La réception de Kierkegaard chez Balthasar et Barth

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Claude BRUNIER-COULIN

LA RÉCEPTION DE KIERKEGAARD CHEZ BALTHASAR ET BARTH

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Claude BRUNIER-COULIN

LA RÉCEPTION DE KIERKEGAARD CHEZ BALTHASAR ET BARTH

Explorations dans la problématique du réel et du possible

ÉDITIONS FRANCISCAINES

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En couverture: Sören KIERKEGAARD

© éditions franciscaines 9, rue Marie-Rose 75014 PARISwww.editions-franciscaines.com

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Épigraphe pour dénoncer l’empire de la raison raisonnante

La tromperie la plus sûre est celle de la raison raisonnante, de la réflexion dénuée de passion

Sören Kierkegaard, Stades sur le chemin de la vie, Coupable non-coupable, p. 182

Beauté, c’est la dernière aventure où la raison raisonnante puisse se risquer, parce que la beauté ne fait que cerner d’un éclat impalpable le double visage du vrai et du bien

Hans Urs von Balthasar, La Gloire et la Croix, I, Apparition, p. 16

Connaître en communion avec celui qui est connu et en qui sont cachés tous les trésors de la sagesse et de la science (Col 2, 3). Tel est le changement radical, subi par l’homme et par sa propre histoire, dans la connaissance de Jésus-Christ. Combien cet intelligere est loin d’une simple opération de la raison raisonnante ou même contemplative, opération que l’on pourrait taxer d’« intellectu-alisme » et dont il serait possible de disqualifier et de dénoncer le résultat en prétendant qu’il n’est qu’une gnose vide

Karl Barth, Dogmatique, 23, p. 201

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S’il est vrai que selon Marcel Proust, la beauté nécessite la superposition de la pensée et du rythme1, on peut dire que cette appréciation s’applique tout à fait aux trois figures qu’apparente une communauté de passions intellectuelles et musicales: Kierkegaard, Balthasar et Barth.

La création artistique part d’une « vision » authentique de l’« intelligence ». Pour le musicien, les figures dominent sa conscience. Il doit les maîtriser par son oeuvre, les fixer créativement dans le monde immanent. Sa tâche consiste à entendre comme il convient, puis à incarner dans la musique ce qu’il a entendu. « Entendre » est ici absolument actif, activité imageante. Il ne doit rien inventer. L’oeuvre du théologien est la « dogmatique », dans le sens que l’intelligence est saisie de « ce qui parait ». Une « figure » apparaît, surgit et interpelle; elle acquiert sur le théologien une emprise, elle devient « autoritaire », le mettant en demeure d’obéir. La dogmatique est d’abord contemplation de l’unique figure de la Parole de Dieu, incarnée dans la chair, et ensuite dramatisation, c’est-à-dire mise en scène active. Le théologien aussi ne doit rien inventer. La Parole de Dieu semble préparer le travail du théologien et être le modèle qu’il ne pourra jamais atteindre; mais en soi, l’art du théologien est aussi indépendant, aussi apriorique que l’art du musicien. La musique contient davantage que le musicien ne le sait lui-même; la Parole de Dieu en contient davantage que tous les traités de théologie. A proprement parler, il n’y a donc pas de différence entre le musicien et le théologien. Ce qui les distingue est leur domaine ou leur objet. Le musicien véritable est lié par la plus grande authenticité musicale. Le théologien véritable est lié par la plus grande adéquation à la Parole de Dieu. Le musicien est affecté par les événements du monde

1 Marcel PROUST, Le côté de Guermantes, cité par Arthur KOESTLER, Le Cri d'Archimède. L'art de la découverte et la découverte de l'art, traduction de Georges Fradier, Éditions Calmann-Levy, Paris, 1965, pp. 294 et 295.

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extérieur et intérieur d’une manière très différente de celle de l’homrne habituel de la même façon que le théologien est à l’écoute de la Parole de Dieu d’une façon toute différente de l’homme ordinaire.

C’est sans doute parce que nulle part plus que dans la musique, il n’est manifeste que c’est l’esprit seul qui poétise l’objet, qu’elle a pris autant de place dans la vie de Kierkegaard, celle de Balthasar et celle de Barth, principalement à travers la musique de Mozart, respectivement dans Don Juan, La flûte enchantée et l’oeuvre symphonique. Dans la musique, le beau, objet de l’art, n’est pas donné ni ne se trouve déjà dans l’apparence. C’est ainsi qu’une musique inspirée, comme celle de Mozart, a cette particularité d’exprimer le mouvement qui va de l’exaltation, de l’éclatante ironie, jusqu’à l’instant de la déchirure. Elle est capable, à ses moments privilégiés, de nous faire entrevoir le mystère de la création divine; celui, aussi, de l’existence chrétienne qui repose sur la tension entre esthétique et dramatique. Elle nous invite aussi à monter sur la scène du théâtre du monde. Une formule dogmatique représente un essai pour exprimer en mots, exposer en concepts le contenu du récit. Le dogme, en tant que libellé, vient toujours après le récit, il procède du récit. Autrement dit, il ne naît pas de la formule ni avec elle; celle-ci ne fait que le fixer par écrit, elle l’enregistre. La théologie est la fixation et la musique la fluidité en images. La dogmatique représente une comptabilité de l’activité créatrice religieuse comme la musique est celle de l’activité créatrice musicale. D’un côté et de l’autre, les formules sont les produits d’une réflexion sur un donné.

Le musicien pourrait plutôt opposer aux schèmes logiques du théologien les multiples mouvements des doigts, du pied et de la bouche. Il prend en lui-même l’essence de son art; le moindre soupçon d’imitation ne peut l’effleurer. Mais, comme pour l’oeuvre théologique, chaque oeuvre musicale a un idéal a priori nécessité en soi, d’être. Il ne faudrait jamais lire une oeuvre théologique sans musique, ni écouter une oeuvre musicale ailleurs que dans une bibliothèque bien remplie. La théologie et la musique se trouvent l’une en face de l’autre comme des masses opposées. C’est parce que l’oeuvre de Dieu est une harpe éolienne, un instrument musical, que le théologien ne peut se passer de la musique. Les sons retrouvent en lui les touches qui ébranlent des cordes plus sublimes. Comme toute oeuvre musicale, toute oeuvre théologique est rythme; si l’on possède le rythme on possède l’oeuvre de Dieu.

Et, aussi, à l’origine, notre langue était bien plus musicale. Nos deux théologiens et notre musicien nous invitent ne pas la prosaïser, l’assourdir, mais faire en sorte qu’elle redevienne un chant. Tout contact spirituel ressemble au contact d’une baguette de musicien. Ce qu’il faut dire du chant choral des moines, c’est l’assentiment que rien ne peut retirer de l’esprit, qu’il ne porte nullement sur les points du dogme, mais sur la gloire de torrent, le triomphe, auxquels accède la force humaine. Les voix d’une majesté infinie, en même temps mouvementées, sûres d’elles, s’élèvent en un choeur d’une incroyable force, elles s’élèvent comme par vagues successives et variées, atteignant lentement l’intensité, la précipitation, la richesse folles. Tout peut devenir instrument musical. La voix humaine est à la fois le principe et l’idéal de la musique

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instrumentale. Notre âme a la notion de la musique et s’y complaît. Le son est substance d’air, âme d’air; le mouvement propagateur de l’air est une affection de l’air par la note. La musique parle une langue universelle, par laquelle l’esprit est excité librement et sans but. Elle lui fait un tel bien, lui est si connue et si familière, qu’il lui semble qu’il se trouve dans sa patrie. Celui à qui les effets d’un contact spirituel, comme celui à qui les effets d’une baguette magique semblent magnifiques, fabuleux, prodigieux, doit toujours se souvenir simplement du premier regard significatif, du premier baiser, de la première étreinte de l’aimée. Le charme et la magie de ces moments avec celle qui est toujours le « premier amour », selon Kierkegaard, sont également fabuleux et étranges, inexplicables et éternels. Tout personne aimée est le centre d’un paradis. Un amour existentiel passionné, qui s’empare de toute la personne, crée une immense soif d’infini. Une fois touché par cet amour, nous pouvons voyager d’un bout à l’autre de la terre, endurer d’incroyables souffrances, tout abandonner avec le sourire. Tel est l’amour qui remplit le coeur du psalmiste quand il s’écrie: « J’étends mes mains vers toi. Mon âme soupire vers toi comme une terre desséchée » (Ps 143, 6). Celui qui perçoit que cet amour est un feu ardent qui peut envelopper la personnalité et faire éclater l’individu ressent, fût-ce à un faible degré, l’amour passionné que Dieu lui porte. Si Dieu nous montre un moment sa face, s’il nous découvre le moindre de ses secrets, s’il a blessé notre coeur, alors, il nous est facile de faire notre les paroles du Cantique des Cantiques: « Les grandes eaux ne peuvent éteindre l’amour. Et les fleuves ne le submergeraient pas. Quand un homme offrirait tous les biens de sa maison contre l’amour, Il ne s’attirerait que le mépris » (Ct 8, 7). Tel est l’amour qui inonde le coeur de Paul, quand il s’exclame: « J’ai le désir de m’en aller et d’être avec Christ... » (Ph 1, 23). Pour rendre cet amour vraisemblable, Dieu a donné à l’homme un coeur capable d’aimer, donc d’entrer avec les autres êtres humains dans une relation d’intimité telle qu’ils puissent se dire: « Tu es ma vie et je suis la tienne ». Si bien que plus nous approfondissons la relation humaine, moins nous paraît invraisemblable que Dieu veuille entrer en relation avec nous pour nous faire comprendre qu’il nous aime. C’est ainsi que la relation humaine la plus profonde rend d’abord possible à nos yeux l’amour divin, puis nous le fait accepter jusqu’à en faire le coeur même de notre béatitude. Ce qui se révèle dans la relation humaine, ce n’est pas seulement le coeur de l’homme, c’est aussi celui de Dieu. « Dieu est amour », dit saint Jean. Si l’on regarde notre histoire, il apparaît de plus en plus que Dieu ne se révèle pas autrement que dans le jeu infini des relations qui l’unissent à l’homme et qui unissent l’homme à la femme. La révélation de Dieu se fait donc par et dans la relation. L’homme et la femme, ne sont pas seulement en commun, mais aussi chacun pour soi une « image de Dieu », et, ainsi, la relation immédiate de chacun avec Dieu reste garantie. Et cette relation est toujours le fruit de l’esprit. Et surtout, ce qui est fondamental, le fait que l’homme et la femme ne se rencontrent dans la chair que s’ils y expriment toute la vérité de leur esprit, qui est le coeur de leur être. La profondeur de Dieu, c’est son intériorité, c’est cette vie intime de relations que le Christ est venu nous révéler, c’est l’amour, car l’amour est la

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source, le mode et la réalité même de la relation, qui nous permet de comprendre ce qu’est cette vie intime de Dieu. L’amour est aussi de nature musicale, à ce point, qu’il est, comme le chant, ivresse et enthousiasme: « L’amour a des propriétés semblables à celles du chant. Quand il est exprimé, il trouve un écho; mais le fait qu’il soit exprimé signifie aussi que celui qui aime touche à quelque chose qui jusqu’ici était son bien secret, et s’en destitue afin qu’il aille son chemin, que personne ne peut prévoir à l’avance. Son amour va-t-il interpeller, va-t-il produire tout son effet? Mais la puissance contenue en lui est plus forte que lui: elle veut et doit sortir, de même que le chanteur doit chanter, de même celui qui aime doit donner à son amour la liberté. S’il la lui donne, c’est la preuve que cet amour est authentique en lui, qu’il n’est pas retenu, qu’il n’attend pas une occasion meilleure. Dans l’amour il y a une force qui contraint »2.

2 Adrienne von SPEYR, L'amour, Traduit par Isabelle de Laforcade et revu par Isabelle Isebaert, Postface de Hans Vrs von Balthasar, Éditions Culture et Vérité, série « Adrienne von speyr », n° 15, Bruxelles (Belgique), 1996, p. 105.

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INTRODUCTION

Ici, il va être question du rôle et de l’influence de Kierkegaard, la « voix la plus véhémente et la mieux connue de ces défenseurs de la subjectivité infinie »1, c’est-à-dire de la pensée qui s’est dressée contre la prétention hégélienne d’achever la philosophie classique et son obstination à asseoir l’empire de la Raison. Pour Kierkegaard, le professor publicus ordinarius2, a pipé les dés, par sa débauche dialectique, il a rendu invivable l’existence vécue en ne la considérant que de façon abstraite, sub specie aeterni3, en la déshistorisant4. Hegel a compris le désespoir comme un simple moment provisoire sur le chemin du Savoir absolu, il a identifié l’immortalité à l’Idée, il a retiré l’exaltation, les ressources les plus belles de l’existence, la tension qui est au coeur de l’existence humaine, au coeur de l’Etre, du Fini, de l’Infini. Il a réduit la subjectivité à un moment de la constitution de l’Esprit. Dans l’effort pour dire le sens de l’existence humaine en sa finitude, la pensée

1 Xavier TILLIETTE, Le Christ des philosophes, Éditions Culture et Vérité, collection « Ouvertures », n° 10, Namur (Belgique), 1993, p. 132. Pour Xavier Tilliette, « ce solitaire vaut d’ailleurs une armée ». Ernst Bloch évoque l’« âme solitaire » in Ernst BLOCH, Le principe espérance, traduit de l'allemand par Françoise Wuilmart, tome III, Éditions Gallimard, Paris, 1976, p. 53 et 54: « L’âme solitaire, avec son dieu, fait de la solitude (…) le théâtre principal de l’aventure et de la rédemption chrétiennes. C’est ainsi que la volonté du dernier chrétien protestant digne de ce nom, Kierkegaard, son recours à l’existence, est subjectivement aussi bien qu’objectivement, un recours à la solitude ». 2 Sören KIERKEGAARD, Oeuvres complètes, Traduction de Paul-Henri Tisseau et Else-Marie Jacquet-Tisseau, Éditions de l’Orante, Paris, 1972, Tome 5, La répétition, p. 55. 3 SPINOZA, Étbique, Introduction, traduction, notes et commentaires, index de Robert Misrahi, Éditions Presses Universitaires de France, collection « Philosophie aujourd'hui », Paris, 1990, II, prop. 44, cor. II, p. 143.4 Friedrich NIETZSCHE, Oeuvres philosophiques complètes, tome VIII, Le crépuscule des idoles. Textes et variantes établis par Giorgio Colli et Mazzino Montinari, traduit de l'allemand par Jean-Claude Hémery, Éditions Gallimard, Paris, 1974, p.75.

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contemporaine s’est déployée selon deux axes. D’une part, une étonnante diversité de figures, mais sans se démarquer du regard du plus prodigieux effort, tenté par Hegel, pour rendre raison de l’idéalité du fini, cette « proposition principale de la philosophie »5. D’autre part, une recherche pour dépasser une pensée purement rationnelle, plus exactement « un effort de rationalisation d’un fond que la raison n’atteint pas »6, « une voie que nous devons suivre toujours pour... n’atteindre aucun but »7, c’est-à-dire un effort pour ne pas en rester sur un constat d’échec. Lorsque la réflexion métaphysique est mise en oeuvre pour en déduire des faits historiques, des réalités existentielles, alors la conscience religieuse se révolte. Dans cette démarche, c’est l’homme lui-même qui est remis en question, c’est-à-dire son existence, son destin, le sens qu’il leur donne. Pour une conscience religieuse, il s’agit de savoir si ce qu’elle considère comme sa vérité n’est qu’un des moments de la vérité totale. Si le Dieu qui est décrit dans la Bible est le « vrai Dieu », et pour qu’il puisse l’être, nécessairement la conscience religieuse ne peut pas se contenter d’élaborer des formules, elle doit s’exprimer dans une vie authentique, qui est dans l’ordre de la transcendance, dans un ordre qui est spécifiquement hors de celui de la rationnalité. La question centrale est de savoir si l’essence et la réalité du fait religieux peuvent entrer dans des catégories de la connaissance, si la vie chrétienne est essentiellement un savoir, et inversement si à partir d’un savoir sur le christianisme il est possible de « devenir chrétien ».

Ainsi donc, il a fallu l’expérience religieuse et la profondeur de l’analyse philosophique conjuguées ensemble chez un homme qui portait l’humilité devant la vérité du chrsitianisme jusqu’à refuser de s’avouer chrétien pour agir avec une telle force sur la pensée contemporaine, pour « poser l’aporie sous sa forme la plus aigüe (...) est-il absolument possible, à partir de la science du Christianisme, de “devenir chrétien” »8?. Autant dire que l’objet que l’on se propose d’étudier est d’une importance telle qu’il importe de bien préciser d’abord ce à quoi le texte qui suit peut prétendre « devenir chrétien ».

L’oeuvre entière de Kierkegaard, consacrée au service du christianisme, restée longtemps dans l’oubli, souvent négligée, qui apparaît sous une forme diverse, complexe, dans des textes d’une richesse foisonnante, reste surtout énigmatique et mystérieuse. En parcourant son oeuvre à travers le Concept d’Ironie, l’Alternative, les

5 Georg-Wilhelm-Friedrich HEGEL, Précis de l'Encyclopédie des sciences philosophiques, la logique la philosophie de la nature la philosophie de l'esprit, traduction de Jean Gibelin Librairie Philosophique J. Vrin, collection « Bibliothèque des Textes Philosophiques », Paris, 1979, § 95, p. 83.6 Jean WAHL, Le malheur de la conscience dans la philosophie de Hegel, Les éditions Rieder, Paris, 1929, p. 145.7 Paul FLORENSKY, La colonne et le fondement de la vérité, Traduit du russe par Constantin Andronikof, Éditions l'Âge d'Homme, collection « Slavica », Lausanne (Suisse), 1975, p. 28. Florensky oppose l’intuition et le discursif sous la forme d’un proverbe: « l’intuition aveugle est mésange dans la main, le raisonnement est grue dans le ciel ».8 Étienne GILSON, L’Être et l’Essence, Librairie Philosophique J. Vrin, collection « Bibliothèque des Textes Philosophiques », Paris, 1994, p. 229.

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Stades sur le chemin de la vie, le Post-Scriptum, le Traité du Désespoir et l’Instant, sa pensée se déploie constamment au coeur d’un approfondissement spirituel et d’une réalisation esthétique qu’il a lui même située de la façon suivante:

Cette consécration, qui remonte assez loin en arrière, portait que même si je ne parvenais jamais à être chrétien, j’emploierais pour Dieu tout mon temps et tout mon zèle, du moins pour mettre en pleine clarté la nature du christianisme et le point où règne la confusion dans la chrétienté; c’est un travail auquel je me suis au fond préparé depuis ma première jeunesse9.

La question que traite Kierkegaard porte sur le mode de connaissance. Il y a, peut-être, des objets de connaissance qui sont complètement extérieurs au sujet, de telle sorte que l’on puisse en avoir une connaissance objective. Mais il y a des objets que l’on ne peut connaître que de façon subjective. Le Christianisme en est un. En effet, l’intérêt du sujet pour sa « félicité éternelle » est constitutive du fait chrétien. Le Christianisme est, de ce fait même, subjectivité et intériorité, il ne peut être connu que subjectivement. L’essence même du christianisme est totale subjectivité, et il est impossible d’avoir une connaissance objective du christianisme, car il est impossible d’avoir une connaissance objective d’un objet qui n’est par définition que pure subjectivité. La critique que Kierkegaard formule envers l’hégélianisme recoupe celle que Nietzsche fait à propos de la métaphysique. En effet, comme pour Nietzsche, la recherche de l’essence doit nécessairement aboutir à un jugement. Toute qualification s’enracine dans le projet d’un certain « existant ». Kierkegaard, comme Nietzsche, met désormais en demeure, le philosophe d’engager, à titre d’« individu », sa responsabilité dans l’aventure de la pensée et de tenir compte de sa contingence historique. L’histoire n’est pas une entité abstraite qui manipule la réalité, le langage, les hommes, pour poursuivre et accomplir son dessein10. Le discours religieux n’est un pas un discours anonyme. Par conséquent, il n’est pas possible de connaître le christianisme sans être soi-même chrétien.

Quand il s’agit d’une observation pour laquelle l’observateur doit être dans un état déterminé, il est vrai de dire, n’est-ce pas, que s’il n’est pas dans cet état, il ne connaît rien du tout11.

Le rapport de la connaissance à l’existence, pour la seule raison que l’existence chrétienne ne peut pas être enfermée dans la spéculation, se pose toujours avec Kierkegaard sous la forme du tout ou rien. La dialectique de Kierkegaard est toute entière articulée et organisée à partir de cette unique question qui fait sens pour l’homme: le problème religieux. La question qui nous occupe de son influence dans la pensée moderne, apparaît lorsque l’on cherche à savoir s’il est possible de faire

9 Sören KIERKEGAARD, Oeuvres complètes, op. cit., Tome 16, Point de vue explicatif de mon oeuvre, p. 66, note *.10 L’objection de Kierkegaard rejoint aussi celle de Marx (cf. Merleau-Ponty, Sens et Non-Sens).11 Sören KIERKEGAARD, Oeuvres complètes, op. cit., Tome 11, p. 50, note *.

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de la métaphysique à partir de la seule existence du sujet religieux: reconnaître l’existence implique-t-elle la négation de la métaphysique, de l’ontologie? Chez Kierkegaard, le problème de l’existence est celui de son existence chrétienne. Cette question surgit du fait que sa pensée, essentiellement religieuse, s’oppose à l’hégélianisme, qui n’est pas seulement une philosophie de la religion. Hegel a voulu réaliser un système achevé dans lequel la religion a sa place qui lui revient. C’est précisément parce que Kierkegaard s’est opposé à la notion même de système, et pas seulement à la philosophie de Hegel, que des thèmes de son oeuvre constituent le substratum commun d’un nombre important de philosophies et de théologies contemporaines.

La pensée de Hans Urs von Balthasar12 est ancrée sur la figure singulière de Jésus-Christ en qui il y a une « évidence » dans laquelle le chrétien trouve sa norme. C’est le mot « apparition » qui désigne l’expression de l’amour intra-divin. Cette apparition s’est produite dans la personne de Jésus-Christ, le Verbe incarné. L’amour de Dieu possède, intrinsèquement, sa propre « évidence » (objective et subjective). La théologie s’accomplit alors avec pour référence l’analogie du beau, le beau comme transcendantal, dans la perception que l’homme peut en avoir. Rien n’autorise l’homme a priori à accepter ou à refuser la révélation de Dieu. Ainsi, dans la ligne de Kierkegaard, l’expérience esthétique représente la meilleure approximation de l’auto-révélation de Dieu. La révélation n’a d’autre raison qu’elle-même, sa lumière rayonne d’elle-même. Dans les Prolégomènes de la Dogmatique, Karl Barth, à la suite des reproches protestants et catholiques, définit clairement sa position à la fois vis-à-vis de la position existentialiste et de l’analogie de l’être13. Dans la Dogmatique, Barth développe sa doctrine de la grâce dans laquelle il refuse tout a priori provenant de l’analogie de l’être. Pour bâtir une théologie libre de toute idéologie, Barth la fonde à partir de Calvin (omnis recta cognitio Dei ab obedientia nascitur14), de saint Anselme15

12 Xavier Tilliette montre la place que tient Hans Urs von Balthasar; in Xavier TILLIETTE, Le Christ de la philosophie, op. cit., p. 11: « Ses livres constituent la Somme théologique du siècle, même en face de Karl Barth et de Karl Rahner. Nous avons tant appris de sa culture fabuleuse, de son sens théologique et spirituel, de la lumière juste et sereine qu’il portait sur tous les problèmes. C’était un géant. Mais plus remarquable encore que sa science et son génie était sa modestie. Si haut de taille, il était de plain pied avec les petits auxquels est promis le Royaume des cieux. Son temps précieux, parce qu’il savait le remplir, il I’a dépensé et même dilapidé dans une multitude de services. Il n’a jamais estimé que son extraordinaire supériorité le dispensait de traduire, et de traduire largement, de moindres que lui. Son oeuvre immense est en somme ce qui reste de sa charité, le peu de temps que son dévouement a pu épargner. Fils d’lgnace jusqu’aux moelles, Balthasar est de ceux qui ont appris le Christ et nous l’ont fait connaître, “et la puissance de sa résurrection, et la communion de ses souffrances, et la conformité à sa mort” (Ph 3, 10) ».13 cf. Philibert SECRETAN, « L’analogie; Przywara, Analogia Entis », Les Etudes philosophiques, 1989, n° 3/4. 14 Jean CALVIN, Institution de la religion chrétienne. Mise en français moderne par Marie de Védrines & Paul Wells avec la collaboration de Sylvain Triqueneaux, Éditions Kerygma, Aix-en-Provence. Éditions Excelsis, Charols, 2009, I, 6, 2

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(fides quaerens intellectum16), et de Kierkegaard. La théologie de Barth est renvoyée à son objet propre: c’est l’acte de Dieu en Jésus-Christ qui donne naissance à la théologie. Barth s’interroge sur « les présuppositions et les conditions auxquelles Dieu se révèle connaissable »17. Kierkegaard lui permet de poser le problème de l’incarnation en tant que rapport de sa réalité à sa possibilité. La méthode de Barth pose les fondations d’une théologie de la Parole prise dans la révélation divine, ceci en transgressant les antinomies du type être et acte, foi et raison, entendement et volonté, élection et liberté, miséricorde et justice et les dialectiques qui leur sont propres. Cette révélation prend corps à l’intérieur de notre connaissance effective du Dieu Père, Fils et Esprit, dans l’Eglise.

Voici qu’apparaît ce que l’on appelle communément la philosophie existentielle. L’existentialisme n’est pas le rationnalisme ou l’idéalisme, même si Descartes, Kant, Spinoza ou Hegel ont écrit sur la morale, l’éthique ou l’esthétique. Le rationnaliste écrit ce qu’il pense, le philosophe existentialiste écrit ce qu’il vit; là c’est l’idée qui crée l’oeuvre et en assure la cohésion, ici c’est son existence qui la porte et diffuse à travers des ouvrages aussi variés que des écrits philosophiques, des poèmes, des méditations, des essais. Il est clair que la communication avec le lecteur n’est possible, pour tout discours philosophique, que s’il est bâti avec des prédicats, avec une structure formelle non-contradictoire. La différence d’avec le rationnalisme tient à ce que la philosophie existentielle se constitue à partir du réel, de sorte que l’intelligibilité des faits est établie à partir du bon sens, du vécu. L’existentialisme renonce à construire une

15 Le retour de Barth à saint Anselme, « fondateur de la scolastique », avait pour but de dépasser les méthodes développées dans la scolastique (catholique ou protestante), fondées sur la logique et la dialectique, qui avaient été définies par le Sic et Non d’Abélard. Pour Barth, la théologie scientifique qui suivit la réforme (Gerhardt, Quenstedt, Polanus) avait été incapable d’y parvenir car elle manquait d’outils philosophiques indispensables. L’effort de Barth consiste à développer une théologie en l’articulant autour de nouveaux modes de pensée pour dépasser les philosophies issues de la modernité; cf. Karl BARTH, Dogmatique, traduction française de Ferdinand RYSER, Éditions Labor et Fides, Genève, 1953-1972, 26 volumes, 1, p. 15: « L’intellectus fidei (n’est pas) la répétition d’un legere croyant, mais réellement un intellectus legere de l’Ecriture et du dogme, sans égard au fait de leur autorité donnée » et pp. 16ss.; et Dogmatique, 7, p. 7: « la théologie a pour tâche de comprendre la révélation attestée par l’Ecriture, sa méthode devra nécessairement se distinguer de celle de la philosophie et de l’histoire des religions »; cf. Karl BARTH, Saint Anselme, Fides quaerens intellectum, la preuve de l’existence de Dieu, traduction française de Jean Corrèze, préface de Michel Corbin, Éditions Labor et Fides, collection « Lieux théologiques » n° 7, Genève, 1985; cf. Thomas F. TORRANCE, Karl Barth: Introduction to Early Theology, 1910-1931, T & T Clark International, Londres, 1962, pp. 180ss. Dans l’église catholique, le débat entre molinistes et jansénistes était également une manifestation de la même incapacité: cf. Jean LAPORTE, Le rationalisme de Descartes, Presses Universitaires de France, collection « Épiméthée », Paris, 1990, pp. 277 et 278.16 ANSELME DE CANTORBÉRY (saint), Proslogion, Intoductions, traduction et notes par Michel Corbin, s.j., Éditions du CERF, Paris, 1986, I.17 Thomas F. TORRANCE, Science théologique, traduit de l’anglais par Jean-Yves Lacoste, Presses Universitaires de France, collection « Théologiques », Oxford 1969 et Paris, 1990, p. 24.

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pensée systématique, refuse de considérer que toute idée est immédiatement lestée de réel, du seul fait qu’elle est émise, d’admettre cette tranquille assurance dans laquelle la certitude de la déduction est strictement identique à celle de l’intuition. Renoncer à la pensée positive nous amène à discuter de la légitimité d’une pensée dans laquelle l’oeuvre se confond avec la personne, d’écrits qui s’alimentent à des nourritures poétiques, théâtrales, musicales autant que philosophiques. L’existentialisme ne saurait suivre le rationalisme, pensée critique par définition, et qui ne s’occupe pas de la valeur de ses conclusions dans le monde de la subjectivité. Ici, un homme écrit ce qu’il vit, et la construction conceptuelle du message est à décrypter à travers les crises, les difficultés intérieures, le rêve, les tragédies avec son père, avec Régine; ici, c’est dans les pulsations de l’homme que se dévoile l’élaboration de la philosophie. Dans ce sens « Kierkegaard a raison: la douleur, le besoin, la passion, la peine des hommes sont des réalités brutes qui ne peuvent être ni dépassées ni changées par le savoir »18, de même que « la liberté de penser de nos savants n’est à mes yeux qu’une plaisanterie, il leur manque dans ces choses-là ma passion, ma souffrance »19. Contrairement à Descartes, pour qui le seul exercice de la pensée qui a un sens est celui pour lequel notre raison a été faite, même si sa philosophie repose sur le cogito, terme tout à fait existentiel, il faut trouver des formulations philosophiques dont la norme souveraine est notre existence, et non notre raison. L’effort de Kierkegaard est la présentation d’une expérience subjective, dans un plan intelligible et philosophique, sans cesse retouché, jamais définitif. L’écriture du texte est sans cesse à faire, à refaire. Alors, nous pouvons parler de l’unité de l’oeuvre: il ne s’agit pas d’une unité conceptuelle, elle tient dans une représentation cohérente où l’on retrouve tous les genres de la vie. L’exploration du sujet toujours renouvelée, seule base réelle de la réflexion, est le lieu d’un dépôt qui a valeur philosophique.

Toute compréhension, enseignaient les pythagoriciens, et Platon par la suite également, prend forme dans le domaine des idées. Or, l’existence, par essence, est exactement le contraire de l’idée. Mais le monde intelligible a pour fondations l’existence. L’existence n’est pas seulement une vision, et la contingence du quotidien crée des couches de significations qui, en se superposant, obscurcissent la réalité existentielle. Lorsque les membres de l’équipage d’Ulysse tombèrent, à Aea, sous le charme de la plus belle et la plus dangereuse des magiciennes, Circé retirait aux hommes cette réalité mais prenait soin de leur laisser la raison pour qu’ils sachent qu’ils restent toujours des hommes. Après le récit de la Genèse qui montre que l’existence est incompréhensible, les Grecs ont donné une explication cosmologique de l’existence. Avec les modernes, l’existence est présentée comme un concept, elle est dissociée du monde, elle ne nous permet pas de le comprendre, et l’homme, par 18 Jean-Paul SARTRE, Critique de la Raison dialectique, texte établi et annoté par Arlette Elkaïm-Sartre, Gallimard, collection « Bibliothèque de philosophie », Paris, 1960 et 1985, tome I, p. 19.19 Friedrich NIETZSCHE, L'Antéchrist, textes et variantes établis par Giorgio Colli et Mazzino Montinari, traduits de l'allemand par Jean-Claude Hémery, Éditions Gallimard, Paris, 1974, tome VIII, § 8.

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conséquent, tente de se comprendre lui-même à partir d’une incompréhensibilité. La contingence est commune à l’en-soi et au pour-soi20, seul le pour-soi peut comprendre l’en-soi, et l’« analyse ontologique de la mondanité du monde » ne peut se faire qu’à partir d’« une interprétation de la mondanité de l’existant »21. En particulier, avec Descartes, révélateur parce qu’il est peut-être de tous les philosophes classiques à la fois le plus loin et le plus près de Kierkegaard, Dieu22

garantit l’évidence du cogito et la nature23 garantit les idées bien qu’elles soient obscures et confuses24. L’exemple de Descartes, à cet égard, montre que l’histoire de la philosophie n’évolue pas de façon inévitable vers des systèmes de pensée logique et positive. En effet, la philosophie cartésienne est aussi philosophie de l’existence. A côté du Discours de la méthode qui est « l’histoire de mon esprit »25, il y a du vécu dans les Méditations métaphysiques et de la souffrance dans les Passions de l’âme. Toutefois, dans le monde qui l’entoure, l’homme « se regarde comme égaré dans ce canton détourné de la nature », « également incapable de voir le néant d’où il est tiré, et l’infini où il est englouti »26.

20 Jean-Paul SARTRE, L'Être et le Néant, Éditions Gallimard, collection « Bibliothèque de philosophie », Paris, 1943, pp.121 ss.21 Martin HEIDEGGER, Être et Temps, traduit de l'allemand par François Vezin d'après les travaux de Rudolf Boehm et Alphonse de Waelhens (première partie), Jean Lauxerois et Claude Roëls (deuxième partie), Éditions Gallimard, collection « Bibliothèque de philosophie », Paris, 1986, § 14, p. 65. 22 René DESCARTES, Méditations métaphysiques, Troisième Méditation, De Dieu; qu'il existe, Éditions Flammarion, collection « Gf Bilingue », numéro 328, Paris, 2011, p. 446: « L’idée, dis-je, de cet être souverainement parfait et infini est entièrement vraie; car, encore que peut-être l’on puisse feindre qu’un tel être n’existe point, on ne peut pas feindre néanmoins que son idée ne me représente rien de réel, comme j’ai tantôt dit de l’idée du froid. Cette même idée est aussi forte et fort distincte, puisque tout ce que mon esprit conçoit clairement et distinctement de réel et de vrai, et qui contient en soi quelque perfection, est contenu et renfermé tout entier dans cette idée ».23 René DESCARTES, Méditations métaphysiques, op. cit., Sixième Méditation, p. 485: « je me ressouvenais aussi que je m’étais plutôt servi des sens que de la raison, et que je reconnaissais que les idées que je formais de moi-même n’étaient pas si expresses, que celles que je recevais par les sens, et même qu’elles étaient le plus souvent composées des parties de celle-ci, je me persuadais aisément que je n’avais aucune idée dans mon esprit, qui n’eût passé auparavant par mes sens ».24 Ibid., p. 480: « Il n’y a point de doute que Dieu n’ait la puissance de produire toutes choses que je suis capable de concevoir avec distinction; et je n’ai jamais jugé qu’il fût impossible de faire quelque chose, qu’alors que je trouvais de la contradiction à la pouvoir bien concevoir. De plus, la faculté d’imaginer qui est en moi, et de laquelle je vois par expérience que je me sers lorsque je m’applique à la considération des choses matérielles, est capable de me persuader de leur existence: car quand je considère attentivement ce que c’est que l’imagination, je trouve qu’elle n’est autre chose qu’une certaine application de la faculté qui connaît, au corps qui lui est intimement présent, et partant qu’il existe ».25 René DESCARTES, Discours de la méthode, Textes et commentaires d'Étienne Gilson, VRIN, Paris, 1987, Première partie: « je serai bien aise de faire voir, en ce discours, quels sont les chemins que j’ai suivis, et d’y représenter ma vie comme en un tableau ».26 Blaise PASCAL, Pensées, II, § 132, pp. 153 et 154.

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Arrivés à ce point, il faut prendre garde que l’exploration du sujet, bien que n’appartenant en propre qu’au philosophe, ne peut faire table rase pour construire un système du monde. C’est avec Descartes, et avec le rationalisme, que le philosophe considère que rien n’existe avant lui, et qu’en définitive il n’y a pas de philosophie sans critique. Alors, chacun reconstruit son oeuvre propre, en empruntant des termes que l’on transforme radicalement, par un effet de la dialectique et que ces termes entretiennent des relations inédites avec le reste du système. Ici, revenons à ce que saint Thomas d’Aquin dit sur l’existence. L’existence n’est pas un concept: ce qui est in intellectu n’est pas in rerum natura27: l’entendement fait comprendre la nature des choses, il a un rapport avec le monde, il met en oeuvre des concepts, cela jusqu’à un certain point. Lorsqu’il n’y a plus de mots, lorsqu’il n’y a plus de concepts pour décrire la réalité, et en particulier pour dire et comprendre l’homme lui-même, alors l’existence apparaît. L’histoire de la pensée s’est figée, elle a atteint le point où le noyau ontologique résistant n’est plus qu’une coquille vide, dans laquelle toute vie a été supprimée, une coquille qui ne contient que quelques concepts. Pour Kierkegaard, le retour à l’antiquité ne suffit pas à redonner un sens à notre existence, le retour seul au socratisme est une démission et nous conduit vers un monde impersonnel, au nihilisme, à un monde abstrait, à l’absurde, à la tyrannie, à l’enfer:

L’histoire du monde finira par n’être que verbiage. On abolit tout à fait l’action; pour autant qu’il arrive quelque chose, tout est évènement. Le pouvoir qui se trouve le plus fort n’agit pas - encore moins y a-t-il à la tête un individu, un héros. Non, c’est en tant qu’abstraction que l’on contraint in abstracto le plus faible à faire quelque chose, passivement - et ce sera là l’évènement.28 Vivre sous un pareil régime est ce qui forme le plus pour l’éternité, mais c’est le pire supplice tant qu’il subsiste. On ne peut avoir un seul désir comme chez Socrate, celui de mourir et d’être mort. Car Socrate a subi cette a-spiritualité du Nombre devenu Gouvernement, où nous sommes tous égaux non devant Dieu (...) mais devant le nombre! Et le nombre est ce mal même qu’indique aussi l’Apocalypse avec tant de signification [Ap 13, 18; 15,2]29.

27 THOMAS D’AQUIN (saint), Somme contre les gentils, Traduction du latin par R. Bernier, M. Corvez, M.-J. Gerlaud F. Kerouanton et L.-J. Moreau, Éditions du Cerf, Paris, 1993, I, XI, p. 32: « L’habitude, surtout l’habitude contractée dès la petite enfance, a la force de la nature; ainsi s’explique qu’on tienne aussi fermement que si elles étaient connues naturellement et par soi les idées dont l’esprit est imbu dès l’enfance. Cette opinion vient en partie aussi du manque de distinction entre ce qui est connu par soi purement et simplement, et ce qui est connu par soi quant à nous ». 28 Sören KIERKEGAARD, Papirer, Journal (extraits), tome 2, 1849-1850, traduit du danois par Knud Ferlov et Jean-Jacques Gateau, nouvelle édition revue et augmentée, Éditions Gallimard, collection « Les essais », Paris, 1955, VIII A 606, p. 217. 29 Id., Ibid., p. 234: « Un régime populaire est le vrai portrait de l’enfer. Car même si l’on devrait endurer ses tourments, ce serait pourtant un soulagement d’avoir license d’être seul, mais la nature même de ce tourment, c’est que les “autres” vous tyrannisent ».

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Il s’agit alors de trouver un sens à ce qui se présente à nous comme absurde, à ce que même l’entendement ne peut donner raison. Si l’existence est indice de facticité pure et d’absence de sens, alors tout est réduit à l’état de coquille vide, tout est nihilisme intégral, sans poésie, sans divin, sans sacré. Cependant, l’homme, le dernier à s’exclure de cette chute vers la désintégration, montre qu’il y a toujours un espoir vers un sens de l’existence. En l’espèce, il n’y a que le christianisme 30 qui peut lui donner un sens. Lorsqu’il n’y a plus possibilité de dire le sens de l’existence, de lui trouver un sens, alors elle se manifeste comme telle sous une forme pure:

Aussi est-ce encore un non-sens et une autre conception de l’existence qui abolit Dieu que de croire que le monde fasse des progrès31.

Et, en accord avec Spinoza, Hegel et Blondel sur ce point, Kierkegaard remarque qu’il faut accepter l’acosmisme32:

La propre réalité éthique doit, sur le terrain éthique, signifier pour l’individu lui-même plus que le ciel et la terre avec tout ce qui s’y trouve, plus que les six mille ans d’histoire et que l’astrologie, la science vétérinaire et toutes les exigences du temps qui, au point de vue esthétique et intellectuel, témoignent d’une étroitesse d’esprit. S’il n’en est pas ainsi, tant pis pour

30 Ibid.31 Id., Ibid., p. 349.32 Hans Urs von BALTHASAR, La Théologique, traduit par Béatrice Déchelotte et Camille Dumont s.j., Éditions culture et vérité, collection « Ouvertures », n° 14, II. Vérité de Dieu, p. 29: « La dimension acosmique du principe de non-contradiction “nous stimule à émigrer de ce monde où notre pensée et notre action ne sont pas toutes” (Maurice BLONDEL, Principe élémentaire d’une logique de la vie morale, p. 137) »; cf. Emilio BRITO, Dieu et l’Être d’après Thomas d’Aquin et Hegel, Presses Universitaires de France, collection « Théologiques », Paris 1991, p. 103: « On a coutume de faire au système de Spinoza le reproche de panthéisme, et cela parce que Dieu a été appréhendé par lui seulement comme la substance. D’après Hegel, il devrait être plutôt désigné comme un acosmisme, dans la mesure où, en lui, le principe de la différence ou de la finité n’accède pas à son droit. La substance, chez Spinoza, est en quelque sorte “seulement cet abîme sombre, informe qui engloutit en lui tout contenu déterminé, comme étant originairement du néant” (Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, § 151) »; cf. Xavier TILLIETTE, Le Christ des philosophes, op. cit., p. 124: « La philosophie de Hegel est un acosmisme, toute entière tournée vers une théologie et une théogonie lumineuse ». Le panthéisme acosmiste est une doctrine qui, pour exalter Dieu, croit devoir diminuer la réalité, l'efficacité ou la liberté des étants. Dieu n’est pas nié parce qu’il est dehors de l’être mais parce que, à l’intérieur de l’être, son existence mettrait en péril la réalité et la liberté de l’homme. Dieu et l'homme, Dieu et le monde sont conçus comme membres de la même classe. Ils se partagent, dans une mesure, certes inégale, un être foncièrement identique. Dès lors, un Dieu infini et Tout-puissant ne pourrait qu'anéantir la créature: remplissant tout l'espace métaphysique, il ne laisserait rien. L’affirmation sans contrepoids et l'oubli de la transcendance ont le même effet. Et il est difficile de les distinguer. Ils ne se distinguent pas vraiment d'ailleurs. Voir dans l'Être divin le seul être authentique, c'est inverser l'affirmation qui exclut Dieu de l'être parce qu'elle le situe au-dessus. Cette inversion n'est possible que parce que, tout comme dans les doctrines qui ne laissent pas de place pour Dieu à côté du monde, à côté de Dieu, l'être est conçu comme foncièrement homogène.

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l’individu; car il n’a absolument rien, absolument aucune réalité; car à l’égard de tout le reste, il n’a au maximum qu’un rapport de possibilité33.

Kierkegaard rejoint Pascal sur le fait que l’existence est éthique et religieuse. Elle n’est pas un concept pur, l’existence est l’existence-de-l’individu. Ainsi la notion d’existence est privée de sa dimension cosmologique et théologique. Arrivé au point où il n’est plus possible de donner un sens à l’existence, elle apparaît comme telle, elle est cette causa sui qu’elle n’est pas et qu’elle se sait ne pas être34. Alors, suivant la démarche platonicienne, dans un acte poétique, celui-ci consistant à nommer ce qui n’existe pas35, l’existence quitte le réel pour viser l’idéal. Il y a le monde réel, celui dans lequel l’humanité a pour projet de « croître, multiplier et dans le monde, et il peut y avoir un univers imaginaire, porté par l’existant, un monde « comme in ipsa mente creatoris »36, qui s’engendre par la pensée, par le plaisir, par l’art, par l’extase, ou par la folie. Quel est le « monde réel »?, où est « notre monde »?, des deux lequel est-il le « vrai monde »37. Le monde surgit au coeur de notre

33 Sören KIERKEGAARD, Oeuvres complètes, op. cit., Tome 11, Post-scriptum définitif et non scientifique aux miettes philosophiques, p. 42.34 Jean-Paul SARTRE, L'Être et le Néant, op. cit., Conclusion. 35 Stéphane MALLARMÉ, Oeuvres complètes, Éditeur G. Jean-Aubry, Henri Mondor, Éditions Gallimard, collection « Bibliothèque de la Pléiade », n° 65, Paris, 1945, La Musique et les Lettres, p. 647: « La Nature a lieu, on n’y ajoutera pas; que des cités, les voies ferrées, et plusieurs inventions formant notre matériel. Tout l’acte disponible, à jamais et seulement, reste de saisir les rapports, entre temps, rares ou mltipliés; d’après quelque état intérieur et que l’on veuille à son gré étendre, simplifier le monde. A l’égal de créer; la notion d’un objet, échappant, qui fait défaut ». Stéphane Mallarmé était, avec Ernest Renan, le chantre de l’existence d’une religion de l’art semblable à celle de la science. 36 Victor GOLDSCHMIDT, Platonisme et pensée contemporaine (Présence et pensée), Éditions Aubier Montaigne, Paris, 1970, p. 256.37 Karl Jaspers pose la question du vrai monde, à partir de l’univers que s’est créé Van Gogh, dans lequel la folie porte la sincérité, in Karl JASPERS, Strindberg et Van Gogh. Swedenborg – Hölderlin, Traduit de l’allemand par Hélène Naef, précédé de « La folie par excellence » par Maurice Blanchot, 1953, Éditions de Minuit, collection « Arguments », Paris, 1970, p. 233: « On serait tenté de parler d’une affinité particulière entre l’hystérie et l’esprit régnant avant le XVIIIème siècle, affinité qui existerait entre la schizophrénie et l’esprit de notre temps », Id., p.235: « Est-ce qu’en une pareille époque, la folie serait peut-être une condition de toute sincérité, dans des domaines où, en des temps moins incohérents, on aurait été, sans elle, capable d’expérience et d’expression honnêtes? Assistons-nous à une danse forcenée, pour atteindre quelque chose qui se perd en cris, en gestes, en violences, en un enivrement de soi-même, une exaltation croissante du moi, tout cela dans une platitude immédiate, une sotte recherche de primitivité qui va jusqu’à une hostilité déclarée envers la culture? Et ce quelque chose ne se manifesterait en revanche avec une probité sincère et profonde que chez quelques vrais schizophrènes? ». Sans doute, l’univers de Van Gogh, « que l’on voit surgir en lui au cours de sa psychose », n’est-il pas « notre monde »; mais « il vient de là une interrogation radicale, un appel qui s’adresse à notre existence propre. Son effet est bienfaisant, il provoque en nous une transformation », cf. Maurice MERLEAU-PONTY, Les aventures de la dialectique, Éditions Gallimard, collection « Bibliothèque des idées », Paris, 1955, p. 213: « il y a une folie du cogito qui a juré de rejoindre son image dans les autres »

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existence, au sein de nos contradictions, de nos névroses, de nos joies, de nos plaisirs, de nos peines. L’existence délivre l’essence: Pascal a substitué la condition humaine à la nature humaine, la liberté n’est pas la liberté de juger de Descartes38, Baudelaire nous a appris que l’imagination est créatrice, nous savons que la création de valeurs est possible. Ainsi, l’homme se découvre comme cause de soi au sein même de cette contradiction entre le non-sens du monde physique et le sens qu’il peut lui donner. Le non-sens, c’est le monde matériel; le sens possible, comme l’exprimait Dostoïevski, c’est la quête de Dieu. Kierkegaard affirme, comme Pascal, qu’à la source de l’existentialisme il y a l’expérience religieuse. Toutefois, dans cette démarche, sur le soubassement de l’existence, à travers les pulsations, les crises intérieures, la dialectique interne de l’homme Kierkegaard, prend forme l’élaboration d’une philosophie et la construction conceptuelle d’un message qui ne peut être un épiphénomène. Kierkegaard se maintient, entre ironie et humour, sur un fil avec d’un côté la réalisation esthétique de l’homme dans son oeuvre et de l’autre l’approfondissement spirituel de son existence. C’est à ce niveau que prend corps le conflit avec Hegel: Kierkegaard est violemment contre une philosophie de la religion qui a les mêmes méthodes, une démarche identique à celle de la philosophie. Il est d’abord un penseur religieux, et non un philosophe ni même un théologien. Le religieux est l’objet dont il s’occupe, il échappe à la philosophie parce qu’il la transcende, et lorsqu’il arrive d’envisager une philosophie de la religion, il s’agit d’une philosophie de l’existence ou philosophie existentielle. Depuis Pascal, l’homme, privé de point fixe, découvre ce qui lui paraît être le réel: l’existence. Le religieux est au fondement de l’existentialisme. C’est la grande faiblesse de Hegel de dissoudre le conflit entre existence et histoire en ramenant l’esprit individuel à l’esprit universel, parce qu’il est compris comme esprit précisément et non comme existence. Le religieux ne se laisse pas prendre dans un système, ou dans des propositions métaphysiques, ou dans l’unité d’un principe39, il est une forme de vie spirituelle, base de l’existence qui fonde les valeurs, à la fois celles qui sont immanentes et transcendantes à la vie. Alors, une alternative est tentante: celle de dénoncer toutes les méthodes qui ont fait la valeur, la sûreté des philosophies au cours de l’histoire, et de chercher une adaptation au nouvel objet de connaissance qu’est l’existence. Kierkegaard annonce la ruine et la destruction de la méthode classique, parce qu’elle possède, de façon intrinsèque, une insuffisance à explorer le

38 cf. Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique, op. cit., p. 217. 39 cf. Friedrich Schleiermacher pour qui l’objet de la théologie était davantage le phénomène de la foi plutôt que Dieu; cf. Sören KIERKEGAARD, Papirer, Journal (extraits), op. cit., tome 1, p. 87: « Schleiermacher est comme une renaissance du stoïcisme dans le christianisme », et Papirer, I A 273, Journal, tome I, p. 86: « Ce que Schleiermacher appelle religion et les dogmaticiens hégéliens foi n’est au fond rien d’autre que l’immédiateté première, la condition de tout - le fluide vital - l’atmosphère qu’on respire dans la vie spirituelle - et qu’on a donc tort de désigner par ces mots »; cf. Karl BARTH, Dogmatique, op. cit., 4, p. 81: « Schleiermacher prétendit trouver l’alpha et l’oméga de la théologie dans la religion considérée comme un sentiment humain, et la révélation dans une impression humaine caractérisée, engendrant un sentiment et donc une religion spécifiques ».

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sujet. C’est pourquoi il est difficile de lui assigner un chapitre de l’histoire de la philosophie dans la liste de tous les penseurs depuis l’antiquité et que Ricoeur peut légitimenent poser la question: « comment est-il possible de philosopher après Kierkegaard? »40. Pour comprendre cette insuffisance intrinsèque de la méthode classique, revenons à Platon et au commentaire que Plotin faisait du Banquet: « la pensée est octroyée aux êtres divins, mais non pas aux meilleurs, comme un oeil destiné à corriger leur cécité naturelle. Mais à quoi servirait-il à l’oeil de voir ce qui est, s’il était lui-même la lumière? Et si quelqu’un a besoin d’yeux, c’est qu’étant lui-même aveugle, il cherche la lumière »41. L’insuffisance, c’est cette confusion qui consiste à croire que les yeux sont aussi la lumière et non

40 Paul RICOEUR, « Kierkegaard et le mal », Cahiers de philosophie, n° 8/9, 1989, p. 272 repris dans Paul RICOEUR, Lectures 2. La contrée des philosophes, Éditions du Seuil, collection « la couleur des idées », Paris, 1992, p. 15. Ricoeur nous invite à renoncer à une école de l’existentialisme dont Kierkegaard serait le père et à retrouver, en lui, un penseur qui élabore une expérience vécue dans une dialectique serrée, Philosopher après Kierkegaard, id., p. 286 et Lectures 2, p. 29: « Kierkegaard, père de l’existentialisme? Avec le recul de quelques décades, cette classification n’est plus qu’un trompe-l’oeil, peut-être la manière la plus habile de l’apprivoiser en le cataloguant dans un genre connu. Nous sommes aujourd’hui mieux préparés à convenir que cette famille de philosophes n’existe pas; du même coup, nous sommes prêts à rendre sa liberté à Kierkegaard de ce côté-là. Nous voyions en lui l’ancêtre d’une famille où Gabriel Marcel, Karl Jaspers, Heidegger et Sartre seraient cousins. Aujourd’hui, l’éclatement du groupe, si jamais il exista ailleurs que dans les manuels, est évident: l’existentialisme, comme philosophie commune, n’existe pas, ni dans ses thèses principales, ni dans sa méthode, ni même dans ses problèmes fondamentaux ». Le dénominateur commun est que seul l’homme existe: Heidegger parle d’« être au monde », Merleau-Ponty de « sujet comme projet du monde », Sartre d’un « appel à être », Gabriel Marcel d’« être avec », Jaspers de l’« abîme d’être moi ». Vilanova présente l’existentialisme à la fois comme une rébellion et un style, in Evangelista VILANOVA, Histoire des théologies chrétiennes, traduit de l'espagnol par Jacques Mignon, Éditions du Cerf, collection « Initiations », 3 tomes, Paris, 1997, tome III, p. 707: « On s’est accoutumé à considérer l’existentialisme comme une rébellion. Mais il fut aussi un style. Il devint le style de toute une littérature, d’un art et d’autres moyens d’expression. On le trouve dans la poésie, le roman, le théâtre, les arts plastiques. Définir le terme “existentialisme” suppose qu’il y a deux manières de présenter l’homme: l’une, propre à l’essentialisme, le définit par ce qui constitue sa nature, son essence, au sein de l’univers. L’autre, celle de l’existentialisme, considère l’homme dans ses conditions concrètes d’existence. La philosophie existentialiste est une rébellion contre la primauté que la philosophie occidentale a accordée à l’essence. Et elle s’achève en un “style” ». L’existentialisme chrétien doit largement ses voies à Grégoire de Nysse. Pour Grégoire de Nysse, l’esprit n’existe que dans l’accomplissement de sa propre existence, et que celle-ci n’est posée que dans la décision libre, GRÉGOIRE DE NYSSE, Contemplation sur la vie de Moïse ou Traité de la perfection en matière de vertu. Introduction et traduction de Jean Daniélou, s.j., Éditions du Cerf, collection « Sources Chrétiennes », n° 1, Paris, 1942, réimpression 2007, II, 3: « Nous sommes d’une certaine façon nos propres pères, nous nous faisons naître tels que nous choisissons, le Bien ou le Mal »; cf. Michel CORBIN, La Vie de Moïse selon Grégoire de Nysse, Éditions du Cerf, collection « Initiations aux Pères de l'Église », Paris, 2008; Paul Tillich considère que le père fondateur de l’existentialisme est Schelling alors que Berdiaev récuse ce titre pour Jaspers et Heidegger, in Nicolas BERDIAEV, Essai d'autobiographie spirituelle, Éditions Buchet-Chastel, collection

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pas ce qui sert à chercher la lumière, c’est la confusion de la vision corporelle avec la vision spirituelle. La vision spirituelle, selon Platon, est une tentative pour s’arracher à la nécessité. Le regard corporel n’est pas celui qui peut nous faire découvrir la vérité car il est étroitement lié aux sciences qui rêvent de ce qui est, mais ne peuvent le voir en réalité42, en nous imposant d’accepter des vérités préparées à l’avance. Nous avons un oeil spirituel qui nous permet de voir un autre monde que celui que nous avons toujours vu et que nous voyons. Platon puise son inspiration dans le fantastique: c’est la philosophie qui nous sauve, c’est elle qui nous permet de nous arracher de notre corporéité à travers laquelle nous parviennent des vérités qui nous contraignent, car la philosophie ne fait

« la Barque du Soleil », Paris, 1979: « Ayant hérité de Kierkegaard l’“existentialisme”, Heidegger voulut traduire les problèmes des philosophes existentiels en catégories de la philosophie rationnelle académique »; cf. Darío GONZALEZ, Essai sur l'ontologie kierkegaardienne. Idéalité et détermination, préface de Jacques Colette, Éditions L'Harmattan, Paris, 1988, p. 39: « au-delà de toute forme d’existentialisme, la pensée de Kierkegaard se présente comme une ontologie de l’existence ». Enfin, notons que Fessard considère Marx comme un existentialiste qui s’ignore; cf. Gaston FESSARD, Le mystère de la société. Recherches sur le sens de l'histoire, Texte établi et présenté par Michel Sales, avec la collaboration de Txomin Castillo, Éditions Culture et Vérité, collection « Ouverture », n° 18, Namur (Belgique), 1997, pp. 169-170: « Il lui [Marx] fallait partir de la conscience sociale de l’homme réel, animal besogneux qui vit dans le monde matériel. Sans s’en douter, Marx devenait ainsi existentialiste ». C’est aussi l’opinion de Paul Tillich, in Paul TILLICH, Théologie systématique, Tome 3, L'existence et le Christ, présenté par Mireille Hébert, Claude Conedera, traduction d'André Gounelle, Éditions du CERF, Éditions Labor et Fides, Les Presses de l'Université Laval, Paris, Genève, Laval, 2006, p. 61: certains élèves de Hegel, en premier lieu Marx, après lui avoir objecté que l’individu, la société, l’existence sont aliénés et non réconciliés, « devinrent révolutionnaires et tournèrent leur protestation contre le monde tel qu’il existait. Ils étaient existentialistes bien avant le commencement du vingtième siècle ». Hans Urs von Balthasar considère Schelling comme « le précurseur de la conception dionysiaque du monde propre à Nietzsche, à Heidegger et à Kierkegaard, ainsi qu'au Barth de la théologie dialectique » d’après G. de Shrijver, in G. de SHRIJVER, Le merveilleux accord de l’homme et de Dieu. Étude de l'analogie de l'être chez Hans Urs von Balthasar, Éditions Peeters, collection « Bibliotheca Ephemeridum Theologicarum Lovaniensium », n° 63, Leuven (Begique), 1983, p. 110, en citant Balthasar, Apokalypse : « Parce que Schelling s'en tient systématiquement au point de vue de l'exaltation prométhéenne, ses derniers ouvrages philosophiques laissent clairement transparaître une vue de l'homme très proche de l'attitude dionysiaque. Et ainsi Schelling n'a pas seulement tracé aux yeux de ses contemporains l'image de leur “Dieu inconnu”, il prépare en outre de manière directe la période de l'histoire de l'esprit qui suit l'idéalisme ».41 PLOTIN, Énnéades, texte établi et traduit par Émile Bréhier, Société d'éditions « les belles lettres », 1954, VI, 7, 41.42 PLATON, Oeuvres complètes, tome VI, La République, texte établi et traduit par Émile Chambry, avec introduction d'Auguste Diès, Société d'éditions « Les Belles Lettres », collection des Universités de France, Paris, 1932, Livre VII, 533 b, 533 c: « En général, les arts ne s’occupent que des opinions et des goûts des hommes, et ils ne se sont développés qu’en vue de la production et de la fabrication, ou de l’entretien des produits naturels ou artificiels. Quant aux autres qui, comme nous l’avons dit, saisissent quelque chose de l’essence, c’est-à-dire la géométrie et les arts qui s’y rattachent, nous voyons que leur connaissance de l’être ressemble à un

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rien d’autre que nous préparer à la mort, elle est exercice de la mort et non science ni savoir, elle est capable de remplacer l’oeil corporel par l’oeil spirituel. Mais les philosophes43 se gardent de cette préparation. Ils prétendent que la mort est la fin des vérités et des révélations en nous contraignant à rester sous la domination de la nécessité, nous obligeant à regarder en arrière. La philosophie « qui prend pour point de départ le principe que la science du possible précède la science du réel, obtient enfin ce qu’il faut, quand elle se heurte à des obstacles aussi insurmontables pour Dieu que pour les hommes »44, elle impose l’impossiblité du miracle, elle considère qu’admettre l’absurde est une offense.

Pour la pensée logique le comble de la folie n’a pas de place. Alors, si l’absurde n’est pas constitutif de nous-mêmes, comment rendre compte du désir de Pygmalion d’animer la statue qu’il avait faite, du fait que Josué a arrêté le soleil, qu’Orphée a pu être par son chant le maître des créatures, qu’il a pu charmer les animaux et même les pierres, de la légende espagnole du séducteur impie don Juan, de la folie amoureuse de l’auteur du Cantique des Cantiques. Pour dire l’incompréhensibilité dans notre existence, interrogeons-nous sur la communication de la foi. Elle est essentiellement mystère, et pour en rendre compte Kierkegaard introduit les notions de réduplication et le redoublement, comme passage du réel au possible:

Notre époque ne connaît pas d’autre genre de communication que celui, bien commode, de l’enseignement ex cathedra. On a complètement oublié ce qu’il en est d’exister. Toute communication relative à l’existence exige un maître qui la donne; celui-ci est en effet la communication rédupliquée; exister dans ce que l’on comprend, c’est pratiquer la réduplication45.

La réduplication, réellement, « c’est être ce qu’on dit »46. Elle nécessite toujours la réflexion sur ce que nous avons à réaliser, une pratique consciente de la finalité de notre action, un savoir sur ce que nous voulons réaliser. Ainsi, dans l’immédiateté, lieu où l’intermédiaire de la réflexion n’opère pas, toutes nos actions et pensées se produisent de façon spontanées, la réduplication n’est pas possible. Mais, le domaine esthétique, qui exige une pratique réfléchie, est l’espace qui exige la réduplication, comme l’art dramatique. Voir des représentations

rêve, qu’ils sont impuissants à le voir en pleine lumière, tant qu’ils s’en tiendront à des hypothèses, auxquelles ils ne touchent pas, faute de pouvoir en rendre raison ».43 sauf quelques-uns comme Spinoza, in SPINOZA, Étbique, op. cit., IV, 67: « l’homme libre ne pense à rien moins qu’à la mort et sa sagesse est une méditation non de la mort mais de la vie ». 44 Léon CHESTOV, Athènes et Jérusalem. Un essai de philosophie religieuse. Traduit du russe par Boris de Schloezer, Librairie philosophique J. Vrin, 1938. Réédité chez Flammarion en 1967, puis chez Aubier en 1992. L'édition de 1992 est précédée de L'obstination de Chestov par Yves Bonnefoy, collection « Bibliothèque philosophique », Paris, 1992, p. 82. 45 Sören KIERKEGAARD, Oeuvres complètes, op. cit., Tome 17, L'École du Christianisme, p. 123.46 Sören KIERKEGAARD, Papirer, Journal (extraits), op. cit., tome 2, p. 292.

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successives de don Juan c’est être à la recherche de la réduplication. Ne nous trompons pas sur le passage du concept à la réalité: il s’effectue toujours dans l’action et non dans le discours, à tel point que même l’esprit le moins cultivé a une parole plus forte que nimporte quel rétheur, la réduplication est alors plus puissante que tout discours:

Es-tu un simple, serais-tu même l’esprit le moins cultivé: si ta vie traduit le peu que tu as compris, ta parole est plus puissante que l’éloquence de tous les orateurs! Et toi, femme, malgré ton silence plein de charme, si ta vie exprime ce que tu as entendu, ton éloquence est plus forte, plus vraie et plus persuasive que tous les artifices de l’orateur!47.

La réduplication réunit les deux moments pensée et être, elle est le devenir réel du sens possible. D’après Kierkegaard le Christ n’a pas procédé autrement qu’en pratiquant la réduplication, il a été réellement celui qui nous montre ce qu’est être ce que l’on dit et c’est aussi en cela qu’il est le fils Dieu, que ceux qui l’ont vu et ont cru en lui on pu dire qu’il est Dieu, il est « Dieu-devenu ». Ceux qui n’ont pas cru à la parole rédupliquée ont péché par orgueil:

Vous pouvez voir ici un exemple de réduplication. Quand je dis ce que je viens de dire devant plusieurs personnes rassemblées et que je le dis comme je viens de le dire, cela touche peut-être quelques-uns d’entre vous. Et pourquoi? Parce que c’est une communication directe. Parce que je ne réduplique pas, que je ne mets pas en pratique ce que j’expose; je ne suis pas ce que je dis, je ne donne pas à la vérité exposée la forme la plus vraie de manière à être existentiellement ce qui est dit: je me borne à en parler. Dès que je mets en pratique cette vérité, je choque, et quelques-uns d’entre vous diront: c’est de l’orgueil48.

Dans la kénose, Dieu vidant sa divinité pour lui donner un contenu humain, montre avant tout qu’il respecte la liberté humaine, puisqu’il se présente à l’homme sous forme humaine. Dieu établit avec l’homme la communication, une communication directe. La réduplication est communication directe, aussi paradoxale qu’elle apparaît. Dieu avait instauré la communication en l’homme en lui donnant le langage. Par l’incarnation, Dieu réduplique de façon réelle, ce qu’il avait introduit dans le langage. Désormais, nous savons que la réduplication est ce qui permet à tout homme de faire en sorte que le sens prenne corps, se montre, se dévoile sous forme concrète, dans une unité qui réunit pensée et être. Puisque le sens prend corps, qu’il a une figure, nous pouvons reconnaître le sens de ce qui est communiqué. Dans L’Ecole du christianisme Kierkegaard montre que le Christ « attire tout à lui », mais cette attirance n’est pas semblable à l’attirance de la limaille par l’aimant, c’est-à-dire comme si l’homme serait un élément passif49, ou selon une nécessité. Le

47 Sören KIERKEGAARD, Oeuvres complètes, op. cit., Tome 18, Pour un examen de conscience recommandé aux contemporains, p. 69.48 Sören KIERKEGAARD, Papirer, Journal (extraits), op. cit., VIII B 88, cf. Post-scriptum définitif et non scientifique aux miettes philosophiques pour la question de la communication. 49 Vladimir JANKÉLÉVITCH, Les Vertus et l'Amour, Éditions Flammarion, Collection « Champs », Nouvelle édition entiérement remaniée augmentée, Paris, 1993,

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Christ n’a pas en lui-même la propriété d’attirance comme l’aimant la possède. Le Christ attire les hommes par la réduplication de sa parole, autrement dit par le fait qu’il montre que sa pensée n’est pas à connaître, mais qu’elle est à réaliser, à vivre, que l’idéalité que Dieu a posé dans le langage de l’homme doit devenir une réalité. Le rapport d’attirance entre le Christ et l’homme est un rapport d’un sujet qui s’adresse à un autre sujet:

Et maintenant qu’est-ce qu’être un moi? Le moi consiste en un redoublement. Ainsi le terme d’attirer vraiment à soi prend-il à cet égard une double signification. L’aimant attire le fer; mais le fer n’est pas un moi; aussi, dans ce cas, le fait d’attirer est-il simple. Mais un moi est un redoublement; il est liberté; aussi, dans ce cas, le fait d’attirer vraiment à soi équivaut-il à poser un choix. Pour le fer qui est attiré, il n’est et ne peut être question de choix. Mais un moi ne peut vraiment attirer un autre moi que par son choix, de sorte qu’attirer à soi en vérité est un acte composé50.

Comme pour Pascal, il est question de choix. Le fer n’attire pas la limaille par choix, mais par nécessité. Le Christ attire en sollicitant la liberté de l’homme à choisir, et pour l’homme, il ne s’agit pas de croire qu’il possède la vérité dès qu’il parle. Nous retrouverons des exemples de réduplication dans les Leçons sur la dialectique de la communication ainsi que dans le Livre sur Adler51, et que ce sont ceux qui pratiquent la réduplication de la Parole de Dieu qui méritent le titre de « témoin de la vérité », des témoins qui considèrent que la réduplication a une dimension transcendantale et par conséquent qu’elle oblige d’une tout autre façon que le « tu dois » de Kant.

C’est la philosophie existentielle qui a permis à Barth d’une part de se dégager d’une philosophie fixée au problème de l’essence, d’autre part parce que les façons de poser les questions sont très proche de celles de la théologie. Par là il lui a été possible de se dégager d’une façon de penser abstraite, théorique. Barth dit lui-même clairement qu’il a suivi les voies tracées par Jaspers et Kierkegaard:

Nous n’avons fait ici que suivre librement la doctrine anthropologique de Jaspers (Philosophie I-III, 1932). Elle revêt une certaine importance dans ce contexte parce que, comme les autres productions de la philosophie existentielle contemporaine, qui se réfère à l’historicité de l’existence humaine, elle rompt avec le naturalisme aussi bien qu’avec l’idéalisme, pour s’engager carrément dans la direction que Kierkegaard avait été seul naguère à essayer d’indiquer, sans aucun succès52.

volume 1, p. 14: « la propriété — δυναµισ au sens d’Aristote ou vis au sens de Lucrèce — n’est qu’une potentialité latente, et elle ne s’exerce que par intermittences; par exemple l’aimant attire la limaille de fer, si limaille il y a: il n’est donc aimant que par rapport à certains corps à attirer, et dans certaines situations en dehors desquelles il est simple possibilité d’attraction et morceau de fer comme tous les autres morceaux de fer ».50 Sören KIERKEGAARD, Oeuvres complètes, op. cit., Tome 17, L'École du Christianisme,, op. cit., p. 246.51 Sören KIERKEGAARD, Papirer, Journal (extraits), op. cit., VII B 235. 52 Karl BARTH, Dogmatique, op. cit., 11, p. 122.

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Le titre de cette étude dévoile ce qu’elle est et son but principal. Le discours spéculatif que la théologie construit, dans son effort pour comprendre l’expérience religieuse, et donc l’existence même, se vit aussi dans l’expérience. Il ne doit en aucun cas être le produit pur de la Raison raisonnante dont l’épigraphe montre que nos trois auteurs dénoncent son caractère totalitaire. Dans sa syntaxe et sa sémantique propre, il doit laisser le vécu s’infiltrer dans son processus interne de recherche. Comme prolongement de l’expérience, il devient lui-même dimension de l’existence. En assumant l’exigence de clarté qui est dans l’expérience de notre vie, il appartient en propre à cette vie même. Le discours théologique est en réalité mise en jeu de l’existence par elle-même sous la forme d’une adhésion au mouvement qui la porte. Ce discours est donc aussi un engagement de la personne. Il est ainsi de nature éthique, et, par conséquent, il est, en lui-même, une forme d’expérience comme prise de position de l’existence à l’égard d’elle-même. J’espère que le lecteur y trouvera une recherche prenant comme centre l’amour de Jésus-Christ. Avec saint Paul, je vois dans l’amour du Christ la plus grande manifestation de l’amour de Dieu, l’amour qui occupe une place centrale et apparaît en effet comme terme commun et privilégié à l’ensemble des oeuvres de Kierkegaard, Balthasar et Barth. La justice salvatrice du Christ manifeste la fidélité de Dieu, comme le suggère l’invocation « Notre Père », avec la demande de la sanctification de ce Nom, dans nos paroles, nos pensées et nos actes. Le Christ, qui vient du Père et nous conduit au Père, demeure toujours le point focal de notre réflexion. Une théologie « christocentrique » doit tenter de synthétiser le théocentrisme avec l’anthropocentrisme chrétien. L’origine, la nature et la finalité authentiques de la liberté sont l’amour. Nous ne pouvons comprendre la plénitude de l’amour révélé en Jésus-Chnst, si nous ne l’envisageons comme donné dans une totale liberté, une totale fidélité, et avec cet accent bien particulier de créativité. Dans l’amour et dans sa lumière, nous voyons le message de l’épître aux Galates, un message de liberté en Jésus-Christ.

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PREMIERE PARTIE

LE DEPLOIEMENT DE LA QUESTION DU REEL ET DU POSSIBLE

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Sous le titre de cette première partie, le terme déploiement désigne la dimension d’ouverture de l’existence. Advenu dans l’histoire, le Dieu de la Bible et des évangiles se déploie pour la quête de la vérité. Le Credo en établit la configuration essentielle.

Les trois chapitres qui la composent ont pour objet de présenter la pensée des auteurs qui nous occupent ici à travers la question du « réel » et du « possible » pour les deuxième et troisième chapitres.

Le premier chapitre est une présentation des projets théologiques de Hans Urs von Balthasar et de Karl Barth. Les deux suivants expriment les positions des deux théologiens par rapport à la question « réel et possible » :

Le deuxième chapitre donne la position théologique de Karl Barth. Le troisième chapitre présente la position théologique de Balthasar

en prenant comme fil conducteur dans son œuvre le théâtre du monde, principalement exposé dans la Dramatique Divine.

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CHAPITRE PREMIER

Les projets de Balthasar et Barth

Ce chapitre a pour objet de qualifier les théologies de Balthasar et de Barth.

1. Présentation des projets théologiques de Balthasar et Barth

1.1. Le projet de Hans Urs von BalthasarLe projet le plus général de Hans Urs von Balthasar consiste en

ceci: (ré)introduire dans la foi chrétienne la place du mystère. Il s’agit que l’homme s’ouvre au mystère afin que le mystère s’ouvre à l’homme: « à celui qui se ferme au mystère se ferme aussi le mystère »1. Il est évident que la théologie, en grande partie, vivra de Balthasar et nous ne savons pas aujourd’hui si ce sera à la manière dont il l’eût souhaité. Balthasar n’a jamais caché que la théologie est une théologie du sens et de la figure et qu’elle dût être symphonique.

1.1.1. Une théologie « en mouvement »

La théologie de Balthasar peut être qualifiée de « théologie en mouvement »2. En le lisant, l’exubérance symbolique, dans une « écriture

1 Hans Urs VON BALTHASAR, La dramatique divine. II. Les personnes du drame. 2. Les personnes dans le Christ, traduit par Robert Givord avec la collaboration de Camille Dumont, Éditions Lethielleux, collection « Le Sycomore », Paris, Culture et Vérité, Namur (Belgique) 1988, p. 309.2 Mario SAINT-PIERRE, Beauté, bonté, vérité chez Hans Urs von Balthasar, Éditions du Cerf, Collection « Cogitatio Fidei », n° 211, Paris, 1998, p. 182: « La pensée de Balthasar est effectivement une pensée du mouvement et en mouvement ».

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en spirale »3, rend compte de son imagination immense qui convoque tous les créateurs de l’humanité: philosophes, théologiens, musiciens, dramaturges, poètes, romanciers4. Les idées directrices de la théologie de Balthasar ne sont pas unifiées dans un « système », parce que, selon lui, il n’est pas possible d’enserrer dans le conceptuel la fluidité insaisissable du mystère toujours plus grand5. Elles représentent une sorte d’ensemble organique, une symphonie. Cette présentation lui est dictée non par goût, mais par une nécessité interne, par une sorte d’impératif musical. Il n’est guère aisé de saisir les rythmes intimes de sa pensée, ses mélismes, son contrepoint, les différents motifs de la composition. On est obligé de constater que l’exposé de sa pensée est difficile d’accès même si la forme en est assez souple et large permettant le développement d’une réflexion exacte et précise. La forme de son discours théologique rend compte également de cette (ré)introduction du mystère en exprimant la surabondance d’un mystère que les métaphores de son style ne font que

3 Camille DUMONT, Nouvelle Revue Théologique, CX, (pp. 748-757), p. 749, 1988.4 Gilbert NARCISSE, Les raisons de Dieu. Argument de convenance et esthétique théologique selon saint Thomas d'Aquin et Hans Urs von Balthasar, Préface de Jean-Pierre Torrell (Studia Friburgensia, nouvelle série, n° 83), Fribourg (Suisse), 1997, pp. 122 et 123. « La multiplication des références dans la structure même de son texte est souvent expliquée par sa formation de philologue. C’est sans doute vrai. Mais il lui importe beaucoup aussi, dans sa méthode théologique, de restituer les divers thèmes de l’intelligence de la foi par un approfondissement successif, voire répétitif, à travers les styles variés de l’Écriture, de la Tradition et des théologiens. Pour rejoindre son point de vue esthétique, on pourrait y voir un processus kaléidoscopique de citations, ordonné de manière à toujours mettre en perspective un mystère particulier avec le tout du christianisme, comme une prise de conscience progressive de la profondeur du donné théologique ». Le parallèle avec l’argument de convenance est précisé : « Le texte suggère plus qu’il ne prouve, démontre moins qu’il ne montre mais montre souvent très bien avec un sens aigu, précisément, des convenances ». cf., G. de SHRIJVER, Le merveilleux accord de l’homme et de Dieu, op. cit., p. 29 : « l'oeuvre de Hans Urs von Balthasar déploie devant nos yeux un riche éventail de personnages appartenant à des époques et à des cultures fort diverses; on y trouve des poètes et penseurs contemporains de l'idéalisme philosophique: Goethe, Hölderlin, Fichte, Schelling, Nietzsche et Rilke; des Pères grecs et latins: Origène, Grégoire de Nysse, Denys l'Aréopagite, Maxime le Confesseur et Augustin, des théologiens classiques et modernes: Thomas d'Aquin, Luther, Calvin, Kierkegaard, Scheeben, Buber et Barth; des moines et des mystiques chrétiens: Anselme, Bonaventure, Eckhart, Tauler, Ruusbroec, Catherine de Sienne, Jean de la Croix; des fondateurs d'ordre tels que Benoît de Nursie, François d'Assise et Ignace de Loyola; des Carmélites: Elisabeth de Dijon et Thérèse de Lisieux; des poètes et penseurs modernes: Soloviev, Dostoïevski, Blondel, Claudel, Bernanos et Péguy, des dramaturges classiques et modernes: Calderon, Shakespeare, Ibsen, Pirandello, Brecht et Ionesco ».5 cf. Paul GILBERT, « L'articulation des transcendantaux selon Hans Urs von Balthasar », Revue Thomiste, 86, 4, 1986; Elio GUERRIERO, Hans Urs von Balthasar, préface de Jean Guitton, traduit de l'italien par Frances Georges-Catroux, Éditions Desclée de Brouwer, collection « Mémoire chrétienne », Paris, 1993; Vincent HOLZER, Le Dieu Trinité dans l’histoire. Le différend théologique Balthasar-Rahner, éditions du Cerf, collection « Cogitatio fidei », n° 190, Paris, 1995: « Le dépouillement de l’oeuvre de Balthasar fut difficile tant la prolixité de l’auteur décourage la saisie d’un principe d ’unité ou de systématicité ».

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Le déploiement de la question du réel et du possible 37

suggérer. Cette théologie en mouvement se développe à la façon d’une lave en fusion qui s’écoule du cratère d’un volcan en éruption. Il engloutit sur son passage tous les registres, épique, romanesque, musical, poétique, philosophique, théâtral non pas pour les dévorer mais pour offrir un terreau fertile au lecteur, libre à lui de construire sa propre théologie sur ce terreau.

1.1.2. Le dépassement de la problématique moderne

Dans ce mouvement, Balthasar opère un renversement critique radical par rapport à la pensée moderne, celle de la tabula rasa, ce que Kierkegaard appelle l’aporie du point de départ dans sa critique de Hegel sur sa prétention de commencer par le rien sans données préalables. Considérant qu’aucun penseur n’est de trop, mais bien plus que chacun a sa raison d’être en son temps et contribue au déroulement de l’histoire, il opère une rupture avec la pensée moderne qui engendre un nouveau conformisme et de nouvelles soumissions. Convoquer tout le monde est la seule manière de réaliser une critique totale. La théologie telle qu’il l’instaure et la conçoit peut être considérée comme la véritable réalisation d’une théologie critique: « célébrer au plan de la forme ce que le contenu du discours exprime »6. Dans ce contexte, la question de la vérité prend un aspect entièrement nouveau. Comme chez Platon, dans ses dialogues, il ne démontre pas tant la vérité qu’il en montre la naissance, montrant en cela qu’un tel art n’est pas l’apanage unique de la muse de Platon, mais en général fonction d’un certain style de pensée.

La vérité est personnalisée. Dans tout échange, il y a une parole dite et une parole reçue qui ont le poids de l’unique, même si, de façon extérieure, elles sont identiques à d’autres. La parole est irremplaçable, la vérité devient situation personnelle. La vérité s’articule autour de deux axes, la vérité comme valeur universelle a toujours un côté éminement personnel. Cette position sous-entend une réflexion sur la question de l’universel et du particulier. L’« individu » est cette réalité très précise qui ne peut jamais être remplacée par l’unité de l’espèce correspondante. Il est tellement particulier que l’unité de l’unité elle-même nous échappe. Dans tout être, dans toute connaissance, il y a un mystère essentiel. Balthasar établi que ce côté mystérieux de tout individu est donné d’emblée avec son intériorité. Nous rompons avec la pure facticité, la réalité comme agglomérat de faits. Cette dimension mystérieuse de l’intériorité empêche que les choses ne sont rien d’autre que des faits bruts, sans autre signification que celle de leur facticité. Le réel a un sens caché profond, celui de l’intériorité. Tout ce qui existe, tout ce qui se déroule dans l’histoire est chargé de sens. Tout est expression, orientation vers autre chose. Il n’y a aucune rupture entre le fait et son sens caché. Le fait est coextensif à un sens dont il est issu et auquel il nous renvoie. Balthasar dépasse la pensée de la modernité en refusant tout clivage entre « valeur » et « être ». Celle-là est empêtrée sur la question des valeurs. D’une part, les valeurs apparaissent ou se donnent comme des

6 André LÉONARD, Foi et philosophies, Éditions Lessius, collection « Présence », n° 4, Bruxelles (Belgique), p. 290.

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principes mais, d’autre part, ce sont les valeurs qui supposent des évaluations, des « points de vue d’appréciation » selon Nietzsche, dont dérive leur valeur elle-même. La pensée contemporaine pense avoir fait le tour de la question de l’être, au point qu’il ne recèle plus aucun mystère. Par conséquent, le mystère étant évacué, l’être n’a plus à garder de valeur. La sphère des valeurs réclame son autonomie, elle peut être saisie entièrement par l’intelligence, on introduit le « sens des valeurs ». Dans son étude sur Nietzsche, Deleuze a montré que le problème critique est la valeur des valeurs7, l’évaluation dont procède leur valeur, et donc le problème de leur création. Or, cette évaluation suppose des valeurs à partir desquelles elle apprécie les valeurs elles-mêmes.

1.1.3. Le drame, expression spécifiquement chrétienne de la personne

Ce détour philosophique permet à Balthasar de justifier son projet de (ré)introduction du mystère. En effet, la séparation entre « valeur » et « être » est arbitraire. Parce que le réel a toujours quelque chose à dévoiler, la connaissance des choses est inséparable d’avec leur caractère de mystère. Pour Balthasar, la vérité est dévoilement de l’être. Il n’y a que les faits purs qui peuvent être parfaitement connaissables. Mais nous avons vu que la pure facticité n’a pas de sens pour un existant. La constatation d’un fait n’est toujours qu’un aspect de l’existant. Nous ne pouvons jamais saisir tous les aspects d’un existant qui nous permettraient de l’établir comme un fait. Or, les valeurs ont leur siège dans l’intimité des choses, elles ne sont jamais découvertes. De même que les valeurs, la vérité personnelle d’un individu n’est jamais découverte. Une parole dite, une parole reçue, soit qu’on la conserve soit qu’on la communique est toujours acte de notre responsabilité semblable à un enfantement, une souffrance spirituelle8. Dans la religion chrétienne, la dramatisation est essentielle. Dans le sacrifice, déjà, le moment où la victime est immolée marque le point d’intensité d’une dramatisation. Si nous ne savions pas dramatiser, nous vivrions isolés, sans pouvoir sortir de nous-mêmes. La dramatisation marque une rupture, dans l’angoisse; dans le drame, nous nous oublions nous-mêmes, nous nous mettons en

7 Gilles DELEUZE, Nietzsche et la philosophie, Presses Universitaires de France, colection « Quadrige », Paris, 1997 . 8 Pascal IDE, Être et mystère. La philosophie de Hans Urs von Balthasar, préface de Joseph Doré, Éditions Culture et Vérité, collection « Présences », n° 13, Bruxelles (Belgique), 1995, p. 45: « Le prix d’un homme individuel fait aussi le prix de sa vérité. Chaque connaissance, chez une personne unique, est un acte unique et irremplaçable; toute communication d’une vérité personnelle est un cadeau que rien ne peut compenser. En parlant de vérité personnelle, on signifie ici, par opposition à une vérité anonyme non intériorisée, simplement recueillie par hasard et mise à la portée de tout le monde, celle que l’on s’est acquise dans une décision personnelle, que l’on garde et communique en prenant sa propre responsabilité. Cette vérité tient vraiment à coeur; pour elle on a peiné et souffert, et cet enfantement dans la souffrance spirituelle n’est pas moins précieux que celui d’un enfant. Quand une vérité de ce prix est offerte, c’est foncièrement la personne elle-même qui se donne. Et dans cet échange de vérités personnelles, les esprits se nourrissent ».

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présence d’un au-delà insaisissable. Quand le drame nous atteint, comme touchant en nous notre existence, nous atteignons l’autorité, ce qui cause le drame. En effet, s’il existe pour nous une autorité, il y a drame, car il faut prendre l’autorité au sérieux, totalement. La dramatisation, même à l’extrême, se fait à l’intérieur des traditions, nous ne pouvons pas nous en écarter. La dramatisation ne devient tout à fait générale qu’en se faisant intérieure. En d’autres termes, au plan de la vie spirituelle, on n’atteint des états d’extase ou de ravissement qu’en dramatisant l’existence en général. A ce point nous percevons un deuxième sens à la dramatisation. Elle veut sentir, et ne pas s’en tenir à la pensée discursive. L’art dramatique, en faisant vivre sur scène les personnages, utilise la sensation, le non discursif. Balthasar applique la leçon des Exercices, dans lesquels fonctionne aussi la contemporanéité9, car « c’est une erreur classique d’assigner les Exercices de saint Ignace à la méthode discursive: ils s’en remettent au discours qui règle tout mais sur le mode dramatique »10. C’est la croyance en un Dieu qui nous aime, à ce point que, pour nous, il meurt, nous rachète et nous sauve, qui rend possible la dramatisation. Si étrange et paradoxal que cela puisse paraître, la dramatisation permet à Balthasar de parler de la vie intérieure de Dieu sans pour autant céder à l’anthropomorphisme. Au contraire, c’est l’anthropomorphisme qui refuse cette vie à Dieu parce qu’il craint de lui attribuer le mouvement, ce qui prouverait en lui une privation, un besoin de ce qui n’est pas. La tragédie de la vie de Dieu démontre, non pas son imperfection, mais sa perfection. La trinité n’est pas seulement une forrnule dogmatique, la dramatisation montre qu’elle a un profond sens existentiel. Elle signifie que Dieu possède une vie spirituelle intérieure. Dieu est avant tout le Dieu de l’amour; mais cet amour ne démontre pas la suffisance de la vie divine, il évoque au contraire le besoin de s’ouvrir à un autre. Or, s’ouvrir à l’autre témoigne toujours de la tragédie. La dramatisation résulte de la plénitude et de la surabondance et non pas de l’insuffisance. A vrai dire, on ne peut nier le tragique de la vie divine qu’en ayant apostasié le Christ. C’est la théologie rationnelle, que Balthasar dénonce, qui conçoit Dieu à l’intérieur de catégories appartenant à notre monde humain, de sorte qu’il devient absolu et tout-puissant11. D’un autre

9 Hans Urs von BALTHASAR, La dramatique divine, I, Prolégomènes, traduit par André Monchoux avec la collaboration de Robert Givord et Jacques Servais, Éditions Lethielleux, collection « Le Sycomore », Paris, Culture et Vérité, Namur (Belgique) 1984, p. 93.10 Georges BATAILLE, Oeuvres complètes, tome V, La somme athéologique, I, L’expérience intérieure, Éditions Gallimard, Paris, 1994, p. 26: « Le discours exhorte: représente-toi, dit-il, le lieu, les personnages du drame, et tiens-toi là comme l’un d’entre eux; dissipe — tends pour cela ta volonté — l’hébétude, I’absence auxquelles les paroles inclinent. La vérité est que les Exercices, horreur tout entiers du discours (de l’absence), essayent d’y remédier par la tension du discours, et que souvent l’artifice échoue (d’autre part, l’objet de contemplation qu’ils proposent est le drame sans doute, mais engagé dans les catégories historiques du discours, loin du Dieu sans forme et sans mode des Carmes, plus que les Jésuites assoiffés d’expérience intérieure) ».11 cf. Paul TILLICH, La naissance de l’esprit moderne et la théologie protestante, Traduit de l'anglais par Christine Aubert et Bernadette Ganeau, Éditions du Cerf, Paris, 1972, p. 61: dans la théolgie rationnelle, « les aspects existentiels de

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côté, la faiblesse de la dramatisation tient à ce qu’elle force à aller au-delà de ce qui est senti naturellement. Mais il s’agit là de notre faiblesse existentielle, plus que d’une faiblesse de méthode. Enfin, la dramatisation a un rapport avec le mal. Elle s’oppose à sa suppression. S’opposer au mal ou vouloir y remédier nous conduit à l’action, empêchant du coup la dramatisation. L’équivoque entre la dramatisation et la suppression du mal est toujours celle entre l’autorité positive de Dieu et celle négative de la suppression de la douleur. Dans la dramatisation, nous retrouvons Kierkegaard. Avec Kierkegaard, la dramatisation se joue toujours dans un lieu où l’ironie est libre. Sans oublier que dans la dramatisation, lorsqu’elle est forcée, il ressort un élément de comédie, qui tourne au rire. Si nous ne savions pas dramatiser, nous ne saurions pas rire.

1.2. Le projet de Karl BarthLa théologie de Karl Barth est une affirmation de la transcendance

absolue de la Parole de Dieu et une doctrine de la réconciliation de l’homme avec Dieu en Jésus-Christ. Dieu a fait de l’homme son partenaire dans l’alliance éternelle qu’il a librement conclue avec lui et avec le monde.

1.2.1. Une théologie narrative

La Dogmatique toute entière est la narration de cette alliance, narration par laquelle Barth montre que l’homme n’est vraiment homme que comme « homme de Dieu »12, et que, en Jésus crucifié et ressuscité, Dieu dévoile le plus possible sa divinité et sa toute puissante liberté 13. La théologie de Barth peut être qualifiée de « théologie en forme de récit ». Le récit biblique contient des matériaux « historiques » (les noms de personnes, de villes, de régions), des matériaux « légendaires » (la mention de la branche de vigne portée par deux hommes dans Nb 13 et 14, les géants qui habitent le pays de Canaan en Nb 13, 33; Dt 1, 28) et des matériaux qui relèvent d’une vision synthétique de l’histoire (où le présent et le passé se confondent pratiquement), vision caractéristique de la conception de l’histoire propre à l’Ancien et au Nouveau Testament. Ces derniers matériaux indiquent le but en fonction duquel ils ont été

finitude, de désespoir, d’angoisse aussi bien que de grâce furent rejetés. Il ne resta plus qu’une religion raisonnable du progrès, et la croyance en un Dieu transcendant qui existe en marge de la réalité et intervient très peu dans le monde une fois qu’il l’a créé ».12 On peut dire que Karl Barth respecte le projet de J-B. Metz qui propose une « constitution fondamentale du christianisme, narrative, et pratique, de son identité historique et de son discours sur le salut eschatologique ». (Johann-Baptist METZ, La Foi dans l'histoire et dans la société. Essai de théologie fondamentale et pratique, Traduit de l'allemand par Paul Corset et Jean-Louis Schlegel, Éditions du Cerf, collection « Cogitatio fidei », n° 99, Paris, 1979, p. 188). La théologie narrative se comprend aussi à partir de l’œuvre de K. Rahner. L’anthropocentrisme compris par Rahner figure déjà dans saint Thomas d’Aquin. La Somme de thélogie est le récit de l’homme depuis sa création jusqu’à l’accomplissement de la gloire. 13 cf. Karl BARTH, Introduction à la théologie évangélique, traduction française de Fernand Ryser, Éditions Labor et Fides, Genève, 1962.

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introduits dans la narration. C’est pour cette raison qu’il faut tout spécialement y prêter attention pour avoir une bonne compréhension du récit biblique, sans pour autant escamoter les matériaux « historiques ». C’est la règle herméneutique que se fixe Barth pour bâtir une « dogmatique narrative »14 parce que « notre discours doit rester commentaire et circonlocution »15. Il combat une exégèse purement historique, soucieux de « pénétrer, à travers et par-delà l’historique, dans l’esprit de la Bible qui est l’Esprit éternel »16, il interprète la Bible en utilisant des critères authentiquement théologiques, occupant, sur ce plan, une position identique à celle de Balthasar. Pour que les histoires nous disent ce qu’elles veulent dire, il faut les lire, encore et toujours,

14 cf. Karl BARTH, Dogmatique, traduction française de Ferdinand RYSER, Éditions Labor et Fides, Genève, 1953-1972, 26 volumes, 5, pp. 9 et 10: « Aussitôt que nous prenons l’humanité de la Bible tout à fait au sérieux, il se trouve que nous devons reconnaître du même coup que ce livre, en tant que document humain, affirme quelque chose d’extrêmement précis, qui le dépasse absolument: toutes ses paroles renvoient à un fait, à un objet Par là même, elles trahissent également leur caractère humain. De quelle parole humaine, en effet, peut-on dire qu’elle n’a pas cette fonction? Nous ne parlons pas pour parler mais pour indiquer quelque chose. Ecouter une parole que l’on nous dit ne consiste pas simplement à en prendre connaissance. Et, pour la comprendre, il ne suffit pas que j’examine pour quelle raison, dans quelle circonstance, avec quels mots elle m’a été adressée. Il ne suffit pas non plus que j’essaye de voir dans quelle situation se trouve mon interlocuteur. Toutes ces démarches ne me permettent pas encore d’entendre ce qu’il a à me dire. Elles ne sauraient que m’y préparer. Combien gravement je me tromperais en pensant que ce travail d’approche me dis pense d’aller plus loin, en m’imaginant que je puis me borner à considérer en eux-mêmes les mots qui me sont adressés et celui qui les prononce! En vérité, ce dernier aurait parlé pour rien! Entendre réellement une parole humaine signifie, non seulement que nous en saisissons la fonction indicative, mais que cette parole devient pour nous un événement, et que nous sommes ainsi mis en présence de l’objet qu’elle désigne. C’est à ce moment-là seulement qu’il est possible d’affirmer que quelqu’un nous a parlé et que nous l’avons vraiment entendu nous parler. Toutes les autres manières de parler et d’écouter doivent être qualifiées d’échecs. Lorsqu’un discours ne me met pas en présence de la réalité qu’il désigne ou que je suis incapable de voir cette réalité, on peut dire qu’il m’a été adressé en vain. L’intelligence d’une parole humaine présuppose précisément que cette parole ne m’a pas été adressée en vain. Je vois ce qu’elle exprime. En me basant sur elle, je comprends ce qu’elle m’affirme. Pour en saisir toute la portée, je dois la reprendre et l’étudier dans sa forme et dans son contenu. Cette recherche me permettra de prendre moi-même position quant à l’objet devant lequel j’ai été placé par l’intermédiaire de la parole que j’ai entendue. Encore une fois, si cette objectivation n’a pas eu lieu, si, en un mot, la chose exprimée ou désignée par mon interlocuteur me reste inconnue, c’est que je ne l’ai pas vraiment entendu. Dès lors, comment pourrais-je comprendre ce qu’il m’a dit? Mais si je l’ai vraiment entendu, je ne pourrai le comprendre qu’à partir de ce qu’il m’a dit, c’est-à-dire à partir de l’objet qu’il m’aura fait percevoir. Certes, cet acte d’intellection implique que je revienne de l’objet à la parole qui l’indique et au sujet qui parle, dans leur manifestation concrète. Mais c’est toujours à partir de cet objet que je m’efforcerai de les comprendre, et non pas en eux-mêmes. Le résultat de cette recherche constitue l’exégèse de la parole humaine qui m’a été adressée. Cette exégèse ne saurait consister en un exposé sur la personne de mon interlocuteur. Car il ne m’a pas parlé pour me renseigner sur lui-même! Je commettrais une véritable faute à son égard en pensant que ma rencontre avec lui devrait simplement m’avoir appris à le connaître. Je montrerais par là que je ne

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« en toute naïveté, dans leur unité et leur totalité »17. La lecture « naïve » est celle qui ne fait pas les distinctions herméneutiques, soit parce qu’elle ne s’est pas encore mis en quête de les faire, soit qu’après les avoir faites elle cesse de les faire. L’Écriture n’est pas un livre, mais un « choeur de voix limpides »18.

1.2.2. L’herméneutique de Karl Barth

L’interprétation véritable de l’Écriture ne s’opère que dans la réflexion obéissante sur ce que nous dit l’Écriture, dans la méditation de foi et dans l’application à notre propre présent. La notion d’« histoire » dans sa signification naïve désigne un récit reçu, retenu et transmis dans un sens kérygmatique déterminé. Dans sa forme, la théologie de Barth raconte le « oui » de la grâce divine voilée par le « non » du jugement de Dieu. Dans son contenu, elle se réfère à la Parole de Dieu, « étrangeté de la Parole que Dieu nous adresse »19. La Parole de Dieu précède toute initiative humaine et surplombe toute l’impuissance de l’homme à s’élever jusqu’à Dieu par ses propres forces. Tout au long de la Dogmatique, l’action réconciliatrice de Dieu se dévoile dans la figure du Christ, et en

l’aime pas vraiment! Car ne m’a-t-il pas dit quelque chose? Son intention était donc, non pas de m’amener à le considérer en lui-même, abstraitement, mais de m’obliger à le comprendre en relation directe et concrète avec l’objet désigné par ses paroles, plus exactement: à partir et à la lumière de cet objet. Que d’injustices, que de préjugés, que d’incompréhensions mutuelles naissent uniquement du fait que nous refusons de prendre au sérieux l’appel parfaitement clair que signifie chaque parole humaine qui nous est adressée! ».15 BARTH Karl, Éthique I et Éthique II, cours donnés à Münster au semestre d’été en 1928 répétés à Bonn durant le semestre d’été 1930, texte établi par Dietrich Braun, traduit de l’allemand par Philibert Secretan, révisé par Jean-Yves Lacoste et Marie-Béatrice Mesnet, Presses Universitaires de France, collection « Théologiques », Paris, 1973 et 1998, I, p. 144. Barth, Dogmatique, 8, p.198: « Qui est et ce qu'est Jésus-Christ, cela ne peut être que raconté, et non pas saisi et défini comme système ». Cf. Paul Corset, A la recherche d'une théologie narrative, in Recherches de Science Religieuse, 73, 1, Janvier-Mars 1985: « l'invitation à “raconter” est lancé par Karl Barth qui se préoccupe en premier lieu de la prédication », p. 144; Karl BARTH, Dogmatique, op. cit., 8, p. 198: « Qui est et ce qu'est Jésus-Christ, cela ne peut être que raconté, et non pas saisi et défini comme système »; cf. Paul CORSET, « A la recherche d'une théologie narrative », Recherches de Science Religieuse, LXXIII, 1, 1985, (pp. 61-94), p. 61: « l'invitation à “raconter” est lancé par Karl Barth qui se préoccupe en premier lieu de la prédication »16 cf. Karl BARTH, L’Épitre aux Romains, traduit de l’allemand par Pierre Jundt, Éditions Labor et Fides, Genève, 1967. 17 Karl BARTH, Dogmatique, op. cit., 21, p. 112.18 Karl BARTH, Dogmatique, op. cit., 21, p. 69. Malheureusement, elle a été « tantôt réduite presque au silence dans un maquis de traditions envahissantes, tantôt condamnée à ne retenir que dans les monotones mélopées de la liturgie, dominée ici, dans ce qu’elle avait à dire en propre, par une spéculation arbitraire, exploitée là, à titre de dicta probantia, au bénéfice d’une doctrine privée ou ecclésiastique, abaissée ici au rang de source d’une morale pieuse, ou d’une éthique impie fondée sur le droit naturel, déchirée là, par la pédanterie et l’outrecuidance “historico-critiques”, en mille morceaux tous plus insignifiants les uns que les autres ». 19 Karl BARTH, Ethique, II, op. cit., p. 35.

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elle seule. Alors, le « oui » que Dieu se dit à lui-même dans la croix du Christ est aussi le « oui » de Dieu à l’homme pécheur. Parce que le « oui » de Dieu est premier, l’homme a la capacité de prononcer, à son tour, le « oui » de la foi, de l’espérance et de la charité. Le « oui » de Dieu à l’homme est le fondement qui lui donne la possibilité de se prononcer dans la liberté de l’obéissance. Le « non » de Dieu, dit à l’homme comme homme et le rejetant est l’unique espérance pour l’homme; il est en tant que « non » annoncé par le Christ, le « oui » de Dieu dit à l’homme. Dieu s’est abaissé en Jésus-Christ crucifié pour se réconcilier l’homme pécheur. Ce mouvement de kénose est en même temps le don de la réconciliation par lequel il arrache l’homme à l’orgueil et le fait accéder à sa véritable humanité. En Jésus-Christ, il y a kénose et exaltation, la christologie de Barth échappe à l’unilatéralité. En vue de la réconciliation, Dieu se soumet au jugement qui pèse sur le monde. Il montre sa divinité en étant à la fois Seigneur, Créateur, Réconciliateur et Rédempteur. En Jésus-Christ, nous sommes invités à reconnaître l’homme réconcilié. En Jésus-Christ crucifié nous reconnaissons le Seigneur comme serviteur. Dans la résurrection nous le reconnaissons serviteur comme Seigneur.

1.2.3. L’apport de l’existentialisme dans la théologie de Barth

Barth retrouve dans les « situations-limites » une problématique proche de l’anthropologie chrétienne, rejoignant en cela Luther lorsqu’il expose les rapports entre élection, vocation, tentation. La philosophie existentielle donne une interprétation de l’existence humaine en la rattachant à l’idée de transcendance, sorte de lien originel, lien qui rattache l’homme à Dieu. Balthasar saisit l’existence humaine par le drame, car le drame montre toutes les tensions internes que contient l’existence. Représentation de l’existence comme contradiction ou comme mystère, le drame exprime la « tension qui dure » dans l’existence, en mettant en évidence ses contradictions, il questionne l’existence humaine par sa remise en cause. Le drame valorise ce qui, dans notre existence, est insignifiant, ce qui est insupportable. La fonction déterminante du théâtre, par son jeu, ses apparences, est de dévoiler véritablement ce qui se vit en chacun de nous et son rôle est d’être un miroir dans lequel l’homme se reconnaît, pour se connaître, et d’être un moment pendant lequel il est en présence avec lui-même. La réalité a un caractère « impossible », elle crée un élan qui nous pousse en avant vers l’idéalité:

Le théâtre ne suppose-t-il pas toujours l’écart entre la réalité d’une vie qui ne se suffit pas à elle-même, et l’idéalité où elle s’aimerait à se contempler20.

L’adéquation parfaite entre l’idéalité et la réalité est impossible, et accepter l’écart n’est pas s’abandonner à une évasion, ni céder à une illusion, ce sont les idéologies qui veulent supprimer cet écart:

20 Hans Urs von BALTHASAR, La Dramatique Divine, I, Prolégomènes, op. cit., p. 66.

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l’abolition entre le réel et l’idéal n’est possible que si, en contrepartie, l’aliénation du réel est introduite par la superstructure idéologique; lorsque celle-ci est édifiée, apparaît le sens, identique au réel, qui, parce que le réel est un processus, peut en même temps être utopique21,

alors s’il n’y a aucune place pour l’idéalité, la réalité sombre dans le délire et la schizoprénie22. Cette « impossibilité de la réalité » est en butte sans cesse à la question du sens de la vie finie, qui est aussi la question du sens de la mort. Que l’on se tourne vers les deux extrêmes du réalisme, le réalisme optimiste de Marx, ou le réalisme pessimiste de Nietzsche, la question n’a pas de réponse, l’individu n’a pas de place sur la scène du monde.

2. Corrélation des projets théologiques de Balthasar et Barth

Chez Balthasar, l’évidence subjective de la foi n’est pas le produit d’une analyse anthropologique. Elle procède de la figure objective de la Révélation. Chez Barth, l’homme tombe sous le coup de la Parole de Dieu.

2.1. Les points de convergenceEn même temps que la Parole transcendante de Dieu, Barth accorde

une place primordiale à la beauté divine. En effet, la théologie de Barth est un verticalisme de la Parole de Dieu recouvert de la forme objective de la beauté divine. Elle se présente comme une théologie de la Gloire resplendissante de Dieu. C’est ici que Barth rejoint Balthasar, le théologien par excellence de l’esthétique théologique catholique, point d’accord qu’il a lui-même souligné dans La Gloire et la Croix23. Les théologies de Barth et de Balthasar ont le souci unique de tout ramener à la majesté de la Gloire de Dieu manifestée dans la croix de Jésus24. Dans la figure unique de la personne de Jésus-Christ, se rassemblent les traits encore disparates de celui que l’Ancien Testament annonçait, au delà de soi, comme son propre accomplissement. Le deuxième point de contact entre Balthasar et Barth touche l’individu. L’individu possède une valeur infinie. Sa valeur reste infinie même s’il est entouré d’autres individus de la même valeur. Tout ceci montre que plus l’individu prend de valeur, plus il est revêtu comme d’une protection qui le préserve, un sanctuaire. L’individu n’est pas pénétrable. L’existant n’est pas un constat de faits. L’intimité d’une chose échappe au pur quantitatif. Elle est unique, elle contient du mystère, un quelque chose qui est en l’air, du transcendant, du non maîtrisable au plan rationnel. C’est pour cela qu’elle est digne d’être aimée. C’est cette intimité qui en constitue la valeur. L’individu

21 Ibid., p. 68.22 Ibid., p. 69.23 cf. Hans Urs von BALTHASAR, La Gloire et la Croix, traduit par Robert Givord, Éditions Montaigne, Éditions Desclée de Brouwer, Paris, 1965-1990, 8 volumes. I, Apparition, pp. 44-47.24 En particulier, le titre de l’ouvrage Retour au centre exprime bien cette idée.

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n’est jamais complètement découvert au point qu’il n’ait plus rien à dévoiler. Alors, la vérité comme situation personnelle n’est pas diminuée dans sa valeur à cause de la multiplicité des personnes. La vérité, au sens de la vérité universelle, est toujours enrichie par le particulier. La pensée de Balthasar ne diffère pas de celle de Barth sur le fait que dans l’Esprit et l’Eglise s’achève la figure totale du Christ. L’Esprit Saint est celui qui assure la présence intime du Christ dans l’humanité et l’actualité du mystère pascal de Jésus. L’homme est invité à recevoir ce don intime de l’Esprit. Pour cela, il lui faut un coeur accueillant.

2.2. La méthode d’intégration, spécificité de la pensée de Balthasar

La méthode d’intégration est l’indice d’une surdétermination25 des catégories et révèle leur contenu positif, dès qu’on repère avec rigueur les divers registres de réflexion qui l’alimentent. La pensée de Balthasar, dans son effort critique, ne dépasse pas d’emblée toute espèce de savoir, elle semble même au départ n’être qu’un repérage du donné, d’un « déjà-là » comme détermination fixe, inébranlable et absolue, mais procède, par absorption. L’intégration exprime la pluralité des registres que Balthasar absorbe. Loin de nous égarer dans le dédale des citations et références que Balthasar collectionne, l’intégration nous renseigne sur les articulations cardinales de sa pensée et nous guide dans notre effort pour coordonner les grandes catégories éparpillées dans son oeuvre. Référés à l’intégration, tous les thèmes balthasariens s’organisent en une totalité qui ne le cède en rien, pour la densité, la cohérence et l’amplitude, aux plus solides constructions de la théologie classique. .

2.3. La question du « réel » et du « possible », une problématique dans laquelle Balthasar et Barth se

nourissent de la pensée de KierkegaardA la lumière d’une telle méthode, le problème du « réel et du

possible » s’est imposé à notre attention. Ce problème ne nous intéresse pas comme un problème parmi d’autres qu’aurait touché l’investigation de Kierkegaard, Balthasar et Barth, mais comme le problème central de leur pensée. Mais la structure spéculative de leur pensée se confond absolument avec l’essence de la question du « réel et du possible » telle qu’ils la conçoivent. Ce thème est, chez Barth, proprement archétypal. Dès qu’on en maîtrise le sens et les implications, il devient possible de comprendre le développement de tous les thèmes de sa théologie, ses rapports avec la philosophie: la philosophie considère toute possibilité de

25 La surdétermination désigne ici le passage d’une structure de langage à une autre. Althusser reprend cette notion de la psychanalyse en lui donnant le sens de réinterprétation d’éléments dans une nouvelle visée en les élevant à un autre niveau de problématique; Cf. Louis ALTHUSSER, Pour Marx, Éditions Maspero, collection « Théorie », Paris, 1965; réédition augmentée (avant-propos d'Étienne Balibar, postface de Louis Althusser), Éditions La Découverte, collection « La Découverte / Poche », Paris, 1996, p. 87.

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principe comme étant déjà une possibilité effective alors que le Nouveau Testament , au contraire, soutient qu’en réalité l’homme a perdu cette possibilité d’atteindre à l’existence authentique. Selon Barth, dans l’état de déchéance tout mouvement de l’homme est un mouvement de l’homme déchu: « la suppression humaine des possibilités dans la mort du Christ est comme telle la suppression de la possibilité du péché »26. C’est donc en fonction de la problématique du « réel et du possible » que nous tentons ici une construction complète de la réception de Kierkegaard chez Balthasar et Barth. Ces deux derniers ont réussi à reprendre leur propre tradition théologique, à l’éclairer. Ils l’ont ramassé en un ensemble de manière si personnelle, récusant la rigueur du système, mais soutenant une dynamique constante, de sorte que l’unité organique, à elle seule, est déjà très irnpressionnante. Pourtant, la construction, le contenu, la langue, la fin poursuivie, sont si différents chez ces deux théologiens qu’on hésite à les comparer. Ici comme là, nous avons affaire à une extraordinaire puissance de synthèse systématique, à des conceptions qui, aussi bien du côté évangélique réformé que du côté catholique romain, révèlent quelque chose de typique. Entre le possible et le réel, entre l’idéalisme et le réalisme, nous hésitons. Nous ne voulons pas renoncer au possible, qui prend forme dans nos rêves, lieu de l’enthousiasme, du bonheur, parce que le réel est aussi le lieu de la tristesse, de la démission, du ressentiment, de la résignation. Mais comme nous ne voulons pas rester dans l’idéal, sous peine de passer à côté du réel, et alors d’être inefficace, nous nous privons de l’espérance. Penser le possible, c’est vouloir l’urgence de ce qui n’est pas encore là, ce qui n’est pas encore dans les faits, mais qui est déjà intensément là en espérance. Le possible est un chemin qui se termine en impasse, le réel est un chemin qui se perd à cause des résistances. La question du « réel et du possible » est des plus actuelles dans une société qui n’est pas du tout disposée à autoriser des élans, des projets, et, du coup, dans laquelle plus personne ne souhaite faire violence. L’enthousiasme semble mourir, rien ne surpasse. Bien qu’étant de tous les temps, elle est sûrement de notre temps, dans la mesure même où le réel procurant de moins en moins de satisfactions, on place de plus en plus de choses dans l’ordre du possible, en étant sûr qu’elles peuvent être dans l’ordre du réel. L’espérance, qui est à l’âme ce que la respiration est au corps, selon Gabriel Marcel, s’étiole du fait que de moins en moins de possibles deviennent réels. Ni l’un, ni l’autre ne provoquant l’enthousiasme, nous nous maintenons délibérément dans une zone en quelque sorte intermédiaire entre le possible et le réel, le rêve et la réalité. Cette zone est celle du divertissement, de la mystification, celle où triomphe la complaisance à soi-même. C’est une zone dans laquelle nous nous réservons toujours la possibilité de récuser nos actes, où nous n’en prenons pas la responsabilité. Le réel est le lieu où nous introduisons de notre plein gré dans l’existence des déterminations nouvelles; où nous créons à la fois pour l’autre et pour soi-même, de l’irrévocable. Le possible est ce lieu où l’on détiend le singulier pouvoir de modifier ses rêves, mais sans avoir à se demander si cette modification se répercute

26 Karl BARTH, L’Epitre aux Romains, op. cit., p. 188.

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dans l’au-delà hypothétique où existent les autres. A ce point, nous pourrions dire encore, du point de vue du réel, qu’un individu s’affirme comme personne dans la mesure où il croit réellement à l’existence de l’autre. Pour Barth, le « réel et du possible » est un immense sujet de méditation qui s’ouvre à nous. Son exploration du réel, de l’homme réel, le pousse à rechercher les racines du possible, de l’homme possible. .

3. Notre projet autour de Kierkegaard, Balthasar et Barth

Nous proposons donc ici une lecture des oeuvres programmatiques de Hans Urs von Balthasar et de Karl Barth, au sein d’une étude thématique à la lumière de l’oeuvre d’ensemble de Kierkegaard. Respectant un penseur qui élabore une expérience vécue, on renoncera à un exposé systématique de l’influence des thèses de Kierkegaard pour privilégier des rapprochements d’idées, des évaluations essentielles, des démarcations destinés à présenter en contraste ou en proximité les rapports entre sa pensée et celle de deux grands théologiens contemporains. Les thèmes à partir desquels nous approcherons Kierkegaard ne sont qu’un modeste recensement. L’impression d’agoraphobie que provoque l’abondance ne doit pas surprendre si l’on considère la multiplicité des situations qui devraient entrer dans une étude de l’oeuvre de Kierkegaard qui est avant tout entièrement consacrée au service du christianisme. Avec Kierkegaard, l’exploration des mystères de l’existence et de la foi devient une tâche complètement renouvelée, le drame permet de saisir l’existentiel. Les thèmes, dans leur richesse et leur foisonnement, sont tous référés de façon étroite à la catégorie éminemment spécifique de l’« Individu », lieu et expérience où se noue et se trame toute existence. Inversement, retrouver chez un prédécesseur de nos deux théologiens l’origine de tel ou tel élément de sa pensée n’est certes pas inutile, mais ceci demeure un travail strictement préliminaire. En fait, l’important réside dans sa pensée globale, dans le regard structuré qu’il porte sur le monde. Or, sur ce point précis, qu’a-t-on « expliqué » lorsqu’on a démontré que tel élément, telle idée ou tel thème avait été légué par un maître ? Cet élément joue un tout autre rôle dans l’économie générale de la pensée de l’auteur considéré que dans celle de son prédécesseur.

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CHAPITRE II

La position théologique de Karl Barth

Trop préoccupée d’établir des preuves, d’après Kierkegaard, la philosophie est devenue imaginaire et étrangère à la réalité, elle erre dans une folie spéculative depuis qu’elle a conçu un système sur le Dieu qu’elle a inventé: « Elle a délaissé le chemin “honnête” de Kant et donné les (honnêtes) cent thalers bien connus (ces cent thalers qui sont la différence entre le pensé et le réel) pour devenir théocentrique »1. La priorité métaphysique du réel sur le possible a déjà été établie par Aristote en accordant la supériorité à l’être en acte vis-à-vis de l’être en puissance. Heidegger, pour qui le réel et le possible s’opposent2, maintient que cette priorité s’exprimait à travers la tradition métaphysique toute entière comme tentative continuelle de réduire l’être à la caractéristique commune de l’étant. Ce qui veut dire que l’être de l’étant est réduit à ce qu’il est dans son actualité. Cette hégémonie du réel se manifeste dans toutes les définitions métaphysiques de l’être: eidos, telos, ousia, substantia, existentia, res cogitans, etc... L’opposition du possible et du réel est aussi ancienne que la métaphysique elle-même et se confond avec son projet. Concevoir, c’est-à-dire « produire des concepts »3, tel est l’objet de la philosophie, concevoir c’est aussi

1 Sören KIERKEGAARD, Journal (extraits), tome 3, 1849-1850, traduit du danois par Knud Ferlov et Jean-Jacques Gateau, nouvelle édition revue et augmentée, Éditions Gallimard, collection « Les essais », n° LXXVII, Paris, 1955, X (1) A 666, p. 191.2 Martin HEIDEGGER, Lettre Sur L'humanisme, Éditions Aubier, collection « Philosophie de l'esprit », Paris, 1983, p. 37: « Sous l’emprise de la “logique”, et de la “métaphysique”, nos mots “possible” et “possibilité” ne sont en fait que pensés en opposition à “réalité” ».3 Définition de la philosophie selon Gilles Deleuze; cf. Serge BOULGAKOV, La lumière sans déclin, Traduit du russe et annoté par Constantin Andronikof, Éditions L'Âge d'Homme, collection « Sophia », Lausanne (Suisse), 1990, p. 84, « la philosophie est la poésie des concepts ». Pour Nietzsche le concept fige, enlise, momifie définitivement la métaphore, il la tue.

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dissoudre la réalité en possibilité4, ou « s’emparer du réel à partir du possible »5. Mais notre existence veut dire réalité. La compréhension, enseignaient les pythagoriciens, et Platon par la suite également, prend forme dans le domaine des idées. Or, l’existence, par essence, est exactement le contraire de l’idée. Ainsi, le monde intelligible qui a pour fondations l’existence produit des concepts sur une réalité qui est le contraire de ces concepts. Après le récit de la Genèse qui montre que l’existence est incompréhensible en passant par les Grecs qui ont donné une explication cosmologique de l’existence jusqu’aux modernes pour qui l’existence est présentée comme un concept, elle est dissociée du monde, elle ne nous permet pas de le comprendre, et l’homme, par conséquent, tente de se comprendre lui-même à partir d’une incompréhensibilité. Dans ce contexte rappelons que Hegel a développé une dialectique dans laquelle la possibilité est la réalité qui retourne à elle-même6. Selon Hegel la possibilité comporte en elle-même une multiplicité et une opposition dialectique; le possible est non seulement identique à lui-même, mais est aussi en même temps son propre contraire. Cette théorie est fondamentalement différente de celle de saint Thomas et vide le principe de contradiction de son sens. En effet la théorie des possibilia de saint Thomas place les possibilia dans la connaissance divine, comme des modes de participation à l’essence divine; saint Thomas ne pense pas qu’il y a des possibles non réalisés que Dieu pourrait porter à l’existence; quand Dieu donne l’existence, un mode de participation se réalise. Notre existence veut dire réalité, mais elle n’est pas seulement une vision, et la contingence du quotidien crée des couches de significations qui, en se superposant, obscurcissent la réalité existentielle. Après la vision du monde de Descartes et de sa nature dominée par une mathématisation excessive, Husserl fonde l’arithmétique sur les actes concrets7, avec pour préoccupation principale d’établir la philosophie comme science rigoureuse des essences8, pour retrouver la tradition de l’antiquité. A cet

4 Sören KIERKEGAARD, Journal (extraits), tome 3, op. cit., XII A 436, p. 341.5 Karl JASPERS, Philosophie. Orientation dans le monde. Eclairement de l'existence. Métaphysique, Traduction de Jeanne Hersch, avec la collaboration de Irène Kruse et Jeanne Étoré, Éditions Springer-Verlag Paris, Berlin, Heidelberg, New-York, London, Tokyo, Hong-Kong, 1986, p. 207.6 G. W. F. HEGEL, Précis de l'encyclopédie des sciences philosophiques, Traduit de l'allemand par J. Jean Gibelin, Librairie philosophique J. Vrin, Collection « Bibliothèque des textes Philosophiques », Paris, 2001, § 147, p. 101: « Cette extériorité développée ainsi est comme un cycle des déterminations de la possibilité et de la réalité immédiate,— leur médiation l’une par l’autre — d’une façon générale la possibilité réelle ».7 Jules VUILLEMIN, La philosophie de l'algèbre, Volume 1, Presses universitaires de France, Paris, 1962, p. 494: « A travers ce long cheminement, un problème demeure comme une constante singulière... »; et p. 495: « La critique de Husserl est demeurée constamment extérieure aux mathématiques... ». 8 Pour Husserl, les sciences de la nature sont fondées sur un « point de vue dogmatique » par lequel elles s’interdisent toute question critique sur la possibilité de la connaissance, les questions épistémologiques ne font pas partie de leur champ de réflexion. En fait chaque science présuppose la réalité de son objet propre, les possibilités d’accéder à sa connaissance, et n’éprouve pas le besoin de se justifier comme science.

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égard, il traite des phénomènes transcendantalement « réduits » et non pas avec le réel, il fonde la logique sur une vision du monde, il retrouve la « vérité du marché »9, il constitue sa vision comme science « éidétique » de la pure possibilité en fondant sa pensée sur une référence cosmologique, la Terre, comme une Arche immobile. La conception dualiste de l’Imaginaire inaugurée par Platon s’achève chez Sartre, celui qui a poussé le platonisme à l’extrême: c’est parce que le sens ultime de son existence reste imaginaire que l’homme est une « passion inutile », la conscience est incapable d’atteindre le réel. En voulant faire de la nécessité la synthèse du réel et du possible, Hegel impose l’impossiblité du miracle, elle considère qu’admettre l’absurde est une offense. En batissant une philosophie « qui prend pour point de départ le principe que la science du possible précède la science du réel, obtient enfin ce qu’il faut, quand elle se heurte à des obstacles aussi insurmontables pour Dieu que pour les hommes »10.

Regardons l’articulation du réel et du possible en deux temps: d’abord comme question ontologique, puis comme question anthropologique. Nous verrons l’apport décisif de Karl Barth sur cette question, dont la position a subi l’influence de Kierkegaard.

1. Le devenir est le passage du possible au réel

L’homme est le point de départ d’une philosophie existentialiste, précisément, pour Kierkegarrd, « l’homme est un point de départ sporadique »11. Il importe de préciser et de comprendre les déterminations qui le composent: l’infini et le fini, l’éternel et le temporel, la nécessité et la liberté, le réel et le possible. Hegel fait de la nécessité la synthèse du possible et du réel en déduisant ce concept des deux autres. Vouloir faire cette synthèse est une imposture: la nécessité et la possibilité sont des déterminations de la pensée, alors que la réalité est une détermination de l’être et on ne peut pas faire la synthèse de déterminations qui sont dans des plans différents:

Comment change ce qui devient; ou en quoi consiste le changement du devenir? Tout autre changement suppose que la chose où s’opère le changement est réelle, même si le changement consiste à perdre cette. Il n’en est pas de même du devenir; car si ce qui devient ne reste pas en soi inchangé dans le changement du devenir, ce qui devient n’est pas cette chose qu’on voit s’établir, mais une autre, et il s’agit alors de metabassis allo genos [d’un passage à un autre genre]: dans le cas donné, celui qui s’informe ou bien voit dans le changement du devenir un autre changement

9 Edmund HUSSERL, Logique formelle et logique transcendantale, Presses Universitaires de France, collection « Épiméthée », Paris, 2009, § 105.10 Léon CHESTOV, Athènes et Jérusalem - Un essai de philosophie religieuse, suivi de « L'obstination de Chestov » de Yves Bonnefoy, traduction de Boris de Schloezer, annotations de Ramona Fotiade, Éditions Le Bruit Du Temps, Paris, 2011, p. 82. 11 Henri-Bernard VERGOTE, Sens et répétition. essais sur l'ironie kierkegaardienne, Éditions du Cerf, Paris / Orante , Paris, 1982, II, p. 228.

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qui lui trouble la question, ou bien se trompe sur la chose qui devient et se met par suite hors d’état de s’informer12

La question qui est en jeu dans le rapport du possible et du réel est celle du devenir. Le devenir c’est le passage du possible au réel, sa réalisation concrète s’appelle le changement, le contraste selon Edith Stein13. Le lieu du changement est l’être et non la pensée, et la nécessité s’oppose à la liberté, non à la possiblité:

Le changement du devenir est la réalité, et le passage s’opère par la liberté. Aucun devenir n’est nécessaire; ni avant qu’il devienne, car il ne peut alors devenir, ni après qu’il est devenu, car alors il n’est pas devenu14.

1.1. La position de Kierkegaard vis-à-vis de HegelHegel, en considérant que le changement s’opère dans la pensée et

non dans l’être, commet une tromperie en nous faisant passer pour un savoir du devenir ce qui n’est qu’un savoir du devenu. En effet, c’est l’être de fait qui pense, c’est l’être de fait qui est, c’est l’homme qui pense. La pensée ne pense pas. Le devenir est une question concrète, et non un concept. Les Miettes philosophiques et le Post-scriptum définitif et non scientifique aux Miettes philosophiques. rappellent qu’il est faux de résoudre un problème ou de répondre à une question qui est posée en des termes qui ne permettent même pas de pouvoir poser le problème. Ainsi, parce que la réalité seule est la condition de possibilité de poser des problèmes, il n’est pas possible de traiter de la possibilité en faisant abstraction de la réalité. Une pensée qui ne pose pas les questions à partir de la réalité est une pensée abstraite. Elle ignore le concret, l’actuel, le temporel, le fini, le particulier. L’homme, en son existence, a une notion différente de ce qui est pensé, qui est du domaine de la possibilité, et de ce qui est vécu, qui est du domaine du réalisé. La question ici porte sur la formation de la connaissance, sur notre moi connaissant, sur les principes premiers. La connaissance première se forme dans l’action. L’accès à la connaissance se fait de façon progressive

12 Sören KIERKEGAARD, Oeuvres complètes, op. cit., 7, Miettes philosophiques. Le Concept d'angoisse. Prefaces. 1844, p. 68. 13 Edith STEIN, L'être fini et l'être éternel. essai d'une atteinte du sens de l'être, traduit de l'allemand par G. Casella, F. A. Viallet, Éditions Nauwelaerts, Beauvechain (Belgique), 1998, p. 178: « Par contre la possibilité est le degré préliminaire de la réalité, le possible n’est pas encore de l’Etant au plein sens. Mais là où il y a un degré préliminaire, il y a aussi une ascension vers un degré supérieur: le passage de la puissance à la réalité est le devenir, plus précisément ce passage appartient au devenir car nous avons vu antérieurement que le devenir au sens le plus précis est un être-sorti du néant à l’existence. Mais l’être dans lequel il est placé intérieurement est toujours en même temps réet et possible. Dans le domaine du devenir existe le contraste entre la réalité et la possibilité. Tout étant de ce domaine est ainsi scindé par cette opposition: non seulement l’étant au sens le plus propre, la chose elle-même, mais aussi tout ce qui lui revient: soit réellement, soit ce qui peut lui revenir. Toute sorte de mouvement ou de changement est un passage de la Puissance à la réalité ou vice versa ».14 Sören KIERKEGAARD, Oeuvres complètes, op. cit., 7, Miettes philosophiques. Le Concept d'angoisse. Prefaces. 1844, op. cit., p. 70.

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en commençant par ce que l’on sait déjà; en effet notre existence est prise dans ce que l’on sait actuellement et nous avançons en approfondissant, en vérifiant, en testant les connaissances que l’on a, à partir de là l’homme étend son savoir. Mais déduire l’existence à partir de la pensée est un non-sens:

La pensée détache, abstrait l’existence de fait du réel qu’elle pense en le supprimant, en le transposant dans la possibilité15. (...) tout changement a toujours supposé quelque chose. Mais un tel être qui est pourtant non-être, c’est la possibilité; et un être qui est être, c’est bien l’être réel, ou la réalité; et le changement du devenir, c’est le passage du possible au réel16

La question du fondement et de la réalité du savoir surgit nécessairement dans ce mouvement d’abstraction de la pensée, c’est seulement alors que la question de la possibilité peut trouver un sens. En se plaçant uniquement au niveau du possible, Hegel ne rend pas compte du réel et, surtout, il s’est rendu aveugle au devenir humain, car l’idée de nécessité comme synthèse du possible et du réel n’a rien à voir avec le devenir. Kierkegaard a posé que la façon dont on traite la relation entre le sujet et l’objet peut conduire à la négation de la possibilité de la connaissance, comme l’indique John Macmurray: « Si nous limitons le terme de connaissance, comme certains philosophes sont prêts à le faire, à la “certitude logique” qui découle d’une démonstration théorique, il faudrait confesser qu’il n’y a ni ne peut y avoir de connaissance, et retomber dans un complet septicisme »17. Il y a un écueil dans lequel il ne faut pas tomber: la pensée peut appréhender aussi bien le réel que le possible. Mais lorsqu’elle pense la réalité dans la possibilité, alors celle-là s’en trouve modifiée, toujours tronquée ou déformée, si bien qu’il est même impossible de tenir l’exactitude de la réalité dans la possibilité. Existe-t-il un mode de pensée ou une logique qui permettrait de penser l’existence du sujet sans aucune déformation et d’en rendre compte de façon authentique.

1.2. La question théologiqueLa manière de percevoir la relation entre le réel et le possible

affecte aussi la théologie. L’objet de connaissance, en théologie, est la vérité dans la personne de Jésus-Christ, Verbe incarné. L’objet de la connaissance de la théologie est une personne. Pour que la vérité soit connue, il faut que cette recherche se fasse dans les mêmes termes que sa nature, et, s’agissant d’une personne, c’est-à-dire une subjectivité, c’est sur le mode de la subjectivité que le sujet connaissant peut atteindre

15 Sören KIERKEGAARD, Oeuvres complètes, op. cit., Post-scriptum définitif et non scientifique aux « Miettes philosophiques », volume II, 11, p. 20. 16 Sören KIERKEGAARD, Oeuvres complètes, op. cit., 7, Miettes philosophiques. Le Concept d'angoisse. Prefaces. 1844, op. cit., p. 69. cf. pp. 68 à 80: §1 le devenir, §2 le donné historqiue, §3 le passé, §4 la conception du passé..17 John MACMURRAY, The Self As Agent, Éditions Faber & Faber, Londres, 1957, Chap. 3, 4 et 8, cité par Thomas F. TORRANCE, Science théologique, traduit de l’anglais par Jean-Yves Lacoste, Presses Universitaires de France, collection « Théologiques », Oxford 1969 et Paris, 1990, p. 20.

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la vérité. Autrement dit la vérité détient en elle-même son mode d’accès à sa propre connaissance, c’est pour cela que « la subjectivité est la vérité »18.

Sur cette question du réel et du possible, Kierkegaard nous introduit dans une philosophie qui est dépourvue de nécessité, dans laquelle il fait entrer le lyrisme, l’affectivité, l’émotion, la passion, la poésie, la vie de l’individu. La philosophie classique a relégué le subjectif, le pathologique, le concupiscible hors de son champ car ils faussent le jugement, ils empêchent la compréhension objective et factuelle, ils sont des puissances de séduction trompeuses pour le raisonnement et l’entendement.

2. La position de Karl BarthMettant d’abord l’accent sur le logos, nous allons nous risquer à

arbitrer entre d’un côté saint Thomas d’Aquin, qui préserve autant que permis la continuité entre foi et raison; de l’autre celle de Barth, qui souligne le paradoxe et la rupture, avec comme but de montrer l’unité polémique de leur destin. En cela, Barth se tient pour disciple de Paul, dressant dos à dos et côte à côte le Grec et le Juif, et proclamant un ailleurs qui ne se dit dans le langage ni de l’un ni de l’autre.

2.1. L’intrication du possible et du réel dans la créationCréation veut dire réalisation. Et c’est pourquoi la créature est une

réalité. Non pas une réalité fondée en elle-même ou qui se maintient par elle-même; mais une réalité voulue de Dieu, établie, garantie, confirmée et gardée par lui, et qui, par là même, à sa place et à sa manière, a un caractère authentique. C’est la réalité même de Dieu qui l’entoure et la protège. La créature peut être parce que Dieu est. Elle existe parce que Dieu est son Créateur. Et parce que Dieu est, et qu’il est son créateur, la créature a le droit de répéter après lui: je suis, moi aussi; de même elle peut dire à la créature qu’elle voit; tu es, toi aussi, et en parler en disant: il est, elle est, cela est. L’existence créaturelle de Dieu est le bienfait de dieu. Et c’est ainsi que la connaissance de l’existence créaturelle est également connaissance du bienfait de la création, sur la base de l’autorévélation du créateur.

L’acte de la création ne se produit donc pas sans se référer à quelque chose qui le précède, c’est-à-dire sans que Dieu parte de la plénitude des idées qui sont en lui; en un mot, il s’agit d’un acte d’imitation. Toutefois, cette précision donnée, il reste que la création est une creatio ex nihilo, parce que

18 Sören KIERKEGAARD, Oeuvres complètes, op. cit., 11, Post-scriptum définitif et non scientifique aux « Miettes philosophiques », p. 174. Notons ici l’impact de cette remarque sur la théologie, d’après Jürgen MOLTMANN, Jésus, le Messie de Dieu, Traduction de l'allemand par Joseph Hoffmann, Éditions du Cerf, collection « Cogitatio Fidei », n° 171, Paris, 1993, p. 101: « En faisant sien le principe moderne selon lequel “la subjectivité est la vérité”, la théologie moderne a pris en compte avant tout l’expérience de soi intérieure des sujets humains de cette civilisation ».

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les idées dont on fait état se trouvent en Dieu lui-même, c’est-à-dire sont Dieu lui-même, au sens où l’on vient de le dire; par conséquent, elles n’ont rien à voir avec la nature et l’existence des choses créées, et il est clair qu’en dehors de Dieu celles-ci ne possèdent aucun préalable19.

Ici Barth rejoint saint Thomas pour qui le possible ne préexiste pas au réel. Ainsi, il n’est pas question de réinterpréter Gn 1,1-2 en distinguant une creatio prima et immediata, et une creatio secunda et mediata. Barth répond par un non définitif à la question de savoir s’il existe une possibilité des choses précédant leur être créé20. Les choses n’ont pas été réelles avant d’avoir été crées (la création n’est que creatio ex nihilo), il n’y a pas de possibilité avant la réalité dans l’ordre de la création. Suivant saint Anselme, et en se démarquant d’un côté du monisme, de l’autre du dualisme, Barth tient qu’on ne peut parler d’une possibilité qui serait propre aux choses21. Notre connaissance de nous-mêmes, des hommes, des choses pourrait être qu’hypothétique, pourrait n’être qu’un possible et non un réel, elle pourrait n’être qu’apparence, il se pourrait qu’il ne s’agisse que d’une pure apparence. Si c’est le cas, alors il s’agit d’une forme du néant. Ce qui est réel, ce que nous appréhendons immédiatement c’est notre existence, le fait que d’autres êtres existent. Ici nous reconnaissons l’influence de Kierkegaard chez Barth.

2.2. La fonction du « comme si »Pour résoudre la question du monde réel que posait Jaspers à partir

de l’univers que s’est créé Van Gogh, Barth introduit la fonction du comme si:

Nous pouvons faire valoir en faveur de cette hypothèse positive uniquement le fait que nous nous comportons en général « comme si » elle était valable, et « comme si » l’autre hypothèse, l’hypothèse négative, ne valait rien. La différence n’est effectivement pas négligeable: nous postulons l’être, et non l’apparence ou le non-être. C’est avec cette hypothèse que nous vivons, non avec son contraire. Nous vivons dans l’idée et de l’idée que nous existons réellement, que quelque chose existe. En soi, cette idée n’est pas mieux fondée que la mauvaise opinion selon laquelle nous n’existons pas et rien n’existe. Nous ne sommes absolument pas à même de vérifier notre bonne opinion, ni de la transformer en certitude. Nous pouvons bien parvenir à nous en persuader, mais cela ne va pas plus loin. Nous côtoyons sans cesse un abîme, car il est possible que notre bonne opinion nous trompe; il est possible que rien ne soit réel, que tout ce que nous pouvons supposer être réel ne soit rien22.

19 Karl BARTH, Dogmatique, op. cit., 11, p. 168.20 cf. Karl BARTH, Dogmatique, op. cit., 11, p. 168.21 ANSELME DE CANTORBÉRY, La chute du diable, Introductions, traductions et notes par Alain Galonnier, Michel Corbin, s.j. et Rémy de Ravinel, s.j., Les Éditions du Cerf, Paris, 1986. c. 12, 12-13, p. 321: « parce que Dieu a pu faire le monde avant même qu’il fût, le monde est; pour cette raison et non point parce que le monde lui-même aurait d’abord pu être ».22 Karl BARTH, Dogmatique, op. cit., 11, p. 234.

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Toutefois, Barth précise que la règle du « comme si », qui fixe notre comportement, n’est pas sans poser de problème. En effet, qu’est-ce qui garantit que agissons honnêtement? Est-ce qu’en fait nous n’agissons pas comme si nous n’existions pas réellement, même comme si le monde n’existait pas, nous avons des comportements qui se situent dans un monde de possibles. Parce qu’il faudrait qu’un « arbitre intervienne entre notre conscience et notre prétendu être intérieur et extérieur » pour trancher la question, Barth exprime ici la nécessité que l’hypothèse d’un monde réel doit être irréfutable, en même temps qu’indémontrable. Notre réalité n’est pas une simple possibilité qui se situe dans notre conscience et notre être, mais si nous pouvons parler de réalité c’est parce qu’il y a une évidence extérieure:

Le fait que nous sommes et que quelque chose existe devrait nous être révélé d’ailleurs, avec une évidence contraignante, au lieu de rester une simple probabilité dans le circuit de notre conscience et de notre être; d’ailleurs, c’est-à-dire d’un point de vue où l’inconnue noétique et ontique qui nous sert de certitude fût fondée existentiellement à partir d’un être existant et en soi, sans prêter à discussion et qui serait par conséquent la cause de tout ce qui existe, ainsi que de notre propre existence23.

2.3. La notion de l’« homme décidé »

2.3.1. Homme possible et homme réel

Une façon empirique de faire la différence entre l’homme réel et l’homme possible est de l’exprimer sous la forme d’une évidence extérieure: l’homme réel dit que telle ou telle chose s’est produite, se produit, va se produire, et l’homme possible imagine que telle chose pourrait ou devrait se produire. Lorsqu’on lui dit que les choses sont telles qu’elles sont, il pense qu’elles pourraient être d’une autre façon. S’il n’est pas douteux qu’il y ait un sens du réel, cette simple remarque montre qu’il doit bien y avoir aussi un sens du possible. Le sens du possible est la faculté de penser tout ce qui pourrait être. Pour l’homme possible, il est fréquent de ne pas accorder plus d’importance à ce qui est qu’à ce qui pourrait être. Mais voici poindre une conséquence désastreuse de cette attitude: le réel n’étant pas plus important que le possible, ce qui est autorisé dans le réel est considéré comme faux, ce qui est interdit peut être licite. On considère souvent que les hommes du possible vivent dans l’imagination ou la rêverie,

Néanmoins, le possible ne comprend pas seulement les rêves des neurasthéniques, mais aussi les desseins encore en sommeil de Dieu. Un événement et une vérité possibles ne sont pas égaux à un événement et à une vérité réels moins la valeur, mais contiennent, selon leurs partisans du moins, quelque chose de très divin, un feu, une envolée, une volonté de bâtir, une utopie consciente qui, loin de redouter la réalité, la traite simplement comme une tâche et une invention perpétuelles24

23 Karl BARTH, Dogmatique, op. cit., 12, p. 235.

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Nietzsche nous donne ici une indication parfaitement claire: même la pensée d’une possibilité peut nous ébranler et nous changer du tout au tout, comme celle de la possibilité du démon qui se glisse jusque dans notre plus « solitaire solitude »25, ce démon dont l’interrogation nous ouvre une possibilité. En commentant cet aphorisme, Heidegger explique que nous sommes trop habitués à penser à partir du réel depuis longtemps et que, même dans la possibilité, l’homme se décide:

La possibilité interrogée, que l’interrogation doit sonder, est, en tant que possibilité, plus puissante que ne le serait une quelconque réalité de fait. Le possible engendre d’autres possibilités, et une chose possible, en tant que telle, provoque nécessairement l’apparition d’autres possibles. Le possible d’une pensée nous met dans autant de possibilités de la penser d’une manière ou d’une autre, et de nous comporter nous-même en elle d’une manière ou d’une autre. Sonder une possibilité véritablement, soit dans toutes ses conséquences, c’est déjà se décider, quand même notre décision ne tendrait qu’à nous retirer de la possibilité et à nous fermer à elle. Mais, parce que nous sommes de longue date beaucoup trop habitués à ne penser qu’à partir du réel, et donc aussi à n’inter préter qu’à partir du réel (à partir de la présence, ousia) conformément à cette interprétation de l’étant, laquelle est à la base de l’ensemble de l’histoire occidentale de l’homme jusqu’alors, voilà pourquoi aussi nous sommes encore mal préparés, encore embarrassés et bien petits pour ce qui est de penser la possibilité, lequel genre de penser en est toujours un créateur26.

Mais on a oublié, ici, que c’est la réalité qui éveille les possibilités; Karl Barth27 donne une solution pleinement satisfaisante en développant

24 Robert MUSIL, L’homme sans qualités,tome 1, traduit de l'allemend par Philippe Jaccottet, Éditions du Seuil, collection « Le don des langues », Paris, 1956, p. 14. 25 Friedrich NIETZSCHE, Oeuvres philosophiques complètes, tome V, Le Gai Savoir, fragments posthumes Été 1881-été 1882. Textes et variantes établis par Giorgio Colli et Mazzino Montinari, traduit de l'allemand par Pierre Klossowski, édition revue et augmentée par Marc B. de Launay, Éditions Gallimard, Paris, 1982. p. 232, n° 341: « Le poids le plus lourd. Que dirais-tu si un jour, si une nuit, un démon se glissait jusque dans ta plus solitaire solitude et te dise: “Cette vie telle que tu la vis maintenant et que tu l’as vécue, il te faudra la vivre encore une fois et d’innombrables fois; et il n’y aura rien de nouveau en elle, si ce n’est que chaque douleur et chaque plaisir, chaque pensée et chaque gémissement et tout ce qu’il y a d’indiciblement petit et grand dans ta vie devront revenir pour toi, et le tout dans le même ordre et la même succession — cette araignée-là également, et ce clair de lune entre les arbres, et cet instant-ci et moi-mame. L’éternel sablier de l’existence ne cesse d’être renversé à nouveau — et toi avec lui, ô grain de poussière de la poussière!” — Ne te jetterais-tu pas sur le sol, grinçant des dents et maudissant le démon qui te parlerait de la sorte? Ou bien te serait-il arrivé de vivre un instant formidable où tu aurais pu lui répondre: “Tu es un dieu, et jamais je n’entendis choses plus divines!” Si cette pensée exerçait sur toi son empire, elle te transformerait, faisant de toi, tel que tu es, un autre, te broyant peut-être: la question posée à propos de tout, et de chaque chose: “Voudrais-tu ceci encore une fois et d’innombrables fois?” pèserait comme le poids le plus lourd sur ton agir! » 26 Martin HEIDEGGER, Nietzsche I, traduit de l'allemand par Pierre Klossowski, Éditions Gallimard, collection « Bibliothèque de philosophie », Paris, 1971, p. 306.27 Toute l’anthropologie de Barth est une « anthropologie théologique ». L’anthropologie non théologique a deux défauts qui la condamne définitivement: elle fait abstraction de la relation de l’homme à Dieu, et par conséquent il est

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les deux points suivants: d’une part réel veut dire appelé, d’autre part la possibilité n’a pas une valeur égale à la réalité.

2.3.2. La solution de Karl Barth

Chercher l’homme réel c’est répondre à la question « qui suis-je? », l’homme possible répond à la question « qu’est-ce que je voudrais être? ». Le « qui suis-je? » implique dans la question que l’on est interpellé de l’extérieur sur notre être, sur notre condition d’homme. Celui qui la pose exprime qu’il est réveillé, qu’il est pris à partie et doit se lever pour y répondre. Le « qu’est-ce que je voudrais être? » est une question qui vient du sujet pour se modifier lui-même vis-à-vis de l’extérieur. L’homme réel est convoqué pour répondre à cette question, il est appelé28, l’homme possible est équivoque: ses idées ne sont que des réalités non encore nées, son sens des réalités est un sens des réalités possibles. L’homme réel est appelé par la Parole de Dieu, il est le second sujet de l’histoire, l’homme possible se considère comme le premier sujet. L’homme réel est un être doué de savoir et de volonté, l’homme possible n’est que désir. Au contraire du désir la volonté qui caractérise l’homme réel est une action dans le sens d’une action qui accomplissement sans retour en arrière possible, telle qu’on ait « plus devant soi, après avoir brûlé ses vaisseaux, que la prise de Troie ou la mort »29. L’homme réel est un homme « décidé », c’est-à-dire un homme tout entier pris dans la décision de son vouloir, de sorte qu’il ne se connaît plus lui-même comme comme homme précédant la décision, autrement dit comme homme possible qui imagine toutes les décisions qu’il lui serait possible de prendre. Enfin Barth ajoute l’obéissance comme caractéristique de l’homme réel: l’homme réel est l’homme décidé, compris dans le mouvement de son action, et puisqu’il est second devant Dieu, puisqu’il ne détermine pas de lui-même les possibilités réalisables et qu’il est appelé par la Parole de Dieu, il agit dans l’obéissance. Maintenant si nous nous plaçons dans l’ordre noétique, l’homme ne se connaît pas totalement dans sa réalité, il se connaît plus ou moins complètement dans sa possibilité. L’homme existe, Dieu l’a créé. Comment fait-il pour se démontrer à lui-même? Précisément par son pouvoir d’être homme. L’homme ne se connaît pas dans son être, dans sa réalité, il se connaît dans son pouvoir d’être, dans sa possibilité.

amené à douter de sa nature raisonnable et à la mettre en question; d’autre part elle oublie que l’homme est une âme dans un corps, l’âme dont le propre est de commander à un corps dont le propre est de servir. L’anthropologie non théologique ne s’oblige pas à prendre son point de départ dans le donné inébranlable de la nature raisonnable de l’homme tout entier, alors que l’anthropologie théologique considère que l’homme qu’elle étudie se présente comme un mystère, le mystère de la réalité humaine. L’anthropologie non théologique considère que la nature raisonnable de l’homme, âme et corps, est une question ouverte, une vérité qu’il faut encore découvrir et établir, alors que l’anthropologie théologique connaît cette présupposition; cf. Karl BARTH, Dogmatique, op. cit., 12, pp. 113 à 120. 28 cf. Karl BARTH, Dogmatique, op. cit., 11, p. 164.29 Ibid., p. 164.

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Le déploiement de la question du réel et du possible 59

2.3.3. La position de Karl Barth est une négation de l’anthropologie non théologique

L’enjeu de la question de l’homme réel et de l’homme possible est celle de l’anthroplogie dans son ensemble. Nous sommes ici en présence de l’anthropologie (toutes les anthropologies) d’une part, de la doctrine de la création d’autre part. Voir l’homme réel, c’est voir l’homme créé, voir l’homme qui ne compte que sur la révélation de Dieu. Ceci est l’anthropologie théologique. Les autres anthropologies voient l’homme possible, que ce qui est possible à l’homme. La première reconnaît l’homme créé comme un bienfait de Dieu, les autres ne peuvent le faire en raison même de leur nature. Si les antropologies reconnaissaient l’homme réel, elles cesseraient du même coup d’être des antropologies pour devenir des théologies. De même si la théologie abandonnait la reconnaissance de l’homme réel pour s’intéresser à ce que pourrait être l’homme, ce que pourraît être son devenir, alors elle cesserait d’être théologie pour devenir philosophie. La théologie a pour objet l’homme réel, la philosophie a pour objet l’homme possible.

La connaissance de l’homme possible, une autoconnaissance humaine de l’homme cherchant à se connaître à travers lui-même constitue un cercle vicieux, car elle ne nous permet jamais d’approcher l’homme réel. Barth refuse la position dominante de l’homme qui cherche à se connaître lui-même, l’homme ne peut que reconnaître l’oeuvre du créateur qui a pour objet la créature..

3. La question de Dieu

3.1. Position du problèmePAujourd’hui, sur la base de la philosophie de Heidegger, a lieu la

déconstruction des « idoles » onto-théologiques — Ipsum Esse Suhsistens, Ens Realissimum et Increatum, Nunc Stans, Aeternum, Causa Prima, Ultima Ratio, Causa sui — qui représentent l’oubli de l’Etre mais aussi l’oubli du Dieu de la foi: « Devant un tel Dieu l`homme ne peut ni prier ni offrir un sacrifice. Il est impossible que l’homme s’agenouille, chante ou danse devant la Causa Sui. Par conséquent, la pensée qui a abandonné le Dieu conçu comme Causa Sui, est peut-être plus fidèle et plus disponible au Dieu véritablement divin, que la métaphysique en tant qu’onto-théo-logique ne voudrait l’avouer »30. Alors il semble qu’une conception post-métaphysique du « possible » s’opposerait aux

30 citation dans Richard KEARNEY, Poétique du possible. Phénoménologie herméneutique de la figuration, Éditions Beauchesne, collection « Bibliothèque des Archives de Philosophie », n° 44, Paris, 1984, p. 224. Le principal facteur d’« oubli de l’Etre » serait l’insertion de la théologie dans l’ontologie. Selon Heidegger, la mort culturelle de Dieu conçu comme objet est inscrite dans le destin même de la métaphysique qui fait de Dieu le fondement absolu de l’étant et qui le détruit. La métaphysique grecque n’est pas devenue « onto-théo-logie » parce qu’elle a été assumée par la la théologie chrétienne mais elle est onto-théo-logie depuis l’origine.

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60 La position théologique de Karl Barth

conceptions traditionnelles de Dieu comme « réel », comme Telos parfaitement réalisé de toute création. Kearney propose une compréhension de l’amour divin plus fidèle à l’expérience de la foi en considérant cet amour comme « possibilisation », c’est-à-dire un Dieu qui n’est pas déjà parfaitement réalisé en soi (comme prétendait la métaphysique scolastique). Alors on entrevoit le Dieu qui a besoin de l’homme. Une reconstruction moderne se fait autour des termes de figuration et préfiguration. Le champ de la possibilité, nouvellement appelé figuration, signifie l’ouverture de l’expérience à un monde, qui s’annonce, qui peut être et préfigurer ne serait pas projeter un possible mais ce serait recevoir et découvrir. En parlant d’« altérité de l’horizon » pour libérer la conscience de l’idéalisme, on appelle à la rescousse Leibniz pour racheter le « possible », qui avait fini par réduire Dieu à une simple possibilitas. Husserl exprime que notre expérience du monde est l’expérience d’un horizon infini de possibilités parce qu’elle est intentionnalité: conscience de quelque chose autre que la conscience. Les possibilités visées par la conscience percevante ne sont pas à l’intérieur de la conscience rnais se trouvent, en tant que visées, au-delà de la conscience visante. Les possibilités préfigurées par la perception sont transcendantes et non pas immanentes dans la subjectivité (comme le possibilitas de Leibniz et des idéalistes). .

3.2. Position de Karl BarthDans les Prolégomènes de la Dogmatique, Karl Barth, à la suite des

reproches protestants et catholiques, définit clairement sa position à la fois vis-à-vis de la position existentialiste et de l’analogie de l’être31. Dans la Dogmatique, Barth développe sa doctrine de la grâce dans laquelle il refuse tout a priori provenant de l’analogie de l’être. Pour bâtir une théologie libre de toute idéologie, Barth la fonde à partir de Calvin (omnis recta cognitio Dei ab obedientia nascitur32), de saint Anselme33 (fides

31 cf. Philibert SECRETAN, « L’analogie; Przywara, Analogia Entis », Les Etudes philosophiques, 1989, n° 3/4. 32 CALVIN Jean, Institution de la religion chrétienne, op. cit., I, 6, 233 Le retour de Karl Barth à saint Anselme, « fondateur de la scolastique », avait pour but de dépasser les méthodes développées dans la scolastique (catholique ou protestante), fondées sur la logique et la dialectique, qui avaient été définies par le Sic et Non d’Abélard. Pour Barth, la théologie scientifique qui suivit la réforme (Gerhardt, Quenstedt, Polanus) avait été incapable d’y parvenir car elle manquait d’outils philosophiques indispensables. L’effort de Barth consiste à développer une théologie en l’articulant autour de nouveaux modes de pensée pour dépasser les philosophies issues de la modernité; cf. Karl BARTH, Dogmatique, op. cit., 6, p. 15: « L’intellectus fidei (n’est pas) la répétition d’un legere croyant, mais réellement un intellectus legere de l’Ecriture et du dogme, sans égard au fait de leur autorité donnée » et pp. 16ss.; Dogmatique, 6, p. 7: « la théologie a pour tâche de comprendre la révélation attestée par l’Ecriture, sa méthode devra nécessairement se distinguer de celle de la philosophie et de l’histoire des religions »; cf. Fides Quaerens Intellectum; cf. Thomas F. TORRANCE, Karl Barth: An Introduction to His Early Theology, 1910-1931, T & T Clark International, Londres, New-York, pp. 180ss. Dans l’église catholique, le débat entre molinistes et jansénistes était également une manifestation de la même incapacité: cf. Laporte, Le rationalisme

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quaerens intellectum34), et de Kierkegaard. La théologie de Barth est renvoyée à son objet propre: c’est l’acte de Dieu en Jésus-Christ qui donne naissance à la théologie. Barth s’interroge sur « les présuppositions et les conditions auxquelles Dieu se révèle connaissable »35. Kierkegaard, par sa conception du réel et du possible, lui permet de poser les problèmes en tant que rapport de leur réalité à leur possibilité: Dieu, l’homme, le monde, l’éthique, l’incarnation. Toujours le réel précède le possible, toujours la réflexion du possible ne se fait qu’après celle sur le réel.

Sauf sur la question du mal. Incompréhensible et impénétrable, le mal, énigme du monde, par cela même qu’il est la chose sans raison, l’interruption gratuite, se range dans une catégorie tout à fait spéciale du miracle. Ici, Job nous invite à arrêter de spéculer parce que l’essence même du mal est l’incompréhensibilité, elle se situe au-delà de toute connaissance limitée, et, paradoxalement, plus on est pécheur plus le mal est incompréhensible. Et sur la question du mal tout se comporte à rebours du raisonnable: le mal est mieux comme chose possible que chose réelle, alors que le bien est mieux dans l’ordre du réel que dans l’ordre du possible. Ici, le possible précède le réel, comme le note Kierkegaard:

Anti-Climacus a bien montré que par rapport au mal le possible et le réel se comportent à rebours de ce qui se passe d’habitude: la réalité est habituellement supérieure au possible, mais par rapport au mal le réel est au-dessous du possible; le bien comme possible est l’imparfait, comme réalité le parfait, mais le mal comme possible vaut mieux que comme réalité36.

de Descartes, pp. 277 et 278.34 ANSELME DE CANTORBÉRY, Monologion, Proslogion, Introductions, traductions et notes par Michel Corbin, s.j., Les Éditions du Cerf, Paris, 1986., Proslogion, I, pp. 237-243.35 Thomas F. TORRANCE, Science théologique, op. cit., p. 24.36 Sören KIERKEGAARD Journal (extraits), tome 3, 1849-1850, XII A 436, p. 341.

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CHAPITRE III

Le théâtre du monde

A l’aube de l’époque moderne, « assis dans son vieux fauteuil, sous la lumière amicale de sa lampe »1, Faust se résout, sur les conseils de Herder, à traduire le mot grec Logos par Acte plutôt que par Parole, la pensée se voit placée sous le signe de la dramatisation essentielle de Goethe (« le message est connu; c’est la foi qui manque »2); c’est l’époque où le rapport entre tradition et doute passe au premier plan: « Ce fut au sein d’une telle tension entre tradition et doute, entre dogme et relativisme que l’histoire de la doctrine chrétienne se développe durant le XVIIIème, le XIXème et le XXème siècle »3. Elle se développe cependant et elle est obligée d’aborder des questions jamais explicitement traitées par elle comme celle de l’objectivité de la révélation, par exemple la trilogie miracle-mystère-autorité; le renouveau de la conscience du lien entre confession de foi et Eglise; l’impact social de la notion de Royaume de Dieu; finalement un renouveau de l’ecclésiologie au XXème siècle. Pour répondre aux interrogations fondamentales, la théologie a pris l’allure d’une recherche sur le mode de l’abstraction rationalisante4 et c’est parce qu’elle donne l’impression

1 Pietro CITATI, Goethe, traduction de Brigitte Pérol, Éditions L'arpenteur, Paris, 1992, p. 233.2 Sur cette célèbre remarque de Goethe, voici le commentaire de Barth, in Karl BARTH, Dogmatique, op. cit., 8, p. 100: « Mais souvenons-nous qu’aussitôt après cette belle trouvaille, le diable lui-même entre en scène! La Parole est la forme insignifiante, sans doute, mais authentique, par laquelle une personne se communique à une autre personne. C’est par elle également que l’homme se communique à Dieu ».3 Jaroslav PELIKAN, La tradition chrétienne, traduit par Pierre Quillet, Tome 1, Presses Universitaires de France, collection « Théologiques », Paris, 1995, V, Tradition chrétienne et culture moderne après 1700, p. 5.4 Sören KIERKEGAARD, Journal (extraits), tome 1, 1834-1846, A 29, Journal, p. 23: « En général chez les dogmatiques rationalistes on pose en axiome l’immutabilité de Dieu dans son amour, et que la venue du Christ n’en fut proprement qu’une manifestation ».

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64 Le théâtre du monde

d’avoir échoué que de nombreuses tentatives ont été mises en route sur de nouvelles bases méthodologiques. Toute nouvelle tentative comporte un élément juste et même indispensable. Mais aucune ne suffit par elle-même comme principe d’une théologie chrétienne. Chacune d’elle peut paraître incongrue et banale. Incongrue, car le choix d’une voie nous détourne du point central, la Révélation, en introduisant un élément ou une orientation particulière. Banale: en effet, la Révélation biblique, en principe n’a pas besoin d’un point d’appui car il s’agit de l’action de Dieu. Pour cela, la vie d’Abraham, de Salomon, de Moïse, de David, la vie des prophètes, de Jésus et des apôtres sont suffisament claires par elle-mêmes. La limitation de nos concepts fait que nous sommes infirmes dans la connaissance de Dieu. Le sens d’une phrase n’est pas dans la phrase, de même le sens de l’être n’est pas dans l’être où cependant il persiste à produire ses effets; car, on l’a vu, la parole n’est pas immédiatement révélatrice du sens et pour la seule raison que l’existence chrétienne ne peut pas être enfermée dans la spéculation, Kierkegaard articule et organise sa pensée à partir de cette unique question qui fait sens pour l’homme: le problème religieux. Balthasar, de son côté, tente de tirer partie des catégories du drame en vue de la théologie chrétienne.

1. Pour le théâtre, la vie est une tragédie dans la tragédie

1.1. La problématique de KierkegaardNous pouvons comprendre les déclarations que Kierkegaard

présente dans Les stades sur le chemin de la vie, et leur commentaire dans le Post-Scriptum définitif et non scientifique aux miettes philosophiques, de la façon suivante: un humoriste du nom de Frater Taciturnus fait une expérience avec un quidam. Le quidam vit une passion intérieurement impossible à assumer, c’est la passion d’un homme « éthico-religieux » pour une jeune femme qui est amoureuse de lui, mais, en ce qui la concerne sur le plan « esthétique ». Cette relation est logiquement rompue, puiqu’elle s’est révélée impossible à vivre. Ici, L’expérimentateur Taciturnus se situe à un niveau plus profond que ce qu’il produit:

Frater Taciturnus se place à un niveau d’existence inférieur à celui de Quidam qui dispose d’une immédiateté nouvelle. Déjà Constantin n’était pas sans pencher pour cette nouvelle immédiateté, mais il avait la froide raison et l’ironie qui faisait défaut au jeune homme. En général, on s’imagine autrement la situation; l’expérimentateur, l’observateur est au-dessus de ce qu’il produit. De là vient la tendance à donner un résultat. Ici, c’est l’inverse: Quidam, le sujet de l’expérience, découvre lui-même et montre la sphère supérieure, non au regard de la raison, mais de l’intériorité5.

5 Sören KIERKEGAARD, Oeuvres complètes, op. cit., 10, Post-scriptum définitif et non scientifique aux « Miettes philosophiques », volume I, pp.270-271.

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Le déploiement de la question du réel et du possible 65

Ainsi Kierkegaard fait usage de l’identification romantique, pour la surpasser. Il pousse la situation en humoriste, jusqu’à l’identité romantique. A l’inverse de Quidam, qui est en personne la synthèse du comique et du tragique, il déclare:

Pour moi, c’est une autre affaire, car mes calculs me captivent et je vois à la fois le comique et le tragique6.

De la même façon que l’homme a deux jambes pour marcher, les deux piliers de l’homme qui veut exister, qui sont nécessaires au mouvement sont le tragique et le comique, le sérieux et la plaisanterie. L’égalité du rapport entre le comique et le tragique est la condition nécessaire pour une marche correcte. Mais, il y a toutes ces situations, désignées par le tragi-comique, dont on ne sait pas si l’on doit en rire ou en pleurer:

Il est en personne la synthèse du comique et du tragique, et pourtant il est plus que cette synthèse, car il est après elle7. La condition d’une marche correcte réside dans l’égalité du rapport entre le comique et le tragique8. Toutes ces situations dont on ne sait pas si l’on doit en rire ou en pleurer. C’est le tragi-comique... l’un et l’autre sont posés dans le comi-tragique, et l’esprit dialectiquement donné à l’infini voit à la fois l’un et l’autre dans la même chose9. Le paganisme est à sa plus haute période dès qu’il a la force spirituelle nécessaire pour découvrir à la fois le comique et le tragique d’une même chose10.

Lorsque la spéculation veut s’occuper du christianisme, elle crée la confusion. Il est faux de placer l’humour dans la position la plus haute après la foi, comme le fait la science moderne, l’humour est au terme de l’immanence, il permet de se retirer de l’existence, d’atteindre l’éternel, c’est le dernier stade de l’existence avant la foi, il est:

ainsi la position avancée, l’ultime terminus a quo par rapport au religieux chrétien11.

Vouloir passer cette position, ce terminus, c’est aussi délaisser le tragi-comique romantique, et Kierkegaard exprime ce passage en faisant le choix du sérieux chrétien à partir de la synthèse idéaliste du sérieux et de la plaisanterie:

C’est le même homme qui, voyant le comique avec les yeux de sa raison, souffre le tragique et qui, de la synthèse du comique et du tragique, choisit

6 Sören KIERKEGAARD, Oeuvres complètes, op. cit., 9, Stades sur le chemin de la vie, p. 412. 7 Sören KIERKEGAARD, Oeuvres complètes, op. cit., 10, Post-scriptum définitif et non scientifique aux « Miettes philosophiques », volume I, p.271. 8 Sören KIERKEGAARD, Oeuvres complètes, op. cit., 9, Stades sur le chemin de la vie, p. 389.9 Ibid., p.387.10 Ibid., p. 388.11 Sören KIERKEGAARD, Oeuvres complètes, op. cit., 10, Post-scriptum définitif et non scientifique aux « Miettes philosophiques », volume I, p. 271.

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66 Le théâtre du monde

le tragique12. Est-ce peut-être que le comique aux armes légères brûle la politesse à l’éthique pour atteindre à l’insouciance du métaphysique et se propose simplement de provoquer le rire en laissant la contradiction se manisfester; et que le tragique, au contraire, pesamment armé, reste empêtré dans une difficulté morale où l’idée triomphe quand le héros périt (...) le tragique recherche l’appui de l’histoire. Cela signifie que la poésie ne se croit pas elle-même capable d’éveiller l’idéalité du spectateur, qu’elle ne croit pas qu’il l’ait, mais bien que le caractère historique du thème doit l’aider à l’acquérir13.

Alors que le courant moderniste dans la ligne du romantisme supprime la différence chrétienne, en posant l’existence comme un absolu, dans lequel le tragique et le comique coïncident, Kierkegaard fait exception en posant cette différence. L’homme choisit le tragique, Kierkegaard dépasse ici l’indifférence romantique. En parlant du sérieux (c’est-à-dire l’éthico-religieux) Kierkegaard montre comment sortir de l’impasse de la théorie idéaliste de l’identité. .

1.2. Le drame répond à la question de l’identité par la relation qu’il instaure entre l’acteur et le spectateur

Devant la question « Qui suis-je? », la science répond en tournant le dos à l’individu, l’individu a son secret inaccessible; il ne livre jamais et l’emporte avec lui dans la tombe. L’individu a d’une part une relation au monde, d’autre part il est centré de manière autarcique sur lui-même. Simmel14 distingue deux types d’hommes: le latin et le germanique. Rougemont y voit plutôt un « essai de spécification »15. Le type latin pose l’individu comme la représentation particulière du type général homme (de sorte que le type et l’idée supra-individuelle de cet individu s’éclairent l’un par l’autre). Le type germanique (Rembrandt, Beethoven, Herder, Schleiermacher, Ibsen, Lagerlöf), dont fait partie Kierkegaard, de son côté, fait surgir, de l’unité intime de la personne, toute la valeur du monde. Cette typologie, qui fut développée surtout à partir de Rembrandt, échoue cependant pour Kant et pour Goethe, qui sont intermédiaires entre les deux types, influencés qu’ils sont, le premier par les Lumières (françaises), l’autre par l’Italie et l’Antiquité.

Dans la tragédie de la vie, le sérieux s’oppose à l’agitation. L’agitation, c’est l’état qui accorde de l’importance au frivole, au dissipé. Si l’éloquence, le bien parler est essentiel pour l’homme, pour Dieu, au contraire, c’est une frivolité. Assister à une représentation dramatique, c’est unir le sacré et le profane, sans oublier qu’ils se distinguent tous les deux, c’est aussi y introduire une part de notre conscience religieuse, et cela éclaire les rapports entre l’orateur et l’auditeur dans le discours religieux. La dramatique est un facteur d’unité de l’individu, elle s’oppose

12 Ibid., p.270. 13 Sören KIERKEGAARD, Oeuvres complètes, op. cit., 9, Stades sur le chemin de la vie, p. 403.14 cf. Georges SIMMEL, Rembrandt, Éditions Circé, Belval, 1994.15 Denis de ROUGEMONT, Journal d'une époque. 1926-1946, Éditions Gallimard, Paris, 1968, pp. 14ss.

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Le déploiement de la question du réel et du possible 67

à la discorde, au partage, au découpage de la personne en couches différentes, elle veut l’un. Dans la dramatique, le rôle de l’auditeur n’est pas de juger de l’éloquence de l’orateur.

Sur les rôles au théâtre, nous faisons souvent l’erreur qui consiste à voir l’acteur comme un acteur profane, et l’auditeur comme un spectateur qui juge l’artiste. La pièce de théâtre a pour but de nous montrer nous-même, le spectateur, l’auditeur doit se regarder en lui-même. Dans la dimension religieuse de la scène du monde, l’éternité est la scène du théâtre du monde, et le spectateur est en présence de Dieu par le discours qu’il entend:

Oublie maintenant le caractère badin de l’art: dans le domaine religieux, beaucoup commettent la folie de voir en l’orateur un acteur profane, et chez les auditeurs des spectateurs juges de l’artiste. Mais il s’en faut du tout au tout. Non; l’orateur est le souffleur et il n’y a pas de spectateurs; chaque auditeur doit en effet regarder en lui-même; la scène est l’éternité, et l’auditeur, s’il l’est vraiment (sinon il est le coupable), est en présence de Dieu par le discours qu’il entend16

La relation qui s’instaure entre l’orateur et l’auditeur au théâtre est pas de l’ordre de l’effet sophistique ou de l’éloquence. Comme au théâtre l’auditeur reçoit la parole de l’acteur dans le silence, sur la scène du monde la parole reçue lui permet de s’entretenir avec Dieu, ce que Kierkegaard nomme le sérieux c’est ce dialogue que l’auditeur reprend par lui-même dans le silence. L’objet du discours n’est pas de provoquer la critique, l’éloge ou le blâme, mais tout simplement d’être repris dans la bouche de celui qui l’écoute. La responsabilité de l’auditeur est de reprendre le discours, celle de l’orateur est de s’acquitter de son rôle sans faute. Au théâtre, le spectacle se joue en présence des spectateurs, sur la scène du monde il n’y a pas de spectateurs, Dieu lui-même est présent par le moyen du discours religieux, il est en fait le seul spectateur, le spectateur par excellence, parce que lui seul peut juger la manière dont les hommes parlent et écoutent:

Il est, au sens le plus élevé du sérieux le spectateur qui observe et juge la manière dont on parle et dont on écoute; et c’est précisément pourquoi il n’y a pas de spectateurs17.

En écoutant le discours religieux dans le même esprit qu’un texte profane nous commettons la même confusion que si nous accordions plus de valeur au souffleur qu’à l’acteur. Lorsque nous sommes des spectateurs critiques, le discours religieux devient profane, sans que Dieu y soit davantage présent qu’à un spectacle. Avec le souffleur du théâtre, nous retrouvons le thème du Dieu caché de Pascal. Au théâtre, le souffleur est caché, il semble ne pas compter, il veut passer inaperçu. Et nous sommes tentés de nous demander si Kierkegaard ne pense pas aux rôles de Dieu et Jésus-Christ lorsqu’arrive

16 Sören KIERKEGAARD, Oeuvres complètes, op. cit., 13, Discours édifiants à divers points de vue, p. 120.17 Ibid., p. 120.

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68 Le théâtre du monde

un personnage qui s’impose, il attire sur lui tous les regards, d’où son nom d’acteur. Il représente un homme bien déterminé; chaque mot prend alors en lui et par lui, dans la noble illusion de l’art, un son de vérité; cependant, il reçoit du souffleur tout son rôle. Personne n’est assez sot pour accorder plus d’importance à ce dernier qu’à l’acteur18.

2. La théologie de Balthasar: l’action divine et le jeu du monde

2.1. Justification du drame en théologieEn présentant la révélation de Dieu selon un tryptique, la théologie

de Balthasar se donne comme point de départ « une protestation contre une théologie rationalisante »19. Elle est d’abord un objet à regarder, puis une action dans le monde, enfin une pensée; ces trois volets développent successivement les transcendantaux: le Beau, le Bien, le Vrai. L’esthétique de la révélation, ou Théo-phanie, est la prise de conscience du phénomène qui se rencontre dans le monde. La dramatique, ou Théo-praxie est le dialogue entre Dieu et l’homme, elle est l’action de Dieu dans et sur le monde, action à laquelle l’homme et le monde ne peuvent répondre que par l’action. La logique, ou Théo-logie, décrit la façon dont cette action se développe dans le monde, elle en est le penser en mots et en concepts. L’esthétique, en nous offrant les « images », les « figures », les « symboles », ne permet pas d’expérimenter la dynamique de la Révélation comme événement ni rendre compte des notions théologiques et les rapporter à Dieu, « l’Unique absolu de la Figure de la Révélation ». Pour sortir de l’échec de la rationnalisation de la théologie, et montrer la Révélation comme événement, il importe de mettre en place non plus des concepts, une théorie, des constructions de l’esprit, mais plutôt un lieu dans lequel concepts et représentations se mêlent, se renvoient les unes aux autres, un lieu qui permet de faire entrer le divin, dans ce qu’il a d’unique, à la fois dans notre intelligence et notre langage. Balthasar annonce que seul le drame permet d’y parvenir. Le drame, en effet, nous engage dans cette démarche, nous fait participant à la compréhension de la démarche divine. Ainsi, nous sommes concernés dans la perception, l’appréhension du mystère divin, des problèmes métaphysiques et religieux, non plus dans notre intellect mais dans nos coeurs, notre existence. Explorer la profondeur des mystères de l’existence, de la foi, devient une tâche complètement renouvelée: le drame permet de saisir l’existentiel. Lorsque nous sommes entrés dans le jeu, alors nous ne sommes plus extérieurs à une intelligence de la foi, mais nous devenons « co-responsables » de notre propre compréhension, de son énoncé, de son langage. Alors notre existence en son ensemble est partie prenante de l’intelligence même que l’on en a. .

18 Ibid., p. 120.19 Hans Urs von BALTHASAR Hans, La dramatique divine. I, Prolégomènes, op. cit., p. 14.

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2.2. Le drame résoud la problématique du possible et du réel

Est-ce que le drame se joue dans un monde qui n’existe que par ma volonté ? De quelle existence s’agit-il ? L’existence de l’acteur ainsi que celle qu’il représente, sont-elles la même existence? Que croit-on alors lorsque nous affirmons l’existence du représenté ? Est-ce le même jugement d’existence? Le théâtre nous demande un jugement d’existence par lequel nous posons comme réel un monde possible. Ce qui se passe sur la scène arrive réellement. Le jugement d’existence introduit le drame et ses personnages dans un monde réel. Il y a donc deux jugements d’existence simultanés qui se déroulent dans deux mondes parallèles : le monde du travail de l’acteur et le monde du rôle qui est joué. Deux jugements d’existence se projettent dans ces deux mondes. Le réel de l’acteur n’empêche pas de croire au réel du personnage. Qu’est-ce qui fait que le jugement que nous portons sur l’acteur ne se confond pas avec avec celui qui porte sur l’existence de l’acteur ? La réponse est celle qui a été donnée sur les rapports entre le réel et le possible. Il y a ici cette attitude du « comme si » que Barth a mis en évidence. Lorsque nous voyons Claude Rich dans l’Aiglon20, le pouvoir que nous avons d’interpréter l’acteur avec le personnage qui joue requiert à la fois intelligence et mémoire. Cette perception associe deux jugements d’existence : celui qui déclare l’existence de Claude Rich pour l’intelligence de son art d’interpréter, celui qui affirme l’existence de l’Aiglon pour les émotions avec laquelle nous suivons son histoire. Comme dans le monde réel nous mêlons ici le jugement d’existence, au niveau de l’intelligence, et la perception que l’on en a, au niveau du sensible. La perception de l’acteur unit ce que l’on sent à ce que l’on sait. La perception est interprétation. Ceci nous amène à affirmer qu’au théâtre nous acceptons jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’à l’existence le fait que l’acteur quitte son personnage réel pour pénétrer dans un personnage possible, celui qu’il nous joue. Cette nouvelle existence que l’acteur joue appelle de notre part un « croire », et, parce qu’elle est suspendue, à une convention, elle requiert un « croire comme si ». Cette croyance « comme si » n’est pas un « croire » dégradé. En effet, si Violaine21 existe plus pour nous que bien des vivants de ce monde ce n’est pas une existence réelle qu’on lui accorde mais une existence idéale. C’est le doute qui introduit une dégradation. Or, ici, l’existence de Violaine n’est pas mise en doute. Le doute est dans l’ordre du savoir, et, au théâtre, le jugement est dans l’ordre du vouloir et non du savoir, donc l’existence est sûre. Si Descartes se demande si le monde réel existe c’est parce qu’il se pose la question dans l’ordre du savoir et non du vouloir. Et aussi, le sceptique se demande si Dieu existe parce qu’il veut savoir si Dieu exsiste autant qu’il veut savoir si Dieu n’existe pas. Le « comme si » n’est pas caractéristique d’un jugement dégradé mais, bien au contraire un jugement qui s’est affranchi du doute par une distinction claire entre le vouloir et le savoir. Supprimer

20 Claude Rich a interprété l’Aiglon d’Edmond Rostand au théâtre du Chatelet en 1964. 21 Paul CLAUDEL, L'Annonce faite à Marie, Éditions Gallimard, Paris, 1929.

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la distance entre le réel et l’idéal consiste selon Balthasar à amener le théâtre à « sa véritable fonction : être un espace dans lequel l’homme se regardeau miroir, pour se connaître et être en compagnie de lui-même »22. Le « comme si » souligne une différence de plan qui n’est pas une différence de degré. N’oublions pas que le théâtre vit de conventions. Balthasar montre que la « prépondérance du réel »23 peut devenir même antithéâtral lorsqu’il s’agit d’un réalisme intégral. La croyance « comme si » est née d’une des conventions en jeu dans le théâtre. Elle introduit une référence explicite au réel qui n’a aucune signification esthétique24. Si nous ne suivons pas gestes, paroles, actes avec une attention qui n’est pas seulement curiosité mais tension vers le réel, alors nous tombons dans l’unidimensionnel25. Notre regard spirituel qualifie les personnages de l’existence réelle, nous sommes disposés à leur égard comme vis-à-vis d’autres existants. Tous les partis esthétique de représentation théâtrale ne suppriment pas l’existence. Le point de vue esthétique ne comopromet jamais le point de vue ontologique de la réalité de l’existence. Le théâtre établit un rapport tout à fait particulier entre le réel et le possible. C’est une nouvelle manière de penser notre existence. Ce qui arrive sur la scène n’arrive pas réellement, et pourtant le « comme si » établit une existence certaine. La distinction au théâtre est celle que les philosophes établissent entre être et exister. Il est permis de parler d’être hors de l’existence réelle..

2.3. Notre existence est partie prenante d’un Drame divin

Voici les raisons pour lesquelles Balthasar nous invite à le suivre dans le développement d’une Dramatique divine. La Dramatique est ce qui met en mouvement le spectacle qui avait été mis en lumière par l’esthétique, elle est le lien qui permet de passer de l’esthétique à la logique, elle peut se voir soit sous une forme existentielle, soit sous une forme esthétique:

22 Hans Urs von BALTHASAR Hans, La dramatique divine. I, Prolégomènes, op. cit., p. 72. 23 Ibid., pp. 66ss.24 Cf. Henri GOUHIER, Le Théâtre et l'Existence. Éditions Aubier, collection « Philosophie de l'Esprit », Paris, 1952, p. 105 : « Les discussions proprement esthétiques sur le réalisme ou autour du réalisme mettent en cause la vraisemblance. Dans quelle mesure le monde de la 5cène peut-il et doit-il ressembler au monde réel? Condamné par son essence à vivre de cenventions, va-t-il en vivre honteusement et racheter ce péché originel par la loi du trompe-l'oeil? L'être que j'accorde au père de Violaine est indépendant du fait qu'il coupera un vrai pain avec un vrai couteau ou qu'il distribuera un pain en carton ou qu'il se contentera de gestes significatifs. Il ne s'agit plus ici de vraisemblance mais de crédibilité et entre ces deux mots surgit tout ce qui situe l'existence au delà des apparences. Que ce qui apparaît ait ou n'ait pas l'apparence du vrai, cela reste indépendant du jugement que nous portons spontanément sur l'existence du monde où se déroulent les événements ».25 Hans Urs von BALTHASAR, La dramatique divine. I. Prolégomènes, op. cit., p. 71.

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Or justement le drame théâtral se révèle comme l’organe de liaison qui manquait: il transforme l’événement en spectacle, et donc l’esthétique en une nouveauté qui la dépasse tout en la continuant, et en même temps il dispose l’image pour la parole26.

L’existence elle-même nous permet de comprendre ce qu’est le drame, car le drame est constitué de contradictions, de joies, de complications, d’intrigues, de tensions, de raccomodements comme en est remplie notre vie. Il y a une dramatique de l’existence; Balthasar y voit de nombreuses similitudes avec sa représentation au théâtre qu’il considère tout simplement comme la projection de notre existence sur scène. Balthasar affirme avec une certitude quasi-absolue que le drame est le seul lieu qui peut rendre compte de l’existence:

Nulle part le caractère de l’existence ne nous est plus clairement présenté que dans le drame joué. Dans ce jeu de relations inhérent au théâtre s’éclaire comme peut-être nulle part ailleurs la nature indécise et ambigüe non seulement du théâtre mais aussi de l’existence qu’il met en lumière27.

Le drame met en scène de façon immédiate une abondance de rapports, de jeux, de situations, de plans, d’actions, de sorte que c’est l’existence pleine et entière qui se présente à nous. D’un seul coup, le drame offre une sorte de méthode achevée, complète que la théologie n’avait pas utilisé jusqu’à présent. De plus, Balthasar a le sentiment de combler une lacune qui est apparue en traitant l’esthétique28. L’esthétique est une théorie de la perception, la Révélation se présente comme un tableau, et il reste une limite entre le spectateur et l’objet qu’il regarde de sorte qu’il lui reste extérieur. Dans la Dramatique, en devenant « co-acteur » à l’intérieur du drame divin, l’homme n’est plus un spectateur. Voici que les frontières sont abolies entre celui qui veut comprendre et l’objet de connaissance qui est à comprendre. Enfin, la dramatique de l’homme diffère de la dramatique divine dans le fait que celle-là ne peut nous procurer une compréhension adéquate, elle est toujours ambigüe du fait qu’elle reste une image, alors que celle-ci se déroule sur une scène qui est celle de Dieu, et non, selon Kafka, l’invention illusoire de quelque spirituel démiurge homme de théâtre. Sur cette scène, Dieu, parce qu’il introduit l’homme sur la scène, agit « sur l’homme, pour l’homme, et ensuite avec l’homme »29, de sorte que Dieu et l’homme ne sont pas face à face, acteur et spectateur, et que l’homme devient un acteur dans le théâtre du monde.

Selon Balthasar, l’exigence primordiale d’un chrétien, c’est que l’existence se manifeste dramatiquement. La fonction du théâtre est de démembrer le cadre rationnel dans lequel la tradition théologique

26 Ibid., p. 15.27 Ibid., p. 15.28 Hans Urs von BALTHASAR, La Gloire et la Croix, traduit par Robert Givord, Éditions Montaigne, Éditions Desclée de Brouwer, Paris, 1965-1990, 8 volumes. I: Apparition, II/1 et II/2: Styles, III/1 et III/2: Théologie, IV/1, IV/2 et IV/3: Le domaine de la métaphysique.29 Hans Urs von BALTHASAR, La dramatique divine. I. Prolégomènes, op. cit., p. 71. p. 16.

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prétendait enfermer la réflexion sur Dieu. Il comprend le théâtre avant tout comme une projection de l’existence humaine sur une scène et parce que l’existence se reconnaît comme telle: exposée dans cette projection, elle se reconnaît comme rôle dans un jeu tragique. C’est même parce qu’elle a besoin de se reconnaître comme telle qu’elle donne naissance au théâtre. Si l’existence n’avait pas besoin de se reconnaître, alors le théâtre n’existerait pas. Ici, nous retrouvons l’idée de Kierkegaard selon laquelle l’existence est inatteignable, impossible à être saisie sous forme de concepts. Pour parler de l’existence, on a décrit le Kierkegaard poète, auquel on peut faire correspondre le Balthasar dramaturge, Kierkegaard et Balthasar maintiennent tous les deux le caractère essentiel de l’existence, qui n’entre dans aucune philosophie. Déjà infirme quand il s’agit de connaître Dieu à partir des hommes et du monde, notre pensée est encore plus déficiente pour atteindre le mystère de Dieu, la vie trinitaire, et les exprimer. Si les philosophes n’ont pas, ou pas encore, de logique qui permette de rendre compte du penser de l’existence, les poètes, du moins, ont toujours eu un langage pour dire ces époques de l’être. o

3. Les enjeux d’une Dramatique Divine

3.1. Vouloir le BienAinsi le refus de l’ambigu distingue la dramatique divine de la

dramatique humaine; Dieu veut pour l’homme le pur Bien, et le fait:

Ce que Dieu fait à l’homme n’est justement pas de l’ambigu, c’est le pur Bien. C’est du Bien qu’il s’agit dans la dramatique divine. L’action de Dieu, c’est le salut opéré, la réconciliation du monde avec lui dans le Christ (2 Co 5, 19) par une initiative d’amour purement gratuite. Le Bien ne se tient pas au centre de la vue ni de la parole: la première peut être belle, la seconde peut être vraie, mais seule peut être bonne l’action, dans laquelle est réellement fait un don, le don venu de la liberté personnelle du donateur à l’existence personnelle de celui qui reçoit30.

Le Bien, dont nous devons prendre connaissance de sa vérité afin de « faire la vérité dans l’amour » (Jn 7, 17; Jn 8, 31ss.), est ce qui fait le lien entre le Beau de la gloire de la Révélation (l’esthétique) et le Vrai de sa parole (la logique). Entre le drame du monde et la dramatique divine, il n’y a pas de discontinuité, mais continuité parfaite entre les deux, l’analogie entre le jeu divin et celui du monde est fondé dans l’être. La dramatique divine doit tout particulièrement répondre à la question de savoir si Dieu qui joue comme un homme sur la scène des hommes ne serait pas devenu un homme parmi les autres. Si « celui-ci est en vérité le fils de Dieu » (Mt 27, 54), alors il doit tomber le masque lors du dénouement du drame, acte final de la dramatique. Mais s’il se dévoile, alors il ne peut pas mourir comme un homme, et nous pouvons pas dire que cet homme était Dieu.

30 Ibid., p. 16.

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Avec Kierkegaard, le Bien n’est pas en rapport avec l’ambigu comme chez Balthasar, le Bien se définit par rapport à l’Un et au Multiple. Le Bien c’est uniquement l’Un31. Le Bien est une « insondable assurance », un chemin qui conduit à l’éternel. Le chemin en question n’est pas à chercher parmi tous les chemins possibles, sous peine de ne jamais y arriver. Parvenir à l’objet du Bien, c’est user de la brièveté. La quête du Bien est la seule chose que l’homme veut, mais il s’agit d’un vouloir de l’existence, non d’un vouloir de l’entendement. C’est pour cette raison que le discours ne doit pas examiner toutes les routes qui peuvent y conduire, ne doit pas passer des années à étudier parmi tous les chemins possibles ceux qui sont dans l’erreur et ceux qui sont dans la bonne direction. Tous ces chemins constituent le multiple, le chemin qui mène au Bien est l’Un. La recherche du Bien se fait sans détours, sans phrasélogie, sans préalables, seules les vertus d’humilité et de simplicité sont nécessaires; Kierkegaard vante l’homme pieux qui comprend le Bien beaucoup mieux et plus rapidement que l’homme intelligent en quête de sagesse:

Sous la joyeuse impulsion de son coeur pieux, le simple n’éprouve aucun besoin de longs raisonnements pour comprendre le Bien dont il a simplement et d’emblée l’intelligence; mais il faut au sage beaucoup de temps et de tourments pour y parvenir32.

Il y a un vouloir du Bien qui n’est pas le vouloir de l’Un, ni a fortiori le vouloir de l’Un en vérité, c’est celui de l’homme partagé. L’homme partagé est l’homme qui veut le bien sous la forme de l’échange ou par faiblesse. Dans le premier cas, il veut le bien avec une contrepartie (la récompense) ou bien par crainte de la sanction, du châtiment. C’est la faiblesse qui est cause la plus fréquente du partage: c’est le cas de l’homme qui veut le bien jusqu’à un certain point seulement ou qui choisit. Vouloir le bien, c’est le vouloir sans partage c’est-à-dire tout faire et tout souffrir pour cela. L’homme partagé est celui qui fait ce qu’il ne veut pas, n’éprouvant aucune joie à le faire, et veut ce qu’il ne fait pas, rappelant en cela le mot de l’apôtre. L’homme partagé est semblable à celui qui admire un tableau. Le tableau permet d’avoir une vision d’ensemble du paysage qu’il représente et que l’on ne reconnaît plus en le regardant lorsqu’il se déploie sous nos yeux dans sa réalité. De même pour l’homme partagé: le tableau est son intuition, elle comprime sa réalité comme la toile comprime le paysage sur une petite surface. L’intuition permet ce raccourci qui obscurci le temps. Quitter l’homme partagé c’est quitter l’intuition pour dérouler la dramatique de la vie.

3.2. La dimension événementielleLa dramatique divine n’est pas seulement une méthode pour une

nouvelle théologie, elle s’impose car les théologies rationalisantes convergent vers une dramatique; la dramatique permet de compléter ce qu’il leur manque. Cherchant à dépasser les orientations théologiques de

31 Sören KIERKEGAARD, Oeuvres complètes, op. cit., 13, Discours édifiants à divers points de vue, p. 28ss.32 Ibid., p. 28.

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type orthodoxie fondamentaliste et de type libéralisme historiciste, une théologie basée sur la catégorie de l’événement33 exprime que l’objet de la théologie n’est ni une suite de faits accomplis ni un fait historique:

La catégorie d’événement, dans cette acception pure et absolue, a libéré la révélation biblique de Dieu des prises de rationalisme tant orthodoxe que libéral qui, d’une manière ou de l’autre, était aussi un “factualisme” historique34.

Balthasar défend une théologie comme « événement qui éclate » d’en haut. La manière d’être de Dieu s’exprime chez Balthasar par les termes du surgissement brutal35: « éclate l’événement », « irruption », « éclair », « droit d’en haut », « l’histoire transpercée », « la parole fulgurante », subissant l’influence de sainte Thérèse de lisieux: « Dans cette croissance de l’éternité sous le temps, deux choses grandissent: Dieu surgit toujours plus unique, mais aussi la créature devient, dans sa transparence, toujours plus parlante. Dieu surgit, comme l’Etre unique, dans une vision strictement carmélitaine »36. En face, l’homme est saisi, pour lequel on retrouve les termes d’auditeur dans la même acception qu’en a donné Kierkegaard: « atteint par l’éclair », « l’acceptation fidèle », la « conversion qui s’accomplit », il « devient chrétien ». Dans la Dramatique, Balthasar reprend le thème du « devenir chrétien » qui a été forgé par Kierkegaard37 en lui donnant la signification de l’homme déchu qui devient justifié et qui est un racheté en se plaçant sous la Parole de Dieu.

33 Joseph MOINGT, L'Homme qui venait de Dieu, Éditions du Cerf, Collection « Cogitatio Fidei » n° 176, Paris, 1993, p. 330: « Comme le futur, la foi est de l’ordre de l’événement: elle survient gratuitement, elle surprend impérieusement. Elle ne s’énonce pas solitairement, mais dans un acte de langage, dans un échange ». Eberhard JÜNGEL, Dieu, mystère du monde. Fondement de la théologie du Crucifié dans le débat entre théisme et athéisme, Tome II, Traduit de l'allemand sous la direction de Horst Hombourg, Éditions du Cerf, Collection « Cogitatio Fidei » n° 117, Paris, 1983, p. 128: « En refaisant sans cesse ce récit, l’homme reconnaît que l’humanité de Dieu, toute histoire advenue qu’elle soit, ne cesse point d’être histoire advenante, parce que Dieu reste sujet de sa propre histoire ». Jürgen MOLTMANN, Le Dieu crucifié. La croix du Christ, fondement et critique de la théologie chrétienne, Traduit de l'allemand par B. Fraigneau-Julien, Éditions du Cerf, Collection « Cogitatio Fidei » n° 80, Paris, 1974, p. 285: « Dieu se laisse saisir dans la catégorie de l’événement ». Pour une critique de la catégorie de l’« événement » comme attribution d’un nom divin, cf. Ghislain LAFONT, Dieu, le temps et l'être, Éditions du Cerf, Collection « Cogitatio Fidei » n° 139, Paris, 1986, pp. 269 et 270; cf. Paul RICOEUR, Temps et Récit, Tome I, Éditions du Seuil, collection « L'Ordre philosophique », Paris, 1983, p. 353 : « il n’y a d’événement que pour celui qui peut le raconter, en faire mémoire, constituer archive et récit ». 34 Hans Urs von BALTHASAR, La dramatique divine. I. Prolégomènes, op. cit., p. 20.35 Ibid., p. 21.36 Hans Urs von BALTHASAR, Thérèse de Lisieux. histoire d'une mission, Éditions Médiaspaul, collection « Rencontres », Paris, 1996, p. 168.37 cf. Françoise SUR, Kierkegaard, le devenir chrétien, Éditions du Centurion, collection « Humanisme et religion », Paris, 1967; Françoise HEINRICH, Kierkegaard, le devenir chrétien. Humanisme et religion, Presses Universitaires de Limoges, Limoges, 1997.

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C’est intégralement un événement qui éclate, droit d’en haut, dans le cours de l’histoire intramondaine, et qui, comme tel, révèle à la fois la manière d’être du Dieu vivant et sa manière d’agir; par son irruption verticale dans le temps, il juge et sauve le monde, irruption qui est acte et parole à la fois. Dans l’une et l’autre hypothèse, l’histoire horizontale est transpercée verticalement, son avenir est intérieurement dépassé et porté à sa fin, et ce qui dans l’événement peut paraître passé a son centre de gravité dans le perpétuel présent des accomplissements.

Sans doute l’historicisme a pu tenter d’entendre encore plus historiquement le côté de pur événement de l’Evangile, et d’y faire voir une frustration, avec l’aide, par exemple de l’apocalyptique de ce temps et de son attente immédiate d’un royaume de Dieu tombant droit du ciel - qui précisément, alors, ne vint pas. Mais le fait que le christianisme ne s’effondra pas sous cette prétendue frustration, mais y survécu, montre qu’il reposait sur d’autres fondements. D’autre part, la réduction à l’événement tout court comporte quelque chose de ponctuel sans durée, qui justement ne répond pas à la véritable historicité de la révélation biblique. C’est ce qui apparaît surtout lorsque le rapport entre la promesse de l’Ancien Testament et l’accomplissement du Nouveau Testament entre en jeu et demande pour se déployer un laps de temps horizontal. Selon la Bible et le christianisme primitif, ce rapport horizontal était la preuve de la vérité de l’événement eschatologique survenu dans le Christ. Cependant ni chez le jeune Barth ni chez Bultmann n’est mis en relief ce rapport, déjà obscurci dans la dialectique tragique de Luther entre Loi et Evangile.

Cela ne signifie pas la dissolution de l’événement vertical en une série purement horizontale de faits salutaires; c’est plutôt que le moment de salut vertical, pénétrant et façonnant le temps horizontal, l’utilise pour se développer comme un drame. Il n’y a pas seulement le cinquième acte, ce que pensait Nietzsche38, ni seulement la scène décisive de la « péripétie ». La pièce est jouée entièrement, par Dieu, avec l’homme individuel et l’humanité.

38 Friedrich NIETZSCHE, Oeuvres philosophiques complètes, tome II/*, Considérations inactuelles, I et II, David Strauss, l'apôtre et l'écrivain, De l'utilité et des inconvénients, de l'histoire pour la vie, Fragments posthumes (Été 1872 - hiver 1873-1874), Textes et variantes établis par Giorgio Colli et Mazzino Montinari, traduit de l'allemand par Pierre Rusch, Éditions Gallimard, Paris, 1990, pp. 143-144: « Une religion qui voit dans la dernière heure d’un homme la plus importante de toute son existence, qui prédit la fin de toute vie sur terre et condamne tous les êtres vivants à vivre dans le cinquième acte de la tragédie, une telle religion éveille certainement les forces les plus profondes et les plus nobles, mais elle est hostile à tout nouvel ensemencement, à toute tentative audacieuse, à toute libre aspiration; elle entrave tout essor vers un inconnu qu’elle n’aime pas et dont elle n’espère rien: elle ne se livre qu’à contrecoeur au flux du devenir, et, le moment venu, s’en débarrasse ou le sacrifie comme une trop séduisante invitation à vivre, comme une tromperie sur la valeur de l’existence ».

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4. La constitution de la Dramatique Divine

4.1. Les raisons de construire une Dramatique DivineLa constitution d’une Dramatique a toujours été l’ambition de la

plupart des grandes explications de l’univers. Depuis Héraclite chez les occidentaux et la Bhagavafgîtâ chez les orientaux, l’homme veut installer le « drame fracassant du cosmos » face au silence de Dieu, fracassant car le monde est mauvais, sa matrice est faite de toutes les contradictions humaines, des passions, au sein desquelles le Logos éternel constitue le but que recherche le sage. Cette recherche passe par le stoïcisme, puis Dante et Milton, par le Prologue au ciel du Faust de Goethe jusqu’à la Phénoménologie de l’Esprit de Hegel, qui constitue une dramatique mouvementée. C’est bien de « plaisir esthétique » que veut nous faire éprouver Balthasar, reprenant ici les sensations de Kierkegaard, le plaisir devant une scène de théâtre sur laquelle le bien est en jeu. Surtout, la scène rend compte très profondément de l’existence et aussi du « drame de la connaissance »39. Balthasar propose de projeter le déroulement de l’action divine et du monde sur scène de façon à nous donner à « voir » ce qui se passe et non à comprendre, pour donner raison du phénomène de l’existence elle-même. La constitution de cette dramatique est justifiée par trois raisons principales. En premier, il faut dire que des religions monothéistes, seul le christianisme laisse une place au drame40. En second, contrairement aux prétentions des théologies modernes, les théologies rationalisantes, la vérité ne peut être ni une spiritualité ni une épopée41. Enfin, il y a dans le christianisme, unicité du drame42. S’agissant d’un drame, il convient d’en décrire les caractéristiques: l’enjeu, la scène, l’espace et l’action.

L’enjeu du drame divin, c’est la question du monde vis-à-vis de Dieu et celle de Dieu pour le monde43. Il s’agit de la question de l’existence elle-même, comprise comme un phénomène qui peut-être déroulement d’un combat dramatique et en même temps louange, liturgie, adoration. L’Apocalypse, qui clôt les Ecritures, nous montre cette tension permanente. L’angoisse qui prend forme dans les ténèbres, dans

39 Hans Urs von BALTHASAR, La Théologique, I, Vérité du monde, traduit par Camille Dumont, Éditions Lethielleux, collection « Le Sycomore », Paris, Culture et Vérité, Namur (Belgique) 1994, p. 69.40 Hans Urs von Balthasar explique que le drame n’existe que dans le christianisme (cf. La Dramatique Divine, I, pp. 98 à 101), certainement pas dans l’islam (cf. La Dramatique Divine, II/1, p. 37), ni dans le judaïsme (cf. La Dramatique Divine, II/2, pp. 296ss.).41 cf. Hans Urs von BALTHASAR, La dramatique divine. II/1. Les personnes du drame. 1. L'homme en Dieu, traduit par Yves-Claude Gélébart avec la collaboration de Camille Dumont, Éditions Lethielleux, collection « Le Sycomore », Paris, Culture et Vérité, Namur (Belgique) 1986, p. 46: et sur les théologies modernes, La Dramatique Divine, I, op. cit., pp. 20-41; La dramatique divine. II/1. Les personnes du drame. 1. L'homme en Dieu, op. cit., pp .50 à 63.42 cf. Ibid., pp. 64 à 74 et II/2, pp. 32 à 43; sur le rôle de la mission, La Dramatique Divine, I, pp. 405 à 550; II/2, pp. 32 à 43.43 Hans Urs von BALTHASAR, La Dramatique Divine, II/1, op. cit., pp.28 à 30.

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la colère qui se décharge à la fois d’en haut et d’en bas, dans les clameurs des fléaux, dans les chants funèbres cotoient les chants de louange, les harmonies, tout ce qu’il y a de réjouissant dans ce monde, de précieux, tout cela sous l’éclat des sept lampes de l’Esprit. Le point culminant de ce drame c’est le Règne de Celui qui était, qui est et qui vient. .

4.2. Composition et structure de la Dramatique DivineLa scène du drame est composée de quatre éléments44: une

certaine idée de Dieu et de l’homme; un courant d’échanges entre ce qui est dans le ciel et ce qui est sur la terre; des fenêtres qui s’ouvrent soit pour un cataclysme (Gn 7,11; Is 24,18) soit à la façon d’écluses pour répandre la bénédiction (Ml 3,10); la cour céleste composée des séraphins d’Isaïe (Is 6,2), des chérubins d’Ezéchiel, des anges de la Genèse et des armées du ciel (1 R 22,19; 2 Ch 18,18). Cette scène est conçue pour une seule et unique représentation, la seule qui puisse y être exécutée. L’action qui se déroule la détermine simultanément. Enfin le drame, le seul drame qu’elle peut voir se dérouler, ne peut se jouer nulle part ailleurs. La démarche de l’homme, dans la Bible, évolue entre un en haut, le ciel, et un en bas, la terre. L’en haut, le ciel, dispense les bienfaits et montre que l’homme est limité. L’en bas, la terre, c’est la scène du monde, lieu où l’homme, limité et indigent, lève les yeux vers l’en haut. Sur la scène du monde, la dimension religieuse de l’homme se voit de deux façons. On peut la voir comme une divinisation de l’en-haut, comme dans les religions mésopotamiennes et babylonniennes, ou comme une reconnaissance de la grâce qui vient du Créateur du ciel et de la terre. Cette vision est celle d’un refus d’une déification du ciel, manifesté dans la Genèse par la démythologisation qui « ouvre la voie difficile, où le couple “ciel-terre”, non seulement sert de métaphore (à tout prendre secondaire) de la distance entre Dieu et l’homme, mais plus précisément devient sacrement (indispensable, lui) de cette différence »45. L’opposition du ciel et de la terre est la condition nécessaire de tout drame divin, aussi bien de la part de Dieu que du côté de l’homme. Et plus cet espace tendu entre les deux manifeste au plan cosmologique son arrière-plan religieux révélé, plus il constitue déjà, comme on l’a dit, un élément du drame lui-même.

L’espace du drame nous est dévoilé par la personne du Christ46. Le Christ est celui qui est la condition de possibilité du jeu du drame en général. C’est aussi celui qui dévoile la scène du drame, sur laquelle les figures peuvent apparaître, la scène réalise alors le paradoxe d’être en même temps « l’espace concret » et « l’espace vide ». L’espace concret est l’espace dans lequel se joue le jeu entre Dieu et l’homme à partir du moment où « le Verbe s’est fait chair ». A partir de Jésus-Christ, l’action entre Dieu et l’homme sur la scène du monde devient possible. L’espace concret est aussi un « espace vide », car on peut comprendre et voir l’action du drame en faisant abstraction de la scène qui a été posée devant nous. Dans le drame, l’espace détermine les formes

44 Ibid., pp. 152 à 156.45 Ibid., p. 15146 Hans Urs von BALTHASAR, La Dramatique Divine, II/2, op. cit., pp. 32ss.

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fondamentales des « acteurs » qui vont apparaître au cours de l’action. En effet, il est un espace de médiation, dans lequel le Christ, bien qu’étant un acteur parmi les autres, en est l’acteur principal47. L’espace est médiateur car il est concrétisé par un certain nombre de figures intermédiaires48: le roi, le génie, la loi individuelle, le principe dialogal. Autant de figures dans la religion chrétienne qui apportent une réponse à la question « qui suis-je? », alors que les philosophies de Platon à Hegel ne parviennent pas à répondre49.

L’action du drame se déroule en trois actes: le premier acte commence avec la création du premier homme Adam dont l’action se déploie seule comme individu et communauté. Dans le deuxième acte, c’est Dieu qui agit avec la révélation, comme préparation de la venue de Jésus et l’action de Dieu a son point culminant au moment de la Croix et à la Résurrection. Le troisième acte commence après la résurrection, c’est la rencontre entre Dieu et l’homme, c’est le combat contre le Logos, l’affrontement entre les deux acteurs décrit dans l’Apocalypse. .

4.3. Conclusion: le dépassement de KierkegaardAvec Kierkegaard, la question du théâtre pose la question de son

rapport à la temporalité. Au théâtre, le temps est abrégé, les événements sont condensés de façon à restituer le déroulement d’une action de plusieurs années en deux ou trois heures. La vie tout entière doit être le temps de l’espérance, celui qui ne comprend pas ce temps de l’espérance est désespéré. Transposer l’existence sur la scène d’un théâtre c’est tout simplement retirer l’espérance, car l’espérance a besoin d’éternité. Or le théâtre inscrit tout dans la temporalité en supprimant l’éternité. Devant l’homme, qui est enfant de la temporalité, l’éternité opère le prodige de lui apprendre l’espérance:

On rejette le plan de Dieu relatif à l’existence, selon lequel la temporalité est tout entière le déroulement, l’intrigue — dont l’éternité est le dénouement; on met tout dans le cadre de la temporalité; on consacre une vingtaine d’années aux préliminaires du drame, une dizaine à l’action proprement dite dont on resserre ensuite le noeud en un laps de quelques années, suivies de la conclusion (...) Quiconque renonce à la possibilité de voir tout à l’heure son existence perdue—à moins qu’il n’y renonce parce qu’au contraire il espère la possibilité du bien—en d’autres termes, quiconque vit sans possibilité, est désespéré; il rompt avec l’éternel et met arbitrairement un terme à la possibilité; il pose sans le consentement de l’éternité la conclusion où elle n’est pas, au lieu de faire comme le secrétaire écrivant sous la dictée et qui tient toujours sa plume prête à noter la suite,

47 Il ne s’agit pas d’une réhabilitation de la pensée de Nestorius, par laquelle Dieu « s’approprie » la personnalité de Jésus de la même façon que l’acteur s’identifie à son personnage. Les nestoriens ont utilisé le mot prosopon, précisément parce qu’il est emprunté au langage du théâtre. Pour Balthasar, on ne peut pas dire que Dieu a vécu une vie humaine en Jésus. L’humanité de Jésus n’appartient pas intrinsèquement et ontologiquement à Dieu.48 Hans Urs von BALTHASAR, La Dramatique Divine, I, op. cit., pp. 503 à 550.49 Ibid., pp. 405 à 502.

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sans avoir l’audace de mettre absurdement le point avant la fin de la phrase ou de poser la plume en un geste de révolte50.o

5. La position de Barth en contraste avec celle de Balthasar

Affirmer que le monde est un « théâtre » est une image insuffisante: Barth convient qu’en parlant du théâtre du monde, de la scène sur laquelle se déploie l’action de Dieu et de l’homme nous utilisons des images, mais ce sont des images insuffisantes. Elles sont inadéquates pour montrer que Dieu agit sur le monde par l’intermédiaire de sa créature et que la créature est l’objet de l’action divine. Barth tient que le caractère propre du christianisme est l’histoire de la créature de Dieu, qu’il accompagne, qu’il gouverne de sa providence. L’histoire de la créature n’est pas une une histoire pour laquelle Dieu n’a donné que le point de départ, c’est une histoire qu’il déroule de façon continue sous sa souveraineté. La pertinence du « théâtre » est de le considérer comme une image. Barth considère le miroir comme caractère de l’histoire de Dieu (« Dieu est en scène dans l’histoire qui est ici »51) et ceci en se référant à 1 Co 13,1252: « A présent, nous voyons dans un miroir et de façon confuse ». Il y a deux séries historiques: celle de l’histoire de l’alliance, sous la directive de Dieu, qui constitue le modèle, l’original, celle de l’histoire de la créature. L’histoire de la créature ne saurait prendre place sur la scène d’un théâtre car elle ne joue aucun rôle, elle est le miroir de l’histoire et de l’action divine. L’action divine est première, l’histoire de la créature ne répète rien, elle n’apporte rien par elle-même, elle est simplement reflet. Elle reflète, comme dans un miroir l’original qui est l’histoire divine. Comme dans tout miroir l’image reflétée n’est pas exacte, elle est inversée par une image-miroir précisément. L’histoire de la créature ne fait que réfléchir l’original de façon inverse tout en lui restant conforme, constituant en cela une parabole:

Et en reflétant l’original, elle le déforrne et l’inverse: la droite devient la gauche, et vice versa. Et pourtant ce qu’elle indique correspond et est semblable à l’original, il devient parabole53.

Le miroir, attribut du Christ chez saint Paul54, est le moyen par lequel le Père se dévoile :

Le fondement originaire de la Divinité qui, dans sa plénitude incommensurable, est à même de produire le « Verbe », la « Pensée » n’est certainement ni le silence (des gnostiques) ni une volonté irrationnelle (de type idéaliste). C’est une « Père » qui, bien que lui-même invisible, est

50 Sören KIERKEGAARD, Oeuvres complètes, op. cit., Tome 14, Les oeuvres de l’amour, p. 232.51 Karl BARTH, Dogmatique, op. cit., 20, p. 356.52 cf. Karl BARTH, Dogmatique, op. cit., 13, pp. 48 à 52.53 Ibid., pp. 48 à 52. 54 André FEUILLET, Le Christ, sagesse de Dieu, d'apres les epitres pauliniennes, Éditions J. Gabalda et Cie, Collection « Études bibliques » 1966., pp.113-161.

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capable de se représenter vraiment dans le « miroir » et dans la « figure » de son fils55.

Les deux histoires sont comparables, comme un visage et celui qu’un homme voit dans la glace sont comparables. Les deux histoires ne sont pas identiques mais semblables. On retrouve cette similitude du miroir dans les thèmes développés au long de cette histoire: l’opposition et la dépendance ciel et terre, l’antagonisme et la concordance du monde incompréhensible et du monde compréhensible sont semblables aux rapports entre Dieu et l’homme, la face-à-face et le vis-à-vis de l’homme et de la femme dans le mariage sont semblables à ceux qui existent entre le Christ et son Eglise. Nous trouvons cette symétrie avec le haut et le bas, la clair et l’obscur, le beau et le laid, le devenir et le déclin, la joie et la douleur qui sont semblables entre eux comme les rapports qu’on trouve dans l’alliance de grâce, entre la grâce et le péché, le salut et la perdition, le bien et le mal, le juste et l’injuste, la vie et la mort.

Il paraît difficile de faire entrer les catégories selon l’ordre du miroir dans des catégories qui sont de l’ordre du drame. Dieu entre dans sa création par la révélation et c’est la question qui nous est posée (« Comment se fait-il, dans la réalité, que Dieu se révèle? »56). Alors que pour Balthasar l’action qui se déroule détermine la scène simultanément, Barth exprime que c’est parce que c’est Dieu qui se révèle qu’il est identique à l’action de sa révélation, c’est par lui-même qu’il se révèle:

C’est Dieu qui se révèle C’est par lui-même qu’il se révèle. C’est lui-même qu’il révèle Si nous voulons vraiment comprendre la révélation à partir de son sujet, à partir de Dieu, il nous faut avant tout comprendre que ce sujet, Dieu, le révélateur, est identique à l’action par laquelle il se révèle, identique aussi à l’effet de cet acte révélateur57.

Avec Balthasar, la notion de miroir est la fonction véritable du théâtre parce que le jeu d’apparences utilise des effets de distanciation et ramène le théâtre à être un espace dans lequel l’homme se voit comme dans un miroir :

Dans cette fonction de miroir, le théâtre conserve son ambiguïté. Il pourrait bien apparaître que l’existence, chrétiennement entendue, est en soi incapable d’achèvement, non pas seulement en raison surtout de la culpabilité du monde, mais par suite de sa simple condition de créature, et aisni doit maintenir son regard fixé vers quelque chose au delà d’elle-mêm pour s’y achevver58.

Cette fonction de miroir maintient l’ambiguïté: nous ne savons pas comment se terminera l’existence chrétienne. Peut-être qu’elle est incapable de s’achever tout simplement à cause de sa condition de sa

55 Hans Urs von BALTHASAR, La Théologique, II, Vérité de Dieu, traduit par Béatrice Déchelotte et Camille Dumont, Éditions Lethielleux, collection « Le Sycomore », Paris, Culture et Vérité, Namur (Belgique), 1995, p. 164. 56 Karl BARTH, Dogmatique, op. cit., 2, p. 2 57 Ibid., p. 2. 58 Hans Urs von BALTHASAR, La Dramatique Divine, I, op. cit., p.72

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créature, non pas du fait du péché. Balthasar justifie le théâtre comme « instrument légitime » du fait que l’existence humaine a besoin de se regarder au miroir dans un lieu autre que lui-même pour saisir le « paradoxe » de l’existence spirituelle59, ce paradoxe essentiel entre tragique et christianité60. Le miroir invite à regarder au-delà de ce nous voyons. Le théâtre est un miroir offert à l’existence qui apporte des moyens permettant d’éclairer la vérité de façon indirecte, l’arsenal dramatique est mis au service de l’intelligence de la Révélation61.

59 cf. Henri de LUBAC, Augustinisme et théologie moderne, Oeuvres complètes XIII, Quatrième section: Surnaturel, Sous la direction de Georges Chantraine, sj, avec la collaboration de Mgr Patrick Descourtieux, Présentation de Michael Figura, collection « Oeuvres du Cardinal Henri de Lubac et Études Lubaciennes », n° 13, éditions du Cerf, Paris, 2009; Henri de LUBAC, Le Mystère du surnaturel, Oeuvres complètes XII, Quatrième section: Surnaturel, Présentation par Michael Figura, collection « Oeuvres du Cardinal Henri de Lubac et Études Lubaciennes », n° 12.60 Erich PRZYWARA, Analogia entis, traduction française de Philibert Secretan, Presses Universitaires de France, collection « Théologiques », Paris, 1990. pp. 231-246.61 Hans Urs von BALTHASAR, La Dramatique Divine, I, op. cit., p. 72.

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DEUXIÈME PARTIE

DEUX QUESTIONS TRADUISANT L’ECART AVEC KIERKEGAARD

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La première partie se termine par une analyse montrant les affinités que Balthasar et Barth ont avec Kierkegaard. En particulier, toute la problématique de l’existence de nos deux théologiens a été puisée dans l’œuvre de Kierkegaard qui peut être considéré comme le père de la théologie contemporaine à bien des égards.

Cette deuxième partie s’avance plus avant sur deux questions sur lesquelles nous découvrons un aspect plus critique de la réception de Kierkegaard : la connaissance de Dieu et la temporalité.

En prenant comme point de départ l’argument ontologique de saint Anselme pour traiter la question, le premier chapitre expose successivement les positions de Kierkegaard, de Barth et de Balthasar. La conclusion de ce chapitre montre que les points de vue de Balthasar et Barth sont très proches l’une de l’autre sur la question de l’analogia fidei.

Le deuxième chapitre traite de la temporalité. On reprend successivement les positions de Barth et Balthasar. Sur ce sujet, les positions sont plus marquées. Barth lie le temps de l’existence à celui de la Bible et c’est le Christ qui permet à l’homme dans son existence de vivre le temps de Dieu révélé. Chez Balthasar, le temps est une question éminemment existentielle, l’éternité est au cœur de l’existence humaine. On sent ici la marque du drame manifesté dans l’existence de chacun, ainsi que de ses réflexions sur le thème de l’angoisse. L’instant est chargé d’éternité et par conséquent nous dit quelque chose sur la question du salut.

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CHAPITRE IV

La connaissance de Dieu sous son double aspect

rationnel et existentiel

Dans la mise à l’épreuve de la raison quant à sa capacité de surmonter la foi, que ce soit pour la conserver ou la supprimer, la « preuve de l’existence de Dieu », ou la question des rapports entre la foi et la raison, ou encore l’opposition foi-incroyance1, la pensée, tout au long de son histoire, se concentre à intervalles réguliers, dans une « logique de la relance »2, se noue et se dénoue « autour d’une question irritante, à la fois insoluble et révélatrice »3: la question de la preuve de saint Anselme. Le problème est toujours de comprendre ou d’interpréter, à partir du Proslogion, le sens que saint Anselme donne à l’intellectus dans sa formulation de la fides quaerens intellectum. Nous verrons que le sort que

1 Michel CORBIN, Prière et raison de la foi, introduction à l'oeuvre de saint Anselme de Cantorbéry, Les Éditions du Cerf, Paris, 1992, pp. 117 et 118: « Aussi le couple structurant cette réénonciation des Ecritures n’était-il pas le binôme ratio-fides, né de la rencontre ultérieure d’Aristote, mais l’opposition radicale de la foi et de l’incroyance, de la raison et de l’absurdité, qui commande tout combat spirituel pour un commencement de conversion. Que ces trois points, la méthode dialectique, la signification négative de l’unum argumentum et le rejet de l’incroyance, s’impliquent, que leur lien mutuel discrédite et les affirmations polémiques de Karl Barth et la lecture ontologique, et la séparation et la confusion entre l’argument et l’idée de Parfait, l’évidence en fut difficile à conquérir, tant l’écoute des textes était obstruée par des questionnements adventices ». 2 Bernard SÈVE, La question philosophique de l'existence de Dieu, Presses Universitaires de France, collection « Les grandes questions de la philosophie », Paris, 1994, p. 274: « La preuve ontologique paraît-elle établie (par saint Anselme) qu’elle est critiquée (par Gaunilon, puis saint Thomas), reprise (par Descartes), améliorée (par Liebniz), à nouveau critiquée (par Kant), à nouveau restaurée (par Hegel), une fois encore critiquée (par Frege), et néanmoins réactivée (par Plantiga). Son histoire n’est certainement pas finie: cet étrange objet théorique qu’est la preuve ontologique n’en finit pas de renaître de ses cendres et de fasciner sans convaincre: à ce titre, elle est emblématique, et présente de manière

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Kierkegaard va réserver à la fides dépendra du sens qu’il va donner à l’intellectus.o

1. La position de Kierkegaard sur l’argument ontologique

1.1. Présentation du contexteL’intérêt de l’argument ontologique4 ne tient pas uniquement dans

la polémique autour de l’interprétation de la preuve anselmienne mais aussi au fait qu’il a été repris au cours de l’histoire de la pensée autant pour être soutenu que critiqué. La polémique a déjà commencé du temps de saint Anselme puisque le Proslogion a pour objet de répondre aux objections et de corriger les contresens et les erreurs de Gaunilon, moine de l’abbaye de Marmoutiers. Saint Thomas d’Aquin et Kant ont critiqué l’argument pour avoir cru que saint Anselme a voulu déduire l’existence de Dieu à partir de la pensée que l’on en a, que le fait de penser Dieu suffit à établir son existence. Pour Hegel, la preuve ontologique de l’existence de Dieu est fixée sur l’affirmation selon laquelle il est la « détermination d’après laquelle Dieu serait l’ensemble de toutes les réalités »5. Sur cette base, l’intellectus est capable de parvenir à un absolu personnel. A partir de là, il suffit de bien penser cette détermination de Dieu pour comprendre que l’absoluïté de l’Etre se tire du non-être du relatif6, mais on retrouve ici l’erreur de Gaunilon que saint Anselme avait réfutée. De son vivant, Kierkegaard a été le témoin, au XIXème siècle, de l’affrontement des théologiens, se réclamant de l’héritage de Hegel et se répartissant entre « droite » et « gauche », qui se divisaient sur l’objet même de la foi. Il faut ajouter les théologiens qui défendaient la réconciliation de la foi et du savoir, selon une harmonie

particulièrement lisible cette logique de la relance qui nous paraît être celle de la question de l’existence de Dieu ». 3 Pierre-Jean LABARRIÈRE, Le Discours de l'altérité, une logique de l'expérience, Presses Universitaires de France, collection « Philosophie d'aujourd'hui », Paris, 1983, p. 102.4 Une formulation de l’« argument ontologique » consiste à dire que Dieu, créateur souverainement libre du monde contingent, est reconnaissable comme « présence de l’Infini qu’il est impossible de ne pas penser dès que l’on pense ». (cf. Jean WAHL Traité de métaphysique. I. Le Devenir, genèse des permanences, les essences qualitatives, vers l'homme. II. Les Mondes ouverts à l'homme, immanence et transcendence. Cours professés à la Sorbonne, Éditions Payot, collection « Bibliothèque scientifique », Paris, 1968, p. 574)5 Georg-Wilhelm-Friedrich HEGEL, Science de la logique, Volume 2, La logique objective: deuxième livre, la doctrine de l'essence, traduction, présentation, notes par Gwendoline Jarczyk et Pierre-Jean Labarrière, Éditions Kimé, Paris, 2010, p. 58.6 Henri-Bernard VERGOTE, Sens et répétition. essais sur l'ironie kierkegaardienne,, op. cit., II, p. 40: « sa traduction ontologique de la formule purement noétique d’Anselme, le quod majus cogitari nequit devenant, sous la plume de Hegel-Gaunilon, un quod est majus omnibus ».

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Deux questions traduisant l’écart avec Kierkegaard 89

dans laquelle la foi n’est pas subordonnée au savoir, la Vermittlungstheologie, pouvait avoir comme fondement les rapports entre la foi et le savoir tels que l’envisageait Spinoza, comme le décrit Kierkegaard:

Dieu n’est pas un nom, mais un concept: peut-être cela ce rapport absolu vient-il de ce que son essentia involvit existentiam. Le dieu peut donc seul accomplir les actes de Dieu; fort bien! mais quels sont alors les actes du dieu? Les actes à partir desquels je veux prouver qu’il est de fait n’existent pas dans l’immédiat7.

1.2. L’argumentation de KierkegaardA la question de savoir si l’intellectus peut prouver l’existence de

Dieu8, Kierkegaard répond que son existence étant présupposée, il s’agit de savoir ce que l’on place sous ce terme, autrement dit la tâche de l’intellectus est de dire et de comprendre ce qui est présupposé. Ainsi la question de la preuve est en fait une question sur les conditions dans lesquelles il est possible de parler d’une preuve de l’existence de Dieu puisqu’il s’agit de savoir ce qui présuppose l’existence de Dieu. Contrairement à la voie dans laquelle se sont engagés de nombreux théologiens, Kierkegaard montre, sous la plume de Johannès Climacus, que la volonté de preuve de l’existence de Dieu de manière philosophique est une prétention intellectuelle totalement contraire à l’idée poursuivie par saint Anselme. L’erreur de l’ancienne dogmatique consiste à « considérer Dieu comme une chose extérieure »9. Ainsi, Martensen, dans sa dissertation, fait une utilisation erronnée sur le sens de l’ intellectus chez saint Anselme, et en cela il n’y a rien dans son oeuvre qui ne puisse être qualifié de dépassement de la pensée de Hegel10. C’est parce que les contresens des adversaires et partisans de l’argument ontologique, qui se

7 Sören KIERKEGAARD, Oeuvres complètes, op. cit., 7, Miettes philosophiques, pp. 39-40. Dans la note ** de la page 39, Kierkegaard montre comment Spinoza veut tirer l’être au moyen de la pensée comme une détermination de l’essence et non comme une propriété accidentelle. 8 La situation de la théologie au Danemark par rapport à saint Anselme était la suivante: Martensen, promoteur des idées hégéliennes, est le représentant de la Vermittlungstheologie. Schleiermacher avait mis en exergue de sa Glaubenslehre la célèbre phrase Credo ut intelligam de saint Anselme. Martensen, dont Kierkegaard avait suivi les cours en juillet 1834, s’appuyait sur l’oeuvre de Schleiermacher pour dépasser la pensée de Hegel, et son oeuvre majeure Dogmatique chrétienne, tentait de le faire en s’opposant à la Dogmatique de David Strauss. Elle avait pour objectif, comme déjà sa dissertation de thèse De autonomia conscientiae humanae in theologiam dogmaticam nostri tempori introducta, toujours à l’aide du Credo ut intelligam de saint Anselme, de rejeter le rôle attribué à la nécessité, qui empoisonnait la philosophie moderne depuis Descartes jusqu’à Hegel, et qui empêchait, point de vue partagé par Kierkegaard, de présenter le christianisme dans son rapport véritable avec l’existence humaine dont la liberté est un moment essentiel.9 Jacques COLETTE, Histoire et absolu. Essai sur Kierkegaard, Éditions Desclée, 1972, p. 261.10 Sören KIERKEGAARD, Oeuvres complètes, op. cit., 7, Miettes philosophiques, p. 5.

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sont succédés dans l’histoire de la pensée, sont tous contenus dans l’argumentation de Gaunilon que Kierkegaard peut les renvoyer au dialogue que saint Anselme soutient avec lui. Sur ce terrain, Kierkegaard montre que la philosophie et la théologie se livrent à un exercice impossible dans leur obstination à prétendre que seul l’intellectus peut atteindre la connaissance de Dieu; que sur ce sujet, il y a une différence absolue qu’il n’est pas possible d’abolir11. Surtout, cet exercice qui consiste à croire que saint Anselme a proclamé que l’on peut comprendre quelque chose qui n’est pas présupposé, est fondamentalement contraire à la tradition anselmienne de l’intellectus quaerens fidem12. Kierkegaard prend position en affirmant que l’absolu étant présupposé, poser la question de savoir si l’intellectus peut prouver l’existence de Dieu se ramène à savoir ce dont il est question dans ce qui est présupposé. Barth dira que la connaissance de Dieu n’est pas une connaissance de raison mais une connaissance de foi, Kierkegaard parle de la « différence absolue » qui fait que notre langage ne peut pas rendre compte de l’ineffable, de l’indicible, de l’incompréhensible, nous avons juste à constater ce qu’il appelle le « le paradoxe absolu ». Toutefois cette différence s’aplanit dans la personne de Jésus-Christ, en la personne du Dieu-Homme nous pouvons atteindre quelque chose de la connaissance de Dieu. Que la raison se fixe comme projet d’avoir la connaissance de Dieu est une tromperie que Kierkegaard veut bien dénoncer en utilisant précisément le langage de la raison. Ce paradoxe-là n’appartient pas à la philosophie. Mais on ne peut que l’amener devant lui par une réflexion sur le paradoxe de la connaissance de Dieu. Une des tâches de la philosophie est d’élucider les présupposés du langage dont elle se sert et, comme on le voit sur cette question, cette élucidation est son insurmontable présupposition. .

1.2.1. La preuve de l’existence de Dieu est une preuve inacessible

Le texte dans lequel Kierkegaard rend compte des conditions d’une preuve de l’existence de Dieu se fixe comme objectif de montrer qu’il faut sortir de la preuve car elle est inaccessible. D’abord, montrant qu’on ne peut conclure à l’existence de Napoléon à partir de ses actes mais seulement à l’existence d’une personne les ayant produit, que l’on pourrait appeler Napoléon, il est impossible de remonter à la cause à partir des effets. Concernant la preuve de l’existence de Dieu, le rapport

11 Ibid., p. 37: la raison « veut un obstacle et où, sans bien s’en rendre compte, elle veut sa propre ruine ». La raison veut s’arrêter, ce que faisait Socrate, de façon à laisser la passion du paradoxe. 12 Cf. Kierkegaard, l’impossibilté de conclure à l’être de fait à partir des actes à partir de la preuve de la réalité de Napoléon, in Sören KIERKEGAARD, Oeuvres complètes, op. cit., 7, Miettes philosophiques, p. 39: « Si j’appelle les actes, actes de Napoléon, la preuve est superflue, puisque je l’ai déjà nommé; si j’ignore cela [qu’ils sont les actes de Napoléon], jamais, en partant des actes, je ne pourrai prouver qu’ils sont ceux de Napoléon; je prouverai seulement (d’une façon tout idéelle) qu’ils sont ceux d’un grand capitaine, etc. Mais, entre le dieu et ses actes, il y a un rapport absolu; Dieu n’est pas un nom, mais un concept; peut-être cela [ce rapport absolu] vient-il de ce que son essentia involvit existentiam [essence implique l’existence] ».

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Deux questions traduisant l’écart avec Kierkegaard 91

des actes à l’être n’est pas dans un rapport de nécessité. Pour pouvoir conclure à l’existence de l’homme Napoléon, nous devons présupposer son existence, ce qui nous permet de comprendre ses actes. Kierkegaard appelle ce mouvement sortir de la preuve par un saut. Il nous faut sortir de la preuve, en posant Napoléon, un homme qui nous est connu d’autres façons, de façon à expliquer, comprendre ses actes. S’agissant de Dieu et du rapport entre Dieu et ses actes, le fait qu’il ne soit pas un nom mais un concept accroît la difficulté qui se traduit sous la forme d’un rapport absolu. Pour lire et comprendre les oeuvres de Dieu, il y a lieu de poser son concept pour pouvoir déchiffrer, en dépit de son apparence, la totalité comme étant une oeuvre divine. Ceci étant, le fait de faire sortir Dieu par un saut ne permet pas de conclure à une preuve de l’existence de Dieu.

En un sens un peu différent de celui où l’on veut se faire du concept de Dieu une idée claire, et sans la reservatio finalis déjà indiquée que l’être de fait sort de la preuve par un saut13? En aucune manière.. Car l’insensé dit en son coeur qu’il n’y a point de dieu, mais celui qui se dit en son coeur et dit aux autres: « Attends un peu je vais te donner la preuve », quel sage exceptionnel n’est-il pas!14.

Kierkegaard présente la notion de « la différence absolue »: Dieu est inaccessible à la preuve sauf s’il est déjà présupposé. La preuve n’est pas une démonstration de l’existence de Dieu, elle ne peut démontrer l’existence d’un être de fait à partir de l’idée que l’on peut en élaborer, mais elle a pour objet de clarifier notre concept de Dieu:

chaque fois que cela arrive, c’est en définitive par un effet de l’arbitraire qui, tout au fond de la crainte de Dieu, et aux aguets avec son caprice insensé, sait qu’il a lui-même produit le dieu15.

En effet, « Dieu n’est pas un nom, mais un concept »16 et on peut dire qu’entre Dieu et ses actes il y a un rapport absolu, qui « vient de se que son essentia involvit existentiam »17. Mais il y a encore plus: plus fou, plus insensé que celui qui dit qu’il n’y a pas Dieu, c’est celui qui prétend grâce à l’argument de saint Anselme tenir une preuve de l’existence de Dieu et Kierkegaard montre que saint Anselme ne met jamais de côté le présupposé de l’existence de Dieu, l’existence de Dieu est une condition préalable au développement de son argumentation, que l’imploration de Dieu pour venir en aide à la preuve est en elle-même une preuve bien meilleure:

D’ailleurs, une singulière façon de prouver, Anselme dit: Je veux prouver l’existence de Dieu. A cette fin, je prie Dieu de me venir en aide. Mais c’est là une bien meilleure preuve de l’existence de Dieu. Si l’on pouvait prouver son existence sans l’aide de Dieu, il serait moins certain qu’il existe18.

13 Ibid., p. 42.14 Ibid., p. 42.15 Ibid., p. 44.16 Ibid., p. 39.17 Ibid., p. 39.18 Sören KIERKEGAARD, Journal (extraits), tome 4, 1850-1853, op. cit., X 4 A 210 (1851).

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1.2.2. Vouloir que l’intellectus fonde la foi est l’objet d’une méprise

En considérant la foi comme l’immédiat, dans le sens de ce qui est premier chez l’homme, les philosophies et les théologies, issues en particulier de l’idéalisme, ont exprimé la nécessité que l’intellectus doit être capable de produire le concept et la preuve de l’existence de Dieu, de façon à fonder la fides. Kierkegaard note qu’il s’agit là d’une mauvaise compréhension de la pensée de saint Anselme, reprise par Descartes et amélioré par Spinoza. Alors, celui qui a la foi estime qu’il n’est pas nécessaire de s’en tenir là, puisque la raison prend le relais pour mettre en forme les fondements de sa foi. S’il ne l’estime pas de lui-même la théologie se charge de le convaincre que le fondement de la foi doit être placé dans une seconde étape. Ici, il s’agit bien d’une méprise, celle qui oppose l’intellectus à la fides:

Quand, en dogmatique, on appelle la foi l’immédiat, sans autre précision, on y gagne l’avantage de convaincre un chacun de la nécessité de ne pas s’en tenir à la foi et l’on arrache cette concession même à l’orthodoxe, parce qu’il ne perce peut-être pas du premier coup le malentendu qui place le fondement de la foi dans ce prôton pseudos et non dans un moment ultérieur19.

Ce passage dénonce une double erreur. D’abord c’est une erreur sur la foi. Elle reste identique quelles que soient les résultats de la preuve (conclusion positive ou négative quant à la démonstration de l’existence de Dieu). C’est aussi une erreur sur l’intellectus. S’il avait commencé par sa première tâche, qui est de définir ce qu’est la foi, alors la preuve de l’existence de Dieu devient une mise au point du concept Dieu et non plus une preuve puisque l’objet de la preuve est déjà présupposé. Kierkegaard a bien noté que saint Anselme ne quitte jamais le terrain de la foi pour avancer dans son argumentation, il n’abandonne pas la présupposition de l’existence de Dieu20. C’est sur ce point que Barth rejoint parfaitement Kierkegaard. Dans les chapitres I à V du Proslogion saint Anselme s’attache à prouver l’existence de Dieu. La démonstration consiste à exhiber le nom qui pourrait le mieux s’appliquer à Dieu. Le id quod majus cogitari nequit est celui qui convient le mieux, celui que la raison peut produire de mieux pour exprimer un concept qui la dépasse et rendre compte en même temps de l’incompréhensibilité de Dieu. Ayant donné une présentation purement conceptuelle de Dieu, saint Anselme utilise le nom de Dieu et non l’essence de Dieu pour sa preuve21. Barth, suivant cette analyse, exprime la même idée. En affirmant que la raison peut

19 Sören KIERKEGAARD, Oeuvres complètes, op. cit., 7, Miettes philosophiques, p. 112.20 Henri-Bernard VERGOTE, Sens et répétition. essais sur l'ironie kierkegaardienne,, op. cit., II, p. 43: « Car il s’agit bien chez Anselme, et Kierkegaard l’a admirablement repéré, du concept non pas de l’essence et encore moins du nom ».21 Alexandre Koyré parle d’« une définition purement conceptuelle » (citation de tête), et Michel CORBIN, Prière et raison de la foi, introduction à l'oeuvre de saint Anselme de Cantorbéry, op. cit., p. 196: « la preuve et la nomination de Dieu sont inséparables ».

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Deux questions traduisant l’écart avec Kierkegaard 93

comprendre Dieu, au nom de saint Anselme, Hegel commet l’erreur dénoncée par saint Anselme lui-même dans la bouche de Gaunilon. Kierkegaard a bien compris, comme saint Thomas d’Aquin et Descartes l’avaient également compris, qu’il faut conserver une incompréhensibilité de Dieu.

Pour sortir de cette méprise l’intellectus doit savoir comment s’opposer à ceux qui utilisent le nom de Dieu sans avoir le concept. Barth définit cette règle que l’intellectus doit respecter: si Dieu doit être conçu, « il ne doit pas être conçu de telle façon que quelque chose de plus grand que lui puisse être conçu ou même simplement pensé comme convenable »22. Hegel nie qu’il faille maintenir une incompréhensibilité de Dieu au nom même de saint Anselme, alors qu’il convient de le faire comme l’ont fait, après lui, saint Thomas dans le Commentaire des sentences, et Descartes dans les Méditations métaphysiques. Suivre le raisonnement de saint Anselme c’est précisément trouver parmi les noms de Dieu possibles celui qui est le plus proche du concept conformément au fait que « nul homme comprenant ce que Dieu est, ne peut penser qu’il n’est pas »23.o

2. La position de Karl Barth

2.1. Généralités: de l’événement à la cognoscibilitéEn abordant la question de la connaissance de Dieu, nous avons à

faire attention à ne pas nous projeter nous-mêmes, nous ne pouvons pas utiliser des catégories, des attributs qui s’appliquent à l’homme pour parler de Dieu. Sur cette question, Barth se place sans équivoque sous l’éclairage de saint Anselme, en retenant que sa démarche consiste à prouver par la raison seule le caractère raisonnable de la vérité divine, et non de fournir une preuve de l’existence de Dieu:

Dans le Cur Deus homo tout particulièrement, Anselme, on s’en souvient, se fait fort de convaincre les Juifs et les païens, au moyen de preuves théologiques acquises sola ratione (I 20; II 11, 22; cf. également Monol. I). Il se propose de démontrer rationnellement la necessitas de l’oeuvre de la réconciliation, remoto Christo, quasi nunquam aliquid fuerit de illo... quasi nihil sciatur de Christo (C.D.h., praef.; cf. I 10, 20, II 10, 11). Mais la ratio et la necessitas dont il parle relèvent de la veritas Dei, identique pour lui à la Parole divine et à la substance du Credo chrétien. C’est parce qu’il croit d’abord, qu’il entend ensuite connaître, comprendre et démontrer; c’est parce qu’il croit, qu’il cherche à prouver par la raison humaine le caractère raisonnable et nécessaire de la vérité divine (ratione rationem et necessitate necessitatem!), respectivement de telle ou telle proposition de foi (comme le dogme de la réconciliation, par exemple). Etant admis que telle proposition de foi soit vraie, Anselme s’applique à montrer comment elle est vraie24.

22 Karl BARTH Saint Anselme, Fides quaerens intellectum, la preuve de l’existence de Dieu, p. 74.23 ANSELME DE CANTORBÉRY, Monologion, Proslogion, op. cit., IV.24 Karl BARTH, Dogmatique, op. cit., 6, pp. 91 et 92.

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94 La connaissance de Dieu sous son double aspect rationnel et existentiel

Si nous parlons de connaissance de Dieu c’est parce que nous le considérons comme une grandeur, ou comme un objet à étudier, à mesurer, et on retombe au niveau des conceptions humaines du réel et du possible. Or, il n’y a pas de connaissance de Dieu qui ne soit d’abord celle que Dieu a de lui-même, c’est-à-dire que Dieu n’est pas un objet, mais un sujet qui se fait connaître au moment où il se révèle. Si l’homme peut parler de la connaissance de Dieu, comme objet de connaissance, ce n’est qu’en tant qu’objet dans le cadre de la révélation: « c’est l’objet qui crée le sujet du connaissant »25, rappelant en cela la position de Calvin selon laquelle Dieu se fait connaître à nous par sa volonté. Dieu est celui que nous pouvons connaître pour la seule raison qu’il se donne à connaître dans la révélation, c’est pour cela également qu’il est mystère. La connaissance de Dieu est une connaissance de foi, ce qui signifie en particulier, pour s’en tenir au sens biblique, qu’elle exclut toute foi de l’homme en lui-même. Dans quelle mesure Dieu est-il connu? est-il connaissable? Barth ne répond à ces questions qu’à partir de la réalité de cette connaissance, c’est-à-dire de la réalité de la révélation de Dieu, Dieu n’est connaissable que par ses oeuvres. La Bible déclare la signification et la portée de l’action de Dieu, de cette histoire divine, et c’est ainsi qu’elle prouve l’existence de Dieu et décrit sa nature26. Comprendre Dieu, c’est comprendre la divinité comme la Trinité, unité du Père, du Fils et du Saint-Esprit, comprendre l’oeuvre de la divinité comme l’oeuvre créatrice et rédemptrice de Dieu. Toutefois, Dieu, en revêtant l’incognito de la nature humaine, ne cesse pas d’être un mystère parce qu’il vient à nous d’une manière claire et certaine. La connaissance de Dieu est d’abord un événement. Ici aussi la réalité de la connaissance de Dieu implique sa possibilité.

2.2. La question de la connaissance de Dieu traitée dans la dialectique « réel et possible »

Ayant posé la réalité de la connaissance de Dieu, Barth propose le chemin inverse à travers la question de la possibilité de la connaissance de Dieu: il s’agit d’établir la cognoscibilité de Dieu. La question porte sur le caractère connaissable de Dieu, question devenue légitime après avoir admis la réalité de la connaissance de Dieu. Dans Barth, on retrouve cette position exprimée par Kiekergaard selon laquelle nommer Dieu comme la causalité qu’on lit dans le monde est une preuve illusoire de l’existence de Dieu: ce renversement opéré par Spinoza est illusoire, même si on croit affirmer que son essentia involvit existentiam. Alors que veut dire que nous pouvons avoir une conception de Dieu et nous le représenter? Tournant le dos à Kant et Platon, Barth affirme que Dieu échappe à notre perception, à notre compréhension et même à toute prétention de possibilité que l’homme aurait de le percevoir et de le comprendre. En Dieu, nous avons à tenir les quatre attributs: incompréhensibilité,

25 Ibid., p. 19.26 Ibid., II, 1, p. 291.

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Deux questions traduisant l’écart avec Kierkegaard 95

ineffabilité, invisibilité, incognito27. L’incompréhensibilité est l’impossibilité de percevoir ou d’imaginer l’existence de Dieu, attribut sur lequel Barth rejoint saint Thomas d’Aquin dans le « connaître indirect »28 qui se fait uniquement par des représentations et des notions ainsi que Kierkegaard lorsqu’il parle de « l’infini de la distance »29. L’ineffabilité de Dieu tient au fait que nous ne pouvons le saisir, contrairement aux objets que nous pouvons délimiter, dominer et posséder30. L’invisibilité de Dieu se comprend dans l’horizon de l’expérience de la connaissance qu’on a de lui31. D’après 1 Tm 6, 16 Dieu « habite une lumière inaccessible », ce qui permet de rendre compte de la manifestation historique (« qui donne vit à toutes choses » en 1 Tm 6, 13) et eschatologique (« jusqu’à la manifestation de notre Seigneur Jésus-Christ que fera paraître aux temps fixés le bienheureux et unique Souverain » en 1 Tm 6, 14) de Jésus-Christ comme l’Ïuvre propre de Dieu. Elle exprime la notion de mystère comme vérité positive. L’incognito exprime la perfection de la connaissance de Dieu: sur ce plan il n’y a pas de langage ésotérique pour exprimer la vérité32, notre connaissance de Dieu échappe à notre compréhension mais aussi à un pouvoir que nous pensons détenir dès que l’on tente de le comprendre. Comprendre Dieu, accéder à sa connaissance c’est d’abord, contre la position de Kant, reconnaître son incognito33. Ici, Barth suit la position de saint Anselme contre Hegel, dont l’erreur sur le maintient d’une incompréhensibilité de Dieu au nom même de saint Anselme avait été repérée par Kierkegaard. Dans ces conditions, dire que Dieu est connaissable signifie: d’une part que sa connaissance ne commence qu’avec la reconnaissance de son incognito, à la différence de la philosophie Dieu n’est pas le « dernier mot », ce vers quoi notre connaissance tend, mais il est le premier mot; d’autre part, cela veut dire que Dieu comme objet de notre représentation devient notre connaissance que dans la mesure où elle s’inscrit dans notre

27 Karl BARTH, Dogmatique, op. cit., 6, p. 187: « l’affirmation de l’incognito de Dieu est nécessitée non seulement par des questions de forme ou de langage mais par l’objet lui-même qui est ici en cause. Elle signifie, parce qu’elle implique que Dieu est invisible, incompréhensible et ineffable, qu’il ne fait pas partie des objets que nous pouvons faire entrer dans nos facultés de représentation, de compréhension et d’expression. A la différence de tous les objets existants, Dieu n ‘est pas en no tre pouvoir, Dieu est insaisissable ». 28 THOMAS D’AQUIN (saint), Somme Théologique, 4 tomes, Éditions du Cerf, Paris, 1984, I, qu. 3, a. 5, pp. 178-179; cf. Karl BARTH, Dogmatique, op. cit., 6, pp. 187 et 188.29 Sören KIERKEGAARD, Journal (extraits), tome 3, 1849-1850, op. cit., t XI A 48, p. 33: « C’est pourquoi Dieu par sa grandeur s’éloigne de la plupart de nous, à mesure que se développe notre idée de l’infini »; Ibid., XI A 679, p. 195; Ibid., XII A 320, p. 294: « On ne se rapproche pas directement de Dieu, au contraire on découvre toujours plus profondément l’infini de sa distance ».30 Karl BARTH, Dogmatique, op. cit., 6, pp. 188 et 189.31 Eberhard JÜNGEL, Dieu, mystère du monde. Fondement de la théologie du Crucifié dans le débat entre théisme et athéisme, Tome II, op. cit., p. 244: « C’est dans l’horizon de cette expérience seule que la vérité suivant laquelle nul n’a jamais vu Dieu acquiert son maximum d’acuité ».32 Karl BARTH, Dogmatique, op. cit., 6, pp. 194 à 196.33 Ibid., p. 183.

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96 La connaissance de Dieu sous son double aspect rationnel et existentiel

compréhension34. Dieu est à lui-même son propre objet et, en même temps, il est un objet du savoir de l’homme puisqu’il lui a plu de se faire objet à connaître à l’homme, et par cela même qu’il se donne à connaître, l’homme doit avoir comme première attitude la reconnaissance et la gratitude. De quelle façon, comment se donne-t-il à connaître: par le voilement et le dévoilement. Dieu se donne à connaître parce qu’il se dévoile à travers son voilement35. Il n’y a aucune analogie pour accéder à l’essence et l’être de Dieu en tant que Seigneur, en tant que Créateur, en tant que Réconciliateur, en tant que Rédempteur36.

2.3. La position de Barth par rapport à la théologie catholique

Barth formule une accusation très grave à l’encontre de la théologie catholique, celle de vouloir marier Yahvé et Baal sur la question de la connaissance de Dieu. La théologie catholique opère en deux étapes bien distinctes. Elle recherche une connaissance de Dieu en dehors de la révélation, puis une connaissance à l’intérieur de la révélation37. Ce découplage est justifié par le fait que Dieu peut être connu par la raison, à partir de le l’existence de l’univers, du monde. La doctrine catholique pose la cognoscibilité de Dieu sur deux plans différents: comme problème noétique puis comme problème ontique38. La cognoscibilité de Dieu à partir de la révélation est différente de celle qui est faite à partir de la raison. Barth oppose deux objections à cette façon de voir. La première objection concerne l’origine et la fin du monde qui est un point d’interrogation, la rédemption n’est pas l’évolution39. La deuxième objection est relative à l’engagement de Dieu dans une oeuvre, une action, une histoire. La Bible nous révèle un Dieu qui s’exprime dans une oeuvre et dans une action dont nous sommes les objets, elle ne présente pas un Dieu différent de l’être. La position de Barth consiste à prendre au sérieux le Dieu de la Bible, c’est-à-dire l’être de Dieu dans son agir. Barth s’attache à parler d’abord du Dieu de la révélation, dans une perspective chrétienne, pour rejoindre Dieu, le Seigneur, le Créateur, le Réconciliateur et le Rédempteur. Il souligne la distance entre le Dieu abstrait des philosophes et le Dieu vivant de la Bible, entre le Dieu statique de la pensée « objective » et le Dieu personnel qui dialogue avec l’homme. Son refus de la théologie naturelle au nom du dieu vivant de la révélation biblique jette le discrédit sur toute théodicée ainsi que sur la méthode même de la théologie spéculative catholique car elle prétend parvenir à la connaissance de Dieu en faisant abstraction de ses œuvres. Alors que Barth suit la doctrine de Calvin en affirmant l’impossibilité d’une connaissance authentique du vrai Dieu en dehors de la révélation du

34 Ibid., pp. 202 et 203.35 Ibid., p. 218.36 Ibid., pp. 74 à 77.37 Ibid., p. 79.38 Ibid., pp. 78 à 83.39 Ibid., p. 77.

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Christ40, Balthasar montre que le christianisme est gros d’une métaphysique qui n’est pas absurde, loin de là. Le christianisme n’est pas seulement kérygmatique, il contient le fait historique de la révélation et de Jésus-Christ mais aussi il a un contenu intelligible, un sens. L’adhésion au Dieu de la foi ne coïncide pas avec un sacrifice de l’intelligence. Suivant en cela saint Thomas d’Aquin, il constitue, le perfectionnement suprême de l’intelligence dans sa quête de vérité. Le Dieu de la foi est également principe d’intelligibilité du monde. Inversement, le Dieu de la raison est déjà le seul vrai Dieu. Et même la révélation historique de Dieu ne peut être intelligible, recevable pour l’homme que si celui-ci est déjà capable de poser la question de Dieu et d’y réfléchir. Barth parle du Dieu trinitaire, le seul qui peut être connu, uniquement par lui-même. Ceci étant, Barth reconnaît que les textes du Vatican (en particulier du concile Vatican I) ne cherche pas à parler d’un autre Dieu que celui de la révélation. Il reproche à la position catholique de traiter la question noétique à part de la question ontique et de contribuer à une séparation entre les deux. Barth tient la cognoscibilité de Dieu par rapport au Dieu unique et indivisible. La raison pour laquelle il faut abandonner l’anologie tient au fait que Barth ne sépare pas ces deux niveaux de connaissance, ontique et noétique.

2.4. ConclusionLa réponse de Barth au problème de la cognoscibililé divine a donc

été entièrement élaborée en fonction de l’unité de Dieu par une théologie de la Parole. La théologie de Barth s’efforce de permettre à la Parole de Dieu de s’exprimer de façon adéquate. Elle fait saisir clairement qu’on ne peut parler de Dieu que si l’on l’on parle en même temps du monde, de la création, de l’homme. Le critère d’un discours juste sur Dieu est que ce discours fasse retour à l’homme. Parler de Dieu, c’est toujours en fin de compte parler de l’homme. La théologie de Barth s’exprime dans l’amanalogia relationnis. La révélation ne connaît l’Absolu que dans la relation. Un Dieu causa sui est sans prédicat. La valeur absolue du mystère ne peut se trouver nulle part ailleurs que dans la relation comme rencontre, très précisémpent rencontre dans l’histoire. Balthasar reste plus proche de Kierkegaard pour qui le rencontre se situe dans l’existentiel alors que pour Barth la rencontre se situe vers l’histoire de la rencontre avec Dieu. Barth s’écarte de la position strictement « existentialiste » car elle ne doit pas être, à ses yeux, exempte du danger d’anthropocentrisme. Dieu n’advient que dans une histoire et tant qu’il ne peut se décrire il doit être raconté41. Par rapport à d’autres réformateurs, comme Bultmann42, Barth prend une position radicale par

40 Jean CALVIN, Institution de la religion chrétienne, op. cit., I, 1, 2, pp. 4-5.41 Cf. le très grand récit de la vocation de l’homme, in Karl BARTH, Dogmatique, op. cit., 24, pp. 123 à 340. 42 Contre Barth, Bultmann affirme qu’il y a en l’homme un savoir de Dieu grâce auquel on peut comprendre le message biblique comme Parole de Dieu. Ce savoir existe aussi dans les religions non chrétiennes. Il permet au missionnaire un point d’attache pour la prédication. Il permet aussi au théologien de se servir de la philosophie pour interpréter l’Ecriture. Bultmanna précise bien que ce savoir ne

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98 La connaissance de Dieu sous son double aspect rationnel et existentiel

laquelle il affirme que la Parole de Dieu n’a besoin d’aucune preuve. Barth ne se donne pas la peine de les combattre. En cela il rejoint la position de Kierkegaard pour qui la preuve de saint Anselme n’est qu’une preuve théologique.

3. La position de Hans Urs von Balthasar

3.1. Point de départ: la connaissance du spirituel se fait par l’image sensible

Balthasar partage avec Pascal et Barth le présupposé selon lequel on ne connaît Dieu que par Jésus-Christ: « C’est au coeur de la vérité en laquelle il se tient devant nous que nous découvrons ce qu’est Dieu en lui-même ». Balthasar se donne comme objectif de montrer que la façon la plus synthétique d’entrer dans le problème de la connaissance de Dieu tient dans la proposition suivante: « la matière est à l’esprit comme le monde est à Dieu »43. Toute connaissance de Dieu passe par la médiation du monde:

Il n’y a pas d’autre connaissance de Dieu que celle que l’on obtient par la médiation de la contingence du monde; et il n’en existe pas d’autre capable de conduire à Dieu par une voie plus directe. Si la transcendance divine n’était pas le fondement le plus radical de notre existence concrète, nous ne serions pas capables de faire un raisonnement conclusif sur Dieu en partant du monde44.

Dieu se tient devant nous en Jésus-Christ. Balthasar dénonce le fait que les hommes ont trop multiplié les discours sur Dieu, profusion qui produit la confusion. Balthasar ne s’adresse ni aux philosophes ni aux théologiens pour connaître Dieu, sauf pour dénoncer leur logique45. .

3.2. La singularité de Jésus-Christ nous donne la connaissance de Dieu

Le Christ est le seul interprète qualifié pour nous parler de Dieu, c’est « l’amour du Christ, qui dépasse toute connaissance » (Ep. 3, 19), la connaissance de Dieu n’est pas une connaissance par voie négative46. Il nous en parle « en tant que chair, c’est-à-dire comme homme, incarné et mortel ». D’après l’évangile de Jean, le Christ est « l’exégète du Père »,

permet pas d’accéder à la connaissance de Dieu. C’est un savoir propre à l’homme, c’est la conscience que l’homme a de son caractère fini. Dieu, pour Bultmann est la puissance qui rompt cete finitude et élève l’homme à son authenticité. 43 Hans Urs von BALTHASAR, La Théologique, I, Vérité du monde, op. cit., p. 244.44 Ibid., p. 53.45 Marcel NEUSCH, Le Fils de Dieu, exégète du Père et de l’homme, in La Croix, Dimanche 05 mai-Lundi 06 mai 1996: « Or, Dieu se tient devant nous en Jésus-Christ, et d’aucune autre manière. En ce domaine, les théologiens sont aussi coupables que les philosophes ». 46 Hans Urs von BALTHASAR, La Théologique, II, Vérité de Dieu, op. cit., p. 113.

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« l’interprète du Père »47. Saint Augustin s’est perdu avec ses multiples analogies de la Trinité décelées dans l’expérience humaine, selon la triade être-connaître-vouloir traduisant l’intelligence, la connaissance et l’amour, et Hegel a poussé cette logique à sa limite en exhibant le mouvement triadique48. Sur ce sujet, tous sont coupables, philosophes et théologiens. Pour Balthasar la connaissance de Dieu se résume dans cette phrase: « Dieu seul parle bien de Dieu »49. Ceci ne justifie pas le silence, qui est souvent un langage de l’« anéantissement »50, que demande la théologie négative51. Il n’est pas justifié car Dieu a parlé, et de ce fait sa parole engendre le discours sur Dieu. Comme le dit Barth, le discours qui part du monde, d’en bas, ne peut pas pénétrer le mystère de la connaissance de Dieu. Le mystère de Dieu ne se perce pas à partir du monde: Dieu se dit Invisible, Incomparable, Unique, le Dieu qui « dans son unicité, ne peut se dédire, dénie dans la même foulée le droit à toute occurence »52. « Nul n’a jamais vu Dieu. Le Fils unique qui est dans le sein du Père, lui, l’a fait connaître » (Jn 1, 18) exprime que pour nous parler de lui, Dieu a sa propre « grammaire », que Le Père n’est pas une figure émanant de la divinité53. Dieu s’est fait connaître dans sa « chair », en vivant la condition humaine. Le Christ est non seulement « l’exégète du Père », il est aussi « l’exégète de l’homme ». En effet, il a pris la condition de l’homme jusqu’à l’expérience de la mort, de l’abandon, en donnant à la vie humaine grâce et vérité. Entrer dans la logique de Dieu, objet de la « Théo-Logique », c’est déchiffrer son existence dans celle du Christ, sa « corporéité en acte », afin de dévoiler le visage de l’homme. En s’incarnant, Dieu a communiqué « sa propre dignité à tout le genre humain ». Tout ce que nous avons à savoir sur Dieu, la seule vérité le concernant, « sans couture », est toute entière donnée à travers la vie et la mort de Jésus. Et pour être sûr que cette vie, qui fut un échec, est révélatrice d’un sens, il faut la foi. La foi suppose l’écoute, et c’est parce que l’écoute est éduquée par Dieu lui-même, c’est-à-dire par sa parole, que nous sommes capable de Dieu.

47 Ibid., p. 68. 48 Ibid., pp. 36 à 42.49 Blaise PASCAL, Pensées. 50 Hans Urs von BALTHASAR, La Théologique, II, Vérité de Dieu, op. cit., p. 130.51 Ibid., p. 115: « On peut tout de suite déduire que quiconque évalue de façon purement négative l’altérité du monde en face d’un Dieu compris comme unité pure s’engagera sur une voie radicalement différente de celle du christianisme », et p. 233: « Tout cela étant, on en arrive alors, à partir de la théologie négative qui impitoyablement élimine de Dieu toute triade numérique, à développer une christologie qui, en privilégiant le néoplatonisme, met en danger la formule chalcédonienne ». Cette remarque est l’aboutissement d’une réflexion sur la théologie négative non chrétienne (cf. La Théologique, II, p. 101) et chrétienne (cf. La Théologique, II, p. 109).52 Ibid., p. 92.53 Ibid., p. 68.

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4. Conclusion généraleLa singuralité absolue de la personne de Jésus-Christ est le lieu où

Balthasar découvre le lien entre philosophie et théologie. Il y a une « dynamique des contraires chez Balthasar, s’exacerbant dans l’Apparition de la figure christologique, en cette évidence non déductible, sinon à partir d’elle-même »54. La christologie constitue et garantit l’unité entre la révélation et la raison, la personne du Christ assure le lien entre ces deux composantes irréductibles. En s’inscrivant dans le cours de l’histoire, la Parole de Dieu transcende la quête philosophique de l’homme sur la question de Dieu. L’analogia entis est insuffisante pour expliquer cet objet qui se révèle, c’est l’analogia fidei qui permet d’appréhender la Parole, en raison précisément de la personne concrète de Jésus-Christ:

C’est l’objet qui détermine (et par là même dispose) le sujet, ce trait est essentiel à l’esthétique de la révélation. On peut y découvrir aussi bien une inversion qu’une surélévation et un achèvement de l’esthétique naturelle où ce qui est vraiment beau n’est pas évoqué magiquement par les états d’exaltation de l’homme, mais se livre lui-même par l’effet d’une faveur incompréhensible à l’homme. C’est ici que se trouve le point d’attache entre la charis naturelle et la charis surnaturelle55.

Si la raison peut accéder à la figure du Jésus de Balthasar, alors que le Jésus-Christ de Barth nous renvoie à Dieu dans sa réalité la plus personnelle et la plus intime, Balthasar pourrait souscrire au fait que « Jésus-Christ est la cognoscibilité divine envisagée du point de vue de l’homme et la cognoscibilité divine envisagée du point de vue de Dieu »56. Avec Balthasar, le rapport philosophie et théologie se transforme, dans la personne de Jésus-Christ, du fait qu’il est la figure de l’apparition, en rapport esthétique et kénotique. Balthasar comprend le rapport philosophie et théologique comme le rapport de la grâce qui investi la nature

surgit comme la révélation par soi du mystère de l’être lui-même, sans pouvoir être déduit de ce que la raison créée peut, par elle-même, déchiffrer dans le mystère de l’être; et même dans la manifestation de Dieu, il est insaisissable sans une illumination divine de grâce. Cependant la révélation que Dieu, qui est l’être absolument, fait de lui-même, ne peut être que la réponse parfaite aussi à toute la question philosophique et mythologique de l’homme57.

54 Vincent HOLZER, Le Dieu Trinité dans l’histoire. Le différend théologique Balthasar-Rahner, p. 62.55 Hans Urs von BALTHASAR, La Gloire et la Croix, I, Apparition, op. cit., p. 264. 56 Karl BARTH, Dogmatique, op. cit., 6, p. 149; cf. Hans Urs von BALTHASAR, La Théologique, I, Vérité du monde, op. cit., p. 240: « dans cette révélation de Dieu, se fait transparente sa liberté souveraine et, par conséquent, son incognoscibilité en soi ».57 Hans Urs von BALTHASAR, La Gloire et la Croix, I, Apparition, op. cit., p. 122.

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CHAPITRE V

L’Éternel et le temps

Face aux perspectives philosophiques modernes, la théologie contemporaine donne une place centrale à l’implication de l’homme dans le temps1. Barth expose que le temps de l’homme est rendu à sa véritable destination parce que le temps de la révélation est un temps que Dieu prend pour mettre à la disposition de l’homme. Le temps est un temps donné, c’est-à-dire un lieu dans lequel l’homme exerce sa liberté2 en y lisant le signe de la grâce de Dieu. Nous devons constater que le projet de durer, qui est le projet de l’homme dans son existence temporelle, est un projet de l’être-au-monde-avec-autrui, tel que Heidegger s’est appliqué à le dé-couvrir, dans ce projet il n’a jamais fini d’exploiter l’ouverture vers son passé et l’attente vers l’avenir. Barth repère trois antinomies du temps que ni saint Augustin ni Heidegger n’ont résolu. Si le présent a un caractère propre, alors nous pouvons le fixer, mais dès que nous réalisons cette opération nous savons que ce que l’on fixe est déjà passé ou fait partie de l’avenir. Le présent n’aurait pas de lieu propre et si c’est le cas,

1 cf. Jean DANIÉLOU: « l’irruption de l’éternel dans le temps humain donne à celui-ci consistance et le transforme en histoire ». Cullmann: « l’histoire du salut est le cadre précis où j’accepte, tel que je suis, d’inscrire mon présent comme lieu d’une obéissance actualisée dans l’acte décisif de l’arnour ». Rudolf BULTMANN: « tout acte d’amour accompli dans le monde est en même temps événement eschatologique et confiance en Dieu qui ne cesse d’être le Dieu qui vient ». Jean MOUROUX: « l’homme déploie sa temporalité sur un horizon temporel complexe enveloppé toutefois par le temps salvifique si bien que touché par la grâce, il cesse de subir le poids du passé et s’oriente vers un avenir transformant ». Cités dans Éric ÉMERY, Temps et Musique, Éditions l'Âge d'Homme, collection « Dialectica », Lausanne, 1975, p. 664; cf. Ibid., p. 664, note 2: « Dans cette optique, on ne s'étonnera peut-être pas que Barth théologien ait pris le temps de dédier une gerbe de pages à Mozart, dans la musique duquel il se plaît à voir comme une parabole de la liberté de l'homme et de la louange à Dieu (cf. Karl BARTH, W. A. Mozart, Éditions Labor et Fides, Genève, 1956) ».2 La musique de Mozart est une parabole de la liberté; cf. Karl BARTH, W. A. Mozart, op. cit.

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comment pouvons nous parler d’un passé et d’un avenir, d’où nous vient la possibilité de penser le temps3? En deuxième lieu, nous savons par expérience que le cours du temps n’est pas répétitif ou périodique, autrement dit il n’a pas de commencement ni de fin. Dans l’écoulement du temps, de notre temps, le passé augmente et l’avenir diminue, mais si le temps est infini de part et d’autre il n’y a pas augmentation dans un sens et diminution dans l’autre. Le présent est alors immobile, ce qui est contraire à notre expérience4. En troisième lieu, sur le rapport de notre temps à l’éternité, il nous est impossible de dire que nous avons, dans notre existence actuelle, l’expérience de l’éternel pas plus que nous l’aurons à la fin des temps5. D’après Bouillard, la réponse à chacune de ces apories chez Barth6 consisterait à dépasser les clivages qu’il a mis à jour. La première serait résolue par saint Augustin en accédant au présent de la conscience, que Barth n’atteint pas car il s’en tient à un présent objectif. La deuxième ne tient pas compte du fait que le temps vécu, celui de l’homme est fini, le présent de la conscience établit un passé qui augmente et un futur qui diminue. La conscience mémorise et anticipe: souvenir et attente7. Ici, nous ne sommes pas obligé de fuir notre être réel. Dans l’écoulement du temps il y a une assurance comme quoi l’instant qui vient aura lieu. Il y a un « ensuite » qui n’est pas une fin, et pour Dieu, qui est avant nous dans le temps, il y n’a pas pour lui de « pas encore » qui contienne la menace d’un « jamais plus »8. La troisième alternative ne prend pas en compte que la révélation a un sens uniquement si l’éternité prend naissance dans le sujet qui prend conscience du temps. Cela étant, Bouillard reconnaît que l’on n’a pas pris en compte une objection théologique qui empêche de s’en tirer avec les apories philosophiques dont Barth fait état. L’objection est qu’il n’y a aucune conception humaine du temps qui nous permet de saisir le temps de la révélation. Barth traite de cette question dans la doctrine de la Parole de Dieu, la première, puis le temps de l’éternité divine dans la doctrine de Dieu, le temps de l’homme dans dans la doctrine de la Création, et le temps de la Communauté dans la doctrine de la Réconciliation.

3 Karl BARTH, Dogmatique, op. cit., 3, pp. 45-46.4 Ibid., p. 46.5 Ibid., p. 46.6 Henri BOUILLARD, Karl BARTH, *, Genèse et évolution de la théologie dialectique ; Karl BARTH, **, Parole de Dieu et existence humaine, première partie ; Karl BARTH, ***, Parole de Dieu et existence humaine, deuxième partie, Aubier Éditions Montaigne, collection « Théologie » n° 38 et n° 39, Études publiées sous la direction de la Faculté de théologie S. J. de Lyon-Fourvière, Paris, 1957, II, p. 268.7 Karl BARTH, Dogmatique, op. cit., 12, pp. 226 et 227.8 Ibid., p. 237. cf. Martin LUTHER, Oeuvres, publiées sous les auspices de l'Alliance nationale des Églises luthériennes de France et de la revue « Positions luthériennes », Éditions Labor et Fides, Genève, 1999, tome XII, Commentaire de l'Épître aux Romains (scolies, suite et fin) (1516), Rm 4, 7: « la vie tout entière est un temps où l’on veut la justice, mais nullement où on l’accomplit; cela n’arrive que dans la vie future ».

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Deux questions traduisant l’écart avec Kierkegaard 103

1. Le temps chez Barth est dans l’ordre du « réel »

1.1. Une phénoménologie de la temporalitéAvec Kierkegaard, l’analyse de la temporalité commence par

l’examen du futur, dont il dit tout simplement qu’il « n’est pas ». Le futur, parce qu’il est non-être, que tel est son essence, détermine le présent de l’homme.

1.1.1. Une conscience particulière du temps

La caractéristique de l’homme est de pouvoir envisager, de faire des prévisions dans son futur et c’est en cela qu’il donne un sens à son présent. L’homme mène une lutte dans laquelle il tâche de vaincre le futur, une lutte contre l’ignorance:

celui qui lutte contre l’avenir a un ennemi plus dangereux; il ne peut demeurer dans l’ignorance de lui-même, car c’est avec lui-même qu’il lutte9.

Dans ce combat sur le futur, la victoire est victoire sur la totalité du temps, et, parce qu’il donne sens au présent, est aussi victoire sur l’homme lui-même. Avec Barth, aucune notion du temps peut être utilisée comme présupposé nous permettant de comprendre le temps que Dieu donne en Jésus-Christ. Les témoins du Nouveau Testament ne s’arrêtent pas à une notion du temps qui s’achèvera un jour, qui est « fini » et destiné à être un « passé »10. Leur temps est déjà celui de la fin, un temps en cours d’achèvement, ce qui amène Barth à parler d’une « conscience particulière du temps ». C’est une conscience particulière car elle a été forgée en rapport à « Jésus-Christ qu’ils ont entendu, vu, contemplé et touché... »11. Ils n’ont pas une représentation du temps en termes de passé, présent, futur avec ce que signifie l’existence humaine au sein de ce temps. Leur temps est vu dans une perspective eschatologique car Jésus-Christ est exactement « l’accomplissement du temps »: Dieu s’est manifesté dans l’Ancien Testament et doit encore se manifester. La conscience du temps est entièrement forgé autour de l’idée centrale selon laquelle « l’existence de l’homme Jésus dans le temps nous garantit que le temps comme forme de l’existence humaine est voulu et créé de Dieu, donné par lui à l’homme, et par conséquent réel »12. Le temps de Jésus est un temps dans lequel passé, présent et avenir sont intérieurs les uns aux autres et possède, par là même, un caractère d’éternité. Il est le temps fini de l’homme en même temps que le temps éternel de Dieu. Pour l’homme, il en est tout à fait autrement. Le passé

9 Sören KIERKEGAARD, Oeuvres complètes, op. cit., 6, Dix-huit discours édifiants, Épreuve homilétique, p. 19.10 cf. Karl BARTH, Dogmatique, op. cit., 3.11 Karl BARTH, Dogmatique, op. cit., III, 4, p. 282; vol. 16. 12 Karl BARTH, Dogmatique, op. cit., II/2,

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est oubli et souvenir: il cache des pans de notre vie et en restitue des images pas toujours très nettes. L’avenir est attente car il ne nous appartient pas, du moins pas encore, il est ce que nous attendons. Le présent est instant et passage: l’échappement perpétuel de ce qui semble nous appartenir supprime toute durée tel l’écoulement d’une suite indéfinie de passages d’un instant à l’autre, nous sommes éternels à chaque instant de notre vie13. Barth peut dire que l’homme est temporalité mais ne possède aucun temps. L’homme n’échappe pas à ce destin, à cette tension, décrite dans l’Hypérion d’Hölderlin. En particulier aucune philosophie ne permet d’espérer y échapper, ni la croyance dans le progrès scientifique, ni l’attitude de détachement du monde, et pourtant l’homme tente de se soustraire à cette destinée contre nature qui lui semble monstrueuse. L’homme et le temps sont inséparablement liés, le temps est la forme constitutive de l’existence humaine, l’homme n’a aucun pouvoir sur lui. Nous avons reçu notre existence comme notre temps, les deux sont posés d’en haut, nous les avons comme don de Dieu. Si nous savons que le temps nous est donné, c’est parce que ce don nous est attesté par l’existence de l’homme Jésus. Il est présence de Dieu et don de Dieu en la personne de Jésus-Christ. Par le fait que Dieu s’est fait temporel en Jésus, homme de la même condition que nous, l’existence de Jésus nous garantit désormais que le présent n’est pas pur passage, il garantit qu’il a une épaisseur existentielle. Dans la personne de Jésus, le passé n’est pas souvenir perdu, l’avenir n’est pas attente imprévisible, en Jésus le temps a une épaisseur durable et stable14. Barth nous convie à dépasser le « morne phénomène »15 que décrivait Hölderlin; si mon présent est réel, si j’existe véritablement en ce moment précis, c’est bien parce que la présence de Dieu fonde la réalité de mon présent.

1.1.2. Les deux tripartitions: celle de la Bible et celle de l’existence

Barth distingue trois temps: le temps que Dieu a créé, celui de l’homme déchu, celui de la révélation ou de la grâce16. Dans sa conception de la temporalité, Barth développe deux niveaux qui sont entremêlés l’un dans l’autre. D’une part, une tripartition scande les étapes de la Bible: la création, le temps de l’Ancien Testament, celui du Nouveau Testament, présentant un temps comme donné ayant un certain contenu. D’autre part une deuxième tripatition présentant le temps comme forme de l’existence humaine: le temps donné, le temps limité et le temps initial. Cette double tripartition rend compte de l’existence humaine qui s’inscrit dans l’histoire du salut et de la grâce. Les deux sont mêlés parce que l’histoire de la révélation n’a pas un caractère historique, et parce qu’il faut rendre compte du fait que l’homme vit cette situation paradoxale d’être simultanément dans la logique du péché et de la grâce. Le temps donné nous est caché, il n’est pas accompli17, pour l’homme c’est une énigme18.

13 Ibid., 12, p. 219.14 Ibid., II/215 Ibid., II/216 Ibid., 3, pp. 45ss.17 Ibid., 12, p.203.18 Ibid., p. 206.

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Alors avoir du temps signifie comprendre l’homme, homme pécheur dans le temps, au sein de sa confrontation avec le jugement de Dieu, sa colère, sa sentence19. Le temps donné, comme forme de l’existence humaine, est réel, et notre être dans le temps est une chute20. Le temps limité est celui qui appartient à l’homme, celui dont il dispose comme totalité qu’il accomplit. Ce temps est celui qui manifeste la succession de ses actes qui marquent le passage où nous nous quittons sans cesse pour nous retrouver dans notre devenir21. Or l’homme recherche dans sa vie la stabilité, c’est pour cela qu’il cherche l’éternité comme « commencement, milieu et fin en toute plénitude »22. L’homme est à la recherche de l’éternité, alors que Kierkegaard soutient que l’homme est une synthèse de temporel et d’éternel23, synthèse qui présente la particularité de ne porter que sur deux concepts: temporel et éternel, la temporalité est en elle-même un concept double. Selon Barth, l’homme ne se résigne pas au temps limité, cette impasse de la recherche du temps infini est celle de l’homme sans Dieu. Cette limitation, voulue par Dieu, exprime que nous sommes déterminés par Dieu24 et elle indique sa grâce. Le temps initial apparaît à deux niveaux. Il pose la question du rapport de l’homme à son histoire et la question et la question ontologique de notre origine et de notre fin. La limitation de notre être par notre non-être nous laisse entrevoir notre néant25. La différence entre le juif et le chrétien tient au fait que le juif place son origine dans l’élection du peuple d’Israèl et le chrétien dans la personne de Jésus-Christ26. La conséquence immédiate est que l’Église n’est pas la continuation ou réédition du peuple d’Israèl, d’où le phénomène de christianisation tel qu’il s’est produit dans l’Occident chrétien. Le temps final nous confronte à la mort. Barth fonde l’essence et la réalité de la mort dans la Bible27. La finitude du temps est mise en évidence par notre mort qui est une détermination de la nature de l’homme. Alors que la vie est une fuite du non-être, la mort porte la marque du jugement de Dieu. Face à notre mort, la seule consolation est l’existence de Dieu, rendue visible et réelle en Jésus-Christ28, qui nous apporte sécurité et espérance. .

19 Ibid., p. 208.20 Ibid., p. 210.21 Ibid., pp. 247-248.22 Ibid., p. 252.23 Sören KIERKEGAARD, Oeuvres complètes, op. cit., 7, Le concept d’angoisse, pp. 185 à 192.24 Karl BARTH, Dogmatique, op. cit., 12, p. 260.25 Ibid., p. 267.26 Ibid., p. 277.27 Ibid., pp. 283 à 288.28 Karl Barth rejoint la thèse défendue par saint Irénée qui s’oppose aux doctrines gnostiques de l’époque tendant à couper Jésus de l’histoire et à nier l’irruption de de Dieu dans les temporalité de l’homme; IRENÉE DE LYON, Contre les hérésies. Dénonciation et réfutation de la gnose au nom menteur, Traduction française par Adelin Rousseau, Moine de l'Abbaye d'Orval, Préface du cardinal A. Decourtray, Les Éditions du Cerf, Paris, 1985, IV, 7, 2, p. 424 et IV, 10, 2, pp. 433-434.

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1.1.3. Conclusion provisoire par rapport à la dialectique du « réel et possible »

C’est par cette fameuse question « peut-on construire une béatitude éternelle sur une connaissance historique? » que Kierkegaard introduit l’articulation entre le temps et l’éternité sur un plan dialectique. Par la bouche de Vigilius, Kierkegaard donne de l’éternité une définition dans laquelle la distinction entre passé, présent et futur est absente de l’éternel, l’éternité est le présent:

L’éternel est au contraire le présent. Pour la pensée, l’éternel est le présent concu comme la suppression de la succession (le temps étant la succession qui passe). Pour la représentation, c’est un progrès sur place, car il est pour elle le présent infiniment plein. On ne retrouve donc pas dans l’éternel la distinction de passé et d’avenir, parce que le présent est posé comme étant la supression de la succession29.

Le temps est de l’ordre du devenir, de l’incertain, du fragile. Il est donc de l’ordre du possible et non du nécessaire30. L’éternel n’est pas le temps infini, il est plénitude et accomplissement du temps, conception que retrouve aussi chez Bultmann, l’éternel « lui est dialectiquement lié et le lieu de leur articulation dialectique est précisément ce que Ebeling après Kierkegaard dénomme l’instant »31. L’historicité est le terrain de la désunion, la quête de l’éternité est donneuse de sens et compréhension, l’existence humaine est une tension permanente entre cette historicité et la recherche de plénitude. La raison n’est pas capable de saisir autre chose que de l’historique, et par là elle est incapable d’appréhender l’éternel. .

1.2. Le tragique de l’existence temporelleNous voilà au point à nous demander ce qu’est cette réalité du

temps que l’existence de Jésus est censée nous garantir. Le phénomène de la fuite du temps s’enracine dans une synthèse originelle qui est unité du temps comme structure de l’existence en tendant vers un accomplissement, destination de l’homme. L’aspiration à l’éternité traduit

29 Sören KIERKEGAARD, Oeuvres complètes, op. cit., 7, Le concept d’angoisse, p. 186.30 Sören KIERKEGAARD, Oeuvres complètes, op. cit., 10, Post-scriptum définitif et non scientifique aux « Miettes philosophiques », volume I, pp. 88ss. et tout particulièrement pp. 92-94.31 Jean-Denis KRAEGE, L'Écriture seule, pour une lecture dogmatique de la Bible: l'exemple de Luther et de Barth, Éditions Labor et Fides, collection « Lieux Théologiques », Genève, 1995, p. 70. Kraege a montré que l’articulation temps-éternité chez Kierkegaard, dans Les Miettes philosophiques et le Post-scriptum, a ses racines dans l’ouvrage de Lessing Ueber den Beweis des Geistes und der Kraft, dans lequel il montre que sa quête de l’éternité s’oppose à celle de l’essence éternelle de l’homme, qui est celle du rationalisme des Lumières. La recherche de Lessing, la vérité certificatrice de l’existence, s’oppose au rationnalisme qui bute contre l’historicité de toute existence humaine. A Lessing, Kierkegaard reprend donc cette affirmation rationnellement et humainement insurmontable de la « différence qualitative infinie du temps et de l’éternité ».

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cette épreuve que les poètes32 décrivent en évoquant la fuite perpétuelle du temps, cette malédiction tragique et cruelle que tout homme éprouve sous la forme du vieillissement jusqu’à la mort. Le tragique tient au fait que n’avons aucun pouvoir sur le temps. Il nous est impossible de le créer, de le choisir, d’en sortir, de l’arrêter. Nous avons reçu le temps au même titre que notre existence; temps et existence sont reçus de Dieu, ils sont présence et don de Dieu..

1.2.1. Le temps de l’attente de Dieu dans l’ordre du « réel » et non du « possible »

Barth montre qu’il est possible de surmonter le tragique de l’existence humaine. La foi en Jésus-Christ ouvre à l’espérance. La garantie qu’apporte la révélation donne sens au temps comme épreuve, l’existence de Jésus garantit le temps à sa réalité « comme forme d’existence de l’homme ». Barth place la synthèse passé-présent-futur dans le Christ, en Jésus-Christ qui se tient devant Dieu à notre place. Saint Augustin et Heidegger conçoivent le temps comme une autodétermination de l’existence humaine. Saint Augustin place la synthèse dans la conscience, Dieu ne crée le temps qu’en créant l’existence hurnaine, Heidegger la place dans le Dasein, le temps comme possibilité du Dasein, tous les deux considèrent que le temps appartient à l’homme en tant que celui-ci le crée. Dans ces deux perspectives, il n’est pas possible de concevoir que Dieu ait lui-même un temps qu’il puisse donner à l’homme. Barth développe une temporalité qui est subordonnée aux exigences de la Parole Dieu révélée, écrite et prêchée. En se détournant délibérément des philosophies, en particulier de Heidegger, Barth considère le temps dans sa dépendance à la révélation. Le temps est une réalité propre qui n’est pas production de l’existence humaine 33.

32 cf. Encyclopedia Universalis, Métaphysiques (poètes), article 15-192c: « l’intime particularité de l’inspiration chez tous les poètes. L’importance même de l’expérience vécue et de l’expression personnelle est un trait distinctif de la poésie métaphysique la plus authentique. Jamais encore en Angleterre des poètes lyriques ne s’étaient composé chacun un univers où l’inspiration individuelle ait affirmé si nettement ses prédilections dans les formes d’intuition du temps et de l’espace, le libre jeu de cette imagination de la matière chère à Bachelard ou la quête intérieure d’une certitude, d’une réalité, d’un paradis ».33 Il n’est pas possible de suivre l’avis de Bouillard selon lequel « l’embarras du lecteur croît encore, quand il [Barth] passe de la christologie à l’anthropologie. La preuve que cette impression n’est pas fausse, c’est que, dans un passage que nous examinerons bientôt, il substitue expressément sa conception à celles d’Augustin et de Heidegger. Par le fait même, il quitte le niveau d’une simple doctrine spirituelle et passe à celui de l’analyse d’une structure humaine (peu importe ici que cette analyse soit appelée transcendantale, phénoménologique, existentiale ou ontologique). Dès lors, sa conception relève, bon gré mal gré, de la critique philosophique » (Henri BOUILLARD, Karl BARTH, op. cit., II, p. 272). En effet, Barth rejette cette thèse selon laquelle l’homme a du temps parce qu’il le crée, thèse défendue par saint Augustin et Heidegger. Barth est conscient du reproche que Bouillard avance, c’est-à-dire la dépendance du temps humain de celui de Dieu, et par là le risque de tomber dans l’anthropomorphisme. La position de Barth est que la réalité du temps humain est un mystère insondable; c’est la théologie qui affirme cette réalité comme un don de Dieu.

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Le temps n’est pas une détermination de l’existence humaine, c’est le temps de la révélation, un temps que Dieu met à part pour les hommes. C’est un temps dans l’ordre du réel et non du possible, le temps de l’attente, de l’accomplissement et du souvenir. Nous pouvons répondre aux interrogations de Bouillard: il vrai de penser, avec Barth, que le temps que nous avons et connaissons par nous-mêmes, indépendamrnent du Christ, n’est que succession, fuite, évanouissement perpétuel..

1.2.2. Le temps de l’Incarnation

Par l’incarnation, Dieu veut restaurer un temps authentique, un temps qui n’est plus fuite continuelle, qui échappe, il veut substituer un temps stable et solide à un temps instable et fragile. Sans le Christ c’est le temps de notre exitence humaine, c’est le Christ qui rétablit un temps dans lequel passé, présent, futur sont marqués de la permanence. C’est aussi le message de la résurrection de Jésus. Par la résurrection, Dieu montre que la vie est par delà la mort. Nous rejoignons ici la contemporanéité de Kierkegaard. La raison accède uniquement à l’historique, il n’est pas possible d’accéder de façon raisonnable à l’éternel. C’est le saut de la foi qui permet dans notre histoire d’accéder, de façon paradoxale, à la vérité éternelle, au sein de notre historicité. Dans le saut de la foi, nous pouvons résoudre l’opposition radicale du temps et de l’éternité dans un instant de l’histoire qu’il appelle « l’Instant absolu », seul le saut nous permet d’être contemporain de cet instant absolu. Cette contemporanéité, oeuvre de Dieu, s’opère que dans la forme historique sous laquelle il s’est fait connaître, c’est-à-dire en Jésus-Christ.

.

1.3. L’oeuvre réconciliatrice du ChristC’est avec Jésus que l’homme reçoit la promesse divine, il vit dans

le temps que Dieu a créé pour lui et qu’il donne à l’homme. Pour cette raison, l’anthropologie découle de la christologie. Dans la révélation, Dieu fait savoir à l’homme que son existence se situe dans le temps, que la vie humaine, son agir tout particulièrement se déploie dans le temps:

En s’adressant à l’homme, Dieu reconnaît et fait connaître à l’homme qu’il existe dans le temps, c’est-à-dire qu’il a un passé dont il procède et un avenir vers lequel il s’avance à travers le présent. La Parole de Dieu confirme que la vie humaine est un être situé dans une succession de différents moments, ce qui signifie qu’elle est à la fois durable et changeante. A travers tous les changements qui se produisent, l’homme reste identique à lui même. Mais, tout en restant identique à lui-même, il traverse toute une série de moments qui se succèdent sans interruption. (...) La Parole de Dieu constitue ainsi le savoir de l’homme sur la réalité du mouvement dans lequel il existe, sur la réalité du fait que sa vie est une vie temporelle, et par conséquent d’essence créée, reconnaissable comme telle parce qu’elle est liée au temps, parce qu’elle ne peut exister que dans une succession de moments, et qu’elle se trouve limitée par son commencement et sa fin. La vie humaine n’est donc pas une vie libre, éternelle, comme celle de Dieu. Elle ne peut être vécue que parce qu’elle est soutenue par la

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vie véritable, la vie de Dieu, source de toute vie, où l’actualité et la continuité, la constance et les changements, l’éternité et le temps sont une seule et même chose34.

Bien que la vie humaine soit tragique, il n’y a pas lieu de se tourmenter parce qu’elle procède de Dieu. En particulier, nous ne devons pas être tourmenter par la mort, le dernier moment, la dernière instance du jugement parce qu’on y rencontre le Dieu de la grâce, « celui qui est pour l’homme ». La vie humaine qui se déploie sous cet éclairage est à la fois changeante et durable, à la fois fragile et solide, en tout cas jamais autonome. Dieu soutient notre vie, la question du temps comme origine et achèvement est surmonté. C’est à notre existence enchaînée dans le temps que s’adresse la Parole de Dieu, et dans le Christ nous avons la possibilité de saisir cette part d’éternité. Alors, dans le Christ, nous devenons un être libre dans la temporalité qui nous est assignée. En effet, l’eschatologie ne concerne pas un futur très éloigné par rapport à notre présent, elle a pour objet le rapport entre le temps et l’éternité, « description d’instants qui sont des mixtes paradoxaux de temporel et d’éternel »35. L’éternel n’est pas un temps lointain, mais doit être compris comme un Instant absolu, qui contient tous les instants, c’est-à-dire passé, présent et futur. Pour Barth, l’Instant absolu est « futur de Dieu », « futur éternel » ou encore « futur de la résurrection ». Ici nous nous écartons de Kierkegaard pour qui l’éternité peut se concevoir dans la dimension du temps cornme son prolongement dans l’illimité36, ou comme le point limite, point d’arrêt du temps. En effet, Barth estime que l’homme ne peut pas saisir le rapport du temps à l’éternité. Il est impossible de décider si l’éternité est l’origine ou la fin de mon existence temporelle pas plus que de savoir si je suis déjà éternel à chaque instant37. Face à cette alternative, si l’idée d’éternité n’apparaît pas dans l’acte par lequel le sujet prend conscience du temps, la révélation n’a pas de sens.

Barth attribue la fuite du temps à la chute originelle, comme saint Augustin rapportait à cette même chute le temps comme perpétuel vieillissement38. Dans le livre XI des Confessions, saint Augustin, que Barth a suivi, note que le passé n’est plus et que l’avenir n’est pas encore. Le présent est une fuite perpétuelle. Le présent, à chaque instant, tend à ne pas être39. Pour saint Augustin, il n’y a pas trois temps: passé, présent et futur. Il affirme l’existence d’un triple mode de présence d’un même temps: « le présent du passé, le présent du présent, le présent de l’avenir »40. Ce triple mode est présent dans l’esprit, en prenant forme

34 Karl BARTH, Dogmatique, op. cit., 16, p. 7.35Jean-Denis KRAEGE, L'Écriture seule, pour une lecture dogmatique de la Bible: l'exemple de Luther et de Barth, op. cit., p. 238.36 Johannes SLOK, Kierkegaard, penseur de l'humanisme, Éditions de l'Orante, 1995, p. 223.37 Karl BARTH, Dogmatique, op. cit., 3, p. 46.38 cf. Jean-Marie LE BLOND, Les conversions de saint Augustin, Éditions Aubier, collection « Titres inactifs », 2008, pp. 268-271 et SAINT AUGUSTIN, Confessions, XI.39 SAINT AUGUSTIN, Confessions, XI, 14.40 Ibid., XI, 20. Passé et futur, « où qu’ils soient, quels qu`ils soient n’existent que comme présents ».

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sous les modes de la mémoire (présent du passé), de l’attention (présent du présent) et de l’attente (présent du futur)41. Le temps se déploie selon deux directions, l’esprit42 et la conscience43, ce qui permet de rendre compte de la coexistence du passé et de l’avenir dans le présent. Pour saint Augustin, le temps est une réalité dans l’âme et la conscience.

2. La position de Balthasar

2.1. Le cours tumultueux de l’existenceBalthasar voit l’existence comme un « cours tumultueux », sorte

d’« éternel futur » qui submerge l’existentiel de tous les jours. Le présent est porteur de caducité. Ce caractère de caducité donne à l’instant une valeur irremplaçable, à tel point que le prix de l’instant est tel que rien ne peut être mis en comparaison. L’instant n’est pas quelque chose d’unique, c’est l’exception même. L’instant est un effort constant pour aller vers plus d’être parce que chaque instant de l’existence intramondaine est porteur d’un poids infini d’éternité. Kierkegaard affirme l’absence de présent, de l’instant, car si l’on pense la succession infinie du temps, alors le présent n’est qu’un « intermédiaire abstrait entre le passé et le futur et un intermédiaire de cet ordre est un rien »44. Balthasar charge le présent, dont le contenu est proche du presque rien, d’un poids infini comme Kierkegarrd : « le concept central du christianisme, ce qui rend toutes choses nouvelles, c’est la plénitude du temps, laquelle est l’instant conçu comme l’éternel, quand cet éternel est pourtant à la fois l’avenir et le passé »45. Rappelons que dans la dimension religieuse de la scène du monde, l’éternité est la scène du théâtre du monde. Le futur n’est pas une forme de l’être ou du temps qui s’étendrait à côté du présent et que l’on pourrait mettre à part. Il est une direction vers laquelle le présent s’avance, ainsi que l’existence elle-même. L’existence est un « éternel futur », une surabondance du futur dans le présent. L’existant, l’individu doit reconnaître et s’ouvrir à cet excès de futur qui inonde le présent46. Dans le présent, il y a une dimension du « toujours plus »47 de futur. Pour l’individu qui n’a plus conscience de ce « toujours plus » ce n’est pas seulement le présent qui se perd dans le néant, mais c’est l’individu fermé

41 Ibid., XI, 20: « Le présent du passé, c’est la mémoire; le présent du présent, c’est l’attention; le présent de l’avenir, c’est l’attente ». 42 Ibid., XI, 26, la distentio animi. 43 cf. Étienne GILSON, Introduction à l'étude de saint Augustin, Deuxième édition, Quatrième tirage, Librairie philosophique J. Vrin, collection « Études de philosophie médiévale », n° XI, Paris, 1987, pp. 250-251; Jean-Marie LE BLOND, Les conversions de saint Augustin, op. cit., pp. 253-258. Augustin et Kant ont montré chacun à leur manière, que la conscience fait la synthèse d’une multiplicité temporelle qu’elle embrasse. 44 Johannes SLOK, Kierkegaard, penseur de l'humanisme, op. cit., p. 223.45 Sören KIERKEGAARD, Oeuvres complètes, op. cit., 7, Le concept d’angoisse, p. 189..46 Hans Urs von BALTHASAR, La Théologique, I, Vérité du monde, op. cit., p. 207.47 Ibid., pp. 206 et 207.

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à toute nouveauté, à l’ouverture de la vie, et qui reste figé sur le passé. L’existence ne devient qu’un présent qui a la forme d’un passé. La vision du passé, présent et futur de Balthasar est en rapport avec vie éternelle et enfer. La vie éternelle est un temps dans lequel le présent est inondé par un avenir sans limite (le futur surabonde le présent). L’enfer est un temps dans lequel la totalité du présent est occupée par le passé. Il est sans aucune espérance48. Ce qui fait la caractéristique de notre temporalité, de notre existence terrestre, c’est une menace permanente du passé à l’intérieur même de notre présent. Voici la différence que Balthasar établit entre temps et éternité: le temps est un présent toujours menacé par la présence du passé, l’éternité est un présent complètement et uniquement plein d’avenir et uniquement, alors que pour Kierkegaard « la distinction entre passé, présent et futur est également absente de l’éternel »49. Quand Barth parle du présent sous la forme de l’instant et du passage, Balthasar déroule la vie temporelle terrestre comme promesse et menace, comme espérance et crainte50. Dans cet enchevêtrement c’est à nous qu’il appartient de faire de notre présent « le début toujours renouvelé d’un avenir éternel dont il est déjà la réalisation »51.

La temporalité se manifeste dans l’acte de création. L’« instant temporel » chez Balthasar est le lieu où se manifeste la volonté de Dieu, celle du créateur qui maintient sa créature52. Ce thème de Dieu qui maintient sa créature est un thème fondamental chez Barth: « celui qui veut nous maintenir peut ce qu’il veut, parce qu’il est un Dieu tout-puissant »53. Sur ce point, il se situe dans la ligne des grands théologiens qui ont traité cette question: saint Augustin parle de stabilis motus de la conservation de la créature, saint Anselme y a vu une servatrix praesentia54, et saint Thomas d’Aquin utilise le terme de conservatio rerum a Deo55. Avec Barth, précisons bien que le fait que Dieu accompagne sa créature56 signifie que sa toute-puissance est celle d’une bonté et d’une fidélité. Elle n’est en aucun cas arbitraire:

Dire que la conservation de la créature est une action divine pleinement efficace, c’est reconnaître tout simplement que Dieu continue d’être, pour la créature, le Dieu qui la destine, par grâce, et selon son élection, à être et à exister telle qu’elle est. C’est parce que Dieu est ce Dieu-là que la créature existe et continue d’exister. (...) La créature ne peut avoir de durée et de consistance qu’en vertu du Dieu vivant et fidèle qui en est la raison d’être.

48 cf. Hans Urs von BALTHASAR, L'enfer, une question, Éditions Desclée de Brouwer, collection « Théologie », Paris, 1991.49 Johannes SLOK, Kierkegaard, penseur de l'humanisme, op. cit., p. 225; cf. Sören KIERKEGAARD, Oeuvres complètes, op. cit., 7, Le concept d’angoisse, p. 186: « Pour la pensée, l’éternel est le présent concu comme la suppression de la succession [...]. Pour la représentation, c’est un progrès sur place, car il est pour elle le présent infiniment plein ». 50 Hans Urs von BALTHASAR, La Théologique, I, Vérité du monde, op. cit., p. 208.51 Ibid., p. 208.52 Ibid., p. 254.53 Karl BARTH, Dogmatique, op. cit., 13, p. 71.54 ANSELME DE CANTORBÉRY, Monologion, op. cit., 13.55 THOMAS D’AQUIN (saint), Somme Théologique, op. cit., I, q. 104, ad. 4.56 Karl BARTH, Dogmatique, op. cit., 13, pp. 90ss.

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Sans Dieu, sans sa fidélité, sans sa libre bonté qui surabonde, en un mot, sans la libre grâce élective qui fonde cette bonté, la créature ne pourrait subsister. Mais Dieu est fidèle, et c’est pourquoi la créature subsiste elle-même, et rien ne peut l’empêcher de subsister, rien ne peut l’anéantir57.

2.2. L’éternité au cœur de l’existence humaineSi Barth affirme que Dieu maintient en fait tout ce qui existe,

Balthasar est en accord avec lui pour dire que la créature est maintenue par Dieu dans son existence sous sa dépendance58 et le Créateur intervient dans une révélation toujours nouvelle. A travers la temporalité, le Créateur nous atteint. Balthasar affirme l’impossibilité d’imaginer une « a-temporalité imaginaire » ni une « supra-temporalité » desquelles découlerait une temporalité qui leur serait extérieure. Il n’y a pas de « valeurs générales » ou de « vérités intemporelles » dont la temporalité serait un cas particulier. L’existence humaine est le lieu où se manifeste l’éternité, elle est aussi médiation entre l’éternité et la forme temporelle de l’existence. C’est l’aspect fugitif de l’instant en même temps que l’intensité du vécu qui le met en évidence. Balthasar traduit ce rapport entre instant et éternité par le terme de « transparence »59. L’éternité se manifeste dans l’instant de façon transparente. L’instant est chargé d’éternité, le présent ne se réduit pas à l’instant fugace, il est chargé aussi d’une histoire. Il est ouverture, il est toujours ce qui arrive, ce qui va arriver. Nous le voyons tous les jours dans notre vie, « une porte qui s’ouvre, une personne qui entre, un événement fortuit, c’est un message reçu, un début d’histoire, une source ou une lumière jaillissante »60 sont le témoignage que le présent est toujours ouvert. Il est toujours promesse d’un futur, « en effet, si le présent n’était pas plus riche que ce “plus tard”, la totalité du futur s’épuiserait dans le “nunc” »61. Balthasar poursuit la réflexion en comprenant cette promesse comme s’enracinant dans le don de l’existence présente. Or, ce don est possible car l’être jaillit et se donne. Mais l’ontologie de Balthasar se sépare de celle de Heidegger parce qu’elle est à la fois une ontologie de l’être et une ontologie du mystère. L’ontologie de Balthasar exprime que la vérité est présence comme dévoilement de l’être. Il y a un poids du présent par la fait que ce qui est passé est perdu et ne sera absolument plus jamais et du fait que la relation au passé et bien plus lourde que la relation au futur, ce que Balthasar exprime avec l’image de l’eau qui coule, cette « eau qui présentement jaillit de la source » et « ne surgira plus ». De même que l’eau qui jaillit, le don jaillit de l’être, et ce jaillissement sera toujours en excès dans le présent qui le reçoit. Ainsi, la contingence du présent n’est pas un instant qui fuit, qui n’est plus rien, il est chargé d’éternité: « Par ce rapport du présent au passé, disons par cette espèce de menace interne

57 Ibid., p. 71. Barth note avec malice ce vers de Goethe qu’il aurait avoir pu dire sans le vouloir: « Aucun être ne peut être anéanti ».58 Hans Urs von BALTHASAR, La Théologique, I, Vérité du monde, op. cit., p. 254.59 Ibid., p. 254.60 Ibid., p. 205.61 Pascal IDE, Être et mystère. La philosophie de Hans Urs von Balthasar, op. cit., p. 55.

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du présent porteur de caducité, chaque instant de l’existence intramondaine acquiert précisément son poids infini d’éternité »62.

2.3. Temps et salutLe temps, chez Balthasar, est un tribunal immanent à l’être qui

rappelle à la mémoire le sérieux de la condition de créature. Le « cours tumultueux de l’existence » est un éternel futur, il n’est pas plénitude au sein de laquelle il peut s’ébattre sans souci. L’homme doit s’ouvrir à ce cours par tous les pores de son existence. Si l’on perd la dimension du « toujours plus », le véritable sens du présent s’évanouit, l’existence deviend un néant voué à la disparition. L’instant oblige à un effort constant pour ne rien laisser tomber, à la décision permanente de s’engager vers plus d’être, vers plus de nouveauté, d’ouverture à la vie, c’est-à-dire finalement vers l’être éternel. Le futur n’est pas une forme de l’être, il est une direction vers laquelle marche le présent ainsi que l’existence elle-même. Le présent est porteur de caducité, chaque instant de l’existence intramondaine acquiert son poids infini d’éternité. Barth ne croît pas que le temps puisse être appréhendé à partir de considérations générales sur l’être, sur l’existence humaine. Le temps est un « quelque chose » de très concret qui s’approche de nous, dans le cours de notre vie. La conscience que nous avons du temps est fondamentalement la même que celle qu’avaient les témoins du Nouveau Testament: il est limite, fini, en train de s’achever. Le temps est entrevu dans une perspective eschatologique: Dieu est venu, le Christ est l’accomplissement du temps. Il y a un temps de la révélation:

Le temps de la révélation, c’est Dieu dans la durée des hommes, et là éclate le scandale: Car alors nous sommes atteints au point le plus sensible dans notre illusion de posséder nous-mêmes le temps. Dieu dans notre durée, le “temps accompli” dans notre temps vide, c’est l’ennemi dans la place63.

Le temps de la révélation ne se comprend que comme un temps que Dieu, dans son éternité, décide de prendre pour les hommes. Ce n’est pas un quelconque moment du temps humain. Barth nous invite à ne pas se laisser séduire par les sirènes de l’anthropomorphisme:

Éternel est l’être en la durée duquel le commencement, la succession et la fin ne sont pas trois choses, mais une seule et même chose — unique et simultanée. L’éternité est cette simultanéité, c’est ainsi qu’elle est durée pure64.

A cet égard, dès les débuts de l’Église, la prédication chrétienne se situe dans une perspective tout à fait différente quant à son rapport au temps:

On s’expose à ne jamais découvrir la révélation dans sa réalité lorsqu’on s’obstine à la chercher dans je ne sais quel concentré intemporel et abstrait;

62 Hans Urs von BALTHASAR, La Théologique, I, Vérité du monde, op. cit., p. 207.63 Karl BARTH, Dogmatique, op. cit., 3, p. 59.64 Ibid., 7, p. 363.

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et, à coup sûr, on n’y comprendra jamais rien, aussi longtemps qu’on ne peut pas supporter qu’elle ait un caractère temporel, ou qu’on néglige ce caractère, pour se mettre en quête d’une réalité transcendante et intemporelle. La révélation a son temps, elle est dans le temps. Sinon comment pourrait-elle nous concerner et nous atteindre, nous qui sommes des êtres entièrement temporels?65.

Il y a pourtant d’après l’Ecriture des moments « particuliers et appropriés » établis par Dieu (1 Tm 2, 6; 6, 15; Tit 1, 3), il y a l’attente de « l’heure » qui n’est pas encore venue (Jn 12, 23; 13, 1); il y a enfin au sein même de l’heure qui s’accomplit, une extension particulière, qu’on ne peut exprimer qu’en mêlant le futur et le présent: « l’heure vient et elle est déjà » (Jn 4,23; 5,25; 16,32). Bien que ce soit Jésus qui a parlé au futur avant sa passion, et l’évangéliste au présent selon le moment de l’Église, cela marque différents moments du temps horizontal et différentes perspectives sur l’accomplissement de l’heure. Pour Balthasar, l’événement surgi soudain du ciel s’est déployé en une série de moments de salut, comparables aux actes d’un drame. A partir de cet événement, mort et résurrection de Jésus, le temps ne se déploit pas de façon indifférente. De même qu’avant la mort de Jésus il y eut un « bref kaïros » que, tant qu’il était encore là, on pouvait saisir ou manquer (Jn 12, 35), de même il y a dans le temps de l’Église un « moment favorable », il y a un « maintenant » comme « jour de salut » (2 Co 6, 2), un « aujourd’hui » (He 3, 13ss.; 4, 7) qui peut être suivi d’un « trop tard » inéluctable (He 6, 44ss.). L’auteur du Deutéronome avait compris l’histoire d’Israël comme placée tout entière sous un tel temps qualitatif. Barth, aussi, qualifie d’« Instant absolu » ce moment de l’irruption de l’éternité de Dieu dans le temps des humains en Jésus-Christ. Cette irruption de l’éternité dans notre temps présent n’est possible que grâce à notre « réveil », c’est-à-dire au fait que nous reconnaissons le Christ comme « initiateur ». Pour qualifier ce passage, Barth utilise la notion de réduplication de Kierkegaard. Chaque fois que la Parole de Dieu atteint l’homme et remplit son coeur, l’Instant absolu se réduplique66. La réduplication est le passage d’un temps « non qualifié » à du « temps qualifié »67. Le salut est révélation de Dieu dans sa parole éternelle, c’est-à-dire éternisante; il est décision de la foi dans l’instant présent, et, parce qu’il est surgissement de l’éternité dans le présent, il devient par là plénier, dernier, éternel. Le salut n’est pas un savoir sur les choses à venir, un savoir sur les fins dernières. Le salut appartient au « maintenant » qui est « entre les temps » parce qu’il qualifie la foi. Par la réduplication, l’Instant absolu devient l’Instant « critique ». Le salut est la crise permanente du temps. En tant que crise, il n’est pas à la fin des temps, mais dans le temps. La question du salut est une décision existentielle de foi de chaque moment, « l’attente eschatologique se confond avec la décision existentielle de la foi et de l’amour en présence du Tout Autre » d’après Bouillard. D’après Badiou, en se fondant sur

65 Ibid., 3, p. 48.66 Dans la réduplication, l’instant absolu, « Urgeschichte » devient « Geschichte ».67 Karl BARTH, Dogmatique, op. cit., 10, pp. 471ss.; pp. 482ss., cf. aussi pp. 468ss.; pp. 481ss.

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Thess 1, saint Paul caractérise l’espérance comme principe de ténacité, d’obstination. Elle renvoie à l’endurance, à la persévérance, à la patience; elle est la subjectivité de la continuation du processus subjectif. En tirant sur la persévérance Paul reste dans le subjectif pur. Si Paul tirait vers la rétribution, alors on s’aligne sur l’objet vers lequel on porte son espérance68. La conséquence de tout ceci, c’est que le futur n’est pas défini, qu’il ne peut l’être; seul le présent peut être qualifié ou défini puisqu’il contient la question du salut. Le futur appartient à Dieu et c’est pour cela que nous devons, en permanence, y être ouvert. Dans le discours sur l’Attente de la foi, prononcé à l’occasion des voeux du Nouvel An, Kierkegaard nous invite à examiner la transformation qu’opère notre foi dans la conscience du temps, ce temps dont on peut dire: « le passé est révolu, le présent n’est pas, seul est l’avenir, lequel n’est pas »69. En s’opposant à Mynster70, Kierkegaard présuppose la foi, et le salut appartient, comme pour Barth, au « maintenant ». Le discours situe la foi résolument comme une foi qui attend, « la foi attend la victoire »71. Le christianisme, dans l’approche des stades de l’existence, est un stade ultime, il vient après le stade de la résignation, il doit pouvoir annoncer aux hommes « qu’il y a tout à espérer »72. Kierkegaard ne précise pas exactement ce qu’elle attend, il dit simplement en se référant à Rm 8, 28 que « toutes choses servent au bien pour ceux qui aiment Dieu »73. Pour notre propos, retenons que l’Attente de la foi est ce qui nous invite à examiner notre attitude envers le temps, elle opère une transformation dans la conscience que nous avons du temps. Parler de l’attente, c’est toujours parler du futur, puisque aussi bien « attente et futur sont des

68 L’histoire du christianisme montre qu’il a toujours évolué dans cette tension, en privilégiant la rétribution, plus populaire aux yeux de l’Église. Badiou fait le parallèle avec le syndicalisme qui argue des revendications des gens pour mieux se méfier de leurs emballements politiques. A la question « Y a-t-il un événement à venir qui nous paiera d’avoir péniblement déclaré l’événement qui nous constitue? », l’espérance dispose le sujet dans l’intervalle de deux événements. L’espérance c’est prendre appui sur l’événement qui nous constitue comme sujet pour soutenir notre foi dans l’événement à venir. L’espérance est une « connexion événementielle », « l’espérance est “fidélité éprouvée”, ténacité de l’amour dans l’épreuve, et nullement vision de la récompense ou du châtiment ».69 Sören KIERKEGAARD, Oeuvres complètes, op. cit., 6, Dix-huit discours édifiants, Épreuve homilétique, p. 10.70 La position de Mynster est radicalement opposée à celle de Kierkegaard et de Barth. Il place le Christ au même niveau que nous. Le Christ se trouve dans la même compréhension temporelle. Dans le temps, vu comme un écoulement continu, nous attendons tous quelque chose. Nous devons donc apprendre à supporter avec patience et courage les revers de l’existence et à persévérer dans leur effort. La foi dans le Christ ne peut venir modifier, ni même interroger, l’idée que l’expérience humaine peut se faire d’un temps continu. Le Christ de Mynster possède simplement une plus grande connaissance de ce temps continu. La foi, selon Mynster, permet une plus grande connaissance du temps, elle nous donne olus de courage, plus de résignation.71 Sören KIERKEGAARD, Oeuvres complètes, op. cit., 6, Dix-huit discours édifiants, Épreuve homilétique, p. 20.72 Sören KIERKEGAARD, Journal (extraits), tome 1, 1834-1846, C 171.73 Sören KIERKEGAARD, Oeuvres complètes, op. cit., 6, Dix-huit discours édifiants, Épreuve homilétique, p. 20.

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pensées inséparables ». Les hommes attendent chacun des choses aussi différentes qu’ils sont eux-mêmes différents. C’est en examinant cette pensée du futur qu’on espère trouver ce qui distingue les attentes des hommes de l’attente de la foi et fait de celle-ci la victoire. L’attente de la foi est un éclairage philosophique sur la conception du temps que la foi implique. Notre temps doit être le temps de l’attente. L’attente n’est pas l’attente de quelque chose, elle est une certaine attitude devant l’avenir; la foi n’est pas d’abord la croyance en quelqu’un, elle est une certaine attitude devant l’être. Il est clair que Kierkegaard, comme le Socrate du Concept d’Ironie, ne cherche pas à atteindre le contenu, mais qu’il évide le contenu74. Notre foi est attente eschatologique dans le présent. Le présent est ouvert au futur d’une ouverture dont est bannie l’angoisse puisque dans la foi l’on se sait entre les mains de Dieu et que c’est cela seul qui importe. De même, face au passé, l’instant de la foi doit faire preuve d’une ouverture critique et capable d’assumer le destin qu’il représente. Comme le « temps qualifié » chez Barth, le temps chez Kierkegaard est doté de « sens », il est instant de plénitude, le vrai temps de la fin déjà présent n’est pas à confondre avec le temps du terme de l’histoire. Il ne faut pas confondre l’histoire de la fin et la fin de l’histoire75. Kraege a montré, de façon décisive, les rapports entre la pensée de Kierkegaard et de Barth sur la question du temps:

C’est dire qu’il appartient au « règne » de l’éternité. Or, comme nous en avons pris conscience à plusieurs reprises, la grande affirmation barthienne concernant la différence qualitative infinie entre Dieu et l’homme implique une pareille infinie différence qualitative entre le temps de Dieu (ou éternité) et le temps des hommes. En d’autres termes, l’éternité n’est pour Barth ni un prolongement du temps, ni son élargissement, ni même sa simple négation. L’éternité est qualitativement autre que le temps humain et mondain. Elle est alors constamment limite et source, origine et fin du temps. C’est elle qui seule peut donner au temps sa pléni tude. En tant que plénitude du temps, cette éternité que nous venons de dire « par delà les temps » n’a pas lieu d’être pensée seulement en termes d’opposition à la temporalité; il faut aussi la penser au sein de la temporalité: « entre les

74 Ce procédé a été complètement décortiqué par Mesnard, in Pierre MESNARD, Le vrai visage de Kierkegaard, Éditions Beauchesne et ses fils, Paris, 1948, « Ce procédé permet ensuite de lester les concepts ainsi réduits de contenus divers qui ne peuvent que déconcerter une oreille un peu habituée à leur usage traditionnel, tel qu’on le trouve chez J.P. Mynster. Car les contenus progressent comme progresse la démarche croyante et, sans changer de forme, ils découvrent de nouveaux contenus en s’opposant à des contraires inattendus. C’est ainsi que le contraire de l’impatience n’est pas, comme dans le discours plein de J.P. Mynster, la patience, le contraire de la foi n’est pas l’incrédulité, mais patience et impatience se trouvent progressivement rangées ensemble sous la catégorie de l’impatience, de l’incrédulité, elle-même opposée à la patience et à la foi, déterminée comme courage. C’est ainsi, également, que dans le préambule, l’approfondissement de l’amour montre que celui-ci ne peut rien pour l’aimé, mais qu’il y trouve paradoxalement sa joie en découvrant dans cette impuissance la véritable égalité à laquelle, s’il est amour, il devrait aspirer. C’est ainsi, enfin, que bonheur et malheur, après avoir été rapidement opposés comme contraires, se trouvent bientôt rangés tous deux sous la catégorie du désespoir, opposée à la foi ».75 Les développements de Barth à ce sujet se trouvent dans son commentaire de 1 Cor 15.

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temps ». Il y a plénitude des temps, éternité ou encore eschaton lorsque tel instant du temps, voué comme tout instant à disparaître pour laisser place à l’instant suivant, est vraiment plein, achevé, lorsqu’il est cet instant anti-faustien auquel on pourrait dire « Arrête-toi, tu es si beau ». Lorsque la tangente-éternité touche le cercle-temps en un point et en un seul, alors il y a cet instant totalement paradoxal dont parle Barth à la suite de Kierkegaard. Chez tous deux cet Instant est à la fois crise et plénitude du temps76.

Kierkegaard oppose « l’homme d’expérience » à l’homme religieux. Le discours de l’« homme d’expérience » a un caractère « douteux ».En effet, l’homme d’expérience cherche le bien dans les choses. Pour cela il doit s’appuyer sur une certaine immutabilité de l’Etre. Or, la constance de l’Etre se heurte aussitôt au temps sous la forme de l’avenir qui n’est pas. Mais, parce que le temps est vide, et partant plus malléable que l’argile, « chacun lui donne une forme qui correspond à la sienne propre »77. Par conséquent, la conception que chacun se fait de l’Etre dépend de soi. L’homme d’expérience façonne le temps comme lui même est façonné, car « l’homme d’expérience refuse de donner sens à ses paroles qu’il répète imperturbablement sans les changer; il en abandonne l’explication et l’application à celui qui les prend pour guide »78. L’homme d’expérience veut le bien « jusqu’à un certain point »79. L’homme religieux, celui qui a entendu la Parole de Dieu, ne se contente pas d’un bien qu’on ne peut acquérir que « jusqu’à un certain point ». La sagesse humaine tente de surmonter le non-être du temps par un faux-être suggéré par la conjecture, la présomption, l’expérience. La sagesse divine, celle de la Parole de Dieu, explique que la foi est le souverain bien et qu’elle est la victoire. La Parole de Dieu, parole antécédente, affirme que « toutes choses servent au bien de ceux qui aiment Dieu »80. Dès lors, cette considération du temps l’oblige à relativiser la conception de l’Etre. Le futur n’est effrayant que de l’effroi de l’homme, il n’est angoissant que de l’angoisse de l’homme. La victoire promise de la foi, la victoire sur le souci et sur l’angoisse, pour celui qui a entendu la Parole de Dieu, doit lui permettre de dire:

Je ne suis pas déçu: car, ce que le monde semblait me promettre, je n’ai pourtant pas cru qu’il le pouvait tenir; mon attente n’était pas du monde mais de Dieu81.

La foi peut tout accueillir comme « un don excellent et parfait qui vient d’En-Haut ». La foi n’a pas pour objet de nous faire supporter le temps et ses vicissitudes. Le temps, en lui-même, ne peut être que bon. La foi nous aide à vaincre la peur, l’angoisse. La peur et l’angoisse font

76 Jean-Denis KRAEGE, L'Écriture seule, pour une lecture dogmatique de la Bible: l'exemple de Luther et de Barth, op; cit., p. 70. 77 Sören KIERKEGAARD, Oeuvres complètes, op. cit., 6, Dix-huit discours édifiants, Épreuve homilétique, p. 21.78 Ibid., p. 21.79 Ibid., p. 21.80 Ibid., p. 20.81 Ibid., p. 24.

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que le temps devient redoutable et aussi nous empêche de recevoir l’autre comme un don. La foi remporte la victoire sur notre ennemie la peur. Chaque fois que cet ennemi est vaincu, alors nous sommes renvoyé à notre présent, nous sommes prêt à comprendre, un peu débarassé des entraves qui nous empêchaient de le comprendre, nous pouvons tout recevoir comme « un don excellent et parfait ». La foi ne souhaite rien; elle attend. Et elle n’attend pas des choses, des bienfaits, des cadeaux; la foi n’attend qu’une seule chose, la victoire.

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TROISIÈME PARTIE

LE DÉPASSEMENT DE L’ESTHÉTIQUE ET DE L’ÉTHIQUE DE KIERKEGAARD

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Chez Kierkegaard, l’esthétique pense à la fois en direction de l’art et de la vie. L’esthétique n’est pas discours sur l’art, elle qualifie l’existence immédiatement déterminée comme désir et imagination. C’est d’abord la vie dans ses multiples possibilités qui est esthétique, mais il n’y a que l’art aux multiples expressions qui puisse la figurer. C’est pourquoi toutes figures subjectives sont à mi-chemin de l’art et de la vie, du possible et du réel. Les représentants du désir sont des figures dramatqiues (Faust ou Don Juan). La vie esthétique n’est pas réelle et c’est parce qu’elle immédiatement romantisation de la vie qu’elle trouve dans l’art son mode d’expression originaire.

Dans la sphère du possible, il n’y a pas de différence entre l’art et la vie. Vivre esthétiquement c’est imaginer ou rêver sa vie dans un possible qui n’est que scène ou théâtre pour les individus qui s’y produisent.

Le premier chapitre de cette troisème partie reprend l’esthétique à partir de travaux de la pensée contemporaine, en particulier ceux de Gadamer sur la vérité artistique. Il s’agit donc de développer une phénoménologie de l’art. Ensuite, une réflexion sur la notion d’« évidence » permet de comprendre son utilisation chez Balthasar. Ceci permet d’aborder l’esthétique de Balthasar et d’établir le dépassement de l’esthétqiue kierkegaardienne.

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CHAPITRE VI

La dispersion dans le sensible

Le caractère singulier et ineffable de l’existence conduit Kierkegaard à définir le stade esthétique à travers plusieurs personnages, silhouettes dont la narration et la mise en scène en même temps réelles et irréelles témoignent de l’importance qu’il accorde à l’élément esthétique. Les manuscrits trouvés au fond d’un tonneau, les tiroirs qui livrent leur secret1, les cassettes remontées du fond d’un étang ajoutent une part de rêve, d’indéterminé, de hasard à leur situation. Le rêve s’élance ici dans un « meilleur », il s’est déjà fait oeuvre, il est beauté formée. Le Beau remplit de joie. On dit aussi qu’on en jouit. Son rôle ne s’arrête pas là car l’art n’est pas une friandise que l’on déguste. L’oeuvre d’art survit au plaisir qu’elle suscite. Elle est projection dans une région imaginaire. L’esthétique se livre essentiellement à travers la représentation de la vie immédiate d’un « homme esthétique ». La méthode de Kierkegaard est anti-hégélienne au sens où il n’est pas question de fournir un portrait de l’esthète-type capable de représenter le genre de vie esthétique. De plus, ce qui prend forme, dans la vie de cet « homme esthétique », ne représente pas qu’un simple jeu d’illusion. Elaboré avec beaucoup d’art, ce jeu diffère du jeu de l’enfant en cela qu’il se place dans la catégorie du sérieux, d’autant plus que l’artiste, dans une même volonté de sérieux, dirige son oeuvre contre tout jeu d’illusion quel qu’il soit. Refusant d’être un simple joueur, asservi ou décadent, il se sent une obligation envers la vérité. Le jeu est chargé de signification profonde. Il pose la question de savoir si l’oeuvre d’art sonne faux ou si elle renferme une quelconque

1 Kierkegaard identifie secret et subjectivité; cf. Jean-Louis CHRÉTIEN, Lueur du secret, Editions de l'Herne, Paris, 1985, p. 9: « Kierkegaard discerne cette lueur lorsqu’il oppose un secret fortuit, fondé sur la seule dissimulation ou la seule réticence, et qui cesse d’être secret quand on le communique, à un secret essentiel, restant secret même quand il est connu de tous, car il est un avec le contenu lui-même. Mais c’est pour identifier aussitôt secret et subjectivité, et assigner trop vite à sa lueur une origine ». Kierkegaard, en lecteur assidu de Tieck et de Hoffmann, utilise des techniques du romantisme.

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déposition à laquelle on peut souscrire. L’oeuvre d’art est une richesse qui ne se communique que par le truchement de l’illusion faite pour l’oeil, dans la peinture, ou pour l’oreille, dans la musique. Apparemment, un tableau offre surtout une certitude pour les sens, il ne se réclame pas de la vérité comme le fait le discours. En effet, le discours n’est pas seulement au service de la poésie, du rythme. Le langage sert aussi de véhicule à la vérité. Il nous sensibilise plus à cette vérité que la peinture ou le dessin. La question est de savoir si l’art ne produit que des figures, des drames dans lesquels ne fleurit que l’imaginaire; et quelle est la teneur en vérité d’une oeuvre d’art dont le but est de présenter une réalité embellie par l’illusion.

1. Phénoménologie de l’œuvre d’art

1.1. L’expérience de la conscience esthétiqueLe comment nous nous comportons devant une oeuvre d’art nous

permet de comprendre ce qu’est l’essence d’une oeuvre d’art. La conscience esthétique réalise le comportement critique que nous avons devant une oeuvre d’art. Le jugement que nous portons devant une oeuvre d’art décide de la validité de ce que nous jugeons. Chez les grecs, comme Hegel l’a montré, le rapport à l’art est la manière d’expérimenter le divin. L’art est, en quelque sorte, la réponse plastique de l’homme au divin. Nous rejetons ou nous acceptons une oeuvre d’art suivant qu’elle a quelque chose ou non à nous dire. Le jugement que nous portons sur une oeuvre d’art, notre comportement critique, est la réalisation de la conscience esthétique. Ce jugement décide aussi de la validité de l’objet que nous jugeons. Hegel a expliqué que notre rapport à l’art recouvre notre façon d’expérimenter le divin dans la réponse de l’homme. Dans le cas d’une réponse négative, lorsque nous rejetons une oeuvre d’art c’est parce qu’elle n’a rien à nous dire. L’artiste propose toujours son oeuvre dans le dessein que l’on voit sa création dans ce qu’elle représente et signifie. L’acceptation ou le refus de l’oeuvre est un « oui » ou un « non » qu’on lui adresse. Le premier mouvement vis-à-vis d’une oeuvre d’art, celui de l’acceptation ou du refus, est de l’ordre de la parole parce que l’oeuvre d’art a une prétention immédiate à la vérité. La conscience esthétique, c’est-à-dire celle qui nous permet d’apprécier une oeuvre selon des critères esthétiques, est seconde. C’est la prise de distance par rapport à l’oeuvre qui entre en jeu lorsque nous portons un jugement esthétique. Deux mouvements se succèdent devant une oeuvre d’art: l’appel immédiat, le mouvement qui saisit l’oeuvre, qui est acceptation ou refus, « oui » ou « non », puis une prise de distance, qui est jugement esthétique. La première conscience, conscience immédiate, se situe par rapport à la vérité qui émane de l’oeuvre d’art, la conscience esthétique par rapport au jugement qu’elle suscite. La question de notre position vis-à-vis d’une oeuvre d’art a un rapport avec l’articulation de la vérité et de la liberté. Ce qui émane d’une oeuvre d’art, qui est offert à notre conscience immédiate, est vérité. Nous sommes saisis, l’oeuvre s’impose

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à notre conscience, par conséquent notre liberté est entravée, nous ne sommes plus libres de la rejeter ou de l’accepter, comme manifestation de nous-mêmes, en tant que sujet entièrement libre. C’est pourquoi l’expérience de la conscience esthétique est, selon Gadamer, une « expérience d’aliénation par distanciation »2 que nous rencontrons dans les domaines d’instances qui touchent notre existence, une distanciation par rapport à une vérité intime en nous-même. Cette expérience nous permet de répondre à la question de l’herméneutique d’une oeuvre d’art.

Mentionnons la position de Lukacs3 selon laquelle l’oeuvre d’art en elle-même n’a pas de contenu significatif. La conscience esthétique prend corps dans le vécu, elle est la ligne de rencontre entre l’oeuvre et une situation donnée, celle dans laquelle elle se trouve à l’instant précis où l’observateur la regarde. La conscience esthétique est le lieu dans lequel l’objet trouve une présence. Alors, il n’y a pas d’« unité esthétique » puisque l’objet esthétique est autant de « vécus », il est seulement dans l’« instant », à tout instant il a déjà cessé d’être cet objet-là. Cette vision de la conscience esthétique pose la question de l’existence puisqu’elle se forme dans le vécu. Kierkegaard a montré l’impossibilité d’une existence qui se tient dans l’immédiateté pure. Son étude du stade esthétique, et sa situation intenable est une critique de cette conscience esthétique. Le stade esthétique de l’existence n’est pas tenable. Cela signifie que la conscience esthétique comme vécu est dans une impasse. Elle pose la question à l’existence de la compréhension de soi-même, question qu’elle ne peut pas résoudre. L’existence se trouve face à l’impression esthétique de l’instant. Or, la compréhension de soi-même se situe dans le continu. La question que l’existence se pose à elle-même la fait passer sur deux plans (l’instantané et le continu) qui s’excluent mutuellement. Un deuxième effet de la critique de Kierkegaard est de savoir si l’existence esthétique a une dimension d’ordre ontologique.

1.2. L’espace de résonance esthétiqueLorsque nous disons « cela est beau », nous le disons avec une

assurance instinctive. Peut-être que cette assurance est erronnée. Toutefois, ce qui est important parce que acceptable du point de vue de notre conscience c’est de dire « cela est beau ». En disant cela, nous avons déjà constitué en quelque sorte un pré-jugement, un point de vue qui conditionne notre faculté de porter un jugement sous l’angle

2 Hans-Georg GADAMER, L'art de comprendre. Écrits I: herméneutique et tradition philosophique, Éditions Aubier, collection « Bibliothèque philosophique », 1982. p. 16: « la souveraineté esthétique qui s’affirme dans le domaine de l’expérience de l’art, par rapport à l’authentique réalité de cette expérience que nous faisons sous les espèces du message artistique, représente une aliénation par distanciation ». 3 Pour György Lukács, l’art, comme la science, permet le dépassement dialectique de l’individualité. La religion, au contraire, en reste au singulier à cause de sa soumission passive à la transcendance. Sa théorie échoue à s’émanciper du religieux dans la mesure où elle remplace l’Église par le parti, ce que Gianni Vattimo appelle une « sécularisation manquée », in Gianni VATTIMO, Au-delà de l'interprétation, la signification de l'herméneutique pour la philosophie, Éditions De Boeck, collection « Point Philosophique », Paris, 1997.

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esthétique. Alors cette oeuvre d’art pour laquelle nous disons « cela est beau » n’a-t-elle pas toujours déjà été déterminé à être considérée comme telle? Avons nous un préjugé pour déclarer que « cela est beau ». A propos du cercle herméneutique, Gadamer a formulé cette opinion en disant que « ce ne sont pas tant nos jugements que nos préjugés qui constituent notre être »4. Il s’agit là, à la suite de Heidegger, de restaurer une notion positive du préjugé. Le préjugé a été refoulé par le siècle des Lumières. Il n’est pas forcément erroné, il n’est pas à coup sûr un masque qui nous empêche d’atteindre la vérité. En fait notre conscience esthétique exige que les préjugés soient les conditions de possibilité de toute expérience esthétique. Ce sont des préalables qui nous assurent que l’objet esthétique a quelque chose à dire. Les préjugés sont là pour accueillir ce qui vient à nous. Sans préjugés nous ne pourrions pas reconnaître, ni nous laisser envahir par ce qui vient de l’extérieur. L’expérience esthétique traduit le fait que quelque chose d’extérieur exige d’être admis à pénétrer en nous. Nous sommes, dans cette expérience, dans une attitude d’attente, de disposition à recevoir quelque chose. S’il s’agit de quelque chose de nouveau, c’est-à-dire qui bouscule nos préjugés, forcément déterminés en nous par de l’ancien, alors cela veut dire que ce nouveau fait autorité, qu’il s’impose de lui-même par une sorte d’évidence intrinsèque. Dans le même temps, il convient d’établir la façon dont la conscience esthétique prend en compte un certain nombre de critères formels (l’organisation, la cohérence, la proportion, l’harmonie5) et les intègre dans notre perception esthétique sensitive. La notion d’« espace de résonance esthétique »6 de Gadamer est ce lieu propre de notre existence dans lequel parviennent de tous côtés des « voix » permettant de porter une appréciation esthétique directe.

Dans ce lieu propre, les « voix » qui nous parviennent nécessitent, pour une appréciation, un travail de l’esprit qui est différent de celui de la connaissance des idées. Devant une oeuvre d’art, il convient de parler d’une connaissance d’une certaine espèce, d’une perception d’« images sensibles » (Gabriel Marcel). L’esprit humain n’appelle pas une idée à l’existence de la même façon qu’il forme une oeuvre d’art d’après cette même idée. Selon la conception scolastique, l’artiste, qui crée une oeuvre, possède sur cet étant un savoir antérieur à l’existence de l’étant, et c’est en vertu de ce savoir qu’il appelle l’étant à l’existence7. Il compare

4 Hans-Georg GADAMER, L'art de comprendre. Écrits I: herméneutique et tradition philosophique, op. cit.5 Au Moyen-Age, on disait que toute beauté était un mélange de « forma et splendor, species et lumen ». 6 cf. Hans-Georg GADAMER, L'art de comprendre. Écrits I: herméneutique et tradition philosophique, op. cit.7 THOMAS D’AQUIN (saint), De veritate, texte latin de la Commission Leonine, revu par Roberto Busa et Enrique Alarcón, traduit du latin par André Aniorté, introduction Abelardo Lobato, préface Leo J. Elders, abbaye Sainte-Madeleine , Le Barroux, 2011, III, 2: « et alors, l’intellect de l’ouvrier concevant par avance la forme de la chose ouvragée, possède comme une idée la forme même de la chose imitée, selon qu’elle est celle de la chose imitée ». Umberto ECO, Le Problème esthétique chez Thomas d'Aquin, traduit de l'italien par Maurice Javion, Presses Universitaires de France, collection « Formes sémiotiques », Paris, 1993, pp. 174 et 175: « L’art est un savoir (ars sine scientia nihil est) et il produit des objets pourvus d’une légalité

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l’oeuvre achevée8 à son idée et il juge si elle est bien ce qu’elle devait être. Ici, le rapport concret se situe du côté de la chose créée, le rapport intelligible est du coté de l’entendement créateur. La connaissance doit l’existence et son contenu à son objet; mais ici c’est l’oeuvre qui est amenée à l’existence par l’acte créateur et devient ce qu’elle est. Or, la question du rapport de l’artiste à l’oeuvre, que nous considérons jusqu’ici comme intelligible ne fait pas l’objet d’une évidence immédiate. En effet, nous ne sommes pas sûr que l’artiste a d’abord l’idée et recherche ensuite un matériau (pour le sculpteur), des couleurs (pour le peintre) convenant à la réalisation de cette idée. Il est également possible que ce soit la vue du matériau ou des couleurs qui suscite en lui l’idée de ce qu’on pourrait en faire. Alors, nous hésitons déjà à affirmer qu’il y a un rapport purement intelligible du créateur à l’oeuvre. Cette fois-ci, le rapport concret se situe du côté du créateur, le rapport intelligible se situe du côté de la chose créée. Dans le premier cas, l’oeuvre est créée, c’est-à-dire qu’elle est due à une cause. Elle est amenée à l’existence par un événement réel, l’activité créatrice a sa source dans l’esprit de l’artiste. Dans le second cas, la matière constituant l’oeuvre n’est pas encore l’oeuvre. Toutefois, elle en est une partie essentielle, le projet du créateur doit son existence à cette matière. L’oeuvre elle-même peut être complètement déterminée par cette matière. Du côté de l’artiste, l’apparition de l’idée est plus une réception qu’une création. Et aussi, le plus souvent, l’idée ne se présente pas immédiatement dans toute sa clarté, dans toute sa transparence, mais elle reste voilée, vague. Aussi le premier travail de l’esprit consiste à

propre, des choses construites. L’art n’est pas expression, mais construction, opération en vue d’un résultat: l’artifex sera aussi bien le maréchal-ferrant que le rhéteur, le poète, le peintre ou le tondeur de brebis. Ars est une notion très vaste, qui s’étend aussi à ce que nous appellerions artisanat ou technique, et la théorie de l’art correspond avant tout à une théorie du métier ».8 Concernant l'achèvement, ou la complétude d'une oeuvre d'art, notons ici que l'artiste n'éprouve pas toujours le sentiment de l'impossible achèvement de son oeuvre. De son côté, le spectateur, celui qui regarde l'oeuvre, éprouve parfois une pleine satisfaction. Le problème d'une oeuvre d'art, son risque et son danger, réside à ce niveau, dans le désir de sa complétude. Alors, le regard conduit à la mort du désir de l'invisible, étant donné qu'il est là devant lui. Notons, ici, que l'interdit de l'image prononcé en Ex 20, 4-5 porte sur l'interdit de la complétude qui n'est ni celui de l'image ni celui du regard. Ex 20, 4-5 nous met en garde contre le spectateur qui voudrait accéder à l'invisible et le réduire à une image, une parole, une idée au lieu de se laisser surprendre par lui. Le regard en quête de la lumière ne peut percevoir que le clair-obscur, et non son éclat, sauf à se brûler les yeux. Voir Dieu, c'est poursuivre la quête d'un visage invisible, sans trouver le repos dans quelque image. cf. Louis LAVELLE, La conscience de soi, Éditions Christian de Bartillat, Paris, 1993, p. 21: « La lumière est le principe des choses et c'est son ombre qui sert à créer tout ce qui est. C'est dan sson ombre seulement que nous sommes capables de vivre. Nous contemplons tous les objets dans une lumière qui vient du soleil et non pas de nous. Et nous les percevons dans une demi-clarté comme un mélange d'ombre et de lumière. L'ombre est donc inséparable de la lumière; elle est intime, secrète, protectrice. C'est par l'ombre que la lumière abrite le regard contre son éclat, comme c'est par la sensation que la vérité abrite l'âme contre sa pointe la plus aiguë. On est aveuglé quand on regarde le soleil comme quand on regardde l'esprit pur. (...) La lumière est semblable à Dieu: on ne la voit pas et c'est en elle qu'on voit tout le reste ».

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travailler sur l’idée, à la préciser. Pour une oeuvre d’art authentique, vraie, il est nécessaire que rien d’arbitraire ne se produise ici. De plus, le travail de l’esprit ne s’arrête pas là. L’idée se précise progressivement, petit à petit au cours de l’exécution et grâce à elle, de sorte que s’effectue une connaissance pratique de l’oeuvre en un sens tout à fait littéral et propre. Nous voici, à ce point, amené à dire que parler d’une oeuvre d’art consiste à mettre en évidence un ensemble contenant une idée perçue et un esprit capable d’intuition. L’intuition, dans son contexte immédiat et donné, se situe dans le réel. L’opération discursive, pourtant, dans son abstraction qui n’est jamais fondée que médiatement, se situe seulement dans le possible. Nous reconnaissons qu’elle ne nous satisfait pas davantage. Par sa présence et sa sûreté, la première cause un plaisir non philosophique. La seconde est une rationalité non atteinte, une règle d’action pour la raison. Le critère rationnel est une direction et non une fin. D’un côté comme de l’autre, la recherche de la Vérité incorruptible ne peut être satisfaite. Nous n’obtenons la certitude dans aucune des deux directions. L’intuition est dans le domaine du réel au contenu informe, la raison discursive est une forme sans contenu dans le domaine du possible.

Nous voyons donc qu’entre l’acte de création et l’oeuvre créée, il y a un conditionnement réciproque. Cette relation entre les deux s’établit autour d’un quelque chose qui leur est extérieur, la forme pure, ou l’image sensible. L’objet de cet échange entre esprit créant et oeuvre créée est de saisir cette idée s’approchant d’une forme pure jamais atteinte. L’idée s’approche ou s’éloigne de la forme pure selon qu’elle se fonde sur des illusions, des erreurs ou non. On peut parler d’une idée manquée ou réussie. Elle signifie que l’oeuvre est ce qu’elle doit être ou n’est pas ce qu’elle doit être. Mais le mot doit possède encore une double signification. Il peut vouloir dire: correspondant à l’intention du créateur ou correspondant à l’idée pure. Lorsque l’oeuvre est ce que le créateur voulait en faire mais lorsque l’idée qu’il s’est faite s’éloigne de l’idée pure, alors il n’y a pas d’oeuvre d’art authentique ou vraie. C’est pourquoi nous en venons inévitablement à la question de la vérité de l’oeuvre d’art. Lorsque nous disons qu’une vérité artistique est la conformité de l’oeuvre avec une forme pure qui lui sert de fondement, nous indiquons par là une parenté avec la vérité ontologique. Le Mozart peint ou le Mozart d’un récit n’est pas Mozart dans le même sens que le Mozart réel. Ce sont des images du Mozart réel. La différence entre ces deux vérités correspond à la différence entre l’essence d’une chose naturelle et l’essence d’une oeuvre d’art. Il convient de parler maintenant des rapports de cette vérité artistique avec la vérité logique et la vérité transcendantale.

1.3. La vérité artistiqueNous sommes habitués à comprendre la vérité comme vérité

logique, c’est-à-dire d’une vérité qui est conformité à une connaissance. De ce point de vue, sous des formes diverses, aussi bien dans le courant rationaliste que dans une certaine spiritualité, la prétention à la vérité

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s’est insurgée contre le Beau9. Dans ce contexte, il est difficile de souscrire à cette affirmation prophétique, de Schiller, selon laquelle ce que nous trouvons beau aujourd’hui, nous apparaîtra vrai demain. Or, la rationalité du critère de vérité, la certitude de la vérité, n’est jamais donnée en tant que telle dans la réalité, d’une manière actuelle, dans ce qu’elle est vérifiée; elle ne l’est jamais qu’en puissance, dans ce qu’elle peut être vérifiée. Or, le sens de ce critère est aussi son talon d’Achille, pour ainsi dire. Mais lorsqu’il s’agit d’une action créatrice de l’esprit la vérité possède une autre signification. Il s’agit maintenant d’examiner le lien entre l’action créatrice et la vérité et son rapport à la vérité transcendantale.

La vérité artistique est la conformité de l’oeuvre avec une forme pure. Il importe peu que cette forme corresponde à quelque chose du monde réel. En ce sens, un portrait de Mozart qui ressemble de très loin, ou à peine, au Mozart historique, peut être vrai. La vérité historique exprime la conformité d’une image avec une réalité qu’elle veut représenter. Cette vérité fait défaut lorsque l’image ne ressemble pas à cette réalité. La vérité artistique n’a pas pour objet d’être conforme à une réalité. Dans l’ordre du réel, la forme essentielle de la chose et sa forme pure sont distinctes. Le créateur de l’oeuvre d’art peut s’écarter de la vérité scientifique parce qu’il imagine des événements, des états qui ne se sont jamais produits. Ceux-ci sont dans l’ordre du possible selon 9 Le quatrième commandement de la Bible « tu ne te feras point d’image taillée ni de représentation quelconque des choses qui sont en haut dans les cieux » (Ex 20, 4) qui condamne, en vertu de l’invisibilité de Yahvé, toute idolâtrie, a donné en même temps son mot d’ordre à l’iconoclasme. L’iconoclasme assimile l’art tout entier à un accomplissement hypocrite, satanique. Telle a été l’origine d’une hostilité religieuse et spirituelle envers l’art. La correspondance de cette hostilité au plan moral est l’aversion pour l’importance excessive accordée au visible dans une oeuvre et une préférence donnée à l’authenticité invisible de la « disposition intérieure ». Il s’agit là d’un puritanisme excessif qu’on trouve chez saint Bernard. Dans le catholicisme l’horror pulchri aboutit à un projet insensé d’abolition de la musique d’Église. Dans le protestantisme, cette même horreur appliquée au visible est à l’origine d’un Dieu dépouillé, qui n’est adoré que dans la foi morale, dans le Verbe, qui est la Vérité. Du côté de la philosophie, Platon éprouve une hostilité radicale envers l’art. La beauté ne s’éprend que des dehors insignifiants. Elle détourne l’attention de l’essence des choses: « à quoi bon reproduire l’ombre des ombres? » demande-t-il, conférant ainsi à son logos intellectuel son caractère spirituellement rébarbatif. Tous les grands systèmes rationnels de la philosophie moderne, placé sous le signe de la Raison toute-puissante, s’oppose à l’art. Les formes esthétiques ne se prêtent, en aucune façon, à la discussion philosophique. La seule considération que les philosophes rationnalistes portent à l’art est son aspect technique de l’art, seul le côté mathématique de la musique reteint l’attention de Descartes. Spinoza ignore tout de l’existence d’un art dans le rapport ordonné des idées et des choses. Leibniz ne puise dans l’art que la beauté harmonieuse comme allusion à l’harmonie du monde scientifiquement connaissable pour justifier sa position sur la question du meilleur des mondes possible. Pourtant, l’esthétique rationaliste, est devenue assez tard, grâce à Baumgarten, disciple de Wolff, une discipline philosophique. L’objet esthétique reste un moyen de connaissance inférieur. Il opère au niveau de la perception sensible et de ses représentations. La beauté ne peut être comparée en valeur à la clarté et à la précision de la connaissance abstraite. Comme le rationalisme, le positivisme déprécie et méprise l’art de la même façon.

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l’essence; ils sont susceptibles d’exprimer l’essence de la réalité qu’il représente. Il s’éloigne considérablement de la vérité scientifique puisque l’oeuvre ne correspond absolument pas au réel, et donc aussi à son archétype. La chose réelle corresponde plus ou moins à ce qu’elle doit être. Par exemple, la vie de Mozart, au plan historique, n’est pas la pure réalisation de ce qu’elle aurait dû être. Or, le créateur de l’oeuvre d’art tâche de se rapprocher de l’archétype du Mozart, comme celui qui aurait du être. Pour cela, il se fonde sur la manifestation purement extérieure de l’individu pour offrir une oeuvre plus vraie que celle que l’historien fournit en demeurant attaché aux faits extérieurs. La description scientifique vraie de Mozart est incomplète si elle ne fait pas apparaître quelque chose de l’idée pure à laquelle doit correspondre Mozart. De l’autre côté, la représentation artistique d’un portrait de Mozart atteint l’archétype vrai. En ce sens l’oeuvre est vraie parce qu’elle montre l’archétype vrai, dans les limites de ce qui est transmis comme la description scientifique ou historique est vraie qui s’en tient à des actions ou des faits réels sans atteindre le fond de ce qu’il décrit. Ce qui serait une description historique fausse est celle qui n’irait pas jusqu’à atteindre l’archétype, et ce qui serait une oeuvre d’art fausse est celle qui ne mettrait en elle aucun élément de la réalité de ce qu’elle représente. Lorsqu’on dit parfois que l’art est plus vrai que l’histoire, c’est parce que l’on pense à leur rapport avec l’archétype, qui est situé bien au-dessus du réel, puisqu’il détermine son essence. Lorsqu’on dit que l’histoire est plus vrai que l’art, c’est en rapport à l’ordre du réel.

L’essence réelle d’un étant correspond exactement à son idée, un étant est ce qu’il doit être. Nous parlerons de vérité essentielle. La vérité essentielle signifie conformité de l’essence réelle à son archétype, la forme pure ou l’idée. L’opposition entre l’être essentiel et l’être réel vient de ce que les choses réelles naissent et disparaissent dans le temps. Au cours de leur développement temporel, elles imitent d’une manière plus ou moins parfaite une forme pure qui est soustraite au temps. S’agissant des formes pures cette opposition n’existe pas. La forme pure elle-même n’est pas la copie d’un objet auquel elle peut correspondre. C’est pour cela qu’il ne peut y avoir de vérité essentielle pour une forme pure. Or, une forrne pure est aussi un étant. Il convient donc de lui attribuer, ainsi qu’à tout étant, une vérité ontologique car une forme pure est ce qu’elle est. Il y a deux vérités. La vérité artistique comme la vérité logique suppose la vérité essentielle. La vérité artistique, pas plus et pas moins que la vérité logique, ne saurait être mise sur le même plan que la vérité transcendantale. La vérité artistique est liée à un genre déterminé de l’étant que sont les oeuvres humaines. La vérité logique est aussi liée à un autre genre déterminé qu’est la connaissance humaine. Les deux vérités, artistique et logique, étant liées à un genre déterminé ne sont pas de nature transcendantale. Une vérité transcendantale revient à chacune des deux vérités, artistique et logique.

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2. Fondements de la notion d’évidence

2.1. Vérité et évidenceProuver, c’est montrer pourquoi nous estimons que le prédicat d’un

jugement est lié d’une manière apodictique au sujet. Ne rien admettre sans preuve, c’est n’accepter aucun jugement hors l’apodictique. L’exigence essentielle du philosophe est de n’admettre absolument aucune prémisse sans preuve, quelque évidente qu’elle soit. Platon et Aristote ont déjà clairement exprimer cette exigence. Aristote comprend le savoir comme une possession prouvée, d’où le terme même d’apodictique. Platon, quant à lui, estime que l’opinion juste n’est pas un savoir tant qu’aucune preuve ne vient le confirmer. Or, cette position qui consiste à n’admettre que les positions prouvées et à rejeter toutes celles qui ne le sont pas, elle-même, n’est pas prouvée. Là-dessus, le philosophe répond qu’il s’agit d’une exigence de l’amour de la Vérité. En effet, l’amour de la Vérité exige la vérité. Ce qui est important pour le philosophe, c’est d’être celui qui aime la Vérité. Il doit donc se préoccuper de ce que la non-vérité ne se glisse pas vers lui sous le masque de l’évidence. Or, l’évidence est indémontrable, elle est obstinément ce qui vient d’abord, elle n’est pas fondée plus avant. Par conséquent, elle comporte un aspect douteux. Le philosophe tombe dans l’aporie consistant en ce que l’évidence est la seule chose qu’il pourrait admettre, et qu’il ne peut pas admettre puisqu’elle est une proposition non démontrée. Face à cette situation d’incapacité d’énoncer un jugement certain, il est condamné à s’abstenir d’un jugement. Autrement dit, il est dans un état dans lequel il tarde et se retient d’énoncer.

Nous voici maintenant arrivés dans cet état dans lequel en affirmant quelque chose, nous sommes, au même instant, forcés d’affirmer le contraire. Le « oui » et le « non » sont inséparables. A présent, nous voici arrivés dans le doute absolu, en tant que l’impossibilité complète d’affirmer quoi que ce soit. Nous sommes même conduit au fait de ne pas affirmer. Mais poursuivons encore un peu plus loin: le philosophe qui doute en arrive à se nier lui-même; une fois dans cette situation où chaque affirmation s’accompagne du désir torturant de l’affirmation contraire, peut-il effectuer un saut pour en sortir. La réponse est non pour qu’il reste conséquent avec lui-même, avec l’idée qu’il contient in nuce. Arrivé à ce point, le philosophe qui doute peut dire qu’il n’a pas la vérité. Pourtant il a une idée de la vérité. Il ne lui est pas possible d’affirmer que la Vérité existe, qu’il peut la recevoir, qu’elle peut lui être donnée. S’il accepte de recevoir la Vérité, alors il renonce à la recherche de l’absolu. En effet, en acceptant cela, il doit accepter une évidence. Et pourtant, l’idée de la Vérité continue de l’habiter. Il désire secrètement la découvrir, ne serait-ce que la croiser en chemin. En poursuivant notre recherche, il reste une dernière question à poser. Est-on sûr que l’on aspire à la Vérité. Peut être que cette question ultime n’est qu’apparence? Au demeurant, l’apparence elle-même est peut-être une non apparence. Nous voici arrivés dans le dernier cercle de l’enfer du

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philosophe qui doute. Les mots, eux-mêmes, cessent d’avoir un sens. La raison s’égare, elle se perd. Tout est en tout, tout se transforme en tout, toute proposition devient équivalente à n’importe quelle autre, chaque mot peut remplacer tout autre mot.

Si toute proposition sans preuve est incertaine; s’il en est vraiment ainsi, si on ne dispose d’aucune proposition démontrée, alors on n’affirme rien. Ce résultat est le revers de l’amour de la Vérité qu’exige le philosophe. Mais nous devons retirer aussi la proposition « toute proposition sans preuve est incertaine », car elle n’est pas démontrée non plus. Nous exigeons la certitude, et cette exigence s’exprime par la décision de ne rien admettre sans preuve. La voie du philosophe qui doute ne mène nulle part, elle fait perdre la raison. Non seulement, nous ne savons pas s’il existe une proposition certaine ou s’il n’en existe pas. Mais, à supposer même qu’elle existe, nous ne saurions quand même pas si elle est première ou non. D’ailleurs, nous ne savons pas non plus que nous ne saurions pas. Nous ne savons pas si la raison peut nous conduire ou non à la Vérité. Si la raison peut nous y conduire, nous ne savons pas comment elle pourrait nous y conduire ni où elle la rencontrerait. Dans la quête de la Vérité nous voyons le risque: soit la démence de l’abstention, soit une recherche laborieuse, peut-être vaine, puisque nous savons que cette recherche n’a aucun fondement. Nous n’avons rien. Pour chercher une issue, il est nécessaire de se situer en dehors de l’entendement. Et, nous avons ce droit de sortir de l’entendement en vertu du droit que nous accorde l’entendement même, il nous y contraint. Sortir de l’entendement, c’est faire passer nos recherches du domaine intellectuel à celui de l’expérience, à celui de la perception effective, mais telle qu’elle doit comprendre aussi une rationalité interne. Avec Balthasar, l’évidence nous assure la vérité de l’objet qui vient à nous. Avec Barth, obéir à cette force de la parole de Dieu est la condition formelle pour une telle expérience. La position de Balthasar part d’un constat simple, celui de l’évolution de la théologie. Celle-ci a subi une lente évolution dans le sens d’une « désesthisation » depuis la justitia mere imputativa de Melanchton jusqu’à la suppression de toute figure dans la liturgie. Cette attitude aboutit à « une pure intériorité de la foi »10, expression de la foi influencée depuis Schleiermacher jusqu’à Schelling et Hegel. C’est en accord avec Kierkegaard que Balthasar refuse cette esthétique en précisant que tourner le dos à la raison esthétique du siècle des Lumières est un retour à la fois à Luther et aux Pères de l’Église. Balthasar fonde son esthétique théologique sur les mêmes intuitions et pour les mêmes raisons que Kierkegaard. En même temps, il lui reproche de donner la priorité au facteur esthétique dans sa pensée théologique. En ce sens, il maintient l’esthétique dans la même position que l’ont fait Schiller, Schelling, Goethe, c’est-à-dire comme valeur suprême. Balthasar refuse d’isoler l’élément esthétique, et veut développer une théologie dans laquelle l’esthétique est intégrée. Se réclamant des Pères de l’Église, Balthasar prône une théologie qui intègre de la même façon le Beau, le Bien, le Vrai. Le débat que Balthasar engage avec Kierkegaard ne porte pas sur la critique de l’ancienne théologie. Il est d’accord sur le fait de poser

10 Hans Urs von BALTHASAR, La Gloire et la Croix, I, Apparition, op. cit., p. 41.

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l’attitude esthétique comme point de départ, mais il lui reproche le développement qu’il en fait lorsque la prise de décision religieuse s’oppose à l’esthétique. Pour Balthasar, chez Kierkegaard, l’esthétique reste encore synonyme de jouissance, dilettantisme, divertissement. Enfin, Balthasar considère que les catégories de la subjectivité, de l’intériorité ne s’opposent pas de façon aussi claire à Hegel. Kierkegaard et Hegel partent tous les deux de l’esprit, le premier en donne un développement comme processus objectif de l’histoire et le second le voit comme processus d’intériorité centré sur la décision de l’acte de foi. Mais tous les deux adoptent une position non dogmatique, l’une spéculative, l’autre existentielle. Chez Barth, il y a une figure objective, celle de Dieu qui se révèle. La beauté est celle de la gloire de Dieu se révélant. Balthasar se fixe donc comme objectif de dépasser l’alternative Hegel ou Kierkegaard. C’est à ce point de la réflexion qu’il rencontre un allié objectif, Karl Barth. Selon lui, Barth élabore une dogmatique construite sur une norme objective, en même temps qu’il lui donne un contenu subjectif dans la personne du Christ:

Sur ce point, la dogmatique de Barth représente aussi une rupture décisive et un rappel, qui, revenant à la théologie pré-réformée, inspire confiance, parce qu’il revendique les données de la pensée patristique et scolastique qui peuvent se fonder sur la Révélation elle-même, et ne sont donc suspectes d’aucun platonisme sujet à caution. Il faut retenir en tout cas que, lorsque Barth trace les contours d’une esthétique authentiquement théologique, il se sent mal à l’aise dans le cadre de la théologie protestante et, même au sein de sa propre théologie, il lui faut restreindre assez l’actualisme pour laisser place, à côté de lui, à l’idée d’une forme objective authentique11.

La Parole de Dieu dans laquelle s’exprime une puissance qui n’est pas au pouvoir de l’homme est celle qui révèle à l’homme sa vraie situation et le rend à son être véritable. En dehors d’elle toute réalité authentique lui est radicalement fermée, et en premier lieu celle de Dieu. Barth retient la Parole de Dieu comme étant d’abord et fondamentalement la manifestation de la puissance de Dieu. Ce qui dans la Parole de Dieu est premier et déterminant n’est pas son contenu intelligible, mais le fait qu’elle soit prononcée. Ce n’est pas la vérité subsistante et éternelle qui s’exprime en elle, mais l’événement qu’elle représente dès l’instant que Dieu l’a proférée. C’est pourquoi la Parole de Dieu n’est pas simplement jugement, au sens où la logique parle de jugement, mais elle est adresse, commandement, sentence judicatoire. Barth pense la dogmatique comme la forme réelle de l’acte objectif de Dieu se révélant. Dans ce mouvement, Barth est amené, dans sa réflexion sur les perfections divines, à restituer à Dieu l’attribut de la beauté:

Dans quelle mesure la lumière de Dieu, lorsqu’il se donne à connaître, est-elle lumière, donc éclairante? Dans quelle mesure Dieu, lorsqu’il est présent à lui-même et aux autres, est-il évident et convaincant?12.

11 Ibid., p. 47.12 Karl BARTH, Dogmatique, op. cit.,, 7, p. 405.

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Balthasar renoue avec les Grecs et les Pères de l’Église en intégrant l’aspect esthétique au vrai et au bien et nous demande, pour bien comprendre la théologie récente, d’avoir présent à l’esprit que Kierkegaard l’avait isolé. On retrouve cela dans la théologie de Bultmann, dans laquelle toute figure objective a disparu puisque la décision de foi est située dans le problème existentiel de la mort et de la résurrection du Christ, au sens où le sujet se trouve « saisi par le Christ ».

2.2. L’évidence subjective de la lumière de foi et l’évidence objective de la gloire de Dieu

Avec Balthasar, l’essence de la beauté ne peut se comprendre qu’en explorant l’articulation du fond et de l’apparition. L’être est un fond sans fond qui se donne dans son apparition: « toute vérité repose sur la concordance de l’image et du fond, ainsi que sur l’auto-possession de l’être qui s’y actue (à la lumière de l’identité et de l’évidence interne) »13. La raison bute obstinément contre l’évidence, parce qu’elle considère le donné toujours comme une certaine organisation de la raison14. Elle se lance désespérément dans le raisonnement discursif, qui est une potentialité vide, pour descendre de plus en plus bas dans les profondeurs de la motivation. Le processus continue, s’étend, doublant à chaque palier le nombre des propositions qui s’excluent mutuellement. La série s’allonge ad infinitum. Tôt ou tard, nous sommes bien obligés d’interrompre le processus de dédoublement. Or, l’immobilisation est une violation de la loi d’identité. Mais l’immobilisation, si elle est un échec pour la raison discursive, elle est une réponse à ce qui vient à nous comme évidence. Pour une vérité artistique, cette régression à l’infini est donnée comme une possibilité, non pas comme une réalité qui soit complète et achevée à un certain moment et quelque part. La démonstration rationnelle provoque seulement dans le temps un rêve d’éternité, elle ne fait jamais toucher l’éternité même. L’esthétique théologique de Balthasar est une réponse à la question de la vérité de l’objet qui vient à nous. Dans l’esthétique de Balthasar, la théologie est située à partir du point de vue de l’autoglorification, de l’amour trinitaire. « Apparition », titre du premier volume de La Gloire et la Croix, signifie bien que l’amour divin possède en lui-même sa propre évidence. L’esthétique est aussi une réponse à cette question que nous avons découverte irrésolue de la raison qui cherche la Vérité. La beauté « n’est en réalité rien d’autre que la mise en évidence directe, en ce qui a fondement, de la gratuité du motif qui la fonde. Elle est, à travers toutes les apparitions, la transparence de l’arrière-fond mystérieux de l’être »15. L’évidence est gratuité parce que l’autoglorification de Dieu est oublieuse de soi. Elle est subjective et objective. L’évidence subjective de la lumière de foi produit une conversion du coeur qui s’ouvre à la révélation. C’est l’évidence objective de la Gloire de Dieu incarnée dans le visage du Christ qui suscite ce

13 Hans Urs von BALTHASAR, La Théologique, I, Vérité du monde, op. cit., p. 232.14 cf. De cette hypothèse découle le critère de certitude de Spencer.15 Hans Urs von BALTHASAR, La Théologique, I, Vérité du monde, op. cit., p. 233.

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mouvement de l’âme. Cette esthétique théologique n’a rien à voir avec une théologie esthétique ou esthétisante:

Dès que le monde vivant de la signification se coupe de la racine de l’être qui le porte, il se dessèche et meurt. C’est pourquoi la vie esthétique reste aussi solitaire que l’image sensible que l’on n’élève pas au niveau de l’esprit. Finalement irréalité et solitude de l’esthétique nue opèrent même, dans l’expérience solitaire de la beauté, un affadissement de son caractère béatifiant. La beauté que l’on veut faire glisser au plan de la pureté abstraite engendre la satiété et un amer désenchantement, non seulement à cause de son caractère extérieurement fugace, mais pour des raisons essentielles et internes. C’est que, une fois encore, on s’est mépris sur la manière d’expliciter le monde des images. Celui-ci se trouve au niveau de la non-réalité; et cette irréalité est ainsi la révélation et le champ d’expression du réel. On n’a pas le droit de la substituer au réel lui-même16.

16 Ibid., p. 152. L’esthétisme est un produit de l’idéalisme; la bourgeoisie voltairienne du XVIIIème siècle a substitué à l’image de Dieu l’idéal du Beau. On retrouve cette influence aujourd’hui même dans le christianisme à travers un discours sur le Beau qui demeure au plan psychique et confond le sentiment esthétique (psychique) avec la présence (spirituelle). Celui qui prie a soif de beauté et, malgré des apparences contraires, il y a une prière sans beauté et une beauté sans prière. C’est un point de discernement d’autant plus subtil qu’il existe au coeur de l’homme une passion du beau. Il ne suffit pas de chanter avec une belle voix ou sur une belle musique; le chanteur doit vérifier les fruits de ce qu’il dit ou pense être sa prière. Derrière l’esthétisme pointent le narcissisme et la vaine gloire, comme chez le beau parleur; alors, Jésus n’a plus de lieu où s’incarner. Si la beauté devient une idole, c’est une voix sans parole. Saint Augustin a relevé cette relation entre la voix et l’humilité à propos de Jean-Baptiste: « que signifie: préparez la route? sinon: priez comme il faut... ayez d’humbles pensées. Jean vous donne un exemple d’humilité. On le prend pour le Messie. Il ne profite pas de l’erreur d’autrui pour se faire valoir. Il a compris qu’il n’était que la lampe et il a craint qu’elle ne soit éteinte par le vent de l’orgueil ». Pour Paul Tillich, l’attitude esthétique devient de l’esthéticisme lorsqu’elle succombe à la force démonique, cf. Paul TILLICH, La Dimension religieuse de la culture. Écrits du premier enseignement (1919-1926), traduit de l'allemand par une équipe de l'Université de Laval, avec une introduction de Jean Richard, Éditions du CERF, Éditions Labor et Fides, Les Presses de l'Université Laval, Collection « Oeuvres de Paul Tillich », n° 1, Paris, Genève, Laval, 1990, p.149: « l’attitude esthétique succombe elle-même à la force démonique. Elle devient l’esthéticisme. Un large courant de cet esprit traverse notre culture. Apparaît ici également le double aspect typique du démonique: l’intuition universelle de l’esthète, qui fait disparaître toute limite concrète dans nos relations avec la réalité, et par là même le déracinement et la vacuité de l’être; la distance, qui est liée à l’intuition, supprime la véritable relation d’éros et mène à une subjectivité dominatrice et érotique qui ne violente pas moins les choses que l’intellectualisme. Certes, on doit dire finalement que la force démonique de l’esthéticisme n’est que la contrepartie de la force démonique de l’intellectualisme et qu’elle lui est assujettie. (...) L’esthéticisme n’est d’aucune façon lié à un développement ou à une prédominance de la fonction esthétique; c’est une attitude tout à fait universelle. Et c’est une attitude nécessaire. Il n’est pas possible de produire artificiellement des absolus et des enracinements réels, par conséquent de poser intentionnellement des limites à l’intuition, de se fixer dans des réalités concrètes choisies par soi. Le caractère forcé de tous ces essais et leur échec final montre que la force démonique esthétique n’a pas été vaincue, mais seulement voilée. — Ce qui nous place constamment devant l’abîme de la perte du sens et du vide de l’être, c’est en même temps ce qui nous ouvre de façon constante l’accès à

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Contrairement à la pensée esthétisante, à l’esthéticisme, pour laquelle la beauté est vaine gloire, la beauté de Dieu pour Balthasar n’est pas une beauté facile. C’est une beauté qui est empreinte de sérieux du fait qu’elle inclut le sang versé par le Christ. La mort du Christ se mue en une image esthétique, en une effigie couverte du glacis de la beauté. Et pour Barth aussi:

la beauté de Dieu, en se révélant elle-même, englobe la mort et la vie, la crainte et la joie, ce que nous trouvons laid comme ce que nous trouvons beau17.

Il convient, maintenant, de marquer l’impossibilité où nous sommes de dissocier radicalement fond et apparition. Bien que Balthasar reproche à Barth sa timidité, une prudence et des précautions visibles, dans son effort pour réintroduire le concept de beauté dans la théologie protestante, Barth note cette impossibilité de séparer le fond de la forme dans la révélation:

Quand on pense et s’exprime autrement, l’annonce de sa gloire devient toujours, quelque soit la bonne volonté, le sérieux et le zèle qu’on y mette, quelque chose de légèrement mais peut-être dangereusement privé de joie, d’éclat, d’humour — pour ne pas dire quelque chose d’ennuyeux,

tout être. Voilà la dialectique de l’esthéticisme ». L'esthétisme, c'est la substitution du réel par le code, de l'objet par le signe selon Jean BAUDRILLARD, La société de consommation, Ses mythes, ses structures, Préface de J-P. Mayer, Éditions Gallimard, collection « Folio Essais », n° 35, Paris 1986, p. 32: « Nous vivons ainsi à l'abri des signes et dans la dénégation du réel. Sécurité miraculeuse: quand nous regardons les images du monde, qui distinguera cette brève irruption de la réalité du plaisir profond de ne pas y être ? L'image, le signe, le message, tout ceci que nous “consommons”, c'est notre quiétude scellée par la distance au monde ci que berce, plus qu'elle ne la compromet. l'allusion même violente au réel ». Dans sa radicalité, l'existentialisme de Jean-Paul Sartre, montre comment le regard esthétique peut être une perversion de la réalité, et que prendre une attitude esthétique, c'est confondre constamment le réel et l'imaginaire. Jean-Paul SARTRE, L'imaginaire, Éditions Gallimard, collection « Bibliothèque des idées », Paris, 1940, p. 245: « La contemplation esthétique est un rêve provoqué et le passage au réel est un authentique réveil [ ... ]. De ces quelques remarques on peut déjà conclure que le réel n'est jamais beau. La beauté est une valeur qui ne saurait s'appliquer qu'à l'imaginaire et qui comporte la néantisation du monde dans sa structure essentielle. C'est pourquoi il est stupide de confondre la morale et l'esthétique [ ... ] ». L'esthétisme est le support de l'idéologie médiatique totalitaire, qui l'amplifie. En faisant croire qu'on vit plus intensément la réalité, l'esthétisme fait vivre l'homme dans un monde d'images qui est totalement imaginaire. On croit vivre dans le visuel, on ne vit pas autrement que dans le virtuel, cf. Walter BENJAMIN, L'Oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique, Traduction de Lionel Duvoy, Éditions Gallimard, Collection « Folio plus Philosophie », Paris, 2003, p. 181:« Au temps d'Homère, l'humanité s'offrait en spectacle aux dieux de l'Olympe; elle s'est faite maintenant son propre spectacle. Elle est devenue assez étrangère à elle-même pour réussir à vivre sa propre destruction comme une jouissance esthétique de premier ordre ». Cette amplification est une survalorisation de la beauté qu'on assimile à la vérité. Un esthétisme théologique est celui dans lequel la beauté prend la place du Christ.17 Karl BARTH, Dogmatique, op. cit., 7, p. 422.

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incapable finalement d’entraîner et de convaincre. Il s’agit là d’une question de forme. (...) Si l’on attache pas de valeur à ce rayonnement de la joie, que reste-t-il — tant cette question de forme est importante — d’évangélique dans l’évangile?18

L’apparition, pour se transmettre, doit tôt ou tard devenir langage, et à partir du moment où elle est passée dans une phrase, elle risque de s’aveugler en quelque sorte elle-même. Elle risque de participer au pénible destin de la phrase qui finit par être prononcée mécaniquement, sans que celui qui la prononce en reconnaisse plus longtemps le sens. Notons bien qu’il ne s’agit pas seulement ici d’une transmission de moi à autrui mais de moi à moi-même. Il risque toujours en effet d’arriver ceci, que cette expression durcie et transmise par le langage recouvre le fond et le remplace. Ceci est vrai dans tous les domaines, partout où quelque chose a été révélé, comme dans une oeuvre d’art. A l’évidence subjective et à l’évidence objective correpondent une gratuité subjective et une gratuité objective. La gratuité subjective de l’être est la notion plénière de bien, le sujet désire en jouir « dans l’absence totale de besoin »19 ceci parce que « c’est l’amour qui donne aussi sa valeur à l’être »20. La gratuité objective est une détermination de la structure de l’être, elle apparaît sans autre raison d’être que le jaillissement du fond.

3. L’apport de Balthasar: c’est l’amour qui fonde l’évidence

3.1. Le point d’appui de l’amourL’autocommunication du fond en son apparition produit le bien. De

son côté, le bien est ce qui attire. Il n’épuise pas les possibilités de la distinction du fond et de l’apparition21. Dans ces conditions, l’essence de la beauté n’est en réalité

rien d’autre que la mise en évidence directe, chez ce qui a fondement, de la gratuité du motif qui la fonde. Elle est, à travers toutes les apparitions, la transparence de l’arrière-fond mystérieux de l’être. Et, en cela, elle est d’abord la révélation immédiate de tout ce qui, dans chaque révélation, est le surplus jamais maîtrisable de l’éternel « toujours plus » qui se cache dans l’essence de l’étant. Ce n’est donc pas uniquement la simple cor respondance entre l’essence et l’apparition qui éveille le plaisir esthétique, mais bien l’attestation totalement inconcevable que l’essence se traduit réellement dans l’apparition (laquelle pour tant n’est pas l’essence); bien plus, elle se traduit comme quelque chose de toujours plus que soi-même et ne peut donc jamais apparaître en un état définitif. Or, c’est précisément ce

18 Ibid., p. 409.19 Hans Urs von BALTHASAR, La Théologique, I, Vérité du monde, op. cit., p. 232.20 Ibid., p. 232.21 Ibid., pp. 226 à 234. Ceci est expliqué dans les pages consacrées à l’articulation du Vrai, du Beau, du Bien dans la question de la Vérité vue comme participation.

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« non-apparaître » qui se dit dans l’apparition, c’est-à-dire que le « plus » éternel se fait ici expression positive de soi22.

L’attraction du bien peut se voir de deux côtés. S’il est envisagé dans le sujet de désir comme un besoin que le bien est susceptible de combler, alors le bien est ce qui livre la bonté « à un subjectivisme et un relativisme total »23. S’il est vu dans l’objet désiré lui-même, alors le bien est dans l’ordre du réel et non dans l’ordre du possible, « il réside principalement dans la chose », Balthasar suit la position de saint Thomas d’Aquin. Or, « le motif de la communication n’est autre que la communication elle même, c’est-à-dire qu’elle repose sur ce qui est sans fond ». Le bien n’a donc pas d’autre raison d’être que « le fond qui se fonde lui même »24, et alors, « le fond de l’être devient tréfonds »25. Or, selon Balthasar, il n’y a que l’amour qui donne sans autre raison que lui-même. L’amour mesure tout, y compris la vérité et l’être et il n’est lui-même mesuré par rien, car « le fait qu’une communication n’ait d’autre motif qu’elle même, c’est là la caractéristique de l’amour »26. Chez Kierkegaard aussi l’amour est fondement de l’esthétique. Alors que chez Balthasar, l’essence de la beauté se comprend par le rapport de l’image et du fond, pour Kierkegaard elle est incarnation du génie sensible, elle est « dispersion dans le sensible ». Il n’y a pas de place pour l’« évidence objective » chez Kierkegaard, le stade esthétique est un moment où la pensée se laisse conduire par le lyrisme intérieur: « ma pensée lyrique est si haut qu’elle s’envole bien au-dessus de la pensée »27. D’autre part la réflexion de Balthasar est celle de l’intelligence réflexive du critique alors que celle de Kierkegaard est la fièvre ardente, l’émotion profonde et douce du spectateur ravi par l’audition de son opéra favori. Au plan esthétique, la vie de Balthasar consiste plutôt à lever les yeux vers la lumière du ciel, acceptant de connaître la splendeur de l’éternité dans l’écume colorée de l’arc-en-ciel, dans « les phénomènes singuliers et voisins » (Goethe) alors que celle de Kierkegaard est celle du promeneur solitaire confiant sa mélancolie aux paysages les plus romantiques. Mesnard observe que Kierkegaard accentue encore ce penchant naturel en y ajoutant volontairement une part de hasard:

Il n’était par contre pas aussi facile de classer les traités de A. C’est pourquoi j’en ai confié le classement au hasard, c’est-à-dire que je les laissai dans l’ordre où je les avais trouvés; mais je ne peux naturellement pas dire si cet ordre entraîne une signification chronologique ou objective28.

Le beau est incontestablement le fruit du Christianisme29. Alors que le génie de l’antiquité n’a pas ressenti le caractère féminin, qu’il a mis la femme en dehors de toute sexualité, le christianisme a fixé le « beau »

22 Ibid., p. 233.23 Ibid., p. 232.24 Ibid., p. 232.25 Ibid., p. 232.26 Ibid., p. 232.27 Sören KIERKEGAARD, Oeuvres complètes, op. cit., 10, L’alternative, p. 53.28 Ibid., préface.29 Ibid., pp. 55 à 58.

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sur la femme. Il a représenté sur la femme à la fois le beau religieux et moral. Puis le moyen âge a instauré par rapport à la catégorie du « beau » une relation équivoque qui fait d’ailleurs le charme le plus secret de ses légendes. Le « beau » devient, dans les temps modernes, une passion pure. Le monde du moyen-âge, dominé par le péché, laisse la place au règne de la chair sur le plan esthétique:

Le moyen âge au contraire en sait long sur une montagne qui ne figure pas sur les cartes, le Venusberg: c’est là que demeure la matérialité, qu’elle célèbre ses fêtes sauvages, qu’elle abrite son sceptre et son empire. Dans ce royaume, le langage, la recherche de la pensée, l’effort de la réflexion pénible n’ont plus de place. Là retentissent seulement la voix élémentaire de la passion, le jeu des plaisirs, le hennissement de l’ivresse, là on ne fait que jouir dans un délire perpétuel (l’Alternative, p.81).

C’est dans la personne de Don Juan que Kierkegaard désigne le premier homme de Venusberg.

L’être aimé s’affirme comme évidence dans un mouvement d’immobilisation, comme violation de la loi d’identité. Pour celui qui aime, il devient « beau » dans l’ordre de la contemplation objective. Dans l’amour, comme en un miroir, celui qui aime voit dans l’image divine de l’être aimé sa propre image de Dieu. Ce couple, constitué par l’être aimé et celui qui aime, est aussi dans l’ordre de la beauté. La contemplation objective de l’être aimé ressort aussi de la catégorie du « beau ». Le point d’appui de la personne, en ce qui la constitue, est la vérité; le point d’appui de l’autre, celui vers lequel le regard se porte, est l’amour; le point d’appui de l’image divine incarnée dans l’être aimé est la beauté. L’amour de celui qui aime, transportant son propre « moi » dans celui de l’être qu’il aime, lui communique la possibilité de connaître en Dieu le « moi qui aime » et de l’aimer en Dieu. Le beau est le point d’appui de l’amour. L’amour est immobilisation, acte de foi, la foi est, selon Kierkegaard, « suspension téléologique ». On comprend alors pourquoi, pour Balthasar, « l’Amour seul est digne de foi », ouvrage dans lequel il expose de manière dense le propos de son esthétique théologique. Mais aussi, l’amour dont parle Balthasar est si grand qu’il a traversé l’enfer de la croix. Même ressuscité, il porte encore en son humanité glorifiée les traces douloureuses de la passion (Jn 21,19-30). Enfin, pour bien distinguer cette beauté de toute beauté intramondaine, Balthasar réserve à la Beauté incommensurable de Dieu le titre de Gloire30. Cette Gloire possède en elle-même la mesure de sa beauté, car elle est, selon le mot de saint Anselme cité par Balthasar31, l’id quo maius cogitari non potest

30 « kabod » dans l’Ancien Testament et « doxa » dans le Nouveau Testament.31 cf. La raison esthétique chez saint Anselme, in Hans Urs von BALTHASAR, La Gloire et la Croix, op. cit., II/1: Styles, pp. 195 à 215.

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3.2. L’oeuvre d’art langagière et la vérité comme situation

L’expérience esthétique, expérience sensible32, a pour motif de faire éprouver quelque chose que ne parvient pas à notifier la sensibilité. Le « beau » est à ce prix. D’après Lyotard, il ne passe pas dans le langage, l’expérience esthétique est « comme le silence contenu dans la parole ». Elle est refoulée, inhibée dans le langage. La beauté pose la question de son indicibilité radicale, de son silence comme seul destin. Or, le silence de l’oeuvre d’art a pour vocation d’être signifié, mieux figuré. Comment peut-on parler ici d’une structure dialogale de la compréhension et de l’entente? En fait, il semble que « la dialectique question-réponse, dans la mesure où elle joue encore, ne soit présente ici que dans un seul sens, à partir de celui qui cherche à comprendre une oeuvre d’art, qui l’interroge et s’interroge, qui prête l’oreille à la réponse de l’oeuvre »33. Sans doute celui qui prête l’oreille seul, comme tout homme qui pense seul, peut questionner et répondre comme cela se produit dans le dialogue réel entre deux personnes. On peut parler d’un « langage de l’art »34. Balthasar montre que cette figuration du silence de l’oeuvre d’art s’accomplit dans l’ordre du langage lui-même, au moyen de la « figure-image ». Il y a une voix qui parle dans l’oeuvre d’art

quand la non-figure entre comme élément constitutif dans une figure supérieure, y devenant du même coup expression ou parole35.

La figure contient une parole qui est « éveil et interpellation ». le pouvoir de l’expérience esthétique nous fait expérimenter notre liberté:

Elle éveille notre liberté pour la rendre attentive à l’appel de la figure. Vu du côté de la figure et de la parole, c’est un seul et même acte. Mais, du côté de l’homme interpellé, cet acte peut en raison de la liberté bifurquer en deux réponses: le “oui ” de celui qui se veut attentif, le “non” de celui qui passe sans regarder36.

Du côté de l’homme, on peut être insensible à la beauté, passer devant une oeuvre d’art qui est un chef d’oeuvre sans y prêter attention. Mais qu’en est-il du côté de l’oeuvre d’art? Elle garde, indépendament de celui qui la regarde, un pouvoir. La vérité d’un tableau vient à notre rencontre avec une force de persuasion qui fait que la réponse immédiate est un « oui » et non un commentaire. Les commentaires que nous connaissons sur l’oeuvre d’art ne peuvent être vraies qu’en tant que faits qui viennent enrichir la réponse a posteriori, mais la véritable réponse est toujours et simplement « oui ». Toute vérité concernant l’oeuvre d’art

32 Comment une expérience ne le serait-elle pas?33 Hans-Georg GADAMER, L'art de comprendre. Écrits II: Herméneutique et Champ de l'expérience humaine. Textes réunis par P. Fruchon, éditions Aubier, collection « Bibliothèque Philosophique », Paris, 1991. pp. 15 et 16.34 Hans Urs von BALTHASAR, La dramatique divine. II/1. Les personnes du drame. 1. L'homme en Dieu, op; cit., p. 24.35 Ibid., p. 24.36 Ibid., p. 24.

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peut influer sur la qualité de la réponse, sur sa vérité intrinsèque, mais elle ne peut pas « donner » cette vérité. Celle-ci ne vient à nous que directement de l’oeuvre elle-même. Et, pour celui qui accepte l’oeuvre, celui qui dit « oui », l’oeuvre d’art ouvre « l’espace de la parole transcendante, et donc du sens et du dialogue inépuisable ». Sans nous faire passer du côté de « l’absolument autre », là où résiderait la beauté pure de l’extériorité visible, l’oeuvre d’art est l’alternative à la rationalité discursive. Sa position, lors même qu’elle compose avec la raison, est un démenti à la position du discours:

Non pas, encore une fois, un dialogue avant tout tissé de paroles formulées, mais une confrontation, un échange existentiel37.

Si la figure-image est l’intrusion dans le champ de vision lui-même de ce qui désorganise la perception et la formation visuelle des objets, c’est parce qu’il y a une relation dynamique entre l’image et son fond. Nous pouvons désormais revenir sur la question de la vérité que Balthasar formule de façon complètement renouvelée. Apprendre la vérité sur quelque chose, sur quelqu’un est un procédé de recherche et d’analyse qui transforme en objet ce que l’on étudie. Ce procédé place l’observateur à l’écart de la réalité intrinsèque de l’objet sur lequel il se porte. Les faits interviennent entre le sujet et son interlocuteur comme des interprètes trop envahissants au cours d’une conversation avec un étranger. Rencontrer la vérité de quelque chose, la vérité de quelqu’un, c’est accepter d’être l’objet d’une rencontre. Voici une façon de connaître la vérité qui est dangereusement subjective, mais, d’un autre point de vue, c’est la façon dont la vérité puisse véritablement s’authentifier. Autrement dit, la ligne entre sujet et objet est dans l’ordre de l’appel et de la réponse et, entre ce qui appelle et ce qui répond, elle s’efface jusqu’à finir par disparaître. Dès que l’être devient présence, il est déjà devenu une partie de celui auquel il est présent. La relation entre l’image et son fond n’est rien d’autre que l’esprit. Considérons le double mouvement entre l’image et le fond, le mouvement de la vérité vu du côté de l’objet. D’abord du fond vers l’image, l’image émerge du fond. Ce mouvement, vu du côté de l’essence, est un acte de l’essence à vouloir se manifester, « l’essence elle-même qui, par amour gratuit, décide de se reproduire dans l’apparition, en renonçant du même coup à la gloire de sa propre autonomie »38. De l’image vers le fond, ou encore vu du côté de l’apparition désormais, l’image renonce à dévoiler complètement le fond, elle nous invite à aller à la découverte du fond. Balthasar parle de l’« essentialité » qui se démarque de la « non-essentialité de l’image »39. Entre l’essence des choses et leur réalité, il y a une relation, un mouvement, une dynamique continuelle de l’un à l’autre, mouvement du fond vers l’apparition et réciproquement. Si l’on observe maintenant le mouvement de la vérité du côté du sujet, nous observons aussi une

37 Ibid., p. 24.38 Hans Urs von BALTHASAR, La Théologique, I, Vérité du monde, op. cit., p. 158.39 Ibid., p. 156.

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dualité irréductible entre l’universel et le particulier, respectivement concept et image:

Le mouvement qui doit se développer ici est du même ordre que celui qui se déroulait précédemment dans le circuit de l’essence et de l’apparition et, au plan noétique, se reflétait dans l’échange entre la perception et le concept40.

Cette dualité, dans une implication mutuelle en même temps qu’une séparation impossible,

fait voir dans l’étant toujours plus que ce qu’en attendait le sujet connaissant41.

L’oeuvre d’art est de nature langagière. En effet, le langage est, de façon originaire, appel avant d’être un instrument servant de véhicule à l’information. Il est « appel à venir dans la présence, appel à aller dans l’absence »42. Le langage est l’extériorisation par excellence de l’espace spirituel:

Dans le langage humain partant du sensible, l’image acquiert donc sa plus grande transparence révélatrice de l’essence dans la mesure où elle ne prétend rien exprimer et n’est précisément qu’un signe du contenu à expliciter. On peut dire que c’est exactement selon l’insignifiance sensible de la parole que se mesure la grandeur incommensurable du contenu spirituel43.

Le langage de l’oeuvre d’art est non verbal, il fait déchoir la parole de son unicité. Le langage a une fonction instrumentale que la rhétorique exploite parfaitement. Cet aspect fait de lui un outil d’appellation très efficace. Il a aussi une autre polarité, plus originaire, à un niveau où ce n’est pas nous qui usons du langage mais où nous sommes possédés par lui. Balthasar montre pourquoi le langage, qui présente une double polarité, maintient et révèle tout de même l’unicité de la personne. Le sujet humain est de nature indifférenciée au départ, et, selon une analyse à laquelle pourrait souscrire Teilhard de Chardin, le milieu originaire contient en germe la différenciation à venir. L’esprit humain se développe en « sortant de l’inconscience du milieu naturel »44. A partir de cette unité radicale, le langage se présente sous deux aspects: expression de la subjectivité libre et gage de l’appartenance à une communauté humaine. Le langage est d’abord dévoilement de la personne puisque c’est par le langage qu’elle exprime sa liberté. La fonction originaire du langage est une « première parole spirituelle ». L’esprit, en permettant au sujet son

40 Ibid., p. 165.41 Ibid., p. 166.42 Louis-Marie CHAUVET, Symbole et sacrement. une relecture sacramentelle de l'existence chrétienne, Éditions du Cerf, collection « Cogitatio fidei », n° 144, Paris, 1987, p. 61.43 Hans Urs von BALTHASAR, La Théologique, I, Vérité du monde, op. cit., p. 168.44 Ibid., pp. 170 à 172.

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Le dépassement de l’esthétique et de l’éthique de Kierkegaard 143

extériorité, assure l’unité du savoir et du dire. Dans la parole librement prononcée, l’esprit

acquiert ainsi la possibilité de sortir de lui-même et de son cercle fermé, sans perdre pour autant son unité. (...) C’est seulement parce que l’esprit, dans son identité, peut se poser devant soi-même et se ressaisir à nouveau, qu’il est capable, sans préjudice de sa liberté spirituelle et de son intimité personnelle, de connaître autre chose que soi45.

D’autre part, parce que l’esprit se distancie intérieurement face au monde, le verbe spirituel exprime ce qu’il est. Le verbe intérieur est à la conscience de notre identité ce que le verbe extérieur est à l’ouverture au monde. Cette analogie sert à Balthasar à montrer que la parole extérieure, comme la parole intérieure, n’est soumise à aucune nécessité, elle est libre. La seule chose qui existe réellement lors de l’expression de la parole extérieure c’est la rencontre avec les autres:

Tout ce qu’est et fait un homme individuel, il l’accomplit comme mise en acte d’une possibilité de l’essence d’homme, qu’il partage dans l’identité avec les autres hommes46.

Balthasar résoud la question de la constitution du sujet telle qu’elle a été définie par le rationalisme et l’idéalisme en affirmant ici que la constitution du « je » se fait toujours par l’intermédiaire d’un « tu ». Balthasar dénonce un « cogito trop souvent considéré de manière solipsiste. Position de soi et dépassement de soi vers l’autre croissent ensemble, inextricablement liés »47.

4. ConclusionLe langage a une structure dialogique. Exactement de la même

façon que l’on a accès à notre propre visage que par l’intermédiaire d’un miroir, l’esprit ne se découvre qu’à travers « le miroir du monde environnant »48. De même que le monde se révèle par son apparition, l’homme se révéèle par un son témoignage libre vers l’extérieur. Ce témoignage, comme révélation de soi-même au monde et aux autres, est découverte à la fois de soi-même et des autres. Dans la constitution de l’acte de connaissance, sujet et objet sont inséparables:

le critère de la vérité réside en partie dans le “ moi ” et en partie dans le “ toi ” et, dans sa totalité il ne se trouve que dans le mouvement du dialogue. Ce critère interne au “ moi ” repose sur l’évidence du “ cogito ergo sum ”, dans la co-incidence vécue de l’être et de la conscience, centre auquel doit être ramenée toute évidence intermédiaire, comme au principe et à la mesure de toute vérité49.

45 Ibid., p. 172.46 Ibid., p. 173.47 Pascal IDE, Être et mystère. La philosophie de Hans Urs von Balthasar, op. cit., p. 51.48 Hans Urs von BALTHASAR, La Théologique, I, Vérité du monde, op. cit., p. 179.49 Ibid., p. 181.

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144 La dispersion dans le sensible

La vérité n’est donc plénière que si entre « je » et « tu » il y a réciprocité de dons, libre don d’une parole. L’individu dépasse le « je » et s’accomplit dans le « tu ». Or, qui dit don entre personnes, dit amour. Voilà pourquoi « le sens total de la vérité » est « amour »:

En effet, dès que la visée du dévoilement de l’être dépasse le “ moi ” pour s’accomplir dans le “ toi ”, que la logique de l’être devient dialogue dans le sens d’une communication jamais achevée, l’amour apparaît immédiatement comme le sens dernier de tout le processus. C’est l’amour seul qui donne une justification à la conscience de soi et au verbe intérieur: ils sont, en effet, les conditions de possibilité d’un don de soi plus large encore. Lui seul donne un sens à la parole extérieure que chacun échange dans la communion avec l’autre50.

Sans amour, le mystère cesserait d’être. A partir d’expériences semblables à celles que nous donne l’oeuvre d’art, nous en venons à comprendre que la source d’une profonde réponse de reconnaissance, de joie et d’émerveillement n’est pas la personne qui répond mais la présence à laquelle nous répondons. C’est la vérité de Jésus qui force les hommes et les forces à reconnaître qu’il parle non comme les scribes, mais avec autorité. C’est l’impact de sa réalité intrinsèque qui transcende la preuve. Ce que nous appelons l’objet de notre réponse est en réalité le « sujet actif ». « Je » dit « tu » et « tu » se donne à « je »51. Dans tous les moments de réciprocité, la vérité de cet autre être appelle ma vérité; elle vient me chercher. La vérité exige que nous la rencontrions dans son intégrité. Autrement dit, si on se fait valoir ou que l’on joue un rôle, l’autre recule, parce que l’attention est alors tournée vers soi-même. L’individu va à la découverte de l’Etre et du Devenir sous la forme d’une rencontre avec un autre et non pas comme on va à la recherche d’une terre inconnue. On peut dire qu’une rencontre dans laquelle la vérité fait face à la vérité est une « annonciation », parce que dans un tel moment de perception mutuelle, l’autre demande d’être véritablement soi-même, il demande aussi d’être tout ce que l’on est capable d’être. Et là encore l’oeuvre d’art peut nous donner une indication. Une oeuvre humaine, comme une oeuvre d’art, peut plaire facilement mais, si elle est réellement bonne, elle exige un don de soi et un dépassement. La véritable écoute, la vraie contemplation nous prennent une partie de nous-mêmes, bien que nous n’en soyons pas immédiatement conscients. Il est tout naturel de donner un nom personnel à ce courant de communication, à cet intermédiaire invisible. Il s’agit de l’Esprit Saint, Esprit de Dieu. Il réconcilie le pôle sensible de l’image et le pôle intelligible de l’être; il assure l’accord entre le verbe intérieur et son expression langagière et signifiante. C’est cet Esprit qui possédait et dominait Jésus Christ homme, faisant de lui l’être humain le plus

50 Ibid., p. 183.51 L’expérience Je-Tu décrite par Buber est une relation qui vient sans qu’on la cherche, parce que telle est sa nature et, quand elle ne vient pas, personne ne doit se sentir coupable. Buber ne méprise pas non plus cette autre attitude selon laquelle le monde et nos semblables sont les objets de notre perception et qui comprend ce que Harvey Cox appelle la relation le-vous.

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perceptif, le plus ouvert, le plus sensible qui ait jamais existé, tellement conscient de Dieu qu’il l’appelait Père et extraordinairement conscient de tous les êtres qui croisaient son chemin, surtout de ceux que personne d’autre ne remarquait. Ce chemin qui nous a conduit de l’oeuvre d’art, puis au langage, à la rencontre, à la liberté, à l’Esprit Saint est résumé de façon magistrale par Balthasar:

La voix qui parle dans l’oeuvre d’art n’est certes pas toujours capable de transmettre son langage à celui à qui elle s’adresse. Mais, s’il ne la perçoit pas tout d’abord, il peut toujours la découvrir à force d’attention et d’exercice. Car la liberté de l’oeuvre d’art éduque à la liberté quiconque sait contempler et réagir. Or la Parole de Dieu faite homme, parlant dans l’oeuvre de Dieu, n’a pas seulement cette liberté de l’oeuvre d’art qui tient à une forme sensible. En tant que Parole, elle est, dans l’Esprit Saint, directement constitutive de liberté. Aussi, alors qu’un homme non doué pour l’art n’en porte pas de responsabilité, celui qui se trouve confronté à la Parole de Dieu reçoit, dans cette rencontre même, le don d’une liberté qui accroît sa responsabilité vis-à vis du sens revelé par la Parole. Refuser une oeuvre d’art est relativement sans conséquences. En revanche, rejeter la parole significative et décisive de Dieu peut devenir jugement pour celui qui s’en détourne librement52.

52 Hans Urs von BALTHASAR, La dramatique divine. II/1. Les personnes du drame. 1. L'homme en Dieu, pp. 24 et 25.

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CHAPITRE VII

Le désir

Le désir comme impulsion qui nous sollicite à dépasser notre vie quotidienne est par essence infini. Pour les sophistes l’hornme ne maîtrise pas le monde grâce à son logos, mais le logos du monde contradictoire gouverne contradictoirement l’homme. Ce qui ne signifie rien d’autre que le monde des sensations peut exercer la même suggestion (tragique) que le logos. En effet, pour montrer comment Hélène, mue par la passion, a cédé à la beauté de Paris, sans pour autant être fautive, Gorgias nous dit que « nos perceptions visuelles possèdent non pas l’essence que, nous, nous voulons, mais celle qui échoit en propre à chacune. En effet, c’est par l’entremise de la vue que l’âme reçoit une empreinte qui marque y compris son caractère » (§ 15). Ce qui revient à dire que le désir la pousse dans une situation critique. Ainsi un lien ferme et inextricable entre les sensations et le logos s’établit, non seulement lorsque se déploie la passion amoureuse, mais dans tous les cas où les sensations interviennent, comme le déclare André Gide d’une voix solennelle : « Désir! Je t’ai traîné sur les routes; je t’ai désolé dans les champs; je t’ai saoûlé dans les grandes villes; je t’ai saoûlé sans te désaltérer; je t’ai baigné dans les nuits pleines de lune; je t’ai promené partout; je t’ai bercé sur les vagues; j’ai voulu t’endormir sur les flots... Désir! Désir! Que ferais-je? Que veux-tu donc? Est-ce que tu ne te lasseras pas? »1. La question qui nous occupe ici est de saisir ce désir qui nous invite à construire notre univers esthétique. Si le désir est infini, il produit la grandeur, l’extraordinaire en tant que catégorie esthétique. Telles sont les qualités de Don Juan ou Faust. Mais cette grandeur est toujours dans le péché. Son aspect extatique, sa démesure, sa tendance destructrice lui confère toutefois une dimension créatrice. Don Juan parvient même à symboliser le démonique. Le désir apparaît donc dans la dimension esthétique par sa démesure et dans la dimension éthique par son aspect

1 André GIDE, Les Nourritures Terrestres de Gide, Éditions GALLIMARD, 1964, p. 202.

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148 Le désir

peccamineux. Par ailleurs le désir en recherchant la réalisation de l’éternel dans le temps, s’épuise.o

1. Position du problèmeL’homme possède, dès son enfance, au plus haut point un don de

désirer puissamment l’objet de son désir. Kierkegaard dénonce le manque de désir authentique, se plaint qu’il n’y ait plus de passion. La passion, c’est l’insatiable avidité de Don Juan à travers ses mille trois conquêtes. Elles sont l’objet du désir, comme permettant au désir de s’accomplir et, par là même, de s’éteindre, objet de la mégalomanie infantile du désir auquel il s’identifie et qui accomplit ses fantasmes de toute-puissance. Alors que l’enfant exerce cette force de désir spontanément dans la direction de l’amour, l’adulte ne désire plus: « En ce temps-là, j’étais encore capable de désirer. Maintenant je ne désire plus que mon premier désir. Qu’est-ce que la jeunesse? Un rêve. Et qu’est-ce que l’amour? sinon le contenu du rêve »2.

1.1. Langage, liberté et désir dans la dialectique « réel et possible »

La liberté, coeur de l’existence humaine, s’éveille à elle-même en s’éveillant au désir ou, comme le dit Blondel, à la volonté voulante. Dans cette confrontation immédiate du désir avec la liberté d’où l’élément rationnel du logos est exclu, il y a deux possibilités. Ou bien la liberté est absorbée dans le désir, elle devient subordonnée à une volonté totalitaire. Ou bien elle tend inversement à réduire ce dernier à son initiative souveraine. Dans le premier cas c’est la volonté de puissance (Nietzsche), dans le deuxième cas la liberté est maîtresse du désir (Sartre). Le bouddhiste va jusqu’au bout de la réduction en plaçant l’idéal dans une liberté abstraite d’où est évacué tout dynamisme de la volonté. La liberté est coupée du désir qui la meut. Dès lors, elle ne peut plus s’affirmer que dans le langage puisqu’elle a été coupée du réel. La liberté n’est plus en prise avec le réel, elle a prise sur le possible en parlant, elle affirme sa singularité par l’universalité du langage. Lorsque le désir est exclu, la liberté s’affronte alors au langage. Si la liberté est toute puissante, alors elle subordonne le langage à sa domination. Cette emprise totalitaire de la liberté sur le langage postule que la vérité a sa source dans le fait même de « dire ». L’essence même du langage est subordonné au « je », au sujet et à sa pure expression (Wittgenstein). Mais, ici il faudra nous demander comment le sujet peut-il faire valoir sa suprématie en dehors de tout discours rationnel. Alors, nous voici conduit à l’attitude selon laquelle la liberté s’efface derrière un discours universel préexistant à la parole du sujet qui s’exprime (Spinoza, Hegel). Mais comment se fait-il que le sujet est poussé à exprimer ce système du savoir absolu alors qu’il est lui-même intégré dans ce système. N’est-ce pas précisément le désir

2 Sören KIERKEGAARD, Oeuvres complètes, op. cit., 10, L’alternative, p. 38.

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qui en avait auparavant été exclu ? Le désir exclu resurgit aussitôt. Il interdit la clôture de la pensée dans le système (Kierkegaard).

L’existence n’échappe pas à l’impasse de l’évacuation du désir. Elle impose la présence des trois termes liberté, langage et désir et de leur rapport harmonieux. Confrontée au désir, dans la catégorie du possible, la liberté doit y souscrire afin de s’engager dans le réel, et par conséquent conduit le sujet à engager sa propre existence précisément comme sujet libre. C’est le langage qui permet de surmonter l’antinomie du réel et du possible. En effet, par le langage, la liberté réfléchit son autonomie dans le possible pour pouvoir l’exprimer dans le réel. Par le langage, la liberté éclaire le désir, les unit l’une à l’autre pour passer du possible au réel. Le langage permet ainsi le devenir concret, passage du possible au réel. Il réconcilie dans le présent le passé et le futur, dont le temps fixe les limites d’une libre réalisation du désir. Le temps est l’obstacle mais aussi le moyen de traduire le possible dans le réel.

1.2. L’épreuve du désirDieu n’est pas le seul à mettre à l’épreuve le désir. Il y a autrui qui

résiste aux rôles dans lesquels je tente de le faire entrer. Autrui n’est pas l’être supérieur et pourvu de toutes les perfections. Le désir qu’il a de moi n’est ni exclusif, ni inépuisable, ni éternel: il m’échappe. La réussite de notre relation à autrui passe par une épreuve et une conversion. Il faut accepter qu’autrui soit un être de désir pour lequel, en définitive, on ne puisse rien. Autrui est autre, il est radicalement différent, d’une différence indépassable qui s’enracine dans la différence des sexes. L’épreuve de la foi met à l’épreuve le désir. Prendre autrui pour objet est l’épreuve majeure que rencontre le désir. Elle consiste à renoncer à l’identité pour accéder à la différence. Dieu et autrui renvoient à soi-même comme autre qu’eux. Il est impossible à l’homme d’être Dieu ni de se faire l’origine du désir de l’autre. Etre en relation au sein d’une différence acceptée se réalise seulement par le langage ou par d’autres médiations symboliques; le mot, le symbole rendent l’autre présent dans son absence. Le désir peut alors s’y déployer comme désir, ce que rien ne peut satisfaire ni faire disparaître. Ces considérations nous permettent de mieux décrire la solidarité des deux formes du désir sur lesquelles nous nous interrogions: le désir d’autrui et le désir de Dieu. Le lien entre désir d’autrui et désir de Dieu présente deux versants, selon que le désir se convertit au fini et à la différence ou selon qu’il y résiste. Si le désir résiste, il s’enferme dans la forteresse du « religieux », c’est-à dire dans un lieu où le désir déçu de ne pouvoir s’accomplir avec autrui se construit un Dieu à sa mesure. Par définition, ce Dieu-là ne déçoit pas. Dieu par compensation, il s’oppose à autrui, il dénonce la vanité du désir de l’homme, du désir sexuel. Lorsque le désir se tourne vers ce qui lui est radicalement autre, alors Dieu et autrui ne se concurrencent plus. Leur altérité renvoie l’une à l’autre. Dieu se rend présent dans le cri du prochain; le désir d’autrui avec son incertitude et sa contingence renvoie à la liberté du désir de Dieu3 sur

3 Ghislain LAFONT, Dieu, le temps et l'être, op. cit., p .237: le désir humain est « en lui-même essentiellement indéterminé: radicalement il est désir de Dieu et

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150 Le désir

l’homme, à son mystère. L’établissement de relations profondes et durables avec autrui, en particulier avec l’autre de l’autre sexe, peut entraîner le croyant à se convertir plus radicalement au Dieu de Jésus Christ. En tout cas, cela lui permet de lever les résistances qui l’attachent à ses idoles. Le désir empêche le chemin du retour à soi-même:

Cependant, tout est possible dans la possibilité. On peut donc s’y égarer de toutes les manières, sous deux formes surtout. L’une se caractérise par le désir, l’ardente aspiration, l’autre par une imagination mélancolique (l’espérance — la crainte ou l’angoisse). Les contes et les légendes parlent souvent d’un chevalier qui aperçoit soudain un oiseau rare qu’il poursuit sans arrêt; l’oiseau semble au début tout proche, mais, sur le point d’être attrapé, il s’envole, et ainsi jusqu’à la nuit noire, si bien que le héros se trouve loin des siens sans pouvoir trouver sa route dans le désert où il est maintenant: de même pour la possibilité du désir. Au lieu de reconduire la possibilité dans la nécessité, on court après la possibilité et finalement on ne peut plus trouver le chemin du retour à soi-même. Pour la mélancolie, le contraire se produit de même façon4.

Kierkegaard vibre encore à l’idée de l’assiette de gruau promise tous les mercredis à son appétit juvénile, et quel est celui d’entre nous qui n’a pas toute la semaine vécu dans l’espérance de ce gruau hebdomadaire?

1.3. Don Juan et le ChristLe pathétique de la figure tout à fait spéciale de don Juan ne saurait

laisser personne indifférent. Don Juan assure l’unité d’un destin supérieur, celui de la passion. Notre héros exprime « la spiritualisation de la chair »5. Le feu qui l’anime se communique à tous les personnages qu’il rencontre dans sa vie. La musique, dans ce cadre, nous permet de découvrir, dans toute sa grandeur, ce monde de la passion et d’assister à l’épanouissement du génie sensible érotique. Peu d’hommes peuvent prétendre à représenter la génialité du désir autant que don Juan. Ce que montre don Juan n’est pas du tout une image du désir dans laquelle figurerait une charge de passion tellement importante qu’elle nous donnerait une vision de ce qu’est le désir. Don Juan est le personnage qui incarne véritablement le principe de la vie esthétique toute adonnée au désir. Pour nous faire vivre la boulimie totalitaire de désir que manifeste don Juan, il faut un « médium » plus mobile que la couleur et plus sensible que le langage. Kierkegaard étudie dans les ∆ιαψαλµατα le mécanisme du « médium ». Seule la musique permet de rendre compte du génie érotique. Pour Kierkegaard, il est beaucoup plus, le médium nous introduit dans les mouvements même du désir. Don Juan, l’opéra des opéras, le sommet de la production musicale de Mozart, n’est pas seulement un chef-d’oeuvre classique. Le génie de « Mozart,

ouverture à recevoir de Dieu, moyennant renoncement à l’auto-suffisance, cette communion avec Lui en laquelle s’accomplit l’homme ».4 Sören KIERKEGAARD, Oeuvres complètes, op. cit., 16, La maladie à la mort, p. 194.5 Sören KIERKEGAARD, Oeuvres complètes, op. cit., 10, L’alternative, p. 80.

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l’incomparable »6 « consiste précisément à avoir mieux que personne saisi cette correspondance fondamentale et en nous présentant avec un tact unique cette relation essentielle, de nous avoir du même coup révélé les deux termes, musique pure et passion pure »7. Comme le Faust de Goethe au théâtre, l’Iliade d’Homère en littérature, Don Juan nous introduit, en musique, vers le but essentiel de la vie esthétique. Seule la musique dégage, au plan sensible, ce que nous appréhendons de l’éros comme énergie vitale. La force prodigieuse de Don Juan est de mettre en évidence, de façon dialectique, le conflit essentiel entre le désir et la séduction:

Il nous introduit d’un vol puissant dans les régions supérieures où se livrent entre des forces lyriquement déployées un grand combat élémentaire. D’un côté la voix profonde du commandeur qui représente la projection des valeurs éthiques sur le plan vital, et de l’autre le chant irrésistible de la séduction. Mais le combat s’annonce trop inégal; l’une des deux forces a déjà vaincu avant la bataille, nous la voyons se dégager et l’emporter. Mais cette liberté fait aussi sa passion: c’est la brûlante inquiétude de sa courte joie de vivre, c’est le pouls élévé de sa fiévreuse excitation. Cela ne l’empêche pas de déchaîner les autres forces et de les entraîner dans sa course. Telle qui lui opposait au début une résistance en apparence insurmontable doit maintenant entrer en branle et bientôt le mouvement devient si rapide qu’il semble s’achever en un combat réel8.

Or, si l’on est séducteur à la manière de Don Juan, on peut tâcher d’être séduisant à la manière du Christ. Le participe présent dévoile la différence radicale entre le séducteur et celui qui tente d’être séduisant. En effet, séduire veut dire séparer deux êtres qui s’aiment pour s’approprier l’amour de l’un ou de l’autre, ou des deux. Don Juan excelle dans ce jeu qui consiste à séparer un être de lui-même pour que, se sentant perdu, il s’attache au premier venu. Le séducteur perçoit, confusément ou parfois plus consciemment, le tourbillon qui torture les profondeurs de l’homme qu’est l’attirance très forte pour ce que, tout à la

6 Karl BARTH, Dogmatique, op. cit., 10, p. 440. Barth explique qu’il lui donne ce qualificatif d’« incomparable » in Karl BARTH, Dogmatique, op. cit., 14, p. 10: non seulement Mozart a « composé une musique telle que celui qui sait l’écouter ne peut même plus dire qu’elle est “belle”, tant cet adjectif est insuffisant », mais encore il « “appartient” à la théologie » car sa musique traduit l’harmonie de la création, exprime la louange de Dieu, nous fait écouter ce que nous verrons à la fin des temps. Pour toutes ces raisons, Mozart a connu quelque chose de l’ordre de la « pureté du coeur » que les Pères de l’Église, les réformateurs, les catholiques, les orthodoxes et les existentialistes (surtout eux) n’ont pas su discerner. Barth affirme que lorsqu’il travaillait à sa Dogmatique il commençait tous les matins par écouter du Mozart avant de se mettre au travail. Il avoue également que s’il devait aller au ciel, il commencerait d’abord par s’informer de Mozart, et après seulement de saint Augustin, saint Thomas d’Aquin, Luther, Calvin et Schleiermacher (cf. Karl BARTH, Mozart, op. cit., p. 6). cf. Hans Urs von BALTHASAR, La Gloire et la Croix, I: Apparition, op. cit., p. 57: « Karl Barth perçoit, dans Mozart, le chant de louange de la création rachetée et de l’homme libéré »; et La Gloire et la Croix, II/1, p. 23: « Le véritable artiste n’est pas placé sous la contrainte de l’acte créateur au point de ne pas conserver une liberté souveraine dans le choix de la forme ». 7 Pierre MESNARD, Le vrai visage de Kierkegaard, op. cit., p. 135.8 Sören KIERKEGAARD, Oeuvres complètes, op. cit., 10, L’alternative, p. 116.

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fois, nous avons envie de savoir et craignons terriblement. C’est de ce vertige qu’il joue. Pour arriver à ses fins, Don Juan n’hésite pas à se parer de déguisements pour mentir jusqu’à pousser l’artifice à l’excès. Ils se sert de toutes les ressources humaines, les meilleures et les pires, pour entretenir la confusion. Don Juan n’a de cesse que l’autre, la femme, soit captée, pour être confondue avec lui. Et comme Don Juan devient le seul maître des sentiments, il devient de plus isolé dans sa bulle. Il est seul dans son univers pervers. Finalement, Don Juan cherche désespérément à se séduire lui-même au moyen de l’autre. C’est le vertige de la perversion. Don Juan est sans cesse en état de manque. La seule issue qui s’offre à son existence, c’est de recommencer sans cesse son manège avec d’autres. Il détruit et donc se détruit. Il laisse choir au bord de la route ses victimes. Il en est plus amer à chaque fois. Il lui faut encore d’autres victimes pour se venger de lui-même. Don Juan veut leur dire à chacune d’elles ce qu’elles ont envie d’entendre, leur montrer ce qu’elles ont envie de voir. Mais « cette “envie” est justement ce qui fait horreur »9. Chez Don Juan, le désir nous montre la formation de l’attitude et du discours de type totalitaire où l’individu hésite entre devenir sujet et se laisser assujettir. Don Juan profite, en permanence, de ce moment d’indécision. Le séducteur use à la fois de suavité et de dureté. Dureté, car il faut que l’autre se sépare de lui-même. Douceur, car il convient qu’il adhère à ce qui lui est demandé, d’être comme lui-même. Don Juan est un adepte de la pensée de l’unique: un même discours pour tous, une même façon de vivre, une même manière d’aimer, d’envisager son existence. La Création est elle aussi une entreprise de séparation, de coupure. Mais son but n’est pas de peser sur le conflit de l’homme avec lui-même. La finalité de la création est d’interdire la confusion des genres: Dieu n’est pas l’homme, l’homme n’est pas la femme. Dieu a donné à chacune des espèces animales un nom différent. La parole est remise à l’homme pour qu’il puisse identifier ces différences, et s’identifier lui-même en conséquence. La création offre la liberté, remet le monde à l’homme pour qu’il en soit l’intendant, au risque des erreurs et des fautes. Au risque du séducteur aussi. Comme le séducteur Don Juan, le serpent de la Genèse, qui refuse, somme toute, d’avoir été créé, veut transmettre son refus. Pour cela, il joue sur la confusion. Le jardin d’Eden est planté d’une multitude d’arbres. Mais Dieu a donné des noms pour chacune de ces réalités, il a autorisé la parole pour s’orienter. Du coup, il a aussi posé des limites. L’homme ne peut pas prétendre tout connaître, il ne peut pas vouloir être maître de tout. C’est la seule façon pour l’Homme de pouvoir vivre. Sans interdiction, pas de liberté possible. Le serpent joue sur ce registre. Il propose à l’homme d’oser ce qui est interdit pour devenir « comme » Dieu: « vous serez comme des dieux ». Le séducteur cherche ainsi à annuler la création, il se venge de Dieu par l’homme. Peu lui importe que dans une telle tentation, tout risque de disparaître, lui avec le reste. Le séducteur accorde plus de prix à sa jouissance qu’à sa vie. Lorsque Satan précise encore sa stratégie en entraînant le Christ au désert (Mt 4, 1-11), c’est le même point critique qui est à nouveau visé:

9 Cf. Daniel SIBONY, Le féminin et la séduction, Éditions Grasset, 1986 et Jean BAUDRILLARD, De la séduction, Éditions Galilée, 1979.

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la différence. Le Christ est Fils de Dieu, il est Dieu, donc il est maître de tout. Le langage est instrument de la différenciation, c’est par là donc que Satan tente de le confondre. En effet, le langage permet le conditionnel, le mode de tous les possibles. Satan nous transporte du monde du réel dans le monde des possibles. Cette opération nous permet de réfléchir des hypothèses, mais elle peut aussi nous précipiter dans tous les imaginaires. Mais, voilà que le Christ déjoue le conditionnel. Le Christ choisit l’indicatif, l’affirmation. En se référant à un Autre dont il tient la vie, un Autre qui lui a fait don de la chair et du sang. Le Christ ne se cache pas derrière le pouvoir de son Père. Il tient sa place d’homme. Le tentateur s’en trouve confondu, lui qui voulait entretenir la confusion. Satan est démasqué au lieu même de son piège. Le Christ nous enseigne ce que c’est qu’être fils, ce qu’est être chrétien: séduisant en face du séducteur. Le Christ veut être le séduisant, Don Juan veut être le séducteur. Précisément, nous voyons donc qu’être séduisant, c’est permettre à l’autre de sortir de la confusion dans laquelle il est pris. C’est proposer à l’autre un salut. La confrontation entre Don Juan et le Christ nous montre combien la peur d’être séduisant construit les logiques les plus séductrices qui soient..

1.4. L’expression sensible du démoniqueKierkegaard nomme le démonique cette manifestation de puissance

qui élève la nature de l’homme, qui nous arrache au monde des phénomènes pour nous élever vers une réalité spirituelle. Le lyrisme est le moyen qui permet de nous y introduire. Dans l’opéra de Mozart qui nous occupe, le démonique s’appelle séduction:

J’entends l’exigence sauvage de la convoitise, j’entends qu’elle doit vaincre, que rien ne peut la stabiliser. L’obstacle devant lequel la pensée s’arrête au moins un instant ne retient pas véritablement la passion, mais lui sert plutôt de tremplin et donne plus de force à la jouissance de la victoire. C’est cette vie agitée d’instincts élémentaires, cette force démoniaque et irrésistible que je trouve dans don Juan. C’est elle qui constitue son idéalité et je peux m’en réjouir sans trouble, car la musique ne me la représente pas comme une personne ou comme un individu, mais comme une force10.

La séduction, comme poursuite d’un but abstrait, est partie intégrante de la vie esthétique. C’est son programme. La séduction procure son unité à la vie esthétique. Le seul désir de don Juan, qui s’exprime dans le mille e tre11, est de constituer une liste de beautés

10 Sören KIERKEGAARD, Oeuvres complètes, op. cit., 10, L’alternative, p. 97.11 cf. Pierre MESNARD, Le vrai visage de Kierkegaard, op. cit., p. 98: « Kierkegaard voit à juste titre le sommet épique de l’opéra: il ne comporte pas seulement une opposition de paroles entre l’énumération globale et tout abstraite des victoires remportées (mais en Espagne, mille et trois, mille et trois), et la description détaillée des charmes que le séducteur a pu goûter en chaque cas particulier, mais il dresse une opposition musicale entre la ritournelle, motif adéquat de la séduction considéré dans sa généralité, et les riches accents lyriques propres à l’évocation de chaque victoire nouvelle; la présence de ces deux thèmes et leur harmonieux équilibre se rencontre dans tous les passages où le héros fait son métier de

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154 Le désir

féminines, dans laquelle chaque nouvelle conquête n’a pour but que d’effacer la précédente. Ainsi toute la vie de don Juan est le désir. Il ne séduit pas, il désire uniquement. La vie esthétique n’est pas séduction, mais désir. Don Juan désire sans arrêt, il ne se rassasie jamais de désirer et de jouir de la satisfaction que lui procure le désir. Son désir insatiable, sa frénésie fanatique, sont tels qu’il va l’amener jusqu’à l’anéantissement. Don Juan n’est qu’une force qui va, toute tendue vers sa fin propre. C’est dans ce sens que don Juan a une sensibilité démoniaque, il est démoniaque en tant que force d’autodestruction. L’homme de désir veut soumettre au démonique, aux forces de destruction, toutes les personnes que la hasard place sur sa route. Mais, comme l’a montré Tillich, le démonique n’est pas force de destruction pure12, il construit. L’homme de désir veut assurer, par sa passion, un destin authentique et supérieur.

1.5. Désir, loi et péchéC’est dans le Christ humilié, voilé par la chair, que Balthasar

développe sa « philosophie du désir » qu’il ne dissocie pas d’une « philosophie de l’image »13. Suivant ici la pensée de Grégoire de Nysse, Balthasar recommande pour « revêtir la forme de la béatitude » d’imiter Dieu en tout ce qui répond à notre nature. Le désir est cette propension à faire que la nature se fait violence pour « survoler dans sa contemplation des êtres la notion d’espacement, mais elle n’y parvient pas »14. L’homme, en tant que créature, ne peut pas se porter en dehors de lui même par une connaissance compréhensive. L’homme reste toujours en lui-même, il est incapable de voir une chose en dehors de sa propre nature, même s’il croit entrevoir un objet qui le dépasse. Le désir est par essence infini. Le désir recherche la réalisation de l’éternel dans le temps: « On dirait que nous entrons dans un jeu en nous replaçant dans l’état d’ignorance. Même l’enfant se laisse prendre à neuf chaque fois par la même histoire passionnante et le même jeu de marionnettes, et même il proteste contre les moindres exceptions à l’habitude. La répétition ne supprime donc pas l’intérêt »15.

Le désir concerne la nécessité où l’être humain est de se nourrir, il le concerne aussi dans sa naissance, dans sa mort, dans sa différence essentielle et son rapport à l’autre sexe. C’est pourquoi le désir s’inscrit dans le champ de la relation humaine. L’accès à la relation se fait dans le langage. Nous connaissons notre désir selon deux axes: en le vivant (l’existentiel) et en le disant (le langage). Mais ici, on entrevoit, dans le champ de la relation humaine, une contradiction interne. En effet, le désir, pour qu’il soit spontanéité pure, libre jaillissement, affirmation de soi, jouissance sans frein, exige qu’il se réalise sans aucune contrainte, sans

séducteur ».12 Paul TILLICH, La Dimension religieuse de la culture. Écrits du premier enseignement (1919-1926), op. cit., pp. 121 à 151. 13 Hans Urs von BALTHASAR, Présence et pensée, essai sur la philosophie religieuse de Grégoire de Nysse, note préliminaire de Jean Robert Armogathe, Éditions Beauchesne, 1988, p. 119. 14 Ibid., p. 119.15 Hans Urs von BALTHASAR, La dramatique divine. I. Prolégomènes, p. 293.

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autre réalité que lui-même. En particulier, s’il n’a plus d’autre réalité que lui-même, il nie la relation humaine, lieu dans lequel il a pris corps: le désir tout puissant est, de fait, l’absence de relation. Ce désir total, sans faille, apparaît comme la négation même du désir puisque toute distance y est abolie, en particulier celle qui est nécessaire à toute relation humaine. Ici, l’interdit a un rôle qui structure le désir. Il oppose au « principe de plaisir » la réalité de la finitude. La démarche de l’homme est à reconstruire chaque fois. Il commence par croire que son désir est libre de tout contrainte, de tout ce qui le blesse. En même temps il veut dépasser ce désir violent, violent parce qu’il est indifférent à l’autre, parce qu’il nie la relation humaine. Alors, l’homme reconnaît que le désir est marqué par l’interdit, voire par la perte de l’objet désiré. Du coup, apparaît la reconnaissance de la relation humaine, celle de l’autre qui avait été perdue précédemment. Le désir est toujours une position conflictuelle. Il est constamment entre d’une part ce que demeure le désir tout à fait premier, comme « volonté de puissance », comme confiance totale dans la spontanéité, et d’autre part l’acceptation d’une condition résolue qui autorise la reconnaissance de l’autre. Il est toujours entre un en-deçà qui est sa situation réelle et un au-delà qui est sa situation affirmée. A tout moment, le désir qui a effectué la reconnaissance de l’autre peut resurgir en dessous de cette reconnaissance, marquée par l’interdit, et prendre le risque de perdre son objet. Il n’y a pas un « règne du désir »16 comme état originel de l’homme. Ceci étant, il a quand même une consistance dans le moment de la relation, de la reconnaissance de l’autre, parce que, comme toute illusion en l’homme, il possède sa réalité propre, efficace. La vie a une part d’illusion, se référer à ce « règne du désir », comme ce qui est toujours différé, ce qui sera déçu, contribue à atteindre l’autre. Le désir n’est pas du tout le « règne du désir » qui n’est qu’une image du désir, un rêve.

16 Ce qu’on appelle le « règne du désir » est cette possibilité de vivre une relation dans laquelle seul le désir est satisfait sous sa forme première, sans aucune contrainte. C’est un état dans lequel il y a continuité simple entre notre instinct, débarrassé de tout ce qui le blesse ou le déforme, et cette relation. Il ne faut pas le comprendre comme le triomphe de la perversité (où Freud voit, dans un langage bien sûr analogique, la quasi-définition du nourrisson). Au contraire ce « règne du désir » est véritablement le règne de l’amour. Il est liquidé de toute répression, de toute hypocrisie, de toute fausseté, de toute entrave. Il est le désir libre comme communication heureuse de l’union. L’homme entre, par le « règne du désir » dans la plénitude, dans la négation du temps, de la séparation, et même de la négation de la mort et de la naissance. Le « règne du désir » est l’instance qui rend le désir à lui-même. Il est le lieu où l’amour se découvre comme extase parfaite. On retrouve cette notion du « règne du désir » dans le mythe de l’amour du couple rendu à sa parfaite innocence lorsque seront liquidés les obstacles au désir, qu’ils soient d’ordre religieux, culturels, économiques, idéologiques, sociaux, psychologiques, techniques. Alors la relation à l’autre devient totale transparence. Dans ce contexte, vivre son désir devient même une voie du salut, sans qu’il y ait à mettre en cause ce désir même. Enfin, le « règne du désir » n’est pas un état acquis une fois pour toutes, il doit mener un combat permanent contre tous les obstacles. Notons, ici, que c’est un point où il entre en contradiction avec lui-même puisqu’il postule, au départ, la confiance première en l’innocence du désir.

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Or, la Loi est intervenue, le péché a abondé, il a régné en donnant la mort. La « nouvelle vie » (saint Paul) du sujet donne une compréhension plus profonde des connexions entre désir, loi, mort et vie. La loi dote le désir d’une autonomie de sorte que le sujet de ce désir, au regard de cette autonomie, vient occuper la place du mort. Dans la relation ambivalente de la loi au désir, c’est par la loi que le désir accède à lui-même: « la loi est ce qui donne vie au désir »17. En même temps, la loi est répression du désir. Elle se présente comme ordre du désir. Le règne de la loi est l’imposition d’un ordre au désir. Elle dit et fait la vérité que le désir cherchait en la méconnaissant. Ce faisant, elle contraint le sujet à ne plus pouvoir emprunter que la voie de la mort, la loi devient ainsi « loi de mort » (saint Paul). Or ce désir laissé tel quel est en même temps l’inadmissible; c’est bien pour cela qu’il sera refoulé. Voici le point décisif: plus la loi s’élève, plus cette répression s’accroît, aboutissant à l’échec de la loi. La loi est instauratrice parce qu’elle a un rôle constituant dans la formation de l’homme comme tel, parce qu’elle ordonne le contenu essentiel de l’existence. Le règne de la loi, c’est le règne de ce qui est imposé, comme « venant d’en haut ». La vie du désir fixée par la loi se joue dans l’inconscient. Dans l’inconscient, elle s’accomplit plus que comme automatisme, elle échappe à la volonté et tombe sous le coup de l’involontaire (saint Paul). Alors le sujet, devenu involontaire, n’est plus capable que d’inventer la mort. La loi est d’abord la loi de Dieu. Elle instaure aussi la culpabilité, la séparation, l’interdit dans le désir originel, le drame de la transgression. C’est Barth qui indique la nécessité de ce détour: l’alliance avec Dieu ne va ni sans loi ni sans une médiation de la figure Jésus-Christ. Poser le champ du Désir montre comment la création, alliance entre Dieu et l’homme, est authentifiée en vérité et assurée en réalité. La réalité de la création est assurée d’une part parce que le désir s’articule autour du fait interpellant de la Loi, c’est-à-dire l’irréductible positivité qu’elle ordonne et sanctionne; d’autre part parce que le désir ne se donne pas pour l’homme directement, comme ce qui le pose en tant que sujet personnel, créature finie et vivante. Grâce à Barth, nous savons que le désir est articulé à la Loi; il reste pourtant, là, ce qui vit de vouloir la transgresser: « il s’incarne en des figures qui, comme telles, sont soumises à la Loi et la dépassent; qui sont figures d’accomplissement »18. Le chemin de l’homme est celui du retour et du pardon, celui de la réconciliation avec Dieu. A ce point, surgit un paradoxe. Le

17 Alain BADIOU, Saint Paul, La fondation de l'universalisme, Presses Universitaires de France, collection « Les Essais du Collège international de philosophie », Paris, 1997, p. 83: « La loi est ce qui livre le désir à son autonomie répétitive en lui désignant son objet. Le désir conquiert alors son automatisme sous la forme d’une transgression. Comment comprendre “transgression”? Il y a transgression quand ce qu’interdit, c’est-à-dire nomme négativement, la loi, devient l’objet d’un désir qui vit par lui-même en lieu et place du sujet. Cet entrecroisement de l’impératif, du désir, et de la mort subjective, est ainsi condensé par Paul: “Car le péché, ayant saisi l’occasion, m’a séduit par le commandement même, et par lui m’a fait mourir” (Rm 7, 11) ».18 Pierre GISEL, Lucie KAENNEL, La création du monde, discours religieux, discours scientifiques, discours de foi, Éditions Labor et Fides, Genève (Suisse), 1999, p. 278.

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commandement « aimes ton prochain comme toi-même » est la substance même du message évangélique. Or son contenu n’est pas religieux. Il porte uniquement sur un rapport de l’homme avec l’homme. Le contenu concerne ce que l’on a à faire par ce qu’on désire qu’on me fasse, il est, en un sens, notre propre désir. Ce qui demeure, sur le plan religieux c’est la référence à l’autorité divine. Cette référence nous indique qu’il ne s’agit pas là seulement de morale. Ce précepte concerne notre existence en entier. C’est cela qu’implique la perspective religieuse, la référence à Dieu. La philosophie considère que cette loi peut se suffire à elle-même, sans référence divine, qui est présence pesante d’un tiers, risque d’oppressions, projection dans un monde invisible. On rencontre même cette réduction dans le christianisme, dans son glissement vers le rationalisme. On le voit dans tous les penseurs chrétiens chez qui le pathos chrétien est considéré sous la forme du rationnel. La raison, alors intériorisation et universalisation, échoue sur le désir. La raison, parce qu’elle est véritable intériorité de l’autonomie du sujet, accord et ordre juste fondés sur la raison commune à tous, se fait loi. Pour la philosophie, il n’y a pas de place pour la spontanéité du désir. La raison philosophique se comporte comme la loi, parce qu’elle est exigence sans failles; elle dissout tout impératif inconditionné. La condition du désir est la même sous la raison que sous la loi. Le désir reste ce qu’il est. La position rationnelle du désir implique son ignorance des relations réelles, elle ne connaît que des relations idéales, rationnelles. Lorsqu’il faudra bien qu’une relation rationnelle devienne réelle, existentielle, alors l’application d’une relation idéale produit l’aliénation. L’homme est aliéné parce qu’il est réduit à l’idée qu’on a de lui. La raison n’ignore pas ce qu’est le désir mais elle oublie « mon désir ». Elle oublie qu’il faut être aimé pour aimer. Elle oublie qu’il faut s’aimer soi-même (saint Augustin) pour aimer l’autre. C’est pour cela que si l’on éprouve de la haine pour soi-même, alors on éprouve de la haine pour l’autre. La raison se comporte comme la loi car elle se donne comme vérité en dehors du désir. o

2. La vie du désir comme autonomieSaint Augustin et Luther ont enseigné que c’est la méfiance envers

Dieu qui est à l’origine du désir, le désir est « l’aspiration de l’âme vers Dieu »:

Chez Augustin, la notion de désir (desiderium) occupe une place tout à fait centrale; le terme est employé pour signifier d’abord la dynamique intrinsèque à la liberté finie, mais aussi l’impossibilité absolue d’une exigence quelconque par rapport à la révélation (...). Le désir n’est pas une exigence, mais une prière: “Ton désir est ta prière; s’il est durable, ta prière dure aussi; mais tu cesses de prier dès que tu cesses d’aimer; si l’amour demeure en éveil, tu appelles toujours; si tu continues d’appeler, tu demeures dans le désir”. Et pour montrer que le vrai désir est réellement celui d’une rencontre de grâce depuis toujours prédestince par Dieu, Augustin19

19 Hans Urs von BALTHASAR, La dramatique divine, op. cit.. III. L'action. Pour la position de saint Augustin sur cette question, cf. La Dramatique divine II/1, pp.

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Le péché n’est pas le désir comme tel, il « est la vie du désir elle-même comme autonomie, comme automatisme »20. Dans toutes les actions, la loi désigne l’objet du désir, par conséquent elle invite le désir à se réaliser en la transgressant, « car le péché, ayant saisi l’occasion, m’a séduit par le commandement même, et par lui m’a fait mourir » (Rm 7, 11). Saint Paul regroupe en une phrase les notions d’impératif catégorique, de désir et de mort. Dans son vocabulaire, la transgression est directement lié à un désir qui devient autonome, c’est-à-dire que le sujet devient le lieu d’un désir qui vit pour lui-même. L’interdit de la loi est ce par quoi le désir de l’objet peut s’accomplir La loi n’est pas puissance du péché, mais en désignant le péché, elle provoque le désir en l’homme. Ainsi, la loi désigne le péché et, par là même, elle produit en l’homme le désir. Bien que se nommant « amour », la Loi est aussi l’envahissement de la vie par l’interdit. Alors l’interdit est permanence au lieu d’être instance de passage pour l’exercice de la liberté. Ici, la loi devient la répression infinie du désir. En retour, si la répression est infinie, alors le désir n’est plus connu, puisque la loi ne laisse rien au désir. Lorsque la Loi est venue, le péché a repris, la mort est venue. Par la Loi même, parce qu’elle le désigne, le péché séduit et il fait mourir. Le péché saisit l’occasion de la Loi pour produire le désir et provoquer la mort. La Loi est bonne, elle est sainte, mais le péché, pour bien prouver ce qu’il est, se sert d’une chose bonne. Ainsi, le péché apparaît par une Loi bonne. La vérité du désir est dans la loi, mais la loi est étrangère au désir. Nous sommes devant une contradiction non pas sur le plan de la raison, mais simplement parce que ne laissant rien au désir, elle devient opaque. Or, l’essence de l’existence, la logique de la nature humaine sont déterminées par trois puissances irréductibles les unes aux autres: le langage, la liberté et le désir. La Loi opère une scission: elle règle tout de sorte que le désir soit évacué à l’extérieur, du fait qu’il est à l’extérieur elle ne l’atteint pas et produit une contradiction dans le désir lui-même. La loi est, en fait, instance sans laquelle il n’est pas d’ordre humain. Nous sommes des êtres charnels, nous sommes asservi au péché. La Loi est autre, elle est beaucoup plus, elle est spirituelle, ce qui veut dire qu’elle déborde les normes et règles, entre lesquelles, voire contre lesquelles jouent la liberté et l’orientation choisie de l’homme. C’est pourquoi « je ne fais pas ce que je veux, mais je fais ce que je hais », ce qui veut dire qu’en faisant ce que je ne veux pas, je reconnais par là que la Loi est bonne et, par conséquent, que ce qui agit en moi c’est le péché Saint Paul développe une pensée dans laquelle le péché est un détachement de soi. Le Christ a mené le combat contre les pharisiens, ceux qui avaient conscience d’être porté par la réalisation de la loi parce que convaincus qu’en eux se maintenait le désir.

199ss.20 Alain BADIOU, Saint Paul, La fondation de l'universalisme, op. cit., p. 83.

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3. L’oubli du Dieu vivantLe désir est compris comme l’instauration d’une réciprocité où joue

le désir, le mien propre et celui de l’autre et la rationalisation de cette réciprocité: « Ce que tu es pour moi, je le serai pour toi ». Ainsi, s’instaure un cercle, dans lequel le désir de l’un et le désir de l’autre ont leur place à valeur égale. Ce cercle peut se rompre à cause du désir de l’autre, qui se manifeste par la violence, particulièrement par des rivalités qui s’achèvent en violence, selon René Girard, à moins qu’elles ne soient canalisées par le « sacré ». Dans une société « libérée », dans laquelle la raison ne réprouve rien, dans l’autonomie de chacun, sans l’ordre d’une loi supérieure, tout cercle de réciprocité est possible. Qu’est-ce qui assure, dans ce cercle, la possibilité même de la réciprocité, immanente à la relation? Or, il se trouve que la raison réprouve certains cercles de réciprocité, comme le couple sado-masochiste21 dans lequel la volonté éperdue de sortir de soi, et à la fois à tout prix, engendre la volonté de pénétrer dans l’autre (cas du sadique) ou de se laisser pénétrer en soi (cas du masochiste), possibilité du désir de communion selon Sartre22. Le processus de la torture est analogue à celui de la possession.

La liberté humaine est immédiatement confrontée au désir. La liberté est au coeur de l’existence humaine, elle s’éveille à elle-même en s’éveillant au désir ou, comme dirait Blondel, à la volonté voulante. Son rapport au désir est contradictoire: elle doit s’appuyer sur le désir pour montrer qu’elle existe, elle doit s’en dégager pour s’affirmer comme liberté vis-à-vis du désir. C’est le langage qui permet de surmonter cette antinomie23. En effet, le langage permet à la liberté de réfléchir à sa propre autonomie vis-à-vis du désir, c’est par lui que la liberté éclaire le désir. Le langage accommode l’une à l’autre la liberté et le désir. La liberté, comme le désir, sont illimités, habités d’une puissance infinie. Et pourtant, ce qui est tout à fait possible, c’est que la faiblesse impose au désir une limite. Le péché alors se mue alors en petitesse, bassesse, mesquinerie. Il reste toujours péché. Si le désir est infini, il produit le sublime, le formidable, en tant que catégorie esthétique. C’est le cas de Don Juan, le troisième et dernier stade de l’érotisme musical, selon Kierkegaard, celui du désir adulte24, conscient et spécialisé, passion

21 Cf. Pierre KLOSSOWSKI, Sade, mon prochain, Éditions du Seuil, collection « Pierres vives », Paris, 1947.22 Lorsque Sartre écrit dans Huis-Clos que « L'enfer, c'est les autres », non seulement il ne saisit autrui que comme menace à sa liberté, mais aussi il le voit dans un rapport de type sado-masochiste. En effet, par le fait qu'il exclu d'appréhender l'autre dans l'amour (au sens d'agapè), seul le domaine de l'éros reste accessible. Il ne peut en être autrement puisqu'il refuse toute inter-subjectivité dans le sens d'accueil de l'autre, de lui être ouvert. 23 Cf. André LÉONARD, Foi et philosophies, op. cit., pp. 244 à 248, sur le premier syllogisme de l’existence humaine comme étant celui de la liberté reliée au désir par le langage.24 KIERKEGAARD Sören, Oeuvres complètes, op. cit., 3, L’Alternative, I, p. 77: « Le premier stade désire son objet précis d’une façon toute idéale, le second le désire sous l’aspect de la variété, le troisième unit l’un et l’autre. Le désir a dans son objet précis un but absolu, il le désire d’une façon totale; là se trouve ce caractère de séduction dont nous reparlerons plus tard. C’est pourquoi le désir est à ce stade

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unique capable de saisir l’homme en tant que tel. Là aussi, ce formidable est toujours péché. Ici, le désir devient démonique, dans le sens que lui donne Tillich, parce qu’il est extatique, démesure, que sa tendance destructrice est en même temps créatrice. Le désir est capable de symboliser le démonique25. La parole permet à la liberté d’éclairer le désir. C’est par la parole que le désir arrache la liberté à sa singularité et l’universalise. C’est le temps, dans lequel l’homme existe, qui est une limitation à la réalisation infinie du désir et de la liberté. Mais il permet aussi au désir et à la liberté de se réaliser. Ainsi, le temps est à la fois moyen et obstacle, fluide dans lequel la liberté désirante est emportée avec le langage comme régulateur. Si le langage ne régule pas les rapports entre la liberté et le désir, d’autres possibilités sont envisageables. La volonté de puissance, dans la pensée de Nietzsche, s’exprime lorsque la liberté est absorbée dans le désir. C’est la pensée de Hitler lorsque le désir à réaliser est le pouvoir totalitaire26. A l’inverse, dans l’humanisme de Sartre la liberté est maîtresse du désir, elle le soumet à son initiative souveraine et la volonté a été évacuée. Les philosophies de Spinoza et Hegel expriment l’attitude exclusive dans laquelle le sujet n’est que le vecteur de la raison universelle: ici, la liberté est totalement soumise au langage, le désir disparaît.

absolument vrai, victorieux, triomphant, irrésistible ».25 cf. Paul TILLICH, La Dimension religieuse de la culture. Écrits du premier enseignement (1919-1926), Chapitre « Le démonique ».26 cf. Gaston FESSARD, Le mystère de la société, recherches sur le sens de l'histoire, édition Michel Sales, collab. Txomin Castillo, Éditions Culture et Vérité, collection « Ouvertures », numéro 18, Namur (Belgique), 1997.

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CONCLUSION

La notion d’existence est privée de sa dimension cosmologique et théologique. Arrivé au point où il n’est plus possible de donner un sens à l’existence, elle apparaît comme telle, elle est cette causa sui qu’elle n’est pas et qu’elle se sait ne pas être1. Alors, suivant la démarche platonicienne, dans un acte poétique, celui-ci consistant à nommer ce qui n’existe pas2, l’existence quitte le réel pour viser l’idéal. Il y a le monde réel, celui dans lequel l’humanité a pour projet de « croître », « multiplier » (Gn, 1) et dans le monde, et il peut y avoir un univers imaginaire, porté par l’existant, un monde « comme in ipsa mente creatoris »3, qui s’engendre par la pensée, par le plaisir, par l’art, par l’extase, ou par la folie. Quel est le « monde réel »?, où est « notre monde »?, des deux lequel est-il le « vrai monde »4.

1 Jean-Paul SARTRE, L'Être et le Néant, Éditions Gallimard, collection « Bibliothèque de philosophie », Paris, 1943, Conclusion. 2 Stéphane MALLARMÉ, La Musique et les Lettres, in Oeuvres Complètes, Éditeur G. Jean-Aubry, Henri Mondor, Éditions Gallimard, collection « Bibliothèque de la Pléiade », n° 65, Paris, 1945, p. 647: « La Nature a lieu, on n’y ajoutera pas; que des cités, les voies ferrées, et plusieurs inventions formant notre matériel. Tout l’acte disponible, à jamais et seulement, reste de saisir les rapports, entre temps, rares ou mltipliés; d’après quelque état intérieur et que l’on veuille à son gré étendre, simplifier le monde. A l’égal de créer; la notion d’un objet, échappant, qui fait défaut ». Mallarmé était, avec Renan, le chantre de l’existence d’une religion de l’art semblable à celle de la science. 3 Victor GOLDSCHMIDT, Platonisme et pensée contemporaine, Librairie philosophique J. Vrin, collection « Tradition de la pensée classique », Paris, 1990, p. 256.4 Karl Jaspers pose la question du vrai monde, à partir de l’univers que s’est créé Van Gogh, dans lequel la folie porte la sincérité; Karl JASPERS, Strindberg et Van Gogh, Swedenborg, Hölderlin, préface de Maurice Blanchot, traduction de Hélène Naef, Éditions de Minuit, collection « arguments », Paris, 1970, p. 233: « On serait tenté de parler d’une affinité particulière entre l’hystérie et l’esprit régnant avant le XVIIIème siècle, affinité qui existerait entre la schizophrénie et l’esprit de notre

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162 CONCLUSION

La question du monde réel

Le monde surgit au coeur de notre existence, au sein de nos contradictions, de nos névroses, de nos joies, de nos plaisirs, de nos peines. L’existence délivre l’essence: Pascal a substitué la condition humaine à la nature humaine, la liberté n’est pas la liberté de juger de Descartes5, Baudelaire nous a appris que l’imagination est créatrice, Nietzsche relègue le monde vrai comme une antinomie du monde apparent en le ramenant à des rapports de valeurs6; nous savons que la création de valeurs est possible. Ainsi, l’homme se découvre comme cause de soi au sein même de cette contradiction entre le non-sens du monde physique et le sens qu’il peut lui donner. Le non-sens, c’est le monde matériel, le sens possible, comme l’exprimait Dostoïevski, c’est la quête de Dieu. Kierkegaard affirme, comme Pascal, qu’à la source de l’existentialisme il y a l’expérience religieuse. Toutefois, dans cette démarche, sur le soubassement de l’existence, à travers les pulsations, les crises intérieures, la dialectique interne de l’homme Kierkegaard, prend forme l’élaboration d’une philosophie et la construction conceptuelle d’un message qui ne peut être un épiphénomène. Depuis Pascal, l’homme, privé de point fixe, découvre ce qui lui paraît être le réel: l’existence. Le religieux est au fondement de l’existentialisme. C’est la grande faiblesse de Hegel de dissoudre le conflit entre existence et histoire en ramenant l’esprit individuel à l’esprit universel, parce qu’il est compris comme esprit précisément et non comme existence. Le religieux ne se laisse pas prendre dans un système, ou dans des propositions métaphysiques, ou dans l’unité d’un principe7, il est une forme de vie

temps », Id., p. 235: « Est-ce qu’en une pareille époque, la folie serait peut-être une condition de toute sincérité, dans des domaines où, en des temps moins incohérents, on aurait été, sans elle, capable d’expérience et d’expression honnêtes? Assistons-nous à une dans forcenée, pour atteindre quelque chose qui se perd en cris, en gestes, en violences, en un enivrement de soi-même, une exaltation croissante du moi, tout cela dans une platitude immédiate, une sotte recherche de primitivité qui va jusqu’à une hostilité déclarée envers la culture? Et ce quelque chose ne se manifesterait en revanche avec une probité sincère et profonde que chez quelques vrais schizophrènes? ». Sans doute, l’univers de Van Gogh, « que l’on voit surgir en lui au cours de sa psychose », n’est-il pas « notre monde »; mais « il vient de là une interrogation radicale, un appel qui s’adresse à notre existence propre. Son effet est bienfaisant, il provoque en nous une transformation »; cf. Maurice MERLEAU-PONTY, Les aventures de la dialectique, Éditions Gallimard, Paris, 1955, p. 213: « il y a une folie du cogito qui a juré de rejoindre son image dans les autres »5 cf. Ibid., p. 217. 6 Friedrich NIETZSCHE, Oeuvres philosophiques complètes, tome VIII, Le crépuscule des idoles, op. cit., p. 76: « Le monde apparent est le seul. Le monde vrai n’est qu’un mensonge ». 7 cf. Schleiermacher pour qui l’objet de la théologie était davantage le phénomène de la foi plutôt que Dieu. KIERKEGAARD Sören, Journal (extraits), tome 1, 1834-1846, op. cit., I A 305, p. 87: « Schleiermacher est comme une renaissance du stoïcisme dans le christianisme », et I A 273, p. 86: « Ce que Schleiermacher appelle religion et les dogmaticiens hégéliens foi n’est au fond rien d’autre que

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spirituelle, base de l’existence qui fonde les valeurs, à la fois celles qui sont immanentes et transcendantes à la vie. Alors, une alternative est tentante: celle de dénoncer toutes les méthodes qui ont fait la valeur, la sûreté des philosophies au cours de l’histoire, et de chercher une adaptation au nouvel objet de connaissance qu’est l’existence. Pour comprendre cette insuffisance intrinsèque de la méthode classique, revenons à Platon et au commentaire que Plotin faisait du Banquet: « la pensée est octroyée aux êtres divins, mais non pas aux meilleurs, comme un oeil destiné à corriger leur cécité naturelle. Mais à quoi servirait-il à l’oeil de voir ce qui est, s’il était lui-même la lumière? Et si quelqu’un a besoin d’yeux, c’est qu’étant lui-même aveugle, il cherche la lumière »8. L’insuffisance, c’est cette confusion qui consiste à croire que les yeux sont aussi la lumière et non pas ce qui sert à chercher la lumière, c’est la confusion de la vision corporelle avec la vision spirituelle. La vision spirituelle, selon Platon, est une tentative pour s’arracher à la nécessité. Le regard corporel n’est pas celui qui peut nous faire découvrir la vérité car il est étroitement lié aux sciences qui rêvent de ce qui est, mais ne peuvent le voir. Nous avons un oeil spirituel qui nous permet de voir un autre monde que celui que nous avons toujours vu et que nous voyons. Platon puise son inspiration dans le fantastique: c’est la philosophie qui nous sauve, c’est elle qui nous permet de nous arracher de notre corporéité à travers laquelle nous parviennent des vérités qui nous contraignent, car la philosophie ne fait rien d’autre que nous préparer à la mort, elle est exercice de la mort et non science ni savoir, elle est capable de remplacer l’oeil corporel par l’oeil spirituel. Mais les philosophes9 se gardent de cette préparation. Ils prétendent que la mort est la fin des vérités et des révélations en nous contraignant à rester sous la domination de la nécessité, nous obligeant à regarder en arrière.

Ainsi l’homme est l’existence intentionnelle qui crée à la fois son monde et lui-même en dépassant ce qui est présent, dans le temps et dans l’espace, pour se diriger vers ce qui est absent. Le monde, le phénomène ne sont pas des présences données. L’homme crée son monde, il est la création qui se crée, c’est à-dire le sens fondamental des personnes, des choses, des oeuvres qui l’entourent, tout en se créant lui-même (comme transcendance qui dévoile le sens du monde). Aussi longtemps que nous nous tenons à la notion dualiste de l’imaginaire/réel pour exprimer l’essence de la conscience extatique, nous n’aurons pas d’autre choix que celui de Sartre disant que le sens du monde n’est qu’un « néant » irréel. La conscience est à la fois extatique, créatrice et intentionnelle.

l’immédiateté première, la condition de tout - le fluide vital - l’atmosphère qu’on respire dans la vie spirituelle - et qu’on a donc tort de désigner par ces mots ». Karl BARTH, Dogmatique, op. cit., 4, p. 81: « Schleiermacher prétendit trouver l’alpha et l’oméga de la théologie dans la religion considérée comme un sentiment humain, et la révélation dans une impression humaine caractérisée, engendrant un sentiment et donc une religion spécifiques ».8 PLOTIN, Ennéades, VI, 7, 41.9 sauf quelques-uns comme SPINOZA, Étbique, op. cit., IV, 67: « l’homme libre ne pense à rien moins qu’à la mort et sa sagesse est une méditation non de la mort mais de la vie ».

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De plus, une description exacte de la conscience comme telle nous permettra de découvrir que la dimension cachée de son horizon extatique est l’horizon de la possibilité (ou plus précisément l’horizon possibilisant) qui se trouve en deçà ou au-delà de toute opposition métaphysique entre l’être et le non-être.

L’horizon de la possibilité

Qu’est-ce qui détermine la possibilité? Que signifie le fait que quelque chose soit possible? Ce qui n’existe pas encore, mais qui est par la suite réalisé, est manifestement possible. Or, la possibilité est double: intrinsèque et extrinsèque. L’offrande musicale de Bach est intrinsèquement possible, mais aujourd’hui elle ne peut être réalisée puisque Bach n’est plus parmi nous pour réaliser cette oeuvre. Un nombre impair divisible par deux est impossible en soi. Etre possible signifie qu’un tout a des propriétés compatibles les unes avec les autres. Selon Avicenne la possibilité se trouve dans les essences elles-mêmes10, essences qui existent avant leur réalisation dans le monde. L’action de Dieu se limite à faire exister quelque chose qui était déjà possible. Tout ce qui se réalise préexiste à l’état d’étants, des possibles qui sont en tant que tels antérieurs à leur réalisation. Saint Thomas n’accepte pas la position d’Avicenne car elle limite la puissance de Dieu. Dieu est antérieur à toute chose, en particulier à tout ce qui est possible, il n’est pas subordonné à des étants possibles. Dieu est la cause de toutes choses y compris des possibles. C’est seulement l’essence divine qui rend quelque chose de possible et il n’y a pas de possible indépendamment de Dieu.

En tant que capable d’imaginer, l’homme qui est créature est aussi créateur. Il est récepteur de sens et aussi source de signification. Il est une subjectivité engagée, au sens où il est projetté dans un monde issu du passé et il projette toujours un monde à venir: il est issu d’une réalité et imagine constamment une possibilité. Le possible est le sens du monde; en effet l’homme imagine ou donne sens au monde, et cherche à y jouer un rôle, c’est-à-dire dans le sens d’exister comme acteur-agent. Donner sens au monde veut dire le réaliser en rendant présentes ses possibilités. Cela ne veut pas dire remplacer un monde réel par un autre monde irréel ou un monde imaginaire. Dire que le monde concret devant nous, celui auquel nous donnons sens, est « imaginaire » ou prétendre comme Kant ou Sartre que toute existence n’est « qu’imageante » n’a pas de sens. De fait toutes les modalités intentionnelles de notre existence sont autant productrices que notre imagination. L’existence de l’homme est à la fois projet et réceptivité de sens ou « transcendance » et « facticité » selon Heidegger.

10 Étienne GILSON, La philosophie au Moyen Age, des origines patristiques à la fin du XIVe siècle. Deuxième édition, revue et augmentée, Éditions Payot, Paris, 1944, p. 354: « Avicenne a conçu la production du monde par Dieu comme l’actualisation successive d’une série d’êtres dont chacun, possible en soi, devient nécessaire en vertu de sa cause, qui l’est elle-même en vertu de la sienne, tous l’étant ensemble en vertu du seul Necesse esse, qui est Dieu ».

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La modalité de l’expérience intentionnelle

La perception totale n’existe pas telle qu’elle, elle n’est toujours que plusieurs perceptions partielles qui s’ajoutent et forment une perception totale. Toute perception est toujours une perception comme, une perception selon. L’essence d’une chose n’est jamais donnée dans sa totalité, toute à la fois ou une fois pour toutes, et donc l’expérience intentionnelle se fait toujours selon le mode du comme, nous percevons une chose comme ceci ou comme cela, l’expérience de la perception d’une chose est toujours la perception d’une chose autre qu’une autre chose. Dire qu’une chose est un « comme-ceci » ou un « comme-cela » n’est pas le résultat d’une attitude de doute ou d’incertitude, mais signifie que toute visée de la perception n’est pas une certitude, un savoir, mais elle est au départ un croire, une hypothèse, une opinion. L’essence d’une chose se présente à nous sous la forme d’une altérité, ceci parce que l’expérience que nous avons des choses n’est jamais une expérience pure, simple, jamais certitude ou savoir. Notre perception ne peut être que la perception de quelque chose comme-ceci ou comme-cela dans laquelle le ceci ou le cela n’est jamais suffisant pour saisir la chose dans sa totalité. Nous ne parvenons pas à saisir totalement une chose, la chose perçue est irréductible à une perception totale et définitive, ce qui signifie qu’elle est en quelque sorte au-delà de l’immanence de notre conscience. Du fait du caractère irréductible, inadéquat, toujours insuffisant de notre perception par rapport à l’essence de la chose perçue, celle-ci est transcendante. Notre expérience de perception est toujours expérience de quelque chose de transcendant qui nous échappe, en dehors du temps. Mais elle se déroule diachroniquement dans le temps et en tant que telle, elle ne peut avoir prise sur la chose elle-même. Autrement dit, ce que je perçois n’est jamais ce qui est perçu ici et maintenant, dans cet instant présent, c’est ce qui vient d’être perçu et ce qui va être perçu. La perception est une perception de quelque chose comme elle pourrait être dans son essence, si toutefois la perception de l’essence de cette chose était réalisable. Mais elle n’est pas réalisable, car nous visons et expérimentons la chose perçue dans le temps. Ainsi, nous pouvons dire que l’essence d’une chose n’est pas mais peut être. Alors que la chose se donne et parvient à notre connaissance comme un savoir, elle s’éloigne, elle s’absente, elle reste irréductible, elle ne s’épuise pas. Toute perception est une figure extatique de passé-présent-futur, chaque perception d’une chose « en soi », ou « dans son essence », n’est pas seulement perception comme, mais aussi perception comme si, à la fois une structure comme et une structure comme-si. Je peux toucher et voir un cube qui est devant moi. Mais ce que je vois du cube n’est qu’une certaine façon, un certain point de vue qui exclut d’autre points de vue bien plus qu’il n’en propose. Il y a des points de vue réels et des points de vue possibles. Percevoir un cube c’est multiplier les points de vue réels parmi un certain nombre de points de vue possibles, percevoir la réalité du cube n’est pas le voir d’un point de vue donné, mais c’est une opération intellectuelle d’apprentissage. L’objet que l’on perçoit est une synthèse de différentes possibilités, la

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perception d’un objet est donc un phénomène à une « infinité de faces »11

ou de points de vue possibles:

Dans l’acte de connaissance, où la disponibilité du sujet se fixe sur un objet particulier, on éprouve toujours une double limitation. D’abord l’objet se présente particularisé; il est reconnu comme une possibilité, une réalisation parmi d’autres, de cet être toujours saisi en sa totalité, bien que celle-ci ne puisse jamais etre embrassée comme telle. Ainsi, l’objet limité se détache sur l’arrière-fond illimité de l’être, qui le dépasse toujours12.

La perception est une synthèse effectuée à partir d’une infinité de points de vue possibles en synchronie, c’est pour cela qu’elle est une perception comme si: le réel est donné à notre conscience comme si celui-ci nous est donné tout d’un coup, sous forme globale. Balthasar évoque le processus de la connaissance comme un découpage de l’espace:

Ainsi le processus de la connaissance peut, selon cette direction, avancer à l’infini, car la distinction toujours plus précise qu’il peut opérer pour avancer dans la connaissance ressemble au découpage de l’espace continu, que l’on peut poursuivre indéfiniment. Mais cet indéfini possède une finitude immanente, et même il est essentiellement une marque de la finitude13.

Le réel nous parvient dans une dialectique du comme si, c’est-à-dire comme s’il nous apparaît synchroniquement plutôt que diachroniquement, c’est se représenter l’essence absente d’une chose comme si elle y était présente. L’essence d’une chose est la possibilité d’une expérience synchronique ou totalisée qui ne devient jamais une réalité pour notre expérience.

Le terrain de l’insouciance

Ici, Karl Barth vient nous inviter à faire un pas de plus en avant et à étudier avec lui s’il n’y a pas lieu d’attribuer un sens plus profond au sens de la dialectique du comme si. Comme point de départ, Barth considère l’homme réel, et non l’homme possible, parce qu’il le voit comme homme dans le passé, présent et avenir: « Je ne suis pas seulement l’être que j’ai été. Je suis aussi et déjà, même in nuce, l’être que je serai »14.

Lorsque nous parlons de l’homme et du cosmos, de quoi parlons nous? Il nous faut écarter les deux options suivantes: l’homme seul selon lequel Dieu n’aurait eu aucun intérêt à créer le monde et n’aurait eu d’intérêt que pour l’homme, et l’idéalisme selon lequel le monde n’est pas réel mais constitue simplement un phénomène de l’esprit. L’homme auquel nous avons affaire n’est pas seul, il a un vis-à-vis dans le monde. L’homme devient de plus en plus conscient de deux réalités: le monde est une réalité authentique et spécifique, et sa propre humanité dans la

11 Jean-Paul SARTRE, L'imaginaire, op. cit., p. 21 et 22.12 Hans Urs von BALTHASAR, La Théologique, I, Vérité du monde, op. cit., p. 51.13 Ibid., p. 257.14 Karl BARTH, Dogmatique, op. cit., 12, p. 233.

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connaissance de l’autre, autrement dit sa propre réalité15. Lorsque l’homme prend conscience de lui-même ce n’est pas une possibilité de l’esprit mais une réalité. D’autre part, il y a une considération très générale qui consiste à se poser la question de l’adéquation d’une définition de l’homme comme description de phénomènes de l’humain vus dans nos semblables. Une telle considération nous permet de parler de l’homme, mais ne permet jamais d’atteindre l’homme réel. En effet, cet homme que nous croyons voir comme un phénomène parmi d’autres, un phénomène qui s’apparente aux autres créatures, est un être qui « s’affirme comme un être pour soi »16, c’est-à-dire comme un être certes indépendant dans l’univers mais ne saurait en être déduit. Etroitement lié au monde qui l’entoure l’homme appartient en dernier ressort uniquement à lui-même. Lorsque nous parlons de l’homme, il ne faut jamais perdre de vue que l’homme réel existe selon deux directions: celui de l’être et celui de la décision. L’homme réel selon la direction de l’être est celui où il se pense, celui où il vit dans la communauté. L’homme réel selon la direction de la décision est celui où il agit, celui où il exerce sa liberté. Il y a deux points de vue: naturaliste et éthique. L’homme passe sans cesse de la pensée à l’action pour compléter ou modifier le point de vue qu’il vient de quitter. Concernant l’homme nous n’avons parlé jusqu’à présent que de la possibilité humaine. Mais l’homme existe également « dans la décision »17, il est libre. Sa réalité, c’est-à-dire ce qui distingue réellement l’homme des autres créatures, consiste dans une décision précise, dans une liberté définie. C’est dans la prise de décision, décision essentielle ou non, que l’homme compromet ou non sa réalité. La prise de décision est la possibilité de l’homme faillible18, celui qui peut se séparer de Dieu ou faire le choix de Dieu. Notre vie est constamment sous une menace qui pèse sur elle: le futur qui est un « pas encore » peut aussi être à chaque instant un « jamais plus » car nous ne savons pas si le pied que nous allons franchir dans l’instant futur fera partie de ma vie ou bien s’il ne sera pas un aller dans le vide. Vivre veut dire avoir du temps, un temps qui m’est donné et qui peut m’être retiré à tout instant:

L’avenir dont je suis gros pourrait n’être qu’un prélude au néant, un signe qui n’indique rien, un pressentiment qui repose sur une iullusion, une prophétie condamnée à ne jamais s’accomplir. Cet avenir n’est pas encore mon véritable avenir. Il n’en est pas même le gage19.

Barth introduit le « comme si » dans notre existence: nous vivons simplement « comme si » nous avons un véritable avenir20. Nous avons un

15 Ibid., 11, p. 2. 16 Ibid., p. 103. 17 Ibid., p. 104. 18 Ibid., p. 105. 19 Ibid., 12, p.234.20 Ibid., p. 234. La théorie du « faire-semblant » d’Austin permet d’entrevoir des mondes imaginaires. La philosophie du comme si de Vaihinger, elle rend possible les « exercices de pensées », les « mondes possibles », les « variations imaginaires ». D’après Bourdieu, in Pierre BOURDIEU, Méditations pascaliennes, Éditions du Seuil, collection « Liber », Paris, 1997, p. 24, « elle est ce qui incite [...] à traiter le langage non comme un instrument, mais comme un objet de

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passé dans lequel nous avons été et c’est pour cette seule raison que nous avons été et que nous sommes, que nous faisons « comme si » il allait de soi que nous aurons quelque chose à faire dans l’instant qui suit. Nous vivons toujours en supposant que l’instant qui va suivre ne sera pas l’instant du néant. Il se trouve que nous ne savons pas si la fin est proche ou lointaine, notre vie est placée sous la menace permanente de cette catastrophe car la fin n’intervient qu’une fois. En face de cette épouvante qui pèse sur notre futur dans le temps, il y a deux attitudes: l’insouciance ou l’inquiétude. L’insouciance ou l’inquiétude sont deux manières de vivre équivalentes à la légèreté ou la crainte, l’optimisme ou le pessimisme, l’activisme ou le quiétisme. A travers l’histoire les esprits se sont fixés selon l’une ou l’autre ligne.

Choisir la voie de l’insouciance signifie: je me place réellement sur le terrain du « comme si », en admettant sans plus que ce terrain est solide21.

L’insouciance est l’attitude qui consiste à refuser d’envisager mon futur comme sans avenir. Par là on considère l’existence temporelle comme sûre, on érige l’avenir en absolu, on peut compter sur l’avenir, on peut vivre en faisant des plans, spéculer sur ce que nous ferons. Sur le terrain de l’insouciance, l’avenir n’est pas de l’ordre du possible mais de l’ordre du réel. Barth ajoute qu’il est possible d’être sur le terrain de l’insouciance, du « comme si », car l’assurance du futur nous est toujours accordée, et qu’on peut attendre le futur avec confiance, nous avons une garantie sur notre exitence à venir:

Le droit d’envisager l’avenir avec insouciance, le droit d’adopter une attitude qui ne soit pas constamment relativisée et limitée par une foule de soucis, est l’assurance que cette attitude est l’avenir même que Dieu nous accordera — rien d’autre! (...) L’attitude qu’il nous est permis et commandé d’avoir, cette saine et joyeuse insouciance, n’a donc rien à voir avec la conception optimiste et activiste de la vie; nous ne pourrons jamais rien faire d’autre que nous décharger sur Dieu de tous les soucis du lendemain. Sinon, il est clair que toutes les raisons qui plaident contre cette conception par trop facile de la vie reprendront tout leur poids; et que le fait de penser que notre avenir est de toute façon assuré relèvera de la légèreté ou encore du fanatisme, d’une idée fixe ou d’une intolérable obstination, c’est-à-dire, finalement, d’une vaine tentative de faire « comme si »22.

Ceci étant, sommes-nous assurés qu’il y ait un avenir réel? Ou bien notre avenir n’est-il pas en permanence menacé? Ne sommes nous pas condamnés à n’avoir qu’un avenir possible? L’insouciance nous assure que tout le temps où il y a une volonté, la volonté de l’homme, alors on est certain qu’il existe un avenir:

Le vouloir véritable, c’est-à-dire l’être véritable de l’homme, est donc action: une action dans laquelle on n’a plus devant soi, après avoir brûlé ses vaisseaux, que la prise de Troie ou la mort. Le vouloir véritable se distingue de tout ce qui n’est que désir, projet ou contemplation, par le fait qu’il est

contemplation, de délectation, de recherche formelle ou d’analyse ».21 Karl BARTH, Dogmatique, op. cit., 12, p. 235.22 Ibid., p. 241.

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capable d’accomplir une décision sans qu’il y ait de retour en arrière possible, et que le sujet de ce vouloir est déjà tout entier dans la décision qu’il prend, si bien qu’il ne se connaît plus lui-même comme un être existant dans une zone neutre, précédant cette décision, et qu’il n’a par conséquent plus le temps ni le loisir de se mettre en question à partir d’un autre être23.

L’homme réel est l’homme qui se décide dans ce sens total. Son être réel est un être dans la responsabilité et l’obéissance. Ici nous retrouvons Balthasar, pour qui seuls le Père et le Fils ne jouent pas à « comme si ... »24.

23 Ibid., 11, p. 197.24 Adrienne von SPEYR, Le monde de la prière, traduit de l'allemand par André Nathanaël, Jean-Pierre Fels, Édition H. U. von Balthasar, Culture et Vérité, collection « Adrienne von Speyr », numéro 13, Namur (Belgique), 1995., p. 72: « Le Père ne veut pas non plus que le Fils ait le sentiment que cela ne puisse pas se vivre comme homme. Et le Fils veut encore moins éveiller ce sentiment chez le Père. Et ils ne jouent pas à “comme si...”. Ainsi, les possibilités divines doivent moins être écartées que les possibilités humaines ne doivent être mises en avant et employées, et il s’agit de tirer le maximum de celles-ci. »

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Page 181: La réception de Kierkegaard chez Balthasar et Barth

INDEX

Althusser, Louis …..................... 45Anselme de Cantorbéry ….... 16, 17,

36, 55, 60, 61, 85, 87, 88, 89,90, 91, 92, 93, 95, 98, 111, 139

Badiou, Alain ....114, 115, 156, 158Bataille, Georges …................... 39Baudrillard, Jean …...........136, 152Benjamin, Walter …................. 136Bloch, Ernst …..........................13Bouillard, Henri........ 102, 107, 108,

114Boulgakov, Serge …................... 49Bourdieu, Pierre ….................. 167Calvin, Jean …..... 16, 36, 60, 94, 96

97, 161Chauvet, Louis-Marie …............ 142Chestov, Léon …................ 26, 51Chrétien, Jean-Louis …............. 123Claudel, Paul …........................ 69Colette, Jacques ….................... 89Corbin, Michel …............ 24, 87, 92Corset, Paul …......................... 42Deleuze, Gilles …...................... 38Dumont, Camille ….................... 38Eco, Umberto …....................... 126Émery, Éric ….......................... 101Fessard, Gaston …............25, 160Gadamer, Hans-Georg ….. 125, 126

140Gide, André ….........................147Gilbert, Paul …......................... 36Gilson, Étienne …........ 14, 110, 164Gisel, Pierre …......................... 156

Goldschmidt, Victor …........ 22, 161Guerriero, Elio …...................... 36Hegel, G.-W.-F. ….......... 14, 50, 88Heidegger, Martin …........ 19, 49, 57Heinrich, Françoise …................ 74Holzer, Vincent ….............36, 100Husserl, Edmund ….................... 51Ide, Pascal ….............. 38, 112, 143Irénée de Lyon ….................... 105Jankélévitch, Vladimir…............. 27Jaspers, Karl …............. 22, 50, 161Jüngel, Eberhard ….............. 74, 95Kaennel, Lucie …...................... 156Kearney, Richard …................... 59Klossowski, Pierre …................. 159Kraege, Jean-Denis....106, 109, 117Labarrière, Pierre-Jean …........... 88Lafont, Ghislain …...............74, 149Lavelle, Louis …....................... 127Le Blond, Jean-Marie …...... 109, 110Léonard, André ….............. 37, 159Lubac, Henri de …..................... 81Luther, Martin …...................... 102Merleau-Ponty, Maurice …... 22, 162Mesnard, Pierre …........... 116, 151Metz, Johann-Baptist ….............. 40Moingt, Joseph …...................... 74Moltmann, Jürgen …............. 54, 74Musil, Robert …......................... 57Narcisse, Gilbert ….................... 36Nietzsche, Friedrich …..….13, 18, 57

75, 162Pelikan, Jaroslav …................... 63

Page 182: La réception de Kierkegaard chez Balthasar et Barth

180 Index

Przywara, Erich …...................... 81Ricoeur, Paul ….................... 24, 74Rougemont, Denis de …............. 66Saint-Pierre, Mario …................. 35Sartre, Jean-Paul .. 18, 19, 22, 136,

161, 166Sève, Bernard …....................... 87Sibony, Daniel …..................... 152Slok, Johannes …...... 109, 110, 111Speyr, Adrienne von …...... 12, 169Spinoza, Baruch …....... 13, 26, 163Stein, Edith …......................... 52

Sur, Françoise …....................... 74Thomas d’Aquin …....... 20, 95, 111

126Tillich, Paul ... 25, 39, 125, 154, 160Tilliette, Xavier ….......... 13, 16, 21Torrance, Thomas F. ...... 17, 53, 60,

61Vattimo, Gianni ….................... 125Vergote, Henri-Bernard .. 51, 88, 92Vuillemin, Jules …..................... 50Wahl, Jean …....................... 14, 88

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TABLE DES MATIÈRES

Avant-propos: Musique! …......................................................… 9Introduction .......................................................................... 13

Première partie. — Le déploiement de la question du réel et du possible

Chapitre I. Les projets théologiques de Balthasar et Barth …......... 351. Présentation des projets théologiques de Balthasar et Barth .... 35

1.1. Le projet de Hans Urs von Balthasar …............................. 351.1.1. Une théologie « en mouvement » …........................... 351.1.2. Le dépassement de la problématique moderne….......... 371.1.3. Le drame, expression chrétienne de la personne …...... 38

1.2. Le projet de Karl Barth …................................................ 401.2.1. Une théologie narrative …......................................... 401.2.2. L’herméneutique de Karl Barth …............................... 421.2.3. L’apport de l’existentialisme dans la théologie de Barth 43

2. Corrélation des projets théologiques de Balthasar et Barth …... 442.1. Les points de convergence …........................................... 442.2. La méthode d’intégration, spécificité de Balthasar ….......... 452.3. La question du « réel » et du « possible » …..................... 45

3. Notre projet autour de Kierkegaard, Balthasar et Barth ….....…. 47

Chapitre II. La position théologique de Karl Barth …..................... 491. Le devenir est le passage du possible au réel …..................... 51

1.1. La position de Kierkegaard vis-à-vis de Hegel …................ 521.2. La question théologique …............................................... 53

2. La position de Karl Barth …................................................. 542.1. L’intrication du possible et du réel dans la création …......... 542.2. La fonction du « comme si » …........................................ 552.3. La notion de l’« homme décidé » ….................................. 56

2.3.1. Homme possible et homme réel …............................. 56

Page 184: La réception de Kierkegaard chez Balthasar et Barth

182 Table des matières

2.3.2. La solution de Karl Barth …....................................... 582.3.3. Karl Barth: négation de l’anthropologie non théologique ............................................................ 59

3. La question de Dieu …......................................................... 593.1. Position du problème ….................................................. 593.2. Position de Karl Barth …................................................. 60

Chapitre III. Le théâtre du monde …........................................... 631. Pour le théâtre, la vie est une tragédie dans la tragédie …....... 64

1.1. La problématique de Kierkegaard …................................. 641.2. Le drame répond à la question de l’identité par la relation qu’il instaure entre l’acteur et le spectateur …................... 66

2. La théologie de Balthasar : l’action divine et le jeu du monde…. 682.1. Justification du drame en théologie ….............................. 682.2. Le drame résoud la problématique du possible et du réel….. 682.3. Notre existence est partie prenante d’un Drame divin …...... 70

3. Les enjeux d’une Dramatique Divine ….................................. 723.1. Vouloir le Bien …........................................................... 723.2. La dimension événementielle …....................................... 73

4. La constitution de la Dramatique Divine …............................ 764.1. Les raisons de construire une Dramatique Divine …............ 764.2. Composition et structure de la Dramatique Divine ….......... 774.3. Conclusion: le dépassement de Kierkegaard …................... 78

5. La position de Barth en contraste avec celle de Balthasar …..................................................................... 79

Deuxième partie. — Deux questions traduisant l’écart avec Kierkegaard

Chapitre IV. La connaissance de Dieu sous son double aspect rationnel et existentiel …......................................... 871. La position de Kierkegaard sur l’argument ontologique …........ 88

1.1. Présentation du contexte …............................................ 881.2. L’argumentation de Kierkegaard …................................... 89

1.2.1. La preuve de l’existence de Dieu est une preuve inaccessible …......................................................... 901.2.2. Vouloir que l’intellectus fonde la foi est l’objet d’une méprise ….............................................................. 92

2. La position de Karl Barth ….................................................. 932.1. Généralités : de l’événement à la cognoscibilité …............. 932.2. La question de la connaissance de Dieu traitée dans la dialectique « réel et possible » …..................................... 942.3. La position de Barth par rapport à la théologie catholique ... 962.4. Conclusion …................................................................ 97

3. La position de Hans Urs von Balthasar …............................... 983.1. Point de départ : la connaissance du spirituel se fait par l’image sensible …......................................................... 983.2. La singularité de Jésus-Christ nous donne la connaissance

Page 185: La réception de Kierkegaard chez Balthasar et Barth

Table des matières 183

de Dieu …..................................................................... 984. Conclusion générale …............................................... 100

Chapitre V. L’Eternel et le temps…............................................. 1011. Le temps chez Barth est dans l’ordre du « réel » …............... 103

1.1. Une phénoménologie de la temporalité …........................ 1031.1.1. Une conscience particulière du temps …................... 1031.1.2. Les deux tripartitions : celle de la Bible et celle de l’existence …......................................................... 1041.1.3. Conclusion provisoire par rapport à la dialectique du « réel et possible » …............................................. 106

1.2. Le tragique de l’existence temporelle ….......................... 1061.2.1. Le temps de l’attente de Dieu dans l’ordre du « réel » et non du « possible » …......................................... 1071.2.2. Le temps de l’Incarnation …................................... 108

1.3. L’oeuvre réconciliatrice du Christ …................................ 1082. La position de Balthasar …................................................. 110

2.1. Le cours tumultueux de l’existence …............................. 1102.2. L’éternité au cœur de l’existence humaine …................... 1122.3. Temps et salut …......................................................... 113

Troisième partie. — Le dépassement de l’esthétique et de l’éthique de Kierkegaard

Chapitre VI: La dispersion dans le sensible …............................ 1231. Phénoménologie de l’oeuvre d’art …................................... 124

1.1. L’expérience de la conscience esthétique …..................... 1241.2. L’espace de résonance esthétique ….............................. 1251.3. La vérité artistique …................................................... 128

2. Fondements de la notion d’évidence …................................ 1312.1. Vérité et évidence ….................................................... 1312.2. L’évidence subjective de la lumière de foi et l’évidence objective de la gloire de Dieu …............. 134

3. L’apport de Balthasar : c’est l’amour qui fonde l’évidence …... 1373.1. Le point d’appui de l’amour …....................................... 1373.2. L’oeuvre d’art langagière et la vérité comme situation …... 139

4. Conclusion …................................................................... 143

Chapitre VII: Le désir ….......................................................... 1471. Position du problème …..................................................... 148

1.1. Langage, liberté et désir dans la dialectique « réel et possible » …............................................................... 1481.2. L’épreuve du désir ….................................................... 1491.3. Don Juan et le Christ …................................................. 1501.4. L’expression sensible du démonique ….......................... 1531.5. Désir, loi et péché ….................................................... 154

2. La vie du désir comme autonomie …..................................... 1573. L’oubli du Dieu vivant …...................................................... 159

Page 186: La réception de Kierkegaard chez Balthasar et Barth

184 Table des matières

Conclusion ............................................................................ 161Bibliographie ........................................................................ 171Index …................................................................................. 179Table des matières ….............................................................. 181