La fonction Renseignement, projet de recherche

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La fonction "renseignement" Étude théorique, développements méthodologiques et applications pratiques Projet de recherche, soumis par Francis Beau, novembre 2012 “… a broader knowledge revolution is underway, challenging security services to redefine the role of intelligence in the 21st century. Is it secrets, or is it knowledge?” * (INSA, 2012) Bien qu’étant au cœur de tout système de renseignement, la fonction "Connaissance et anticipation" érigée en fonction stratégique par le Livre blanc reste étonnamment presque totalement ignorée des études théoriques sur le renseignement. Pourtant, l’étude de la fonction renseignement fondée sur l’organisation des connaissances au service de l’anticipation stratégique, devient un enjeu théorique majeur dans un environnement dominé par une technologie numérique en pleine expansion sans conscience méthodologique claire fondée sur des bases théoriques solides. Un état de l’art complet des études sur le renseignement montre en effet que le cycle du renseignement, paradigme hégémonique car seul modèle théorique clair disponible, s’avère très largement critiqué dans la pratique. L’étude que nous proposons a pour ambition d’apporter à ce fameux cycle un éclairage théorique nouveau qui, s’il était reconnu par les milieux de la recherche académique et entériné dans les différents corpus doctrinaux des armées, constituerait un véritable changement de paradigme permettant de développer de nouvelles méthodes pour guider des pratiques réalistes de travail collectif en réseau alliant réactivité et sécurité. L’exploitation du renseignement militaire en France a déjà bien avancé sur la voie de tels développements, mais leurs applications pratiques peinent à dépasser le stade artisanal, faute de bases théoriques reconnues. Dans le cadre d’un projet de recherche appliquée, soutenu par une structure académique faisant autorité en matière de recherche stratégique, le renseignement militaire serait susceptible de profiter largement d’un rapprochement entre théorie et pratique, dont il pourrait être le catalyseur. Sommaire 1. Introduction 2 1.1. Le modèle théorique : s’inspirer des pratiques individuelles pour guider le jeu collectif 2 1.2. Le cycle du renseignement : un modèle théorique fondé mais incomplètement exploité 2 1.3. L’exploitation du renseignement militaire : un cadre institutionnel adapté pour concilier pratique et théorie en association avec la recherche stratégique 2 2. Contexte 3 2.1. "Fonction renseignement" vs fonctions "du" renseignement : le versant oublié des intelligence studies "à la française" 3 2.2. L’organisation des connaissances : une théorie au service de la fonction renseignement, une méthodologie au service de l’anticipation 4 3. Problématique 4 3.1. Le renseignement : un objet complexe et une notion largement indéfinie 5 3.2. Le cycle du renseignement : un paradigme à la fois hégémonique et contesté 5 4. Questions de recherche 6 5. Objectifs 7 5.1. D’une approche systémique à une approche fonctionnelle : vers un changement de paradigme ? 7 5.2. Organiser le jeu collectif : priorité à la méthodologie sur la technologie et à la maîtrise de l’information sur la maîtrise informatique 7 6. Hypothèses de recherche 7 6.1. Le renseignement : une fonction d’exploitation 8 6.2. L’exploitation : une fonction centrale dont la pratique itérative parcourt l’ensemble du cycle 9 6.3. La capitalisation : une mémoire commune dont l’organisation s’appuie sur la formalisation de techniques rigoureuses animant la marche du cycle 10 7. Méthodologie 12 7.1. L’information : une matière première complexe dont les multiples facettes devront être définies avec précision 13 7.2. Le cycle du renseignement : trois visions différentes mais complémentaires, un vocabulaire à adapter 13 8. Cadre de travail 17 8.1. Cadre théorique : l’organisation des connaissances et les sciences de la documentation au service d’une véritable théorie du renseignement dont l’IRSEM pourrait assurer la promotion 18 8.2. Cadre applicatif : des méthodes et des techniques à valider, un référentiel documentaire commun à perfectionner, un travail que la DRM pourrait poursuivre 20 9. Enjeux, applications et perspectives 21 9.1. "Connaître et anticiper" : un enjeu stratégique, mais une fonction spécifique distincte de la stratégie 21 9.2. Étudier la fonction renseignement : un enjeu théorique majeur pour répondre à un besoin criant de développements pratiques, mais délaissé par les intelligence studies 23 10. Bibliographie 25

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La fonction "renseignement" Étude théorique, développements méthodologiques et applications pratiques

Projet de recherche, soumis par Francis Beau, novembre 2012

“… a broader knowledge revolution is underway, challenging security services to redefine the role of intelligence in the 21st century. Is it secrets, or is it knowledge?”* (INSA, 2012)

Bien qu’étant au cœur de tout système de renseignement, la fonction "Connaissance et anticipation" érigée en fonction stratégique par le Livre blanc reste étonnamment presque totalement ignorée des études théoriques sur le renseignement. Pourtant, l’étude de la fonction renseignement fondée sur l’organisation des connaissances au service de l’anticipation stratégique, devient un enjeu théorique majeur dans un environnement dominé par une technologie numérique en pleine expansion sans conscience méthodologique claire fondée sur des bases théoriques solides. Un état de l’art complet des études sur le renseignement montre en effet que le cycle du renseignement, paradigme hégémonique car seul modèle théorique clair disponible, s’avère très largement critiqué dans la pratique. L’étude que nous proposons a pour ambition d’apporter à ce fameux cycle un éclairage théorique nouveau qui, s’il était reconnu par les milieux de la recherche académique et entériné dans les différents corpus doctrinaux des armées, constituerait un véritable changement de paradigme permettant de développer de nouvelles méthodes pour guider des pratiques réalistes de travail collectif en réseau alliant réactivité et sécurité. L’exploitation du renseignement militaire en France a déjà bien avancé sur la voie de tels développements, mais leurs applications pratiques peinent à dépasser le stade artisanal, faute de bases théoriques reconnues. Dans le cadre d’un projet de recherche appliquée, soutenu par une structure académique faisant autorité en matière de recherche stratégique, le renseignement militaire serait susceptible de profiter largement d’un rapprochement entre théorie et pratique, dont il pourrait être le catalyseur. Sommaire

1.   Introduction   2  1.1.   Le  modèle  théorique  :  s’inspirer  des  pratiques  individuelles  pour  guider  le  jeu  collectif   2  1.2.   Le  cycle  du  renseignement  :  un  modèle  théorique  fondé  mais  incomplètement  exploité   2  1.3.   L’exploitation  du  renseignement  militaire  :  un  cadre  institutionnel  adapté  pour  concilier  pratique  et  théorie  en  association  avec  la  recherche  stratégique   2  

2.   Contexte   3  2.1.   "Fonction  renseignement"  vs  fonctions  "du"  renseignement  :  le  versant  oublié  des  intelligence  studies  "à  la  française"   3  2.2.   L’organisation  des  connaissances  :  une  théorie  au  service  de  la  fonction  renseignement,  une  méthodologie  au  service  de  l’anticipation   4  

3.   Problématique   4  3.1.   Le  renseignement  :  un  objet  complexe  et  une  notion  largement  indéfinie   5  3.2.   Le  cycle  du  renseignement  :  un  paradigme  à  la  fois  hégémonique  et  contesté     5  

4.   Questions  de  recherche   6  5.   Objectifs   7  

5.1.   D’une  approche  systémique  à  une  approche  fonctionnelle  :  vers  un  changement  de  paradigme  ?   7  5.2.   Organiser  le  jeu  collectif  :  priorité  à  la  méthodologie  sur  la  technologie  et  à  la  maîtrise  de  l’information  sur  la  maîtrise  informatique   7  

6.   Hypothèses  de  recherche   7  6.1.   Le  renseignement  :  une  fonction  d’exploitation   8  6.2.   L’exploitation  :  une  fonction  centrale  dont  la  pratique  itérative  parcourt  l’ensemble  du  cycle   9  6.3.   La  capitalisation  :  une  mémoire  commune  dont  l’organisation  s’appuie  sur  la  formalisation  de  techniques  rigoureuses  animant  la  marche  du  cycle   10  

7.   Méthodologie   12  7.1.   L’information  :  une  matière  première  complexe  dont  les  multiples  facettes  devront  être  définies  avec  précision   13  7.2.   Le  cycle  du  renseignement  :  trois  visions  différentes  mais  complémentaires,  un  vocabulaire  à  adapter   13  

8.   Cadre  de  travail   17  8.1.   Cadre  théorique  :  l’organisation  des  connaissances  et  les  sciences  de  la  documentation  au  service  d’une  véritable  théorie  du  renseignement  dont  l’IRSEM  pourrait  assurer  la  promotion   18  8.2.   Cadre  applicatif  :  des  méthodes  et  des  techniques  à  valider,  un  référentiel  documentaire  commun  à  perfectionner,  un  travail  que  la  DRM  pourrait  poursuivre   20  

9.   Enjeux,  applications  et  perspectives   21  9.1.   "Connaître  et  anticiper"  :  un  enjeu  stratégique,  mais  une  fonction  spécifique  distincte  de  la  stratégie   21  9.2.   Étudier  la  fonction  renseignement  :  un  enjeu  théorique  majeur  pour  répondre  à  un  besoin  criant  de  développements  pratiques,  mais  délaissé  par  les  intelligence  studies   23  

10.   Bibliographie   25  

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1. Introduction

Afin de pouvoir développer les techniques de travail collectif en réseau adaptées à la pratique de la fonction renseignement dans un environnement technico-opérationnel de plus en plus exigeant en termes de volumes d’information à traiter et de réactivité, l’approfondissement théorique des mécanismes à l’œuvre dans la fonction stratégique "connaissance et anticipation" que nous proposons semble désormais s’imposer. Ce projet de recherche, qui peine à trouver sa place dans le paysage scientifique actuel, est en réalité bien plus ambitieux qu’il n’y paraît. Il s’appuie en effet fortement sur l’organisation des connaissances, discipline aux contours mal identifiés, profondément ancrée dans l’immense champ de l’épistémologie entendue au sens de théorie de la connaissance, et fortement impactée par les nouvelles technologies de l’information, sans se confondre pourtant avec l’informatique.

1.1. Le modèle théorique : s’inspirer des pratiques individuelles pour guider le jeu collectif Le renseignement est un objet d’études dont les multiples facettes rendent les contours difficiles à cerner. Ce constat est le fruit d’une expérience pratique et de plusieurs travaux théoriques sur le renseignement (Beau, 2009), ses aspects culturels (Beau, 2010), et son exploitation (Beau, 1997). Il est confirmé par un état de l’art des études sur le renseignement publié récemment par l’IRSEM, qui note les vicissitudes définitoires du vocable « renseignement » semblant se laisser approcher, mais pas définir (Chopin, 2011). Dans une approche fonctionnelle qui prolonge et complète l’approche systémique généralement adoptée dans la littérature académique ou technique, nous partons d’une définition du renseignement que nous pensons utile de clarifier en proposant de s’intéresser d’abord à son produit, objet formel donc plus facile à cerner. Posant qu’un renseignement est une information exploitée pour répondre à un besoin de savoir en vue d’agir (Beau, 2010), nous observons assez logiquement que la fonction renseignement est avant tout une fonction d’exploitation. La complexité de cette fonction éminemment intellectuelle impose cependant, pour en maîtriser les différentes facettes dans le cadre d’un travail d’équipe, de modéliser son fonctionnement, dont on peut noter le caractère itératif légitimant la représentation cyclique qui en est généralement faite malgré les critiques qu’elle soulève.

1.2. Le cycle du renseignement : un modèle théorique fondé mais incomplètement exploité Poussant donc plus loin l’analyse qui est à l’origine de ce cycle du renseignement controversé, nous proposons de décliner les quatre grandes fonctions génériques qui le composent1, selon trois approches différentes qui considèrent successivement le système lui-même (approche systémique), sa propre fonction d’exploitation (approche fonctionnelle), et la forme du produit élaboré, la connaissance dont la capitalisation est essentielle (approche formelle). Pièce maîtresse de la fonction renseignement, la capitalisation en est en effet le cœur, sans lequel le système reste un corps sans vie peu susceptible d’apporter une quelconque valeur ajoutée au produit qu’il délivre. Le développement d’applications informatiques destinées à faciliter les processus d’exploitation en permettant une capitalisation des connaissances efficace ne peut guère se passer de cet approfondissement théorique du cycle du renseignement. C’est en effet probablement, faute d’avoir envisagé et approfondi, au-delà de l’approche systémique classique, ces deux dernières représentations fonctionnelle et formelle, que tant de "systèmes d’information" développés pour l’exploitation du renseignement (qui ne sont en réalité que des systèmes informatiques2) se cassent régulièrement le nez sur les dures réalités du terrain.

1.3. L’exploitation du renseignement militaire : un cadre institutionnel adapté pour concilier pratique et théorie en association avec la recherche stratégique Fort d’une bonne expérience institutionnelle de la fonction d’exploitation, le renseignement militaire français a pourtant développé au fil des ans une méthodologie de capitalisation partagée au sein d’une vaste communauté. Mais, faute de bases théoriques suffisamment fermes pour être utiles et de moyens informatiques adaptés, ses applications pratiques peinent à se concrétiser dans le nouvel environnement technico-opérationnel contemporain caractérisé par l’omniprésence des réseaux numériques, la rapidité et la surabondance de l’information. Néanmoins, des applications effectives

                                                                                                               1 Direction, collecte, traitement, distribution (cf. fig. 2 au para. 6. Hypothèses de recherche). 2 Cf. (Beau, 2012).

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bien que pratiquement encore très limitées de ces deux nouvelles modélisations (fonctionnelle et formelle) sont utilisées de manière, certes empirique, mais opérationnelle depuis plusieurs années déjà. Venant compléter l’approche systémique et la représentation institutionnelle qui caractérise le cycle du renseignement actuel, ces nouvelles représentations peuvent constituer la base réaliste d’une théorie de la "fonction renseignement", qui pourrait être développée en s’insérant dans le cadre d’études françaises sur le renseignement dont les auteurs du rapport de l’IRSEM (Chopin 2011) semblent souhaiter favoriser l’émergence. C’est là tout l’objet de ce projet de recherche qui s’intègrerait alors au cœur de cette discipline académique pérenne du renseignement (Webb, 2009), que d’éminents chercheurs anglo-saxons spécialistes du domaine appellent de leurs vœux pour développer des théories générales ayant vocation à expliquer le renseignement tel qu’il se pratique (Gill, 2009).

2. Contexte

Le Livre blanc sur la Défense et la sécurité nationale de 2008 a érigé le renseignement (connaître et anticiper) au rang de fonction stratégique 3 aux côtés de la dissuasion, de la prévention, de l’intervention et de la protection (LBDSN, 2008). Les mécanismes de cette fonction de connaissance et d’anticipation désormais reconnue restent pourtant la plupart du temps ignorés par les études de renseignement en France, plus préoccupées de réflexions politiques et systémiques sur l’institution Renseignement que de considérations théoriques sur la fonction renseignement, l’organisation des connaissances qu’elle doit capitaliser et son rôle majeur en matière d’anticipation.

2.1. "Fonction renseignement" vs fonctions "du" renseignement : le versant oublié des intelligence studies "à la française" La "fonction renseignement" dont nous proposons l’étude, concerne l’activité de renseignement. Elle doit être distinguée de la (ou les) fonction(s) du Renseignement (institution ou système)4, qui désigne le rôle dévolu à un système de renseignement (le Renseignement). Nos travaux s'intéressent à la fonction renseignement en tant que telle (aux processus d’exploitation de l’information qu'elle met en œuvre), en faisant abstraction de la fonction qu'elle remplit au sein de la communauté qui la met en œuvre (son rôle et ses domaines d'application). Ils ne s'intéressent donc pas à la fonction d’un système de renseignement, qui peut être politique, militaire, policière, économique, industrielle ou autre, ni aux moyens mis en œuvre pour l’assurer (matériels, techniques, humains ou institutionnels), aujourd’hui ou naguère, ici ou ailleurs. Ils ne s’intéressent donc pas non plus aux techniques particulières du recueil, de l’action discrète ou clandestine et du secret, qui relèvent de moyens spécifiques ou spéciaux et dont la maîtrise dépend plus de savoir-faire ancestraux et/ou purement techniques d’une part, et de questions éthiques et juridiques d’autre part, que de véritables considérations théoriques. L'excellente étude documentaire publiée par l’IRSEM (Chopin, 2011), montre bien cette ambiguïté qui pèse sur la notion de fonction selon qu’elle représente l’activité de renseignement ou qu’elle s’applique à l’institution Renseignement. Les auteurs de l’étude proposent en effet d’explorer trois axes thématiques (questions de défense, analyses institutionnelles, contrôle démocratique), qui s’articulent principalement autour de la fonction (rôle) politique du Renseignement (système) et de ses aspects institutionnels. Pourtant, le deuxième axe envisagé, qui inclut l’étude des processus décisionnels, s’intéresse en particulier au cycle du renseignement, et traite bien ainsi de la fonction renseignement. Même si l’approche reste plus institutionnelle que véritablement fonctionnelle, c’est là un des mérites notoires de cette étude qui n’oublie pas cet aspect du sujet, comme c’est le plus souvent le cas en France lorsqu’il s’agit d’étudier le renseignement5.

                                                                                                               3 Il est peu probable que cette fonction perde de son actualité dans le dispositif stratégique que nous décrira le prochain

Livre blanc prévu en 2013, si l’on en croit le ministre de la défense, Jean-Yves Le Drian, qui parle du renseignement comme d’un enjeu vital, au cœur de notre stratégie de défense et de sécurité nationale.

4 Pour plus de clarté, chaque fois que le terme sera utilisé par la suite sans préciser s’il s’agit du système, de la fonction ou du produit, nous utiliserons une majuscule pour désigner le Renseignement en tant que système (l’institution), l’article indéfini pour désigner le produit (un renseignement), et les distinguer ainsi de la fonction (le renseignement) objet de nos travaux.

5 On peut se convaincre de cette étonnante spécificité française en lisant le rapport de recherche du CF2R concernant les études sur le renseignement en France (Dénécé, 2009) dans lequel cet aspect n’apparaît même pas, ainsi que l’étude de l’IRSEM (Chopin, 2011) qui note à propos de la France : « l’étude de Francis Beau, Renseignement et société de l’information publié en 1997 par la FED est l’une des toutes premières à adopter le point de vue fonctionnaliste des Intelligence Studies anglo-américaines ».

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Il est en effet tout à fait étonnant que les mécanismes à l’œuvre dans cette fonction pourtant officiellement reconnue comme stratégique (connaissance et anticipation)6 soient si peu distingués sur le plan théorique des aspects politiques et institutionnels du renseignement, écrasés par eux et donc très peu étudiés. Le cycle du renseignement, dont l’étude de l’IRSEM note le caractère aussi répandu que contesté, constitue pourtant une base théorique dont la pratique du renseignement permet de confirmer le besoin réel en même temps que l’insuffisance flagrante.

2.2. L’organisation des connaissances : une théorie au service de la fonction renseignement, une méthodologie au service de l’anticipation Nos travaux ne relèvent donc ni des sciences politiques, ni de l’histoire, ni de la sociologie, ni du droit, mais d’une discipline aux contours incertains7, l’organisation des connaissances, solidement ancrée dans l’épistémologie8, incontestablement liée aux sciences de l’information et en particulier de la documentation, et comme cette dernière, fortement impactée par les nouvelles technologies de l’information, bien que demeurant résolument distincte de l’informatique9. Il semble assez largement admis à l’heure actuelle qu'aucune science ne peut avoir pour objet un concept aussi extensif que celui d'information ou de connaissance, au point que l’on peut se demander si l’organisation des connaissances n’est pas plutôt une ingénierie (logicielle), voire une simple technique (informatique), qu’une véritable discipline scientifique (Fondin, 2006). Pourtant, celle-ci relève selon nous d'une théorie qui lui est propre, dont nous soutenons dans un article en cours de parution qu'elle lui confère, de facto, le statut de véritable science (Beau, 2012). Confrontés à cette difficulté, et sans espoir de trancher facilement une question épistémologique d’une telle portée, nous nous contentons donc très modestement, conscients de l’imposante succession de philosophes et de savants qui, de Platon au Cercle de Vienne en passant par Descartes, Kant et bien d’autres ont travaillé sur la question d’une théorie de la connaissance, de constater, un peu à la manière de Candide, qu’il nous faut bien cultiver notre jardin, et disposer pour cela de pratiques efficaces que seule une théorie solide est en mesure de nous apporter. Le développement simultané des télécommunications et des réseaux numériques a conduit à une accélération importante des processus de décision, et la fonction renseignement est désormais contrainte d'accélérer ses processus dans la même mesure. L'anticipation est devenue le maître mot de la fonction renseignement qui doit animer son cycle en permanence afin de conserver toujours un temps d'avance sur la demande. L’organisation des connaissances joue à cet effet un rôle essentiel que l’informatique, sans le leadership méthodologique que pourrait garantir une véritable théorie du renseignement puisant ses racines dans les théories de la connaissance, ne parviendra jamais seule à remplir.

3. Problématique

La problématique indétermination scientifique (Chopin 2011) de la notion de renseignement, n’est pas sans conséquences sur la compréhension du cycle du renseignement dont la représentation actuelle est l’objet de nombreuses critiques, sans qu’aucun modèle alternatif ne semble devoir s’imposer. Il en résulte une réelle faiblesse théorique dont souffrent les travaux d’état-major visant à traduire les principes de doctrine en procédures applicables. Dans un environnement informationnel soumis à de fortes contraintes en matière de sécurité et de temps, la fonction renseignement est confrontée à une problématique délicate visant à concilier partage et secret, ainsi que fiabilité et réactivité. Comment garantir, avec de tels impératifs contradictoires, la pertinence du renseignement en temps utile ? Pour répondre efficacement à cette difficile question dont l'acuité se renforce chaque jour un peu plus, il semble désormais nécessaire d’approfondir et de préciser les processus à l’œuvre dans le cycle du renseignement dont la formalisation reste nécessairement symbolique, mais sert encore de base à tous nos documents de doctrine et de procédures associés.

                                                                                                               6 LBDSN, 2008. 7 Cf. plus loin (para. 8.1 Cadre théorique). 8 L’article "Épistémologie" de Wikipédia cite l’organisation des connaissances dans les questions épistémologiques, mais

le paragraphe auquel renvoie la rubrique se contente d’un appel laconique à une théorie que l’encyclopédie libre semble regretter de ne pouvoir présenter : « Théorème, théories, modèles, hypothèses, lois, principes... ».

9 Cf. (Beau, 2012).

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3.1. Le renseignement : un objet complexe et une notion largement indéfinie « Without a clear idea of what intelligence is, how can we develop a theory to explain how it works ? » (Warner, 2002)

Dans son analyse des problèmes posés par l’objet renseignement, Olivier Chopin décrit les différentes approches définitoires qui s’y attachent, pour en observer les paradigmes structurants (Chopin, 2011), parmi lesquels le fameux cycle du renseignement. Ce dernier, bien que reconnu notoirement insuffisant (voire simpliste), apparaît pourtant la plupart du temps dans la littérature comme difficilement contournable. Olivier Chopin relève trois aspects de la notion de renseignement qui donnent lieu à des approches différentes selon que l’on considère prioritairement l’objet de connaissance produit (un renseignement), l’organisation qui s’y consacre (la communauté du renseignement, les institutions) ou l’activité s’y référant (la pratique du renseignement). Les auteurs de l’étude soulignent ces trois acceptions distinctes du terme renseignement. Mais s’agit-il bien là de véritables différences qui conduiraient à prendre acte de sa polysémie pour s’en accommoder tant bien que mal comme semblent le faire de nombreux auteurs, ou ne doit-on pas plutôt les considérer comme trois éléments d’une seule et même définition ? Si l’on s’accorde à considérer le renseignement dans sa dimension fonctionnelle (fonction stratégique connaissance et anticipation dans notre système de défense et de sécurité nationale), alors il s’agit bien selon nous des trois facettes d’une seule et même définition. Ce triptyque n’est d’ailleurs pas propre à la notion de renseignement. Comme toute fonction qui caractérise l’activité spécifique d’un système, le renseignement désigne à la fois l’activité en question (l’opération réalisée par la fonction), son organisation pour fonctionner (la fonction en tant que système) et son résultat (le produit). La pensée par exemple, est une fonction spécifique du cerveau humain, qui englobe dans un même concept la pratique de la pensée (le fonctionnement), son organisation (le système), et son produit (une pensée résultat du fonctionnement d’un système organisé dédié à cette tâche). On retrouve cette trinité en mathématiques où une fonction désigne à la fois une opération (f(x)), la fonction proprement dite (f), et son résultat (y=f(x)). Partant de là, on peut comprendre que les autorités gouvernementales, administratives ou militaires qui ont pour premier souci d’organiser leurs "troupes" pour remplir la mission décident d’adopter, comme le font d’ailleurs très logiquement les auteurs de l’étude, une approche qui favorise l’aspect organique. Celle-ci prend alors les institutions comme point de référence à la définition du renseignement (Chopin, 2011) : l’organisation est au centre (le Renseignement), sa pratique est ce qu’elle fait (la fonction renseignement), son résultat est ce qu’elle produit (du renseignement c’est-à-dire de la connaissance).

3.2. Le cycle du renseignement : un paradigme à la fois hégémonique et contesté 10 Let's Kill The Intelligence Cycle

I want it dead and gone, crushed, eliminated. I don't care, frankly, what we have to do.

Remove it from every training manual, delete it from every slide, erase it from every website. Shoot it with a silver bullet, drive a wooden stake through its heart, burn the remains without

ceremony and scatter the ashes. (Wheaton, 2012)

Dans l’approche systémique actuelle, le cycle du renseignement, tel qu’il est le plus souvent présenté dans les manuels en langue française (orientation, recherche, exploitation, diffusion), se justifie pleinement, quoi que puissent en dire de tels réquisitoires. La vocation première d’une telle modélisation de la fonction renseignement étant organique ou institutionnelle, celle-ci doit en effet permettre en tout premier lieu de refléter les principaux éléments structurels nécessaires à l’organisation de la pratique du renseignement au sein d’une communauté importante (nationale ou autre). C’est ainsi que le "fonctionnement du renseignement"11 est représenté par quatre grandes fonctions organiques correspondant à une succession de tâches initiée par l’émission de directives ou d’ordres (orientation, direction ou commandement12), suivie de la mise en œuvre d’un certain nombre de capteurs (recherche), puis par la capitalisation et l’interprétation des informations recueillies                                                                                                                10 (Chopin, 2011). 11 En toute rigueur, il ne faudrait pas parler ici de "fonctionnement du renseignement", mais plutôt de l’organisation de la

fonction renseignement. 12 On préfèrera ce dernier terme à celui d’orientation, dont on verra qu’il est difficilement dissociable de la fonction

d’exploitation.

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(exploitation) et enfin par l’émission de connaissances, d'analyses, d'évaluations ou d'alertes (diffusion) à destination de ceux qui en ont besoin pour décider, agir ou mener des opérations et, si nécessaire, envoyer de nouveaux ordres13 aux capteurs (cf. fig. 1 ci-dessous).

Figure 1 : le cycle du renseignement – référence institutionnelle

La réalité organique de ce cycle est incontestable, et chaque grande fonction peut être assignée à un élément organique différent (organes de commandement, unités de recherche opérationnelle ou de mise en œuvre des capteurs, organismes d’exploitation et centres de distribution). Le modèle est-il pour autant satisfaisant pour décrire les pratiques ? À l’évidence non, comme en atteste l’analyse détaillée des publications conceptuelles et doctrinales américaines et britanniques réalisée par l’IRSEM, qui témoignent de son inadaptation aux nouvelles réalités du monde contemporain amenant à traiter des problèmes nécessitant des réponses rapides. Alors que beaucoup s’accordent à critiquer ce cycle qui ne permet pas de décrire ce qui se passe réellement, aucun modèle alternatif fonctionnel ne semble émerger, et faute de mieux, certains décident même, comme le notent les auteurs, de se passer de toute représentation schématique (Chopin, 2011). Renseigner, c’est délivrer l’information utile, là où on en a besoin, quand on en a besoin (Beau, 2010). Cette nécessité de résultat qui devrait s’imposer au cycle du renseignement peut paraître triviale, mais dans un environnement caractérisé par des flux et des volumes d'information en très forte augmentation, une imprévisibilité accrue et des contraintes de temps imposant une réactivité beaucoup plus grande, sa satisfaction pose désormais un problème critique.

4. Questions de recherche « Should we kill the intelligence cycle? » (Duvenage, 2012)

Faut-il, dans ces conditions, se résigner à se passer de toute représentation schématique ? Avant de répondre à cette question, il peut être utile de se demander pourquoi le cycle du renseignement est si présent dans la littérature et en particulier dans les documents de doctrine émanant des états-majors. Pourquoi en effet, cette modélisation a-t-elle la peau si dure, alors que de nombreux praticiens estiment qu’elle est impraticable dans la réalité des conflits modernes (ou de l'environnement opérationnel contemporain) ? Serait-ce par pur conservatisme de la part des états-majors ? Ne serait-ce pas plutôt que, derrière la simplicité de ce cycle désormais tant critiqué mais toujours renaissant, se cache une réalité simple incontournable, que toute la complexité des différentes tentatives de schémas alternatifs ne peut effacer ? Cette représentation cyclique est-elle justifiée ? Est-elle indispensable, nécessaire ou même simplement utile ? Faut-il continuer à enseigner ce modèle défectueux, comme une sorte d’évangile disant comment fonctionne le renseignement (Hulnick, 2006) ? En quoi est-il inadapté aux nouvelles réalités du monde contemporain ? Existe-t-il des solutions alternatives ? Ne peut-on pas plutôt explorer des pistes complémentaires, quitte à proposer un véritable changement de paradigme qui soit au service de pratiques réalistes ?

                                                                                                               13 D’où la notion incontournable de cycle.

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5. Objectifs

Poussant donc plus loin l’analyse qui est à l’origine de ce cycle du renseignement contesté, nous proposons un changement d’approche significatif ayant pour vocation ultime d’organiser le jeu collectif pour améliorer la réactivité, en faisant passer la méthode avant la technique.

5.1. D’une approche systémique à une approche fonctionnelle : vers un changement de paradigme ? Le constat de l’inadaptation du modèle actuel aux réalités du monde contemporain est le même en France qu’aux États-Unis ou au Royaume-Uni. Mais une évolution significative, qui réglerait au moins ce problème de manque de réactivité que tous s’accordent à lui reprocher, semble se dessiner. Plutôt que d’inventer un modèle alternatif, c’est à un approfondissement du modèle actuel que nous incite la pratique du renseignement militaire. Partant d’une expérience pratique de mise en œuvre d’un espace partagé de capitalisation des connaissances reposant sur l’organisation d’une mémoire commune (Beau, 2010), nous avons été confrontés à l’impérieuse nécessité d’engager un approfondissement théorique destiné à permettre le perfectionnement des techniques et, in fine, l’amélioration des pratiques d’exploitation du renseignement. Il ne s’agit pas pour nous, de jeter aux orties le modèle de cycle du renseignement dont on a vu qu’il se justifiait dans une logique organique, mais d’en constater les limites et d’en trouver les prolongements permettant de décrire des pratiques réalistes adaptées aux nouvelles réalités du monde contemporain et notamment à l’utilisation des nouvelles technologies. L’évolution proposée, permettant de décrire ce qui se passe réellement dans la pratique afin de résoudre ce problème de réactivité que le modèle actuel ne parvient pas à régler, constituerait alors, si elle était reconnue par les milieux de la recherche académique et/ou entérinée dans les différents corpus doctrinaux, un véritable changement de paradigme.

5.2. Organiser le jeu collectif : priorité à la méthodologie sur la technologie et à la maîtrise de l’information sur la maîtrise informatique L’objectif ultime est de concevoir les outils méthodologiques nécessaires à une adaptation au travail d’équipe en réseau et à la mise en œuvre d’un véritable système d’information qui ne se réduise pas à un système informatique. Celui-ci doit en effet s’émanciper du primat technologique imposé par l’informatique en l’absence de développements théoriques et méthodologiques adaptés à l’organisation, à la tenue à jour et à l’exploitation de connaissances réunies dans une mémoire opérationnelle partagée14. Les immenses développements récents de l'informatique ont pu en effet laisser croire un temps que ses outils suffiraient à satisfaire les besoins de la fonction renseignement, mais l'expérience de ces vingt dernières années nous a montré qu'il n'en était rien. Les difficultés rencontrées pour développer des outils informatiques pour l’exploitation du renseignement plaident en faveur d'une réorientation des efforts en matière de conception de systèmes d'information, prenant acte du fait informatique et de la révolution numérique qui le fonde et l’accompagne, mais s’intéressant beaucoup plus à l’organisation du jeu collectif et au travail d’équipe en réseau qu’aux performances techniques des outils. Ces efforts passent par l’élaboration et la mise en œuvre d’un cadre méthodologique commun dont il nous paraît difficile de faire l’économie, tant la dimension collective de la fonction renseignement, désormais incontournable, impose une méthodologie rigoureuse. Les nouvelles technologies de l’information permettent d'envisager de considérables progrès en favorisant le partage et la circulation de l’information, donc la réactivité, à condition que l’organisation des connaissances et les processus intervenant dans l’élaboration des savoirs sur lesquels reposent entièrement la conception si difficile d’un système d’information partagé en toute sécurité, soient parfaitement maîtrisées en donnant la priorité à la méthodologie sur la technologie.

6. Hypothèses de recherche « … the traditional cycle may adequately describe the structure and function of an intelligence community, but it does not describe the intelligence process. » (Clark, 2004)

                                                                                                               14 L’originalité de nos travaux théoriques et de leurs applications méthodologiques est abordée plus loin (para. 8.1. Cadre

théorique et para. 9. Enjeux, applications et perspectives).

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Le cycle du renseignement demeure, tel qu’il est actuellement représenté, un modèle utile sur le plan institutionnel, mais trop schématique pour être fonctionnellement réaliste. Il est donc impraticable sur le plan fonctionnel, alors que paradoxalement, son principe (le cycle en tant que tel) demeure le seul applicable à une modélisation théorique des mécanismes de la fonction renseignement qui sont indéniablement itératifs. Postulant que la modélisation systémique qui fait office de référence institutionnelle peut être généralisée dans un schéma de principe que nous nommerons de manière générique cycle du renseignement, nous montrons que ses quatre grandes fonctions de base (ou génériques) peuvent se décliner en fonctions organiques, opératoires puis techniques selon trois approches différentes, systémique, fonctionnelle, puis formelle, à des fins respectivement institutionnelles, théoriques puis pratiques.

Figure 2 : le cycle du renseignement - les trois approches systémique, fonctionnelle et formelle

La formalisation d’un cycle de capitalisation des renseignements partagés dans une mémoire exportable et accessible de manière sélective selon les droits et les besoins d’en connaître de chacun (approche formelle), permet ainsi de dynamiser le fonctionnement d’un cycle d’exploitation du renseignement et d’anticiper les situations de crise que le renseignement a pour fonction de prévenir (approche fonctionnelle). Nous souhaitons montrer que de tels prolongements formel et fonctionnel du cycle institutionnel (approche systémique) permettent de disposer d’un outil méthodologique efficace donnant au renseignement le moyen d’exercer pleinement sa fonction première de connaissance et d’anticipation, dans toute la dimension stratégique que lui confère le Livre blanc.

6.1. Le renseignement : une fonction d’exploitation Le prolongement fonctionnel et formel que nous proposons du modèle institutionnel actuel part du constat élémentaire que le renseignement est une fonction. Après en avoir déterminé la nature exacte, en examinant plus en détail son résultat (le produit), il faut en analyser le fonctionnement (sa pratique), pour éventuellement en préciser enfin l’organisation. Il nous faut donc, avant tout, tenter de clarifier la notion de renseignement. Olivier Chopin note sa problématique indétermination scientifique, dont il attribue les causes à sa complexité (Chopin, 2012). S’intéresser d’abord à ce que la fonction délivre, son produit, semble un bon moyen de revenir à des choses simples. Un renseignement est une information dont on a su tirer profit pour permettre de décider dans l’action en environnement hostile, incertain ou opaque15. En un mot, un renseignement est une information exploitée16 pour répondre à un besoin de savoir en vue d’agir (DRM, 2012).

                                                                                                               15 Cette dernière précision indique que nous nous intéressons plus particulièrement à un type de renseignement particulier

correspondant à la fonction stratégique "Connaissance et anticipation", mais le reste de la définition conviendrait aussi bien à tout autre type de renseignement (téléphonique, SNCF,…). Pour simplifier, nous ne préciserons plus par la suite la nature de cet environnement qui va de soi dans le cadre de nos travaux pour le renseignement militaire.

16 « Un renseignement est une information exploitée afin de répondre de manière intelligible à un besoin de connaissance pouvant concourir à la prise d’une décision sur une activité opérationnelle déterminée. » (PIA-2, 2011).

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Cette définition substantielle (ou analytique) présente l’avantage de s’appliquer à tout ce que désigne l’expression définie (definiendum) et rien d’autre (condition nécessaire et suffisante en mathématiques). Une telle condition, dès lors qu’elle est respectée, donne à une information quelconque le statut caractéristique de renseignement : une information est un renseignement si et seulement si elle est exploitée. Abordé cette fois par le biais de son fonctionnement, le renseignement est donc assurément une fonction, mais pas n’importe laquelle : c’est une fonction d’exploitation. Exploiter le renseignement, c'est tirer profit des informations qui le constituent, en les interprétant pour en extraire tout le sens et le communiquer sous forme de connaissances, d'analyses, d'évaluations ou d'alertes à ceux qui en ont besoin pour décider, agir ou mener des opérations, ou encore le transmettre sous forme d'orientations à ceux qui sont mis en situation de surveiller l'environnement ou d'effectuer de nouvelles recherches (amorçage du cycle). Même si sa vocation est in fine organique, l’approche est différente : on la dira fonctionnelle ou opératoire.

6.2. L’exploitation : une fonction centrale dont la pratique itérative anime l’ensemble du cycle Dans l’approche institutionnelle qui prévaut actuellement, le renseignement, considéré comme un système à lui tout seul, est décomposé en éléments organiques définis pour assumer ces quatre grandes fonctions que les Britanniques nomment dans leur dernier document de doctrine interarmées Core functions17 (Direction, Collection, Processing et Dissemination). Mais la succession de ces fonctions de base s’avère quelque peu artificielle. N’étant pas en effet simplement et uniquement déterminées chacune en vue d’un résultat spécifique attendu, participant à un objectif commun et caractérisant une fonction donnée du système, mais par la seule nécessité d'ouvrir la voie à la fonction qui lui succède dans un processus arbitrairement ordonné par des motivations organiques, ce dernier devient vite impraticable dans la réalité. La recherche et l’analyse, y sont par exemple supposées travailler en tandem, alors qu’elles travaillent en réalité mieux en parallèle (Hulnick, 2006). Dès lors que le renseignement n’est plus considéré en tant que système, mais en tant que fonction, l’exploitation (terme par lequel la doctrine militaire française traduit l’anglais processing) n’est plus cette fonction de base parmi d’autres composant un système, mais bien comme on l’a vu, la fonction même du renseignement (fonction stratégique "connaissance et anticipation" d’un système plus vaste organisé autour d’un objectif commun, la sécurité). C'est faute de reconnaître à l’exploitation ce rôle central, que l'on en arrive à assimiler cette fonction essentielle à une simple tâche d'analyse (interprétation ou compréhension) ou pire, de banal traitement procédural (processing), dans un cycle du renseignement qui la positionne coincée entre la recherche et la diffusion : l'information entrante, qu’un "analyste" (ou traitant d’exploitation)18 pourrait recevoir sans l'avoir sollicitée, s'y transformerait alors en renseignement, dont le même traitant d’exploitation devrait assurer la production sans se préoccuper de sa diffusion. Un tel schéma fonctionnel est sans aucun doute irréaliste, donc impraticable. La fonction renseignement assume un certain nombre de tâches parmi lesquelles on peut distinguer les quatre grandes fonctions de base (direction, collecte, traitement, distribution)19, mais également bien d’autres opérations et techniques, d’orientation et d’investigation, d’acquisition et de compilation, de capitalisation20 et d’interprétation, de production et de présentation qui se décomposent elles-mêmes en multiples tâches élémentaires (veille, indexation, qualification, actualisation, validation, prospection, analyse, intégration, synthèse, homologation …). Le cycle du renseignement, caractéristique de l’approche systémique, constitue ainsi une schématisation à l'extrême qui ne peut pas prendre en compte l'imbrication complexe de ces différentes tâches, et laisse croire qu’elles se succèdent dans un processus organique plus ou moins continu.

                                                                                                               17 Fonctions de base dans la doctrine britannique (JDP 2-00, 2011). 18 Terme que l’on préfèrera à celui d’analyste qui, bien que d’usage courant et inspiré de l’anglais analyst, pourrait laisser

croire que la fonction d’exploitation peut se réduire à une simple tâche d’analyse (voir également à propos de la fonction analyse, le para. 9.1 "Connaître et anticiper : un enjeu stratégique, mais une fonction oubliée des intelligence studies ").

19 Cf. Fig. 2 (para. 6. Hypothèses de recherche). 20 Les Anglais utilisent le terme de collation pour désigner l’opération d’enregistrement, d’indexation ou de classement

thématique de l’information afin d’opérer un regroupement des faits ou des données liés entre eux et de faciliter des traitements ultérieurs (JDP 2-00, 2011).

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Figure 3 : le cycle institutionnel

En réalité, la succession séquentielle des quatre grandes fonctions organiques que semble indiquer le cycle n’est qu’une modélisation systémique, dont on ne peut guère tirer d’enseignement pour la fonction renseignement, les modes opératoires de l’exploitation qu’elle assure et les techniques de capitalisation qu’elle met en œuvre. L'exploitation qui caractérise la fonction renseignement, dont le résultat attendu est la mise à profit de l’information recueillie au bénéfice de l'action opérationnelle, englobe en effet toutes les opérations citées plus haut. Nous montrerons que ces dernières peuvent s’ordonner autour des mêmes fonctions de base selon deux nouveaux cycles qui s’emboîtent successivement en assurant l’entraînement de l’ensemble. L’exploitation est ainsi représentée par un nouveau cycle qui anime le cycle organique de renseignement (cf. fig. 3 et 4).

Figure 4 : le cycle de l’exploitation

6.3. La capitalisation : une mémoire commune dont l’organisation s’appuie sur la formalisation de techniques rigoureuses dynamisant le cycle La dualité de la notion d'information, à la fois représentation mentale abstraite et formulation intelligible concrète, fait de son exploitation une fonction intellectuelle complexe dont la réussite repose sur sa capacité à concilier l'essence immatérielle du produit avec sa restitution physique. Le lieu conceptuel de cette conciliation est la mémoire qui opère une capitalisation des connaissances après recueil de l’information. Son lieu physique est le document, désormais numérique, et le dossier qui l’accueille en justifiant la pertinence de l’information contenue par la rencontre avec un besoin de sens qu’il organise. (Beau, 2012)

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Exploiter le renseignement, c’est avant toute chose, réunir et tenir à jour (capitaliser) toute la connaissance utile sur son environnement stratégique afin d’être, à tout moment, en situation d’anticiper dans l’action. La capitalisation est au cœur de la fonction renseignement qu’elle anime à son tour en suivant un cycle articulé autour des mêmes fonctions de base.

Figure 5 : le cycle de capitalisation

Nous montrerons que les techniques de capitalisation représentées dans ce nouveau cycle (cf. fig. 5) permettent la mémorisation et le partage des connaissances en toute sécurité. En apportant la possibilité de planifier, d’orienter et de coordonner en permanence les efforts de renseignement, elles peuvent constituer l’instrument d’anticipation que l’approche systémique du cycle ne permet pas de modéliser, et résoudre ainsi le problème de manque de réactivité qui lui est actuellement unanimement reproché. À partir du document numérique, dont le rôle essentiel de véhicule universel de la connaissance et des savoirs en fait l’élément clé, et du dossier également numérique qui l’accueille, nous avons postulé dans un article précédent qu’il était possible de concevoir une mémoire documentaire qui fonctionne comme une extension physique de notre mémoire individuelle. Nous souhaitons montrer que celle-ci, permet ainsi la mise en partage dynamique d’un espace de capitalisation des connaissances et de transmission des savoirs, à la fois réactif, prospectif et sécurisé (Beau, 2010). Réunis en dossiers, structurés à l’aide de plans de classement élaborés à partir d’un référentiel documentaire commun, les documents sont ainsi gérés dans une mémoire partagée, qui devient un véritable outil d'exploitation auquel correspond une méthode de travail commune. Nous postulons et montrerons que tous les acteurs du renseignement, de l'observateur de terrain situé aux avant-postes les plus proches de l'action opérationnelle directe, jusqu’au décideur du plus haut niveau, peuvent ainsi disposer d'un référentiel commun permettant d'alimenter en réseau une mémoire documentaire partagée destinée à capitaliser les connaissances nécessaires sur un environnement extérieur hostile ou tout simplement incertain, et d'organiser son fonctionnement pour disposer en permanence des savoirs utiles à la décision dans l'action (Beau, 2010). Nous souhaitons démontrer également que ce référentiel documentaire commun, qui repose sur un système de classification21 documentaire dont le principe déjà validé expérimentalement peut être décrit, mais dont la traduction concrète reste encore à perfectionner22, peut à terme constituer une aide à l’analyse, et à la synthèse. Reposant sur un plan, dont le triple rôle de présentation (composition, synthèse), d’inventaire (décomposition, analyse) et de planification (coordination, animation) est                                                                                                                21 La classification est l’opération qui consiste à organiser des entités en classes, de sorte que les entités semblables ou

parentes soient regroupées et séparées des entités non semblables ou étrangères. C’est certainement l’une des méthodes les plus raffinées de segmentation de la réalité (…) ; tout processus d’analyse, de déduction, d’apprentissage et de mémorisation en fait usage (…) c’est une distinction nécessaire à la compréhension du monde dans lequel nous vivons et à la communication de ce que nous savons (…) c’est un acte cognitif à finalité pragmatique qui doit permettre d’identifier, de reconnaître, d’interpréter, de comparer, de déduire et de prédire, souvent dans un environnement particulier (Hudon, 2010).

22 Cf. plus loin para. 8.2 "Cadre applicatif".

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intégralement mis à profit, à la fois souple et fortement structurant, ce référentiel est en effet adapté à la fois :

- à la sélection des faits (évaluation) - au recensement des données (inventaire), - à la planification de l’activité (coordination), - à l'organisation des connaissances (composition), - à la mise en perspective des savoirs (classement), - ainsi qu’à la formulation des arguments (présentation).

Mais la mise en œuvre d’un tel outil de travail collaboratif impose de concevoir de nouvelles règles de jeu collectif adaptées à l’instantanéité des échanges. Les responsabilités de chacun doivent être parfaitement prises en compte dans des procédures destinées à garantir la pertinence et la sécurité du renseignement délivré. Le décalage qui existe en particulier entre l’instant de mise à disposition d’un renseignement dans la mémoire partagée et celui de sa consultation par un tiers incite à imaginer une nouvelle forme de validation du renseignement, qui soit adaptée à la consultation directe par des tiers. Nous montrerons qu’une telle forme de validation, que nous nommerons homologation, est envisageable dans le cadre d’un travail collectif en réseau à condition de bien établir les responsabilités de chacun et de se doter des moyens de les assumer individuellement et d’en contrôler l’exercice. Cette homologation doit permettre d’attester de la pertinence du renseignement mis à disposition au regard d’un besoin de savoir qui est conjoncturel, alors même que l’on ne maîtrise ni le moment de la consultation, ni la diversité du public touché. De nouvelles règles doivent également être conçues en matière de protection du secret. Les moyens classiques de protection des documents qui reposent sur le droit d’en connaître sont liés à la notion d'habilitation et considèrent qu'un document classifié "Confidentiel défense", par exemple, est accessible à tous sauf à ceux qui n'ont pas l'habilitation (principe du "tous sauf" ceux non habilités). Ce type de protection est parfaitement adapté au document papier dont le partage n'est envisageable que par duplication et échange physique. Il l’est moins au document numérique dont le partage lié à des droits d’accès en réseau doit être envisagé de manière différente. Nous introduirons pour cela la notion de qualification dont nous souhaitons montrer le bien-fondé. Celle-ci repose non plus sur le droit, mais sur le besoin d’en connaître. Appliqué à chaque document numérique, ce mode de restriction d’accès revient à déterminer l'ampleur de la communauté avec laquelle le créateur du renseignement de documentation considéré estime utile de le partager. Les différents ensembles de lecteurs autorisés, déterminés par le besoin d’en connaître associé à chaque groupe, prennent alors la forme de cercles concentriques dont le centre est le créateur de l'enregistrement (propriétaire), qualification la plus restrictive, qui peut être élargie par exemple à un premier cercle de proches collaborateurs, ou à un cercle plus vaste d'associés, voire à un cercle beaucoup plus large de partenaires (principe du "personne sauf" telle ou telle autre communauté).

7. Méthodologie

Pour mieux appréhender la fonction renseignement et tenter d’en comprendre les processus complexes afin de concevoir les méthodes et les outils destinés à en faciliter la pratique et en améliorer l’efficacité, il faut donc s’intéresser d’abord au produit qu’elle délivre, seul objet tangible dont on peut "décortiquer" les procédés de fabrication pour en formaliser tout ce qui peut l’être. L’approche proposée est d’une certaine manière à l’opposé de ce qui se fait avec le cycle actuel : plutôt que d’aborder d’emblée les structures, on s’intéresse d’abord au produit, pour décrire les pratiques, et seulement in fine évoquer les aspects organiques. Sans remettre en cause donc le principe de quatre grandes fonctions de base (direction, collecte, traitement, distribution)23 décrivant le cycle du renseignement, nous devons montrer que ce processus itératif caractérise, au-delà du système lui-même, sa fonction d’exploitation et les techniques de capitalisation associées. Le vocabulaire utilisé pour décrire les différentes étapes des mécanismes à l’œuvre dans le cycle, et les concepts correspondants, sont essentiels. Selon que l’on se place d’un point de vue institutionnel pour décrire l’organisation du système, fonctionnel pour décrire les modes opératoires et les méthodes de travail, ou tout simplement formel pour décrire les savoir-faire (ou techniques), les termes utilisés devront être clairement distingués, afin de traduire les réalités pratiques différentes auxquelles ils s’appliquent respectivement.                                                                                                                23 Cf. Fig. 2 (para. 6. Hypothèses de recherche).

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7.1. L’information : une matière première complexe dont les multiples facettes devront être définies avec précision La description précise des savoir-faire et des techniques associées, des modes opératoires et des méthodes de travail en commun, comme des structures et de leurs attributions respectives, passera donc au préalable par ce travail incontournable de clarification et de précision du vocabulaire qui doit être la base de tout travail théorique. Si nous avons réussi à donner une définition simple de l’objet formel "renseignement" (cf. para. 6.1), c’est en partie parce que sa complexité est restée dissimulée derrière la fonction qui le délivre (l’exploitation) et la matière première exploitée (l’information). Pour être tout-à-fait complète en effet, la définition proposée plus haut doit pouvoir s’appuyer sur un vocabulaire précis dont la signification est considérée comme acquise. La notion d’exploitation en particulier demeure complexe et doit être parfaitement explicitée, ainsi que celles d’information qu’elle transforme, de connaissance qu’elle manipule et de savoir qu’elle délivre. Fonction intellectuelle qui consiste à prospecter parmi la masse des informations disponibles ou susceptibles de l’être après une recherche ciblée, pour sélectionner celles qui "font sens" au regard d'un besoin de savoir qu’elle doit avoir anticipé, l’exploitation permet d’acquérir les connaissances nécessaires à l’élaboration de ce savoir, puis de le transmettre sous une forme intelligible, afin de répondre en temps utile au besoin. Sa maîtrise passera par une clarification de toutes les notions introduites dans sa définition, en particulier celles de savoir et de connaissance, ainsi que toutes celles qui gravitent autour (recherche, collecte, recueil, acquisition, analyse, interprétation, diffusion, etc.). Mais, la grande diversité des disciplines scientifiques 24 s’intéressant de près aux concepts d’information, de connaissance et de savoir, ne permet pas à l’heure actuelle de disposer d’une référence conceptuelle et terminologique commune incontestable (Beau, 2012), faute d’une base théorique suffisamment unifiée. C’est la raison pour laquelle, nous devrons nous attacher dans un premier temps à poser, sur la base de réalités observées (théorie25), un certain nombre de définitions précises des notions de donnée, de signal, d’information, de ses sources, de son recueil et de sa capitalisation, de connaissance, de savoir, de mémoire et de document, qui sont nécessaires à l’exercice quotidien de la fonction renseignement, dont il convient de décrire les savoir-faire (pratique). En l’absence de cette base théorique essentielle que constituerait un véritable langage scientifique univoque indispensable au développement d’une pensée commune structurée, nous sommes ainsi contraints d’en proposer une ébauche qui, si elle n’a pas de valeur scientifique reconnue, n’en est pas moins indispensable à la pratique de la fonction d’exploitation du renseignement. Même si les définitions proposées ne pourront donc en aucun cas prétendre à une quelconque universalité dans le contexte scientifique actuel, celles-ci devront être cependant considérées comme incontestables en tant qu’hypothèses de travail clairement établies comme telles, afin d’assurer à nos énoncés méthodologiques l’intelligibilité indispensable à leur compréhension.

7.2. Le cycle du renseignement : trois visions différentes mais complémentaires, un vocabulaire à adapter « Le cycle du renseignement est mort, vive le cycle du renseignement » (Davis, 2012)

Une fois établis tous ces concepts qui gravitent autour de la notion d’information, la notion de renseignement, son exploitation, sa recherche, sa collecte, son acquisition, sa diffusion, sa transmission, ses sources (organisme de renseignement, capteur,..), pourront, dans un deuxième temps, être définies et décrites avec la précision qui s’impose. Il s’agit en effet de mots et d'expressions, de fonctions ou d’organes, correspondant à des concepts bien réels ou à des pratiques bien concrètes qui, pour être manipulés efficacement au sein de la communauté du renseignement, doivent impérativement être entendus de la même manière par tous les acteurs de la fonction renseignement afin d’en maîtriser l’usage. Pour fixer ce vocabulaire, préalable indispensable à toute tentative de théorisation, nous tenterons d’ordonner tous les concepts associés autour d’une modélisation réaliste du renseignement correspondant à son fonctionnement itératif selon les trois approches déjà évoquées (systémique, fonctionnelle et formelle).

                                                                                                               24 Cf. para 8.1 (Cadre théorique). 25 Terme emprunté du grec theorein, « contempler, observer, examiner ».

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Le produit "renseignement" s’élabore en effet au cours d’un processus itératif qui s’articule autour de quatre grandes fonctions de base (les core functions de la nouvelle doctrine interarmées britannique26). Pour désigner ces quatre grandes fonctions qui composent le cycle du renseignement nous adopterons par convention les termes suivants que nous définirons : direction, collecte, traitement, distribution. Ces fonctions génériques se déclinent ensuite différemment selon que l’on envisage le système de renseignement et son organisation, sa fonction et les opérations qu’elle réalise, ou la forme de son produit et les techniques de production qui lui sont appliquées. Le tableau qui suit récapitule le vocabulaire utilisé dans chaque approche pour désigner respectivement les fonctions organiques (approche systémique), opérationnelles (approche fonctionnelle) et techniques (approche formelle).

FONCTIONS GÉNÉRIQUES

Fonctions organiques (approche

systémique)

Fonctions opérationnelles

(approche fonctionnelle)

Fonctions techniques (approche formelle)

DIRECTION commandement orientation investigation

COLLECTE recherche acquisition compilation

TRAITEMENT exploitation capitalisation interprétation

DISTRIBUTION diffusion production présentation

Le cycle du Renseignement – Les trois approches À chaque approche correspond donc une modélisation cyclique différente qu’il conviendra d’expliciter.

7.2.1. L’approche systémique : qui fait quoi dans le système ? Elle permet de déterminer l’organisation d’un système de renseignement en interaction avec son environnement opérationnel, mais s’avère peu adaptée en pratique à la conception d’une méthodologie réaliste. Pour un système donné, chaque phase du cycle correspond ainsi à une fonction organique qui peut être assignée à un organe institutionnel différent : organes de commandement (direction), unités de recherche (collecte), organismes d’exploitation (traitement) et centres de diffusion (distribution).

Figure 6 : le cycle organique du Renseignement

Les fonctions organiques de commandement, de recherche et de diffusion sont relativement simples à décrire. Elles correspondent à des métiers spécifiques dont les techniques opératoires sont assez bien maîtrisées. Les processus à l’œuvre sont bien connus et les procédures correspondantes, quand elles sont nécessaires pour garantir l’efficacité et la fiabilité du travail d’équipe, existent déjà. Il n’en est pas de même pour la phase de traitement, ici l’exploitation, qui reste dans cette représentation une "boîte noire" que l’on habille souvent de manière un peu sommaire de l’étiquette "analyse/synthèse". Mais, ces tâches éminemment intellectuelles d’analyse et de synthèse, déjà

                                                                                                               26 (JDP 2-00, 2011).

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naturellement rétives à toute tentative de formalisation méthodologique, sont à plus forte raison peu susceptibles de se prêter à un "embrigadement" procédural à vocation collective. Il semble difficile en effet de déceler, dans ces tâches intellectuelles d’analyse et de synthèse, des processus susceptibles d’être traduits en procédures. Ensemble d'opérations effectuées dans un ordre déterminé pour atteindre un résultat, selon le dictionnaire de l'Académie française, la notion de processus nous vient en effet de l'industrie, et s'applique à des procédés de fabrication, d'assemblage ou de production, mais bien plus difficilement à des développements intellectuels qui se satisfont rarement d'un ordre déterminé par avance (hormis les calculs) et relèvent d’une pratique individuelle les rendant peu aptes à se plier à des règles de jeu collectif. D’où la nécessité d’approfondir le modèle, d’autant plus forte que le renseignement est, comme nous le montrerons27, une fonction d’exploitation, qui ne peut se satisfaire de figurer dans une "boîte noire".

7.2.2. L’approche fonctionnelle : que fait la fonction renseignement ? Cette approche permet d’analyser les différentes phases opératoires du renseignement pour tenter d’y déceler tout ce qui peut être fait pour qu’il exerce sa fonction d’exploitation (traitement) dans les meilleures conditions possibles, compte tenu des contraintes opérationnelles actuelles et des nouvelles possibilités offertes par les technologies numériques. Pour une question donnée, chaque phase du cycle correspond ainsi à une fonction opérationnelle d’exploitation différente : l’orientation (direction) sollicite une information que l’acquisition (collecte) transforme en renseignement que la capitalisation (traitement) mémorise, et que la production (distribution) transforme à son tour en savoir. Les différentes opérations d’orientation, d’acquisition, de capitalisation et de production, que la fonction renseignement devra réaliser, s’ordonnent dans un mouvement toujours itératif (cf. fig. 7). Le nouveau cycle ainsi modélisé décrira ces quatre fonctions que l’on dira opératoires pour indiquer qu’elles permettent d’ordonner méthodiquement les opérations d’exploitation qui réalisent la transformation d’une matière première (l’information) en un produit fini (le renseignement). S’agissant donc de décrire le cycle de transformation de l’information en renseignement qui, s’applique à une matière première purement intellectuelle (l’information), cette approche, bien que calquée sur un modèle industriel, reste fondamentalement conceptuelle (donc théorique).

Figure 7 : le cycle opérationnel d’exploitation du renseignement

Ce cycle de la fonction renseignement constitue donc un modèle théorique dont les différentes phases devront pouvoir s’appuyer sur un cadre pratique seul susceptible de traduire les descriptions conceptuelles en méthodes de travail concrètes puis en procédures applicables. Celui-ci devra décrire en effet un processus opératoire s’appliquant au produit, le renseignement, et à son support désormais universel, le document numérique, seul objet tangible susceptible de traitements concrets (processing). Sa gestion en réseau, qui peut être largement assistée par la technologie et ses outils de plus en plus performants, fait l’objet de l’approche formelle qui suit.

                                                                                                               27 Voir nos hypothèses de recherche (para. 6.1).

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Les fonctions opérationnelles d’orientation, d’acquisition et de production peuvent facilement donner lieu à l’établissement de procédures dès lors que l’on considère l’information attachée à un document qui est son véhicule et son support matériel incontournable, seul objet tangible susceptible de traitements concrets (processing). La production, est régie par des techniques de rédaction et des procédures de validation dont les pratiques sont normalement connues et déjà largement décrites dans de nombreux documents d’état-major. L’acquisition, prélude à la capitalisation, réunit des tâches d’indexation et de qualification qui correspondent à une appropriation de l’information par un traitant d’exploitation. Celles-ci se pratiquent sur le document qui supporte l’information. Elles sont essentielles pour la suite du processus et devront être décrites avec précision afin de pouvoir se traduire en procédures rigoureuses. En particulier, la notion d’appropriation de l’information à ce stade du cycle est fondamentale pour la compréhension de la fonction de capitalisation qui suit. L’orientation enfin, passe par des messages de demande d’information et peut être régulée par des procédures telles que celles de CCIRM28 en vigueur au sein de l’OTAN, qui sont bien établies et donnent globalement satisfaction, même si leurs lourdeurs constituent un handicap sérieux qu’il nous faudra se donner les moyens de surmonter lorsque les impératifs de réactivité commandent. L’approche formelle qui suit, et le cadre pratique qu’elle nous fournit en matière de capitalisation et de partage, devront y contribuer. Mais, comme dans l’approche précédente, il n’en est pas de même pour la phase de traitement, ici la capitalisation, qui reste dans cette représentation une "boîte noire" habillée, de manière un peu sommaire, de l’étiquette "suivi et actualisation". Ces tâches très conceptuelles de suivi et d’actualisation demeurent difficiles à traduire directement en processus concrets. D’où la nécessité d’approfondir encore le modèle.

7.2.3. L’approche formelle : comment fait-on un renseignement ? Cette dernière approche, sera dite formelle afin d’exprimer le fait qu’elle vise à décrire les processus d’élaboration du produit renseignement encapsulé dans un document, à l’aide d’un cadre concret formalisé dans un dossier de renseignement. Elle permet de formaliser des savoir-faire individuels et d’adapter les procédures communes indispensables à un travail d’équipe en réseau rendu possible par l’utilisation de dossiers numériques partagés en toute sécurité. Pour un dossier donné, chaque phase du cycle correspond ainsi à une fonction technique de capitalisation des connaissances différente : l’investigation (direction) interroge la mémoire collective ainsi constituée, la compilation (collecte) intègre l’information et son support documentaire dans un dossier numérique, l’interprétation (traitement) en fait la synthèse et en assure le suivi, tandis que la présentation (distribution) en assure la mise à disposition après homologation ou l’édition après validation. La formalisation de procédures destinées à permettre la réalisation de ces fonctions techniques de capitalisation repose sur l’adoption d’un système de classification documentaire dont le principe déjà expérimenté peut être décrit (Beau, 2010) mais dont la traduction concrète (PDRM29) reste encore à perfectionner. Il assure un triple rôle de planification (coordination, animation), d’inventaire (décomposition, analyse) et de présentation (composition, synthèse), qui est intégralement mis à profit pour encadrer ces quatre fonctions techniques de capitalisation. Investigation, compilation et présentation sont ainsi guidées et facilitées par l’adoption de procédures communes dont le respect par tous est nécessaire à la cohésion de l’ensemble. Reste la phase de traitement, ici l’interprétation, fonction éminemment intellectuelle qui demeure la partie noble de l’exploitation. Elle repose sur des savoir-faire individuels qui peuvent être valorisés en tant que tels grâce à une organisation rigoureuse des dossiers afin d’impliquer pleinement la responsabilité de chaque opérateur (cf. para. 6.3), gage indispensable de fiabilité pour un partage dynamique des connaissances au sein d’une communauté opérationnelle. Il ne s’agit plus de se demander qui fait quoi dans le système, ni ce que l’on y fait, mais de déterminer comment le faire. Le cycle décrit ici, non plus le système de renseignement, ni la fonction renseignement, mais les savoir-faire associés à l’élaboration du produit. L’objectif est de concevoir des méthodes de travail en équipe et d’établir les procédures communes correspondantes destinées à

                                                                                                               28 Collection Coordination and Intelligence Requirements Management. 29 Plan des Dossiers du Renseignement Militaire.

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adapter les savoir-faire individuels aux nouvelles technologies de l’information au service d’un jeu collectif rendu possible par l’utilisation de dossiers numériques partagés en toute sécurité. Après avoir décrit l’organisation et précisé le fonctionnement, nous nous intéresserons donc aux techniques d’élaboration du produit. Celles-ci vont se pratiquer sur son support (le document) dans des dossiers (désormais numériques), dont on va pouvoir envisager le partage et la mise à disposition en toute sécurité à l’aide de nouvelles technologies enfin maîtrisées grâce à une formalisation rigoureuse des procédures d’alimentation des dossiers et des responsabilités afférentes. C’est ici que les nouvelles technologies ont en particulier tout leur rôle à jouer pour faciliter les pratiques, et résoudre ce problème de réactivité que, de l’avis de tous, le cycle actuel ne parvient pas à régler. Les procédures ainsi formalisées permettent en effet d’introduire en toute sécurité une nouvelle forme de diffusion (la mise à disposition ou présentation) à laquelle doit correspondre une nouvelle forme de validation (homologation), utilisant toutes les possibilités offertes par les réseaux numériques, tout en en évitant les pièges. 30 Cette nouvelle approche fait apparaître un cycle du renseignement encore différent qui décrit les fonctions techniques de capitalisation des connaissances (investigation, compilation, interprétation, présentation) pratiquées individuellement par chaque élément de la collectivité de travail (cf. fig. 8 ci-dessous). Elle met en effet en jeu des savoir-faire intellectuels qui devront être valorisés individuellement en tant que tels afin d’impliquer pleinement la responsabilité de chaque opérateur. Au-delà de la théorisation de savoir-faire individuels, cette représentation permettra également de formaliser les procédures communes dont le respect par tous est nécessaire à la cohésion de l’ensemble.

Figure 8 : le cycle technique de capitalisation du renseignement

8. Cadre de travail

Contrairement à l’approche systémique ou organique classique, dont les applications ne peuvent que se limiter à des réflexions structurelles, l’approche fonctionnelle ouvre un champ d’investigation méthodologique important dont seule une parcelle a pu être défrichée pour le moment. Le développement d’applications pratiques efficaces, envisageable grâce à la compréhension et la modélisation des processus opératoires appliqués aux connaissances et aux documents qui les supportent, ne peut pourtant être mené à son terme sans des moyens techniques et humains destinés à valider et à perfectionner les développements méthodologiques déjà réalisés. La conception d’applications pratiques et les développements méthodologiques vont en effet de pair. Ils gagnent sans aucun doute à être menés simultanément par une seule et même équipe réunissant des compétences techniques (informatique), une expérience pratique du métier (exploitation du renseignement) et des connaissances théoriques (organisation des connaissances) appliquées à la conception de méthodes communes de capitalisation dans une mémoire collective partagée alliant réactivité et sécurité. Ces conditions sont difficiles à réunir dans un environnement opérationnel tendu, mais les travaux théoriques que nous pensons nécessaire de mener n’auraient aucun sens sans ces applications pratiques                                                                                                                30 Cf. Hypothèses de recherche, au para. 6.3, "règles de jeu collectif".

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dont nous continuons à penser qu’il est préférable de les expérimenter au sein d’une communauté professionnelle soumise à des conditions opérationnelles réelles. Le renseignement militaire français a déjà bien entamé une telle démarche avec l’expérimentation in vivo d’un système de "Gestion de Dossiers Numériques" (GDN) développé en interne pour l’exploitation du renseignement d’intérêt militaire (RIM). Celle-ci a permis d’initier un premier essai de formalisation méthodologique s’attachant à décrire les principes d’emploi du référentiel documentaire commun et du système de classification associé (PDRM), ainsi que leur application aux processus d’exploitation du renseignement pour l’élaboration de procédures associées. Cette première tentative de formalisation d’un guide pratique manque encore du support théorique dont nous souhaitons lui apporter les bases. Elle reste donc pour le moment très imparfaite. Nos travaux théoriques pourraient donc servir de base à la rédaction d’un véritable guide pratique de l’exploitation à l’usage des acteurs de la fonction renseignement qui détaillerait les procédures que nous avons évoquées dans les différentes approches du cycle31, en se fondant sur un vocabulaire dûment précisé afin de garantir l’intelligibilité nécessaire à leur compréhension par tous. Ils pourraient se réaliser dans le cadre d’une convention de recherche passée avec un organisme faisant autorité en matière de recherche stratégique (IRSEM ?), tandis que leurs applications pratiques se réaliseraient dans la continuité des développements déjà entrepris pour l’exploitation. Malgré les difficultés inhérentes à la mise en œuvre de toute démarche innovante en environnement opérationnel contraignant, la DRM pourrait tirer avantage d’un tel dispositif qui créerait ainsi ce lieu de rencontre tellement nécessaire entre une théorie solide et une pratique réaliste, à partir duquel pourrait se développer une véritable "théorie du renseignement" susceptible de faire progresser nos méthodes d’exploitation en les adaptant aux bouleversements technico-opérationnels induits par l’avènement des sociétés de l’information. Cette convention, si elle peut être mise en œuvre, devra préciser les différentes étapes à respecter (approbation des propositions théoriques, finalisation du référentiel documentaire, prise en compte de ces évolutions dans les documents de doctrine, traduction en procédures, propositions d’évolution de l’outil informatique, "industrialisation" de l’outil, formation), et établir un calendrier réaliste fonction des moyens accordés (humains et matériels) pour la réalisation de chaque étape.

8.1. Cadre théorique : l’organisation des connaissances et les sciences de la documentation au service d’une véritable théorie du renseignement dont l’IRSEM pourrait assurer la promotion Notre projet de recherche concernant la fonction stratégique "connaissance et anticipation" (renseignement) se situe, sur le plan théorique, au sein d’un vaste ensemble multidisciplinaire qu’il peut sembler bien prétentieux de vouloir aborder sans en intégrer ne serait-ce qu’une partie comme discipline de référence. Pourtant, sans ignorer totalement ce vaste ensemble, ni encore moins mettre en cause les nombreux outils théoriques et méthodologiques qu’il a permis de développer depuis de nombreuses années, et qui ont tous leur usage avéré (bibliothéconomie, documentation, archivistique, intelligence artificielle) dont rend compte une abondante littérature, force est de constater malheureusement que ces derniers ne répondent pas à notre besoin. Les théories et les méthodes disponibles ne parviennent pas en effet à nous donner les moyens d’une véritable maîtrise de l’information, dans un environnement soumis à de fortes contraintes souvent contradictoires en matière de volumes, et d’accessibilité d’une part, de réactivité et de fiabilité d’autre part, ou encore également de partage et de sécurité. Il s’agit pour nous de garantir la pertinence et la fiabilité de l’information ainsi que la mise à disposition en temps voulu et en toute sécurité des connaissances utiles actualisées au fil du temps, dans une mémoire opérationnelle partagée en perpétuelle évolution, le tout dans un environnement hostile. La tendance lourde, qui consiste depuis une vingtaine d’années à se tourner, sans grand succès mais faute de mieux, vers l’informatique (bases de données structurées, bases de connaissances, moteurs de recherche, outils web 2.0), pour résoudre ces problèmes dépassant très largement les capacités d’une simple technique de traitement de signaux numériques organisés par des algorithmes, suffit à attester de la réalité de ce constat. Dans une analyse intéressante d’un ouvrage collectif, publié en 2008 sous la direction de deux chercheurs britanniques qui fait un tour d’horizon des questions clés et des débats relatifs à une "théorie du renseignement" (Gill, 2009), J.M. Webb (nom de plume d’un analyste de la CIA) note que « four or more years of cogitation has not led to a coherent theory, and as much as the attempt is

                                                                                                               31 Cf. Méthodologie (para. 7.2. Le cycle du renseignement).

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to be applauded, it is clear that efforts need to be redoubled—or at least more sharply focused »32. Il appuie ce jugement sans concession sur trois constats : observant tout d’abord, que après des années de réflexion, les chercheurs en sont encore à se battre avec les définitions, il note ensuite, que leurs travaux n’ont jamais réellement été destinés à traiter de questions spécifiques de théorie, et regrette enfin que les théories du renseignement en question se limitent bien trop étroitement aux études de cas et en particulier à l’analyse des échecs (Webb, 2009). Si la science est bien l’association d’une théorie avec une technique au service d’une pratique efficace (Beau, 2012), toute approche qui se voudrait scientifique de la fonction renseignement se doit impérativement de ne pas éluder ces questions spécifiques de théorie. Sans théorie, la technique ne serait en effet que savoir-faire sans savoir, pratique sans sagesse ou science sans conscience, donc ruine de l’âme selon l’expression de Rabelais. De même, sans langage scientifique univoque, indispensable au développement d’une pensée commune structurée, les chercheurs risquent de continuer encore longtemps à se battre avec les définitions. Or, théoriser c'est en premier lieu poser les définitions des concepts manipulés dont on observe33 la traduction concrète dans la réalité, pour en organiser la pratique et en décrire les techniques ou les savoir-faire associés destinés à en garantir l'efficacité. Même si l’ensemble des disciplines traitant des notions d’information, de connaissance et de savoir est si varié qu’il semble difficile de disposer d’une référence conceptuelle et terminologique commune incontestable34, nous pensons qu’une des toutes premières pièces d’une théorie du renseignement réaliste pourrait se contenter très modestement de proposer une référence conceptuelle et terminologique commune permettant d’ouvrir la voie à quelques premières applications pratiques associées à des méthodes et des techniques d’organisation des connaissances. Les disciplines scientifiques s’intéressant de près aux concepts abordés par l’organisation des connaissances sont nombreuses. Elles sont regroupées en France dans un ensemble multi ou interdisciplinaire baptisé "sciences de l’information et de la communication" (SIC) dont la création remonte aux années 70, mais font également l’objet d’un autre ensemble pluridisciplinaire baptisé "sciences cognitives". La frontière entre ces deux ensembles peut sembler difficile à cerner, mais parmi les nombreux domaines savants qu’ils réunissent, deux matières particulières attirent notre attention pour correspondre à des métiers spécifiques, donc à des pratiques facilement identifiables :

- l’informatique d’une part, cette science du traitement rationnel et automatique de l'information35 selon l’Académie française, qui constitue avec les neurosciences, la psychologie, l’anthropologie, la philosophie et la linguistique l’un des six principaux piliers des sciences cognitives ;

- la documentation, d’autre part, entendue comme l’ensemble des méthodes et des moyens utilisés pour la recherche, la collecte et la diffusion de documents36, qui n’apparaît guère dans la littérature relative aux sciences cognitives, mais semble intégrée dans l’interdisciplinarité des SIC.

Leurs différences peuvent probablement nous éclairer sur la frontière entre ces deux ensembles. La notion d’automatisme liée à l’informatique indique ainsi un intérêt plus marqué des sciences cognitives pour le fonctionnement d’une mémoire implicite (automatismes, actes réflexes, connaissances tacites et savoir-faire), tandis que l’intelligibilité attachée à l’information manipulée en documentation indique un intérêt plus net des SIC pour le fonctionnement d’une mémoire déclarative (intelligibilité de l’information, actes réfléchis, connaissances explicites et savoirs). Même si nous ne pouvons pas ignorer les sciences cognitives, c’est donc plutôt au sein des SIC, en particulier avec les sciences de la documentation37 et l’organisation des connaissances dont elles sont indissociables, que nous pensons devoir positionner nos efforts théoriques pour concevoir le                                                                                                                32 « Plus de quatre années de cogitation n’ont pas débouché sur une théorie cohérente, et bien que la tentative mérite d’être

applaudie, il est clair que les efforts doivent être redoublés - ou tout au moins plus nettement ciblés. » 33 Theorein, en grec ancien, signifie contempler, observer, examiner. 34 Dans sa thèse de doctorat, Jean-Paul Pinte consacre plus de 40 pages à passer en revue les différentes acceptions du

concept d’information et des notions de savoir, de connaissance et de document, puisées dans une littérature balayant l’ensemble des disciplines qui en ont l’usage, du droit à la physique en passant par les sciences de l’information, l’informatique et la cybernétique (Pinte, 2006). De cette somme, on ne peut que tirer le constat d’une grande diversité des approches, due à l’immense variété des contextes scientifiques et professionnels concernés.

35 Dictionnaire de l’Académie française 9ème édition. 36 Ibid. 37 Discipline mettant en œuvre un ensemble de méthodes de recherche, de collecte, de capitalisation et de diffusion de

documents.

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fonctionnement d’une mémoire documentaire vivante partagée, dédiée à l’exploitation du renseignement. Mais si la base théorique à laquelle nous souhaitons pouvoir nous référer relève des SIC, il n’en reste pas moins nécessaire selon nous pour la fonction stratégique "connaissance et anticipation" de pouvoir relever d’un domaine de recherche scientifique qui lui serait propre. Nos travaux sur le cycle du renseignement et les concepts associés pourraient servir de base à l’émergence d’une véritable théorie du renseignement dans le cadre d’une discipline ayant vocation à fédérer les travaux sur la fonction renseignement. La dimension stratégique que lui confère le Livre blanc permet de penser que l’IRSEM serait fondé à s’intéresser à une telle discipline, dans le cadre d’intelligence studies à la française dont la nécessité de favoriser l’émergence ressort clairement à la lecture de son étude « Étudier le renseignement, état de l’art et perspectives de recherche » (Chopin, 2011).

8.2. Cadre applicatif : des méthodes et des techniques à valider, un référentiel documentaire commun à perfectionner, un travail que la DRM pourrait poursuivre Sans remonter à Napoléon et aux deux caisses portatives de renseignement de documentation sur l’ennemi qu’il avait donné l’ordre à Berthier, son chef d’état-major, de mettre au point (Beau, 1997), le renseignement militaire français dispose, avec le CERM38 puis la DRM/SDE39 qui lui a succédé, d’une solide expérience institutionnelle de la fonction d’exploitation du renseignement et de ses pratiques de capitalisation des connaissances. Une cellule "organisation, méthodes" réunissant des compétences théoriques, opérationnelles et techniques a été mise en œuvre depuis le début des années 2000 par la sous-direction exploitation de la DRM avec pour mission de développer et de soutenir des méthodes de capitalisation des connaissances destinées à organiser l’exploitation d’un renseignement de documentation partageable et exportable. Un système permettant la mise en partage dynamique, à la fois réactif, prospectif et sécurisé, de dossiers numériques réunissant une documentation de renseignement, a été mis en place. Ces dossiers numériques du renseignement sont organisés par un référentiel documentaire commun selon un plan de classement issu du Plan des Dossiers du Renseignement Militaire (PDRM), conçu pour anticiper, en apportant la possibilité de planifier, d’orienter et de coordonner en permanence les efforts de renseignement, et dont la structure générale est officielle et connue de l’ensemble de la communauté du renseignement militaire. La mise en œuvre pratique de ce système a pu se réaliser grâce au développement d’un outil informatique artisanal, mais efficace parce que conçu spécifiquement pour le travail d’exploitation. Ce système n’est cependant utilisé au sein de la sous-direction exploitation que pour le travail individuel, certes de manière inégale mais parfois très avancée. Ses performances collectives sont encore inexistantes en raison du caractère expérimental de l’outil et des imperfections du plan de classement encore utilisé (le PDRM40). La généralisation du système actuel à l’ensemble de la communauté est ainsi rendue difficile par un manque de lisibilité du dispositif sur le plan méthodologique et la faiblesse des moyens techniques consentis qui en résulte. Ces difficultés sont sans aucun doute imputables à l’absence d’une théorie du renseignement fondée sur une approche plus réaliste du cycle du renseignement, dont les grandes lignes sont tracées dans le projet de recherche que nous proposons. Sans ce changement de paradigme qui devrait conduire à approfondir la modélisation du cycle du renseignement dans les documents de doctrine afin de pouvoir les décliner en procédures applicables, il est en effet difficile d’aller plus loin dans le développement d’un tel système. Une fois établies les bases méthodologiques que nous nous proposons de développer dans la partie théorique de notre projet, des procédures réalistes pourront être instaurées, le perfectionnement qui reste à faire du plan de classement pourra être achevé, et l’expérimentation débutée il y a presque dix ans déjà pourra être validée, amendée ou définitivement réorientée si les conclusions de nos travaux théoriques en montraient la nécessité.

                                                                                                               38 Centre d’exploitation du renseignement militaire (1977 – 1992). 39 Direction du renseignement militaire / sous-direction exploitation (1992 - ). 40 Version Guerre froide, partiellement revu et corrigé à plusieurs reprises dans les années 90. La dernière version en

vigueur actuellement date de 2003, mais certaines parties souffrent encore d’imperfections qu’il convient de corriger sur la base du principe de classification évoqué précédemment au para. 6.3.

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L’effort de formalisation méthodologique déjà entrepris par la cellule "organisation, méthodes" pourra être poursuivi pour aboutir à la réalisation d’un véritable guide pratique qui détaillera l’ensemble des procédures d’orientation, d’acquisition, de capitalisation (investigation, compilation, interprétation, présentation) et de production en s’appuyant sur les deux nouvelles modélisations opérationnelle et technique fournies par nos travaux théoriques, et sur des concepts bien définis associés à une terminologie sans équivoques. Des techniques réalistes de capitalisation reposant sur des concepts explicités dans un glossaire complet regroupant tous les termes spécifiques à la fonction renseignement pourront ainsi servir de base à la conception d’un outil informatique plus abouti que le prototype actuellement mis en œuvre, en permettant d’établir un cahier des charges détaillé ne laissant aucune place à des interprétations digressives. Dès lors que le changement de paradigme que nous appelons de nos vœux aura été entériné dans les différents corpus doctrinaux et/ou reconnu par les milieux de la recherche académique, les modalités pratiques de sa mise en œuvre pourront être établies dans un calendrier intégrant l’ensemble des contraintes opérationnelles et administratives tant en matière de personnel que de matériel. La finalisation du référentiel documentaire devra en particulier être réalisée en tenant compte des difficultés inhérentes à toute évolution d’un système de classification41 ayant pour ambition de coordonner l’action de tous les acteurs de la fonction d’exploitation du renseignement. Un important effort de sensibilisation des "anciens" aux enjeux théoriques et aux objectifs pratiques du projet mis en œuvre devra en particulier être réalisé. Celui-ci pourra s’effectuer par "injection" en très petites doses des principales innovations théoriques et méthodologiques, sous forme d’articles très courts distillés à une fréquence relativement soutenue (hebdomadaire par exemple), en utilisant les possibilités offertes par le réseau et les habitudes désormais acquises par beaucoup de s’informer en ligne (blog par exemple). Ces injections à dose homéopathique pourront commencer par des définitions, en allant des plus générales (et les plus importantes) aux plus spécifiques, puis se poursuivre par l’introduction progressive des différentes approches et des cycles qui les caractérisent. Cette sensibilisation devra être doublée d’un effort en matière de formation des nouvelles recrues. Le guide pratique devra pouvoir servir de base aux programmes de formation, de guide aux formateurs et de support de cours aux nouvelles recrues.

9. Enjeux, applications et perspectives « (..) all attempts to develop ambitious theories of intelligence have failed. » (Laqueur, 1985)

Ce jugement sévère formulé par l’historien Walter Laqueur en 1985 n’avait pas pris une ride vingt quatre ans plus tard, si l’on en croit l’analyse des questions clés et des débats concernant la théorie du renseignement (Gill, 2009) faite par J.M. Webb déjà cité plus haut42. Une lecture attentive de l’état de l’art publié fin 2011 par l’IRSEM permet de penser que ce constat est toujours d’actualité. Si nous ne pouvons raisonnablement nous montrer aussi catégorique en affirmant que toutes les théories du renseignement ont échoué, nous pouvons constater après plus de vingt ans de pratique du métier qu’aucune théorie disponible ne répond à nos besoins. Ce constat vaut pour la fonction renseignement qui est, rappelons-le, une fonction d’exploitation, mais s’applique aussi bien à l’organisation des connaissances et à l’anticipation, qui sont un enjeu stratégique aux premières loges de la révolution numérique en cours.

9.1. "Connaître et anticiper" : un enjeu stratégique, mais une fonction spécifique distincte de la stratégie « Intelligence deals with all the things which should be known in advance of initiating a course of action » (Warner, 2002)

Le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale souligne la nécessité d’une approche globale dans le règlement des crises extérieures actuelles visant à définir des stratégies réunissant l’ensemble des instruments, diplomatiques, financiers, civils, culturels et militaires, aussi bien dans les phases de prévention et de gestion des crises proprement dites, que dans les séquences de stabilisation et de reconstruction après un conflit. C’est dans le cadre de cette approche globale qu’il introduit la fonction stratégique "connaissance et anticipation" dont le produit attendu est du renseignement. Cette

                                                                                                               41 La notion de système de classification appliquée au référentiel documentaire est précisée au para. 6.1. 42 Cf. para. 8.1 : « Plus de quatre années de cogitation n’ont pas débouché sur une théorie cohérente, et bien que la

tentative mérite d’être applaudie, il est clair que les efforts doivent être redoublés - ou tout au moins plus nettement ciblés » (Webb, 2009).

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fonction a pour objet de permettre aux plus hautes autorités de l’État, à notre diplomatie comme aux armées, au dispositif de sécurité intérieure et de sécurité civile d’anticiper et, à cette fin, de disposer d’une autonomie d’appréciation, de décision et d’action (LBDSN, 2008). La contribution militaire à la réflexion interministérielle sur l’approche globale dans la gestion des crises extérieures, qui fait l’objet d’un document de concept interarmées, nous éclaire sur la notion d’anticipation : « Dans le cadre de la fonction stratégique "connaissance - anticipation", la modalité "anticiper" doit permettre de suivre l’évolution des zones instables, (…) d’éviter ou limiter les "surprises stratégiques" et de préparer l’identification des mesures à prendre, par une évaluation en amont de l’apparition d’une crise. Elle implique : (a) L’élaboration d’une connaissance partagée (…) (b) L’exploitation de la connaissance partagée, qui permettra l’analyse et la synthèse au niveau stratégique des facteurs susceptibles de déclencher une crise au sein d’un pays ou d’une zone. Ce travail d’analyse doit servir à évaluer les intérêts français, à préparer les scénarios d’évolution probable, à étudier l’impact d’un éventuel engagement français et enfin à déterminer les réponses envisageables en cas d’éclatement d’une crise. » (CIA 3.4, 2011). À la lecture de ces deux textes, on sent bien que les notions d’analyse et d’anticipation sont porteuses d’ambiguïtés car, si elles sont intrinsèquement liées à la fonction renseignement dont elles sont des pièces maîtresses, elles s’appliquent également de manière plus générale à la fonction "sécurité" et à la stratégie, que le renseignement, fonction stratégique parmi d’autres43, a pour mission d’éclairer sans toutefois se substituer à elles. Cette ambivalence est source de bien des erreurs, dont une assimilation fréquente du renseignement à la stratégie, à la prévision et à la décision, qu’une véritable théorie du renseignement devrait permettre d’éviter en s’attachant à marquer le caractère essentiel de sa fonction d’exploitation et des notions d’anticipation et de connaissance associées. En matière de renseignement, l’analyse désigne le traitement intellectuel appliqué à un ensemble d’informations capitalisées, afin d’en extraire un renseignement fiable. En matière de sécurité ou plus généralement de stratégie, l’analyse permet d’apprécier une situation opérationnelle en tenant compte de tous les facteurs susceptibles d’influer sur cette situation, qu’ils soient externes et donc fournis par le renseignement, ou simplement internes et donc hors du champ de la fonction renseignement. La fonction renseignement permet également d’apprécier des situations (évaluations) afin de produire des estimations reposant sur des données relevant de son champ d’investigation, mais en aucun cas elle ne permet d’aller plus loin en s’assimilant à l’anticipation stratégique, empiétant ainsi sur le domaine du stratège. En matière de renseignement, l’anticipation consiste à prévenir les besoins de ses clients en les devançant, pour être en mesure d’y répondre avant même d’avoir été sollicité. En matière de sécurité, l’anticipation permet de devancer l’adversaire et d’arrêter en temps utile la stratégie destinée à le contrer (dissuasion, prévention, intervention ou protection). Le renseignement permet au stratège d’anticiper et donc de prévenir, mais en aucun cas, il ne faut en attendre des prévisions qu’il est bien incapable de fournir car il ne connaît que le présent. Contrairement, en effet, à une opinion souvent rencontrée, la fonction renseignement n’est pas une fonction de prévision ni de prédiction, car elle n’éclaire pas l’avenir, mais seulement le présent. Une prévision est un pari sur l’avenir. Celui-ci est le fruit d’une analyse qui est stratégique et doit pouvoir se fonder sur des données fournies par la fonction renseignement, mais également sur bien d’autres données opérationnelles qui échappent, quant à elles, au champ du renseignement. L’avenir, dans toute sa dimension qui embrasse tous les champs du possible, ne se prévoit pas, pas plus qu’il ne se prédit. La science permet de prédire de nombreux évènements à venir qui obéissent aux lois de la physique, et l’observation permet en complément de prévoir certains phénomènes ou certains champs du possible. Mais l’avenir reste par nature toujours incertain, surtout lorsqu’il repose, comme c’est le cas du champ d’application du renseignement, sur les intentions d’autrui (l’adversaire), qui ne sont que des intentions appartenant au présent et susceptibles d’être contrariées dans le futur. L’avenir est par nature imprévisible, et le renseignement n’y peut pas grand-chose. L’exemple de l’attentat manqué sur le vol Amsterdam-Detroit du 25 décembre 2009 illustre bien les dangers de cette confusion entre renseignement, stratégie, prévision et décision, due au manque de bases théoriques solides pour décrire la fonction renseignement et ses fonctions propres d’analyse et d’anticipation.

                                                                                                               43 Pour mémoire : dissuasion, prévention, intervention et protection.

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Lorsque les autorités américaines apprennent du père même d’un jeune étudiant nigérian son évolution vers des tendances religieuses extrémistes et l’abandon de ses études pour aller au Yémen, elles détiennent là un renseignement d’importance. Peut-on, à partir d’un tel renseignement, prévoir l’imminence d’un attentat ? Bien sûr que non, mais on peut en revanche sans aucun doute le prévenir ou l’anticiper, c’est-à-dire devancer par exemple toute tentative de la part de cet individu d’embarquer bardé d’explosifs dans un avion. Il suffit pour cela d’estimer possible cette éventualité, et de "prévenir" les autorités en charge de la sécurité dans les aéroports afin qu’elles puissent imposer des fouilles approfondies à tous les passagers correspondant à son signalement. C’est probablement faute d’avoir une conscience exacte de cette frontière indispensable entre renseignement et stratégie que la coordination entre services de renseignement et services de sécurité n’a pas fonctionné. « On travaillait tous ensemble, mais on ne savait pas qui était au bout de la chaîne de décision », déclarait le directeur du renseignement national américain, Dennis Blair, s’exprimant devant la commission d’enquête du Sénat le 20 janvier 2010. D’un côté, les services de renseignement n’ayant pas d’accès à un quelconque bout de la chaîne de décision puisqu’ils ne savaient pas où le trouver, pensaient faire leur travail en continuant à rechercher des éléments susceptibles de conclure à l’imminence d’un attentat, de l’autre les services de sécurité ignoraient la menace puisqu’elle n’était pas jugée imminente par le renseignement, et qu’aucun stratège n’était en bout de chaîne pour prendre une décision. Anticiper, c’est préparer l’avenir, donc devancer les évènements à venir. En un mot, c’est le préalable indispensable à la prévention. La stratégie est un art de confrontation entre deux volontés opposées qui interagissent entre elles en permanence. L'anticipation en est la clé, et le renseignement n'y participe qu'en tant que fournisseur d'information sous forme de connaissances ou de savoirs, pas de prévisions. Pour anticiper en matière de stratégie, il faut acquérir les connaissances utiles avant que le besoin ne s’exprime, c’est-à-dire avant le déclenchement de la crise. Anticiper pour le renseignement, c’est donc avant tout prévenir le besoin de ses clients, en les devançant pour être en mesure d’y répondre avant même d’avoir été sollicité : c’est orienter par avance ses sources pour acquérir le renseignement en amont de la crise et recueillir les informations utiles à la prévention et à la gestion de crise avant que celle-ci ne se déclenche. Pour la fonction renseignement, l’anticipation repose donc sur la capitalisation du renseignement, opération au cours de laquelle se réalise le travail de la mémoire, qui est le lieu d'élaboration des connaissances. Capitaliser le renseignement, c'est, après avoir recueilli l’information, enrichir la connaissance ainsi acquise en constituant un patrimoine de connaissances, et en s'attachant à le faire fructifier pour satisfaire un besoin opérationnel conjoncturel dans un délai compatible avec la dite conjoncture. Capitaliser, c’est exploiter le renseignement. L’orientation, que la capitalisation dans une mémoire partagée permet de réaliser en temps quasi-réel, joue un rôle essentiel en matière d’anticipation.

9.2. Étudier la fonction renseignement : un enjeu théorique majeur pour répondre à un besoin criant de développements pratiques, mais délaissé par les intelligence studies Aborder une énième théorie du renseignement par des voies empruntant le vaste domaine pluridisciplinaire dont relève l’organisation des connaissances constitue sans aucun doute une démarche peu orthodoxe. En effet, les "études sur le renseignement" (ou Intelligence studies), se situent, comme il ressort de l’étude de l’IRSEM, au carrefour de nombreuses disciplines44, mais aucune théorie du renseignement, qui s’attaquerait à cette fonction stratégique de connaissance et d’anticipation, ne semble émerger. Les théories issues de ce vaste carrefour disciplinaire, abordent les problèmes complexes d’analyse, de prévision, de fiabilité et de pertinence du renseignement, de biais cognitifs, de facteurs culturels et organisationnels, la plupart du temps en se fondant sur l’analyse des échecs et des considérations politiques et éthiques, mais aucune ne semble s’intéresser à l’anticipation et à l’organisation des connaissances qui en est la condition sine qua non. La théorie du renseignement que nous souhaitons voir émerger repose en premier lieu sur une théorie de l’organisation des connaissances dont nous avons proposé, dans un article tout récent, une ébauche fondée sur l’adoption d’une terminologie normalisée destinée à en décrire les concepts de base. Cette théorie observe les processus à l’œuvre dans notre mémoire pour la mise en forme de nos idées (connaissances puis savoirs), afin de pouvoir en étendre le principe à l’organisation d’une mémoire                                                                                                                44 Histoire, Science politique, mais également relations internationales, criminologie, sociologie, psychologie, et même

philosophie des sciences, de la logique et de la morale (cf. Ben Israël), et la liste pourrait encore s’allonger, tant l’étendue du concept de renseignement est vaste.

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documentaire collective, en soutien aux processus de prise de décision. Cette mémoire est conçue aussi bien pour une mise à disposition des documents afin de garantir la réactivité, que pour leur diffusion par adressage direct pour garantir une intelligibilité optimale (Beau, 2012). Elle s’appuie ensuite sur une modélisation originale de la fonction renseignement, fondée elle aussi sur l’adoption d’une terminologie normalisée, et empruntant la notion de cycle à la modélisation institutionnelle classique tout en en élargissant le principe aux fonctions opératoires et techniques de l’exploitation et de la capitalisation, le tout en respectant des contraintes fortes en matière de fiabilité et de sécurité, inhérentes à la fonction qui se pratique en environnement hostile et dont dépendent des vies humaines. Il ne s’agit pas pour nous de se limiter à chercher, dans une démarche qui relèverait plus du retour d’expérience que d’un véritable travail théorique, à comprendre pourquoi les échecs du renseignement se produisent et déterminer quels sont les remèdes45 pour réformer le Renseignement (système), ni de suivre ce tournant "culturel" dans les études sur le renseignement, pour étudier les inévitables "biais cognitifs" (Chopin, 2011) qui entachent toute évaluation, ni même de s’attarder sur les aspects culturels, psychologiques ou relationnels de l’interface entre le Renseignement et ses clients, mais bien plutôt d’étudier les processus d’élaboration du renseignement afin d’être en mesure d’assurer la satisfaction de clients en répondant à leurs besoins en temps utile, c’est-à-dire, la plupart du temps, en les devançant. Il s’agit donc bien plus modestement pour nous de décrire les modes opératoires de la fonction d’exploitation du renseignement telle qu’elle se pratique depuis des générations afin d’anticiper un besoin que l’on sait foncièrement imprévisible, et d’en adapter les techniques au jeu collectif devenu indispensable depuis l’avènement de la société de l’information. Les deux cycles d’exploitation et de capitalisation que nous introduisons n’ont pas d’autre prétention que de modéliser les mécanismes à l’œuvre dans la fonction renseignement afin de mieux comprendre le fonctionnement du cycle générique du renseignement dont l’incapacité à modéliser des actions concrètes réalistes est reconnue par tous. Il va de soi que, dans la pratique quotidienne du travail d’exploitation du renseignement, les différentes tâches qui sont décrites en détail dans les deux nouveaux cycles que nous modélisons ne sont jamais aussi formelles qu’elles peuvent le paraître en théorie. Elles sont le plus souvent imbriquées les unes dans les autres et pratiquées sans y penser par les traitants d’exploitation expérimentés. La décomposition quasi-mécanique qui en est faite dans ces représentations de la fonction renseignement qui se veulent pourtant résolument pratiques devrait permettre néanmoins de guider les moins expérimentés dans l’exécution de leur métier. Elle nous aide également tous à mieux comprendre les mécanismes en jeu dans cette fonction pour en perfectionner les méthodes et en concevoir les outils, un peu comme la décomposition d’un mouvement de gymnastique permet d’en faciliter l’apprentissage et d’en améliorer l’efficacité. Cette formalisation n’a donc pas pour objectif d’imposer aux traitants d’exploitation une quelconque mécanisation complexe de leur travail. Elle aspire au contraire à rester suffisamment souple et agile pour s’adapter aux circonstances et leur laisser toute la liberté nécessaire à l’expression de leurs talents. Elle doit donc simplement être considérée comme la base incontournable de tout effort méthodologique destiné à optimiser les tâches d’exploitation dans le cadre d’un travail d’équipe en réseau (processus et outils). La modélisation de ces deux cycles (exploitation et capitalisation) doit pouvoir constituer le fondement théorique nouveau d’une méthode d’exploitation moderne, adaptée aux nouvelles réalités du monde contemporain amenant à traiter des problèmes nécessitant des réponses rapides. Le guide pratique que nous souhaitons élaborer constituera le premier pas de cette démarche, certes ambitieuse, mais tellement indispensable. La persistance dans les manuels, sous une forme ou sous une autre, du cycle du renseignement malgré les nombreuses critiques justifiées dont il est l’objet, comme les nombreuses difficultés rencontrées pour la conception et la mise en œuvre de systèmes d’information adaptés à l’exploitation du renseignement, doivent nous convaincre de la criante nécessité de développer l’étude théorique de la fonction renseignement. Technique sans théorie, comme science sans conscience, n’est en effet que ruine de l’âme, et le développement anarchique d’innombrables outils sous la pression d’internautes

                                                                                                               45 Formule attribuée à Michael Warner et utilisée par Bastien Irondelle pour décrire le principal objectif intellectuel et

pratique des trois approches génériques des études sur le renseignement distinguées par Len Scott et Peter Jackson (Chopin, 2011).

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exigeants, mais souvent désorientés par des volumes d’informations devenus monstrueux, et d’éditeurs de logiciels avides de nouveaux marchés, nous conforte dans ce sentiment de perte de repères face à une multiplication de pratiques dénuées de tout support théorique. Le site 01net.Entreprises consacrait en mars 2011 un dossier à la curation, mot à la mode46 mais concept vieux comme l’écriture, base du métier de journaliste, dans lequel on retrouve tous les ingrédients qui servent à l'exploitation du renseignement : rechercher, trouver, choisir, regrouper, organiser, partager, présenter, évaluer, contextualiser, mettre en perspective, en un mot traiter, pour enrichir, donner de la valeur ajoutée à un contenu, émettre des recommandations ou des avis et rediffuser de l'information qui se veut pertinente relativement à un sujet et un contexte spécifiques (Tran, 2011). L'expertise humaine est incontestablement au cœur du dispositif de traitement de l'information, et les internautes, qui chaque jour en font progresser les pratiques à grand renfort de technologies nouvelles, mais sans le soutien d’une théorie solide, commencent à en prendre conscience. C'est incontestablement une bonne nouvelle, mais il faut rester vigilant car le tropisme technologique qu'illustre parfaitement l’expression "2.0"47 est fort, et la tentation de confondre informatique et science de l'information revient toujours en force.

10. Bibliographie

La bibliographie qui suit ne répertorie que les ouvrages et autres articles auxquels nous nous référons dans le texte ci-dessus. Le travail de l’IRSEM qui a servi de trame à la formulation de notre projet fait un inventaire de l’abondante littérature existant sur le sujet, qui s’il ne peut pas être lui-même totalement exhaustif permet d’accéder à d’autres bibliographies dont il serait prétentieux de prétendre avoir fait le tour, mais dont nos travaux précédents nous ont permis d’approcher les plus importants, et qu’il pourra être utile d’examiner plus en détail. BEAU Francis, Renseignement et société de l’information, La Documentation Française, 1997. BEAU Francis, Renseignement, systèmes d’information et organisation des connaissances, Revue Internationale d’Intelligence Économique, Série Publications Numériques (http://r2ie.fr.nf), juillet 2009. BEAU Francis, Culture du renseignement et théories de la connaissance, Revue Internationale d’Intelligence Économique, R2IE - VOL 2/1–2010 (http://fr.slideshare.net/FrancisBeau/riie0210161), août 2010. BEAU Francis, L’organisation des connaissances au cœur de la démarche scientifique, Études de communication, 39 | 2012, 77-103 (http://fr.slideshare.net/FrancisBeau/39art-beaur), décembre 2012. BEN ISRAEL Isaac, Philosophie du renseignement : logique et morale de l’espionnage, Nîmes, Éditions de l’Éclat, 2004 (1999). CHOPIN Olivier, MASSARD Amélie, IRONDELLE Bastien, Étudier le renseignement, état de l’art et perspectives de recherche, Étude de l'IRSEM n°9 – 2011 (http://www.defense.gouv.fr/irsem/publications/etudes/etude-de-l-irsem-n-9), 2011. CIA 3.4, L’approche globale (AG) dans la gestion des crises extérieures (contribution militaire), Concept interarmées CIA-3.4_AG, 2011. CLARK Robert M, Intelligence Analysis: A Target-Centric Approach, Washington DC, CQ Press, 2004. DAVIS Philip, GUSTAFSON Kristian, The intelligence cycle is dead, long live the intelligence cycle : rethinking an intelligence fundamental for a new intelligence doctrine, ISA Conference paper, april 2012. DÉNÉCÉ Eric, ARBOIT Gérald, Les études sur le renseignement en France, Rapport de Recherche n°8, Novembre 2009 (http://www.cf2r.org/images/stories/RR/rr8-etudes-surle-renseignement-en-france.pdf). DUVENAGE Dalene, Should we kill the intelligence cycle?, Foreknowledge, Essential Resources for Intelligence Analysts, Issue Three, june 2012 (http://www.foreknowledge.info/).

                                                                                                               46 Nouvelle mode amenée notamment par les éditeurs d’outils, ce terme barbare désigne une pratique qui consiste à

sélectionner, éditer et partager du contenu. Il nous vient d’Amérique, inspiré du métier de curator (commissaire d’exposition) consistant à sélectionner des œuvres d’art et à les mettre en valeur pour des expositions.

47 Web 2.0, management 2.0, entreprise 2.0, politique 2.0, … à quand le renseignement 2.0 ?

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DRM, Guide pratique d’exploitation à l’usage des acteurs de la fonction renseignement, travail DRM/SDE non publié, juin 2012. FONDIN Hubert, La science de l'information ou le poids de l'histoire, 2006 (http://w3.u-grenoble3.fr/les_enjeux/2005/Fondin/index.php). GILL Peter, MARRIN Stephen, PHYTIAN Mark, Intelligence Theory : Key Questions and Debates, New York : Routledge Press, 2009. HUDON Michèle et HADI WIDAD Mustafa el, Organisation des connaissances et des ressources documentaires De l'organisation hiérarchique centralisée à l'organisation sociale distribuée, Les Cahiers du numérique, 2010/3 Vol. 6, p. 9-38. HULNICK Arthur, What's wrong with the Intelligence Cycle, Intelligence and National Security Volume 21, Issue 6, 2006, pp. 959-979 (http://dx.doi.org/10.1080/02684520601046291). INSA, Expectations of Intelligence in the Information Age (http://www.insaonline.org/i/d/a/Resources/Expectations_of_Intelligence.aspx), octobre 2012. JDP 2-00, Understanding and intelligence support to joint operations, Joint Doctrine Publication 2-00 (3rd Edition), August 2011. LAQUEUR Walter, A World of Secrets: The Uses and Limits of Intelligence, New York, NY Basic Books, 1985, p. 8. LBDSN, Le Livre blanc, Défense et Sécurité nationale, Odile Jacob/La Documentation française, juin 2008. PINTE Jean-Paul, La veille informationnelle en éducation pour répondre au défi de la société de la connaissance au XXIème siècle, Thèse pour obtenir le grade de Docteur de l’Université́ de Marne-La-Vallée, décembre 2006. TRAN Pierre, Le guide de la curation, 01net.Entreprises, dossier en 7 parties (http://pro.01net.com/editorial/529624/le-guide-de-la-curation-(1)-les-concepts/). WARNER Michael, Wanted: A Definition of "Intelligence", Studies in Intelligence 46, No. 3, 2002. WEBB J.M., Intelligence Theory Key Questions and Debates (Review), CIA Center for the Study of Intelligence, CSI Publications, Studies in Intelligence, studies Vol53No2, 2009. WHEATON Kristan J., Let's Kill The Intelligence Cycle, Blog “sources and methods”, mai 2011 – mars 2012.                                                                                                                  * « … une révolution plus vaste impliquant la connaissance est en cours, mettant au défi les

organismes en charge de la sécurité de redéfinir le rôle du renseignement au 21ème siècle. S’agit-il de secret ou de connaissance ? »