La nostalgie du style? Réflexions sur l’écriture philosophique de Jean-Paul Sartre

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LA NOSTALGIE DU STYLE ? RÉFLEXIONS SUR L'ÉCRITURE PHILOSOPHIQUE DE JEAN-PAUL SARTRE Gilles Philippe Collège international de Philosophie | Rue Descartes 2005/1 - n° 47 pages 45 à 54 ISSN 1144-0821 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-rue-descartes-2005-1-page-45.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Philippe Gilles, « La nostalgie du style ? Réflexions sur l'écriture philosophique de Jean-Paul Sartre », Rue Descartes, 2005/1 n° 47, p. 45-54. DOI : 10.3917/rdes.047.0045 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Collège international de Philosophie. © Collège international de Philosophie. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 190.43.179.226 - 29/07/2012 04h27. © Collège international de Philosophie Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 190.43.179.226 - 29/07/2012 04h27. © Collège international de Philosophie

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  • LA NOSTALGIE DU STYLE ? RFLEXIONS SUR L'CRITUREPHILOSOPHIQUE DE JEAN-PAUL SARTRE Gilles Philippe Collge international de Philosophie | Rue Descartes 2005/1 - n 47pages 45 54

    ISSN 1144-0821

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    GILLES PHILIPPELa nostalgie du style ?Rflexions surlcriture philosophiquede Jean-Paul SartreQuand on cherche un type de dmarche formelle propre saisir la philosophie sans lamanquer, on saccorde gnralement convoquer la rhtorique, parce quelle semble apte dcrire le dveloppement dialectique de la pense, et bien plus rarement la stylistique, qui neserait pertinente, face ce type de texte, que pour ce qui nest pas proprement philosophique, savoir lultime organisation du matriel langagier. Science des formes de contenu , larhtorique lemporterait donc largement sur la stylistique, simple science des formes delexpression , dont on veut souvent croire quelles ne sauraient avoir, dans la dmarche de lapense, quun rle dappoint. La position peut paratre nave, en ce quelle repose, malgrelle, sur une opposition entre le fond et la forme ; elle est pourtant de bon sens, et cest pourcela mme quune lecture stylistique des textes philosophiques a toujours se justifier, faireses preuves, cest--dire montrer autre chose.Dans le cas de Jean-Paul Sartre, le prjug mthodologique face lanalyse du style des textesspculatifs semble encore amplifi par le fait que lauteur lui-mme a prcisment exclu soncriture philosophique, avec lensemble des discours quil qualifie de techniques , dugroupe de ses productions pour lequel la notion mme de style tait pertinente. Bien sr,le mot connat, dans luvre de Sartre, plusieurs acceptions : parfois hritier des classiques etdes scolaires, celui-ci considre par endroits le style comme un simple quivalent du bien-

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    crire ; plus souvent hritier des romantiques, il dfinit ailleurs la notion comme la marqueque lindividu laisse dans son nonc, ou plus exactement car le premier existentialisme futun romantisme plus encore quun humanisme comme lappropriation par une singularit deluniversalit abstraite de la langue, ou rciproquement comme proprit de la langue denexister qu travers des singularisations momentanes 1. Mais dans ses derniers entretiens,ceux-l mmes o alors que la ccit lui te la capacit dcrire Sartre revient surlopposition entre une pratique esthtique et une pratique technique du discours, il dfinit lestyle comme un type spcifique dusage du langage et comme lment constitutif de lalittrarit : le mot dsigne dsormais le fait demployer la langue de sorte que chaque phrasepermette de dire trois ou quatre choses en une . Or, cette dfinition du style qui peutsembler dabord bien anodine est avance par Sartre moins pour caractriser la rdactionlittraire que pour dire ce que la rdaction philosophique nest pas : En philosophie, chaquephrase ne doit avoir quun sens 2. Sartre a dailleurs expliqu les raisons pour lesquelles lapossibilit offerte la littrature de dire plusieurs choses la fois devait tre refuse laphilosophie : cest que la premire reprsente plus quelle ne communique, tandis que laseconde communique plus quelle ne reprsente, et quelle est donc soumise au principedunivocit et de clart.Si Sartre estime que ses crits philosophiques sont techniques , cest donc moins par leurforme linguistique, que par leur finalit pragmatique, puisquils visent la transmission efficacedun savoir thorique et pratique. On comprend en tout cas que cette technicit na que peu voir avec les choix lexicaux dun auteur ; on peut bien sr estimer que la prose de Sartresencombre trop de termes emprunts aux Grecs et aux Allemands, mais il ny a rien ici de siexceptionnel, ou mme de si gnant quune note de bas de page, ou une glose dfinitoire sousla forme dune parenthse ou dune incidente ne puisse aisment rgler ; de plus, cetteremarque sapplique assez bien la premire partie de luvre philosophique de Sartre (cellequi culmine dans Ltre et le Nant), mais fort peu la seconde, celle que Sartre prcisment range du ct des critures techniques. La technicit de la prose philosophique de Sartrenest donc pas une question de vocabulaire, mais essentiellement de gestion mme de la lignediscursive : il sagirait pour le philosophe semble-t-il de tout expliciter, de ddensifier aumaximum son propos, de telle sorte que les choses soient dites les unes aprs les autres et non

    1. Voir encore Plaidoyer pour les intellectuels [1965]; Situations VIII, Gallimard, 1972, p. 449.|2. Autoportrait soixante-dix ans [1975], entretien avec Michel Contat; Situations X, Gallimard,1976, p. 137-138. Le problme du style revient dans un des tout derniers entretiens importants deSartre, celui quil donne Michel Sicard en 1977 et qui parat en 1979 sous le titre Lcriture et lapublication , dans Obliques (n 18-19). Mais la question de la spcificit de lcriture philosophiqueny est pas aborde avec la mme profondeur que dans lentretien de 1975.

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    pas toutes la fois, comme ce serait le cas dans un texte en style . Cest ce qui donne lcriture de la Critique de la Raison dialectique cet aspect hyperanalytique qui radicalisefortement les partis pris rdactionnels de Ltre et le Nant.Tout semblerait alors dit, et il ne resterait plus ici qu faire la liste des traits formelscaractrisant cette manire philosophique de Sartre : omniprsence des connecteurslogiques, renforcement systmatique des liens anaphoriques, dploiement priodique de la phrase contre la tentation de la formule , etc. Assurment, de telles caractristiques nesont pas propres la prose philosophique sartrienne (et nont dailleurs pas vocation ltre,pour les raisons quon a dites), mais il y a dans cette dernire une fuite en avant dans lasurexplicitation qui surprend, et dont il faut tenter de rendre compte en reprenant peut-treles choses de bien plus loin, et notamment en se souvenant de cet anti-logocentrisme profondqui na pas encore t suffisamment soulign dans la pense sartrienne du langage. Ainsi,quand lauteur de LIdiot de la famille dit ltonnement qui fut le sien en dcouvrant combienFlaubert donnait la ralisation orale de la langue la prsance sur sa ralisation crite (Toutle problme de Flaubert avec le langage, la priorit donne au langage oral sur le langage crit,je ne lai dcouvert quil y a peu de temps 3 ), sa perplexit tient moins linterprtationdsormais littrale quil entend donner de la catgorie flaubertienne d indisable , qulide mme que la bouche dise mieux le rel que la page ne lcrit ; cest dailleurs cet anti-logocentrisme intuitif mais radical ( Je pense quil y a une diffrence norme entre la paroleet lcriture 4 ) qui a rendu Sartre impermable aux avances de la linguistique de sontemps 5. Mais pourquoi une telle valorisation du medium graphique ? et en quoi cet anti-logocentrisme peut-il expliquer les choix dcriture dans la prose philosophique de Sartre ?On la compris, la maldiction de la langue pour ce dernier, cest quelle est linaire : lessignes linguistiques apparaissent les uns aprs les autres, et le sens se construit dans lasuccession des noncs ; la langue ne permet donc pas de dire la fois ce qui est vrai la fois ;en cela, elle ne peut concider avec le rel. Or, cette maldiction, la manifestation graphiquedu discours ralit spatiale avant que dtre temporelle lattnue fortement (on peutinterrompre la lecture, rcrire ou relire une phrase, etc.), et cest parce quelle est une ralitgraphique que la littrature peut prtendre dployer simultanment plusieurs lignessmantiques, prtention annule en philosophie par les exigences propres la comprhensiondes contenus conceptuels exprims. Mais pour chapper au risque de lopacit, la philosophieen court un autre : la linarisation du propos prsente, dans la successivit, des ralits qui

    3. Sur LIdiot de la famille [1971], entretien avec Michel Contat et Michel Rybalka; Situations X, d.cit., p. 111. |4. Autoportrait soixante-dix ans , art. cit., p. 136. |5. Voir Gilles Philippe, Lanalyse sartrienne de la phrase. Sur quelques pages de Ltre et le Nant , Le Gr des langues, n 12,1997, p. 130-147.

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    sont simultanes, ou plus prcisment qui ne sont vraies que dans la simultanit. Cerisque est encore accru ds lors que le propos philosophique snonce en franais, cest--diredans une langue analytique, au point que Sartre a pu regretter de navoir pas crit en anglais : Quand je prends un mot anglo-saxon qui a une valeur synthtique, cest--dire qui rsumeen lui normment de choses, ou si je considre le fait que la syntaxe anglo-saxonne estsimplifie, je pense quelquefois que jaimerais mieux mexprimer en anglais quen franais justement dans la mesure o il y a une certaine difficult faire passer le synthtique enfranais , parce quau fond le franais est une langue analytique 6 .On le voit, Sartre fut hant par la linarit discursive et habit du besoin dsormaisphilosophique plus questhtique de dire plusieurs choses la fois, si bien que lon peut sedemander si ce qui nous apparaissait, dans lcriture de Questions de mthode ou de la Critiquede la Raison dialectique, comme hyperanalytique ntait pas autant de stratagmes pourdlinariser le discours et ne trahissait pas une forme de nostalgie du style, cet art de diretrois ou quatre choses en une . Nous pouvons dsormais revenir sur le dbut de descriptionet lbauche danalyse de la manire philosophique de Sartre donns plus haut, pour nousdemander si ltiquette dultracohsif ne conviendrait pas mieux que celle dhyperanalytique.On notera, en effet, que sil est un point commun entre lcriture philosophique de Sartre etson style littraire, cest sans doute une vidente tendance charger les dbuts de phrase et rquilibrer le ratio entre ce qui ressortit la zone thmatique de la phrase et ce qui appartient la zone prdicative, cest--dire entre ce qui est de lordre de la reprise dlments djapports (et gnralement placs en ouverture de phrase) et ce qui permet linjection dans lediscours dinformations nouvelles (et le plus souvent gardes pour la fin de lnonc). Tel esten effet lallure gnrale de la phrase philosophique typique de la seconde manire de Sartre : partir de l, en tant quelle sorganisera pour se rapproprier le destin total de la classe parla socialisation des moyens de production, et mme en tant quelle entre en lutte (parexemple, sur le plan de la lutte syndicale) contre les consquences singulires, au cours dunmoment dtermin du processus historique, de la proprit prive des machines commerelation de production fondamentale, la praxis du groupe, par la ngation pratique de son tre-hors-de-soi comme destin, constitue celui-ci comme intrt futur (cest--dire travers lobjetmatriel), comme exigence contenue dans la matrialit-destin de se changer en matrialit-intrt (CRD I p. 319 7). On voit ici que la partie de la phrase qui prcde le groupe verbal

    6. Lcrivain et sa langue [1965], entretien avec Pierre Verstrten; Situations IX, Gallimard, 1972,p. 81. |7. Nous indiquons la pagination des citations philosophiques de Sartre en recourant aux siglessuivants: EN(pour Ltre et le Nant [1943], Gallimard, Tel), CRD I (pour Questions de mthodeet Critiquede la raison dialectique [1960], dans Critique de la Raison dialectique, vol. I, nouvelle dition,Gallimard, 1985); CRD II (pour Critique de la Raison dialectique [posthume], volume II, Gallimard, 1985)

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    principal reprsente plus des deux tiers du volume de lensemble ; on voit surtout sur un telchantillon combien il sagit pour Sartre de dlinariser son propos : chacune des structuresde dbut de phrase donne lieu, la fois, un redoublement ou un enchssement, aveclambition spectaculaire de tenir plusieurs fils en mme temps, de multiplier les couches depertinence de la prdication venir, bref doprer un mouvement de synthse qui prend paradoxalement les allures dune prose analytique.Certes, un tel constat facile reproduire, puisquil suffit douvrir au hasard Questions demthode ou Critique de la Raison dialectique mrite dtre nuanc. Dabord, parce que sil estun point par lequel, en franais, la pratique crite soppose la pratique orale, cest bien dansce soin quelle a de ne pas commencer la phrase directement par le sujet, mais de faire prcdercelui-ci de quelque complment (on dit gnralement Il fera peut-tre beau demain , oncrit volontiers Demain, peut-tre, il fera beau ). Ensuite, puisque pour les raisons quona soulignes tout texte crit est forcment (pr)littraire par la magie du medium graphiquemme (en tant prcisment quil met en cause la linarit de la chane discursive en laspatialisant), la surcharge des dbuts de phrase est perue, plus ou moins consciemment, parSartre comme emblmatique dune prose dcrivain. Dans le texte mme o il sinterroge surson criture philosophique, ne prend-il pas, pour exemplifier la langue littraire, telle phrase deStendhal dont la principale caractristique est justement quelle cumule en ouverture tous lesconstituants facultatifs : Tant quil put voir le clocher de Verrires, souvent Julien seretourna 8 ? Des multiples mrites stylistiques de cette pratique, le moindre nest pas quellepermet de varier les attaques de phrases dans un propos continu, cest--dire dans un texte quiparle dune seule chose. Dans un ouvrage important, Frank Neveu a dailleurs montr avec unegrande pertinence que lomniprsence des appositions dtaches en tte de phrase dans lescrits biographiques et autobiographiques de Sartre visait prcisment briser la monotoniedun texte o il ou je apparat presque invariablement en position sujet ( Insecticide, je prendsla place de la victime et deviens in-secte mon tour , lit-on, par exemple, dans Les Mots) 9.Quil y ait donc dans louverture des phrases philosophiques de Sartre quelque chose qui relve la fois dune soumission la norme scolaire crite et dune vidente nostalgie du stylelittraire, cela ne fait pas de doute. Mais ce sont l de simples bnfices secondaires ; le projetphilosophique sartrien exigeait de toute faon un tel choix grammatical, et il nest dailleursquune technique parmi dautres pour contourner le caractre dsesprment linarisant dulangage et viter de dire successivement ce que la pense doit grer dans la simultanit. Va ainsi

    |8. Autoportrait soixante-dix ans , art. cit., p. 139. |9. Frank Neveu, tudes sur lapposition.Aspects du dtachement nominal et adjectival en franais contemporain dans un corpus de textes de Jean-PaulSartre, Honor Champion, 1998.

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    dans le mme sens lemploi massif des structures concessives dans la prose philosophiquesartrienne (sur le mode : Mais si la totalisation existe, il ne faudrait pas croire , CRD Ip. 175), structures qui nont pas dabord valeur darticulation logique : il ne sagit passimplement dvacuer une causalit non-efficiente, mais bien de marquer la covalidit de deuxralits contradictoires mais simultanment vraies. Mme dans la progression discursive,Sartre prend ainsi toujours le temps de rappeler quil dploie, plus quil navance, ou pluttque la progression du raisonnement ne doit en aucun cas tre perue comme une invalidationde ce qui vient dtre dit. cet gard, un autre des traits les plus visibles de lcriturephilosophique de la Critique de la Raison dialectique, ce sera donc la multiplication desstructures hypothtiques, qui sont le plus souvent un artifice donnant une allure logique cequi est dabord un bilan, une faon de reprendre ce qui vient dtre dit et de le thmatiseravant une prdication souvent fort brve : Sil est tabli que le combat, quel quil soit, est laretotalisation prsente de tous les combats ; sil est clair quil ne peut tre dchiffr que pareux ; sil na de sens quen tant quil se replace dans les perspectives relles de la boxecontemporaine [], on comprendra sans peine que (CRD II p. 29).La passion dlinarisante de la prose philosophique sartrienne apparat de faon peine moinsspectaculaire si lon change dunit dobservation, et que lon remonte de la phrase auparagraphe. L encore, le caractre ultracohsif de lcriture de Sartre surprend. Dabord,prcisment, parce quil y a trs peu de csures par alina ; ensuite, parce que plus de la moitides ouvertures de paragraphe contiennent un dmonstratif de rappel, et presque toutes uneconnexion logique, souvent sur le mode du ainsi ou du en effet, plus souvent encore sous laforme dune marque oppositive (dun mais, dun toutefois, etc.). Si lon prend les paragraphesqui suivent lalina douverture du second volume de la Critique, on pourra stonner quilsdbutent systmatiquement par mais : tout se passe en effet comme sil sagissait demble debloquer les pistes offertes par les premires lignes du texte, de revenir en arrire, dinflchir,de corriger, bref de ralentir linfrence. Ainsi sexplique aussi lomniprsence des retours enarrire du texte philosophique sartrien, sur le mode du Nous lavons vu (CRD I p. 491), On aura remarqu (CRD I p. 188), etc. : il sagit l encore pour lauteur de contrerleffet de la linarit discursive, de montrer quil est en train non de dpasser les donnes djapportes, mais de les dployer comme une simultanit. Ce style simpose ds Questions demthode, o le philosophe prend souvent la peine de rompre explicitement avec lillusion deprogression que risque de donner la linarit du discours : nous nen avons pas fini avec

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    (CRD I p. 59) ; Nous nen sommes pas l (CRD I p. 75). Bref, ce sur quoi Sartre insiste,cest le fait que tourner des pages nimplique pas ncessairement que le discours avance, etquand celui-ci se met en scne, cest pour dire que nous en sommes bien au mme point.Certaines pages offrent ainsi des sries saisissantes douvertures de paragraphe nayant dautrebut que de contrer leffet mme dalina, savoir limpression que lon a chang de sujet : Mais justement le problme est mal formul Or, ces synthses, elles-mmes, quand nousles avons tudies plus haut, nous avons vu que Pourtant, regardons-y mieux Cest cequil faut expliquer un peu plus longuement (CRD I p. 492-494). Nous voici donc face une prose ultracohsive, articulant si systmatiquement les donnes entre elles sur le mode dela covalidit (je dis x, mais je rappelle y) que, dans les rares cas o elle quitte son allurepriodique, on a bien souvent limpression de lire une srie de parenthses : En vrit, nousne devons pas retenir cette opposition de lintelligible et du comprhensible. Il ne sagit pas dedeux ordres dvidence principalement distincts. Si, pourtant, nous conservons les deuxtermes, cest que la comprhension est comme une espce dont lintellection serait le genre.En fait, nous conserverons On sait que Aussi ne songeons-nous pas (CRD I p. 189).Sartre aurait pu utiliser dautres techniques pour dlinariser sa pense : un recours plussystmatique des parenthses typographiques prcisment, ou encore aux notes de bas depage qui permettent, les unes et les autres, de ddoubler le niveau dexposition et donc dedire deux choses la fois. Sil le fait peu, cest sans doute dabord par une vision somme toutetraditionnelle de la gestion de la page crite, ou par obsession de la clart ds lors que lepropos devient difficile ; mais cest aussi par une forme de renoncement : le ddoublement dela ligne dexposition sur la page ne rsoudrait finalement que peu de choses, puisque, de toutefaon, la lecture nest gure moins linaire que lcriture, et que le dchiffrement des donnesse ferait encore sur le mode de la successivit.On pourrait encore multiplier les exemples des mille et une trouvailles mises au point parSartre pour dlinariser le propos dans sa prose technique ; mais lessentiel est dit etpermet peut-tre de revenir sur la premire criture philosophique de Sartre, celle de Ltre etle Nant, pour lopposer ventuellement la seconde, celle de la Critique. Bien que la rflexionla plus aboutie de Sartre sur le caractre particulier de lcriture philosophique et surlopposition entre discours littraire et discours technique vienne tard dans son uvre etprenne appui sur la rdaction de la Critique, il serait faux de croire que le phnomnologue desannes 1940 navait quun emploi naf du medium langagier (nous avons montr ailleurs que

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    le premier Sartre avait dj le sentiment de travailler en milieu hostile 10) ; mais lalinarisation de la pense dans le discours et limpossibilit consquente dexprimer commetotalisation ce qui est conceptualis comme synthse ntait pas alors lobstacle le plusimportant que la langue mettait sur le trajet de la communication philosophique : le discoursphnomnologique devait surtout lutter contre les a priori reprsentationnels que transportetoute langue et tout particulirement contre la priori substantialiste (do le jeu sur lessayntes fictives, sur la premire personne, sur les formations syntagmatiques du type conscience (de) soi , etc.). Bien sr, on trouve dj, dans Ltre et le Nant, nombre descaractristiques que lon vient dnumrer propos de la Critique, mais avec une densit bienmoindre. Ainsi le passage dun paragraphe lautre sy fait souvent plus librement (sansdmonstratif de rappel, sans connecteur), et en soulignant bien un changement de sujet :une phrase brve peut ainsi exposer par avance le contenu dmontr par la suite de lalina( la diffrence du Pass qui est en-soi, le Prsent est pour-soi , EN p. 159 ; Le Pour-soiest, au prsent, prsence ltre , EN p. 255 ; Le pour-soi comme nantisation de lEn-soise temporalise comme fuite vers , EN p. 411) ; le point dvelopp dans le paragraphe peutdonc tre occasionnellement isol comme un philosophme, un atome de pense exprimableen une formule ; bref, pour tre technique , lnonc de Ltre et le Nant ne renonait pascompltement tre littraire . Quinze ans plus tard, une telle pratique dcriture estdevenue inconcevable chez Sartre et lon ne trouvera rien de comparable dans la Critique : Sije me laisse aller crire une phrase qui soit littraire dans une uvre philosophique, jaitoujours un peu limpression que l je vais un peu mystifier mon lecteur : il y a abus deconfiance. [] Je crois que dans la Critique de la Raison dialectique je nai pas fait dabus deconfiance, du tout 11. On sait dailleurs que Sartre a pu regretter le caractre trop littraire de Ltre et le Nant et trouv inconvenant la prsence dun souci formulaire dansun texte de philosophie. Mieux encore, il en est progressivement venu considrer que,contrairement lnonc littraire, la phrase dun texte technique, comme doit ltre lediscours philosophique, navait jamais de pertinence ponctuelle : cest lamas des phrasestechniques qui arrive crer le sens total qui, lui, est un sens plusieurs tages 12,contrairement donc la phrase de style qui prtend atteindre elle seule plusieurs niveauxde signification.On sera daccord pour dire, avec Alain Lhomme, que la stylistique des textes de philosophienest pertinente que lorsquelle dlaisse la question lexicale (dont ltude appartient bien plus

    10. Voir Gilles Philippe, Embrayage nonciatif et thorie de la conscience: propos de Ltre et leNant , Langages, septembre 1995, n 119, p. 95-108. |11. Lcrivain et sa langue , art. cit., p. 56.Cette philosophie qui flirte avec la littrature, on sait que Sartre lassocie la ligne Lachelier-Lagneau-Alain. |12. Autoportrait soixante-dix ans , art. cit., p. 139.

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    au philosophe quau linguiste), pour envisager prioritairement la dimension horizontale , etprincipalement la dimension syntaxique de la textualit philosophique, o sobserve le travail de luvre 13. Mais l encore, il faut rester prudent : ce nest pas parce que, dunepart, le mot se donne comme un quivalent du concept et que, dautre part, la syntaxearticule les mots comme la dialectique articule les concepts, que la syntaxe est lquivalentverbal de la dialectique. Cette prudence est celle-l mme du dernier Sartre : chez lui, lesconditions de possibilits dune criture proprement philosophique (cest--dire libre de latentation littraire ) sont dfinies indpendamment de tout systme de pense et nont pasvocation varier dun philosophe un autre, ds lors que le discours se veut rigoureux. AinsiSartre ne fait-il pas intervenir dans ses considrations sur sa propre manire de philosophe lefait que la question mme qui est au cur de la Critique de la Raison dialectique, ce soitprcisment celle de la totalisation. Il sagit en effet dans tous les cas dadapter une linaritdiscursive ce qui, par dfinition, nest pas linaire, cest--dire un systme.Comme la littrature, mais pour des raisons radicalement diffrentes, la prose philosophiquedoit djouer la maldiction de la parole, pour russir dire en mme temps ce qui est vrai enmme temps. Voici donc le philosophe somm de faire aussi bien que lcrivain, mais sansrecours possible aux solutions mises au point par la littrature, ce que Sartre appelleprcisment le style , lart de tout dire en une formule. Ds lors, la seule voie qui souvreau philosophe est paradoxale : en rappelant chaque instant lensemble des lmentsncessaires la synthse, en liant le plus strictement et le plus explicitement possible lesnoncs entre eux, de telle sorte quaucun ne soit isolable et que lunit de lecture soit le livrelui-mme, fonctionnant dsormais comme une gigantesque formule qui englobe dans unecontinuit sans faille lensemble des donnes de la synthse 14, le philosophe retourneracontre elle-mme cette linarit du discours qui obsde Sartre.

    13. Alain Lhomme, Le style des philosophes , dans Jean-Franois Matti, dir., Le Discours philoso-phique, Presses universitaires de France, 1998, p. 1569 |14. En littrature ou en philosophie, lunitde lecture pour Sartre, cest toujours le livre dans sa totalit, mais de faon gnrale, il est tou-jours plus difficile dcrire, mettons quatre phrases en une, quune seule en une seule comme en philo-sophie . Autoportrait soixante-dix ans , art. cit. p. 139, do la diffrence spectaculaire entrelaspect des manuscrits littraires de Sartre et celui de ses manuscrits philosophiques.

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    Jean-Paul Sartre (tient dans son bras son filleul, le fils de Gg Pardo, 1939).Photo collection Archives Gallimard.

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