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À ceux qui doutaient que le Yougoslave Branko Bokun (1920-2011) ait pu prendre un bain de soleil sur l’île de Ponza avec Mussolini prisonnier, il répondait que « dans ces années-là tout semblait irréel ». Entre roman noir et document historique, tension dramatique et dolce vita, telle est bien l’impression que laisse son singulier témoignage sur la Seconde Guerre mondiale.En 1941 il s’installe à Rome, officiellement comme membre de la Croix-Rouge, officieusement pour alerter Pie XII sur les massacres de Serbes orthodoxes et de Juifs perpétrés par des Croates catholiques avec la bénédiction du clergé. Dans cette Ville éternelle et interlope qui est successivement celle des fascistes, des occupants allemands et des libérateurs américains, il côtoie quelques hommes de bonne volonté et beaucoup de cyniques, des petites gens qui pratiquent l’art du double jeu et des espions de toutes nationalités qui finissent par ne plus savoir pour qui ils travaillent.Après avoir vécu cette tragicomédie à l’italienne, Branko Bokun tour-nera dans des péplums à Cinecittà et fréquentera la Sorbonne. Établi à Londres en 1960, il sera journaliste, dandy et anthropologue.Traduit de l’anglais par Danièle Momont. Introduction de Mario Pasa.

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Un espion au Vatican

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Branko Bokun

Un espion au Vatican1941-1945

récit

Traduit de l’anglais par Danièle MomontPrésentation de Mario Pasa

PAYOT

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Ouvrage dirigépar Mario Pasa

Titre original :SPY IN THE VATICAN

1941-1945

© 1973, Branko Bokun.

© 2014, Éditions Payot & Rivages, pour la traduction françaiseet la présentation.

106, bd Saint-Germain, Paris VI

ISBN : 978-2-228-91102-3

Illustration : Bettmann / Corbis.

Conception graphique : Étienne Hénocq.©

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PRÉSENTATION

Quand on demandait à Branko Bokun s’il avait réellementdiscuté sur l’île de Ponza avec le Duce déchu et prisonnier, ilrépondait : « Je sais que cela peut sembler irréel, mais dans cesannées 1941-1945 tout était irréel. » Entre document histo-rique et roman noir, tension dramatique et dolce vita, anecdoteslégères et réflexions profondes, telle est bien l’impression quelaisse ce déconcertant témoignage sur la Seconde Guerremondiale. Il a pour décors principaux la Rome du fascisme, laRome de l’occupation allemande et la Rome de la libération– autrement dit une seule et même Ville Éternelle, dont lamajorité de la population a fait du doppio gioco (le double jeu)un art de la survie.

Laissons Mussolini parler des Italiens sous la plume deBokun. Il vient de perdre le pouvoir et d’avoir soixante ans. Ce5 août 1943, tandis qu’il prend un bain de soleil et que somno-lent ses gardiens, il ne s’adresse plus à des Romains, comme ille faisait depuis le balcon du palazzo Venezia, mais à un jeuneétranger sur une plage de carte postale, dans cette belle Italiequi va bientôt signer un armistice et trahir le Reich :

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« Les Américains nous prennent tous pour des mafieux, lesAnglais pour des comiques ou des garçons de café, les Russespour des chanteurs. Les Français, eux, nous détestent parcequ’ils détestent tout le monde… Pour les Italiens, la trahison,au même titre que l’adultère, fait partie de l’amour. S’ils réus-sissent à trahir les Allemands, ils ne les en aimeront que plus.Bien sûr ils feront semblant de les haïr pour justifier leuraction, mais en leur for intérieur ils aimeront à jamais lesAllemands. Ce qui est encore plus étrange, c’est que de leurcôté les Allemands nous aiment aussi, même s’ils nous consi-dèrent comme une race inférieure. D’abord parce que, avantnous, personne ne les a jamais aimés ; ensuite parce qu’ilssont conscients que nous les sauvons de la plus terrible cata-strophe de leur histoire. Nous les sauvons de la défaite. Ils ontbesoin que nous restions leurs alliés pour pouvoir nousreprocher ensuite d’avoir perdu la guerre. »

D’aussi dangereuses liaisons sur fond cacophonique demandoline et de grosse caisse relèvent presque du théâtre deboulevard, voire du théâtre de l’absurde. Or les guerres sontprécisément ce que l’homme a inventé de plus tragiquementridicule et de plus tristement comique, nous laisse entendreBranko Bokun au fil de ces pages pleines de gravité etd’humour rédigées et publiées en anglais près de trente ansaprès la fin du conflit1. Trente ans encore et il se relisait dansune traduction italienne, si bien taillée pour le sujet2. Décédéle 1er janvier 2011 à l’âge de quatre-vingt-dix ans, il n’aura paseu le temps de découvrir la présente édition, en ce françaisqu’entre autres langues il maîtrisait aussi.

1. Spy in the Vatican. 1941-1945, Londres, Tom Stacey, 1973 (rééd. VitaBooks).

2. Una spia in Vaticano, Vicenza, Neri Pozza Editore, 2003.

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Il est né le 28 juin 1920 en Dalmatie mais a grandi dans leBanat, peuplé de Serbes, de Croates, de Hongrois, de Slovaques,de Roumains, de Tziganes, de Juifs, d’Allemands et même dequelques descendants de Français. Plus tard il aimera rappelerqu’en ce temps-là les gens autour de lui faisaient l’effort deparler ou de comprendre un autre idiome que le leur.

La guerre va faire taire toute tolérance et réveiller les vieuxdémons. Au printemps 1941, l’armée allemande pénètre enYougoslavie et les alliés du Reich (Italie, Hongrie, Bulgarie) seservent au passage. Le pays éclate, comme il éclatera un demi-siècle plus tard. Et comme un demi-siècle plus tard, la puri-fication ethnique devient synonyme de génocide. Dans l’État« indépendant » de Croatie, les oustachis catholiques massa-crent ou expédient en camp de concentration Serbes orthodoxes,Tziganes et Juifs avec la bénédiction d’une partie du clergé.

Branko quitte son pays en cette terrible année 1941. Déjàpolyglotte, il devient apatride et le restera jusqu’en 2000, quandil obtiendra la nationalité britannique. Entre-temps, il voyageraavec un passeport Nansen délivré par l’ONU. C’est parce qu’ilsera resté si longtemps sans patrie, expliquera-t-il à la fin de savie, qu’il aura pu observer l’humanité avec un aussi clair-voyant recul. Hazel Smith, qui a été son assistante, préfère direque c’est parce qu’il était « citoyen de tous les pays » qu’« ilpouvait voir des choses que les autres ne voyaient pas1 ».

Le narrateur d’Un espion au Vatican n’est pas son doubleparfait, l’intention de l’auteur étant de proposer un « journal

1. Je la remercie pour l’enthousiasme avec lequel elle a accueilli le projetd’une édition française et pour l’aide qu’elle m’a apportée au cours de montravail d’édition. Je remercie aussi Dedda Fezzi Price, une amie de BrankoBokun, pour sa lecture de la traduction.

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satirique fondé sur [son] expérience » plutôt qu’une autobio-graphie en forme de journal, mais tous deux se ressemblentcomme des frères. Notre jeune ex-Yougoslave dans la viecomme dans le livre campe trois personnages à Rome : offi-ciellement, il est membre de la Croix-Rouge, où il accueillebeaucoup de réfugiés venus des Balkans et d’ailleurs ; officieu-sement, il essaie d’alerter Pie XII sur tout ce sang quefont couler les oustachis au nom d’un dieu exclusivementcatholique et avec les encouragements de prêtres fanatiques ;plus officieusement encore, il vient en aide à des Juifs, passeulement yougoslaves, et à des prisonniers de guerre évadés– ou libérés à la faveur de la capitulation italienne deseptembre 1943, mais réduits à la clandestinité sous l’occupa-tion allemande. Il fait fabriquer de faux papiers, cherche del’argent et des planques, multiplie les contacts avec deshommes de bonne volonté, dont deux ambassadeurs auprèsdu Saint-Siège, l’Anglais Francis D’Arcy Osborne et CostaCukic, représentant du gouvernement yougoslave en exil.

C’est qu’au Vatican sont confinés des diplomates d’États enguerre avec l’Italie. L’existence de ce « camp d’internementhaut de gamme » explique en partie que Rome soit un vivierd’espions de toutes origines et de tous bords, qui au fil desévénements et retournements finissent par ne plus savoirpour qui ils travaillent. Une chose est sûre, cependant : onpeut identifier leur nationalité grâce à leurs souliers ! Parexemple, « les espions français se promènent toujours avecdes chaussures à semelles compensées et aux lacets cassés ».Notre narrateur espionne lui aussi : il côtoie des types loucheset recueille le plus d’informations possible sur ce qui se trameen ville et dans l’entourage du pape. Pour ce faire, il passebeaucoup de temps au café Golden Gate de la via Veneto,aujourd’hui Harry’s Bar. En ce sens, Branko demeurera un

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« espion » après la guerre : il ne se lassera jamais d’étudier legenre humain depuis les terrasses de café.

Autre adresse romaine stratégique : la pizzeria de Bonafede,qui a pour clients les membres du Sotto Vaticano, c’est-à-dire « les personnes les mieux informées sur ce qui se passevraiment derrière les murs du Vatican. Ce sont des femmes deménage, des standardistes, des électriciens, des jardiniers, desplombiers… Ces gens se trouvent en contact permanent avecla hiérarchie du Saint-Siège et représentent donc le plus fiabledes baromètres ».

Un espion au Vatican se lit comme se regarderait un filmtourné à Cinecittà. Les rôles secondaires y sont presque tousdes rôles principaux – mais la grande histoire n’est-elle pasla combinaison d’une infinité de petites histoires ? D’oùl’enchaînement des scènes de genre et des aventures insolites :deux Juifs qui ont trouvé refuge dans une tombe étrusque ydécouvrent un trésor ; un appartement où se cachent desex-prisonniers de diverses nationalités, dont un Françaispétainiste et un Français gaulliste, est baptisé la « maison defous de la via Nazionale » à cause des incessantes scènes deménage entre ces drôles de colocataires qui ne paient pas deloyer ; un marchand de chaussures dépareille les paires dansles boîtes en prévision du pillage de son magasin ; un officierde police cache un militaire américain qui a pour défaut detomber amoureux de sa femme mais pour qualité de donnerdes cours d’anglais aux enfants de l’immeuble… En attendantla libération, beaucoup de Romains sont prêts à payer pourhéberger des prisonniers de guerre alliés évadés et se blanchirainsi de toute compromission avec le fascisme et les Alle-mands ; afin de ne pas être raflés et expédiés dans les usinesdu Reich, d’autres Romains se promènent déguisés en curé ouen femme.

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On est en pleine comédie à l’italienne, et l’on pourrait enêtre choqué quand on se souvient que le livre s’ouvre avecl’évocation d’un génocide dans ce qui est déjà une ex-Yougo-slavie. Mais l’auteur reste hanté, et son lecteur avec lui, parune photographie montrant le cadavre d’un enfant de troisans égorgé par un oustachi. Il nous décrit un autre cliché surlequel un prêtre croate contemple un monceau de corpsdevant une église orthodoxe. C’est parce qu’il scelle ces crimescontre l’humanité dans les premières pages de son livre qu’ilpeut s’autoriser ensuite à nous faire sourire en décrivant lequotidien de cette même humanité dont, heureusement, leridicule ne tue pas toujours en temps de guerre.

Cet arte di arrangiarsi qui donne lieu à tant d’épisodescomiques dans le petit peuple de Rome a des conséquencesautrement plus tragiques quand il se pratique dans les hautessphères pontificales (bien qu’on y trouve quelques justes, dontun monsignor irlandais, Hugh O’Flaherty). Pie XII, le papeaux mains fines, « se considère comme l’arbitre suprême de lapaix, fait dire Bokun à un ambassadeur allié auprès du Saint-Siège. Il se trouve dans un tel état de fébrilité et d’exultationqu’il a fini par se leurrer au point d’imaginer qu’il n’était passeulement le pasteur du Christ mais Dieu Lui-même. Commetous les dieux, il s’est coupé de l’humanité, il s’est mis à consi-dérer toute chose d’en haut, du point de vue de l’éternité et del’universalité. Pour lui, la persécution des Juifs ou d’autrespeuples n’est que bagatelle. Il interdit désormais à tout lemonde, et particulièrement à nous autres diplomates étrangersemprisonnés au Vatican, de sortir dans les jardins lorsqu’il s’ypromène. Peut-être craint-il, à notre vue, de s’éveiller de sonrêve et de se rappeler les “bagatelles” du temps présent ».

Début juin 1944, alors que les Allemands quittent Rome etque les Américains s’apprêtent à y entrer, notre auteur-espion

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qui a échoué à réveiller le Saint-Père pour lui faire dénoncerl’une de ces « bagatelles » s’adresse cette fois au Soldatinconnu italien « en levant les yeux vers le monument préten-tieux qu’on lui a érigé » :

« Personne ne sait mieux que toi combien la vie est unecommedia… Pour les socialistes et les communistes, tu es ungrand patriote qui a donné sa vie pour leur cause. Aux yeuxdes fascistes et des démocrates, tu es un grand patriote qui estmort pour leur cause. Pour les révolutionnaires, tu es unhéros. Demain, les Alliés, les “libérateurs”, t’offriront desfleurs et des discours. Hier, tu as eu droit aux mêmes fleurs etaux mêmes discours de la part des Allemands, les “occu-pants”. Je suis certain que toi et les soldats inconnus d’autresnationalités formez au ciel un cercle à part afin que personnene vous entende rire. »

Dans l’immédiat après-guerre, Branko Bokun continue detravailler pour la Croix-Rouge à Rome. Jugé indésirable par lenouveau pouvoir communiste en Yougoslavie, il est lui-même plus que jamais un réfugié. Beaucoup de survivantset de personnes déplacées veulent commencer une nouvellevie hors d’Europe. Parmi ces candidats au départ se glissentd’anciens bourreaux aidés par des personnages troubles, et ced’autant plus facilement que la Croix-Rouge ne pose pas dequestions sur le passé des gens qui viennent à elle. Quelquessemaines avant sa mort, Bokun évoquera l’exfiltration denazis et d’oustachis devant des journalistes françaises pourune émission sur Klaus Barbie1.

1. Diffusée le 10 janvier 2012 sur France 2 dans la série « Un jour, unehistoire ». Interview de Florence Troquereau et Camille Ménager.

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À Rome toujours, le jeune homme termine des études ensciences économiques et sociales. Il se passionne aussi pourl’anthropologie puis devient étudiant en sociologie et psycho-logie à la Sorbonne. En 1949 il est de retour dans la capitaleitalienne. Il s’y marie deux fois, la première union étantannulée en bonne et due forme au Vatican par le tribunal dela rote. À l’occasion il joue dans des péplums, notammentparce qu’il est bon cavalier. (On le voit ainsi aux côtés dePeter Ustinov dans Quo Vadis.) Surtout, il se lance dans l’écri-ture : il sera journaliste, romancier, essayiste. Entre autresromans il rédige en italien Avventure di via Veneto1, « chro-nique satirique » sur la dolce vita – dont se serait inspiréFellini… sans l’associer en aucune façon à son film.

En 1960, il va s’installer à Londres avec sa seconde épouse,la princesse Francesca Ruspoli ; mais comme ce gentlemantrès cultivé et très mondain est quand même resté un peuyougoslave, il tombe amoureux d’une autre princesse, deYougoslavie celle-là, Élisabeth. Il partage avec elle, sur King’sRoad, une maison où sont reçus beaucoup de célébrités– personnages de la politique, gens du cinéma comme PeterSellers et Orson Welles, artistes et intellectuels en toutes disci-plines, sans oublier des représentants de familles royales. Onsurnomme d’ailleurs Mr Bokun le « roi de King’s Road » ; çan’est pas pour lui déplaire, cette artère étant un champd’observation aussi intéressant et divertissant que la viaVeneto depuis la terrasse du café Golden Gate (et que la Côted’Azur, où l’été il aime aller faire du bateau et retrouverd’anciens espions tels que l’écrivain Graham Greene et lecélèbre agent double Dusko Popov).

1. Rome, Nicolosi, 1956.

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Mais au titre de « roi de King’s Road » il préfère sans doutecelui d’« humoriste nomade », qu’il se donne dans sesMémoires1. Nomade pas seulement à cause de son passéd’apatride : il est nomade de nature, c’est-à-dire curieux detout et enchaîné par aucun préjugé, aucune langue, aucunnationalisme ; il n’est pas non plus prisonnier de lui-même caril a pour religion l’autodérision, ce qui lui donne le droit dejuger dérisoires bien des choses en ce monde. Quand on a luson espion au Vatican, on ne s’étonne plus qu’il ait développédans d’autres livres une théorie selon laquelle l’être humain estun enfant qui ne devient pas adulte. L’unique remède contrecette néoténie, c’est l’humour, qui « permet à l’Homo sapiensde mériter le titre de sapiens », et aussi de bien vieillir 2.

« Si nous sommes fiers d’être la seule espèce capable de rire,nous réalisons rarement que nous sommes aussi la seuleespèce risible », a-t-il écrit au soir de sa vie. Son humour nenous fait jamais perdre de vue que l’espèce en question peutêtre sinistrement risible. Bien au contraire. Quant aux lecteurshistoriens trop sérieux qui jugeraient que son témoignagehistorique n’est pas assez historique ni assez sérieux, onleur répondra qu’écrire de l’histoire c’est forcément réécrirel’histoire, qu’on soit universitaire, témoin ou romancier.

Mario PASA

1. Memoirs of a Nomadic Humorist : Irony, Pathos and Farce, Londres, VitaBooks, 2007.

2. Ces sujets sont développés notamment dans : Man. The Fallen Ape,Londres, Abacus, 1977 ; Humour Therapy, Londres, Vita Books, 1986 ;Humour. Old People’s Only Saviour, Vita Books, 2001 ; The Origin of the Mindand its Follies, Vita Books, 2005. Consulter aussi le site : vitabooks.com

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Un espion au Vatican

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15 juin 1941

Mon agenda de bureau est ouvert sur ma table de travail, auquartier général de la Croix-Rouge à Belgrade.

Il y a quatre mois, l’avenir semblait prometteur. Grâce auxrelations et aux ambitions de ma mère, j’avais décroché, àseulement vingt et un ans, un poste au ministère des Affairesétrangères yougoslave. Je me voyais déjà en train de régner surla diplomatie internationale avec la détermination d’unBismarck, la sagesse d’un Metternich et l’habileté d’un Talley-rand. Mais soudain, tout s’est effondré. Le 6 avril 1941, Hitleret ses alliés italiens, hongrois et bulgares ont envahi laYougoslavie : au terme de onze petits jours de combats, monpays était rayé de la carte. Rome et Berlin se sont partagé laSlovénie ; l’Italie a annexé la moitié de la Dalmatie, la secondemoitié revenant à la Croatie ; le Monténégro est devenu unprotectorat italien ; le Kosovo, ainsi qu’une partie de la Macé-doine, a été attribué à l’Albanie, occupée par l’Italie, tandisque la Bulgarie s’octroyait le reste du territoire ; la Serbie et leBanat ont été placés sous occupation militaire allemande ; laBacka, enfin, est revenue à la Hongrie.

On a proclamé l’indépendance de la Croatie, dirigée parAnte Pavelic, chef des oustachis. Ces derniers constituent ungroupe de fascistes croates entraînés pour mettre en œuvre

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dans les Balkans la politique italienne. En cette époqueprompte au sectarisme, les oustachis ont étayé leur idéologiesur le fanatisme catholique, avec l’espoir de s’adjuger lesoutien du Vatican. La population croate comporte depuistoujours une majorité de catholiques romains, à quoi vien-nent s’ajouter des Serbes orthodoxes, particulièrement enBosnie, en Lika et en Herzégovine. Dans ces provinces,Croates et Serbes vivaient jusqu’alors en harmonie, leursdifférences religieuses n’ayant que rarement mené, au coursde l’histoire, à de graves divisions ou à des événementstragiques.

À peine la Serbie s’est-elle trouvée occupée que DrazaMihailovic, ancien colonel, est entré en résistance contre lesforces d’occupation. Mais l’attitude des communistes asurpris tout le monde : hostiles à la guerre, ils ont déserté lesrangs de l’armée yougoslave lors des combats qui les oppo-saient pourtant à leurs plus farouches ennemis, les nazis et lesfascistes. L’URSS entretenant alors de bonnes relations avecHitler, les communistes du monde entier, sans se soucier deleurs intérêts nationaux, se sont rangés derrière les Russes.

Je travaille depuis près de trois mois pour la Croix-Rougeserbe. C’est là, en effet, qu’on a transféré la quasi-totalité desemployés du ministère des Affaires étrangères yougoslave, quin’existe plus.

Sous la férule de la Gestapo, Belgrade a sombré dans lechaos, le plus navrant des chaos, un chaos né de rêves perdus.Car l’homme qui perd ses rêves s’enfonce dans la torpeur. Orla police nazie, pareille en cela à toutes les polices des Étatstotalitaires, se méfie de la torpeur. Inévitablement, cetteatmosphère est devenue source de malentendus, et face auxAllemands tout malentendu peut se révéler fatal. Je tâchepour ma part de m’y soustraire en quittant la ville dès que

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l’occasion s’en présente : mon cousin Stevo a construit unemaison flottante amarrée à Ada Ciganlija, une île de la Save,où je vais pêcher souvent.

Ce jour-là, après avoir consulté mon agenda et constatéqu’aucun rendez-vous urgent ne me retenait à Belgrade, jedécide de me rendre sur la péniche.

« Bonjour ! » je lance gaiement à Stevo.Il ne me répond pas. Subjugué, il regarde fixement par une

fenêtre qui donne sur la rivière.« Salut ! » je lance encore en me rapprochant.Il continue à regarder droit devant lui d’un air absent. Il a le

teint pâle. Ses mains tremblent.« Si tu as des soucis à cause de la maison flottante, lui dis-je,

je peux t’aider. (L’a-t-on dénoncé parce qu’il l’a construitesans autorisation officielle ?) Tu sais que j’ai des amis dansl’administration.

– Bâtards ! jure âprement mon cousin. Bande de bâtards ! »Je m’approche de la fenêtre. Sur le pont latéral gisent des

cadavres en tas. À certains il manque les oreilles, à d’autres lesyeux, quelques-uns n’ont plus de visage. On leur a lié lesmains et les pieds au moyen de gros fil métallique.

« Que s’est-il passé ?… Mais que diable s’est-il passé ? »Le spectacle m’arrache un haut-le-cœur.« C’est un massacre de Serbes, de Juifs ou de Tziganes

commis par les oustachis. Avec eux, dans tous les cas, c’est lapeine de mort assurée. Les oustachis se montrent encore pluscruels que les Allemands… J’ai découvert les corps qui flot-taient sur la rivière près de l’embarcation. On avait entravé cesgens avant de les jeter dans l’eau pour qu’ils se noient. Il y adeux femmes parmi les victimes… Et même un gamin. Il nedevait pas avoir plus de quinze ans. »

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Je lance un nouveau coup d’œil en direction des cadavresenchevêtrés.

« J’en ai repéré plusieurs centaines d’autres, poursuit Stevo,mais je n’ai pas réussi à les attraper avec ma gaffe. » Il me tendune plaque métallique. « J’ai récupéré ça sur l’un des corps. »

SERBES POUR LE BAPTÊME CATHOLIQUE.« D’après les documents que j’ai trouvés dans leurs poches,

ils viennent tous de Bosnie… Nous devons leur offrir desobsèques dignes de ce nom… Et vite. Sinon les rats se charge-ront d’eux… »

À imaginer ces malheureux dévorés par les rongeurs, je suispris de nausées. Je n’ose plus les regarder.

Sur le chemin du retour vers Belgrade, je ne distingue plusque des rats. Ils sont partout. Même les autres passagers del’autobus me paraissent avoir une face de rat. J’ai l’impressionqu’ils ricanent à ma vue.

Je regagne immédiatement mon bureau pour y découvrirGlavni, mon supérieur hiérarchique. Avant la guerre, ilappartenait à la direction du contre-espionnage yougoslave.De son regard scrutateur et brillant, il n’avait pas son pareil,alors, pour désarçonner l’agent le plus impavide. Après lacapitulation, il a pris la tête du service d’aide aux personnesen détresse. J’éprouve une immense admiration pour Glavni.Il est l’un des hommes les plus intelligents qu’il m’ait étédonné de rencontrer.

« C’est exact ! confirme-t-il après que je lui ai décrit le spec-tacle dont je viens d’être le témoin sur le bateau de Stevo. Lesoustachis prennent un plaisir sadique à assassiner des inno-cents. En Croatie, les camps de prisonniers grouillent de gensqui s’apprêtent ainsi à mourir. Il faut faire quelque chose… Siseulement je savais quoi. Les massacres agissent comme unedrogue sur ceux qui les commettent, ils engendrent peu à peu

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