à son homosexualité constitue selon nous le deuxième nœud de ce refoulement conjoint. Soigneusement mis en abyme dans certains clichés ou distillé dans l’écriture sous la forme d’indices textuels, l’amour gay alimente, plus que tout autre aspect intime, la poétique cryptée du montrer-cacher active dans l’écriture barthésienne. Enfin, par les multiples références de l’œuvre de Barthes à des régimes religieux très divers et inégalement favorables à l’image (du protestantisme au bouddhisme zen en passant par le jésuitisme), une dernière lecture suggère qu’il existe un lien contrasté entre le tabou de la figuration barthésienne et l’enjeu théologique de la représentation plastique du divin. Si le mouvement de la première section « Le vif du sujet » consacrée à la figure et l’œuvre de Roland Barthes suit le glissement qui s’opère d’un iconoclasme à une iconophilie aux riches portées théoriques, notre hypothèse, plus nuancée, suppose que l’image (photographique et subjective), bien qu’assumée dans la dernière partie de l’œuvre du critique écrivain, ne triomphe jamais complètement mais se résout dans un compromis qui prend la forme d’une suspension. Guide de notre propos, la représentation de la mère sur le cliché du Jardin d’hiver au cœur de La Chambre claire

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apparaît, au terme d’une quête sans Graal, comme une tache aveugle, puisqu’elle constitue selon nous le lieu même de l’inimageable. La seconde section de cette recherche qui, sous le titre de « sujet à vif », est consacrée à la figure et l’œuvre d’Hervé Guibert offre une porte d'entrée sur les aspects de réception de l'écriture subjective et photographique barthésienne dans l'œuvre d'Hervé Guibert. Entrée oblique et transition car le chapitre d'ouverture est consacré à l'analyse de la brève correspondance tenue par les deux hommes entre 1977-1980 ainsi qu'au compte rendu journalistique de La Chambre claire réalisé par Hervé Guibert pour Le Monde. L'approche se révèle féconde puisqu'elle permet de dessiner les « postures » respectives des deux auteurs à un moment clé de leurs parcours à savoir l'année 1977 signant à la fois la consécration de la carrière du critique littéraire et le lancement de celle de l'écrivain. Le matériel épistolaire se donne alors comme un révélateur privilégié, outre des tensions qui se jouent entre eux, de la conception poétique de l'écriture, telle qu'Hervé Guibert la défend face à son aîné dans un petit manifeste. Le dépliement de ce document joint en annexe à l'une des missives comme d'autres aspects de cet échange fait apparaître la façon divergente qu'ont les deux auteurs d'habiter le champ littéraire. Après cette présentation générale, le chapitre suivant de notre étude intitulé « Fantômes » se focalise sur divers récits de L'Image fantôme susceptibles d'offrir quelques réponses aux expériences photographiques de Barthes, mettant l'accent sur le cliché du Jardin d'hiver de La Chambre claire. Dans cette perspective, le scénario oedipien divergent qui se joue d'un livre à l'autre retiendra particulièrement notre attention et permettra de circuler à travers d'autres épisodes fictionnels du livre. Au fil de ces récits, nous serons ainsi amenés à concevoir un autre type de photographie qui, poreuse, joue avec ses propres frontières : qu'il s'agisse de faire danser l'image, de la faire mentir, rêver, oublier, c'est toujours l'exploration d'une faille et d'une limite qu'il s'agit de creuser. A ces transgressions liées à l'image correspondent divers franchissements dans les registres de langage. Ces différentes lignes convergent dans un dernier extrait dans lequel Guibert propose un portrait fictionnel de « R.B. » et de sa mère.

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A ce stade, nous interrogerons la dynamique propre à l’autre part du corpus d’Hervé Guibert, à savoir la trilogie dont le premier opus A l'Ami qui ne m'a pas sauvé la vie paraît dix ans après L'Image fantôme. Pour appréhender l'écart entre ces œuvres et saisir les enjeux spécifiques de ce qui apparaît comme un « second projet », nous proposerons d'opérer une transition via une autre figure qui, rencontrée comme Roland Barthes en 1977, marque l'œuvre et la carrière d'Hervé Guibert : Michel Foucault. Si Guibert est connu pour avoir décrit la mort du philosophe, également atteint par le virus HIV, il connaît la célébrité pour en avoir témoigné à la télévision. Mis en scène au travers du personnage de Muzil dans A l'Ami, la figure de Foucault subit un traitement littéraire pour le moins intéressant qui passe notamment par une scène photographique. Différents prismes identitaires nous permettront de saisir la relation du narrateur guibertien au personnage de Muzil qui change de peau face à l'autre. Echo au portrait de « R.B. » dans L'Image fantôme, cette nouvelle fictionnalisation fournit l'occasion d'engager une réflexion originale sur la mutation contemporaine du livre, de l'auteur, du nom et surtout sur le rôle des médias dans cette reconfiguration. Forte de cette mise en contexte, la partie suivante consacrée à l'analyse de la trilogie mettra l'accent sur le récit de maladie à l'aune de la photographie. Cet horizon permettra de comparer le traitement littéraire et photographique de la tuberculose dans l'œuvre de Roland Barthes avec celui du sida dans A l'Ami qui ne m'a pas sauvé la vie, à partir du régime icono-indiciel qui oriente la première section de cette étude. Moment carrefour, cette partie ne manquera pas de considérer la façon dont Hervé Guibert lie projet esthétique et éthique. Et tout porte à croire que si le pôle de l'inimageable hantait L'Image fantôme, la trilogie fait entrer le lecteur de plain-pied dans l'inimaginable. Mis en dialogue avec les deux autres livres de la trilogie, le récit de A l’Ami qui ne m’a pas sauvé la vie fait apparaître en outre une tension à l'égard de la photographie jugée impropre à rendre compte de l'expérience douloureuse du moi. L'examen de ces textes révèle alors la mise en place d'un dispositif « intermédiatique » qui, rêvé par Roland Barthes au travers de l'idée de « tableau vivant » et inscrit en filigrane des micro-récits de L'Image fantôme, prend enfin corps d'un livre à l'autre de la trilogie. Articulés au monde médiatique contemporain, les trois supports plastiques qui guident les récits subjectifs de ce triptyque (à savoir l'image argentique pour A l’Ami qui ne m’a pas

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sauvé la vie, le film pour Le Protocole compassionnel et la peinture pour L’Homme au chapeau rouge) permettent de suivre les différentes phases de la maladie entre diagnostic, rémission et sublimation. Enfin, les chapitres cinq et six du volet consacré à Hervé Guibert proposent des éclairages génériques situant l'œuvre du dernier cycle, éclairages qui répondent, selon la structure en chiasme donnée à notre étude, aux considérations d'ouverture quant à l'horizon subjectif prudent de l'œuvre de Roland Barthes. Se pose alors la question de la maîtrise autobiographique que peut exercer un auteur sur son destin, et partant, sur son récit de vie, expérience qui passe en l’occurrence de la dé-prise (Roland Barthes) à la mé-prise (Hervé Guibert). L'autofiction et ce que nous avons appelé le « récit de soi endoscopique » offrent dans ces derniers chapitres deux contrepoints intéressants à la réticence autobiographique de Roland Barthes. Face à ces avatars contemporains d'écritures personnelles, l'écriture photographique apparaît davantage comme un point de départ et un pivot vers d'autres types d'expériences qui au carrefour des disciplines cherchent à percer l'intériorité organique du sujet via des images médicales ou à refléter son extériorité via des images médiatiques.

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I. Le vif du sujet : Roland Barthes

L’homme est celui à qui une image manque.

Pascal Quignard

Devant le chef-d’œuvre le plus sûr où brillent l’éclat et la décision du commencement, il nous arrive d’être aussi en face de ce qui s’éteint, œuvre soudain redevenue invisible, qui n’est plus là, n’a jamais été là. Cette soudaine éclipse est le lointain souvenir du regard d’Orphée, elle est le retour nostalgique à l’incertitude de l’origine.

Maurice Blanchot « Le texte, dans sa masse est comparable à un ciel, plat et profond à la fois, lisse, sans bords et sans repères ; tel l’augure y découpant du bout de son bâton un rectangle fictif pour y interroger selon certains principes le vol des oiseaux, le commentateur trace le long du texte des zones de lectures afin d’y observer la migration du sens, l’affleurement des codes, le passage des citations »58 écrit Roland Barthes dans S/Z, étude et commentaire d’une nouvelle d’Honoré Balzac « Sarrasine ». Un contact essentiel a lieu dans ce livre critique qui, sous le trait d’incision du « bâton » augural, permet à Roland Barthes, tel un mage de l’Antiquité romaine, d’interroger une nouvelle fois en 1970 la nature spécifique des rapports qu’entretient la signification du langage avec le réel et, par là, de transfigurer le paysage de la théorie littéraire. Tandis qu’en prêtre de l’observation et de l’interprétation des signes, le théoricien reste en partie à l’occasion de sa lecture de Sarrasine le sémiologue qu’il a été jusqu’ici, appliqué à interpréter les voix des dieux du panthéon littéraire (en l’occurrence celle de Balzac), l’ouvrage marque cependant un carrefour important, celui-là même qui décolle la surface phénoménale de l’œuvre pour révéler l’éclat ésotérique d’un nouvel

58 Barthes, S/Z, 1970, in Œuvres complètes, op.cit.,t. III., p.129.

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absolu littéraire : l’utopie du texte. Et Barthes d’injecter dans le corps de l’histoire de la théorie une dose de chiromancie aveugle. Pour donner forme à cette nouvelle lecture, le devin critique entend dessiner les contours de ce fond céleste dans un geste net, proche de l’entaille, qui découpe pour mieux diviser, c’est-à-dire qui isole, aliène et étrange à la fois. La beauté, selon une esthétique de l’interstice, se loge désormais dans l’écart et le texte, tel que l’envisage le théoricien, est appelé à n’exister qu’équarri, débité en multiples fragments. De la formule de S/Z découle donc, à demi dévoilé par l’antique superstition, l’aveu de la liaison coupable entre le texte et ce qui, détaché de lui par le geste tranchant du commentateur, apparaît ici sous la notion de « rectangle fictif ». Or c’est précisément la nature de ce bord déchiré que nous voudrions interroger. En effet, force est de constater que loin de poser des limites à son désir de fragmentation, Roland Barthes explorera à partir de 1970 les plaisirs du morcellement selon toute une variété de modalités rhétoriques mais aussi matérielles, l’écrit littéraire se mirant dans d’autres représentations, notamment dans le miroir de la photographie. Comme si le théoricien s’était chargé d’annoncer sous la catégorie de ce texte reconfiguré, le déplacement ultime : tirer la littérature au bout d’elle-même, jusqu’au geste plastique. Il s’agit donc moins de délimiter les contours d’un morceau de texte que de le dissoudre en un point de fuite, une multitude de traces, le halo d’une poussière d’étoiles. De cette fenêtre infime ouverte sur le monde, jaillit la force puissante d’une écriture-lecture qui, ravivée par le double registre icono-textuel, s’abîme dans la circulation illimitée du sens et la pluralité des voix. L’image archaïque de l’augure suggère encore, sous l’affinité magique entre le texte et son fragment décroché, un moment de détachement qui, selon le motif messianique d’un « toujours à venir », s’inscrit dans le temps prophétique. Le vœu littéraire de Barthes dans S/Z, porté par un idéal utopique de la littérature, ne s’exaucera que dans le rêve multiforme d’une opération de découpage-montage de fragments écrits et d’images, sans cesse reporté d’une œuvre à l’autre pour être mieux rejoué. L’avènement de ce texte fragmentaire se déploie progressivement et il nous faut ainsi chercher les conditions de possibilité de la convergence entre l’écriture et la photographie qui travaille en son sein, en deçà et au-delà du commentaire de « Sarrasine ».

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De l’atopie à la photographie Quelle pertinence y a-t-il à lire derrière le rectangle fictif du texte barthésien un paradigme photographique ? Et comment l’image, fait nucléaire pour les théoriciens de la littérature des années 50-70, dévoile-t-elle chez Roland Barthes précisément une zone d’impensé ? Sous sa forme argentique, elle apparaît dans les premiers travaux de Barthes sans crier gare, au détour d’une phrase comme un puits de symboles, à l’instar de cette description des mécanismes de l’histoire du Michelet : « Ainsi la chair successive des hommes garde la trace obscure des accidents de l’Histoire, jusqu’au jour où l’historien, comme le photographe, révèle, par une opération à peu près chimique, ce qui a été auparavant. »59 Le thème émerge souvent, comme dans cet extrait, à titre métaphorique pour appréhender une modalité particulière de « révélation » du sens, sans donner lieu à une exploration systématique. On s’accorde ensuite à penser que Roland Barthes ne formulera pas en définitive de « théorie photographique » en tant que telle : sous son dernier état, la réflexion menée par le critique dans La Chambre claire prend davantage la forme d’une théorie littéraire de la photographie et peut-être, dans un chiasme, d’une théorie photographique de la littérature. Pourtant on oublie souvent qu’avant d’incarner un objet d’investigation en soi dans ce dernier livre de 1980, abondamment commenté par la critique, la notion de photographie occupe une part non négligeable de certains travaux antérieurs et fait son apparition par éclats pour accompagner le cheminement hétérogène de l’intellectuel depuis ses débuts, lui servant de fil conducteur à l’exploitation d’un désir et de vecteur privilégié de sens. Nous voici donc amenés à considérer selon quelles modalités l’articulation photographico-théorique insiste avant 1980, ambition qui n’est pas sans poser un certain nombre de problèmes. Au sommet de la liste des écueils qui guettent notre commentaire, pointe d’abord la difficulté liée au caractère énigmatique des textes de

59 Barthes, « Michelet, l’Histoire et la Mort » (1951), in Œuvres complètes, op.cit.,t. I., pp.120-121.

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Barthes qui, aporétiques, ne cessent de déplacer leur objet et englobent le large champ des sciences humaines d’une époque. Puisant à des sources d’influence aussi diverses que la nouvelle critique thématique, la stylistique allemande, le formalisme russe et le « New Criticism » américain, sa critique explore tour à tour les principaux courants qui composent le paysage intellectuel de son temps, de la psychanalyse à la sémiologie en passant par le marxisme, Tel Quel, ou encore le Nouveau Roman. Barthes ne cesse de changer de place, et, les ayant toutes occupées, aboutit à un non lieu : l’atopie. Ainsi, lorsque Roland Barthes s’intéresse à la photographie, cède-t-il au parisianisme et à l’air du temps, ou est-ce l’actualité qui se laisse inséminer par son geste critique ? L’ambiguïté historique demeure de savoir si Barthes est en partie le produit de l’histoire des idées de son époque ou s’il en est le producteur, question qu’il joue d’ailleurs à se poser à lui-même : « Sur ce point, j’ai été porté, enthousiasmé, par mon époque et j’ai pu m’y insérer de telle sorte qu’on ne sache plus très bien si je suis entièrement fabriqué par elle, ou si j’ai concouru même de façon minime à lui donner un accent… » 60 Face à ses engouements successifs, le critique semble n’épouser que la structure de ces marées intellectuelles, le sujet s’absentant sans cesse de son propre discours : à peine un mot couché sur le papier, un concept esquissé, que le voici déjà parti, ailleurs. Le Degré zéro de l’écriture n’affirmait-il pas d’ailleurs de manière programmatique : « Malheureusement, rien n’est plus infidèle qu’une écriture blanche »61 ? L’un des exemples les plus probants de cette versatilité théorique apparaît lorsque Roland Barthes annonce à la fin des années 70, à l’occasion du colloque de Cerisy qui lui est consacré, son désintérêt soudain pour la sémiologie, celle-ci devenant l’enjeu d’un pouvoir qui lui échappe en partie :

[…] il y a un moment où je n’ai pas assumé d’être sémiologue à vie, chargé du drapeau de la sémiologie, la défendant, y travaillant, faisant face sur plusieurs fronts, etc. Je crois que la sémiologie n’avait absolument pas en elle de quoi devenir un véritable dispositif ; elle a

60 Barthes, « Le jeu du kaléidoscope » (Les Nouvelles littéraires, 13 janvier 1975), in Œuvres complètes, op.cit., t. IV, p.849. 61 Barthes, Le Degré zéro de l’écriture,1953, in Œuvres complètes, op.cit.,t. I., p.218. A la fin des années 1970, Barthes ne manque pas d’ailleurs d’assumer publiquement dans un entretien cette posture consistant à les nier toutes : « Quand un ensemble de positions paraissent se réifier, constituer une situation sociale un peu précise, alors effectivement, de moi-même et sans y penser, j’ai envie d’aller ailleurs. Et c’est en cela que je pourrais me reconnaître comme un intellectuel ; la fonction de l’intellectuel étant d’aller toujours ailleurs quand « ça prend » ». Voir « Entretien » (Playboy, septembre 1977), in Œuvres complètes, op.cit., t.V, p.398.

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engendré de petits impérialismes localisés, des impérialismes de langage j’entends bien, pas du tout institutionnels (il n’y a aucune institution qui recueille la sémiologie).62

L’impossible assignation, avant tout intellectuelle et sociale, Barthes n’étant ni philosophe, ni scientifique, ni complètement romancier, constitue un geste de résistance, à l’heure où l’on demande avant tout aux auteurs de décliner leur identité. Le critique ne manque pas de souligner les tensions suscitées par son caractère inclassable :

L’image qu’on me renvoie de moi-même inclut en effet cette ambiguïté. Car tantôt j’apparais comme un sémiologue, l’un des premiers en date : je suis affublé d’un indice de scientificité. Tantôt, au contraire, on trouve que je ne suis pas rigoureux, scientifique et on me taxe de subjectivité et d’impressionnisme.63

Les conséquences de ce parcours sinueux portent encore sur l’image de Barthes lui-même comme en témoigne un dictionnaire anglo-saxon des lieux communs de la modernité retient à son endroit un carré de qualificatifs improbables : « Global impact/ significantly gay/ post-modern/ late bloomer ». 64 Si le rapprochement est dur et l’accolade forcée, ces couples conceptuels dévoilent la fascination troublée qui entoure le « mystère » Roland Barthes, figure-écran et lieu de toutes les projections. La série de cases simplificatrices aurait certainement fortement déplu au principal intéressé qui, plus que tout autre, a employé sa vie à fuir toute forme de stéréotypes, ne cachant pas son dégoût pour les adjectifs « poisseux ». Le va-et-vient de Roland Barthes entre les différents courants critiques de l’époque a pour corollaire une liste de petites surveillances davantage liées à sa personne : méfiance à l’égard des caractérisations, réticence à voir énoncer son nom propre, etc. Il n’est pas rare pourtant que le théoricien se fasse coincer à ce jeu-là comme quand en 1977, refusant par deux fois qu’on accole son nom au colloque qui lui est consacré, Barthes finit par céder afin de ne pas, « en refusant une troisième fois, produire une image de celui-qui-refuse-les-colloques-sur-son-nom […] » 65. Derrière un goût pour les dernières « tendances » critiques, se dessine donc une certaine paralysie sociale qui se traduit par une peur viscérale d’être « fiché » à la manière des fiches policières.

62 Voir « Discussion », in Prétexte : Roland Barthes, Antoine Compagnon (dir.), Colloque de Cerisy, Christian Bourgois, Paris, 1978, p.315. 63 Roland Barthes « Plaisir/écriture/lecture/ » (Les Lettres françaises, 9 février1972), in Œuvres complètes, op.cit., t. IV, p.205. 64 Anecdote de Patrick Mauriès, Roland Barthes, Gallimard, Paris, 1992, pp.48-49. 65 « Discussion », in Prétexte : Roland Barthes, op.cit., pp.436-437.

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Cette attitude distancée trouve une traduction linguistique dans le jeu des personnes, particulièrement actif dans un livre comme Roland Barthes par Roland Barthes, le critique passant du je au il ou encore au vous, un brouillage énonciatif qui sert la valorisation du caractère labile et indécidable de ses positions. Au mouvement de joyeuse inconstance théorique et énonciative s’ajoute, à un niveau davantage institutionnel un démantèlement systématique de toute posture d’autorité, excentricité qui ne fera qu’attiser les critiques. Le renouvellement permanent du parcours de Roland Barthes joint au caractère inédit de son style provoque en effet l’enthousiasme instantané des uns, et l’incompréhension des autres (et pas des moindres), ce qui finit par éveiller un sentiment d’imposture chez Barthes lui-même.66 Face à cette division, un défi de notre analyse consistera à éviter les lectures partisanes qui tendraient par exemple à réduire la photographie à un intérêt passager, venant rejoindre la longue liste des objets auxquels le critique s’est essayé en amateur revendiqué (calligraphie, peinture, piano, chant, etc.). De même que la question photographique ne se restreint pas aux formulations des livres de la dernière période, de même elle ne se laisse pas réduire à l’élan léger du dilettante ni à la fantaisie du critique hédoniste. Face à cette troublante déprise théorico-autobiographique d’un sujet transitoire et héraclitéen fuyant tout état définitif, la proposition d’une lecture du parcours de Barthes à la lumière du paradigme photographique n’est pas sans poser un second problème. Qu’y a-t-il en effet de plus immobile et figé – donc opposé à l’idéal atopique – qu’un cliché argentique ? Cadrage, fixation et reproduction technique constituent autant d’opérations a priori contraires au déport théorique et à la dispersion biographique de l’œuvre barthésienne. Si, selon une idée communément admise, le parcours du théoricien français paraît traversé par une double ambition, un projet contradictoire – d’un côté la sémiologie, de l’autre la théorie du texte 67 – l’insistance de la photographie à travers les diverses

66 Suite à la communication d’Antoine Compagnon sobrement intitulée « L’imposture », Barthes pointe le cercle vicieux : « Je me sens en état d’imposture chaque fois que m’est renvoyée par les autres l’image de quelqu’un qui en impose ». Voir « Discussion », in Prétexte : Roland Barthes, op.cit., p.59. 67 Antoine Compagnon distingue ainsi « différents Barthes » en fonction des époques (le marxiste, le sémiologue, le textualiste), affirmant même qu’il n’y a pas deux, trois Barthes mais « […] autant de Barthes que d’objets sur lesquels il s’est essayé », in Antoine Compagnon, « Lequel est le vrai ? », in Le Magazine littéraire n°314, octobre 1998, p.26.

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périodes de la critique barthésienne (mythologique, sémiologique et métaphysique) polarise selon nous, de façon tout à fait intéressante, ces différents versants de l’œuvre. Instaurant le dialogue entre une série de pôles antagonistes (unité/pluralité, collectif/individuel, universel/singulier etc.) qui n’ont cessé de hanter la théorie barthésienne, l’intégration de la photographie à l’intérieur des livres de la fin réconcilie même jusqu’au couple du critique et de l’écrivain. C’est là sans doute la première fonction essentielle de ce médium. La technique photographique, qu’elle soit véhicule de mythes et de faux semblants (comme dans les photographies de presse fustigées dans Mythologies), ou au contraire le précieux révélateur du sens (comme dans les photogrammes du théâtre brechtien ou le cinéma eisensteinien) vaut ensuite pour sa part d’objectivité. La seconde fonction de la photographie dans cette oeuvre consiste à initier un mode singulier d’appréhension du monde, qui, tantôt coalescent et analogique, colle au plus près de la réalité, tantôt distant, permet sa mise en cause. Et le duel entre un premier type d’images qui, par son trop d’évidence, bloque la signification, et un second qui en libère la circulation, loin de se résoudre, se poursuit jusque dans La Chambre claire dans l’opposition paradigmatique du studium et du punctum. Un régime sémantique ambivalent parcourt ainsi ce dernier livre qui pose à nouveaux frais, le très ancien problème de la mimésis. En dehors du couple de notions punctum/studium, Barthes appréhende en effet la photographie dans un langage emprunté à l’idéalisme platonicien, c’est-à-dire à la fois comme eidôlon et comme eidos. Dans La Chambre claire, l’« eidôlon » désigne le sujet ou l’objet qui, comme « référent » ou « spectrum », annonce toujours « le retour du mort », tandis que l’« eïdos » dessine l’horizon du spectateur face à sa propre image, à savoir « la Mort »68. Tout l’enjeu de ce dernier livre consistera dès lors à trouver l’équilibre économique périlleux entre ces deux pôles et régler l’écart entre ce premier registre d’images simulacres dites « unaires », qui nous « choquent » bêtement, et les secondes de l’ordre d’un mystère qui nous « trouble ». Troisième fonction essentielle, la photographie permet de régler la distance du sujet à l’objet, active dans l’écriture du moi, aussi tentante que problématique pour le critique acquis aux positions post-structuralistes de l’époque qui réduisent le sujet à une présence spectrale (Derrida) ou à une « ligne de fiction » (Lacan). Face à l’impossible

68 La Chambre claire, op.cit., p.795 et p.800.

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constitution du moi monadique en fondement, Barthes trouve au fil des livres de la dernière période dans la photographie d’autrui comme dans le portrait de lui-même un mode d’exploration épiphanique, propre à suivre le mouvement d’alternance d’un sujet qui, à la surface du papier argentique, est à la fois présent et absent. Au vu des précédentes remarques, il apparaît que l’atopie tisse avec la photo(auto)biographie des liens souterrains et profonds. L’apparition-disparition d’un sujet qui, défait de son ipséité, reste irrémédiablement clivé entre un mode d’être positif et son envers négatif touche au cœur de l’idéal utopique de la littérature, appelé à exister dans cet instant éphémère et interstitiel. Inaugurant une nouvelle façon d’appréhender le rapport complexe qu’entretiennent théorie et subjectivité dans cette œuvre, la photographie joue donc, selon nous, en dehors de son rôle analytique une fonction spéculaire. Un changement d’échelle a lieu au fil des textes, qui passe par un changement de dioptrique : la photographie apparaît d’abord comme un moyen global de compréhension du monde (sociétal et mythologique) et sert à observer ensuite des objets artistiques singuliers (le théâtre, le cinéma, voire la littérature), pour devenir peu à peu le lieu d’un investissement intime. Dans cette perspective, notre propos, plaidant pour une lecture intégrative de ces motifs, tentera de répondre au triple pari posé par l’image argentique dans l’œuvre barthésienne. Au service du développement du parcours critique et subjectif de Roland Barthes, la photographie est d’abord un enjeu analytique, puis poétique, auxquels s’ajoute un enjeu réflexif.

Ligne, cercle – spirale… Face à l’immensité et à la diversité du travail de Roland Barthes, deux approches méthodologiques sont généralement choisies : d’une part, le suivi d’une ligne diachronique qui découpe le parcours du théoricien en étapes ; d’autre part, une lecture cyclique et synchronique articulée autour de métaphores insistantes et de thèmes fédérateurs. La tension entre ces deux modèles interprétatifs – l’un linéaire et historique, l’autre circulaire et thématique – est d’autant plus forte que Barthes l’entretient lui-même lorsque, dans le Roland Barthes par lui-même, il propose une

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lecture de son œuvre qui obéit à un fonctionnement double : tantôt son propos suit le mouvement de la ligne droite, tantôt celui du zigzag69. Roland Barthes ne manque pas en outre de nous offrir quelques clés de lecture de son travail comme lorsqu’il revient sur son parcours en 1974 dans un texte intitulé « L’aventure sémiologique » pour proposer une relecture de son œuvre en trois moments : l’émerveillement qui voit naître Le Degré zéro et Mythologies, puis la période scientifique de 1957 à 1963 qui aboutira à Eléments de sémiologie, et enfin la phase textuelle qui s’articule entre L’Introduction à l’analyse structurale des récits (1966) et S/Z (1970), et qui résulte d’une série d’influences (Kristeva, Derrida, Benveniste et Foucault notamment). Précisons que souvent sujets à caution, les découpages proposés par le critique apparaissent comme des relectures quelque peu faussées qui visent parfois stratégiquement à infléchir certaines notes de son parcours et influencer notre propre lecture70. Pourtant derrière ces chronologies qu’il nous tend, il convient de souligner qu’aucune étape ne disparaît sous l’effet d’un renversement ou d’une quelconque « révolution ». L’histoire théorique engage un mouvement spéléologique par lequel le passé nourrit le présent pour former autant de couches : les strates d’un véritable palimpseste. Ainsi Barthes demande-t-il : « Comment ces trois expériences sémiologiques, l’espoir, la Science, le Texte, sont-elles présentes en moi aujourd’hui ? »71 C’est bien le chevauchement de ces différentes phases que Barthes revendique, chaque moment entrant en résonnance avec le réseau des voix de discours antérieurs. Cette appréhension temporelle particulière qui comprend le passé dans le présent, teintée d’une tonalité nostalgique, fait de la photographie liée par définition à un passé, l’objet mélancolique privilégié de cette recherche à laquelle se consacre son dernier opus, La Chambre claire 72 . La nostalgie du sujet barthésien suit un mouvement d’accélération dans la dernière période de sa vie : à la mort de sa mère s’ajoute un certain désenchantement critique lié à sa propre récupération institutionnelle d’une

69 Barthes, RB par RB, 1975, in Œuvres complètes, op.cit., t. IV, p.668. 70 A titre d’exemple, Philippe Roger pointe chez Barthes la « relecture inflationniste » qu’il fait de sa période marxiste : « RB par RB fait durer l’ère idéologique « Marx, Brecht, Sartre » jusqu’au tournant saussurien des Eléments de sémiologie (1965). Soit 20 ans de marxisme. » Voir « Barthes dans les années Marx », in Communications, n°63, Parcours de Barthes, Seuil, 1996, p.42. 71 Barthes, L’aventure sémiologique, 1974, in Œuvres complètes, op.cit., t. IV, p.525. 72 La vision d’acteurs morts apparaissant sur l’écran de cinéma tout comme l’écho des voix de chanteurs disparus provoquent une même nostalgie qui est « la mélancolie même de la Photographie ». La Chambre claire, op.cit., p.853.

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part, et à l’impossibilité pressentie d’écrire son « Roman » d’autre part. Cette conscience malheureuse paraît parfaitement rendue sous la figure d’Orphée remontant des enfers, convoquée par ses textes à maintes reprises : amoureux et endurant, il ne cesse d’avancer mais ne résiste pas à la tentation de transgresser l’interdit et se retourne sur l’objet de son désir qui disparaît aussitôt. Le décès de Barthes peu de temps après la publication de son dernier opus nimbe l’ouvrage d’une dimension prémonitoire et funèbre, comme si la théorie avait rattrapé la biographie, le corpus englouti le corps. Illustré par une image à mi-chemin de la ligne et du cercle, le mouvement de cette pensée choisit, au lieu de se dérouler, de s’enrouler sur elle-même : « […] j’ai proposé une métaphore qui rend compte de cette dialectique de l’ancien et du nouveau, qui est la métaphore de la spirale : on fait revenir des choses du passé, mais à une autre place. » 73 Moulée sur ce mouvement, notre lecture considérera qu’au premier niveau d’interprétation, linéaire et progressif, s’ajoute un second, thématique et régressif.

73 Barthes, « Discussion », in Prétexte : Roland Barthes, op.cit., p.266.

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Considérations génériques

Même Narcisse mourant sur le bord de sa fontaine n’a point laissé de lui en mémoire un portrait ; seulement une fleur de métamorphose qui ne gardera de sa présence ainsi réfléchie en image que son nom.

Louis Marin Quelle est la nature de ce mouvement spiralé, éternel retour traversant le tissu des textes de Roland Barthes? Dans un hommage paru peu après la mort du théoricien, intitulé « Les morts de Roland Barthes », Jacques Derrida suggère le caractère fondamentalement cyclique des problématiques de Barthes. Sa lecture, partielle, ne considère que le premier et le dernier de ses livres, à savoir Le Degré zéro de l’écriture et La Chambre claire, ouvrages hantés par la question de la mort (de la disparition annoncée de la littérature à la perte de la mère ) et signale derrière le mouvement de fatalité mortifère celui d’une « accélération autobiographique » 74 . Comme si cette pente funèbre signait en même temps une certaine renaissance du sujet. En considérant non les livres, mais l’ensemble des textes publiés, Gérard Genette identifie également entre son premier et son dernier travail la circularité d’une œuvre qui tournerait autour d’une « pratique intermittente »75 de l’écriture intime. En effet, la toute première étude publiée par Barthes porte sur le Journal d’André Gide, tandis que son dernier texte, publié peu avant sa disparition, constitue une réflexion sur son propre journal, les textes de la dernière période s’inspirant d’ailleurs fortement du modèle diariste. Dans son livre consacré au théoricien, Susan Sontag tend même de façon plus radicale à

74 Voir Jacques Derrida, « Les morts de Roland Barthes », in Poétique n°47, op.cit., pp.269-292 et p.282. 75 Gérard Genette, « Le journal, l’antijournal », in Poétique n°47, op.cit. p.316.

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réduire le projet critique de Barthes à un immense autoportrait : « Barthes est le dernier écrivain majeur en date à avoir assumé le grand projet inauguré par Montaigne : le moi comme vocation, la vie comme lecture de soi. »76 Force est de constater que ces lectures trouvent confirmation à l’appui des textes : au fil du temps, l’écriture critique de Roland Barthes se fait plus intimiste et décline à l’infini les thèmes chers à son auteur (ses goûts et dégoûts, l’ennui, l’érotisme, la mort, etc.), comme si le critique glissait d’un certain ascétisme subjectif lié à sa période scientifique à un hédonisme égotiste. Serge Doubrovski évoque cette tentation intimiste de l’œuvre en décrivant une pente autobiographique progressive en écho avec sa propre pratique de l’autofiction :

Le sujet reconnu de l’énonciation devient l’objet constant, obsessionnel, de l’énoncé, au point que le champ même de l’écriture se définit désormais comme une vaste et protéenne autobiographie ou autographie, qui se substitue à l’hétérographie affichée de la première partie de l’œuvre (critique, sciences humaines).77

Si la tentation est grande de souscrire à cette distinction communément admise entre d’une part les textes « objectivant » d’avant 1968 qui garderaient les marques d’un système tutélaire (marxiste, structuraliste, tel queliste, etc.) et ceux qui, par la suite, exploreraient un registre plus personnel en se libérant des discours dominants, l’apparition de la subjectivité dans cette œuvre nous paraît en réalité plus complexe. Mai 68 marque certes une avancée dans l’écriture subjective de Barthes par le glissement vers une écriture plus sensuelle, débordant de termes olfactifs, gustatifs et visuels. Mais au-delà de ce carrefour vers un style corporel cher au critique, 1968 est également l’année du célèbre article « La mort de l’auteur ». Trois ans plus tard, dans la Préface à Sade, Fourier, Loyola, Barthes semble pourtant se parjurer lorsqu’il évoque, dans une formule curieuse, un « retour amical de l’auteur » 78. L’auteur mort fait-il tout à coup retour sous les traits d’un autobiographe épicurien ? Rien n’est moins sûr. Il s’agit dès lors d’interroger l’écart ambigu qui se joue entre 1968 et 1971 en sortant des divisions nettes entre un avant et un après pour épouser la forme circulaire de ce qui nous paraît être une dialectique.

76 Susan Sontag, L’écriture même à propos de Barthes, trad. de l’anglais par Philippe Blanchard, Christian Bourgois éditeur, Paris, 2009, p.58. 77 Serge Doubrovsky, « Une écriture tragique », in Poétique n°47, op.cit. p.336. 78 Barthes, Sade, Fourier, Loyola, 1971, in Œuvres complètes, op.cit., t.III, p.705.

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En effet, contrairement aux indications de Serge Doubrovski, la première personne pointe à quelques reprises dans des textes critiques antérieurs, entre autres dans des préfaces et avant-propos, théorie et autobiographie apparaissant souvent comme l’envers et l’endroit du parcours de Roland Barthes. Des premiers écrits sur le théâtre brechtien aux textes plus métaphysiques de la fin, l’œuvre est teintée de subjectivité et se laisse lire comme une vaste entreprise de double dévoilement : du monde des mythes et des signes à celui du sujet. Dans la préface aux Essais critiques qu’il rédige en décembre 1963, Barthes met en regard son parcours de critique et sa trajectoire de sujet :

Je puis bien parler aujourd’hui le brechtisme ou le nouveau roman (puisque ces mouvements occupent le premier cours de ces Essais) et tenter de justifier ainsi un certain itinéraire de mon époque ou de moi-même, lui donner l’allure d’un destin intelligible, je n’empêcherai jamais que ce langage panoramique ne puisse être saisi par le mot d’un autre – et cet autre sera peut-être moi-même.79

Relisant les articles qui composent ses Essais critiques, Barthes n’opère pas de distinction entre vécu et travail critique, à tel point qu’il entend jusqu’au bout garder la main sur son double passé dans un geste assumé d’orchestration de sa postérité, autrement dit d’auto-récupération. Le discours théorique est court-circuité par la voix d’un sujet réclamant l’autorité sur ses dires, geste qui consiste sans doute aussi en un acte de défense à l’encontre de la critique universitaire qui l’attaque de toutes parts. Mais ce vœu de maîtrise s’accompagne d’une exigence de réflexivité qui est d’ailleurs posée comme le cœur de la Nouvelle Critique dont cette série d’articles dessine les fondements. Barthes l’affirme : « Toute critique doit inclure dans son discours […] un discours implicite sur elle-même. »80 Les Essais critiques apparaissent donc comme une étape charnière du glissement progressif vers l’écriture subjective, d’autant que le « Je » existentiel y surgit sous la plume barthésienne sans crier gare, dans un article intitulé « Ouvriers et pasteurs » consacré au roman de l’écrivain suisse Yves Velan, dont le titre est précisément Je :

Voilà, je pense, quel est l’enjeu du livre, voilà ce qui justifie sa technique, ses détours, la manière profondément déroutante dont il fait surgir d’une névrose un sens politique, dont il parle du prolétariat dans ce langage mi-métaphysique, mi-érotique qui a tout pour irriter à la fois les

79 Barthes, Préface aux Essais critiques (1963), in Essais critiques, 1964, in Œuvres complètes, op.cit., t. II, p.273. 80 Barthes, « Qu’est-ce que la critique ? » (Times Literary Supplement, 1963), in Essais critiques, op.cit., in Œuvres complètes, op.cit., t. II, p.504.

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marxistes, les croyants, les réalistes : il retire à son héros le bénéfice de toute bonne conscience.81

Le théoricien s’autorise par mimétisme à lâcher l’objectivité pour adopter un point de vue personnel en adéquation avec ce roman centré sur la question du sujet, comme s’il avait fallu ce livre-prétexte pour servir de caution critique à une percée de la première personne. Nous l’aurons compris, à l’exception de ce cas singulier qu’est l’article « Ouvriers et pasteurs » sur lequel nous aurons l’occasion de revenir plus tard, c’est essentiellement dans les préfaces et les avant-propos des livres de Roland Barthes que se cristallisent les premières apparitions d’un point de vue subjectif. Ainsi, de même qu’en ouverture des Essais critiques Barthes proposait de « tenter de justifier un certain itinéraire de mon époque ou de moi-même », de même il présente près de dix ans plus tard dans l’avant-propos des Mythologies l’ensemble de ses chroniques comme éminemment liées à son actualité. 82 Dans cette vaste entreprise de démantèlement des mythes contemporains le mythologue flirte avec le mythoclaste. Conscient d’incarner lui-même un mythe d’époque, il se demande comment échapper à son propre mythe : « Est-ce que ce sont mes significations ? Autrement dit, est-ce qu’il y a une mythologie du mythologue ? »83 Barthes remarque d’ailleurs qu’en 1970 la lecture du mythe a évolué : l’entreprise de dénonciation des mythes s’est elle-même mythifiée. Face à cette métamorphose, la dernière issue consiste à démanteler le mythe : ce sera la « mythoclastie ».84 Il faut attendre 1974 pour que l’auto-mythification se manifeste avec éclat au travers de la publication du Roland Barthes par Roland Barthes. Véritable tournant vers l’écriture de soi, ce texte en signe en même temps le démantèlement. Déroulé comme un projet de démystification, l’autorécupération est à son apogée : le mythologue est automythologue, le critique autocritique. Comme le souligne le dédoublement du titre, Barthes élabore une « biographie de lui-même » en réponse à une commande de la collection des éditions du Seuil « Ecrivains de toujours », proposition jugée comme un

81 Barthes, « Ouvriers et pasteurs » (Critique, 1960), in Essais critiques, op.cit. p.393. C’est nous qui soulignons. 82 Barthes, Avant-propos, Mythologies, 1957, in Œuvres complètes, op.cit., t. I, p.675. 83 Barthes, Mythologies, in Œuvres complètes, op.cit., t. I, pp.675-676. 84 Sade, Fourier, Loyola, op.cit., t. III, p.875.

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piège qu’il entend retourner à son avantage : « Prisonnier d’une collection (« X. par lui-même ») qui lui proposait de « se dire », Barthes n’a pu dire qu’une chose : qu’il est le seul à ne pouvoir parler vraiment de lui. Tel est le sens, « décevant », de son livre. » 85 Ce rêve de faire écrire sa vie par un autre soi-même répond en tous points au vœu formulé trois ans auparavant dans la célèbre préface de Sade, Fourier, Loyola (1971) :

[…] si j’étais écrivain, et mort, comme j’aimerais que ma vie se réduisît, par les soins d’un biographe amical et désinvolte, à quelques détails, à quelques goûts, à quelques inflexions, disons : des « biographèmes », dont la distinction et la mobilité pourraient voyager hors de tout destin et venir toucher, à la façon des atomes épicuriens, quelque corps futur, promis à la même dispersion. 86

Barthes qui n’est ni écrivain, ni mort, entreprend de réaliser lui-même par anticipation ce projet biographique à l’image de celui qu’il a réalisé pour Sade, Fourier et Loyola en poursuivant l’idéal du « soi-même comme un autre » 87. La rédaction du Roland Barthes par lui-même ne se fait pourtant pas sans difficulté à en croire son éditeur, Denis Roche : « Deux ou trois fois ensuite, dans les premiers temps, il m’a appelé pour me dire que ça n’allait pas du tout, qu’il était en panne. Nous nous sommes vus, je le rassurais. »88 Et l’ouvrage ne manque pas d’être présenté par Barthes comme le livre des réticences à ses propres idées, comme s’il marquait la transgression de certains interdits89. Nulle vérité du sujet, nul dévoilement du milieu intellectuel dans les fragments. Une certaine négativité combat au contraire cette écriture de soi qui propose davantage une réflexion sur la démarche autobiographique et l’archéologie de ses procédés qu’un portrait de l’auteur. Affichant une impuissance à feindre la confession, Barthes entreprend pourtant de nous en dévoiler les plus fins rouages. Pour saisir comment le théoricien s’applique à lui-même un regard sémiologique, il nous faut revenir sur un motif qui, évoqué dans

85 Barthes, Entretien « Barthes puissance trois », in Œuvres complètes, op.cit., t. IV, p.777. 86 Sade, Fourier, Loyola, op.cit., p.706. 87 Le portrait de Barthes par lui-même tend au lecteur attentif un autre miroir : il fait écho au portrait de Michelet qu’il a composé dans un livre éponyme également publié au Seuil dans la collection « Ecrivains de toujours ». Le théoricien semble se projeter dans la figure de l’historien via son amour de la mère, l’attention obstinée accordée au corps dans l’écriture, et surtout l’idéal d’une rédemption biographique par la Vita Nova. Les deux textes épousent par ailleurs une forme fragmentaire identique, témoignant d’un goût pour l’anecdote et d’une passion des néologismes. 88« Un discours affectif sur l’image », entretien avec Denis Roche, propos recueillis par Bernard Comment, in Le Magazine littéraire, n°314, op.cit., p.65. 89 « […] il est le livre du Moi, le livre de mes résistances à mes propres idées ; c’est un livre récessif […] », RB par RB, op.cit., p.695.

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une métaphore de Leçon, trouve toute une série d’échos dans la suite de l’œuvre. Barthes s’y présente comme un faiseur d’ombres murales qui, sous couvert de donner à voir tout un bestiaire, exhibe en même temps au spectateur l’instrument de cette exhibition, à savoir la main :

[…] alors, ce que je suis amené à assumer, en parlant des signes avec des signes, c’est le spectacle même de cette bizarre coïncidence, de ce strabisme étrange qui m’apparente aux faiseurs d’ombres chinoises, lorsqu’ils montrent à la fois leurs mains et le lapin, le canard, le loup, dont ils simulent la silhouette.90

Si le RB par RB signale certes l’entrée dans une écriture plus intimiste qui marquera les textes de la dernière période, l’usage de la première personne demeure filtré et, d’une certaine manière, reporté. La critique de l’époque accueille d’ailleurs moins le RB par RB ou les Fragments d’un discours amoureux91 (1977) comme des véritables récits personnels que comme des autobiographies à venir. En effet quatre ans plus tard, à l’occasion d’un entretien portant sur la publication des Fragments – sans doute l’un de ses livres les plus intimistes – le journaliste demande à Barthes à quand le passage assumé au genre romanesque ou à l’autobiographie. Face à son interlocuteur qui lui demande si une continuation des amorces du discours amoureux sous l’une ou l’autre de ces formes est envisagée, Barthes admet être travaillé par ces genres littéraires : « Cela viendra peut-être. Je flirte depuis longtemps avec cette idée-là. »92 Il convient dès lors de mettre ces textes en rapport. Fragments d’un discours amoureux marque une seconde percée subjective d’envergure dans le parcours de Barthes, qui apparaît déjà dans le choix même de publier un tel ouvrage à cette époque. Consacré à un thème aussi démodé et discrédité que la passion amoureuse, cette analyse est en effet très éloignée des préoccupations du paysage intellectuel de l’époque. De là une double « solitude », selon le terme d’Eric Marty, à la fois du sujet amoureux (sur le plan thématique) et du livre lui-même (sur le plan institutionnel et éditorial). En même temps, la problématique de la subjectivité est mise en abyme dans ce livre, puisque le narrateur des Fragments suggère que les écritures à la première personne, notamment dans les genres épistolaires et dans le journal intime, constituent les meilleurs moyens de donner forme au sentiment amoureux, au contraire du roman. Ainsi Werther décrit sa passion à un ami dans une série de missives, tandis que

90 Barthes, Leçon, 1978, in Œuvres complètes, op.cit., t. V, p. 442. 91 Nous abrégerons parfois par la suite ce titre par Fragments. 92 Barthes, « Entretien » (Art-Press, mai 1977), in Œuvres complètes, op.cit., t. V, p.402.

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Barthes choisit la plume du diariste : « L’événement infime, n’existe qu’à travers son retentissement, énorme : Journal de mes retentissements […] : qui y comprendrait quelque chose ? Seul l’Autre pourrait écrire mon roman. » 93 Dans une forme de renversement, le « je » donne forme à ce projet d’écriture comme une évidence et c’est l’usage de la troisième personne qui est repoussé, comme si le sujet amoureux ne pouvait jamais se distancer de lui-même dans un « il ». Mais l'événement de la rencontre amoureuse aux multiples « retentissements » rime avec de nombreux « ressentiments », ainsi que le suggère l’anagramme du titre programmatique de ce journal fantôme. En effet, nulle catharsis ne naît de ce monologue qui tourne en rond et ressasse un projet qui n’aboutit pas : le récit de soi, à l’image de l’idylle impossible, n’a jamais lieu. Dans le fragment intitulé « Inexprimable amour », Barthes écarte d’ailleurs au final la possibilité du récit à la première personne, affirmant le caractère ineffable du sentiment amoureux de même que l’impossible inscription du sujet censé prendre en charge ce discours : « Je ne puis m’écrire. Quel est ce moi qui s’écrirait ? […] Ce qui bloque l’écriture amoureuse, c’est l’illusion d’expressivité. »94 Les Fragments rejoignent encore le RB par RB en ce que le narrateur, peu disert, dessine un portrait lacunaire, si bien que bon nombre d’amis, collègues et anciens élèves de Barthes ne manqueront pas par leurs multiples témoignages de prendre la relève pour compléter l’esquisse. Parmi ces tentatives, le texte d’Eric Marty Roland Barthes : le métier d’écrire propose une lecture commentée d’un cours de Barthes sur les Fragments. Le préambule porte le titre révélateur de « Portrait autobiographique de Barthes »95, formule qui sous-entend que si Barthes a proposé de son vivant une biographie de lui-même avec son RB par RB, il ne s’est jamais pleinement consacré à l’entreprise autobiographique et l’a sans cesse reportée. Annoncée, attendue et sans cesse retardée, celle-ci invite les lecteurs posthumes à l’écrire. Le titre « Roland Barthes par lui-même » invite et provoque la possibilité d’un « Roland Barthes par autrui », qui explique en partie le fait que la réception de l’œuvre du critique prenne la forme d’une « biomania », phénomène déjà évoqué dans l’état de la recherche en introduction. Ce jeu de chassé-croisé aurait peut-être finalement plu au théoricien qui confiait par anticipation aux « soins d’un biographe amical et désinvolte » la tâche de

93 Barthes, Fragments d’un discours amoureux, 1977, in Œuvres complètes, op.cit., t. V, p.125. 94 Ibid., p.130. 95 Eric Marty, Roland Barthes : le métier d’écrire, Seuil, Paris, 2006, p.12.

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réaliser ses propres biographèmes en ouverture de Sade, Fourier, Loyola. C’est sans doute la raison pour laquelle Eric Marty, en ami et disciple, répond à l’appel et rédige les mémoires de ce maître paradoxal. Les conversations des déjeuners, la sieste et les épisodes de maladies sont évoqués dans une écriture mettant sur un même plan les faits anecdotiques (le goût artisanal des stylos par exemple), les faits de l’intime (les virées nocturnes dans le monde homosexuel ou le deuil maternel) et enfin, franchissant le seuil de l’indicible, l’image de Barthes sur son lit de mort. L’intertexte est à chercher du côté de l’apologie de Socrate ou de la mort du Christ, sans compter qu’Eric Marty comme Claude Mauriac évoquent dans leurs témoignages une sorte de disciple Jean, particulièrement aimé de Barthes, sous les traits Jean-Louis Bouttes.96 Il faudrait signaler également « l’autre Roland », étudiant dont le critique est épris et qui lui inspire aussi la figure de l’aimé dans Les Fragments d’un discours amoureux. Ces textes apparaissent encore comme des réponses à une certaine pédagogie de Barthes qui actualisait ces modèles antique et chrétien pour distinguer dans son séminaire Le Discours amoureux, « pédagogie » (éducation des enfants) et « psychagogie » (relation d’initiation à un savoir intellectuel et affectif entre un maître et des disciples)97. Cette importance de la transmission via des figures de témoin apparaît encore dans une note de son journal « Délibération » comme une préoccupation lancinante :

La vieillesse et la mort de Gide (que je lis dans les Cahiers de la Petite Dame) furent entourées de témoins. Mais, ces témoins, je ne sais ce qu’ils sont devenus : sans doute, pour la plupart, morts à leur tour ? Il y a un moment où les témoins meurent eux-mêmes sans témoins.98

A la fin de sa vie, Roland Barthes manifeste ainsi les signes d’une conscience plus aigüe du risque de l’oubli et l’on peut supposer qu’il trouve finalement dans la photographie un relais idéal et un témoin plus sûr que les hommes. C’est du moins ce que laisse supposer La Chambre claire, livre qui, centré sur la question de la photographie, assume le plus amplement l’emploi du « je ». Forme

96 « Et surtout je rencontre le disciple de Barthes dont le visage, si marquant, constitue dans les photographies du Roland Barthes par Roland Barthes la figure idéale du disciple, Jean-Louis Bouttes. Un Nathanaël adulte, jeune, sombre, fascinant, dont l’intelligence s’exprime, de manière quasi archétypale, dès cette photographie, par une aura lumineuse et obscure que Daniel Boudinet, le photographe, a su capter avec une étrange subtilité. », Ibid., p.45. 97 Voir Le Discours amoureux. Séminaire à l’Ecole pratique des hautes études. 1974-1976, suivi de Fragments d’un discours amoureux : inédits, avant-propos d’Eric Marty, présentation et édition de Claude Coste, Seuil, Paris, 2007, pp.237-238. 98 Barthes, « Délibération », 1977, in Œuvres complètes, op.cit., t. V, p.671.

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d’aboutissement de cette vaste entreprise d’écriture de soi en pointillé, l’ouvrage situe d’emblée la dimension diégétique du texte : « Or, un soir de novembre, peu de temps après la mort de ma mère, je rangeai des photos. » L’incipit signale un renversement majeur par l’apparition du passé simple proscrit dans les livres antérieurs99, joint ici à l’emploi du « je ». Ainsi ce livre, présenté comme un véritable récit à la première personne, porte en même temps les marques du romanesque. Le surgissement de la subjectivité sert une intention quasi didactique, adaptée à l’objet du discours qu’est la photographie. Par son consentement à jouer cet ultime rôle – celui du médiateur – Barthes insinue que sa démarche oscillera entre objectivation (écrire sur la photo) et subjectivation (écrire sur sa mère), et que son écriture s’épanouira au carrefour des genres (essai, roman et autobiographie) et des supports (fragments écrits et illustrations photographiques). C’est en outre l’écart du sujet à l’objet qui est exploré à l’instar du processus de réification propre au procédé photographique. En ce sens, l’image photographique sert d’appui et de relais privilégiés au texte pour réaliser le récit de la mort de la mère. La photographie comme ce que nous appellerons prudemment à ce stade « l’écriture de soi » réalise conjointement la métamorphose crainte et désirée du sujet en objet. Réduit à ce stade à la pose de quelques jalons, l’enjeu autobiographique nous fait voir certaines spécificités d’une écriture subjective chez Barthes, spécificités qui faciliteront le glissement progressif vers la photographie. L’apparition d’une marque subjective, sous quelque forme que ce soit, est d’abord toujours fortement réflexive. Le métadiscours contamine le sujet lui-même pris dans un jeu de miroir constant, rendu par toute une série de décrochements autotéliques qui connaissent leur apogée dans le RB par RB (jeu sur les pronoms personnels, ironie, parenthèses réflexives, etc.). Au lieu de se dérouler, l’écriture de soi s’enroule sur elle-même comme une spirale. Les divers retours sur soi de Barthes (de l’auto-mythologie à la biographie par soi-même) mettent en scène un sujet qui, pris dans la difficulté de trouver la bonne distance focale face à lui-même, se réfugie dans le second degré. Or la photographie, insérée dans les

99 Il est étonnant de retrouver ici le passé simple et l’emploi généralisé de la troisième personne qui constituaient les deux caractéristiques littéraires du roman bourgeois, passablement mises à mal dans Le Degré zéro de l’écriture.

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textes de la dernière période, nous paraît précisément servir ce projet réflexif et rehausser cet effet de dédoublement recherché par l’écriture de Barthes. Mais prise indéfiniment dans l’horizon d’un livre ultérieur, infini et utopique, l’écriture de soi apparaît également chez le critique sous une forme lacunaire qui invite le lecteur à combler les blancs. Comme nous l’avons vu, différents « disciples » (critiques ou biographes) répondent à l’appel formulé dans Sade, Fourier, Loyola et complètent dans des styles très divers le portrait volontairement inachevé du théoricien pour le faire exister sur le mode d’un réseau de traces. Différentes incises suggèrent en effet que le sujet Barthes, pris dans la quête de l’impossible clôture, renonce à se saisir comme plénitude et délègue à d’autres le soin de l’identifier, le commémorer et l’interpréter. Dans cette perspective, les divers portraits photographiques et clichés anonymes des livres du dernier Barthes apparaissent comme des moyens de pallier à l’oubli. Auxiliaire de la mémoire et ombilic du sujet, la photographie remplit alors conjointement une double fonction testimoniale et ontologique. Or le refus du moi comme entité nodale et sa distillation dans l’écriture de soi, réticente à elle-même, nous paraît viscéralement liée à la problématique de « La mort de l’auteur » qui s’élabore en parallèle sur le plan théorique et sera formulée en 1968. Barthes, sans cesse rattrapé par ses propres mythes, pense avoir exorcisé l’auteur, qui ne cesse de faire retour sous sa plume même. La contestation de cette figure et le procès que Barthes lui intente ne l’empêchent pas, tel un phénix, de renaître de ses cendres, sous les formes obliques de la première personne et de l’insertion de l’image argentique. Ainsi les clichés qui, de l’enfance à l’âge adulte, intègrent le RB par RB, typiques de cette nostalgie de l’éphémère propre aux représentations d’écrivains, nimbent le livre de cette part d’aura dont Barthes prétend débarrasser la littérature. En ce sens, la photographie sert l’éternel retour du sujet, pris dans le cycle d’une disparition-résurrection, et décline son identité selon la modalité inédite du fantôme, à mi-chemin du personnage et du réel. Les maillons biographiques textuels ou photographiques des livres du dernier Barthes, comme autant de boutures cimentant le réel, font rejaillir l’autorité du critique, immobile et pérenne au-dessus du flux instable de son discours, ressuscitant l’auteur sous une forme spectrale. L’usage de la première personne, tel qu’il est pratiqué dans La Chambre claire, joue en outre le rôle de médiation privilégiée à la réflexion critique. Alliée à ces marques

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subjectives, la photographie, intégrée à titre d’illustration, remplit elle aussi la fonction de soutien propédeutique au discours. Enfin il apparaît que, sans cesse repoussée, l’écriture de soi prend longtemps dans l’œuvre de Barthes la forme d’un désir inavoué. Les différents textes que nous avons évoqués dessinent ensemble, au-delà d’un simple horizon d’attente, l’esquisse d’un projet d’auto-mythification, entreprise d’utopie personnelle. Si l’écriture de Barthes porte souvent les stigmates de la tentation autobiographique, le théoricien reste pourtant sur le seuil des genres de l’écriture de soi, notamment du journal intime et de l’autobiographie, genres littéraires jugés impropres à rendre compte du sujet barthésien. Or nous faisons l’hypothèse que l’insertion de clichés photographiques dans l’économie matérielle du texte participe de ce vaste projet de subversion des canons génériques. Notre analyse de l’enjeu autobiographique serait incomplète si elle faisait l’impasse sur l’examen subsidiaire mais non moins essentiel des traits saillants qui composent cette mise en crise formelle.

La tentation du journal intime Dans la perspective d’une analyse des formes, il faut rappeler comment le mouvement propre au journal intime est systématiquement mis à distance par Roland Barthes. Alors que l’activité du diariste consiste à aller de la partie au tout, autrement dit à rassembler ses fragments épars en une totalité qu’est le journal, Barthes préconise d’éclater l’ensemble du vécu en une pluralité d’éléments appelés à rester disparates et décentrés. Le fragment sera l’instrument de prédilection de la contestation de l’arrogance du logos. Dans la section du RB par RB intitulée « Du fragment au journal », Barthes rappelle non sans humour l’étymologie du terme « diariste » et compare les fragments du journal intime aux déjections les plus disgracieuses : « Le « journal » (autobiographique) est cependant, aujourd’hui, discrédité. Chassé-croisé : au XXème siècle, où l’on commençait à écrire, sans répugnance, on appelait ça un diaire : diarrhée et glaire. »100 Dans le fragment suivant, Barthes assume sur le ton de la provocation la dose nécessaire de complaisance propre à toute entreprise d’écriture

100 RB par RB, op.cit., p.672.

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de soi puisque selon lui l’égotisme littéraire flirte alors avec les pratiques enfantines anales dans un geste aussi créatif que régressif : « Production de mes fragments. Contemplation de mes fragments (correction, polissage, etc.). Contemplation de mes déchets (narcissisme). »101 Le genre spécifique du journal est donc l’objet de railleries et Barthes doute de sa valeur esthétique et de sa capacité à accomplir l’œuvre littéraire totale qu’il projette romantiquement d’écrire. Comme l’a très bien montré Gérard Genette à partir de l’affirmation volontairement contradictoire de Barthes, « Je n’ai jamais tenu de journal – ou plutôt je n’ai jamais su si je devais en tenir un »102, la tension est l’envers d’une tentation. Le théoricien cède pourtant à ce désir lorsqu’il publie sous le titre « Délibération » une suite de fragments qui relate quelques tentatives expérimentales d’écriture diariste et qui sert de prétexte à un examen des qualités de cette forme littéraire. Fidèle à sa posture réflexive, Barthes opère la critique en bonne et due forme du genre et inventorie en même temps ses mérites : « Je puis admettre qu’il est possible dans le cadre même du Journal de passer de ce qui m’apparaissait d’abord comme impropre à la littérature à une forme qui en rassemble les qualités : individuation, trace, séduction, fétichisme du langage. »103 Ce qui frappe dans ce traitement positif du journal intime, ce sont les affinités que ce langage entretient avec celui que Barthes emploiera à l’endroit de la photographie. La dimension de « trace » notamment réunit la note du diariste et l’image argentique dans une même capacité de conservation instantanée d’un épisode vécu. Un micro-récit de ce même texte nous offre d’ailleurs quelques pages plus loin une illustration de cette parenté. Evoquant dans une longue description les aléas d’une déambulation nocturne infinie à travers le dédale des cafés de Paris, qui le mène, poussé par l’ennui, à chercher quelque objet de fantasme ou de satisfaction, Barthes finit par capituler : « L’échec lamentable de la soirée m’a poussé à essayer d’appliquer enfin la réforme de vie que j’ai en tête depuis longtemps. Ce dont cette première note est la trace. »104 Or le caractère de preuve tangible de la notation rejoint selon nous la capacité du cliché photographique, par son caractère indiciel, à rendre vivant et faire durer dans le temps une émotion passée.

101 Idem. 102 Cité par Gérard Genette, « Le journal, l’antijournal », op.cit., p.10. 103 « Délibération », op.cit., p.670. 104 Ibid., p.677.

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Témoignage de l’expérience passée de cette soirée déceptive, la note du journal annonce le programme de « réforme de vie » qui prendra par la suite la forme, sous la plume de Barthes, de la Vita Nova, en référence à Dante. Mais relisant dans un deuxième temps cet épisode noctambule instantané, Barthes découvre une seconde propriété de la note diariste, qu’il nous souffle entre parenthèses : « (Relecture : ce morceau me donnait un plaisir assez sûr, tant il faisait revivre les sensations de cette soirée ; mais, chose curieuse, en le relisant, ce que je revivais le mieux, c’était ce qui n’était pas écrit, les interstices de la notation […]) » 105. La dimension interstitielle de la remémoration fugitive et morcelée, propre au journal intime, témoigne de manière symptomatique du fonctionnement aphoristique de l’écriture de soi chez Barthes. Le goût pour cette forme fragmentaire qui se généralisera peu à peu vient de ce que le sens se loge tant dans les blancs que dans les pleins du texte. Un même jeu de circulation apparaîtra entre les photographies qui illustrent les livres de la dernière période (L’Empire des signes, RB par RB, La Chambre claire), prenant parfois la forme d’un écart dynamique entre texte et image.

L’autobiographie en pointillé Les usages conventionnels de l’autobiographie sont à l’instar de ceux du journal intime soigneusement détournés par Barthes qui parvient à rendre ses livres les plus personnels insituables sur le plan générique. Le RB par RB déjoue de manière systématique les conventions autobiographiques, à commencer par le nom propre qui n’est en rien fondateur d’une identité entre les instances auteur-narrateur-personnage. Héritier des conceptions linguistiques de Benveniste (et notamment de Problèmes de linguistique générale), Roland Barthes situe la question du sujet d’abord en fonction de la situation d’énonciation. Ainsi Barthes met en scène dans le RB par lui-même une perspective linguistique qu’il a exposée au préalable dans Introduction à l’analyse structurale des récits : « […] qui parle (dans le récit) n’est pas qui écrit (dans la vie) et qui écrit n’est pas qui est. »106 L’affirmation déroge aux conventions génériques et

105 Idem. 106 Barthes, Introduction à l’analyse structurale des récits, 1966, in Œuvres complètes, op.cit., t. II, p.855.

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renverse la définition de l’autobiographie telle qu’elle sera formulée quelques années plus tard par Philippe Lejeune et dont le nœud est précisément l’homonymie totalisante. En 1970 déjà, avant même que soient échafaudées les premières bases poétiques du célèbre « pacte autobiographique », Barthes affirme l’impossible adéquation de soi à soi dans le temps :

[…] contrairement à l’illusion courante des autobiographies et des romans traditionnels, le sujet de l’énonciation ne peut jamais être le même que celui qui a agi hier : le je du discours ne peut plus être le lieu où se restitue innocemment une personne préalablement emmagasinée.107

Seul Robbe-Grillet échappe au leurre lorsqu’il parvient dans Le Labyrinthe à faire coïncider le moment d’énonciation et le présent de l’auteur : « Je suis seul ici maintenant. »108 La difficulté théorique et linguistique de l’écriture de soi se traduit sur le plan formel par le soupçon durable à l’endroit de la première personne qui, dans la narration, contredit le déroulement linéaire de l’énoncé et situe tout projet d’écriture du sujet dans le temps comme le lieu d’un horizon utopique. Mais Roland Barthes se détourne d’autres caractéristiques typiques du genre autobiographique comme l’intégration à la trame du récit d’épisodes issus de l’enfance et de l’adolescence. Confinée à l’espace-temps de ce qu’il appelle la « préhistoire du sujet », sa jeunesse ne trouve véritablement place dans le RB par lui-même qu’au travers de quelques photographies, comme si l’image argentique, davantage chargée de pathos, devait servir un filtre d’enfance. Le critique opère ainsi une distinction nette sur le plan matériel entre les souvenirs épars de cette vie antérieure elliptiquement rendue par l’exhibition de ces quelques clichés et l’entrée effective dans l’âge adulte qui passe par les fragments écrits. L’inscription de lui-même dans une véritable « histoire du sujet » coïncide d’ailleurs avec le travail et l’écriture109. A ces aspects linguistique et plastique, s’ajoute l’opposition du critique à certains poncifs de l’autobiographie. Ainsi, la réminiscence échoue et laisse place à une certaine poétique de l’oubli, qui suit un mouvement a contrario de l’autobiographie,

107 Barthes, « Ecrire, verbe intransitif ? » (Colloque Johns Hopkins, 1966. Publié en anglais dans The Languages of Criticism and the Sciences of Man : The Structuralist Controversy, The Johns Hopkins Press, Londres et Baltimore, 1970), in Œuvres complètes, op.cit., t. III, p.622. 108 Robbe-Grillet cité par Roland Barthes, Idem. 109 En ce sens Barthes reste fidèle à un vœu formulé quelques années auparavant dans un entretien : « […] ce qu’il faudrait faire, c’est retracer non pas la biographie d’un écrivain, mais ce qu’on pourrait appeler l’écriture de son travail, une sorte d’ergographie. », in Barthes « Entretien (A conversation with Roland Barthes) » (Signs of the Time, 1971), in Œuvres complètes, op.cit., t. III, p.1019.

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ou pour user d’un terme photographique, « négatif » 110. Si l’écriture se resserre autour de quelques épisodes biographiques d’importance, l’essentiel de la « vie de l’auteur » est en même temps soigneusement soustrait. Loin de conférer au texte du RB par RB des certitudes, l’examen des souvenirs achoppe bien souvent. Dans cette perspective, les bribes mémorielles sont aussi importantes que l’amnésie qui les entoure, le vide ou le « blanc » de la reconstitution supplantant parfois même le souvenir. L’une des rubriques du RB par RB évoque d’ailleurs cette temporalité sans mémoire sous le titre : « L’ordre dont je ne me souviens plus »111. L’obsession autobiographique est sourdement combattue par son contraire, une paralysie de la mémoire, comme si sa démarche suivait une économie de la double contrainte. De façon liée à l’oubli, la dimension chronologique des récits subjectifs de Barthes est également l’objet d’un réagencement particulier. La succession alphabétique du RB par lui-même ou l’ordre des photographies de La Chambre Claire constituent autant d’alternatives au déroulement linéaire du propos. Ces nouvelles configurations obéissent à la logique d’un temps réversible selon lequel l’avant et l’après n’existent plus, comme dans les rêves, temporalité qui évoque au critique celle de La Recherche du Temps perdu. Dans un article antérieur, Barthes admirait le soin apporté à une œuvre cousue de fragments comme une « robe » :

Car ce que le principe de vacillation désorganise, ce n’est pas l’intelligible du Temps, mais la logique illusoire de la biographie, en tant qu’elle suit traditionnellement l’ordre purement mathématique des années. Cette désorganisation de la biographie n’en est pas la destruction. Dans l’œuvre, de nombreux éléments de la vie personnelle sont gardés, d’une façon repérable, mais ces éléments sont en quelque sorte déportés.112

Le déport dont il est question dans ces lignes, variation autour de l’atopie, consiste en une conservation et un déplacement du matériel biographique reconfiguré dont La Recherche constitue le parangon.

110 Dans sa célèbre Leçon épreuve au Collège de France, Barthes préconise l’oubli de soi comme corps historique pour faire advenir une renaissance au présent affirmant « J’entreprends donc de me laisser porter par la force de toute vie vivante : l’oubli. » in Leçon, op.cit., pp.445-446. 111 RB par RB, op.cit., p.722. 112 Barthes, « Longtemps je me suis couché de bonne heure » (Conférence au Collège de France, 19 octobre 1978, publiée dans la collection « Les Inédits du Collège de France », 1982), in Œuvres complètes, op.cit., t. V, p.463.

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Mais si l’œuvre proustienne constitue l’intertexte premier du RB par lui-même et la matrice d’une grande partie de l’œuvre subjective barthésienne à venir, c’est aussi que Marcel Proust s’ingénie à raconter sa vie sous le masque de la troisième personne. Barthes trouve en effet dans La Recherche du temps perdu une réflexion sur les subtils enjeux narcissiques qui sous-tendent les personnes grammaticales dans leurs déplacements stratégiques. Dans sa « Préface » aux Essais critiques, Barthes évoque le personnage secondaire qu’est l’universitaire Brichot, pour rappeler comment, face aux remarques désobligeantes de Madame Verdurin qui l’accuse d’abuser de la première personne dans ses articles de guerre, celui-ci transforme systématiquement tous ses « je » en « on ». Et Barthes de commenter, dans une formule en italique marquant l’identification du critique qu’il est lui-même au personnage de Brichot sur le ton du distanciement ironique : « […] mais « on » n’empêchait pas le lecteur de voir que l’auteur parlait de lui et permit à l’auteur de ne plus cesser de parler de lui… toujours à l’abri du « on ». »113 Ainsi, la sortie des apparences trop évidentes de l’ego permet son retour en force dans un geste ingénieux. A partir de cette anecdote littéraire, Barthes distingue en réalité trois modalités d’énonciation du sujet : l’expression de soi frontale, le travestissement de soi via une persona et enfin une sorte de juste milieu, point d’équilibre instable entre les deux qu’il appelle « l’abri » de soi. « Le problème, pour l’écrivain, n’est en effet ni d’exprimer ni de masquer son Je (Brichot naïvement n’y arrivait pas et n’en avait d’ailleurs aucune envie), mais de l’abriter, c’est-à-dire à la fois de le prémunir et de le loger. »114 Ce compromis prend la forme du couple célèbre de l’écrivain et du critique, décrit dans la Préface aux Essais critiques. La fusion des deux figures s’exauce dans le vœu commun d’éviter le « je », bien que ce refus se décline selon des modalités différentes. A l’aphasie du critique réfugié dans une écriture silencieuse qui passe par le mutisme du « je » (« degré zéro de la personne »)115 correspond le babil de l’écrivain qui, tel l’enfant, parle de lui-même à la troisième personne. Or ces deux positions avancées sur le plan théorique ici trouvent des prolongements traçables et intéressants sur le plan énonciatif dans les textes barthésiens dits « subjectifs ». Sorte d’envers et d’endroit du sujet, le critique et l’écrivain forgent une tension énonciative active dans la poétique

113 « Préface », in Essais critiques, op.cit., p.280. 114 Idem. 115 Ibid., p.281.

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des derniers textes de Barthes. Le traitement prudent de l’écriture subjective, formulée dans les Essais critiques sous cette opposition thymique, prend ensuite dans le RB par RB des formes autrement plus complexes. C’est en effet sous la forme de trois personnes différentes (et non deux) que le RB par RB décline ses stratagèmes énonciatifs qui échouent tour à tour à produire l’identification : le « je » renvoie à un moi mais ne coïnciderait pas avec son être profond ; le « vous » de politesse qualifie l’Auteur, majestueusement caché sous l’écriture ; et enfin le « il » met à distance son propre personnage, un moi « un peu mort ». Le contournement du sujet passe donc d’une première instance ludique à une troisième personne vécue comme une exécution du sujet, voué à errer ensuite dans le texte de manière fantoche :

« je » peut n’être pas moi, qu’il casse d’une façon carnavalesque ; je puis dire « vous », comme Sade le faisait, pour détacher en moi l’ouvrier, le fabricant, le producteur d’écriture, du sujet de l’œuvre (l’Auteur) ; d’un autre côté, […] et parler de soi en disant « il » peut vouloir dire : je parle de moi comme d’un peu mort, pris dans une légère brume d’emphase paranoïaque, ou encore : je parle de moi à la façon de l’acteur brechtien qui doit distancer son personnage : le « montrer », non l’incarner, et donner à son débit comme une chiquenaude dont l’effet est de décoller le pronom de son nom, l’image de son support, l’imaginaire de son miroir (Brecht recommandait à l’acteur de penser tout son rôle à la troisième personne).116

Tel que Barthes le pratique, le récit de soi présente la particularité qu’il radicalise, par la mise en place d’un dispositif narratif complexe et éclaté, l’écart énonciatif creusé entre « je » narré et « je » narrant qui est au fondement de toute entreprise d’écriture de soi. Le jeu spéculaire d’une première dichotomie propre à la poétique du miroir autobiographique ou autofictionnel (« moi-même comme un autre ») laisse ensuite place à un chatoiement identitaire autrement plus alambiqué, fondé sur un triangle, voire sur une quadrature. Dans un entretien, Barthes distingue a posteriori pas moins de quatre régimes personnels à l’intérieur du RB par RB qui apparaissent comme un carré d’« énigmes » : le « je » désigne l’imaginaire tandis que le « il » est le pronom de la distance ; à quoi s’ajoute le RB auctorial et enfin le « vous », pronom de l’accusation et de la paranoïa 117 . Or la multiplication des instances personnelles,

116 RB par RB, op.cit., p.741. 117 Barthes, Entretien « Vingt mots-clés pour Roland Barthes » (Le Magazine littéraire, février 1975), in Œuvres complètes, op.cit., t. IV, p.859.

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caractéristique de certains textes de la dernière période118, loin de consolider le sujet, aboutit à une dilution de la personne au service encore une fois d’un régime d’écriture négatif. Au-delà des enjeux énonciatifs, la labilité des pronoms reflète une véritable « posture » assumée publiquement par l’auteur, Barthes se présentant lui-même en 1978 dans sa leçon inaugurale au Collège de France comme un « sujet impur » ou un « sujet incertain, dans lequel chaque attribut est en quelque sorte combattu par son contraire. »119 L’oscillation entre les instances narratives induit une certaine esthétique de l’absence et un effet de dépersonnalisation. Le terme de « dépersonnalisation » apparaît d’ailleurs sous la plume de Barthes en 1966 dans un compte-rendu sur « Le Journal intime » d’Alain Girard, chez qui il trouve une définition du journal comme genre impossible120. Mais si Barthes ne prétend pourtant pas répondre à la question du « Qui suis-je ? » placée en ouverture de Nadja, dépassée historiquement, la préoccupation identitaire laisse place à un autre questionnement d’ordre ontologique, lié à la possibilité même de formuler ce doute. Roland Barthes entend dessiner ce carrefour de l’histoire littéraire contemporaine qui, sous couvert d’abandonner la littérature d’engagement au sens sartrien du terme, ne tombe pas pour autant dans la littérature de l’ego mais joue des écarts entre ces deux pôles. L’échappatoire prend alors la forme d’un « larvatus prodeo »121, selon la description des Essais critiques :

Or ceci définit un statut proprement tragique : notre société, enfermée pour l’instant dans une sorte d’impasse historique, ne permet à sa littérature que la question œdipéenne par excellence : qui suis-je ? Elle lui interdit par le même mouvement la question dialectique : que faire ? La

118 Un même jeu de personnes est actif dans Fragments d’un discours amoureux : « […] de tu, je passe à il. Et puis, de il, je passe à on : j’élabore un discours abstrait sur l’amour […] », in Fragments d’un discours amoureux, op.cit., pp.103-104. 119 Leçon, op.cit., p.429. 120 Barthes y décrit ainsi l’impasse de son époque face au genre « […] le moi ne peut plus se raconter parce qu’il n’est plus reconnu comme une entité […] face à la problématique de la personne, mise en branle par le journal intime, la littérature contemporaine, du moins par son avant-garde, tient pour acquise la vérité des expériences de dépersonnalisation. » in Barthes « Alain Girard : Le Journal intime » ( La Quinzaine littéraire, 15 mars 1966), in Œuvres complètes, op.cit., t. II, p.806. 121 L’expression « Je m’avance masqué » sonne de manière d’autant plus ironique qu’empruntée à René Descartes au début des Méditations métaphysiques, Barthes en infléchit passablement le sens. En effet, il vise précisément le renversement du cartésianisme discursif critique et ne s’offre qu’en apparence comme médiateur de son discours. Car du cogito, Barthes ne tire aucune confirmation d’existence, le doute demeurant l’ultime horizon de ses textes. D’ailleurs le renversement du cogito centré sur la raison aboutit dans La Chambre claire, le narrateur se laissant guider d’abord par la vision et la sensation : « […] je vois, je sens, donc je remarque, je regarde et je pense. », in La Chambre claire, op.cit., p.805.

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vérité de notre littérature n’est pas de l’ordre du faire, mais elle n’est déjà plus de l’ordre de la nature : elle est un masque qui se montre du doigt.122

Inscrite en écho à la formule du Degré zéro de l’écriture où Barthes faisait dire à la littérature qu’elle s’avançait masquée en désignant son masque du doigt, la stratégie est celle d’un texte qui dévoile les enjeux de sa poétique. On se souvient que dans Le Degré zéro Barthes fustigeait les signaux actifs à partir de 1850 chez des écrivains comme Flaubert, parmi lesquels deux artifices: l’usage de la troisième personne et le choix du passé simple123. Il convient en passant de constater que si l’emploi du « il » signe, à l’époque du premier livre de Barthes, l’imposture de l’écrivain du début du XIXème siècle, le critique en fera lui-même un libre usage dans Le RB par RB. Force est donc de constater que du Degré zéro à sa biographie par lui-même, Barthes abjure : l’un des subterfuges du romanesque flaubertien est mis au service d’un projet porté par la double exigence de l’authenticité et de la fictionnalisation. Le motif du masque intervient encore dans le RB par RB sous une forme démultipliée : « […] l’imaginaire est pris en charge par plusieurs masques (personae), échelonnés selon la profondeur de la scène (et cependant personne derrière). »124 Manifeste dans ce texte par le jeu des pronoms, la pluralité de la personne aboutit à son néant. Dans RB par RB, le narrateur barthésien inscrit d’ailleurs d’emblée son récit sous le sceau de la fiction en affirmant : « Tout ceci doit être considéré comme dit par un personnage de roman – ou plutôt par plusieurs »125, subjectivité par étagement qui passerait par la fabrication de soi. Parmi les stratégies de camouflage, l’emploi récurrent des initiales « R.B. » n’est pas sans semer un certain malentendu auprès des lecteurs, comme le théoricien l’a suggéré:

[…] l’expression R.B. donne l’impression justement d’une intimité dont on est exclu, d’une sorte de code familier ; je voudrais dire que l’origine de cette expression, le fait qu’on m’appelle quelquefois R.B., ça n’a pas du tout une origine ésotérique, c’est Sollers qui la première fois dans un texte du numéro de Tel Quel 47 a employé pour me désigner l’expression R.B., ce n’est pas une origine privée, c’est une origine littéraire.126

122 Barthes, « Littérature et méta-langage » (Phantomas, 1959), in Essais critiques, op.cit., p.365. 123 « Le passé simple et la troisième personne du Roman ne sont rien d’autre que ce geste fatal par lequel l’écrivain montre du doigt le masque qu’il porte. » in Le Degré zéro de l’écriture, op.cit., p.195. 124 RB par RB, op.cit., p. 695. 125 Idem. 126 « Discussion », in Prétexte : Roland Barthes, op.cit., p.146.

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En reprenant le nom dont l’affuble la critique textualiste qui l’intéresse à cette époque, Roland Barthes revendique le statut « littéraire » du personnage qu’il est sous la plume critique d’autrui. Une fois encore, la fiction et le romanesque sont privilégiés au détriment de l’identification biographique. En réalité, la persona est autant sociale qu’intimiste et trouve des résonances tant sur le plan théorique qu’autobiographique. Comme dans un jeu de dévoilement ou de cache-cache, Barthes indique pourtant à son lecteur son propre déguisement, l’écriture se déployant dans une pratique dialectique et ludique de connivence. Mais d’où vient cette distance à soi, qui fait dire à Philippe Sollers dans un trait qui fixera sous l’abréviation le nom d’emprunt du maître : « R.B., ou la vigilance auto-critique : ce qu’il vous renvoie, c’est sa propre auto-surveillance, sa posture auto-analytique prête à repérer chaque nœud d’excès, chaque symptôme, chaque engorgement »127 ? Mettant en scène le désir d’un sujet d’être son propre objet et de « récupérer » sa vie, l’œuvre de RB par RB témoignerait d’une volonté de maîtrise derrière le narcissisme précautionneux.

Le distanciement barthésien ou comment s’écrire a contrario Nous devons à Edgar Morin d’avoir montré comment Barthes s’est appliqué à lui-même le principe de distanciement brechtien actif dans le rapport de l’acteur à son rôle. Dans un article connu, intitulé « Le retrouvé et le perdu », le sociologue rappelle les multiples modalités de ce distanciement, manifeste tantôt dans le rapport du critique à la politique, tantôt dans l’intimité, etc.128 Une relecture de l’entier de son travail à la lumière du prisme du distanciement est en effet très pertinente : le structuralisme qui l’intéresse promeut l’exclusion du sujet et la mise à distance de la subjectivité, tandis que le Nouveau Roman marque l’étape de sa liquidation dans la littérature. Ensuite, dans L’Empire des signes, c’est la sorte de « civilisation brechtienne » du Japon qui fascine Barthes, une société marquée par des rapports distants à soi et aux autres. Enfin, la photographie apparaît comme l’ultime moyen de

127 Philippe Sollers, « R.B. », in Tel Quel, n°47, automne 1971, p.20. 128 Voir Edgar Morin, « Le retrouvé et le perdu », in Le Magazine littéraire, n°314, op.cit., pp.28-29.

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mise à distance du moi dans des textes plus personnels comme RB par RB ou La Chambre Claire. La constante mise à distance de l’existence subjective théorique est connue et prend racine, comme l’a très bien montré Edgar Morin, dans l’histoire biographique profonde du sujet. L’esthétique de l’atopie théorique et subjective nous rappelle que si Barthes n’a cessé de changer de place théorique, il a exploré également les lieux géographiques. Par la multiplication des expériences de retraits du monde, liées d’une part à ses séjours en sanatorium pour soigner sa tuberculose, d’autre part à ses voyages en Roumanie ou en Egypte, le théoricien fait du travail et de l’écriture son unique patrie. A ces exils s’ajoute la somme d’absences familiales, sociales et symboliques qui marquent les premiers temps de son existence (l’enfance et la jeunesse) et le poursuivent : absence de père, de diplôme, de santé, de statut social puis d’argent et de postes de travail.129 Nous aimerions suggérer en outre que le contexte théorique de l’époque constitue sans doute l’autre matrice des raisons de cette pudeur autobiographique productrice d’un démantèlement général des canons génériques. Il semble d’abord que sur le plan théorique, Barthes récuse le motif de la sincérité : la psychanalyse comme la critique sartrienne de la mauvaise foi et le marxisme mettent à mal la confession. La théorie lacanienne faisant du sujet « une ligne de fiction » empêche le critique de sortir du scepticisme devant le spectacle dans lequel il se sent lui-même enlisé. Sur la voie du structuralisme et des expérimentations du groupe Tel Quel, il s’agit encore par ce style précautionneux de rappeler à la littérature son devoir d’effacer, tant qu’elle le peut, les marques de l’auteur. En somme et, comme il le formule dans son célèbre article « La mort de l’auteur » en 1968, le but est d’« atteindre ce point où seul le langage agit, « performe », et non le « moi » » 130. L’instance de la première personne est donc directement liée à un geste d’appropriation du langage et d’autorité que le théoricien récuse. Pour saisir l’arrière-plan de cette auto-écriture défaillante, grevée tantôt par le doute, tantôt par l’amnésie, c’est encore la part protestante de l’éducation de Roland Barthes

129 Voir sur ces aspects Marie Gil, Roland Barthes : au lieu de la vie, op.cit., 2012. 130 Barthes, « La mort de l’auteur » (Manteia, 4ème trimestre 1968), in Œuvres complètes, op.cit., t. III, p.41.

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qu’il nous faut considérer. Un peu rapidement réduit à un fait biographique secondaire ou l’origine d’une pudeur personnelle, le protestantisme joue selon nous un rôle « théorique » aussi important que sous-estimé par la critique. Ce n’est en effet pas un hasard si Barthes emploie pour la toute première fois le pronom « je » dans son article de 1960 sur le roman de l’écrivain suisse Yves Velan, Je131. Le récit, qui relate les vicissitudes d’un pasteur protestant du Pays de Vaud en proie d’une part à la tentation de la chair et d’autre part à celle de l’engagement politique au parti communiste, met en scène un jeu subtil de montré-caché qui suit le mouvement hésitant de la conscience d’un narrateur pris dans les affres de la culpabilité. Il est certain que Roland Barthes qui défend ce livre au détriment de celui de Robbe-Grillet à l’occasion d’un prix littéraire132 s’est en partie projeté dans ces problématiques qui n’ont cessé de l’habiter, liées d’une part à une homosexualité peu assumée, d’autre part à son légendaire et problématique « désengagement »133. Car lorsque Barthes dit « je » à l’occasion de ce texte, c’est qu’il s’engage à réfléchir les conditions mêmes de la possibilité de l’engagement. La mauvaise foi (Sartre) laisse place au déchirement (Velan) et l’« aliénation sociale », incarnée dans ce livre par la figure du pasteur, à une « aliénation névrotique »134. A la question éthique s’ajoute celle non moins problématique de la mise en forme esthétique de cet engagement du « je ». Il est intéressant de constater que la fable de Velan ne nous conte rien d’autre que le refoulement calviniste de la confession orale et le retour de l’aveu sous une forme intériorisée, celle déployée en pointillé dans le récit que nous lisons. Cette nécessité calviniste de compenser l’absence de confessionnal et la privation de la parole par un « retour au texte » n’échappe pas à Barthes, qui très tôt, dans son premier article sur Gide, rappelle comment de Rousseau à Amiel les protestants ont manifesté un goût pour l’aveu écrit : « Les hommes d’éducation protestante se complaisent dans le Journal et dans l’autobiographie. » 135 Monologue

131 Voir Yves Velan, Je, Seuil, Paris, 1959. 132 Dans une lettre du 6 juin 1960 adressée à Michel Butor, Roland Barthes rappelle le contentieux autour d’un concours littéraire à l’occasion duquel il prend parti pour le livre d’Yves Velan au lieu de soutenir L’Année dernière à Marienbad : « Nous avons eu un prix de Mai où j’ai déserté le Nouveau Roman pour le Je de Velan, ce qui m’a valu les foudres r.grillettistes. » in Roland Barthes. Album. Inédits, correspondances et varia, op.cit., p.187. 133 Voir sur cette question Tiphaine Samoyault, Roland Barthes, op.cit., pp.338-351. 134 « Ouvriers et pasteurs », in Essais critiques, op.cit., pp.392. 135 Barthes, « Note sur André Gide et son Journal », (Existences n°27, juillet 1942), in Œuvres complètes, op.cit., t. I, p.33.

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intérieur, Je décrit en focalisation interne les aléas de la conscience malheureuse du narrateur : il s’agit littéralement d’une confession orale mise en roman. Or on sait combien Barthes a hésité entre ces formes, tenté à la fois par l’écriture de soi et le roman : « Or dans le Je d’Yves Velan, la médiation, c’est précisément Je, la subjectivité, qui est à la fois masque et affiche de ces rapports sociaux […] » 136. Le critique trouve dans ce récit la parfaite illustration d’un emploi de la première personne comme persona, représentation d’un sujet clivé.

Support photographique

Je me sens caméléon, kaléidoscope, protée, muable et polarisable de toutes les façons, fluide, virtuel par conséquent latent, absent même dans ma représentation.

Henri-Frédéric Amiel

Roland Barthes est l’un des auteurs que notre fin de XXème siècle invoque le plus volontiers dans la généalogie de la critique moderne de la photographie, bien que son propos, de par son refus des approches techniques et historiques, tienne une place marginale au sein des discours de l’époque. Avec la publication de La Chambre claire en 1980, le théoricien ouvre une brèche qui fera naître toute une prolifération d’essais qui va de pair avec l’institutionnalisation croissante de la photographie en France comme à l’étranger137. C’est d’ailleurs certainement l’exclusion de la photographie des arts majeurs et institutionnalisés qui séduit particulièrement le critique lorsqu’il l’élit

136 « Ouvriers et pasteurs », in Essais critiques, op.cit., p.390. 137 Le photographe Alain Fleig confie à propos de La Chambre claire: « C’est ce qui frappe à la relecture dix ans après. Il est curieux de constater que c’est cet ouvrage qui a induit le renouveau de la critique en photographie, qui nous a tous impulsé ce goût de la recherche sur notre propre pratique. » Voir « La photographie ou comment s’en débarrasser », in Roland Barthes et la photo : le pire des signes, Les Cahiers de la photographie, op.cit., p.60.

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comme l’un des vecteurs privilégiés de la théorie, ainsi qu’il le suggère lui-même dans un entretien : « c’est une sorte de parente pauvre de la culture ; personne ne la prend en charge. Il y a peu de grands textes de qualité intellectuelle sur la photographie […] il est évident que la photo n’est pas de l’art, au sens classique du terme. »138 Ce statut intermédiaire entre art et non art, comme le caractère inclassable et énigmatique du médium, répond au désir d’ouverture de Barthes qui explore ce qui, en marge des sciences humaines de son époque, résiste aux modes. L’œuvre de Barthes tourne cependant autour du sujet photographique depuis longtemps sans vraiment s’y consacrer pleinement ; comme si le thème, complexe, mouvant, cherchait un accord pour se mettre au diapason de l’époque, peu tournée vers la théorie de l’image. Thomas Clerc a montré comment dans Discours de la mode par exemple, Barthes réduit volontairement le monde du vêtement à un univers linguistique et laisse de côté la dimension visuelle de son sujet, à savoir la photographie de mode. Cette théorisation étrangement « déshabillée »139 de la mode ne manque pas de surprendre. Il faut ainsi attendre 1977 pour que, lors d’un débat à l’occasion du colloque de Cerisy qui lui est consacré, Barthes affirme pour la première fois de façon publique sa prédilection pour la photographie devant les arts du théâtre et du cinéma. De façon liée à cet engouement très personnel, il exprime en même temps la difficulté d’écrire sur cet objet :

Il y a d’ailleurs un mode iconique qui représente d’une façon réussie ce que le théâtre et le cinéma ont de raté pour moi, bien que je n’en aie pour ainsi dire jamais parlé, c’est la photographie. La photographie est le type d’images dans lequel j’investis pleinement et positivement ; le fait que je n’en aie pour ainsi dire pas parlé n’est pas tellement extraordinaire. Si vraiment quelque chose vous concerne au plus près, il devient très difficile d’en parler précisément ; on remet toujours à plus tard.140

« On échoue toujours à parler de ce que l’on aime » dira d’ailleurs le théoricien dans un article éponyme portant sur les portraits littéraires décevants que Stendhal donne de

138 « Sur la photographie », (Le Photographe, février 1980), Entretien avec Barthes, in Roland Barthes et la photo : le pire des signes, op.cit., pp.74-75. 139 Voir l’analyse de Thomas Clerc dans « Collection Roland Barthes », in Marianne Alphant & Nathalie Léger (dir.), R/B, op.cit., p.62 : « Ce domaine essentiellement visuel s’est ainsi trouvé verbalisé en un rigorisme fascinant où Barthes dresse un portrait de la mode par des moyens opposés à son univers. » 140 Barthes, « Discussion », in Prétexte : Roland Barthes, op.cit., p.126.

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l’Italie qu’il adore141. Mais ce que Stendhal ne réussit pas à raconter dans son journal Rome, Naples, Florence, il excelle à le communiquer sous une forme romanesque dans La Chartreuse de Parme. Si, à l’image de cette Italie, la photographie semble poursuivre Barthes toute sa vie comme un tourment, il ne parvient à lui donner forme que tout à la fin. La Chambre Claire, déploiement d’une écriture subjective et photographique, porte d’ailleurs les marques diégétiques d’une transposition romanesque qui rappelle l’expérience stendhalienne. Il convient de considérer que Barthes rédige des textes sur d’autres arts plastiques tels que la peinture (Masson, Réquichot, Arcimboldo, le Pop Art, etc.), la BD ou encore les arts décoratifs. Selon Pierre-Marc de Biasi dans son article « Barthes et la peinture : le désir de l’illisible », le début des années 1970 marque la « mutation »142. Le chercheur rappelle que l’on trouve de manière sporadique de 1946 à 1972 toute une série d’articles qui portent sur un vaste champ d’objets visuels, mais que ces textes ont été écrits en grande majorité, comme l’a rappelé François Wahl dans son livre « D’une écriture l’autre », en réponse à des commandes. Selon sa lecture, la production s’accélèrerait de 1973 à sa mort, Barthes publiant près d’une vingtaine d’essais sur l’image dans la dernière tranche de sa vie. Comme pour la pente autobiographique, il nous semble pourtant que le nœud de l’intérêt pour l’image trouve son véritable élan bien plus tôt. Ce que ce découpage panoramique manque selon nous, c’est l’importance des années 1960 dans ce tournant iconophile marqué par les écrits de Barthes sur les photogrammes. Le théoricien consacre en effet en 1959 un texte aux « Sept photos de « Mère Courage » » qui constitue le premier jalon d’une réflexion sur l’image comme système de signification ainsi que sur les possibilités d’articuler image-fixe et image-mouvement. L’année suivante Barthes rédige deux articles, intitulés « Le problème de la signification au cinéma » et « Les unités traumatiques au cinéma », et propose une nouvelle analyse de la pièce de théâtre brechtien « Mère Courage » à partir d’une série de photogrammes réalisés par Pic dans « Commentaire : Préface à Brecht, « Mère Courage et ses enfants » ». On peut s’interroger sur les raisons de cet effet de concentration en 1960,

141 Voir Barthes, « On échoue toujours à parler de ce qu’on aime » (Tel Quel n°85, automne1980), in Œuvres complètes, op.cit., t. V, pp. 906-914. 142 Pierre-Marc de Biasi, « Barthes et la peinture : le désir de l’illisible », Le Magazine Littéraire, n°314, op.cit., p.68.

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année qui coïncide précisément avec la publication de l’article « Ouvriers et pasteurs », et partant, avec la percée du « je » critique. N’apparaît-il pas ainsi, de manière troublante, que l’autobiographie et la photographie sont toutes deux l’objet d’un effet à retardement et qu’elles suivent des lignes parallèles progressant selon un mouvement identique allant du refoulement au désir – et inversement ? Cette parenté essentielle est d’ailleurs posée dans La Chambre Claire : « De la même façon, j’aime certains traits biographiques qui, dans la vie d’un écrivain, m’enchantent à l’égal de certaines photographies ; j’ai appelé ces traits des « biographèmes » »143. C’est aussi à partir du milieu des années 1970 que le médium photographique lui offre un nouveau miroir, qui, combiné à celui du texte à caractère personnel, permet au critique de projeter certains goûts et préoccupations intimes. De cette fusion photo-textuelle naît une esthétique de la trace, qui par son mode indiciel réalise le projet autobiographique parcimonieux de Roland Barthes. Fort de ces rapprochements, nous avons déjà suggéré un certain nombre de coïncidences entre l’écriture de soi et la photographie au sein de l’œuvre théorique de Barthes au travers d’une série de fonctions distinctes (spéculaire, testimoniale, ontologique, didactique). Il faudrait ajouter deux dimensions qui, intriquées à ces fonctions, expliquent l’intérêt du critique pour cette modulation particulière du biographique par la photographie : celles de l’esthétique et de l’éthique. Roland Barthes perçoit en effet derrière le petit carré isolé qu’est l’image argentique un objet infiniment modulable. Variation plastique du fragment, elle s’insère à l’intérieur du texte pour en rehausser le style aphoristique. Si une part autobiographique demeure dans cette œuvre, nous suggérons que c’est sous la forme d’un éclatement et d’un émiettement des morceaux de vécu au fil des textes. Le fragment du RB par RB intitulé « côtelette » apparaît comme la mise en abyme de l’entier de la logique des biographèmes : Barthes raconte comment, au sortir du sanatorium de Leysin, les médecins suisses lui restituent un morceau de côte prélevé autrefois lors d’un examen médical lié à sa pneumonie. Barthes décrit non sans humour la conservation pieuse de ce bout de corps : « Je gardai longtemps dans un tiroir ce morceau de moi-même, sorte de pénis osseux analogue au manche d’une

143 La Chambre claire, op.cit., p.811.

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côtelette d’agneau, ne sachant qu’en faire, n’osant m’en débarrasser par peur d’attenter à ma personne […] »144. Nous retrouvons l’hésitation barthésienne entre cacher et expédier, garder le secret et avouer. Lorsque Barthes décide au bout d’un certain temps de se libérer de l’excroissance, le jet est brutal :

[…] n’allant pas jusqu’à oser jeter ce bout de moi-même dans la poubelle commune de l’immeuble, je balançai la côtelette et sa gaze, du haut du balcon, comme si je dispersais romantiquement mes propres cendres, dans la rue Servandoni, où quelque chien dut venir les flairer.145

A l’image de ce fragment de corps jeté des hauteurs d’un immeuble, les propos intimes du critique sont également envoyés sans crier gare dans les textes à l’intention des lecteurs les plus affamés – – associés ici aux chiens des rues ? Mais le geste consiste en un rite mortuaire – le jet de ses cendres – soigneusement anticipé, comme s’il s’agissait de maîtriser et de s’approprier sa propre fin. La petite fenêtre qu’est la photographie sert en tant qu’élément fragmentaire de la réalité, de médiation privilégiée à l’étalage de ces bribes de corps, mise au service de cette immense entreprise de démembrement littéraire et organique du moi. Dans la perspective de ce jeu, l’image argentique ne sert donc pas la fossilisation du moi ni la tentation du mémorial. L’éternel retour de la photographie dans cette œuvre s’explique encore en regard de la place paradoxale qui lui est accordée. Sur le plan biographique, Barthes insinue dans le RB par RB qu’elle dessine une « préhistoire » du sujet ou « […] une préhistoire du corps – de ce corps qui s’achemine vers le travail, la jouissance d’écriture »146. En même temps, comme dans un dispositif cadré, elle s’inscrit comme la passion dernière du théoricien puisqu’elle constitue le thème du dernier séminaire prévu au Collège de France dont il nous reste le projet manuscrit : un préambule de six feuillets qui porte le titre « Proust et la photographie ». Si le cours n’aura comme nous le savons jamais lieu, il reste que la photographie constitue le centre névralgique du propos de son dernier livre, La Chambre claire, ce qui permet de resserrer le nœud entre le théorique et le biographique. A l’élection de la photographie comme moyen de l’introspection répond en chiasme l’introspection comme moyen de la photographie. Comme Barthes le suggère à la fin de la première

144 RB par RB, op.cit., p.640. 145 Ibid., p.641. 146 Ibid., p.582.

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partie : « Je devais descendre davantage en moi-même pour trouver l’évidence de la photographie » 147 . A nouveau, la figure d’Orphée s’arrêtant sur ses pas, dans le moment intransitif et suspendu d’un instant, illustre la ligne tragique du sujet happé par les rayons de la photographie : « […] au lieu de suivre la voie d’une ontologie formelle (d’une Logique), je m’arrêtais, gardant avec moi, comme un trésor, mon désir ou mon chagrin. » 148 Aussi, Barthes porte-t-il son attention sur l’évanescence de l’image, qui telle Eurydice disparaît au moment de son apparition même, comme dans un « flash », laissant l’amoureux face à sa souffrance d’amour et l’enfant seul face à l’absence de la mère. Car la photographie n’est-elle pas ce paradoxal « certificat de présence »149 d’un objet ou d’un être absent ? Epiphanique, l’expérience photographique à laquelle le parcours nous conduit n’a lieu que dans l’écart de la photographie de la mère dans le Jardin d’hiver. Soustraite matériellement, elle n’existe en effet que dans la description du texte, pour pérégriner ailleurs, dans l’imaginaire du lecteur. Le moment photographique, par l’effet de sidération qu’il induit, marque cette pause suspensive ou « épochè » chère à Barthes. La suspension du jugement rendue possible par l’expérience photographique permet de résoudre la tension entre aveu et silence, présence et absence, sujet et objet. La photographie de la mère enfant, porteuse d’un au-delà du sens, permet à Barthes de s’émanciper de la langue pour atteindre à la transparence du langage. Déplacée hors-champ, l’essence de la photographie, située en deçà de la langue, constitue l’ultime figure du geste de déprise, fidèle à l’éthique de l’atopie. Il n’en reste pas moins que ce trajet menace sans cesse de s’interrompre, tant le risque encouru par le sujet est grand, une fois pris la pose devant l’« objectif », de se métamorphoser en objet. Mise à mort : la réification photographique est associée à la fusillade des Communards150. Le risque de fixation photographique demeure toutefois dans d’autres prises de vue évoquées par Barthes, notamment celles qui le prennent pour modèle. Cette mauvaise image – analogique et identitaire – est pointée par Barthes comme étant le cœur du problème ontologique qui le préoccupe lorsqu’il affirme vouloir que son image « mobile » soit « cahotée entre mille photos

147 La Chambre claire. p.836. 148 Ibid., p.805. 149 Ibid., p.859. 150 Ibid., p.796.

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changeantes, au gré des situations, des âges » mais « coïncide toujours avec mon « moi » qui ne coïncide jamais avec mon image ».151 La coïncidence de son moi avec cette image, qui jamais neutre est la marque de l’appartenance à la société et qui, aussi partielle que partiale, varie d’un cliché à l’autre au fil du temps et des circonstances, pèse inévitablement sur le sujet en l’interprétant. Barthes témoigne ainsi d’une volonté paradoxale d’échapper à l’objectivation et à l’immobilité que nous avons décrite, au travers de la figure de l’atopie, tout en évitant de sombrer dans le tourbillon spéculaire de l’image décrit dans La Chambre claire.

151 Ibid., p.797.

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Chez vous le Détail devient Profondeur. Votre technique d’éclairage par jet de lumière pénètre dans la profondeur de l’être.

Gaston Bachelard

1. L’image ou la case aveugle du théorique La difficulté de notre sujet appliqué à l’œuvre protéiforme de Roland Barthes tient a priori à la terminologie même, puisque en deçà de la « photographie » intervient tôt sous la plume du critique le concept d’« image » qui recouvre toute une série de sens. Barthes lui-même explore en effet cette dernière notion dans une large variété d’acceptions : du sociologique à l’esthétique, du médiologique au psychanalytique. Sous sa plume, elle est tantôt littéraire (la métaphore), tantôt liée à la représentation (c’est, par exemple, l’idéal cinématographique de beauté archétypale des visages d’acteur au tournant des années 1950152 ou l’évolution de la mode et du discours vestimentaire). Ailleurs elle réfère à l’imaginaire et au stade du miroir lacanien, etc. Loin de se succéder de manière toujours strictement linéaire ou de suivre une évolution logique, ces perspectives s’imbriquent parfois au cours d’une même époque, voire d’un même ouvrage, et semblent constituer comme un bouquet de préoccupations, un questionnement relancé en permanence sous forme d’aporie. Soucieux d’ordonner ce qui lui paraît être un champ théorique vierge, Barthes thématise son propre « embarras » critique dans un compte-rendu de 1964 :

Pour affirmer que notre XXème siècle constitue bien une civilisation de l’image, il nous manque encore deux ordres de connaissances. D’abord, ce que l’on pourrait appeler une « ontologie » de l’image : Qu’est-ce que l’image ? Combien y en a-t-il de sortes ? Comment les classer ? Où commence-t-elle ? Où finit-elle ? Le mot lui-même est très fuyant, renvoyant sans cesse, selon

152 Barthes, « Visages et figures » (Esprit, juillet 1953), in Œuvres complètes, op.cit., t. I.

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un va-et-vient compliqué, tantôt au produit d’une perception physique, tantôt à une représentation mentale, tantôt à une imagerie, tantôt à un imaginaire.153

Comme nous l’avons suggéré, la concentration d’articles et de comptes rendus ayant trait à l’image au début des années 1960 témoigne du tour « iconophile » que prend la production de Barthes et témoigne d’une volonté critique de redéfinir la place des représentations plastiques dans l’économie du champ des connaissances. L’époque contemporaine est selon lui celle d’un paradoxe : saturé d’images, l’homme ignore encore tout de leur véritable nature. Défi lancé à sa pensée, l’image constitue un objet qui n’est « […] pris en charge par aucune science particulière »154. C’est là sans doute un point essentiel : après avoir mis son écriture au service des discours théoriques de l’époque (la sociologie, la psychanalyse, la linguistique), Barthes cherche un terrain vierge et trouvera dans l’image, puis dans la photographie, un objet inédit sur lequel la théorie ne s’est pas penchée. A la question de l’ontologie de l’image, Barthes offre d’abord une réponse sémiologique : système de signification, elle constitue un message au même titre que les biens, idées et valeurs. Pris dans une rage du classement, Barthes puise dans l’immense réservoir de signes imagés offert par le quotidien les moyens d’établir des typologies. Dans ce contexte, force est de constater que l’image, qu’elle soit photographique, cinématographique ou publicitaire, constitue dans un premier temps pour Barthes moins un objet de prédilection qu’un foyer de connotation au même titre que la nourriture, l’architecture, le fait divers ou le récit. Autrement dit, les textes de Barthes ayant trait à l’image sur quelque support que ce soit tendent d’abord à la réduire à un message. Toute cette production sémiologique est traversée par une tendance à transposer les catégories linguistiques à des systèmes de signes étrangers au langage, ce qui dérange les tropismes théoriques des linguistes français comme ceux des philosophes du langage de tradition anglo-saxonne. Comme nous le verrons, il faut attendre les années 1970 pour que Barthes sorte d’un discours strictement analogique et envisage la photographie en dehors de ses fonctions de communication. En témoignent certaines remarques de Barthes quant au pouvoir d’étrangeté de la photographie, interrogeant le réel au lieu de l’assurer : « Une des

153 Barthes, « La Civilisation de l’image » (Communications, novembre 1964), in Œuvres complètes, op.cit., t. II, p.564. 154 Barthes, « L’information visuelle » (Communications, 4ème trimsetre 1961), in Œuvres complètes, op.cit., t. I, p.1140.

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tâches possibles d’une pédagogie de l’image serait de dérouter un peu, de dépayser ce sentiment de certitude devant le réel de la photographie. »155

2. A bas la photographie ! L’iconoclasme paradoxal des années 1950-1960

Surface Le parcours menant de l’iconoclasme des années 1950-1960 à l’iconophilie de La Chambre claire de 1980 est en réalité tissé de contrastes. On constate cependant que, depuis le milieu des années 1950, la critique barthésienne témoigne d’un engouement marqué pour l’esthétique littéraire de la « surface » qui porte selon nous à l’état embryonnaire les traces du « ça a été ». Liée à une « fin de l’intériorité » romanesque156, cette esthétique inaugure une nouvelle ère du roman qui passe par une série de « crises de structure » 157 . Loin d’aboutir à l’extinction du roman, cette reconfiguration générique produit au contraire sa prolifération infinie sur le marché. De cette euphorie, Barthes retient l’émergence du Nouveau Roman (et l’œuvre de Robbe-Grillet en particulier) qu’il suit avec un certain engouement au travers de toute une série d’articles et de comptes rendus. A l’occasion de ces écrits, Barthes rappelle combien l’écriture des nouveaux romanciers dessine un véritable tournant historique : « On dirait que le roman, après des siècles de vision profonde, se fixe enfin pour tâche une exploration des surfaces. » 158 Outre le renouvellement de l’espace-temps et du rapport à l’objet, Barthes souligne la perspective narrative inédite qui s’inaugure dans « une manière d’accommoder le regard ». Cette mise entre parenthèses de l’intériorité n’apparaît donc pas uniquement comme un refus du roman balzacien et de la psychologie des

155 Barthes, Entretien « Débat », in « Une problématique du sens » (Cahiers Média, 1970), in Œuvres complètes, op.cit., t. III, p.524. 156 Voir Laurent Jenny, La Fin de l’intériorité, Seuil, Paris, 2002. 157 Barthes, « Pré-romans » (France-Observateur, 24 juin1954), in Œuvres complètes, op.cit., t. I., p.500. 158 Ibid., p.502.

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personnages, mais bien comme l’ouverture à une esthétique nouvelle, inscrite dans une époque éminemment visuelle qui abstrait le référent dans une image recouverte par les mots. En effet, la promotion du regard chez Robbe-Grillet se manifeste par les descriptions d’objet estompant leur relief, les portraits pris sur le vif, saisis comme dans un miroir. C’est certainement dans les Essais critiques qu’apparaît le mieux l’insistance de Roland Barthes quant à ce triple geste de dématérialisation, de dépersonnalisation et d’aplanissement du roman contemporain. Mais ce qui apparaît pour le moins paradoxal c’est le langage plastique employé par le théoricien pour rendre compte de ces aventures littéraires anti-représentationnelles. Dans un article intitulé « Littérature objective » par exemple, la vision, telle qu’elle est activée dans Les Gommes de Robbe-Grillet, est qualifiée de cinématographique, tandis que sa technique descriptive évoque la modernité picturale :

La description de Robbe-Grillet s’apparente au contraire à la peinture moderne (au sens le plus large du terme), dans la mesure où celle-ci a abandonné la qualification substantielle de l’espace pour proposer une lecture simultanée des plans figuratifs, et restituer à l’objet « sa maigreur essentielle ».159

De cette « maigreur essentielle » naît un véritable éloge des surfaces, récurrente sous la plume de Barthes dans ses écrits sur la littérature objectale. Inspiré par le Nouveau Roman, cet idéal de planéité ne se laisse pas réduire à un engouement passager confiné à la période sémiologique et nous faisons même l’hypothèse qu’il prépare la future passion du critique pour la photographie qui, dans La Chambre claire, constitue précisément l’image « plate »160 par excellence. Elle ramène le fond vers la surface si bien que le fond même disparaît: le corps et le support ne sont plus qu’un. L’histoire métaphorique de la photographie proposée par Philippe Ortel décrit une évolution qui fait glisser l’image argentique de la figure épistémologique (au service des sciences) à la figure psychologique (au service d’une figuration psychique) donc d’une extériorité à une intériorité161. Comment comprendre alors un tel retournement ? Eric de Chassey a bien montré dans son « Histoire de la photographie plate » à partir de quelques cas de figure de « planéité profonde » comment un cliché, par l’effet de surface qu’il

159 Barthes, « Littérature objective », in Essais critiques, op.cit., p.297. 160 La Chambre claire, op.cit., p.864. 161 Voir Philippe Ortel, La littérature à l’ère de la photographie : enquête sur une révolution invisible, Editions Jacqueline Chambon, Nîmes, 2002.

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donne à voir, peut entraîner un degré supplémentaire de transparence : « Paradoxalement, c’est même lorsque l’image est la plus plane, lorsque l’objet représenté se confond avec le support et ne présente aucun autre élément de contexte, qu’elle est la plus transparente (et donc la plus profonde pour le regard). »162 Ainsi une même tension se met en place autour de l’écriture de soi dans le RB par RB, texte qui manifeste, par son refus de la profondeur et de l’introspection, l’impossible substantification du moi. L’idéal d’une écriture personnelle qui resterait à la surface des choses et des mots y est proclamé comme un credo, un véritable pacte : « Loin d’approfondir, je reste à la surface, parce qu’il s’agit cette fois-ci de « moi » (du Moi) et que la profondeur appartient aux autres. » 163 Sur le plan rhétorique, la fragmentation, l’ironie proche du sarcasme, l’alternance du « je » et du « il » ou encore la réflexivité installent une mise à distance du sujet avec lui-même : c’est qu’il s’agit de lui ôter cette part d’épaisseur psychologique propre au récit de soi ordinaire. A ces traits langagiers s’ajoutent les divers clichés qui, insérés dans la première section du livre, ne font que rehausser cette entreprise d’évidement. Conscient de la subversion d’un tel projet, le critique ne manque pas de formuler par avance, à la troisième personne, le reproche que ses récepteurs pourraient lui adresser : « Il ne sait pas bien approfondir. »164 Chercher la planéité du style, c’est risquer la « platitude » du ton, joue-t-il à suggérer. Et pourtant, les images de l’album en ouverture du texte comme les fragments de l’abécédaire mènent le lecteur à s’abîmer dans un jeu d’associations infinies. Au fil des mots et des images, nous cherchons précisément le fil de cette histoire et nous plongeons dans cette mare épaisse qu’est le brouillard du souvenir et la densité de l’énigme. Par un effet de retournement étrange, l’autoportrait du RB par RB nous mène par sa planéité à deviner une profondeur possible, le vertigo du sujet. Il semble donc que l’éloge de la surface du sens, surface que Barthes trouve active dans l’écriture du Nouveau Roman au cours de ses années sémiologiques, fait retour dans les textes plus tardifs et inspire une pratique (auto)biographique qui cherche à s’exempter de la téléologie et de la psychologie. Sans substance ni relief, l’image argentique incarnera ensuite l’image par excellence qui, par sa propension à la planéité, accomplit sur le plan matériel l’idéal esthétique

162 Eric de Chassey, Platitudes : une histoire de la photographie plate, Gallimard, Paris, 2006, p.10. 163 RB par RB, op.cit., p.716. 164 Ibid., p.703.

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projeté sur la littérature objectale et l’écriture de l’Ecole dite « du Regard » en particulier. Telle que l’analyse Barthes à la fin des années 1950, c’est l’usage « déictique » de la langue qui, chez certains nouveaux romanciers, cerne au plus près le référent. Dans un article intitulé « Il n’y a pas d’école Robbe-Grillet », le théoricien trouvait dans la description de Michel Butor cet effet instantané, évoqué comme une « révélation » : « Les objets de Butor font dire : comme c’est cela ! Ils visent à la révélation d’une essence, ils sont analogiques. Au contraire, ceux de Robbe-Grillet sont littéraux ; ils n’utilisent aucune complicité avec le lecteur. » 165 L’expression déictique du « c’est cela » renvoie bien à cet « ici maintenant » propre au photographique déjà pointé par Walter Benjamin en son temps : par un effet de rétention, elle condense tout le passé et le futur dans cet espace infime qu’est l’instant, le « hic et nunc »166. Sorte de « jeté » descriptif, le « comme c’est cela ! » du Nouveau Roman prépare les termes futurs dans lesquels Barthes décrira la photographie, notamment au travers du « ça a été » de La Chambre claire.

Artifice Parallèlement aux écrits du Nouveau Roman centrés sur l’esthétique de la « superficie », certains textes des Mythologies développent une critique de l’image photographique comme artifice. Les « petites mythologies du mois », articles éclectiques aux intentions ambigües, tendus entre critique sociale et chronique, couvrent presque toute la décennie des années 1950. Barthes applique au mythe les outils de la linguistique et se fait ainsi le pionnier de la méthode dite « mythocritique » qui inspire l’époque : un texte tel que Mythologiques de Lévi-Strauss, paru en 1960, en porte les marques. Tout au long de cette vaste entreprise de démantèlement des mythes, Barthes accorde une attention particulière à la photographie et sa critique porte principalement sur deux

165 Barthes, « Il n’y a pas d’école Robbe-Grillet » (Arguments, 1958), in Essais critiques, op.cit., p.361. 166 « En dépit de toute l’habileté artistique du photographe et toute la rigueur avec laquelle le modèle maintient sa pose, l’observateur, en contemplant une telle image, se sent irrésistiblement conduit à y déceler, hic et nunc, la plus petite étincelle de hasard par laquelle la réalité a en quelque sorte brûlé le sujet photographié, à trouver le lieu invisible où, dans l’instant de cette minute depuis longtemps écoulée, l’avenir se niche encore aujourd’hui, et avec tant d’éloquence que nous pouvons, rétrospectivement, le dévoiler. » Walter Benjamin, Petite histoire de la photographie, op.cit., p.16.

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types d’images spécifiques : la photographie de presse (celle de Paris-Match) et la photographie documentaire (plus spécifiquement celle de l’exposition « Photo-choc » tenue à la galerie d’Orsay). Dénoncée comme un instrument littéral de représentation au service des mythes modernes, la photographie prend donc la forme d’un support trompeur. Active par définition dans le mythe, la loi scélérate de l’analogie est encore renforcée lorsque le mythe est reproduit photographiquement. Fidèle auxiliaire de la publicité et de la politique, elle participe des leurres les plus quotidiens. L’image argentique se voit ainsi conférer par Barthes un sens platonicien : simple reflet du monde au service d’une « reproduction » ou d’une « imitation » mécanique du réel, l’image photographique contemporaine en voilerait le sens. Parmi les exemples les plus probants de « mythe au carré », c’est-à-dire d’une photographie renforçant l’idéologie bourgeoise, on trouve celui de la photographie d’écrivain, analysé dans une chronique intitulée « L’écrivain en vacances »167. Roland Barthes s’emploie à décrire ces photos d’écrivains qui montrent les hommes de lettres en congé, soi-disant livrés à la détente alors que tout dans le lieu, la posture et la mine suggère l’oisiveté décontractée, à ceci près que les écrivains en vacances ont toujours le livre bien visible à la main. A croire que l’intention de la représentation se retourne contre elle-même : l’image ne fait que conserver, voire renforcer le mythe de l’écrivain. Leurre davantage qu’instrument de connaissance, l’image argentique est comme chargée de renforcer la perception du monde tel qu’il nous apparaît et la somme des préjugés et de représentations qui y sont attachés. Barthes opère un raccourci ontologique intéressant : la photographie est l’art d’« établir une équivalence simple entre ce qui se voit et ce qui est » 168 et devient ainsi, par glissement métonymique, davantage que le moyen au service des mythes, le mythe lui-même. Mais c’est sans doute dans la mythologie des « Photos-chocs » que la plume de Barthes à l’égard de la photographie se montre la plus virulente. Issus d’une exposition tenue à la galerie d’Orsay, ces clichés ôtent au spectateur tout esprit critique et toute liberté de se situer face à la représentation. Alors que ces images sont censées, comme le suggère le titre de l’exposition, provoquer en nous une forme de retentissement,

167 « L’écrivain en vacances », in RB par RB, op.cit., pp.693-695. 168 Ibid.., p.738.

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elles sont à tel point surconstruites, intentionnelles et lisibles, qu’elles nous laissent indifférents : « La photographie littérale introduit au scandale de l’horreur, non à l’horreur elle-même »169 . Insistance souterraine dans l’œuvre du critique, c’est la question de l’émotion qui se trouve systématiquement engagée dans les textes des années 1950 et qui trouve une formulation singulièrement identique d’un texte à l’autre. Cette forme consiste en un décrochage. Ainsi dans un article de 1953 portant sur les mises en scène outrageuses du théâtre contemporain, Barthes accusait cette façon d’insister sur l’« extériorité des signes » et d’offrir « des signes d’émotions, plus que l’émotion elle-même »170. Dans une autre chronique des Mythologies consacrée au spectaculaire du combat de catch, il affirmait : « Ce que le public réclame, c’est l’image de la passion, non la passion elle-même. »171 Ces déclarations pointent sous cette part décollée une hybris du sens qui résiste au décodage : en effet, point de connotation ni de message second dans cette émotivité excessivement plate. Revenons sur la chronique de Barthes « Photos-chocs ». Comme l’a montré Didi-Huberman dans un article, Barthes affiche systématiquement une froide indifférence à l’égard de la souffrance qui s’y lit, semble-t-il de manière trop évidente et pathétique. Le critique d’art rappelle que dans les articles des Mythologies consacrés aux photographies, Barthes relève entres autres exemples les larmes de la fiancée d’Aduan Malki, mais aussi celles des pleureuses photographiées par Alvarez Bravo dans l’exposition « The Family of Man ». L’auteur des Mythologies refuse de céder aux émotions douloureuses outrageusement mises au premier plan par les reporters et incite le spectateur à ne pas céder devant ce qu’il juge être le spectacle de cris vulgaires et de larmes abondantes172. Il rappelle en outre qu’on retrouve une même mise à distance de l’émotion dans un article de 1960, consacré à la pièce brechtienne de « Mère Courage »173. Barthes propose une analyse des ressorts de la mise en scène de cette pièce à partir d’une série de photographies prises par le photographe Pic, et notamment à partir de la

169 « Photos-chocs », in Mythologies, op.cit., p.753. 170 Barthes, « Pouvoirs de la tragédie antique » (Théâtre populaire, juillet-août1953), Œuvres complètes, op.cit., t. I., p.263. 171 « Le monde où l’on catche », in Mythologies., op.cit., p.682. 172 Voir Didi-Huberman, « La chambre claire-obscure », in Le Magazine littéraire, n°482, « Barthes refait signe », pp.87-89. 173 Voir « Sept photos modèles de « Mère Courage » », (Théâtre populaire, 3ème trimestre 1959), in Œuvres complètes, op.cit., t. I, pp.997-1013.

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représentation du cri muet de Mère Courage, interprétée par Hélène Weigel. Face à ce cliché qui saisit le moment de l’annonce de la mort de l’enfant et montre la femme en train d’hurler, la lecture de Barthes choisit d’ignorer volontairement la souffrance manifeste de la mère pour fixer son attention – et la nôtre – sur un autre détail du cliché : le dos massif de l’aumônier qui s’en va indifférent. Et Barthes de commenter ainsi : « le dos courbé qui se retire recueille pour ainsi dire la douleur de la mère, insignifiante en soi. »174 Cruauté ou refoulement ? Enfin Didi-Huberman articule ces deux premiers exemples à un article de Barthes plus tardif qui porte sur le cinéma d’Eisenstein, article important s’il en est, puisque selon la critique celui-ci poserait déjà sous la distinction du « sens obvie » et du « sens obtus » la théorie du studium/punctum. A nouveau, l’attention du critique s’attache entre autres à relever les scènes de lamentation du film Le Cuirassé Potemkine. S’il nie une fois encore les larmes de la pleureuse, il relève le détail vestimentaire confinant au déguisement et au grotesque de la femme endeuillée. L’impassibilité du spectateur face à l’impact des représentations douloureuses est totale, aux limites de la moquerie, aux limites du tolérable. Et l’ironie de devenir sarcasme. Cette méfiance à l’égard de l’image argentique témoignerait selon la thèse de Didi-Huberman d’une « irrésolution » profonde de Barthes face au sens « […] celle de refuser, résolument les significations trop simples et les affections trop brutales qui nous saisissent devant certaines images de ce que l’homme, violemment, fait subir en ne laissant que leurs yeux pour pleurer et leurs bouches pour crier ».175

174 Barthes, L’Arche in Œuvres complètes, op.cit., t. I.,

Didi-Huberman, « La chambre claire-obscure », op.cit., p.88.

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Koen Wessing, Nicaragua. Parents découvrant le cadavre de leur enfant, 1978, Stadelijk Museum, Amsterdam

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Si l’agacement de Barthes porte en effet sur l’émotion photographique, l’expression de son rejet est exprimée dans des termes fortement « genrés », ses exemples visant systématiquement des images de femmes en deuil, prises dans une souffrance compassionnelle voire « hystérique ». La figure nodale fédérant toutes les étapes successives du travail de Barthes dans les années 1950-1960 apparaît donc sous les traits de la pleureuse et d’une figure maternelle en deuil d’un parent, en général un fils. En effet, le motif particulier des lamentations des mères sur leurs fils morts hante divers travaux de ce premier Barthes et lie entre eux les textes des Mythologies, l’analyse des photographies de Pic de Mère Courage et celui des photogrammes d’Eisenstein. Les femmes apparaissent comme porteuses de la modalité la plus visible et littérale de l’émotion, les larmes, véritable stéréotype littéraire et visuel. Or ce refus éthique et esthétique de l’hystérie constitue un motif qui parcourt l’œuvre du premier Barthes attaché à décrire les comportements théâtraux excessifs, les mythes de la culture contemporaine, etc. Le distanciement brechtien apparaît comme le seul salut face à ces « sensibleries », vécues comme de véritables débordements du sens. Les conséquences d’une telle critique de la représentation sont multiples et touchent selon nous à deux aspects : la pensée critique de Roland Barthes et l’histoire des idées dans laquelle elle s’inscrit. A la lumière des précédentes remarques, il apparaît que la première partie de l'œuvre de Roland Barthes consacrée au théâtre, comme les années structuralistes qui suivront, témoignent d'une forme d’indifférence froide et d’impassibilité générale du critique face aux supports plastiques. La brutalité des sentiments qu'ils soient littéraires, théâtraux ou iconographiques est problématique. Cette distance témoigne d'un excès de signification qui résiste paradoxalement au décodage : en effet, point de connotation ni de message second dans cette émotivité plate et évidente. Trop d’émotivité tue l’émotion. En effet, comme Barthes l’affirme dans les Essais critiques, la portée du discours, dès que celui-ci est contaminé par le registre des affects, court le risque de son annulation : « car dès que la communication est affective (c'est la disposition profonde de la littérature), la banalité lui devient la plus lourde des menaces. »176 La suite de l’œuvre barthésienne restera fortement marquée par ces années 1950-1960 : on voit naître par la suite toute

176 « Préface », in Essais critiques, in Œuvres complètes, op.cit., t. II., p.277.

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une série d’idées théoriques fortement marquées par ce distanciement typique du motif de l’atopie. L'idéal du Neutre et l'intérêt pour la littérature objectale qu’est le Nouveau Roman en sont quelques variations. Il convient de rappeler en outre que le regard qui met à distance la photographie comme « excès » constitue une sorte de parangon de toute une théorie de l’image qui dans les années 1970 poursuit en quelque sorte la perspective de cet article. Face à l’augmentation exponentielle des images, Susan Sontag préconise la première dans ses essais une « écologie de l’image », analysant le problème posé par la photo contemporaine à travers les notions d’ « emballage » et de « recyclage » 177 , un vocabulaire tout à fait en phase avec l’obsolescence programmée de la société de consommation en plein essor. L’image argentique est en effet plus que jamais associée au consumérisme, à la publicité et à la standardisation des produits auxquels elle sert de support privilégié, donnant l’illusion d’une disponibilité sans borne du monde. Jean Baudrillard évoque d’ailleurs Roland Barthes comme un critique pionnier qui aurait pressenti la nécessité de rendre à la photographie « sa puissance symbolique de silence » :

La violence de la photo, le réalisme du sens sont aphrodisiaques, et nous sommes pris dans cette pornographie de l’image en général ou de la photo. Il (Barthes) a très bien remis les choses au point dans ce sens-là. Ce qui équivaut effectivement à rendre à la photo sa puissance symbolique de silence, de vide, une absence qui est beaucoup plus lourde de sens, et plus la même bien entendu, qui est, en tout cas, plus grave, plus intéressante que le babil ou ce qu’il appelait le babil ou le bavardage du sens.178

Excursus Au cours des précédentes analyses, le réflexe de la mise à distance de l’émotion photographique est apparu comme l’un des traits saillants de la critique de Barthes dans les années 1950-1960. Plus globalement, les essais consacrés au Nouveau Roman, les chroniques des Mythologies comme les écrits sur le théâtre brechtien témoignent d’un rapport intranquille à la représentation et aux affects qu’elle peut

177 Susan Sontag, Sur la photographie, op.cit., p.244 et p.236 : « La photographie ne se contente pas de reproduire le réel, elle le recycle : processus clé des sociétés modernes. ». 178 Jean Baudrillard, « Sur Roland Barthes » (France Culture, 30 mars 2000), in Jean Baudrillard et le Centre Pompidou, Le Bord de l’eau, Paris, 2013, pp.44-45.

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susciter. Cette topique paraît d’autant plus curieuse qu’elle n’empêchera pourtant pas le théoricien d’élire tout à la fin de sa vie le médium photographique comme celui de son propre « deuil ». Henriette, la mère de Roland Barthes, meurt le 25 octobre 1977. L'effondrement du fils qui a passé soixante-cinq ans de son existence aux côtés de la génitrice adorée est total. Cette réconciliation du critique avec l’image photographique d’une part et avec l’émotion d’autre part mérite d’être analysée dans son détail et sa complexité. Deux textes témoignent de ce passage douloureux : La Chambre claire paru en 1980 et le Journal de deuil publié à titre posthume en marge des œuvres complètes. Bien que conçu dans un à-côté de la production officielle, le journal nous intéressera pour l’éclairage particulier qu’il apporte. Son intérêt se situe, comme nous allons tenter de le décrire, dans les liens souterrains qu’il tisse avec La Chambre claire qui, rédigé en parallèle, garde les traces de cette forme confessionnelle et émotionnelle d’expression de soi. D’un texte à l’autre, le fils endeuillé transpose le matériel brut de sa douleur pour lui donner une véritable forme. A un premier niveau que l’on pourrait qualifier de « méthodologique », c’est la correspondance entre les versions qui transparaît au travers d’une réhabilitation de l’affect dans le discours. Tandis que le diariste, tel Orphée, se retourne une dernière fois sur son parcours critique en demandant : « Mais toute ma vie n'ai-je été que cela : ému ? »179, La Chambre claire se place sous le signe d’une « subjectivité affective » et se laisse guider par le pathos : « Ensuite, ma phénoménologie acceptait de se compromettre avec une force, l’affect.» Cherchant à qualifier cette émotion Barthes renonce à l’éros qui gouvernait l’hédonisme de ses derniers textes (De L’Empire des signes à Plaisir du texte), vecteur insuffisant et médiateur imparfait de cette quête. Après une hésitation sur les termes et évoquant tour à tour différents types d’amour – bonté, générosité, charité – il trouve finalement en la « pitié » ou « compassion » l’expression idéale de la photographie qui le touche : « Dans l’amour soulevé par la Photographie (par certaines photos), une autre musique se faisait entendre, au nom bizarrement démodé : la Pitié. »180 D’une part, Barthes se tourne vers la pitié qui est certainement la forme la plus adhérente, ou pour reprendre un adjectif qui lui est cher, la plus « poisseuse » de l’émotion : il accède à un nouvel

179 Ibid., (10 novembre), p.53. 180 La Chambre claire, op.cit., p.804 et p.883.

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état et réhabilite l’importance des passions passablement fustigées dans l’œuvre antérieure. D’autre part, comme l’a suggéré Marie-José Mondzain, lorsque Barthes évoque la « pitié », il convoque en filigrane l’image d’une mère pleurant, celle sacrée de la « pietà »181. En outre, les textes du journal et de La Chambre claire mettent tous deux en scène et en mots une inversion particulière. Face à l’image de sa mère à cinq ans représentée sur la Photo du Jardin d’hiver, Barthes ne voit plus qu’une petite fille, sa petite fille. Sous l’effet de la compassion, un inceste a lieu à l’occasion de ce livre, qui prend la forme d’une inversion : « elle était devenue ma petite fille », ou encore, « […] moi qui n’avais jamais procréé, j’avais, dans sa maladie même, engendré ma mère »182. Les notations du Journal de deuil portent les stigmates de ce glissement généalogique : « (Brouillage des statuts). Pendant des mois, j’ai été sa mère. C’est comme si j’avais perdu ma fille […] »183. Or cette permutation des rôles mère-fils d’un Roland Barthes s’identifiant à une figure maternelle en deuil est la transposition d’un élément biographique : lors des derniers temps de la maladie d’Henriette, Barthes vit reclus avec la femme alitée et l’assiste au quotidien pour la veiller jusqu’au bout. L’ironie veut que le théoricien affirmant dans sa douleur devenir le géniteur de sa mère, incarne par ce renversement cette figure de pleureuse et endosse lui-même la posture « hystérique » qu’il critiquait et mettait systématiquement à distance dans les années 1950-1960, mais dont il assume à présent le masque tragique. Comment comprendre la modalité de cette variation singulière de l’inceste puisque Barthes n’épouse pas sa mère, mais dans son amour même, usurpe sa place afin de la perpétuer ? A nouveau, le motif d’une continuation de la mère par le fils s’enracine dans l’œuvre antérieure et La Chambre claire nous fournit la source même de son propos : « Chez Brecht, par un renversement que j’admirais autrefois beaucoup, c’est le fils qui éduque politiquement la mère. »184 La problématique est en parfait écho ici avec une analyse des Essais critiques centrée sur la pièce de La Mère, vingt ans auparavant : « Dans La Mère, le rapport est inversé : c’est le fils qui accouche

181 Marie-José Mondzain a bien montré comment dans La Chambre claire la décrit, le motif de la pietà induit une dimension générative, de filiation. Voir « L’image et la filiation », in Carlo Ginzburg (dir.), Vivre le sens, Seuil, Paris, 2008. 182 La Chambre claire, op.cit., p.848. 183 Journal de deuil, Seuil, Paris, 2009, (9 novembre), op.cit., p.66 184 La Chambre claire, op.cit., p.848.

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spirituellement de la Mère. » 185 Le critique endosse la mission du protagoniste brechtien à ceci près que l’accouchement de la mère est moins politique que littéraire. Bien que La Chambre claire et Journal de deuil se répondent sur certains points (la réhabilitation du discours de l’affect et l’usurpation de la place de la mère), leur orientation diverge. La dissonance tourne autour d’un sujet épineux, la manifestation du deuil. Ultime paradoxe, où tandis que Barthes élit la compassion il retient en même temps ses larmes dans La Chambre claire : « car, pour moi, le Temps élimine l’émotion de la perte (je ne pleure pas), c’est tout », comme si la mise à distance du pathétique, toujours reconduite, restait l’impératif du sujet. Et c’est en annexe de l’œuvre, dans les notes du diariste, que l’expression lacrymale du chagrin se trouve consignée. L’émotion de Barthes semble s’y déverser en crescendo et suit les étapes de la prise de conscience face à l’irrémédiable perte : « – Jamais plus, jamais plus ! »186 A la sécheresse des larmes de La Chambre claire s’oppose leur déversement sans limite : « Horrible journée. De plus en plus malheureux. Je pleure. »187 Sous la plume du diariste, le critique étale sa douleur la plus intime. Littéralement mise à nu, la souffrance éclate dans un langage d’une simplicité inédite qui ignore la litote et la métaphore et rompt avec toute forme de second degré. Points d’exclamation et points de suspension déclinent les différents états du chagrin entre échappée de sanglots et accalmie sur fond de silence. Le style déploie la fragilité d’un sujet qui, pour cette fois, avance à découvert. A ce stade, il est de constater que la mise en regard des textes des années 1950-1960 avec le journal et le livre de 1980 signale de multiples conversions qui sont autant de renaissances : la Photographie est pour la première fois au centre du livre, à croire qu’elle ne pouvait remplir son rôle qu’à voir son développement retardé ; Barthes renaît sous les traits de la pietà et immortalise en même temps sa mère au travers de ce livre hommage chargé de la perpétuer ; mais ce n’est pas tout : la comparaison témoigne d’une réhabilitation du registre du pathos au détriment du logos bien que les larmes, nous l’avons vu, demeurent un tabou dans La Chambre claire et restent

185 « Sur „La Mère“ de Brecht » (Théâtre populaire, 1960), in Essais critiques, op.cit., p.401. 186 Barthes, Journal de deuil, op.cit., (27 octobre), p.21. 187 Ibid., (11 novembre), p.55.

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confinées à la sphère « privée » du journal. Sur le plan stylistique, la pitié inspire en outre une poétique nouvelle que l’on pourrait qualifier d’« hétéroclite ». Si la formule d’ouverture de La Chambre claire (« Un jour, il y a bien longtemps, je tombai sur une photographie […] ») et l’emploi du passé simple sont les marques du roman, Barthes rompt en même temps avec l’usage de la troisième personne pour assumer pleinement et pour la première fois le « je », tirant le récit du côté de l’autobiographie. Empruntant encore certains traits au testament, à l’album photo, à l’oraison funèbre, le récit confine encore à l’autofiction lorsque Barthes affirme : « car la Photographie, c’est l’avènement de moi-même comme un autre ». L’hybridité s’exerce tant au niveau générique que genré puisque, comme nous l’avons analysé, le sujet incarne symboliquement la réconciliation des pôles antagonistes, à la fois le fils et la mère, l’homme et la femme, le logos et le pathos. A cette double hétérogénéité s’ajoute celle des supports : récit illustré de photographies, La Chambre claire constitue un livre matériellement « composite » qui propose en outre une réflexion « intermédiale » articulant les différents arts mimétiques du théâtre, de la peinture et de la photographie à la littérature. Il n’aura pas échappé à notre lecteur que cette partie de notre analyse opérait un saut considérable dans le temps en articulant les textes sémiologiques et mythologiques du critique à ceux, plus intimes, rédigés tout à la fin de sa vie. Cet « excursus » autour de la question de l’émotion (et plus particulièrement des larmes) témoigne de cette propension au ressassement des motifs, manie de la répétition en vertige des contraires (pathos/logos, intérieur/extérieur, je/il, etc.) typique de la critique barthésienne. Par un tour supplémentaire de la spirale, ces pôles se trouvent entre eux inextricablement mêlés. En dépit de cette ambivalence constitutive de la critique de Barthes, ce détour nous prouve que si l’écrivain se réconcilie certes avec l’affect, cette réconciliation demeure négociée. Didi-Huberman a récemment décrit la manière avec laquelle Roland Barthes, sous couvert de pointer l’évidence de la photographie, « oscille » entre différents régimes d’images et d’émotions, entre « sens obvie » et « sens obtus », entre une usage collectif et un usage privé des larmes sans pour autant parvenir à dialectiser ces pôles. Si jusque dans La Chambre claire, Roland Barthes condamne la dimension mythologique, populaire et publique du deuil (des mères au pluriel), c’est qu’il élit la

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douleur singulière de son propre chagrin, faisant prévaloir son « je » sur le « nous ».188 L’expression du deuil reste d’une certaine manière neutralisée : point important s’il en est puisque l’image argentique et la subjectivité seront elles aussi, comme nous le verrons plus en détail, sujettes à caution. Au terme de cette comparaison, il appert donc que sous couvert de donner une forme testamentaire à son livre, le fils refuse le deuil et tente de ressusciter sa mère sans y parvenir. Ni la mort ni la vie ne triomphent complètement.

3. La photographie contre le cinéma : pour une théorie des écarts (1960-1970) Il nous faut revenir au propos de Barthes qui, dans les années 60, n’accorde à la photographie qu’une place périphérique. Instrument des mythes dans les Mythologies, elle est soigneusement mise à distance ou sert au mieux d’outil de compréhension et d’instrument pédagogique pour analyser le théâtre brechtien ou le cinéma eisensteinien. En parallèle, il faut rappeler que le critique entreprend dans ces mêmes années de faire une sorte d’état des lieux de ce qu’il appelle de manière étendue, et faute de mieux, l’« information visuelle ». Tandis qu’à l’occasion d’un article éponyme, Barthes s’attache à montrer les hiérarchies qui organisent le monde des arts, il relève l’« impérialisme actuel du cinéma ». Ce privilège accordé au septième art, privilège qui s’explique par sa maturité et son indépendance institutionnelle, creuse selon lui des différences fort regrettables entre les médias de l’image, en termes de traitement et d’attention esthétique. Barthes pressent que chaque type d’image appelle une démarche propre : « mais si l’activité filmique est spécifique – ce qui est probable – cela signifie en toute logique que les autres formes d’image ne le sont pas moins ;

188 Voir l’analyse de Didi-Hubermann, dans le chapitre II « Oscillations du chagrin » de Peuples en larmes, peuples en armes. L’œil de l’histoire, op.cit., pp. 179-168 et sa critique finale : « L’œuvre de Roland Barthes est considérable et indispensable, sans aucun doute ; mais il lui aura manqué, si ce n’est une éthique du comprendre face aux états d’émotion chez autrui, du moins une anthropologie, je veux dire ici une écriture de l’émotion au point où l’ému est hors-je, hors de soi, hors du moi : à ce moment vraiment fondamental où les émois font exploser les frontières du moi, où les mots traversent le territoire de l’ego et où les images brisent les barrières du je. », p.168.

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l’image télévisée et l’image immobile ont leur structure propre […]. »189 De nombreux textes de la critique barthésienne des années 1960 interrogent l’économie structurelle et institutionnelle des médias de l’image dans une perspective comparatiste et dialectique, et cherchent à attirer l’attention sur les dispositifs iconiques moins représentés. Ainsi en va-t-il de la photographie qui, face à la domination du cinéma, apparaît comme un parent pauvre de la culture visuelle. Or ce que le théoricien perçoit assez vite selon nous, c’est que sous couvert d’être une sous-culture, la photographie porte en elle un potentiel de contre-culture de type contestataire. Lorsque, après un engouement passager pour l’image cinématographique, Barthes élit la photographie, il prend ainsi le contrepied de son époque. C’est certainement tout à la fin de sa vie que l’on trouve les affirmations les plus nettes de ce choix délibéré, notamment dans la séance de cours du 17 février 1979 consacrée en partie à la photographie dans le cadre de La Préparation au roman :

Ceci fait que j’attache une importance plus grande à la photo qu’au cinéma, je veux dire par rapport à l’aventure anthropologique. De la photo peut-être une Théorie est possible ; du cinéma, peut-être seulement une culture. Du point de vue d’une anthropologique historique, le Nouveau Absolu, la mutation, le seuil, c’est la Photo. Pierre Legendre dans Les Cahiers du cinéma → découpage du monde en avant/après le cinéma. Je dis non : avant/après la Photo.190

Barthes ira jusqu’à affirmer dans La Chambre claire avoir choisi la photographie « contre le cinéma »191. En réalité, Barthes choisit selon nous la photographie à la fois contre le septième art et grâce à lui. Comment comprendre ce refus éthique et esthétique à l’égard de l’image-mouvement ? Il est selon nous de deux ordres : le critique rejette tout à la fois sa fonction d’expression analogique de la réalité et son « caractère diachronique »192, point de résistance à l’analyse sémiologique. Comme il l’affirme dans son article « Les unités

189 Barthes, « L’information visuelle » (Communications, 4ème trimestre 1961), in Œuvres complètes, t.I, op.cit., p.1141. 190 Barthes, La Préparation au roman I et II. Cours et séminaires au Collège de France (1978-1979 et 1979-1980), texte établi, annoté et présenté par Nathalie Léger, Seuil, Paris, 2003, p.115. 191 « Je décrétai que j’aimais la Photo contre le cinéma, dont je n’arrivais pas cependant à la séparer. Cette question insistait. J’étais saisi à l’égard de la Photographie d’un désir « ontologique » : je voulais à tout prix savoir ce qu’elle était « en soi », par quel trait essentiel elle se distinguait de la communauté des images. » La Chambre claire, op.cit., p.791. 192 Barthes, « Les unités traumatiques au cinéma » (Revue internationale de filmologie, juillet-septembre 1960), in Œuvres complètes, op.cit., t. I, p.1048.

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traumatiques au cinéma » (1960), les instruments linguistiques se révèlent en effet insuffisants devant le système de signes singulier présenté par le cinéma : « […] et c’est précisément du contact, à la fois fragile et sensible, de ces deux systèmes, le visuel et le verbal que naît le trauma […] »193. Le cinéma résiste surtout à l’entreprise de découpage en unités puisque les signifiants visuels du film pris dans le flux continu de son déroulement ne laissent voir aucun signifié. Dans un entretien de 1963 consacré au cinéma, Barthes imagine un découpage de l’image-mouvement en signifiés globaux et continus, c’est-à-dire une division métaphorique de l’ordre métonymique, mais qui ne s’assimilerait pas pour autant à la division métaphorique du langage articulé en éléments sécables et discontinus. Les échanges entre linguistique et cinéma, s’ils ne sont pas impossibles, demeurent compliqués car le fossé est méthodologiquement creusé entre une linguistique du syntagme (cinéma) et une linguistique du signe (phrase). Roland Barthes ne cessera d’être agacé par les écrivains qui finissent par abandonner le format du livre pour celui du film, à l’instar de Robbe-Grillet : « Je suis de mauvaise humeur ; je n’aurais pas voulu qu’il fasse du cinéma… »194 Mais si Barthes renonce en apparence au cinéma comme objet théorique, il le conserve comme un lieu de projection personnelle et un support d’expression du désir : « Pour moi, c’est probablement parce que je n’ai pas réussi à intégrer le cinéma dans la sphère du langage que je le consomme selon un mode purement projectif, et non pas en analyse. »195 Il faut attendre les années 1970 pour que Barthes confère à l’image cinématographique une densité apte à révéler le sens. Dans un article intitulé « Le troisième sens. Notes de recherche sur quelques Photogrammes de S.M. Eisenstein » (1970), Barthes réalise que si le film ne se laisse pas aisément découper en syntagmes ou en phrases, il est composé de multiples fragments photographiques. Changeant alors de perspective, le théoricien cesse de considérer le film à la lumière du texte écrit et de la logique de la proposition linguistique pour soutenir que l’intérêt du film n’est pas dans le mouvement des images qui défilent mais dans les arrêts qui composent leur déroulement. Derrière ce jeu de présence-absence ou de montrer-cacher, le sens est

193 Ibid., p.1051. 194 Barthes « Sur le cinéma » (Cahiers du cinéma, septembre 1963), in Œuvres complètes, op.cit., t. II, p.264. 195 Ibid., p.257.

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concentré dans la plus petite unité de prise de vue, infime prélèvement du film : le photogramme. C’est cette évanescence d’une image apparaissant pour disparaître aussitôt qui rend le mieux l’essence du sujet du film dans sa complexité : « Le photogramme est alors fragment d’un second texte dont l’être n’excède jamais le fragment ; film et photogramme se retrouvent dans un rapport de palimpseste […] »196. Il convient de ne pas négliger l’originalité propre à cette fragmentation de l’image cinématographique arrachée à son déroulement, puisqu’elle anticipe celle que Barthes pratiquera au niveau de l’écriture, le photogramme inspirant au critique un goût pour l’esthétique fragmentaire. Cette opération de suspension signale une volonté de maîtrise qui accompagne le parcours de Barthes, l’arrêt sur image ouvrant la possibilité de sortir de la passivité spectatrice. L’alternance des photogrammes eisensteiniens révèle une triangulation du sens, décrite dans des termes connus qui anticipent ceux formulés par Barthes dix ans plus tard dans La Chambre claire. Ce sont les écarts entre le sens obvie (qui comprend l’histoire et toute forme de métalangage) et le sens obtus, sorte d’excès de la représentation, qui sont révélés par les photogrammes des films d’Eisenstein ; auxquels s’ajoute un troisième niveau de sens, cristallisé dans un détail, marque d’une emphase singulière (de l’ordre du pathétique ou du grotesque) : le troisième sens. Sous la tripartition, apparaît déjà en 1970 le paradigme conflictuel du studium et du punctum. Dans un second article paru la même année sous le titre « Une problématique du sens », Barthes renonce à l’articulation des images à la linguistique en distinguant trois régimes sémiotiques : celui de l’image fixe, celui de l’image cinématographique et celui du geste comme autant de « champs d’extension de la linguistique ». Encore une fois, la linguistique est limitée, définie comme « […] une science qui s’arrête à la phrase »197. Fort des distinctions posées dans ces articles des années 1970, Barthes inverse sa démarche : il cesse de lire le cinéma à travers une lorgnette linguistique et cherche à reproduire dans la langue littéraire l’éclatement singulier produit par les photogrammes d’un film. Loin de poser des frontières hermétiques entre les artefacts

196 Barthes, « Le troisième sens. Notes de recherche sur quelques Photogrammes de S.M. Eisenstein » (Cahiers du cinéma, juillet 1970), in Œuvres complètes, op.cit., t. III, p.505. 197 Barthes, « Une problématique du sens » (Cahiers Media, 1970), in Œuvres complètes, op.cit., t. III, pp.507-508.

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du cinéma et de la photographie, Barthes s’intéresse désormais à leurs interactions possibles et aux gains et pertes induits par les passages d’un mode à l’autre. En effet, le sens provient moins des unités significatives que constituent les photogrammes pris isolément que des intervalles entre eux. Les écarts et les effets de circulation entre ces médiations permettent de révéler leur nature spécifique, le théoricien portant son intérêt sur ce qui, aux confins de l’image, seraient les limites du représentable et de l’irreprésentable. Toute la poétique du fragment trouve ici une première formulation pré-textuelle et « iconique » à partir des mécanismes des deux artefacts. Pourtant, si Barthes renonce à approcher les images par le biais de la linguistique, l’horizon du théoricien reste la littérature et les jeux d’alternances et d’interstices entre arrêt (photo) et continuum (cinéma) trouveront des échos dans ses lectures critiques comme dans sa propre pratique de l’écriture. Cette poétique de l’écart, Barthes va la trouver particulièrement active dans l’écriture de Sade : articulés entre les modes du dicible et de l’indicible, les textes du libertin illustrent sur les plans phrastique et textuel cette dialectique « intermédiatique » propre au cinéma d’Eisenstein. Dans Sade, Fourier, Loyola (1971), Barthes montre comment les textes du « logothète » flirtent avec l’infigurable en articulant le duo photographie-film à un troisième terme : le geste. Barthes dépasse alors la distinction de l’image fixe et de l’image-mouvement proposée à l’époque du texte sur S.M. Eisenstein et envisage, à partir des textes sadiens, l’indistinction du photogramme et du film qui fusionnent dans l’expression de « tableau vivant » :

[…] le tableau vivant, en dépit du caractère apparemment total de la figuration, est un objet fétiche (immobiliser, éclairer, encadrer, reviennent à morceler), tandis que le film, comme fonctionnement, serait une activité hystérique (le cinéma ne consiste pas à animer des images ; l’opposition de la photographie et du film n’est pas celle de l’image fixe et de l’image mobile ; le cinéma consiste, non à figurer, mais à faire fonctionner un système) […] ce clivage existe dans le texte sadien […]. 198

Rangée en filigrane du côté de la liste de procès « immobiliser », « éclairer », « encadrer », « morceler », la photographie apparaît de façon embryonnaire au travers de « l’image-fixe » ou de l’« objet fétiche ». Le cinéma quant à lui prend la forme d’une « activité hystérique », sorte de maladie du sens combattue par Barthes depuis les Mythologies. Si la fonction des deux artefacts diverge, il n’en reste pas moins

198 Sade, Fourier, Loyola, op.cit., p.835.

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qu’ils entretiennent des rapports de complémentarité. Tandis que l’image argentique permet la concentration sur un objet précis (fragment et détail) et qu’elle correspond à un acte de fétichisation, le film répond à l’activation d’un système de plus grande envergure, machinerie complexe de l’ordre du scénario érotique. La modalité du cinéma relativise ainsi la fixation du fétiche servant de relais narratif à la représentation fantasmatique. En réalité, les deux catégories d’images marquent les deux moments de la logique sadienne, le protagoniste passant du mode de la concentration du regard sur une partie du corps désiré – moment du fantasme et de l’adoration (la photographie) – à celui de l’animation de son corps et de la participation aux jeux érotiques (film).

Devant le tableau vivant – et le tableau vivant est précisément cela devant quoi je me place – il y a par définition, par finalité même du genre, un spectateur, un fétichiste, un pervers (Sade, le narrateur, un personnage, le lecteur, peu importe). En revanche, dans la scène marchante, ce sujet, quittant son fauteuil, sa galerie, son parterre, franchit la rampe, entre dans l’écran, s’incorpore au temps, aux variations et aux ruptures de l’acte lubrique, en un mot à son jeu : il y a passage de la représentation au travail.199

Ce brouillage des frontières entre la contemplation et l’action, passage du spectateur à l’acteur, induit une contamination réciproque des instances du texte (auteur, personnage, narrateur, lecteur). L’avènement du texte et de ses plaisirs ritualisés coïncide avec l’abolition des relations duelles pour privilégier l’échange infini des rôles et des places : c’est la fin du couple et le début de la chaîne – mais ouverte, jamais terminée. Sur le retour, la syntaxe propre à la phrase sadienne nous initierait à cette dispersion particulière sous forme de chaîne infinie. Ensuite, Barthes propose un renversement de taille : en affirmant le passage « de la représentation au travail », il pose l’image, ici « tableau vivant », comme la première étape d’une logique du fantasme au lieu d’accorder la primauté au récit. C’est la représentation visuelle qui origine le discours dicté par Juliette, et la série d’actes qui s’ensuivent : « La dictée décrite par Juliette ouvre une réversion des textes : l’image semble originer un programme, le programme un texte et le texte une pratique. »200 Logée aux prémices du discours sadien, l’image active un contrat particulier : il s’agit d’échanger la philosophie contre l’éros, un mot contre une scène. Mais que reste-t-il dès lors de photographique dans le tableau vivant ou la scène? Dans le texte plus tardif

199 Ibid., p.836. 200 Ibid., p.844.

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du RB par RB, Barthes exprime son goût pour les images fixes et expressives dans les termes suivants: « D’où mon intérêt pour les poses (à condition qu’elles soient encadrées), les peintures nobles, les tableaux pathétiques, les yeux levés au ciel, etc. »201 Cette figure du cadre constitue le motif qui rapproche l’image argentique à la fois du photogramme eisensteinien et des « tableaux vivants » sadiens qui jouent le rôle détourné d’icônes érotisant cette esthétique qui n’est pas sans évoquer les représentations de l’extase. Rappelons que le motif extatique qui s’inscrit dans ces tableaux revient dans les dernières lignes de La Chambre claire, le critique évoquant la folie de l’image argentique comme un mouvement d’ « extase photographique »202. De 1970 à 1971, Barthes passe d’une révélation du sens obtus par les « photogrammes » (à partir du texte sur S.M. Eisenstein) à celle obtenue par des « pornogrammes » (Sade, Fourier, Loyola). Ce privilège accordé à l’image aux dépens de l’écrit apparaît également dans un article intitulé « Le message photographique », qui renverse la hiérarchie fort ancienne selon laquelle un texte serait forcément illustré par l’image, cette dernière tenant un rôle ancillaire. C’est désormais le texte qui illustre au contraire l’image au travers de la légende qui la commente, l’analyse, voire en déroute le sens. Si, à ce stade, l’analyse de Barthes se concentre sur la photographie de presse ou de reportage, il reste que cette importance première accordée à l’image prépare les œuvres ultérieures : elle est la matrice première du vécu et la condition sine qua non du discours sur soi. D’ailleurs la précellence de la photographie apparaît dans l’organisation même d’un livre comme le RB par RB qui s’ouvre précisément sur une sélection d’images et choisit, pour symboliser cette origine, le portrait flouté de la mère marchant sur le sable. Si le texte ne disparaît pas, il est au service des portraits. Lieu de révélation et de projection du théoricien, c’est l’espace de la légende qui se trouve particulièrement investi dans les livres de la dernière période, L’Empire des signes, RB par RB et La Chambre claire, au point que la critique percevra dans cette forme le moule privilégié de la plume de Roland Barthes203.

201 RB par RB, op.cit., p.709. 202 La Chambre claire, op.cit., p.885. 203 « La légende apparaît comme un mode canonique de la pensée de Barthes […] » affirme Alain Fleischer dans son article « Légender le siècle », in Marianne Alphant & Nathalie Léger (dir.), R/B, op.cit., 2002, p.124.

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4. Théorie d’une inscription (photo-scripturale) : l’expérience japonaise (1968-1970) La littérature, dit Barthes « […] opère sa propre destruction pour renaître sous les espèces d’une écriture, qui ne sera plus liée exclusivement à l’imprimé, mais sera constituée par tout travail et toute pratique d’inscription »204. La période post-Mai 1968 promeut en effet le texte comme inscription, terme qui suggère deux idées. D’une part, la notion dessine le lieu du « retour amical de l’auteur » : en renversant les liens de propriété et de filiation (verticalité), l’auteur ne disparaît pas pour autant mais est appelé à s’inscrire dans son texte (horizontalité), un geste d’incorporation qui passe par l’intertextualité. Cette réhabilitation de l’auteur est commentée par Barthes dans un entretien :

Ce que je récuse dans l’auteur, c’est le lieu d’une propriété, l’héritage, la filiation, la Loi. Mais, si on arrive un jour à distancer la détermination au profit d’un multitexte, d’un tissu de connexions, alors on pourra reprendre l’auteur, comme être de papier, présent dans son texte au titre d’inscription […]205

L’auteur sur le retour désigne moins la personne civile, sociale et morale que le sujet disséminé au travers d’une somme de goûts et d’anecdotes à l’instar de celui du RB par RB. Mais si le « multitexte » évoqué dans l’entretien exige certes le renversement de l’ordre patrimonial et hiérarchique, il induit aussi une circulation abolissant les ségrégations entre les pratiques artistiques, vaste entreprise de décloisonnement entre l’écrit et l’image. La critique barthésienne institue pour la première fois une relation d’équivalence symbolique et de continuité entre ces modes de représentations désormais unifiés sous le terme générique commun d’« écriture »206. S/Z constitue sans doute le livre qui refuse avec le plus de force les rivalités et les hiérarchies entre les modes de représentation puisque l’analyse plaide pour une intégration des supports au sein du texte. L’ouvrage propose une interprétation d’une

204 Barthes, « Linguistique et littérature » (Langages, décembre 1968), in Œuvres complètes, op.cit., t. III, p.59. 205 Barthes, Entretien « Sur S/Z et L’Empire des signes » (Les Lettres françaises, 20 mai 1970), in Œuvres complètes, op.cit., t. III, p.665. 206 « En Orient, dans cette civilisation idéographique, c’est ce qui est entre l’écriture et la peinture qui est tracé, sans que l’on puisse référer l’une à l’autre ; ceci permet de déjouer cette loi scélérate de filiation, qui est notre Loi, éternelle, civile, mentale, scientifique : loi ségrégative en vertu de laquelle nous expédions d’un côté les graphistes et de l’autre les peintres, d’un côté les romanciers et de l’autre les poètes ; mais l’écriture est une : le discontinu qui la fonde partout fait de tout ce que nous écrivons, peignons, traçons, un seul texte. » in Barthes, « L’esprit de la lettre » (La Quinzaine littéraire, 1er juin 1970), in Œuvres complètes, op.cit., t. III, p.484.

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nouvelle de Balzac, Sarrasine, récit de la passion et de la déconvenue amoureuse d’un jeune homme qui s’éprend de la Zambinella, jeune castrat qu’il prend d’abord pour une femme. Au travers de ce leurre, la lecture de Barthes réfléchit en filigrane aux possibilités de sortir des conventions de la représentation : le personnage intersexe de la nouvelle, en ce qu’il contrarie les règles « naturelles » de la culture, conteste le principe même de mimésis à la base des différents arts. Rappelant que le code pictural est longtemps privilégié par les récits au détriment des autres disciplines artistiques, Barthes pointe la disparition de ce désir de tableau chez les écrivains de son époque, désormais tentés par de nouveaux supports.

Les codes de représentation éclatent aujourd’hui au profit d’un espace multiple dont le modèle ne peut plus être la peinture (le « tableau ») mais serait plutôt le théâtre (la scène), comme l’avait annoncé, ou du moins désiré, Mallarmé. Et puis : si littérature et peinture cessent d’être prises dans une réflexion hiérarchique, l’une étant le rétroviseur de l’autre, à quoi bon les tenir plus longtemps pour des objets à la fois solidaires et séparés, en un mot : classés ? Pourquoi ne pas annuler leur différence (purement substantielle) ? Pourquoi ne pas renoncer à la pluralité des « arts », pour mieux affirmer celle des « textes » ? 207

Cette façon d’abolir les ségrégations plastiques au sein de la représentation et de les subsumer sous l’archi-catégorie du « texte » constitue l’un des gestes par lesquels Barthes s’inscrit dans la continuité des avant-gardes, en réponse à l’appel de Mallarmé. L’ensemble du livre de S/Z, en ce qu’il engage une réflexion sur la différence tant sexuelle qu’artistique, donne forme à un véritable projet d’« intermédialité ». Les deux facettes de l’idéal de l’inscription, théorisées entre les années 1968 et 1970, à savoir le retour de l’auteur et l’avènement d’un texte empreint d’une esthétique iconique, trouveront leur accomplissement dans un texte publié en 1970 sous le titre de L’Empire des signes. Somme d’impressions et de souvenirs rapportés de son voyage en 1970 au Japon, l’ouvrage raconte l’effet de « flash » photographique ou de révélation que produit sur lui la civilisation nippone. Subjectif, le livre met en scène un sujet suspendu, comme saisi par surprise sous les rets d’une illumination : « L’auteur n’a jamais, en aucun sens, photographié le Japon. Ce serait plutôt le contraire : le Japon l’a étoilé d’éclairs multiples ; ou mieux encore : le Japon l’a mis en situation

207 Barthes, S/Z, op.cit., pp.164-165. Nous soulignons.

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d’écriture. »208 Dans un geste phénoménologique, Barthes se place d’emblée dans la position passive du spectateur. Cette approche perceptive se poursuivra d’ailleurs dans La Chambre Claire lorsque Barthes saisit l’essence de la photographie, c’est-à-dire son mode d’intentionnalité propre, dans une formule assez similaire : « […] elle m’anime. »209 La part d’illustration photographique de L’Empire des signes, loin de situer le livre sur le plan générique, tend à troubler. La photographie n’est pas celle de l’album souvenir d’un touriste, ni celle du matériel documentaire d’un reporter ou d’un anthropologue, mais reflète la série aléatoire des goûts et impressions d’un passionné. De même que Barthes ne prend aucun cliché sur place, il ne tient pas non plus de carnet de voyage, et ceci l’amènera à rédiger L’Empire des signes quelques années plus tard sur la seule base de ses souvenirs et de quelques notes d’agenda. A l’opposé des rapports exacts des carnets de voyageur, le texte nous offre les marques d’une expérience qui, volontairement floutée, nous donne à lire le décalage temporel entre le moment vécu et celui de l’écriture : écart propice à l’idéalisation et au fantasme dont le récit de l’épisode japonais reste nimbé. Si une joie ostensible teinte ce récit qui donne au Japon la forme, selon ses mots, d’un « mythe heureux »210, l’investissement est d’autant plus puissant qu’il évite le récit de voyage canonique pour esquisser un portrait aussi minutieux qu’ordinaire de la civilisation orientale. Revenant au détour d’une phrase d’un article de 1980 sur sa relation au Japon, Barthes comparera son engouement à celui de Stendhal pour l’Italie, affirmant à la troisième personne le caractère par essence ineffable du voyage : « Les signes d’une vraie passion sont toujours un peu incongrus, tant les objets en quoi se monnaye le transfert principal deviennent ténus, futiles, inattendus. J’ai connu quelqu’un qui aimait le Japon comme Stendhal aimait l’Italie. »211 Le voyage que Barthes effectue au Japon lui offre l’illustration vivante de certains thèmes et intuitions théoriques qui existaient déjà dans son travail, tels que l’engagement du corps dans l’art de vivre, l’importance du vide ou encore le motif

208 Barthes, L’Empire des signes, in Œuvres complètes, t. III, op.cit., p.352. 209 La Chambre claire, op.cit., p.834. 210 Le Japon fait découvrir à Barthes l’envers heureux du mythe, comme il l’affirmera plus tard : « Le Japon m’a beaucoup libéré sur le plan de l’écriture en me fournissant des occasions de sujets très quotidiens qui soient, contrairement à ceux des Mythologies, des sujets heureux. », in Entretien « Vingt mots-clés pour Roland Barthes », in Œuvres complètes, t. IV, op.cit., p.872. 211« On échoue toujours à parler de ce qu’on aime », op.cit., p.907.

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esthétique du fragment. Mais l’expérience tire son caractère révolutionnaire de « l’ébranlement de la personne » qu’elle produit via la diffraction ou l’« hémorragie » du sujet active dans la langue japonaise : « Ainsi, en japonais, la prolifération des suffixes fonctionnels et la complexité des enclitiques supposent que le sujet s’avance dans l’énonciation à travers des précautions, des reprises, des retards et des insistances […] »212 . Au lieu de renforcer l’unité du moi, la langue japonaise complique au contraire les possibilités de repérage du sujet. Précautionneux, l’usage narratif de la première personne au Japon est en parfait écho avec l’emploi parcimonieux et masqué qu’en fait Roland Barthes. Ainsi le décentrement du point de vue opéré par le Barthes de L’Empire des signes, « illuminé par le Japon », ne vise pas uniquement à éviter l’écueil de l’ethnocentrisme pressenti d’un tel projet. Derrière la suspension du jugement, épochè phénoménologique, c’est la référentialité en général qui est soigneusement évitée. Dans cette perspective, il n’est fait aucune mention du nom des auteurs des prises de vue utilisées ; de même, les sources (date, lieu, etc.) des illustrations photographiques ne sont jamais identifiées dans une légende. L’effacement de ces données constitue un principe réitéré dans les textes illustrés ultérieurs, geste dont la portée n’est pas anodine mais participe de l’intention d’effacement auctorial que Barthes s’applique à lui-même. Si l’anonymisation de la section iconographique du RB par RB, par le caractère biographique des images (tirées d’archives et d’albums familiaux), va relativement de soi au vu de l’intimité du contexte, elle paraît plus osée dans le cas de L’Empire des signes, et surtout de La Chambre claire qui puise en partie ses sources chez les plus grands noms de la photographie. Cette disparition, sur laquelle nous aurons l’occasion de revenir, sert le propos même des livres de cette période. A ce stade, il convient de remarquer que l’absence du photographe213 comme celui des sources s’inscrit comme une variation autour de « la mort de l’auteur ». Barthes trouve une parfaite illustration de l’inscription subjective à laquelle il aspire dans l’écriture japonaise du signifiant et l’art calligraphique. Il semble d’ailleurs que le

212 L’Empire des signes, op.cit., p.352 et p.354. 213 Il convient de noter que la problématique de l’absence est reprise en 1981 par le réalisateur et critique Alain Bergala dans un livre intitulé Les Absences du photographe (Editions de l’Etoile, Paris).

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goût connu du critique pour les arts graphiques et toute forme d’écriture cursive prépare l’élection future de l’image photographique qui entretient du point de vue de l’histoire de son invention technique une proximité avec le dessin, la lithographie et les pratiques d’inscription. Michel Frizot attribue à Nicéphore Niépce l’une des plus anciennes définitions de la photographie, au travers de son invention de l’héliographie :

La photographie, à travers les recherches initiatrices de Niépce, entretient donc des accointances avec les machines scientifiques ; mais aussi avec les machines d’art, les « machines à dessiner », qui consistent à employer des artifices techniques pour suivre les contours d’une figure ou d’un paysage projetés sur une surface plane au lieu de les dessiner à vue d’œil.214

Il est ainsi probable que Barthes ait par la suite perçu dans l’image argentique une forme perfectionnée de mécanisation de cette calligraphie artisanale. Tel que le développe L’Empire des signes, le paradigme de l’inscription se loge dans les aspects les plus quotidiens du Japon au travers de motifs empruntés à des registres aussi divers de la culture japonaise que le théâtre, le corps et la poésie. Parmi ces éléments, le masque de l’acteur, l’œil bridé et le genre du haïku méritent d’être particulièrement analysés comme des lieux idéaux d’inscription subjective. Parmi les différents textes des années 1968-1970, L’Empire des signes comme les entretiens portant sur le Japon, insistent à l’instar de ces trois exemples sur tout type d’écriture intransitive (l’écriture devant s’entendre dans un sens large et « intermédial » englobant le geste ou la représentation), c’est-à-dire tout discours qui serait en même temps la mimétique de son objet. De façon liée, Barthes s’intéresse à la distinction occidentale, qu’il dévalue, entre l’original et la copie. Seule compte la « bonne copie » ou la reproduction codée, c’est-à-dire l’affichage volontaire et assumé des signes. Cet art du masque qui s’affiche comme tel renvoie à la posture barthésienne du « larvatus prodeo » particulièrement bien réalisée dans l’art du comédien japonais habillé en femme, qui, sous les effets du costume et du maquillage, ne prétend jamais copier la féminité à l’identique en cherchant à l’incarner, mais en déplace subtilement les signes. Barthes insiste sur la discrétion du fard, les traits du comédien confinant à la peinture : « Il ne copiait pas la

214 Michel Frizot, « Les machines à lumière : au seuil de l’invention », in Nouvelle Histoire de la photographie, Michel Frizot (dir.), Bordas, Paris, 1994, p.16.

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jeune femme, au sens naturaliste, occidental, du terme, ce qui aurait été intolérable. Ce qu’il reproduisait, c’étaient les signes, admirablement codés de la féminité. »215 Le déplacement délicat des signes fonde une esthétique de la surface (qui rappelle celle de la « superficie » propre au Nouveau Roman analysée précédemment), que Barthes trouve parfaitement réalisée dans le visage impassible du maître du Bunraku. Telle une page blanche, son expression n’offre à son spectateur rien à lire en dehors d’une « exemption du sens »216. En effet, ce visage minimal ne laisse voir que ces deux éléments infimes et antagonistes : « le blanc du papier, le noir de l’inscription (réservé aux yeux) » 217 , description qui évoque selon nous la matérialité de l’écriture calligraphique japonaise, mais aussi la photographie en noir et blanc. La compréhension orientale du sujet se trouve profondément affectée par cette inversion fond/surface : tandis que toute une métaphysique occidentale de la « personne » veut que l’intérieur, à savoir l’âme et l’esprit, prime sur l’extérieur, c’est la superficie qui là devient essentielle. De même, alors que l’œil occidental recèle dans son orbite un intérieur secret et émotionnel, la fente japonaise abolit toute hiérarchie morale. A l’image de la scripturale paupière asiatique, les usages de la politesse épousent la pure forme graphique de la surface aplanie. Tandis que d’autres civilités, telles que les salutations sous forme de courbette, synonyme d’équité et d’interactivité entre les deux corps, illustrent sur le plan des gestes coutumiers cette éthique et esthétique de l’aplanissement. Les individus se penchent l’un vers l’autre de manière si égale qu’il devient impossible de distinguer leur être propre. Le salut « […] n’est que le trait d’un réseau de formes où rien n’est arrêté, noué, profond. Qui salue qui ? »218 La question de l’origine du salut – origine du sens – rappelle celle qui ouvrait l’article de « La mort de l’auteur », celle du « Qui parle ? »219, interrogation qui traverse par

215 Barthes, Entretien, « Japon: l’art de vivre, l’art des signes », (Image et son, décembre 1968), in Œuvres complètes, op.cit., t. III, p.87. 216 Barthes, « Leçon d’écriture » (Tel Quel, été 1968), in Œuvres complètes, op.cit., t. III, p.36. 217 L’Empire des signes, p.418. 218 Ibid., p.403. 219 L’expression du « Qui parle ? » intervient par exemple en conclusion de Degrés de Michel Butor comme le mot de la fin symptomatique de la confusion générale du récit. Voir Degrés, Gallimard, Paris, 1960. C’est encore cette interrogation qui soutiendra l’essentiel du débat sur la mort de l’auteur dans les années 1960 : l’expression « Qui parle ainsi ? » ouvre le célèbre article de Barthes auquel répond en écho le « Qu’importe qui parle ? » de l’article de Michel Foucault qui l’emprunte à Samuel Beckett. Voir « Qu’est-ce qu’un auteur ? » (1969), Bulletin de la Société française de philosophie, 63ème année, n°3, juillet-septembre 1969, in Michel Foucault, Dits et Ecrits, t. I, Paris, Gallimard, 2001, p. 820 et l’article de Barthes, « La mort de l’auteur » (1968), in Manteia, 4ème trimestre, IN Œuvres complètes, t. III, op.cit., p. 40-45.

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ailleurs l’écriture contemporaine du Nouveau Roman. La photographie qui articule un triangle de personnes (l’opérateur, le spectrum et le spectateur) ne pose-t-elle pas d’ailleurs à nouveaux frais la question de la propriété de la voix à l’intérieur du discours de l’image ? Cette hypothèse nous est suggérée par le commentaire perspicace de Danièle Sallenave qui décrivait:

Qui parle dans la photographie ? La photographie est tantôt discours direct : celui de la chose, du sujet photographié ; tantôt discours indirect : vision de l’objet réfractée par le photographe ; tantôt discours indirect libre : sans origine assignable, discours rapporté, mais par qui ? 220

L’inversion du sens (intérieur-surface) entraîne le second binôme profondeur-superficialité, si bien que Barthes en vient à commettre l’ultime « effraction » du sens selon ses propres termes : déplier dans la futilité et la brièveté la profondeur du sens. Cet idéal d’écriture est enfin pleinement accompli sur le plan littéraire dans un genre qui est précisément l’abolition des genres : le haïku. Il convient de préciser d’emblée que si Barthes dans son livre L’Empire des signes ne lie pas explicitement la forme japonaise à la prise de vue, les propriétés du haïku sont celles de la photographie. Il faudra par contre attendre le cours La Préparation au roman pour que le lien soit finalement établi : « Ma proposition est que le haïku s’approche au plus près du noème de la photo : « ça a été » », affirme-t-il en 1979221. Il nous faut donc revenir plus en détail sur la rencontre du théoricien avec cette forme brève, rencontre largement favorisée par le contexte culturel de la France de l’époque qui importe le haïku dans le champ littéraire en deux temps : la revue de la NRF intègre le haïku une première fois sous l’impulsion de Jean Paulhan en 1920, et réitère le geste en 1960222. L’Empire des signes s’inscrit donc selon nous dans cette « sorte de tropisme collectif propice à l’intérêt pour la culture littéraire japonaise »223 selon le terme de Jérôme David. La forme poétique tire son suc de l’extrême simplicité d’une anecdote qui s’autorise le choix d’un objet de pensée, fût-il sans intérêt aux yeux du monde. Sous le fait nucléaire éclate une zone d’impensé.

220 Danièle Sallenave, « Le corps imaginaire de la photographie », in Le corps et ses fictions par Claude Reichler (dir.), Minuit, Paris, 1983, p.88. 221 Séance du 17 février 1979, La Préparation au roman I et II, op.cit., p.115. 222 Voir sur cette question le chapitre 4 de « Enseigner la littérature à l’heure de la globalisation », in Jérôme David, L’implication de texte : essai de didactique de littérature, Presses universitaires de Namur, 2010. 223 Ibid., p.82.

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Vous avez le droit, dit le haïku, d’être futile, court, ordinaire ; enfermez ce que vous voyez, ce que vous sentez dans un mince horizon de mots, et vous intéresserez ; vous avez le droit de fonder vous-même (et à partir de vous-même) votre propre notable ; votre phrase, quelle qu’elle soit, énoncera une leçon, libérera un symbole, vous serez profond ; à moindres frais, votre écriture sera pleine.224

L’adresse directe au lecteur, la personnification du haïku et l’emploi du futur dotent l’affirmation d’une autorité singulièrement « prophétique ». Au travers de l’allocution et de la répétition de l’expression « vous avez le droit », le haïku invite le lecteur à s’émanciper. Outre la négation d’un savoir vrai et l’attention revendiquée au minuscule et au banal, le programme articule le « plat » au « plein ». En donnant accès à une écriture dont la plénitude réside dans une « platitude », le haïku dessine ainsi ce lieu intermédiaire entre métalangage (l’exprimable) et silence (l’inexprimable). Comme souvent, la photographie est toujours sur le point d’affleurer, ne serait-ce qu’à un niveau lexical : « […] le haïku s’amincit jusqu’à la pure et seule désignation. C’est cela, c’est ainsi, dit le haïku, c’est tel. Ou mieux encore : Tel ! dit-il, d’une touche si instantanée et si courte […] »225. Les termes déictiques du « c’est cela, c’est ainsi » anticipent ceux de La Chambre claire qui les emploiera dans le temps propre à la réminiscence, un passé continué dans un présent (la photo comme « ça a été »). La prise de vue apparaît donc ici comme la « traduction » plastique parfaite de l’écriture du haïku, et inversement, puisque les deux formes partagent cette finalité sapientale paradoxale : la profondeur et l’épaisseur sont à la surface des mots et des sels d’argent. Cependant, tandis que la photographie signale une permanence du passé dans le présent (« ça a été »), le haïku existe quant à lui dans l’instant (« c’est cela, c’est ainsi »). Un autre point favorise le rapprochement de la forme japonaise et de la photographie, qui tient à un échec commun : l’événement qu’elles portent en germe leur échappe, la révélation n’a pas lieu. Comme le décrit Philippe Forest : « mais le flash du haïku n’éclaire, ne révèle rien ; il est celui d’une photographie que l’on prendrait très soigneusement (à la japonaise), mais en ayant omis de charger l’appareil de sa

224 L’Empire des signes, op.cit., p.405. 225 Ibid., p.415.

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pellicule. »226 Ephémère, le haïku ne produit aucune vérité et reste suspendu dans une pause, tel un souffle – mais coupé. L’acte photographique importe davantage que le résultat, l’image argentique relevant de l’expérience davantage que de la représentation. Que dire de cet échec sinon que le Japon se passe de commentaire et résiste au cliché, relevant in fine de l’indicible ? Philippe Forest analyse très bien dans Haikus, etc. la réception quelque peu faussée du haïku en France, qui, à l’instar de l’interprétation barthésienne, le réduit à tort à « une esthétique de l’ineffable »227. Pourtant il affirme aussi que cette forme littéraire existe moins en elle-même que dans un dialogue avec le genre romanesque, ce qui sied paradoxalement très bien à la démarche plus générale de l’écriture de Barthes qui puise dans les formes brèves pour les intégrer ensuite au niveau supérieur du récit. En témoigne la place importante du haïku dans le cours de 1979 portant sur « La Préparation du roman », à savoir les quatre séances qui lui sont consacrées228. La transition de la forme brève au roman n’est pourtant pas aisée, et l’heureuse expérience épiphanique du Japon ne permettra pas sous la plume de Roland Barthes le passage au roman, qui demeurera un horizon d’attente. Si l’affinité entre le haïku et la photographie apparaît déjà dans le langage de L’Empire des signes, c’est à nouveau dans le dernier cours que les deux formes apparaissent le mieux intriquées. C’est aussi dans le cadre de cet enseignement, et notamment dans la séance du 17 février, que le critique précise la nature exacte de leurs rapports. Sortes de formes embryonnaires du roman futur, elles sont l’une et l’autre auto-suffisantes et selon son terme « noématiques » :

[…] dans l’une et l’autre, tout est donné tout de suite → le haïku ne peut se développer (s’augmenter), la photo non plus (sans jeu de mots, puisqu’on développe des photos) ; vous ne pouvez rien ajouter à une photo, vous ne pouvez la continuer : le regard peut insister, se répéter, recommencer, mais il ne peut travailler […].229

226 « […] l’épiphanie du haiku, loin de constituer une illumination solitaire et suffisante, n’a de sens et de valeur que rapportée au roman dans lequel elle prend place », in Philippe Forest, Haikus,etc., Editions nouvelles Cécile Defaut, Paris, 2008, p.18. 227 Idem. 228 Voir en particulier les séances du 6 janvier, 13 janvier, 17 février et 24 février, in La Préparation au roman I et II., op.cit. 229 Séance du 17 février 1979, Ibid., p.117.

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Si nous annoncions au début de notre étude (et de ce chapitre en particulier) une articulation théorique importante entre la mort de l’auteur d’une part et son « retour amical » d’autre part, force est de constater que le premier livre photographique qu’est L’Empire des signes permet de réaliser cette aspiration paradoxale. D’une part, l’effacement des noms des photographes comme l’absence de datation et d’information sur l’origine des illustrations tend à produire l’effacement auctorial. D’autre part, nous faisons l’hypothèse que l’auteur fait retour au travers de la modalité de l’inscription, longuement décrite dans les pages qui précèdent. Bien que propre au processus photographique, l’inscription se loge partout : le moindre objet ou geste japonais (de l’art calligraphique à la paupière en passant par le masque et le haïku) obéit à son mouvement. On ne sera pas surpris si l’auteur, à savoir Roland Barthes lui-même, se glisse l’air de rien dans ce livre au travers d’un portrait comme un étranger au milieu des signes asiatiques, plans et graphiques, comme un détail infime et décentré, l’indice d’une simple présence.

5. Photographèmes L’épanouissement du matériel biographique et photographique passe, comme nous l’avons vu, par une série de traits ou d’indices prégnants qui forment ensemble une véritable pensée ou morale du détail, accession à ce que Barthes formulera sous la fameuse distinction entre « studium » et « punctum ». Nous faisons l’hypothèse que cette focalisation particulière trouve un prolongement esthétique dans l’exploration d’une rhétorique du fragment qui articule paradigmes photographiques et ce que Barthes appelle ses « biographèmes ». Selon quelles modalités et avec quelles nuances s’opère ce lien, c’est ce qu’il nous faut maintenant déterminer. Si le style aphoristique se généralise et se radicalise dans la dernière période, le goût de Barthes pour la notatio habite en réalité cette œuvre sous la forme de l’éternel retour. Son premier article de jeunesse est en effet intitulé « Note sur André Gide et son Journal » tandis que La Chambre claire porte le sous-titre de « Note sur la photographie ». Selon cette éthique et esthétique, l’isolement des parties d’un objet produit sa révélation à l’instar des photographies de la pièce de Mère Courage prises

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au téléobjectif par Pic, les clichés cernant l’essence du concept brechtien de distanciement qui n’apparaît pas aussi bien lors de la représentation théâtrale :

Car ce que la photographie révèle, c’est précisément ce qui est emporté par la représentation, c’est le détail. Or le détail est le lieu même de la signification, et c’est parce que le théâtre de Brecht est un théâtre de la signification que le détail y est important. Je suis persuadé, en particulier, que les photographies de Pic contribueront à éclaircir cette notion brechtienne de distanciement, qui a tant irrité la critique.230

Ces détails aussi infimes que significatifs sont nombreux dans la pièce de Brecht : il s’agit du doigt levé philosophiquement par le sergent désabusé, la carriole tirée – sorte de magasin ambulant – révélant le caractère marchand de Mère Courage, son sourire, etc. Sous le jour nouveau offert par la photographie, chaque scène brechtienne confine au tableau. Cette visualisation particulière sort le théâtre de deux illusions : « […] elle montre de quel discontinu est faite une grande œuvre ; elle libère les atomes du spectacle et fonde ainsi un véritable musée imaginaire de Mère Courage. En somme, les photographies isolent pour mieux révéler. »231 L’attention de Barthes au détail constitue par ailleurs l’un des motifs principaux des griefs adressés par la critique universitaire à la Nouvelle Critique (et plus particulièrement à l’activité structuraliste), qui perçoit dans cette attention à l’infinitésimal un risque de manquer le fonctionnement général du texte. La réponse de Barthes dans les Essais Critiques souligne que deux opérations sont actives dans le fragment : au découpage en parties succède l’agencement des unités chargé de rendre un ensemble final significatif. Le fragment ne tire son sens que du rapport à un tout et n’existe pas en lui-même autrement que dans sa différence :

[…] le fragment n’a pas de sens en soi, mais il est cependant tel que la moindre variation apportée à sa configuration produit un changement de l’ensemble ; un carré de Mondrian, une série de Pousseur, un verset du Mobile de Butor, le « mythème » de Lévi-Strauss, le phonème chez les phonologues, le « thème » chez tel critique littéraire, toutes ces unités (quelles qu’en soient la structure intime et l’étendue, bien différentes selon les cas) n’ont d’existence significative que par leurs frontières […].232

A cette liste de fragments littéraires, critiques et artistiques, Barthes ajoutera sa version personnelle du fragment appliqué à son vécu : le biographème. Ce fragment de texte entretient des liens privilégiés avec ce que nous appellerons en miroir le

230 « Sept photos modèles de « Mère Courage » », op.cit., p.997. 231 « Commentaire. Préface à Brecht, « Mère Courage et ses enfants » avec des photographie de Pic », op.cit., p.1064. 232 Barthes, « L’activité structuraliste », (Lettres nouvelles, 1963), in Essais critiques, op.cit., p.469.

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« photographème » en considérant que la photographie, si elle est d’abord un moyen privilégié de révéler un punctum, ne constitue pas moins en elle-même un échantillon de réalité. En effet, à partir des années 1970, Barthes élargit considérablement sa compréhension du fragment qui s’étend à d’autres supports. Comme le suggère Eric Marty, alors que la forme fragmentaire des textes antérieurs servait la mise en scène de « l’ironie, la parodie, l’intime, le carnavalesque, le dialogisme, la mise en abyme », elle rehausse encore « dessins ou pastels, graphies, photographies, images, légendes, partitions, markers, dessins, textes, textes dans les textes (citations, parenthèses, digressions, autocommentaires), personne dans la personne » 233 . Le fragment est convoqué à la fois comme un fait rhétorique et matériel, intrication qui produit l’élargissement icono-textuel de la forme aphoristique. Le RB par RB dessine le point culminant de ce mouvement d’extension de l’esthétique du fragment et élit la photographie comme premier vecteur puisque le livre s’ouvre et se clôt sur un cliché. Première, l’image devient la condition de l’évocation de souvenirs et des associations de mots. Il convient de préciser que si la forme aphoristique est immédiatement reconnaissable, elle évolue considérablement au cours des textes de la dernière période, progression qui suit selon nous en parallèle le mouvement d’émancipation du sujet. Deux temps nous permettent d’appréhender cette pente fragmentaire : Barthes s’attache d’abord à une opération de cadrage qui évoque l’opération photographique et qui sera particulièrement active dans le RB par RB, comme nous le verrons dans le chapitre suivant de notre analyse ; puis, Barthes multiplie les tentatives de sortie de ce cadre qui aboutissent dans La Chambre claire à cette image hors-champ qu’est la Photographie du Jardin d’hiver. Deux textes préparent selon nous ce dialogue entre « biographème » et « photographème » par la mise en place d’un dispositif intermédial : S/Z et Sade, Fourier, Loyola.

233 Eric Marty, « Présentation », in Œuvres complètes, op.cit., t. IV, p.16.

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S/Z (1970) A partir des années 1970, et notamment de la publication de S/Z, le fragment quitte l’expérience du cadre rassurant et devient l’objet d’un nouveau geste structural de découpage-agencement plus incisif et subversif, lié au morcellement subjectif. Barthes pointe à maintes reprises le grand carrefour de son parcours théorique, le tournant auguré par le passage d’Introduction à l’analyse structurale des récits à S/Z, n’hésitant pas à comparer cette étape à la révolution du microscope234. Force est de constater qu’à l’occasion de S/Z le critique adapte l’œil de sa loupe contemporaine, imprégnée de structuralisme et de psychanalyse lacanienne, à cet étrange objet de curiosité que constitue la nouvelle de Sarrasine. Cette lecture au microscope, extrême attention aux détails du texte de Balzac, prend la forme d’une véritable méthodologie : une typologie de codes. Démultipliés, les codes servent à analyser ce réseau indécidable de sens qu’est le corps de la Zambinella. Si le castrat ne se montre à Sarrasine que par morceaux, laissant pointer quelques qualités féminines partielles au fil des descriptions, l’artiste amoureux entend lui rendre son unité en refaçonnant son corps sous la forme d’une statue. Mais, comme le suggère la lecture de Barthes, l’effigie reste « un corps fictif »235 et ce désir sous forme de pygmalionisme constitue à la fin de la nouvelle le second leurre : le sculpteur amoureux s’écrie dégoûté à la fois « – […] Tu n’es rien. », à la fois « – Et c’est une illusion ! »236 Au terme de la nouvelle, la Zambinella échoue donc à incarner la femme et l’effigie de marbre. Suite au double échec de la copie, Balzac, comme le suggère Barthes dans son commentaire, ne s’en tient pas là et fait migrer la Zambinella sur d’autres supports. En effet, la fin de la nouvelle inscrit le devenir de la statue dans une chaîne de représentations, « la » Zambinella servant de modèle à toute une série d’œuvres d’art :

Madame, le cardinal Cicognara se rendit maître de la statue de Zambinella et la fit exécuter en marbre. Elle est aujourd’hui dans le musée Albani. C’est là qu’en 1792 la famille Lanty la retrouva, et pria Vien de la copier. Le portrait qui vous a montré Zambinella à vingt ans, un

234 Voir « Entretien (A conversation with Roland Barthes) », in Oeuvres complètes, t.III, op.cit., p.1010. 235 S/Z, op.cit., p.211. 236 Honoré de Balzac, « Sarrasine », Annexe 1, in S/Z, op.cit., p.330.

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instant après l’avoir vu centenaire, a servi plus tard pour l’Endymion de Girodet, vous avez pu en reconnaître le type dans l’Adonis.237

Ainsi la sculpture du castrat inspire l’Adonis de Vien (peinture imaginaire) qui à son tour suscite l’Endymion de Girodet (peinture réelle). Un quatrième maillon s’ajoute à cette chaîne duplicative qui, au début de S/Z, prend la forme d’une reproduction photographique du célèbre tableau de l’Endymion de Girodet. Inscrit d’emblée comme une prolongation fictionnelle de la nouvelle balzacienne, l’ajout de ce cliché suggère que « la photographie du castrat fictif fait partie du texte »238 . Origine narrative, l’image argentique du tableau de Girodet joue encore un rôle d’attestation documentaire. En effet, Barthes insiste sur la possibilité pour le lecteur d’accéder lui-même à cette image s’il le désire, en allant soit admirer le tableau de l’Endymion à Paris – « l’Endymion qui est dans le texte est ce même Endymion qui est dans un musée (notre musée : le Louvre) […] » – soit, deuxième possibilité, le lecteur pouvant facilement s’en procurer une reproduction photographique : « […] remontant la ligne des codes, nous avons le droit d’arriver chez Bulloz, rue Bonaparte, et de demander que l’on nous ouvre le carton (probablement celui des « sujets mythologiques ») où nous découvrirons la photographie du castrat. » 239 L’expression de « remontée » suggère bien l’idée anachronique que l’image argentique constituerait le premier chaînon de cette circulation et l’origine du sens. Le tableau reproduit en question, loin d’avoir été choisi au hasard permet à Barthes de trouver une origine dans le motif de la castration, puisque l’image célèbre nous montre et nous cache à la fois le punctum qui n’est autre que le sexe d’Endymion, « barré » par l’ombre portée. La proposition par Balzac de livrer dans un cadre romanesque la genèse de son chef-d’œuvre au travers de la circulation des copies fait durer le récit et les personnages au-delà du cadre de l’intrigue. Eternisés par ce voyage dans le temps, fixés dans l’image d’un tableau, d’une photographie et d’une nouvelle, œuvres rassemblées et prolongées encore par le commentaire de Barthes, Sarrasine et la Zambinella existent, même une fois le volume de Balzac refermé. Si tout le malheur de l’être zambinellien vient du fait qu’il ne peut procréer – Sarrasine s’écriant « Monstre ! Toi qui ne peut donner la

237 Ibid., p.331. 238 S/Z, op.cit., p.177. 239 Idem.

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vie à rien »240 –, la circulation des copies esthétiques, infinie et palpable en dehors du cadre fictionnel, transpose le défaut de procréation et l’interruption des copies biologiques. Dans le fragment de S/Z intitulé « De la sculpture à la peinture », Barthes interroge l’effet de ces passages d’une médiation à l’autre sur le devenir de la représentation zambinellienne et la fonction de la migration de la statue à la toile :

Sarrasine mort, la Zambinella émigre de la statue à la toile : c’est que quelque chose de dangereux a été contenu, conjuré, pacifié. En passant du volume à la planéité, la copie perd, ou du moins atténue la problématique brûlante que la nouvelle n’a cessé de mettre en scène. Contournable, pénétrable, en un mot profonde, la statue appelle la visite, l’exploration, la pénétration : elle implique idéalement la plénitude et la vérité de l’intérieur […].241

Comme le suggèrent les termes en italique, les idées de « profondeur » ou d’ « intériorité » constituent les propriétés douteuses de la sculpture qui court ainsi le risque de retomber dans le rêve érotique qui nécessairement mène au vide. Selon Barthes, le choix de Balzac de reproduire l’être sous une forme picturale (« la toile ») permet de mettre à distance le caractère tentateur de l’effigie en trois dimensions. S’il n’évoque pas dans ce fragment le cliché qu’il a lui-même ajouté à cette chaîne de copies (la reproduction qui ouvre matériellement le livre de S/Z), il est indéniable que le moyen photographique par son extrême planéité contribue, davantage que la peinture, à réaliser l’aseptisation de la représentation visée ici. Autrement dit, le théoricien projette sur Balzac une intention de neutralisation qui est en fait la sienne propre. Reste que, face au tragique de la nouvelle, le dernier salut consiste à mettre en place un circuit infini d’artefacts éloignant la terrible vérité du réel : « Passée le long de la chaîne duplicative dans les peintures de Vien et de Girodet, la sombre histoire de la Zambinella s’éloigne, ne subsiste plus que comme une énigme vague et lunaire, mystérieuse sans offense […]. »242 Confronté au recul du sens, Barthes pose cette fois le texte comme le dernier maillon de la chaîne qui sans l’interrompre la contient toute entière et englobe les médiations sculpturale et picturales intermédiaires, indéfiniment relancées :

240 Honoré de Balzac, « Sarrasine », op.cit., p.330. 241 S/Z, op.cit., pp. 292-293. 242 Ibid., p.293.

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Quant au dernier avatar, qui est le passage de la toile à la « représentation » écrite, il récupère toutes les copies précédentes, mais l’écriture exténue encore davantage le fantasme du dedans, car elle n’a plus d’autre substance que l’interstice.243

On ne peut que pointer l’indécision du critique face à l’origine de la chaîne : tandis que dans le sous-chapitre « La lampe d’albâtre », la photographie est posée comme le premier terme (au sens où elle constitue pour nous autres lecteurs contemporains le premier accès direct à l’énigme de la nouvelle), au contraire dans « De la sculpture à la peinture », c’est le texte qui devient l’origine fédératrice.

Sade, Fourier, Loyola (1971) Lorsque Barthes publie, un an après S/Z, Sade, Fourier, Loyola, il entend révéler une même rage de la découpe et faire de la coupure le dénominateur commun des trois auteurs que tout semble a priori opposer. Le morcellement se manifeste d’abord au niveau de la langue au travers du goût pour le découpage et la classification de ces logothètes (ou fondateurs de langue). Ensuite, le vécu respectif de ces trois hommes « [f]étichistes, attachés au corps morcelé » 244 dessine une rupture profonde avec le monde, scission qui passe par un retrait géographique et une tendance naturelle à l’agoraphobie. Sur le plan biographique, le fragment c’est la coupure, la solitude du sujet : « […] ils ont tous trois tracé d’abord une sécession d’avec le monde, ou d’avec les autres langues jugées oiseuses. Ils ont mis au point des sortes de protocoles de retraite : pour Sade, c’est l’enfermement, pour Fourier le phalanstère, pour Loyola, le lieu de retraite. »245 L’usage du fragment suit des modalités variables en fonction des trois cas d’école traités. Chez Fourier, il compose le jalon élémentaire d’un méta-livre, producteur d’une fuite en avant du sujet indéfiniment projeté dans le futur d’un livre car « […] son livre est sans sujet : le signifié en est dilatoire, retiré sans cesse plus loin : seul s’étend à perte de vue, dans le futur du livre, le signifiant. »246 De la multiplication des fragments naît tout un répertoire dont on peut faire varier les termes, une passion

243 Idem. 244 Sade, Fourier, Loyola, op.cit., p.702. 245 Barthes, Entretien « Réponses », op.cit., p.1046. 246 Sade, Fourier, Loyola, op.cit., p.780.

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enfantine de la subdivision : « Une fois de plus la tâche primordiale du logothète, du fondateur de langage, est de découper le texte sans fin […]. »247 Ce désir maniaque de système sert l’aspiration à un livre infini chez toute une constellation d’auteurs qui, à l’instar de Flaubert, sont pris dans un douloureux labeur stylistique et parfois dans un monumental travail correctif. Le livre infini fouriériste comme celui de Flaubert est lié à cette recherche d’une phrase dont les possibilités sont illimitées248. Mais le théoricien ne manque pas de se projeter lui-même dans le délire fouriériste du livre infini, revendiquant dans le RB par RB le texte reporté, c’est-à-dire jamais achevé, fait de nouveaux commencements et affirmant : « Il a cette manie de donner des « introductions », des « esquisses », des « éléments », en remettant à plus tard le « vrai » livre. Cette manie a un nom rhétorique : c’est la prolepse (bien étudiée par Genette). »249 S’ensuit une liste des livres « annoncés », accompagnée des références des ouvrages projetés, le tout énoncé sur un ton auto-parodique. Ce report perpétuel de l’écriture dans le futur signe la conjuration de la mort et l’affirmation d’un vivant absolu : « Mais le dilatoire, dénégation du réel (du réalisable), n’en est pas moins vivant : ces projets vivent, ils ne sont jamais abandonnés ; suspendus, ils peuvent reprendre vie à tout instant […]. »250 Barthes se pose à la fois comme le messie (le Christ) et le prophète de ce message (Jean-Baptiste) dans une formule aux échos messianiques : « […] il est celui qui vient (l’aventure), et ce livre, me faisant le Jean-Baptiste de moi-même, je l’annonce. » 251 Ce projet d’œuvre, sans cesse déporté, derrière la soigneuse programmation, lui est inspiré, outre Fourier, par Proust :

Renversons maintenant tout ceci : ces manœuvres dilatoires, ces redans du projet, c’est peut-être l’écriture elle-même. D’abord, l’œuvre n’est jamais que le méta-livre (le commentaire prévisionnel) d’une œuvre à venir, qui, ne se faisant pas, devient cette œuvre-ci : Proust, Fourier n’ont écrit que des « Prospectus ».252

Barthes applique étrangement le terme de « livre infini » à une série d’auteurs classiques singuliers (Fourier, Flaubert, Proust, etc.) alors que la notion, fer de lance et dénominateur commun des mouvements d’avant-garde (des surréalistes aux acteurs du

247 Ibid., p.784. 248 Voir Barthes, « Flaubert et la phrase », in Nouveaux essais critiques, in Œuvres complètes, op.cit., t. IV. 249 RB par RB, op.cit., p.745. 250 Idem. 251 Ibid., p.746. 252 Idem.

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groupe Tel Quel), sert à l’origine « une exigence communautaire »253, comme l’a montré Vincent Kaufmann dans son livre Poétique des groupes littéraires. Barthes récupère ce projet de livre total, traversé par un mouvement de déchirure (exprimé par le terme « logothète ») pour le recycler à ses propres fins. En qualifiant de « livres infinis » des pratiques littéraires individuelles au lieu de pratiques de groupe d’une part, et en les situant au XIXème et au début du XXème siècle d’autre part, Barthes gomme l’origine de cet idéal à des fins stratégiques. Il entend se faire le chantre (ou le messie) d’un message qui n’est au fond pas le sien et n’a rien de nouveau sous le soleil de la théorie, tout en s’inscrivant lui-même comme un acteur du livre infini, dont il décline les modalités dans le RB par RB. Le théoricien consacre ensuite, comme on le sait, une section de son livre à Sade, seconde incarnation de l’écriture fragmentaire. Il adopte par mimétisme une structure divisée en Sade I et II, qui rehausse d’emblée la scission. Son analyse soutient que les parties du texte sadien renverraient systématiquement à des parties de corps, le libertinage devenant selon le terme de Barthes « le protocole d’une opération chirurgicale »254. Selon cette perspective, le langage ne parviendrait à traiter de la chair qu’en la morcelant, le corps dans son entier étant sans cesse déporté au-delà. La description est d’abord rivée sur une série d’organes particuliers et détachés : « Autant les corps des sujets sadiens sont fades, dès lors qu’ils sont totalement beaux (la beauté n’est qu’une classe), autant les fesses, le vit, l’haleine, le sperme trouvent une individualité immédiate de langage. » 255 Puis conformément à l’art du logothète l’attention du texte se déplace : après la subdivision, il s’agit de combiner ces morceaux selon un agencement infini qui peut prendre différentes formes. Le réagencement passe par exemple par l’objet du miroir brisé, dispositif spéculaire permettant au sujet sadien d’être réfléchi à l’infini dans les morceaux de glace :

L’Occident a fait du miroir, dont il ne parle jamais qu’au singulier, le symbole même du narcissisme (du Moi, de l’Unité réfractée, du Corps rassemblé). Les miroirs (au pluriel), c’est un tout autre thème, soit que deux miroirs se disposent l’un en face de l’autre (image Zen) de façon à ne jamais refléter que le vide, soit que la multiplicité des miroirs juxtaposés entoure le sujet d’une image circulaire dont par là même le va-et-vient est aboli. C’est le cas des miroirs sadiens.

253 Vincent Kaufmann, Poétique des groupes littéraires, PUF, Paris, 1997, p.4.254 Sade, Fourier, Loyola, op.cit., p.824. 255 Ibid., p.813.

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Le libertin aime à construire son orgie au milieu des reflets, dans les niches revêtues de glaces ou dans des groupes chargés de multiplier une même image […].256

L’intérêt de Barthes pour ce narcissisme complexe qui passe par la désunification du moi et sa démultiplication acharnée hantera sa propre écriture personnelle à l’instar du RB par RB. Face à ce démantèlement général, Barthes, dans la section de son livre consacrée à Sade, propose un ordonnancement des fragments épars au travers d’une opération de saturation et de remplissage : « Cet art est celui de la catalyse : il consiste à saturer le corps érotique en occupant simultanément les chefs-lieux du plaisir (la bouche, le sexe, l’anus) ; chaque sujet est trois fois comblé […]. »257 Ainsi le texte mime par l’usage de la rhétorique classique (plus particulièrement des figures de la métaphore, de l’asyndète et de l’anacoluthe) la pornographie active dans les récits du Marquis, tandis que la crudité du lexique sadien maintient le lecteur dans la dénotation pure.

6. Roland Barthes par Roland Barthes (1975): la passion du cadre Le dispositif intermédial de S/Z, les motifs du livre infini et du tableau vivant de Sade, Fourier, Loyola fournissent selon nous le cadre de l’autoportrait paradoxal qu’est le RB par RB. Placé sous le sceau de l’infime, qu’il soit biographique ou photographique, l’ouvrage constitue, outre un texte illustré d’images argentiques, une véritable somme de détails, recension de goûts et d’anecdotes. Divisé en deux parties, le livre use dans un geste ingénieux de la forme aphoristique icono-textuelle que nous avons décrite tout en la théorisant. A l’album photographique en ouverture succède un abécédaire personnel qui suggère, sous le passage de l’image au texte, le tournant de la vie improductive (l’enfance et la jeunesse marquée par l’expérience de la maladie) vers l’entrée dans le labeur qu’est l’écriture (une certaine résurrection) : « L’imaginaire d’images sera donc arrêté à l’entrée dans la vie productive (qui fut pour moi la sortie

256 Ibid., p.822. 257 Ibid.,p.814.

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du sanatorium). »258 Cette transition de l’appareil iconographique aux fragments de texte s’accompagne d’une transformation physique du sujet : « Mutation brusque du corps (à la sortie du sanatorium) : il passe (ou croit passer) de la maigreur à l’embonpoint. »259 Le corps svelte de la jeunesse est rendu par la surface mince du support photographique tandis que le corps adulte engraissé, assis à la table de travail, s’épanouit dans l’épaisse densité du texte écrit. Carrefour biographique, la maladie produit la rupture entre ces deux corps et ces deux moyens d’expression. Posée d’emblée en ouverture, la scission renvoie à une non-identification de Barthes avec l’image argentique qui brise les liens d’analogie actifs dans la photographie et l’autobiographie. Dans le fragment intitulé « Le démon de l’analogie », le démantèlement de l’homologie vise les arts de la représentation comme le cinéma et la photographie, puisque Barthes affirme avoir « […] toujours ressenti de l’hostilité pour les formes analogiques de la pensée et de l’art. »260 Mais à un niveau de généralité supérieure, c’est le sujet lui-même qui vit la distance entre le sujet écrivant et celui représenté dans le miroir d’encre ou d’argent. Le constat est sans appel : « (je ne me ressemble pas) ». S’ensuit une description de la parcellisation du corps en divers morceaux, désarticulés sous l’effet de la perspective narrative qui mime l’effet de focalisation sur des parties de corps propre au gros plan cinématographique ou à la prise de vue photographique. Usant d’un discours qui emprunte largement au vocabulaire scopique, Barthes confère au mot « champ » un sens parental qui joue avec celui de « champ de l’image » :

Embrassant tout le champ parental, l’imagerie agit comme un médium et me met en rapport avec le « ça » de mon corps ; elle suscite en moi une sorte de rêve obtus, dont les unités sont des dents, des cheveux, un nez, une maigreur, des jambes à longs bas, qui ne m’appartiennent pas, sans pourtant appartenir à personne d’autre qu’à moi : me voici dès lors en état d’inquiétante familiarité : je vois la fissure du sujet […].261

La scission est rehaussée sur le plan énonciatif par une disjonction narrative entre un « je » et un « vous » qui fait avancer le récit de soi sous le signe de la modalisation hypothétique. Face au portrait de la photographie argentique, une première voix s’exclame : « Mais je n’ai jamais ressemblé à cela ! » – tandis qu’une seconde relance l’interrogation du texte : « Où est votre corps de vérité ? » –, dialogue entre deux voix

258 RB par RB, p.582. 259 Ibid., p.610. 260 Entretien « Vingt mots-clés pour Roland Barthes », op.cit., p.853. 261 RB par RB, op.cit., p.581.

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qui n’est pas sans évoquer le célèbre incipit d’Enfance, autobiographie de Nathalie Sarraute262. Parmi les divers clichés essaimés dans la première partie, une photographie entre toutes met en abyme le fonctionnement de l’esthétique fragmentaire au cœur de ce projet (auto)biographique paradoxal : celle de la maison de Bayonne. Face à cette image, notre regard est d’abord capté par une dame âgée qui, au premier plan, tient dans ses bras un chat. Mais l’attention de Barthes est ensuite happée par le coin sombre d’une porte à l’angle de l’image qui laisse voir une petite silhouette dont on ne distingue clairement que le tablier blanc, signe de domesticité 263. Fidèle à la narration, la légende du cliché ne retient que la bonne encadrée dans le pas de porte de la maison, sujet pourtant secondaire de la représentation. Le cadre de la porte, l’arrière-fond noir, la manière que la bonne a de prendre la pose, consciente de la présence au loin du photographe : tout suggère qu’il s’agit ici d’une photo dans une photo, mise en abyme de l’ordinaire et que, par une opération magique, un renversement a eu lieu : le sujet a priori secondaire pour le photographe (sur le plan de la taille et de la représentation comme sur le plan social) devient premier pour le spectateur. Le fragment dessine d’abord cet élément ténu, information seconde qui conteste le savoir premier de la dissertation. Ainsi, si le petit détail apparaît dans une mise en abyme active dans l’image, Barthes se sert au niveau de l’écriture de l’incise et de la parenthèse pour dire le menu et le banal qui lui est cher :

D’une part, ce qu’il dit des gros objets de savoir (le cinéma, le langage, la société) n’est jamais mémorable : la dissertation (l’article sur quelque chose) est comme un immense déchet. La pertinence, menue (s’il s’en trouve), ne vient que dans des marges, des incises, des parenthèses, en écharpe : c’est la voix off du sujet. 264

Mais l’emboîtement en poupées russes dans le cliché de la maison de Bayonne va de pair avec l’encadrement de la porte, goût de Barthes rappelé dans le fragment intitulé « Le goût de la division »265 et également actif dans le reste de l’œuvre au travers de

262 « - Alors, tu vas vraiment faire ça ? « Evoquer tes souvenirs d’enfance »… Comme ces mots te gênent, tu ne les aimes pas. Mais reconnais que ce sont les seuls mots qui conviennent. Tu veux « évoquer tes souvenirs »… il n’y a pas à tortiller, c’est bien ça. - Oui, je n’y peux rien, ça me tente, je ne sais pas pourquoi… ». Nathalie Sarraute, Enfance, Gallimard, Paris, 1983, p.7. 263 RB par RB, op.cit., p.589. 264 Ibid., p.652. 265 Ibid., p.648.

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toute une série de motifs que nous avons décrits (le regard entiché de l’amoureux, le déroulement morcelé du haïku ou le procédé photographique). Si le dispositif du cadre revient dans maints textes antérieurs, c’est dans L’Empire des signes qu’il devient le plus systématique. Dans la culture nippone, le moindre signe japonais se donne à voir au travers du cadre qui le délimite avec la netteté du décalque : « […] tout objet, tout geste, même le plus libre, le plus mobile, paraît encadré […]. La miniature ne vient pas de la taille, mais d’une sorte de précision que la chose met à se délimiter, à s’arrêter, à finir. »266 L’opération tire son suc de ce geste de différence entre la partie retranchée et celle qui, soigneusement prélevée de la réalité, se trouve par là mise en valeur, sublimée.

266 L’Empire des signes, op.cit., p.383.

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Me fascine, au fond, la bonne.

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Il faudrait rappeler comment le cadre remplit chez Barthes une double fonction : condition nécessaire de l’œuvre littéraire, il est toujours en même temps la contrainte dont il faut se libérer pour que puisse advenir le texte. Louis Marin a rappelé dans un article intitulé « Le cadre et la représentation », comment le cadre du tableau notamment constitue le premier critère d’une indépendance de l’œuvre d’art à l’intérieur du champ de visibilité : « le cadre autonomise l’œuvre dans l’espace visible, il met la représentation en état de présence exclusive […]. »267 Chez Roland Barthes, le geste de découpe est d’abord un geste critique (celui de l’augure dans S/Z) : propre à la technique photographique, il se trouve transposé dans le champ de la littérature comme un moyen de traduire la tension entre l’œuvre clôturée et délimitée et le texte infini qui sort du cadre. Au service de l’inimageable, le cadre est bien l’équivalent plastique du fragment tendu vers ce qui ne peut être dit et montré. Dans le RB par RB, Barthes applique ce dispositif au récit de soi à différents niveaux, comme s’il avait fallu cadrer par la photographie ou le fragment ces bribes de vécu qu’il lui prend l’envie de raconter enfin. S’il choisit une structure en miroir avec en ouverture et à la dernière page de l’ouvrage une illustration photographique de sa mère268, le narrateur barthésien trouve en outre dans l’ordre alphabétique les cases dans lesquels il pourra s’énoncer. L’évocation aléatoire des souvenirs, bornée par l’abécédaire trouve alors à se dérouler. Le titre même du livre, par le redoublement du nom qu’il transporte, reflète ce jeu spéculaire sous forme de carcan.

267 Louis Marin, « Le cadre et la représentation » (1978), in De la représentation, Gallimard, Seuil, Paris, p.347. 268 En réalité, comme Barthes l’a souligné dans un entretien, trois photographies de sa mère sont intégrées au livre, signant différentes étapes de la constitution du sujet qu’il est lui-même : « Ce n’est pas pour rien que le livre est ponctué trois fois par l’image de la Mère : d’abord radieuse, désignant la seule Nature reconnue par un sujet qui n’a cessé de dénoncer partout le « naturel » ; puis comblante, enserrant l’enfant triste dans la relation duelle, le marquant d’une éternelle « demande d’amour » ; posée enfin à côté, devant et derrière le Miroir et fondant dès lors l’identité imaginaire du sujet. », in Entretien « Barthes puissance trois », in Œuvres complètes, t. IV, op.cit., pp.776-777.

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7. L’éros photographique : l’année 1977

Champ aveugle 1977 apparaît dans le parcours de Barthes comme une année cruciale et glorieuse à maints égards. Marquant à la fois l’entrée du théoricien au Collège de France, elle voit l’organisation du premier colloque consacré à sa critique qui prend définitivement un nouveau tour à la fin des années 1970. Arrivée à maturité, l’œuvre barthésienne semble s’être creusée un parcours plus singulier comme en témoignent les publications du théoricien qui, cette année-là, abordent les thèmes chers au critique, notamment ceux de l’amour et de la photographie. Comme en miroir, deux articles consacrés au travail du photographe Avedon – « Tels » et « Droit dans les yeux » – envisagent l’image argentique au travers de la dialectique du désir, tandis que Fragments d’un discours amoureux garde la trace d’un langage photographique. Un mouvement de chassé-croisé se joue donc entre ces textes de 1977, occasion pour Barthes d’une problématisation paroxystique des enjeux d’un projet d’écriture subjective. Aussi rétive et soupçonneuse qu’elle apparaisse chez Roland Barthes, l’écriture de soi hérite selon nous principalement de deux modèles esthétiques : le discours amoureux d’une part, le mécanisme photographique d’autre part. Les deux composantes vont jusqu’à fusionner dans La Chambre claire qui bien que portant sur l’amour maternel, garde l’empreinte de cette imbrication érotico-photographique tant sur le plan de la réflexion que sur celui de la langue. Tout commence par une attraction pour le travail photographique d’Avedon. Si l’art de ce photographe rencontre l’intérêt de Roland Barthes c’est qu’il refuse d’inféoder l’image argentique aux canons de l’époque. Toute l’originalité de la photographie avedonnienne tient à ce qu’elle ne se soumet ni au modèle pictural ni au genre très en vogue du reportage. Dans « Tels », Barthes envisage un troisième type de photographie qui, sortie de ses rôles ancillaires artistique ou documentaire, confinerait au Texte :

Celui [l’art] d’Avedon entraîne vers une théorie de la Photographie, injustement sacrifiée aujourd’hui à la Théorie florissante du cinéma ou même de la Bande dessinée. Comme

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production, la Photographie est prisonnière de deux alibis insupportables : tantôt on la sublime sous les espèces de la « photographie d’art », qui dénie précisément la photographie comme art ; tantôt on la virilise sous les espèces de la photo de reportage, qui tire son prestige de l’objet qu’elle a capturé. Mais la Photographie n’est ni une peinture, ni… une photographie ; elle est un Texte, c’est-à-dire une médiation complexe, extrêmement complexe, sur le sens.269

Si les prises de vue d’Avedon fascinent le critique littéraire, c’est également qu’elles présentent les corps de jeunes hommes « morts-vivants » et déploient un échange de regards érotico-thanatographiques entre le spectateur et le modèle, comme le souffle le critique dans une parenthèse : « (c’est donc un rapport amoureux que nous avons à ces photos ?) »270 L’espace de la photographie dessine dès lors le troisième angle d’une triangulation entre les dynamiques de la vie et la mort. Passant en revue la liste des « dons » informatifs offerts par les photographies d’Avedon – la vérité, le caractère et le type social des modèles, l’éros et la mort, le temps passé –, Barthes perçoit enfin un septième sens, point de résistance et défi anticipant le punctum de La Chambre claire : « […] le septième sens, c’est précisément celui qui résiste à tous les autres, c’est le supplément indicible, l’évidence que, dans l’image, il y a toujours autre chose : l’inépuisable, l’intraitable de la Photographie (le désir ?). »271 Dans le second article de 1977 consacré aux photos d’Avedon, intitulé « Droit dans les yeux », le critique décrit l’attraction produite sur lui par les jeunes modèles des clichés avedoniens, fixant l’objectif comme dans un défi lancé au spectateur. Cette rencontre de regards constituerait la marque spécifique de la photographie qui transgresse l’interdit posé par le cinéma, l’acteur d’un film n’étant jamais sensé regarder la caméra. Cette théorie du regard et du spectateur, avatar de la conception « scopique » lacanienne règle l’échange scopique entre le modèle avedonien et le spectateur du cliché, intersubjectivité modelée sur la théorie du miroir. Barthes rappelle les termes du syllogisme – d’une part, je vois l’autre ; d’autre part, je le vois me voir ; mais le troisième trajet « il sait que je le vois » échoue dans la photographie d’Avedon. Le fait que le modèle ignore le regard du spectateur réduit l’interaction à l’état de fantasme : l’échange n’existe pas en dehors de l’illusion photographique. Barthes exprime alors ce malaise du regardeur qui, aveuglé par son désir, se retrouve dans la position du

269 Barthes « Tels » (Le Monde, 24 mars 1977), in Œuvres complètes, op.cit., t. V, pp.299-300. C’est nous qui soulignons. 270 Ibid., p.299. 271 Ibid., pp.300-301.

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voyeur. Au lieu de renoncer à capter l’attention du modèle, le spectateur se berce de l’illusion que l’autre lui rend son émoi en le regardant « droit dans les yeux », comme le suggère le titre de ce second article : « et cet affolement est si grand que je ne peux (ou ne veux) reconnaître qu’il sait que je le vois – ce qui me désaliénerait : je me vois aveugle devant lui. »272

Le langage du théoricien rappelle les termes des textes des années 1950 sur le théâtre puisque la grandeur et le caractère révolutionnaire de la dramaturgie brechtienne résidaient dans un paradoxe analogue : le spectateur contemple l’aveuglement de Mère Courage. Dans l’article « Brecht et notre temps » (1958), l’articulation des trois paradigmes de l’histoire, du personnage et du spectateur révélait une dynamique selon laquelle l’aveuglement du personnage brechtien sur ses malheurs personnels et leur lien à la dynamique de l’histoire servait à éveiller la conscience et la responsabilité du spectateur. En nous donnant à voir des hommes qui ne voient pas, Brecht nous rend la vue : « Et cet aveuglement est important, parce qu’il provoque le spectateur à la lucidité. »273 Les Essais critiques (1964) reprennent ce rapport complexe du spectateur à la scène dans l’article « Mère Courage aveugle », en décrivant Mère Courage incapable de saisir la guerre en dehors de la logique implacable de son destin : « […] pour elle, la guerre est fatalité indiscutable. Pour elle, mais plus pour nous : parce que nous voyons Mère Courage aveugle, nous voyons ce qu’elle ne voit pas. »274 En réalité, si Barthes préconise le distanciement face à la scène plutôt que l’identification à Mère Courage, la position du spectateur est moins nette et lucide qu’il n’y paraît, clivée entre projection et distance :

Ainsi le théâtre opère en nous, spectateurs, un dédoublement décisif : nous sommes à la fois Mère Courage et ceux qui l’expliquent ; nous participons à l’aveuglement de Mère Courage et nous voyons ce même aveuglement, nous sommes acteurs passifs empoissés dans la fatalité de la guerre, et spectateurs libres, amenés à la démystification de cette fatalité.275

De même que Barthes s’opposait dans les années 1950 au théâtre bourgeois de son époque et réfléchissait aux moyens pour le spectateur de « participer » à la représentation scénique, de même il décloisonne, à l’occasion de son texte de 1977, les

272 Barthes, « Droit dans les yeux » (1977), in Œuvres complètes, op.cit., t. V, p.356. 273 Barthes, « Brecht et notre temps » (L’Action laïque, mars 1958), in Œuvres complètes, t. I., op.cit., p.923. 274 Barthes « Mère Courage aveugle », in Essais critiques op.cit., p.311. 275 Ibid., p.312.

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échanges entre le regardeur et le modèle de la représentation photographique en postulant une circulation transparente entre ces instances. Son discours sur la photographie hérite donc de la théorie du « distanciement » mais il la transpose sur un autre objet : le spectateur cherche à nouveau à prendre part au spectacle, bien que l’image argentique en barre irrémédiablement l’accès et garde les beaux garçons avedoniens enfermés. Cependant, si Barthes reprend en 1977 la métaphore de « l’aveuglement » à l’endroit de la photographie d’Avedon, il en infléchit considérablement le sens. Tandis que le spectateur de théâtre constate l’état d’ignorance dans lequel est maintenu le personnage brechtien (Mère Courage reste aveugle jusqu’à la fin de la pièce) et compense cette lacune en accédant lui-même à la lucidité, le regardeur de la photographie refuse quant à lui obstinément la cécité des êtres photographiés par Avedon, hallucinant désespérément le contact visuel.

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Richard Avedon, Andy Warhol et l équipe de la Factory (détail), New York, 30 octobre 1969, The Metropolitan Museum, New York.

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Enfin, notre travail de recension resterait partiel s’il omettait de considérer La Chambre claire qui en 1980 poursuit et parachève cette réflexion autour du rôle du spectateur. Barthes forge sa conception du punctum autour de ce qu’il appelle un « champ aveugle » : « Au fond – ou à la limite – pour bien voir une photo, il vaut mieux lever la tête ou fermer les yeux […] ne rien dire, fermer les yeux, laisser le détail remonter seul à la conscience affective. »276 L’aveuglement est avancé encore une fois comme la condition du spectateur. Cette image manquante est particulièrement bien illustrée au travers de la photographie érotique « dynamique » opposée à la dimension « statique » et « fétichiste » de la photographie pornographique : « La présence (la dynamique) de ce champ aveugle, c’est, je crois, ce qui distingue la photo érotique de la photo pornographique. »277 Marquée par le caractère décentré et sans cesse reporté de son objet, la photographie érotique tire son suc de cette tension – ne pas montrer le sexe pour mieux en révéler l’effet. Ainsi mis en abyme dans un détail ou situé hors-champ, au-delà du cadre photographique, l’éros se répand métonymiquement dans des réseaux de sens, toujours relancé par un horizon d’attente infini : « elle entraîne le spectateur hors de son cadre, et c’est en cela que cette photo, je l’anime et elle m’anime. Le punctum est alors une sorte de hors-champ subtil, comme si l’image lançait le désir au-delà de ce qu’elle donne à voir. »278 Comment ne pas lire dès lors le parangon de ce champ aveugle dans la photographie élue entre toutes, à savoir celle de la mère de Barthes dans le Jardin d’hiver ? Le lecteur est en effet placé au cœur de cette tension paradoxale : la révélation a lieu à partir de la soustraction visuelle du cliché fondamental déployé dans un récit dont l’intensité poétique hérite de la conception proustienne. La Recherche du temps perdu perçoit dans la photographie un support mémoriel imparfait qui, sous couvert de fixer avec exactitude le passé, risque de s’y substituer. Selon cette conception, seules la remémoration mentale et l’énonciation sont capables de charrier l’énigme du temps. Rangeant les photographies de sa mère, Barthes affirme d’ailleurs le caractère insuffisant de la photographie et l’impossibilité de « retrouver » l’être aimé : « Je n’espérais pas la « retrouver », je n’attendais rien de « ces photographies d’un être,

276 Ibid., p.833. 277 La Chambre claire, op.cit., p.834. 278 Idem.

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devant lesquelles on se le rappelle moins bien qu’en se contentant de penser à lui » (Proust). »279

De la photographie d’Avedon aux Fragments d’un discours amoureux Les deux articles sur la photographie d’Avedon inscrivent l’écriture critique de Barthes dans les rets de l’imaginaire et font éclore des modes de subjectivation singuliers, également actifs dans le texte des Fragments d’un discours amoureux paru la même année. Mis face au jeu de présence-absence de l’objet désiré, le spectateur de la photographie avedonienne rappelle fortement le sujet amoureux. La sympathie particulière entre le regard photographique et l’éros n’échappe pas à Barthes qui tisse d’un écrit à l’autre une série de liens, affinités que nous nous proposons de revisiter. Précisons d’abord que ce sujet amoureux, à l’image de celui qui regarde des photos d’Avedon, est toujours placé face à un univers dont il est exclu, monde « déréel » ou « sidéré » qu’il perçoit comme à travers une vitre. Pris dans un paradoxe, le sujet s’adresse à un être absent – l’aimé – qui ne répond jamais et qui n’existe que par ce discours d’interpellation : « l’autre est absent comme référent, présent comme allocutaire […] je suis coincé entre deux temps, le temps de la référence et le temps de l’allocution : tu es parti (de quoi je me plains), tu es là (puisque je m’adresse à toi) […] un pur morceau d’angoisse. »280 Ailleurs encore, Barthes découpe son désir en deux moments : « […] Pothos, pour le désir de l’être absent, et Himéros, plus brûlant, pour le désir de l’être présent ». Le jeu de présence-absence subi par l’amoureux rappelle en effet celui enfantin de la bobine de fil, chargée d’assurer le retour de la mère : « Tantôt l’objet métonymique est présence (engendrant la joie) ; tantôt il est absence (engendrant la détresse). »281 Or la photographie, par définition certificat de présence d’un être ou objet absent, représentera le médium le plus à même de faire revenir la mère de Barthes dans La Chambre claire. L’image d’Henriette enfant, offerte par le cliché du Jardin d’hiver, signale ce lien qui est toujours en même temps rupture.

279 Ibid., p.841. 280 Fragments d’un discours amoureux, op.cit., p.119 et p.43. 281 Ibid., p.43 et p.215.

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Confronté aux dérobades de l’aimé et pris dans l’écho névrotique d’un « je t’aime », l’amoureux est suspendu dans l’attente d’une réponse, clivé dans l’alternative d’un « m’aimera/m’aimera pas ». Cette suspension rappelle le petit enfant anticipant et mimant le départ possible de la figure maternelle282. Instantanée, la formule du « je t’aime » la rapproche du mécanisme photographique : « Le mot (la phrase-mot) n’a de sens qu’au moment où je le prononce […]. Tout est dans le jeté […]. »283 L’énoncé rejoint la liste des marques déictiques qui, depuis les années 1950, habitent la prose du critique et jalonnent son parcours à la recherche d’une essence du langage, du « c’est cela ! » du Nouveau Roman au « Tel ! » du haïku. Ces expressions récurrentes trouvent une formulation dernière et en quelque sorte définitive dans le « ça a été » photographique. De même qu’un déictique consiste en une unité linguistique inséparable d’une donnée temporelle (« maintenant ») ou spatiale (« ici »), de même le sujet Barthes est comme accroché à l’idée d’une révélation du sens. Cette attention linguistique suggère, entraînée avec elle, un autre lien entre les mécanismes discursifs de l’amour et ceux de la représentation photographique. Par ces embrayeurs spatio-temporels et par l’indice personnel du « je », le discours amoureux affirme le caractère absolument singulier et original de l’objet de son amour. Au cœur même du dispositif photographique se trouve cette référentialité absolue qui donne à voir un objet ou un sujet, pris sur le vif, dans un espace-temps délimité. Le narrateur épris n’est touché dans sa passion que par l’être unique : « Je rencontre dans ma vie des millions de corps ; de ces millions je puis en désirer des centaines ; mais, de ces centaines, je n’en aime qu’un […] Adorable veut dire : ceci est mon désir, en tant qu’il est unique : « C’est ça ! C’est exactement ça (que j’aime) ! » »284 La nature déictique de l’expression du désir réduite à une exclamation sous forme de reconnaissance – « C’est ça ! » – constitue une ultime anticipation au fameux « ça a été » de la Chambre claire : « Le nom du noème de la Photographie sera donc : « ça a été », ou encore : l’Intraitable. »285 Un glissement temporel s’opère donc entre l’expression du texte de 1977 et celle du texte de 1980 qui nous amène à distinguer la situation de l’amoureux pris dans les images mentales et celle de Barthes se plaçant devant les photographies

282 L’analogie se retrouve jusque dans le choix des différents titres de rubrique des Fragments, figures typiques de l’égotisme enfantin : la « jalousie », le « narcissisme », le « monologue », la « crise de larmes », etc. 283 Ibid., p.189. 284 Ibid., pp.48-49. 285 La Chambre claire, op.cit., p.851.

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de sa mère : l’amoureux est doté de cette capacité de rendre vivante la passion pour l’aimé dans l’instant de son désir (marqué par le temps présent) dans l’espoir d’un « toujours encore », tandis que le spectateur de l’image argentique du Jardin d’Hiver est confronté au tragique du deuil et à la réalité nostalgique du « jamais plus » (marqué par le passé composé) propre de toute expérience photographique. Ensuite, le registre visuel sature le discours amoureux qui déploie une véritable rhétorique photographique. La rencontre, épisode de l’inamoramentio, consiste en un processus de capture ou de captation dans lequel l’amoureux est aussi passif que le serait le modèle face à l’appareil photographique : le coup de foudre ne consiste plus en la forme ancestrale du « ravissement » de l’autre, comme au temps où les hommes enlevaient les femmes, mais au contraire en un rapt inversé, une façon d’ « être capturé ». L’hypnotique rencontre, précédée d’un temps calme, inscrit l’épisode fabuleux dans la routine pour produire l’interruption d’un quotidien par l’apparition de l’être aimé. Comparant l’épisode de la rencontre à la conversion de St-Paul dans le désert, le narrateur affirme : « je suis fasciné par une image »286. A rebours des conceptions courantes de l’amour, Barthes suggère dans un entretien : « L’amour n’est pas aveugle. Au contraire, il a une puissance de déchiffrement incroyable, qui tient à l’élément paranoïaque […]. »287 Si l’amour n’est pas aveugle, il est en revanche muet, l’expression de cette passion relevant de l’incommunicable. Bien que le recours à la représentation visuelle (et notamment celle de l’aimé) nourrisse le discours amoureux à maints égards, cette image reste intérieure et mentale. Si au fil des fragments, la vue rehausse le désir, excite l’imagination, soutient la mémoire ou alimente la jalousie et la rivalité, tout se passe comme si ce prisme devait servir avant tout à pallier un défaut de la parole. Reprenons les paliers successifs qui façonnent pas à pas cette figuration détaillée de l’aimé par l’amoureux. Semblable à l’œil d’un appareil photographique, la narration sert de relais au regard amoureux dont il suit le mouvement fétichiste, comme si la subjectivité des mots trouvait dans « l’objectif » son envers nécessaire. A l’instar du

286 Fragments d’un discours amoureux, op.cit., p234. 287 Barthes, « Entretien », Œuvres complètes, op.cit., t. V., p.415.

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jeune Werther, tout sujet épris enchaîne donc les actes fétiches288. Ce culte du détail passe par une captation scopique morcelée et une focalisation sur une partie corporelle infime de l’autre, comme le grain de beauté – un exemple qui, loin d’être fortuit, renvoie selon nous à la fameuse description proustienne d’Albertine. Or la perception fragmentaire de l’amoureux trouve un écho dans celle du Barthes endeuillé de La Chambre claire qui, face à l’épreuve de la photographie, ne parvient à retrouver sa mère que de manière douloureusement partielle : « Je ne la reconnaissais jamais que par morceaux, c’est-à-dire que je manquais son être, et que, donc, je la manquais toute. » 289 Comme souvent, se trouve contestée ici l’idée selon laquelle un portrait authentique s’appuierait nécessairement sur la réunion des aspects d’un être en une totalité. Second moment de la réminiscence passionnée : après le fétichisme vient la vision d’ensemble de l’être aimé. Surgie du souvenir de l’épisode de la rencontre, l’apparition de l’autre apparaît tantôt comme un « flash » tantôt comme un « tableau ». En effet, Barthes rappelle que dans Les Souffrances du jeune Werther, la première vision que le héros a de Charlotte est celle d’une jeune femme « encadrée par la porte », tel un « tableau ». De même, Barthes confie au lecteur avoir lui-même aperçu la première fois l’objet de son amour – « X » – à travers « une vitre d’auto ». Une fois encore intervient la dimension à la fois picturale et photographique de ce dispositif cadrant, exploré selon le double registre de l’indice et de l’icône. Comme Werther, le narrateur amoureux fixe en esprit l’apparition de l’être aimé dans une tentative d’immobilisation et de conservation intacte de l’autre qui confine à la névrose. Mais l’aimé bouge et « tente de se désencadrer » et l’échec de la fixation produit, selon nous, la fiction. Barthes précise cependant le caractère audiovisuel que cette médiation peut revêtir : « Toujours visuel, le tableau ? Il peut être sonore, le cerne peut être langagier : je puis tomber amoureux d’une phrase qui m’est dite. »290 Au fétiche et au tableau, le discours amoureux ajoute une troisième forme de représentation mentale de l’être aimé qui devient à tel point obsédante et saturante

288 Comme Werther qui s’attache à recréer les liens unissant les objets à Charlotte jusqu’à la croyance magique en une contamination heureuse, une « viralité » produite par l’être aimé : « Werther multiplie les gestes de fétichisme : il embrasse le nœud de ruban que Charlotte lui a donné pour son anniversaire, le billet qu’elle lui adresse (quitte à se mettre du sable aux lèvres), les pistolets qu’elle a touchés. […] si Werther, ne pouvant aller voir Charlotte, lui envoie son domestique, c’est ce domestique lui-même sur lequel elle a posé son regard qui devient pour Werther une partie de Charlotte […] », in Fragments d’un discours amoureux, op.cit., p.215. 289 La Chambre claire, op.cit., p.843. 290 Ibid., p.237.

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qu’elle contamine l’univers temporel et géographique qui entoure l’amoureux et colore la ville entière de Paris d’une tonalité affective. Le principe métonymique est à son tour activé dans les Fragments et tout – le moindre objet, signe – devient le prélude à une pratique généralisée de l’analogie pour aborder toujours et encore le sujet autour duquel tourne le texte : l’aimé. Le narrateur épris glisse de l’extase métaphorique (qui prend racine dans l’épisode initial de la rencontre amoureuse) aux impératifs d’un désir métonymique. De façon liée aux précédentes remarques, les Fragments d’un discours amoureux convoquent l’image selon deux modes : elle est tantôt miniaturisée (indice d’une présence infime), tantôt maximisée (déroulée dans un flux). L’expérience de l’amour suit donc un mouvement d’étagement et la critique de Barthes reprend ces différents niveaux de perception et de compréhension. A la base de cet échelonnement perceptif, l’amour s’enracine dans une focalisation sur un fragment de corps qui s’imprime dans l’esprit du narrateur épris sous la forme d’une trace mnésique (une photographie) ; puis la perspective de l’amoureux sublime l’objet aimé en l’encadrant dans un tableau (une peinture). Enfin, suivant un mouvement extensif, l’amoureux échoue à cerner l’aimé qui déborde passionnément le cadre de sa raison et se trouve inscrit dans l’espace-temps continu d’un rêve éveillé (un film). Le texte des Fragments d’un discours amoureux garde les traces de ces différentes couches qui forment un palimpseste et trouvent une traduction sur le plan rhétorique. Cherchant à articuler ses bribes de souvenirs en un tout, le discours de l’amoureux puise dans la synecdoque, atteint parfois l’extase d’une image métaphorique et s’abîme enfin dans le jeu métonymique infini du fantasme. Nous retrouvons alors l’articulation entre image fixe et image-mouvement, glissements successifs de la trace indicielle à l’icône et de l’icône au scénario, ceux-là mêmes que Roland Barthes trouvait actifs dans les textes de Sade dans sa critique de 1971. Un autre nœud central réunit les articles sur les photographies d’Avedon et les Fragments d’un discours amoureux : les clichés des garçons, comme le discours du jeune Werther, signalent une relation triangulaire. Un troisième terme brise la relation duelle et complique la fusion désirée. Dans un fragment intitulé « Montrez-moi qui désirer », Barthes formule l’idée d’une médiation nécessaire de l’amour par un tiers qui prend la forme de l’énoncé de généralité suivant : « Induction. L’être aimé est désiré parce qu’un autre ou d’autres ont montré au sujet qu’il est désirable : tout

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spécial qu’il soit, le désir amoureux se découvre par induction. »291 En effet, Werther rencontre, peu avant de tomber amoureux de Charlotte, un jeune valet qui lui fait le récit de sa passion pour une veuve. Barthes analyse dans un vocabulaire volontairement emprunté à la photographie et au cinéma cette contamination virale de la passion qui passe par la représentation d’autrui :

Le corps qui va être aimé est, à l’avance, cerné, manié par l’objectif, soumis à une sorte d’effet de zoom, qui le rapproche, le grossit et amène le sujet à y coller le nez : n’est-il pas l’objet scintillant qu’une main habile fait miroiter devant moi et qui va m’hypnotiser, me capturer ? Cette « contagion affective », cette induction, part des autres, du langage, des livres, des amis : aucun amour n’est originel. 292

Barthes envisage ensuite un type de triangulation particulière qui met en scène un sujet tombant amoureux de l’être aimé par son meilleur ami, logique qui tend à faire du rival l’inspirateur même de cette passion. Ce dernier développement nous paraît largement emprunté à la théorie du philosophe et critique littéraire René Girard, dont les premières recherches sont à peu près contemporaines des écrits de Barthes. Sa conception du désir, basée sur le principe de l’imitation, est connue sous le nom de théorie du « désir mimétique » ou « médiatisé » 293 qui suppose une version du narcissisme qui diffère de celle de Freud sur un point précis : tandis que chez le fondateur de la psychanalyse l’objet maternel est intrinsèque au désir de soi294, le désir de l’objet selon Girard est fondé sur un troisième terme, un autre désir, « désir d’être »295 ce tiers. Le philosophe et critique comparatiste trouvera dans la littérature mondiale, du théâtre au roman et tous siècles confondus, un véritable réservoir d’illustrations de la mécanique des lois du mimétisme. Ainsi le Viol de Lucrèce par exemple, met en scène « un viol à l’aveugle »296 puisque le futur violeur éprouve une attraction irrépressible pour une jeune femme qu’il n’a jamais rencontrée, désir qui dérive de l’éloge excessif que le mari de celle-ci fait de sa beauté. René Girard trouve encore une illustration du schéma particulier de la triangulation, où le rival est en même temps le meilleur ami, au travers de Les Deux gentils hommes de Vérone de

291 Ibid., p.175. 292 Idem. 293 René Girard, Shakespeare : les feux de l’envie, trad. de l’anglais par Bernard Vincent, Grasset, Paris, 1990, p.18. 294 Freud affirme en effet : « Wir sagen, der Mensch habe zwei ursprüngliche Sexualobjekte : sich selbst uns das pflegende Weib. », in Gesammelte Werke, tome 10, Imago, London, p.154. 295 René Girard, Quand ces choses commenceront…, entretiens avec Michel Tregner, Arléa, Paris, 1994, p.32. 296 Girard, Shakespeare : les feux de l’envie, op.cit., p.10.

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Shakespeare : si Protée s’éprend de Sylvia, alors que son meilleur ami Valentin en est déjà amoureux, c’est que son désir est précisément une copie de celui de son ami, fonctionnant au second degré : « […] parce qu’une prédisposition secrète l’incline vers tout ce que Valentin désire. »297 La fascination dérangée pour l’ami mène Protée au mensonge et à la tentative de viol. Il convient de rappeler que Barthes et Girard se rencontrent à l’occasion d’un colloque international en octobre 1966, organisé par ce dernier et portant sur Les langages de la critique et les sciences de l’homme à l’université Johns-Hopkins de Baltimore, qui réunit également Jacques Derrida et Jacques Lacan. Il est donc peu probable que Barthes ignore ses travaux au moment de la rédaction des Fragments, d’autant que le premier livre de Girard exposant sa découverte du mimétisme, Mensonge romantique et vérité romanesque (1961), est bien antérieur et que le plus connu de ses ouvrages, La violence et le sacré (lecture anthropologique du désir mimétique au travers de la pratique du sacrifice) date de 1972. Enfin, un certain nombre de références et de sources des Fragments (Dostoïevski, Flaubert, Proust ou Stendhal) confirment le caractère d’intertexte de Mensonge romantique et vérité romanesque. Tout porte à croire que Barthes passe de la théorie lacanienne du miroir (dans ses articles sur Avedon) à la théorie girardienne du désir mimétique (dans les Fragments), un glissement pour le moins intéressant dans l’élaboration d’une subjectivité. Entre ces deux textes, Roland Barthes glisse d’une conception de l’amour de soi duelle calquée sur le mythe de Narcisse, à un narcissisme autrement plus complexe, triangulaire. La lecture des récits amoureux (et des Souffrances du jeune Werther en particulier) fait disparaître l’illusion romantique d’un désir autonome et suggère l’importance d’un médiateur – et d’une médiation. Celle-ci, comme Barthes l’indique dans le fragment « Montrez-moi qui désirer », ne passe plus nécessairement par la mère ou le registre amoureux et peut prendre la forme d’une amitié ou d’un livre. De même qu’un sujet peut s’éprendre d’une personne via le récit d’un ami, de même le lecteur peut se passionner éperdument pour un personnage par la lecture d’un roman. Dans un autre fragment intitulé « Identifications », Barthes développe l’idée du désir comme « analogie » et « homologie » : sous l’effet de l’amour, le sujet se mire dans tout autre sujet amoureux. « Werther s’identifie à tout amoureux perdu. »298

297 Ibid., p.18. 298 Fragments d’un discours amoureux, op.cit., p.167.

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Par cette opération de transfert, tout un réseau de similitudes entre le héros de l’histoire et le lecteur participatif se met en place. Il convient de remarquer en outre que le critique réhabilite par là le principe analogique qu’il trouvait actif dans les mythes et la photographie (Mythologies) ou l’écriture de soi (RB par RB) et qu’il y récusait systématiquement. Enfin disculpée, l’analogie opère son retour dans les Fragments comme base de construction du sens, et devient même le premier principe d’une théorie de la lecture. C’est ce que suggère la liste homologique suivante : « Werther s’identifie au fou, au valet. Je puis, moi, lecteur, m’identifier à Werther […] lisant un roman d’amour, c’est peu dire que je me projette ; je colle à l’image de l’amoureux (de l’amoureuse) […]. »299 Grande serait la tentation de continuer cette succession d’indentifications à la chaîne en affirmant que nous nous identifions à Barthes s’identifiant à Werther, etc. Se déploie sous l’effet généralisé de l’homologie et du mimétisme totalisant une transgression des limites sociales (Werther s’identifie à un être d’une classe inférieure, son valet) mais aussi rationnelles (Werther se projette dans le fou). Enfin, sous la coalescence, Barthes pointe en filigrane la subversion ultime de ce désir – transgresser les barrières de la fiction, et ce de deux manières : d’une part, entre lecteur et personnage romanesque (Barthes lecteur s’identifie à Werther), et d’autre part entre lecteur et auteur (nous autres lecteurs des Fragments nous nous identifions à Barthes). Barthes ne manque pas d’analyser ce travail comme la construction d’un lieu de projection fait de différents étagements, chacun étant appelé à actualiser par sa lecture identificatoire la tragédie amoureuse wertherienne et/ou barthésienne. Dans un entretien, le théoricien décrit les différents niveaux de réception « performative » de ce texte :

D’abord, je me suis aperçu que moi-même je me projetais, au nom de mon expérience passée, de ma vie, dans certaines de ces figures. J’en arrivais même à mêler des figures qui venaient de ma vie aux figures de Werther. Deuxième constatation : les auditeurs du séminaire se projetaient eux-mêmes très fortement dans ce qui était dit.300

Pierre angulaire de l’édifice d’une théorie du lecteur, le désir mimétique réhabilite également le mode analogique fustigé dans l’œuvre antérieure. Lorsque Barthes dit dans une formule que nous avons citée plus haut « je colle à l’image de l’amoureux »,

299 Ibid., p.169. 300 « Entretien » (1977), op.cit., pp.400-401.

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il signe la réconciliation avec la « coalescence » et prépare l’identification à la première personne d’une part et le terrain de la photographie d’autre part. Si l’image argentique est certes absente sur le plan matériel du livre des Fragments d’un discours amoureux, elle est présente dans la langue même. Il convient de rappeler l’évocation de la première image encadrée de l’aimé, décrite en des termes d’iconicité frappants (Charlotte encadrée dans la porte comme un tableau), par ailleurs teintés de religieux (l’image comme icône). Mais le dispositif photographique est particulièrement présent dans la sémantique du fragment le plus imprégné de mimétisme girardien que nous avons analysé. Dans « Montrez-moi qui désirer », le corps de la femme aimée se métamorphose dans l’esprit de Werther via le discours enflammé du valet : « cerné », et « manié par l’objectif », il est ensuite saisi par l’« effet de zoom » qui « grossit » et l’effet de « capture » dans une description au plus près d’un désir aussi avide que méticuleux, similaire au rapprochement scopique. A nouveau, la métaphore filée renforce le caractère imitatif du propos et s’appuie volontairement sur le vocabulaire propre au support le plus à même de rendre le caractère de décalque que produit la photographie. Reste enfin à saisir, dans la perspective qui est la nôtre, comment l’art photographique d’Avedon et les Fragments d’un discours amoureux en 1977 préparent La Chambre claire. Nous faisons l’hypothèse que ces différents essais formulent un regret lancinant, aveu d’échec similaire qui prend la forme de l’impossible retour de l’être aimé. L’autre reste inaccessible (le modèle d’Avedon), ineffable (l’amant des Fragments) et enfin inimageable (la Mère de La Chambre claire). Tout converge vers le caractère atopique de cet « autre » :

Est atopos l’autre que j’aime et qui me fascine. Je ne puis le classer, puisqu’il est précisément l’Unique, l’Image singulière qui est venue miraculeusement répondre à la spécialité de mon désir. C’est la figure de ma vérité ; il ne peut être pris dans aucun stéréotype (qui est la vérité des autres).301

L’aporie redoutable qu’est l’aimé fournit donc l’occasion d’affirmer l’essence de la critique barthésienne : l’atopie est « la figure de ma vérité ». Comme en écho, toute l’écriture subjective de Barthes se déploie sous le sceau de ce relativisme herméneutique inspiré par le caractère atopique de l’expérience amoureuse.

301 Fragments d’un discours amoureux, op.cit., p.65.

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L’impossible interprétation de l’autre signe celle de l’expression de soi. Ainsi dans S/Z, alors que la Zambinella s’apprête à faire la révélation de sa véritable nature à son admirateur en lui racontant sa vie, l’artiste pris dans la toile du fantasme oppose à la vérité le silence en s’écriant « oh ! tais-toi ». A l’image de cette révélation barrée, un interdit pèse sur l’image essentielle de La Chambre claire, une impossibilité de la « montrer » qui n’est que l’écho, transposé sur le plan iconographique, du motif littéraire de l’impossibilité de « faire œuvre » en racontant sa vie. La censure est manifeste encore dans le traitement littéraire du discours des Fragments qui fuit les déclarations et révélations frontales pour s’épanouir dans la litote, l’anecdote, l’autodérision, voire la citation. Parfois même le langage, impuissant à rendre l’expérience de la passion, est livré à la folie échevelée de la syntaxe : « […] l’amoureux parle par paquets de phrases, mais il n’intègre pas ces phrases à un niveau supérieur, à une œuvre ; c’est un discours horizontal : aucune transcendance, aucun salut, aucun roman (mais beaucoup de romanesque). »302 De ce dépit générique naît un discours qui du côté de l’amoureux puise dans une rhétorique des contraires, aléas fluctuant entre logorrhée et mutisme. Selon les mots d’ouverture du texte, le sujet devient à la fois la figure gesticulante du gymnaste et celle immobile et sidérée de la statue303. L’aimé, quant à lui, reste illisible, ce qui le rapproche du Texte selon la comparaison esquissée par Barthes: « ([…] Et ce qui ressemblerait le mieux à l’être aimé tel qu’il est, ce serait le Texte, sur lequel je ne puis apposer aucun adjectif : dont je jouis sans avoir à le déchiffrer). »304 Saisi de manière partielle et morcelée, l’être aimé se donne dans sa pluralité, polysémie dont le discours amoureux garde la « trace » sous la forme d’une « inscription », comme en témoigne la dédicace : « L’opération dans laquelle l’autre est pris n’est pas une suscription. C’est, plus profondément, une inscription. L’autre est inscrit, il s’est inscrit dans le texte, il y a fait sa trace, multiple… » Cette « incertitude des signes » qui échouent à devenir des preuves par leur caractère labile et mensonger mènent l’amoureux au bout de sa croyance et le poussent à capituler devant la possibilité d’un déchiffrement : « […] puisque rien n’assure le

302 Ibid., p.32. 303 « Ainsi de l’amoureux en proie à ses figures : il se démène dans un sport un peu fou, il se dépense, comme l’athlète ; il phrase, comme l’orateur ; il est saisi, sidéré dans un rôle, comme une statue. » Ibid., p.29. 304 Ibid., p.273.

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langage, je tiendrai le langage pour la seule et dernière assurance : je ne croirai plus à l’interprétation. »305 Derrière l’aimé, la Mère, se cache le mystère du sens. Tout porte à croire que cet aveu d’impuissance dessine en creux, derrière la figure archétypale de l’amoureux, celle du critique qu’est Roland Barthes lui-même à la fin des années 1970, qui, ayant épuisé les dernières ressources de la sémiologie, capitule devant l’énigme de la signification et qui décide d’en jouer – et d’en jouir. Et Barthes d’élever la fin de l’interprétation en programme prophétique : « Je veux changer de système : ne plus démasquer, ne plus interpréter, mais faire de la conscience une drogue, et par elle accéder à la vision sans reste du réel, au grand rêve clair, à l’amour prophétique. »306 Le « grand rêve clair » suggère selon nous déjà en filigrane ce que sera la camera lucida. C’est d’ailleurs précisément en 1977, lors du colloque organisé par Antoine Compagnon, que Barthes rejette publiquement l’étiquette de « sémiologue » 307 . L’amoureux des signes, désenchanté dans les Fragments, correspondrait métaphoriquement au Barthes structuraliste, candide et passionné, qui, victime de son propre jeu, se trouve désormais mis à distance en 1977, comme il le signale lui-même dans la comparaison du sémiologue avec une sorte de « bon sauvage » : « L’amoureux, c’est le sémiologue sauvage à l’état pur ! Il passe son temps à lire des signes. Il ne fait que ça : des signes de bonheur, des signes de malheur. Sur le visage de l’autre, dans ses conduites. Il est véritablement en proie aux signes […]. »308 Le critique n’a d’ailleurs pas caché la coïncidence de cette figure de l’amoureux avec le sujet qu’il est lui-même. Indiquant en préambule des Fragments les sources à l’origine de la composition de ce livre, tendues entre une série de lectures insistantes (Platon, les Mystiques, les lieder allemands, le Zen) et des conversations d’amis, Barthes ne manque pas en outre de pointer la dimension de projection personnelle : « Il y a enfin ce qui vient de ma propre vie. »309 Dans un entretien, il ajoutera même,

305 Ibid., p.264. 306 « Entretien », op.cit., p.415. 307 La contradiction est pointée dans une discussion avec Robbe-Grillet : « Tu viens de refuser l’adjectif « sémiologue » alors qu’effectivement, par ton œuvre même, tu t’es présenté comme un sémiologue. », in « L’Image », in Prétexte : Roland Barthes, op.cit., p.318. 307 Fragments d’un discours amoureux, op.cit., p.264. 308 « Entretien », op.cit., p.415. 309 Fragments d’un discours amoureux, op.cit., p.33.

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mais toujours à demi-mots, cette confidence : « Cela dit – pourquoi ne pas le dire ? – Il y a eu un épisode cristallisateur. »310 Et les Fragments d’un discours amoureux mettent d’ailleurs sans cesse en scène un discours de l’amoureux dédoublé, tendu entre le désir de déclarer et celui d’enfouir les sentiments, paradoxe qui rappelle tout à fait l’oscillation autobiographique du montrer-cacher actifs dans les textes personnels de cette dernière période. Cette tension apparaît dans Les Fragments lorsque l’amoureux, déçu dans ses attentes, porte ostensiblement devant l’aimé des lunettes noires après avoir pleuré, l’accessoire lui permettant dans un même temps de cacher les larmes et de les signaler. Barthes use à nouveau de l’expression du masque « larvatus prodeo », affirmant que « le signe est toujours vainqueur »311. L’écriture subjective de Barthes semble en effet porter les marques vives de cette bataille souterraine, la théorie rattrapant la biographie au point de se rabattre sur elle. Le signe littéraire et amoureux aurait-il vaincu le sujet ? C’est certainement dans les textes de l’année 1977 – pris en compte par la critique d’une façon très anecdotique – que Barthes pose le socle véritable de La Chambre claire. Une certaine pente tragique est déjà à l’œuvre lorsque, face à l’aimé, le critique capitule devant l’énigme du sens pour affirmer sa vérité. La réconciliation avec le vieux « démon » qu’est l’analogie coïncide avec le développement d’un langage indiciel (via les déictiques et certaines images) qui signale un grand tournant : le théoricien adhère désormais aux leurres captivants de l’amour et de la photographie.

310 « Entretien », op.cit., p.416. 311 Fragments d’un discours amoureux, op.cit., p.73.

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8. La Chambre claire ou la sortie du cadre : de l’indice à l’icône

L’Absence du photographe

Si dans les Fragments d’un discours amoureux, le narrateur anticipe et craint l’abandon de l’aimé sous les traits d’un enfant cherchant sa mère, dans La Chambre claire, la mort est désormais consommée : la séparation a eu lieu. Le texte douloureux marque l’étape de ce double affranchissement par lequel Barthes s’autorise à la première personne l’affirmation d’une essence de la photographie. La formulation de cet idéal a ceci de subversif qu’elle sort des poncifs de l’époque tournés vers une photographie documentaire et ornementale, pour laisser place à un large panel d’images qui cessent de mettre au centre le sujet de la représentation ou l’intention du photographe. D’emblée, le théoricien s’autorise un certain nombre de libertés : il choisit un point de vue subjectif, met à distance le sujet au centre de la représentation (comme résultat et produit d’une vérité sur le monde) et ignore l’opérateur de toutes les illustrations. L’entreprise de gommage systématique du contexte historique et culturel des prises de vue renvoie à un parti pris et à une posture assumés par le critique : c’est en « bon sauvage » que Barthes analyse la photographie, comme il l’explique dans un entretien :

C’est cette nouveauté que j’essaie d’interroger et je me remets dans la situation d’un homme naïf, non culturel, un peu sauvage qui ne cesserait de s’étonner de la photographie. C’est en cela que je risque de décevoir les photographes parce que cet étonnement m’oblige à ne tenir aucun compte du monde évolué photographiquement dans lequel ils vivent.312

Loin de se considérer comme un spécialiste de la photographie, Barthes justifie en ouverture du texte la marginalité de sa démarche et la partialité de ses choix qui tournent autour d’une expérience subjective de l’image. Se trouve par exemple volontairement laissée de côté la photographie de reportage, au profit des portraits et des paysages. A l’instar du traitement autobiographique lacunaire que nous avons longuement décrit, l’illustration photographique vient servir une série de

312 « Sur la photographie », Entretien avec Barthes, (Le Photographe, février 1980), in Roland Barthes et la photo : le pire des signes, op.cit., p.77.

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préoccupations, d’émotions et de goûts marqués au sceau du ponctuel. Le sous-titre même de ce travail – « Note sur la photographie » – contribue à dimensionner ce projet : la question renonce aux ambitions de l’essai ou d’une théorie. Le fait que La Chambre Claire soit – accidentellement, faut-il le rappeler ? – le dernier ouvrage de Barthes, ne fait que rehausser l’importance qu’on lui prête et renforcer le malentendu. Note dans la marge ou note de bas de page, ce livre semble fonctionner tout entier selon la logique esthétique et la morale du détail : aussi essentiel que décentré, il constitue selon nous le punctum de l’œuvre de Barthes. Mais ce qui, du point de vue de sa réception, sera avant tout problématique, c’est l’absence du photographe. Denis Roche lui-même qui, en tant qu’initiateur et commanditaire du RB par RB, a encouragé Barthes à illustrer ce livre plus personnel, s’interroge sur cette opération de négation systématique de l’intention du photographe dans La Chambre claire313. A en croire le propos de Gabriel Bauret, Barthes n’a d’ailleurs pas la conscience tout à fait tranquille au moment de la parution du livre :

Il avait le sentiment que ce livre ne plairait peut-être pas aux photographes […] Dans le cas présent pourtant, il se demandait avec une certaine insistance si on n’allait pas lui reprocher d’avoir abordé la photographie à travers seulement quelques images, sans les replacer dans le cadre d’une œuvre ou d’une histoire.314

Mais ce sont surtout les artistes concernés qui, dérangés par le geste d’omission, contestent le parti pris barthésien, à l’instar du photographe William Klein : « Mais ce qui m’étonne, c’est son refus de s’intéresser à une quelconque intention du photographe. Il semblait considérer les photos comme des accidents ou des objets trouvés. »315 Revenant sur le commentaire formulé par Barthes dans La Chambre claire à propos de sa photographie intitulée « 1er mai, Moscou, 1961 », William Klein entend défendre le sens de cette image qu’il a prise autrefois et dont il a été témoin, en se plaçant, selon la perspective de La Chambre claire, non seulement du point de vue

313 « D’ailleurs comment peut-on nier à ce point-là que le photographe opère un choix dans ce qu’il regarde, et qu’il imprime à sa composition l’aspect sensuel ou pathétique ou affectif de son regard, des choses qu’il veut mettre et qu’il veut capter, en choisissant soigneusement de ne pas capter les autres qui sont innombrables au moment où la photo se présente ? » in « Un discours affectif sur l’image », entretien avec Denis Roche, propos recueillis par Bernard Comment, in Le Magazine littéraire, n°314, op.cit., p.67. 314 Gabriel Bauret, « De l’esquisse d’une théorie à la dernière aventure d’une pensée », in Les Cahiers de la photographie, n°5, Roland Barthes et la photo : le pire des signes, Contrejour, Paris, 1990, p.7. 315 William Klein « Sur les deux photos de William Klein », in Roland Barthes et la photo : le pire des signes, op.cit., p.30.

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du photographe mais aussi de celui du spectateur. L’artiste tient ainsi à revenir sur le « Qu’ai-je vu, moi ? » du photographe en action, ainsi que le suggère le titre de son article paru dans Les Cahiers de la photographie en 1990. La question est pour le moins intéressante, puisqu’elle constitue la matrice de ce que l’on a appelé la « théorie du spectateur » dans la critique de l’image. Dans son article « Barthes's Punctum », paru en 2005, le critique d’art américain Michael Fried analyse la section 20 de La Chambre claire consacrée à une autre photographie de William Klein (Shinohiera, fighter painter, 1961) et propose une lecture des effets de « l’absence du photographe »316. Rappelons que Fried analyse une formule curieuse de Barthes – « La voyance du Photographe ne consiste pas à « voir » mais à se trouver là. »317 – qui non seulement nie l’intention de l’opérateur mais met en doute l’idée que la chose a été vue. D’une pierre, deux coups : la double participation du photographe et du spectateur s’évanouit, signant l’autonomie radicale de l’œuvre. Que reste-t-il dès lors sinon un objet photographique esseulé, autosuffisant ? Fried trouve dans cette séquence du commentaire de Barthes une illustration de ce qu’il appelle dans la perspective de sa critique de la théâtralité dans la peinture, l’« absorption », théorie qui tend à rendre au spectateur son rôle de regardeur.318 Dans Le spectateur émancipé (2008), Jacques Rancière propose une lecture inverse des rapports du photographe au spectateur et lit dans la photographie de Barthes une « image pensive », c’est-à-dire une image qui efface les déterminations sociales au point que la ressemblance avec le réel et l’identité même du sujet photographié s’estompent. Si face à ces images dépersonnalisées et flottantes le spectateur est placé dans un état de non-savoir par rapport à ce qu’il voit, c’est précisément cette ignorance qui le fait penser. Ainsi face au gros plan d’une photographie d’un mur boisé d’une

316 Voir Michael Fried, « Barthes's Punctum », Critical Inquiry, Vol. 31, No. 3, The University of Chicago Press, été 2005, pp. 539-574. 317 La Chambre claire, op.cit., p.827. 318 Rappelons que Fried se situe dans le courant d’une tradition née au XVIIIème siècle avec Diderot notamment qui interroge la place du spectateur face à la toile. Il définit l’absorption dans les termes suivants : « J’entends par là que, pour Diderot et d’une manière générale pour toute la tradition anti-théâtrale française, le peintre avait d’abord pour tâche de nier ou de neutraliser une « convention primordiale » (ainsi l’ai-je nommée), à savoir que les tableaux sont faits pour être contemplés. Le moyen d’y parvenir était d’abord de peindre des figures qui soient à ce point plongées ou – pour utiliser un terme clé de la critique des XVIIIème et XVIIème siècles – absorbées dans ce qu’elles font, pensent ou ressentent qu’elles semblent en oublier tout le reste, notamment le spectateur qui se tient devant le tableau. Dans la mesure où le peintre s’acquittait bien de cette tâche, l’existence du spectateur était de fait ignorée, ou même, plus radicalement, niée […]. » Michael Fried, « De l’antithéâtralité » in Michael Fried, Contre la théâtralité : du minimalisme à la photographie contemporaine, trad. de l’anglais par Fabienne Durand-Bogaert, Gallimard, Paris, 2007, p.142.

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cuisine d’Alabama, prise par Walker Evans (Wall in Bud Field’s House, 1936), le spectateur ne peut pour Rancière que s’interroger sur le degré d’intention et de hasard qui préside au décor, au cadrage et à la lumière d’une telle image, sans pouvoir trancher :

Nous ne savons pas ce que Walker Evans avait précisément en tête en prenant cette photo. Mais la pensivité de la photo ne se réduit pas à cette ignorance. Car nous savons aussi que Walker Evans avait une idée précise sur la photographie, une idée sur l’art, qu’il empruntait, significativement, non pas à un artiste visuel, mais à un romancier qu’il admirait, Flaubert. Cette idée, c’est que l’artiste doit être invisible dans son œuvre comme Dieu dans la nature.319

Si pour Fried seul le sujet de la représentation est « absorbé » dans ses pensées (excluant le spectateur), pour Rancière au contraire c’est le spectateur qui prend en charge la réflexion. Mais il s’agira pour nous de relativiser ces thèses à l’aune des nombreuses stratégies interactives mises en place par Barthes. Sa réflexion sur la photographie tend selon nous à impliquer le lecteur-spectateur (contrairement à ce que dit Fried), et cette implication, loin d’être seulement mentale ou métaphysique comme l’entend Rancière, a des répercussions sur le plan des affects. Nous ferons l’hypothèse que si le propos de La Chambre claire n’obéit pas à la logique de l’« anti-théâtralité » théorisée par le critique d’art, c’est notamment parce que la réflexion de Barthes met en jeu la notion peircienne d’« index » telle que Rosalind Krauss l’a développé : le paradigme photographique est indiciel au sens d’un « geste » de monstration et de participation.

Quoiqu’il en soit, il apparaît à ce stade de l’analyse que la « disparition du photographe » que l’on s’accorde à lire comme une variation autour de la « mort de l’auteur » affecte encore la place du spectateur. A ceci s’ajoute une dernière ambiguïté, qui tient aux choix des illustrations de La Chambre claire. Comme l’a suggéré Philippe Ortel dans un article, l’appareil iconographique du livre dessine une contradiction interne : alors que Barthes ne cesse de répéter que les images tiennent à des détails insignifiants et renvoient aux dispositions intérieures du spectateur plutôt qu’à celles de l’opérateur, le théoricien intègre dans l’ouvrage de nombreuses photographies d’artistes renommés320. Seuls quelques clichés sont anonymes au milieu

319 Jacques Rancière, Le spectateur émancipé, La Fabrique, Paris, 2008, p.126. 320 Philippe Ortel, « La Chambre claire ou le refus de l’art », in Roland Barthes et la photo : le pire des signes, op.cit., p.34.

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de ceux de Gardner, Kertész ou encore Nadar. Si l’absence du photographe sert d’abord l’intention de Barthes de mettre en scène la mort de l’auteur, l’aura de celui-ci fait retour dans les images mêmes. La Chambre claire offre ainsi des moyens plastiques d’opérer ce « retour amical de l’auteur » annoncé par Barthes dans Sade, Fourier, Loyola.

L’épreuve du Saint Suaire L’absence du photographe dans La Chambre claire sert selon nous, outre le geste de demi-effacement auctorial et son corollaire qu’est l’avènement du Spectateur, à reconfigurer la représentation elle-même. Telles que nous les avons décrits dans leur évolution, l’écriture du moi et l’intérêt pour la photographie chez Roland Barthes naissent de différentes figures qui convergent pour donner forme au livre de 1980. On se souvient qu’en sémiologue, le critique tend d’abord à réduire l’écart entre le fond et la forme, l’extériorité et l’intériorité pour atteindre la surface du sujet et des signes. A partir des années textualistes, l’auto-écriture se déploie ensuite comme une pratique d’inscription proche des arts graphiques, qui saisit le sujet au plus près de sa matérialité, dans l’encre même des mots. Au confluent de ces deux idées, les fragments du RB par RB font de l’ego cette empreinte qui, moulée dans la matière, trouve un relais au travers des photographies de l’album. Selon une vue panoramique, Barthes poursuit une approche de l’image photographique qui fait prévaloir l’horizon indiciel. De nombreux éléments dans La Chambre claire, comme l’évanouissement du photographe ou l’effacement de l’origine et du contexte des images, vont dans le sens d’un décentrement du sujet pris dans l’étoilement d’un réseau de traces. Selon une vue plus rapprochée, les choses sont pourtant moins simples qu’il n’y paraît. Nous aimerions montrer d’une part que Barthes propose à l’occasion de ce dernier texte une nouvelle compréhension de l’indice comme « index » qui insiste sur la dimension gestuelle de la trace et qu’il envisage la photographie selon un autre régime, celui de l’« icône ». Fruit d’un processus complexe de constante réélaboration, rappelons de manière générale que l’indice, tel qu’il se manifeste dans la critique de Barthes, trouve son

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expression privilégiée au travers d’un motif récurrent : la main. Ainsi dans le portrait du RB par RB, la déprise de la fonction auteur coïncide avec un passage à l’écriture, une réduction du sujet à « la main qui trace » :

Un autre imaginaire s’avancera alors : celui de l’écriture. Et pour que cet imaginaire-là puisse se déployer (car telle est l’intention de ce livre) sans être jamais retenu, assuré, justifié par la représentation d’un individu civil, pour qu’il soit libre de ses signes propres, jamais figuratif, le texte suivra sans images, sinon celles de la main qui trace.321

Or à la « main qui trace » du RB par RB succède dans La Chambre claire le « doigt » qui indique. Rappelons la formule bouddhique du « tat » qui, placée en ouverture du livre de 1980, trouve une illustration dans l’image de la main d’un enfant tendue en direction de quelque hauteur : « tat veut dire en sanskrit cela et ferait penser au geste du petit enfant qui désigne quelque chose du doigt et dit : Ta, Da, ça ! Une photographie se trouve toujours au bout de ce geste ; elle dit : ça, c’est ça, c’est tel ! » 322 Le doigt se substitue même à l’œil pour devenir « l’organe de la photographie » comme l’affirme Barthes323. Le critique inscrit sa démarche dans le sillon du renouvellement américain du discours sur l’indice. L’image du doigt rappelle singulièrement les analyses de Rosalind Krauss dans son article « Notes on the index » de 1977. Si la traduction française de ce texte paraît en 1979 dans Macula, rien n’indique que Barthes ait eu connaissance de ce texte ; du moins n’est-il jamais cité. Pourtant la coïncidence est frappante. Parmi les œuvres plastiques commentées dans ce texte, celle de Marcel Duchamp intitulée « Tu m’ » (1918) doit retenir toute notre attention puisque Rosalind Krauss se concentre sur une main qui, au centre de la représentation, pointe de son index quelque objet hors-champ. Bien que cette œuvre ne soit pas photographique et qu’il s’agisse d’une peinture, Krauss suggère que cet index signale la présence de l’artiste et pose la question « du statut particulier du tableau comme autobiographie, comme autoportrait »324.

321 RB par RB, op.cit., p.582. 322 La Chambre claire, op.cit., p.792. 323 Au doigt pointé par l’enfant qui reconnaît sa mère, sorte d’image d’Epinal du spectateur, répond le doigt du photographe qui appuie sur le bouton de l’appareil dans un « clic »: « Pour moi, l’organe du Photographe, ce n’est pas l’œil (il me terrifie), c’est le doigt : ce qui est lié au déclic de l’objectif, au glissement mécanique des plaques (lorsque l’appareil en comporte encore) ». La Chambre claire, op.cit., p.800. 324 Rosalind Krauss, « Marcel Duchamp ou le champ imaginaire », in Le Photographique : pour une théorie des écarts, trad. par Jean Kampf, Macula, Paris, 1990, p.81.

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Marcel Duchamp, Tu m (détail), 1918, Yale University Art Gallery, New Haven.

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Bien que ce doigt montre quelque chose qui, au dehors du tableau, n’apparaît pas pour nous, le geste vaut pour lui-même. Déictique, l’index équivaut selon elle à un « ceci » ou un « cela » et transpose dans l’univers de la peinture les embrayeurs linguistiques ou « shifters », qui sont présents d’ailleurs au travers des pronoms « je » et « tu » compris dans le titre du tableau « Tu m’». Les coïncidences entre les analyses de Barthes et de Krauss sont frappantes et touchent tant au geste de l’index qu’aux déictiques : le « cela » devient par ricochet le « ça ». Katia Schneller dans son article sur la réception de Rosalind Krauss en France suppose que la théorie de l’index passe par les travaux du théoricien belge Philippe Dubois et situe Roland Barthes dans un autre horizon : « les références à la théorie photographique que Barthes convoque dans son texte appartiennent à la famille de la critique des codes idéologiques représentée par Pierre Bourdieu, Gisèle Freund et Susan Sontag, et n’ont donc rien à voir avec Peirce qu’il ne cite pas et encore moins avec Krauss. »325 Le critique a-t-il eu connaissance de l’article de Macula ou s’agit-il d’une coïncidence ? Contrairement à la thèse de Katia Schneller, nous ne pensons pas que l’hypothèse soit complètement à exclure. Si l’on suit en effet le sens « paradigmatique » que Krauss confère à l’index, ce mouvement indiciel et « énonciatif » n’est pas le propre d’un artefact particulier mais peut s’appliquer autant à la peinture autobiographique de Duchamp qu’à un texte littéraire subjectif comme celui de Barthes. De surcroît, ce que Krauss analyse comme une marque intersubjective (le titre du tableau « Tu m’ » intégrant le spectateur à la représentation) se retrouve dans les multiples stratégies d’emprise sur le lecteur qui, dans La Chambre claire, est invité à détourner le regard, suivre le doigt qui pointe, contempler. Tout porte à croire que Roland Barthes injecte dans le récit personnel de 1980 cette dimension indicielle expérimentée par Duchamp en peinture et problématisée par Rosalind Krauss : « Le fait de montrer des doigts est visuel et gestuel. C’est du langage corporel, pourrait-on dire. »326 Après avoir exploré l’indice comme inscription notamment dans L’Empire des signes et dans le RB par RB, le critique envisage dans La Chambre claire l’indice comme un geste de monstration. Pour nouveau qu’il

325 Katia Schneller, « Sur les traces de Rosalind Krauss. La réception française de la notion d’index.1977-1990 », Etudes photographiques, n°21, Paris/New York, décembre 2007, p.6. [en ligne]. URL : https://etudesphotographiques.revues.org/2483 [Site consulté le 10 juillet 2014]. 326 Krauss, « Marcel Duchamp ou le champ imaginaire », op.cit., p.80.

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paraisse, l’index dressé de l’enfant de La Chambre claire rappelle pourtant le geste plus ancien de l’augure qui apparaissait dans S/Z et ouvrait notre propos. Cher à l’écrivain, le geste est encore valorisé dans un fragment du RB par RB, moins comme un punctum que comme un « impointable », une variation de l’inimageable :

Cette image lui a plu : ce devait être beau, autrefois, ce bâton pointé vers le ciel, c’est-à-dire vers l’impointable ; et puis ce geste est fou : tracer solennellement une limite dont il ne reste immédiatement rien, sinon la rémanence intellectuelle d’un découpage, s’adonner à la préparation totalement rituelle et totalement arbitraire du sens.327

Propension à un certain fétichisme du langage, le mouvement dirigé affirme une manie de l’espacement et une tentative de cadrage, mouvement qui, en direction de l’infini du ciel, signale en même temps une sortie de ce cadre. Le doigt de l’enfant ou le bâton de l’augure conduit l’attention du regardeur vers une essence immatérielle qui, détournée des phénomènes, se situerait au-delà du visible. Cet « impointable » selon le terme du RB par RB devient sous la plume du critique la Photographie du Jardin d’hiver. Si l’indice constitue une modalité d’expression privilégiée dans l’œuvre de Roland Barthes et s’il se manifeste avec éclat dans ce dernier livre, il est en réalité l’objet d’un double traitement : l’indice est à la fois « empreinte » et « index ». A ce premier constat, s’ajoute le second: la photographie de la mère dans La Chambre claire tire l’indice vers cet autre pôle qu’est l’icône. Deux éléments nous permettent d’inférer une présence iconique dans le livre de 1980. Rappelons que l’une des premières caractéristiques de l’icône selon Peirce réside dans la « capacité à révéler une vérité inattendue »328. Or cette révélation a lieu dans la section 28 de La Chambre claire – « Et je la découvris. » – et elle est explicitée dans la section 29 : « mais c’est alors aussi que tout basculait et que je la retrouvais enfin telle qu’en elle-même. » 329 Ensuite, et de façon un peu inversée par rapport à la définition piercienne, Marie-José Mondzain rappelle comment toutes les crises byzantines de la représentation portent sur « la disjonction définitive que propose le christianisme entre l’idole comme simple immanence et l’icône comme écart pur. »330 Cette définition d’une icône comme « écart pur » s’applique parfaitement à l’image de la mère précisément écartée du livre.

327 RB par RB, op.cit., p.627. C’est nous qui soulignons. 328 François Brunet, La Naissance de l’idée de photographie, op.cit., pp.314-315. 329 La Chambre claire, op.cit., p.847. 330 Marie-José Mondzain, « L’image entre provenance et destination », in Penser l’image, Emmanuel Alloa (dir.), Les presses du réel, Paris, 2010, p.57.

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C’est donc cette double définition qui conduira notre réflexion : l’icône chez Barthes se situe dans la tension entre une « présence » ou « révélation » (Peirce) et une « mise à distance » ou un « écart » (Mondzain). Comme tombées du ciel, les photographies anonymes de La Chambre claire sont en effet évoquées par Roland Barthes comme des images achéiropoïètes, « non faites de main d’homme », typiques de l’époque byzantine :

[…] rien à faire : la Photographie a quelque chose à voir avec la Résurrection : ne peut-on dire d’elle ce que disaient les Byzantins de l’image du Christ dont le Suaire de Turin est imprégné, à savoir qu’elle n’était pas faite de main d’homme, acheïropoïetos ? 331

Au travers de cette comparaison avec le suaire de Turin, sans doute la plus controversée des icônes de l’époque contemporaine, Roland Barthes sollicite plus qu’une célèbre relique. Comme dans le cas du Mandylion byzantin ou du voile romain de la Véronique, le problème central du suaire tourne autour de la Sainte Face. Pour situer l’allusion, il faut rappeler qu’au moment de la rédaction de La Chambre claire en 1980, le théoricien jouit d’une double connaissance de cet objet. Son propos se base en effet d’une part sur le célèbre linceul (l’original), d’autre part sur une photographie de la relique en négatif (prise en 1898) révélant le visage blessé d’un homme dont les traits évoquent ceux du Christ crucifié 332 . Il semble que l’articulation de la Photographie à cette image sacrée ait permis au critique d’explorer un autre pôle iconique (et plus seulement indiciel) de la photographie, et de réhabiliter encore une fois encore sa fonction auratique. Il convient de préciser par ailleurs comment l’image du Saint Suaire a joué un rôle central dans la théorie photographique des années 1980, marquée par un renouveau du discours sur l’indicialité, et comment le livre de Roland Barthes a pu constituer un des rouages importants de ce large débat. En effet, pas moins de trois ans après la mort de Barthes, Henri van Lier dans sa Philosophie de la photographie333 et Philippe Dubois dans L’acte photographique334 proposent à leur tour une analyse de la photographie

331 La Chambre claire, op.cit., p.855. 332 Précisons que huit ans après la mort de Barthes, suite à une datation au carbone 14, les analyses scientifiques ont conclu à une origine médiévale du suaire. 333 Henri van Lier, Philosophie de la photographie, Les Cahiers de la photographie, Paris, 1983. 334 Philippe Dubois, L’acte photographique (1983), réédité chez Nathan, Paris, 1990.

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qui prend appui sur l’image du Saint Suaire. La revue Les cahiers de la photographie ouvre par ailleurs son premier numéro par la reproduction de l’image du Saint Suaire commentée par Jean-Claude Lemagny, en une légende digne des récits évangéliques des apparitions du Ressuscité : « Nous sommes ici devant une irréfutable empreinte, une imprégnation, un « contact », la trace conservée d’un visage qui a existé, son exact enregistrement. Nous savons qu’il y a eu présence réelle. Cela fut. »335 Dans son contexte, les termes lexicaux qui décrivent la transmutation active dans le processus photographique varient dans le discours théorique de ces années-là et passent volontiers de la notion laïque de « transfert » de l’objet sur la plaque sensible, telle qu’on la trouve dans les analyses d’André Bazin ou de Rosalind Krauss336, à l’idée sacrée de « transsubstantiation » comme sous la plume en 1983 de Philippe Dubois337. A l’instar des remarques de Barthes sur les images « non faites de main d’homme », l’époque perçoit dans le moyen photographique une médiation directe qui se passerait de toute intervention humaine, ce qui le distingue des schématisations de la peinture ou du dessin. A ceci s’ajoute l’idée que le support photographique partage avec l’objet-relique du Saint Suaire cette qualité ontologique paradoxale de présence-absence, parfaitement décrite par Pierre Fédida : « Ni talisman, ni fétiche, la relique répond pourtant – preuve de la réalité à l’appui – qu’en dépit d’un savoir sur la séparation, il faut croire que quelque chose subsiste. »338 De fait, l’idée pour le moins magique d’une image sous forme d’adhésion à l’objet d’origine relève en tout point d’une opération de croyance339. La discussion n’est en effet pas sans évoquer les querelles iconoclastes du statut de l’objet (à savoir le corps christique) représenté dans les icônes, tournant qui ranime en outre tout un imaginaire fondé sur la puissance reliquaire de la photographie. Celle-ci réalise scientifiquement un fantasme religieux :

335 Jean-Claude Lemagny, Les Cahiers de la photographie, n°1, 1er trimestre 1981, p.2. 336 « La photographie bénéficie d’un transfert de réalité de la chose sur sa production » affirme André Bazin dans « Ontologie de l’image photographique » (1945), repris in Qu’est-ce que le cinéma ?, volume 1, Cerf, Paris, 1958. De même, Rosalind Krauss propose en 1977 la description suivante : « Toute photographie est le résultat d’une empreinte physique qui a été transférée sur une surface sensible par les réflexions de la lumière », in Rosalind Krauss, « Notes sur l’index », trad. de l’anglais par J.-P. Criqui, in L’Originalité de l’avant-garde et autres mythes modernistes, Macula, Paris, 1993, pp.63-91. 337 Dans le chapitre qu’il consacre au Saint Suaire de Turin, Philippe Dubois évoque cette transformation alchimique de la lumière en image comme le « miracle de la transsubstantiation », in Philippe Dubois, L’acte photographique, op.cit., p.207. 338 Pierre Fédida, L’Absence, Gallimard, Paris, 1978, p.55. 339 Voir Daniel Grojnowski, Photographie et croyance, La Différence, Paris, 2012.

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la résurrection christique est en effet repensée à partir du procédé technique de « révélation » photographique. Cette conception se base sur l’idée de l’image argentique comme trace résiduelle de la présence divine et donc de sa nature indicielle. Si le linceul du Saint Suaire constitue bien, comme l’a révélé la photographie de Pia, une empreinte de corps sous la forme d’une sudation inscrite dans le drap, le moyen photographique qui le révèle n’opère aucun contact avec lui. La comparaison de Barthes pose problème puisque le terme d’indice chez Peirce suggère qu’un contact matériel a eu lieu comme c’est le cas dans l’empreinte d’un pas dans le sable ; or rien de tel dans le cas de la Photographie du Jardin d’hiver. L’analyse de Jean-Marie Schaeffer permet de résoudre en partie l’aporie : selon lui, la rencontre directe avec la matière n’existe pas dans le processus photographique, en dehors du flux lumineux340. Dans une prise de vue, le seul lien de continuité physique entre l’objet et son image consiste en un flux lumineux irradiant de l’objet, rayonnement photonique ou « émanation ». Or c’est précisément en ces termes que Barthes évoque ce lien : « La photo est littéralement une émanation du référent. D’un corps réel, qui était là, sont parties des radiations qui viennent me toucher, moi qui suis ici. » Le spectateur (par son regard) constitue pour Barthes, après la lumière, un second liant organique à l’objet représenté, exprimé au travers d’un « lien ombilical » reliant « le corps de la chose photographiée à mon regard […] » 341 et joue le rôle de témoin qui accrédite la représentation : « la peinture, elle, peut feindre la réalité sans l’avoir vue […] Au contraire de ces imitations, dans la photographie, je ne puis jamais nier que la chose a été là. »342 Jean-Marie Schaeffer nomme « icône indicielle » cette tension entre ces deux pôles qui sont au cœur de la photographie, perspective qui relativise ainsi la portée indicielle attribuée souvent de manière exclusive à l’image argentique. Le lien ombilical se réduit désormais au moment instantané de la captation. Or le livre de La Chambre claire témoigne de cette ambiguïté au cœur même de la photographie, indicielle dans le moment éphémère et lumineux de la prise de vue et iconique en ce qu’elle reste une image analogique.

340 Voir Jean-Marie Schaeffer, L’Image précaire, Seuil, Paris, 1987. 341 La Chambre claire, op.cit., p.854. 342 Ibid., p.851.

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Il nous faut interpréter la fonction de cette « icône indicielle », suggérée au travers du motif de la Sainte Face, à l’intérieur de la logique du livre de Barthes. Dans son ouvrage La ressemblance par contact, Georges Didi-Huberman envisage une « forme auratique » de l’empreinte à partir de la pièce de monnaie qui, sous l’empire romain, portraiture César et devient « l’agent même et le garant du pouvoir. »343 A la pièce de monnaie qui rend accessible au peuple l’effigie de l’empereur tout en soulignant la distance à sa personne réelle, correspond le fonctionnement de l’image acheiropoïète qui rétablit le contact en rendant présent l’Absent. Se trouve alors dialectisé selon Didi-Huberman ce que Benjamin tenait pour séparés, à savoir le singulier et le reproductible, le proche et le lointain, la trace et l’aura 344 . Or cette réunion des contraires nous semble particulièrement pertinente appliquée à la Photographie du jardin d’hiver traversée par ce paradoxe de la présence (textuelle) / absence (visuelle). Finalement, en nous soustrayant la photographie du Jardin d’hiver, Barthes sauve sa mère de l’imperfection de cette représentation qui, malgré la révélation, restait la trace d’une « ressemblance », voire risquait une fois soumise au regard du tout un chacun de devenir une pâle copie de la mère adorée. Le geste dérobé s’inscrit comme la marque d’une dernière pudeur, ultime retour de la tendance iconoclaste sous la plume du critique. Barthes fait davantage de la photographie le lieu d’un dépaysement, suggérant que son sens n’apparaît que dans le bougé hors du cadre, et ouvrant à la sortie possible du champ. Au terme de ce parcours, il apparaît que les grandes lignes de force de l’idée de photographie dans La Chambre claire, suivent le mouvement d’une image, celle de la « main ». Le premier tournant opéré par ce livre consiste, selon nous, dans ce passage de l’empreinte (la main qui trace) à l’index (le doigt qui pointe). Les dimensions narcissique, interactive, déictique et gestuelle de l’index mises en valeur chez Duchamp dans la lecture de Rosalind Krauss, ne sont pas étrangères à l’œuvre de Barthes. Vient alors avec le Saint Suaire le second tournant : en l’image acheiropoïète, « non faite de main d’homme », la main même qui traçait et montrait se résorbe.

343 Georges Didi-Huberman, La ressemblance par contact, Minuit, Paris, 2008, p.71. 344 Ibid., p.76 et p.80.

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Par ce parcours panoramique, notre analyse a tenté de fixer un cadre de référence pour comprendre l’évolution de l’impact du paradigme photographique sur le développement subjectif de la critique de Roland Barthes. A cette première enquête transversale répond à présent une seconde, plus ponctuelle, qui à partir d’une série de coupes propose l’examen de quelques extraits singuliers (fragments de texte ou clichés) révélateurs de certains traits spécifiques de l’intrication des enjeux subjectifs et photographiques, examen centré sur la dernière partie de l’œuvre du théoricien (1975-1980). Grande serait à ce stade la tentation critique de chercher derrière l’esthétique fragmentaire, encore rehaussée par la dimension iconico-indicielle des textes de la dernière période, un sens ultime, un mot de la fin, une dernière sentence. Or si rien n’est plus étranger au sujet barthésien que les formulations univoques, il apparaît néanmoins que le « décadrage » ou la « suspension » photographique auxquels la trajectoire de Barthes aboutit recouvre tout un réseau souterrain de thématiques spécifiques qui laissent affleurer, à la surface des mots et des images, différents motifs d’articulation entre écriture de soi et photographie. Le questionnement privilégiera ici le repérage de certaines lignes de force plus thématiques organisées autour de trois axes. Les traces photo-littéraires singulières sont d’abord sous la plume du critique les signaux d’une médicalisation du discours, fonctionnant comme les derniers symptômes de l’expérience barthésienne de la tuberculose. Elles signalent également l’empreinte aussi heureuse que tabou d’une homosexualité qui, longtemps voilée, apparaît davantage problématisée dans la dernière période. Enfin, suivant une progression qu’on qualifiera de religieuse, la première œuvre de Barthes, teintée d’iconoclasme, évolue vers une iconophilie relative qui trouve son apogée dans La Chambre Claire. Ce tournant apparaît avec éclat dans sa théorie du punctum et le passage de l’indice à l’icône, point de culmination des différents discours.

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Le fil médical

Symptôme La conscience du corps trouve à l’époque de Barthes toute une série de transpositions sur le plan théorique. A l’instar de Michel Foucault puisant dans ses malaises les lignes de sa critique historique, le motif corporel et plus particulièrement celui du corps pathologique constitue chez Roland Barthes le nœud d’une articulation entre histoire individuelle et pensée critique. La migraine est vécue par exemple comme le prélude au morcellement du sujet et à la fragmentation de l’écriture :

Lorsque j’ai mal à la tête, ce serait alors comme si j’étais saisi d’un désir partiel, comme si je fétichisais un point précis de mon corps : l’intérieur de ma tête : je serais donc dans un rapport malheureux/amoureux avec mon travail ? Une manière de me diviser, de désirer mon travail et d’en avoir peur tout à la fois ? 345

Si les effets des maux « psychosomatiques » sur l’œuvre et la langue de Roland Barthes ont été récemment discutés par Eric Marty, l’expérience de la tuberculose l’est moins. Bien qu’évoquée de manière somme toute assez discrète dans l’œuvre, le rapport de Barthes à la phtisie trouve selon nous quelques résonances dans son approche de trois objets : la sémiologie au niveau théorique, l’autobiographie au niveau générique, et dans une moindre mesure, la photographie au niveau plastique. Il faudrait rappeler d’abord comment le corps malade et symptomatique a pu lui inspirer la « sémiologie » qui, en tant qu’analyse des signes, entretient des liens souterrains avec cette autre analyse qu’est la médecine. Rappelant dans un article de 1972, intitulé « Sémiologie et médecine » l’origine lexicale du terme, Barthes fait apparaître tout un jeu de correspondances entre science du texte et herméneutique médicale. Mais au-delà de la promiscuité apparente entre le symptôme et le signe linguistique, les deux notions, fondamentalement, divergent. Et Barthes de rappeler la temporalité tridimensionnelle propre au symptôme : « […] le signe médical aurait une triple valeur, ou une triple fonction ; il est anamnestique, il dit ce qui s’est passé ; il est pronostic, il dit ce qui va se passer ; et il est diagnostic, il dit ce qui se déroule

345 RB par RB, op.cit., pp.699-700.

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actuellement »346, tandis que le signe linguistique est confiné au temps propre du déroulement de la phrase. Ensuite, il suggère que le signe médical existe dans le système multiple de l’espace corporel et non dans un paradigme (binaire) comme le signe linguistique. Le théoricien reconnaît à la pratique médicale le mérite d’avoir mis un terme à l’agencement binaire signifiant/signifié et fait de la sémiologie une discipline symptomatique. Le signe ne renvoie plus à une équivalence stricte mais prend la forme d’une chaîne ouverte et d’un vaste système d’interprétation qui s’inscrit en deçà et au-delà de la linguistique347. L’expérience de la maladie apparaît encore comme une condition essentielle de la percée vers le discours autobiographique comme vers l’écriture tout court, puisque, comme nous l’avons rappelé précédemment, le livre du RB par RB suggère que l’entrée de Barthes dans l’écriture coïncide avec sa sortie du sanatorium. Trois ans après l’article de 1972, Barthes revient dans son portrait sur lui-même sur l’idée de symptomatique, dans une évocation de son état de tuberculeux, et relate une situation qu’il n’envisageait pas à l’époque de son article sur l’articulation signe/symptôme : celui d’une pathologie asymptomatique et atemporelle qui résisterait à l’interprétation. Or cette résistance au sens qui entoure le mal, de l’anamnèse au pronostic, Barthes cherche à la faire figurer dans le RB par RB au travers d’une image : ce sera la reproduction intitulée « La tuberculose-rétro ». Le document qui montre un tableau de courbes et de chiffres n’est autre que le compte-rendu mensuel de l’évolution pondérale du patient lors de sa convalescence dans le sanatorium de Leysin, en Suisse. Le calendrier nous indique, entre autres choses, que le 30 mars de cette année-là, Roland Barthes pèse 63 kilos. Le critique légende ironiquement ce schéma – véritable réduction de lui-même à une série de chiffres : « ([…] façon-farce d’écrire son corps dans le temps) ». Car face à

346 Barthes, « Sémiologie et médecine » (Les Sciences de la folie, Roger Bastide (dir.), Publications du Centre de psychiatrie sociale de l’Ecole pratique des hautes études, Mouton, 1972), in Œuvres complètes, op.cit., t. IV, p.177. 347 Les maladies dermatologiques forment pourtant une exception, puisque malgré l’évidence apparente de leurs symptômes, leur interprétation est souvent difficile, comme le souligne Barthes : « […] les maladies de peau ne se réduisent jamais qu’à une maladie de signes. » Ibid., p.182. La remarque anticipe le problème quasi herméneutique que posera le sida dans les années 1980. Le virus HIV, bien qu’« hypersymptomatique », puisque d’abord visible sous la forme d’une maladie de peau comme la lèpre et la syphilis, résiste aux premières tentatives de diagnostic.

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cette « maladie indolore, inconsistante, maladie propre, sans odeurs, sans « ça »348, seule la ligne temporelle marque quelque progrès du mal. Le diagnostic de guérison aussi relatif qu’abstrait ne consiste qu’en un « pur décret » et l’état de maladie ou de santé une émanation du discours du médecin. Au travers de cette image froide et clinique de la « tuberculose-rétro », Barthes rappelle le caractère abstrait et propre de cette maladie sans symptôme dont il ne lui reste qu’une trace dessinée et écrite d’un graphique. L’absence traumatique de signes corporels et de discours médical entourant cette maladie « blanche » est dénoncée avec humour. Ne s’agit-il pas ici de nous livrer, incrustée dans cette image argentique, la dernière trace de la tuberculose ? La reproduction, par son caractère indiciel de « preuve », « certificat de présence » vient selon nous combler l’absence de signes corporels et linguistiques, jouant le rôle palliatif du symptôme manquant. Par sa fonction de témoignage, le cliché rejoint le fragment du RB par RB intitulé « La côtelette », décrivant la redécouverte par Barthes des années plus tard d’un d’os tiré de son corps à l’occasion d’une opération chirurgicale. Si Barthes se débarrasse de ce « pénis osseux » en le jetant par la fenêtre, le micro-récit teinté d’ironie vient à l’inverse remplacer le morceau de corps disparu et servir de trace. Au-delà de ces indices photographique et littéraire singuliers, la logique de l’ensemble du RB par RB tend à « corporaliser » la souffrance vécue. Rappelons ce fragment dans lequel Barthes aspire à un « texte symptomal » : « comment dois-je faire pour que chacun de ces fragments ne soit jamais qu’un symptôme ? – C’est facile : laissez-vous aller, régressez. »349 Marquées par le souvenir de la cure, la vie et l’œuvre du théoricien la font apparaître de manière ponctuelle au travers de telle allusion singulière, d’une note d’agenda ou du cliché « la tuberculose-rétro » que nous avons évoqué.

348 RB par RB, op.cit., p.615. 349 Ibid., p.744.

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La tuberculose-rétro

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Du flou clinique autour de sa maladie, Barthes garde une conception troublée de son corps halluciné, pris dans des horizons d’attente de jeunesse et de minceur retrouvées. De nombreuses habitudes de vie chez Barthes, comme son rythme de vie méticuleusement réglé, la manie des régimes alimentaires et une sensation d’épuisement récurrente, apparaissent comme des résidus de ce temps de la maladie. A la fatigue persistante s’ajoute un énigmatique sentiment d’ennui qui, loin de se réduire aux catégories cliniques connues de « dépression » ou de « mélancolie », ordonne son existence comme un principe, une sorte d’effet « psychosomatique » de la cure sanatoriale dans sa vie présente350. Eric Marty pointe dans la partie de son livre consacrée à l’amitié entretenue avec Barthes une somme d’habitudes physiques du maître, tel ce rituel de la sieste, véritable prolongation d’un état de convalescence dans son quotidien et qui n’est pas sans revêtir un certain caractère littéraire :

Cette sieste, telle que je me la représente, appartient au temps de sa tuberculose, à ce temps lointain de la maladie. Cette maladie, qui est plus un état qu’une maladie. Elle se prolonge dans le temps et il semble en réitérer le protocole comme un sujet incurable, comme un personnage de roman. Car la sieste appartient aussi au monde des lettres, à celui de Gide.351

Si les épisodes tuberculeux de la vie de Barthes sont donc appréhendés comme un véritable genre de vie et un mode d’existence, c’est qu’ils s’inscrivent dans un imaginaire fictionnel, en référence à des écrivains (Gide) mais aussi à des personnages comme Hans Castorp, héros tuberculeux de La Montagne magique auquel Barthes se compare souvent, notamment à l’un des moments les plus solennels de sa vie (sa leçon inaugurale au Collège de France). Le Bildungsroman de Thomas Mann, longuement décrit et analysé par le critique dans son cours Comment vivre ensemble, est le lieu d’une « simulation romanesque », selon le terme du cours. Et le professeur, présentant ainsi l’expérience tuberculeuse à son auditoire, de s’écrier alors : « c’est tout à fait ça »352.

350 « J’aimais à penser que cet amour de l’ennui, ou du moins cet art ascétique de l’ennui qui absorbait son énergie vitale, était né avec la cure de silence qu’il avait faite lors de son séjour à Saint-Hilaire pendant sa tuberculose. Je me disais que cette étrange cure, dont je n’ai jamais su exactement le protocole et la motivation thérapeutique, avait été comme originaire dans cette habitude prise de s’ennuyer », Ibid., p.49. 351 Eric Marty, Roland Barthes : le métier d’écrire, op.cit., p.25. 352 Comment vivre ensemble : cours et séminaires au Collège de France (1976-1977), Texte dirigé par Eric Marty et établi, présenté par Claude Coste, Seuil/IMEC, Paris, 2002, p.27.

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Si la tuberculose est donc « rétro » comme le signale le titre du cliché, c’est qu’un certain nombre de motifs évoqués dans le RB par RB tendent à inscrire le corps du sujet dans une certaine mythologie historique de la tuberculose, prélude à son inscription dans le temps romanesque. La maladie du souffle coïncide également avec l’idéal romantique du génie créateur forgé historiquement sur la fréquence de l’affection chez les artistes, qui va souvent de pair, comme c’est le cas chez Barthes, avec un idéal plastique. Sur le plan esthétique, le canon de beauté physique liée à la phtisie, à savoir la maigreur et la pâleur, aussi morbide que séduisant, trouve en effet des échos dans la quête de minceur perpétuelle du critique. On trouve ainsi dans la section iconographique du RB par RB un portrait photographique du jeune homme avant la maladie, assorti d’une légende combinant mythification esthétique et intellectuelle :

Mutation brusque du corps (à la sortie du sanatorium) : il passe (ou croit passer) de la maigreur à l’embonpoint. Depuis, débat perpétuel avec ce corps pour lui rendre sa maigreur essentielle (imaginaire d’intellectuel : maigrir est l’acte naïf du vouloir-être-intelligent).353

François-Bernard Michel a par ailleurs montré combien le célèbre article de Barthes sur Camus « Réflexions sur le style de l’étranger » emprunte tout un vocabulaire au syndrome respiratoire, au travers de termes comme « soupirs », « voix blanche », etc.354 Le mythe de l’altitude et des bienfaits de la cure d’air qui entourent les premiers sanatoriums, apparus au tout début du XXème siècle, va marquer la convalescence de Barthes lors de son deuxième séjour dans le sanatorium de Leysin en 1945. Selon Susan Sontag, la contamination par la phtisie depuis le milieu du XVIIIème siècle rend l’être « intéressant », particularité qui contribue à façonner l’idée moderne d’individualité : « C’est autour de la tuberculose que s’organisa l’idée de la maladie vue autrement qu’un mal collectif, la conviction que l’individu devient plus conscient lorsqu’il est confronté à sa mort. »355 On s’accorde en outre à penser que la mise à l’écart géographique des malades favorise leur exclusion sociale, et partant, un goût pour l’introspection. C’est particulièrement vrai pour Barthes qui entretiendra à cette époque de sa vie une riche correspondance dans laquelle il ne manque pas, entre les lignes consacrées aux nouvelles de sa santé, de réfléchir à sa condition d’« être

353 RB par RB, op.cit., p.610. 354 Voir François-Bernard Michel, Le Souffle coupé : respirer et écrire, Gallimard, Paris, 1984, pp.169-170. 355 Susan Sontag, La maladie comme métaphore (1988), trad. Brice Matthieussent, Christian Bourgois, Paris, 2009, p.46.

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malade ». Selon nous, la tuberculose devient au fil des lettres un mode d’expression de soi. Nourri en partie de cette expérience de la maladie, son « portrait par lui-même » de 1974 garde ainsi la trace, bien que de façon discrète et détournée, de quelques topoï empruntés à l’imaginaire romantique de la tuberculose. Nous voudrions suggérer pourtant qu’en dehors des quelques allusions du RB par RB, l’expérience intime de la maladie tout comme l’écriture symptomatique qu’elle permet trouve des prolongements dans d’autres livres de Barthes, très centrés sur le lien entre douleur et écriture de soi. Dans les Fragments d’un discours amoureux, les comparaisons sont articulées entre l’impasse sentimentale et le camp de concentration de Dachau, entre l’amoureux perdu et Daniel le Stylite sur sa colonne. Et le narrateur de conclure : « le moi ne discourt que blessé. »356 Jalousie, abandon, rivalité : longue est la liste des souffrances du narrateur déroulée au fil des fragments ; une série de maux qui ne l’empêche jamais pour autant de rouvrir sans cesse la plaie dans un geste masochiste, ni de recourir à l’image de l’être aimé : « et la blessure ouverte, je l’entretiens, je l’alimente avec d’autres images, jusqu’à ce qu’une autre blessure vienne faire diversion. » Ravivée, la douleur narcissique existe par la représentation visuelle au présent, condition du discours sur soi : « Image. Dans le champ amoureux, les blessures les plus vives viennent davantage de ce que l’on voit que de ce que l’on sait. »357 Rien de plus significatif que la photographie qui, dans La Chambre claire, incarne avec la trace discursive le second stigmate douloureux. Dans un acte de ressassement masochiste, cette image ne cesse d’être « approfondie » par le narrateur : « Comme Spectator, je ne m’intéressais à la Photographie que par « sentiment » ; je voulais l’approfondir, non comme une question (un thème), mais comme une blessure […]. » 358 Alors qu’ailleurs Barthes revendique une certaine platitude de l’image photographique, voici qu’elle s’offre à présent dans toute sa profondeur, la profondeur comme plaie.

Un mot existe en latin pour désigner cette blessure, cette piqûre, cette marque faite par un instrument pointu […] Ce second élément qui vient déranger le studium, je l’appellerai donc

356 Fragments d’un discours amoureux, op.cit., p.85. 357 Ibid., p. 111 et p.171. 358 La Chambre claire, op.cit., p.805.

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punctum ; car, punctum, c’est aussi : piqûre, petit trou, petite tache, petite coupure – et aussi coup de dés.359

Lieu d’une « piqûre », le punctum qui touche un point précis de la sensibilité du spectateur fait bien l’effet d’un dard – de la pointe d’un instrument médical ? – qui « meurtrit » la chair.

Le fil amoureux

Traces En 1974, Barthes rédige pour la Revue Arc un pastiche du Criton, intitulé « Premier texte », dans lequel il imagine Socrate cédant, sous la pression de ses disciples, à la tentation de s’évader de prison au lieu de se sacrifier philosophiquement. Cette échappée est en fait moins le résultat de la persuasion des disciples que celui d’un geste impulsif : alors que les multiples arguments rationnels laissent le philosophe d’abord inflexible, c’est finalement le plat de figues tendu par Leucithès, « dernier assaut à la vertu de Socrate », qui aura raison du maître. Cette réécriture du dialogue platonicien tend non sans humour à faire du penseur la « figure dominante d’une pédagogie subversive » selon l’expression de Catherine Clément & Bernard Pingaud360, et suggère par là l’identification de Roland Barthes lui-même à ce Socrate épicurien. Le texte renverse incidemment le récit du Banquet de Platon, dans lequel Socrate, parfaitement maître de ses appétits, tenait tête à Alcibiade. Le fruit en question – la figue – revient sous sa plume dans le RB par RB (paru la même année) à la fois comme un objet qui lui répugne dans l’enfance, à la fois comme un aliment de connaissance morale (au sens quasiment chrétien), herméneutique (au sens littéraire) et sexuelle : « Qu’est-ce donc qui m’a pris d’en faire un fruit tentateur, un fruit immoral, un fruit philosophique ? Tout simplement sans doute, la littérature : la figue était un fruit littéraire, biblique et arcadien. A moins que derrière la figue il

359 Ibid., p.809. 360 Catherine Clément & Bernard Pingaud, « Au lecteur », Revue L’Arc, n°56, in Roland Barthes (1974), Editions inculte, Paris, 2007, p.12.

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n’y eût, tapi, le Sexe, Fica ? »361 L’ingestion du fruit déplie donc une variété de sens explicités ici, et l’émancipation socratique mise en scène dans le récit parodique du Criton fait écho à celle de Barthes converti sur le tard au fruit antique via la littérature. La fugue de Socrate, après l’appel de ses disciples, renvoie à la fois à la place originale et subversive de Roland Barthes dans le paysage intellectuel de l’époque comme partisan de la Nouvelle critique, à la fois à ses libertés pédagogiques dans ses cours et séminaires. Enfin, l’ingestion de la figue savoureuse affirme l’engagement du corps et le goût pour la sexualité qui, refoulés dans l’enfance, refont surface. Le lien d’amitié indéfectible qui liera le critique à ses propres étudiants (pour une grande part masculins), amitié amoureuse dans certains cas, rappelle d’ailleurs les relations de maître à disciple, courantes dans la Grèce antique de Socrate. La critique ne manque pas d’ailleurs de rapprocher les Fragments du discours amoureux du Banquet de Platon, Barthes se référant sous les initiales de ses amis à un univers essentiellement masculin.362 Mais suggérer la nature homosexuelle du sujet des Fragments amoureux constitue une forme d’entrave à la forme de ce « je » revendiquée comme universelle, bien que les signes renvoyant aux circonstances de l’élaboration de ce texte ne trompent pas: ils dessinent clairement les traces d’une histoire amoureuse malheureuse en marge du livre, confirmée par Barthes. Tout dans la démarche subjective précautionneuse de Barthes nous incite au contraire à refuser de plier ses textes les plus intimes à une lecture orientée par cet unique prisme « sexuel ». L’intersexe qu’est la Zambinella dans S/Z n’est pas sans incarner sur le plan littéraire un idéal éthique et esthétique du neutre qui persiste, sous de multiples formes et dans diverses acceptions, renvoyant au « neutre politique » comme au « neutre grammatical » et genrés chers à Barthes. Comme le suggère Serge Doubrovski, « L’homosexualité serait-elle donc la solution, théorique et pratique, qui permettrait d’échapper à l’emprisonnement binaire, à la passion des pôles opposés, en instaurant enfin une dialectique du désir qui n’aille pas du Même à l’Autre, mais du Même au Même ? »363 Claude Coste suppose que ce jeu de cache-cache serait déjà présent dans la nouvelle balzacienne de Sarrasine. Comme le souligne en effet le narrateur du récit balzacien, une esthétique du contraste

361 RB par RB, op.cit., p.498. 362 Voir Claude Coste, Bêtise de Barthes, Klincksieck, Paris, 2011, pp.75-76. 363 Doubrovsky, « Une écriture tragique », op.cit., p.344.

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contamine jusqu’au décor de la nouvelle, tendu entre le caractère opulent de la fête et la nudité hivernale des arbres au dehors. Mais c’est le personnage de la Zambinella qui concentre toute une série d’antagonismes (homme-femme, jeune fille-vieillard, offrande et marchandise, S et Z) et s’offre comme un défi interprétatif, défi au cœur de la lecture biographique et textuelle que Barthes cherche précisément à fonder. La figure du castrat dessine l’antithèse comme le lieu de la transgression, puisque le castrat n’est ni femme, ni homme, ni travesti. Le personnage de la nouvelle cerne ce lieu indicible, tout à la fois vacillement des binarismes et contestation du logocentrisme, dimensions au cœur du projet critique du dernier Roland Barthes. Tandis que la rigueur taxinomique de la production sémiologique était fortement régie par un ordre binaire, le postmodernisme fait voler en éclats cette série de couples sociaux, linguistiques et sexuels à l’instar de S/Z, livre dans lequel Barthes montre comment l’antithèse travaille à différents niveaux un texte, fût-il classique. Le récit de soi tel qu’il est abordé par Barthes, à l’image de ce trouble hermaphrodite, oscille entre les genres et passe volontiers du récit de voyage au texte introspectif (L’Empire des signes), de l’album photo et de l’abécédaire à l’écriture diariste (RB par RB), de la « note » à l’essai romanesque (La Chambre claire), tout en contestant de manière réflexive ces genres, vêtements trop étroits pour habiller la complexité du sujet. A cette hétérogénéité générique s’ajoute celle des supports, l’alternance de la photographie et du fragment de texte renforçant cette hybridité. Si la photographie est élue à la fin de l’œuvre pour sa qualité de « zone intermédiaire »364 entre art et non-art, Barthes joue des espaces interstitiels de ces lieux au travers d’une poétique de l’écart comme si le sens dernier devait apparaître dans un mouvement de va-et-vient. L’usage parcimonieux de la première personne alternée au « il » impersonnel s’inscrit dans cette même voie : jamais psychologique, le sujet n’est ni subjectif ni objectif mais demeure dans l’entre-deux, lieu des possibles. Cette suspension du jugement à laquelle nous invitent les derniers textes, de même que la soustraction de l’image essentielle, ne sont que des variations de cette neutralisation ou de ce silence imposé au moi. De même que Balzac dévoile progressivement l’identité sexuelle du castrat, Barthes se découvre lentement à ses lecteurs pour ne jamais cesser de déporter ailleurs la vérité de son désir.

364« Sur la photographie », Entretien avec Barthes, Le Photographe, février 1980, in Roland Barthes et la photo : le pire des signes, Les Cahiers de la photographie, op.cit., p.80.

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Mais précisons que sous l’émotion du désir, voire du plaisir lié à cette problématique, sourd donc une certaine peur, un tabou du nom ou de l’image, une inhibition qui rime avec discrimination. Dans Plaisir du texte, la « Peur » qui ouvre le livre est posée comme l’origine même de l’écriture : gonflée par la majuscule, elle se dresse devant la surveillance policière des instances de la psychanalyse et de la politique, qui projettent sur le texte leur ombre et menacent l’hédonisme en pleine éclosion. Tel Socrate succombant à la tentation des figues, Barthes ouvre une vanne à la jouissance textuelle, pointée dans Plaisir du texte comme une déviance heureuse365. Un même traitement est réservé au désir homosexuel qui apparaît comme subversion euphorique, au même titre que les joies du cannabis, sous la lettre « H » de l’abécédaire du RB par RB: « Le pouvoir de jouissance d’une perversion (en l’occurrence celle des deux H : homosexualité et haschisch) est toujours sous-estimé. La Loi, la Doxa, la Science ne veulent pas comprendre que la perversion, tout simplement, rend heureux. »366 L’appréhension prend la forme de toute une série de masques que nous avons pointés dans l’écriture (l’usage de la troisième personne, la présentation de soi comme « personnage », la distance ironique, etc.), auxquels s’ajoute la promotion d’une photographie distancée, floutée (la première photo de la mère de Barthes dans le RB par RB) ou décadrée, voire absente (dans La Chambre Claire). Lorsque Barthes se présente comme un « personnage de fiction », le critique s’inscrit dans toute une tradition de camouflage et de travestissement identitaire, propre à la littérature homosexuelle. Comme l’a montré le travail de Michel Foucault, l’invention d’une « littérature gay » coïncide avec l’invention du « personnage » de l’homosexuel dans le discours psychiatrique, une étiquette stigmatisante que les écrivains se réapproprient. Si l’on trouve les traces de ce jeu chez certains auteurs comme Hervé Guibert qui assume et revendique être le « personnage » fictionnel de ses récits, nous faisons l’hypothèse que Barthes reste quant à lui sur le seuil sans parvenir à s’incarner dans un récit si bien qu’il s’en tient à la « persona » (le masque). En ce sens,

365 Un ancien élève raconte sur le mode du « je me souviens pérecien » cette anecdote symptomatique d’une homosexualité vécue comme une effraction : « Une seule fois, il me semble, Barthes évoqua indirectement en séminaire l’homosexualité. Ce fut à propos de la notion de transgression. De transgression personnelle. Pour situer celle-ci dans l’expérience, dans le corps-propre (le corps social) et l’intimité de la connaissance. La discrétion de la remarque la rendit comme éclatante. », Francis Marmande, « Barthes politique », in Barthes après Barthes, une actualisation en question, Catherine Coquio & Régis Salado (dirs.), Actes du colloque international de Pau, 22-24 novembre 1990, Publications de l’Université de Pau, Pau, 1993, p.212. 366 RB par RB, op.cit., p.643.

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l’entreprise « autobiographique » de Roland Barthes, déployée en négatif de son œuvre critique, s’inscrit dans la longue histoire de la « littérature homosexuelle », caractérisée notamment par le clivage entre une volonté de dire et de cacher qui obéit au principe formulé par Oscar Wilde dans son célèbre plaidoyer devant les tribunaux, d’un « amour qui n’ose pas dire son nom »367. Parmi les stratégies d’effacement du désir actives dans la critique barthésienne, il faut rappeler l’extension à valeur universelle et l’asexuation revendiquée du « je » narratif des Fragments, qui, en dépit des coïncidences biographiques évidentes, est chargé de représenter tout sujet amoureux mais signale encore l’avatar d’une vigilance personnelle. Comme le remarque Patrick Mauriès dans son portrait : « Pourquoi aurait-il eu à dire son amour des garçons – ce que nombre d’esprits sûrs de leur fait n’ont pas manqué de lui reprocher – quand nous n’avons, profondément, aucun mot pour le dire. »368 Nous retrouvons ici la photographie comme lieu cristallisateur. En effet, peu avant sa mort Barthes confie au photographe Alain Fleig dans une formule aussi curieuse que symptomatique : « Deux choses me fascinent : la photographie et les garçons », avant d’ajouter : « Il se pourrait que ce soit une seule et même chose. »369 Or la confession érotique existe bien, même si elle se trouve consignée en annexe de l’œuvre dans les pages de son journal « Soirées de Paris ». Ce texte qui montre au grand jour une homosexualité furtive tend à faire de ces amours gays un sujet relevant de la stricte intimité, appelée à rester en marge de l’œuvre officielle. Mais le goût de Barthes pour les « garçons », loin d’être entièrement refoulé de ses livres majeurs se manifeste aussi au travers de certains fragments nomades. A nouveau, la problématique prend place selon nous à partir de 1977 et des articles sur Avedon, bien qu’elle fasse une apparition dans le RB par RB. Inscription subjective partielle, elle se manifeste au détour d’un fragment ou d’un cliché sur le mode de l’indice et est

367 Oscar Wilde fait de la pédérastie une inspiratrice des arts : « Elle inspire et imprègne de grandes œuvres d'art comme celles de Shakespeare et Michel-Ange, et ces deux lettres de moi, telles qu'elles sont. Elle est, en ce siècle, incomprise, tellement incomprise qu'on peut la décrire comme "L'amour qui n'ose pas dire son nom" […].» Cité par Richard Ellmann, Oscar Wilde, trad. par Marie Tadié & Philippe Delamare, Gallimard, Paris, 1990, p.435. 368 Patrick Mauriès, Roland Barthes, op.cit., p.32. 369 Alain Fleig, « La photographie ou comment s’en débarrasser », in Roland Barthes et la photo : le pire des signes, op.cit., p.62.

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explorée selon tout un panel de registres, du ludique au tragique en passant par le poétique. Pour le reste, le trouble homosexuel est toujours ailleurs, soigneusement déporté. Il faut revenir sur le rôle joué par la photographie dans cet aveu à demi-mots. Si Barthes cède comme son personnage de Socrate à l’assaut du fruit défendu, s’échappant de ses propres carcans et tirant de la problématique homosexuelle un sens en résonance avec quelques lieux profonds de sa critique, il est en outre à cette époque-là, en 1980, en pleine préparation d’un cours pour le Collège de France intitulé « Proust et la photographie », dans lequel il prévoit de projeter un certain nombre de diapositives tirées du fonds Nadar. Le préambule de six feuillets qu’il nous reste de ce projet signale l’intention de Barthes de montrer notamment les portraits d’Agostinelli, le chauffeur de taxi dont Proust est épris (et qui meurt accidentellement en 1914). La photographie joue précisément un rôle de révélateur chez Proust comme chez Barthes, alors que leur écriture obéit au principe de la persona (dissimuler et montrer à la fois) à l’instar de La Recherche qui opérait la transposition sexuelle de l’objet d’amour de l’auteur – Agostinelli – sous les traits féminins d’Albertine. Cette mise à distance ne parvient pas à brouiller l’identification, partielle tout au moins, de Proust au narrateur Marcel mais complexifie l’usage de ce « je ». On ne s’étonnera pas que Proust recommande en 1921 à Gide à l’endroit de la rédaction de ses mémoires : « Vous pouvez tout raconter, mais à condition de ne jamais dire : Je. »370 Dans la présentation du cours, on peut lire encore cet avertissement : « non marcelien s’abstenir », proposition qui suppose la projection de soi comme condition nécessaire d’entrée dans le propos du cours, à la manière des Fragments d’un discours amoureux qui, s’adressant aux lecteurs amoureux, les invitaient à « participer » au récit et à partager émotionnellement les figures du discours. Elle induit encore l’identification de Barthes au personnage proustien : objets de transition, les photographies d’Agostinelli servent d’aveu et de prétexte à une rêverie personnelle. S’agit-il en filigrane de révéler à son auditoire la nature de son « moi profond » ? Ce cours n’est en vérité que l’aboutissement d’un jeu de miroir actif depuis longtemps, l’homo-érotisme et la

370 André Gide, 14 mai 1921, Journal 1889-1939, NRF, Paris, 1939, p.1124.

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photographie fusionnant déjà en 1977 dans les articles de Barthes sur le travail d’Avedon que nous avons analysés. Il conviendrait de suivre l’intuition de Claude Coste qui, dans son article « Le secret de l’œuvre », suppose que la photographie joue souvent le rôle de pratique de codage de l’homosexualité. Si l’amour du même sexe est soigneusement filtré dans l’écriture de Roland Barthes, il éclate ainsi parfois dans le choix de certaines photos qui, glissées dans les livres de la dernière période, fonctionnent comme des rappels. Parmi ces clichés, Claude Coste commente spécialement la reproduction du plan géographique de Tokyo : « Combien de lecteurs de L’Empire des signes ont-ils compris que le petit plan donné en illustration retraçait le circuit des bars homosexuels de Tokyo ? »371 Parfois le signe, à mi-chemin de l’humour et de la tristesse, pointe selon nous davantage le malaise que le désir, à l’instar de la photographie de la section iconographique du RB par RB montrant le jeune Barthes assis dans l’herbe aux côtés d’une jeune fille. Si le duo regarde ensemble le photographe, c’est la désunion du couple qui apparaît au spectateur. L’attitude de sérieux de Roland Barthes, comme mal à l’aise dans sa posture, jointe l’ironie certaine, manifeste dans un léger sourire aux coins de ses lèvres, contraste avec la pose souriante et confiante de la jeune femme. L’indisposition du modèle, loin d’être explicitée frontalement, est renvoyée au lecteur dans la légende sous la forme d’une question ontologique et sociale : « D’où vient donc cet air-là ? la Nature ? le Code ? »372 La remarque souligne moins la division du couple photographié que celle du sujet qu’est Barthes lui-même, forcé de jouer malgré lui et artificiellement le rôle hétérosexuel, sous le regard de l’objectif photographique, ici symbole du regard normalisant de la société.

371 Claude Coste, « Le secret de l’œuvre », in Le Magazine littéraire, n°314, op.cit., p.30. 372 RB par RB, op.cit., p.614.

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D’où vient cet air-là ? La Nature ? le Code ?

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Une image mérite encore selon nous une attention particulière, en ce qu’elle symbolise parfaitement cet « aveu non avenu » – selon la formule de Claude Cahun – et met en abyme la compréhension de l’éros développée par Roland Barthes dans ces deux articles sur Avedon. Dans la section 22 de La Chambre claire, Barthes nous livre le portrait de Bob Wilson et Philippe Glass réalisé par Mapplethorpe373. Sorte de pendant gay à la photographie de jeunesse du RB par RB, les deux artistes apparaissent au contraire de cette dernière en tout point assortis, la composition de l’image suggérant le mimétisme et la symétrie. La posture assise, jambes croisées, les deux corps légèrement déportés vers la droite, comme le jeu maniéré de leurs mains offertes au premier plan sont identiques. En outre, l’expression déliée des visages, le regard dirigé frontalement vers le photographe et la demi-ouverture de leur bouche signalent l’expression de quelque parole échangée entre les deux modèles et le photographe.

373 Voir La Chambre claire, op.cit., p.832.

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Robert Mapplethorpe, Philip Glass et Robert Wilson, 1976, Tate Modern, Londres.

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Seule une ligne dessinée en arrière-fond sur la paroi blanche démarque leurs êtres propres, et les chaises tournées dos à dos signalent une analogie partielle. Ce principe de ressemblance spéculaire sature la représentation, déployant un fonctionnement analogique à divers niveaux : le rapport de similitude relève du sexe, les deux modèles (comme d’ailleurs le photographe et le spectateur Barthes) étant gays, mais aussi de l’art (Bob Wilson appartient au monde du théâtre tandis que Philippe Glass est musicien… Mappelthorpe photographe, et Barthes homme de lettres). Pourtant, le commentaire de Barthes fait mine d’ignorer la circulation homo-érotique (modèle-opérateur-spectateur) inscrite en filigrane du choix de cette illustration, ce qui signale un autre trouble. A nouveau (et comme dans le cas du traitement de la tuberculose) le sens de la représentation résiste au spectateur. Tandis que dans le cas des photographies précédentes son propos parvenait à distinguer clairement studium et punctum, à présent son regard glisse d’un point à l’autre sans pouvoir se fixer. Si l’émotion demeure, le critique, touché par quelque chose qu’il ne peut pointer, est placé face à l’énigme de la signification. Rien n’apparaît donc en dehors de cette résistance à la parole : « L’impuissance à nommer est un bon symptôme de ce trouble. » D’abord captée par la figure de Bob Wilson, son attention hésite entre différents détails physiques et vestimentaires de l’homme, capitulant devant le caractère ineffable de ce désir :

Bob Wilson me retient, mais je n’arrive pas à dire pourquoi, c’est-à-dire où : est-ce le regard, la peau, la position des mains, les chaussures de basket ? L’effet est sûr, mais il est irrepérable, il ne trouve pas son signe, son nom ; il est coupant et atterrit cependant dans une zone vague de moi-même ; il est aigu et étouffé, il crie en silence. Bizarre contradiction : c’est un éclair qui flotte.374

La puissance poétique des oxymores de l’aigu-étouffé, du cri silencieux et de l’éclair flottant, rejoint dans une dimension plus rhétorique la longue liste des contradictions (générique, énonciative, matérielle) de l’esthétique photo-littéraire des textes subjectifs de Barthes. Le frisson du sens renvoie le sujet Barthes au lieu obscur de son intimité, ou « zone vague de moi-même » selon ses mots, derrière lequel apparaît l’« irrepérable », l’innommable punctum d’un désir homosexuel aussi criant que silencieux. A l’image de l’amour sans nom, les bouches entrouvertes des deux modèles, sur le point de se dire, voient leur révélation barrée par l’image. La seconde

374 Ibid., p.830. C’est nous qui soulignons.

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photographie de Mapplethorpe intégrée à La Chambre claire, « Jeune homme au bras étendu », inscrit une même tension : le corps du jeune modèle déporté du cadre nous échappe à demi, rendant la soustraction du punctum (l’autre partie du corps du garçon) effective. La légende met l’accent sur ce « geste » : « …la main dans son bon degré d’ouverture, sa densité d’abandon… ». On remarquera que c’est à nouveau la main qui, mise en valeur dans la représentation, invite le spectateur à suivre le garçon. Le décadrage éveille ce désir particulier propre au caché et indique encore une fois que la vérité est ailleurs, déportée. Ces deux portraits qui interviennent à la fin de la première section du livre apparaissent selon nous comme des pièces essentielles pour comprendre la progression de La Chambre claire. De l’une à l’autre, les deux régimes de l’inimageable se trouvent mises en place : tandis que la description du portrait de Philippe Glass et Bob Wilson relève du registre de l’ineffable, la photographie du bras étendu suggère celui du hors-champ de l’image. Tout porte à penser que ces clichés jouent véritablement le rôle de sas vers le lieu de l’inimageable qui irradie à la fin du parcours de ce livre, dans la photographie de la Mère. Telle que nous l’avons décrite, la problématique de l’homosexualité n’apparait comme la tuberculose qu’à fleur de pores, à la surface de quelques clichés. L’écriture de soi et la photographie, par le mode indiciel, déploient un désir toujours latent qui apparaît en creux, à la manière du négatif d’un cliché en développement.

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Robert Mapplethorpe, Jeune homme au bras étendu, 1975, The Estate of Robert Mapplethorpe, New York.

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Le fil religieux

Stigmate « La littérature a sur moi un effet de vérité autrement plus violent que la religion. Je veux dire par là simplement, qu’elle est comme la religion » 375, affirmait Roland Barthes dans une note de 1977. En évoquant cet « effet de vérité », avatar de l’effet de réel, Roland Barthes fait signe en direction d’une langue littéraire « révélée ». Véritable opération de croyance, la littérature partage souvent avec la spiritualité une capacité infinie d’expérience, déclinée selon une série de modalités communes (heuristique, éthique et surtout esthétique). Le développement photographique et subjectif de l’œuvre critique de Roland Barthes s’accompagne dès lors, selon nous, d’une quête intime d’ordre spirituel qu’on ne peut ignorer, nourrie de nombreuses références œcuméniques à des traditions religieuses parfois très éloignées. Si le critique a d’abord, dans ses premiers écrits, fortement investi des modèles d’écriture empruntés à des figures d’auteurs protestants ou jansénistes (du Journal d’André Gide aux Pensées de Blaise Pascal), il s’est intéressé par la suite également aux courants mystiques (notamment à l’œuvre des Exercices spirituels d’Ignace de Loyola) pour se tourner enfin, suite à ses voyages au Japon, vers le bouddhisme zen. Une certaine théologie négative permet de fédérer ces différents carrefours et nous faisons l’hypothèse que « l’interdiction de figurer », telle qu’elle se manifeste dans La Chambre claire au travers de la soustraction de la photographie de la mère, est aussi le résultat d’une certaine pensée iconoclaste qu’on retrouve, à des degrés variables et explorés selon des modalités très diverses, dans ces trois traditions. Les textes que nous évoquerons ici ne nous permettent cependant pas d’inférer que, sous ces engouements successifs, le critique se soit approprié quelque contenu doctrinal ou système de croyances. Force est de constater d’ailleurs qu’il manie souvent les termes religieux avec une certaine souplesse, sans forcément tenir compte de leur signification précise du point de vue théologique (à la façon dont il emploie certains concepts issus de la pensée grecque ou latine ou certains termes

375 « Délibération », op.cit., p.676.

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psychanalytiques). Il semble dès lors que la conscience d’un Dieu se replie sur une conscience de soi et que le dialogue avec le divin n’existe qu’intériorisé, en une figure psychologique et surtout esthétique. Encore une fois, il s’agit moins d’« adhérer » que de découvrir une langue et d’épouser une forme. Largement sous-estimé par la critique, le pan religieux de l’inimageable constitue ainsi selon nous tout un impensé de La Chambre claire qui, en véritable « récit de conversion » selon le terme de Marielle Macé 376 , est tissé de liens aux visages multiples qui ont marqué la trajectoire « illuminée » du critique. Il s’agit dès lors de faire apparaître toute l’archéologie souterraine de ces rapports qui travaillent ce dernier livre-palimpseste et composent selon nous la part ésotérique de cette histoire, celle de la relation problématique du sujet à l’image. Acceptons de ne rien savoir et franchissons une nouvelle fois le seuil de l’obscurité.

Racines protestantes

Blaise Pascal L’attitude de méfiance initiale du théoricien à l’égard de l’image argentique et son rapport distant à la culture de l’aveu toutes formes confondues renvoient, comme nous l’avons déjà suggéré, aux marques de son éducation protestante. C’est sans doute dans la correspondance que l’on trouve les traits les plus explicites d’un certain attachement à cette branche du christianisme qui, transmis du côté de sa mère, passe aussi par une réappropriation personnelle forgée de lectures fondamentales. Ainsi de certaines lettres de jeunesse d’avant la guerre, qui décrivent la naissance d’un sentiment pieux tendu entre différents horizons contradictoires, entre plusieurs pôles. Ces « conversions » marquent durablement le garçon, du moins jusqu’à son entrée au sanatorium où, préoccupé par l’état de sa santé et les premiers tourments amoureux, il délaisse apparemment ces questionnements d’ordre spirituel.

376 « La Chambre claire de Barthes réfère constamment dans sa conduite et ses topiques au récit de conversion. ». Marielle Macé, Le Genre littéraire, Garnier-Flammarion, Paris, 2004, p.20.

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Adolescent, Roland Barthes évoque déjà dans une lettre de 1934 adressée à son ami Philippe Rebeyrol, le tour ambigu de ses lectures partagées entre un registre païen – avec la découverte de Nietzsche (L’Origine de la tragédie dans la musique ou hellénisme et pessimisme) – et un registre chrétien « sous l’influence de Pascal ». S’il reconnait aux valeurs chrétiennes le pouvoir d’élévation de l’âme dans l’humilité, il inscrit cette religion aux contours flous dans un horizon personnel mêlé d’espoir, d’emportement, voire de révolte tout à fait romantique qui aboutit à un idéal paradoxal, mi-pieux mi-dyonsiaque : son « pyrrhonisme chrétien »377. A la fin de cette même année, tandis que Barthes raconte dans une seconde missive son réveillon « très orthodoxe, doux et paisible » passé à lire au lit l’évangile de Luc, il avoue à son correspondant que le lendemain, après avoir visité le temple d’Osse et décoré le sapin de Noël en compagnie du pasteur Bost, il connaît sa toute première communion : « Tu ne le sais sans doute pas, mon cher Rebeyrol, mais la communion protestante est d’une beauté et d’une grandeur qui rachète bien des erreurs de cette religion. »378 Cette première illumination ne sera pas sans marquer le rapport de Barthes à la littérature, et la figure emblématique de Blaise Pascal, évoquée dans ses lettres à côté de Nietzsche, reviendra sous la plume du critique de façon ponctuelle. Il faut rappeler que l’œuvre du janséniste incarne d’abord cette langue du XVIIème siècle puisque son écriture, comme celle de Bossuet ou de Fénelon, puise sa rigueur dans la parcimonie de l’expression379. Ce premier angle de lecture « classicisant » est pourtant rapidement délaissé par Roland Barthes au profit de son contraire : la formation, à partir des célèbres Pensées, d’un langage qui sort des canons scolastiques et précieux du classicisme captive particulièrement le critique. Blaise Pascal devient

377 « D’ailleurs tout, dans le christianisme, m’apparaît comme la forme la plus haute de l’effort, de la lutte : pour ma part, je ne conseillerais pas d’y chercher la paix et la consolation, mais plutôt le tourment qu’on ne peut apaiser, la soif qu’on ne peut étancher, etc. » Bayonne, 1er janvier 1934, in Roland Barthes. Album. Inédits, correspondances et varia, op.cit., p.33 378 Lettre du 28 décembre 1934, in Roland Barthes. Album. Inédits, correspondances et varia, op.cit., p.35 et p.36. 379 « (…) on créait cette admirable langue des XVIIème et XVIIIème siècles, dont aucun écrivain moderne ne peut se dessouvenir ; il y apprend à retenir l’expression plutôt qu’à la forcer, à vider l’image plutôt qu’à la bonder, à ordonner la pensée à la cadence d’un long souffle plutôt qu’à la morceler en notations brusques. », Barthes, « Plaisir aux Classiques », (Existences 1944), in Œuvres complètes, op.cit., t. I, p.61.

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alors sous la plume du théoricien à la fois une figure contestataire résistant jusque dans son style à l’esprit du temps, à la fois l’un des premiers penseurs du fragment. Les Pensées prennent par ailleurs la forme d’un certain idéal du « Livre » en ce qu’elles résistent précisément à l’idée ordinaire de livre. Fondée sur une esthétique vagabonde, cette écriture renonce au « développement » des idées pour déplacer l’intérêt sur leur distribution. A nouveau, Barthes décrit dans un article des Essais critiques le Livre idéal à la fois comme une « essence » et un négatif du livre :

(On pourrait sans doute demander ce qu’est un « développement », contester la notion elle-même, reconnaître son caractère mythique et affirmer au contraire qu’il y a solitude profonde, matité de la véritable idée, ce pour quoi le livre essentiel – si tant est qu’il y ait une essence du Livre – serait précisément les Pensées de Pascal, qui ne « développent » rien du tout.) 380

Parmi les traits stylistiques propres à ces pensées, Barthes retient, à partir du refus philosophique intramondain, une certaine attitude ironique à l’égard des êtres et des choses. Praticien du second degré, Blaise Pascal souffle dans un fragment de RB par RB, « Le second degré et les autres », une pratique du décrochage systématique : « (Déjà Pascal : « Pensée échappée, je la voulais écrire ; j’écris, au lieu, qu’elle m’est échappée. ») »381 Or cette mise à distance ironique, loin de se réduire à un effet ornemental, participe d’une pensée profonde qui réunit le philosophe du Grand Siècle et le critique contemporain : en spectateurs du monde, ils forgent une écriture à partir d’une vision tragique de l’homme. La publication en 1959 du livre de Lucien Goldmann, Le Dieu caché, est fondamentale sur ce point puisque l’ouvrage fait dialoguer théologie négative, pensée de l’homme et réflexion sur les formes littéraires (le genre inclassable des Pensées et la tragédie racinienne). A l’occasion d’un article sur l’état de la critique littéraire en France, Roland Barthes commente les grandes thèses développées par Goldmann : « […] rejeté de la mondanité qu’il condamne, glacé par un Dieu-spectateur qui le regarde mais ne parle jamais, l’homme tragique est voué à l’impossible : c’est la tragédie. »382 Or cette carence ontologique du monde et de l’homme marquée par l’absence d’un Dieu qui, « incogniscible », se manifeste dans son retrait, trouve maints relais dans la critique de Roland Barthes orientée par l’idéal

380 Barthes, « Littérature et discontinu », (Critique 1962), in Essais critiques, op.cit., p.61. 381 RB par RB, op.cit., p.645. 382 Roland Barthes, « Voies nouvelles de la critique littéraire en France », (Politica, Belgrade, mai 1959), in Œuvres complètes, op.cit., t. I, p.978.

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d’un degré zéro de la littérature. A l’acosmisme pascalien répond l’atopie barthésienne. A ceci près que Roland Barthes déplace la pensée philosophique du Dieu caché sur le terrain de la sémiologie, avec cette nécessité toujours reconduite de rétablir une distance sacrée entre le monde et les signes, écart incorporé ensuite dans son être propre. De même que l’homme pascalien n’accède jamais à ce Dieu qui a voulu se soustraire, de même Roland Barthes n’a le sentiment de parvenir à la signification du monde, comme au sujet qu’il est lui-même, qu’en termes voilés. Il est enfin et surtout remarquable que le penseur janséniste, lecture de jeunesse, revienne sous la plume du théoricien comme l’une de ses dernières références, peu avant sa propre mort. Barthes érige en effet les Pensées de Pascal en modèle absolu, comme en témoignent deux notes posthumes, écrites en 1979, soit juste après la rédaction de La Chambre Claire. Extraites d’un feuillet de 8 pages – esquisse du projet de la grande œuvre que devait être la Vita Nova –, elles tournent encore une fois autour du discours des Pensées. Dans une entrée datée du 2 septembre 1979, Barthes s’interroge sur le statut particulier des fragments pascaliens et dénie leur caractère d’« observations, aphorismes », pour leur conférer une qualité plus haute : ce sont, écrit-il, les « reliefs d’une Apologie de quelque chose »383. Sous l’esthétique marginale de la plume janséniste, c’est l’exigence de clarté, la rhétorique de persuasion du discours pascalien et sans doute cette « foi » qu’il existe quelque chose de quoi faire l’apologie que le théoricien prélève pour lui-même. Le lendemain « en lisant Pascal », Barthes consacre une seconde note à lister le programme d’écriture de ce roman de la Vita Nova qui, projeté dans le futur du Livre toujours à venir, ne verra jamais le jour. Les contraintes qui s’énoncent dans ces lignes sont nombreuses et restent fidèles aux modalités de La Chambre claire : la recherche d’une forme absolue du roman, une démarche entièrement placée sous la loi de « mam. », etc. Parmi les différents préalables d’inspiration pascalienne, Barthes se fixe comme perspective de donner à son propos la forme d’une « Apologie » mais l’enveloppe, comme vide, et cherche encore son objet : « – mais une Apologie de quoi ? là est la question ! En tout cas pas de « moi » ! » Et Barthes d’ajouter parmi les règles commandant ce projet d’écriture un refus net de toute substantification du moi :

383 Barthes, Vita Nova, in « Textes posthumes », in Œuvres complètes, op.cit., t. V, p.999.

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« – Plus de Je. En tout cas, pas plus que Pascal. – Ce sera difficile : lui pouvait dire : l’homme, les hommes. »384 Le mot d’ordre ne surprend guère car, en vertu des entorses qu’elle commet au pacte autobiographique, on se souvient que l’écriture de Roland Barthes dénie souvent la première personne au moment même où elle l’avère. L’auteur qui vient de terminer le livre le plus empreint de lui-même par l’emploi assumé de la première personne projette déjà dans cette note de 1979 les moyens rhétoriques d’un livre subjectif qui répondrait encore mieux à son idéal, à savoir se dire sans s’énoncer. L’ascèse du style barthésien dans sa façon rétive et soupçonneuse de sacrifier à une écriture intimiste, repoussant l’autoportrait à la faveur de toute une gamme d’esquisses (dont les fragments de la Vita Nova sont l’aboutissement dernier), obéit pleinement au principe janséniste pascalien : « Le moi est haïssable. »385 L’économie subjective, telle qu’elle se manifeste dans la pensée de Blaise Pascal et telle que Roland Barthes la reçoit, est loin de se résumer à un simple « refus » du moi mais cherche les moyens économiques de lui configurer une place et une forme adéquates comme ayant partie liée avec le vide. Cette économie de l’ego, autrement plus complexe, n’apparaît qu’au prix d’une lecture plus attentive de ce qui, sous la plume de Pascal, a pu inspirer au critique cette crainte face au risque de substantification du moi, crainte qui, présente depuis le début de l’œuvre, resurgit avec le projet de la Vita Nova. Il semble que le critique littéraire trouve en 1979 chez Pascal une réponse sous forme d’équilibre à sa conscience tragique et à l’expérience du deuil, un vécu qu’il s’agit de surmonter à travers la mise en forme dans l’écriture. Maints fragments du janséniste invitent en effet l’homme moderne placé face à sa finitude et à l’effroi devant la déréliction du monde à se recueillir dans un mouvement de retour à soi : « Tout le malheur de l’homme consiste à ce qu’il ne peut pas demeurer en repos dans une chambre. »386 Pourtant si la réponse à la mort se situe dans une forme de confrontation particulière du sujet à lui-même, et donc d’introspection, Blaise Pascal refuse en même

384 Ibid., p.1000. 385 Fragment 455, Blaise Pascal, Pensées, texte établi par Léon Brunschvicg (1897), Garnier-Flammarion, Paris, 1976, p.179. 386 Fragment 139, Ibid., p.86. Roland Barthes cite d’ailleurs ce fragment à l’occasion de son cours Comment vivre ensemble lorsqu’il développe la « cella ». La chambre pascalienne y est appréhendée comme le « symbole de ce dont on veut sortir », à savoir le monde ou le moi intramondain. Voir Roland Barthes, Comment vivre ensemble. Cours et séminaire au Collège de France 1976-1977, op.cit., p.88.

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temps les moyens même de cette introspection, à savoir le passage par le « moi » d’une part et le recours à la « puissance trompeuse » qu’est l’imagination d’autre part. La mise à distance pascalienne des facultés de représentation (rêve, imagination, etc.) constitue après le refus du moi l’autre aspect de cette réforme intérieure à laquelle Barthes aspire et qui rejaillit dans ses écrits jusque dans leur forme même. Si Pascal accuse toute forme de représentation d’être un témoignage imparfait de Dieu, Barthes cherche quelque genre littéraire ou support plastique qui soit à la hauteur de l’hommage qu’il veut rendre à sa mère : en vain. Mais dans son refus de la mimésis, Pascal soulève pourtant une exception et distingue un type d’imagination qui seul reçoit grâce à ses yeux. Mise au service d’une représentation de l’univers infini, l’imagination est utile car elle permet de situer la place de l’homme dans la nature (à savoir sa place médiane entre le rien et le tout), ce qui le met sur la voie de l’idée de Dieu. Le penseur janséniste réhabilite cette faculté au service de l’apologie lorsqu’il invite son lecteur à se représenter le ciron microscopique et l’immensité de l’espace pour éprouver face au vertige de l’infini la finitude dérisoire de sa propre condition. Les Pensées témoignent par contre d’un refus absolu de toutes les représentations analogiques et plastiques qui, comme la peinture, dénaturent la beauté et l’unité divine : « Quelle vanité que la peinture, qui attire l’admiration par la ressemblance des choses dont on admire point les originaux ! »387 Ainsi la place problématique tenue par la photographie qui est fustigée comme le lieu de l’excès du sens dans les Mythologies et qui ne reçoit un droit de cité comme support dans cette oeuvre que tardivement, n’est-elle pas la trace de cette méfiance janséniste à l’égard de la mimésis ? La soustraction de la représentation ultime de sa mère enfant n’est-elle pas le signe d’une image comprise comme duplication imparfaite du modèle absolu ? Le Dieu caché de Pascal n’inspire-t-il pas à Roland Barthes la Mère cachée ? S’il faudrait évidemment mener un travail sur le contexte d’émergence de cette réticence ancienne à l’égard de la représentation plastique dans le protestantisme depuis sa création par les réformateurs, il ne fait aucun doute que Blaise Pascal incarne l’une des figures les plus radicales de l’histoire de la pensée iconoclaste388.

387 Fragment 134, Pascal, Pensées, op.cit., p.86. 388 Selon Alain Besançon, le jansénisme adopte en effet une attitude à l’égard de l’image plus radicale que le calvinisme : « Calvin n’interdit pas l’image, à condition qu’elle abdique sa prétention à la représentation du divin. » L’Image interdite : une histoire intellectuelle de l’iconoclasme, Gallimard, Paris, 2000, p.348.

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Tour de force rhétorique, les Pensées parviennent à réaliser cet équilibre ténu visé par Roland Barthes. Bien qu’alimenté de réflexions et d’expériences personnelles, ce « texte » n’autorise jamais le retour solipsiste du sujet mais puise au contraire les moyens d’atténuer la charge subjective de ce « je » dans un dispositif énonciatif interactif. Mobile, la première personne dessine davantage la place vide du lecteur. Qui plus est, les fragments pascaliens fustigent tout mode de représentation et ne valorisent l’imagination qu’à la condition qu’elle serve un projet de conversion. Appliquée à l’idée d’infini (l’infiniment grand et l’infiniment petit) l’imagination sert l’apologie et fait signe en direction de l’omnipotence et de la perfection divine. Passée au filtre des Pensées de Pascal, l’œuvre à laquelle Roland Barthes cherche à donner forme jusque dans la Vita Nova tourne autour des traits prégnants de l’entreprise pascalienne et notamment de son « économie » de l’ego et de l’image.

André Gide Si la culture protestante de Roland Barthes a joué un rôle dans la méfiance initiale du théoricien à l’égard de la représentation, c’est dans la recherche d’une forme littéraire adéquate que cette influence s’est d’abord exercée. Car force est de constater que l’image, si elle s’obstine dans l’œuvre du théoricien, ne se déploie intensément à partir des années 1970. Dans cette perspective, on remarque que les premiers écrits de Roland Barthes semblent entretenir des affinités électives avec des modèles d’écriture de soi d’auteurs protestants qui renouvellent les canons mêmes des genres autobiographiques. Parmi les auteurs qui auront une influence stylistique déterminante sur le développement futur de la plume barthésienne, il convient de rappeler le Journal d’André Gide. Pleinement inscrite dans le sillon d’une « haine » pascalienne du moi, l’activité du diariste incarne le second grand modèle d’écriture subjective de Roland Barthes avec les Pensées. Dans l’un de ses premiers travaux, « Notes sur André Gide et son Journal », Roland Barthes s’intéresse à ce qui, sous cette esthétique flottante, fonde en propre les aspects éthiques et esthétiques des « diaires » gidiens. Dans cet article de 1942 qui, épousant

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volontairement son objet, prend lui-même la forme de notes éparses et vagabondes389, le critique lit dans le Journal l’avènement d’une forme d’aveu typiquement protestant :

Les hommes d’éducation protestante se complaisent dans le Journal et dans l’autobiographie ; outre que la nature morale de l’homme les obsède et à leurs yeux les excuse de se mettre en avant, ils trouvent dans la confession publique une sorte d’équivalence de la confession sacramentelle. Ils font cela aussi par la nécessité d’abaisser en grand un orgueil qu’ils ont bien reconnu comme le péché capital ; c’est enfin qu’ils croient toujours pouvoir se corriger. Rousseau, Amiel, Gide nous ont donné trois grandes œuvres confidentes.390

Privés des bienfaits libératoires de la pénitence, les protestants reportent ainsi un désir inavoué de s’avouer, sur le papier. Cette nécessité d’écrire à la première personne naît ainsi d’un glissement : l’expression de soi orale du confessionnal catholique sort de l’espace « intime » de L’Eglise et devient une expression écrite et publique, qui continuerait selon Roland Barthes de poursuivre un but autocorrectif. A la fois réceptacle de la culpabilité et terrain de perfectionnement moral, les confessions dans leur version protestante incarnent déjà, sous la plume du Barthes de 1942, la forme acceptable de l’écriture du moi en ce que, visant avant tout l’humilité de l’ego, elles l’empêchent en même temps de se sédimenter. Si le Journal de Gide est bien une écriture égotiste, le moi, au lieu d’y être déroulé de manière explicative et externe, s’enroule sur lui-même de manière réflexive et intériorisée : « C’est une œuvre égoïste, même, et surtout précisément lorsqu’elle parle des autres. Bien que le trait de Gide soit toujours d’une grande acuité, il n’a de valeur que par sa force de réflexion, de retour sur Gide lui-même. »391 Différents aspects de la personnalité de l’écrivain coexistent, et travaillent ensemble en sous-main son portrait peu à peu déplié au fil des notes en « un être simultané ». Deux principes régissent selon Roland Barthes cette forme complexe et instantanée d’écriture de soi. Un souci de « fidélité » traverse d’une part cette écriture personnelle dans la mesure où elle fait naître les romans : le journal apparaît comme un véritable laboratoire de fictions et un vivier de personnages littéraires. D’autre part, le goût de Gide pour les « contradictions » entre deux courants, passions et traits identitaires trouve dans cette écriture quotidienne le lieu où se déployer.

389 Il ouvre ainsi son propos sur ce préambule : « Retenu par la crainte d’enclore Gide dans un système dont je savais ne pouvoir être jamais satisfait, je cherchais en vain quel lien donner à ces notes. Réflexions faite, il vaut mieux les donner telles quelles, et ne pas chercher à masquer leur discontinu. L’incohérence me paraît préférable à l’ordre qui déforme. » Barthes, « Note sur André Gide et son Journal », op.cit., p.33. 390 Ibid., pp.33-34. 391 Ibid., p.34.

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On est alors en droit de se demander si Roland Barthes en annexant ces deux ordres – la fidélité à soi et l’inconstance – ne reconduit pas une logique contradictoire. Il est d’ailleurs fascinant que Barthes, qui sera lui-même considéré comme un auteur inclassable et contradictoire, ait relevé chez Gide l’authentique beauté de cette labilité identitaire. Et de façon liée à ce miroitement, il est enfin tout à fait frappant que Roland Barthes ait, dans une remarque de son article de 1942, mis en abyme toutes les étapes de son futur cheminement « spirituel », au point que tout l’itinéraire « religieux » se trouve condensé par anticipation dans cette note :

Au Japon, où le conflit entre catholicisme et protestantisme, entre hellénisme et christianisme n’a pas grand sens, Gide est pourtant très lu. Qu’aime-t-on en lui ? L’image d’une conscience qui recherche honnêtement la vérité.392

Le Japon, les Grecs, les chrétiens : tout un matériel embryonnaire gît informe dans cette note et lie encore une fois Gide et Barthes. La projection du critique sur le diariste sert à justifier l’hybridité heureuse de ses propres horizons qui, tissés de perspectives croisées, ne se succèdent pas mais trouvent souvent les moyens de s’intriquer. En 1942, le Japon est déjà perçu comme le lieu de la suspension du sens. Le propos insiste encore sur le goût syncrétique de Gide et l’écrivain apparaît au critique tendu « entre hellénisme et christianisme », couple qui rappelle l’ambiguïté de la formule de Barthes lorsqu’il évoquait avec emphase son « paganisme chrétien », dans sa lettre à Rebeyrol. On trouve d’ailleurs une parfaite transposition de cette double passion dans l’article de 1942, mais attribuée à Gide :

Beaucoup ne savent s’ils doivent davantage reprocher à Gide son paganisme ou son protestantisme. Ils sont comme l’âne de Buridan, entre l’eau et le chardon ; or, c’est à son indécision que le chardon doit de continuer à croître et l’eau à couler.393

Par identification, Barthes refuse d’appliquer à l’œuvre gidienne une grille évolutive qui suivrait le canevas évangélique du chemin de conversion ; il fait de cette position carrefour et indécise un lieu fertile. Eric Marty, dans son étude consacrée au Journal de Gide, a bien montré comment le problème central de la conversion dans ce texte trouvait racine dans une impossibilité de conclure et, partant, une peur de donner une forme définitive au moi :

392 Ibid., p.39. 393 Idem.

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Il faut donc comprendre le mouvement religieux de Gide – tel, du moins, que son Journal le manifeste – comme un mouvement toujours barré, passant, sans cesse, par les tourniquets du présent […] Ce mouvement fait songer, du reste, à un autre paradoxe qui, à sa manière, pourrait partiellement définir le Journal : être soi-même sans être soi.394

A ceci s’ajoute une compréhension de Dieu propre à Gide : il postule certes comme Pascal un Dieu inaccessible, mais dans l’immédiat, jamais dans l’absolu. Au Dieu caché de Pascal s’oppose selon l’expression de Gide en 1947 le « Dieu à venir »395. Selon cette analyse, l’accès à la révélation divine, sans cesse reportée, influe sur la négation de soi qui caractérise le Journal : « il sait que se convertir ne pourrait aboutir, par un autre tour, qu’à une nouvelle substantification du Moi (symétrique et inverse du Moi mondain) ; il sait enfin que la présence ne peut passer par la dénégation. »396 Ce qui séduit Roland Barthes dans l’activité du diariste gidien, c’est en effet précisément la façon dont l’aveu se dérobe. Au rythme d’un mouvement dialectique, les notes quotidiennes suivent la ligne sinueuse d’un chemin de croix mi-protestant mi-païen, ainsi que l’écrit Barthes lui-même : « C’est moins une confession que le récit d’une âme qui se cherche, se répond, s’entretient avec elle-même […]. »397 Mais l’attachement à cette figure demeure. Lors d’un entretien 25 ans plus tard, masqué sous la troisième personne, Roland Barthes désignera encore son attraction pour l’auteur comme une reconnaissance de lui-même : « Il était protestant. Il faisait du piano. Il parlait du désir. Il écrivait. »398 Les affinités électives entre les deux auteurs sont multiples et touchent à une série d’intérêts profonds qui prennent la forme de traits identitaires. Revenant dans le RB par RB sur la figure gidienne élevée au rang de mythe, Barthes retient du maître d’abord le sujet admiré de loin qui, en intouchable, est appelé à rester une « posture » littéraire, à en croire l’évocation du fragment « L’écrivain comme fantasme »399. Dans ce même livre, Roland Barthes évoque encore André Gide comme

394 Eric Marty, L’écriture du jour : Le Journal d’André Gide, Seuil, Paris, 1985, pp.127-128. 395 André Gide, Feuillets d’automne, 1947, Journal, tome II, p.310, cité par Eric Marty, L’écriture du jour : Le Journal d’André Gide, op.cit., p.129. 396 Marty, L’écriture du jour : Le Journal d’André Gide, op.cit., p.130. 397 Barthes, « Note sur André Gide et son Journal », op.cit., p.34. 398 Barthes, Entretien « A quoi sert un intellectuel ? » (Le Nouvel Observateur, 10 janvier 1977), in Œuvres complètes, op.cit., t. V, p.366. 399 « De quel contemporain vouloir copier, non l’œuvre, mais les pratiques, les postures, cette façon de se promener dans le monde, un carnet dans la poche et une phrase dans la tête (tel je voyais Gide circulant de la Russie au Congo, lisant ses classiques et écrivant ses carnets au wagon-restaurant en attendant les plats ; tel je le

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son « Ursuppe ». Plus qu’un lien de proximité et d’influence, l’expression suppose une fusion quasi organique : la figure gidienne injecte au critique un véritable « goût » pour la littérature, terme à entendre dans toute sa physicalité. L’auteur admiré s’inflitre, comme la substance fluide et heureuse d’une soupe qui, incorporée, est ensuite digérée par le théoricien pour rejaillir enfin dans une forme d’écriture, celle qui tente Barthes depuis toujours et à laquelle il s’essaie à demi-mot : le journal. L’importance du Journal de Gide, comme celle du « livre essentiel » des Pensées de Pascal, tient encore une fois à la place du « moi » dans le discours. Le sujet qui s’énonce, pris dans le jeu de la trace et de l’effacement, est réduit à un chatoiement identitaire. Mosaïques, ces deux œuvres, sortes d’amours de jeunesse, inspirent au théoricien une esthétique fragmentaire qui ne s’épanouira que bien plus tard, à partir de ses productions des années 1970.

Réhabilitation de l’image : Ignace de Loyola et l’imitation Comme nous l’avons analysé précédemment lors de notre parcours, la photographie est associée par Roland Barthes à l’icône, notamment au travers de la relique du Saint Suaire de Turin. Cette présence d’un signe emprunté à la mystique catholique peut surprendre au vu de l’imprégnation protestante que nous avons décrite, et pourtant Barthes s’en revendique dans un extrait que nous avons déjà cité et qui mérite d’être entendu dans son entier :

Quoique issu d’une religion sans images où la Mère n’est pas adorée (le protestantisme), mais sans doute formé culturellement par l’art catholique, devant la Photo du Jardin d’Hiver, je m’abandonnais à l’Image, à l’Imaginaire. Je pouvais comprendre ma généralité ; mais l’ayant comprise, invinciblement, je m’en échappais. Dans la Mère, il y avait un noyau rayonnant, irréductible : ma mère.400

A nouveau, certaines lettres de jeunesse nous fournissent des informations biographiques précieuses qui permettent de comprendre ce qui, en deçà de ces fascinations pour des confessions contraires, habite le critique depuis sa jeunesse. En mars 1939, pas moins de cinq ans après l’épisode de sa communion protestante,

vis réellement, un jour de 1939, au fond de la brasserie Lutétia, mangeant une poire et lisant un livre) ? », in RB par RB, op.cit., pp.655-656. 400 La Chambre claire, op.cit., p.850.

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Barthes confie longuement à son même ami Philippe Rebeyrol l’expérience de ce que nous serions tenté d’appeler sa « seconde révélation ». Après un séjour de vingt-quatre heures dans une abbaye de Bénédictins, près de Bruges, le jeune homme revient selon ses mots « désorienté, déconcerté » :

[…] en réalité et intérieurement je suis plutôt abasourdi (c’est le mot) par la révélation de ce monde monacal, que d’ailleurs – je me rends cette justice – je n’ai jamais raillé ou mésestimé, car j’ai toujours eu un respect infini et une secrète envie pour tout ce qui est catholique.

A nouveau, Barthes n’adhère pas à quelque croyance, comme il s’empresse de le préciser à son ami, mais son élan vise une réforme intérieure d’un autre ordre, liée à une forme de vie, celle de la vie monastique :

Tu comprends bien qu’il ne s’agit pas du tout d’une révélation religieuse, car Dieu et le Christ sont – pour le moment – tout à fait hors du débat […] Ce qui m’a – plus qu’ému – véritablement désorienté, c’est la vision d’une stabilité aussi parfaite, aussi féconde dont chacun des moyens quotidiens et matériels pour la nourrir m’a paru supérieurement intelligent et efficace.401

Ce sont donc bien les rites et les manifestations extérieures de l’harmonie religieuse, telle qu’elle s’incarne dans la société monacale, qui attirent son attention. Comme en témoignent ces extraits de sa correspondance, l’adolescence de Roland Barthes est ponctuée de révélations morales et esthétiques, tantôt protestante tantôt catholique, autant de « conversions » qui trouvent selon nous des résonances dans son parcours théorique, notamment en ce qui concerne la relation du croyant à la représentation. L’interdit de la figuration plastique reste ce qui le rebute dans le puritanisme et le mène à se tourner vers la mystique catholique. C’est du moins ce que suggère une note du 19 juillet 1977, parue dans « Délibération » :

Le matin, tôt, revenant de chercher le lait, j’entre dans l’église, pour voir. Elle a été refaite selon le new-look conciliaire : c’est tout à fait un temple protestant (seules les galeries en bois marquent une tradition basque) ; aucune image, l’autel est devenu une simple table. Nul cierge évidemment : c’est dommage, non ? 402

Il convient surtout de rappeler que Roland Barthes consacrera une partie de son livre Sade, Fourier, Loyola à la figure d’Ignace de Loyola, fondateur de la Compagnie de Jésus. Nul doute que l’importance accordée à la question de l’image dans l’économie religieuse du saint ait orienté le choix de Barthes.

401 Paris, 1er mars 1939, in Roland Barthes. Album. Inédits, correspondances et varia, op.cit., p.39. 402 « Délibération », op.cit., p.674.

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Mais si le théoricien de la littérature s’intéresse à l’œuvre d’Ignace de Loyola, c’est d’abord qu’il incarne, comme Blaise Pascal, un empiriste du discours en rupture totale avec la tradition de son époque. Qu’il nous soit permis de rappeler d’abord en quoi consiste ce geste de renversement fondamental qui, traversant l’œuvre ignacienne, trouve un reflet dans la radicalité de la critique de Roland Barthes. La méthode d’oraison ignacienne se dessine en effet une place unique dans l’histoire du jésuitisme par rapport aux autres techniques de méditations : au lieu de viser en premier lieu l’accueil du divin en soi (comme c’est le cas d’ailleurs des méditations orientales ou du zen), elle recherche un mode de communication entre l’homme et Dieu et vise, partant, l’invention d’une langue : « Il s’agit d’élaborer techniquement une interlocution, c’est-à-dire une langue nouvelle qui puisse circuler entre la divinité et l’exercitant. »403 La section du livre de Barthes consacrée à saint Ignace de Loyola naît de cet idéal utopique du « logothète » (« fondateur de langue »), rehaussé par la fascination du critique pour cette figure qui, sur le plan biographique, a pratiqué un ascétisme radical404. La création d’une langue singulière (coupure de la langue maternelle) a pour corollaire une vie de silence et de solitude (coupure sociale). Le retrait du monde et le découpage du temps en horaire réunissent le mystique et l’écrivain, et évoquent en filigrane le mode de vie réglé de Roland Barthes lui-même :

C’est sans doute pour cela que l’appareil méthodique installé par Ignace, réglant jours, horaires, postures, régimes, fait penser, dans sa minutie extrême, aux protocoles de l’écrivain (il est vrai, en général, mal connus, et c’est dommage) : celui qui écrit, par une préparation réglée des conditions matérielles de l’écriture (lieu, horaire, carnets, papier, etc.), qu’on appelle communément le « travail » de l’écrivain et qui n’est le plus souvent que la conjuration magique de son aphasie native, tente de capturer « l’idée » (ce à quoi l’aidait le rhéteur), tout comme Ignace cherche à donner les moyens de saisir le signe de la divinité.

Coupure langagière et sociale, le geste de césure opéré par Ignace de Loyola se manifeste encore par la forme singulière de ses écrits qui tranche en tous points avec la production jésuite de son temps. Loin de se laisser réunir en un ensemble doctrinal unifié, les textes de saint Ignace ne proposent aucun traité rassemblant les principes de sa doctrine comme on en trouve ordinairement chez les fondateurs d’Ordre. De son

403 Sade, Fourier, Loyola, op.cit., p.739. 404 Barthes s’intéressera par la suite particulièrement aux différentes communautés d’ascètes et modalités de vie monastique dans son cours Comment vivre ensemble.

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parcours naît une constellation d’écrits comme autant de pistes à suivre : aux trois opuscules à vocation utilitaire405 s’ajoute le Journal spirituel, qui sous une forme fragmentaire et désordonnée trahit davantage les préoccupations intimes du saint quant à certains problèmes liés au devenir des églises de la Compagnie de Jésus406. On retrouve ainsi comme chez Pascal et Gide une prédilection pour les formes éclatées. Signe d’un refus de clôturer l’écriture en « corpus », l’œuvre est toujours combattue et nourrie par cette activité d’écriture personnelle souterraine. On s’accorde ainsi à considérer qu’il existe chez le mystique des passerelles entre les deux pans de son travail – l’intime et la praxis – et que ses livres de méthode s’enracinent dans des expériences vécues407. S’il existe donc de nombreuses accointances entre les exercices spirituels du directeur de conscience et le rapport vivant de Roland Barthes à la littérature, c’est encore que leurs textes sont traversés par un double désir : configurer une place adéquate au sujet et à la représentation « imagée ». Ce que nous voudrions cerner ici, outre les rapprochements liés à la pratique de l’écriture et aux cadres génériques, c’est la manière dont Roland Barthes a su s’approprier la matière des Exercices spirituels et en re-concevoir les enjeux majeurs en ce qui concerne la place du sujet et de « l’image ». Si le théoricien de la littérature insiste en 1971 sur le geste de sape opéré par Ignace de Loyola, c’est aussi que son projet de fondation d’une langue nouvelle articule le récit à l’image qui, généralement proscrite comme une puissance trompeuse, se trouve réhabilitée comme un moyen central de médiation du message évangélique. Sur fond historique de Contre-Réforme, Ignace de Loyola pose à nouveaux frais et de manière originale le problème de l’articulation des impératifs du « croire » et du « voir », question que Barthes joue selon nous à se poser à propos de la littérature.

405 Les Exercices spirituels, texte au centre du commentaire de Roland Barthes, constituent une méthode d’ascèse, tandis que les Constitutions dessinent davantage un code de vie collectif, et Récit du Pèlerin, la narration d’une expérience destinée à un large public qui pourrait en tirer quelque utilité. 406 Placé sous le sceau de l’énigme et de l’inachèvement, ce dernier texte participe d’une écriture à caractère autobiographique qu’Ignace de Loyola a pratiquée à partir de sa conversion, consignant dans un premier temps des extraits de ses lectures dans des carnets, puis, à partir de son séjour dans une grotte près de la ville de Manrèse, des expériences personnelles. 407 Ainsi Alain Guillermou signale par exemple à propos des Exercices spirituels : « Autre vérité : les Exercices spirituels traduisent des expériences mystiques que saint Ignace a faites. C’est une sorte de journal intime, au même titre que le Journal Spirituel ou que le Récit du Pèlerin. » Voir Alain Guillermou, St-Ignace de Loyola et la Compagnie de Jésus, Seuil, Paris, 1960, p.74.

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Sensible à la façon dont les différentes périodes de l’histoire réorganisent l’économie des cinq sens en fonction du climat religieux qui y règne, Roland Barthes commence ainsi par rappeler comment l’ouïe domine tout le Moyen-âge, reléguant la faculté de la vue au troisième rang, tandis que la Renaissance voit fleurir sous l’influence de la mystique ignacienne un intérêt neuf pour la vue qui devient alors le premier soutien de la foi. Mais comme le rappelle Roland Barthes à l’occasion de ce commentaire, les résistances à l’image restent nombreuses au sein des courants mystiques qui continuent à l’associer tantôt au mercantilisme chez Jean de la Croix, tantôt à une puissance trompeuse et vagabonde chez Thérèse d’Avila. La méthode d’oraison d’Ignace de Loyola repose donc sur un geste révolutionnaire au sein de la tradition mystique : mettre fin à une crainte ancestrale de nature iconoclaste.

A ces méfiances, ascétiques ou mystiques, on sait qu’Ignace répond par un impérialisme radical de l’image : produit de l’imagination dirigée, l’image est la matière constante des Exercices : les vues, les représentations, les allégories, les mystères (ou anecdotes évangéliques), suscitées continûment par les sens imaginaires, sont les unités constitutives de la méditation, et, […] ce matériel figuratif a tout naturellement engendré, après la mort d’Ignace, une littérature d’illustrations, de gravures […].408

Il nous semble que cette primauté accordée à l’image au sein de la hiérarchie des sens constitue une préoccupation de Roland Barthes, qui à l’occasion de ce texte cherche précisément sous la dialectique de la « vue » et de l’« ouïe » un moyen d’articuler l’« image » et la « voix » au sein de l’expérience littéraire dans son propre travail critique. Sorte de doublure de la vue, l’ouïe se manifeste par la parole qui s’échange dans l’exercice spirituel ignacien entre les différentes parties prenantes (l’exercitant, Dieu, le directeur de conscience, etc.) dans une variation des points de vue. Aussi n’est-on pas surpris que Roland Barthes accorde à l’occasion de ce commentaire une attention particulière aux problèmes d’énonciation qui se trouvent au cœur des exercices ignaciens. Il faut tout d’abord s’entendre sur le rôle de cette « vue » et sur le sens exact qu’Ignace de Loyola confère à la notion complexe d’« image ». Barthes analyse le traitement extrêmement singulier qui permet ce miracle historique : rendre soudain la représentation « visuelle » des mystères évangéliques si acceptable au sein de la tradition chrétienne. L’image dans la spiritualité ignacienne, telle que l’analyse Sade, Fourier, Loyola, ne constitue pas simplement ce support matériel propédeutique qui,

408 Sade, Fourier, Loyola, p.758

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en « littérature de l’illettré », doit servir l’éducation du peuple en rendant le message chrétien assimilable par d’autres voies que celles des moyens linguistiques ; elle ne se réduit pas non plus à cette image qui, centrale dans l’activité apostolique des jésuites, visait à démontrer de façon « magique » la puissance des mystères divins aux païens. Appui nécessaire, la représentation iconographique (icône ou relique) doit servir de support chez Loyola à la production d’une image hautement supérieure parce qu’intériorisée : ce sera l’« imitation ». La fonction de « l’image comme imitation » est moins d’instruire et de convaincre que de re-produire les mystères chrétiens éprouvés par le sujet de manière transitive. Tandis que l’imagination s’emploie à représenter les enfers par exemple, elle choisit – et c’est là sans doute l’originalité de l’exercice ignacien dans la perspective de Barthes – de ne pas puiser dans le répertoire d’images existantes (l’« imaginaire » infernal) mais passe par un processus d’intellectualisation et de perception sensible : le fantasme. A la représentation comme objet figé, Ignace de Loyola substitue la « re-présentation » imaginative mobile. Dans cette perspective, l’imitation ignacienne, loin de se réduire à une « vision » mystique au sens extatique de Thérèse d’Avila, devient une « vue », comme le rappelle Barthes :

L’image ignacienne n’est pas une vision, elle est une vue, au sens que ce mot a dans l’art de la gravure (« Vue de Naples », « Vue du Pont-au-Change », etc.) ; encore cette « vue » doit-elle être prise dans une séquence narrative, un peu à la façon de la sainte Ursule de Carpaccio ou des illustrations successives d’un roman.409

L’extrême singularité de cette image « narrativisée » réside dans sa capacité virtuelle à engager successivement l’entier du corps appelé à réaliser la performance dictée par les exercices. Chaque sens est sollicité (tactile, auditif, etc.) pour répondre aux modalités propres de l’exercice, un déroulement charnel qui obéit à la logique du « Verbe incarné ». Cette fonction imitative basée sur le fantasme trouve selon Roland Barthes sa meilleure description chez Georges Bataille, dans L’Expérience intérieure, qui souligne comment l’originalité de cette méthode ascétique réside dans la qualité dramaturgique de l’exercice :

A ce sujet, c’est une erreur classique d’assigner les Exercices de saint Ignace à la méthode discursive : ils s’en remettent au discours qui règle tout mais sur un mode dramatique. Le

409 Ibid., p.748.

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discours exhorte : représente-toi, dit-il, le lieu, les personnages du drame, et tiens-toi là comme l’un d’entre eux ; dissipe – tends pour cela ta volonté – l’hébétude, l’absence auxquelles les paroles inclinent.410

Au travers des différentes stations étagées par paliers sur quatre semaines, l’exercitant incorpore les étapes du canevas évangélique en reconstituant mentalement les conditions (l’unité de temps et l’unité de lieu, les attitudes, les actions des protagonistes, etc.) dans une véritable mise en scène du théâtre de la Passion, ou dans un « tableau vivant » selon le mot de Barthes. Remarquable ici, l’expression de « tableau vivant », également employée à propos des scènes libertines dans le chapitre consacré au marquis de Sade de ce même livre, suggère qu’un lien souterrain existe entre les séquences des Exercices, véritables scénarios chrétiens, et la scénarisation du fantasme libertin411. De même que le personnage sadien imagine et orchestre la scène de son désir, de même l’exercitant chrétien se représente par avance les enfers ou se souvient de la crucifixion comme s’il y était. Image-récit, circulation, dramaturgie, l’imitation ignacienne inverse le présupposé qui tendrait à faire de l’image le lieu immuable de la contemplation. Révolutionnaire, l’imitation l’est encore dans la relation inédite qu’elle instaure avec le sujet. Si le concours des cinq sens n’est pas simplement métaphorique, saint Ignace détourne pourtant la sensibilité de sa fonction habituelle : les sens et la vue notamment, sont tournés vers l’intérieur. L’expression « Réfléchir en soi-même » intervient d’ailleurs neuf fois dans les Exercices spirituels412 comme un appel ou une injonction à cette forme particulière de l’introspection. Le mouvement de ce regard retournant en lui-même fait de la vue ignacienne un paradoxe complet : il s’agit d’une contemplation invisible. L’accès au visible coïncide toujours en même temps avec un travail presque hygiénique qui consiste à purger l’esprit de cette image. Si le mouvement paradoxal de présence-absence peut ici surprendre, il répond à la logique spirituelle de l’exercice accompli par le chrétien pour se libérer de l’image terrifiante des enfers ou de celle des péchés les plus abjects. L’enracinement de l’image ne dure jamais pour satisfaire à cette exigence d’évacuation. Comme le décrit Pierre-Antoine Fabre dans son livre sur l’image chez Loyola : « Cette contemplation n’est invisible que parce qu’elle produit

410 Georges Bataille, L’Expérience intérieure, Gallimard, Paris, 1986, p.26. 411 Sade, Fourier, Loyola, op.cit., p.836. 412 François Marty rappelle que cette autoréflexion ne renvoie pas à une démarche intellectuelle mais à un mouvement d’« intériorisation de la connaissance ».

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l’image d’une réalité immédiatement présente dans le projet de son rejet ; elle veut l’anéantir. Il y a tension vers l’invisibilité : je veux ne plus avoir à voir. »413 Le commentaire de Roland Barthes parcourt donc l’ouvrage de saint Ignace en s’attachant à certains points particuliers de sa doctrine, révélateurs de ce que le critique prélève pour lui-même dans l’idée de poursuivre la démarche amorcée dans son propre travail. Nous voudrions opérer maintenant trois haltes sur des éléments de la méditation ignacienne qui, tirés de la lecture de Barthes, posent et assurent certains enjeux spécifiques de sa réflexion sur la représentation : il nous faut dès lors nous arrêter sur la place du sujet d’une part, le rôle de l’image d’autre part. Enfin l’analyse s’attachera au motif central du « locus » qui polarise ces deux pans. C’est d’abord l’emploi de la première personne qui, comme l’a montré Louis Marin à partir du Récit d’Ignace de Loyola, est l’objet d’un traitement singulier dans le cadre méthodologique de l’écriture mystique. Tirant le récit de soi vers l’« autographie » – écriture qui tourne autour de la part de défaut et du vide du sujet – les opuscules du mystique sont traversés par un dispositif oral au cœur de l’expérience spirituelle. Un écart se creuse dans cette parole entre le moment énonciatif et celui de l’énoncé que le lecteur est chargé d’actualiser : « La sortie de l’aporie de toute autographie s’effectue par une machination d’écriture qui manipule le temps passé de l’histoire par celui présent de la narration et produit le sujet de l’énoncé narratif comme « simulacre » du dispositif de l’énonciation. »414 Si l’analyse de Louis Marin porte en particulier sur le récit du pèlerin (le Récit) et les jeux de déplacement qui s’opèrent entre le « il » ou « le pèlerin » d’une part et le « je » d’autre part, une même circulation apparaît dans le « je » ouvert des Exercices spirituels, « je » qui doit être actualisé par l’expérience de chacun. Dépersonnalisé, point de coïncidence entre toutes les personnes, le « je » de la méditation ignacienne est réduit, comme le souligne Barthes, à sa fonction locutoire de « shifter », carrefour énonciatif qui correspond à ce degré zéro de la personne recherché inlassablement par Barthes, jusqu’à l’évidement : « Quant au je ignacien, du moins dans les Exercices, il n’a aucune valeur d’être, il n’est nullement décrit,

413 Pierre-Antoine Fabre, Ignace de Loyola : le lieu de l’image. Le problème de la composition de lieu dans les pratiques spirituelles et artistiques jésuites de la seconde moitié du XVIème siècle, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 1992, p.32. 414 Louis Marin, La voix excommuniée. Essais de mémoire, Galilée, Paris, 1981, p.43. Voir aussi Louis Marin, L’écriture de soi, PUF, Paris, 1999, p.143.

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prédiqué, sa mention est purement transitive, impérative […]. » 415 De là, une fissuration identitaire et une indistinction entre l’auteur et le lecteur de la méthode : dans l’ouverture d’une circulation de voix, le « retraitant » est pris dans les rets de la re-production fantasmatique, dont les effets sont comparables à ceux du « haschich » sur l’esprit : la méditation produit la « présence flottante du sujet »416. Loin de se découvrir un « moi » plein, comme ce sera le cas dans les Méditations métaphysiques de Descartes, l’exercitant demande au contraire à Dieu, selon le terme ignacien, la « honte et confusion de moi-même »417, humiliation qui répond au traitement négatif de la subjectivité, pascalien et gidien, qui intéresse par ailleurs Barthes. A cette première neutralisation du sujet s’ajoute son éternel corollaire, une aseptisation de l’image au sens courant du terme. Barthes trouve chez Loyola l’idéal dynamique et circulatoire de l’« image » comme signe discursif et non comme représentation plastique ornementale et esthétique :

Autant l’imaginaire d’Ignace est nul, autant son imagination est forte (inlassablement cultivée). Il faut entendre par ce mot, que l’on prendra au sens pleinement actif qu’il pouvait avoir en latin, l’énergie qui permet de fabriquer une langue dont les unités seront certes des « imitations », mais nullement des images formées et emmagasinées quelque part dans la personne.418

C’est donc un véritable travail « correctif » qui s’opère au cours de la méditation qui par touches tente d’arriver à une vision nette du mystère chrétien. Il s’agit de fixer par l’imagination une représentation sans laisser à l’image le loisir de se coller, de se stocker dans l’esprit du sujet soumis à un travail de purge. Ainsi, loin de marquer une simple conversion à l’image, la lecture des Exercices par Barthes reconduit un rapport « négatif » et « répulsif »419 au signe qui, présent dès Le Degré zéro de l’écriture, refait surface jusque dans La Chambre claire : il s’agit de mettre fin à l’imaginaire (compris dans le sens d’un répertoire d’images) pour entrer dans un processus infini d’imagination, schème par lequel les pensées sont canalisées. Notre exposé serait incomplet s’il faisait l’impasse sur le dernier carrefour de la méditation ignacienne qui intéresse Roland Barthes et influence selon nous son double

415 Sade, Fourier, Loyola, op.cit., p.744. 416 Ibid., p.756. 417 Ignace de Loyola, Exercices spirituels, 48.4-5, in Ecrits, Desclée de Brouwer Bellarmin, Paris, 1991, p.80. 418 Sade, Fourier, Loyola, op.cit., p.745. 419 Ibid., p.743.

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intérêt pour la photographie et la subjectivité : le locus evangelicus. Pièce centrale des Exercices spirituels exhumée par Barthes dans son commentaire, le locus se laisse lire comme un nœud archéologique du concept de « ça a été ». Polysémique, la notion de locus renvoie en latin tant à un lieu (sur le plan spatial et géographique) qu’à un moment (sur le plan temporel) et réfère encore sur le plan symbolique au tombeau, à la sépulture. Aussi le commentaire de Barthes ne manque-t-il pas de rappeler ce référent absolu qui, dans l’épisode de la Passion, désigne non un corps, mais « ce » corps du Christ en croix qu’il s’agit pour le retraitant de revivre :

Le corps dont il s’agit chez Ignace n’est jamais conceptuel : c’est toujours ce corps : si je me transporte dans une vallée de larmes, il faut imaginer, voir cette peau, ces membres parmi les corps des animaux et percevoir l’infection qui sort de cet objet mystérieux dont le démonstratif (ce corps) épuise la situation, puisqu’il ne peut être jamais que désigné, non défini.420

Il s’agit dès lors de remonter d’un exercice à l’autre vers cette source physique, vivier originaire d’images matérielles qui, dans la perspective ignacienne, dessine un lieu de fondation de la foi. Relu par Barthes au prisme de ce « déictisme du corps »421, il devient le lieu du texte, un lieu de mémoire grevé par l’oubli422 ou encore celui de l’énonciation subjective423. Point fuyant du passage du temps, la composition de lieu ignacienne est traversée par un réseau de contraires qui passent, comme l’a très bien montré Pierre-Antoine Fabre, par une « topologie négative »424. Redouté et désiré, tout porte à croire que ce « référant » absolutisé trouvera une traduction dans l’écriture personnelle de La Chambre claire au travers du corps adoré de la mère qui, retrouvé sur une photographie, est appelé à demeurer invisible. A la lumière des précédentes remarques, force est de constater que la réflexion menée par Barthes en 1980 sur la dimension négative de l’essence de la représentation photographique rencontre l’expérience des Exercices d’Ignace de Loyola. Le concept d’« imitation » ignacienne permet au théoricien d’envisager une certaine place à

420 Ibid., p.754. 421 Idem. 422 « L’événement ignacien, par lequel cette étrange concrétion vole en éclats, est défini comme le lieu historique de l’émancipation de la mémoire, et par conséquent le lieu de passage fondamental d’une histoire de l’image. », in Pierre-Antoine Fabre, Ignace de Loyola : le lieu de l’image, op.cit., p.20. 423 Il n’est pas rare que le sujet dans les Exercices spirituels se voie lui-même : « Le second préambule : composition, en voyant le lieu : ce sera ici me voir moi-même, comme je suis devant Dieu Notre Seigneur et tous les Saints […] ». Voir Exercices spirituels 151, in Ecrits, op.cit., p.128. 424 Pierre-Antoine Fabre, Ignace de Loyola : le lieu de l’image, op.cit., p.50

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l’image dans sa critique jusqu’ici passablement récalcitrante à la représentation. Si l’apport des Exercices est important sur le plan thématique, nous faisons l’hypothèse que le commentaire de Barthes ne manque pas en retour d’imprimer ses vues sur la méthode ignacienne en la faisant entrer en résonance avec son projet sémiologique. La section de Sade, Fourier, Loyola consacrée aux Exercices spirituels est ainsi fortement orientée, voire biaisée par la perspective « linguistique » : « […] mais la première origine de ce langage est d’ordre sémiologique : Ignace a lié l’image à un ordre du discontinu, il a articulé l’imitation, et il a fait ainsi de l’image une unité linguistique, l’élément d’un code. »425 Le point de vue linguistique tord parfois jusqu’au vocabulaire spirituel ignacien : ainsi le « discernement » mystique est rebaptisé « articulation » (en référence à l’articulation de la phrase dans le discours, mais aussi à l’articulation du photogramme dans la pièce de théâtre brechtien ou dans le déroulement filmique eisensteinien) ; de même, la « théophanie » mystique devient sous la plume de Barthes une « sémiophanie » 426 . Dans la perspective d’une réduction linguistique de l’image, Barthes annule jusqu’au « style » ignacien, réduit à un minimum formel. « Nudité », « voie neutre », le critique ressaisit à l’occasion de ce commentaire un lexique qui, à l’endroit de l’image, est comme délesté de toute charge positive ou négative. Si le texte des Exercices est « à peine du langage »427, Barthes détourne notre attention en revanche sur l’organisation du discours. Arborescence en réseau, « répétitions », « topiques », etc. forment autant de notions qui sous la plume de Barthes se détachent a priori du propos d’ensemble et constituent les signes de cette immense entreprise de mise en forme spirituelle qui l’intéresse et à laquelle il donne quelque assise conceptuelle. Le commentaire ne suit pas de manière linéaire le développement quelque peu fastidieux de la méthode des exercices, mais réduisant les problèmes théologiques de fond à la pose de quelques jalons, en décrit par contre longuement la structure. Par sa lecture sémiologique des Exercices, Roland Barthes tempère le christianisme de l’affect pour lui conférer une nouvelle épaisseur spéculative.

425 Sade, Fourier, Loyola, op.cit., p.749. 426 Ibid., p.746. et p.747. 427 Ibid., p.735.

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En cherchant à faire apparaître la portée du regard sémiologique sur cette lecture, nous venons d’atteindre un dernier point problématique des Exercices, qui touche à la place de l’émotion religieuse dans l’expérience de l’imitation. Réflexe typique du sémiologue, le refus du pathos ne surprend pas le lecteur connaisseur du Roland Barthes des années 1970, mais déroute en revanche le lecteur habitué d’Ignace de Loyola, tant la langue du saint est massivement traversée par un lexique se rapportant aux affects428. Barthes ne refoule-t-il pas le langage des passions si prégnant dans la mystique ignacienne ? Abordant pourtant l’épineux problème des pleurs dans la tradition chrétienne, Barthes rappelle la célèbre évocation des larmes dans le Journal spirituel, texte le plus intimiste du saint. Longuement décrites et répertoriées en catégories par le mystique, les pleurs forment selon Roland Barthes « un véritable code ». Si le critique littéraire admet que différentes « motions », telles que les « sensations cénesthésiques » ou les visites du Saint-Esprit, participent de l’expérience mystique ignacienne, elles importent moins selon lui en elles-mêmes que rapportées à l’intérieur des opérations de classement, de comptabilisation et de surveillance qui les encadrent. La mise à distance de l’émotion trouve sous la plume de Roland Barthes des prolongements jusque dans la rédaction du livre de deuil de La Chambre claire. Jean-Louis Lebrave a bien montré, à partir d’un travail génétique sur les fiches préparatoires de Roland Barthes et sur les nombreuses corrections apportées au manuscrit, comment le critique a cherché à atténuer la charge émotionnelle de son discours. Ainsi, le passage centré sur la relation intime de Barthes à la photographie voit la suppression du syntagme « l’impression pénétrante, parfois douloureuse jusqu’au déchirement »429. Parmi les procédés mis en place pour distancier le deuil, le choix du registre narratif et d’un genre qui emprunte au romanesque a permis l’effacement escompté. Cette entreprise d’aseptisation du pathos est donc déjà en marche dans un livre comme Sade, Fourier, Loyola, le critique focalisant son attention moins sur les larmes du saint, leur sens et leur rôle, que sur la façon dont il les organise et comptabilise.

428 La tristesse est par exemple l’objet d’un véritable « travail » dans la procédure d’imitation, Ignace de Loyola exhortant le retraitant à « […] commencer avec beaucoup de force et m’efforcer de m’affliger, de m’attrister et de pleurer ; et travailler ainsi au cours des autres points qui suivent. » Exercices spirituels (195,2), p.152. 429 Jean-Louis Lebrave, « La genèse de La Chambre claire », Item (en ligne), http://www.item.ens.fr/index.php?id=76061. p.6.

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Après avoir salué la réhabilitation de l’image, avoir souligné à la suite de Georges Bataille la dimension dramaturgique de l’exercice, avoir enfin évoqué la magnificence des larmes, Roland Barthes revient donc sur le primat du discours. Il nous semble cependant que l’interprétation d’Ignace de Loyola par Barthes n’aboutit pas à une proposition nette : si le critique choisit en apparence le christianisme spéculatif (basé sur la langue) plus qu’un christianisme de l’affect (basé sur l’imagination), il conserve néanmoins cette double polarisation dans un livre comme La Chambre claire, situant le sujet qu’il est lui-même sur leur tangente. Au terme de sa lecture d’Ignace de Loyola, face au duel qui se joue dans la composition de lieu entre logos et pathos, visible et invisible, espace et temps, le critique suggère une troisième voie : celle du juste milieu. Une image entre toutes, offerte par saint Ignace, permet au théoricien de symboliser cette économie subjective nécessaire à l’expérience contemplative du chrétien : la balance. Tout l’équilibre périlleux, recherché dans les pages précédentes, est condensé selon nous dans ce passage de Loyola cité par Barthes :

« Je dois me trouver indifférent, sans aucune affection désordonnée, de sorte que je ne sois pas incliné ni porté davantage à prendre la chose envisagée qu’à la laisser, ni davantage à la laisser qu’à la prendre. Mais que je sois au milieu, comme l’aiguille d’une balance, afin de suivre ce que je sentirai être davantage à la gloire et à la louange de Dieu notre Seigneur et au salut de mon âme. »430

Cette perception du sujet chrétien comme « au milieu comme l’aiguille d’une balance » incarne l’idéal subjectif de Roland Barthes qui, dans sa lecture, reformule ce savant réglage de la volonté de l’être comme un jeu incessant de compensation :

[…] c’est la technique du contra agere, qui consiste à aller systématiquement dans le sens adverse de celui où semble pencher spontanément la balance : « Pour mieux vaincre tout appétit désordonné et toute tentation de l’ennemi, si l’on est tenté de manger plus, que l’on mange moins » : l’excès ne se corrige point par un retour à l’égalité, mais selon une physique plus précautionneuse, par une contre-mesure : instrument qui oscille, la balance ne s’immobilise dans une égalité parfaite que par le jeu d’un plus et d’un moins.431

Ni plus, ni moins, cette égalité parfaite n’est-elle pas la réalisation du « degré zéro », idéal utopique et négatif qui traverse l’œuvre de Roland Barthes ? Degré zéro de la personne et de la représentation, telle est la forme mesurée dans laquelle vient se mouler l’idéal subjectif de Barthes qui, refusant les excès, les états de jouissance extatiques et autres formes hyperboliques d’ivresse spirituelle, invente une langue.

430 Sade, Fourier, Loyola, op.cit., p.763. 431 Ibid., p.764.

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Aussi, n’est-on pas surpris de voir Roland Barthes revenir, tout à la fin de sa lecture, à ce langage familier de l’évidement, celui-là même qui constituera le ferment de La Chambre claire. La mantique de saint Ignace aboutit en effet dans les dernières pages du commentaire barthésien à un « respect » face au « silence » de Dieu, et l’acte de divination s’ouvre « non au signe, mais au retard du signe » : déport de la révélation ou atopie, véritable motif négatif de la critique de Barthes. Enfin, tandis que l’exercitant maintient une écoute qui « se tourne en sa propre réponse » dans une interrogation « suspensive », l’ascèse dessine « cette place vide » : « le degré zéro du signe » 432 . Le livre Sade, Fourier, Loyola opère donc par rapport à la posture protestante et la méditation zen433 une bifurcation relative, inspirant à Roland Barthes une possibilité d’appréhender l’image comme un objet souple, mobile et circulatoire, qui ne « colle pas ». Processuelle, modélisable par chacun, l’imitation donne au sujet un accès paradoxal à l’image qui l’autorise et la soustrait en un même temps, dans un geste économique et hygiénique à la fois et, pour souscrire à un discours en vogue, écologique.

Le dernier iconoclasme : De Moïse à Freud, l’interdit de la mère Parce qu’il cherche à se situer dans l’expression d’une expérience ouverte, l’intérêt de Roland Barthes pour l’univers religieux et sacré ne choisit donc pas de se mouler dans une forme définie mais s’insinue au travers d’une multiplicité d’horizons religieux dans une quête en devenir. Comme si cette matière théologique a priori marginale

432 Ibid., p.765. 433 Notre propos a rappelé auparavant l’importance de l’« illumination » japonaise apparue une première fois dans L’Empire des signes. Il semble que le bouddhisme zen rayonne ensuite à travers les textes de Roland Barthes jusque dans La Chambre claire, inaugurant une relation inédite du sujet à l’image photographique. Il nous semble que la critique a tendance à réduire à une attitude phénoménologique, un discours de la suspension qui renvoie tout autant à l’inscription dans le zen. De façon sommaire, on peut définir l’apport de cette branche du bouddhisme japonais dans la pensée critique de Roland Barthes comme la recherche toujours reconduite de se dépouiller de toute marque d’individuation pour entrer en communion avec le Soi universel. Cette entreprise de détachement zen consiste précisément en un double dépouillement : il s’agit de libérer le sujet en le libérant des images, une interprétation qui dessine une sorte de carrefour entre la pensée protestante et la pensée de Loyola.

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chez le critique écrivain, diffractée à travers l’œuvre, la hantait de sa présence discrète tout en tramant une réflexion profonde. Il convient de rappeler cependant que si un enjeu « spirituel » est véritablement à l’œuvre, derrière cette vaste entreprise subjective, la rédemption finale, c’est-à-dire l’épisode de la révélation voilée dans La Chambre claire, aboutit à une abstraction de l’image essentielle, une suspension à mi-chemin d’une compréhension « zen » et phénoménologique de la photographie de la mère qui n’est pas sans marquer un certain refoulement de l’image. Barthes ne revient-il pas à l’iconoclasme premier des années 1950-1960 ? L’interdit de la représentation ne constituerait-il pas à la fois l’origine et la dernière signature de son propos sur la photographie et la question de la figuration ? A nouveau, cette quête spirituelle prend la forme d’une étrange volute, intrigante spirale.

Acosmisme pascalien et imagination ignacienne convergent vers une forme d’économie de la représentation. Préparé en partie par les éléments biographiques d’ordre pathologique, érotique et spirituel que nous avons analysés, l’inimageable tient encore selon nous aux lectures théoriques de Roland Barthes, des lectures contemporaines de l’écriture de son dernier livre. La Chambre claire est en effet assorti d’une bibliographie qui nous fournit les précieuses sources nous permettant d’appréhender sous un jour nouveau l’énigmatique soustraction du cliché de la mère enfant. Outre la référence aux trois travaux majeurs sur la photographie de cette époque-là, à savoir les livres de Pierre Bourdieu, Gisèle Freund et Susan Sontag, on mentionnera la présence d’ouvrages phénoménologiques (Husserl, Lyotard, Sartre), marque de fabrique de ce livre placé sous le sceau de L’Imaginaire sartrien. A ces sources s’ajoutent divers travaux liés à l’œuvre de Proust, à la psychanalyse et au textualisme, matériel qui essaime dans le livre au détour d’une phrase, dans une allusion à la mémoire proustienne ou dans le retour du motif freudien de la bobine de fil. Un ouvrage se détache pourtant selon nous de ce fonds d’ensemble et retiendra particulièrement notre attention en ce qu’il cerne de très près la préoccupation intime de Barthes dans ce livre : Les Iconoclastes. Jean-Joseph Goux, son auteur, est un

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touche-à-tout qui incarne avec Barthes l’un des fins analystes des bouleversements de la postmodernité434. Ce livre original publié en 1978 sert selon nous en sous-main toute la deuxième section de La Chambre claire. Basé sur le postulat qu’un lien profond et souterrain existe entre la pensée de Freud et celle de Marx sous la forme d’une « proximité ancestrale »435 avec le judaïsme, ce livre envisage la filiation judaïque comme vectrice d’un « antique rapport négatif à l’icône, amplifié par le rationalisme »436. Le chapitre inaugural, intitulé « Moïse, Freud, la prescription iconoclaste » doit nous occuper ici en ce qu’il offre un nouvel éclairage sur la relation paradoxale de Barthes à l’image photographique de sa mère dans La Chambre claire. Goux y propose une analyse de Moïse et le Monothéisme, un texte que Freud consacre à la sculpture de Michel-Ange représentant le prophète avec les tables de la loi. C’est le paradoxe de cette lecture freudienne qui intéresse Goux, dans la mesure où le père de la psychanalyse omet de mentionner dans son commentaire le nœud qui se trouve au cœur de la sculpture : le lien entre l’interdit de la représentation dont Moïse est le grand symbole (puisqu’il fait détruire le veau d’or) et un désir sexuel pour la mère. L’idole du peuple d’Israël dans le désert serait en effet liée à la « vache d’or » du culte d’Isis et suggère tout un rituel fortement sexualisé : « Il ne fait aucun doute, en tout cas, que l’adoration du veau d’or fût une fête sexuelle, orgiaque, pendant laquelle étaient pratiqués des rites de cette nature, un inceste symbolique était consommé avec la grande déesse mère. » Jean-Joseph Goux s’attache à montrer sous cette omission le profond malaise de Freud devant cette sculpture, qu’il interprète comme un refoulé de son propre désir pour la figure maternelle : « Il est étrange qu’il n’établisse pas explicitement le rapport, qui nous paraît prodigieusement éclairant, entre l’interdiction judaïque d’adorer des images et l’interdiction de l’inceste avec la mère. »437 Or c’est précisément ce lien œdipien laissé en suspens par Freud qui devient selon nous le nœud central de La Chambre claire : ce que le père de la psychanalyse a soigneusement tu (l’attraction pour la mère dans l’image), Roland Barthes va le révéler. Pourtant dans les deux cas la

434 Contemporain de Barthes et héritier de Mai 68, le théoricien conduit une ample réflexion sur des objets aussi divers que l’économie, l’écologie naissante ou les mouvements féministes et s’intéresse à la philosophie (notamment au marxisme et à la déconstruction) ainsi qu’à la psychanalyse, discipline dont cet ouvrage garde les traces. 435 Jean-Joseph Goux, Les Iconoclastes, Seuil, Paris, 1978, p.7. 436 Ibid., p.8. 437 Ibid., pp.12-13.

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figure maternelle reste voilée par une interdiction, déclinée sur des modes différents : à l’acte manqué de Freud (le refoulé de la mère) répond l’omission volontaire de Roland Barthes (la censure de l’image). La suite du commentaire de Goux situe le tabou freudien dans la perspective de son judaïsme et rappelle combien les religions iconoclastes sont plus enclines que les autres à exclure le féminin :

Ainsi les religions iconoclastes condensent-elles dans l’aménagement d’un évidement sanctifié (un saint des saints inimaginable) le terme utopique, transcendant, d’un cheminement (d’une initiation) où coïncident l’assomption pleine et entière du commandement de l’éternel et le désir sans fétiche ni phobie pour le vide de la femme. 438

Au contraire du judaïsme ou de l’islam fortement marqués par cet interdit, le christianisme réhabilite la femme au travers de la Vierge Marie qui, nous rappelle Goux, est à la fois « la Mère et l’Epouse » du Christ :

Ainsi l’image, dans le christianisme, implique un rapport du désir aux instances en jeu dans le conflit « œdipien » tout à fait différent de ce qu’il est dans la tradition juive. Qu’une toute autre conception de la matière y soit, aussi et par là même, engagée, c’est ce que la notion fondamentale d’incarnation éclaire immédiatement.439

Voilà qu’au confluent des deux univers (théologique et psychanalytique) Barthes joue des deux disciplines : le propos de La Chambre claire se distingue de l’iconoclasme religieux judaïque (incarné par Freud) en ce qu’il autorise l’inceste et met au centre cette adoration et cette glorification de la mère, centralité qui passe par l’élection d’une image jugée absolument singulière. Mais force est de constater qu’en dépit de l’importance de la représentation de la mère (la photo du Jardin d’hiver placée au-dessus des autres), Barthes reconduit une mise à distance de celle-ci puisqu’elle ne figure pas en définitive parmi les illustrations de l’ouvrage : seuls les mots pourront sublimer la gloire et la beauté de la figure maternelle sacralisée. En ce sens, un certain interdit d’ordre œdipien se superpose à l’interdit religieux ou plutôt coïncide avec lui dans la photographie. Barthes situe sa relation à l’image dans le sillon du christianisme qui, au contraire des autres religions iconoclastes, conserve le désir en le dirigeant vers un au-delà céleste ; mais il signale comme à regret dans La Chambre claire être « issu d’une religion sans images où la Mère n’est pas adorée (le protestantisme) […]. »440 Et

438 Ibid., p.26. 439 Ibid., p.28. 440 La Chambre claire, op.cit., p.850.

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Jean-Joseph Goux de conclure son analyse par ce trait qui éclaire si bien la démarche de La Chambre claire : « De l’iconoclasme à l’icône, c’est donc un passage de la non figuration à la transfiguration qui est signifié. »441 Au terme de cette dernière lecture, nous constatons que, loin de retourner à ses premières positions des années 1950-1960, Roland Barthes propose dans La Chambre claire un rapport à l’image photographique placé sous le sceau du contraste et qui prend la forme d’une proposition mixte et instable. Sorte de bouquet final syncrétique, dans lequel chaque phase spirituelle antérieure (protestante, catholique, bouddhique) travaillerait, ce dernier livre nous permet de lire l’histoire de son œuvre critique sous le jour d’un immense compromis avec l’image. Dans le christianisme catholique, Roland Barthes trouve paradoxalement une forme de maintien du désir pour la femme et de réconciliation avec la part hystérique du sujet qu’il est lui-même. Sous la permission jésuite naît un certain goût pour la reproduction plastique, un plaisir d’imaginer et de sublimer qui autorise le critique à contempler. Mais l’« image » est placée au-dessus de toutes les autres à condition d’être mentalisée ce qui n’empêche que le protestantisme de son éducation de faire retour pour neutraliser la dimension charnelle de cette attraction pour la femme qui, rendue ambigüe par son double statut de « Mère et Epouse », doit être prudemment exclue du champ de la représentation. L’exigence d’un retrait de la photographie naît aussi et peut-être surtout d’un geste d’obédience janséniste, comme une volonté d’éviter la dégradation inévitable qu’impliquerait une telle figuration de l’absolu442. Rappelons d’ailleurs que le critique se garde cette fois (au contraire de ce qu’il avait fait dans L’Empire des signes et dans le RB par RB) de glisser une image de lui-même au milieu des clichés ; comme si l’intégration d’un portrait revenait à fusionner avec elle, et partant, à affirmer « Celui qui m’a vu, a vu la Mère ». A l’exclusion de la représentation maternelle répond celle de l’autoportrait. Tandis que la résolution

441 Ibid., p.29. 442 Mais contrairement à Blaise Pascal qui abhorrait toute forme d’image considérée comme objet de divertissement, Roland Barthes autorise la reproduction d’autres figures (artistes, anonymes, personnages historiques, etc.) et ne soustrait de cet album hétérogène que l’image élue entre toutes de sa mère enfant. En ce sens, le protestantisme de Barthes est davantage calviniste en ce qu’il ne proscrit pas l’image de manière générale mais accepte celles qui ne prétendent pas refléter le divin.

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théologique du problème de l’image passe en général par le dogme de l’incarnation, Barthes renverse jusqu’au bout cette logique 443. Le sacrilège consiste à rendre visible aux yeux du commun des mortels l’essence de cette femme adorée coulée dans la matière, incorporation immanente d’autant plus problématique qu’elle impliquerait de surcroît de verser cette figure dans un partage. Séparer Henriette du commun des images revient à la rendre inaccessible pour autrui. Par la soustraction de cette image, Barthes garde donc un rapport personnel et exclusif avec elle dans une sorte de communication directe qui ne passerait plus par la communion, ni par quelque médiation. En même temps, le critique invite le spectateur coupé de la possibilité de contempler l’essence, la singularité et la vérité de cette figure divinisée, à faire le grand pas de côté : passer de la loi (dogme) à la foi. Le désir d’accéder à l’être adoré est conservé pourtant et se traduit par l’aspiration à garder éternellement le regard tourné vers la génitrice dans un rapport vertical, d’ordre contemplatif. L’histoire du rapport de Roland Barthes à l’image photographique est jalonnée de lacunes, de mises entre parenthèse, de retours amoureux, d’exils et de déshérence. Force est de constater que si l’image ne perce jamais véritablement avec éclat mais reste irrémédiablement filtrée, cette pente négative sert toute une série d’enjeux qui sont liés à l’histoire intime de Roland Barthes ainsi qu’à un contexte théorique spécifique. Nous l’aurons compris, la photographie constitue sous sa plume bien plus qu’un riche objet de civilisation ou qu’une lubie ajoutée à la somme de goûts raffinés et sélectifs auxquels il s’est joyeusement adonné. Loin d’être marginale dans cette œuvre et bien qu’elle s’y insère progressivement, l’image argentique fournit dès les premiers travaux de Barthes le cadre d’une aventure théorique qui accompagne le déroulement de son parcours critique et biographique.

443 Cet interdit de l’image « paradoxal » ou « contradictoire » est manifeste dans les arts plastiques. Comme le rappelle Alain Besançon dans son livre sur l’iconoclasme, l’abstraction en peinture née au sein de mouvements mystiques, suit la voie de l’iconoclasme : « L’art russe, en particulier chez des peintres comme Kandinsky ou Malevitch, manifeste un refus de la figuration liée à son incapacité préjugée d’embrasser l’absolu : Iconoclasme neuf, si l’on considère que l’abandon de la référence aux « objets » et à la nature ne provient pas d’une crainte devant le divin, mais de l’ambition mystique d’en donner une image enfin digne ». Voir L’Image interdite : une histoire intellectuelle de l’iconoclasme, op.cit., p.21.

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L’incidence du paradigme photographique est en effet fondamental sur les différentes étapes du développement de sa critique littéraire, si diverses soient-elles. A la fois révélateur de l’essence du théâtre brechtien et support privilégié des mythes sociaux, elle est d’abord considérée pour sa fonction analogique de « re-présentation » d’une réalité. Véhicule de ce monde de faux-semblants dénoncé dans les Mythologies, elle participe de cette défiance du mythologue à l’égard de l’ensemble des signes : la mythoclastie ou sémioclastie de Roland Barthes passe donc également par un iconoclasme. Mais le dispositif photographique encadre encore l’expérience japonaise de L’Empire des signes et s’illustre particulièrement dans une série de textes datant de 1977, notamment au travers du « flash » amoureux du narrateur des Fragments d’un discours amoureux. L’écart premier des paires conceptuelles entre langage et image s’estompent et, avec lui, une série d’oppositions thymiques (auteur-lecteur, logos-pathos, etc.) disparaît, comme si l’intégration assumée de l’image photographique dans le texte servait à troubler et évanouir l’antinomie. L’œuvre de Barthes sort donc le couple de la photographie et de l’écrit du rapport boiteux dans lequel il était traditionnellement enlisé : ces deux modes cessent de fonctionner comme le repoussoir l’un de l’autre pour tisser entre eux une relation d’échange et de relais, spiralée. Une inversion des valeurs hiérarchiques est à l’œuvre et touche l’économie des rapports entre écrit et image, largement reconfigurés. Souvent première, l’image, par un renversement tout à fait barthésien, génère tant l’écriture subjective que théorique et renouvelle aussi bien la forme de l’essai que les modèles confessionnels (de l’autobiographie au journal intime). Loin d’incarner le bord sage et ornemental communément associé au rôle d’illustration, le support photographique, intégré aux ouvrages de la dernière période à un niveau matériel, est doté d’un pouvoir de subversion manifeste à divers niveaux (perturbation de la linéarité du discours, hétérogénéité des canons génériques, changement de régimes personnels, etc.). Enfin, les incidences de l’image photographique sur l’écriture barthésienne sont multiples et portent d’abord sur la nature déictique du langage qui se poursuit en deçà et au-delà de la période sémiologique pour aboutir à la formulation du fameux « ça a été ». A partir des années 1970, la photographie insinue dans la critique de Barthes une part fictionnelle et mystifiante qui confère à La Chambre claire la qualité d’un récit. Par son dispositif cadré, la photographie s’inscrit encore elle-même comme un

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fragment nomade rehaussant le caractère aphoristique et morcelé des derniers livres du théoricien. Le paradigme photographique donne forme aux différents fantasmes qui habitent le critique, ce qui explique l’évolution considérable qu’il subit: le médium lui sert dans un premier temps par son exactitude mécanique à renforcer la positivité de la phase sémiologique et constitue un paradigme épistémologique. Puis l’œuvre de Roland Barthes sort l’image photographique de sa stricte fonction indicielle et documentaire pour en faire l’aliment de spéculations métaphysiques et esthétiques, l’image argentique revêtant les traits de l’icône. Enfin, l’image argentique, par sa nature trouée et indicielle, contamine le style même de son écriture et inspire en grande partie au critique une pensée et une esthétique du fragment. Certains invariants de la technique photographique tels que le caractère d’évidence, la technique du cadrage, le procédé de révélation, de négatif ou de latence prennent place à un niveau métaphorique dans la langue conceptuelle du théoricien. Si la photographie sert d’abord d’archétype au déroulement de sa pensée, elle constitue encore un paradigme rhétorique important.

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II. Sujet à vif : Hervé Guibert

Mais c’est une façon pour lui de ne pas mourir. Car passer d’une espèce à l’autre, d’une forme à l’autre, est une façon de disparaître, et non de mourir. Disparaître, c’est se disperser dans les apparences. Rien ne sert de mourir, il faut encore savoir disparaître. Rien ne sert de vivre, il faut encore séduire.

Jean Baudrillard

Par cette lecture diagonale des nœuds-carrefours entre autobiographie et photographie, nous avons tenté d’appréhender l’œuvre de Roland Barthes dans sa globalité et de cerner ce qui se dessinait en deçà de ce tournant « photographique » des années 1980, moment-carrefour de l’histoire des genres à la première personne. Si La Chambre claire à laquelle aboutit notre parcours constitue un livre plutôt marginal pour les photographes, il sert en revenche de discours d’escorte esthétique à toute une génération d’écrivains qui voient dans le prisme photographique un moyen inédit de renouveler la problématique narcissique. De cette constellation d’écritures, on distinguera deux cas de figure. L’époque voit naître un mouvement narratif particulier qui, sous le néologisme de « photobiographie », développe une production qui allie photographie et récit de soi (Denis Roche, Gilles Mora). En parallèle, se développent des parcours individuels d’écrivains singuliers qui, de Marguerie Duras à Annie Ernaux, mettent souvent au centre de leur démarche le motif de l’image in absentia. Bien qu’inscrite dans la genèse de l’œuvre d’Hervé Guibert, l’image argentique trouve sa véritable ampleur avec la publication en 1981 de L’Image fantôme, sorte de réponse poétique et critique à La Chambre claire qui retiendra particulièrement notre attention. Si plus qu’aucun autre, Hervé Guibert poursuit cette pente négative initiée par le récit photolittéraire de Barthes, c’est en réalité pour glisser du « spectral » au « fantomatique », distinction qu’il convient d’éclairer. Le parangon des récits contemporains à la première personne qu’est la photographie de la Mère manquante, sous l’effet d’un glissement tout à fait remarquable, devient sous sa plume une

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photographie manquée, à la façon d’un acte manqué. Le défaut d’origine devient mécanique, la faute autobiographique, technique. Il faut rappeler pourtant que, bien qu’inscrites en filigrane de l’œuvre, photographie et subjectivité étaient l’objet d’un traitement rétif chez Roland Barthes et ne venaient s’intriquer que dans ses derniers livres. Au contraire, les deux complices font leur apparition relativement tôt dans l’écriture d’Hervé Guibert puisqu’on en trouve déjà les traces dans deux monologues de son premier recueil (La Mort propagande, 1977) intitulés « Photographies » et « L’Autoportrait cassé ». De surcroît, si le critique de La Chambre claire portait en 1980 un regard relativement novice sur la photographie, Hervé Guibert entretient quant à lui une relation plus intime avec le médium, relation qui s’enracine dans une série d’expériences personnelles aussi bien pratiques que théoriques. L’auteur travaille de 1977 à 1985 comme critique pour la rubrique « Photo » au Monde dont il ose forcer les portes, sans formation de journaliste. En parallèle, il se met à expérimenter la photographie à partir de 1978 en « amateur », c’est-à-dire dans un sens éthique et esthétique proche de celui décrit de façon très lacanienne par Roland Barthes : « amator : qui aime et aime encore »444. Des séjours sur l’île d’Elbe aux portraits de ses deux grands-tantes et de ses amis, tout un large panel de sujets tirés du vécu personnel de l’auteur sont mis en images. A ces albums personnels s’ajoute d’autres travaux qui explorent certaines lubies singulières : goût pour les figures de cire du Musée Grévin, les écorchés, les squelettes, les mannequins445. Si l’entreprise littéraire d’Hervé Guibert ne naît à la faveur d’aucun mouvement littéraire et esthétique précis, il puise ses topiques ainsi que bon nombre de ses personnages dans le large répertoire d’images argentiques qui, produites en annexe de ses romans et autofictions, fonctionnent comme un véritable intertexte. Le style de ses livres porte en outre les marques de son travail de journaliste et des affinités électives que l’auteur a entretenues par son métier avec des personnalités issues du monde des

444 RB par RB, op.cit., p.632. 445 Un roman-photo naît de ce travail : Suzanne et Louise (Roman-photo), Hallier, Paris, 1980. Son travail photographique est en outre réuni trois ans plus tard dans Le Seul Visage, catalogue d’une exposition montée à la galerie Agathe Gaillard : Le Seul Visage, Minuit, Paris, 1984. Voir encore L’image de soi ou l’injonction de son beau moment ? Edition William Blake and Co., Bordeaux, 1988 ainsi qu’un livre publié après sa mort : Hervé Guibert Photographe (texte de Jean-Baptiste Del Amo), Gallimard, Paris, 2011.

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arts et de la photographie. Il écrit sur les plus grands photographes (Nadar, Henri-Cartier Bresson, Diane Arbus, etc.) et sur les génies du cinéma (Wim Wenders, Pasolini, Eric Rohmer, etc.). Il rencontre en outre des étoiles du septième art, de la littérature et de la comédie parmi lesquelles Zouc, Sophie Calle, Isabelle Adjani, avec qui il se lie d’amitié et dont il cherche à capter la lumière. Il y a au cœur des parcours respectifs de Barthes et de Guibert quelque chose de disjoint qui tourne précisément autour de l’« icône », comprise au sens de l’« image » et de la « personnalité ». Si L’œuvre de Roland Barthes manifeste un penchant iconophile traversé d’un scrupule iconoclaste, celle d’Hervé Guibert se fait volontiers idolâtre. Les stars montantes qui ont fasciné le journaliste rayonnent en effet dans ses livres où ses photographies leur prêtent un peu de leur aura. Transposés dans son récit A l’Ami qui ne m’a pas sauvé la vie, Michel Foucault, Isabelle Adjani ou Sophie Calle deviennent des personnages de fiction. Mais ses récits, du moins à partir de L’Image fantôme, signent une adoration des autres qui ne dure pas et tourne à l’immolation. L’écriture-tabernacle sacrifie au lecteur ce qu’elle élit de plus précieux dans l’orchestration d’un culte qui mène la littérature de la dévotion à la dévoration. Mais l’iconolâtrie touche encore de près à la question du rapport à l’image. Alors que la photographie chez Barthes est en définitive tournée vers un être absent (l’aimé, la Mère, voire le sujet lui-même), tout l’intérêt de l’image argentique consiste chez Hervé Guibert à s’approcher de l’autre, pour le rendre présent et, si possible, l’atteindre. Pendant que le premier distancie et suspend ce qu’il aime, le second présentifie et sacrifie. Au vif du sujet répond, selon la structure en miroir que nous avons voulu donner à ce travail, un sujet à vif. Au-delà de cette divergence, il semble en même temps que les trajectoires des deux auteurs évoluent comme deux lignes parallèles dans le temps pour se croiser enfin en 1977, à l’occasion de la publication de La Mort propagande. Comme le suggère d’ailleurs le narrateur personnage du roman Fou de Vincent (1989), la lecture de Roland Barthes joue un rôle initiateur : « Relu hier avec émotion, en attendant Vincent des Fragments d’un discours amoureux : l’impression que je poursuis souvent des choses indiquées par Barthes. »446

446 Hervé Guibert, Fou de Vincent, Minuit, Paris, 1989, p.51.

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On peut supposer que l’intérêt vif et contrasté d’Hervé Guibert pour l’auteur des Fragments naît de tout un jeu de projection qui s’enracine dans des intérêts convergents auxquels s’ajoutent certaines coïncidences biographiques. A leur passion commune pour les hommes s’ajoute le goût immodéré pour les arts plastiques qui nourrit grand nombre de leurs textes. Leur parcours respectif est en outre traversé par l’expérience de la maladie, morsure existentielle qui, bien que d’ampleur différente d’un cas à l’autre, marque considérablement leur rapport à la représentation du sujet. Si les épisodes tuberculeux font certes une apparition discrète dans l’œuvre de Roland Barthes (dans le RB par RB) et seront davantage évoqués dans le cours Comment vivre ensemble, l’évolution du virus HIV dessine le cœur de l’investigation des récits dits du « dernier cycle », centrés sur la vie de l’auteur après sa contamination. Nous verrons parfois apparaître en filigrane dans les trois livres A l’Ami qui ne m’a pas sauvé la vie (1990), Le Protocole compassionnel (1991) et L’Homme au chapeau rouge (1992) le schéma d’ensemble qui organisait notre première partie. De Barthes à Guibert, le bouquet tissé de trois fils (médical, amoureux et religieux) trouve une prolongation intéressante, souvent différente, voire inversée. Dans les deux cas, la problématique photographique, loin d’affecter les seuls contenus de l’écriture, touche à la structure sémantique et narrative de l’œuvre : on assiste au développement d’une écriture scopique, à un éclatement de la temporalité ainsi qu’à la mise à distance du moi. A ces traits stylistiques communs s’ajoute un brouillage des frontières génériques qui passe par le renouvellement des modèles prégnants du journal intime et de l’autobiographie. Pour l’écrivain comme pour le théoricien de la Nouvelle critique, l’aptitude de la langue à donner forme à l’ego demeure aussi centrale que problématique et le recours à l’image photographique servira de médiation à ce renouvellement formel. La légitimité du rapprochement que nous nous proposons d’esquisser entre les deux figures se fonde dès lors sur les parentés formelles entre ces écritures qui intègrent chacune à leur manière l’image fixe au service d’une mise en crise de la représentation du sujet et des formes de l’écriture de soi. Ainsi s’opère selon nous chez Hervé Guibert, sur le mode spéculaire qui lui est cher, un subtil travail de déplacement des thèmes et des traits d’écriture pertinents issus de la poétique photographique du dernier Roland Barthes.

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Forte de cette première comparaison, notre analyse s’attachera à dégager comment ces polarisations nées de l’image in absentia se trouvent modélisées dans la suite de l’œuvre d’Hervé Guibert, dix ans plus tard dans la trilogie.447 La lecture que nous proposons fera apparaître à nouveau une série d’écarts entre les deux auteurs, manifeste sous un triple aspect. Le rapprochement que nous voudrions esquisser entre ces deux figures se noue autour de quelques faits notoires qui tiennent d’abord à un échange de lettres qui tournera court. Cette correspondance, parue récemment de manière plus complète sous la direction d’Eric Marty, offre un éclairage intéressant sur ce qui s’est tissé entre les deux auteurs.

447 La trilogie est composée de trois récits à la première personne, publiés à un an d’écart aux éditions Gallimard: À l'ami qui ne m'a pas sauvé la vie en 1990, Le Protocole compassionnel en 1991 et L’Homme au chapeau rouge en 1992.

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Je me fais l’effet de me trouver devant une porte fermée derrière laquelle tu vis et qui ne s’ouvrira jamais. On ne peut se comprendre qu’en frappant à la porte […].

Franz Kafka

Correspondance Tout commence en 1977 : Hervé Guibert contacte Roland Barthes à propos du manuscrit de son premier livre (La Mort propagande) sur le point d’être publié. Bien que le texte ait trouvé son éditeur (Régine Desforges), il lui manque encore un préfacier. Il faut rappeler que si Guibert n’est encore qu’un apprenti en matière d’écriture et qu’il cherche à lancer sa carrière d’écrivain, le critique est quant à lui à la fois l’éminent professeur du Collège de France et le théoricien en vogue. Débute alors entre eux une correspondance dont nous ne possédions longtemps qu’une seule lettre écrite de Barthes, à laquelle il a lui-même donné le titre de « Fragments pour H. », publiée dans la presse par Guibert, six ans après la mort du théoricien. Si à partir de ce seul document on ne pouvait avoir qu’une vision partielle et partiale de leur relation, les lecteurs n’ont pas manqué d’épiloguer et d’émettre des suppositions diverses et variées sur ce qui s’était cristallisé entre les deux hommes. Se greffe une version de l’histoire qui restera mythique : l’écrivain en herbe ayant souhaité obtenir une préface de Barthes pour son livre La Mort propagande, il se voit demander en échange les faveurs de son corps, anecdote confirmée par le jeune auteur à l’occasion d’une interview 448 . La dérobade de ce dernier laisse Barthes insatisfait ou du moins

448 Voir les propos d’Hervé Guibert à Didier Eribon, « Hervé Guibert et son double », Le Nouvel Observateur, 18 au 24 juillet 1991, p.75. et surtout la lettre de Roland Barthes du 7 décembre 1977 : « Je t’en ai voulu de te planter à cinq mètres de moi dans ma chambre et de me planter là au bout de cinq minutes ! » in Roland Barthes. Album. Inédits, correspondances et varia, op.cit., p.366

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intranquille, comme en témoigne sa réponse du 10 décembre dans laquelle le critique se défend. Les fameux « Fragments pour H. » qui composent cette lettre sont traversés par un ton amer qui rappelle celui du narrateur des Fragments du discours amoureux. Rappelons en quelques mots pour commencer le propos de cette missive. Barthes y accuse les termes de leur dernier échange, révélateurs selon lui d’une volonté mesquine de nuire et de blesser : « La deuxième lettre est « méchante » : elle veut faire du mal ; elle dit à l’autre que son corps est indésirable (c’est le dire, non l’idée, qui est méchant). »449 Il s’agit en outre pour le critique de se préserver de ce qui lui paraît être un marché trompeur : chercher l’extraction d’un texte signé de sa main, coupé de son corps :

L’ai-je vraiment désiré ? Peut-être ai-je joué à le désirer ? M’irrite la sorte de mauvaise foi avec laquelle on désire une partie de l’autre : il désirait quelque chose de mon esprit, de mon écriture, mais disait « Attention ! Je choisis les bons morceaux, qui me conviennent, que je peux toucher. » C’est comme si je désirais (cela arrive, hors l’amour) le corps de quelqu’un, non son âme.450

Accusant la fausse pudeur et le refus ostentatoire du jeune auteur, Barthes tient également à ôter à son geste deux interprétations : il n’a été ni le prétendant (« Je n’étais pas amoureux »), ni le père littéraire (« Aucun désir clair de « génitalité » »)451. Cet avertissement, comme nous le verrons, ne restera pas sans conséquence. En considérant le déroulement de la douzaine de lettres qui compose l’état actuel de la correspondance, force est de constater que ce matériel tend à confirmer la légende et oppose un Hervé Guibert pressé de recevoir son texte face à un Roland Barthes fatigué qui, suite au petit différent sensuel, éconduit son correspondant. Il faut dire que les excuses ne manquent pas en cette année 1977. Entièrement requis par le souci de la santé de sa mère, le critique est en outre acculé par des tâches et échéances multiples. Malgré la sorte de parenthèse d’existence dans laquelle il se sent enlisé – « il y a comme une suspension de ma vie » (17 octobre 1977), explique-t-il 452 – Roland Barthes ne parvient pas à décliner son engagement auprès d’Hervé Guibert et remet à

449 Barthes, « Fragments pour H. », in Œuvres complètes, t.V., op.cit., p.1005. 450 Idem. 451 Ibid., p.1006. 452 Cette lettre ainsi que les suivantes sont tirées des inédits du volume Roland Barthes. Album. Inédits, correspondances et varia, op.cit.. p.365.

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plus tard son devoir. L’attente est pourtant ponctuée de retours multiples : le critique ne manque pas de formuler au passage quelque encouragement, de complimenter le style du jeune homme ou de manifester de l’intérêt pour son travail photographique. Mais il semble que ce soit les lettres elles-mêmes qui par-dessus tout emportent son adhésion : « je pense à toi avec beaucoup de tendresse – et toujours une vive, une réelle admiration pour toute écriture de toi (je pense à tes lettres) » (9 août 1977). Et c’est sans doute là que le bât blesse : si Barthes cherche à échapper, il prend en même temps plaisir à fuir tant que c’est Hervé Guibert qui le poursuit et tant qu’il est pourchassé par lettres. Mais aussi trouble que soit l’origine de la reconnaissance du critique, elle ne l’empêche pas de repousser indéfiniment la rédaction de la fameuse préface, scellée entre eux comme une promesse : « Je te promets d’écrire quelque chose sur toi – et bien sûr sans contrat (ce n’était qu’un fantasme, une caresse de l’esprit) » (4 juin 1977). Si le texte ne voit au final jamais le jour et si les malentendus persistent entre eux à l’issue des quelques rencontres dissonantes qui eurent lieu, rien n’attente au véritable plaisir que prend Roland Barthes à cet échange, soulignant « la délicatesse » de telle lettre (14 décembre 1977) ou rappelant son « admiration inaltérable » pour le « charme » de l’écriture de Guibert (7 décembre 1977). Les deux premières lettres de cet échange, respectivement datées du 25 janvier et du 1er février 1977, méritent à plusieurs titres d’être analysées plus en détail. Dans la première, Roland Barthes qui vient de découvrir La Mort propagande exprime son vœu de discuter avec l’écrivain du rapport « de l’écriture et du fantasme ». Une semaine plus tard, Hervé Guibert lui répond par un texte. Présenté comme un « essai », ce document inédit porte un éclairage sur les ambitions d’écrivain du jeune homme et signale en même temps certaines passerelles comme certains écarts entre son style et celui de Barthes. Pas moins de trois projets se trouvent ainsi mêlés dans la toile de cet essai qui prend la forme d’un véritable manifeste.453

453 Toutes les citations qui suivent sont, sauf mention, tirées de cet essai-lettre d’Hervé Guibert du 1er février 1977. Voir Roland Barthes. Album. Inédits, correspondances et varia, op.cit.. pp.360-364.

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Il s’agit d’abord d’inventer une écriture qui conteste les acquis familiaux et culturels de formatage du sujet, en travaillant sur le langage. Dans cette perspective, le fantasme autorise le travestissement systématique des mots, détournés de leur sérieux endoxal :

Dans un état second, mû par un plaisir de désir-répulsion (j’écris « plaisir » au lieu de « principe », c’est ça, je détourne, pervertis, mon dégoût pour en faire de la jouissance). Je subvertis ce dégoût qu’on a ancré en moi (parents, culture).

Le jeune auteur prépare déjà dans ces lignes les répertoires obscènes et transgressifs qu’il explorera au service d’une veine tantôt tragique, tantôt comique. De ces formes hyperboliques de la langue naît aussi un certain décalage entre la plume du maître et celle du jeune écrivain en herbe. Au lieu de suivre l’inflexion neutre et pudique de la prose barthésienne tournée vers la mentalisation, l’écriture enflammée d’Hervé Guibert passe par une incarnation verbale. Le corps, saisi au plus près de sa réalité organique, s’insinue dans les moindres replis de la langue pour se lover parfois entièrement dans un mot unique, comme dans ce passage cité précédemment : « Le fantasme détourne, décolle le réel. Il n’est pas seulement une projection, une image, un scénario qu’on fait passer dans sa tête. Il peut être aussi contenu tout entier dans un mot. » Autre constante de ce projet fantasmatique, l’écriture s’annonce comme un lieu d’absorption multiple tant des références savantes et littéraires (intertexte) que des supports artistiques (intermédialité) : « Alors passent dans mon texte, outre mon corps, d’autres corps, des corps-fantômes, tous mangés, assimilés, redistribués partiellement. Passent des corps écrits, des corps peints, des corps musicaux ». L’intégration de cette altérité suppose donc un dialogue avec des auteurs admirés qui tire l’amour de soi vers une certaine dilution de l’ego au profit d’un narcissisme poreux, voire collectif. La poétique s’en trouve affectée et puise sans distinction à la source des artefacts les plus divers de l’écrit, de la peinture et de la musique. A ces deux aspects s’ajoute l’origine « clinique » de ce projet esthétique. Si le séjour d’Hervé Guibert en hôpital pour une opération de l’appendicite est de courte de durée, elle n’en devient pas moins le lieu d’une initiation :

Il y a la fièvre (le premier texte qui a donné l’idée de « La Mort propagande » a été écrit à l’hôpital, où j’étais pour une banale opération de l’appendicite), mais ce changement d’état, de décors, d’odeurs, ce corps nouveau qui apparaissait, ce corps brusquement hystérisé (me réveillant dès la sortie du bloc opératoire, dans l’ascenseur, je suis secoué et ahuri par mes hurlements, je découvre ma nouvelle voix, puissante, qui vient du ventre, je délire), ce corps ouvert et refermé, ce corps fiévreux me perturbe, comme le goût affable du bouillon trop clair ou

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de la compote (ce brusque état retour d’enfance) comme l’odeur du désinfectant, comme le bruit des chariots qui déambulent dans les couloirs, comme la vision des vieillards en pyjamas que l’on traîne.

Soudainement poreux, étranger, ce corps « hystérisé » est l’occasion d’explorer une nouvelle voix. Comme chez Roland Barthes, l’écriture du fantasme puise dans la confrontation avec la maladie et le monde médical. A ceci près que la douleur physique est présente dans ce deuxième cas et devient même un vecteur de plaisir assumé. De façon proche du sens étymologique de l’ aisthésis grecque qui replie l’idée de « sentir » sur celle de « souffrir », le trait se veut masochiste : « Perversion et détournement du médical, de ce qui tente de régir le corps. La dissection m’éventre et me fait jouir. » De façon prémonitoire, le motif du « corps spectacle » offert à l’expérimentation médicale, littéraire et artistique annonce la problématique des livres de la trilogie qui exposeront dans un langage cru la déliquescence du sujet au rythme de la progression du sida. Toute l’œuvre à venir se tient là à l’état embryonnaire, prête à se déployer : la dimension audio-visuelle de l’écriture, l’exhibition du sujet, le médical, le scandale, etc. Son dernier biographe, Frédéric Andrau ose l’hypothèse à la fois dangereuse, moins romantique et plus pragmatique selon laquelle le jeune écrivain aurait modelé son vécu sur la littérature et non l’inverse :

Il semble tout de même qu’il faille écarter toute notion de hasard. La seule question que l’on puisse raisonnablement se poser est de savoir si, finalement, Hervé Guibert n’aurait pas suivi, presque à la lettre, la ligne de ses écrits pour troubler un peu plus encore le jeu de la vie et du destin et faire croire, ainsi, à une force exceptionnelle de son écriture ? Pour amorcer la naissance d’un mythe. La vie a-t-elle répondu à l’écriture de jeunesse, ou est-ce l’écriture de jeunesse qui a dicté la vie ?454

L’essai de 1977 nous mène encore à un autre constat : certains des traits stylistiques revendiqués par ce programme littéraire héritent du style de celui à qui ces lignes s’adressent. Ainsi la diffraction du corps et l’éclatement de l’écriture en fragments rappellent le principe du RB par RB, tandis que la dialectique du plaisir et de la jouissance doit beaucoup à Plaisir du texte. Le motif de l’« écriture amoureuse » évoquée à la fin de l’essai s’inscrit comme une référence directe aux Fragments d’un discours amoureux qui viennent d’être publiés. Dans sa façon d’envisager les limites,

454 Frédéric Andrau, Hervé Guibert ou les morsures du destin, op.cit., p.46.

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les possibilités et les modalités d’une écriture du désir, le jeune auteur n’est pas sans s’inscrire en partie dans les pas du maître. Mais bien que certaines lignes directrices de ce manifeste doivent beaucoup à Roland Barthes, le texte est aussi l’occasion pour Hervé Guibert d’affirmer les contours d’un style propre. Ainsi, comme il le glisse dans une parenthèse, il faut « ([…] chasse[r] le mot neutre qui n’a pas de corps ni n’agit sur lui.) ». Sortir du degré zéro du langage constitue l’enjeu de cette prose naissante marquée au sceau de la provocation : au lexique ambigu et tiède du théoricien répond celui radical et brûlant qu’Hervé Guibert étale sous nos yeux. Du « mot neutre » au mot joui, de la névrose à la « perversion », de l’érotisme au pornographique, de la fragmentation à la dissection, il n’y a en effet qu’un pas et celui-ci est franchi à chaque fois, au fil des mots. Mais l’intérêt de ce document, joint à la lettre du 1er février, se situe encore ailleurs. Se déplie en effet toute une série de problématiques et de choix rhétoriques qui, actifs dans La Mort Propagande, constituent également toute la matière encore informe des livres à venir, dessinant les contours d’une vaste entreprise d’écriture encore en gestation. Selon l’expression de l’écrivain, sa littérature cherche déjà en 1977 à produire une « écriture exhibitionniste, liée à l’idée de spectacle ». Et Hervé Guibert de nous livrer quelques effets sensationnels de cette exposition maximale, à partir d’un extrait de La Mort propagande : tel un processus mécanique en marche, le texte tend à mimer le « fonctionnement » du corps du sujet à la fois réfléchi sur la pellicule sensible de la photographie et enregistré au moyen de micros qui cernent chacun de ses orifices. Tout l’enjeu de ce projet exposé dans un langage cru consiste à faire vivre au lecteur une expérience esthétique inédite et immanente qui, multi-supports, l’immergerait dans un univers optique et sonore, celui d’un corps. Telle est donc la réponse de Guibert à la question posée par Barthes : sortir l’idée de « fantasme » de son abstraction et lui rendre la dose de corporalité qui lui revient, constitue, semble-t-il, l’intention première de cet essai. Afin d’y parvenir, Guibert propose d’explorer ce qui, aux confins de la littérature, est resté selon lui tapi dans les régions subliminales de l’être : la profondeur organique du sujet. Que la vérité subjective ne passe plus simplement par la mise à nu extérieure mais par l’exploration de son intérieur, c’est d’ailleurs ce que la métaphore de l’« éviscération » dit assez bien. Il faudra bien sûr revenir sur ce point essentiel : tout se passe comme si ce texte

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annonçait déjà un changement de paradigme littéraire qui affectera particulièrement l’écriture de soi. De Roland Barthes à Hervé Guibert, on passe d’une exploration des limites du sujet à une exploration-limite. On ne sera pas surpris si, face à la violence du style, la réponse de Roland Barthes est brève et polie: « Hervé, ton texte est très bon. Quelque chose qui n’appartient qu’à toi : des sentiments très modernes, très obscurs, avec une écriture très claire, dont la clarté les renforce. »455 S’il salue la qualité du texte, le critique le tient en même temps soigneusement à distance lorsqu’il souligne que ce style « n’appartient » qu’à lui. Sorte de « clair-obscur », l’écriture naissante s’inscrit aussi pour le théoricien dans l’horizon de la « modernité », un compliment ambigu si l’on se souvient combien Barthes exècre l’époque qui est la sienne. Que se passe-t-il ensuite ? Deux ans plus tard, une dernière lettre adressée à Roland Barthes rapporte sobrement les quelques impressions d’Hervé Guibert qui, suite à sa lecture de La Chambre claire, exprime son désir d’y consacrer un article. Si la conversation épistolaire s’arrête sur une note déceptive – la préface restera du domaine du fantasme – et le dialogue se poursuit par texte interposé, notamment au travers du compte rendu de La Chambre claire signé par Guibert et paru dans Le Monde.

De la sincérité du sujet La correspondance que nous avons brièvement analysée est pour le moins symptomatique d’un décalage, sinon générationnel, du moins « de posture » entre les deux auteurs. A l’élan spontané et l’attitude de retrait de l’aîné, clivant espace biographique privé et public, répond l’opportunisme et l’impudeur du cadet qui n’hésite pas d’une part à publier post mortem l’extrait de cet échange comme témoignage de leur différent, et d’autre part à transposer l’épisode dans l’une de ses fictions456. Si au terme de cet échange houleux, aucun lien d’amitié, ni de filiation ne

455 Lettre du 4 [mars] 1977, in Roland Barthes. Album. Inédits, correspondances et varia, op.cit., p.364. 456 La petite histoire migre, après la mort de Roland Barthes, d’abord dans L’Image fantôme : « En automne 77 (je retrouve cette date dans mon journal), je dois connaître R.B., l’écrivain, depuis six mois environ, depuis le moment où je lui ai envoyé mon livre, et où il m’a répondu, où nous nous sommes écrits d’abord. Puis nous nous

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parvient à se nouer entre les deux hommes, la publication de La Chambre claire en 1980 fournit au jeune écrivain l’occasion de revenir sur le théoricien dans le compte-rendu qu’il lui consacre, sous le titre « Roland Barthes et la photographie : la sincérité du sujet »457 . Ce qui frappe d’emblée à la lecture de cette critique d’Hervé Guibert, c’est sa façon de pointer les traits saillants du travail sur la photographie qui se déploieront dans ses propres récits. Le rapport personnel et non théorique à la photographie, l’aspiration à faire dialoguer texte et image comme le goût prononcé pour le détail ou l’anomalie constituent autant de marques d’une prolongation entre La Chambre claire et L’Image fantôme. A ces éléments s’ajoute l’insistance particulière sur la singularité et la nouveauté du ton de l’ouvrage barthésien qui, au lieu d’inféoder la photographie aux paradigmes historiques et théoriques existants, s’autorise une voix subjective. C’est en effet le choix d’une énonciation à la première personne jouant à la fois le rôle de guide du récit et de mode d’appropriation intime et spéculaire des clichés qui retient particulièrement l’attention d’Hervé Guibert. Cette médiation qui passe tout au filtre d’une « alternance un peu capricieuse du « j’aime/je n’aime pas » »458, confère à la démarche de Barthes cette dose d’investissement subjectif et de risque personnel qui compose son charme subversif : « Puis il se lance, il se jette à l’eau : qu’est-ce qui fait qu’une image m’attire, me retient, ou au contraire qu’elle m’indiffère ? »459 Enfin c’est surtout la seconde partie de La Chambre claire, consacrée à la mère de Barthes qui, élevée par une somme de superlatifs, « la plus limpide, la plus authentique, la plus nécessaire, et donc la plus belle »460, remporte son adhésion. Ce qui ne surprend guère puisqu’Hervé Guibert a écrit quelques mois plus tôt, selon ses dires dans l’une de ses lettres à Barthes, un livre sur la photographie qui met en scène sa propre génitrice.

sommes vus, et nous avons dîné ensemble. » Guibert, L’Image fantôme, Minuit, Paris, 1981, p.148. Puis, dans L’Homme au chapeau rouge, l’auteur fait allusion aux « Fragments pour H. » au travers de son narrateur-personnage. La divulgation du document personnel publié par les soins d’Hervé Guibert dans L’Autre Journal en 1986 fait l’effet d’un trophée parmi la liste de ses scoops journalistiques : « J’avais cédé une lettre inédite de Barthes contre la volonté de ses exécuteurs testamentaires. » Guibert, L’Homme au chapeau rouge, op.cit., p.99. 457 Guibert, « Roland Barthes et la photographie : la sincérité du sujet », in La photo inéluctablement : recueil d’articles sur la photographie : 1977-1985, Gallimard, Paris, 1999, pp.192-195. 458 Ibid., p.193. 459 Ibid., p.192. 460 Ibid., p.193.

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Il apparaît pourtant que, derrière l’émerveillement enthousiaste, Hervé Guibert projette ses propres lumières sur le texte dans une lecture quelque peu réductrice. Il rattache par exemple La Chambre claire à un certain hédonisme qui gouvernait l’œuvre antérieure (de Plaisir du texte à RB par RB) : « Ici Barthes dit « je » : pas de meilleur guide, pas de meilleur médiateur que son plaisir, que son désir de telle ou telle image compulsée. »461 Or on se souvient que réfléchissant aux conditions méthodologiques de son discours, Barthes quittait précisément à l’occasion de son dernier livre le terrain connu du plaisir pour élire une autre émotion propre à rendre l’universalité et la gravité de la mort au centre de son propos. La Chambre claire défend précisément l’inverse de ce que suggère Hervé Guibert – « il me fallait convenir que mon plaisir était un médiateur imparfait, et qu’une subjectivité réduite à son projet hédoniste ne pouvait reconnaître l’universel […] »462 – trouvant finalement dans la pitié le vecteur idéal de sa quête. Puis, le compte-rendu de Guibert glisse subrepticement de l’idée de « subjectivité » à celle de « sincérité », voire de « vérité » : « S’il y a une vérité ici, c’est celle de la sincérité du sujet. »463 Aussi le risque est-il grand pour le lecteur de conclure un peu rapidement à une coïncidence entre les récits à la première personne d’Hervé Guibert et La Chambre claire. Si Anne-Cécile Guilbard a raison d’évoquer dans les deux cas une « écriture de l’intime », nous ne pensons pas que « […] tous deux appuient le paradoxe de leur fiction sur cette « sincérité du sujet » […]. »464 En effet, une année avant de publier La Chambre claire, Barthes dans sa « délibération personnelle » sur le journal intime, évoquant tour à tour les intérêts et justifications du genre, rejette précisément l’argument de la sincérité :

On les rattachait toutes aux bienfaits et aux prestiges de la « sincérité » (se dire, s’éclairer, se juger) ; mais la psychanalyse, la critique sartrienne de la mauvaise foi, celle, marxiste, des idéologies, ont rendu vaine la confession : la sincérité n’est qu’un imaginaire au second degré.465

L’échelonnement de différents degrés de sens est essentielle, appliquée à l’entreprise de nos auteurs : tandis que Guibert pose le « je » comme une sorte de premier degré ou de condition nécessaire à une transposition fictionnelle, Barthes greffe à l’écriture

461 Ibid., p.192. 462 La Chambre claire, op.cit., p.836. 463 « Roland Barthes et la photographie : la sincérité du sujet », op.cit., p.192. 464 Anne-Cécile Guilbard, « Guibert après Barthes : ‘un refus de tout temps’ », op.cit., p.75. 465 « Délibération », op.cit., p.669.

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intimiste ce regard second, repoussant la subjectivité en un horizon d’attente problématique. Et Guibert ne pratique pas non plus dans ses propres livres la sincérité qu’il lit dans La Chambre claire, son œuvre puisant davantage dans l’autofiction. Si la « vérité de soi » apparaît certes dans son écriture, c’est comme une posture ou un moment, prélude à une mise en forme fictionnelle. Guibert s’exprimera d’ailleurs à l’époque de la rédaction de sa trilogie autour du virus du sida sur ce déplacement particulier comme un « jeu de la vérité et de la sincérité, poussé un peu dans les excès »466. Le mécanisme de transposition apparait d’ailleurs dès l’incipit de A l’Ami qui ne m’a pas sauvé la vie, dans l’affirmation d’une formule contradictoire : « J’ai eu le sida pendant trois mois […] », puis : « Mais, au bout de trois mois, un hasard extraordinaire me fit croire, et me donna quasiment l’assurance que je pourrais échapper à cette maladie que tout le monde donnait encore pour incurable. »467 L’aveu sincère (être atteint du virus HIV) constitue un socle premier sur lequel s’incruste le développement fictionnel (la possibilité de guérison). Le paradoxe initial produit sur le lecteur un effet de « suspens » qui constituera le nœud de l’intrigue et le cœur du tragique. Ainsi, si Guibert projette indéniablement une partie de ses propres vues d’écrivain sur l’œuvre barthésienne, gonflant sciemment le caractère intime du livre de La Chambre claire, il plaque également un idéal d’authenticité subjective aussi étranger au théoricien qu’à sa propre écriture. Les deux auteurs contournent l’idée d’une fidélité à l’écriture du sujet mais par des voies différentes. L’imaginaire lacanien ou girardien comme les horizons érotique, médical et religieux que nous avons analysés insinuent chez Roland Barthes une mise en crise de la représentation et du sujet. Chez Hervé Guibert, l’écriture n’est pas régie par « l’imaginaire » mais par l’imagination, arrimée au principe du « je est un autre » de l’autofiction. La mise en regard des ces documents, à savoir la version inédite de la correspondance entre les deux hommes et le compte rendu consacré à La Chambre claire, révèle un dialogue de sourd : il est en effet assez drolatique de constater que Barthes dans

466 « Pour répondre à quelques questions qui se posent … Hervé Guibert », Entretien avec Christophe Donner, in La Règle du jeu 3.7, 1992, p.146. 467 Guibert, A l’Ami qui ne m’a pas sauvé la vie, op.cit., p.9.

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« Fragments pour H. » accuse Hervé Guibert dans sa lettre de remontrances d’être de « mauvaise foi »468 et se voit taxé en retour de « sincère ». N’y aurait-il pas ici en filigrane l’inscription d’un conflit sous forme de miroir inversé entre un Barthes théoricien cherchant à devenir écrivain et un Hervé Guibert écrivain en mal de théoricien ? Ce dernier, aveuglé par son propre désir de faire œuvre subjective, semble superbement ignorer la relation problématique de Roland Barthes avec le sujet qu’il est lui-même.

468 « Fragments pour H. », op.cit., p.1005.

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Un corps humain est là quand, entre voyant et visible, entre touchant et touché, entre un œil et l’autre, entre la main et la main se fait une sorte de recroisement, quand s’allume l’étincelle du sentant-sensible, quand prend ce feu qui ne cessera de brûler, jusqu’à ce que tel accident du corps défasse ce que nul accident n’aurait suffi à faire…

Merleau-Ponty

Suite à ces quelques malentendus, l’échange trouve une dernière prolongation, imaginaire cette fois, sous la plume d’Hervé Guibert. Publié en 1981, L’Image fantôme se laisse lire comme une réponse ambiguë à La Chambre claire : si l’écrivain poursuit certaines inflexions et lignes de force du livre de Barthes, sa démarche entend en renverser le principe directeur. La photographie, thème central de l’ouvrage, constitue comme dans le livre de Roland Barthes l’horizon du sujet, son point de fuite ou de résorption. Au travers d’une somme de réminiscences, un héros-narrateur explore à la première personne les différentes incidences des images sur les épisodes de sa vie. Au fil de ces clichés-souvenirs liés à la famille et aux amitiés, se tissent les premières expériences d’un enfant puis d’un jeune homme. Tout comme La Chambre claire, le livre fraye avec l’album, le roman d’apprentissage et l’autofiction469, propose une forme difficilement situable sur le plan générique et renonce aux intentions théoriques de l’essai sur la photographie. Néanmoins, au travers de ces fables, Hervé Guibert ne manque pas d’exposer quelques hypothèses quant au statut ontologique de l’image photographique et de ses rapports à la littérature, voire à l’écriture de soi. Derrière ces bribes d’autoportrait, c’est en réalité toute une représentation kaléidoscopique de l’image elle-même qui transparaît, saisie à un moment de son histoire plastique. Evoquée d’un récit à l’autre, dans sa dimension photographique

469 Voir l’article d’Arnaud Genon et Guillaume Ertaud, « Entre textes et photographies : L’autofiction chez Hervé Guibert », in Image & Narrative, n°19, novembre 2007, pp.1-15.

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mais aussi télévisuelle, cinématographique ou picturale, l’image se décline encore selon toute une variété de registres : de l’image intime à celle mercantile de la publicité en passant par le portrait d’identité froid et utilitaire. Le livre offre en outre un panorama des différentes techniques qui accompagnent le moment « argentique » de l’histoire de la photographie, du téléobjectif au photomaton en passant par le Polaroïd. Il nous faut d’abord cerner ce qui, à la racine de ce projet, dessine le canevas qui organise la logique des récits d’ensemble de L’Image fantôme à partir de la séquence introductive éponyme. Ce premier texte raconte les déboires d’un fils âgé de dix-huit ans qui, pris du désir de capturer l’image de sa mère, produit une image « à vide » ou « à blanc », ayant oublié de charger l’appareil. De cette séance de pose ne reste que le texte, unique trace et relais nécessaire à cette image manquante. Placé sous le signe de l’erreur commise par l’apprenti photographe, la malédiction se poursuit et chaque séquence développe une variation de cet échec photographique initial. L’éclipse a lieu par exemple au moment de la prise de vue (à cause d’une défaillance technique ou faute d’avoir chargé l’appareil) ou lors du développement (aucune révélation sur la pellicule). Parfois, ce sont les circonstances qui faillissent, l’image apparaissant voilée ou obstruée par quelque obstacle. Ailleurs encore c’est le modèle ou le spectateur qui font défaut. On le voit : ces clichés qui échouent à cristalliser le vécu, rendent en outre boiteuse la triangulation Operator-Spectator-Spectrum à la base de La Chambre claire, la logique de ces récits fonctionnant davantage sur le mode du tiers exclu. La dialectique qui se joue entre La Chambre claire et L’Image fantôme est ainsi traversée par une série d’oppositions thymiques qui tournent autour de l’image absente et dessinent un rapport en chiasme. Un premier divorce existe à un niveau « matériel » entre ces livres, puisque Barthes agrémente La Chambre claire de clichés là où Hervé Guibert dans L’Image fantôme les soustrait au lecteur. A l’inverse, le photographe est, comme nous l’avons analysé dans notre première partie, systématiquement absent chez Barthes, qui prend soin de gommer jusqu’à son nom dans les légendes tandis que chez Guibert, il se démultiplie. Les nombreux narrateurs photographes qui peuplent ses fictions constituent certes des personnages, mais qui jouent en même temps le rôle de doubles d’Hervé Guibert.

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La Mère La Chambre claire et L’Image fantôme tournent autour du motif central de la génitrice et des limites et pouvoirs propres à sa représentation photographique. A la source de ces récits des origines fortement teintés de psychanalyse, l’image argentique constitue pourtant le révélateur de scénarios œdipiens divergents. Tout est d’abord une question d’âge, un problème lié à la conjuration de la mort. Tandis que l’attachement fusionnel passe chez Barthes par le choix d’une photographie représentant sa mère à l’âge d’or de l’enfance, la mère d’Hervé Guibert nous est livrée comme une femme « à l’âge désespéré », « à l’extrême limite du vieillissement, de la tristesse » 470 qu’il s’agit d’arranger et de rajeunir sous l’œil expert de l’apprenti photographe. En outre, la figure maternelle se donne au fils dans La Chambre claire à la façon d’une apparition ressuscitée alors que dans L’Image fantôme Guibert en formate une représentation dictée par ses souvenirs d’enfant. La description suggère en outre que Mme Guibert, par sa ressemblance naturelle avec l’actrice Michèle Morgan, dont elle « reproduit » sur elle la coiffure, revêt l’apparence d’une copie. L’inauthenticité de son allure dérange d’ailleurs l’adolescent : « Ma mère était donc à peu près coiffée comme Michèle Morgan, qu’évidemment je me mis à haïr. » 471 A cette reproduction artificielle et dégradée, le jeune homme entend substituer son portrait. Frédérique Poinat a bien montré comment Guibert recycle La Chambre claire en singeant sous le portrait maternel l’enjeu principal du livre, à savoir la « singularité » de la photographie de la mère. Son entreprise parodique vise en outre à nier la qualité de « certificat de présence » propre à la Photographie chez Barthes. Selon Frédérique Poinat, le « faux guibertien » s’oppose à la « preuve barthésienne »472. La séquence inaugurale de L’Image fantôme fonctionnerait comme un « remake barthésien » :

Si pour Barthes, la découverte de la photo du Jardin d’Hiver « accomplissait pour moi, utopiquement, la science impossible de l’être unique », la mère guibertienne possède toutes les caractéristiques de la copie, à la fois la doublure de cinéma, doublure contrôlée par le père, fantôme rejoué et repoudré de citation filmique pour son fils : tout le texte de L’Image fantôme

470 « L’image fantôme », in L’Image fantôme, op.cit. p.11. 471 Ibid., p.12. 472 Frédérique Poinat, L’œuvre siamoise : Hervé Guibert et l’expérience photographique, op.cit., p.198.

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qui multiplie ces images avortées se trouve pris dans ce processus qui fonctionne comme une citation, une copie multipliable à l’infini de l’image blanche qui devient ainsi un simulacre.473

On ne manquera pas de pointer en outre le caractère manipulé que prend dès lors le modèle sous les mains du fils, orchestrant la perfection de cette image au gré des fantaisies de son désir. L’entreprise passe par le bain capillaire, le défrisage des cheveux et la recherche d’un vêtement qui, au lieu de la cacher, permettrait selon ses vœux de « la dénuder ». Cette purification trouve son apothéose dans un maquillage de la peau qui, davantage effacement qu’ornement, confère d’emblée à son visage un caractère fantomatique et morbide : « Je la poudrai un peu, d’une poudre pâle presque blanche. »474 Hervé Guibert réactive tout un univers symbolique attaché aux premiers ateliers de photographes du XIXème siècle. Comme l’a décrit Jean Sagne, ces lieux étaient ceux de la contrainte : on infligeait aux modèles de longues séances de pose dans des postures immobiles, la tête vissée aux redoutables appuis-tête, si bien qu’on associait le lieu de ces séances à une « chambre de torture »475. Traversée par un imaginaire inquiétant, la description guibertienne suggère en effet l’analogie entre prise de vue photographique et mise à mort, la mère trônant « comme une reine avant une exécution capitale ». Rappelons par ailleurs qu’à l’origine, ces ateliers constituaient un lieu de travestissement social d’une part et un lieu d’intimité d’autre part476. Or les trois aspects du théâtre, du sexe et de la mort travaillent ensemble l’épisode guibertien qui inscrit la scène dans l’imaginaire historique de l’atelier. Revenons au fils qui, au terme de longs préliminaires, s’apprête à tirer le portrait de sa mère. L’épuration progressive de celle-ci permet son assomption, dans le moment idéal de la prise de vue silencieuse : « Je la pris en photo : elle était à ce moment-là au summum de sa beauté, le visage totalement détendu et lisse, elle ne parlait pas […]. »477 Pourtant, l’événement aboutit à l’échec final du cliché qui signe en même

473 Frédérique Poinat, « Qui est là ? Derrière le masque de Roland Barthes, quelques simulacres d’Hervé Guibert », op.cit., pp.23-24. 474 « L’image fantôme », in L’Image fantôme, op.cit. p.13. 475 Jean Sagne, « Portraits en tout genre : l’atelier du photographe », in Nouvelle Histoire de la photographie, Michel Frizot (dir.), op.cit., p.103. 476 Jean Sagne rappelle à ce titre comment l’atelier est l’occasion pour Lewis Caroll de laisser libre cours à ses fantasmes. La pose et la prise de vue photographique offrant ainsi un espace-temps propice au déroulement de son désir pervers de déguiser et déshabiller des petites filles. Autant de clichés disparus, détruits par ses soins. Voir Ibid., pp.112-114. 477 « L’image fantôme », in L’Image fantôme, op.cit. p.14.

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temps la fusion du fils et de la mère : « Ce moment à blanc (cette mort à blanc ? puisqu’on peut tirer « à blanc ») resta entre ma mère et moi, avec la puissance sourde d’un inceste. »478 Le sujet qu’est la mère, irrémédiablement latent, échoue-t-il à faire l’objet d’un développement ? Que nous dit L’Image fantôme, sinon que le fils maladroit échoue à sauver sa mère et la laisse se dégrader sous l’effet du temps, vieillir, mourir ? L’erreur initiale du mauvais technicien devient encore à un niveau existentiel le vecteur d’une « faute » qu’il s’agira d’effacer ou de camoufler en puisant aux sources d’un récit, dans une véritable « fautographie », selon le néologisme forgé par Patrice Chéroux479. L’investissement fantasmatique d’un cliché maternel qui échappe renvoie dans tous les cas à l’idée psychanalytique de la séparation de l’objet perdu. Rappelons à ce titre la longue liste d’autobiographies qui, inscrites dans une écriture du trépas, sont marquées par la disparition originaire de la figure maternelle, des Confessions de Rousseau480 à W ou le souvenir d’enfance de Perec en passant par Circonfession de Derrida. Dans ses aveux, le philosophe postmoderne remontait d’ailleurs encore davantage le fil de cette histoire en proposant à partir des Confessions de St-Augustin une méditation sur la mort de Monique, la mère du saint. Motif ancien actualisé par les plumes contemporaines, la rêverie œdipienne trouve parfois dans la photographie un support privilégié pour donner vie à cette mémoire blessée. Dans cette perspective, il faudrait rappeler le cas exemplaire de Baudelaire qui manifesta une volonté identique de posséder un portrait de sa mère avant qu’elle ne disparaisse, pour la soustraire au temps, l’éterniser. L’élan a de quoi surprendre puisque le poète incarne, si ce n’est le premier, du moins l’un des plus importants détracteurs de la photographie à l’époque moderne. Et pour couronner le tout, il prévoit de faire réaliser ce portrait idéal par le meilleur d’entre tous les spécialistes du moment, à savoir Nadar lui-même. Dans une lettre adressée à sa mère et envoyée depuis Bruxelles, l’écrivain expose même son projet dans des termes assez précis :

478 Ibid., p.16. 479 Voir Clément Chéroux, Fautographie. Petite histoire de l’erreur photographique, Yellow Now, Crisnée (Belgique), 2003. 480 On se souvient ainsi de Jean-Jacques Rousseau posant au livre I des Confessions les circonstances malheureuses de sa naissance comme le premier maillon de la chaîne de misères que sera sa vie : « […] je coûtai la vie à ma mère, et ma naissance fut le premier de mes malheurs. » Voir Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions, in Œuvres complètes, t. I, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris, 1959, p.7.

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Je voudrais bien avoir ton portrait. C’est une idée qui s’est emparée de moi. Il y a un excellent photographe au Havre. Mais je crains bien que cela ne soit pas possible maintenant. Il faudrait que je fusse présent. Tu ne t’y connais pas, et tous les photographes, même excellents, ont des manies ridicules ; ils prennent pour une bonne image une image où toutes les verrues, toutes les rides, tous les défauts, toutes les trivialités du visage sont rendus très visibles, très exagérés ; plus l’image est DURE, plus ils sont contents. De plus, je voudrais que le visage eût au moins la dimension d’un ou deux pouces. Il n’y a guère qu’à Paris qu’on sache faire ce que je désire, c’est-à-dire un portrait exact, mais ayant le flou d’un dessin.481

Sur la liste des fils orchestrant soigneusement la pose de leur mère, Baudelaire apparaît peut-être comme l’un des plus obsessionnels, l’idée fixe « s’emparant » littéralement de son esprit. Ce témoignage est traversé par cette aspiration paradoxale : il s’agit à la fois de rendre « un portrait exact » du modèle et de le sublimer en estompant l’âge et les défauts possibles des traits du visage pour atteindre le « flou d’un dessin ». A la précision mécanique propre à la technique photographique veut se mêler le fugace de l’esquisse. Sous la dictée des exigences du poète, l’exercice devient celui d’un repoussoir extrême des limites de la photographie, envisagée comme un espace de représentation intermédiaire, travaillé par le conflit. Mais l’antagonisme semble le reflet d’un désaccord intérieur plus profond qui sera celui du narrateur-personnage guibertien : l’écrivain est tiraillé entre un désir de représenter la mère et de la voiler, entre un désir de fixer l’image à jamais pour l’éterniser, et celui de la « bouger » pour la rendre vivante. Mais l’intertexte principal du récit guibertien reste la dernière œuvre de Roland Barthes. Coïncidence, connivence ou concurrence ? La question affleure inévitablement. La dernière lettre de leur échange épistolaire – que nous possédons depuis peu – indique que la rédaction de L’Image fantôme est entamée par Hervé Guibert au moment où il découvre La Chambre claire, envoyée en service de presse. Attentif à la deuxième section du livre de 1980, Guibert commente : « C’est la deuxième partie, bien sûr, qui m’a le plus touché : tout ce qui touche à la mère. J’ai écrit il y a quelques mois un texte sur une séance de photo avec ma mère, et je te l’envoie, il devrait te parler. »482 L’écrivain suggère ainsi que les deux entreprises se seraient déroulées en parallèle et de manière indépendante, idée qui met à mal l’hypothèse formulée par Frédérique Poinat de L’Image fantôme comme réécriture et

481 Charles Baudelaire, Correspondance, tome II, Œuvres complètes, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, Paris, 1973, p.554, cité par Jérôme Thélot, Les inventions littéraires de la photographie, op.cit., p.35. 482 Lettre du 19 février 1980, Roland Barthes. Album. Inédits, correspondances et varia, op.cit., p.368.

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parodie de La Chambre claire. Pourtant les choses sont plus ambigües et l’on trouve dans une note du journal intime de l’écrivain une indication précieuse. Alors qu’Hervé Guibert travaille sur le manuscrit de L’Image fantôme et que Roland Barthes est mort, il avoue se sentir intérieurement travaillé par lui :

Supposition d’une passation après la mort de B. : je n’en serais pas le seul récipiendaire, mais un récipiendaire passager, parmi d’autres : cette après-midi je travaille sur ce livre sur la photo, et il y a des moments où je me sens emporté, doublé, habité par quelque chose d’autre que moi.483

Le trait est clair : celui qui hante L’Image fantôme en définitive est bien Roland Barthes. A ces indications s’ajoutent les recoupements thématiques et les accointances poétiques qui inclinent à penser que le livre d’Hervé Guibert constitue une réponse à l’ouvrage de 1980, ou du moins en subit l’influence. Les deux récits proposent en effet jusqu’au bout une structure inversée. Si le critique ne parvient pas au terme de La Chambre claire à ressusciter sa mère, Guibert échoue quant à lui à immoler la sienne. Le premier regrette la perte de la personne de la mère, le second déplore de n’avoir pu lui substituer une image. Reste, dans les deux cas, le moment suspendu et euphorique de la contemplation, un idéal qui là aussi est dissonant. Vécue chez Roland Barthes sur le mode de la distance (la mère est rendue doublement lointaine puisqu’elle est petite fille et qu’elle est enfermée dans la photographie), la contemplation aboutit à la transfiguration. Au contraire, la suspension prend sous la plume d’Hervé Guibert une épaisseur charnelle pour devenir le lieu d’un orgasme produit incestueusement par le fils : « Je pense qu’à ce moment elle jouissait de cette image d’elle-même que moi son fils je lui permettais d’obtenir, et que je capturais à l’insu de mon père. »484 On peut dès lors s’interroger sur la fonction de cet interdit commun, de ce silence imposé à la photographie. Rappelons que si les raisons du choix de l’image in absentia sont multiples chez Roland Barthes, elles convergent vers l’idée que donner sa mère en partage reviendrait à la banaliser : « (Je ne puis montrer la Photo du Jardin d’Hiver. Elle n’existe que pour moi. Pour vous, elle ne serait rien d’autre qu’une photo indifférente, l’une des mille manifestations du « quelconque » […]). »485 Préparée de

483 Hervé Guibert, Le Mausolée des amants : journal 1976-1991, Gallimard, Paris, 2001, p.93. 484 Ibid., p.14. 485 La Chambre claire, op.cit., p.849.

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manière souterraine dans la première section du livre, par la pensée du punctum, la suspension finale du cliché maternel apparaissait comme la conséquence de l’analyse des autres images « aimées » de cet album, qui au fil des pages s’avéraient toujours davantage marquées au sceau de l’ineffable. Le crescendo en passait par toute une rhétorique de l’indicible qui trouvait son hapax dans la description du portrait de Bob Wilson et Philippe Glass, traversé par un registre poétique. La soustraction de la mère sert chez Hervé Guibert des enjeux très différents, et loin de puiser dans une rhétorique de l’ineffable, l’image absente est chez lui toujours abondamment commentée. Au traitement pudique et elliptique de la mère chez Barthes répond la dépense de précisions et la débauche d’adjectifs de la plume guibertienne. Le récit de L’Image fantôme est marqué par une surenchère descriptive compensatoire qui s’exhausse dans le portrait minutieux de la transformation de la mère. Tel l’œil de l’appareil-photo se fixant sur un objet, la perspective narrative du fils n’épargne aucun détail. Comme s’il s’agissait de compenser absolument le manque et trouver une illustration dans les mots. Comme si, à défaut d’avoir pu déposer l’image parfaite sur la pellicule, le déroulement de la parole devait servir de relais nécessaire à cette obsession, la captation impossible de l’être aimé. S’il existe bien un interdit commun qui tourne autour du cliché maternel, le tabou diverge : l’écriture de La Chambre claire « sublime » l’image manquante (en explorant le registre de l’indicible, notamment par l’oxymore) tandis que dans L’Image fantôme elle « rattrape » une image manquée. On se souvient qu’en définitive Barthes s’abstient de montrer à son lecteur la photo du Jardin d’hiver pour une raison d’ordre ontologique : la mère étant ineffable et inimageable, sa sublimation doit passer par une transfiguration. Nous aimerions montrer comment la catégorie de l’inimageable, telle que l’interprète et la développe Hervé Guibert, est mise au service d’un projet très différent qui passe moins par la transfiguration que par un fantasme d’incorporation, voire de transsubstantiation. Derrière la vaine tentative de capturer cet instant, mise en scène dans l’épisode de « l’image fantôme » et derrière les variations d’échecs qui s’ensuivront, sourd enfin le doute quant à une adéquation possible de l’image au réel ; et entraîné avec lui, quant à une adéquation du sujet à sa représentation photographique – et littéraire. L’aveu

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d’impuissance photographique apparaît dès lors comme le reflet d’un enjeu identitaire : le récit de soi, à défaut de s’appuyer sur la « vérité » d’une image (portrait de soi et de la mère), comble le vide en s’autorisant une ouverture vers l’affabulation. Les différents épisodes de L’Image fantôme glissent ainsi de la réalité (autobiographique) vers une exploration des méandres de la fiction (ou de l’autofiction).

Le Père La figure du père, si elle joue un rôle secondaire dans le roman familial de « l’image fantôme », n’en est pas moins importante pour notre propos puisqu’elle subit à son tour un traitement opposé chez les deux auteurs. Il convient de rappeler que Barthes ne fait dans La Chambre claire aucune mention de cette figure, omission qui renvoie sur le plan biographique à l’absence de son père, mort en mer. Cette béance initiale fait naître un rapport distancé avec le sujet qu’il est lui-même, comme avec le monde, réduit longtemps à un ensemble de « signes ». La plénitude du moi reste l’horizon d’attente sans cesse combattu en creux d’un sujet évidé, l’auto-écriture se déployant de manière diffuse à partir de cet espace de surgissement qui se dérobe. Au contraire, le père du narrateur dans le récit de L’Image fantôme est bien vivant, mais il gêne la photographie. L’élimination de cette figure paternelle qui censure et interdit sa fusion avec la mère s’impose comme un devoir, une nécessité : « La première chose que je fis fut d’évacuer mon père du théâtre où la photo allait se produire, de le chasser pour que son regard à elle ne passe plus par le sien […]. »486 Cette négation de l’origine par un écrivain n’est pas sans évoquer l’essai autobiographique Mars de Fritz Zorn, écrivain rongé par la maladie, intertexte de l’œuvre guibertienne. Le jeune auteur zurichois, atteint du cancer, y accuse son éducation et son milieu bourgeois d’être à l’origine de la tumeur. Transformant son nom de famille « Angst » (peur) en pseudonyme « Zorn » (colère), l’auteur suisse allemand livre bataille contre les siens, comme le signale d’ailleurs le titre de son récit à la première personne. Au détour d’une note de son journal, Hervé Guibert fait

486 Ibid., p.12.

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l’éloge de la conduite discursive exemplaire de cet ouvrage : « Le livre de Fritz Zorn (Mars) est une démonstration lente, alambiquée, fastidieusement infaillible : il sait où il va, le mouvement de l’écriture suit de près le mouvement qui ronge son corps, la métastase. »487 Filtré par les mots, le « meurtre » du géniteur reste dans L’Image fantôme en 1981 relativement sobre en comparaison de la violence du récit de Zorn : le père y est davantage un rival qu’il convient d’éloigner de la mère, et partant, du champ de l’image. Il faut rappeler cependant que la véritable mise à mort du père d’Hervé Guibert a lieu dans un autre de ses récits, intitulé Mes Parents à la fin duquel son géniteur disparaît en mer, répétition fictionnelle de la fin tragique du père de Barthes. Cependant, et c’est là sans doute l’une des spécialités de ce fantasme, le besoin irrépressible de « tuer le père » n’empêche jamais en même le retour paradoxal d’une quête filiale. Les livres du jeune auteur sollicitent en effet diverses figures paternelles de substitution qui sont tour à tour admirées et congédiées : Roland Barthes joue ce rôle dans L’Image fantôme, et Michel Foucault dix ans plus tard dans A l’Ami qui ne m’a pas sauvé la vie. La mort du père, comme Ralph Sarkonak l’a suggéré, fonctionnerait ainsi à un double niveau dans L’Image fantôme : citant et réécrivant La Chambre claire, Guibert tue, outre son père biologique, évincé de la séance, son père spirituel ou photographique, à savoir Roland Barthes 488 . Le thème de la désaffiliation, récurrent dans les livres d’Hervé Guibert, s’appuie sur une voix qui, sans scrupule, ne recule pas devant la tâche à accomplir et qui suit la logique destructrice et implacable de la vengeance. A l’exécution photographique de la mère répond l’exclusion du père du lieu du crime. Régler ses comptes et débarrasser le récit de ses spectres parentaux, telles sont certaines des intentions de L’Image fantôme. La nostalgie de l’enfance qui colorait La Chambre claire de quelque teinte proustienne disparaît ici pour laisser place à une écriture de la démolition qui, tel un incendie, embrase les ruines d’une jeunesse douloureuse. La case aveugle qu’est l’image fantôme tourne donc autour d’un refus de la filiation qui toujours la reconfigure : on tue le père en réalité pour le remplacer par quelque figure tutélaire littéraire, philosophique ou artistique, qui selon un processus en chaîne se trouve à son tour éliminée et ainsi de suite. Perpétué d’une génération à

487 Le Mausolée des amants, op.cit., p.123. 488 Voir Ralph Sarkonak, Angelic Echoes. Hervé Guibert and Company, University of Toronto Press, 2000.

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l’autre, la négation paternelle mène l’un des narrateurs du livre à prendre conscience de sa propre finitude au travers de l’absence de descendance : « Je deviens chauve à mon tour et je n’ai pas de fils. »489

La Preuve Le rapport des œuvres d’Hervé Guibert et de Roland Barthes tient fondamentalement au statut divergent de l’image photographique. Dans La Chambre claire, la photographie de la mère a eu lieu (le cliché du Jardin d’hiver), tandis que L’Image fantôme nous livre une séance de « pose » photographique qui n’aboutit pas : l’image guibertienne au final n’aura jamais lieu. Alors que Barthes scellait dans la reconnaissance de sa mère un pacte d’éternité, Guibert conclut un pacte d’oubli : « Je ne la reconnus plus, je voulus l’oublier, ne plus la voir […].»490 Ce manque de preuve photographique rehausse encore le caractère fictionnel de l’épisode et jette le soupçon du lecteur sur l’ensemble des intrigues de L’Image fantôme, placées sous le sceau de l’illusion. Si L’Image fantôme avait pu trouver une illustration dans cette image de la mère, celle-ci aurait été « irréelle » ou magique, comme le suggère Guibert en évoquant à la fin du même extrait l’image comme un « tour de passe-passe », une « prestidigitation » ou une « machine à arrêter le temps »491. Suite au renversement central du « ça a été », nous basculons dans l’univers de l’impuissance photographique, une pente négative que les différentes intrigues ne feront que poursuivre. L’épisode de L’Image fantôme intitulé « La preuve » met en scène un douanier devant la tâche d’identifier, portrait photographique à l’appui, les traits d’une jeune fille. Lorsque le personnage du garde-frontière demande à la jeune femme de relever sa chevelure pour vérifier si, conformément à la photo d’identité, ses oreilles sont bien percées, il tombe lui-même dans un leurre qui touche une fois encore au référent. Le narrateur se demande ce qui est original et premier : « […] mais le trou de la photo est

489 « Proposition de séquence à Bernard Faucon », in L’Image fantôme, op.cit., p.46. 490 « L’image fantôme », in L’Image fantôme, op.cit., p.15. 491 Ibid., p.18.

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peut-être une retouche, le trou des oreilles est peut-être récent, et postérieur à la photo, la photo la preuve défaillante d’un simulacre policier. »492 Une hantise de la retouche plane sur les fictions guibertiennes qui trouble l’évidence et le pouvoir analogique de l’image argentique. Dans un autre récit intitulé « Le Faux », le narrateur se trouve victime d’une tromperie quant au statut d’une image qu’il vient d’acheter. Croyant acquérir celle authentique d’un jeune homme assassiné, celle-ci s’avère avoir été retouchée. L’emballage constitue un vecteur important de ce mensonge puisque l’image, une fois sortie de « la pochette de plastique mystifiante », se montre sous son vrai visage (qui en fait un faux visage). Déçu et fâché, le narrateur accuse tant le modèle qui simule la mort que le photographe qui en orchestre la mise en scène, photographe qui s’avère être l’artiste Alvarez-Bravo. La référence au photoreporter mexicain n’est pas anodine et signale un dialogue entre ce récit et un autre texte de Barthes : l’article « Photo-chocs » des Mythologies qui portait entre autres sur les travaux d’Alvarez-Bravo (les images de pleureuses). Mais si dans sa chronique Barthes accusait le caractère pathétique des clichés, il n’en remettait pas pour autant en question la réalité, la mort et la douleur représentées. Sa critique portait sur l’expression visuelle hyperbolique de la souffrance dans le genre photographique documentaire et sur « l’intention » de l’opérateur, à savoir forger un mythe de la douleur. Les larmes du deuil devenaient des « signes » d’émotion supplantant l’émotion même. Ce que l’épisode guibertien de la malheureuse transaction de la photo d’Alvarez-Bravo renverse encore c’est l’autre nœud de La Chambre claire : à la logique tragique de l’œuvre de Barthes qui posait, à partir du deuil de la mère, la mort comme sacrée et intouchable, Guibert substitue la mort retouchée : « J’en voulais à Alvarez-Bravo, non d’avoir commis un faux, mais d’avoir ainsi joué avec la mort (c’était une fausse mort qu’il me vendait, et moi pour le prix j’en voulais une vraie)… »493 Tandis que la dénonciation de l’article de Barthes visait l’intention de la photographie, celle de L’Image fantôme vise la simulation. Mais la critique du simulacre passe surtout par un regret immoral et scandaleux : le narrateur guibertien déplore cette mort simulée manquant la brutalité que lui aurait offert l’image, prise sur le vif, d’un « vrai » corps mort assassiné.

492 « La preuve », in L’Image fantôme, op.cit., p.136. 493 « Le faux », in L’Image fantôme, op.cit., p.141.

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Loin d’être épisodique, cette provocation signale selon nous une intention du livre : franchir des limites. La transgression affecte, comme nous allons le voir, différents aspects de la poétique photo-textuelle guibertienne. A un premier niveau, l’infraction touche l’écart entre spectateur, modèle et opérateur, dépassé au profit d’un accès direct à l’objet de la représentation. Déjà inscrite en filigrane des articles de Barthes de 1977 sur les clichés d’Avedon, la tentation d’accéder au corps de l’autre rythmait sa critique pour aboutir à une déconvenue : le désir du spectateur, non seulement de voir mais de toucher se trouvait irrémédiablement barré. Face aux corps des garçons avedoniens, emprisonnés dans l’image, le regardeur s’abîmait alors dans les échanges de regards triangulaires. Radicalisée dans bon nombre des intrigues guibertiennes, cette circulation tend à devenir fusion, fantasme d’atteindre le corps représenté au plus près de la vie et souvent au plus près de la mort. Introduite dans le livre de L’Image fantôme, la quête d’un accès direct à l’agonie constitue selon nous un point essentiel qui, récurrent dans la suite de l’œuvre, atteint son apogée dans la trilogie des années 1990, lorsque Hervé Guibert fait de son corps malade le véhicule de cette expérience d’outre-tombe.

De l’instant au direct : le snuff-livre Variation autour du franchissement des limites entre le regardeur et le corps représenté, la séquence intitulée « L’exercice barbare » questionne à nouveau la représentation de la mise à mort. Le narrateur guibertien interroge la diffusion partout dans les rues de la photo d’une jeune fille de 19 ans qui, déclarée disparue et longtemps recherchée par la police, est finalement retrouvée coupée en morceaux. Est accusée ici la position de voyeurisme sadique dans laquelle est placée le badaud qui, suite à la révélation du terrible fait divers, se trouve placé malgré lui face à l’image innocente. Après une liste infinie d’hypothèses quant aux circonstances du crime et aux identités possibles du meurtrier, le narrateur accuse le mouvement paranoïaque de son propre esprit qui, exposé à l’omniprésence de cette image, est victime des dérives de son imagination morbide. Cette reconstitution hypothétique des faits sous forme de

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scénarios mentaux pousserait le sujet « à recommettre lui-même le meurtre »494, le récit suggérant l’analogie avec le procédé de la mort cinématographique en direct des snuff-movies :

Sur la photo, sur cette apparence vitale, on superpose un comble de douleur et de peur, puisqu’elles sont totalement imaginaires, comme un calque sadique la recouvrant, une pellicule de snuffmovies (ces films que la mafia aurait produits aux Etats-Unis, à l’usage des sadiques, et dont les acteurs étaient tués devant la caméra, sans simulation).495

On se souvient que, dans l’épisode de la séance photo d’ouverture, la posture de la mère sous l’œil de l’appareil-photo du fils était celle de l’« exécution capitale », une image qui plane comme une menace sur l’entier des fictions photographiques. Traversée par un désir identique d’exécution directe, l’écriture tenterait d’en reproduire les effets. Au « snuffmovie » correspondraient donc une « snuff-photographie », voire un « snuff-livre ». Mais c’est encore l’idée de référent photographique qui se trouve troublé conformément à la logique d’ensemble du livre. Par le renversement initial du « ça a été », la photographie sort de son rôle de garant de l’authenticité du récit et devient le véhicule d’un trouble narratif particulier. Le mauvais technicien qu’est le narrateur de ces récits devient à ses heures magicien, substituant à la preuve photographique barthésienne une « preuve par l’absurde », selon l’expression qui clôt la séquence. Sous ce titre, Hervé Guibert intente un véritable procès à l’image argentique :

Voilà la preuve que les photos ne sont pas innocentes, qu’elles ne sont pas des lettres mortes, objets inanimés, embaumés par le fixateur. Voilà la preuve qu’elles agissent et qu’elles trahissent ce qui se cache derrière la peau. Voilà la preuve qu’elles ne trompent pas que des lignes, des quadrillages, mais des complots, et qu’elles ourdissent des malédictions. Voilà la preuve qu’elles sont matière molle qui accueille les esprits. Voilà de quoi donner raison aux Indiens qui voient dans la prise photographique une manière de meurtre. Voilà de quoi justifier quelques superstitions de bonnes femme…496

Volontairement outrée, la répétition de la formule « voilà la preuve » relance l’absurdité de l’argumentation et reconduit la précarité de la photographie. Pour ce faire, les justifications les plus irrationnelles sont invoquées, la photographie devenant complice de l’envoûtement, de la magie noire et de la superstition. De surcroît,

494 « L’exercice barbare », in L’Image fantôme, op.cit., p.155. 495 Ibid., p.156. 496 « La preuve par l’absurde », in L’Image fantôme, op.cit. p.157.

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l’illogisme est encore rehaussé sur le plan de la grammaire par l’expression même de « voilà la preuve » : l’embrayeur « voilà » couplé au terme de « preuve » produit le double emploi puisque les deux notions transportent une fonction déictique. Si l’unité « voilà » vient à l’origine du verbe voir (« je vois là »), le lecteur n’a rien à constater en dehors de l’affirmation tautologique d’une preuve par elle-même. Le récit de « La preuve par l’absurde » est encore illustré par une micro-fiction qui étaye a posteriori le propos et certifie le caractère manipulateur de la photographie. L’inscription dans le réel paraît être la condition nécessaire de ce développement, comme l’indique cette entrée en matière : « L’héroïne du récit, qui se donne pour réel, s’appelle I. ». Souffrant d’une impression étrange d’être empêchée dans ses mouvements par une main invisible, la jeune femme ouvre la porte d’une boutique qui, à mi-chemin de la chambre noire et du cabinet thérapeutique, est présentée comme « le lieu des révélations ». Sur la base d’une photographie récente et non retouchée, un « manipulateur » parvient à reconnaître ainsi qu’elle est victime d’un envoûtement datant de novembre 1979. La datation permettra ainsi d’identifier l’origine de ce mauvais sort lié à la conservation chez elle du portrait photographique d’un ami, mort d’une overdose. Le cliché représentait le jeune homme dans une posture d’Indien, et le narrateur d’en conclure la résolution farfelue que voici : « En un an, l’Indien de la photo accrochée au mur aurait eu le temps de s’immiscer dans le corps de I. comme une onde malfaisante. L’histoire est troublante, vous ne la croyez pas ? »497 Le refus de la mort passe à nouveau ici par le franchissement magique de la barrière entre le spectateur (I.) et le modèle (le toxicomane) sous la forme d’une infiltration de ce dernier dans le corps de la jeune femme. La fonte de leurs êtres est réalisée dans la coïncidence de leurs noms, l’initiale « I. » ne faisant qu’un avec la désignation « l’Indien ». Le motif de l’« infiltration » revient d’ailleurs de manière lancinante dans les pages de L’Image fantôme, comme si le médium photographique aspirait de manière cannibale le capital vital de l’homme entré à son contact. Une voix anonyme avertit par exemple le narrateur de « Le silence, la bêtise » : « – La photo s’est infiltrée dans ta vie. Elle t’a envahi. » 498 Ailleurs encore, elle permet au photographe amoureux de fusionner avec l’aimé : « La photo est une semblable manipulation, comme un sort

497 Ibid., p.160. 498 « Le silence, la bêtise », in L’Image fantôme, op.cit., p.126.

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que je te jetterais : en prenant ta photo je te lie à moi si je veux, je te fais entrer dans ma vie, je t’assimile un peu, et tu n’y peux rien… »499 Le motif de l’introduction d’un corps étranger amorcé dans L’Image fantôme trouvera un avatar dans la trilogie des années 1990 au travers de l’intrusion du virus HIV dans le corps du narrateur. Sous l’effet de la contamination maladive, l’imaginaire de la transfusion et de l’incorporation de l’autre en soi-même se généralise et se radicalise. Tout se passe comme si les différentes modalités de la faillite photographique se développaient, telle une arborescence en réseaux, dans des directions multiples qui convergent pourtant vers un but : inscrire ce livre dans un franchissement des limites. Chacun de ces souvenirs-photos inaugure une infraction à l’idée de photographie qui attente au modèle, au spectateur, voire au photographe. Ces transgressions touchent à nouveau l’écart entre les instances, important dans le projet barthésien traversé par le distanciement, mais volontairement réduit par Hervé Guibert. De là, une autre conséquence : si le flash à blanc de « l’image fantôme » est traité sur le plan temporel comme un instant suspendu, largement inspiré par les textes de la dernière période de Roland Barthes, cette esthétique de l’éphémère glisse peu à peu au fil des épisodes vers une esthétique du direct, la vie comme la mort étant appelées à être saisies dans une écriture sur le vif. Par le rapport immédiat à la vie, le motif de l’infiltration au plus près du sujet et au plus près de son corps contredit l’éthique de la distance qui traverse l’œuvre de Barthes. De l’un à l’autre, la dynamique disjoncte encore au niveau de la prose : aux détours langagiers de Barthes portés par une éthique du déport atopique s’oppose chez Guibert une langue qui, souvent d’un réalisme sans amarre dans l’avancement de la phrase, sait où elle va, c’est-à-dire droit au but. Enfin, l’« image à blanc » n’est pas sans avoir quelques répercussions sur la logique des genres et la poétique des textes. Le renversement du « ça a été » rend impossible tout pacte de vérité autobiographique. Substituant à la preuve de La Chambre claire une « preuve par l’absurde », Hervé Guibert fait de ces séquences le départ de développements imaginaires qui prennent appui sur les vertus mystificatrices de la photographie. Bien que les formules d’ouverture de ces épisodes mettent souvent en

499 « Retour à l’image amoureuse », in L’Image fantôme, op.cit., p.164.

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place un ancrage dans le réel, ces allégations de vérité servent d’autant mieux le « trouble » fictionnel qui vient par la suite s’y greffer. Pointée ironiquement par le narrateur, la question qui traverse le livre se trouve même adressée au lecteur, l’appelant à valider la « preuve » magique qui gît au cœur de cette histoire aberrante : « […] vous ne la croyez pas ? »500

De l’érotique au pornographique A ce stade de notre lecture, il nous est apparu que l’entier de L’Image fantôme franchissait un certain nombre de limites inscrites en filigrane dans La Chambre claire, et mettait en scène et en mots un rapport transgressif à la représentation. Tendue entre deux pôles, la vérité et la mort, cette transgression dépasse selon nous cette polarisation initiale pour explorer un troisième terme qui touche à la sexualité. Mis en abyme dans le récit incestueux de l’exécution photographique de la mère, ce sujet affecte jusqu’à l’horizon poétique des récits. Si de Barthes à Guibert l’infraction est, comme nous l’avons analysé, d’abord temporelle, produisant le passage de l’instant au direct, elle est en outre langagière : un changement de registre a lieu qui fait glisser l’écriture photographique du registre érotique au pornographique. L’épisode de L’image fantôme intitulé « L’image érotique » est particulièrement éclairant à ce titre, puisque le narrateur revient sur les quelques souvenirs sensuels de son enfance, qui répertoriés dans cette séquence s’organisent autour de trois expériences hédonistes. Dans ce récit, ce sont à nouveau les images qui donnent forme au vécu et cadrent les expériences d’initiation érotique. Déployés en crescendo ces différents épisodes mettent en scène un garçon qui, placé dans une position de voyeur, est mené presque au bout de son désir, c’est-à-dire au bord de la contemplation. S’il cherche à passer à l’acte et s’il tente de franchir l’interdit qui pèse sur l’image, il n’y parvient qu’au prix d’un compromis. La première représentation qui capte l’esprit de l’enfant est celle d’une figurine de papier aux courbes féminines qui, dans la vitrine du libraire, se laisse déshabiller par

500 « La preuve par l’absurde », in L’Image fantôme, op.cit., p.160.

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celui qui en tire la languette : « C’était un dessin en couleur, et il suffisait de faire ce geste, comme tirer la languette de l’ardoise magique, pour voir ses nichons. »501 L’attraction pour cette figure est marquée par une certaine ambivalence. Le désir, mêlé de peur et d’interdit, trouve ensuite une prolongation dans une seconde image initiatrice : l’enfant surprend dans un magazine le cliché de Claudia Cardinale en tenue d’Eve, allongée sur une peau de bête. Mise à distance par la description, la jeune femme est comparée à un « bébé » et l’image jugée « finalement assez chaste ». Face à ces représentations, le garçon obsédé par l’idée de retrouver ces images tente de franchir l’interdiction, une fois le dos de ses parents tourné, mais n’accède dans les deux cas jamais à son désir. Le grand thème de L’Image fantôme, à savoir l’impuissance photographique, se décline cette fois sur le plan de la sensualité : « ma première adolescence est sans jouissance : j’aimerais bien jouir, mais je ne sais pas comment faire. »502 A l’instar de l’épisode œdipien de « L’image fantôme », le plaisir est empêché par un discours de la culpabilité, la photographie flirtant avec la « fautographie » : « j’ai peur des taches (ma mère est très suspicieuse avec mon linge) ». A ceci s’ajoute l’interdit imposé par la figure paternelle : « et puis mon père m’a dit qu’il était mauvais de se masturber, que cela rendait faible, et peut-être imbécile si on en abusait »503. Ces premiers émois s’inscrivent en outre sur la voie des commentaires barthésiens de 1977 qui posaient la photographie d’Avedon comme le lieu d’une circulation érotique, un échange de regards avec les modèles sans aboutissement possible. Comme dans les images qui plaisent à Barthes, une censure pèse sur la représentation du sexe. Car ce qui intéresse le jeune garçon dans le cliché de Cardinale, nous souffle le narrateur, « c’est ce qui n’est pas montré »504, l’image in absentia. Ces deux premiers cas de figurations érotiques camouflent en effet soigneusement les organes sexuels, entreprise qui rappelle, outre les clichés d’Avedon, la photographie « Jeune homme au bras tendu » qui, tout à la fin de la première section de La Chambre claire, présentait un garçon nu sortant du cadre. A la lumière de nos précédentes analyses, des jeux de cache-cache

501 « L’image érotique », in L’Image fantôme, op.cit., p.25. 502 Idem. 503 Ibid., p.27. 504 Ibid., p.26.

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similaires s’exercent dans les deux livres et servent à maintenir un tabou qui voile le désir doublement interdit de l’homosexualité latente. La photo de Claudia Cardinale sert en outre de lieu transitionnel vers l’amour gay, puisque l’enfant qui cherche à la retrouver tombe par hasard sur un autre numéro du magazine qui découvre, à la place de la comédienne, l’acteur Burt Reynolds allongé de manière identique sur une fourrure animale. Loin de s’en tenir à ces quelques expériences à blanc, plutôt insatisfaisantes, le jeune narrateur guibertien poursuit alors son éducation par la transgression des interdits parentaux et sociaux. Se procurant enfin deux jeux de photographies du film Satyricon, il découvre le corps d’Hiram Keller dans son plus simple appareil. A nouveau, la description aseptise dans un premier temps la tension charnelle du spectacle en rappelant que le corps est « impubère » et le sexe du modèle « enfermé dans une coque d’or ». Outre la percée assumée vers l’amour pour le même sexe, cette dernière image produit un glissement du regard à l’acte. Le narrateur sort de sa position de voyeur et mime l’accouplement avec l’image :

Cette image me fait irrémédiablement bander et souvent, quand je rentre de l’école, haletant, je la sors lentement de sa pochette, puis je sors mon sexe de sa braguette, et je le pose juste, érigé, sur la photo. Il recouvre tout le corps rétréci de la photo qui l’érige et qu’il domine (il est à peine plus grand qu’un de mes soldats de plomb).505

A la vision génitale voilée des trois premières expériences d’images, le personnage guibertien oppose finalement la monstration de son sexe dans un geste conquérant. Le rapport initial à la photographie, teinté d’érotisme, bascule dans les registres obscène et pornographique que l’on retrouvera chez Hervé Guibert dans nombre de livres ultérieurs. Comment donner sens aux étapes successives de cet apprentissage du corps par l’image ? L’initiation du garçon marqué par une impuissance et une passivité initiales face aux représentations érotiques évolue vers une forme de maîtrise qui passe par une attitude de domination. Cette conquête aboutit à la mise en valeur de la différence de taille entre les sexes du spectateur et du modèle. La suprématie du regardeur est telle que l’acteur fellinien pris en photo est réduit au minuscule, comme l’indiquent le

505Ibid., p.27.

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qualificatif « rétréci » et la comparaison à l’« un de mes soldats de plomb ». Un renversement a donc lieu au cours de ce parcours initiatique : tandis que l’enfant guibertien n’a au départ aucun accès à la marionnette de papier, l’image devient au terme de cette initiation un objet manipulable entre ses mains. De l’invite de la figurine dans la vitrine du libraire à la photographie masturbatoire de Keller, on assiste une fois de plus à la réduction d’une distance. Il s’agit de faire de l’autre, a priori lointain, un être accessible, fut-il une star de cinéma sur papier glacé. Ainsi force est de constater que de Roland Barthes à son cadet l’image « suspendue » s’est véritablement faite « chair ». L’auteur de L’Image fantôme incarne cette génération héritière de la révolution sexuelle de mai 68, génération moins perçue par Barthes comme celle d’une « libération » que comme le dernier avatar de l’hystérie dont il faut se détacher. Rappelons que le grand pas de côté a lieu lorsqu’à la fin des années 1970, le critique formule un discours de l’affect pour se distancer de son époque marquée par l’exhibition des corps : « Être amoureux permet une distanciation de la sexualité. »506 Le sujet barthésien des Fragments, hanté par l’expérience du tragique amoureux, en porte-à-faux avec les pratiques de drague actives dans le monde contemporain, fuit les divertissements mondains pour se réfugier dans une série de pratiques ascétiques qui le rapprochent de la figure religieuse du mystique. De l’érotisme avedonien au discours amoureux puis mystique, ce sont les pratiques de filtrage qui dominent, tant dans le rapport à la chair qu’au sentiment. Deux autres séquences de L’Image fantôme, intitulées « Porno » et « Porno bis », prolongent cette réflexion autour de l’articulation érotisme-pornographie proposée par ce premier récit. « Porno bis » étudie de manière exhaustive au travers d’une liste de qualificatifs les différentes dimensions de ce clivage, dans une comparaison systématique des deux termes : la photo érotique est « académique », tandis que la photo pornographique relève du « cru » ; la première est « propre et noble » tandis que la seconde est « sale et triviale »507. La qualité du support papier de ces deux types de photographie et leur tirage divergent encore, ce qui induit leur positionnement sur des marchés économiques très différents. Sur le plan esthétique, la grande perfection

506 Barthes, « Entretien » (1977), in Œuvres complètes, op.cit., t.V, p.411. 507 « Porno bis », in L’Image fantôme, op.cit., p.102.

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physique du modèle érotique irradie, tandis que le corps du second modèle peut offrir une apparence très éloignée des canons de la beauté, etc. Mais ce qui intéresse le narrateur, c’est le moment où l’opposition se délite et la limite se trouble pour envisager la circulation possible d’un mode de représentation à l’autre.508

Le corps de la photo érotique est un corps manipulable, on peut le prendre par la main, et le mener vers la pornographie, vers sa propre pornographie […] C’est un corps ouvert, possible, un corps flou. Le corps de la photo pornographique est un corps bloqué, hyperréaliste, gonflé, saturé.509

Au terme de ce duel, Guibert semble accorder à nouveau, sous l’élection de l’image érotique, la suprématie au spectateur : il doit pouvoir non seulement s’y projeter mais encore accéder à ses parties pour pouvoir les « manipuler ». La notion n’est pas anodine si l’on considère la récurrence du thème de la « manipulation » dans ce livre, qu’elle soit psychologique, physique ou technique, à l’instar de la retouche qui intervient comme un agent trompeur. Nœud de toute une économie subjective, la perfection artificielle de l’apparence fait obstacle au fantasme, comme dans le cas de l’image pornographique qui impose ses normes et sa logique de reproduction mécanique, tandis que l’image érotique ouvre les possibles de l’imagination du regardeur. Cette résistance vient de ce que l’image pornographique obéit à la dictée d’un autre sujet, l’opérateur : « Le corps pornographique ne fait que ce qu’il veut, et ce qu’un metteur en scène peut-être abruti a voulu qu’il fasse. »510 Ce privilège accordé à l’érotisme enjoint donc le lecteur à participer au déroulement du fantasme, plutôt qu’à vouloir le diriger, et ainsi à réduire, voire dépasser l’écart de cette distance entre regardeur et objet désiré, distance qui chez Barthes paraissait indépassable.

508 Un même dépassement de scission conceptuelle a lieu chez Barthes entre les termes de « plaisir » et de « jouissance » dans Plaisir du texte. Le glissement entre les deux expériences lectrices ou « deux bords » prenait la forme du « paradigme grinçant » : « (Plaisir/Jouissance : terminologiquement, cela vacille encore, j’achoppe, j’embrouille. De toute manière, il y aura toujours une marge d’indécision ; la distinction ne sera pas source de classements sûrs, le paradigme grincera, le sens sera précaire, révocable, réversible, le discours sera incomplet.) » Plaisir du texte, in Œuvres complètes, op.cit., t. IV, p.219. 509 « Porno bis », in L’Image fantôme, op.cit., p.103. 510 Idem.

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Danser la photographie Suite à la tentative déceptive de posséder photographiquement la mère, Hervé Guibert opère un certain nombre de renversements qui tiennent aux limites du support photographique lui-même. Son entreprise de démantèlement vise notamment, comme nous l’avons vu, à remettre en question la fonction indicielle de l’image argentique ou à brouiller les frontières entre les registres érotiques et pornographiques jusqu’ici restés clivés. A ces bouleversements s’ajoute la tentative d’explorer les possibles et les limites de la photographie dans sa relation d’amitié et de rivalité avec d’autres supports de représentations de cette fin de XXème siècle. Si L’Image fantôme manifeste un esprit de rébellion contre les genres littéraires institués, de même, les contours délimitant les arts tendent à se dissoudre au profit d’une nouvelle économie, une poétique « intermédiale ». Particulièrement illustrée dans le récit intitulé « Fantasme de photographie I », la mise en crise de la représentation déploie une tension entre des artefacts très différents. La séquence déroule au conditionnel une projection personnelle du narrateur faite pour exister le temps d’un rêve éveillé. Nous suivons ainsi les étapes de ce que serait cette « scène » : un décor de studio composé d’un fond blanc, sur lequel se projetterait la lumière du jour s’infiltrant de biais par une fenêtre. Sur le fond blanc ainsi éclairé se détacheraient deux « acteurs » masculins qui jouent avec une longue liste d’« accessoires » et de déguisements farfelus allant des cotillons aux toques de fakir. Invités à se déplacer dans l’espace affublés de ces divers ornements, les deux protagonistes sont pris en photo, d’abord au moyen d’un appareil à pied éternisant les différents moments de leurs gesticulations, méticuleusement décrites par la narration. Détaché ensuite de son pied, l’œil de l’appareil photo est appelé à suivre les aléas de ces deux corps, le photographe tournant autour d’eux pour prélever les détails gestuels de ces étapes. Nous retrouvons transposée dans la fiction guibertienne l’idée que les arrêts sur image prélevés à partir d’un déroulement continu parachèvent le sens de la représentation. La série d’instantanés est chargée de rendre la qualité gestuelle des corps qui se loge précisément dans le lieu de la tension entre image-fixe et image-mouvement. Tout le projet de performance chorégraphique témoigne d’un autre trait symptomatique des fictions guibertiennes : il s’agit d’interroger les modes

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d’interactions possibles entre la photographie et d’autres modes d’expression visuelle qui sortent de la « re-présentation » pour puiser davantage dans la monstration et le mouvement. Au cours du déploiement de ce fantasme, le narrateur hésite d’ailleurs sur les moyens matériels les plus appropriés : « Une série de dessins pourrait décrire minutieusement leurs positions, mais l’écriture les fixe aussi. »511 Des compas et des équerres gigantesques sont même imaginées pour intimer avec précision aux protagonistes les figures à réaliser. Cette rêverie évolue donc en une série d’ouvertures successives : du scénario au graphisme, voire au dessin géométrique, en passant par l’écriture fixatrice pour aboutir à la danse acrobatique et au théâtre de marionnettes. Cette esthétique n’est pas sans rappeler les mécanismes de l’écriture du fantasme qui occupe passablement Roland Barthes à partir des années 1970 et dont il trouve une parfaite réalisation sous la plume du marquis de Sade. L’écriture sadienne passait de la fixation scopique sur l’objet désiré, détaillé de manière fétichiste dans une sorte de moment photographique, à un mouvement d’action du corps épousant le déroulement linéaire d’un film ou d’une scène de théâtre. Véritable « tableau vivant », selon l’expression de Roland Barthes, le va-et-vient entre morcellement d’une part et continuum d’autre part obéit à la logique propre à l’illusion du désir. La tentation intermédiatique de cette scène s’accompagne encore d’un flottement quant au fond sonore de ce spectacle : « La musique qui suivrait ce déroulement pourrait être une Gymnopédie de Satie, mais le silence serait encore préférable. »512 Le mouvement même des corps des performeurs est traversé par une tension entre deux extrêmes : « […] toujours en décalage l’un par rapport à l’autre, l’un sautillant tandis que l’autre repose avachi, par exemple, sur le tabouret : une alternance de dynamiques, de pulsions. »513 Le hiatus entre immobilité statique et mouvement trouve une prolongation intéressante dans une autre séquence intitulée « Danse ». Centré sur le spectacle de la troupe japonaise Sankai Juku, le récit est une fois de plus celui d’une déception. La représentation chorégraphique ne parvient pas à égaler la perfection du « fantasme »

511 « Fantasme de photographie I », in L’Image fantôme, op.cit., p.33. 512 Idem. 513 Ibid., pp.32-33.

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du premier extrait que nous avons décrit. Cette fois, un protagoniste japonais apparaît sur scène, accompagné d’un paon, dans un « tango au ralenti », moment sublime qui ne dure qu’un instant. La perfection des mouvements parallèles de l’homme et du volatile est subitement rompue au moment où le corps du danseur se détache de l’oiseau, séparation qui produit un mouvement de panique et de dispersion:

Mais, quand le danseur lâche le paon affolé, on ne sait plus quoi regarder, et l’œil qui va et vient entre le danseur et le paon perd pied : le paon n’est plus qu’une grosse volaille peureuse qui picore bêtement et s’empêtre dans le lacet qui retient ses pattes ; le danseur n’est plus qu’un danseur qui fait des gestes lents.514

La tension entre mouvement et suspension, parfaitement réalisée dans le jeu des deux performeurs de « Fantasme de photographie I », se trouve dans ce deuxième cas de figure troublée et réduite à néant. Ce qui existait entre le corps de l’homme et celui de l’animal a disparu et la divergence de tempo prend cette fois une dimension triviale et décevante. L’entre-deux magique de cette danse, décrite à nouveau comme un négatif – « là où il y avait une photographie latente »515 –, d’abord perdu reçoit comme une seconde chance d’apparaître puisqu’un grand nombre de photographes présents à la représentation ont « mitraillé » la première partie de cette danse avant la dispersion catastrophique. Dans l’espoir de retrouver cette première image parfaite, le narrateur guibertien cherche sur les différents clichés la trace de son souvenir. Mais en vain. Et encore une fois, le micro-récit s’achève sur le constat amer d’une incapacité du médium photographique à révéler la beauté et la suspension de l’événement passé :

Pourtant, cette image éminemment photographique (qu’est-ce qui échappe à la photographie ici, à part les mouvements infimes de contraction du cou du paon, qui sont l’essentiel de la danse ?) ne leur appartient pas : elle appartient au danseur, et il en a décidé qu’elle serait une danse et non une photographie, et l’on répéterait que la beauté, comme le théâtre, est liée à l’éphémère, et à la perte, qu’elle ne capture pas.516

Les termes de « perte », d’ « éphémère » ou de « capture » évoquent le lexique employé par Barthes pour qualifier l’effet de « flash » produit sur lui par les mœurs du Japon dans L’Empire des signes. Le choix de mettre en scène le spectacle d’une compagnie nippone, loin d’être dû au hasard, constitue comme un clin d’œil au texte

514 « Danse », in L’Image fantôme, op.cit., pp.115-116. 515 Ibid., p.116. 516 Idem.

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barthésien et ouvre à une même leçon esthétique : il faut renoncer au produit pour atteindre la production. Plus qu’un parti pris, le dialogue entre les arts qui préoccupe Hervé Guibert accuse les limites du photographiable et déplace la beauté vers ce qui s’oppose peut-être le plus à la qualité photographique : le mouvement. Son geste semble remettre en question l’essence même de la technique, lorsqu’il demande au médium de restituer la qualité mobile propre aux « images-mouvements » du film ou de l’art de la scène : « J’aimerais seulement que les photographes mettent davantage de danse (ou de théâtre, ou de cinéma) dans leur photo, comme le danseur avait mis de la photographie dans sa danse. »517 Il s’agit de contester la façon dont la photographie domine et encadre le mouvement vivant du corps en lui imposant sa fixité. Bien que l’histoire montre que nombre de mouvements d’avant-garde ont fait usage d’effets floutés au service d’un projet original sur le plan artistique, et ce du futurisme au surréalisme, le flou est d’abord et longtemps assimilé à un accident, à un « raté » courant dans la pratique photographique, une erreur de plus au tableau des fautographies518. Le récit guibertien s’inscrit dans ce regain d’intérêt des années 1980 pour la qualité esthétique de ce « mouvement paradoxal » qui insuffle vie et impermanence dans le médium fixe par excellence qu’est la photographie. Chercher les moyens d’explorer les passerelles entre les arts comme leurs limites est en effet dans l’air du temps. Gilles Deleuze fustige de la même manière le caractère stéréotypé des images fixes et montre comment les pratiques artistiques et littéraires, de Robbe-Grillet à Daniel Schmidt, en voulant sortir du cliché ne font souvent que le reconduire :

Les créateurs inventent des cadrages obsédants, des espaces vides et déconnectés, même des natures mortes : d’une certaine manière ils arrêtent le mouvement, redécouvrent la puissance du plan fixe, mais n’est-ce pas ressusciter le cliché qu’ils veulent combattre ? Il ne suffit certes pas, pour vaincre, de parodier le cliché, ni même d’y faire des trous et de le vider. Il ne suffit pas de perturber les liaisons sensori-motrices. Il faut joindre à l’image optique-sonore des forces

517 Idem. 518 Voir le chapitre 5 de l’ouvrage de Caroline Chik, L’image paradoxale : fixité et mouvement, concernant « le point de vue mobile » qui montre comment le bougé est devenu l’objet d’une démarche intentionnelle à des fins artistiques précises dans L’image paradoxale : fixité et mouvement, Presses universitaires du Septentrion, Villeneuve d’Ascq, 2011.

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immenses qui ne sont pas celles d’une conscience simplement intellectuelle, ni même sociale, mais d’une profonde intuition vitale.519

Hervé Guibert n’a par ailleurs pas caché son admiration pour l’un des principaux acteurs de cette tendance, Duane Michals dont il apprécie le coup de flou photographique déformant les visages, geste qu’il compare au coup de brosse du peintre Bacon. Dans un article qu’il écrit pour le Monde, Guibert relève la diversité de cette technique chez l’artiste, somme d’effets dont on trouve les échos dans L’Image fantôme :

Il a merveilleusement su l’utiliser pour déformer l’image, pour signifier l’apparition et la disparition, pour défier la technique photographique « qui décrit trop bien », pour faire apparaître l’invisible, pour raconter le souvenir et la violence, le rapt d’une vieille femme par la mort. Pour animer le rêve. 520

Il convient de rappeler que cette caractéristique du mouvement photographique est déjà présente dans l’œuvre subjective de Barthes puisque le livre du RB par RB s’ouvrait sur une image floutée de sa mère jeune marchant sur la plage. Le manque de netteté des contours et le caractère vague du visage maternel confèrent à la silhouette une apparence fantomatique et évanescente. L’illustration aux formes indécises semble dessiner un sillon, celui dans lequel s’inscrira l’œuvre barthésienne subjective de la dernière période, placée sous le signe du mystère et d’une défaillance liée à l’impossible fusion. C’est moins la vitesse du mouvement du pas de la promeneuse estivale que la qualité et la beauté nébuleuse de sa marche qui intéressent le critique dans ce prologue photographique. Toute l’hésitation autobiographique barthésienne et le trouble dont il est fait prennent racine dans cette fugace image. Le cliché barthésien comme l’image dansante à laquelle aspire le narrateur guibertien relève de l’esthétique paradoxale d’un « mouvement figé », d’une « apparition disparaissant », fantasme qui ne date pas d’hier : on se souvient de Baudelaire, qui espérait rendre la figure maternelle sous la forme d’« un portrait exact, mais ayant le flou d’un dessin ».

519 Gilles Deleuze, Cinéma 2 : l’Image-temps, Minuit, Paris, 1985, p.33. 520 Hervé Guibert, « Histoires photographiques de Duane Michals : la nécessité du contact » (1978), in La photo inéluctablement : recueil d’articles sur la photographie : 1977-1985, op.cit., p.44.

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Hervé Guibert, Autoportrait, 1985-1986.

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Objet d’un traitement plus général sous la plume d’Hervé Guibert, le motif du flou photographique revient de manière lancinante dans L’Image fantôme et constitue pour le narrateur l’une des formes de prédilection de cette beauté accidentelle à laquelle il tend : « Mais les photos que je trouve bonnes, moi, sont toujours loupées, floues ou mal cadrées, prises par les enfants, et qui rejoignent ainsi, malgré elles, le code vicié d’une esthétique photographique décalée du réel. » 521 La technique sert ainsi des usages spécifiques dans l’entreprise guibertienne : elle paraît notamment comme le moyen idéal de conférer à l’image cette part d’irrationnel propre aux rêves comme aux fantasmes éveillés. Entourant de brume la figure maternelle ou le danseur japonais, elle permet de rendre encore l’érotisme diffus du traitement des nus masculins, le flouté, clivé entre fixité et mouvement, servant selon le vœu de Baudelaire une forme de juste milieu entre perfection technique et qualité poétique. Et ce compromis au cœur du projet d’écriture de soi affecte le sujet en ce qu’il nous donne l’impression, comme l’affirmait ironiquement Edgar Degas face aux portraits peints d’Eugène Carrière, que « le modèle a bougé »522, qu’il est vivant. Tout comme le « décadrage » (autre erreur photographique présente au sein des projets d’écriture subjective de nos auteurs), le flou signale, sous l’effet mobile, la volonté du sujet d’échapper au tragique de la mort.

Pour une poétique intermédiale Que nous révèlent ces fables sinon le rêve d’une circulation et d’un échange infini entre les arts ? Sorte d’impératif lié à l’image fantôme, l’échec photographique invite l’écriture à explorer d’autres supports plastiques. Pris dans des rapports de complémentarité ou d’enchaînement, ces moyens variés servent alors de relais narratif à l’image manquante initiale. Au delà du « tableau vivant » barthésien ou de la poétique intermédiale guibertienne, l’appel à la circulation entre les médias de la

521 « Inventaire du carton à photos », in L’Image fantôme, op.cit., p.40. 522 Voir « Le modèle a bougé », catalogue de l’exposition, Mans, Musée des Beaux-arts, exposition du 10 septembre 2011 au 5 février 2012, Raphaël Pirenne & Yoann Van Parys (dirs.), Impressions nouvelles, Bruxelles, 2011.

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représentation devient l’un des traits typiques d’un discours qui, né dans les années 1980 au carrefour de domaines aussi variés que la littérature, l’histoire de l’art et la philosophie, ne cessera de prendre de l’ampleur. Cette somme d’expérimentations replace au centre le débat autour de la complexité et de l’hybridité de la représentation qui, autrefois au cœur des avant-gardes, a été passablement oublié. Le terme d’intermédialité, issu du terme allemand Intermedialität et lancé par le théoricien allemand Jürgen E. Müller, devait marquer la fin de la Medienwissenschaft (l’étude des médias comme entités séparées) et opérer un geste de « Provokation » de la théorie, en rupture avec cette monomanie d’une part et avec les hiérarchies qui la sous-tendent d’autre part. Pour contrer cette « réduction esthétique », Müller invente une poétique de l’intermédialité, sous la forme d’une interaction entre différents supports de représentation, une conception qu’il forge d’ailleurs à partir de la notion d’intertextualité de Julia Kristeva. Si cette esthétique singulière tire son origine de l’art et de la poésie romantiques, elle trouve son expression historique la plus complète dans l’avant-garde du XXème siècle et en particulier dans le surréalisme, au service d’une mise en crise de la représentation. Héritière du textualisme et de l’idée d’intertextualité comme « passage d’un signe à un autre », l’intermédialité trouve son épanouissement dans l’époque postmoderne au travers de tous les processus de fragmentation, synthétisation et digitalisation actifs dans les œuvres audio-visuelles dite de l’extrême contemporain. Elle est en outre pensée comme un réseau composé d’une suite d’imbrications réciproques qui considère sous l’étiquette générique de Media(-text) tout texte intégrant d’autres médias qui travaillent en son sein. Par ces procédés d’hybridation, le texte trouve le moyen de résister au chant du cygne et cherche les moyens de se recycler, comme Filmtext, Videotext, etc. On peut reprocher à la terminologie müllerienne son « textocentrisme » : en faisant du texte le point de départ et le réceptacle de cette transformation, cette approche théorique ne fait que reconduire la prééminence de l’écrit sur l’image. Elle sied pourtant bien à la démarche d’Hervé Guibert qui dans L’Image fantôme comme dans ses autres livres, à l’exception du roman-photo sur ses grands-tantes, ne sort pas de l’horizon textuel. A l’inverse, on trouve dans le champ théorique français des tentatives d’appréhender le rapport entre les supports sur le mode de l’interaction réciproque ou de l’égalité.

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Michael Nerlich propose à la fin des années 1980 le terme d’« iconotexte » pour qualifier « une unité indissoluble de texte(s) et image(s) dans laquelle ni le texte ni l’image n’ont de fonction illustrative. »523 Le critique de cinéma Raymond Bellour présente en outre en 1990 sous le titre « L’entre-images » une collection d’articles portant sur toute une série de dispositifs multimédiaux, du roman de Stendhal au cinéma de La Nouvelle Vague. Affirmant que la photo lui permet de (re)penser le cinéma, le théoricien français montre combien la lenteur du nouveau cinéma tendrait à se rapprocher du média immobile qu’est la photographie, notamment au travers de son usage du « plan rapproché » et surtout du « plan fixe ». A l’inverse, la photographie serait tentée selon lui de se mettre en mouvement via la technique du « bougé » et du « flou » qui lui confère une durée, la reconduisant vers le cinéma : « Bref, de même que la photo s’anime en déjouant ses apparences d’immobilité, de même le cinéma s’interrompt et se fige pour réfléchir ses changements de conditions. »524 L’analyse bellourienne perçoit dans l’intermédialité un dialogue d’un média à l’autre, qui, sorti des hiérarchisations, serait pris dans un mouvement de va-et-vient, entre fixité et mobilité. Or les deux scènes de L’Image fantôme que nous avons analysées cherchent précisément, par la mise en scène d’un dispositif intermédial, à insuffler à la reproduction photographique une qualité de « flou » ou de « bougé » présent dans la performance ou la danse. A la même période, l’écrivain et photographe Denis Roche travaille à rendre un effet similaire dans le procédé de la « photo-autobiographie ». Rattaché au groupe des « photobiographes », qui réunit entre autres Gilles Mora, Bernard Plossu et Claude Nori autour de la revue critique Les Cahiers de la photographie et de la maison d’édition Contrejour, Denis Roche fait du rapport texte-image le nœud de sa production à vocation autobiographique. Dans un travail intitulé Notre antéfixe, publié en 1978, l’écrivain-photographe se sert de la technique du déclencheur automatique, qui lui permettra de s’inscrire en tant qu’opérateur dans la représentation. Ainsi, deux photographies d’une même scène nous sont parfois données à voir côte à côte et font varier l’emplacement ou la posture des corps. Le photographe est montré marchant

523 Michael Nerlich, « Qu’est-ce qu’un iconotexte ? Réflexions sur le rapport texte-image photographique dans La Femme se découvre d’Evelyne Sinnassamy » dans Alain Montandon (éd.), Iconotextes, Paris, Ophrys, 1990, p. 268. 524 Raymond Bellour, L’Entre-images : Photos.cinéma.vidéo, Editions de la Différence, Paris, 2002, p. 91.

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vers le lieu où sa compagne l’attend, littéralement pris dans une image fixe qui tend vers l’image-mouvement. Dans certains cas, le photographe, d’un cliché à l’autre, s’est éclipsé. Dans son essai Denis Roche. La disparition des lucioles, paru en 1982, soit une année après L’Image fantôme, le photo-autobiographe témoigne d’une volonté paradoxale d’habiter le champ de l’image en le traversant, une traversée qui signe en même temps sa disparition :

Une chose qui me paraît intéressante dans l’auto-portrait, c’est l’aller-retour. On entre dans la photo, c’est-à-dire qu’on se débarrasse de ce rôle du photographe ou de l’écrivain et l’on va – dans le champ, précisément – et dans le champ d’observation, on redevient totalement un personnage, avec le déclencheur automatique. On est plus du tout l’auteur. […] Il y a une notion comme ça, purement visuelle, d’aller-retour à l’intérieur qui me paraît intéressante, qui n’existe pas du tout dans la littérature et dans la peinture, même si l’on fantasme dessus depuis toujours.525

Le photographe trouve dans cette technique un moyen d’opérer la métamorphose du sujet qui, délesté une fois de plus de son costume d’auteur, revêt l’espace d’un instant celui du personnage. Dominique Kunz Westerhoff a montré comment cet état entre la mort et la vie creusait, outre un écart existentiel, un écart temporel :

La photo-autobiographie poursuit par là une épiphanie intermédiale de soi, où le texte explore, dans le bord invisible et intime de la photo, le désir que le « moi » en a eu, le souvenir qu’il a gardé, et la divergence que son regard mesure d’avec le scénario de la production. Entre cette projection du désir, cette césure de l’instantané, et cette médiation rétrospective, se construit en creux, dans les anachronismes de l’écriture et de l’image entrecroisés, l’ombre portée du sujet, sa part aveugle.526

Si la pratique de Denis Roche entretient des affinités certaines avec celle d’Hervé Guibert, ne serait-ce que par l’idée d’un sujet « bougé », l’idée d’« intermédialité » ou d’« entre-images » diffère indéniablement de l’un à l’autre. Chez Denis Roche, la photographie, par l’effet « différé » qu’elle introduit, rompt toute linéarité du récit tandis qu’elle injecte souvent chez Hervé Guibert quelque durée narrative. A ceci s’ajoute l’idée que l’image est mécaniquement réalisée dans le cas du premier, là où la poétique intermédiale reste purement fantasmatique chez le second. Comme nous l’avons déjà signalé, à la différence de Roland Barthes ou de Denis Roche, Hervé

525 Denis Roche, « Le rideau déchiré », Entretien avec Alain Pomadère, Art Présent n°8, printemps 1979, in Denis Roche, Denis Roche. La disparition des lucioles (réflexions sur l’acte photographique), Edition de l’Etoile, Paris, 1982, p.113. 526 Dominique Kunz Westerhoff, « La photographie au révélateur littéraire : de Denis Roche à Anne-Marie Garat », op.cit., p. 189.

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Guibert n’intègre en effet dans L’Image fantôme aucun autre support matériel de représentation en dehors du texte écrit. Si, en dépit de ce que le narrateur promet et promeut, le « média-texte » reste un horizon d’attente, on peut supposer que c’est en dehors du support du livre, dans son activité photographique d’une part, et dans son film La Pudeur ou l’impudeur d’autre part, que l’on trouve les réalisations plastiques de certains fantasmes ou scénarios fictionnels, et notamment d’une image-mouvement. Intimée tantôt par la littérature, tantôt par la photographie, la dialectique entre les arts existe davantage au travers de la récurrence des thèmes et la constance des topiques esthétiques. Loin de constituer des annexes de l’œuvre, ces expériences variées, à la manière de son autoportrait filmé, servent de relais au texte qui les relance à son tour dans un jeu infini d’échos. L’Image fantôme constitue cependant un carrefour de l’œuvre et fait évoluer un projet intermédiatique inscrit en sourdine depuis longtemps et qui se déploiera peu à peu. En effet, dans l’un des récits de son premier livre, le narrateur détaille déjà en 1977 un vaste projet d’écriture qui prend appui sur des moyens multimédias :

Mon corps, soit sous l’effet de la jouissance, soit sous l’effet de la douleur, est mis dans un état de théâtralité, de paroxysme, qu’il me plairait de reproduire de quelque façon que ce soit : photo, film, bande-son… mettre en marche un mécanisme de retranscription : éructations, déjections… M’ingénier à les photographier, à les enregistrer. Laisser parler ce corps convulsé, haché, hurlant. Placer un micro à l’intérieur de ma bouche… un autre micro à l’intérieur de mon cul… enregistrer mes vomissements… Mon corps est un laboratoire que j’offre en exhibition, l’unique acteur…527

Différents médias audio-visuels convergent vers le héros de cette vaste entreprise d’écriture qu’est le corps, moins comme des lieux de projection que comme des lieux d’action (d’enregistrement, de retranscription, etc.). Jean-Pierre Boulé a bien montré le caractère étrangement programmatique voire prophétique de cette incise, qui pointe en outre différents paradigmes (l’écriture du corps, le dolorisme, le registre sadomasochiste, etc.) qui trouveront des prolongements sous une forme radicalisée à partir de la contamination de l’auteur par le virus HIV528. Ainsi le rapport d’Hervé Guibert aux médias et à la photographie évolue-t-il considérablement, et la progression prend la forme d’une expérience dont le corps constituerait le « laboratoire », comme le suggère le terme de cet extrait. A partir de L’Image fantôme, la photographie est en

527 Guibert, « La Mort propagande », in La Mort propagande, Régine Deforges, Paris, 1977, p.183. 528 Voir Jean-Pierre Boulé, Hervé Guibert : l’entreprise de l’écriture du moi, op.cit., 2001.

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quelque sorte élue comme un art-pivot permettant de réfléchir aux autres supports de représentation (l’écriture, la danse, le cinéma, etc.) sur les modes de l’exclusion, de la complémentarité, du relais, etc. dans une dynamique qui se poursuit dans les trois livres de la trilogie thématisée par le virus du sida. Si l’on trouve ainsi chez nos deux auteurs un même étrangement de la photographie et un même désir d’en explorer les confins, leurs entreprises suivent des logiques inversées. Roland Barthes entreprend d’interroger de manière différentielle la logique sémiotique propre aux images de son temps et l’écart problématique qui les sépare. A l’instar de ses réflexions sur les photogrammes, il envisage les images-mouvements (théâtre, cinéma) et les images fixes comme des foyers de sens spécifiques, des moyens inédits de révéler un réseau de signification.

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Hervé Guibert, La bibliothèque, 1987.

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A partir de ses analyses sur la photographie d’Avedon en 1977, sa perspective évolue considérablement lorsqu’il identifie photographie et texte : « Mais la Photographie n’est ni une peinture, ni… une photographie ; elle est un Texte, c’est-à-dire une médiation complexe, extrêmement complexe, sur le sens. »529 Chez le dernier Barthes les différents arts sont ainsi subsumés sous la catégorie du Texte, tandis qu’Hervé Guibert tente d’abolir l’idée même de suprématie artistique mais reconduit en même temps la ségrégation entre les supports. La configuration intermédiale prendra forme en dehors de l’espace du livre au travers des deux œuvres singulières que seront, en parallèle, son propre travail photographique et son film autobiographique La Pudeur ou l’impudeur, qui font chacune apparaître des tableaux, textes et photographies. En témoigne aussi pour nous la photographie intitulée « La bibliothèque » (1987) qui offre en annexe de L’Image fantôme une illustration du propos du livre. Cette bibliothèque met en abyme l’interaction artistique revendiquée dans la fiction puisque les livres y côtoient toutes sortes d’images en format carte postale issues de l’univers guibertien. Ici un enfant qui tire la langue, là le cri d’une bouche béante. Au centre, un Christ en croix sur lequel nous aurons l’occasion de revenir. Sur la gauche, on retrouve une série d’autoportraits de Rembrandt, évoqués dans L’Image fantôme. Placés les uns à côté des autres, ces autoportraits célèbres forment ensemble une séquence et déplient une histoire de sujet.

Henriette, « au plus près de la mort » Le tableau de cette fresque teintée de roman familial serait incomplet si notre commentaire faisait l’impasse sur un dernier lieu de franchissement qui marque l’apogée de la rencontre de L’Image fantôme et de l’œuvre de Barthes. Notre propos s’attachera enfin à commenter un dernier récit qui, sous le titre de « La photo, au plus près de la mort », livre le portrait manquant : celui du père théorique incarné par Roland Barthes lui-même. Hervé Guibert se mesure une dernière fois à son aîné sur le plan fictionnel et distribue les rôles : il incarne le photographe face à son alter ego barthésien, appelé à prendre la pose du modèle, du personnage de papier. Le récit

529 Barthes « Tels », op.cit., pp.299-300.

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change quelque peu son angle pour braquer l’appareil de son écriture photographique en direction de la cible de ce texte : celle du couple que forme Barthes avec sa mère. Henriette est alors très malade et le fils se tient à son chevet, détails qui situent le projet guibertien dans une concomitance à la rédaction de La Chambre claire. L’intrigue apparaît dès lors comme une version concurrente de ce moment bio-critique crucial, et entend rivaliser avec la dernière œuvre de Barthes. Le décor rêvé est ainsi tout trouvé : dans l’appartement de ce dernier, situé à la rue Saint-Sulpice, un nom dont l’anagramme suggère le lien souterrain avec le « supplice ». Le choix de cette image mère-fils naît d’un désir de produire une image unique capable de rendre le lien d’amour que le critique entretient avec son alter ego puisque, remarque le narrateur, « c’était à elle qu’il consacrait tout son temps et toute son affection, puisque c’était là, en premier lieu, que se tenait la relation forte. »530 Après avoir mis en scène sa propre mère, Hervé Guibert cherche à toucher du bout de sa plume l’objet sacré par excellence autour duquel tourne la vie et la dernière œuvre de Barthes, à savoir Henriette au seuil du trépas. Comme s’il s’agissait de substituer à la dernière image de La Chambre claire, ressuscitant la mère enfant dans l’inimageable, celle de la « réalité », morbide et funeste. Moment vertigineux : l’apprenti photographe de l’image fantôme, qui a entre-temps bien grandi, entend parachever ce geste commencé il y a longtemps, et liquider la Mère pour de bon. Le projet s’enracine d’emblée dans le fantasme, Hervé Guibert décrivant le couple fusionnel, tel qu’il se « l’imagine »531. Il les voit livrés à leurs activités quotidiennes, sur fond de complicité et de tendresse. Roland Barthes est d’ailleurs désigné par les célèbres initiales « R.B. » et par l’appellation « l’écrivain », c’est-à-dire dans sa dimension de personnage mythifié. Encore une fois l’émotion attendue de ce portrait, tel que le narrateur le projette idéalement, prévaut sur sa qualité technique et son originalité : « […] (j’imaginais d’ailleurs une photo un peu plate : sa mère allongée, ou assise sur une chaise, et lui debout près d’elle, lui tenant peut-être la main), elle pouvait même être ratée techniquement, elle était de toute façon forte. »532 Seule compte la singularité de cette image : « Elle était « la » photo, la seule possible pour moi, en ce moment, de R.B. ».

530 « La photo, au plus près de la mort », in L’Image fantôme, op.cit., pp.148-149. 531 Ibid., p.148. 532 Ibid., p.149.

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A cette demande faite par lettre, Barthes oppose un silence total qui rappelle le rendez-vous manqué de leur échange épistolaire évoqué au début de l’analyse de cette section. Suivant la tendance iconoclaste de l’ensemble du livre, la photographie, comme toujours, n’a pas lieu. Et Guibert renverse une fois encore l’idéal de l’image unique d’une part et la possibilité de rendre une émotion sous la forme d’une photographie d’autre part. Poursuivant son idéal de saisie immédiate, le narrateur éprouve néanmoins une certaine satisfaction dans cette proximité avec la mort, car la missive parvient à atteindre le maître, dans un moment évalué comme proche du décès d’Henriette : « Il avait donc reçu ma lettre au moment où sa mère était morte, où elle allait mourir, où elle venait de mourir. » 533 Si le photographe échoue sa « snuff-photographie », il parvient néanmoins à restituer, ce « presque » ou ce « au plus près de la mort » dans l’écriture. S’ensuit une seconde tentative du narrateur guibertien d’accéder au maître endeuillé et de rencontrer Barthes. En vain. Comme dans leur échange épistolaire, Barthes reporte au téléphone leur rendez-vous « sous le prétexte de ce temps de suspension provoqué par la mort », déport qui signale à nouveau ce creux temporel et hiatus sensible entre la tentative barthésienne d’échapper à la mort et celle guibertienne de la saisir de plein fouet, fut-ce sur les traits endeuillés du visage de l’orphelin. S’ajoute à ce décalage le contraste entre les multiples tentatives d’infiltration d’Hervé Guibert (par la proposition du cliché, l’envoi de la lettre, le coup de téléphone) dans l’univers intime de son aîné, et l’extrême pudeur de celui-ci qui ne répond pas ou esquive la rencontre. Puis le narrateur guibertien se trouve, l’espace d’un instant, pris de remords face au caractère déplacé de sa demande et se confond en excuses, prenant conscience soudainement de l’envers vicieux de son projet. Le désir photographique refusé ne s’est-il pas trahi sous les espèces les plus répugnantes ? demande Guibert, qualifiant lui-même l’indécence de sa démarche. De courte durée, le scrupule est rapidement dépassé pour laisser place à une relativisation de son geste qui confine à la banalisation. Pour saisir la portée de ce récit, il convient de situer l’époque qui inscrit L’Image fantôme. En effet, les représentations quotidiennes de l’agonie humaine sont légion dans la presse ou la télévision et tout porte à croire que le dessein de ce portrait

533 Idem.

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s’articule à cet impératif documentaire. Le désir de photographier Henriette dans ses derniers instants s’inscrit dans une logique du scoop médiatique en plein boom dans ces années-là. Guibert s’oppose encore une fois au Barthes de La Chambre claire qui, dans la seconde partie de l’ouvrage, marquait la scission historique nette entre l’espace représenté, par définition passé, et celui du spectacle : « L’Histoire est hystérique : elle ne se constitue que si on la regarde – et pour la regarder, il faut en être exclu. » Seule l’image unique de la mère invite le critique à traverser le corridor du temps. Aux références photographiques anciennes, nombreuses dans La Chambre claire (Niepcé, Nadar, etc.), Guibert substitue celles actuelles des pratiques contemporaines. A nouveau, la distance du spectateur chez Barthes est dépassée ici au profit d’un dialogue au présent entre la pratique intime et individuelle du narrateur et celle de la macro-histoire visuelle. Les reportages photographiques de catastrophes et de guerres, comme incrustés dans sa mémoire et éternisés dans leur atrocité, se greffe à sa propre pratique : « Je vois toujours un revolver pointé contre la tempe d’un visage grimaçant qui va voler en éclats une seconde plus tard, ou cet homme qui resté agenouillé, et sans tête, après le passage du sabre. »534 La description s’oppose, par son caractère cru, aux commentaires de Barthes face à ce même photojournalisme, se révoltant contre le trop plein d’émotions des mères en deuil (dans les Mythologies) ou détournant l’attention du spectateur, du cadavre vers un punctum (dans La Chambre claire). Hervé Guibert regarde au contraire la mort bien en face, une démarche qu’il inscrit dans l’univers contemporain audio-visuel qui est le sien, rythmé par le monde des médias et le journalisme, la photographie documentaire étant d’ailleurs la forme en plein boom dans les années 1980 :

Une photo qui représente la mort, l’instant qui la précède tout juste, ou qui la suit, tout juste encore, et toujours au plus près, dans le temps ou dans l’espace, même si elle est mauvaise techniquement, floue, ou mal cadrée, même si le photographe est un inconnu, est déjà en soi une photo commercialisable : à coup sûr elle trouvera des médias, et des satellites, pour la passer et la diffuser d’un pays à l’autre.535

Mais quel lien cette fable tente-t-elle d’établir au travers d’une telle incise articulant la tentative de photographier la mère mourante de Barthes et les représentations documentaires de macchabées de l’actualité ? D’abord, dans les deux cas, Guibert cherche à sortir la photographie de son rôle de représentation fidèle pour en faire une

534 Ibid., p.150. 535Ibidem.

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présentation du réel. Ce qui fascine le narrateur, c’est le mercantilisme et la large diffusion des images de reportage, qui multipliées en temps réel et à l’infini, atteignent une circulation à l’échelle mondiale. L’image numérique est certes encore une aurore (les premiers appareils feront leur apparition en 1990), mais la photographie, voguant sur les écrans et autres supports médiatiques, est déjà entrée dans un processus de dématérialisation. Si celle-ci est longtemps tributaire de l’industrie et d’un certain artisanat, elle dépend désormais des nouveaux modes de production et de circulation qui passent en 1980 par la télévision et la naissance d’internet. Derrière cette prolifération exponentielle, il s’agit bien d’attenter encore une fois à la singularité de « la » photographie de La Chambre claire, et à l’unicité spatio-temporelle induite par le « ça a été ». En effet, tandis que Barthes mettait tragiquement à distance l’objet photographié, Hervé Guibert, en inscrivant la photographie dans son rôle de support médiatique, réduit l’écart de cette séparation pour nous donner accès à cet objet largement désacralisé. Cet horizon lointain disparu, l’œil de l’appareil photographique se fraye désormais un chemin vers les terrains jusque-là proscrits de l’intime ou de la mort. Cette sorte de nouvelle ère de reproduction technique prônée par Guibert dans un geste de renouvellement de la théorie benjaminienne enterre une bonne fois les derniers restes d’aura dont se nimbaient les illustrations photographiques du livre de Roland Barthes. A « l’intraitable » et à la « science impossible de l’être unique » de La Chambre claire, Hervé Guibert substitue le « tout photographiable ». Cet idéal de propagation infinie de l’image photographique n’est alors pas sans affecter le sujet, puisque l’écrivain en tire « la délectation d’être soi hors du cadre, et de voir encore. »536 Par ce décadrage, l’attention du spectateur ou du lecteur, déjà mise au centre par Barthes dans La Chambre claire, fait un pas supplémentaire : comme appelée à témoin par ces images spectaculaires, elle en devient la condition même, au cœur d’une dynamique interactive. La projection sur les écrans de ces photographies-chocs contemporaines rend le visible permanent : on ne peut y échapper. De même que Jaques Derrida affirme qu’il n’y a pas de hors-texte, Hervé Guibert suggère qu’il n’a y plus de hors cadre.

536 Ibid., p.151.

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Le récit « La photo, au plus près de la mort » dessine les contours d’un dernier problème : quelles conséquences cette prolifération produit-elle sur l’œuvre d’art ? C’est du moins ce que semble susurrer la parenthèse qui clôt la séquence en cherchant à nous en donner la clé :

(Mais sur le tableau c’est la plaie qu’on regarde, cette ouverture rouge entre les flancs du Christ, et dans la rue c’est l’excrément du chien. Alors pourquoi les deux grandes attractions de la photographie ne seraient-elles pas aussi le sang et le déchet ?) 537

Il y a bien ici comme un endroit et un envers : la toile picturale dit la représentation et l’espace religieux tandis que la rue dessine le réel et l’espace profane. Mais la comparaison articule encore sur le plan structurel l’indice (dans le stigmate) et l’objet (l’excrément), et sur le plan symbolique le sacré par opposition à la souillure. Seul le troisième terme qu’est la photographie permet la réconciliation de ces registres et la réunion des contraires, en ce qu’elle s’autorise une esthétique qui passe du supra-monde de la Passion à l’inframonde de la pulsion. La force du portrait de Barthes souffrant auprès d’Henriette valétudinaire, tel que le rêve le narrateur guibertien, se reflète dans cette image des plaies du Christ, tandis que l’obscénité de ce même projet se mire dans celle de la crotte sur le trottoir. A l’image achéiropoéitè du Saint Suaire de Turin de La Chambre claire, Guibert substitue celle « faite de main d’homme » d’une peinture représentant le corps du Christ. Un pas est donc franchi de la logique indicielle et iconique barthésienne telle que nous l’avons décrite, vers celle fondamentale dans l’œuvre guibertienne d’une représentation qui est en même temps une incarnation. Le ton provocateur qui traverse ce récit pour aboutir à la grossière analogie avec l’excrément animal contraste en tous points avec celui épuré et poétique de Roland Barthes. Cette vision contemporaine du rapport de l’art à la vie allant et venant entre transcendance sacrée et immanence ordurière décrit le mouvement paradoxal et subversif revendiqué par le style littéraire guibertien : il s’agira toujours en effet de produire la beauté et l’harmonieux du trivial et de l’abjection, la photographie jouant souvent le rôle de miroir bifide et de médiation. Le désir d’éterniser et de sublimer l’image de Barthes et sa mère a pour revers celui, charognard, d’accéder au lieu même

537 Idem.

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de la fragilité du grand homme, pour vendre et publier, selon la logique du paradigme grinçant, sous l’image mythique, le scoop abject.

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: Michel Foucault, l’autre maître

Qu’elle sauve de l’oubli les ruines pendantes, les livres, les estampes et les manuscrits que le temps dévore, les choses précieuses dont la forme va disparaître et qui demandent une place dans les archives de notre mémoire, elle sera remerciée et applaudie.

Charles Baudelaire

Le témoin « J’ai été le témoin de la mort de Michel Foucault »538. Enoncée sur le ton de l’apôtre face à Bernard Pivot, à l’occasion de la présentation sur le plateau de l’émission littéraire Apostrophes de son livre A l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie cette parole d’Hervé Guibert tient de la profession de foi. Elle est pourtant rapidement mise à distance lorsque le jeune auteur nie être « le détenteur de la vérité sur cette mort-là » 539 . Sans doute s’agit-il là d’une réaction face à la critique récente d’un hebdomadaire qui l’accuse de construire sa célébrité sur les vestiges de celle d’un autre, et pas n’importe lequel. Quelle est donc l’intention qui nourrit ce « témoignage », et partant, quelle est la fonction de ce « témoin » projeté sur les écrans des postes de milliers de téléspectateurs français de 1990 ? Le discours tenu par Hervé Guibert sur le plateau d’Apostrophes est ce soir-là greffé de déclarations contradictoires. Si l’écrivain nie être le dépositaire d’un savoir vrai sur cette mort, il certifie l’authenticité des faits racontés, comme s’il s’agissait en dernière instance de remporter l’adhésion de ses récepteurs, scellant ainsi avec eux, en dehors du livre, un pacte à la teneur ambiguë : rendre véridique son récit sans en entamer la part fictionnelle. Et Hervé Guibert de jouer ostensiblement à la télévision de cet

538 « Apostrophes », Emission du 16 mars 1990. 539 Idem.

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équilibre instable inscrit au cœur de ses autofictions. Le moment remarquable de ce plaidoyer apparaît dans une déclaration à la teneur mystique :

Et d’un seul coup, ça a été vraiment comme une révélation, comme une vision, quelque chose de très, très curieux : je me suis dit en fait je suis habilité complètement à écrire ça parce qu’en fait c’est mon propre destin et c’est ma propre mort que je suis en train d’écrire. 540

L'entreprise de justification tourne alors au discours d’élection. Pour saisir les enjeux de cette affirmation, sans doute convient-il de la réinscrire dans le contexte culturel de ces années-là, marquées par le pouvoir croissant de la télévision sur la littérature. Comme l’a montré Patrick Tudoret, le succès grandissant des émissions littéraires entre 1968 et 1981, telles que « Ouvrez les Guillemets » et depuis 1975 « Apostrophes », toutes deux animées par Bernard Pivot, est déterminant sur le développement de la littérature contemporaine. La télévision qui se charge de promouvoir la littérature à la façon des salons littéraires d’antan, produit une montée en puissance du pathos (de l’émotion) au détriment du logos (de la langue). Ce mode émotionnel et on serait tenté de dire « spectaculaire » va de pair avec un régime de la croyance : il s’agit comme dans le cas du propos d’Hervé Guibert de faire croire et de convaincre l’auditoire d’une vérité541. Tout un système éditorial et médiatique se charge d’offrir les moyens de continuer cette exposition de soi, stratégie courante, voire indispensable, de la carrière d’un écrivain des années 1980-1990. Toujours est-il qu’aucun, parmi les autobiographes du XXème siècle, ne donna une telle efficacité symbolique à son livre, grâce au relais médiatique. Le cas d’Hervé Guibert est exceptionnel à plus d’un titre et il suffit, pour s’en convaincre, de considérer les différents étagements de son projet de révélations. En effet, l’impudeur gît sans doute au final moins dans le fait de raconter la mort de Michel Foucault ou de rendre compte de sa propre expérience du virus HIV, que dans cette façon (encore jeune) d’escorter la publication des livres par toute une série de stratégies marketing périphériques, et notamment par une promotion des livres et de l’auteur à la télévision. Dans ce contexte, l’affirmation oraculaire du jeune auteur, relayée par l’apparence hiératique de son physique, matérialise hors du livre l’incarnation d’une Parole réactivant tout un imaginaire du martyr : le verbe s’est fait

540 Idem. 541 Voir Patrick Tudoret, L’écrivain sacrifié : vie et mort de l’émission littéraire, Editions Le Bord de l’eau, Paris, 2009.

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chair. On peut dès lors s’interroger sur la teneur de ce message d’une part et la nature de ce récit testimonial, d’autre part.

L’ami La figure du témoin est en germe sous la plume d’Hervé Guibert quelques années avant la publication de A l’Ami542 puisque, dans une nouvelle intitulée « Les secrets d’un homme », publiée dans le recueil de Mauve le Vierge en 1988, il fait déjà le récit des derniers jours de Michel Foucault, de son séjour à l’hôpital jusqu’à sa mise en bière. Dans cette première version, un mensonge et un tabou se nouent autour du mal qui ronge Michel Foucault, interdit qui pèse sur le mot même de « sida », soigneusement tapi sous celui de « lèpre » : « Il ne fallait surtout pas prononcer le nom de la lèpre, on en déguiserait le nom sur les registres de décès, on fournirait à la presse de faux communiqués. »543 Lui-même phagocyté par l’imposture médicale, impuissant face à la censure hospitalière, le narrateur guibertien est entraîné à son tour par le terrible secret et reproduit le tabou diagnostic. Un rapt de langage a lieu sous la forme d’un « déguisement » et s’empare du sens même de la mort de Michel Foucault, détournée de sa vocation socratique : « On lui vola sa mort, lui qui avait voulu en être le maître, et on lui vola jusqu’à la vérité de sa mort, lui qui avait été le maître de la vérité. »544 La perte de « maîtrise » du philosophe sur le terme de son destin, ressort dramatique futur de A l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, désigne déjà dans la nouvelle de 1988 deux coupables. Aux non-dits des médecins, s’ajoute l’hypocrisie des membres de la famille qui orchestrent soigneusement la fin du grand homme en « récupérant » son corps. Une scission a lieu autour du mourant entre les instances familiale et médicale d’une part, et le cercle constitué par les amis d’autre part. L’intérêt proprement dramatique de la nouvelle « Les secrets d’un homme », récit de la visite à l’hôpital,

542 Nous avons pris le parti d’abréger systématiquement le titre de ce récit dont l’original est A l’Ami qui ne m’a pas sauvé la vie. 543 Guibert, « Les secrets d’un homme », in Mauve le Vierge, Gallimard, Paris, 1988, pp.108-109. 544 Ibid., p.108.

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réside selon nous dans les luttes de pouvoirs entre ces deux camps, qui annoncent en filigrane celles de A l’Ami. Véritable remède contre la solitude et l’assujettissement, l’amitié joue ici le rôle de « famille de substitution » dans l’univers gay, selon l’expression de Didier Eribon dans son ouvrage sur l’homosexualité545. Or cette pratique de l’amitié qui joue un rôle important dans l’intrigue guibertienne constitue en parallèle un objet de préoccupation du dernier Michel Foucault. A l’occasion d’un article intitulé « De l’amitié comme mode de vie »546 paru en 1981, le philosophe envisageait dans l’amour du même sexe d’autres formes de configurations relationnelles que celle du strict désir sexuel. Modulées et réinventées par l’homosexualité, ces relations trouveraient dans la filia l’une de leur réalisation privilégiée. Loin d’être une simple version aseptisée des rapports entre individus, l’amitié dans l’homosexualité est jugée particulièrement inacceptable en ce qu’elle représente une alliance politique imprévue menaçant l’ordre établi547. C’est précisément ce que la nouvelle d’Hervé Guibert cherche à mettre en scène : l’enjeu de pouvoir que représente pour les instititions de la famille et de la médecine cette communauté d’amis au moment de la mort du penseur. Il se trouve d’ailleurs que cette nouvelle polarisation sociale dont Michel Foucault fait l’apologie dans son article, n’est que le prolongement théorique du mode d’existence mené par le philosophe sur le plan biographique. Comme le décrit Didier Eribon, le philosophe aimait s’entourer de romanciers gays et charmants parmi lesquels Mathieu Lindon, fils de l’éditeur de la maison Minuit, ou encore Jacques Almira ou Gilles Barbedette. Hervé Guibert, qui fréquente ce groupe depuis 1977, est en outre le voisin de Michel Foucault rue de Vaugirard 293, son appartement donnant directement sur celui du penseur où avaient lieu leurs réunions. Le lieu mythique est d’ailleurs longuement décrit par Mathieu Lindon dans Ce qu’aimer veut dire publié en 2011, un livre qui propose un autre témoignage littéraire de cette part intime de la vie du philosophe centrée sur le cercle vivant de ces « amis biologiques ». L’emmènagement provisoire dans le fameux appartement en l’absence du philosophe est prétexte à une

545 Voir la section « Famille et « mélancolie » » de Didier Eribon, Réflexions sur la question gay, Flammarion, Paris, 2012. 546 Michel Foucault, « De l’amitié comme mode de vie », Gai Pied, 25 avril 1981, Dits et écrits tome II, op.cit., pp.282-286. 547 « Les codes institutionnels ne peuvent valider ces relations aux intensités multiples, aux couleurs variables, aux mouvements imperceptibles, aux formes qui changent. Ces relations qui font court-circuit et qui introduisent l’amour là où il devrait y avoir la loi, la règle ou l’habitude. », in « De l’amitié comme mode de vie », op.cit., p.983.

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série d’expériences fondatrices. La fréquentation de cet habitat est ainsi pour le narrateur Lindon lié à un style d’existence : « L’installation rue de Vaugirard, nom générique qui désigne désormais l’appartement et son mode de vie […]. »548 L’espace protecteur de l’appartement du philosophe représente pour le personnage narrateur Lindon le lieu d’initiation aux multiples modalités virtuelles de ce vivre ensemble, fait biographique confirmé par l’auteur dans une interview : « J’ai compris, bien après, qu’il m’avait transmis cette possibilité de réinventer des vies. »549 Tout porte à croire que chez Lindon comme chez Hervé Guibert cet aspect de la pensée de Foucault ou ethos ait joué le rôle de terreau à la mise en fiction. L’amour des garçons comme « mode de vie » polymorphe constitue un enjeu de taille dans l’univers fictionnel d’Hervé Guibert, qui hérite de cette conception d’une vie communautaire forgée en parallèle, voire contre le cadre institutionnel de la famille. Pour les deux écrivains, Michel Foucault incarnera une figure de savoir et d’autorité, disponible et non autoritaire, mais leurs fictions explorent pourtant ce lien par des voies distinctes. Chez Lindon, Foucault joue le rôle bienveillant de « père substitutif », en rivalité avec son père biologique (Jérôme Lindon, le directeur des éditions Minuit), comme l’écrivain le suggère dans un entretien : « L’amour de mon père pèse, l’amitié de Michel ne pèse pas du tout. »550 Hervé Guibert substitue quant à lui à la relation père-fils celle du maître et du disciple. Il n’en demeure pas moins que chez Guibert comme chez Lindon, deux systèmes relationnels se font face : le cercle amical et le cercle familial. Prenant parti pour la famille au détriment des amis, les médecins insinuent, dans la nouvelle de Mauve le Vierge, une véritable lutte « biologique » autour du corps du penseur alité :

Alors qu’il n’était pas mort encore, la famille pour laquelle il avait toujours été un paria récupéra son corps. Les médecins tinrent des propos abjects sur les lois du sang. Ses amis ne purent plus le voir sinon par effraction : il aperçut d’eux des êtres méconnaissables, aux cheveux camouflés par des sacs de plastique, à la bouche masquée, aux pieds emmaillotés, aux bustes recouverts de blouses, aux mains gantées puantes d’alcool auxquelles on interdisait de prendre la sienne.551

Il apparaît tout à fait intéressant que la mise à l’écart des compagnons de Foucault les mène à employer les voies du détournement et du déguisement physique pour

548 Ibid., p.95. 549 Interview, Les Inrockuptibles, 9 janvier 2011, in http://www.lesinrocks.com/2011/01/09/livres/mathieu-lindon-lamour-de-mon-pere-pese-lamitie-de-michel-foucault-pas-du-tout-1121427/ 550 Interview, Les Inrockuptibles, 9 janvier 2011, op.cit. 551 Mauve le Vierge, op.cit., pp.108-109.

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s’approcher de lui. Travestis par l’hôpital et la famille, leur accoutrement fait signe : on leur assigne une place – demeurer « séparés » du corps aimé. Ce détour, chargé de sens, signale la poétique de l’autofiction dans laquelle puiseront tant Mathieu Lindon qu’Hervé Guibert. A l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie propose donc, après la nouvelle de 1988, une seconde version de cette mort qui mène Hervé Guibert à se rapprocher de ce corps, voire à se le réapproprier. La fonction testimoniale ne sera selon nous pleinement réalisée que dans ce deuxième récit qui trouve dans l’usage de la première personne et dans le moyen photographique les appuis poétiques au service de cette « révélation » évoquée sur le plateau d’Apostrophes. Détournée de sa définition technique première comme ensemble de procédures optiques et chimiques, la prise de vue devient entre les mains du témoin photographe un instrument providentiel et le vecteur d’une opération magique. La séquence 41 du livre A l’Ami cristallise de façon exemplaire ce glissement. Suite au décès du penseur, le narrateur est sollicité par Stéphane, le compagnon de Muzil (pseudonyme de Michel Foucault) afin de réaliser une série de clichés de l’appartement du défunt. Si une logique froide et documentaire commande cette entreprise photographique destinée à la recherche, l’épisode est traversé par un lexique aux résonances chrétiennes. Le photographe guibertien se présente d’emblée comme « le témoin de la passation des lieux », et il confère au paysage de notes laissées à l’abandon un caractère « intouchable ». Une tonalité mystérieuse nimbe l’épisode : « […] la lumière [y] surgit miraculeusement dès que je sortis les appareils photo ».552 La description progresse dans le désordre de la pièce au rythme des découvertes si bien que les deux visiteurs se trouvent face au chantier de matériel et d’esquisses préparatoires, restes de l’œuvre de Muzil : « Stéphane me montra, empilés dans un placard, les manuscrits, toutes les ébauches et les brouillons du livre infini qui n’avaient pas été déchirés. »553 – Nous aurons l’occasion de revenir sur la nature de ce « livre infini » qui réfère à l’œuvre sur laquelle Michel Foucault travaille alors qu’il est malade, à savoir le troisième volume du triptyque qu’est L’Histoire de la sexualité.

552 A l’ami, op.cit., p.119. 553 Ibid., p.20

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Habité par un désir lancinant de rendre visible la part d’ombre de la vie de Muzil, le narrateur guibertien accède ensuite au cœur du secret de la chambre: le « lit » de Muzil, « que celui-ci ne [lui] avait jamais dévoilé » et qu’il vise maintenant de son objectif. Face au spacieux bureau et à l’imposante bibliothèque, la chambre qui abrite la couche constitue un espace spartiate et déceptif, dépourvu de lumière et d’intérêt visuel : « De fait la chambre de Muzil était un cagibi sans fenêtre avec une paillasse, presque une niche […]. »554 Le lit, quant à lui, en accord avec le lieu ascétique qui l’accueille se réduit à un « pauvre matelas posé à terre ». Aucun drap, aucune empreinte du corps philosophique n’apparait dans la description, nulle trace de la résurrection. Peu convaincu de la pertinence de cette image et contre son gré, le narrateur guibertien obéit au désir de Stéphane et tente de capter la misérable vision sans y parvenir : « […] mais le coup ne partit pas, il n’y avait plus de pellicule. »555 Une fois de plus, le double photochimique n’apparaît pas et l’image argentique, fidèle à l’esthétique négative de L’Image fantôme, faillit dans son rôle de certificat de présence : le lit qui par sa trivialité ne peut égaler l’éclat et l’élévation du tombeau vide, échoue à devenir la preuve irréfutable de la relique. A la place d’un imaginaire du linceul qui, selon la tradition chrétienne iconophile aurait signé la présence et l’incarnation du corps, ne reste que le matelas au ras du sol, désacralisé par la description. L’avortement de la prise de vue aboutit à l’impossible sublimation et à la désacralisation de cette mort. A ce premier acte manqué s’ajoute par la suite la résistance du narrateur qui refuse de développer la pellicule, comme s’il s’agissait de conserver les clichés réussis de l’appartement dans ce film latent, et de garder la part secrète de la vie du maître dans un geste superstitieux. Tel un exorciste, le narrateur ne garde gravé à jamais que son mystère :

Par cette série de photos, dont je ne fis jamais aucun tirage, me contentant de remettre à Stéphane un double des planches-contacts, je m’étais détaché comme un sorcier de ma hantise, en encerclant la scène torpillée de mon amitié : ce n’était pas un pacte d’oubli mais un acte d’éternité scellé par l’image.556

A nouveau, le spectre de La Chambre claire habite l’écriture du jeune auteur qui trempe sa plume dans l’encre de la négation : l’interdit de la figuration plastique du

554 Ibid., p.120. 555 Idem. 556 Idem.

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sujet – symbolisé par le lit vide – fait retour dans un geste iconoclaste. Mais le témoin, infidèle, ne faillit-il pas à son rôle, faute de preuve testimoniale de la mort comme de la vie ? Il s’agit d’interroger la nature du « double défaut » de cette photographie porteuse d’une procédure d’inversion : à l’échec de la révélation (le tombeau vide) s’ajoute celui d’une résurrection foucaldienne, sinon impossible, du moins problématique. A la lumière d’une analyse comparée de la nouvelle « Les secrets d’un homme » et de A l’Ami, force est de constater qu’une série de transpositions a lieu entre les deux versions de l’histoire de la mort de Michel Foucault. Le scénario de la nouvelle de 1988 porte en germe certaines grandes lignes de force de A l’Ami : l’approche par « effraction » du corps foucaldien s’y dessine déjà, tandis que le travestissement du mot « sida », joint aux déguisements des amis557, peut être lu comme un prélude à l’autofiction, forme matricielle prototypique de l’écriture de soi de la dernière période. Un déplacement s’opère pourtant entre les deux récits : A l’Ami lève le tabou qui pesait dans la nouvelle sur le mot « sida », mais conserve une censure qui change de cible en déguisant le nom de « Foucault », caché sous le pseudonyme de « Muzil ». Si le récit de 1988 constitue un premier témoignage qui pose en filigrane les fondations du premier livre de la trilogie, il met également en lumière le tour ambigu du projet guibertien à l’égard de la mémoire de la figure de Michel Foucault. A la suite du système hospitalier et du cercle familial, l’écrivain ne récupère-t-il pas à son tour sous couvert d’amitié la mort du penseur mythique à des fins romanesques, en lui conférant un sens ultime ? L’échec de la photographie ne signe-t-elle pas une forme de trahison ? Jean ou Judas ?

557 L’entreprise de déguisement se poursuit et trouve son apogée dans L’Incognito, publié l’année suivante, dont le titre met en abîme la posture de camouflage qui chez Hervé Guibert s’exerce à un niveau général. Le héros du roman, Hector Lenoir, narrateur écrivain, y raconte son expérience de pensionnaire à l’Académie Espagnole, institution qui évoque la Villa Médicis dans laquelle l’auteur a lui-même séjourné en 1987-1989. Arnaud Guenon a bien montré comment ce texte, entièrement placé sous le signe du carnavalesque, mettait en scène un triple déguisement : « nominal » - Hervé Guibert se cache sous le nom de Lenoir, le roman flirtant avec l’autofiction -, mais aussi « vestimentaire » - le récit se dessine sur fond de Mardi Gras et les pensionnaires de la Villa sont masqués - et « sexuel » - la boîte de nuit « L’Incognito » qui donne son titre au roman est un lieu de rencontre pour travestis. Voir Arnaud Genon, Hervé Guibert : Vers une esthétique postmoderne, op.cit., p.192.

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Le disciple « Taper le texte d’un autre, d’un ami (M.F.) devient exactement le contraire d’un laborieux travail de secrétariat, tant cette frappe produit du plaisir (un plaisir autre que taper son propre texte, d’autant que je n’écris rien en ce moment, que je ne pense qu’à écrire), tant elle donne l’impression de s’immiscer un peu dans la magie de son écriture, et de l’assimiler un peu (le bonheur d’être disciple). » 558 L’aveu, tiré d’une note du journal, nous mène à considérer une autre dimension de cette relation. En ami et témoin, le diariste ne fait que réactiver une topique de la relation du maître et du disciple inscrite au cœur de l’intrigue de A l’Ami. Porteur de l’auctoritas, Michel Foucault apparaît dans ce récit comme le parangon du maître philosophique, à mi-chemin du mode de la tradition antique issue du monde gréco-latin (Socrate) et de la tradition chrétienne (le Christ). Nourri d’une problématique de la transmission des savoirs (logos) et des comportements (ethos), le premier opus de la trilogie décrit ce rapport dans son oscillation constante entre apprentissage et imitatio. En quoi ce mode de transfert mimétique entre le maître et le disciple influence-t-il l’écriture de soi guibertienne, et selon quelles modalités cette pédagogie s’exerce-t-elle à l’intérieur de la fiction ? Il convient dès lors de comprendre comment le récit personnel de A l’Ami s’est littéralement laissé « éclairer » par ce lien fécond. Ce qui apparaît d’emblée à un premier niveau, c’est le caractère réciproque de cette relation qui obéit à la dynamique réfléchissante du miroir, harmonie réglée sur le mode de l’échange : le maître élit son disciple comme un être de confiance qu’il s’agit de gratifier, faveur que le disciple lui rend en reconnaissant les qualités supérieures du pédagogue dans une éloge. Il n’est pas rare que le narrateur guibertien manifeste par exemple quelque fascination pour la puissance de travail et l’endurance du penseur. En contrepartie, Muzil fait de lui l’unique dépositaire du secret de sa maladie : « […] je sus par la suite qu’il ne l’avoua à personne sauf à moi […] »559. Marque d’élection, l’aveu confirme d’une part le rôle de confident du narrateur, et fait signe en même temps en direction d’une trahison, celle-là même du récit que nous lisons.

558 Le Mausolée des amants : journal 1976-1991, op.cit., p.201. 559 A l’Ami, p.22.

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Aux confidences personnelles s’ajoute toute une série de gestes qui, entre le philosophe et l’écrivain, prennent une forme matérielle d’aide financière ou de cadeaux : « Muzil, à quelques mois de sa mort, insistait pour me prêter de l’argent, un argent que par la force des choses il me serait devenu impossible de lui restituer. »560 De même, si le penseur prévoit de tout léguer à son compagnon Stéphane, il rassure le narrateur guibertien en lui promettant quelque attention : « Et puis j’ai pensé à te laisser un petit quelque chose. »561 On n’oubliera pourtant pas de rappeler à quel point le cadeau est piégé : couvert des faveurs du penseur et élu digne de sa plus haute confiance, le personnage guibertien est celui-là même qui s’emploie à divulguer le fond même de cette intimité. L’écriture à la première personne telle qu’elle se donne à lire dans ce récit, plutôt que de préserver quelque opacité, cherche à tout dire, sans pour autant atteindre une transparence totale. Laissés en suspens par la fiction, certains éléments de l’intrigue, à l’instar du mystérieux « petit quelque chose » prévu en legs testamentaire par le philosophe, poussent le lecteur à combler les lacunes. A la trahison des secrets s’ajoute une tendance à inverser en permanence les rôles. Lorsque, comble de l’honneur, Muzil offre au héros les Pensées de Marc Aurèle (livre qui met en abyme précisément la problématique du maître et de l’esclave), c’est pour le philosophe le moyen de faire passer un message : « Muzil, qui allait mourir quelques mois plus tard, me dit alors qu’il comptait prochainement rédiger, dans ce sens, un éloge qui me serait consacré, à moi qui sans doute n’avais rien pu lui apprendre. »562 Reconnue et dépassée à la fois, l’infériorité du savoir du disciple ne vise dans cette formule paradoxale qu’à l’élever. Sorte d’apogée du renversement, la remarque suggère que, tandis qu’Hervé Guibert brise le pacte du silence et livre le portrait de Muzil – qui, en homme malade et alité, est au comble de sa fragilité –, le philosophe entend rédiger un texte en son honneur. Tout l’enjeu de ces inversions est de sortir des positions hiérarchiques statiques et rigides qui règlent les modèles traditionnels du maître au disciple, pour expérimenter une forme d’interaction souple, marquée par la permutation des places, la fluidité de l’échange et les virtualités infinies du « je est un autre ».

560 Ibid., p.86. 561 Ibid., 562 Ibid., p.76

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Il convient d’aborder dans cette perspective un dernier lieu de tension qui constitue selon nous l’un des intérêts majeurs du premier opus de la trilogie. L’origine, sinon confuse, du moins complexe, de ce rapport tumultueux, prend racine autour d’une pratique d’héritage qui touche moins à la personne de Muzil et aux secrets de son existence qu’à son travail. A l’Ami décrit en effet comment le penseur orchestre soigneusement, outre ses intérêts patrimoniaux, la postérité de sa doctrine philosophique et le devenir de son œuvre colossale, notamment en termes de droits d’auteur. Dans ce contexte, la section 10 du livre nous décrit un personnage Hervé Guibert qui multiplie les tentatives d’accéder aux écrits du philosophe. L’ami et témoin se mue en une figure pervertie de disciple qui, guidé par son hybris, s’abîme dans le désir inassouvi du « faire œuvre », moins à la place du philosophe qu’à sa suite. Truffé d’expressions suggérant la lutte et l’infraction, le récit de A l’Ami alimente d’ailleurs la thèse d’un livre prenant la forme d’une (auto)biographie anthropophage : face au penseur alité, le héros guibertien se thématise « comme un espion » ou « comme un adversaire » visant « à lui survivre »563. Au cœur de l’attention du narrateur, c’est le « Livre infini » qui fascine et qui se trouve littéralement mimé sur le plan littéraire dans une phrase exorbitante :

De déviation en déviation, axé sur des voies périphériques, des excroissances annexes de son projet initial qui deviennent à elles seules des livres en soi plus que des paragraphes, il se perd, se décourage, détruit, abandonne, rebâtit, regreffe et se laisse peu à peu gagner par la torpeur excitée d’un repli, d’un manquement persistant de publication, en butte à toutes les rumeurs, les plus jalouses, d’impuissance et de gâtisme, ou d’un aveu d’erreur ou de vacuité, engourdi de plus en plus par le rêve d’un livre infini, qui ouvrirait toutes les questions possibles, et que rien ne saurait clore, rien ne saurait arrêter sauf la mort ou l’épuisement, le livre le plus puissant et le plus fragile du monde, un trésor en progrès tenu par la main qui l’approche et le recule de l’abîme, à chaque rebond de pensée, et du feu au moindre abattement, une bible vouée à l’enfer.564

Les textes inachevés, perdus, anéantis sont par ailleurs nombreux dans cette fiction et suggèrent une véritable lutte contre la montre qui est toujours en même temps une lutte contre l’autre. Le narrateur guibertien commande par exemple à Muzil un article signé de la main du philosophe et que celui-ci ne consent à lui livrer qu’à la condition de le publier caché sous un « pseudonyme funeste », « Julien de l’Hôpital », faisant référence à la nouvelle de Flaubert « St-Julien l’Hospitalier ». Rejeté par le journal qui

563 Ibid., p.98. 564 Ibid., p.36.

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n’a que faire de l’écrit d’un illustre inconnu, le texte n’est pas publié et finit par être détruit par les soins de Muzil. A cette première démolition s’ajoute celle d’un précieux manuscrit sur Manet dont Guibert cherche à prendre connaissance pour son propre travail sur la peinture, mais que son auteur fait disparaître de manière identique565. Enfin et surtout, alors que le philosophe part en voyage, il charge Hervé Guibert d’achever la démolition de l’immense travail en chantier – son dernier livre – au cas où quelque incident devait survenir en route : « Ce sont mes manuscrits, s’il m’arrivait quoi que ce soit durant ce voyage, je te prie de venir ici et de les détruire tous les deux, il n’y a que toi à qui je peux demander ça, et je compte sur ta parole. »566 Après avoir été l’ami et le témoin, Hervé Guibert devient ainsi le dépositaire de la dernière œuvre. L’anéantissement du livre en cours constitue à la fois une idée fixe, le prodrome de la fiction, et le dernier salut du penseur. Face à la hantise qui se dessine en filigrane quant aux risques de copie, de plagiat et d’usurpation d’identité, un doute plane quant aux intentions des récepteurs directs du penseur, parmi lesquels son propre compagnon. La préoccupation de Muzil touche alors à :

[…] l’interdiction de toute publication posthume, de calquer son propre travail sur les vestiges du sien, l’obligeant à suivre une voie distincte, et limitant par là les dommages qu’on aurait pu intenter à son œuvre. Stéphane réussit pourtant à faire de la mort de Muzil son travail, c’est peut-être ainsi que Muzil avait pensé lui faire cadeau de sa mort, en inventant le poste de défenseur de cette mort nouvelle, originale et terrible.567

Il s’agit d’une transposition fictionnelle de faits en partie attestés sur la plan biographique et historique, puisque l’on sait que le compagnon de Michel Foucault fondera Act’up, association de soutien aux malades du sida. A l’occasion de cette formule finale de la section 10, le narrateur projette pourtant ses propres intentions sur celles de Stéphane. Force est de constater que la relation duelle entre le maître Muzil et le disciple Guibert est dès lors troublée par ce tiers sous forme d’alter ego, concurrent qui rôde autour du grand Livre. Mis en rivalité, les deux hommes sont comme pris dans cette immense course à l’héritage symbolique, à ceci près qu’en fonction de leur rôle respectif d’amant ou d’ami, ils ne défendent pas le destin de l’œuvre sur le même terrain : l’un lui donne une prolongation politique, l’autre fictionnelle.

565 Ibid., p.26. 566 Ibid., p.37. 567 Ibid., p.27.

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L’assidu Corps et corpus, irrémédiablement liés, poursuivent dans A l’Ami une pente négative similaire : la destruction, la récupération, le travestissement les guettent. De même que la préservation de l’auctoritas de l’auteur passe par la disparition de son nom (usage du pseudonyme de « Julien de l’Hospital »), de même la protection de l’œuvre de Muzil passe parfois par son annihilation. A la lumière des précédentes analyses, les enjeux sont doubles et touchent d’une part au destin du « Livre », d’autre part à son corollaire, la figure de l’auteur. Au contraire du modèle socratique de la relation maître-disciple, centrée sur une transmission orale de la doctrine, le modèle contemporain de perpétuation du savoir passe par l’écrit, qui passablement fragilisé par les nouveaux modes de diffusion du savoir devient un matériau aussi précaire que le corps sidéen voué à disparaître. Derrière l’équilibre fragile de la postérité du Livre, c’est la notion même d’« auteur » qui se trouve engagée. A l’Ami s’applique ainsi à dépeindre le rapport ambigu de la figure magistrale à son nom célèbre : « Son nom était devenu une hantise pour Muzil. Il voulait l’effacer. »568 Réticent à s’afficher, Muzil multiplie les stratégies de soustraction : s’il consent par exemple à apparaître une dernière fois à la télévision, il choisit de décliner par la suite toutes les invitations de l’émission Apostrophes. L’allusion contribue à inscrire Muzil et Guibert dans une relation inversée : au désir d’invisibilité du maître s’opposent les stratégies de visibilité du disciple569. Pris dans les rets d’un fantasme de disparition, Muzil formule enfin le vœu de s’engager dans une mission humanitaire pour s’en aller mourir à l’étranger : « Il allait chercher au bout du monde cette petite porte de disparition rêvée derrière le tableau du miroir idéal. »570 En orchestrant de manière affolée sa vie posthume et en effaçant les traces de sa personne, le philosophe, tel qu’il est décrit dans cette fiction, rejoue « la mort de l’auteur » théorisée par Michel Foucault dans un article célèbre. On serait en effet tenté de lire dans cette mise en scène paroxystique d’un auteur qui cherche à disparaître, un auteur en voie de disparition.

568 Ibid., p.26. 569 Ibid., p.34. 570 Ibid., p.33.

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De surcroît, le mouvement paradoxal de destruction-conservation que Muzil fait subir à son œuvre comme à sa personne n’est pas sans rappeler le traitement négatif d’une autre figure qui a intéressé le jeune écrivain, comme interlocuteur puis comme personnage, à savoir Roland Barthes. Il convient de rappeler que toute la trame souterraine de A l’ami, que nous avons tenté de décrire et qui tourne autour du devenir du livre philosophique, anticipe d’une certaine manière sur l’histoire. Juste après leur mort, certains travaux des deux professeurs du Collège de France poseront des problèmes de droits d’auteurs spécifiques, notamment leurs cours laissés dans les archives. En 1991, soit une année après la publication du premier opus de la trilogie de Guibert, fleurissent post mortem différentes publications non autorisées des cours des deux penseurs571. Ces problématiques – reprises le même automne dans un article d’Hélène Merlin-Kajman dans le Monde intitulé « A qui appartient la parole des maîtres disparus ? La publication des cours et séminaires de Barthes, Foucault et Lacan suscite procès et polémiques »572 – posent une question qui était déjà celle de A l’Ami. Prémonitoire à ce titre, le sujet de la fiction de A l’Ami s’inscrit dans l’histoire complexe de l’archive qui en retour refond la fiction. A la question de savoir à qui appartient l’œuvre des maîtres disparus, Guibert ajoute selon nous cette seconde interrogation: à qui appartient la vie des maîtres disparus ? Mis en scène dans les fictions guibertiennes à près de dix ans d’écart, les deux portraits photographiques de Barthes dans L’Image fantôme et de Muzil dans A l’Ami jouent le rôle de révélateur de la transformation qui s’opère entre la posture des maîtres de la théorie et leur récupération par la nouvelle génération au sein de la République des lettres. En effet, si Hervé Guibert régle ses comptes avec le dernier Roland Barthes en rejouant la séquence photographique avec la mère, passée au filtre d’une image fantôme, il semble qu’il tente de réécrire ensuite le Livre fantôme de Michel Foucault.

571 « Ces polémiques, antérieures à la publication effective des cours, sont nées d’initiatives indépendantes, comme celle de la publication, en août 1991, de la quasi-intégralité de la séance inaugurale du Neutre de Barthes dans la revue La Règle du jeu, dirigée par Bernard-Henri Lévy […] Foucault ne fut pas en reste, et connut également une édition pirate d’une séance du cours de 1975-1976 par Les Temps modernes en 1991, ainsi qu’un projet abouti d’édition d’une année complète, mené entre autres par Alessandro Fontana en Italie, et que seule l’intervention d’un médiateur est parvenue à interrompre. » Guillaume Bellon, Une parole inquiète : Barthes et Foucault au Collège de France, ELLUG Université Stendhal Grenoble, Grenoble, 2012, p.24. 572 Hélène Merlin-Kajman, « A qui appartient la parole des maîtres disparus ? La publication des cours et séminaires de Barthes, Foucault et Lacan suscite procès et polémiques », Le Monde, 18 octobre 1991.

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Professeurs au Collège de France, l’essayiste et le philosophe incarnent les deux théoriciens les plus en vogue des années 1980-1990. Dans cette perspective, les deux séquences photographiques mises en scène dans les fictions de Guibert symbolisent une atteinte à leur autorité, puisqu’il s’agit dans les deux cas d’accéder à leur espace le plus intime, à savoir l’appartement où Barthes vit reclus avec sa mère dans L’Image fantôme et l’espace de travail dans lequel Foucault a rédigé la dernière œuvre dans A l’Ami. De même que dans L’Image fantôme, le narrateur tente de se frayer un chemin au plus près de la douleur de Barthes (Henriette), de même le narrateur de A l’Ami tourne autour de la double préoccupation de Muzil (le devenir de l’œuvre et le silence du nom). On se souvient pourtant que la tentative de capturer l’image de deux plus grands représentants de la postmodernité échoue, et que, d’une certaine manière et conformément aux vœux théoriques de ces figures, aucun portrait d’auteur n’apparait sur la plaque sensible aux sels d’argent. Comme s’il s’agissait de les évacuer pour de bon de la scène et de tuer ces auteurs une deuxième fois pour affirmer « le retour de l’Auteur », un retour qui, il faut bien l’admettre, est moins « amical », pour reprendre le mot de Barthes, que « phénoménal ». En se mesurant à ces deux maîtres, l’écrivain se fait le témoin de la mort de l’auteur – ou plutôt de la mort de la théorie de « La mort de l’Auteur » – et, partant, selon la logique de la dialectique négative, celui de Sa Résurrection. Dans un texte d’introduction à un livre de photographies, intitulé « L’image de soi, ou l’injonction de son beau moment ? », Guibert donnait du photographe un portrait qui est au fond aussi celui de ce nouvel auteur qu’il incarne :

L’assidu est régulièrement assis auprès de qui il doit être, là où il doit être, à son bureau, au chevet de l’alité pour lui délivrer ses soins, sur le banc ou le canapé où la cour pourra se faire. Celui qui est tout le contraire d’un assidu est un être inexact, irrégulier, négligent, relâché.573

Héritier d’une certaine autorité mais subvertie et réinventée, Hervé Guibert qui sait parfaitement « auprès de qui il doit être » ressemble trait pour trait à « l’assidu ».

573 Guibert, « L’image de soi ou l’injonction de son beau moment ? », op.cit.

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L’héritier Face au portrait kaléidoscopique que nous avons esquissé du narrateur guibertien, tendu entre les différents rôles auxquels il s’est prêté, du témoin à l’ami en passant par le disciple et le traître, il convient d’admettre que, si le « je » s’avance à découvert, le récit ne dévoile pas d’emblée la totalité de ses intentions. Par l’importance donnée à ses états de conflits et ses scrupules variés, le jeu de chassé-croisé identitaire entre le narrateur et ses doubles retombe toujours dans l’équivoque. Car ce qui s’exerce ici au fil des mots ne se réduit pas à une banale confession « narcissique » ni à un récit testimonial au sens classique du terme. Nourri de tout un contexte historique et théorique, le récit de A l’Ami met en abyme le double enjeu de la « fin du livre » et de « la mort de l’auteur », et pose par là une question à la littérature postmoderne qui est celle de son devenir possible. Ce que nous disent les vaines tentatives de photographier les deux maîtres, c’est la fin d’un règne. Mais à la manière d’un motif résurrectionnel, la photographie s’inscrit en même temps comme un horizon vivifiant recyclant la littérature. Il appert qu’au carrefour de ces différents visages, le narrateur Hervé Guibert, par les jeux de simulations et les stratégies d’usurpations de l’intrigue, cherche à mettre un terme au chant du cygne de l’auteur et annoncer son retour. Rien ne prouve mieux cette volonté de pérennité que ces allusions multiples aux manuscrits inachevés, corps décomposés et projets artistiques avortés. Car Guibert vit de ce pressentiment que le fragment est ce par quoi l’œuvre échapperait à la sclérose du temps. Comme nos analyses l’ont suggéré, A l’Ami est traversé par ce mouvement contradictoire, tiraillement entre un devoir de mémoire et un désir de divulgation. Le personnage de Muzil est à la fois l’homme sur le déclin – arraché à ses dernières cautions – et le noble penseur qui, en directeur de conscience, reste le prescripteur, ou du moins l’incarnation d’un certain modèle de vie. Si le thème du legs se déplace à travers A l’Ami et demeure en suspens, cette pratique de l’héritage prend une valeur symbolique. On est dès lors en droit de poser une dernière question biographique et historique : Michel Foucault a-t-il effectivement perçu en Hervé Guibert, au-delà de l’ami, un héritier ? De la philosophie de Michel Foucault à la littérature d’Hervé

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Guibert, trouve-t-on, sinon quelque continuation doctrinale, du moins quelque écho à sa propre pensée ? Une première série d’éléments de recoupements entre la philosophie de Foucault et les livres d’Hervé Guibert permettent d’asseoir l’idée d’un rapport d’héritage certains entre leurs oeuvres. La critique a suggéré ici ou là l’idée féconde selon laquelle certains romans et autofictions d’Hervé Guibert seraient des transpositions, voire des prolongements fictionnels de certaines idées de la pensée de Michel Foucault. Ainsi, Ralph Sarkonak suppose que le roman Des Aveugles (1985), description de l’organisation autarcique et disciplinaire d’une institution pour aveugles, s’inscrirait comme une continuation de Surveiller et punir (1975)574. De même, selon Arnaud Genon, Hervé Guibert incarne cette figure de vérité qu’est le « parrhêsiaste » dans la pensée de Michel Foucault, un homme qui fait de la confession un « devoir moral »575. Notre analyse tend à relativiser cette hypothèse puisqu’elle montre comment l’éthique d’un tel projet vacille sous l’effet de la fiction. Témoin de la vérité, Hervé Guibert se présente toujours en même temps comme l’ami et le traître, l’héritier et « l’assidu », etc. Pour revenir à la thèse d’une transposition littéraire de l’œuvre du philosophe, nous aimerions suggérer que, s’il est une idée philosophique qui selon nous trouve une illustration fictionnelle dans la trilogie, c’est d’abord l’idée de biopolitique. Type d’emprise particulière sur les individus, le concept de biopolitique renvoie à un pouvoir exercé non plus sur la vie au sens du zoon, c’est-à-dire au sens d’une forme de vie spécifique (politique par exemple), mais sur la vie au sens du bios, c’est-à-dire comme vie biologique. Comme la définit Foucault dans son article « Naissance de la biopolitique » (1979), cette notion s’appliquerait à toutes sortes de domaines liés à la vie organique : « […] j’entendais par là la manière dont on a essayé, depuis le XVIIIème siècle de rationaliser les problèmes posés à la pratique gouvernementale par les phénomènes propres à un ensemble de vivants constitués en population : santé, hygiène, natalité, longévité, races… »576 Telle qu’elle est mise en scène et en mots

574 Voir Ralph Sarkonak, Angelic Echoes, Hervé Guibert and compagny, op.cit., 2000. 575 Arnaud Genon, Hervé Guibert : Vers une esthétique postmoderne, op.cit., p.112. 576 Michel Foucault, « Naissance de la biopolitique » (1979), Annuaire du Collège de France, 79ème année, Histoire des systèmes de pensée, année 1878-1979, pp.367-372, in Dits et écrits, tome II., op.cit., p.818.

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dans A l’Ami, la biopolitique porte en particulier sur le contrôle du corps malade et notamment de celui de Muzil :

Muzil passa une matinée à l’hôpital pour faire des examens, il me raconta à quel point le corps, il l’avait oublié, lancé dans les circuits médicaux, perd toute identité, ne reste plus qu’un paquet de chair involontaire, bringue-balé par-ci par-là, à peine une matricule, un nom passé dans la moulinette administrative, exsangue de son histoire et de sa dignité. On lui glissa par la bouche un tube qui alla explorer ses poumons. Le patron de la clinique dermatologique eut rapidement les moyens, à partir de ces examens, de déduire la nature de la maladie, mais, pour préserver le nom de son patient et partenaire, il prit les mesures nécessaires, en surveillant la circulation des fiches et des analyses qui reliaient ce nom célèbre au nom de cette nouvelle maladie, en les truquant et en les censurant, pour que le secret soit colmaté jusqu’au bout, lui laissant jusqu’à sa mort les coudées franches dans son travail, sans l’encombrement d’une rumeur à gérer.577

Le déplacement de la « biopolitique » sur le terrain de la fiction répond à un triple enjeu au cœur de ce livre. D’une part, l’écrivain opère par là une critique des institutions de pouvoir telles qu’il les a observées lui-même dans les hôpitaux à partir de son expérience de malade du sida ; d’autre part, il décrit la façon dont l’immense machine administrative se retourne précisément contre celui qui a employé sa vie à la dénoncer. Enfin, il apparaît dans l’ouvrage d’Hervé Guibert que la mise en place d’un secret médical ne fait que parachever un effacement de la vie et du nom du personnage de Muzil, effacement actif dans la pensée même de ce dernier ; et s’éclipse alors un homme qui avait précisément cherché à disparaître. La seconde pratique d’héritage qui se joue entre l’œuvre philosophique de Michel Foucault et celle littéraire d’Hervé Guibert touche à la notion d’herméneutique du sujet. Pour analyser cet aspect central, il convient, au risque de mêler outrageusement la vie et l’œuvre, de sortir un instant du miroir d’encre de la fiction. Dans un entretien de 1977, Michel Foucault fait allusion à Hervé Guibert. Rappelons qu’il vient de le rencontrer autour de la publication de La Mort propagande (le même livre qui permet la rencontre avec Roland Barthes). De son côté, le philosophe vient de faire paraître le premier tome de son Histoire de la sexualité dans lequel il défend une thèse qui tend à renverser les conceptions admises : le problème du discours sur le sexe dans la société occidentale ne serait pas tant lié à la répression de la sexualité qu’à une incitation à en parler sans cesse. A l’occasion de cette interview, Michel Foucault livre une sorte de « diagnostic » d’époque qui décrit les symptômes prégnants de ce glissement du

577 A l’Ami, op.cit., p.32. C’est nous qui soulignons.

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« tabou » à l’ « injonction », et propose l’exemple suivant : « Un jeune écrivain, Hervé Guibert, avait écrit des contes pour enfants : aucun éditeur n’en avait voulu. Il écrit un autre texte, d’ailleurs très remarquable et d’apparence très « sexo ». C’était la condition pour se faire écouter et éditer. »578 Selon cette anecdote, l’accueil mitigé des premiers textes pousse le jeune auteur à la reconversion radicale. L’abandon du genre innocent du conte pour enfant signale ce que l’historien perçoit comme un changement de paradigme affectant le monde littéraire et éditorial ambiant. Qu’Hervé Guibert ait bien senti l’air du temps, c’est ce que suggère la remarque de Foucault, entre les lignes. De manière assez cynique, le philosophe s’attache à décrire en effet le déroulement stratégique des intentions d’Hervé Guibert sous cette prose d’apparence scandaleuse :

Hervé Guibert prend d’entrée de jeu le pire et l’extrême – « Vous voulez qu’on en parle, eh bien, allons-y, et vous en entendrez plus que vous n’en avez entendu » –, et avec l’infâme matériau il construit des corps, des mirages, des châteaux, des fusions, des tendresses, des races, des ivresses ; tout le lourd coefficient du sexe s’est volatilisé. Mais ce n’est qu’un exemple du défi « anti-sexo » dont on trouverait bien d’autres signes. Il en fait même peut-être « la fin de la monarchie du sexe ».579

Effet de rémanence et de réversion, l’hypersexualisation de l’écriture en anesthésierait les effets. L’intérêt n’est pas dans le caractère sexuel mais se déplace, ailleurs. Comme le suggère Foucault, les différentes nouvelles qui composent La Mort propagande, sous couvert de déplier les obsessions et perversions d’un narrateur, retournent à l’imaginaire des « mirages », « châteaux », « tendresses », propre au conte pour enfants duquel l’auteur est parti. Il n’en reste pas moins que la démarche littéraire du jeune auteur, par les registres de langue transgressifs et volontairement provocateurs qu’elle convoque, répond parfaitement à l’un des paradoxes fondamentaux au cœur de La Volonté de savoir. Premier volet d’une vaste fresque sur l’histoire de la sexualité comme mode de subjectivation, ce texte resté inachevé devient sous la plume de Guibert ce « Livre infini » auquel travaille Muzil. Au moins trois aspects saillants du propos de La Volonté de savoir laissent supposer que les fictions d’Hervé Guibert « héritent » de ce livre philosophique: à savoir l’affirmation d’une herméneutique du sujet, l’idée que la vérité du sujet réside dans le sexe, et surtout la pression constante d’instituer des dispositifs historiques visant à

578 Michel Foucault « Non au sexe roi », (Entretien avec Bernard-Henry Lévy), Le Nouvel Observateur, n°644, 12-21 mars, 1977, pp.92-130, in Dits et écrits, t.II. op.cit., p.261. 579 Ibid., p.262.

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faire avouer cette vérité. Si le propos de Michel Foucault dans La Volonté de savoir accuse les deux principales modalités historiques d’aveu que sont la confession religieuse et la cure psychanalytique, il suggère aussi que l’un des avatars les plus actuels de cet impératif de confession sexualle se manifesterait avec éclat dans la littérature contemporaine, traversée par un boom autobiographique sans précédent :

Songeons seulement au zèle avec lequel nos sociétés ont multiplié, depuis plusieurs siècles maintenant, toutes les institutions qui sont destinées à extorquer la vérité du sexe, et qui produisent par là même un plaisir spécifique. Songeons à l’énorme obligation de l’aveu et à tous les plaisirs ambigus qui, à la fois, le troublent et le rendent désirable : confession, éducation, rapports entre parents et enfants, médecins et malades, psychiatres et hystériques, psychanalystes et patients.580

L’impératif d’énoncer la vérité du sexe en Occident est en outre repris sous sa plume dans une formule qui résume parfaitement l’entreprise guibertienne : « il faut tout dire »581. Cette tendance autobiographique à considérer que la vérité la plus secrète et profonde du sujet réside dans le sexe ne date pas d’Hervé Guibert et son origine nous ramène, comme le rappelle Michel Foucault dans ses travaux, en tous cas au « sexe parlant » des Bijoux indiscrets de Diderot, sinon aux carnets des philosophes présocratiques (les hypomnêmata) qui, dans la période hellénistique et romaine, sont marqués par un « souci de soi » qui comprend une gestion des actes sexuels582. Le cas particulier que constitue Secret Life, journal d’un Anglais qui, en pleine époque victorienne, retrace de façon méticuleuse le récit des plaisirs de la chair, est pour le moins exemplaire de la démonstration foucaldienne583. Comme poussé à déposer par écrit ce qu’il ne peut confesser par oral, le diariste rompt ainsi le silence du puritanisme ambiant. Tout concourt à lire dans ce geste une pulsion identique à celle qui anime Hervé Guibert un siècle plus tard, tant par le privilège exorbitant que cette écriture accorde aux pratiques sexuelles, que par le style exact et obstiné de sa plume. A ceci près que l’ancêtre anonyme garde sa vie « secrète » et respecte la frontière entre privé et publique là où l’auteur contemporain veut à tout prix l’abolir.

580 Michel Foucault, « L’Occident et la vérité du sexe », Le Monde, n°9885, 5 novembre 1976, p. 24., in Dits et écrits, op.cit., p.103. 581 Ibid., p.102. 582 Voir Michel Foucault, « L’écriture de soi », Corps écrit, n°5 : L’Autoportrait, février 1983, pp.3-23., in Dits et écrits, op.cit., pp.1234-1249. 583 Voir à nouveau « L’Occident et la vérité du sexe », in Dits et écrits, op.cit., pp.101-106 ainsi que « Préface à My Secret Life », Les Formes du secret, Paris, 1977, pp.1-3, in Dits et écrits, op.cit., pp.131-132.

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Ce qui apparaît dans les écrits du « dernier Michel Foucault » à partir de la fin des années 1970, c’est la nécessité lancinante d’articuler une pensée du sujet à une vérité qui résiderait dans la sexualité. Or par bien des aspects il semble qu’Hervé Guibert ait donné une forme littéraire et fictionnelle à cette herméneutique particulière. La vérité n’est en effet jamais le « souci » dernier du jeune auteur, et apparaît davantage chez lui comme un moment. Il n’en demeure pas moins que cette relation au deuxième maître qu’est Michel Foucault, aussi complexe et ambigüe qu’elle soit, joue un rôle de transition intéressant. En effet, on se souvient que le sujet, le corps ou l’idée de vérité constituent dans l’œuvre Roland Barthes autant de points de fuite problématiques. Si dans ces mêmes années, le théoricien de la littérature pressent la nécessité d’en passer par le corps, il reste cependant réfractaire à la substantification du sujet qui découlerait d’une telle entreprise.

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Souffrir est une chose ; vivre avec les photographies de la souffrance en est une autre, et cela ne renforce pas nécessairement la conscience ni la capacité de compassion. Cela peut aussi les corrompre. (…) Les images anesthésient.

Susan Sontag

De la tuberculose-rétro au sida (photo)graphique Si les récits de la trilogie d’Hervé Guibert, et le premier opus en particulier, s’appuient sur un registre photographique, c’est que cette modalité plastique représente le mode visuel le plus à même de traduire l’empreinte pathologique qui devient rapidement une marque symbolique, le prodrome d’une stigmatisation sociale. Rôdant comme un personnage-témoin, l’œil de l’appareil-photo constitue comme un appendice ou une prothèse narrative, permettant d’attester les faits racontés, au plus près de leur réalité organique. Mais l’image argentique sort parfois de sa fonction documentaire pour servir l’illusion et l’imaginaire. Hervé Guibert entend suivre la trace des multiples lésions corporelles et psychiques de cette maladie « écrite », en proposant sa propre version de l’histoire, quitte à l’inventer, quitte à insuffler au cœur même de l’atrocité quelque beauté. Dans leur essai sur la « sida fiction », Joseph Levy et Alexis Nouss suggèrent que « la maladie écrit. Laisse des traces. Sur le corps, sur des graphiques, des radiographies, des photographies, des écrits en somme. »584 Le sida, en plus d’être une pathologie extrêmement visible et symptomatique, se présente d’abord sous la forme d’une inscription graphique, constellation de traces à la surface de l’épiderme. Il écrit et

584 Joseph Levy & Alexis Nouss, Sida fiction. Essais d’anthropologie romanesque, op.cit., p.21.

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dessine, il met en lumière ce qui, tapi dans l’ombre, ronge le malade : il est photo-graphique. Syndrome d’immunodéficience plus que maladie, le virus HIV est d’abord manifeste sous la forme de maladies de peau, comme la lèpre et la syphilis. L’infection présente sur le plan clinique ceci de particulier qu’elle vient personnifier de manière très visuelle un système immunitaire défaillant qui, jusqu’ici, était resté une pure abstraction. Parmi les signes extérieurs les plus courants apparaît, outre l’amaigrissement extrême et les poussées de ganglions, une myriade de symptômes cutanés (du zona au psoriasis en passant par les irruptions d’herpes ou les taches violacées du syndrome de Kaposi). Hervé Guibert décrit dans A l’Ami le développement de ces anomalies pigmentaires comme une lente invasion :

Cette clinique accueillait les premiers cas de sida à cause de ses symptômes dermatologiques, spécialement le syndrome de Kaposi qui laisse des taches rouges plutôt violacées, d’abord sous les pieds et sur les jambes, puis sur tout le corps, jusqu’à la peau du visage. 585

Rien n’est plus significatif que ce derme contaminé. Dans Le Protocole compassionnel, la première consultation d’Hervé Guibert révèle un zona avant-coureur de la maladie, tandis que c’est un dermatologue qui détecte les premiers symptômes de séropositivité sur Muzil. En ce sens, le mal des années 1980 présente des manifestations proches de celles de la peste, pathologie virale qui hante d’ailleurs l’imaginaire guibertien depuis l’œuvre de jeunesse. De façon prémonitoire, La Mort propagande fait apparaître un corps déliquescent sous les traits du lépreux de Flaubert: « (Je pensais en premier lieu au Saint Julien l’hospitalier de Flaubert, un des récits qui a le plus marqué mon enfance, à cause du baiser du Christ au lépreux…) » 586 Le traumatisme enfantin apparaît véritablement comme une anticipation puisque ce baiser véhicule du spectre de la mort est l’objet d’une transposition littéraire dans A l’ami. Lorsque le narrateur se trouve au chevet de Muzil alité, il se saisit de la main du philosophe : « Puis j’appliquai mes lèvres sur sa main pour la baiser. En rentrant chez moi, je savonnai ces lèvres, avec honte et soulagement, comme si elles avaient été contaminées […]. »587 Sorte de Christ impuissant et indigne, Hervé Guibert échoue à sauver son ami. Ne restent alors

585 A l’Ami, op.cit., p.31. 586 « L’Ours », dans Piqûre d’amour et autres textes, Gallimard, Paris, 1991, pp.143-144. 587 A l’ami, op.cit., p.101

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que les mots pour attester de ce destin tragique, à moins que, comme le suggère l’épisode du funeste baisemain, la parole soit elle-même souillée. Le motif de la contamination, la dialectique du pur et de l’impur, comme le marqueur pathologique épidermique constituent autant de traits saillants de cette présence meurtrière des pathologies associées à la peur de la souillure. C’est la nature « photographique » du sida qui, suggérée par Joseph Levy et Alexis Nouss au détour d’une phrase, va nous intéresser ici puisqu’elle est largement récupérée selon nous par Hervé Guibert et exploitée à des fins fictionnelles, voire « esthétiques ». Nous aimerions formuler l’hypothèse en outre que cette signalisation cartographique du mal constitue le point de départ central de la mutation qui s’opère entre l’expérience photographique de Roland Barthes et celle d’Hervé Guibert. Appréhendée par le narrateur de A l’Ami comme « […] le virus, qui avait pris une consistance presque corporelle en devenant une chose certifiée […] »588, la maladie jouit du même « statut sémiologique » que l’image argentique puisque, selon l’idée connue de La Chambre claire, la photographie est « certificat de présence ». Sous la plume guibertienne, l’effet de réel atteint donc une précision clinique : le virus HIV partage avec la photographie ce régime indiciel, celui-là même qui manquait désespérément à la tuberculose, mal aussi asymptomatique qu’invisible. Le chiasme est alors parfait. De Roland Barthes à Hervé Guibert a lieu cette mutation somatique par laquelle les indices pathologiques absents du premier collent désormais à la peau du second et obturent la représentation. De là deux régimes d’écriture de soi : la première, poreuse, est ponctuée de blancs et de détours tandis que la seconde va droit au but, ne passe rien et s’accroche au moindre détail. De là aussi, deux approches de la photographie. Rappelons que l’image argentique dans l’illustration de « la tuberculose-rétro » du RB par RB venait palier in presentia le défaut de symptôme de la tuberculose pour rappeler et attester que « cela a été ». A l’inverse, Hervé Guibert nous soustrait les images du mal inscrit dans la chair. Comme s’il fallait camoufler les signes trop visibles du virus, faire disparaître le témoignage disgracieux, gommer les traces à la surface de la peau.

588Ibid., p.155

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Diagnostic photographique (A l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie) L’épisode du diagnostic du virus HIV, dans A l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, déploie particulièrement ce double régime de sens : l’élan de vérité est grevé par le doute et le leurre, dans un glissement du signe-présage au signe médical de la séropositivité. La séquence s’ouvre sur une notation, sous la forme d’une note d’agenda, qui nous renseigne sur la date précise de l’épisode traumatique. C’est le 21 décembre 1987 que narrateur voit apparaître dans le reflet du miroir de la salle de bain le signe visible, symptôme inquiétant : « cette chose inconnue pour moi, de petits filaments blanchâtres, papillomes sans épaisseur, striées comme des alluvions sur le tégument de la langue. »589 L’atteinte de la langue loin d’être due au hasard signale en négatif une angoisse récurrente de l’écrivain de perdre l’usage de la parole, véritable topique de la trilogie. Les intrusions dans la bouche sont par ailleurs légion et le lecteur suit l’inspection du voile du palais d’un « bâtonnet lisse truffé d’échardes mentales » dans A l’Ami, l’examen de la gorge en ouverture de L’Homme au chapeau rouge ainsi que les deux « fibroscopies » traumatisantes du Protocole compassionnel. Profondément inscrits dans la chair au travers des « filaments blanchâtres », la marque du virus HIV fonctionne dans notre extrait comme un jeu de piste morbide qui invite au terrible déchiffrage. De ce grimoire naît la blessure à vif, l’effet de réel, la pointe apparente d’une vérité. Véritable code, la séropositivité apparaît, plus qu’une maladie de symptômes, comme une maladie de « signes » (expression répétée dans l’extrait), un terme qui bien que polysémique prend selon nous un fort accent graphique. Face aux anomalies cutanées, le regard du héros guibertien tente d’en déchiffrer le sens en reproduisant l’attention du regard de son médecin, le docteur Chandi. Littéralement calqué sur la perspective du spécialiste, l’œil du patient fusionne l’espace d’un instant avec lui dans une vision fulgurante, un éclair commun. Véritable pivot narratif, la scopie permet en une phrase de faire transiter la fiction de l’espace privé de la salle de bain au cabinet médical :

Mon regard s’effondra à la seconde, de même que s’effondra pour un 125ème de seconde, transpercé et flashé par le mien comme un coupable traqué par un détective, le regard du docteur

589 A L’Ami, op.cit., p.136.

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Chandi lorsque je lui montrai ma langue, dès le lendemain à sa consultation du mardi matin.590

La métaphore de la prise de vue comme « traque » suggère que la révélation tire sa violence du fait qu’elle reste toujours voilée, l’imaginaire du roman policier rehaussant encore cette problématique d’un réseau de traces à suivre ou à reconstruire. Si la captation visuelle marque la coïncidence des deux regards, elle s’opère entre les protagonistes sur un mode conflictuel : le médecin est assigné au rôle du « coupable », le patient à celui du « détective ». L’effet de captation lumineuse du procédé photographique permet de décrire l’incapacité du médecin à mentir:

[…] son regard n’est pas exercé à s’opacifier au moment venu, à ne ciller en rien, il conserve vis-vis de la vérité une transparence d’un 125ème de seconde, comme le diaphragme photographique s’entrouvre pour absorber la lumière, avant de se refermer pour maturer sa conserve.591

Dans un langage pointilliste extrêmement sensible, l’œil reproduit le rythme progressif des différents étagements qui échelonnent la prise de conscience diagnostic et la montée de la peur face au déroulement progressif de l’irréductible lecture vécue comme un véritable développement photographique :

A toutes petites touches très subtiles, par sondes du regard qui devait tout à coup freiner ou reculer devant les cillements de l’autre, il m’interrogeait sur ces degrés de conscience et d’inconscience, faisant varier de quelques millièmes de millimètres l’oscillomètre de mon angoisse.592

A la précision temporelle de l’expression répétée du « 125ème de seconde » s’ajoute ici la spatialité millimétrique de cette conscientisation du message qui, bien que celui-ci reste informulé, envahit peu à peu l’être, les yeux du médecin plongeant dans le narrateur. Via l’image de la sonde, la langue mécanique laisse place au langage figuré, l’auscultation médicale devenant une pénétration psychique de l’être en vue de découvrir quelque vérité. Considérant le caractère photographique de ce « développement » diagnostic, passage du signe négatif (les filaments blancs sous la langue) à l’objectivation progressive par le regard médical, l’épisode nous invite à reconsidérer l’idée même de « représentation ». Une subversion a lieu dans l’écriture du sida qui tient selon nous à

590 Idem. 591 Ibid., pp.136-137. 592 Ibid., p.137.

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la disjonction au cœur de toute la théorie de l’art comme mimésis. Il convient de rappeler que la distance constitue depuis l’origine des arts mimétiques le nœud de la définition de la représentation, à l’instar de la légende fondatrice de la photographie rapportée par Pline : la fille d’un potier de Sycione décalque les contours de l’ombre de son amant portée par une lampe sur le mur, pour conserver l’image du jeune soldat avant son départ pour le régiment. Ce dessin au charbon du visage chéri sur le support de la paroi tire son sens du désir de rendre présent une absence, à un niveau matériel. Force est de constater qu’un renversement de taille a eu lieu entre le mythe antique et la sida fiction d’Hervé Guibert : le graffiti ancestral migre pour devenir un moyen coalescent d’ornement de l’épiderme du sujet. Le narrateur, contrairement à la fille du potier, intériorise désormais la marque douloureuse. A l’inverse de la formulation de Pline (dont l’ultime avatar est encore une fois le « ça a été » de La Chambre claire), l’écriture du sida suppose une inscription du réel dans la chair au travers de la présence indélébile du tatouage blanc de la mort. Une transition a donc lieu qui fait passer l’image de la projection hors de soi à l’incorporation, glissement qui fait naître d’ailleurs sous la plume d’Hervé Guibert tout un imaginaire amoureux morbide lié à une assimilation de l’autre – l’amant contaminateur – en soi. Cette réduction de la distance spatiale et temporelle liée à l’imminence du sida et à la fulgurance du signe pathologique gravé dans les pores, pulvérise l’idée même de « représentation » pour laisser place à un geste de « présentation », une monstration in situ de l’ordre de la performance. Tel qu’il est mis en scène dans la fiction, le motif photographique, en tant qu’empreinte laissée sur un corps évoque encore le body art, discipline artistique qui met en jeu des procédures et des opérations ressortissant de l’indice.

Le sida comme oxymore Ecrire le sida à la première personne relève en 1980 d’un pari difficile. Jamais donné d’avance, l’amour de soi est par un paradoxe à la fois offert comme un moment de grâce, à la fois le résultat d’une habituation :

Je me suis vu à cet instant par hasard dans une glace, et je me suis trouvé extraordinairement beau, alors que je n’y voyais plus qu’un squelette depuis des mois. Je venais de découvrir

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quelque chose : il aurait fallu que je m’habitue à ce visage décharné que le miroir chaque fois me renvoie comme ne m’appartenant plus mais déjà à mon cadavre, et il aurait fallu, comble ou interruption du narcissisme, que je réussisse à l’aimer.593

Non sans cynisme, le narrateur nous rappelle ainsi les termes de son devoir : « s’habituer » et faire du narcissisme le lieu d’une appropriation et d’un travail pour y puiser les moyens de rester vivant. Mais peut-on sublimer l’horreur ? se demande le narrateur-personnage, et après lui ses lecteurs. L’écriture de la trilogie, tendue entre oraison et transgression, suscite cette interrogation à l’aune d’un double questionnement : éthique et esthétique. L’entreprise de sublimation, voire parfois d’érotisation de la chair sidéenne qui parcourt ces trois livres, nous semble intéressante pour des raisons qui tiennent au contexte historique particulier dans lequel elle s’inscrit. En effet, embellir le supplice par les mots ne va cependant pas de soi. Subversif, ce projet prend ainsi à rebours les interdits posés sur la représentation du mourir à l’époque contemporaine. Pour mesurer l’effet d’une telle entreprise dans les années 1990, il faudrait évoquer les détracteurs d’un tel projet, parmi lesquels il y eut d’abord les représentants des associations de soutien aux malades du sida. A l’instar de Philippe Mangeot (ancien administrateur de l’association Act Up), certains lisent dans le projet guibertien une complaisance morbide et un geste de désolidarisation à l’égard des malades :

Toute la stratégie de Guibert était de donner du sens au sida. Nous étions tout à coup dans une pure logique sacrificielle et, pour que le sacrifice soit complet, il fallait que la victime soit consentante. Tout cela a suscité chez moi un vrai dégoût, Guibert me raconte qu’un bon pédé est un pédé mort : moi, j’ai besoin d’autres fictions.594

Du coté des travaux de l’anthropologie romanesque, la tendance est au scepticisme et l’on tend à lire dans cette œuvre un témoignage d’époque, le miroir d’une histoire sociale. François Laplantine doute ainsi du potentiel de sublimation du virus HIV par la littérature et suppose que le mal serait en quelque sorte irréductible au contraire d’autres pathologies:

[…] la maladie n’appelle aucune justification, aucun espoir, aucune transmutation esthétique. Il pouvait y avoir une beauté du mal dans la syphilis (Baudelaire, Huysmans), la tuberculose

593 A L’Ami, op.cit., p.242. 594 Frédéric Martel, Le rose et le noir, cité par Frédérique Poinat L’œuvre siamoise : Hervé Guibert et l’expérience photographique, op.cit., p.338.

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(Thomas Mann), qui fut le prototype de toutes les maladies littéraires, l’asthme (Proust) et même le cancer (Zorn). Mais le sida c’est le cauchemar absolu […]. 595

Le point de vue rappelle une conception courante. Le corps malade, que ce soit dans la littérature médicale ou littéraire, est traditionnellement décrit comme un corps en négatif : un corps pourrissant, un corps déliquescent, un corps hideux en somme, qu'il s'agit de « traiter » et si possible de guérir. Bien que, comme le rappelle Laplantine, l’histoire littéraire fournisse de fascinantes exceptions, les pathologies ne semblent dans leur symptomatologie pas toutes également transposables sur le plan esthétique. Suite aux maladies éthérées du souffle, la phtisie romantique ou l’asthme coloré de dandysme proustien, l’entrée en scène du sida produit une terrible rupture : il a la couleur du sang. En plus d’être extrêmement douloureux et affaiblissant, le virus HIV produit la défiguration de toute une partie de la jeune génération des années 1980. Appréhendé comme un sujet repoussoir, la chair malade, telle qu’elle est mise en scène dans les fictions d’Hervé Guibert, fonctionne certes en partie comme l’antithèse d'une beauté saine. Mais il n’est pas rare que ce même corps déliquescent soit chargé d’un envers éclatant, un potentiel résurrectionnel. La nudité, par exemple, est toujours l’objet dans la trilogie d’une double interprétation : elle est celle des rescapés d’Auschwitz, mais signale en même temps le retour fantasmé à un physique d’enfant, la pureté d’un âge d’or retrouvé. Tout le dernier cycle de l’œuvre guibertienne est engagé à réduire le hiatus entre perfection vivante et néant cadavérique. Au « sida comme métaphore » (Susan Sontag) et comme « métonymie » et « allégorie » 596 (Joseph Levy & Alexis Nouss), s’ajoute selon nous le sida comme « oxymore ». Doté d’une beauté paradoxale, le corps sidéen jouit d’un traitement rhétorique singulier : il ne s’agit plus seulement de le cacher ou de le corriger, mais aussi de l’exhiber, voire de l’aimer, dans ses contradictions mêmes597.

595 François Laplantine, « Préface », in Joseph Levy & Alexis Nouss, Sida fiction. Essais d’anthropologie romanesque, op.cit., p.11. 596 Joseph Levy et Alexis Nouss, Sida-fiction : essai d’anthropologie romanesque, op.cit., p.182. 597 La critique a proposé des lectures du travail photographique mené par Hervé Guibert en parallèle et a signalé un certain nombre de motifs qui servent de moyens pour atténuer la violence de la représentation tout en rehaussant l’ambiguïté du visible. Voiles, moustiquaires, ombres portées et miroirs jouent le rôle de filtre de la représentation. En outre, les photographies de femmes-troncs sont évoquées par Frédérique Poinat comme des « oxymores visuels », tandis que les figurations d’écorchés, les personnages de cire, ou les deux grands-tantes constituent autant d’interrogations sur des « corps-limites » pris entre la mort et la vie, la jeunesse et le grand âge, etc. Frédérique Poinat, L’œuvre siamoise : Hervé Guibert et l’expérience photographique, op.cit., p.53 et p.64.

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Par la description de son corps rongé, Hervé Guibert inverse encore les valeurs morales et esthétiques véhiculées par son époque, ainsi que les normes de genre. L’effroi produit par les livres du dernier cycle est d’autant plus remarquable qu’il renverse bon nombre de stéréotypes attachés aux corps des années 1980 tournées vers la beauté, la performance et le muscle. A l’activisme, l’optimisation, le contrôle et la jouissance de l’esprit d’entreprenariat ambiant, Guibert oppose l’économie des forces 598 . L’écriture, comme la multitude d’autoportraits issus de son travail photographique et filmique mené en parallèle, témoigne d’un aveu d’impuissance, celle d’être acteur de son temps. Or c’est par sa désertion même que le jeune auteur en devient l’un des plus sûrs représentants, son corps atrophié faisant office d’un éloge de la faiblesse, stigmate d’un autre corps, glorieux et ressuscité. Le recours à l’écriture de soi comme à l’image plastique qui, comme on le verra, se décline in absentia tant sur le mode photographique que filmique et télévisuelle, permet au sujet de durer dans le temps. Contrairement à François Cusset qui, dans son livre sur les années 1980, écrivait : « Le sida n’optimise pas les corps, il les saccage, il ne les montre pas, mais les rend invisibles »599, Hervé Guibert entreprend de « montrer » par les mots les affres de cette souffrance physique. Cette monstration sort même de ses livres pour pénétrer dans la sphère publique. Le jeune auteur n’est certes pas le premier écrivain à traiter du sida dans les médias, loin s’en faut, puisque avant lui Rock Hudson ou Jean-Paul Aron ouvrent la voie. Son caractère pionnier tient à la diversification des moyens et supports artistiques employés en vue de rendre la maladie lisible autant que visible, via une écriture et une posture « autobiographique », au plus près de son corps, voire du dedans du corps. Poussé à son extrême limite, l’aveu répond à l’impératif contemporain de l’exposition de soi. Enfin, l’entreprise de la trilogie renverse un second tabou : l’interdit de la mort. Dans ses travaux, Philippe Ariès évoque une scission historique radicale entre le traitement de la mort du Moyen-âge au XIXème siècle et celui du XXème siècle : « L’attitude ancienne où la mort est à la fois trop familière, proche et atténuée, indifférente, s’oppose trop à la nôtre où la mort fait peur au point que nous n’osons plus dire son

598 Dans son livre La Fatigue d’être soi, Alain Ehrenberg a montré comment, sous l’effet des changements normatifs de l’époque contemporaine, la société pousse moins l’individu à la « docilité » qu’à l’« initiative » : « Les notions de projet, de motivation, de communication sont aujourd’hui des normes. Elles sont entrées dans nos mœurs, elles sont devenues une habitude à laquelle, du haut en bas de la hiérarchie sociale, nous avons appris à nous adapter plus ou moins bien ». La Fatigue d’être soi, Odile Jacob, Paris, 2000, p.16. 599 François Cusset, La décennie: le grand cauchemar des années 80, La Découverte, Paris, 2006, p.282.

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nom. »600 Dans une étude menée quelques années plus tard sur les représentations plastiques de la mort en Occident, l’historien évoquait le « refoulement de la mort hors du champ de la visibilité publique, et donc de l’icône »601 depuis le milieu du XXème siècle. Face à une telle lecture, force est de constater qu’en faisant de sa mort, un événement visuel, « direct » et public puisque relayé par les médias, Hervé Guibert brise le grand tabou de son temps. La promiscuité transgressive avec la mort, manifeste dans l’œuvre de la trilogie, renverse deux caractéristiques spécifiques qui, distinguées par Ariès, dessinent le cœur de ce refoulement contemporain. La première caractéristique de ce refus touche à ce que l’historien appelle la « dépossession du mourant » et constitue un enjeu important: comme nous l’avons décrit précédemment à propos de A l’Ami, la critique du monde hospitalier récupérant la mort et l’individu constitue une préoccupation majeure de l’œuvre. La seconde caractéristique distinguée par Ariès consiste en un « refus du deuil », refus qui trouve là encore maints échos dans cette écriture à la première personne qui, opiniâtre, dit cette volonté de rester vivant602. Pour réhabiliter cette mort ancestrale dans son expression tragique, l’œuvre guibertienne est par ailleurs saturée d’attitudes rituelles qui instillent tout un imaginaire de l’ossuaire emprunté à l’art funéraire des tombeaux et aux cérémonies mortuaires de la tradition catholique. La récurrence, tout au long de la trilogie, du motif du cadavre ou de la tête de mort, trait typique de l’iconographie du XIVème au XVIème siècle, ne fait que confirmer ce désir lancinant de donner une forme à la mort. Tout porte à penser que la désacralisation de la mort dans les années 1980-1990 et le peu de cérémoniel qui l’entoure pousse ainsi le jeune écrivain à les réinventer. Sur ce point, La Chambre claire offre un traitement de la mort tout à fait opposé à celui qui s’exerce dans la trilogie. On se souvient que le deuil (tout comme son expression privilégiée, les larmes) était littéralement refoulé du dernier livre de Roland Barthes. Face à la perte, le sujet barthésien s’inscrit pleinement dans la tendance contemporaine du refus radical de thanatos pointé par Ariès : « On dit que le deuil, par son travail progressif, efface lentement la douleur ; je ne pouvais, je ne puis le croire ; car, pour moi, le Temps élimine l’émotion de la perte (je ne pleure pas), c’est

600 Philippe Ariès, Essais sur l’histoire de la mort en Occident : du Moyen-Âge à nos jours, Seuil, Paris, 1975, p.24. 601 Philippe Ariès, Images de l’homme devant la mort, Seuil, Paris, 1983, p.272. 602 Philippe Ariès, Essais sur l’histoire de la mort en Occident, op.cit., p.167.

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tout. »603 Conscient du « recul des rites » et des représentations de la mort, Roland Barthes conçoit certes la nécessité de renouer avec une tradition qui l’encadrerait, mais il reconduit en même temps l’interdit :

Car la Mort, dans une société, il faut bien qu’elle soit quelque part ; si elle n’est plus (ou est moins) dans le religieux, elle doit être ailleurs : peut-être dans cette image qui produit la Mort en voulant conserver la vie. Contemporaine du recul des rites, la Photographie correspondrait peut-être à l’intrusion, dans notre société moderne, d’une mort asymbolique, hors religion, hors rituel, sorte de plongée brusque dans la Mort littérale.604

A nouveau, la mort est « ailleurs » selon l’expression de Barthes dans cet extrait, refoulée dans ce lieu inimageable que nous avons décrit et qui apparaît sous la plume du critique comme une tension : une « image qui produit la Mort en voulant conserver la vie ». Tandis qu’Hervé Guibert cherche tous les moyens d’orchestrer rituellement sa propre fin, quitte à en inventer le protocole, Roland Barthes adopte une attitude, sinon de négation, du moins de neutralisation à l’égard de la sienne. A la volonté de maîtrise de l’un répond l’attitude de déprise de l’autre. Loin de conférer quelque épaisseur tragique à la représentation, l’image argentique devient dans La Chambre claire un moyen « asymbolique » de signifier, c’est-à-dire un moyen d’aplatir : « Avec la Photographie, nous entrons dans la Mort plate. »605 Alors que la trilogie puise dans l’imaginaire photographique les moyens de rendre le caractère exorbitant de la douleur, la photographie sert dans La Chambre claire à camoufler. Affublée d’un masque critique et pensif, la mort est soigneusement distanciée: « […] la Photographie ne peut signifier (viser une généralité) qu’en prenant un masque. »606 Le thème du masque, récurrent dans l’œuvre du théoricien, sert à nouveau le double horizon de la photographie et de l’autobiographie. Le théoricien s’avance sous une persona, s’insinuant comme un « sujet caché » dans ses écrits tandis que, par un renversement tout à fait intéressant, Hervé Guibert franchit un pas supplémentaire en s’incorporant comme le véritable personnage de ses livres. Les développements qui précèdent tendent à inscrire le sujet des fictions guibertiennes dans sa dialectique avec les représentations d’époque (la maladie, le corps, la mort) et lui dessinent une place oxymorique.

603 La Chambre claire, op.cit., p.850. 604 Ibid., pp.863-864. 605 Ibid., p.864. 606 Ibid., p.815.

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Une autre lecture induit que l’« esthétisation de la souffrance », joue en outre un rôle antalgique et palliatif, comme le suppose Christiane Vollaire : « […] esthétiser la souffrance, c’est d’abord pouvoir la supporter, et par là, d’une certaine manière, y remédier. »607 La douleur, une fois anesthésiée au niveau de l’individu, est ensuite selon elle reconnue à un niveau de généralité supérieure par la communauté des hommes, signant la réconciliation du moi avec le monde :

Lorsque je dis l’indicible, lorsque je montre l’immontrable, je dévoile la force occulte qui travaille contre moi, je désigne l’ennemi. Du chaos de la douleur dans lequel aucun repère ne m’est donné, je sépare ce qui peut être compris et vu. J’exhibe pour reconnaître.608

Dire l’« indicible » et monter l’« immontrable » induit un franchissement des limites parfaitement actif dans les récits littéraires d’Hervé Guibert. Mais que reste-t-il de cathartique dans cette exploration des marges, cette tension entre le rien et le tout ? Sans doute, la catégorie esthétique de l’« inimageable » ne suffit plus à caractériser un tel projet, et le recours à « l’inimaginable », catégorie que nous évoquions en introduction, s’impose dès lors à notre lecture. Interrogation morale des limites du témoignage, « éthique des images » et geste de « résistance »609 selon les termes de Didi-Huberman dans Images malgré tout, l’inimaginable ne cesse d’orienter selon nous les choix du narrateur en termes de représentations, fussent-elles littéraires. Pourtant l’effet de purge n’est pas systématique dans l’œuvre de Guibert, et si le narrateur écrit sans aucun doute en partie pour se délivrer, son récit ne fait que l’enchaîner davantage au mal qui le ronge. Lorsque dans Le Protocole compassionnel, il décide de tourner un film sur son quotidien de malade du sida et qu’il s’interroge sur la forme à adopter dans le cadre d’un tel projet, il se demande quelle expérience de fibroscopie représenter entre la première qui fut traumatisante et la seconde apaisée. La question signale alors deux orientations contraires : « La fibroscopie du film d’horreur, pourtant si commune, ou celle du salon bourgeois saturé de Valium ? Ma souffrance si photogénique, ou son soulagement ? »610 La remarque tient compte de cette situation clivée entre une photographie tour à tour masochiste et salutaire, disgracieuse et photogénique, empoisonnante et curative.

607 Christiane Vollaire, « L’Esthétique de la souffrance », in Gérard Danou & Marc Zaffran (dirs.), Le corps souffrant entre maladie et littérature, Colloque de Cerisy-la-Salle, juillet 1994, Agora, n°34-35, printemps 1995, p.153. 608 Idem. 609 Didi-Huberman, Images malgré tout, op.cit., p.224 et p.225. 610 Le Protocole compassionnel, op.cit., p.77.

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Habité par une haine de soi, ce narcissisme singulier s’inscrit selon nous dans le sillon tracé par le projet autobiographique de Michel Leiris qui, dans sa célèbre préface à L’Âge d’homme, « De la littérature comme tauromachie » (1939), envisageait l’aveu comme une épreuve vitale marquée au sceau du danger. Pour atteindre la pleine authenticité, l’écrivain qui écrit à la première personne doit selon Leiris se risquer à sortir des sentiers rassurants des formes conventionnelles et renoncer à la complaisance pour emprunter des voies obliques:

Un problème le tourmentait, qui lui donnait mauvaise conscience et l’empêchait d’écrire : ce qui se passe dans le domaine de l’écriture n’est-il pas dénué de valeur si cela reste « esthétique », anodin, dépourvu de sanction, s’il n’y a rien, dans le fait d’écrire une œuvre, qui soit un équivalent (et ici intervient une des images les plus chères à l’auteur) de ce qu’est pour le torero la corne acérée du taureau, qui seule – en raison de la menace matérielle réelle qu’elle recèle – confère une réalité humaine à son art, l’empêche d’être autre chose que grâces vaines de ballerine ? 611

La nécessité d’introduire « ne fût-ce que l’ombre d’une corne de taureau dans une œuvre littéraire »612 passe chez Michel Leiris par une rhétorique de la honte et de la faute qui fait des obsessions les plus intimes et des peurs les plus brutales la matière du récit à la première personne. Or le mal du sida constitue chez Hervé Guibert un avatar intéressant de cette « menace matérielle réelle » qui, telle l’ombre de la corne de taureau, reste suspendue au-dessus de la tête du héros et risque sans cesse d’attaquer. Ainsi la défiguration par le virus décrite par la trilogie s’inscrit-elle souvent en droite ligne du célèbre autoportrait au vitriol qui ouvrait L’Âge d’homme.613 Les miroirs qu’Hervé Guibert se tend à lui-même offrent aussi cependant une vision plus contrastée et parviennent parfois à « sauver la face », corriger le trait. C’est le cas du long autoportrait qui ouvre son livre de photographies Dialogue d’images :

Longtemps je n’ai supporté et laissé passer de moi qu’une image statique qui ne donnait rien d’autre à voir que son masque, une indication de traits noirs sur la pâte morphologique du visage poudré par la lumière, une tête sans corps et sans front, avec une masse de cheveux bouclés, un regard droit portant le défi du vide, d’une résistance ou d’une inquiétude, le seul signalement d’un nez, le tissu charnu d’une bouche auquel la photo rend la moindre innervation, et qui ne desserre jamais ses lèvres, une sphère à la fois plate et modelée, qui honnit l’angulosité du profil

611 Michel Leiris, « De la littérature considérée comme tauromachie », préface à L’Âge d’homme, Gallimard, Paris, 1939, p.10. C’est nous qui soulignons. 612 Ibidem. 613 « Je viens d’avoir trente-quatre ans, la moitié de la vie. Au physique, je suis de taille moyenne, plutôt petit. J’ai des cheveux châtains coupés court afin d’éviter qu’ils ondulent, par crainte aussi que ne se développe une calvitie menaçante (…) Mes yeux sont bruns, avec le bord des paupières habituellement enflammé ; mon teint est coloré ; j’ai honte d’une fâcheuse tendance aux rougeurs et à la peau luisante Mes mains sont maigres, assez velues, avec des veines très dessinées ; mes deux majeurs, incurvés vers le bout, doivent dénoter quelque chose d’assez faible ou d’assez fuyant dans mon caractère. » Michel Leiris, L’Âge d’homme, op.cit., p.23.

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et la réalité masticatoire des dents, et se redonne immuablement, trop sûre de son impénétrabilité, comme l’angelot du chromo : une moue posée sur une main fermée.614

On aura remarqué combien la description de ce visage « masqué », « poudré », « plat », joue du double registre sémantique de la beauté et de la mort. Contrepoint intéressant à l’incipit de Michel Leiris, la description se trouve d’ailleurs résumée à la fin par une formule paradoxale : « Un modèle d’aguichage et de repoussoir ». On passe en outre, insensiblement, du portrait réaliste à la faillite de la réalité. Car l’impassibilité de ce visage froid et anguleux trouve son salut dans une « retouche » opérée par la lumière : « Ainsi ai-je particulièrement apprécié la boîte à lumière de Dominique Issermann, enfermant les visages dans une machine à miroirs qui accomplit directement sur la face la retouche qu’aurait nécessité le négatif ou l’épreuve. » 615 Si la référence à Dominique Issermann suggère qu’un peu de la plastique propre à l’univers de la photographie de mode est venu se déposer sur les sels d’argent, c’est bien que la beauté sur papier glacé reste toujours l’ultime horizon.

Venons-en à un autre texte qui, en marge de la trilogie, interroge les limites de la représentation. Intitulé « Sur une manipulation courante (Mémoire d’un dysmorphophobe) », cette préface d’un autre livre de photographies publié en 1993 s’ouvre sur le récit d’une légende curieuse qui attire deux voyageurs. Dans la Sicile du XVIIIème siècle, un prince, atteint d’une difformité secrète, érige pour son plaisir un palais sous forme de « temple de la contrefaçon ». Décoré de monstres, le lieu est tapissé de miroirs brisés et offre au visiteur, pris dans les jeux de réflexions, une vision monstrueuse de lui-même. Pris d’un élan, le narrateur s’adonne à l’expérience comme un don de soi : « J’honorais ce lieu, dédié à la tératologie, de ma propre monstruosité. » Tandis que le narrateur s’aventure dans ce palais de glaces morcelées pour s’exhiber dans sa nudité, l’homme qui l’accompagne, « T. », réalise une série de clichés. Lorsque, revenu à Paris, il décide des années plus tard de les développer, c’est en réalité davantage pour les détruire, les gommer et par là les sauver :

Mais auparavant, seul, je scrutai la planche-contact, et ses négatifs, et je voulus tricher, j’en détruisis quelques-uns, ceux où la monstruosité était la plus apparente. Je reniais mon sacrifice,

614 Guibert, « L’image de soi ou l’injonction de son beau moment ? », op.cit. 615 Idem.

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je trahissais mes frères. Je choisis deux photos où la monstruosité était ravalée, sauvée par un afflux de lumière qui semblait la gommer. Je la transformais en coquetterie.616

On remarquera que la sublimation, modalité particulière de l’image fantôme, se désolidarise ici de toute perspective éthique et prend la forme d’une « trahison ». Ainsi la photographie sert à la fois de point d’ancrage dans la réalité, et à la fois, comme le suggèrent les extraits des deux préfaces, de moyen magique pour aseptiser cette réalité. De là une dialectique entre haine et amour de soi qui tourne autour de la maladie ou, comme dans ce dernier récit mythologique, d’une hantise du « dysmorphophobe ». La peur de la monstruosité qui revient d’ailleurs dans un épisode de A l’Ami617 devient en réalité l’objet d’un double enjeu : accepter la déformation passe par la nécessité de lui donner forme. L’examen des intrications de l’esthétique et de l’éthique doit selon nous passer par une analyse de la construction temporelle des trois livres de la trilogie, construction qui, sur le plan narratologique, est entièrement moulée sur l’imminence de la fin. Deux lectures doivent être convoquées ici pour appréhender l’évolution du projet de l’écriture de soi, lectures qui ne s’excluent pas. Alexis Nouss a d’abord montré comment le héros, pressé par la mort, relève une sorte de double défi : il fixe scrupuleusement de sa plume les étapes de l’évolution du mal et cherche en même temps les moyens narratifs de reconfigurer le temps dans le but de se soustraire par la fiction à l’implacable chronologie, l’irrémédiable destruction. Cette restructuration temporelle aboutit, selon l’analyse d’Alexis Nouss, à une série d’infractions à la chronologie, perceptibles dans trois modes d’appréhension du temps : le « temps compté », le « temps accéléré » et le « temps mort »618. Dans cette perspective, nous aimerions suggérer ici comment Hervé Guibert cherche les moyens de traduire ces temporalités d’un livre à l’autre au travers d’un recours imaginaire aux différentes modalités de l’image. Aux aspects de cette temporalité

616 Guibert, « Sur une manipulation courante (Mémoire d’un dysmorphophobe) », in Photographies, Gallimard, Paris, 1993. 617 Diagnostiquée par un médecin, la pathologie est décrite ainsi par le spécialiste: « « […] c’est une maladie de la jeunesse qui devrait disparaître chez vous vers la trentaine, son nom le plus compréhensible est la dysmorphophobie, c’est-à-dire que vous avez en haine toute forme de difformité. » », in A l’Ami, op.cit., p.46. 618 Alexis Nouss, « Chronos et Thanatos : le récit du sida chez Hervé Guibert », in Gérard Danou & Marc Zaffran (dirs.) Le corps souffrant entre médecine et littérature, op.cit., p.141.

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hybride (tendue entre suspension, accélération et disjonction) correspond un moyen d’expression plastique privilégié (la photographie, le film, le tableau). Mais ce que cette première voie semble occulter, c’est la façon dont la temporalité s’appuie dans la trilogie sur l’univers médiatique. Les médias (télévision, presse, univers des paparazzi, etc.) constituent l’un des décors des scénarios de la trilogie ; ils encadrent, en dehors des livres, tout le projet d’écriture de soi. Vincent Kaufmann a montré dans ses travaux comment l’expérience de la télévision (en particulier le passage en direct d’Hervé Guibert sur le plateau de l’émission Apostrophes), mise en scène par ailleurs dans Le Protocole compassionnel, dessine à l’auteur contemporain une place d’ordre « sacrificiel » et confère à la narration une épaisseur « événementielle »619. Ainsi les variations temporelles distinguées par Nouss sont en outre subsumées par une archi-temporalité qui, déjà active dans L’Image fantôme, apparaît comme un agent fédérateur des trois livres : le temps du direct. Pour comprendre la nature exacte de ce projet d’ « écriture directe » chez Hervé Guibert, il faut opérer un détour par son journal d’écrivain, Le Mausolée des amants. Conçu dans la perspective d’une publication posthume et considéré comme « la colonne vertébrale »620 de son œuvre, ce journal tenu par l’auteur de 1976 à 1991 porte les marques de cette préoccupation lancinante : « L’impression, dans ce travail, de faire du « direct » harassant, de tanner le temps […]. » 621 C’est dans l’écriture performative que cette transcription de la fulgurance instantanée trouve d’abord sa parfaite réalisation, un fantasme qui va jusqu’à la mise à mort de l’auteur : « Evidemment l’écrivain doit mourir en train d’écrire ? »622 Le diariste ne manque pas d’exposer, d’une note à l’autre, les risques et les difficultés de son entreprise, à l’instar des circonvolutions capricieuses de la mémoire qui menacent cet idéal d’écriture en train de se faire :

J’ai beau me dire juste avant de prendre le stylo : je vais être le plus simple et le plus direct possible, au moment où j’écris, presque malgré moi, cette mémoire de l’écriture revient à la

619 « Il y a d’ailleurs chez Guibert une conscience très forte du caractère sacrificiel de l’exposition de son corps, ou de ce qu’on pourrait même appeler sa surexposition […]. » Vincent Kaufmann, Ménage à trois : littérature, médecine, religion, op.cit., 2007, p.217. 620 « Mes livres sont des appendices et le journal la colonne vertébrale, la chose essentielle. » dit-il dans l’entretien « Je disparaîtrai et je n’aurai rien caché… » », propos recueillis par François Jonquet, Globe, avril 1992, p.108. 621 Guibert, Le Mausolée des amants : journal 1976-1991, op.cit., p.328. 622 Ibid., p.347.

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charge et stratifie, sédimente le récit de tournures, d’ornements, de déviations qui « font » peut-être le style (et qui ont pu me procurer une jouissance), mais qui me semblent maintenant le signe d’un dépassement, et comme une menace d’arrêt (quand il y aura trop de mémoire d’écriture dans mon écriture, je serai bien forcé de la stopper : on ne peut pas nager le corps lesté, bardé de métaux plus ou moins précieux, ils vous entraînent vers le fond, le poids des ornements vous fait couler, or qu’emportent les pharaons dans leurs tombes).623

La « menace d’arrêt » de l’écriture vient de ces souvenirs qui tels des bijoux pesants réifient l’être et le momifient. Les fragments même du Mausolée n’échappent pas au mouvement inaliénable du temps et passent de leur vocation première de saisie immédiate à celle de témoignage du passé : « Les notes de ce journal ont désormais un singulier retard : ce ne sont plus des instantanés, mais des pense-bêtes contre l’oubli ? »624 A la pesanteur de la réminiscence du « ça a été » barthésien, Hervé Guibert tente de substituer une ligne nette sans détour ni intermédiaire : la présentation directe d’un « ça ». Au fil des pages, le projet de l’écriture directe tend à se rapprocher du « je » qui l’énonce pour se resserrer enfin sur le corps de l’auteur, appelé à réaliser lui-même l’impossible éclair de l’instantané, appréhendé comme le moment suspendu du passage entre la vie et la mort. Au chant du cygne de l’auteur entériné par Roland Barthes dans les années 1960, correspond cette topique du « mourir en direct » amorcée dans L’Image fantôme. Une lecture articulant temporalité et supports permet de relire certaines étapes de la trilogie, encadrées par le projet global d’immédiateté. Dans A l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, le récit de la fin de vie de Muzil explore ainsi sur le mode photographique la problématique du « soi-même comme un autre » et trouble sans cesse les antinomies entre le vivant et le mort, le registre élevé et sacré et l’immondice, etc. Comme pris dans les reflets et les faux-semblants de ces images, le narrateur, rendu par le sida étranger à lui-même, offre dans ce livre un portrait qui passe par une vision dysphorique du sujet. Rédigé à la suite d’une apparition de l’auteur sur le plateau TV d’une émission littéraire, le second tome de la trilogie Le Protocole compassionnel est conçu comme une réponse à ses téléspectateurs, et partant, conserve les traces de cette exposition médiatique. Ce deuxième récit manifeste un nouvel élan vital et se détourne de l’image fixe pour envisager les conditions de possibilité d’une mise en scène de soi en mouvement, qu’elle soit théâtrale ou performative. Enfin, L’Homme au chapeau 623 Ibid., pp.193-194. 624 Ibid., p.294.

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rouge met au centre la représentation picturale et propose, dans un langage teinté de sacré, une variation autour de l’écriture directe qui prend la forme d’un désir d’incorporation. Notre analyse s’attachera dès lors à montrer comment la mise en scène du sujet mourant au travers de divers types d’expression plastique (photographie, film, tableau) s’articule aux différentes phases de la maladie. Dans le premier, nous voyons au diagnostic terrible dans A l’ami correspondre le flash de la prise de vue et la fixation morbide de la photographie. L’arrêt de mort du premier livre est ensuite dépassé par un temps de rémission, grâce à un médicament améliorant l’état de santé du narrateur dans Le Protocole compassionnel. Ce temps de grâce est l’occasion pour le narrateur d’envisager sa renaissance possible dans le procédé le plus à même d’introduire une durée du sujet dans le temps narratif : la séquence du film. Enfin, il s’agira d’examiner comment ce retour à la vie dans L’Homme au chapeau rouge s’épanouit dans une forme iconique et résurrectionnelle : le « portrait peint ». Il convient de préciser qu’Hervé Guibert prolonge les différents motifs et fantasmes de la trilogie en dehors de ces trois livres dans son film La Pudeur ou l’impudeur (notamment les aspects de l’inscription, du mouvement et de l’icône). Tourné en réponse à une commande pour la télévision, la mise en images autobiographique de son quotidien de malade du sida donne ainsi à voir ce qui, décrit dans les récits, ne pouvait être réalisé qu’au travers de l’ultime support, à savoir le corps. Si nous n’analyserons pas ce film qui a été par ailleurs passablement commenté625, on peut suggérer qu’Hervé Guibert signe par cette œuvre une réalisation in vivo de ce « tableau vivant » évoqué à plusieurs reprises dans Sade, Fourier, Loyola, et qui n’existera chez Roland Barthes qu’à l’état de fantasme.

625 Voir Jean-Pierre Boulé, Hervé Guibert : L’entreprise de l’écriture du moi, op.cit., pp.268-276 ; Frédérique Poinat, L’œuvre siamoise : Hervé Guibert et l’expérience photographique, op.cit., pp.252-256 ; Arnaud Genon, Hervé Guibert : Vers une esthétique postmoderne, op.cit., pp.248-261.

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A bout de souffle… (Le Protocole compassionnel) A la lecture de l’incipit du Protocole compassionnel, développé en une proposition unique et interminable qui s’écoule comme s’échappe un souffle ou un soupir, on se heurte une fois de plus au chaos de la douleur du narrateur supplicié. Se baigner comme se peigner, déglutir ou s’habiller relèvent désormais du défi insurmontable pour Hervé Guibert qui, dans l’extrême affaiblissement de son corps, « perdant chaque jour un geste », décrit froidement comment les activités les plus quotidiennes deviennent des gesticulations impossibles. Poussant le sujet dans le creux situé entre la mort et la vie, le sommeil et la veille – « même le repos est devenu un cauchemar, et je n’ai plus d’autre expérience de vie que ce cauchemar-là »626 –, le virus du sida brouille encore les catégories de sexe et d’âge du sujet. Il n’est en effet pas rare que la dégénérescence prenne la forme d’une féminisation, comme lorsqu’un chauffeur de taxi lance au narrateur qui peine à ouvrir la portière du véhicule « une femme encore je comprendrais, mais alors vous ! » Ailleurs encore, le sida enferme la chair souffrante dans un réseau de contraires, clivée entre sénescence – « un corps de vieillard avait pris possession de mon corps de trente-cinq ans » et infantilisation – « j’avais l’impression d’être un enfant. »627 De ce corps oxymoron naît un moi brisé, pris malgré lui dans le continuum de l’évolution du mal. La longue énumération d’énoncés simples séparés par des virgules dit l’impossibilité de relativiser le mal qui, tel un bloc de malheur, ne se laisse plus diviser et résiste à toute tentative de rationalisation. De ce processus de décomposition en marche ne reste que la phrase sinueuse mimant la lenteur fatiguée de celui qui, tel un Sisyphe voué à la vanité de la répétition d’un cycle, mesure l’absurdité de son destin. Le tout est décrit dans un langage sans fard, au plus près de la vraisemblance organique et de la sensation immédiate, du pas arrêté dans sa marche à la ligature du muscle. La sclérose physique rendue par l’image de « l’éléphant ligoté »628 signale le triple nœud d’une incapacité sexuelle (le trouble érectile), affective (la perte des liens d’amitié) et surtout intellectuelle (l’impossibilité de lire et d’écrire).

626 Le Protocole compassionnel, op.cit., p.13. 627 Ibid., p.11, p.12 et p.16. 628 Ibid., p.13.

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Le motif de la stagnation qui parcourt ces premières pages est encore parfaitement rendu dans la section suivante du livre au travers de deux images : la comparaison du narrateur au portrait photographique du vieillard réalisé par Eugène Smith629 et la vision journalière du reflet de son corps dans le miroir, véritable « panoramique auschwitzien » : « Cette confrontation tous les matins avec ma nudité dans la glace était une expérience fondamentale, chaque jour renouvelée, je ne peux pas dire que sa perspective m’aidait à m’extraire de mon lit. » 630 Motif de repoussoir, l’image argentique comme le réflecteur du miroir contribuent dès lors à insuffler de la fixité à l’autoportrait quotidien et à paralyser le sujet. L’anéantissement du héros aboutit au paroxysme de l’horreur dans la terrible vision de soi-même comme cadavre évoquée à différentes reprises dans le livre. Personnification de la mort, le « squelette » constitue une œuvre en soi dans la tradition de l’art funéraire des tombeaux, et définit aux yeux du narrateur une sorte de comble de l’immobilité. A bien y regarder, une tension jaillit entre cette écriture glissante d’un réalisme sans amarre dans l’avancée de la phrase et la posture inerte du sujet. Clivée entre la puissance de la proposition (et son effet d’hypotypose) et l’imaginaire figé de soi-même comme cadavre (l’ekphrasis), la description fait apparaître un paradoxe. Si la vivacité du ton et de la forme est sans proportion avec l’affaiblissement du corps, c’est qu’entre le récit vivant que nous lisons et le moment du déroulement des faits, quelque chose a eu lieu. Le don salutaire du DDI et la tentation suicidaire de la prise de Digitaline encadrent le récit de ce calvaire et laisse d’emblée envisager une double issue. Le narrateur nous livre aussi par là de manière anticipée et à dessein la clé de l’énigme : si l’amenuisement et l’inertie du héros est sans proportion avec la dépense du verbe et que l’envergure de la phrase d’ouverture impressionne, c’est qu’une substance miraculeuse a offert un nouvel élan vital au sujet mourant. Tout le livre du Protocole compassionnel est ainsi placé sous le sceau du mouvement de cette renaissance fugitive sous forme médicamenteuse.

629 « […] j’avais l’impression d’être la photo d’Eugène Smith du vieillard irradié et décharné lavé par la jeune infirmière […] », Ibid., p.16. 630 Ibid., p.18.

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Il semble qu’une seconde issue à l’immobilité, d’ordre esthétique cette fois, soit mise en place dès le début du livre : il s’agit du refus systématique de toute forme d’écriture fossilisante et coalescente. Ainsi, par exemple, la parole réconfortante d’un ancien tuberculeux, perd de son intensité une fois introduite dans son récit, gravé au burin des mots : « Ces mots de rien du tout avaient pourtant pour moi un sens presque immédiat avant d’être décalqués dans ce récit. »631 Ailleurs encore, le narrateur vit l’expérience traumatisante de rester coincé dans sa cave et pense vivre ses derniers instants dans une sorte d’ensevelissement prémonitoire. Au comble de l’angoisse, il renonce pourtant à laisser ses dernières volontés ou pensées sous forme écrite : « Je ne voulais rien écrire sur mes morceaux de papier, je voulais me garder des mots définitifs, comme je voulais me garder d’écrire un nouveau livre. »632 Frappé de tabou, le mot même de « sida » risque à tout instant de pétrifier le sujet, le narrateur justifiant son détour par le mot de « maladie » dans une parenthèse : « (voyez comme j’ai du mal de nouveau à prononcer le mot) »633. L’examen de son estomac par la « fibroscopie » est placé en outre sous le signe de l’indicible :

Chez moi, j’ouvris mon journal, et j’y écrivis : « Fibroscopie. » Rien d’autre, rien de plus, aucune explication, aucune description de l’examen, aucun commentaire sur ma souffrance, impossible d’aligner deux mots, le sifflet coupé, bouche bée. J’étais devenu incapable de raconter mon expérience.634

Si dans A l’Ami la photographie avait une fonction révélatrice (diagnostic), elle est systématiquement mise à distance dans ce deuxième livre de la trilogie, précisément parce qu’il s’agit d’exorciser sa dimension thanatographique qui risque d’ossifier encore davantage le sujet décharné. Hantise du récit, l’idée de « moi comme squelette » ne cesse de revenir au travers de projets artistiques, à l’instar de celui de son compagnon T. qui demande à le photographier nu. La question sans cesse relancée consiste à évaluer l’indécence d’un tel projet et pousse le narrateur à explorer les possibilités de sortir l’image argentique de son rôle strictement morbide pour la tirer vers la vie :

631 Ibid., p.53. 632 Ibid., p.85. 633 Ibid., p.22.

Ibid., p.71.

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Photographier mon cadavre, ou alors photographier mon squelette vivant ? En avait-il envie lui-même, ou était-ce un moyen de me soulager d’une hantise, un exorcisme de cette maigreur désespérante ? De fait Jules voulait me photographier nu et vivant.635

Dans son livre DeMONSTRAtion. Zur Repräsentation des Monsters und des Monströsen in Literatur, Fotografie und Film, Beate Ochsner propose une lecture de cette fixation photographique à partir d’un cas de figure spécifique de l’histoire médicale : l’iconographie photographique des hystériques de la Salpetrière (planches par ailleurs commentées par Didi-Huberman dans L’Invention de l’hystérie). Les bras étendus en croix et le regard levé vers le ciel des patientes représentées sur ces clichés mènent Charcot au constat suivant : en état d’ « hystérico-épilepsie », les malades reproduisent des attitudes passionnelles et notamment celle du « crucifiement », comme l’indique certaines légendes. Ces « cruci-photographies » (« Kreuzigungsfotografien ») révèlent un double phénomène : à la léthargie organique s’ajoute l’effet du médium qui cloue le corps une deuxième fois. Le dispositif icnographique suggère cependant selon Beate Ochsner le leurre d’une scène théâtrale orchestrée par le médecin et la mise en série des images, jointe à la description détaillée de Charcot produit un effet de séquence et de narrativisation.636 Or un même effet dramaturgique est palpable dans Le Protocole compassionnel, à ceci près que cette fois le metteur en scène et le malade ne font qu’une seule personne. Tout le livre décrit un sujet qui, refusant de se laisser brider par des représentations figées, cherche à appuyer son récit sur un mode d’expression plus libre et vagabond, propre à rendre compte de la miraculeuse progression temporaire de son état sous l’effet du DDI. Il s’agit pour se maintenir en vie, le temps de la rédaction du livre, de coller au plus près du déroulement des mots et d’inscrire le sujet dans une durée narrative. Si la photographie qui comporte le risque de « crucifier » et de bloquer la « durée » offerte gracieusement par le médicament, plane dans le livre comme une menace, ailleurs cette « croix » est l’objet d’un traitement plus ambivalent. Rappelons-nous la photographie de la bibliothèque « intermediale » évoquée précédemment, prise

635 Ibid., p.31. 636 « Der beeindruckende Effekt […] ergibt sich jedoch weniger aus den Eizelbildern, denn aus einem Text- (Abgrenzung zur Dämoneninzenierung, Eindruck übernatürlicher Kräfte) und Bildebene (Plazierung und Anordnung ausgewählter Einzelbilder) geschickt arrangierten Dispositiv. » Beate Ochsner, DeMONSTRAtion. Zur Repräsentation des Monsters und des Monströsen in Literatur, Fotografie und Film, Synchron Publishers, Heidelberg, 2010, p.240.

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par Hervé Guibert en 1987. Cette image présentait au centre une image de crucifixion comme un autoportrait essentiel. Mise en abîme à la fois d’une hantise (le martyr du clou) et d’un désir (la résurrection), ce Christ en croix perdu au milieu des livres et des cartes postales signale avant tout selon nous un projet esthétique sous forme de « cruci-fiction ». Pour conjurer cette vision dysphorique et désabusée de lui-même, Hervé Guibert se projette alors dans une image aux propriétés mobiles et résurrectionnelles, déjà au centre de L’Image fantôme : l’image-mouvement. Cette transition de l’image fixe à celle, furtive, d’un sujet pris dans une course contre la mort apparaît dans Le Protocole compassionnel lorsque le narrateur Hervé Guibert élit de son propre aveu le nouveau territoire de la vidéo:

Dimanche 22 juillet, dix heures trente, avec le masseur j’ai commencé à expérimenter la vidéo. Je ne me fais plus photographier depuis deux ans, et je ne me suis jamais laissé prendre nu, Gorka me l’avait proposé, Jules aussi, et Gustave, j’ai toujours refusé. Là, je suis nu entre les mains du masseur, et ça filme.637

La très forte emprise du modèle filmique sur le récit est manifeste au travers de l’expression du « ça filme », qui vient se substituer au « ça a été » barthésien. Le « ça filme » trouve des prolongements stylistiques dans l’effet d’accélération du rythme de l’intrigue comme dans la syntaxe : la longueur d’une proposition comme celle qui ouvre le récit mime l’effet de continuum. Mais rien ne prouve mieux l’importance de l’image-mouvement que l’épisode des retrouvailles du narrateur avec son ancien ami d’enfance issu du même quartier. Curieux de sa maladie, celui-ci met en place un marché voyeur :

Il en est venu au fait, avec gêne il m’expliqua le but de sa visite : il voulait en voir plus que les autres, il voulait tout voir, et pas seulement apercevoir de loin, derrière les grillages, en encerclant le cloître de sa moto rouge. Il me demanda de me montrer nu à lui, tout nu, pour voir ce que c’était, et me promettait de ne le raconter à personne.638

A l’indécente proposition, le narrateur propose un contre-échange sous forme d’exhibition réciproque. Sous le sceau du secret, les deux hommes concluent donc de se montrer nu l’un à l’autre jusqu’à ce que le « spectacle » attendu tourne à

637 Ibid., p.115. 638 Ibid., p.183.

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l’amenuisement pathétique : la scène de déshabillage marque le décalage des forces entre la lenteur maladroite du malade et l’agilité merveilleuse du second. A nouveau, le filtre de la vidéo modélise l’expérience de la vision : « On aurait dit qu’il enregistrait chaque parcelle de ma dépouille, que son regard la filmait pour pouvoir s’en souvenir, se la repasser. »639 L’analogie de œil de la caméra signale la dimension active de cette pulsion scopique ou « scoptophilie » selon le terme de Freud, un plaisir de regarder. Mais le récit franchit les limites et glisse de la contemplation réciproque des deux hommes à l’acte de copulation. L’épisode, décrit dans un langage cru, constitue le sommet de cette écriture du direct qui passe par l’humiliation du moi. La présence de cet ami d’enfance qui dégage « quelque chose d’inquiétant » dans sa façon de rôder avec sa « moto rouge » à travers le récit, se prête volontiers à une lecture métaphorique. La description tend selon nous à faire du jeune homme s’immisçant dans le corps du narrateur l’allégorie du sida : comme rejouée pour le lecteur, la scène cruelle de la contamination est suggérée par l’ambiguïté de la phrase d’amorce de l’épisode qui, dans une formule aussi brève qu’incisive, fait surgir le garçon comme la personnification du virus frappant « à son heure » : « Djanlouka est revenu sur sa moto rouge, mais cette fois il a sonné. »640 Rosalind Krauss a montré comment le dispositif vidéo et l’auto-enregistrement constituent des moyens de renouveler la représentation de soi dans les arts des années 1990 :

La démarche artistique contemporaine, tentative incessante de refléter l’organisme de la conscience, aboutit à des œuvres qui se renvoient à elles-mêmes en circuit fermé. Avec l’art moderniste il est de plus en plus difficile de faire la part de l’intensité du plaisir esthétique et des plaisirs de l’obsession de soi-même, et cette difficulté atteint son apogée dans certaines formes actuelles, comme la vidéo, où la contemplation de l’objet d’art devient narcissique. La vidéo, dernier flirt de l’avant-garde avec la technologie, se sert de la télévision en circuit fermé à des fins esthétiques.641

Pourtant l’enregistrement vidéo (comme celui de la photographie) reconduit une perception différée, un décalage, voire même un hiatus que l’entreprise littéraire guibertienne cherche précisément à estomper. Dans la recherche d’une proximité entre corps et corpus, la modalité de l’image-mouvement sert particulièrement l’esthétique

639 Ibid., p.184. 640 Idem. 641 Rosalind Krauss, « Existe-t-il un objet de pensée que désignerait l’expression « Histoire de la photographie » ? », Le Photographique : pour une théorie des écarts, op.cit., p.58.

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du direct, et Hervé Guibert tend par ce biais à réduire également la distance entre le narrateur et le lecteur. Nous avons suggéré que la substance du DDI était l’origine de ce passage de la fixité au mouvement, de la stagnation morbide à la vie. Il convient en outre de rappeler le contexte de cette proximité, qui s’inscrit dans la lignée de la carrière de l’écrivain. Peu de temps après la publication de A l’Ami qui ne m’a pas sauvé la vie, Hervé Guibert accède en effet à la notoriété suite à son passage remarqué sur le plateau d’Apostrophes, le 16 mai 1990, émission dans laquelle il annonçait en direct la fin de son activité d’écrivain. Face à la réaction massive de son lectorat, qui, par courrier, l’exhorte à continuer absolument l’écriture de sa vie, Hervé Guibert revient ensuite sur sa décision et rédige un second livre642. Comme l’indique la dédicace, Le Protocole compassionnel est conçu comme une réponse à son lectorat : « A toutes celles et à tous ceux qui m’ont écrit pour A l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie. Chacune de vos lettres m’a bouleversé. » 643 Hervé Guibert a d’ailleurs confirmé le caractère d’ancrage autobiographique de ces échanges qui, produits en marge de l’œuvre, ont trouvé une transposition fictionnelle à l’instar des notes de son journal intime. L’ouvrage garde les marques de l’adresse et de l’échange épistolaire, comme s’il s’agissait d’accrocher en filigrane l’œil et l’esprit d’un public de lecteurs-spectateurs qui, appelés à témoins, continuerait de participer au déroulement de l’intrigue pour assister cette lutte contre la maladie. Lorsque, dans Le Protocole compassionnel, le narrateur évoque le livre de A l’Ami, il passe de la forme impersonnelle de la troisième personne du pluriel à un « vous » qui signale le glissement vers le fantasme d’une parole directe sous forme d’adresse : « […] j’ai écrit une lettre qui a été directement téléfaxée dans le cœur de cent mille personnes, c’est extraordinaire. Je suis en train de leur écrire une nouvelle lettre. Je vous écris. »644

642 « J’avais dit à la télévision que je n’écrirai plus. Cette phrase, sur le public – les centaines de lettres en témoignent –, cette phrase associée à ma maladie a fait un véritable malheur, derrière lequel je me suis protégé. Des gens qui ne me connaissaient ni d’Eve ni d’Adam, qui n’avaient jamais lu un livre de moi, des hommes et des femmes de tous les âges et de tous les milieux sociaux comme on dit, me suppliaient de continuer à écrire, pour que je reste en vie, puisque c’était ma vie l’écriture. » Le Protocole compassionnel, op.cit., p.195. 643Ibid., p.9. 644 Ibid., p.121.

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En considérant les analyses précédentes, on peut remarquer une évolution considérable entre le livre de A l’Ami et le second opus de la trilogie dans le traitement littéraire de la maladie. Les différentes étapes de l’accès au diagnostic et l’acceptation difficile de la contamination par le virus HIV, matière du récit de A l’Ami, véhiculait une perception de la mort comme incertaine et voilée, qu’on pourrait qualifier de « crépusculaire ». L’intrigue, également focalisée sur le parcours médical de Michel Foucault, trouvait dans la figure du double le moyen privilégié pour le narrateur de mettre à distance le mal et de se le représenter à la fois, jeu spéculaire qui passait par l’indice et l’inscription. Dans son second opus, Hervé Guibert change de bord et sort du dédoublement binaire et distancé propre au miroir ou à l’image argentique, pour puiser dans l’enregistrement et la projection les moyens de configurer un narcissisme plus complexe. Vidéo, télévision, téléfax constituent autant de relais narratifs redonnant vie au corps du héros guibertien, le temps d’une rémission. De surcroît, A l’Ami, livre placé sous le sceau de l’hésitation face au degré de réalité du sida, se déroule comme une lecture de signes. La description de l’apparition progressive des différents symptômes s’appuie sur un régime indiciel et élit dans l’image fixe le support privilégié de cette quête de déchiffrement du sens. A l’apparition crépusculaire de la mort dans A l’Ami s’oppose selon nous une perception funèbre en amorce du Protocole compassionnel qui, comme nous l’avons décrit, s’ouvre sur l’abattement du sujet et une forme d’acceptation passive de son mal. Cette reconnaissance dramatique de la mort imminente est pourtant déplacée vers une dramatisation active, via l’épisode du DDI, qui par la mise en intrigue et la théâtralisation permet de surmonter le désespoir apathique initial. Manifeste sur le plan de la structure narrative, ce déplacement nous fait glisser d’un dispositif fragmentaire, au travers des épisodes numérotés de A l’Ami, vers un effet de fondu enchaîné dans le deuxième livre. Dans la dernière phrase du Protocole compassionnel, la vidéo devient même le lieu d’une expérience d’immersion qui fait coïncider l’appareil et le corps du narrateur : « L’œil au viseur je voyais que l’image tremblotait au rythme de ma respiration, des battements de mon cœur. Le mot « End » s’est mis à clignoter dans l’image-témoin. Fin de bande. »645 La fin de bande dit à la fois le terme du récit et la mort imminente

645 Ibid., p.226.

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du malade. Si l’image-mouvement échoue à sauver le narrateur, elle apparaît comme le meilleur moyen de rendre le rythme tremblé, la palpitation angoissée du cœur qui bat. Ultime avatar du fantasme de « mort en direct », cette dernière proposition dit bien cette expérience par laquelle la littérature nous fait éprouver les limites de la représentation.

« Rêve de tableau » (L’Homme au chapeau rouge) « J’ai été frappé par l’introduction des Essais de Montaigne qui disait : « J’ai voulu me peindre nu », ça a fait tilt, je me suis dit que c’était quelque chose que je pourrais mettre en exergue à tout ce que j’ai fait, enfin beaucoup de choses que j’ai écrites »646 affirme Hervé Guibert dans un entretien autour de L’Homme au chapeau rouge, publié en 1992. Troisième volet de la trilogie, ce livre est l’occasion d’offrir une ultime variation du motif de l’image fantôme. Comme dans les livres précédents, le narrateur guibertien se détourne de la photographie pour trouver une nouvelle ressource dans la peinture. Centré autour d’une immense histoire de faux, le récit interroge par le biais de l’art pictural les critères d’authenticité/inauthenticité sur lesquels elle repose. Hervé Guibert élit cette fois les beaux-arts comme le moyen le plus à même de poser la question du récit, à savoir celle de la distinction du vrai et du faux, de l’original et de la copie. Il semble en outre que le recours à l’imaginaire des peintres classiques serve une tentative de retour de l’aura, au détriment de la reproductibilité de la photographie. A nouveau, le récit s’emploie à rappeler les limites propres aux autres modes de la représentation, qui seront écartés au profit de la peinture. Comme dans Le Protocole compassionnel, le narrateur manifeste une hantise de la photographie. Lorsque pour l’obtention d’un visa il consent à effectuer les photos d’identité requises, l’effroi face au résultat est total, le verdict sans recours : « Jusqu’à nouvel ordre, et pour toujours

646 Guibert, « Pour répondre à quelques questions qui se posent… », entretien avec Christophe Donner, La Règle du jeu, mai 1992, p.145.

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sans doute, j’aurais cette tête de mort effarée. » 647 S’il s’exécute malgré tout, il détourne les codes du portrait d’identité en conservant son chapeau, comme s’il s’agissait de jouer avec les normes et de contester le fondement même de l’image analogique, l’identité à soi. Guibert s’essaie une fois de plus au film via l’expérience d’une opération chirurgicale des ganglions. Âprement négociée, longuement tournée, la séquence reste comme suspendue, puisqu’un doute plane quant à l’effectivité de son enregistrement :

J’avais laissé défiler la cassette sans savoir ce que donnerait ce type d’image et de son, car depuis trois mois que je filmais, je n’avais encore rien visionné, je m’en étais empêché, je n’avais même pas voulu vérifier dans l’image-témoin du viseur si elle était bien enregistrée. Je détenais déjà vingt-trois cassettes de quarante-cinq minutes, soit plus de dix heures de film, mais je savais qu’il était tout à fait possible que je n’aie rien enregistré du tout, que l’image soit blanche, ou le son, ou les deux.648

Enfin, le langage échoue à son tour à rendre l’expérience du narrateur empêtré dans un récit qui n’aboutit pas :

Il y a des événements qui résistent à leur tentative de restitution par l’écriture. Cela fait trois fois que j’essaie de raconter les séances de pose avec Yanis et trois fois sur plusieurs mois que j’ai senti la nécessité de déchirer immédiatement le papier. C’était une trahison, une banalisation de la solennité de l’instant.649

Une fois n’est pas coutume, la faillibilité de la représentation débouche sur une nouvelle expérience. L’infidélité photographique, la vanité de l’écriture et la pellicule vidéo supposément vide constituent autant de préludes à l’ultime passage, poursuivi par le narrateur sous l’idée d’un « rêve de tableau ». Dans son livre Ménage à trois : littérature, médecine, religion, Vincent Kaufmann formule l’idée selon laquelle l’écriture d’Hervé Guibert, en sollicitant différents régimes d’images, chercherait à offrir un « effet d’incarnation » et mettrait en scène un motif « eucharistique »650. L’auteur Hervé Guibert en s’imageant même à la télévision explorerait de façon maximale la logique sacrificielle d’un « ceci est mon corps » déjà active dans les mouvements d’avant-garde. Bien que différents médias tentent de réaliser cet idéal, la peinture jouirait selon Vincent Kaufmann d’une forme de

647 L’Homme au chapeau rouge, op.cit., p.115. 648 Ibid., p.42. 649 Ibid, p.116. 650 Vincent Kaufmann, Ménage à trois : littérature, médecine, religion, op.cit., p.216 et p.217.

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supériorité : « La peinture semble réussir là où d’autres médias – la photographie, la vidéo – échouent. »651 L’Homme au chapeau rouge met effectivement en scène un fantasme de « transsubstantiation » : « J’avais un vrai mystère à raconter, donc quelque chose d’insaisissable : la fuite de la chair dans la peinture, la saignée progressive de l’âme sur la toile. »652 Bien qu’un projet d’« incarnation » se dessine en filigrane de ce livre, il n’aboutit pas et se maintient comme un désir paradoxal qui rime toujours avec son contraire : la « désincarnation ». Fidèle au principe de l’image fantomatique, il semble que la peinture efface tantôt le modèle, tantôt le peintre pour faire apparaître une fois encore le sujet comme un réseau de traces. C’est à nouveau moins la représentation fixe qui l’intéresse (exécrée d’ailleurs dans l’image argentique) qu’un certain flou ou ce qu’il perçoit être la « nudité » de la peinture. En témoignent les deux principales références picturales de L’Homme au chapeau rouge, à savoir Francis Bacon et Balthus : leurs coups de pinceaux tirent leur authenticité de l’inachevé d’un trait souvent esquissé ou brossé. Mis en abyme dans la fiction, l’idéal du portrait épiphanique apparaît d’abord au travers d’une question posée par la marchande d’art au narrateur : « Le tableau s’appelle Etude pour l’Adieu. Ces études sont souvent plus belles, n’est-ce pas, que les tableaux finis ? »653 Lorsque, visitant l’atelier du peintre Balthus dans son chalet en Suisse, le narrateur tombe sur la toile de l’artiste en cours, il évoque « un nu absolu désincarné », sorte de réécriture décharnée du vœu de Montaigne, « se peindre nu » :

Balthus disait qu’il voulait peindre un nu qui ne soit pas nu, ou alors un nu qui ne soit qu’un nu, sans la chair mais avec la peinture, un nu idéal, un nu qui ne soit rien et tout à la fois, qu’une idée de nu, un nu sublime, sans sex-appeal, un nu absolu désincarné.654

C’est ainsi une nudité paradoxale qui est visée ici au service d’une représentation évanescente. Qu’après la photographie, le film et l’écriture, la peinture soit elle-même prise dans le mouvement de sa disparition, c’est ce que l’aveuglement progressif du peintre Balthus suggère assez bien. La représentation du « nu désincarné » saisie par les mouvements du pinceau d’un homme qui tâtonne dans sa nuit, constitue l’ultime étape du triptyque guibertien. Robert Pujade a d’ailleurs proposé une lecture de

651 Vincent Kaufmann, « Hervé Guibert : avatars de la téléincarnation », in Beate Ochsner & Charles Grivel (dirs), Intermediale : kommunikative Konstellationen zwischen Medien, op.cit., p.189. 652 L’Homme au chapeau rouge, op.cit., pp.116-117. 653 Ibid., p.138. 654 Ibid., p.105.

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l’ensemble de l’œuvre d’Hervé Guibert au travers du prisme de la « hantise de la cécité »655. Le thème apparaît dans Des aveugles (récit centré sur le quotidien d’un institut pour malvoyants) et revient selon lui de manière ponctuelle tantôt comme une crainte, tantôt comme un parti pris poétique. Enfin, Cytomégalivirus constitue l’acmé de cette pente vers la déprise visuelle, puisque ce journal est tenu lors d’un séjour à l’hôpital suite à une infection au cytomégalovirus, mal qui conduit précisément à la perte de la vue. Sortes d’adieux à soi-même reflétés à l’infini, cette fiction sur la peinture sert en même temps à inachever l’œuvre. Dans un sens quelque peu inverse au mouvement négatif entamé par les deux livres précédents, habités par une hantise de la perte (mémoire, gestes, liens, image de soi, etc.), le récit de soi renonce à la trace pour travailler son effacement. Une fois de plus, le sujet guibertien, protée de lui-même, dans le tableau comme dans le film, l’écriture et la photographie, suit le mouvement héraclitéen d’un « tout coule et rien ne reste ».

655 Robert Pujade, « Fantasme et photographie dans l’œuvre littéraire d’Hervé Guibert », in Le Photographiable, Jean Arrouye & Michel Guérin (dir.), Presses Universitaires de Provence, Aix-Marseille, 2013, p.155.

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5. L’autofiction

Par moments, il semblait à Dorian Gray que l’histoire tout entière était une chronique de sa propre vie, non telle qu’il l’avait vécue dans les actes et dans les circonstances, mais telle que son imagination l’avait créée pour lui, telle qu’elle avait figuré dans son esprit et dans ses passions. Il sentait qu’il les avait tous connus, ces personnages terribles qui avaient traversé la scène du monde et rendu le péché si merveilleux et le mal si subtil. Il lui semblait que, de quelque mystérieuse façon, leurs vies avaient été la sienne.

Oscar Wilde

Médiatique Comme l’a montré la critique guibertienne, A l’Ami qui ne m’a pas sauvé la vie est traversé par deux régimes discursifs principaux qui façonnent l’horizon ouvert de son intrigue : à l’observation documentaire et l’élucidation scientifique s’ajoute celui de la prescience et de l’intuition. Le sida se réduit ainsi dans le langage froid du clinicien à un taux mesurable de T4, mais revêt une épaisseur magique lorsqu’il est décrit comme une « maladie de sorciers, d’envoûteurs » venue d’Afrique qui « a transité vers les singes verts »656. De manière assez systématique, Hervé Guibert récupère pour la détourner la violence idéologique du discours qui entoure l’histoire du sida dans les années 1980. Les représentations figées et « clichés » sont transposées au prisme de ses « projections ». Ici xénophobes, ailleurs homophobes, ces discours largement relayés par les médias tournent autour d’une « contagion » dont la prose d’Hervé Guibert se fait l’écho. Aux tendances lexicales scientifique et mystique s’ajoute encore selon nous un autre pan sémantique, un registre que l’on pourrait qualifier de « médiatique ». Dans A l’Ami, le mal dessine en effet une lutte entre « the keepers » (les gardiens) et « the killers » (les tueurs), dans un langage emprunté aux jeux vidéo :

656 A l’Ami, op.cit., p.17.

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Sur l’écran du jeu pour adolescents, le sang était un labyrinthe dans lequel circulait le Pacman, un shadok jaune actionné par une manette, qui bouffait tout sur son passage, vidant de leur plancton les différents couloirs, menacé en même temps par l’apparition de shadoks rouges encore plus gloutons.657

Michel Danthe rappelle comment Susan Sontag suggère que cette image belliqueuse à l’arrière-goût de science-fiction s’inscrit comme une tendance typique du discours de la décennie :

[…] le développement de la maladie est décrit comme une guerre sophistiquée à laquelle nous préparent (et nous habituent) les fantasmes de nos dirigeants ainsi que les jeux vidéo. A l’ère de Star Wars et de Space Invaders, le sida s’est révélé être une maladie idéalement compréhensible.658

La référence au jeu vidéo entraîne également l’idée d’un virus comme véhicule d’informations génétiques. Cette transformation des cellules par le virus va connaître un déplacement, du jargon médical vers l’univers informatique, la métaphore virale désignant les programmes pirates comme « virus du software »659. Au croisement des langages de l’histoire contemporaine, le discours de la trilogie offre ainsi un reflet des premiers diagnostics et traitements de la maladie qui, issus des mondes médical et politique, sont largement relayés par la production culturelle-médiatique qui inclut notamment des jeux vidéos. Dans le fragment 8 de A l’Ami qui ne m’a pas sauvé la vie, tout part d’un écho lointain, une nouvelle émise par le responsable d’un grand laboratoire pharmaceutique, colportée via la presse américaine :

C’est Bill qui le premier me parla de la fameuse maladie, je dirais en 1981. Il revenait des Etats-Unis où il avait lu, dans une gazette professionnelle, les premiers comptes rendus cliniques de cette mort particulièrement engendrée. Lui-même l’évoquait comme un mystère, avec réalité et scepticisme.660

L’année 1981 coïncide avec les premiers cas identifiés de manifestation du sida, et l’expression « cette mort particulièrement engendrée » renvoie à la première

657 Ibid., p.13. 658 Susan Sontag, Le sida et ses métaphores, in La maladie comme métaphore, trad. par Brice Matthieussent, Christian Bourgois, Paris, 1998, p. 137. Voir aussi Michel Danthe, « Le sida et les lettres : un bilan francophone », in Equinoxe n° 5, « Le sida et les lettres », printemps 1991, pp. 51-85. 659 « « Il n’est sans doute guère surprenant que le plus récent élément transformateur du monde moderne, l’ordinateur, emprunte des métaphores issues de notre plus récente maladie transformatrice » affirme Susan Sontag à propos du virus HIV. » Ibid., p.200. 660 A l’Ami, op.cit., p.21.

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formulation du sida comme « cancer gay ». Extrêmement sensible aux circonstances de sa parution, le livre absorbe donc les discours officiels et officieux sur le sida et dessine son intrigue sur un fond de journalisme « charognard ». Face aux informations floues voire contradictoires qui circulent à propos de l’infection, et face aux médias qui tendent de sournois miroirs déformants aux séropositifs, se réapproprier une image de soi via la littérature ou les moyens plastiques relève de la nécessité. Comme l’a indiqué Stéphane Grisi, « […] ce qui est le plus remarquable est la rapidité avec laquelle le sida a été autobiographié, avant même que le vocabulaire se rapportant à la maladie ait été officialisé. »661 Inscrite dans une époque de concurrence des discours, la trilogie porte à la fois les traces des premières tentatives de formulations diagnostic du monde médical et propose un témoignage vivant à la première personne. Dans ce contexte, le récit de soi apparaît comme une arme qui permet aux malades d’offrir un contrepoint aux assertions médicales. Objet de fantasmes et de craintes, le virus devient aussi celui d’une lutte par l’écriture. Dans cette perspective, Hervé Guibert fait un usage poétique de ces différents discours institutionnels qui, sous couvert d’énoncer des « vérités », diffusent des informations spéculatives sur fond de fausses alertes et de bruits parfois fantaisistes. A la nature virale de la maladie répond selon nous la propagation des rumeurs via les mass-médias qui, telle une gangrène, véhicule des promesses de nouveaux traitements fallacieux à une vitesse éclair. Ce double phénomène de contagion publique est d’ailleurs signalé par Hervé Guibert dans une note de son journal, marquée au sceau de l’hypocondrie : « Je chope tout ce que je lis : je lis un article sur la syphilis et aussitôt je me persuade de l’avoir, j’en reconnais les symptômes alors que je n’ai couché avec personne. »662 La remarque migre d’ailleurs dans le roman L’Incognito, les mass-médias devenant pour le narrateur le vecteur responsable de la contamination par le virus HIV : « Ce n’est pas ma veine : j’attrape tout ce que je touche, tout ce que je lis qui existe. C’est en lisant les journaux que j’ai contracté le sida. Je suis immuno-

661 Stéphane Grisi, Dans l’intimité des maladies : de Montaigne à Hervé Guibert, op.cit., p.150. 662 Le Mausolée des amants, op.cit., p.13.

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déficitaire. »663 Teinté d’humour noir, le jeu de mots autour du terme de « veine » signale cette poétique de la contamination en marche, absorption vivante. Si le récit de A l’Ami qui ne m’a pas sauvé la vie subit une transposition fictionnelle, c’est qu’il puise en partie dans le réservoir des fictions collectives et scénarios existants qui, sans cesse rejoués sur la scène médiatique, greffent sur un fond de vérité leur tissu de mensonges. Tout se passe comme si le narrateur capitulait devant le peu d’assise réelle offerte par les tableaux cliniques, et que, partant, il fallait renoncer à l’affirmation d’une vérité autobiographique. De l’attente du diagnostic à l’appréhension du pronostic, le virus HIV se montre sous un jour indécidable ; la conception du mal est poreuse et cette déréalisation compromet la linéarité du discours. A la lumière de ce contexte, un certain nombre d’éléments nous invitent à situer ce livre dans le sillon d’une forme littéraire en pleine éclosion : l’autofiction. L’hypothèse générique avancée notamment par Arnaud Genon et Guillaume Ertaud tend à affirmer que la photographie a pu instiller dans le récit guibertien à la première personne quelque trouble mensonger et en rehausser le caractère fictionnel : « C’est que la photographie semble détenir le pouvoir d’opérer une distanciation de soi à soi, de faire du sujet une autre pris dans un autre temps et une autre dimension, dans un espace fictif délimité par le cadre photographique. »664 D’autres étiquettes ont été suggérées telles celle de « machinerie fictionnelle » à propos de L’Image fantôme (Magali Nachtergael) ou de « roman faux » à propos de A l’Ami (Jean-Pierre Boulé) 665 . Suggérée par Bruno Blanckeman, l’affinité avec l’autofiction est cependant relativisée et subsumée au terme de son analyse sous l’archi-catégorie de « récit indécidable »666. Nous aimerions considérer à nouveaux frais l’accord possible entre le premier opus de la trilogie et le genre autofictionnel en revenant sur les termes de la définition

663 L’Incognito, Gallimard, Paris, 1989, p.180. 664 Arnaud Genon & Guillaume Ertaud, « Entre textes et photographies: L’autofiction chez Hervé Guibert », op.cit., p.11. 665 Voir Magali Nachtergael, « Photographie et machineries fictionnelles : les mythologies de Roland Barthes, Sophie Calle et Hervé Guibert », op.cit. et Jean-Pierre Boulé, Hervé Guibert : l’entreprise de l’écriture du moi, op.cit., pp.233-250. 666 Voir Bruno Blanckeman, Les récits indécidables : Jean Echenoz, Hervé Guibert, Pascal Quignard, Presses universitaires du Sptentrion, Villeneuve d’Ascq, 2008, pp.117-127.

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proposée par le père revendiqué du genre, Serge Doubrovsky 667 dans une lecture générique au prisme de l’écriture photographique. A en croire la déclaration de l’auteur de Fils (1977) dans la prière d’insérer, la distinction entre les genres de l’autobiographie et de l’autofiction se situe d’abord au niveau de la différence des écrivains auxquels ils s’adressent : « Autobiographie? Non, c'est un privilège réservé aux importants de ce monde, au soir de leur vie, et dans un beau style »668. D’emblée, le récit de soi traditionnel requiert trois critères : un critère social et un critère d’âge auxquels s’ajoute un impératif esthétique. Le distinguo se poursuit sous la plume de l’inventeur de l’autofiction qui radicalise encore le clivage dans Un amour de soi paru en 2001 :

J’écris mon roman. Pas une autobiographie, vraiment, c’est une chasse gardée, un club exclusif pour gens célèbres. Pour y avoir droit, il faut être quelqu’un. Une vedette de théâtre, de cinéma, un homme politique, Jean-Jacques Rousseau. Moi, je ne suis, dans mon petit deux-pièces d’emprunt, personne. J’existe à peine, je suis un être fictif. J’écris mon autofiction. 669

Ce que cette seconde formulation suggère, c’est une hiérarchisation et une concurrence générique entre autobiographie et autofiction. Selon la conception doubrovskienne, les êtres minuscules sont exclus du cercle sélectif des autobiographes. Renonçant à la valeur élevée de la « vérité », ils sont voués à inventer leurs propres moyens d’expression de soi et trouvent une alternative dans une forme de récit, présentée comme « moindre » et basée sur la « fictionnalisation » de l’existence. L’hypothèse d’une inscription de l’autofiction dans l’horizon des « écritures mineures » trouve une illustration parfaite dans le projet littéraire guibertien car on sait combien les malades du sida constituent dans les années 1980 une double minorité. A la mise à l’écart des

667 Encore faut-il tenir compte des différentes acceptions du terme générique « autofiction » qui parcourent la critique littéraire contemporaine. De ce débat, nous retiendrons deux définitions du genre. La première, formulée par Serge Doubrovky, conserve un pacte référentiel. La seconde, proposée par Vincent Colonna en 2004, fondée au contraire sur un pacte fictionnel, abandonne le critère du vraisemblable et s’applique dans une perspective étendue historiquement à des récits ancestraux. Les textes appartenant à cette seconde catégorisation s’autorisent une libre fictionnalisation du vécu qui touche non seulement la manière de raconter mais les faits eux-mêmes. Voir Vincent Colonna, Autofiction et autres mythomanies littéraires, Tristam, Paris, 2004. Si le premier livre de la trilogie d’Hervé Guibert entretient de nombreuses parentés avec la démarche de Serge Doubrovsky et obéit à un pacte référentiel, l’autofiction se radicalise par la suite. Bien que l’écrivain soit toujours le héros dans son histoire dans les autres récits de la trilogie (Le Protocole compassionnel et L’Homme au chapeau rouge), ces deux livres nous semblent glisser vers l’acception de l’autofiction comme « autofabulation » : certains épisodes teintés de grotesque et de loufoque, présentent des intrigues à la limite du vraisemblable suggérant que l’aventure n’est pas authentique. 668 Serge Doubrovsky, Fils (1977), Gallimard, Paris, 2001, p.10. 669 Serge Doubrovsky, Un amour de soi, Gallimard, Paris, 2001, pp.104-105.

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malades liée à la peur de la contamination s’ajoute « l’autre » stigmatisation : leur appartenance à des groupes sociaux-culturels marginalisés (prostituées, homosexuels, héroïnomanes, Africains et Haïtiens, etc.). La narration guibertienne confère d’ailleurs une attention particulière à l’exploration de ces franges de la société au travers de nombreuses descriptions de ses compagnons de malheur qui, dans le rôle de personnages secondaires, peuplent les salles d’attente des hôpitaux670. L’inscription du personnage narrateur dans ce milieu interlope marque le renoncement au « récit de vie exemplaire » qui prévalait dans la définition de l’autobiographie de Philippe Lejeune et signale un désir d’explorer la société dans ses marges. Ce faisant, le narrateur opère un geste conscient de séparation sociale « [l]’excluant sans retour de la communauté des hommes »671. Mais la définition de Serge Doubrovsky suggère une seconde opposition qui tient celle-ci au traitement stylistique du récit : au « beau style » de l’autobiographie s’oppose un style « naturellement » bas qui, aux lisières de la fiction, creuserait tout un espace infra-littéraire donnant forme à ces vies mineures. Rangée parmi les formes littéraires mineures et subversives, l’autofiction subit une forme de stigmatisation, relayée par tout un discours critique : le genre n’est « pas sérieux », comme le suggère le titre d’un article de Marie Darrieussecq, ou il fait « mauvais genre » selon l’expression de Jaques Lecarme672. Envers du problème, la définition de Serge Doubrovsky dans Fils ne manque pas en même temps de valoriser la singularité de sa poétique « hors-norme ». En paraphrasant le célèbre chiasme de Jean Ricardou, le livre se nimbe de quelque signe d’élection : « […] si l’on veut, autofiction, d’avoir confié le langage d’une aventure à l’aventure du langage, hors sagesse et hors syntaxe du roman, traditionnel ou nouveau. »673 Ce déplacement d’une écriture passant de la « reproduction » du réel à la « production » inscrit l’autofiction dans la lignée des expérimentations du Nouveau Roman, ce qui lui confère ce certificat d’avant-gardisme littéraire. A la lumière des définitions

670 Comme dans cette scène de file d’attente pour la réception des résultats du test du virus HIV le long du trottoir parisien : « Le samedi matin de janvier où nous nous y sommes rendus, Jules et moi, nous fîmes la queue parmi une grande quantité d’Africains et d’Africaines, dans une population très mélangée, de tous les âges, des prostituées, d’homosexuels, et de gens atypiques. », A l’Ami, op.cit., p.145. 671 Ibid., p.203. 672 Marie Darrieussecq, « L’autofiction, un genre pas sérieux », in Poétique, n°107, Seuil, Paris, septembre 1996 ; Jacques Lecarme, « Mauvais genre ? », in Philippe Lejeune, Serge Doubrovsky & Jacques Lecarme (dir.), Autofictions&Cie, Actes de colloque, Cahiers Ritm, Université Paris X, 1993, p.238. 673 Doubrovsky , Fils, op.cit., p.10.

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doubrovskiennes, tout dans A l’ami – l’esthétique fragmentaire du récit, les liens temporels souples entre les événements, l’éclatement hétérogène des registres langagiers, etc. – plaide pour une transposition fictionnelle du vécu qui répondrait à l’élan esthétique transgressif de l’autofiction. L’inclination autofictionnelle de A l’ami est en outre confirmée par l’appareil du péritexte : à l’allégation de fiction soulignée par le sous-titre « roman » en page de couverture de A l’Ami, s’ajoute l’homonymie. En outre, et conformément à l’acception doubrovskienne du genre, l’ambition de vérité ne disparaît pas dans ce premier récit de la trilogie puisque ce dernier souscrit à l’impératif de conserver un socle d’événements et d’êtres réels. Enfin, si l’on se réfère aux formulations critériologiques actuelles de la forme autofictionnelle, et notamment à la liste de catégories établie par Philippe Gasparini dans son travail transversal sur les limites et extensions du genre, la démarche de A l’ami répond à 9 des 10 points centraux de la démarche doubrovskienne674. A ces accointances poétiques s’ajoute un autre jeu de miroir. L’état de souffrance pathologique du héros guibertien de A l’Ami évoque par certains côtés celui du narrateur de Fils, livre placé sous le sceau de la douleur psychique. Atteints sur le plan de leur santé, les deux héros doivent inventer une forme qui réponde aux impératifs de leur tourment. A la prose aliénée de la névrose doubrovskienne répond l’écriture « pandémique » que nous avons décrite chez Hervé Guibert. Par ailleurs, comme l’a suggéré Emmanuel Samé, la poétique autofictionnelle est perçue, voire revendiquée par ses auteurs, comme une écriture qui, ayant rompu avec les conventions de l’autobiographie « saine », relève du délire stylistique. « Malade », cette forme répondrait à une vocation hystérique : « Le sida est au corps biologique ce que

674 En effet, aux deux premiers critères doubrovskiens, à savoir (1) l’ « identité onomastique auteur/narrateur/personnage » et (2) le sous-titre « roman » en page de couverture de A L’Ami qui ne m’a pas sauvé la vie, s’ajoute, sur le plan formel, (3) la priorité accordée au récit. L’écriture manifeste en outre sur le plan poétique (4) « la recherche d’une forme originale », qui vise (5) la « verbalisation immédiate » et s’autorise (6) une « reconfiguration du temps linéaire ». De surcroît, en dehors du livre (à la télévision comme dans les interviews) Hervé Guibert affirme relater (8) des « faits et événements strictement réels » et manifeste un désir de (9) « se révéler dans sa vérité ». Enfin, comme le créateur de l’autofiction, le narrateur de A L’Ami qui ne m’a pas sauvé la vie multiplie (10) les stratégies « d’emprise sur le lecteur ». Le premier livre de la trilogie satisfait donc aux différentes catégories autofictionnelles, exposées dans la grille d’analyse de Philippe Gasparini, à une exception près : l’écriture déroge à la condition du point (7) : « le large emploi du présent de narration », Hervé Guibert favorisant les temps classiques du récit (imparfait/passé simple). Voir Philippe Gasparini, Autofiction : une aventure du langage, Seuil, Paris, 2008, p.209.

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l’homosexualité est au corps social et, ipso facto, ce que le virus autofictionnel signifiant l’homotextualité est au corps autobiographique. »675 Rien de moins étonnant, pour aller dans le sens de la thèse d’Emmanuel Samé, que ce soit un médecin qui, dans A l’Ami, « diagnostique » à Hervé Guibert le statut de personnage fictionnel. Le verdict tombe à l’occasion d’un examen oculaire, l’œil du patient fonctionnant comme le miroir de la logique du texte : « Puis il [le docteur Aron] décocha au fond de mon iris le faisceau lumineux d’une lunette sphérique qu’il avait sanglée sur son front, et il me dit, avec un très long soupir : « en fait vous êtes un personnage comique. » »676 Cependant, tandis que Serge Doubrovsky puise ses moyens rhétoriques dans la cure psychanalytique freudienne (associations d’idées, jeux de mots, lapsus scriptae, etc.), Hervé Guibert forge sa langue à partir d’un plus vaste jargon médical, souvent objet de détournements métaphoriques. Dans le cas spécifique de l’œuvre d’Hervé Guibert, le caractère synthétique de l’autofiction (des faits strictement réels traités de manière imaginaire) permet en outre de traduire la réalité complexe du sujet malade tiraillé entre élans de lucidité et sombres dénis, espoirs cliniques et leurres mystiques. L’abandon de la chronologie signe un certain renoncement à la maîtrise de son destin et au devenir de son corps pris dans une pente funeste. Libérée des artifices stylistiques de l’autobiographie, l’écriture autofictionnelle mime le caractère brut de la douleur physique et psychique qui, tel un cri informe, s’échappe sous les mots. Au « moi » autobiographique s’oppose un « ça » indistinct et chaotique propre au sujet guibertien morcelé et poreux. Reste à considérer selon nous un dernier point de rapprochement entre la forme d’expression de soi qu’est l’autofiction et la démarche spécifique d’Hervé Guibert. Au plus près de la sensation directe, l’autofiction qui s’attache à livrer la vie dans la fulgurance de l’instant et le moi dans son étoilement trouverait un appui privilégié dans l’image argentique. Il est pourtant intéressant de constater que le propos théorique de Serge Doubrovsky ignore globalement la photographie, bien que son propos théorique tende ici ou là à décrire le genre autofictionnel comme une « inscription » ou une « trace » du sujet : « […] le mouvement et la forme même de la

675 Emmanuel Samé, Autofiction Père & Fils : S. Doubrovsky, A. Robbe-Grillet, H. Guibert, Editions Universitaires de Dijon, Dijon, 2013, p.31. 676 A l’ami, op.cit., p.46.

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scription sont la seule inscription de soi possible. La vraie « trace », indélébile et arbitraire, entièrement fabriquée et authentiquement fidèle. » 677 A mi-chemin de l’artifice et de l’authenticité, l’autofiction décrite dans ces lignes évoque l’ambiguïté que l’on a rencontrée au cœur de la photographie. Il convient toutefois de rappeler que l’écrivain recourt, dans son récit conjugal Le Livre brisé, à un cliché qui, en négatif du texte, joue un rôle essentiel dans la construction du livre et du moi. Rappelons en quelques mots l’histoire tragique de ce récit tiré d’un fait réel : tandis que l’écrivain Serge Doubrovsky raconte les déboires de son mariage, son épouse se donne la mort au milieu de la rédaction. Le Livre brisé met dès lors en scène un narrateur qui, pris de vertige au milieu de l’ouvrage, hésite à continuer le récit. Littéralement divisé, à l’image de ce livre coupé en deux, le narrateur cherche alors à prendre appui sur quelque cliché : « A MA PLACE, néant. Pire : de temps en temps, je glisse une photographie. Avec du fac-similé, je me refabrique en simili. Un moi en toc, un trompe-l’œil. »678 Appelée à servir de « double du moi », la photographie pallie au défaut des mots et doit assumer « à la place » du narrateur la responsabilité de l’acte d’écriture et de la mort, responsabilité rendue massive par le caractère majuscule. Sorte de dernier recours du texte, elle représente la subversion ultime, le « pire ». Les expressions de « fac-similé », de « simili » et de « trompe-l’œil », associées à la photographie, introduisent l’idée d’un art à la fois faux et bon marché qui servirait au montage comme au « coup monté » qu’est ce livre meurtrier. Nous faisons l’hypothèse que c’est la qualité d’artifice de la photographie qui l’élit comme la meilleure complice du projet autofictionnel guibertien : exorciser le tragique de la vie quitte à l’inventer, quitte à l’imager. Le miroir entre photographie et autofiction ou « photofiction »679, selon le terme de Roger-Yves Roche, caractérise une écriture intime qui à partir d’une image in absentia offre au sujet les moyens d’exprimer son origine défaillante. A la question ontologique du « suis-je ? » – qui, selon Roger-Yves Roche, dessine le cœur de la « photofiction » – s’ajoute selon nous une seconde interrogation, celle d’un personnage narrateur qui abîmé dans sa souffrance se demande « comment continuer ? ». Tout se passe comme si la

677 Serge Doubrovsky, Parcours critique, Galilée, Paris, 1980, p.188. C’est nous qui soulignons. 678 Serge Doubrovsky, Le Livre brisé, Gallimard, Paris, 1989, p.214 679 Voir Roger-Yves Roche, Photofictions. Pérec, Modiano, Duras, Goldschmidt, Barthes, op.cit. et « Le je et son ombre. Photofictions, suite (sans fin ?) », op.cit., pp.205-222.

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photographie jointe à l’autofiction offrait les moyens poétiques de relancer et d’interrompre à la fois le déroulement du texte douloureux pour montrer la vie dans ce qu’elle a de brisé.

De l’autodiagnostic à l’automédiation : omnipotence La part autofictionnelle de la trilogie, dans sa forme, obéit donc à la logique d’un mimétisme particulier, celui des médias. Mais il faut, pour comprendre l’horizon autofictionnel de ce texte, convoquer un autre point d’ancrage de certains aspects analysés précédemment, point d’ancrage qui touche encore une fois à la mise en fiction de l’agonie de Michel Foucault. Comme le rappelle François Buot, dans sa biographie d’Hervé Guibert, les médecins du penseur diagnostiquent officiellement un décès dû à des « manifestations neurologiques venues compliquer un état septicémique ».680 Face à l’hypocrisie qui envahit le discours sur les malades du sida, à commencer par celui tenu sur le maître, Hervé Guibert restera obsédé par la question du travestissement de la vérité médicale. Donner un sens et une forme à sa propre mort dans un geste de maîtrise et d’appropriation maximale dessine comme nous l’avons analysé le centre névralgique du premier opus de la trilogie, comme si le spectre de ce corps, doublement dépossédé, continuait à hanter le narrateur. Le prisme autofictionnel fait converger différents aspects de notre analyse. L’œuvre intermédiatique de la trilogie (photo-film-tableau) est mise au service du but dernier de ce genre, à savoir s’autofonder. En effet, à la désappropriation sous l’effet de la maladie répond le désir lancinant de « naître à soi-même » par l’écriture. Cette entreprise passe par deux topiques qui sont des avatars de l’idéal d’une écriture « directe » et qu’il convient de commenter ici : l’automédication (la substitution du patient à son médecin) d’une part, et l’automédiation maximale d’autre part, (la présence saturante du moi dans le processus de création). Tout commence par un jeu d’échos infinis à la surface de l’onde, les ricochets de la fiction. Dans Le Protocole compassionnel, la productrice d’une chaîne de télévision

680 François Buot, Hervé Guibert : le jeune homme et la mort, Grasset, Paris, 1999, p.184.

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invite le narrateur à s’exhiber dans un film prévu pour le petit écran. De son côté, le narrateur guibertien formule le désir lancinant de produire un autre reportage filmé qui impliquerait la participation d’un de ses médecins, une femme de laquelle il s’est entiché et qui, indécise, reporte l’idée indéfiniment. Cette ultime négociation finit, elle aussi, par trouver un dénouement favorable pour le narrateur opiniâtre. Du projet de la productrice à celui de Guibert a lieu une inversion des rôles : c’est désormais le narrateur guibertien, qui, habité par un désir de représentation filmique, pourchasse le modèle idéal de son scénario imaginaire ; d’« objet » de la représentation, il devient le sujet « producteur ». L’excitation est d’autant plus grande qu’il s’agit dans ce deuxième film de réduire en filigrane la figure d’autorité qu’est le médecin, l’œil de la caméra fournissant au jeune malade le moyen d’objectiver et d’« examiner » cette femme, pour retourner à son avantage le rapport de force entre patient et soignant. Comme l’analyse Stéphane Grisi dans son livre sur les « autopathographies » 681 , l’attaque du corps médical par les écrivains constitue un lieu commun des récits à la première personne. Montaigne incarne selon lui l’un des premiers partisans de l’automédication, préconisant dans ses célèbres Essais un traitement moral de la maladie physique par la maîtrise des passions, refusant les drogues médicinales qu’on cherche à lui administrer. De même, Rousseau, père présumé de l’autobiographie, atteint de troubles somatiques variés (notamment d’ordre urinaire) passe une partie de sa vie à consulter les experts les plus divers dans l’attente d’une formulation diagnostic. Le parcours, ponctué de dépits multiples, fait d’ailleurs naître chez l’écrivain des Lumières un discours anti-médical:

Quand tous mes ennemis particuliers seront morts, les Médecins, les Oratoriens vivront encore, et quand je n’aurois pour persécuteurs que ces deux corps-là, je dois être sûr qu’ils ne laisseront pas plus de paix à ma mémoire après ma mort qu’ils n’en laissent à ma personne de mon vivant.682

Alors que les médecins perçoivent en lui un malade imaginaire et qu’ils diagnostiquent une origine psychique du trouble, celui-ci demeure à tel point convaincu de la réalité organique de son mal qu’il reporte tous ses espoirs sur une autopsie de son cadavre exigée sur son testament. On sait pourtant que l’autopsie posthume de ce corps

681 Voir le chapitre II « Perspective historique des autopathographies » de Stéphane Grisi, Dans l’intimité des maladies : de Montaigne à Hervé Guibert, op.cit. 682 Jean-Jacques Rousseau, Les rêveries du promeneur solitaire, in Œuvres complètes de la Pléiade, I, Gallimard, Paris, 1959, p.998.

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résolument impénétrable, comme dans le cas d’Hervé Guibert, ne montrera rien qui puisse constituer matière à une interprétation de l’impossible guérison thérapeutique. Néanmoins, au cours de ce processus, la quête de l’écrivain a changé d’objet : il s’agit d’atteindre la vérité de la chair et de trouver un nom. Ce renversement central procède selon nous en trois temps : la contestation première du personnel soignant laisse place ensuite à un déguisement (le narrateur simule être le médecin) qui aboutit à un fantasme de substitution. Toute une série de spécialistes sont de la même manière passés au crible de la critique du patient guibertien : spéculations douteuses, diagnostics farfelus et médication excessive ; le tourisme médical du narrateur aboutit à un bilan désenchanté. Il ne sait plus à quel saint se vouer, c’est-à-dire « à quel médecin s’adresser », selon son expression :

[…] je ne sais plus à quel médecin m’adresser, le docteur Nocourt prétend qu’il ne fait pas de visite à domicile, le docteur Levy est mort, et il n’est plus question de faire appel ni au vieux docteur Aron depuis l’affaire de la dysmorphophobie ni au docteur Lérisson pour qu’il m’étouffe sous une montagne de gélules. 683

Parmi ces portraits au vitriol du corps médical, celui du docteur Nacier, accusé d’« indiscrétion » envers les malades du sida les plus célèbres, mérite de retenir particulièrement notre attention. Acteur défroqué, le docteur entraîne son patient dans une farce. Littéralement déguisé en médecin, le narrateur va accompagner Nacier sur son lieu de travail – une institution pour personnes âgées – afin de photographier les chairs défraichies et satisfaire un présumé goût gérontophile : « […] il m’invita à lui rendre visite, muni d’un appareil photo que je pourrais aisément camoufler dans la poche de la blouse blanche qu’il me ferait revêtir afin de me faire passer pour un de ses collègues lors de la consultation générale. »684 Nous retrouvons une approche de l’hôpital par effraction et un goût du travestissement, actifs dans le premier récit consacré à la mort de Michel Foucault – « secrets d’un homme » –, sauf que cette fois Guibert a changé de camp. Le motif de l’appareil photo caché dans la poche ajoute une dose d’incertitude à la scène, et symbolise la relation ambiguë du héros à son propre voyeurisme. A la part d’affabulation dont se nimbe l’épisode s’ajoute le trouble quant à l’identité du couple Nacier-Guibert, dont le livre se plaît à remettre en question les

683 A l’Ami, op.cit., p.60. 684 A l’Ami, op.cit., p.23.

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postures et les statuts. Ainsi, si le narrateur doute de la probité de cet ancien acteur déchu reconverti en médecin, il se complaît à jouer lui-même le médecin-traitant, le temps d’un simulacre. Dans Le Protocole compassionnel, le désir de simulation glisse vers un fantasme de substitution à la figure médicale. Le narrateur souhaite « manier parfaitement le jargon des médecins »685 et « faire [s]oi-même les prises de sang. »686 S’automédiquer ou s’autodiagnostiquer, voilà qui permettra au narrateur non seulement de se soustraire à l’autorité médicale, mais encore de s’émanciper du discours des médecins, qu’il remplace par sa propre « vérité ». Celui qui, enfant, aspire à être plus tard médecin, accomplit sur le plan fictionnel le projet utopique formulé par Descartes d’être « médecin de soi-même »687, un geste d’inversion aux larges résonances dans l’histoire des pratiques autobiographiques. A nouveau, l’intervention du médium photographique joue un rôle dans cette permutation des rôles, du moins dans A l’Ami, puisque l’appareil caché dans la poche de Guibert signale les doubles intentions de ce médecin. Sorte de signal du mensonge romanesque, la photographie permet au narrateur de changer de place, ce qui est le propre de l’autofiction, plus que de l’autobiographie. On se souvient comment, dans le récit du Livre brisé, le recours à la photographie intervenait dans l’expression « A MA PLACE », au moment où le livre se brise en mille morceaux, lieu par-dessus lequel, hypocritement, l’autofiction prospère comme seule manière de continuer « malgré tout » à parler (alors qu’on aurait peut-être mieux fait de chercher le silence d’un cliché). Ainsi les « autopathographies » analysées par Stéphane Grisi (Montaigne, Rousseau, Nerval), plutôt éloignés dans l’histoire de la littérature, sont-elle davantage portées par une exigence de « vérité », placée dans la trilogie au service de la « fiction ». A ces cas de figure autobiographiques s’ajoutent selon nous l’autre modèle d’écriture à la première personne qui, contemporain d’Hervé Guibert, manifeste non seulement une tendance à l’autoévaluation clinique mais un fantasme spécifique de substitution :

685 Le Protocole compassionnel, op.cit., p. 123. 686 Ibid., p.250. 687 Voir Evelyne Aziza-Shuster, Le Médecin de soi-même, PUF, Paris, 1972.

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l’autofiction. Dans Fils, Serge Doubrovsky conteste de manière systématique l’autorité médicale par le biais de la psychanalyse et de la confrontation à son analyste, Akaret, qui apparaît de bout en bout comme un double problématique. Passant au crible la relation complexe du narrateur avec sa mère au travers de l’interprétation de rêves, fantasmes, faits de langage, la cure analytique encadre le récit. Pourtant, par un effet de renversement typique du genre, elle tourne court. Lors d’une séance, le protagoniste se substitue littéralement à son analyste, passablement tourné en dérision via la fiction. Il ne manque pas au passage de décortiquer son propre cas, apogée du transfert. Selon Régine Robin, l’omniprésence du héros doubrovskien relèverait d’un fantasme de toute puissance caractéristique des auteurs d’autofiction : « Ce sentiment d’être en manque de place se double de celui de pouvoir les occuper toutes. »688 Typique de la production contemporaine autofictionnelle, l’omniprésence du sujet dans l’économie littéraire a partie liée selon elle avec la participation grandissante des arts plastiques et l’apparition de nouveaux supports de l’information, autant de traits saillants de l’identité du sujet postmoderne : « Être à la source du sens, être le père et les fils de ses œuvres, s’auto-engendrer par le texte, se choisir ses propres ancêtres, ses filiations imaginaires, à la place de sa vraie filiation, sont des tentations courantes chez les écrivains. »689 Cette posture de l’auto-engendrement passe nécessairement par le meurtre du « père », un motif qui s’installait dans L’Image fantôme et trouvait toute une série de modulations intéressantes chez notre auteur, la trilogie explorant cette prise de pouvoir selon tout un panel de variations. Comme chez Serge Doubrovsky, le complexe d’Œdipe se dessine en trame de fond de ces récits : le processus d’affranchissement à l’œuvre est l’avatar d’un désir profond : échapper par tous les moyens possibles à ses géniteurs, à l’instar du narrateur de A l’ami : « Mon souci principal, dans cette histoire, est de mourir à l’abri du regard de mes parents. »690 La liquidation du père à la fin du livre de Mes parents, ou l’exécution « photographique » de la mère au début de L’Image fantôme, constituent des étapes importantes de ce démantèlement filial qui, dans la logique de l’anti-fils prodigue qu’est Hervé Guibert, se prolonge dans la publication de chaque nouveau livre. Cette sortie progressive de l’étouffoir intime et le

688 Régine Robin, Le Golem de l’écriture, op.cit., p.130 689 Ibid., p.16. 690 A L’Ami, op.cit., p.16.

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refus radical de la récupération parentale atteignent leur apogée lorsque l’auteur sort cette lutte de l’espace des livres pour concrétiser cette rupture du lien généalogique à un niveau publique. C’est à l’occasion de sa seconde apparition télévisuelle que l’auteur évoque à la fois les lettres pleines de tact de ses parents à l’annonce de sa maladie, et son désir froid de ne pas céder à ce qui lui apparaît comme l’ultime « régression » : mourir dans leurs bras 691 . L’égotisme littéraire au sens d’Hervé Guibert s’accompagne donc d’une évacuation de toute instance d’autorité contraignante, qu’elle soit parentale ou médicale. Mais « l’autodiagnostic » et « l’auto-engendrement » qui parcourent les trois livres se déplacent vers d’autres formes de permutations d’ordre artistique et littéraire. Si Hervé Guibert convoite la place de l’écrivain photographe (Barthes) dans L’Image fantôme, du maître philosophique (Foucault) dans A l’Ami, il vise encore celle de l’artiste peintre dans L’Homme au chapeau rouge. Le narrateur personnage tend moins dans chacune de ces projections imaginaires à copier le modèle ou à lui ressembler, l’analogie restant problématique, qu’à le renverser. Dans L’Homme au chapeau rouge, l’automédiation est manifeste dans l’impossibilité du narrateur à devenir le modèle du peintre Yannis qui tente de réaliser son portrait. Malgré de longues séances de pose, le personnage Hervé Guibert résiste aux coups de pinceau de son ami qui, ne parvenant pas au résultat escompté, passe au vitriol les représentations de l’écrivain. De même que le narrateur échouait à être le patient du médecin ou le fils de ses parents, il échoue à être l’objet de la représentation d’autrui. Mais si le héros ne se laisse pas objectiver, on remarquera cependant que Yannis, Bacon et Balthus sont dans ce récit des modèles posant malgré eux, devant le chevalet d’Hervé Guibert, peintre des mots. L’Homme au chapeau rouge raconte leur fuite impossible et leur réduction à l’état de personnages de la fiction, en un rapt clandestin, thématisé par le narrateur à propos de son ami Yannis : « […] il ignorait qu’il était comme personnage au premier plan de mon récit […]. »692 L’Homme au chapeau rouge porte d’ailleurs une dédicace ambiguë mais éclairante pour notre propos : « A mes modèles ». Là encore, le récit est placé sous le signe d’une double intention : il s’agit d’une part de dédier ce livre, en hommage, à toutes

691 Voir « Ex Libris », Emission du 28 février 1991 (diffusée le 7 mars 1991). 692 L’Homme au chapeau rouge, op.cit., pp.151-152.

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ces figures admirées de maîtres à penser dont il serait le disciple. D’autre part, l’expression s’entend selon nous comme « à ceux qui sont les modèles posant pour sa plume », réduits à leur insu à des marionnettes de papier. Dans un entretien, Hervé Guibert confirme cette interprétation : « L’écrivain que je lisais – ou son ombre, ou son fantôme – devenait presque un personnage de la fiction que j’écrivais. C’est à la fois un personnage et un modèle. »693 Au terme de ce jeu infini de chaises musicales, c’est la saturation subjective, l’ambition de totalisation égotiste qui transparaît. La diminution du corps longuement décrite dans les livres de la trilogie, déliquescence dont nous avons tenté de rendre compte, est inversement proportionnelle à la place démesurée que le personnage tente de se tailler. Tout se passe comme si le corps atrophié manifestait un besoin impérieux de réunir tous les moyens possibles de se représenter pour durer et survivre. De ce processus de métamorphose en marche, naît un désir lancinant, l’idéal des dieux : être dans un même temps sujet et objet de cette contemplation. La littérature ne pourra réaliser cette ambition dans le cas d’Hervé Guibert qu’au travers d’une inscription dans l’autofiction. La poétique intermédiatique que nous avons décrite favorise en outre la construction de cet imaginaire autopoiétique qui se prolonge en dehors des livres. Auteur, narrateur et personnage de ses fictions, Hervé Guibert se fera également le scénariste, le caméraman et l’acteur de son film La Pudeur ou l’impudeur. A la lisière de l’œuvre et de la vie, il entend assurer sa postérité grâce au pouvoir résurrectionnel offert par les différents dispositifs médiatiques de son temps.

693 « Hervé Guibert et son double », propos recueilli par Didier Eribon, interview publiée dans Le Nouvel Observateur, 18-24 juillet 1991 cité dans Bruno Blanckeman, Les récits indécidables : Jean Echenoz, Hervé Guibert, Pascal Quignard, op.cit., p. 137.

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La cause…celle que vous assignez est assurément bien suffisante ; je me garderai bien d’aller au-delà et vous m’avez guéri d’une cruelle maladie ; celle d’oser chercher ici plus loin que vous n’avez vu.

Jean-Jacques Rousseau

La pudeur n’est pas liée à un effroi biologique. Si elle l’était, elle ne se formulerait pas comme elle le fait : je redoute moins d’être touchée que vue, et vue que parlée.

Gilles Deleuze

Si les médias de la communication et les supports artistiques nourrissent l’imaginaire de la trilogie, un dernier miroir révélateur mérite d’être analysé. Point de départ des fictions d’Hervé Guibert, la « photographie » laisse place à toute une imagerie médicale qui lui sert de relais et devient un nouveau moyen extensible de faire reculer les frontières du visible, d’« illimiter » la représentation. A la suite des styles photographique, filmique et pictural, l’écriture de soi explore à mi-chemin de la médecine et de l’image plastique le style « endoscopique ». Ultime transgression. De tout temps, l’homme a rêvé de se contempler de l’intérieur, et l’évolution de la technologie lui a permis d’accéder à ce désir. Au cours de l’histoire moderne, le développement de l’anatomie ne cesse d’agrandir les possibilités d’explorer visuellement le vivant : rayons X et micros-caméras offrent une cartographie toujours plus fine de l’intérieur du sujet et bouleversent l’horizon des représentations. Dans la perspective d’une histoire du corps, Anne Marie Moulin rappelle ainsi les nouvelles perspectives offertes par ces technologies médicales : « Le fantasme de l’immortalisation va de pair avec un autre, celui de la transparence d’un corps qui

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aurait livré tous ses secrets. »694 S’exposer aux radiographies et photographier son propre squelette inspire l’individu de la fin du XIXème, tandis que quelques décennies plus tard les moyens filmiques se sont multipliés et captent les moindres conduites et cavités des organes. Les arts plastiques comme la littérature portent les traces de ces révolutions optiques qui sont autant de nouveaux accès à l’intériorité du sujet, des percées de l’intime. On se souvient de la fascination romantique du jeune héros du roman de La Montagne magique de Thomas Mann, Hans Castorp, pour le cliché pulmonaire de Claudia :

Le savoir anatomique du passé, extrait sur le mort, restait nimbé d’une aura effrayante. L’imagerie du corps au XXème siècle a pour première caractéristique d’être une imagerie du vivant et d’offrir à tous les moyens de regarder sans violence à l’intérieur du corps.695

Les nouveaux rayons et caméras de la fin du siècle passant au radar l’intériorité des êtres proposent pourtant dans leur précision une vision parfois inquiétante, les images n’étant pas sans produire quelque effroi. L’œuvre de la trilogie d’Hervé Guibert, saturée de ces examens plongeants, en témoigne. Tout un large répertoire de techniques de visualisation (radiographie, endoscopie, échographie, etc.) est convoqué dans ces récits pour explorer les confins du substrat subjectif interne. La multiplication des tests médicaux par exemple constitue un vivier d’images au service d’un nouveau type d’introspection qui flirterait avec la dissection. Tout se passe comme si les récits de la trilogie poursuivaient une lente descente narrative dans les profondeurs de l’âme et du corps. D’abord neurologique, l’examen suit la dégradation du sujet dans ses facultés cognitives et, loin d’aboutir à une vision nette, propose une impression floue qui dit la perte du mot, le blanc de l’écriture : « Les clichés de l’IRM, imagerie par résonance magnétique, ont révélé des « zones floues » dans la matière blanche du cerveau. Me remémorer m’est difficile. »696 A la faveur de cette faille mémorielle, s’introduit dans la langue le doute vertigineux quant à la possibilité même du récit que nous lisons. De cette zone d’insaisissable naît la marge d’imprécision propre à l’autofiction, et partant, le flottement du sujet.

694 Anne Marie Moulin, « Le corps face à la médecine », in Histoire du corps : les mutations du regard. Le XXème siècle, Jean-Jacques Courtine (dir.), Seuil, Paris, 2006, p.55. 695 Ibid., p.56 696 Le Protocole compassionnel, op.cit., p.211.

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Devenu son propre chirurgien, Hervé Guibert nous propose une métaphore qui, filée dans le récit, vise sous le dessin des viscères et des neurones, au-delà du corps et de l’esprit, une interprétation de son âme indéfiniment découpée et reproduite :

C’est mon âme que je dissèque à chaque nouveau jour de labeur qui m’est offert par le DDI du danseur mort. Sur elle, je fais toutes sortes d’examens, de clichés en coupe, des investigations par résonance magnétique, des endoscopies, des radiographies et des scanners dont je vous livre les clichés, afin que vous les déchiffriez sur la plaque lumineuse de votre sensibilité.697

Une fois n’est pas coutume, le médecin est soigneusement évacué de la scène et laisse place à un récepteur à la fois spectateur et producteur du sens de ces images. Le concours du lecteur, sorte d’assistant-médical de la fiction, tend à faire du récit de soi une immense entreprise de voyeurisme sous forme de médicalisation assistée. Il convient d’interroger le sens de ce déroulement d’images passant au crible tout le bal invisible des lymphocytes, écoulements de flux sanguins, un carrousel de tripes. Jamais siècle n’aura été aussi loin dans la poursuite du principe socratique : « connais-toi toi-même ! », une invitation qui dans la tradition philosophique exclut pourtant longtemps le corps. Dans cette perspective, les récits de la trilogie fournissent selon nous ensemble un nouveau chapitre de l’histoire des genres littéraires à la première personne : l’écriture subjective « endoscopique ». Nouvel idéal de transparence à soi ? Dans la perspective d’un projet de dévoilement total, il ne s’agit plus en effet seulement de raconter la progression du mal dans son corps (dogme de la représentation) mais de le donner à lire et à voir (dogme de la monstration). Tandis que le sida se dessine à la surface du corps, sous formes d’indices ou de « moi-peau »698, l’écriture de soi va plus loin et nous livre son substrat interne, sorte de « moi profond ». L’écriture du sida glisse d’une culture de l’aveu – orale et écrite – à une culture de l’exposition maximale. L’écriture de soi endoscopique ne naît pourtant pas avec la trilogie d’Hervé Guibert et apparaît selon nous, bien avant le geste médical et technique de l’endoscopie, dans l’entreprise de Jean-Jacques Rousseau. Faute d’avoir vu, l’écrivain et philosophes des Lumières est en effet allé aussi loin que possible dans les quêtes de diagnostic et les examens, exhibant volontiers ses mésaventures dans un vocabulaire organique

697 Ibid., pp.94-95. 698 Voir Didier Anzieu, Le Moi-peau, Dunod, Paris, 1985.

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relativement pointu. Dans les Confessions, l’exemplarité de l’autobiographie rousseauiste est fondée d’ailleurs sur l’exceptionnalité de son être malade et le dialogue obscur entre son enveloppe extérieure et son fond impénétrable : « Je résolus de faire un ouvrage unique par une véracité sans exemple à fin qu’au moins une fois on put voir un homme tel qu’il était en dedans. »699 Pleinement inscrite dans cette voie, la démarche d’Hervé Guibert réactualise à l’âge contemporain ce vœu lointain emprunté à la formule de Perse, impératif gravé en épigraphe du premier livre des Confessions : « intus et in cute ». Ainsi l’épisode traumatique de la première fibroscopie, longuement décrite dans A l’Ami et vécue par le narrateur « comme un viol », rappelle les douloureux sondages urinaires des Confessions évoqués comme « un traitement si couteux, si douloureux, si pénible »700. Pénétrations intimes, ces interventions remplissent, outre une fonction thérapeutique, une fonction symbolique dans l’imaginaire de leur écriture à la première personne : il s’agit bien selon le proverbe latin de se connaître « de l’intérieur et sous la peau ». Le vœu de se donner à voir entièrement sans qu’il ne subsiste la moindre zone obscure reflète à un niveau individuel celui, collectif, qui a animé les révolutionnaires, à savoir le vœu d’une société transparente701. Pourtant, dans l’un et l’autre cas, la maladie marquée au sceau de l’équivoque reste le départ d’un leurre car l’on sait combien le corps de Jean-Jacques Rousseau et celui d’Hervé Guibert demeurent résolument troubles pour leur époque. Dans l’un et l’autre cas, les intrusions aboutissent en somme à une vision dysphorique et désabusée du sujet, impénétrable. L’intérêt du rapprochement entre ces projets situés en quelque sorte aux deux extrémités de l’histoire des écritures à la première personne tient aussi à une différence centrale, liée au régime de représentation qu’elles convoquent. Il semble que les deux entreprises confessionnelles mettent en présence des moyens opposés pour plonger dans les profondeurs du moi. Livré aux seuls dires des experts et ne jouissant à son époque d’aucun moyen de se représenter son organisme, le philosophe des Lumières se trouve comme condamné à suivre les propositions de sa propre imagination, encore excitée par le vide diagnostic et l’abstraction du discours médical. Le narrateur

699 Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions, op.cit., p.516. 700 Ibid., p.365. 701 Voir sur ce point les travaux de Jean Starobinski La Transparence et l’obstacle (1957), Gallimard, Paris, 1976 et L’Invention de la liberté. 1700-1789, Skira, Genève, 1964.

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rousseauiste compense alors en esprit l’absence d’image : « Mon imagination qu’ils effarouchoient mesurant mon état sur l’effet de leurs drogues ne me montroit avant la mort qu’une suite de souffrances, les rétentions, la gravelle, la pierre. » 702 Hervé Guibert puise au contraire le matériel de ses livres dans une contemplation in vivo détaillée de sa chair qu’il retranscrit pour nous au fil des mots. Si l’autoportrait en écorché vif trouve chez Hervé Guibert une forme radicale, il n’en constitue pas moins une sorte de topique des genres littéraires à la première personne. Il faudrait rappeler dans ce sens l’article de Michel Leiris paru dans Documents en 1930 sous le titre « L’homme et son intérieur »703, mais surtout la planche anatomique reproduite tout à la fin du RB par RB. Sorte d’ultime corps en négatif, l’être, réduit à une forme évidée, trouvait dans une légende son salut ironique : « Ni la peau, ni les muscles, ni les os, ni les nerfs, mais le reste : un ça balourd, fibreux, effiloché, la houppelande d’un clown. »704 C’est là que les projets d’« écriture » de soi du critique et du jeune écrivain divergent une dernière fois, dans une façon singulière de poser la même question, celle des limites du sujet et de sa représentation. Dans la perspective de se raconter et jusqu’à la fin, Roland Barthes poursuit le vide du corps là où l’horizon d’Hervé Guibert aura été le plein.

702 Les Confessions, op.cit., p.365. 703 Michel Leiris, « L’homme et son intérieur », Documents, 5, 1930, pp.261-266. 704 RB par RB, op.cit., p.750.

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Bénard (graveur), d’après J. R. Lucotte, « Le système nerveux », pl. IX, Anatomie ill. pour Diderot & d’Alembert (dirs.), Encyclopédie, 1777, T. I, reprise par Barthes dans RB par RB.

Hervé Guibert, photographie de l’Ecorché de Fragonard, Musée Alfort.

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Conclusion

En bas, sur les promenades désertes, se consumaient les derniers restes du jour. Les cimes de la petite pinède, qui du haut de notre observatoire nous étaient apparues comme un tapis de mousse verte, n’étaient plus qu’un rectangle uniformément noir.

W.G. Sebald

Celui qui regarde du dehors à travers une fenêtre ouverte, ne voit jamais autant de choses que celui qui regarde une fenêtre fermée. Il n’est pas d’objet plus profond, plus fécond, plus ténébreux, plus éblouissant qu’une fenêtre éclairée d’une chandelle. Ce qu’on peut voir au soleil est toujours moins intéressant que ce qui se passe derrière une vitre. Dans ce trou noir ou lumineux vit la vie, rêve la vie, souffre la vie.

Charles Baudelaire

La lente et systématique mise au jour d’un paradigme photographique chez Roland Barthes, en amont des textes explicitement consacrés à cet art, permet d’ouvrir une fenêtre, promesse de nouveaux horizons. De ce processus en développement, dévoilement progressif du photographique, à travers des textes sans rapport apparent (S/Z, Sade, Fourier, Loyola, la critique du Nouveau Roman etc.), naît un travail de révélation critique, pour filer encore une fois la métaphore, travail qui aboutit à le notion d’inimageable. Le concept, défendu dans cette thèse, explore un impensé de la théorie, qui a trait à la photographie en tant qu’inscription du sujet. Il présente ceci de particulier qu’il retourne les présupposés théoriques du « ça a été » barthésien, tels qu’ils se sont diffusés à partir de La Chambre claire. Loin d’une attestation de réalité, la photographie apparaît comme une présence spectrale, présence dont la persistance déjoue les découpages de l’œuvre barthésienne en périodes et les clivages théoriques en vigueur (iconoclasme/iconophilie, mort de l’auteur/ marques du sujet, etc.).

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Au terme de ce parcours, il convient de ressaisir et de synthétiser le concept d’inimageable pour en déployer le potentiel et les multiples implications théoriques. Au travers de l’articulation du concept aux trois notions de sujet, de corps et de représentation, il s’agit d’ouvrir le débat et de formuler un ensemble de propositions susceptibles d’être prolongées. Corollaire de l’inimageable, c’est d’abord la notion de sujet qui se trouve modélisée chez nos auteurs. Si l’œuvre de Roland Barthes extirpe d’emblée le sujet du moi carthésien (« plein »), elle explore un sujet lacanien (« ligne de fiction »), évoqué à plusieurs reprises, et aboutit plus généralement aux marques diffuses d’une identité fantomatique. Plus proche de l’idée de subjectivation au sens de Michel Foucault, la réflexion d’Hervé Guibert sur l’image ainsi que sa démarche d’auto-exhibition esthétique, apparaissent comme une tentative de résistance aux subjectivations sociales du corps (au sens d’un biopouvoir) : subjectivation médicale et hospitalière d’une part, subjectivation culturelle (liée à la stigmatisation de l’homosexualité et à l’invisibilité du sida) d’autre part. L’œuvre contrarie le déclenchement symbolique du spectacle, la réification du sujet dans les représentations de l’autre, pour imposer l’image d’une défiguration. Symptomatique de ce retournement, le regard « endoscopique » qu’Hervé Guibert porte sur lui-même constitue, comme nous l’avons vu, un moyen de se réapproprier les techniques d’imagerie médicale. De même, le processus de « transsubstantiation », décrit dans les dernières pages de notre étude, tend à montrer de façon plus radicale que le sujet, faute d’avoir pu s’incarner dans un média artistique, se déporte vers un dehors de l’image. Au final, si la présentation du corps guibertien n’échappe pas aux subjectivations qu’elle dénonce, elle puise dans l’inimageable les moyens de ressaisir et réorienter ses interprétations symboliques. Le traitement théorique du corps est également au fondement du concept d’inimageable. Tout montre à l’évidence qu’il existe chez Roland Barthes la quête d’un degré zéro du corps. Le fait même que le critique s’imagine dans La Chambre claire en « géniteur de sa mère » tend à produire l’annulation du corps matriciel. Or, comme le montrent nos analyses, certains aspects biographiques (l’expérience de la maladie, le désir homosexuel etc.) présents chez Roland Barthes comme chez Hervé Guibert produisent un ébranlement du corps, ébranlement que vient accomplir la catégorie de l’inimageable. Au refus d’une incarnation dans une image qui pétrifierait le sujet barthésien répondent les vaines tentatives de réincorporations guibertiennes.

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Dans les deux cas, l’inimageable renvoie à une corporalité fantasmatique, non biologique, non figurative, non analogique, présente à condition d’être déportée dans l’interstice du texte et de l’image (Roland Barthes) ou dans l’écart entre les supports artistiques (Hervé Guibert). Au final, le corps atopique et fragmentaire fait advenir une subjectivité sans l’empiéger dans un moi « plein », une subjectivité qui renvoie à la perception irreprésentable du corps organique. Enfin, l’ascendance du paradigme photographique sur le récit de soi au cœur de l’inimageable, intervient comme une expérience aussi nouvelle que problématique pour la littérature, une expérience vécue comme l’affrontement avec les nécessités et les limites du « dire » et du « montrer ». Qu’il s’agisse de raconter des images absentes ou d’articuler ensemble ces modalités dans quelque album, les textes hétérogènes que nous avons parcourus engagent une réflexion aiguë sur le rapport du sujet à la représentation. A la lumière des nos analyses, deux étapes posent les jalons principaux de cette histoire. Sous des formes critique, ironique et tragique, La Chambre claire et L’Image fantôme proposent d’abord une mise en crise de la croyance en l’image. Tantôt interdite, tantôt manquée, elle cesse de dupliquer le monde et n'offre au sujet aucun reflet. Signalons d’ailleurs que la modalité fantomatique inscrite au cœur de ces livres dessine une position carrefour intéressante à l’intérieur de ce que l’on pourrait appeler l’histoire de la théorie de l’image. Entre Susan Sontag dénonçant la difficulté pour le spectateur de distinguer les niveaux de réalité sous l’abondance des images et Jean Baudrillard affirmant que « le réel n’existe pas », réside cet état intermédiaire qu'est la réalité spectrale. Si l’opposition dialectique règle encore en 1980 l’échange entre Roland Barthes et Hervé Guibert, l’œuvre de la trilogie réalise un pas de côté et initie au début des années 1990 un second moment. Le récit de soi passe de l’inimageable à l’inimaginable, c’est-à-dire d’une iconophilie feutrée et neutralisée à une iconophilie paradoxale, à la fois iconoclaste et idolâtre, dans tous les cas (auto)dévorante. Ce parcours nous laisse donc au seuil de la représentation : l’écrivain de la trilogie, fatigué, éprouve les limites de son outil, en épuise les dernières ressources. Dans le cadre de cette étude, nous avons encore été attentifs à repérer la tension qui se jouait entre l’œuvre de Roland Barthes (en particulier La Chambre claire) et celle

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d’Hervé Guibert, tension qui prend la forme d’une série de disjonctions. Bien que les catégories binaires ne suffisent pas à caractériser les nuances et variantes qu’un tel couplage photo-littéraire peut dégager, nous pouvons néanmoins dresser une typologie de ses principaux effets. Il apparaît que les fictions guibertiennes font évoluer les tentatives d’élucidation de l’intimité dans trois directions opposées à Barthes. Au cours de nos analyses de la trilogie, il est apparu d’abord à plusieurs reprises que le récit à la première personne cherchait les moyens de produire l’effet d’une écriture directe. Le glissement d'une esthétique « instantanée » vers l'univers enregistré du film ou l'univers « adressé » du télévisuel sert autant la thématique des trois livres (l'imminence de la mort) que les stratégies discursives qui s'y jouent. Tandis qu’Hervé Guibert sature ses fictions d’images défaillantes, le dernier Barthes distingue quant à lui tout un large spectre de représentations allant des images par défaut aux images par excès. Face à cette part d’irreprésentable, Roland Barthes reste cependant hanté par la nostalgie d’une essence à contempler et ne renonce pas dans un dernier geste précautionneux à sauver l’être unique de la dégradation du simulacre lorsqu’il soustrait sa mère du champ de la représentation dans un geste ambigu éminemment phénoménologique, platonicien, oedipien, et comme nous l’avons suggéré, protestant. Tandis que la mise à distance préside aux expériences photographiques de Barthes comme une condition de l'eros (la photo d’Avedon) ou de l'émotion filiale (photo du Jardin d’hiver), la distance est dépassée sous la plume d’Hervé Guibert au profit d’une relation directe. Le référent photographique ou « ça a été » se rapproche et se conjugue au présent de la vie qui s'écoule, coagule en un « ça » informe, beau et vibrant à la fois, palpable et performatif. S'opère ainsi la réduction de la distance entre le sujet et son image, réduction entre le narrateur et son lecteur, entre l'homme et son désir. De l’un à l’autre, l’image change de bord : on passe d’une transfiguration (la photographie de la Mère projetée dans un au-delà) à une transsubstantiation (la photographie et ses nombreux dérivés servent l’incarnation du sujet) bien que, comme nous l'avons vu, l'incarnation reste problématique dans la trilogie. Ce qui affleure là, tant au niveau du paradigme photographique qu’au niveau de l’autobiographie, c'est sans doute cette distinction au cœur même de l’ontologie de l’image décrite par Laurent Lavaud comme une tension entre deux polarités : tantôt l’image est réglée par un principe de dissemblance – une « stratégie d'écart » - tantôt

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par un principe de ressemblance - une « stratégie de continuité ».705 A l’apparition-disparition du sujet barthésien répond la trace métonymique du sujet guibertien qui colle au plus près des mots et obstinément s’accroche au verbe, l’écriture de soi mimant un effet viral. En référence aux empreintes folkloriques antiques ou chrétiennes, réunions paradoxales du proche et du lointain, Didi-Huberman ne manque pas de décrire l’aura comme la conjugaison de ce qu’il appelle l'« empreinte-écart » et l'« empreinte-emprise ». 706 Ces modalités du visible, telles qu’on les trouve actives dans les projets littéraires de nos auteurs, sont des véhicules de pouvoir, fut-il au service d’un projet intimiste. Au cœur des écritures photographiques de Roland Barthes et d’Hervé Guibert, ces régimes de pouvoir disjoints trouvent une expression privilégiée dans l’échange de lettres entre les deux hommes. L'économie de cette correspondance révèle « l’écart » et « l’emprise » comme deux véritables postures d'auteur : aux stratégies d'évitement de Roland Barthes répondent les stratégies de rapprochement de son correspondant. Ce travail a cherché en outre à cerner d'autres modalités de ces « confessions » qui tenaient à une différence de nivellement, une somme d'expériences des limites. Car, dans toute écriture de soi, il existe différentes façons de se mirer : ceux qui se font quelque scrupule de s'épancher – et Barthes est sans doute de ceux-ci - restent à la surface de l'onde, là où d'autres cherchent à plonger, au risque de se confondre avec leur propre reflet, au risque de se noyer. Tantôt surface, tantôt abyme, la photographie permet au sujet d'explorer les différents étagements de son être. Aplatissant la Mort et le deuil, l'image argentique reste ainsi dans La Chambre claire cette fine écorce aussi essentielle qu'imperméable, écran du monde et du moi. Radicalement transgressé chez Hervé Guibert, l'interdit qui pèse sur Narcisse implose. Le passage de l'idéal de la surface (« moi peau ») et celui de l'abysse (« moi profond ») apparaissent dans la trilogie au travers de l'exploration de l’intériorité organique du sujet via l'écriture « endoscopique » et via l'expérience extensive de l'autofiction comme une série d'infractions langagières menant le sujet, sorti du degré zéro barthésien, au bord de lui-même.

705 Laurent Lavaud, L’Image, Garnier-Flammarion, Paris, 1999, p.27. 706 « Leur pouvoir, leur magie tiennent précisément à cette capacité qu’elles ont d’imposer quelque chose de l’ordre du lien, de l’emprise et du contact, alors même qu’elles ne présentent qu’un espace évidé, un écart, une trace de disparition. » Georges Didi-Huberman, La ressemblance par contact, op.cit., p.76.

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Différents aspects de l’autobiographie traditionnelle se trouvent ainsi affectés par la mise en place d’un dispositif photographique ou intermédial. Qu’elle s’intègre matériellement dans le texte ou le hante comme ekphrasis, la photographie trouble l’histoire et dépersonnalise le sujet. Cette dernière difficulté passe par des moyens opposés dans les deux cas. La première section de ce travail a montré combien le « vif du sujet » barthésien hantait l'œuvre de sa présence discrète. Disséminé sous les mots et les images, le moi, mis à distance par l’usage précautionneux du nom propre et le masque de troisième personne, prend plaisir à l'autobiographie à condition de la repousser indéfiniment. Représentant d'une autre génération, Hervé Guibert obstrue les blancs, sature l'espace de la parole de son point de vue totalisant. Si l'œuvre de Roland Barthes conserve le « je » comme horizon, celle d'Hervé Guibert le pose comme condition. A l'évidence, la rencontre (manquée) entre le maître et le disciple sert de pointeur : tout suggère que le « retour amical de l'auteur » du premier sur la scène littéraire devient le « retour monumental » du second. De persona, l'auteur devient le personnage de fiction - ce sera le règne de l'autofiction dont nous ne sommes pas sortis. Tel que nous l'avons analysé dans la présente étude, le dialogue entre ces deux auteurs tire son suc d'une série de termes récurrents qui prennent une forme paradigmatique (instant/direct, surface/profondeur, persona/personnage) permettant de comprendre ce qui, d’une entreprise à l’autre, a pu se passer. Le projet d’Hervé Guibert signale des possibilités de raccords entre le monde fictionnel, l’esthétique des arts plastiques et l’univers médiatique dans lequel l'auteur évolue comme journaliste. L’influence des différents médias (téléfaxe, télévision, jeux vidéo) au niveau thématique et poétique est indéniable sur l’effet de proximité et d’interaction qui se dégage des péripéties de la trilogie. En ce sens la photographie, mise en état de crise, ne suffit plus en 1990 à satisfaire les exigences de ce projet d’écriture au plus près de la vie et mène le sujet à chercher quelque issue au travers du « bougé » (l’image mouvement) ou du « sous la peau » (l’image endoscopique). Accélérées et élargies, les modalités d'accès au visible sortent l’écriture à caractère intimiste de la logique du miroir et des dédoublements binaires extérieurs et distancés (propre au dispositif photographique) pour épouser le mouvement interne et organique du moi.

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Pourtant, au-delà de ces différences, les deux auteurs, conscients de la nécessité de renouveler le rapport du sujet au langage, sont portés par un horizon littéraire commun dont la photographie constitue un point de départ majeur, à savoir un projet de livre. Moment Vertigo de la spirale : l'atopie d'où nous sommes partis trouve son envers dans l'utopie. Décliné sur des modes différents, ce livre utopique n’a jamais cessé de faire retour dans nos analyses, que ce soit dans ce « Roman utopique »707 qui, sans cesse reporté par Barthes, trouve une réalisation dans l'indéchiffrable « Texte » (l'amoureux et la Photo), que ce soit encore dans « le rêve d’un livre infini »708 qui, prêté par Hervé Guibert à Muzil dans A l’Ami, désigne en miroir sa propre œuvre littéraire. Sorte d’avatar postmoderne de l’idéal esthétique du « livre total » prôné par les avant-gardes, ces projets s’appuient sur le support photographique pour mettre en crise et renouveler la représentation en lui conférant une épaisseur « matérielle ». De façon liée à l’effondrement de son état physiologique et à la perspective limitée du temps qui lui reste à vivre, Hervé Guibert aspire à rédiger « tous les livres possibles », identifiant de manière tragique son corps incurable à un « livre condamné ».709 L’entreprise est ainsi reconduite d’un récit à l’autre comme s’il s’agissait de conjurer la « fin », à l’instar de la proposition du dénouement de L’Homme au chapeau rouge sous forme d’aporie - « De nouveau, je pourrais appeler ce livre, comme tous les autres livres que j’ai déjà faits, L’Inachèvement »710. Hervé Guibert « illimite » ses derniers livres : qu'il s'agisse de faire circuler les genres, les textes (réseau intertextuel) ou les supports (réseau intermédial), l’œuvre et le sujet sont pris dans un mouvement héraclitéen. L’économie dialectique entre la mort et la résurrection de l’auteur constitue l’un des principaux caractères par lesquels la photographie prend en charge les aspirations utopiques de ces deux œuvres. Nous touchons l'autre point qui trouble l’opposition thymique entre Roland Barthes et Hervé Guibert : bien que contestées, l’autorité et l’aura photographique, font subtilement retour et il se pourrait que ce retour prenne chez l'un et l'autre la forme rajeunie et innocente d'un enfant. Symbole de cette percée vers le lointain, le doigt de l'enfant barthésien dirigé vers les hauteurs déchire la nappe

707 « Ce Roman utopique, il m’importe de faire comme si je devais l’écrire. » affirme Barthes dans « Longtemps je me suis couché de bonne heure », Le Bruissement de la langue, 708 A l’ami, op.cit., p. 36. 709 Ibid., p.70 et p. 220. 710 L’Homme au chapeau rouge, op.cit., p. 166.

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du ciel et invite le lecteur-spectateur de La Chambre claire à croire en une renaissance photo-littéraire ; de même le narrateur guibertien, au moment où il se sent sombrer tout à la fin de A l'Ami, retrouve l'âge d'or inespéré : « Mes muscles ont fondu. J'ai enfin retrouvé mes jambes et mes bras d'enfant. »711 A l'image de la mystérieuse trace du saint suaire de Turin dans La Chambre claire de Roland Barthes, à l'image de l'irradiant Christ en croix mis en abyme dans la bibliothèque-autoportrait d'Hervé Guibert, quelque chose dit le renouvellement de la littérature et fait signe en direction de sa survie, une éternité.

711 A l'Ami, op.cit., p. 266.

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Bibliographie

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ROLAND BARTHES

SOURCES

Œuvres complètes, t. I-V, édition revue, corrigée et présentée par Eric Marty, Seuil, Paris, 2002.

JOURNAL

CORRESPONDANCE

Roland Barthes Album. Inédits, correspondances et varia, Edition établie et présentée par Eric Marty, Seuil, Paris, 2015.

COURS ET SEMINAIRES

Comment vivre ensemble. Cours et séminaire au Collège de France 1976-1977, MARTY Eric (dir.), texte établi, annoté et présenté par Claude Coste, Seuil, Paris, 2002. Le Neutre. Cours et séminaire au Collège de France 1977-1978 Eric Marty (dir.), texte établi, annoté et présenté par Thomas Clerc, Seuil, Paris, 2002. La Préparation du roman I et II. Cours et séminaires au Collège de France (1978-1979) et (1979-1980), texte établi, annoté et présenté par Nathalie Léger, Seuil, Paris, 2003. Le Discours amoureux. Séminaire à l’Ecole pratique des hautes études. 1974-1976, suivi de Fragments d’un discours amoureux : inédits, avant-propos d’Eric Marty, présentation et édition de Claude Coste, Seuil, Paris, 2007. Le Lexique d’auteur 1973-1974, suivi de fragments inédits de Roland Barthes par Roland Barthes, avant-propos d’Eric Marty, présentation et édition d’Anne Herschberg Pierrot, Seuil, Paris, 2010.

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Le Séminaire sur Sarrasine, 1967-1968 et 1968-1969, avant-propos d’Eric Marty, présentation et édition de Claude Coste et Andy Stafford, Seuil, Paris, 2011.

CRITIQUE

SELECTION D’ARTICLES ET D’ETUDES

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SONTAG Susan, L’Ecriture même : à propos de Roland Barthes, Christian Bourgois, Paris, 1982. TODOROV Tzvetan, Critique de la critique, Seuil, Paris, 1984. THOMÄ Dieter, KAUFMANN Vincent & SCHMIDT Ulrich, « Roland Barthes: Das unreine Subjekt » in Der Einfall des Lebens. Theorie als geheime Autorbiographie, Hanser, München, 2015, S. 221-236.

NUMEROS SPECIAUX DE REVUES & CATALOGUES D’EXPOSITIONS

Tel Quel, n° 47, automne 1971. L’Arc, n° 56, 1974, publié dans Roland Barthes, éditions inculte, Paris, 2007. Critique, n° 302, juillet 1972. La Linguistique, n° 2, PUF, Paris, 1969. Les Temps modernes, n° 654, Gallimard, Paris, mai-juillet 2009. Magazine Littéraire, « Roland Barthes par ses textes », n° 97, février 1975. Magazine Littéraire, « Roland Barthes », n° 314, octobre 1993. Magazine Littéraire, « Barthes refait signe », n° 482, janvier 2009. Poétique, n° 47, Seuil, Paris, septembre 1981. Critique, n° 423-424, Minuit, août-septembre 1982. Communications, n° 36, Seuil, 4ème trimestre, 1982. Textuel, n° 15, « R. Barthes », 1984. Roland Barthes, le texte et l’image, catalogue de l’exposition du Pavillon des Arts, 7 mai - 3 août 1986. Roland Barthes et la photo : le pire des signes, Les Cahiers de la photographie, n° 25, 4ème trimestre, 1990. R/B, ALPHANT Marianne & LEGER Nathalie (dirs.), Catalogue d’exposition du Centre Pompidou, Seuil, Paris, 2002.

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Revue Roland Barthes, Mathieu Messager (dir.), n° 1 « jeunes chercheurs », juin 2013. Revue Roland Barthes, Claude Coste (dir.), n° 2 « Barthes à l’étranger », décembre 2014. Roland Barthes Contemporain, Magali Nachtergael (dir.), Max Milo éd., 2015.

EMISSIONS & ENTRETIENS TELEVISES

« Entretien » (avec P. Dumayet, sur Roland Barthes par Roland Barthes), France 3, 19 juillet 1975. Participation à l’émission « Apostrophes » (intitulée « Parlez-nous d’amour », avec A. Golon et F. Sagan), A.2, 29 avril 1977. « Tribune libre » (entretien avec J.-L. Bouttes), France 3, 30 mai 1977. Participation à l’émission « Expressions » (sur la photographie), T.F.1, 20 mars 1980. Entretien, dans l’émission « L’intelligence du regard », T.F.1, 4 août 1981.

SITES INTERNET CONSACRES À ROLAND BARTHES

http://www.roland-barthes.org/ http://www.barthes.vision/home/

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HERVE GUIBERT

SOURCES ROMANS, AUTOFICTIONS & RECUEILS DE NOUVELLES :

La Mort propagande, Gallimard, Paris, 1997. L’Image fantôme, Minuit, Paris, 1981. Des Aveugles, Gallimard, Paris, 1985. Mes Parents, Gallimard, Paris, 1986. Mauve le vierge, Gallimard, Paris, 1988. Fou de Vincent, Minuit, Paris, 1989. L’Incognito, Gallimard, Paris, 1989. A l’Ami qui ne m’a pas sauvé la vie, Gallimard, Paris, 1990. Le Protocole compassionnel, Gallimard, Paris, 1991. Piqûre d’amour et autres textes, Gallimard, Paris, 1991. L’Homme au chapeau rouge, Gallimard, Paris, 1992.

JOURNAUX

Cytomégalovirus, Seuil, Paris, 1992. Le Mausolée des amants, Journal 1976-1991, Gallimard, Paris, 2001.

ECRITS JOURNALISTIQUES

La photo, inéluctablement. Recueil d’articles sur la photographie 1977-1985, Gallimard, Paris, 1999. Articles intrépides 1977-1985, Gallimard, Paris, 2008.

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LIVRES DE PHOTOGRAPHIES

Suzanne et Louise (Roman-photo), Hallier, Paris, 1980. Le Seul Visage, Minuit, Paris, 1984.

L’image de soi ou l’injonction de son beau moment ?, Edition William Blake and Co., Bordeaux, 1988. BERGER Hans Georg, Dialogues d’images, W. Blake, Bordeaux, 1992. DEL ALMO, Jean-Baptiste, Hervé Guibert photographe, Gallimard, Paris, 2011.

FILM

La Pudeur ou L’Impudeur, tourné entre juin 1990 et mars 1991, diffusé sur TF1 le 30 janvier 1992.

SELECTION D’ENTRETIENS

ARSAND Daniel & QUIBLIER Jean-Michel, « Entretien avec Hervé Guibert », Masques, hiver 1984-1985, pp. 72-74. DONNER Christophe, « Pour répondre à quelques questions qui se posent …Hervé Guibert », La Règle du jeu, vol. 3, n° 7, 1992, pp. 135-157. GAUDEMAR de Antoine, « Les Aveux permanents d’Hervé Guibert », Libération, 20 octobre 1988, p. XII. ————, « La Vie sida », Libération, 1er mars 1990, pp. 19-21. LANCON Philippe, « Hervé Guibert : Foucault a été mon maître, je devais écrire sa mort… », L’Evénement du jeudi, 1er mars 1990, pp. 82-85. JONQUET François, « Je disparaîtrai et je n’aurai rien caché… », Globe, n° 64, février 1992, pp. 102-103.

CRITIQUE SELECTION D’ARTICLES & D’ETUDES

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EMISSIONS DE TELEVISION & DE RADIO

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SITE INTERNET CONSACRE A HERVE GUIBERT

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CURRICULUM VITAE

E-mail : [email protected] Tel. : +41 (0)77 446 06 78

Avenue des Bergières 23

CH - 1004 Lausanne

INFORMATIONS PERSONNELLES

FORMATIONS

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EXPÉRIENCES PROFESSIONNELLES

GESTION DE PROJETS

Colloque annuel de l’

de l’

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LANGUES

DOMAINES DE RECHERCHE

(sélection)

: la représentation à l’épreuve du «

Posture d’un amateur : Le livre infini d’Hervé Guibert

Qui a peur d’Hervé Guibert

? L’autofiction à l’ère du soupçon Revue d’AILLF

Représentation de la Suisse dans l’autofiction cendrarsienne

de Catherine Colomb : l’endroit et l’envers d’une

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L’Encre de la mélancolie

L’Ecrivain suisse

Mémoires de l’inachevé

Les déclinaisons du théorique ou l’aventure d’un déclinrendu de l’ouvrage de Vincent Kaufmann, : l’aventure de la

rendu de l’ouvrageQu’est

rendu de l’ouvrage d

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COMMUNICATIONS

(sélection)

Journée d’étude

Colomb, la naissance d’un «

Malade d’amour, amours «

Journée d’é L’ : Figuration de l’attitude lettrée dans la

Posture d’un imposteur : la bibliothèque d’Hervé Guibert

? L’autofiction à l’ère du soupçon

Académie d’été autour de « L’autobiographie et l’autofiction

Je d’ Yves Velan et les écritures de soi : du protestantisme au complexe d’Amiel.

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