La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...

327
La doctrine de l’intellection dans la philosophie de Proclus Étude sur les principes de la noétique néoplatonicienne Thèse en cotutelle Doctorat en philosophie François Lortie Université Laval Québec, Canada Philosophiae Doctor (Ph.D.) et École Pratique des Hautes Études Paris, France Docteur © François Lortie, 2015

Transcript of La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...

Page 1: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...

La doctrine de lrsquointellection dans la philosophie de

Proclus Eacutetude sur les principes de la noeacutetique neacuteoplatonicienne

Thegravese en cotutelle

Doctorat en philosophie

Franccedilois Lortie

Universiteacute Laval

Queacutebec Canada

Philosophiae Doctor (PhD)

et

Eacutecole Pratique des Hautes Eacutetudes

Paris France

Docteur

copy Franccedilois Lortie 2015

iii

REacuteSUMEacute

Dans son Commentaire sur le Timeacutee alors qursquoil analyse le lemme ougrave apparaicirct le

syntagme intellection accompagneacutee de raison (noecircsis meta logou) (Timeacutee 28a1-4) Proclus

srsquointerroge sur la nature de la connaissance par laquelle selon le discours de Timeacutee lrsquoacircme

humaine peut appreacutehender lrsquoEcirctre veacuteritable Drsquoapregraves les principes dialectiques (division

deacutefinition deacutemonstration et analyse) qui guident son travail de philosophe et de

commentateur le diadoque de lrsquoEacutecole drsquoAthegravenes preacutesente six acceptions de lrsquointellection

(noecircsis) parmi lesquelles il deacutetermine apregraves avoir eacutecarteacute les cinq autres la seule qui puisse

convenir aux propos de Timeacutee i) lrsquointellection intelligible ii) lrsquointellection qui lie

lrsquointellect agrave lrsquointelligible iii) lrsquointellection de lrsquointellect divin iv) lrsquointellection des intellects

particuliers v) lrsquointellection de lrsquoacircme raisonnable vi) lrsquointellection de lrsquoimagination Les

trois premiegraveres acceptions sont drsquoembleacutee rejeteacutees car elles transcendent la connaissance

humaine Lrsquointellection de lrsquoacircme raisonnable lieacutee au temps est jugeacutee inapte agrave saisir lrsquoEcirctre

par nature eacuteternel alors que lrsquointellection imaginative dont le correacutelat est une image

particuliegravere ne saurait convenir agrave sa connaissance lrsquoEcirctre eacutetant universel et sans figure Par

conseacutequent seule lrsquointellection drsquoun intellect dit particulier peut expliquer la connaissance

que lrsquoacircme humaine peut avoir de lrsquoEcirctre celle que deacutefinit lrsquoexpression noecircsis meta logou

Par lrsquoeacutetude des principes de la philosophie de Proclus et des sources platoniciennes

aristoteacuteliciennes et neacuteoplatoniciennes de sa noeacutetique nous avons analyseacute chacune des

acceptions de la noecircsis mentionneacutees dans son Commentaire sur le Timeacutee dont lrsquointellection

de cet intellect dit particulier qui en activant la puissance intellective de lrsquoacircme rationnelle

cause lrsquointellection humaine au sens propre En annexes nous avons joint deux eacutetudes sur

des thegravemes deacuteterminants pour lrsquoeacutelaboration de la doctrine proclienne drsquoabord une enquecircte

sur les rapports entre discours eacutepisteacutemologique et discours theacuteologique dans le Phegravedre de

Platon qui srsquointeacuteresse agrave la notion drsquoinspiration divine en tant que fondement de la

dialectique ensuite un exposeacute sur la critique de la theacuteorie des Ideacutees-Nombres dans la

Meacutetaphysique drsquoAristote une doctrine pythagorico-platonicienne que Proclus agrave la suite de

Syrianus a voulu reacutehabiliter et inteacutegrer agrave son systegraveme

v

ABSTRACT

In his Commentary on the Timaeus while analysing the passage containing the

expression ldquointellection accompanied by reason (noecircsis meta logou)rdquo Proclus launches

into a discussion of the nature of the mode of knowledge by which according to Timaeus

the human soul can reach real Being According to the dialectical principles (division

definition demonstration and analysis) that guide his work as a philosopher and

commentator the head of the School of Athens defines six meanings for the word noecircsis

amongst which he determines after having discarded the others the only one that can be

meant by Timaeus in his speech i) the intelligible intellection ii) the intellection linking

the Intellect to the Intelligible iii) the intellection of the divine Intellect iv) the intellection

of the particular intellects v) the intellection of the rational soul vi) the intellection of the

imagination The first three senses of lsquointellectionrsquo are promptly set aside as they imply an

intellection that transcends human knowledge The intellection of the rational soul because

of its temporal activity is judged unable to grasp Being in its eternity whereas imaginative

intellection whose object is a particular image cannot adequately grasp the universality

and shapelessness of Being Only the intellection of a so-called particular intellect can

therefore explain the human soulrsquos knowledge of Being that knowledge which Proclus

takes to be defined by the expression noecircsis meta logou

Through a study of the relevant passages in the works of Proclus and the Platonic

and Aristotelian sources of his noetics we offer an analysis of each of the various senses of

noecircsis mentioned in the Commentary on the Timaeus including that of the particular

intellect which by activating the intellective potential of the rational soul is the cause of

human intellection By way of annex we have added a pair of studies addressing two key

themes of the Procline doctrine of intellection Firstly we offer a study of the relation of

epistemological and theological discourses in Platorsquos Pheadrus a dialogue which takes a

particular interest in the notion of divine inspiration as the foundation of dialectic

Secondly we offer a study of the critique of the theory of ideal numbers in Aristotlersquos

Metaphysics a Pythagoro-platonic doctrine of which Proclus following Syrianus wished

to rehabilitate and integrate into his own thought

vii

TABLE DES MATIEgraveRES

REacuteSUMEacute iii

ABSTRACT v

TABLE DES MATIEgraveRES vii

REMERCIEMENTS xi

AVANT-PROPOS xiii

INTRODUCTION LA DOCTRINE DE LrsquoINTELLECTION DANS LA PHILOSOPHIE DE

PROCLUS PRINCIPES EXEacuteGEacuteTIQUES ET FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES 1

1 Noeacutetique gnoseacuteologie et eacutepisteacutemologie dans la tradition platonico-aristoteacutelicienne 1

2 Les acceptions multiples de lrsquointellection dans lrsquoIn Timaeum de Proclus 3

3 Principes directeurs pour lrsquoeacutetude de la doctrine proclienne 13

PREMIEgraveRE SECTION LA DIVISION DES FACULTEacuteS COGNITIVES LrsquoINTELLECTION DE

LrsquoIMAGINATION ET LrsquoINTELLECTION DE LrsquoAcircME RATIONNELLE 17

1 Les faculteacutes cognitives de lrsquoacircme dans la tradition platonico-aristoteacutelicienne 17

11 La deacutefinition de lrsquoEcirctre et du Devenir dans lrsquoIn Timaeum 17

12 La division des modes de connaissance chez Platon et Aristote 21

13 La doctrine des faculteacutes cognitives dans lrsquoIn Timaeum 24

14 Posteacuteriteacute de la doctrine proclienne chez Boegravece la distinction des modes de connaissance

en fonction des sujets connaissants dans la Consolation de Philosophie 27

15 Faculteacutes et connaissance dans la tradition platonico-aristoteacutelicienne 30

2 Lrsquointellection de lrsquoimagination 31

21 Lrsquoimagination selon Proclus question philosophique et problegraveme exeacutegeacutetique 31

22 La notion drsquoimagination dans la penseacutee platonicienne 36

23 La nature de lrsquoimagination dans le De anima drsquoAristote entre sensation et intellection 38

24 La notion drsquointellect passif drsquoAristote agrave Ammonius 45

25 Lrsquoimagination et la connaissance de lrsquoEcirctre sans accompagnement de formes ou de figures

son point de deacutepart dans le Phegravedre 58

26 Lrsquointeacuterioriteacute de lrsquoimagination et le veacutehicule de lrsquoacircme 59

27 Lrsquoimagination lrsquointellection et les mythes 63

3 Lrsquointellection de lrsquoacircme rationnelle et le rocircle de la dianoia 67

31 Uniteacute et multipliciteacute de lrsquoacircme rationnelle 67

32 Lrsquoacircme rationnelle dans la tradition platonico-aristoteacutelicienne 68

viii

33 La dianoia et les matheacutematiques drsquoapregraves Syrianus et Proclus 70

DEUXIEgraveME SECTION LrsquoINTELLECTION DE LrsquoINTELLECT PARTICULIER LA NATURE

DE LrsquoAcircME HUMAINE ET LA NOTION DrsquoINTUITION INTELLECTUELLE 85

1 Lrsquointellect particulier dans la noeacutetique neacuteoplatonicienne 85

11 La notion drsquointellect particulier chez Proclus 85

12 Lrsquointellect seacutepareacute dans la tradition anteacuterieure agrave Proclus 88

13 De lrsquointellect imparticipeacute aux intellects particuliers 93

2 Les acircmes particuliegraveres et les acircmes supeacuterieures 97

21 Le problegraveme philosophique de lrsquointermeacutediaire acircme non-seacutepareacutee et acircmes supeacuterieures 97

22 Les acircmes particuliegraveres et leur rapport aux acircmes divines et supeacuterieures dans le Commentaire

sur le Timeacutee 99

23 Lrsquoacircme (particuliegravere) descendue dans les Eacuteleacutements de theacuteologie 104

3 Lrsquointellection accompagneacutee de raison (noecircsis meta logou) 111

31 Lrsquoacte drsquointellection chez Proclus et ses sources platonico-aristoteacuteliciennes 111

32 Lrsquointellection et la dialectique dans les Dialogues de Platon 113

33 Un eacutequivalent aristoteacutelicien de la noecircsis meta logou la sagesse (sophia) 114

34 Dialectique et intellection chez Plotin synthegravese de lrsquoeacutepisteacutemologie et de la noeacutetique

platonico-aristoteacuteliciennes dans le Traiteacute I 3 [20] 118

4 Lrsquointuition intellectuelle dans la tradition neacuteoplatonicienne 121

41 Remarques introductives sur lrsquointellection (ou lrsquointuition intellectuelle) 121

42 Lrsquointellection chez Platon et Aristote 123

43 Lrsquointuition dans les Enneacuteades de Plotin 125

44 Lrsquointuition dans les Commentaires de Syrianus 129

45 Lrsquointuition dans la penseacutee de Proclus 131

46 Les intuitions simples chez Ascleacutepius 135

47 Remarques conclusives sur lrsquointuition intellectuelle 139

TROISIEgraveME SECTION LA TRIADE DE LrsquoINTELLECTION DIVINE LA CONNAISSANCE

DE SOI ET LES LIMITES DE LA PENSEacuteE HUMAINE 141

1 La triade de lrsquointellection divine 141

11 La structure triadique de lrsquointellection divine 141

12 Lrsquointellection de lrsquointellect divin 157

13 Lrsquointellection qui lie lrsquointellect agrave lrsquointelligible 163

14 Lrsquointellection de lrsquointelligible divin 166

ix

2 LrsquoIntellect et la connaissance de soi dans la tradition platonico-aristoteacutelicienne 169

21 La connaissance de soi et la noeacutetique platonico-aristoteacutelicienne 169

22 Lrsquoobjection sceptique 170

23 Lrsquoargument de Plotin 172

24 Lrsquointellect divin et la connaissance de soi chez Aristote 176

25 Quelques divergences entre Plotin et Aristote au sujet de lrsquoIntellect 178

26 La multipliciteacute et lrsquouniteacute de lrsquoIntellect 181

27 Remarques conclusives sur la connaissance de soi 182

3 Les limites de la penseacutee humaine dans son rapport au divin 183

31 Une intellection humaine supeacuterieure agrave la noecircsis meta logou 183

32 Les limites de la penseacutee humaine dans le neacuteoplatonisme apregraves Plotin 185

33 Les limites de la penseacutee humaine chez Jamblique et Syrianus 187

34 Retour sur la hieacuterarchie des faculteacutes de lrsquoacircme chez Proclus 193

35 La connaissance des Formes intelligibles-et-intellectives drsquoapregraves lrsquoexeacutegegravese du Parmeacutenide

et du Phegravedre 197

CONCLUSION LA PROCESSION INTELLECTIVE BILAN ET PERSPECTIVES 201

1 Retour sur les anteacuteceacutedents de la doctrine proclienne de lrsquointellection 201

2 La procession intellective de lrsquointelligible divin agrave lrsquoimagination humaine 203

3 Importance et posteacuteriteacute de la noeacutetique proclienne 208

ANNEXE I DIALECTIQUE ET INSPIRATION DIVINE DANS LE PHEgraveDRE DE PLATON211

1 Les fondements de la dialectique dans le Phegravedre une approche interpreacutetative 211

2 Les principes de la dialectique platonicienne 214

3 La science et lrsquoinspiration divine selon Platon 226

4 Remarques conclusives inspiration divine et interpreacutetation neacuteoplatonicienne 232

ANNEXE II LA CRITIQUE ARISTOTEacuteLICIENNE DE LA GEacuteNEacuteRATION DES IDEacuteES-

NOMBRES ET SA REacutePONSE NEacuteOPLATONICIENNE 235

1 La question de lrsquoenseignement oral de Platon et les agrapha dogmata 235

2 La doctrine des Ideacutees-Nombres drsquoapregraves Aristote 237

3 La critique de la geacuteneacuteration des Ideacutees-Nombres 240

4 Les principes des Ideacutees-Nombres et la participation dans les Dialogues de Platon 252

5 La reacuteception neacuteoplatonicienne de la critique aristoteacutelicienne 260

ARTICLE I INTUITION ET PENSEacuteE DISCURSIVE SUR LA FONCTION DE LrsquoEPIBOLEcirc

DANS LES ENNEacuteADES DE PLOTIN 263

x

1 Mise en contexte philosophique et historique de la notion drsquoepibolecirc 263

2 Le sens philosophique drsquoepibolecirc avant Plotin 265

3 Lrsquoepibolecirc tecircs dianoias dans les Enneacuteades 269

4 Lrsquoacircme lrsquoIntellect et lrsquoUn-Bien 276

5 Retour sur la penseacutee laquo non-discursive raquo et son objet 278

6 Remarques conclusives sur lrsquoepibolecirc 280

ARTICLE II INTELLECTION HUMAINE INSPIRATION DEacuteMONIQUE ET

ENTHOUSIASME DIVIN SELON PROCLUS 283

1 La connaissance divine deacutemonique et humaine selon Proclus 283

2 Lrsquointellection humaine et la fonction meacutediatrice du deacutemon 285

3 Lrsquoinspiration deacutemonique et lrsquoenthousiasme divin 291

4 Remarques conclusives sur la nature de lrsquointellection 296

TABLEAUX ET SCHEacuteMAS 299

1 La place des intellects particuliers dans la procession intellective 299

2 Les diffeacuterentes acceptions de noecircsis et de logos dans lrsquoIn Timaeum 299

3 Intellect (nous) et raison (logos) dans le mythe du Phegravedre 299

4 La division des faculteacutes de lrsquoacircme humaine selon Jean Philopon 300

5 Lrsquoordre de procession des reacutealiteacutes dans la philosophie de Proclus 300

BIBLIOGRAPHIE 301

xi

REMERCIEMENTS

Cette thegravese eacutelaboreacutee dans le cadre drsquoune cotutelle entre lrsquoUniversiteacute Laval et

lrsquoEacutecole Pratique des Hautes Eacutetudes doit beaucoup aux personnes qui mrsquoont offert leur aide

leurs conseils et leurs encouragements agrave divers moments de mon parcours universitaire

Je remercie vivement mes deux directeurs le professeur Jean-Marc Narbonne agrave

lrsquoUniversiteacute Laval et le professeur Philippe Hoffmann agrave lrsquoEacutecole Pratique des Hautes

Eacutetudes M Narbonne mrsquoa guideacute dans le monde acadeacutemique depuis le deacutebut de mes eacutetudes

universitaires en mrsquoinitiant drsquoabord agrave la philosophie ancienne et plus particuliegraverement au

neacuteoplatonisme puis en acceptant de diriger mes recherches agrave la maicirctrise et au doctorat Il

mrsquoimporte de souligner la qualiteacute et la constance de son accompagnement intellectuel et

moral aux diffeacuterentes eacutetapes de mon parcours acadeacutemique M Hoffmann mrsquoa

geacuteneacutereusement accueilli agrave Paris dans le cadre de ma cotutelle franco-queacutebeacutecoise Son

enseignement clair et inspirant mrsquoa permis drsquoaffiner ma compreacutehension du neacuteoplatonisme

tardif et drsquoaviver ma passion pour la langue grecque dont il sait manifester la richesse et la

beauteacute Je le remercie pour ses sages conseils et sa constante disponibiliteacute tout au long de

ma cotutelle mecircme lorsqursquoun oceacutean nous seacuteparait

Je tiens eacutegalement agrave remercier chaleureusement le professeur Claude Lafleur qui

en plus de mrsquoavoir fait connaicirctre et appreacutecier diverses figures de la penseacutee meacutedieacutevale agrave

lrsquooccasion de ses seacuteminaires (qui ont eacuteteacute formateurs stimulants ouverts agrave la discussion)

mrsquoa offert un soutien continu pendant mes eacutetudes supeacuterieures ainsi que sa preacutecieuse

collaboration pour divers projets en marge de mes recherches sur le neacuteoplatonisme

Enfin jrsquoai une penseacutee pour mon collegravegue Simon Fortier dont les recherches

doctorales ont elles aussi porteacute sur lrsquoœuvre de Proclus Nos discussions amicales autour de

thegravemes philosophiques et philologiques ont stimuleacute ma reacuteflexion sur la penseacutee ancienne

La poursuite de mes eacutetudes aux cycles supeacuterieurs et mes seacutejours universitaires agrave lrsquoeacutetranger

notamment dans le cadre de ma cotutelle nrsquoauraient pas eacuteteacute possibles sans les bourses qui

mrsquoont eacuteteacute offertes par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH) et

par le Fonds de recherche du Queacutebec ndash Socieacuteteacute et culture (FQRSC) Je remercie ces

organismes pour leur soutien financier

xiii

AVANT-PROPOS

Notre eacutetude sur la noeacutetique proclienne prend comme point de deacutepart la section du

Commentaire de Proclus sur le Timeacutee (I 243 26-246 9) ougrave sont deacutefinies les six acceptions

de lrsquointellection (noecircsis) Le texte grec de ce commentaire tel que citeacute en bas de page

provient de lrsquoeacutedition drsquoE Diehl Procli Diodochi in Platonis Timaeum commentaria

Leipzig Teubner t 1-3 1903-1906 (citeacute Proclus In Timaeum) Dans notre texte principal

nous citons la traduction drsquoA J Festugiegravere Commentaire sur le Timeacutee livres 1-5 Paris

Vrin 1966-1968 Nous avons eacutegalement consulteacute la reacutecente traduction anglaise sous la

direction de H Tarrant ndash Commentary on Platorsquos Timaeus vols 1-4 Cambridge

Cambridge University Press 2007-2009 ndash pour confirmer plus souvent qursquoinfirmer

lrsquointerpreacutetation du texte grec que suggegravere la traduction de Festugiegravere

Nous avons suivi un usage analogue agrave celui deacutefini par A Lernould dans

lrsquolaquo Avertissement raquo de sa monographie Physique et theacuteologie Lecture du Timeacutee de Platon

par Proclus en mettant une majuscule aux termes qui deacutesignent des reacutealiteacutes divines ou

principielles (lrsquoEcirctre lrsquoIntelligible le Vivant-en-soi etc) et agrave celles qui dans lrsquoordre des

principes divins occupent le premier rang (par exemple lrsquoIntellect divin et universel

duquel procegravede une seacuterie drsquointellects drsquoabord divins et particuliers puis seulement

particuliers) La complexiteacute de la structure ontotheacuteologique eacutelaboreacutee par Proclus fait

obstacle agrave une application uniforme de ce principe Dans certains cas plus probleacutematiques

nous avons jugeacute pertinent de justifier nos choix en deacutefinissant la nature et le rang des

entiteacutes et principes deacutesigneacutes selon les cas par une majuscule ou une minuscule En raison

de la speacutecificiteacute de notre eacutetude qui cible la noeacutetique proclienne nous avons parfois choisi

de traduire les termes relatifs agrave lrsquointellection autrement que ne le fait A J Festugiegravere ou les

autres traducteurs citeacutes ce que nous avons mentionneacute le cas eacutecheacuteant

Nous avons voulu donner accegraves dans leur langue drsquoorigine aux principaux concepts

et passages commenteacutes dans notre eacutetude en citant freacutequemment en bas de page le texte

grec (et exceptionnellement le texte latin) des traductions que nous reprenons et parfois

produisons nous-mecircme En dehors des citations infrapaginales les termes grecs sont

translitteacutereacutes drsquoapregraves un usage conventionnel (η = ecirc ω = ocirc esprit rude = h etc)

Dans le choix des sources platoniciennes aristoteacuteliciennes et neacuteoplatoniciennes

nous avons cibleacute les passages qui nous semblaient agrave la fois pertinents comme principes de

la noeacutetique proclienne et importants comme points de reacutefeacuterence pour mieux deacutemarquer la

doctrine de Proclus des thegraveses philosophiques qursquoelle critique ou cherche agrave concilier Nous

nrsquoavons fait usage que de quelques commentateurs modernes pour ces textes souvent

canoniques dans une preacutesentation qui cherche agrave mettre en avant les donneacutees qui sont les

points de deacutepart (les aphormai dans le vocabulaire de Proclus) explicites ou implicites

pour lrsquoeacutelaboration de la noeacutetique proclienne et plus geacuteneacuteralement de la gnoseacuteologie

neacuteoplatonicienne

Enfin nous preacutesentons deux articles leacutegegraverement remanieacutes qui apportent un

eacuteclairage suppleacutementaire sur la noeacutetique neacuteoplatonicienne le premier distingue les

multiples acceptions de lrsquoepibolecirc dans les Enneacuteades de Plotin le second reconsidegravere les

principes de la noeacutetique proclienne dans la perspective de la triade hommes-deacutemons-dieux

1

INTRODUCTION LA DOCTRINE DE LrsquoINTELLECTION

DANS LA PHILOSOPHIE DE PROCLUS PRINCIPES

EXEacuteGEacuteTIQUES ET FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES

1 Noeacutetique gnoseacuteologie et eacutepisteacutemologie dans la tradition platonico-

aristoteacutelicienne1

Au sein de la tradition platonico-aristoteacutelicienne lrsquoenquecircte sur la connaissance

humaine est indissociable drsquoun questionnement sur la nature de la plus haute faculteacute

cognitive de lrsquoacircme lrsquointellect (nous) ou la raison intellective (logos noeros)2 et sur les

causes de son activiteacute lrsquointellection (noecircsis) Alors que Platon dans des dialogues comme

le Timeacutee3 et le Phegravedre4 procegravede pour une premiegravere fois dans lrsquohistoire de la penseacutee agrave

lrsquoexamen dialectique de lrsquointellect en tant que cause de lrsquoordre et de la connaissance du

monde5 ses successeurs se chargeront de critiquer et de systeacutematiser ses reacuteflexions

noeacutetiques et eacutepisteacutemologiques Si les repreacutesentants du moyen platonisme avaient deacutejagrave

1 Preacutecisons drsquoabord le sens que nous attribuons agrave ces termes auquel nous chercherons agrave nous tenir dans la

suite de notre exposeacute La noeacutetique est pour nous la doctrine de lrsquointellect elle porte non seulement sur

lrsquointellect ou la potentialiteacute intellective de lrsquoacircme humaine mais aussi sur les principes intellectifs et

intelligibles qui sont seacutepareacutes de celle-ci qursquoils soient divins ou non (par exemple les intellects particuliers

dans la tradition neacuteoplatonicienne) Nous entendons par gnoseacuteologie un discours raisonneacute sur la connaissance

ce qui dans la tradition platonico-aristoteacutelicienne se confond avec lrsquoeacutetude des faculteacutes cognitives de lrsquoacircme

humaine Nous prenons le terme eacutepisteacutemologie dans son sens eacutetymologique de laquo discours sur la science raquo en

tant que la science ne comprend pas seulement les disciplines hypotheacutetiques telles que les matheacutematiques

mais eacutegalement la dialectique qui vise lrsquoanhypotheacutetique et cherche agrave produire un discours scientifique sur

lrsquoEcirctre Enfin la tradition platonico-aristoteacutelicienne comprend pour nous Platon Aristote et lrsquoensemble des

penseurs qui se sont reacuteclameacutes de leurs grands principes philosophiques et ont eacutelaboreacute leurs systegravemes agrave partir

drsquoune exeacutegegravese de leurs œuvres 2 Des preacutecisions seront apporteacutees afin de distinguer clairement chez Proclus la faculteacute intellective de lrsquoacircme

rationnelle (logos noeros) drsquoun intellect (nous) qui en est seacutepareacute Certes Proclus peut employer le terme

intellect (nous) pour parler de la faculteacute intellective de lrsquoacircme humaine mais il ne veut alors pas signifier un

intellect dont lrsquoexistence serait substantielle Lrsquointellect de lrsquohomme est de lrsquoordre de la potentialiteacute pour

Proclus alors que seule la raison est substantielle en lrsquoacircme humaine qui est essentiellement logos ce que

nous montrerons dans la SECTION II 3 En raison du problegraveme de la relation entre le Deacutemiurge et les Ideacutees (ou Vivant-en-soi) le Timeacutee compte

parmi les textes canoniques au fondement de la noeacutetique neacuteoplatonicienne Voir A H Armstrong laquo The

Background of the Doctrine ldquoThat the Intellegibles are not outside the Intellectrdquo raquo dans Plotinian and

Christian Studies Londres Variorum Reprints 1979 p 393-413 4 Lrsquoexeacutegegravese neacuteoplatonicienne du Phegravedre plus particuliegraverement celle de la section 246e-248c est lrsquoune des

principales sources de la noeacutetique proclienne Voir lrsquointroduction de H D Saffrey et L G Westerink dans

Proclus Theacuteologie platonicienne t IV Paris Belles Lettres 1981 p IX-XLV 5 Mecircme si Anaxagore nous apparaicirct comme le premier penseur de lrsquointellect (ou de lrsquoIntellect en tant qursquoil

serait pour lui seacutepareacute et divin) ce sont Platon et Aristote drsquoailleurs critiques envers la pertinence explicative

de lrsquoIntellect anaxagoreacuteen qui seront les reacuteels fondateurs de la noeacutetique ancienne

2

chercheacute agrave extraire des Dialogues une doctrine au sujet de lrsquointellect et des Ideacutees6 ce sont les

commentateurs neacuteoplatoniciens qui nous transmettront une doctrine de lrsquointellect

pleinement eacutelaboreacutee baseacutee sur lrsquoexeacutegegravese des œuvres de Platon et drsquoAristote drsquoune noeacutetique

dont plusieurs traditions philosophiques (byzantine arabe latine) seront les heacuteritiegraveres7

Dans le cadre drsquoune enquecircte sur les principes de la gnoseacuteologie platonico-

aristoteacutelicienne notre thegravese portera plus particuliegraverement sur la doctrine de lrsquointellection

dans la philosophie de Proclus nous montrerons qursquoelle se fonde sur les doctrines de ses

devanciers qursquoelle se structure agrave partir de principes dialectiques deacutefinis dans les dialogues

de Platon et qursquoelle a eu une influence sur drsquoautres penseurs et commentateurs de

lrsquoAntiquiteacute tardive dont son disciple Ammonius8 et du moins indirectement Boegravece9

Ainsi afin de mieux saisir le sens et la pertinence des thegraveses de Proclus au sujet de

lrsquointellect nous serons ameneacute agrave eacutetudier les doctrines de Plotin Porphyre Jamblique et

Syrianus qursquoil integravegre apregraves les avoir critiqueacutees agrave sa penseacutee Tout en partageant un corps

de doctrines tireacutees des Dialogues platoniciens ces penseurs deacutefendent des interpreacutetations

qui leur sont propres au sujet des principes intelligibles et des proceacutedeacutes cognitifs menant agrave

leur appreacutehension Puisque lrsquoeacutetude de la penseacutee de Proclus passe par celle de la tradition au

sein de laquelle il srsquoinsegravere notre thegravese retracera les grandes eacutetapes dans lrsquohistoire de la

6 Voir Alcinoos Enseignement des doctrines de Platon introduction texte eacutetabli et commenteacute

par J Whittaker et traduit par P Louis Paris Les Belles Lettres 1990 p 163 11-164 6 7 Nous pensons agrave des figures telles que Michel Psellus et Isaac Comnegravene dans le monde byzantin Al-Farabi

et Avicenne dans le monde arabe Albert le Grand et Thomas drsquoAquin dans le monde latin parmi drsquoautres

noms connus qui deacutefiniront leurs propres thegraveses noeacutetiques et gnoseacuteologiques dans la suite du commentarisme

platonico-aristoteacutelicien de lrsquoAntiquiteacute tardive Les travaux de Geacuterard Verbeke donnent une ideacutee de lrsquoinfluence

qursquoont pu avoir les commentaires grecs de lrsquoAntiquiteacute tardive sur la philosophie meacutedieacutevale Jean Philopon

Commentaire sur le De anima drsquoAristote Traduction de Guillaume de Moerbeke eacutedition critique avec

introduction sur la psychologie de Philopon LouvainParis Publications universitairesB Nauwelaerts 1966 8 En plus drsquoAmmonius nous pensons aux commentateurs neacuteoplatoniciens drsquoAristote Ascleacutepius et Jean

Philopon dont les eacutecrits sont eacutediteacutes dans la collection des Commentaria in Aristotelem graeca Ceux-ci sont

en grande partie tributaires des doctrines que lrsquoon retrouve chez Proclus mais preacutesentent celles-ci de maniegravere

simplifieacutee en raison notamment du contexte exeacutegeacutetique agrave savoir lrsquointerpreacutetation drsquoune œuvre drsquoAristote La

doctrine des faculteacutes de lrsquoacircme chez Philopon telle qursquoon la retrouve dans le prologue de son commentaire sur

le De anima (p 1-9) reprend les divisions de faculteacutes cognitives de lrsquoacircme par Proclus dans son Commentaire

sur le Timeacutee Voir TABLEAUX ET SCHEacuteMAS 4 La division des faculteacutes de lrsquoacircme humaine selon Jean Philopon 9 Nous avancerons quelques arguments en faveur drsquoune origine proclienne pour la doctrine gnoseacuteologique

exposeacutee par Boegravece au livre V chap 4 (prose) de sa Consolation de Philosophie

3

noeacutetique de Platon agrave Syrianus10 toujours dans le but drsquoeacuteclairer les six acceptions de

lrsquointellection du Commentaire sur le Timeacutee

Drsquoun point de vue philosophique nous travaillerons agrave deacutefinir la nature de

lrsquointellection proprement humaine deacutesigneacutee par lrsquoexpression laquo intuition simple raquo (epibolecirc

haplecirc) chez les commentateurs neacuteoplatoniciens ainsi nous serons drsquoabord ameneacute agrave

distinguer les diffeacuterents proceacutedeacutes cognitifs qui contribuent agrave activer la puissance intellective

de lrsquoacircme humaine pour ensuite montrer comment celle-ci par sa participation agrave un intellect

impersonnel qui lui est supeacuterieur peut arriver agrave connaicirctre les reacutealiteacutes les plus eacuteleveacutees et

donc les plus universelles dans lrsquoordre de lrsquoEcirctre Du point de vue philologique nous aurons

agrave eacutetablir dans quelle mesure le corpus proclien preacutesente une doctrine coheacuterente au sujet de

lrsquointellection malgreacute la diversiteacute des contextes dans lesquels celle-ci se preacutesente Par une

analyse des passages les plus pertinents disseacutemineacutes dans lrsquoensemble de lrsquoœuvre de Proclus

nous chercherons agrave systeacutematiser les diffeacuterents aspects de sa doctrine noeacutetique en tenant agrave

respecter le contexte de chaque œuvre en deacutefinissant la perspective prise par chacune sur la

notion drsquointellection Pour ce faire nous aurons agrave retracer lrsquoorigine des concepts cleacutes de la

penseacutee proclienne nous analyserons ainsi de maniegravere diachronique les principales notions

eacutepisteacutemologiques de la tradition platonico-aristoteacutelicienne

2 Les acceptions multiples de lrsquointellection dans lrsquoIn Timaeum de Proclus

Dans son commentaire aux lignes 28a1-4 du Timeacutee agrave lrsquooccasion de lrsquoexeacutegegravese de ce

bref passage qui syntheacutetise les grands principes du platonisme tel qursquointerpreacuteteacutes par la

tradition neacuteoplatonicienne Proclus attribue six acceptions au terme noecircsis i) lrsquointellection

intelligible ii) lrsquointellection qui lie lrsquointellect agrave lrsquointelligible iii) lrsquointellection de lrsquointellect

divin iv) lrsquointellection des intellects particuliers v) lrsquointellection de lrsquoacircme raisonnable vi)

lrsquointellection de lrsquoimagination11 Les deacutefinitions de chacune de ces acceptions sont

cateacutegoriques elles preacutesupposent une doctrine fermement eacutetablie dont elles exposent par

des propos parfois allusifs les principaux eacuteleacutements conceptuels Elles constitueront le

10 Voir J Peacutepin laquo Eacuteleacutements pour une histoire de la relation entre lrsquointelligence et lrsquointelligible chez Platon et

dans le neacuteoplatonisme raquo Revue Philosophique 146 (1956) p 39-64 11 Proclus In Timaeum I 243 26-246 9 (il srsquoagit de la section telle que deacutelimiteacutee par A J Festugiegravere qui

traite des diffeacuterentes acceptions de la noecircsis)

4

point de deacutepart de notre enquecircte sur les diffeacuterents sens pris par la noecircsis dans la philosophie

de Proclus Lrsquoexpression noecircsis meta logou sur laquelle Proclus projette la riche structure

de sa noeacutetique srsquoinsegravere dans un extrait du Timeacutee ougrave lrsquoEcirctre et le Devenir sont chacun deacutefinis

par leurs modes de connaissance respectifs agrave savoir lrsquointellection accompagneacutee de raison et

lrsquoopinion accompagneacutee de sensation12

Or il y a lieu agrave mon sens de commencer par faire cette distinction qursquoest-ce

qui est toujours sans jamais devenir et qursquoest-ce qui devient toujours sans ecirctre

jamais De toute eacutevidence peut ecirctre appreacutehendeacute par lrsquointellect et faire lrsquoobjet

drsquoune explication rationnelle ce qui toujours reste identique En revanche peut

devenir objet drsquoopinion au terme drsquoune perception sensible rebelle agrave toute

explication rationnelle ce qui naicirct et se corrompt ce qui nrsquoest reacuteellement

jamais13

Sur ce court extrait drsquoun dialogue de Platon le plus important apregraves le Parmeacutenide agrave ses

yeux14 Proclus agrave la suite des commentateurs platoniciens et neacuteoplatoniciens dont il est

tributaire fait reposer non seulement sa gnoseacuteologie mais eacutegalement sa meacutetaphysique en

tant que celle-ci srsquointeacuteresse agrave la nature des principes lrsquoEcirctre et le Devenir auxquels les

faculteacutes cognitives de lrsquoacircme sont relatives

Notre thegravese visera dans un premier temps agrave distinguer les modes de connaissance

propres agrave lrsquoacircme humaine Nous traiterons drsquoabord des trois derniegraveres acceptions deacutefinies

par Proclus dans lrsquoordre inverse de leur preacutesentation lrsquointellection imaginative

lrsquointellection de lrsquoacircme rationnelle et lrsquointellection de lrsquointellect particulier (qui nous le

verrons est la cause de lrsquointellection humaine au sens propre ou en drsquoautres termes des

intuitions simples de lrsquoacircme) Nous suivrons ainsi une voie inductive ou analytique15 qui

12 Nous conserverons ces deux expressions qui sont le calque du grec noecircsis meta logou et doxa

metrsquoaisthecircseocircs au datif dans le texte de Platon (noecircsei et doxecirc) mais que nous preacutesentons ici agrave la forme

nominative (noecircsis et doxa) en conservant le compleacutement au geacutenitif (meta logou et metrsquoaisthecircseocircs) 13 Platon Timeacutee 27d-28a (trad L Brisson) laquo Ἔστιν οὖν δὴ κατrsquo ἐμὴν δόξαν πρῶτον διαιρετέον τάδεmiddot τί τὸ

ὂν ἀεί γένεσιν δὲ οὐκ ἔχον καὶ τί τὸ γιγνόμενον μὲν ἀεί ὂν δὲ οὐδέποτε τὸ μὲν δὴ νοήσει μετὰ λόγου

περιληπτόν ἀεὶ κατὰ ταὐτὰ ὄν τὸ δrsquo αὖ δόξῃ μετrsquo αἰσθήσεως ἀλόγου δοξαστόν γιγνόμενον καὶ

ἀπολλύμενον ὄντως δὲ οὐδέποτε ὄν raquo 14 Ou peut-ecirctre mecircme le plus important du moins dans une perspective peacutedagogique qui eacuteviterait les

controverses et les interpreacutetations erroneacutees des principes theacuteologiques drsquoapregraves ce qursquoon peut lire dans ce

qursquoon appelle communeacutement la Vie de Proclus par Marinus au tout dernier chapitre (ch 38) Voir les notes

de H D Saffrey et A-Ph Segonds agrave ce propos dans Marinus Proclus ou sur le bonheur Paris Les Belles

Lettres 2002 p 44 notes 2 et 5 (p 181) 15 Nous comprenons ici la notion drsquoanalyse telle que peut la deacutefinir Proclus agrave savoir comme une remonteacutee

vers les premiers principes Voir Proclus In Parmenidem 1003 16-19 (trad G R Morrow et J Dillon)

5

nous fera remonter vers la forme la plus haute de lrsquointellection qui demeure proprement

humaine lrsquointellection accompagneacutee de raison agrave partir de sa forme la plus deacutegradeacutee

lrsquoimagination qui par son inteacuterioriteacute reste associeacutee agrave la noecircsis pour Proclus Dans un

deuxiegraveme temps nous nous inteacuteresserons aux formes divines de lrsquointellection qui deacutecrivent

les trois premiegraveres acceptions de la noecircsis encore une fois selon un ordre ascendant

lrsquointellection de lrsquointellect divin lrsquointellection qui lie lrsquointellect agrave lrsquointelligible et

lrsquointellection intelligible

21 Lrsquointellection imaginative

Comme le note A J Festugiegravere dans sa traduction du Commentaire sur le Timeacutee16

lrsquointellection imaginative la seule dont Proclus fait une passion pourrait avoir comme

source cette ligne du De anima drsquoAristote laquo si lrsquoon pose lrsquoimagination comme une certaine

forme drsquointellection17 raquo Lrsquoeacutepisteacutemologie aristoteacutelicienne et ses interpreacutetations

peacuteripateacuteticiennes ont fort probablement influenceacute ndash il restera agrave deacuteterminer dans quelle

mesure ndash les propos de Proclus au sujet de cette intellection imaginative18 Notons

qursquoAlexandre drsquoAphrodise est reconnu parmi drsquoautres pour avoir systeacutematiseacute et transmis

aux penseurs neacuteoplatoniciens dont Plotin19 les reacuteflexions parfois aporeacutetiques qursquooffre

Aristote dans ses traiteacutes Par ailleurs les ouvrages didactiques du meacutedioplatonisme20 ougrave les

doctrines platoniciennes sont souvent exprimeacutees au moyen de concepts aristoteacuteliciens ont

peut-ecirctre eux aussi preacutepareacute lrsquoapproche laquo conciliante raquo de lrsquoexeacutegegravese proclienne21 Notre

laquo Again sometimes one must make an analysis of things back to their first principles For the transition from

the subject under investigation to everything that is not the subject sometimes proceeds by analysis to the

causes sometimes to the accessory causes raquo 16 Notes drsquoA J Festugiegravere dans Commentaire sur le Timeacutee livre 2 Paris Vrin 1967 p 79 n 3 17 Cette phrase srsquoinsegravere dans ce passage drsquoAristote De lrsquoacircme III 10 433a9-12 laquo Φαίνεται δέ γε δύο ταῦτα

κινοῦντα ἢ ὄρεξις ἢ νοῦς εἴ τις τὴν φαντασίαν τιθείη ὡς νόησίν τιναmiddot πολλοὶ γὰρ παρὰ τὴν ἐπιστήμην

ἀκολουθοῦσι ταῖς φαντασίαις καὶ ἐν τοῖς ἄλλοις ζῴοις οὐ νόησις οὐδὲ λογισμὸς ἔστιν ἀλλὰ φαντασία raquo 18 Au sujet de lrsquoimportance de la tradition aristoteacutelicienne pour la conception neacuteoplatonicienne de la noeacutetique

voir P Hadot laquo La conception plotinienne de lrsquoidentiteacute entre lrsquointellect et son objet Plotin et le De anima

drsquoAristote raquo dans Corps et acircme Sur le De anima drsquoAristote Paris Vrin 1996 p 367-376 19 Voir Porphyre Vita Plotini 14 ougrave apparaissent entre autres les sources peacuteripateacuteticiennes de Plotin 20 Voir J Dillon The Middle Platonists Londres Duckworth 1977 21 Nous aurons lrsquooccasion de faire quelques remarques au cours de notre eacutetude sur lrsquoapproche parfois

laquo harmonisante raquo parfois laquo poleacutemique raquo des commentateurs neacuteoplatoniciens agrave lrsquoeacutegard drsquoAristote Nous

nrsquoeacutemettrons pas drsquoembleacutee un jugement cateacutegorique sur lrsquoattitude de Proclus ou sur celle de son maicirctre

Syrianus agrave lrsquoeacutegard du disciple de Platon Nous nous contenterons drsquoanalyser les passages ougrave les thegraveses

aristoteacuteliciennes sont discuteacutees sous lrsquoautoriteacute des doctrines que les neacuteoplatoniciens attribuent agrave Platon

6

enquecircte au sujet de cette intellection imaginative nous amegravenera donc revisiter les thegraveses

drsquoAristote sur lrsquoimagination et leur interpreacutetation chez ses commentateurs22

On peut se demander pourquoi Proclus fait de lrsquoimagination une forme

drsquointellection alors que lrsquoon tend plutocirct agrave la consideacuterer dans une perspective platonicienne

comme un obstacle agrave lrsquoexercice de la penseacutee pure Nrsquoest-ce pas la leccedilon que nous apprend

de lrsquoavis mecircme des neacuteoplatoniciens la seconde partie du Parmeacutenide23 Drsquoapregraves Proclus

crsquoest en raison de lrsquointeacuterioriteacute de son objet que lrsquoimagination peut ecirctre compteacutee au nombre

des formes drsquointellection Elle se distingue en cela de la sensation qui ne peut srsquoactiver

sans la preacutesence drsquoun objet exteacuterieur Toutefois lrsquoimagination ne permet pas agrave lrsquoacircme

drsquoappreacutehender une nature qui a le caractegravere de lrsquouniversaliteacute ce qui constitue la

caracteacuteristique commune agrave toutes les autres formes de noecircsis Dans son Commentaire sur le

Premier Alcibiade Proclus parle de la neacutecessiteacute pour lrsquoacircme de deacutepasser cette forme deacutevieacutee

drsquointellection conccedilue comme un obstacle agrave la conception de lrsquoimmateacuteriel

Il faut fuir les imaginations en tant que formatrices drsquoimages en tant que

particuliegraveres et en tant qursquoelles introduisent une incroyable diversiteacute en tant

qursquoelles nous empecircchent de remonter vers lrsquoindivis et lrsquoimmateacuteriel mais au

contraire nous entraicircnent dans lrsquointellection passive alors que nous nous

efforccedilons de saisir la nature immateacuterielle24

Ce passage qui reformule les thegraveses du Commentaire sur le Timeacutee concernant le rocircle de

chaque faculteacute psychique doit-il ecirctre interpreacuteteacute comme une condamnation sans appel de la

22 Au sujet du commentarisme peacuteripateacuteticien et sur lrsquoimportante figure drsquoAlexandre drsquoAphrodise on pourra

consulter P Moraux Der Aristotelismus bei den Griechen Von Andronikos bis Alexander von Aphrodisias

Dritter Band Alexanders von Aphrodisias eacutediteacute par J Wiesner BerlinNew York Walter de Gruyter 2001

Proclus ne cite pas Alexandre drsquoAphrodise dans son exposeacute sur la noecircsis dans son Commentaire sur le Timeacutee

mais on peut voir une influence de son interpreacutetation de la noeacutetique drsquoAristote certes indirecte sur la

conception proclienne drsquoun intellect conccedilu comme seacutepareacute de lrsquoacircme 23 Au sujet de lrsquoimagination comme obstacle pour la dialectique dans le Parmeacutenide voir lrsquointroduction

geacuteneacuterale et lrsquointroduction propre agrave chacun des sept livres du Commentraire de Proclus par J Dillon dans

Commentary on Platorsquos Parmenides traduction par G R Morrow et J Dillon Princeton Princeton

University Press 1987 Nous avons consulteacute (pour en faire un usage qui nrsquoa pu ecirctre que limiteacute) lrsquoeacutedition et la

traduction plus reacutecentes mais encore partielles de ce mecircme commentaire par C Luna et A-Ph Segonds

Proclus Commentaire sur le Parmeacutenide de Platon t I-III Paris Les Belles Lettres 2007-2011 Ces trois

tomes comprennent les livres I agrave III du Commentaire de Proclus alors que la plupart des deacuteveloppements

pertinents pour notre eacutetude (sur la gnoseacuteologie lrsquoeacutepisteacutemologie et la dialectique) se trouvent aux livres IV et

V Nous nrsquoavons pas pu tenir compte de la reacutecente parution du tome IV (sur le livre IV) dans la mecircme eacutedition 24 Proclus In Alcibiadem I 245 17-246 3 (p 293) (trad A-Ph Segonds) laquo φευκτέον τὰς φαντασίας ὡς

μορφωτικὰς καὶ ὡς μεριστὰς καὶ ὡς ποικιλίαν ἀμήχανον ὅσην ἐπεισαγούσας καὶ πρὸς τὸ ἀμέριστον καὶ

ἄϋλον οὐκ ἐώσας ἡμᾶς ἀναχωρεῖν ἀλλὰ σπεύδοντας τῆς τοιαύτης οὐσίας ἀντιλαβέσθαι κατασπώσας ἐπὶ τὴν

παθητικὴν νόησιν raquo

7

puissance imaginative En tant qursquoelle est consideacutereacutee par Proclus comme une forme

drsquointellection nous aurons donc agrave juger si dans lrsquoensemble de son corpus lrsquoimagination

peut drsquoune certaine maniegravere jouer un rocircle positif dans la remonteacutee vers lrsquointelligible ou si

elle ne constitue qursquoun obstacle agrave lrsquoactivation des puissances intellectives de lrsquoacircme

humaine Nous nous inteacuteresserons plus particuliegraverement agrave lrsquoexpression intellect passif

(nous pathecirctikos) qui apparaicirct entre autres dans le Commentaire de Proclus sur le premier

livre des Eacuteleacutements drsquoEuclide qui a reccedilu reacutecemment lrsquoattention de plusieurs speacutecialistes du

neacuteoplatonisme et des matheacutematiques dans lrsquoAntiquiteacute25

22 Lrsquointellection de lrsquoacircme rationnelle

Lrsquointellection de lrsquoacircme raisonnable quant agrave elle pose un problegraveme que nrsquoeacutelucide

qursquoen partie le commentaire de Proclus aux lignes 28a1-4 du Timeacutee Si cette intuition est

discursive si elle se produit dans le temps en ne saisissant drsquoun seul coup qursquoune partie du

tout intelligible celle-ci ne peut agrave proprement parler ecirctre qualifieacutee de laquo rassembleacutee raquo

(athroocircs) expression qui deacutesigne de maniegravere propre lrsquointuition simple Crsquoest ce que note

drsquoailleurs Proclus laquo tantocirct elle voit les Touts mais elle ne les voit agrave un seul et mecircme

instant que par fragments et non tout agrave la fois26 raquo Alors pourquoi ranger lrsquointuition

discursive parmi les intellections dont le critegravere premier demeure dans lrsquoensemble de la

tradition neacuteoplatonicienne la simpliciteacute et lrsquouniteacute La proposition 176 des Eacuteleacutements de

theacuteologie peut apporter des pistes de reacuteponse Proclus semble y distinguer une forme

discursive drsquointuition qui nrsquoactualise agrave la fois qursquoune partie drsquoun tout de lrsquointellection

proprement dite qui appreacutehende de maniegravere simple et rassembleacutee une totaliteacute de Formes

Toutes les ideacutees de lrsquoesprit sont inteacuterieures les unes aux autres de faccedilon unitaire

et chacune est agrave part de faccedilon discregravete Mais si apregraves ces deacutemonstrations on

25 Nous pensons principalement agrave lrsquoouvrage collectif Eacutetudes sur le Commentaire de Proclus au premier livre

des Eacuteleacutements drsquoEuclide eacutediteacute par A Lernould Villeneuve drsquoAscq Presses Universitaires du Septentrion

2010 Sans ignorer les deacutemonstrations des chercheurs contemporains au sujet de la notion drsquointellect passif

nous emprunterons une voie moins exploreacutee pour retracer sa geacuteneacutealogie en portant attention au Commentaire

drsquoAmmonius disciple de Proclus sur le De interpretatione drsquoAristote dont le prologue traite du nous

pathecirctikos 26 Proclus In Timaeum I 244 29-31 (trad A J Festugiegravere) laquo ὅπου δὲ ὁρᾷ μὲν τὰ ὅλα ἀλλὰ μερικῶς ἅμα

καὶ οὐκ ἀθρόως raquo

8

avait besoin drsquoexemples qursquoon songe aux theacuteoregravemes multiples qui habitent une

seule acircme27

Proclus reprend ici une analogie chegravere agrave la tradition neacuteoplatonicienne celle du tout et des

parties de la science que lrsquoon retrouve deacutejagrave chez Plotin

ndash Dans une science dira-t-on la partie nrsquoest pas le tout ndash Sans doute le savant

a actuellement en vue la partie de la science dont il a besoin cette partie est au

premier rang mais toutes les autres srsquoensuivent et y sont en puissance drsquoune

maniegravere latente ainsi toute la science est dans cette partie Et crsquoest en ce sens

sans doute qursquoon parle dans la science du tout et de la partie dans la science

intelligible tout est en acte agrave la fois et crsquoest pourquoi elle renferme toute precircte

chacune des parties dont vous deacutesirez actuellement vous occuper tout est precirct

dans chaque partie et la partie tire force de son voisinage avec le tout28

Dans une science ougrave les diffeacuterents theacuteoregravemes sont comme les multiples parties drsquoun tout

intelligible crsquoest la fonction discursive de lrsquoacircme qui permet de faire passer de la puissance

agrave lrsquoacte lrsquoune de ces parties La remonteacutee de lrsquointuition discursive qui dans son actualiteacute ne

peut appreacutehender que la partie drsquoun tout qursquoelle cherche agrave connaicirctre agrave lrsquointuition simple et

proprement intellective demandera agrave lrsquoacircme de viser lrsquouniteacute au principe de la multipliciteacute des

attributs qursquoelle saisit discursivement Notre tacircche consistera donc agrave montrer comment par

lrsquoexercice de la science le dialecticien peut arriver agrave transcender ses intuitions partielles et

temporelles de lrsquointelligible dans une viseacutee intuitive qui srsquoassimile aux intelligibles qui

sont simples et eacuteternels Crsquoest ce que laisse comprendre ce passage du Commentaire de

Proclus sur le Premier Alcibiade qui suit lrsquoextrait preacuteceacutedemment citeacute au sujet de

lrsquoimagination comme obstacle agrave la penseacutee (apregraves un court deacuteveloppement sur lrsquoopinion29)

27 Proclus Eacuteleacutements de theacuteologie prop 176 (trad J Trouillard leacutegegraverement modifieacutee [nous avons changeacute

thegravemes par theacuteoregravemes pour la traduction de theocircrecircmata]) laquo πάντα ἄρα τὰ νοερὰ εἴδη καὶ ἐν ἀλλήλοις ἐστὶν

ἡνωμένως καὶ χωρὶς ἕκαστον διακεκριμένως εἰ δέ τις ἐπὶ ταῖσδε ταῖς ἀποδείξεσι καὶ παραδειγμάτων δέοιτο

τὰ θεωρήματα νοείτω τὰ ἐν μιᾷ ψυχῇ raquo 28 Plotin Traiteacute IV 9 [8] 5 11-19 (trad Eacute Breacutehier) laquo Ἀλλrsquo ἐν τῇ ἐπιστήμῃ εἴποι τις ἄν τὸ μέρος οὐχ ὅλον

Ἢ κἀκεῖ ἐνεργείᾳ μὲν μέρος τὸ προχειρισθὲν οὗ χρεία καὶ τοῦτο προτέτακται ἕπεται μέντοι καὶ τὰ ἄλλα

δυνάμει λανθάνοντα καὶ ἔστι πάντα ἐν τῷ μέρει Καὶ ἴσως ταύτῃ ἡ ὅλη λέγεται τὸ δὲ μέροςmiddot ἐκεῖ μὲν οἷον

ἐνεργείᾳ ἅμα πάνταmiddot ἕτοιμον οὖν ἕκαστον ὃ προχειρίσασθαι θέλειςmiddot ἐν δὲ τῷ μέρει τὸ ἕτοιμον ἐνδυναμοῦται

δὲ οἷον πλησιάσαν τῷ ὅλῳ raquo Pour une traduction plus reacutecente qui reprend une interpreacutetation semblable du

texte grec on pourra consulter celle de L Brisson et J-F Pradeau dans Plotin Traiteacutes 7-21 Paris

Flammarion 2003 p 49 29 Lrsquoopinion ou doxa est parfois preacutesenteacutee comme un intermeacutediaire entre lrsquoimagination et la science ou

dianoia dans la hieacuterarchie des faculteacutes selon Proclus Dans notre exposeacute sur lrsquointellection de lrsquoacircme

rationnelle nous traiterons briegravevement de cette faculteacute qui ne correspond agrave aucune des acceptions de la noecircsis

9

Et bien donc fuyant toutes ces espegraveces diviseacutees et particuliegraveres de la vie

remontons vers la science elle-mecircme et lagrave ramenons la multitude de nos

connaissances agrave lrsquouniteacute et embrassons drsquoun lien unique la multitude des

sciences Car il nrsquoy a ni conflit ni contradiction entre les sciences mais toujours

les sciences de second rang servent celles qui leur sont anteacuterieures et tiennent

leurs principes propres de celles-lagrave Cependant il faut ici srsquoeacutelever des sciences

multiples vers la science unique la science anhypotheacutetique et premiegravere et faire

tendre toutes les autres sciences vers celle-lagrave30

Nous chercherons agrave comprendre la nature de cette intellection en tant qursquoelle deacutecrit

lrsquoactiviteacute de la dialectique et des sciences qui lui sont subordonneacutees notamment les

matheacutematiques dont lrsquoobjet selon un schegraveme heacuteriteacute de lrsquoAnalogie de la Ligne dans la

Reacutepublique est infeacuterieur agrave la nature intelligible viseacutee par lrsquoacte drsquointellection31

23 Lrsquointellection de lrsquointellect particulier et les intuitions simples

Puisque lrsquointellection discursive nrsquoarrive pas agrave saisir drsquoun seul coup la simpliciteacute des

intelligibles il faudra postuler une forme drsquointuition supeacuterieure agrave laquelle le logos de lrsquoacircme

humaine devra srsquoeacutelever Lrsquointellect particulier auquel une multipliciteacute drsquoacircmes humaines

participe apparaicirct alors dans la penseacutee proclienne comme la condition de possibiliteacute de la

connaissance proprement philosophique celle qui permet agrave lrsquoacircme drsquoatteindre lrsquoEcirctre Mais

alors que Proclus parle souvent drsquoune multipliciteacute drsquointellects dont le premier pourrait ecirctre

identifieacute au Deacutemiurge du Timeacutee il est cette fois question dans le passage qui nous

inteacuteresse drsquoun seul intellect dit particulier Lagrave ougrave le lecteur pourrait srsquoattendre agrave une

preacutecision sur la nature de cet intellect et sur les moyens pour lrsquoacircme de srsquoy unir Proclus

rappelle qursquoil a expliqueacute cela laquo en deacutetail plus longuement ailleurs raquo Agrave lrsquoexception de la

section consacreacutee agrave la noeacutetique dans les Eacuteleacutements de theacuteologie (prop 166-183) ougrave le

concept de merikos nous qui y apparaicirct nrsquoest drsquoailleurs pas vraiment expliciteacute les

commentateurs dont A J Festugiegravere nrsquoont pas eacuteteacute en mesure de repeacuterer dans le corpus

car elle porte essentiellement sur un universel qui apparaicirct dans les reacutealiteacutes exteacuterieures agrave lrsquoacircme alors que

lrsquointeacuterioriteacute est lrsquoun des critegraveres pour associer lrsquoexercice drsquoune faculteacute agrave la noecircsis 30 Proclus In Alcibiadem I 246 7-15 (p 293-294) (trad A-Ph Segonds) laquo ταῦτα δὴ πάντα τὰ μεριστὰ καὶ

ποικίλα τῆς ζωῆς εἴδη φεύγοντες ἐπrsquo αὐτὴν ἀναδράμωμεν τὴν ἐπιστήμην κἀκεῖ τὸ πλῆθος τῶν θεωρημάτων

εἰς ἕνωσιν συναγάγωμεν καὶ τὸ πλῆθος τῶν ἐπιστημῶν ἑνὶ συνδέσμῳ περιλάβωμεν οὔτε γὰρ στάσις οὔτε

ἐναντίωσίς ἐστιν ἐπιστημῶν πρὸς ἐπιστήμας ἀλλrsquo ἀεὶ ταῖς πρὸ αὐτῶν ὑπουργοῦσιν αἱ δεύτεραι καὶ ἔχουσι

τὰς οἰκείας ἀρχὰς ἀπrsquoἐκείνων δεῖ δὲ ὅμως ἐνταῦθα πρὸς τὴν μίαν ἐπιστήμην ἀπὸ τῶν πολλῶν ἑαυτὸν

περιάγειν τὴν ἀνυπόθετον καὶ πρώτην καὶ τὰς ἄλλας ἁπάσας εἰς ἐκείνην ἀνατείνειν raquo 31 Nous traiterons de cette question dans la troisiegraveme partie de la SECTION I ainsi que dans lrsquoANNEXE II au

sujet de la critique aristoteacutelicienne de la theacuteorie platonicienne des Ideacutees-Nombres

10

proclien tel qursquoil nous a eacuteteacute conserveacute cette exposition tant espeacutereacutee sur cet intellect vers

lequel lrsquoacircme humaine doit se tourner afin de saisir lrsquointelligible dans sa simpliciteacute Agrave ce

sujet le rocircle joueacute dans la noeacutetique proclienne par les acircmes deacutemoniques et angeacuteliques

entiteacutes intermeacutediaires entre lrsquoacircme humaine et lrsquointellect particulier reste encore agrave

deacuteterminer Crsquoest ce que nous essaierons de faire

Lrsquoillumination de lrsquoacircme par lrsquointellect particulier pose le problegraveme des

intermeacutediaires mais elle soulegraveve eacutegalement la question de lrsquoindividualiteacute de lrsquointellect dont

lrsquoimportance fut capitale dans la tradition platonico-aristoteacutelicienne Lrsquointellect est-il

constitutif de lrsquoacircme humaine ou lui est-il ajouteacute du dehors Crsquoest un thegraveme qui avec la

question du rapport de lrsquointellect agrave lrsquointelligible sera abordeacute dans notre thegravese Dans le

passage preacuteceacutedemment citeacute de son Commentaire sur le Timeacutee Proclus eacutenonce

Lrsquointellect particulier est eacutetabli immeacutediatement au-dessus de notre essence il

lrsquoeacutelegraveve et la perfectionne lui vers lequel nous nous tournons quand nous nous

sommes purifieacutes par la philosophie et nous avons lieacute notre faculteacute intellective agrave

son intellection agrave lui32

La doctrine peacuteripateacuteticienne de lrsquointellect actif et de lrsquointellect passif semble avoir influenceacute

la penseacutee de Proclus qui parle ici drsquoune faculteacute intellective de lrsquoacircme sans eacutetablir

lrsquoexistence drsquoun intellect qui ferait substantiellement partie de lrsquoacircme humaine Lrsquoactiviteacute

logique de lrsquoacircme qui ne saurait ecirctre une pure intellection puisqursquoelle est essentiellement

discursive ndash et donc temporelle ndash est ainsi deacutecrite par Proclus

Quand le logos intellige lrsquoEcirctre reacuteellement ecirctre en tant que logos il a une

activiteacute discursive en tant qursquointelligeant il agit par une intuition toute simple

puisqursquoil intellige tout drsquoun coup chaque objet comme simple sans pourtant

intelliger tous les objets ensemble mais en passant de lrsquoun agrave lrsquoautre cependant

que au cours de ce passage il intellige tout ce qursquoil intellige comme un et

comme simple33

32 Proclus In Timaeum I 245 13-17 (trad A J Festugiegravere leacutegegraverement modifieacutee) laquo ὁ γὰρ μερικὸς νοῦς

προσεχῶς ὑπερίδρυται τῆς ἡμετέρας οὐσίας ἀνάγων αὐτὴν καὶ τελειῶν πρὸς ὃν ἐπιστρεφόμεθα καθηράμενοι

διὰ φιλοσοφίας καὶ τὴν ἑαυτῶν νοερὰν δύναμιν τῇ ἐκείνου νοήσει συνάψαντες raquo Nous ferons une analyse

plus approfondie de ce passage agrave la SECTION II 33 Ibid I 246 5-9 (trad A J Festugiegravere) laquo ὡς ὅταν γε λόγος νοῇ τὸ ἀεὶ ὄν ὡς μὲν λόγος ἐνεργεῖ

μεταβατικῶς ὡς δὲ νοῶν μετὰ ἁπλότητος ἕκαστον μὲν ὡς ἁπλοῦν ἅμα νοῶν οὐ πάντα δὲ ἅμα ἀλλὰ

μεταβαίνων ἀπrsquo ἄλλων ἐπrsquo ἄλλα νοῶν δὲ πᾶν ὃ νοεῖ μεταβαίνων ὡς ἓν καὶ ἁπλοῦν raquo

11

Nous aurons donc agrave deacuteterminer chez Proclus et ses plus illustres preacutedeacutecesseurs les moyens

par lesquels lrsquoacircme humaine peut activer ses propres puissances intellectives et saisir lrsquoEcirctre

par des intuitions simples Agrave la suite de ses propos sur lrsquoimagination lrsquoopinion et la science

dans son Commentaire sur le Premier Alcibiade Proclus nous fait ainsi comprendre que la

connaissance humaine est couronneacutee par lrsquointellection qui est anteacuterieure agrave la science et lui

fournit ses principes

Mais apregraves la science et lrsquoentraicircnement dans la science il faut que lrsquoacircme

abandonne les synthegraveses les divisions et les discursus de toute sorte pour

eacutemigrer vers la vie intellective et les intuitions simples Car la science nrsquoest pas

le sommet des connaissances mais anteacuterieurement agrave la science il y a

lrsquointellect34

Par une enquecircte sur la notion drsquointuition simple (epibolecirc haplecirc) dans la tradition platonico-

aristoteacutelicienne35 nous chercherons agrave mieux saisir ce qursquoest lrsquointellection au sens propre

selon Proclus et le sens exact que prend pour lui le syntagme noecircsis meta logou

24 Les intellections divines (lrsquointellect lrsquointellection et lrsquointelligible) la connaissance de

soi et lrsquoinspiration divine

Les trois autres modes drsquointellection deacutefinis par Proclus se rattachent agrave des principes

supeacuterieurs non seulement agrave lrsquoacircme humaine mais aussi agrave lrsquointellect particulier Ils se laissent

comprendre selon lrsquointerpreacutetation drsquoA J Festugiegravere drsquoapregraves le schegraveme triadique Ecirctre-Vie-

Penseacutee (on-zocircecirc-nous)36 La possibiliteacute pour lrsquohomme drsquoy participer semble attesteacutee dans les

Eacuteleacutements de theacuteologie ougrave Proclus parle mecircme drsquoune participation indirecte des acircmes

particuliegraveres agrave lrsquoIntellect universel et divin

Tout intellect particulier participe agrave lrsquoHeacutenade toute premiegravere et supeacuterieure agrave

lrsquoIntellect et agrave travers lrsquoIntellect total et agrave travers lrsquoheacutenade particuliegravere qui lui

34 Proclus In Alcibiadem I 246 18-247 1 (p 294) (trad A-Ph Segonds) laquo μετὰ δὲ τὴν ἐπιστήμην καὶ τὴν

ἐν αὐτῇ γυμνασίαν τὰς μὲν συνθέσεις καὶ τὰς διαιρέσεις καὶ τὰς πολυειδεῖς μεταβάσεις ἀποθετέον ἐπὶ δὲ τὴν

νοερὰν ζωὴν καὶ τὰς ἁπλᾶς ἐπιβολὰς μεταστατέον τὴν ψυχήν οὐ γάρ ἐστιν ἐπιστήμη τῶν γνώσεων καὶ

ἀκρότης ἀλλὰ καὶ πρὸ ταύτης ὁ νοῦς raquo 35 Nous avons eacutegalement inclus agrave la suite de notre thegravese sur la doctrine de lrsquointellection dans la philosophie de

Proclus un article consacreacute agrave la notion drsquoepibolecirc chez Plotin Voir ARTICLE I 36 Voir les notes drsquoA J Festugiegravere dans sa traduction de lrsquoIn Timaeum I 243 26-246 9 en particulier livre

2 p 78 n 3

12

correspond Toute acircme particuliegravere participe agrave lrsquoIntellect total et agrave travers lrsquoAcircme

totale et agrave travers lrsquointellect particulier qui lui correspond37

En prenant toujours comme point de reacutefeacuterence lrsquointellection proprement humaine nous

voudrons deacuteterminer le mode par lequel lrsquoacircme de lrsquohomme par une inspiration divine qui

transcende lrsquoillumination des intellects particuliers peut atteindre une connaissance

supeacuterieure de lrsquoEcirctre Lrsquoexeacutegegravese du Parmeacutenide par Proclus qui deacutefinit une hieacuterarchie entre

les ecirctres intelligibles38 et son interpreacutetation du Phegravedre qui deacutegage un ordre de reacutealiteacutes

intelligibles-et-intellectives (supeacuterieures aux principes intellectifs viseacutes par la noecircsis meta

logou) fournit un cadre meacutetaphysique pour la distinction drsquoune intellection supeacuterieure qui

pourrait srsquoactiver dans lrsquoacircme humaine par-delagrave lrsquointellection accompagneacutee de raison Nous

nous inteacuteresserons agrave la lecture de ces deux dialogues par Proclus en plus de son

interpreacutetation du Timeacutee et du Premier Alcibiade dont nous avons commenceacute agrave preacutesenter les

thegraveses gnoseacuteologiques et noeacutetiques Nous traiterons eacutegalement de la connaissance de soi

dans la tradition platonico-aristoteacutelicienne dans le rapport de lrsquoacircme humaine agrave un Intelllect

seacutepareacute et des limites de la connaissance humaine et son deacutepassement dans lrsquoinspiration

divine

37 Proclus Eacuteleacutements de theacuteologie prop 109 (trad J Trouillard leacutegegraverement modifieacutee) laquo Πᾶς μερικὸς νοῦς

μετέχει τῆς ὑπὲρ νοῦν καὶ πρωτίστης ἑνάδος διά τε τοῦ ὅλου νοῦ καὶ διὰ τῆς ὁμοταγοῦς αὐτῷ μερικῆς

ἑνάδοςmiddot καὶ πᾶσα μερικὴ ψυχὴ τοῦ ὅλου μετέχει νοῦ διά τε τῆς ὅλης ψυχῆς καὶ τοῦ μερικοῦ νοῦmiddot raquo Voici

aussi la traduction drsquoE R Dodds de laquelle nous sommes resteacute plus pregraves pour notre traduction des termes

laquo techniques raquo de la meacutetaphysique proclienne (Heacutenade et heacutenade Intellect et intellect Acircme et acircme) laquo Every

particular intelligence participates the first Henad which is above intelligence both through the universal

Intelligence and through the particular henad co-ordinate with it every particular soul participates the

universal Intelligence both through the universal Soul and throught its particular intelligence raquo (trad E R

Dodds Elements of Theology Oxford Oxford University Press p 97) Notons une fois pour toutes que nous

reprenons les traductions franccedilaises (et parfois anglaises) disponibles dans nos citations des œuvres de

Proclus Nous indiquons laquo modifieacutee raquo ou laquo leacutegegraverement modifieacutee raquo lorsque le texte citeacute ne reprend pas

lrsquointeacutegraliteacute de la traduction ce qui concerne presque toujours les termes techniques de la meacutetaphysique (et de

la noeacutetique) proclienne que nous avons voulu traduire de maniegravere uniforme (ce qui inclut comme nous

lrsquoavons mentionneacute dans notre AVANT-PROPOS lrsquoattribution la plus rigoureuse possible des majuscules et des

minuscules aux reacutealiteacutes divines et principielles) 38 Voir H D Saffrey et L G Westerink laquo Introduction raquo dans Proclus Theacuteologie platonicienne t 1 Paris

Les Belles Lettres 1968 p LXXV-LXXXIX

13

3 Principes directeurs pour lrsquoeacutetude de la doctrine proclienne

31 Eacutetude des sources platoniciennes aristoteacuteliciennes et neacuteoplatoniciennes

Afin de distinguer et deacutefinir les diffeacuterentes modaliteacutes de la connaissance humaine et

divine selon Proclus nous analyserons les textes qui ont pu ecirctre deacuteterminants pour

lrsquoeacutelaboration de sa doctrine de lrsquointellection La multipliciteacute des acceptions prises par la

noecircsis dans le neacuteoplatonisme est systeacutematiseacutee par Proclus mais elle est deacutejagrave preacutesente chez

ses preacutedeacutecesseurs selon des divisions eacutepisteacutemologiques et meacutetaphysiques (ou

ontotheacuteologiques) qursquoil reprendra et adaptera agrave ses propres schegravemes theacuteoriques En plus du

Timeacutee on peut mettre au nombre des textes fondateurs de la gnoseacuteologie neacuteoplatonicienne

la ceacutelegravebre Analogie de la Ligne dans la Reacutepublique ougrave diffeacuterents modes drsquoappreacutehension du

reacuteel sont deacutejagrave deacutefinis dont la noecircsis et la dianoia (qui se rattachent agrave lrsquointellection de lrsquoacircme

rationnelle pour Proclus) La psychologie aristoteacutelicienne dans la perspective naturaliste

qui la distingue de la conception platonicienne de lrsquoacircme fournit des concepts tout aussi

importants pour la deacutefinition des faculteacutes de lrsquoacircme dans la penseacutee neacuteoplatonicienne

notamment au sujet de lrsquoimagination Lrsquoeacutetude du traiteacute De lrsquoacircme (De anima) combineacutee agrave

celle drsquoautres extraits du corpus aristoteacutelicien au sujet de la noeacutetique sera deacuteterminante

pour notre compreacutehension des enjeux philosophiques relatifs agrave la notion de noecircsis chez

Proclus Nous porterons aussi notre attention sur les thegraveses gnoseacuteologiques exposeacutees dans

les Enneacuteades de Plotin ougrave lrsquointellection deacutesigneacutee par le terme epibolecirc notamment

acquiert une multipliciteacute de sens dont certains seront repris par la doctrine proclienne de la

noecircsis Nous prendrons eacutegalement en consideacuteration les thegraveses meacutetaphysiques des auteurs

neacuteoplatoniciens qui apregraves Plotin ont modifieacute les structures ontotheacuteologiques du reacuteel en

affectant du mecircme coup la theacuteorie de la connaissance qui en deacutepend En plus de Jamblique

dont les schegravemes theacuteoriques eurent une influence deacuteterminante sur le neacuteoplatonisme tardif

nous porterons une attention particuliegravere aux eacutecrits de Syrianus dont Proclus srsquoeacuteloigne

rarement lorsqursquoil commente les eacutecrits de Platon et drsquoAristote

Lrsquoeacutetude de textes fondateurs de la gnoseacuteologie et de la noeacutetique dans la tradition

platonico-aristoteacutelicienne nrsquoa pas pour but de reacuteduire le systegraveme proclien aux sources

14

analyseacutees mais de mieux mesurer lrsquooriginaliteacute39 de Proclus crsquoest-agrave-dire drsquoappreacutecier la

pertinence de la doctrine qursquoil eacutelabore agrave partir de mateacuteriaux que lrsquoon peut en partie lorsque

les sources sont disponibles identifier et analyser

32 Principes philosophiques

En effectuant les recherches qui ont meneacute agrave la reacutedaction de notre thegravese nous avons

reacutefleacutechi aux mots de J Trouillard en introduction dans sa monographie LrsquoUn est lrsquoAcircme

selon Proclos

Jrsquoai la naiumlveteacute de croire que si on nrsquoest pas capable drsquoexposer dans un discours

bref et coheacuterent la deacutemarche fondamentale drsquoun philosophe la preuve est faite

qursquoil nous demeure eacutetranger On peut sans doute connaicirctre les conditionnements

historiques et les structures eacuteleacutementaires de sa doctrine On nrsquoa pas saisi sa

signification Car une penseacutee qui nrsquoest pas une nrsquoest pas une penseacutee40

Sans preacutetendre nous ecirctre conformeacute agrave la totaliteacute des critegraveres drsquoune bonne eacutetude

philosophique selon Trouillard nous avons voulu saisir et exposer dans un discours

coheacuterent plus ou moins bref les principes de la philosophie de Proclus dans la perspective

gnoseacuteologique et meacutetaphysique deacutefinie par les acceptions multiples de la noecircsis Nous nous

sommes certes inteacuteresseacute aux laquo conditionnements historiques raquo et aux laquo structures

eacuteleacutementaires raquo de sa doctrine par lrsquoeacutetude de ses sources platoniciennes aristoteacuteliciennes et

neacuteoplatoniciennes mais toujours dans le but de reacutefleacutechir avec Proclus au problegraveme

philosophique que pose implicitement lrsquoexeacutegegravese des lignes 24a1-4 du Timeacutee la deacutefinition

du savoir philosophique et de ses conditions de possibiliteacute

Lrsquoexamen de la tradition platonico-aristoteacutelicienne avait pour fonction de mieux

deacutefinir les problegravemes auxquels la doctrine de Proclus veut apporter une reacuteponse notamment

au sujet des conflits reacuteels ou apparents entre les thegraveses platoniciennes et aristoteacuteliciennes

qursquoelle cherche agrave concilier Ce qui nous importe avant tout dans le rapport de Proclus agrave la

tradition platonico-aristoteacutelicienne (dans laquelle il srsquoinsegravere agrave la suite de son maicirctre

Syrianus dont il reprend les orientations philosophiques) crsquoest son application des

39 Une originaliteacute qui est le produit drsquoun effort visant agrave concilier des traditions diverses dont Proclus cherche agrave

deacutefinir les principes communs guideacute par la philosophie de Platon par la dialectique platonicienne agrave laquelle

il veut rester fidegravele 40 J Trouillard LrsquoUn et lrsquoAcircme selon Proclos Paris Les Belles Lettres 1972 p 1

15

opeacuterations fondamentales de la dialectique (division deacutefinition deacutemonstration analyse)

pour produire un discours scientifique agrave partir des dialogues de Platon qui ne se preacutesentent

pas comme une autoriteacute scripturaire qui ne saurait ecirctre discuteacutee41 mais comme une

reacutefeacuterence qui fournit les points de deacutepart (aphormai42) du savoir philosophique que chaque

acircme peut reconstituer en elle-mecircme

Tels sont les principes philologiques et philosophiques qui guideront notre eacutetude

qui cherchera agrave deacutefinir et analyser les sources platoniciennes et aristoteacuteliciennes de la

doctrine de lrsquointellection dans la philosophie de Proclus et plus largement dans la penseacutee

neacuteoplatonicienne de Plotin aux commentateurs tardo-antiques drsquoAristote

41 Par notre analyse de lrsquointellection humaine et de lrsquoenthousiasme divin dans la tradition neacuteoplatonicienne et

par notre eacutetude de lrsquoinspiration divine dans son rapport agrave la dialectique chez Platon notamment dans

lrsquoANNEXE I qui porte plus particuliegraverement sur le Phegravedre nous espeacuterons pouvoir faire contrepoids aux

interpreacutetations qui condamneraient drsquoembleacutee lrsquoapproche des eacutecrits de Platon par les penseurs et

commentateurs neacuteoplatoniciens dont Proclus Les propos drsquoH Yunis dans sa reacutecente eacutedition du Phegravedre par

ailleurs remarquable teacutemoignent de cette opinion deacutefavorable agrave lrsquoeacutegard du projet philosophique qursquoest le

neacuteoplatonisme Lrsquoextrait que nous citons provient de ses notes sur la derniegravere section du Phegravedre au sujet du

discours eacutecrit (274b-278e) laquo Hence the Phaedrus does not constitute and does not contain a (written) technecirc

of rhetoric Hence also to treat writing as scripture (as Neoplatonists did with Platorsquos writings) is destructive

to the philosophical enterprise raquo Pour Proclus Platon est certes un penseur inspireacute ce qursquoil rappelle dans le

prologue de ses œuvres (dont la Theacuteologie platonicienne I 1 5) mais crsquoest aussi un dialecticien et donc un

penseur critique que ses commentateurs doivent imiter agrave lrsquooccasion de lrsquoexeacutegegravese des Dialogues aussi inspireacutes

et dignes de respect soient-ils 42 Une eacutetude de la notion drsquoaphormecirc (ou aphormai au pluriel) pourrait contribuer agrave une meilleure

compreacutehension du rapport que pouvait avoir Proclus aux œuvres de Platon et de lrsquoapproche hermeacuteneutique

par laquelle il a construit ou plus modestement contribueacute agrave construire agrave la suite de ses preacutedeacutecesseurs

neacuteoplatoniciens un riche et complexe systegraveme ontotheacuteologique baseacute sur sa lecture des Dialogues et drsquoapregraves

les principes de la dialectique Ce terme apparaicirct notamment dans la Theacuteologie platonicienne I 3 12 10 et I

12 55 24

17

PREMIEgraveRE SECTION LA DIVISION DES FACULTEacuteS

COGNITIVES LrsquoINTELLECTION DE LrsquoIMAGINATION ET

LrsquoINTELLECTION DE LrsquoAcircME RATIONNELLE

1 Les faculteacutes cognitives de lrsquoacircme dans la tradition platonico-

aristoteacutelicienne

11 La deacutefinition de lrsquoEcirctre et du Devenir dans lrsquoIn Timaeum

Lrsquoexposeacute de Proclus sur les six acceptions de la noecircsis apparaicirct agrave lrsquooccasion de

lrsquoexeacutegegravese des deacutefinitions de lrsquoEcirctre et du Devenir dans lrsquoIn Timaeum Ces notions sont

deacutefinies agrave partir du mode de connaissance qui leur correspond dans le discours de Timeacutee ndash

lrsquointellection accompagneacutee de raison et lrsquoopinion accompagneacutee de sensation ndash ce que

Proclus soutient et justifie contre des critiques et des interpreacutetations agrave son avis erroneacutees du

lemme 28a1-443

Or au sujet de ces deacutefinitions on a coutume de reprocher agrave Platon

premiegraverement de nrsquoavoir pas fait appel agrave un genre comme le veulent les regravegles

des deacutefinitions ensuite de nrsquoavoir pas indiqueacute de quelle sorte est la nature des

objets agrave deacutefinir eux-mecircmes mais de les avoir deacutetermineacutes agrave partir de la

connaissance que nous en prenons il eucirct fallu cependant avant cette relation agrave

nous consideacuterer les objets eux-mecircmes44

Nous nrsquoeffectuerons pas lrsquoanalyse de la reacuteponse de Proclus agrave la premiegravere critique agrave savoir

celle qui reproche agrave Platon de ne pas avoir fait appel agrave un genre Mentionnons seulement

que lrsquoEcirctre est la notion la plus geacuteneacuterale que lrsquoon puisse concevoir et qursquoil est donc

impossible de lui attribuer un genre qui lui serait supeacuterieur et auquel il serait subordonneacute en

tant qursquoespegravece selon les schegravemes de la logique aristoteacutelicienne Qursquoil soit pris comme

synonyme de lrsquoecirctre intelligible ou comme principe des puissances et des activiteacutes qui

eacutemanent des substances qursquoil comprend eacutegalement (selon la triade substance ndash- puissance

43 Pour un traitement de ce passage et de la maniegravere dont il srsquoinsegravere dans lrsquoeacuteconomie du livre II du

Commentaire sur le Timeacutee voir A Lernould Physique et theacuteologie Lecture du Timeacutee de Platon par Proclus

Villeneuve drsquoAscq Presses Universitaires du Septentrion 2001 p 153-171 44 Proclus In Timaeum I 241 31-242 3 (trad A J Festugiegravere) laquo ὑπὲρ ὧν ἐγκαλεῖν εἰώθασι τῷ Πλάτωνι

πρῶτον μέν ὅτι μὴ γένος παρείληφεν ὡς οἱ τῶν ὅρων βούλονται κανόνες ἔπειθrsquo ὅτι τὴν μὲν αὐτῶν τῶν

ὁριστῶν φύσιν οὐ δεδήλωκεν ὁποία τίς ἐστιν ἀπὸ δὲ τῶν γνώσεων αὐτὰ τῶν ἡμετέρων ἀφωρίσατοmiddot δεῖν δὲ

πρὸ τῆς σχέσεως ταύτης αὐτὰ καθrsquo ἑαυτὰ τὰ πράγματα σκοπεῖν raquo

18

ndash activiteacute45) lrsquoEcirctre nrsquoest subordonneacute agrave rien dans lrsquoordre des choses qui sont reacuteellement Il

ne saurait non plus avoir un non-ecirctre comme genre ce qui ferait de lui quelque chose qui

nrsquoest pas alors qursquoil est essentiellement46

Dans le cadre de notre enquecircte nous nous inteacuteresserons au deuxiegraveme membre de la

reacutefutation des critiques agrave lrsquoeacutegard des deacutefinitions platoniciennes Proclus juge que les

deacutefinitions de lrsquoEcirctre et du Devenir doivent ecirctre claires pour le lecteur de Platon

puisqursquoelles constituent les principes de ses deacutemonstrations sur le Monde et ses principes

dans le Timeacutee il est donc juste qursquoelles soient deacutetermineacutees agrave partir des modes de

connaissance censeacutes nous ecirctre plus clairs que les objets qursquoils nous permettent de connaicirctre

et dont la nature ne nous est pas drsquoembleacutee manifeste Nous preacutesentons ici le passage en

question commenteacute en trois sections

Drsquoautre part comment dire que la deacutetermination agrave partir des modes de

connaissance ne convient pas agrave la consideacuteration actuelle prise dans son

ensemble et aux preacutesentes deacutefinitions Si en effet comme nous lrsquoavons dit plus

haut Platon veut se servir de ces deacutefinitions comme de propositions

principielles et fondamentales pour les deacutemonstrations agrave venir il faut bien

qursquoelles nous soient familiegraveres et eacutevidentes47

Ces lignes ne sont pas sans rappeler les remarques introductives drsquoAristote agrave la premiegravere

page de sa Physique ougrave il eacutevoque un critegravere similaire de clarteacute et drsquoeacutevidence au sujet du

cheminement de la penseacutee agrave partir du plus connaissable pour nous vers le plus connaissable

en soi

Or la marche naturelle crsquoest drsquoaller des choses les plus connaissables pour

nous et les plus claires pour nous agrave celles qui sont plus claires en soi et plus

connaissables car ce ne sont pas les mecircmes choses qui sont connaissables pour

nous et absolument Crsquoest pourquoi il faut proceacuteder ainsi partir des choses

45 Voir SECTION III pour lrsquoanalyse de cette triade et de son application aux trois acceptions divines de

lrsquointellection 46 Proclus ne le mentionne pas ici mais lrsquoUn dont il faut le principe de lrsquoEcirctre ne peut pas non plus ecirctre

consideacutereacute comme son genre En eacutetant au-delagrave de lrsquoecirctre et donc une forme de non-ecirctre par eacuteminence lrsquoUn ne

peut pas ecirctre deacutefini comme un genre pour lrsquoEcirctre 47 Proclus In Timaeum I 242 14-19 (trad A J Festugiegravere) laquo πῶς δὲ οὐ προσήκων ἐστὶ τῇ ὅλῃ θεωρίᾳ καὶ

τοῖς προκειμένοις διορισμοῖς ὁ ἀπὸ τῶν γνώσεων ἀφορισμός εἰ γάρ ὥσπερ ε ἴ π ο μ ε ν π ρ ό τ ε ρ ο ν

ἀξιώμασι τούτοις ἐ θ έ λ ε ι χρῆσθαι καὶ ὑποθέσεσι τῶν ῥηθησομένων ἀποδείξεων δεῖ γνωρίμους εἶναι τὰς

ἀποδόσεις ταύτας καὶ ἐναργεῖς ἡμῖν raquo

19

moins claires en soi plus claires pour nous pour aller vers les choses plus

claires en soi et plus connaissables48

Le contexte est certes diffeacuterent la Physique ne srsquointeacuteresse pas agrave la connaissance

laquo abstraite raquo de lrsquoEcirctre et les propos drsquoAristote srsquoapparentent davantage agrave la conception

proclienne de lrsquoanalyse ndash qui chez Proclus se deacutefinit comme une remonteacutee de lrsquoeffet agrave la

cause49 ndash qursquoagrave un exposeacute eacutepisteacutemologique sur la deacutefinition que lrsquoon peut obtenir drsquoobjets

comme lrsquoEcirctre et le Devenir agrave partir de leurs modes de connaissance le corpus aristoteacutelicien

ne preacutesente pas agrave notre connaissance une telle theacuteorie de la deacutefinition Nous nrsquoeacutecartons

toutefois pas totalement la possibiliteacute que lrsquoenseignement drsquoAristote dans la Physique ait

influenceacute plus par lrsquoesprit que par la lettre Proclus dans sa deacutefense de la deacutefinition

platonicienne de lrsquoEcirctre et du Devenir dans le Timeacutee La suite de lrsquoextrait permet drsquoapporter

un peu plus de creacutedibiliteacute agrave lrsquohypothegravese drsquoune telle influence aristoteacutelicienne adapteacutee au

contexte propre du Timeacutee

Or srsquoil nous avait inviteacute agrave poursuivre la nature des objets isoleacutement en elle-

mecircme il eucirct agrave son insu rempli drsquoobscuriteacute toute la leccedilon Mais puisqursquoil veut

par les deacutefinitions nous rendre familiers et laquo lrsquoEcirctre raquo et laquo lrsquoecirctre qui devient raquo

pour tirer ses deacutemonstrations drsquohypothegraveses bien connues et tout eacutevidentes aux

auditeurs crsquoest agrave bon droit qursquoil preacutesente la speacutecificiteacute des objets agrave partir des

connaissances que nous en avons car ces connaissances une fois reacuteveilleacutees en

nous et meneacutees agrave perfection nous verrons plus distinctement la nature des

objets50

La deacutemarche deacutefinie par Proclus nrsquoest pas exactement la mecircme que celle drsquoAristote mais

elle a ceci en commun avec la viseacutee aristoteacutelicienne qursquoelle cherche agrave fournir un point de

deacutepart pour la poursuite de lrsquoenquecircte philosophique La nature de lrsquoEcirctre ne se manifeste pas

drsquoembleacutee en tant qursquoobjet agrave lrsquoacircme humaine les ecirctres intelligibles sont seacutepareacutes de nous de

nos faculteacutes cognitives Notre raison intellective (logos noeros) nrsquoest pas essentiellement et

48 Aristote Physique I 1 184a16-21 (trad H Carteron) laquo πέφυκε δὲ ἐκ τῶν γνωριμωτέρων ἡμῖν ἡ ὁδὸς καὶ

σαφεστέρων ἐπὶ τὰ σαφέστερα τῇ φύσει καὶ γνωριμώτεραmiddot οὐ γὰρ ταὐτὰ ἡμῖν τε γνώριμα καὶ ἁπλῶς διόπερ

ἀνάγκη τὸν τρόπον τοῦτον προάγειν ἐκ τῶν ἀσαφεστέρων μὲν τῇ φύσει ἡμῖν δὲ σαφεστέρων ἐπὶ τὰ

σαφέστερα τῇ φύσει καὶ γνωριμώτερα raquo 49 Voir Proclus In Parmenidem 982 19-21 50 Proclus In Timaeum I 242 19-27 (trad A J Festugiegravere) laquo ἀλλrsquo εἰ μὲν αὐτὴν ἐφrsquo ἑαυτῆς τὴν τῶν

πραγμάτων φύσιν ἡμῖν παρεκελεύσατο θηρᾶν ἔλαθεν ἂν ἀσαφείας ἐμπλήσας τὴν σύμπασαν διδασκαλίανmiddot

ἐπειδὴ δὲ γνώριμον ποιῆσαι βούλεται διὰ τῶν ὅρων τό τε ὂν καὶ τὸ γιγνόμενον ἵνα ἀπὸ γνωρίμων τὰς

ἀποδείξεις προάγῃ καὶ τοῖς ἀκούουσιν ἐναργῶν ὑποθέσεων εἰκότως ἀπὸ τῶν γνώσεων τῶν ἐν ἡμῖν οὐσῶν

τὴν ἰδιότητα παρίστησιν αὐτῶν ἃς καὶ ἀνεγείραντες καὶ τελεωσάμενοι θεασόμεθα τὴν ἐκείνων φύσιν

τρανέστερον raquo

20

perpeacutetuellement activeacutee par ces objets autrement dit elle nrsquoest pas une intellection laquo en

acte raquo de par sa seule nature (contrairement aux intellects seacutepareacutes divins et particuliers qui

possegravedent en eux-mecircmes lrsquoobjet de leur intellection et srsquoy identifie par une activiteacute

intellective eacuteternelle51) Proclus nous fait ici comprendre que par la puissance du discours

faire mention de ces connaissances crsquoest en quelque sorte les eacuteveiller en nous et donc

activer la potentialiteacute de la raison intellective pour que nous soyons progressivement meneacute

agrave la noecircsis des objets intelligibles ou autrement dit de lrsquoEcirctre

Dans la conclusion de son argument Proclus hieacuterarchise les faculteacutes cognitives de

lrsquoacircme humaine drsquoapregraves la distance qursquoelles prennent par rapport agrave leur objet Crsquoest une

deacutegradation progressive de leur puissance cognitive que structure Proclus au moyen de la

triade ecirctre ndash avoir ndash voir (sur laquelle nous reviendrons dans la troisiegraveme section) selon un

ordre deacutegradeacute qui preacutesente lrsquointellection la penseacutee discursive (ou dianoia) et la sensation

Nous conservons le caractegravere italique appliqueacute par A J Festugiegravere aux formes conjugueacutees

des verbes de la triade

Puisqursquoen effet tout sujet connaissant ou bien est lrsquoobjet connu lui-mecircme ou

voit cet objet ou le possegravede ndash lrsquointellect est lrsquoobjet intelligible la sensation voit

le sensible la penseacutee possegravede en elle le penseacute ndash et puisque nous ne pouvons par

nature devenir lrsquointelligible lui-mecircme mais le connaissons gracircce agrave la faculteacute

qui est en nous conjugueacutee agrave lrsquoobjet crsquoest de cette faculteacute donc que nous avons

besoin et par elle la nature de lrsquoecirctre nous devient familiegravere52

Il est eacutetonnant que Proclus ne fasse pas mention ici de lrsquoopinion qui avec la sensation

forme la doxa metrsquoaisthecircseocircs et deacutefinit le Devenir en tant que mode de connaissance

Lrsquoopinion est peut-ecirctre impliqueacutee dans la notion de sensation lorsqursquoil eacutecrit laquo la sensation

voit le sensible raquo qui sous-entendrait alors laquo lrsquoopinion accompagneacutee de sensation voit le

Devenir raquo ou laquo la sensation fait voir le Devenir agrave lrsquoopinion raquo Nous retrouverions ainsi la

triade des faculteacutes cognitives qui portent sur lrsquouniversel des puissances rationnelles de

51 Crsquoest ce qursquoexpriment la thegravese et la deacutemonstration de la proposition 167 des Eacuteleacutements de theacuteologie (trad

J Trouillard leacutegegraverement modifieacutee [esprit est remplaceacute par intellect pour traduire nous]) laquo Tout intellect se

pense lui-mecircme Mais lrsquointellect primordial ne pense que lui-mecircme et en lui intellect et intelligible sont

numeacuteriquement un En revanche chacun des intellects qui viennent agrave sa suite pense agrave la fois lui-mecircme et ce

qui le preacutecegravede et son intelligible est drsquoune part ce qursquoil est lui-mecircme drsquoautre part ce dont il procegravede raquo 52 Proclus In Timaeum I 242 27-243 1 (trad A J Festugiegravere) laquo ἐπεὶ γὰρ πᾶν τὸ γνωστικὸν ἢ αὐτό ἐστι τὸ

γνωστὸν ἢ ὁρᾷ ἢ ἔχει τὸ γνωστόν ndash νοῦς μὲν γάρ ἐστι τὸ νοητόν αἴσθησις δὲ ὁρᾷ τὸ αἰσθητόν διάνοια δὲ

ἔχει ἐν ἑαυτῇ τὸ διανοητόν ndash ἡμεῖς δὲ αὐτὸ γενέσθαι τὸ νοητὸν οὐ πεφύκαμεν γιγνώσκομεν δὲ αὐτὸ διὰ τῆς

ἐν ἡμῖν συζύγου πρὸς αὐτὸ δυνάμεως ταύτης οὖν δεῖ καὶ διὰ ταύτης γνώριμος ἡμῖν ἡ τοῦ ὄντος φύσις raquo

21

lrsquoacircme humaine agrave savoir lrsquointellect la penseacutee discursive et lrsquoopinion structureacutee selon la

triade ecirctre ndash avoir ndashvoir qui permet drsquoillustrer la distance progressive prise par le sujet

connaissant par rapport agrave lrsquoecirctre connu lrsquointellection deacutecrivant le plus haut degreacute drsquouniteacute

entre une puissance la faculteacute intellective et son objet lrsquointelligible Notre raison (logos)

ne peut certes pas devenir lrsquointelligible lui-mecircme preacutecise Proclus mais elle peut devenir

intellective lorsque sa puissance est activeacutee par un principe intellectif qui est lui-mecircme deacutejagrave

en acte lrsquointellect particulier drsquoapregraves le Commentaire sur le Timeacutee Proclus deacutecrit ainsi

une hieacuterarchie descendante des faculteacutes cognitives que lrsquoacircme peut activer en fonction de

lrsquoobjet sur lequel porte son activiteacute

12 La division des modes de connaissance chez Platon et Aristote

Lrsquoeacutetude de la doctrine proclienne de lrsquointellection de par la multipliciteacute des thegraveses

eacutepisteacutemologiques auxquelles elle touche nous amegravene agrave traiter de lrsquoensemble des faculteacutes

cognitives deacutefinies dans la tradition platonico-aristoteacutelicienne lrsquointellect la penseacutee

discursive lrsquoopinion lrsquoimagination et la sensation53 Toutes les formes de connaissances

humaines sont deacuteriveacutees drsquoune forme premiegravere drsquointellection et trouvent leur fondement

par-delagrave lrsquoessence de lrsquoacircme humaine dans lrsquoactiviteacute intellective du divin que Proclus divise

et deacutefinit selon plusieurs schegravemes meacutetaphysiques54 Selon une deacutegradation continue de cette

intellection premiegravere qui srsquoidentifie agrave lrsquointelligible divin apparaissent donc diffeacuterents

modes de connaissances caracteacuteriseacutes par une perte progressive drsquouniteacute et de puissance agrave

mesure que lrsquoon srsquoeacuteloigne de la source ultime de toute penseacutee55

Platon et Aristote nrsquoavaient pas conceptualiseacute un schegraveme theacuteorique capable drsquoopeacuterer

une deacuteduction des diffeacuterentes modaliteacutes de la connaissance agrave partir de sa forme premiegravere et

principielle Ils ont tout de mecircme produit une doctrine des faculteacutes cognitives que les

neacuteoplatoniciens dont Proclus chercheront agrave organiser agrave lrsquointeacuterieur drsquoun cadre

53 Voir TABLEAUX ET SCHEacuteMA 4 La division des faculteacutes de lrsquoacircme humaine selon Jean Philopon au sujet de

la division des faculteacutes cognitives de lrsquoacircme dans le neacuteoplatonisme tardif 54 Lrsquointellection de lrsquointellect particulier qui nrsquoa plus le caractegravere du divin est le dernier terme de la

procession intellective qui se situe au-delagrave du plan psychique Voir SECTION II 55 Crsquoest ce qursquoa bien montreacute lrsquoeacutetude drsquoA Lernould sur la dialectique de Proclus laquo La dialectique comme

science premiegravere chez Proclus raquo Revue des sciences philosophiques et theacuteologiques 71 (1987) p 509-536 et

le chapitre qui est eacutegalement consacreacute agrave cette science premiegravere dans la monographie du mecircme auteur

Physique et theacuteologie Lecture du Timeacutee de Platon par Proclus p 115-125

22

deacutemonstratif56 qui coiumlncide selon les principes de la dialectique proclienne avec la

procession de lrsquoEcirctre

Platon et apregraves lui Aristote ont eacuteteacute confronteacutes agrave la difficulteacute drsquoeacutetablir des critegraveres

permettant de distinguer et deacutefinir nos diffeacuterents modes de connaissance est-ce que nos

faculteacutes cognitives sont deacutefinies en fonction des objets sur lesquels portent leur activiteacute ou

agrave lrsquoinverse est-ce que ces objets sont deacutefinis en fonction des faculteacutes cognitives qui entrent

en activiteacute lorsque ces mecircmes objets sont connus En drsquoautres termes est-ce que la nature

du sujet connaissant est deacutefinie en fonction de lrsquoobjet connu ou lrsquoobjet connu en fonction du

sujet connaissant

Pour Aristote (nous reviendrons sur la position de Platon par la suite) ce problegraveme

surgit au deacutebut de son enquecircte sur lrsquoacircme Agrave la suite de Platon il se pose la question de

lrsquouniteacute et de la multipliciteacute de lrsquoacircme

De plus si lrsquoon nrsquoa pas affaire agrave plusieurs acircmes mais agrave des parties doit-on

prendre drsquoabord pour objet de recherche lrsquoacircme entiegravere ou bien ses parties

Difficile par ailleurs de preacuteciser quelles sont celles drsquoentre elles que la nature

distingue les unes des autres Et faut-il drsquoabord prendre pour objet de recherche

les parties ou les opeacuterations Ainsi lrsquoacte drsquointellection ou lrsquointelligence

Lrsquoacte de sensation ou le sensitif Et ainsi de suite Et il srsquoagit de consideacuterer

drsquoabord les opeacuterations on peut agrave nouveau se demander si leurs objets ne sont

pas agrave consideacuterer avant elles dans la recherche Ainsi le sensible avant le sensitif

et lrsquointelligible avant lrsquointellectif57

Ce passage du De anima conceptualise le problegraveme auquel sera confronteacute le philosophe qui

voudra distinguer les diffeacuterentes faculteacutes cognitives de lrsquoacircme avant mecircme de songer agrave les

articuler dans un schegraveme deacutemonstratif selon une procession deacutegradeacutee comme le fera

Proclus En reacuteponse agrave cette seacuterie de questions preacutealables agrave son enquecircte sur lrsquoacircme Aristote

dans la suite du De anima partira des objets cognitifs communeacutement distingueacutes ndash

notamment le sensible et lrsquointelligible ndash pour deacutegager les opeacuterations (ou activiteacutes) de lrsquoacircme

56 Nous prenons le terme deacutemonstration dans le sens que lui attribue Proclus en tant que cette opeacuteration

dialectique ordonne scientifiquement les ecirctres dans des rapports de causes agrave effet selon leur ordre dans la

procession du reacuteel Cf Proclus Theacuteologie platonicienne I 9 40 1-18 57 Aristote De lrsquoacircme I 402b9-16 (trad R Bodeacuteuumls) laquo ἔτι δέ εἰ μὴ πολλαὶ ψυχαὶ ἀλλὰ μόρια πότερον

δεῖζητεῖν πρότερον τὴν ὅλην ψυχὴν ἢ τὰ μόρια χαλεπὸν δὲ καὶ τούτων διορίσαι ποῖα πέφυκεν ἕτερα

ἀλλήλων καὶ πότερον τὰ μόρια χρὴ ζητεῖν πρότερον ἢ τὰ ἔργα αὐτῶν οἷον τὸ νοεῖν ἢ τὸν νοῦν καὶ τὸ

αἰσθάνεσθαι ἢ τὸ αἰσθητικόνmiddot ὁμοίωςδὲ καὶ ἐπὶ τῶν ἄλλων εἰ δὲ τὰ ἔργα πρότερον πάλιν ἄν τις ἀπορήσειεν

εἰ τὰ ἀντικείμενα πρότερον τούτων ζητητέον οἷον τὸ αἰσθητὸν τοῦ αἰσθητικοῦ καὶ τὸ νοητὸν τοῦ νοῦ raquo

23

puis il remontera jusqursquoaux faculteacutes (ou puissances) qui sont au principe de ces opeacuterations

Pour Aristote lrsquoacircme se laisse connaicirctre par ses faculteacutes celles-ci par leurs opeacuterations et ces

derniegraveres par les objets sur lesquels elles portent58

Sur ce point comme sur drsquoautres Aristote suit des principes heuristiques deacutejagrave

eacutenonceacutes par Platon notamment dans la Reacutepublique

Dans une puissance en effet je ne vois quant agrave moi aucune couleur ni aucune

forme ni rien de ce genre comme on en trouve dans plusieurs autres choses

Tout cela je le considegravere de maniegravere agrave distinguer pour moi-mecircme certaines

choses et dire que les unes sont diffeacuterentes des autres Dans une puissance par

contre je considegravere seulement ceci sur quoi elle porte et ce qursquoelle effectue59

Nous retrouvons des propos similaires ailleurs dans lrsquoœuvre platonicienne au sujet de la

connaissance des puissances agrave partir des objets sur lesquels elles portent et des actions

qursquoelles effectuent Nous pensons notamment au Phegravedre ougrave la connaissance de la nature et

des faculteacutes de lrsquoacircme est rendue possible par celle de ses actes et passions et ougrave la

puissance des discours (logoi) se reacutevegravele agrave partir de ses effets sur lrsquoacircme par la persuasion

qursquoelle peut susciter en elle60 Notons eacutegalement dans ce passage de la Reacutepublique comme

dans le mythe du Phegravedre61 que la puissance tout comme lrsquoessence agrave laquelle elle se

rattache est sans couleur et sans forme Proclus portera une attention toute particuliegravere agrave

ces attributs de lrsquoEcirctre ceux-ci lui servant de critegraveres pour mettre de cocircteacute lrsquoimagination dans

sa recherche de lrsquointellection humaine veacuteritable

Ce bref rappel concernant les modes drsquoaccegraves agrave la connaissance de la puissance selon

Platon et Aristote et plus particuliegraverement des puissances psychiques que sont les faculteacutes

de lrsquoacircme humaine permettra de mieux mettre en relief la doctrine eacutepisteacutemologique et plus

58 Agrave ce sujet voir lrsquointroduction de R Bodeacuteuumls dans sa traduction du traiteacute De lrsquoacircme et ses notes ad locum

Aristote De lrsquoacircme Paris Flammarion p 58-67 et p 80 59 Platon Reacutepublique 477c-d (trad G Leroux leacutegegraverement modifieacutee) laquo δυνάμεως γὰρ ἐγὼ οὔτε τινὰ χρόαν

ὁρῶ οὔτε σχῆμα οὔτε τι τῶν τοιούτων οἷον καὶ ἄλλων πολλῶν πρὸς ἃ ἀποβλέπων ἔνια διορίζομαι παρrsquo

ἐμαυτῷ τὰ μὲν ἄλλα εἶναι τὰ δὲ ἄλλαmiddot δυνάμεως δrsquo εἰς ἐκεῖνο μόνον βλέπω ἐφrsquo ᾧ τε ἔστι καὶ ὃ ἀπεργάζεται

καὶ ταύτῃ ἑκάστην αὐτῶν δύναμιν ἐκάλεσα καὶ τὴν μὲν ἐπὶ τῷ αὐτῷ τεταγμένην καὶ τὸ αὐτὸ ἀπεργαζομένην

τὴν αὐτὴν καλῶ τὴν δὲ ἐπὶ ἑτέρῳ καὶ ἕτερον ἀπεργαζομένην ἄλλην τί δὲ σύ πῶς ποιεῖς raquo 60 Nous ne citons aucun passage particulier pour le moment mais nous reviendrons sur cette question dans

lrsquoANNEXE I 61 Platon Phegravedre 247c

24

largement gnoseacuteologique que preacutesente Proclus dans la suite de son Commentaire sur le

Timeacutee

13 La doctrine des faculteacutes cognitives dans lrsquoIn Timaeum

Dans son exeacutegegravese drsquoun autre passage marquant du Timeacutee (28c-d) Proclus expose sa

theacuteorie au sujet de la distinction des modes de connaissances en fonction de la diversiteacute des

sujets connaissants Ces sujets comprennent comme nous le verrons non seulement une

multipliciteacute drsquoecirctres mais eacutegalement une multipliciteacute de faculteacutes (ou puissances) que

peuvent activer ces ecirctres selon la nature qui leur est propre Nous citons drsquoabord lrsquoextrait

du Timeacutee pour ensuite faire porter notre analyse sur le Commentaire de Proclus

Si donc Socrate en bien des points et sur bien des questions ndash les dieux et la

geacuteneacuteration de lrsquounivers ndash nous nous trouvons dans lrsquoimpossibiliteacute de proposer

des explications qui en tous points soient totalement coheacuterentes avec elles-

mecircmes et parfaitement exactes nrsquoen sois pas eacutetonneacute Mais si nous proposons

des explications qui ne sont pas des images plus infidegraveles qursquoune autre il faut

nous en contenter en nous souvenant que moi qui parle et vous qui ecirctes mes

juges sommes drsquohumaine nature de sorte que si en ces matiegraveres on nous

propose un mythe vraisemblable il ne sied pas de chercher plus loin62

Dans ce passage ougrave apparaicirct une expression laquo mythe vraisemblable raquo qui fera couler

beaucoup drsquoencre Platon souligne comme ailleurs dans son œuvre63 les limites de la

nature humaine et du pouvoir de connaissance de lrsquohomme Pour Proclus le degreacute de

scientificiteacute que peut atteindre un discours sur la Nature est non seulement limiteacute par la

faiblesse des faculteacutes humaines mais aussi par lrsquoessence mecircme des objets naturels qui ne

possegravedent pas lrsquouniversaliteacute lrsquoimmateacuterialiteacute et lrsquoindivisibiliteacute des Formes intelligibles sur

lesquelles doit porter la veacuteritable science agrave savoir la dialectique Voilagrave les deux principales

62 Platon Timeacutee 28c-d (trad L Brisson) laquo ἐὰν οὖν ὦ Σώκρατες πολλὰ πολλῶν πέρι θεῶν καὶ τῆς τοῦ

παντὸς γενέσεως μὴ δυνατοὶ γιγνώμεθα πάντῃ πάντως αὐτοὺς ἑαυτοῖς ὁμολογουμένους λόγους καὶ

ἀπηκριβωμένους ἀποδοῦναι μὴ θαυμάσῃςmiddot ἀλλrsquo ἐὰν ἄρα μηδενὸς ἧττον παρεχώμεθα εἰκότας ἀγαπᾶν χρή

μεμνημένους ὡς ὁ λέγων ἐγὼ ὑμεῖς τε οἱ κριταὶ φύσιν ἀνθρωπίνην ἔχομεν ὥστε περὶ τούτων τὸν εἰκότα

μῦθον ἀποδεχομένους πρέπει τούτου μηδὲν ἔτι πέρα ζητεῖν raquo Le lemme commenteacute par Proclus ne comprend

que la section 29c7-d2 mais nous avons eacutegalement inclus le lemme qui le preacutecegravede pour donner un meilleur

accegraves au contexte de ce passage du Timeacutee 63 Voir entre autres le Phegravedre (246a-b) ougrave lrsquoopposition entre le savoir divin et la connaissance humaine est

theacutematiseacutee dans le prologue du mythe de lrsquoattelage aileacute au sujet de la nature de lrsquoacircme (trad Cl Moreschini et

P Vicaire) laquo Agrave preacutesent voici comment on doit parler de sa nature pour exposer ce qursquoelle est il faudrait un

art absolument divin et ce serait fort long mais en donner une image nrsquoexcegravede pas les capaciteacutes humaines et

demande moins de temps prenons donc ce moyen raquo

25

ideacutees deacutefendues dans les lignes qui preacutecegravedent lrsquoimportant passage que nous commentons

ici

Nrsquoallons pas nous imaginer en effet que les connaissances des dieux soient

caracteacuteriseacutees par la nature des objets connus ni que ce qui nrsquoa point de fixiteacute

soit sans fixiteacute aux yeux des dieux comme le dit le philosophe Porphyre ndash car

cette parole aussi il lrsquoa prononceacutee laquo qursquoil eucirct mieux valu nrsquoecirctre point dite raquo

(Od XIV 466) ndash mais sachons que le mode du connaicirctre varie selon la diversiteacute

des sujets connaissants64

La premiegravere question que nous pouvons nous poser agrave la lecture de cet extrait concerne

lrsquoorigine de cette doctrine qui pourrait ecirctre ici attribueacutee du moins en partie agrave Porphyre

A J Festugiegravere ne consacre aucune note agrave cette question pas plus que D T Runia et

M Share qui dans leur reacutecente traduction anglaise du Commentaire sur le Timeacutee65

semblent eux aussi suspendre leur jugement agrave ce propos Trois interpreacutetations peuvent ecirctre

envisageacutees 1) la doctrine theacuteologico-gnoseacuteologique qursquoexpose Proclus dans cette section

de son Commentaire est la reprise de Porphyre agrave partir drsquoune source qui nrsquoest pas ailleurs

inconnue 2) seule cette ideacutee geacuteneacuterale laquo nrsquoallons pas nous imaginer en effet que les

connaissances des dieux soient caracteacuteriseacutees par la nature des objets connus ni que ce qui

nrsquoa point de fixiteacute soit sans fixiteacute aux yeux des dieux raquo doit ecirctre attribueacutee agrave Porphyre

3) seul le deuxiegraveme membre de cette phrase laquo ni que ce qui nrsquoa point de fixiteacute soit sans

fixiteacute aux yeux des dieux raquo lui est reacuteellement ducirc Quant agrave la citation homeacuterique peut-ecirctre

faisait-elle deacutejagrave partie de cet eacutecrit de Porphyre auquel Proclus fait reacutefeacuterence lrsquoautoriteacute

drsquoHomegravere ayant pu servir agrave deacutefendre une thegravese au sujet du mode de connaissance

attribuable aux dieux Le degreacute de techniciteacute de la theacuteorie exposeacutee dans les lignes qui

suivent agrave la conceptualiteacute proclienne caracteacuteristique notamment des Eacuteleacutements de

theacuteologie nous fait pencher en faveur des interpreacutetations 2 ou 3 Lrsquointerpreacutetation de la

seconde partie de cet extrait nous fait pencher en faveur drsquoune doctrine proclienne du

moins par sa formulation

64 Proclus In Timaeum I 352 11-16 (trad A J Festugiegravere) laquo μὴ γὰρ οἰηθῶμεν ὅτι ταῖς τῶν γνωστῶν

φύσεσιν αἱγνώσεις χαρακτηρίζονται μηδrsquo ὅτι τὸ μὴ ἀραρὸς οὐκ ἀραρός ἐστι παρὰ θεοῖς ὥς φησιν ὁ

φιλόσοφος Π ο ρ φ ύ ρ ι ο ς ndash τοῦτο γὰρ αὖ ἐκεῖνος ἀνεφθέγξατο ὅ π ε ρ τ rsquo ἄ ρ ρ η τ ο ν ἄ μ ε ι ν ο ν ndash ἀλλrsquo

ὅτι ταῖς τῶν γινωσκόντων διαφοραῖς ἀλλοῖος γίγνεται τῆς γνώσεως ὁ τρόπος raquo Ce passage est repris par

A R Sodano dans son eacutedition des fragments du Commentaire de Porphyre sur le Timeacutee Voir Porphyre In

Platonis Timaeum commentariorum fragmenta fr XLV 28 22-29 5 65 Proclus Commentary on Platorsquos Timaeus vol 2 Cambridge Cambrige University Press p 210

26

Car le mecircme objet le dieu le connaicirct sous lrsquoaspect drsquouniteacute lrsquointellect sous

lrsquoaspect du tout la raison sous lrsquoaspect drsquouniversel lrsquoimagination sous lrsquoaspect

de chose configureacutee la sensation sous lrsquoaspect drsquoimpression subie Et il nrsquoest

pas vrai que parce que lrsquoobjet connu est le mecircme la connaissance aussi est la

mecircme En outre si dans le cas des dieux les connaissances deacuterivent de

lrsquoessence et si lrsquointellection nrsquoest pas chez eux quelque chose de surajouteacute tels

ils sont telle est aussi leur faccedilon de connaicirctre ce qursquoils connaissent Or ils sont

immateacuteriels eacuteternels unifieacutes immarcescibles Ils conccediloivent donc agrave lrsquoavance

de faccedilon immateacuterielle le mateacuteriel de faccedilon unifieacutee la multipliciteacute disperseacutee de

faccedilon permanente et eacuteternelle ce qui change selon le temps de faccedilon

immarcescible ce qui est contre nature teacuteneacutebreux et impur66

Proclus preacutesente une hieacuterarchie agrave cinq termes le dieu67 lrsquointellect la raison lrsquoimagination

et la sensation comme sujets de la connaissance Les deux premiers termes sont des reacutealiteacutes

substantielles alors que les trois derniers sont des faculteacutes notamment associeacutees agrave la nature

de lrsquoacircme humaine qui est essentiellement raison mais qui possegravede eacutegalement ces

puissances infeacuterieures que sont lrsquoimagination et la sensation Dans le cas des dieux eacutecrit

Proclus laquo lrsquointellection nrsquoest pas quelque chose en eux de surajouteacute (epiktecirctos) raquo Il

distingue ainsi lrsquointellection propre agrave la diviniteacute qui eacutemane de son essence de celle

reacuteserveacutee agrave lrsquohomme qui est surajouteacutee agrave sa nature essentiellement rationnelle et dont le

mode de connaissance intellectif implique la discursiviteacute inheacuterente agrave la raison

Lrsquointellection humaine en tant qursquoelle nrsquoest pas constitutive de lrsquoessence de lrsquohomme

nrsquoaura donc pas les mecircmes attributs que lrsquointellection divine agrave laquelle elle ne pourra que

participer sur le mode qui lui est propre agrave savoir celui de la rationaliteacute

Les Eacuteleacutements de theacuteologie dans la section consacreacutee aux dieux (ou heacutenades) (prop

113-16568) deacutemontrent ce principe dans le cadre du systegraveme deacuteductif qursquoexpose lrsquoensemble

66 Proclus In Timaeum I 352 16-27 (trad A J Festugiegravere leacutegegraverement modifieacutee) laquo τὸ γὰρ αὐτὸ γινώσκει

θεὸς μὲν ἡνωμένως νοῦς δὲ ὁλικῶς λόγος δὲ καθολικῶς φαντασία δὲ μορφωτικῶς αἴσθησις δὲ παθητικῶς

καὶ οὐχ ὅτι τὸ γνωστὸν ἕν μία καὶ ἡ γνῶσις ἔτι δέ εἰ αἱ γνώσεις κατrsquo οὐσίαν εἰσὶν ἐπὶ τῶν θεῶν καὶ ἔστιν

οὐκ ἐπίκτητος ἡ νόησις αὐτῶν ὡς εἰσίν οὕτω καὶ γιγνώσκουσιν ἃ γινώσκουσινmiddot εἰσὶ δὲ ἄυλοι καὶ αἰώνιοι

καὶ ἡνωμένοι καὶ ἄχραντοιmiddot καὶ γινώσκουσιν ἄρα ἀύλως αἰωνίως ἡνωμένως ἀχράντωςmiddot τὸ ἄρα ἔνυλον

ἀύλως καὶ τὸ διεσπαρμένον πλῆθος ἑνοειδῶς καὶ τὸ κατὰ χρόνον μεταβαλλόμενον μονίμως καὶ αἰωνίως καὶ

τὸ παρὰ φύσιν πᾶν καὶ σκοτεινὸν καὶ μὴ καθαρὸν ἀχράντως προειλήφασι raquo 67 Nous preacutefeacuterons utiliser lrsquoexpression laquo le dieu raquo au lieu de laquo Dieu raquo (que nous avons modifieacute dans la

traduction de Festugiegravere) en conformiteacute avec les autres termes eacutenumeacutereacutes (lrsquointellect la raison lrsquoimagination

la sensation) et parce qursquoil nrsquoest pas preacuteciseacutement question du Dieu premier principe ou drsquoun Dieu universel

et imparticipeacute (selon la terminologie de Proclus) mais du divin du dieu de faccedilon geacuteneacuterale 68 Toujours selon les divisions drsquoE R Dodds

27

de cet ouvrage La proposition 124 baseacutee notamment sur la deacutemonstration de la

proposition 11869 eacutenonce

Chaque dieu connaicirct de faccedilon indivise les ecirctres diviseacutes de faccedilon intemporelle

les ecirctres temporels de faccedilon neacutecessaire les ecirctres non neacutecessaires de faccedilon

immuable les ecirctres changeants En un mot il connaicirct tous les ecirctres sous un

mode supeacuterieur agrave leur ordre70

La deacutemonstration qui suit lrsquoeacutenonceacute de la proposition reprend les mecircmes eacuteleacutements que nous

avons vus exposeacutes dans le passage du Commentaire sur le Timeacutee dans une terminologie

analogue Notons toutefois que la hieacuterarchie des sujets (et faculteacutes) connaissants nrsquoest pas

preacutesente dans les Eacuteleacutements de theacuteologie dont lrsquoexposeacute se limite agrave caracteacuteriser la

connaissance des dieux (ou heacutenades) alors que le Commentaire sur le Timeacutee srsquointerrogeait

sur la nature et les limites de la connaissance humaine qursquoil cherchait agrave deacutefinir en la

distinguant du mode de connaissance reacuteserveacute aux dieux

14 Posteacuteriteacute de la doctrine proclienne chez Boegravece la distinction des modes de

connaissance en fonction des sujets connaissants dans la Consolation de Philosophie

Parmi les penseurs de lrsquoAntiquiteacute tardive dont les thegraveses sont redevables aux

doctrines eacutepisteacutemologiques et noeacutetiques exposeacutees par Proclus notons Ammonius qui fut

son eacutelegraveve direct et dont le traitement de la notion drsquointellect passif est tributaire de

lrsquoenseignement de son maicirctre et Boegravece qui dans la Consolation de Philosophie preacutesente

une theacuteorie analogue agrave la conception proclienne des modes de connaissance en fonction des

sujets connaissants71

Le contexte dans lequel apparaicirct une doctrine similaire agrave celle de Proclus dans la

Consolation de Philosophie nrsquoest certes pas le mecircme ndash Boegravece veut apporter une reacuteponse au

problegraveme de la providence et du destin alors que Proclus cherche agrave deacutefinir la connaissance

69 Il srsquoagit de la seule proposition des Eacuteleacutements de theacuteologie identifieacutee explicitement par E R Dodds et

J Trouillard comme principe de la proposition 124 bien que Dodds dans ses notes (p 266-267) eacutetablit

drsquoautres parallegraveles entre cette doctrine et celles exposeacutees dans le reste du corpus proclien dont le passage du

Commentaire sur le Timeacutee que nous avons analyseacute 70 Proclus Eacuteleacutements de theacuteologie prop 124 (trad J Trouillard) laquo Πᾶς θεὸς ἀμερίστως μὲν τὰ μεριστὰ

γινώσκει ἀχρόνως δὲ τὰ ἔγχρονα τὰ δὲ μὴ ἀναγκαῖα ἀναγκαίως καὶ τὰ μεταβλητὰ ἀμεταβλήτως καὶ ὅλως

πάντα κρειττόνως ἢ κατὰ τὴν αὐτῶν τάξιν raquo 71 Au sujet des modes de connaissance au livre V chapitre 4 de la Consolation de philosophie voir

J Marenbon Boethius Oxford Oxford University Press p 130-138 consulter en particulier la p 134 ougrave

lrsquoauteur traite des sources neacuteoplatoniciennes de cette doctrine

28

humaine de la Nature ndash mais la hieacuterarchie des sujets connaissants et la description des

modes de connaissance reprennent un mecircme schegraveme Nous citons ce passage dans la

traduction de J-Y Guillaumin72 que nous commenterons en ayant agrave lrsquoesprit lrsquoexposeacute de

Proclus agrave lrsquoeacutegard duquel nous voulons souligner les eacuteleacutements de continuiteacute et noter les

points de rupture Dans le cadre drsquoun deacuteveloppement qui cherche agrave preacuteserver la providence

et la prescience divine Boegravece reacutefute la thegravese conforme au sens commun selon laquelle

laquo penser que les choses sont diffeacuterentes de ce qursquoelles sont crsquoest srsquoeacutecarter de lrsquointeacutegriteacute de

la connaissance raquo

La cause de cette erreur est dans lrsquoideacutee commune que toute notre connaissance

des choses nous vient de leurs caracteacuteristiques naturelles Mais crsquoest tout le

contraire car ce qui regravegle toujours la connaissance que lrsquoon a de la chose ce ne

sont pas les caracteacuteristiques de cette chose mais bien plutocirct les faculteacutes

cognitives73

Le principe de la doctrine proclienne se retrouve eacutegalement chez Boegravece pour lequel aussi le

laquo mode du connaicirctre varie selon la diversiteacute des sujets connaissants raquo Toutefois alors que

Proclus se positionne drsquoembleacutee du point de vue du savoir divin dont les autres modes de

connaissance procegravedent selon une laquo deacutegradation raquo continue Boegravece srsquointeacuteresse drsquoabord aux

faculteacutes cognitives dans la perspective de la connaissance humaine Dans une deacutemarche que

nous pourrions qualifier drsquoinductive ou analytique (telle que preacutealablement deacutefinie) Boegravece

traitera drsquoabord de ce qui nous est le plus familier agrave savoir les modes de la connaissance

humaine pour progressivement srsquoeacutelever avec son lecteur jusqursquoagrave la compreacutehension du

savoir divin Crsquoest ce qursquoillustre la suite du passage

Prenons briegravevement un exemple pour eacuteclairer cela un mecircme corps spheacuterique

est reconnu drsquoune maniegravere diffeacuterente par la vue et par le toucher la premiegravere

gracircce aux rayons qursquoelle envoie voit le corps de loin mais tout entier en mecircme

temps tandis que le second qui srsquoattache et srsquoapplique agrave ce corps dont il fait le

tour complet en saisit la spheacutericiteacute partie par partie Lrsquohomme lui-mecircme est

72 Boegravece La Consolation de Philosophie Paris Les Belles Lettres 2002 Par commoditeacute nous citons

lrsquoeacutedition du texte latin dans la collection Loeb Classical Library Boethius The Theological Tractates The

Consolation of Philosophy traduit par H F Stewart E K Rand et S J Tester CambridgeLondon Harvard

University Press 1973 On pourra aussi consulter cette eacutedition plus reacutecente Boethius De consolatione

Philosophiae Opuscula theologica eacutediteacute par Cl Moreschini MunichLeipzig K G Saur 2000 73 Boegravece La Consolation de Philosophie V 4 72-77 (trad J-Y Guillaumin) laquo Cujus erroris causa est quod

omnia quae quisque nouit ex ipsorum tantum ui atque natura cognosci aestimat quae sciuntur quod totum

contra est Omne enim quod cognoscitur non secundum sui uim sed secundum cognoscentium potius

comprehenditur facultatem raquo

29

perccedilu diffeacuteremment par les sens lrsquoimagination la raison et lrsquointelligence Car

les sens eacutevaluent seulement la forme imposeacutee agrave une matiegravere donneacutee et

lrsquoimagination seulement la forme sans la matiegravere La raison transcende la

forme et eacutevalue par rapport agrave lrsquouniversel la speacutecificiteacute mecircme que preacutesentent les

ecirctres pris isoleacutement Mais lrsquoœil de lrsquointelligence voit les choses de plus haut car

elle deacutepasse lrsquouniversel et contemple avec la pure vision de lrsquoesprit la simpliciteacute

de lrsquoessence74

Lrsquoargumentation de Boegravece part de ce qui nous est plus familier la diversiteacute de nos

expeacuteriences sensitives pour nous faire saisir une doctrine plus abstraite au sujet des faculteacutes

cognitives de lrsquoacircme Il donne drsquoabord un exemple des plus concrets celui drsquoun corps

spheacuterique que lrsquoon peut percevoir par deux sens distincts la vue et le toucher Le corps

demeure le mecircme mais la connaissance que nous en avons est deacutetermineacutee par le sens ou

par la faculteacute sensitive particuliegravere qui le perccediloit Cette distinction simple qui ressort de

lrsquoexpeacuterience concregravete introduit la distinction des quatre modes du connaicirctre que sont la

sensation lrsquoimagination la raison et lrsquointelligence Par rapport agrave Proclus les distinctions et

la structure de la doctrine sont conserveacutees agrave lrsquoexception du nombre de faculteacutes eacutenumeacutereacutees

La diffeacuterence majeure touche agrave la distinction du dieu et de lrsquointellect chez Proclus dans une

hieacuterarchie agrave cinq termes alors qursquoici Boegravece ne parle que de lrsquointelligence Au chapitre 5 du

mecircme livre (V) Boegravece associera ce mode de connaissance agrave Dieu alors que lrsquohomme sera

deacutefini par la raison Lrsquoanalyse de ce chapitre nous permettrait de porter un jugement sur les

impacts theacuteologiques et eacutepisteacutemologiques de la synthegravese du divin et du caractegravere intellectif

chez Proclus en un seul terme lrsquointelligence chez Boegravece Notons seulement que lrsquoessence

de la doctrine demeure la mecircme bien que la division du divin et de ses attributs nrsquoatteigne

pas chez Boegravece le mecircme degreacute de sophistication que chez Proclus et que le contexte de son

application comme nous lrsquoavons mentionneacute nrsquoest pas le mecircme Le dernier segment que

nous citons ici pointe en direction de cette continuiteacute malgreacute les diffeacuterences qursquoune eacutetude

comparative plus exhaustive des deux œuvres pourrait reacuteveacuteler

74 Ibid V 4 77-91 (trad J-Y Guillaumin) laquo Nam ut hoc brevi liqueat exemplo eandem corporis

rotunditatem aliter uisus aliter tactus agnoscit Ille eminus manens totum simul iactis radiis intuetur hic uero

cohaerens orbi atque coniunctus circa ipsum motus ambitum rotunditatem partibus comprehendit Ipsum

quoque hominem aliter sensus aliter imaginatio aliter ratio aliter intellegentia contuetur Sensus enim

figuram in subiecta materia constitutam imaginatio uero solam sine materia iudicat figuram Ratio uero hanc

quoque transcendit speciemque ipsam quae singularibus inest uniuersali consideratione perpendit

Intellegentiae uero celsior oculus exsistit supergressa namque uniuersitatis ambitum ipsam illam simplicem

formam pura mentis acie contuetur raquo

30

Et sur ce point voici ce qursquoil faut consideacuterer particuliegraverement la faculteacute de

compreacutehension supeacuterieure inclut celle qui lui est infeacuterieure et celle qui est

infeacuterieure ne peut en aucune maniegravere srsquoeacutelever jusqursquoagrave celle qui lui est

supeacuterieure Car en dehors de la matiegravere les sens nrsquoont aucune force

lrsquoimagination ne contemple pas les espegraveces universelles la raison ne sait pas la

Forme simple mais lrsquointelligence si lrsquoon peut dire regarde drsquoen haut conccediloit

la Forme et distingue aussi tout ce qui lui est subordonneacute mais de la maniegravere

dont elle comprend preacuteciseacutement la forme qui ne pourrait ecirctre connue par aucun

autre processus cognitif75

Boegravece annonce ici les deacuteveloppements de la suite du chapitre 4 et ceux du chapitre 5 qui

rejoindront les thegraveses de Proclus au sujet de la connaissance divine qui laquo preacutecontient raquo et

de laquelle procegravede le reste des modes de connaissance de la raison agrave la sensation

15 Faculteacutes et connaissance dans la tradition platonico-aristoteacutelicienne

En guise drsquointroduction agrave lrsquoeacutetude de la doctrine proclienne de lrsquointellection et de la

multipliciteacute des faculteacutes cognitives de lrsquoacircme nous avons voulu donner un aperccedilu des

proceacutedeacutes par lesquels les philosophes de la tradition platonico-aristoteacutelicienne ont chercheacute agrave

connaicirctre et deacutefinir les multiples modes de connaissance humains et divins

Le principe drsquoapregraves lequel la recherche philosophique doit cheminer agrave partir de ce

qui est le plus connu pour nous vers ce qui est le plus connu en soi eacutenonceacute agrave la premiegravere

page de la Physique drsquoAristote est repris selon diffeacuterentes modaliteacutes et diffeacuterents

contextes par Proclus mais eacutegalement par Boegravece dont la doctrine eacutepisteacutemologique du

chapitre V 4 de la Consolation de Philosophie nous est apparue tributaire des thegraveses

procliennes du Commentaire sur le Timeacutee Si Platon et Aristote nrsquoont pas encore deacutefini une

doctrine au sujet de la variation des modes du connaicirctre selon la diversiteacute des sujets

connaissants on trouve chez eux les principaux concepts gnoseacuteologiques et theacuteologiques

auxquels Proclus (et apregraves lui Boegravece) donnera un cadre theacuteorique permettant de structurer

les diffeacuterentes puissances cognitives dans une procession deacutegradeacutee agrave partir du savoir divin

De lrsquointellection divine (et mecircme au-delagrave dans le savoir unitif qui transcende toute forme de

75 Ibid V 4 92-100 (trad J-Y Guillaumin) laquo Nam superior comprehendendi uis amplectitur inferiorem

inferior uero ad superiorem nullo modo consurgit Neque enim sensus aliquid extra materiam ualet uel

uniuersales species imaginatio contuetur uel ratio capit simplicem formam sed intellegentia quasi desuper

spectans concepta forma quae subsunt etiam cuncta diiudicat sed eo modo quo formam ipsam quae nulli alii

nota esse poterat comprehendit raquo

31

connaissance) agrave la sensation Proclus deacutefinit une hieacuterarchie dans les modes de connaissance

que les six acceptions de la noecircsis dans le Commentaire sur le Timeacutee permettent drsquoeacutetudier

Lrsquoordre naturel des faculteacutes cognitives nous demanderait de faire deacutebuter notre exposeacute avec

la sensation Toutefois conformeacutement aux acceptions de la noecircsis nous nous inteacuteresserons

drsquoabord agrave la doctrine de lrsquoimagination dans la philosophie de Proclus ainsi qursquoagrave ses points

de deacutepart (aphormai) dans la tradition platonico-aristoteacutelicienne

2 Lrsquointellection de lrsquoimagination

21 Lrsquoimagination selon Proclus question philosophique et problegraveme exeacutegeacutetique

211 Lrsquoambivalence de lrsquoimagination

Avant drsquoanalyser lrsquointellection humaine au sens propre dans la seconde partie de

cette eacutetude nous deacutefinirons les deux formes deacuteriveacutees de noecircsis qui bien qursquohumaines

nrsquoont pas lrsquoEcirctre pour objet La connaissance dont parle Timeacutee au deacutebut de son discours est

relative agrave lrsquohomme crsquoest elle que le commentaire de Proclus cherche agrave deacutefinir par lrsquoanalyse

de deux modes de connaissance qui regroupent la totaliteacute des faculteacutes cognitives deacutefinies

par la tradition neacuteoplatonicienne Agrave la distinction fondamentale de lrsquoEcirctre et du Devenir

correspond la division de toute activiteacute cognitive entre lrsquointellection accompagneacutee de raison

et lrsquoopinion accompagneacutee de sensation

Rappelons que les trois premiegraveres acceptions de la noecircsis ndash lrsquointellection de

lrsquointelligible lrsquointellection qui lie lrsquointellect agrave lrsquointelligible et lrsquointellection de lrsquointellect

divin ndash ne peuvent convenir agrave la connaissance de lrsquoEcirctre dont il est question dans le Timeacutee

puisque la connaissance y est conccedilue dans la perspective de lrsquohomme et non dans celle des

dieux Dans la troisiegraveme section de notre eacutetude nous chercherons agrave deacutefinir le sens

qursquoattribue Proclus agrave ces trois formes drsquointellection divine en les associant aux diverses

cateacutegories du divin (principalement agrave partir de la triade ecirctre-vie-penseacutee qui se deacutecline de

multiples maniegraveres dans la procession des principes ontotheacuteologiques en rapport avec les

diffeacuterents degreacutes de la hieacuterarchie divine)

Dans notre INTRODUCTION nous avons formuleacute le problegraveme philosophique auquel

est confronteacute Proclus laquelle des trois autres acceptions de la noecircsis ndash lrsquointellection de

32

lrsquointellect particulier lrsquointellect de lrsquoacircme rationnelle et lrsquointellection imaginative ndash convient

agrave la connaissance par laquelle Timeacutee deacutefinit notre rapport agrave lrsquoEcirctre Et pourquoi deux de ces

acceptions sont disqualifieacutees

La derniegravere acception de la noecircsis pour nous la premiegravere selon lrsquoordre ascendant

est celle qui fait de lrsquoimagination une forme drsquointellection la plus deacutegradeacutee Elle est tout de

mecircme consideacutereacutee comme leacutegitime par Proclus Pour le dire en un mot crsquoest son inteacuterioriteacute

qui fait qursquoon lui attribue ce titre crsquoest ce qui la distingue de la sensation deacutefinie par son

exteacuterioriteacute que Proclus refuse comme Aristote avant lui76 drsquoidentifier agrave lrsquointellection (ou

de maniegravere plus geacuteneacuterique agrave la penseacutee) Proclus agrave la suite de lrsquoauteur du De anima fait de

lrsquoimagination une faculteacute intermeacutediaire entre la raison et la sensation dont la nature et les

activiteacutes sont deacutefinies en fonction de ces deux puissances psychiques qui la laquo ceinturent raquo

Les questions qursquoil se pose sont celles que lrsquoon voit deacutejagrave apparaicirctre dans le De anima

lrsquoimagination est-elle activiteacute ou passiviteacute est-elle production ou reacuteception drsquoimages Une

reacuteponse bregraveve mais agrave ce point de lrsquoenquecircte peu eacuteclairante serait de dire qursquoelle est les deux

agrave la fois selon Proclus selon ses rapports aux autres faculteacutes avec lesquelles elle interagit

Comment cela est-il theacuteoriquement possible Comment une seule faculteacute pourrait-elle

avoir deux activiteacutes distinctes voire opposeacutees Comme nous le verrons une mecircme

puissance ou faculteacute en lrsquooccurrence le logos peut ecirctre le principe de multiples activiteacutes

(intellective dianoeacutetique opinative) en fonction de la diversiteacute de ses objets (Formes

intelligibles formes intermeacutediaires formes naturelles) mais il ne semble pas que cela

puisse srsquoappliquer agrave lrsquoimagination qui nrsquoa que lrsquoimage pour objet de son activiteacute et correacutelat

de sa puissance Peut-ecirctre faut-il alors poser deux imaginations deux faculteacutes distinctes qui

seraient comme deux espegraveces du mecircme genre (ou deux espegraveces de genres diffeacuterents qui ne

partageraient que le nom en tant qursquoelles se rapportent agrave un mecircme objet lrsquoimage sous

diffeacuterents rapports) Crsquoest agrave ces questions qui se preacuteciseront au cours de notre eacutetude sur

lrsquoimagination dans la tradition platonico-aristoteacutelicienne pour lesquelles nous tenterons de

76 Nous voyons lagrave un apport de la penseacutee aristoteacutelicienne qui tranche avec la doctrine de ses devanciers

preacutesocratiques En raison de la pauvreteacute ou mecircme de lrsquoabsence de reacuteflexion portant en propre sur

lrsquoimagination chez Platon les neacuteoplatoniciens dans leurs traiteacutes ou leurs commentaires ont trouveacute dans la

psychologie drsquoAristote les mateacuteriaux conceptuels pour eacutelaborer leur propre doctrine en tentant avec la

difficulteacute que repreacutesente cette tacircche drsquoharmoniser les parties de lrsquoacircme deacutefinies par Platon sa hieacuterarchie des

faculteacutes cognitives dans lrsquoanalogie de la Ligne diviseacutee et la theacuteorie aristoteacutelicienne des faculteacutes de lrsquoacircme dans

le De anima et dans lrsquoEacutethique agrave Nicomaque notamment

33

faire valoir les reacuteponses fournies par Proclus et dont la deacutefinition de lrsquoimagination comme

forme drsquointellection passive dans lrsquoIn Timaeum constitue la synthegravese

212 Lrsquoimagination dans lrsquoœuvre de Proclus

Pour deacutefinir lrsquoimagination chez Proclus les commentateurs se sont surtout

inteacuteresseacutes au second prologue du Commentaire de Proclus sur le premier livre des Eacuteleacutements

drsquoEuclide77 sur lequel nous reviendrons au cours de cet exposeacute Par sa richesse ce texte

meacuteritait toute lrsquoattention qursquoon lui a porteacutee Cependant agrave lui seul cet exposeacute sur

lrsquoimagination dans un discours eacutepisteacutemologique qui porte sur la nature de lrsquoactiviteacute

psychique du geacuteomegravetre ne permet pas de comprendre comment lrsquoimagination srsquoinsegravere dans

le systegraveme des faculteacutes de Proclus et comment elle apparaicirct dans des processus cognitifs

autres que ceux des sciences hypotheacutetiques (ou dianoeacutetiques) et plus preacuteciseacutement de la

geacuteomeacutetrie Bien que Proclus ne possegravede pas notre concept moderne drsquoimaginaire le rocircle de

lrsquoimagination ne saurait ecirctre reacuteduit agrave la simple production drsquoun reacuteceptacle pour les formes

geacuteomeacutetriques que notre penseacutee contient potentiellement Dans le cadre de la philosophie de

Proclus nous pensons bien entendu aux images mythiques qui constituent en quelque sorte

la matiegravere premiegravere de la penseacutee ontotheacuteologique agrave laquelle la penseacutee dialectique cherchera

agrave donner une forme78 Les trois premiegraveres acceptions de lrsquointellection dont nous traiterons

semblent dessiner ce mouvement dialectique dont lrsquoimagination serait le premier moment

la penseacutee discursive le second et la noecircsis meta logou le troisiegraveme la premiegravere ne pouvant

connaicirctre lrsquoEcirctre car il est sans image la seconde nrsquoarrivant agrave saisir que les formes qui en

sont deacuteriveacutees agrave savoir les formes intermeacutediaires

77 Nous reprendrons au terme de notre chapitre sur lrsquoimagination diffeacuterentes hypothegraveses avanceacutees au sujet du

statut de lrsquoimagination par les commentateurs de Proclus auquel nous avons deacutejagrave fait reacutefeacuterence dans les notes

de notre INTRODUCTION 78 Voir Proclus Theacuteologie platonicienne I 4 au sujet des modes drsquoenseignement theacuteologiques symbolique

inspireacute imageacute et dialectique Les trois premiers modes theacuteologiques drsquoapregraves notre interpreacutetation de cette

doctrine manifestent les principes divins au moyen de la faculteacute imaginative (sous un mode symbolique

inspireacute ou par images) alors que le mode dialectique se deacutefinit par le travail opeacutereacute sur ces mecircmes images par

la raison discursive au moyen de ses opeacuterations fondamentales la division la deacutefinition la deacutemonstration et

lrsquoanalyse (cf Theacuteologie platonicienne I 9 40) Pour une eacutetude deacutetailleacutee de la question des modes

theacuteologiques de leur division leur nature et leurs combinaisons dans les eacutecrits de Platon voir et comparer les

deux eacutetudes que lrsquoon trouve dans Proclus et la Theacuteologie platonicienne Actes du colloque international de

Louvain (13-16 mai 1998) LeuvenParis Leuven University PressLes Belles Lettres 2000 J Peacutepin laquo Les

modes de lrsquoenseignement theacuteologique dans la Theacuteologie platonicienne raquo p 1-14 et S Gersh laquo Proclusrsquo

Theological Methods The Programme of Theol Plat I 4 raquo p 15-27

34

Nous pourrions ecirctre tenteacute de projeter une theacuteorie de lrsquoimaginaire sur les eacutecrits de

Proclus agrave partir des outils conceptuels dont est riche la penseacutee philosophique scientifique

et litteacuteraire du XXe siegravecle Aussi stimulant que cet exercice puisse ecirctre nous chercherons agrave

nous limiter aux textes eux-mecircmes ougrave apparaicirct la notion de phantasia en tant qursquoelle est

consideacutereacutee comme une forme drsquointellection Mais comme la consideacuteration de lrsquoimagination

en tant que faculteacute reacuteceptrice des formes geacuteomeacutetriques ne suffit pas pour permettre une

compreacutehension du rocircle de lrsquoimagination dans la connaissance de lrsquoEcirctre il faudra eacutelargir le

champ de lrsquoenquecircte et nous inteacuteresser au rocircle de lrsquoimagination dans la penseacutee mythique ou

plus largement dans le discours imageacute un questionnement qui recoupera celui sur les

quatre modes drsquoenseignement theacuteologiques deacutefinis par Proclus le mode par images le

mode inspireacute le mode symbolique et le mode dialectique auxquels nous avons fait

reacutefeacuterence

213 Eacuteleacutements notionnels de la deacutefinition de lrsquoimagination comme intellection dans

lrsquoIn Timaeum

Notre point de deacutepart pour acqueacuterir une vue drsquoensemble sur lrsquoimagination chez

Proclus sera le texte mecircme du Commentaire sur le Timeacutee ougrave elle est deacutefinie Lrsquointellection

comme imagination est la sixiegraveme et derniegravere acception de la noecircsis consideacutereacutee par Proclus

Ainsi se preacutesente la derniegravere deacutefinition de lrsquointellection dans lrsquoIn Timaeum

Sixiegravemement si tu veux celle-lagrave aussi la compter avec la connaissance

imaginative est dite par certains laquo intellection raquo et lrsquoimagination laquo intellect

passif raquo parce que bien qursquoelle connaisse ce qursquoelle connaicirct avec

accompagnement de formes et de figures cette connaissance se passe agrave

lrsquointeacuterieur Or crsquoest lagrave preacuteciseacutement un attribut commun de toute intellection le

fait de posseacuteder lrsquoobjet connu agrave lrsquointeacuterieur crsquoest par lagrave mecircme je preacutesume que

lrsquointellection diffegravere de la sensation79

Trois eacuteleacutements notionnels ressortent de ce passage Ils dirigeront notre enquecircte en vue de

saisir les raisons pour lesquelles Proclus fait de lrsquoimagination une forme drsquointellection

Premiegraverement lrsquoutilisation de lrsquoexpression laquo intellect passif raquo pour deacutesigner lrsquoimagination

Crsquoest sur ce syntagme qui apparaicirct pour la premiegravere fois dans le De anima drsquoAristote

79 Proclus In Timaeum I 244 19-24 (trad A J Festugiegravere) laquo ἕκτη δέ εἰ βούλει καὶ ταύτην συναριθμεῖν ἡ

φανταστικὴ γνῶσις ὑπό τινων προσαγορεύεται νόησις καὶ νοῦς ἡ φαντασία παθητικός ὅτι καὶ ἔνδον καὶ μετὰ

τύπων καὶ σχημάτων γινώσκει ὅσα γινώσκει κοινὸν δὲ κατὰ πάσης νοήσεως αὐτὸ τοῦτο τὸ ἔνδον ἔχειν τὸ

γνωστόνmiddot τούτῳ γὰρ δήπου καὶ διαφέρει νόησις αἰσθήσεως raquo

35

(drsquoailleurs la seule occurrence dans son corpus)80 que portera principalement notre enquecircte

dans cette section Par une interpreacutetation discutable de ce syntagme qui apparaicirct eacutegalement

dans le Commentaire sur le premier livre des Eacuteleacutements drsquoEuclide Proclus justifie le

caractegravere intellectif de lrsquoimagination Deuxiegravemement la formule qui deacutecrit lrsquoimagination

comme une intellection qui connaicirct laquo avec accompagnement de formes et de figures raquo Par

cette formule comme nous le verrons Proclus renvoie agrave un passage du Phegravedre (247c-d) ougrave

serait deacutefinie la veacuteritable intellection celle qui nous permet de connaicirctre lrsquoEcirctre une

connaissance qui en soi nrsquoest pas accompagneacutee de formes ou de figures Pour comprendre

cela nous citerons non seulement le Phegravedre mais eacutegalement lrsquoAnalogie de la Ligne dans la

Reacutepublique qui permettra aussi de comprendre la cinquiegraveme acception de la noecircsis en tant

que dianoia lrsquointellection de lrsquoacircme rationnelle Troisiegravemement lrsquointeacuterioriteacute de

lrsquoimagination qui la distingue de lrsquoopinion et de la sensation (ou de leur combinaison

laquo lrsquoopinion accompagneacutee de sensation raquo qui deacutefinit la connaissance du Devenir drsquoapregraves le

discours de Timeacutee et lrsquointerpreacutetation qursquoen fait Proclus) Pour ce faire nous citerons

quelques passages de lrsquoexposeacute sur la sensation que lrsquoon trouve dans la suite du

Commentaire sur le Timeacutee

Notre enquecircte au sujet des principes philosophiques de ces trois eacuteleacutements

conceptuels apparaissant dans le texte de la sixiegraveme acception de la noecircsis sera preacuteceacutedeacutee

drsquoune eacutetude sur la notion drsquoimagination dans la philosophie de Platon et drsquoAristote Le De

anima constituera notre point de deacutepart non seulement pour lrsquoeacutetude de lrsquoimagination

aristoteacutelicienne mais aussi pour identifier les passages du corpus platonicien ougrave une telle

notion peut apparaicirctre mecircme si le vocabulaire consacreacute par Aristote autour de lrsquoexpression

phantasia nrsquoest pas encore formaliseacute Puis avant de reacutecapituler lrsquoensemble de nos

conclusions sur lrsquoimagination proclienne et les comparer aux reacutesultats de la recherche

reacutecente sur cette notion dans lrsquoœuvre de Proclus nous nous inteacuteresserons agrave la dimension

mythique de lrsquoimagination dans son rapport aux principes ontotheacuteologiques et

psychologiques du systegraveme proclien

80 Aristote De lrsquoacircme III 5 430a20-25 laquo ἡ δὲ κατὰ δύναμιν χρόνῳ προτέρα ἐν τῷ ἑνί ὅλως δὲ οὐδὲ χρόνῳ

ἀλλrsquo οὐχ ὁτὲ μὲν νοεῖ ὁτὲ δrsquo οὐ νοεῖ χωρισθεὶς δrsquo ἐστὶ μόνον τοῦθrsquo ὅπερ ἐστί καὶ τοῦτο μόνον ἀθάνατον καὶ

ἀΐδιον (οὐ μνημονεύομεν δέ ὅτι τοῦτο μὲν ἀπαθές ὁ δὲ παθητικὸς νοῦς φθαρτός)middot καὶ ἄνευ τούτου οὐθὲν

νοεῖ raquo

36

22 La notion drsquoimagination dans la penseacutee platonicienne

Avant drsquoanalyser les trois eacuteleacutements notionnels qui distinguent la phantasia des

autres formes drsquointellection dans la sixiegraveme et derniegravere acception de la noecircsis ndash le syntagme

laquo intellect passif raquo qui explicite la nature duelle de lrsquoimagination son mode de

connaissance avec accompagnement de formes et de figures qui la distingue de

lrsquointellection veacuteritable de lrsquoEcirctre et son inteacuterioriteacute par laquelle elle diffegravere de la sensation ndash

nous retracerons les eacutetapes marquantes de lrsquoeacutelaboration drsquoune doctrine de lrsquoimagination

dans la tradition platonico-aristoteacutelicienne

Du point de vue de la penseacutee neacuteoplatonicienne et plus particuliegraverement dans la

perspective de la philosophie de Proclus qui recherche chez Platon les points de deacutepart

theacuteoriques pour lrsquoeacutelaboration de sa doctrine nous chercherons drsquoabord les eacuteleacutements drsquoune

theacuteorie de lrsquoimagination dans les dialogues platoniciens Pouvons-nous clairement identifier

des passages du corpus platonicien qui deacuteveloppent une reacuteflexion sur lrsquoimagination comme

faculteacute cognitive de lrsquoacircme humaine Agrave premiegravere vue les dialogues de Platon ne semblent

pas avoir constitueacute le point de deacutepart de la speacuteculation neacuteoplatonicienne sur la faculteacute

imaginative de lrsquoacircme Certains passages du corpus platonicien ont certes procureacute des

mateacuteriaux conceptuels pour lrsquoeacutelaboration drsquoune doctrine de lrsquoimagination dans la tradition

neacuteoplatonicienne pensons notamment agrave lrsquoAnalogie de la Ligne diviseacutee dans la Reacutepublique

ougrave apparaicirct la notion drsquoeikasia (que lrsquoon pourrait traduire par repreacutesentation) mais la

structure conceptuelle qui ressort drsquoune division des faculteacutes cognitives de lrsquoacircme humaine

est drsquoheacuteritage aristoteacutelicien surtout en ce qui concerne la notion drsquoimagination81

Du moins les neacuteoplatoniciens dont Proclus ne trouvent pas explicitement drsquoexposeacute

sur lrsquoimagination deacutefinie comme faculteacute de lrsquoacircme chez Platon et leur doctrine srsquoest

construite surtout agrave partir drsquoune exeacutegegravese du traiteacute De lrsquoacircme drsquoAristote enrichie par les

deacuteveloppements theacuteoriques de ses nombreux commentateurs dont Alexandre drsquoAphrodise

Nous verrons cependant que certains eacuteleacutements conceptuels tireacutes notamment du Timeacutee et du

Phegravedre qui ne sont pas rattacheacutes agrave une faculteacute que Platon nommerait laquo imagination raquo mais

agrave lrsquoactiviteacute de lrsquoacircme lorsqursquoelle se tourne vers le Devenir et qui srsquoidentifie agrave lrsquoopinion

81 Crsquoest une division agrave la fois aristoteacutelicienne et platonicienne des faculteacutes de lrsquoacircme rappelons-le qui apregraves

Proclus apparaicirct dans le prologue du Commentaire de Philopon sur le De anima Cf TABLEAUX ET SCHEacuteMAS

4 La division des faculteacutes de lrsquoacircme humaine selon Jean Philopon

37

accompagneacutee de sensation du Timeacutee servent tout de mecircme agrave la caracteacuteriser dans la

tradition neacuteoplatonicienne

Drsquoapregraves Aristote comme nous le verrons dans notre analyse de la phantasia dans le

De anima Platon aurait assimileacute lrsquoimagination agrave lrsquoopinion accompagneacutee de sensation

expression que nous retrouvons dans le Timeacutee pour deacutefinir le mode de connaissance associeacute

au Devenir (alors que lrsquoexpression intellection accompagneacutee de raison rappelons-le y

deacutefinit la connaissance de lrsquoEcirctre) Puisque lrsquoimagination est deacutefinie comme une forme

drsquointellection par Proclus theacuteoriquement elle ne saurait ecirctre assimileacutee ou reacuteduite agrave lrsquoun des

deux termes qui deacutecrivent le mode de connaissance qui porte sur le Devenir Pourtant

Aristote semble voir dans la doxa de Platon ou plus preacuteciseacutement dans la doxa

accompagneacutee de sensation la deacutefinition platonicienne de lrsquoimagination Proclus qui par

ailleurs ne se gecircne pas pour reacutefuter les arguments drsquoAristote surtout lorsque les thegraveses

aristoteacuteliciennes entrent en conflit avec ce qursquoil voit comme les principes de la penseacutee de

Platon ne critique pas dans la section ougrave il commente le lemme 24a1-4 du Timeacutee cette

assimilation de lrsquoimagination agrave lrsquoopinion accompagneacutee de sensation

Dans sa traduction annoteacutee du traiteacute De lrsquoacircme R Bodeacuteuumls commente le passage

suivant laquo Il est clair en tout cas que lrsquoimagination ne peut ecirctre ni lrsquoopinion lieacutee au sens ni

conccedilue agrave travers la sensation ni non plus un complexe drsquoopinion et de sensation82 raquo Il note

que cette remarque additionnelle qui apparaicirct apregraves qursquoAristote ait drsquoabord eacutecarteacute

lrsquoopinion prise en elle-mecircme comme eacuteleacutement deacutefinitionnel de lrsquoimagination prend en

compte les thegraveses de Platon Il cite quatre passages des Dialogues ougrave apparaicirctraient ces

thegraveses Timeacutee 52a Sophiste 264a Theacuteeacutetegravete 152c et Philegravebe 39b

Le passage du Timeacutee est sans doute le plus important des quatre reacutefeacuterences donneacutees

par Bodeacuteuumls peut-ecirctre mecircme la seule œuvre directement viseacutee par Aristote eacutetant donneacute

lrsquoimportance de ce dialogue agrave maintes reprises critiqueacute dans lrsquoeacutelaboration des thegraveses

proprement aristoteacuteliciennes du traiteacute De lrsquoacircme83 Les lignes qui preacutecegravedent la section agrave

82 Aristote De lrsquoacircme III 3 428a24-26 (trad R Bodeacuteuumls leacutegegraverement modifieacutee) laquo φανερὸν τοίνυν ὅτι οὐδὲ

δόξα μετrsquo αἰσθήσεως οὐδὲ διrsquo αἰσθήσεως οὐδὲ συμπλοκὴ δόξης καὶ αἰσθήσεως φαντασία ἂν εἴη διά τε

ταῦτα καὶ διότι οὐκ ἄλλου τινὸς ἔσται ἡ δόξα ἀλλrsquoἐκείνου εἴπερ ἔστιν οὗ καὶ ἡ αἴσθησις raquo 83 Voir la partie doxographique du De anima I 2-5 (selon la division traditionnelle de lrsquoouvrage) ougrave le

Timeacutee est la principale cible dAristote dans sa critique de la psychologie platonicienne

38

laquelle fait reacutefeacuterence Bodeacuteuumls reprennent en lrsquoexplicitant les eacuteleacutements conceptuels du

lemme 24a1-4 sur lequel porte lrsquoexposeacute de Proclus au sujet des faculteacutes cognitives de

lrsquoacircme humaine Toutefois elle ne deacutefinit pas une notion drsquoimagination qui serait distincte

de lrsquoopinion accompagneacutee de sensation acte qui dans le Timeacutee de Platon (et selon

lrsquointerpreacutetation de Proclus) porte sur le Devenir Le passage que Bodeacuteuumls semble avoir agrave

lrsquoesprit lorsque nous comparons les quatre reacutefeacuterences faites agrave lrsquoœuvre de Platon serait

celui ougrave apparaicirct le terme phantasma (52b) apparenteacute agrave la phantasia Ce phantasme serait

le produit dans lrsquoacircme de ce qui eacutemane de lrsquoecirctre en devenir (et donc le produit de lrsquoopinion

accompagneacutee de sensation) qui nrsquoest jamais veacuteritablement par opposition agrave lrsquoecirctre qui est

saisi par lrsquointellection accompagneacutee de raison (ou de discours84) Les trois autres exposent

sensiblement la mecircme ideacutee que nous retrouverons formuleacutee dans le De anima drsquoAristote

Nous aurions eacutegalement pu songer agrave lrsquoAnalogie de la Ligne dans la

Reacutepublique (509d-511a) qui peut donner un fondement agrave une doctrine de lrsquoimagination

chez Platon Cependant Platon ne traite pas explicitement des modes de connaissance

associeacutes agrave la section infeacuterieure de la Ligne soit la croyance (pistis) et la repreacutesentation

(eikasia) qui tels que deacutefinis ne peuvent pas ecirctre directement associeacutes agrave lrsquoopinion

accompagneacutee de raison du Timeacutee et agrave lrsquoimagination du De anima En contrepartie

lrsquoAnalogie de la Ligne fournira agrave la tradition neacuteoplatonicienne et plus particuliegraverement agrave

Proclus les concepts centraux de son eacutepisteacutemologie en opeacuterant la distinction entre la

dianoia associeacute au savoir matheacutematique et la noecircsis qui est la forme de connaissance

proprement philosophique

23 La nature de lrsquoimagination dans le De anima drsquoAristote entre sensation et intellection

231 Remarques introductives sur lrsquoimagination au livre III du traiteacute De lrsquoacircme

Mecircme si les dialogues platoniciens srsquointerrogent sur les rapports entre lrsquoimage et la

penseacutee crsquoest chez Aristote que sera nettement poseacute le problegraveme de la nature de

lrsquoimagination que sera deacutefinie la place qursquoelle doit occuper dans lrsquoeacuteconomie des faculteacutes de

84 Nous reviendrons sur cette question Doit-on traduire logos par laquo raison raquo ou par laquo discours raquo chez Platon

lorsqursquoil est question de ce qui accompagne lrsquointellection dans la connaissance de lrsquoEcirctre L Brisson et

A J Festugiegravere traduisent par discours mais la traduction par raison nrsquoest pas exclue en tant que la raison en

acte est discours qursquoil soit inteacuterieur ou exteacuterieur agrave lrsquoacircme

39

lrsquoacircme entre sensation et intellection Notons drsquoembleacutee que la noecircsis drsquoAristote nrsquoa pas la

mecircme signification que la noecircsis de Platon et des neacuteoplatoniciens Alors que le terme

noecircsis dans le traiteacute De lrsquoacircme peut ecirctre traduit par un terme geacuteneacuterique comme penseacutee la

noecircsis platonicienne acquiert une signification plus speacutecifique lorsqursquoelle renvoie agrave la

connaissance proprement philosophique celle qui vise lrsquoEcirctre dans le Timeacutee ou les

intelligibles dans la Reacutepublique Le De anima nrsquoest pas en soi un traiteacute drsquoeacutepisteacutemologie (ou

mecircme de gnoseacuteologie) bien qursquoil ait servi de fondement agrave lrsquoeacutelaboration drsquoune theacuteorie de la

connaissance et de la science dans la tradition neacuteoplatonicienne

Degraves le prologue de son traiteacute Aristote deacutefinit la perspective qui sera la sienne celle

du naturaliste en la distinguant de lrsquoapproche de ses devanciers mateacuterialistes ou

dialecticiens85 Crsquoest dans cette perspective qursquoil pose le problegraveme des rapports entre les

notions drsquoimagination et drsquointellection

Et crsquoest surtout lrsquoopeacuteration de lrsquointelligence qui ressemble agrave un pheacutenomegravene

propre Neacuteanmoins si cette derniegravere constitue une sorte drsquoimagination ou ne va

pas sans imagination il ne saurait ecirctre question drsquoadmettre non plus qursquoelle se

passe du corps86

Aristote cherche agrave savoir srsquoil y a des affections de lrsquoacircme qui lui sont propres qui sont

seacutepareacutees du corps Comme le fera Proclus dans son Commentaire sur le Timeacutee Aristote

dans la suite du traiteacute De lrsquoacircme distinguera lrsquointellection de la sensation mais restera

prudent quant au statut de lrsquoimagination qursquoil heacutesite agrave seacuteparer de la penseacutee Nous

preacutesenterons drsquoabord la doctrine de lrsquoimagination (phantasia) dans son rapport agrave lrsquoopinion

pour ensuite analyser les passages ougrave elle est mise en rapport avec la penseacutee (noecircsis)

Il est maintenant temps de preacutesenter la conception aristoteacutelicienne de la phantasia

plus preacuteciseacutement celle que lrsquoon retrouve au livre III du De anima Nous reprendrons

drsquoabord le deacuteveloppement argumentatif preacutesenteacute par Aristote dans cette section afin de nous

donner une vue geacuteneacuterale de ce concept Eacutetant donneacute la densiteacute et la briegraveveteacute de cette section

du De anima nous nous permettrons de reformuler certains arguments drsquoAristote dans le

85 Ce dont Aristote traite dans le prologue du traiteacute De lrsquoacircme I 1 402a1-403b19 86 Aristote De lrsquoacircme I 1 403a8-11 (trad R Bodeacuteuumls leacutegegraverement modifieacutee) laquo μάλιστα δrsquo ἔοικεν ἰδίῳ τὸ

νοεῖνmiddot εἰ δrsquo ἐστὶ καὶ τοῦτο φαντασία τις ἢ μὴ ἄνευ φαντασίας οὐκ ἐνδέχοιτrsquo ἂν οὐδὲ τοῦτrsquo ἄνευ σώματος

εἶναι εἰ μὲν οὖν ἔστι τι τῶν τῆς ψυχῆς ἔργων ἢ παθημάτων ἴδιον ἐνδέχοιτrsquo ἂν αὐτὴν χωρίζεσθαι raquo

40

but drsquoeacuteclairer un style qui reste souvent trop obscur pour le lecteur En effet un reacutesumeacute qui

ne reprendrait pas la totaliteacute de lrsquoargumentation ne saurait que trahir le meacutethodique travail

dialectique effectueacute par Aristote travail qui consiste agrave mettre de cocircteacute les opinions fausses agrave

propos de lrsquoobjet drsquoenquecircte afin de parvenir agrave une deacutefinition juste de cet objet (dans ce cas-

ci la deacutefinition juste de ce qursquoest la phantasia) Agrave la suite de ce travail de clarification

consacreacute agrave la section allant de 427b15 agrave 429a10 nous ferons lrsquoanalyse des autres

deacuteveloppements pertinents concernant la phantasia dans le reste du De anima Nous

soulegraveverons finalement certaines difficulteacutes que pose lrsquoexposition succincte que fait

Aristote du concept de phantasia dans ce traiteacute plus particuliegraverement celle de la polyseacutemie

des termes phantasia et phantasma(ta) Ce travail nous permettra dans la suite de notre

eacutetude de mieux juger de la conception proclienne de lrsquoimagination dans le cadre de

lrsquoexeacutegegravese drsquoune œuvre platonicienne le Timeacutee qui fait figure de repoussoir pour Aristote

dans lrsquoeacutelaboration de sa propre doctrine de lrsquoacircme et plus particuliegraverement de sa faculteacute

imaginative

232 La recherche drsquoune deacutefinition pour lrsquoimagination

Nous faisons deacutebuter lrsquoargumentation drsquoAristote agrave propos de la phantasia en

427b15 Il eacutenonce drsquoabord que la phantasia se distingue de la sensation (aisthecircsis) et de la

penseacutee (dianoia) Cette preacutecision fait suite agrave la confusion entre sens et intelligence qui eacutetait

justement causeacutee par la phantasia En effet celle-ci est agrave la charniegravere de ces deux faculteacutes

essentielles agrave la connaissance la phantasia deacutepend de la sensation alors que la croyance

(hupolecircpsis) genre commun agrave lrsquoopinion (doxa) et agrave la science (epistecircmecirc) deacutepend drsquoelle

(lrsquoimagination) Cette ambivalence de la phantasia amegravene drsquoabord Aristote agrave la distinguer

de la croyance Le premier argument qursquoil apporte stipule que la phantasia est agrave notre

discreacutetion tandis que lrsquoopinion qui est une espegravece de la croyance ne lrsquoest pas En effet

nous avons la liberteacute de nous repreacutesenter des images comme bon nous semble alors que

nous ne sommes pas libres de croire en une chose si nous la pensons vraie ou fausse De

plus la phantasia nrsquoest jamais accompagneacutee drsquoune eacutemotion alors que lrsquoopinion peut lrsquoecirctre

En effet si nous nous repreacutesentons une chose que lrsquoon pourrait consideacuterer comme

effrayante sans avoir jugeacute que cette chose eacutetait en effet effrayante crsquoest-agrave-dire sans srsquoecirctre

fait une opinion sur cette chose nous nrsquoeacuteprouverons aucune eacutemotion Le fait que lrsquoon

41

puisse avoir peur drsquoune chose sur laquelle nous nrsquoavons pas encore porteacute de jugement est

tout agrave fait inconcevable pour Aristote

La suite de lrsquoexposeacute nous amegravene agrave revenir sur le travail de division effectueacute par

Aristote Nous avons mentionneacute que la croyance est le genre commun agrave la science et agrave

lrsquoopinion Aristote a eacutegalement distingueacute la phantasia de la penseacutee (noecircsis) et de la

croyance Apregraves avoir fait ces distinctions comment peut-il affirmer que la penseacutee passe

pour ecirctre drsquoun cocircteacute la phantasia et de lrsquoautre la croyance87 Comment la penseacutee

qursquoAristote avait distingueacutee de la phantasia pourrait-elle maintenant y ecirctre identifieacutee

Pour comprendre la logique derriegravere cette apparente contradiction nous devons consideacuterer

ce passage comme une introduction meacutethodologique relative agrave la dialectique

aristoteacutelicienne ayant pour fonction de preacutesenter la position dont il faudra montrer

lrsquoabsurditeacute Dans ce cas-ci nous serons ameneacute agrave reacutefuter lrsquohypothegravese qui identifie la penseacutee

agrave la phantasia

Le passage suivant semble lui aussi en contradiction avec les conclusions

provisoirement eacutemises agrave propos de la distinction entre la phantasia la sensation et la

penseacutee

Si donc il srsquoagit de la repreacutesentation en vertu de laquelle nous disons avoir une

sorte drsquoapparition devant nous et qursquoon ne lrsquoentend pas dans quelque sens

deacuteriveacute crsquoest une quelconque de ces dispositions faculteacutes ou eacutetats en vertu de

laquelle nous exerccedilons notre discernement pour dire soit le vrai soit le faux

Or tels sont le sens lrsquoopinion lrsquointelligence la science88

En effet ce passage suscite beaucoup de questionnements Drsquoabord Aristote fait reacutefeacuterence

agrave lrsquoeacutetymologie du terme phantasia Selon cette eacutetymologie dont nous avons fait

anteacuterieurement lrsquoeacutetude nous pourrions ecirctre porteacute agrave assimiler la phantasia agrave la sensation En

effet la phantasia peut ecirctre prise comme la faculteacute (dunamis) ou lrsquoeacutetat (hexis) qui reccediloit ce

qui apparaicirct (phainein) de lrsquoobjet Les propos drsquoAristote se rapprocheraient alors de ceux de

Platon pour qui laquo imagination et sensation sont une mecircme chose89 raquo Mais lorsqursquoil

87 Aristote De lrsquoacircme III 3 427a25-30 88 Aristote De anima III 3 428a1-15 (trad R Bodeacuteuumls) laquo εἰ δή ἐστιν ἡ φαντασία καθrsquo ἣν λέγομεν

φάντασμά τι ἡμῖν γίγνεσθαι καὶ μὴ εἴ τι κατὰ μεταφορὰν λέγομεν ἆρα μία τις ἔστι τούτων δύναμις ἢ ἕξις

καθrsquo ἃς κρίνομεν καὶ ἀληθεύομεν ἢ ψευδόμεθα τοιαῦται δrsquo εἰσὶν αἴσθησις δόξα ἐπιστήμη νοῦς raquo 89 Platon Theacuteeacutetegravete 152c

42

mentionne que crsquoest par cette faculteacute ou eacutetat que nous jugeons du vrai et du faux nous

devons plutocirct assimiler la phantasia agrave lrsquoopinion agrave lrsquointelligence ou agrave la science Ce bref

passage soulegraveve donc quatre hypothegraveses (sens opinion intelligence et science) auxquelles

Aristote comme agrave son habitude fera passer le test discriminant de sa meacutethode dialectique

Il eacutecartera drsquoabord lrsquohypothegravese du sens en ayant recours agrave trois arguments En un

premier temps il preacutetendra que quelque chose peut apparaicirctre (phainetai ti)

indeacutependamment de la potentialiteacute (dunamis) ou de lrsquoactiviteacute (energeia) du sens Les

visions oniriques que nous avons pendant notre sommeil en sont la preuve En effet aucun

objet sensible nrsquoactive la potentialiteacute de nos sens lorsque nous dormons Les images

produites lorsque nous recircvons qui constituent une espegravece des phantasmata ne peuvent ecirctre

produites par le sens En un deuxiegraveme temps Aristote fera voir que le sens est preacutesent chez

tous les animaux alors que la phantasia ne lrsquoest pas chez tous Selon lui les insectes nrsquoont

pas la capaciteacute de repreacutesentation Ainsi si nous acceptions drsquoassimiler la phantasia agrave la

sensation nous devrions du mecircme coup accepter que tous les animaux possegravedent un

pouvoir de repreacutesentation ce qui va agrave lrsquoencontre des faits selon Aristote En un troisiegraveme

temps Aristote fait lrsquoassertion suivante laquo les sens sont toujours vrais alors que les

repreacutesentations (phantasiai) ont une allure presque toujours trompeuse90 raquo Selon lui les

sens dans leur appreacutehension des sensibles propres ne sont jamais dans lrsquoerreur tandis que

les phantasiai notamment celles dont sont composeacutes nos recircves (eidocircla) ne sont pas

neacutecessairement en adeacutequation avec la reacutealiteacute Cependant ce dernier argument conserve sa

pertinence seulement srsquoil fait abstraction des sensibles communs qui selon la theacuteorie de la

connaissance aristoteacutelicienne peuvent provoquer une erreur sensorielle

Aristote mettra ensuite rapidement de cocircteacute lrsquohypothegravese de la science ainsi que celle

de lrsquointelligence En effet puisque ces deux opeacuterations ne srsquoeacutecartent jamais de la veacuteriteacute

alors que nous savons que les phantasiai pouvaient ecirctre fausses la phantasia ne peut pas

ecirctre assimileacutee agrave lrsquoune drsquoelles

Nous en venons enfin agrave la derniegravere hypothegravese celle de lrsquoopinion dont Aristote avait

proposeacute une premiegravere reacutefutation en 427b16-24 Les deux arguments proposeacutes sont

90 Aristote De lrsquoacircme III 3 428a11-12 (trad R Bodeacuteuumls)

43

semblables au deuxiegraveme argument qursquoa preacutesenteacute Aristote pour reacutefuter lrsquohypothegravese du sens

si la phantasia est une telle chose (sens opinion intelligence science) alors elle nrsquoest

preacutesente que chez quelques animaux ce qui est absurde car nous constatons qursquoelle est

preacutesente chez beaucoup plus drsquoentre eux Ainsi si la phantasia est assimileacutee agrave lrsquoopinion et

eacutetant donneacute que lrsquoopinion entraicircne la conviction (pistis) qui se precircte agrave nous et agrave aucune

autre becircte nous serions ameneacute agrave conclure que la phantasia ne se precircte qursquoagrave nous ce qui va

agrave lrsquoencontre des donneacutees drsquoAristote Inutile ici de reprendre le second argument il

emprunte le mecircme schegraveme que le premier en ne faisant que remplacer la notion de

conviction par celle de raison (logos)

Pour srsquoassurer de la validiteacute de ses preacuteceacutedentes reacutefutations Aristote combinera le

sens et lrsquoopinion qui constituaient les deux hypothegraveses les plus longuement reacutefuteacutees afin

que la phantasia ne puisse ecirctre assimileacutee agrave une pareille combinaison Lrsquohypothegravese comme

quoi le fait drsquoapparaicirctre (to phainesthai) serait avoir une opinion de ce dont on a la

sensation sera vite rejeteacutee par Aristote Lrsquoexemple du Soleil qui selon la sensation semble

mesurer un pied de diamegravetre alors que nous avons lrsquoopinion sinon la conviction qursquoil est

immenseacutement plus grand que cela entre en contradiction avec lrsquohypothegravese drsquoune

combinaison de ces deux dispositions (sens et opinion)

Puisque Aristote nrsquoa pas reacuteussi agrave identifier la nature de la phantasia en lrsquoassimilant agrave

lrsquoune des dispositions ou opeacuterations sur lesquelles il avait enquecircteacute il cherchera agrave le faire

en trouvant sa cause (dia ti) Il preacutetendra drsquoabord que la phantasia semble ecirctre un

mouvement qui est engendreacute par un autre mouvement celui du sens Ce serait la

persistance du mouvement causeacute par la sensation alors que lrsquoobjet qui a activeacute la

potentialiteacute du sens nrsquoest plus preacutesent qui constituerait la phantasia Apregraves une parenthegravese

concernant les diverses espegraveces de sensibles (propres accidentels et communs) qui sont agrave

lrsquoorigine du mouvement de la sensation Aristote proposera sa deacutefinition de la phantasia

laquo la repreacutesentation (phantasia) sera le mouvement qui se produit sous lrsquoeffet du sens en

activiteacute91 raquo

91 Ibid III 3 429a1-2

44

Aristote compleacutetera sa deacutefinition conceptuelle par une deacutefinition eacutetymologique

semblable agrave celle que nous avons preacutesenteacutee au deacutebut de ce travail Il mentionnera

eacutegalement que la phantasia a pour fonction de guider dans leurs actions les animaux

deacutepourvus drsquointelligence ainsi que les hommes lorsque les circonstances (passion maladie

sommeil) les empecircchent drsquoavoir recours agrave leur faculteacute intellective Aristote conclut son

exposeacute en sous-entendant qursquoil nrsquoa pas fini drsquoexplorer la probleacutematique souleveacutee par la

phantasia laquo que tant soit dit (eirecircstho epi tosouton)92raquo

233 La phantasia ailleurs dans le De anima

Crsquoest dans la section traitant de la faculteacute intellective que drsquoautres deacuteveloppements

pertinents concernant la phantasia pourront ecirctre trouveacutes En 431a14-17 Aristote mentionne

que laquo lrsquoacircme doueacutee de reacuteflexion dispose des repreacutesentations (phantasmata) qui tiennent

lieu de sensations [hellip] Aussi lrsquoacircme ne pense-t-elle jamais sans repreacutesentation93 raquo Richard

Bodeacuteuumls preacutecise que cette deacutependance de lrsquointelligence agrave lrsquoeacutegard de la repreacutesentation est tout

aussi vraie dans lrsquoaction que dans la speacuteculation

En 434a5-9 Aristote preacutesente deux genres de la phantasia la repreacutesentation

sensitive (aisthecirctikecirc phantasia) et la repreacutesentation deacutelibeacuterative (bouleutikecirc phantasia)

cette derniegravere appartenant seulement aux animaux pourvus de raison (lrsquohomme) Aristote en

profite alors pour expliquer comment srsquoeffectue la deacutelibeacuteration

En effet deacutecider entre cette action-ci ou celle-lagrave crsquoest deacutejagrave une opeacuteration qui

relegraveve du calcul et qui neacutecessairement implique toujours une uniteacute de mesure

puisque de deux choses on poursuit celle qui offre le plus drsquointeacuterecirct drsquoougrave la

capaciteacute de faire lrsquouniteacute agrave partir de plusieurs repreacutesentations94

Crsquoest gracircce agrave cette capaciteacute drsquounir les diverses repreacutesentations sensibles que peut se

constituer lrsquoexpeacuterience Crsquoest au commencement de sa Meacutetaphysique qursquoapparaissent ces

ceacutelegravebres philosophegravemes en theacuteorie de la connaissance

92 Ibid III 3 429a8-9 93 Ibid III 7 431a14-17 (trad R Bodeacuteuumls) 94 Ibid III 11 434a7-10 (trad R Bodeacuteuumls) laquo πότερον γὰρ πράξει τόδε ἢ τόδε λογισμοῦ ἤδη ἐστὶν ἔργονmiddot

καὶ ἀνάγκη ἑνὶ μετρεῖνmiddot τὸ μεῖζον γὰρ διώκειmiddot ὥστε δύναται ἓν ἐκ πλειόνων φαντασμάτων ποιεῖν raquo

45

Ainsi les animaux autres que lrsquohomme ne vivent que sur des repreacutesentations

sensibles et sur des souvenirs mais ils ne profitent que meacutediocrement de

lrsquoexpeacuterience tandis que lrsquoespegravece humaine a pour se conduire dans la vie lrsquoart

et la reacuteflexion95

Nous arrecirctons ici notre enquecircte concernant les passages ougrave nous retrouvons la notion de

phantasia dans le De anima Agrave ce point-ci de notre eacutetude nous avons en main les outils de

base nous permettant drsquoamorcer notre travail critique et interpreacutetatif de ce concept chez

Proclus

24 La notion drsquointellect passif drsquoAristote agrave Ammonius

241 La question de lrsquointellect passif chez Proclus et Ammonius

Nous avons vu apparaicirctre lrsquoexpression laquo intellect passif raquo dans le Commentaire sur

le Timeacutee pour deacutefinir lrsquoimagination qui par son inteacuterioriteacute peut ecirctre assimileacutee agrave

lrsquointellection mais qui par son rapport aux sensations et aux images qui sont associeacutees agrave

son activiteacute est qualifieacutee de passive Crsquoest chez le disciple de Proclus Ammonius que

nous retrouverons un des traitements les plus complets de cette notion que nous pourrons

ensuite mieux saisir agrave lrsquointeacuterieur de la penseacutee proclienne

242 Le Commentaire drsquoAmmonius sur le traiteacute De lrsquointerpreacutetation

Le Commentaire drsquoAmmonius sur le De interpretatione drsquoAristote srsquoavegravere le seul

teacutemoin direct en langue grecque de lrsquoexeacutegegravese neacuteoplatonicienne de ce traiteacute Eacutecrit de la

main mecircme drsquoAmmonius contrairement aux autres ouvrages conserveacutes sous son nom et

reacutedigeacutes par ses disciples cet eacutecrit se fonde sur lrsquoenseignement oral de son maicirctre Proclus

Ce commentaire couvre la totaliteacute du traiteacute aristoteacutelicien deacutecoupeacute selon la division

traditionnelle par lemmes et est preacuteceacutedeacute drsquoune introduction ougrave son auteur reacutepond selon les

principes de la scolastique neacuteoplatonicienne agrave cinq questions jugeacutees preacutealables agrave

lrsquointerpreacutetation du texte La troisiegraveme question concerne lrsquoauthenticiteacute du traiteacute remise en

cause par le premier eacutediteur connu du corpus aristoteacutelicien Andronicus de Rhodes La

tacircche drsquoAmmonius y consiste agrave reacutefuter lrsquoargument andronicien afin de justifier la place du

95 Aristote Meacutetaphysique A 1 980a25-28 (trad J Tricot) laquo τὰ μὲν οὖν ἄλλα ταῖς φαντασίαις ζῇ καὶ ταῖς

μνήμαις ἐμπειρίας δὲ μετέχει μικρόνmiddot τὸ δὲ τῶν ἀνθρώπων γένος καὶ τέχνῃ καὶ λογισμοῖς raquo

46

De interpretatione au sein de lrsquoOrganon propyleacutees du cursus drsquoenseignement de lrsquoEacutecole

neacuteoplatonicienne

Drsquoapregraves Ammonius Andronicus de Rhodes aurait jugeacute le traiteacute De lrsquointerpreacutetation

inauthentique en raison drsquoun renvoi qursquoy fait son auteur au traiteacute De lrsquoacircme au sujet drsquoune

doctrine qui ne srsquoy retrouverait pourtant pas96 En effet Andronicus nrsquoaurait pas su

identifier dans le De anima un passage parallegravele agrave celui qui dans le De interpretatione

eacutenonce laquo que les passions de lrsquoacircme sont les mecircmes pour tous comme lrsquoeacutetaient deacutejagrave les

choses dont elles sont les similitudes97 raquo Lrsquoauthenticiteacute du traiteacute De lrsquoacircme eacutetant indubitable

drsquoapregraves le jugement de lrsquoeacutediteur drsquoAristote le traiteacute De lrsquointerpreacutetation devait ecirctre

apocryphe On peut se questionner sur les motifs profonds derriegravere ce rejet en apparence

cateacutegorique et radical par Andronicus sur la base de ce seul passage drsquoun ouvrage dont

lrsquoesprit et la lettre semblent typiquement aristoteacuteliciens Agrave ce problegraveme le Commentaire

drsquoAmmonius nous offre une piste de reacuteponse il nous apprend qursquoAndronicus comprenait

que les notions (noecircma[ta]) eacutetaient appeleacutees passions de lrsquoacircme (pathecircmata tecircs psuchecircs) par

Aristote Si lrsquoon ne peut confirmer que lrsquoauteur du De interpretatione dans lrsquoextrait

preacuteceacutedemment citeacute identifie explicitement les passions de lrsquoacircme agrave des notions on doit

toutefois reconnaicirctre qursquoil emploie dans les lignes subseacutequentes le terme noecircma pour

deacutesigner ce qursquoil y a dans lrsquoacircme agrave savoir ce que lrsquoon combine afin drsquoobtenir un eacutenonceacute

susceptible de veacuteriteacute ou de fausseteacute98 Force est donc de constater que dans le premier

chapitre du traiteacute passion et notion deacutesignent une mecircme reacutealiteacute qui est drsquoordre

psychologique On comprend degraves lors lrsquoobjection qui a pu venir agrave lrsquoesprit drsquoAndronicus

comment Aristote aurait-il pu qualifier de passion ce qursquoil appelle notion (noecircma) agrave savoir

le produit drsquoun intellect qui au chapitre III 4 du De anima est pourtant qualifieacute

drsquoimpassible99 Comme nous chercherons agrave le montrer dans cette eacutetude les diffeacuterentes

reacuteponses apporteacutees agrave cette question agrave lrsquooccasion de lrsquoexeacutegegravese du traiteacute De lrsquoacircme seront

deacuteterminantes pour lrsquoeacutelaboration de la noeacutetique ancienne et plus particuliegraverement

neacuteoplatonicienne

96 Ammonius In Aristotelis de interpretatione 5 24-6 4 97 Aristote De lrsquointerpreacutetation I 16a6-9 (agrave moins drsquoune mention contraire les traductions sont de nous) 98 Cf Aristote De lrsquoacircme III 6 430a26 sqq 99 Ibid III 4 429a15

47

La reacuteponse drsquoAmmonius aux doutes drsquoAndronicus de Rhodes se fonde sur sa

compreacutehension drsquoun syntagme dont on ne retrouve qursquoune seule occurrence dans tout le

corpus aristoteacutelicien lrsquointellect passif (pathecirctikos nous) Ammonius agrave la suite de son

maicirctre Proclus identifie cet intellect agrave lrsquoimagination Bien qursquoelle semble corroboreacutee par

plusieurs passages du traiteacute De lrsquoacircme ougrave Aristote rapproche lrsquoimagination de lrsquointellection

cette interpreacutetation ne srsquoimpose pas drsquoembleacutee en effet elle nrsquoa pas eacuteteacute adopteacutee par tous les

commentateurs anciens ndash Alexandre drsquoAphrodise et Theacutemistius nrsquoenvisagent pas cette

possibiliteacute100 ndash et peu de commentateurs modernes lrsquoont retenue Le chapitre III 5 du De

anima ougrave cette notion apparaicirct est lrsquoun des lieux les plus probleacutematiques et aussi lrsquoun des

plus discuteacutes de lrsquoœuvre drsquoAristote

Dans le cadre de notre enquecircte sur la conception neacuteoplatonicienne de lrsquoimagination

et de lrsquointellect passif notamment Ammonius lrsquoeacutelegraveve de Proclus nous chercherons drsquoabord

agrave deacuteterminer la fonction cognitive attribueacutee par Aristote agrave cet intellect au livre III du traiteacute

De lrsquoacircme en tenant compte dans notre analyse du traiteacute De la meacutemoire et de la

reacuteminiscence ougrave lrsquoon retrouve les exposeacutes les plus explicites au sujet des passions de lrsquoacircme

prises comme similitudes des choses (pragma[ta]) ce dont il est preacuteciseacutement question au

premier chapitre du traiteacute De lrsquointerpreacutetation Nous traiterons ensuite de lrsquointerpreacutetation

neacuteoplatonicienne de la nature et de la fonction de lrsquointellect passif en nous basant sur les

textes des preacutedeacutecesseurs immeacutediats drsquoAmmonius Proclus et son maicirctre Syrianus Enfin

nous tenterons drsquoidentifier les raisons qui ont pu motiver Ammonius agrave identifier les notions

de lrsquoacircme aux passions de lrsquointellect passif et jugerons dans quelle mesure son exeacutegegravese est

fidegravele ou non agrave la doctrine aristoteacutelicienne telle que nous la comprenons Nous pourrons

ainsi nous servir mutatis mutandis de nos conclusions au sujet de lrsquoimagination chez

Ammonius pour mieux deacutefinir les concepts relatifs agrave la sixiegraveme et derniegravere acception de

lrsquointellection dans le Commentaire de Proclus sur le Timeacutee

100 H J Blumenthal Aristotle and Neoplatonism in Late Antiquity Aristotle and Neoplatonism in Late

Antiquity Interpretations of the De anima Ithaca Cornell University Press 1996 p 155

48

243 Lrsquointellect passif et lrsquoimagination dans lrsquoœuvre drsquoAristote

2431 Lrsquointellect passif dans le traiteacute De lrsquoacircme chapitres III 4 et 5

La seule occurrence du syntagme nous pathecirctikos dans le corpus aristoteacutelicien

apparaicirct au chapitre III 5 du De anima Dans les premiegraveres lignes de cette section Aristote

met en application le principe selon lequel les pheacutenomegravenes naturels doivent ecirctre analyseacutes en

termes de forme et de matiegravere drsquoagent et de patient regravegle agrave laquelle la faculteacute intellective

ne saurait faire exception

Puisque dans chaque genre comme dans la totaliteacute de la nature il y a drsquoune

part une matiegravere (qui est en puissance toutes ces choses) et drsquoautre part une

cause un agent qui produit toutes choses comme un art relativement agrave une

matiegravere il est aussi neacutecessaire que ces distinctions se retrouvent dans

lrsquoacircme101

Ce passage succegravede au traitement dialectique de la faculteacute intellective ougrave Aristote discutait

les opinions de ses preacutedeacutecesseurs dont celles drsquoAnaxagore et arrivait agrave deacutegager le concept

drsquointellect en puissance Mecircme si lrsquoon ne saurait naiumlvement accepter la distinction

scolastique ndash adopteacutee par J Tricot dans sa traduction du De anima102 ndash qui fait de lrsquointellect

patient le sujet du chapitre III 4 et de lrsquointellect agent celui du chapitre III 5 ndash rappelons

que le syntagme nous poiecirctikos nrsquoapparaicirct pas avant Alexandre ndash il faut reconnaicirctre que ce

deacutecoupage suit assez fidegravelement les eacutetapes du raisonnement aristoteacutelicien En effet celui-ci

pose drsquoabord au chapitre III 4 la neacutecessiteacute drsquoune certaine communauteacute entre lrsquoagent et le

patient dans lrsquoacte drsquointellection et eacutenonce ensuite que la faculteacute intellective est en

puissance ses objets bien qursquoelle ne les soit pas en acte comme la tablette de cire qui nrsquoa

pas encore reccedilu lrsquoeacutecriture il lui restera donc agrave deacutefinir au chapitre suivant la nature de la

cause efficiente celle sans laquelle lrsquointellect en puissance ne pourrait jamais passer agrave

lrsquoacte ce que la tradition nommera laquo intellect agent raquo Deux points sont ici agrave retenir (1) agrave

101 Aristote De lrsquoacircme III 5 430a10-14 (trad J Tricot) laquo Ἐπεὶ δrsquo [ὥσπερ] ἐν ἁπάσῃ τῇ φύσει ἐστὶ [τι] τὸ μὲν

ὕλη ἑκάστῳ γένει (τοῦτο δὲ ὃ πάντα δυνάμει ἐκεῖνα) ἕτερον δὲ τὸ αἴτιον καὶ ποιητικόν τῷ ποιεῖν πάντα οἷον

ἡ τέχνη πρὸς τὴν ὕλην πέπονθεν ἀνάγκη καὶ ἐν τῇ ψυχῇ ὑπάρχειν ταύτας τὰς διαφοράς raquo Nous reproduisons

eacutegalement la traduction de R Bodeacuteuumls une seule traduction nous semblant insuffisante pour approcher ce texte

grec parmi les plus interpreacuteteacutes de la litteacuterature philosophique antique laquo Mais crsquoest un fait que partout dans la

nature une chose fait office de matiegravere pour chaque genre et repreacutesente ce agrave quoi srsquoidentifie lrsquoensemble des

objets potentiels du genre en question alors qursquoune autre chose tient le rocircle de responsable et de producteur

du fait qursquoelle produit tous ces objets agrave la maniegravere de lrsquoart par rapport agrave sa matiegravere Il faut donc

neacutecessairement que dans lrsquoacircme aussi se retrouvent ces diffeacuterences raquo 102 Aristote De lrsquoacircme III 4 et 5 traduction par J Tricot Paris Vrin 1934 p 173-183

49

la fin du chapitre III 4 et dans la totaliteacute du chapitre III 5 Aristote applique la meacutethode du

naturaliste en analysant la faculteacute intellective en termes drsquoagir et de pacirctir de cause

efficiente et de matiegravere (2) par conseacutequent il emploie lrsquoeacutepithegravete pathecirctikos pour qualifier

lrsquointellect en puissance en prenant toutefois le soin drsquoaccoler lrsquoadjectif indeacutefini ti au verbe

paschein afin de distinguer la passiviteacute intellective de la passiviteacute sensitive

Il nous reste maintenant agrave deacutefinir ce que peut deacutesigner le syntagme nous pathecirctikos

qui apparaicirct dans la derniegravere phrase du chapitre III 5 Aucun argument irreacutefutable ne nous

empecircche drsquoidentifier le nous pathecirctikos au nous dunamei lrsquoanalyse dichotomique de la

faculteacute intellectuelle par Aristote semble drsquoailleurs corroborer cette identification La

position objectant que lrsquointellect en tant qursquoil est seacutepareacute dans son activiteacute de la reacutealiteacute

passive qursquoest le corps ne saurait ecirctre qualifieacute de passif ndash objection que nous rencontrons

dans le commentarisme neacuteoplatonicien pour des raisons qursquoa identifieacutees H J

Blumenthal103 ndash est en deacutesaccord avec les ideacutees exprimeacutees au chapitre III 4 Pour Aristote

la faculteacute intellectuelle est agrave la fois impassible en tant qursquoimmateacuterielle et seacuteparable du

corps dans son activiteacute et passible en tant que reacuteceptive des formes intelligibles et de la

causaliteacute de lrsquointellect agent Selon ces consideacuterations nous preacutesentons une traduction que

nous jugeons coheacuterente de ce passage tregraves discuteacute

Seacutepareacute il [lrsquointellect agent] est seulement ce qursquoil est et cela seul est

immortel et eacuteternel (nous ne nous rappelons pas parce que celui-ci

[lrsquointellect agent] est impassible tandis que lrsquointellect passif est corruptible)

et sans lui [lrsquointellect agent] rien ne pense104

Toute traduction de cet obscur passage preacutesuppose une interpreacutetation philosophique de la

noeacutetique aristoteacutelicienne et une reconstruction syntaxique de la prose drsquoAristote Deux

principes ont guideacute notre interpreacutetation Drsquoune part Aristote semble conserver du deacutebut agrave la

fin du chapitre III 5 la distinction entre un intellect agent qui produit toutes choses et un

intellect patient qui devient toutes choses il est donc inutile drsquoidentifier le nous pathecirctikos

103 H J Blumenthal op cit p 153 104 Aristote De lrsquoacircme III 5 430a22-25 (notre traduction) laquo χωρισθεὶς δrsquo ἐστὶ μόνον τοῦθrsquo ὅπερ ἐστί καὶ

τοῦτο μόνον ἀθάνατον καὶ ἀΐδιον οὐ μνημονεύομεν δέ ὅτι τοῦτο μὲν ἀπαθές ὁ δὲ παθητικὸς νοῦς φθαρτός

καὶ ἄνευ τούτου οὐθὲν νοεῖ raquo Exceptionnellement nous avons mis de cocircteacute les parenthegraveses et autres signes de

ponctuation que nous trouvons dans lrsquoeacutedition du texte grec par Ross puisqursquoil srsquoagit deacutejagrave drsquoune interpreacutetation

de la doctrine drsquoAristote Lrsquoeacutedition de reacutefeacuterence nous donne laquoχωρισθεὶς δrsquo ἐστὶ μόνον τοῦθrsquo ὅπερ ἐστί καὶ

τοῦτο μόνον ἀθάνατον καὶ ἀΐδιον (οὐ μνημονεύομεν δέ ὅτι τοῦτο μὲν ἀπαθές ὁ δὲ παθητικὸς νοῦς φθαρτός)middot

καὶ ἄνευ τούτου οὐθὲν νοεῖ raquo

50

agrave une faculteacute autre que lrsquointellect en puissance une tierce faculteacute au sujet de laquelle

Aristote ne donnerait drsquoailleurs aucune autre preacutecision dans le reste du De anima drsquoautre

part puisque le chapitre III 5 porte principalement sur lrsquointellect dit agent ce

qursquoannonccedilaient deacutejagrave les discussions du chapitre III 4 en postulant la neacutecessiteacute drsquoune cause

efficiente capable drsquoactiver lrsquointellect en puissance les pronoms de la phrase traduite et

plus particuliegraverement celui de la derniegravere proposition ont agrave notre avis lrsquointellect agent

comme reacutefeacuterent en effet comme tout ecirctre en puissance a besoin drsquoun ecirctre en acte pour

srsquoactualiser lrsquointellect en puissance a besoin drsquoun intellect en acte pour penser sinon il ne

le peut tout simplement pas

Dans son interpreacutetation de ce passage Ammonius identifie lrsquointellect passif agrave

lrsquoimagination et comprend la derniegravere proposition de ce chapitre en ce sens sans lui agrave

savoir lrsquointellect passif ndash ou lrsquoimagination ndash on ne pense rien105 Ammonius justifie cette

exeacutegegravese en la comparant agrave deux autres passages du De anima ougrave Aristote semble affirmer

qursquoil nrsquoy a pas de penseacutee sans image laquo la faculteacute intellective pense donc les formes dans

des images106 raquo et laquo qursquoest-ce qui distinguera les notions premiegraveres des images Sans

doute elles ne sont pas des images mais elles ne vont pas sans images107 raquo Nous

reviendrons plus loin sur lrsquoarriegravere-plan philosophique de lrsquoexeacutegegravese drsquoAmmonius Pour

lrsquoinstant on peut retenir que la penseacutee est dans son activiteacute neacutecessairement lieacutee agrave

lrsquoimagination et que les images mentales accompagnent naturellement les notions de lrsquoacircme

(bien que leur nature soit essentiellement distincte pour Aristote ce que nous montrerons

par la suite)

La maniegravere dont Aristote deacutefinit lrsquoimagination au chapitre III 3 rend agrave notre avis

impossible son identification agrave la faculteacute intellective qui sous son aspect potentiel

conserve une fonction distincte de celle de lrsquoimagination Rappelons que lrsquoimagination est

deacutefinie comme laquo un mouvement produit par la sensation en acte108 raquo une deacutefinition

inapplication agrave lrsquointellect en puissance (ou agrave lrsquointellect passif si lrsquoon veut distinguer cette

105 Ammonius In Aristotelis de interpretatione 6 17-18 106 Aristote De lrsquoacircme III 7 431b2 107 Ibid III 8 432a12 108 Ibid III 3 429a2-3

51

notion de celle drsquolaquo intellect en puissance raquo) En effet on ne saurait deacutefinir comme

mouvement une faculteacute essentiellement passive

Le pathecirctikos nous ne semble donc pas pouvoir ecirctre identifieacute agrave lrsquoimagination bien

que son activiteacute la penseacutee en acte dont lrsquointellect agent est la cause sine qua non ne se

produise pas sans images Comme Aristote le mentionnait deacutejagrave les notions simples ne sont

pas des images mais elles ne vont pas sans images ainsi bien que lrsquointellect passif ne soit

pas lrsquoimagination son activiteacute en est indissociable Pourquoi alors Aristote qualifie-t-il

lrsquointellect passif de corruptible alors qursquoil est immateacuteriel et que son activiteacute est en elle-

mecircme seacutepareacutee du corps Deux raisons peuvent ecirctre eacutevoqueacutees pour rendre compte de sa

corruptibiliteacute (1) ce qui est en puissance est susceptible de ne pas ecirctre et est donc

essentiellement corruptible (2) cet intellect a besoin drsquoimages pour penser et donc des

organes sensitifs en eux-mecircmes corruptibles qui lui fournissent ces images Notre

interpreacutetation de la notion nous pathecirctikos se concluant ainsi il reste maintenant agrave montrer

ce qui distingue le noecircma du phantasma et agrave deacuteterminer la nature de leur rapport aux

choses extramentales

2432 Les passions de lrsquoacircme dans le traiteacute De la meacutemoire et de la reacuteminiscence109

Comme nous lrsquoavons mentionneacute plus haut Aristote dans le premier chapitre du De

interpretatione semble deacutesigner une mecircme reacutealiteacute psychologique par les termes noecircma(ta)

et pathecircmata tecircs psuchecircs ce qursquoAmmonius identifie par ailleurs aux phantasma(ta) Doit-

on penser qursquoAristote deacutesigne une mecircme chose par ces trois expressions ougrave doit-on

soutenir qursquoil opegravere des distinctions subtiles certes mais capitales pour sa theacuteorie de la

connaissance Le traiteacute De lrsquoacircme mentionne que les notions ne sont pas des images mais

nrsquoy explique pas ce qui les en distingue Crsquoest dans le court traiteacute De la meacutemoire et de la

reacuteminiscence qursquoAristote offre les deacuteveloppements les plus substantiels agrave ce sujet Nous

traduisons ici le passage central ndash ougrave nous voyons une reprise de la notion de dianoia telle

qursquoexposeacutee dans lrsquoAnalogie de la Ligne au livre VI de la Reacutepublique110ndash qui preacutesente une

109 Pour une analyse deacutetailleacutee et reacutecente de ce traiteacute drsquoAristote voir D Bloch Aristotle on Memory and

Recollection Text Translation Interpretation and Reception in Western Scholasticism LeidenBoston Brill

2007 110 Platon Reacutepublique VI 510d-511a

52

distinction entre lrsquoobjet de la penseacutee intellectuelle et lrsquoaffection imaginative qui

lrsquoaccompagne

Nous avons deacutejagrave discuteacute de lrsquoimagination dans notre traiteacute Sur lrsquoacircme il est

impossible de penser sans images La mecircme passion est impliqueacutee dans le

fait de penser comme dans celui de dessiner en effet bien qursquoon ne fasse

aucun usage du fait que le triangle ait une grandeur limiteacutee nous le

dessinons avec une grandeur limiteacutee il en est de mecircme pour celui qui

pense bien qursquoil ne pense pas une grandeur il en pose une devant ses yeux

mais ne pense pas son objet en tant que grandeur111

Aristote poursuit en mentionnant qursquoil nrsquoy a laquo pas de meacutemoire des intelligibles sans

images raquo et donc que la meacutemoire nrsquoest relative laquo agrave la faculteacute intellectuelle que par accident

alors qursquoelle se rattache essentiellement agrave la sensation premiegravere raquo La sensation premiegravere

ou sensation commune est la cause de la production de lrsquoimage mentale On comprend

ainsi que la notion (noecircma) ou lrsquointelligible (noecircton) ne puisse ecirctre penseacutee ou meacutemoriseacutee

sans image bien qursquoelle soit en soi distincte de lrsquoimage qui lrsquoaccompagne

Un autre passage du mecircme traiteacute permet drsquoeacuteclairer la fonction reacutefeacuterentielle attribueacutee

aux passions de lrsquoacircme dans le De interpretatione Aristote deacuteclare qursquoune mecircme image

mentale peut ecirctre consideacutereacutee comme un objet de contemplation en soi ou comme la

repreacutesentation drsquoune autre chose drsquoune reacutealiteacute ou drsquoun eacutetat de fait extramental

Tout comme ce qui est peint sur un tableau est agrave la fois un portrait et une

repreacutesentation les deux consistant en une seule et mecircme chose bien que

leur essence ne soit pas la mecircme et qursquoil est possible de le contempler en

tant que portrait ou en tant que repreacutesentation de mecircme on doit aussi

consideacuterer lrsquoimage qui est en nous comme une mecircme chose qui est agrave la fois

objet de contemplation en soi et image de quelque chose drsquoautre112

En tant qursquoil la considegravere comme une reacutealiteacute reacutefeacuterentielle lrsquoimage est parfois appeleacutee eikocircn

par Aristote un synonyme du terme homoiocircma(ta) employeacute pour qualifier la relation des

111 Aristote De la meacutemoire et de la reacuteminiscence I 449b30-450a6 (notre traduction) laquo ἐπεὶ δὲ περὶ

φαντασίας εἴρηται πρότερον ἐν τοῖς περὶ ψυχῆς καὶ νοεῖν οὐκ ἔστιν ἄνευ φαντάσματος ndash συμβαίνει γὰρ τὸ

αὐτὸ πάθος ἐν τῷ νοεῖν ὅπερ καὶ ἐν τῷ διαγράφεινmiddot ἐκεῖ τε γὰρ οὐθὲν προσχρώμενοι τῷ τὸ ποσὸν ὡρισμένον

εἶναι τοῦ τριγώνου ὅμως γράφομεν ὡρισμένον κατὰ τὸ ποσόν καὶ ὁ νοῶν ὡσαύτως κἂν μὴ ποσὸν νοῇ

τίθεται πρὸ ὀμμάτων ποσόν νοεῖ δrsquo οὐχ ᾗ ποσόν raquo 112 Ibid I 450b20-25 (notre traduction) laquo οἷον γὰρ τὸ ἐν πίνακι γεγραμμένον ζῷον καὶ ζῷόν ἐστι καὶ εἰκών

καὶ τὸ αὐτὸ καὶ ἓν τοῦτrsquo ἐστὶν ἄμφω τὸ μέντοι εἶναι οὐ ταὐτὸν ἀμφοῖν καὶ ἔστι θεωρεῖν καὶ ὡς ζῷον καὶ ὡς

εἰκόνα οὕτω καὶ τὸ ἐν ἡμῖν φάντασμα δεῖ ὑπολαβεῖν καὶ αὐτό τι καθrsquo αὑτὸ εἶναι καὶ ἄλλου [φάντασμα] raquo

53

passions de lrsquoacircme aux choses (pragmata) dans le traiteacute De lrsquointerpreacutetation Par ailleurs

dans le mecircme De memoria les images ou passions dans lrsquoacircme sont aussi deacutesigneacutees par le

terme kinecircsis ce qui certes srsquoaccorde avec les propos tenus dans le De anima ougrave

lrsquoimagination est deacutefinie comme un mouvement (kinecircsis) produit par la sensation premiegravere

Bref malgreacute une variation agrave premiegravere vue deacuteconcertante du vocabulaire conceptuel

employeacute par Aristote sa doctrine des passions de lrsquoacircme conserve sa coheacuterence drsquoun traiteacute agrave

lrsquoautre

Agrave la suite de cette bregraveve analyse des principaux passages concernant lrsquointellect

passif et les passions de lrsquoacircme dans le De anima et le De memoria il nous est permis de

conclure qursquoAristote deacutesigne une mecircme reacutealiteacute psychologique en employant les termes

pathos kinecircsis et phantasma et que le noecircma est indissociable de cette repreacutesentation

mentale bien qursquoil en soit essentiellement distinct

244 Lrsquointellect passif et lrsquoimagination chez Syrianus et Proclus

Chez les commentateurs neacuteoplatoniciens drsquoAristote le nous pathecirctikos nrsquoest plus

consideacutereacute comme la contrepartie passive de lrsquointellect agent De lrsquoavis de H J Blumenthal

ces commentateurs ne semblent pas avoir conserveacute la division dichotomique de lrsquointellect

opeacutereacutee aux chapitres III 4 et 5 du De anima laquo The important point for our purposes is that

pathecirctikos was no longer simply a correlative of poiecirctikos but a word that had associations

which made it unsuitable for use as a description of any purely rational or intellectual

function113 raquo Nous nrsquoavons pas en main tous les mateacuteriaux textuels pour corroborer

lrsquointerpreacutetation de Blumenthal les preacutedeacutecesseurs de Syrianus dont Jamblique avaient sans

doute des raisons philosophiques et exeacutegeacutetiques plus preacutecises pour identifier lrsquointellect

passif agrave lrsquoimagination raisons dont nous ne retrouvons plus que les reformulations

laquo scolaires raquo chez les commentateurs ulteacuterieurs Ce dont nous pouvons toutefois ecirctre

certain crsquoest que les repreacutesentants de lrsquoEacutecole neacuteoplatonicienne ne considegraverent plus le nous

pathecirctikos comme une faculteacute intellective au sens propre on peut voir lagrave un rejet de la

deacutemarche naturaliste drsquoAristote dans son traitement de lrsquointellect un refus drsquoaccepter la

113 H J Blumenthal op cit p 153

54

dimension passive de la faculteacute intellective deacutegageacutee par une analyse opeacutereacutee drsquoapregraves les

principes meacutethodologiques de la science physique

Syrianus est agrave notre connaissance le premier teacutemoin de cette exeacutegegravese

neacuteoplatonicienne qui identifie lrsquointellect passif agrave lrsquoimagination Dans son Commentaire sur

la Meacutetaphysique drsquoAristote ougrave sa tacircche consiste entre autres agrave reacutefuter les objections

aristoteacuteliciennes agrave lrsquoeacutegard de la theacuteorie des Formes Syrianus accuse le Stagirite de rabaisser

inducircment lrsquointellection au niveau de lrsquoimagination Il srsquoen prend particuliegraverement agrave

lrsquoargument de lrsquouniteacute au-delagrave de la multipliciteacute qui contraindrait les platoniciens agrave admettre

lrsquoexistence des Ideacutees de choses peacuterissables puisque nous avons une image de celles-ci114

Nous disions que lrsquointellect vise ce qui est les intellections de lrsquointellect

veacuteritable ne sont donc pas sans substance Et apregraves avoir traicircneacute lrsquointellect

jusqursquoau niveau de lrsquoimagination (car dans drsquoautres livres il appelle celle-ci

laquo intellect passif raquo) il [Aristote] dit qursquoil pourrait y avoir une substance des

choses peacuterissables car on peut avoir une image drsquoune telle chose Et il est

possible de comprendre agrave partir de ce passage vers quel genre drsquoarguments

sont forceacutes de se tourner ceux qui srsquoopposent aux Formes en descendant des

ecirctres jusqursquoaux privations de lrsquointellect en acte jusqursquoagrave lrsquoimagination et

lrsquoopinion115

Cet extrait du Commentaire de Syrianus expose la maniegravere dont on devait interpreacuteter la

philosophie drsquoAristote dans lrsquoEacutecole neacuteoplatonicienne drsquoAthegravenes Lrsquoassurance professorale

avec laquelle Syrianus contre les critiques aristoteacuteliciennes agrave lrsquoeacutegard de la theacuteorie des

Formes et surtout les fines distinctions introduites entre les diffeacuterentes faculteacutes de lrsquoacircme ndash

lrsquointellect lrsquoimagination lrsquoopinion ndash dont il se sert pour reacutefuter les arguments drsquoAristote

teacutemoignent drsquoune approche exeacutegeacutetique vraisemblablement heacuteriteacutee de ses preacutedeacutecesseurs Il

est possible que cette approche poleacutemique du De anima et de la Meacutetaphysique drsquoAristote

remonte agrave lrsquoinstaurateur du cursus des eacutetudes neacuteoplatoniciennes Jamblique pour qui la

lecture du traiteacute De lrsquoacircme est censeacutee introduire aux doctrines plus eacuteleveacutees reacuteveacuteleacutees dans les

dialogues platoniciens

114 Aristote Meacutetaphysique M 4 1079a10 sqq 115 Syrianus In metaphysica 110 31-111 4 (notre traduction) laquo Ἐλέγομεν ὅτι οἷς ὁ νοῦς ἐπιβάλλει ταῦτα

ὄντα ἐστίνmiddot οὐ γὰρ ἀνούσιοι τοῦ ἀληθινοῦ νοῦ αἱ νοήσειςmiddot ὁ δὲ ἐπὶ τὴν φαντασίαν ἑλκύσας τὸν νοῦν (καλεῖ

γὰρ καὶ ταύτην ἐν ἑτέροις παθητικὸν νοῦν) οὕτως ἄν φησί καὶ τῶν ἐφθαρμένων οὐσία εἴηmiddot φαντασθείη γὰρ

ἄν τις καὶ τὸ ἐφθαρμένον καὶ ἔξεστι κἀκ τούτων συνορᾶν εἰς ποίας ἐπιχειρήσεις ἐκτρέπεσθαι

καταναγκάζονται οἱ τοῖς εἴδεσιν ἀντιλέγοντες ἀπὸ μὲν τῶν ὄντων ἐπὶ τὰς στερήσεις ὑποφερόμενοι ἀπὸ δὲ

τοῦ νοῦ τοῦ κατrsquo ἐνέργειαν ἐπὶ φαντασίαν καὶ δόξαν raquo

55

Dans le second prologue de son Commentaire sur le premier livre des Eacuteleacutements

drsquoEuclide Proclus offre agrave son tour un traitement plutocirct scolaire de la notion drsquointellect

passif selon la meacutethode drsquoanalyse qui ressort de la dialectique

En effet lrsquoimagination en raison de son mouvement formateur et de son

existence avec et dans le corps est porteuse de figures toujours particuliegraveres

diviseacutees et scheacutematiseacutees et tout ce qursquoelle connaicirct se voit attribuer une telle

existence Crsquoest pourquoi quelqursquoun a oseacute lrsquoappeler laquo intellect passif raquo Mais

si elle est un intellect comment ne serait-elle pas impassible et

immateacuterielle Et si son activiteacute srsquoaccompagne de passion comment serait-il

encore juste qursquoelle soit appeleacutee intellect Lrsquoimpassibiliteacute convient agrave

lrsquointellect et agrave la nature intellective alors que ce qui est passif est tenu agrave

lrsquoeacutecart de cette substance Mais je crois qursquoil a voulu manifester son

caractegravere intermeacutediaire entre les connaissances premiegraveres et les derniegraveres en

lrsquoappelant agrave la fois intellect par sa ressemblance aux premiegraveres et passif

par sa parenteacute avec les derniegraveres116

Ces connaissances premiegraveres et derniegraveres dont il est ici question correspondent

respectivement aux activiteacutes de la plus haute faculteacute cognitive de lrsquoacircme rationnelle

lrsquointellect et agrave celles de la plus basse faculteacute cognitive de lrsquoacircme irrationnelle la sensation

Proclus donnera la mecircme explication du syntagme nous pathecirctikos dans son Commentaire

sur le Timeacutee agrave lrsquooccasion de son exeacutegegravese de la fameuse formule noecircsis meta logou que

lrsquoon retrouve aux lignes 28a1-4 de ce dialogue

Et lrsquoimagination [est dite] intellect passif parce que bien qursquoelle connaisse

ce qursquoelle connaicirct avec accompagnement de formes et de figures cette

connaissance se passe agrave lrsquointeacuterieur Or crsquoest lagrave preacuteciseacutement un attribut

commun de toute intellection le fait de posseacuteder lrsquoobjet connu agrave

lrsquointeacuterieur117

Les preacutedeacutecesseurs drsquoAmmonius Syrianus et Proclus srsquoentendent donc pour identifier

lrsquointellect passif agrave lrsquoimagination Syrianus dans le contexte poleacutemique de son Commentaire

116 Proclus In Euclidem 51 20-52 12 (notre traduction) laquo καὶ γὰρ ἡ φαντασία διά τε τὴν μορφωτικὴν

κίνησιν καὶ τὸ μετὰ σώματος καὶ ἐν σώματι τὴν ὑπόστασιν ἔχειν μεριστῶν ἀεὶ καὶ διῃρημένων ἐστὶν καὶ

ἐσχηματισμένων τύπων οἰστική καὶ πᾶν ὃ γιγνώσκει τοιαύτην ἔλαχεν ὕπαρξιν ὅθεν δὴ καὶ νοῦν παθητικόν

τις αὐτὴν προσειπεῖν οὐκ ὤκνησεν καίτοι γε εἰ νοῦς πῶς οὐκ ἀπαθὴς καὶ ἄϋλος εἰ δὲ μετὰ πάθους ἐνεργεῖ

πῶς ἔτι νοῦς ἂν κληθείη δικαίως ἀπάθεια μὲν γὰρ τῷ νῷ προσήκει καὶ τῇ νοερᾷ φύσει τὸ δὲ παθητικὸν

πόρρω τῆς οὐσίας ἐκείνης ἀλλrsquo οἶμαι τὸ μέσον αὐτῆς ἐμφῆναι βουλόμενος τῶν τε πρωτίστων γνώσεων καὶ

τῶν ἐσχάτων ἅμα καὶ νοῦν αὐτὴν προσεῖπεν ὡς ἐοικυῖαν ταῖς πρωτίσταις καὶ παθητικὸν κατὰ τὴν πρὸς τὰ

ἔσχατα συγγένειαν raquo 117 Proclus In Timaeum I 244 21-24 (trad A J Festugiegravere) laquoκαὶ νοῦς ἡ φαντασία παθητικός ὅτι καὶ ἔνδον

καὶ μετὰ τύπων καὶ σχημάτων γινώσκει ὅσα γινώσκει κοινὸν δὲ κατὰ πάσης νοήσεως αὐτὸ τοῦτο τὸ ἔνδον

ἔχειν τὸ γνωστόν raquo

56

sur la Meacutetaphysique accuse Aristote drsquoavoir rabaisseacute lrsquointellect et son objet au niveau de

lrsquoimagination et drsquoavoir fondeacute sa critique de la theacuteorie des Formes sur une confusion des

faculteacutes cognitives Proclus par la meacutethode scolastique qursquoil applique pour analyser le

syntagme nous pathecirctikos semble consolider une interpreacutetation qui par-delagrave Syrianus

remonte possiblement aux premiers commentateurs (neacuteo)platoniciens du traiteacute De lrsquoacircme

245 Lrsquointellect passif et les passions de lrsquoacircme dans le Commentaire drsquoAmmonius sur le

traiteacute De lrsquointerpreacutetation

Dans le Commentaire drsquoAmmonius le problegraveme philosophique que reacutevegravele la

question de lrsquoauthenticiteacute du traiteacute De lrsquointerpreacutetation peut ecirctre formuleacute en ces termes est-

ce que les notions (noecircmata) sont des passions de lrsquoacircme (pathecircmata tecircs psuchecircs) ou en

drsquoautres termes est-ce que lrsquoobjet mental se reacuteduit agrave une image Lrsquoanalyse des quelques

extraits tireacutes du De anima et du De memoria montre qursquoAristote opegravere deacutejagrave une distinction

entre les deux aspects notionnel et repreacutesentationnel drsquoune mecircme reacutealiteacute psychologique

une preacutecision cruciale que risquent de masquer les nombreux passages ougrave le noecircma semble

assimileacute au phantasma

Ammonius quant agrave lui semble reprendre lrsquoenseignement de son maicirctre en

reproduisant sans reacuteelle modification la mecircme analyse scolaire du syntagme nous

pathecirctikos Crsquoest en raison de son caractegravere passif qursquoAmmonius srsquoautorise agrave rapporter les

passions de lrsquoacircme agrave cette faculteacute Distingue-t-il pour autant les notions produits purement

rationnels des images produites par lrsquoimagination qui demeure tout de mecircme une faculteacute

irrationnelle Srsquoil a suivi agrave ce propos lrsquoenseignement de son maicirctre Proclus comme ce

dernier suivait deacutejagrave celui de Syrianus Ammonius a ducirc concevoir lrsquoimagination comme le

principe mateacuteriel de la reacutealiteacute intramentale et lrsquoimage comme la matiegravere qui reccediloit la forme

projeteacutee par la penseacutee discursive (dianoia) dans le cadre drsquoun raisonnement scientifique ou

possiblement celle imprimeacutee par lrsquoopinion qui pour Proclus et ses successeurs demeure

une faculteacute rationnelle ayant une connaissance de lrsquouniversel Ces subtiliteacutes

eacutepisteacutemologiques que lrsquoon retrouve notamment dans le second prologue du Commentaire

de Proclus sur les Eacuteleacutements drsquoEuclide118 nrsquoont pas reccedilu leur place dans le Commentaire

drsquoAmmonius Cette absence srsquoexplique raisonnablement par lrsquoobjet de cet ouvrage agrave savoir

118 Proclus In Euclidem 56 1 sqq

57

les doctrines du De interpretatione qui sont censeacutees introduire agrave la logique aristoteacutelicienne

Toutes les doctrines eacutepisteacutemologiques qursquoont accumuleacutees les commentateurs

neacuteoplatoniciens aupregraves de leurs preacutedeacutecesseurs ne pouvaient certes pas ecirctre incluses dans le

prologue drsquoun ouvrage censeacute introduire agrave la logique drsquoAristote

Un dernier point meacuterite notre attention dans la justification de lrsquoauthenticiteacute du traiteacute

par Ammonius Il est cette fois question de lrsquointellect en puissance qui est ici pris comme

une faculteacute proprement rationnelle de lrsquoacircme

Il est clair qursquoil ne refuse pas drsquoappeler lrsquointellection de la partie rationnelle

de notre acircme mecircme lorsqursquoelle se produit sans image une passion certes

dans un sens diffeacuterent de celui dont il eacutetait deacutejagrave question mais en raison du

fait que la puissance qui megravene agrave cette intellection est anteacuterieure selon le

temps agrave toute activiteacute [intellective]119

Ce passage ndash ougrave lrsquoexeacutegegravete fait drsquoailleurs eacuteclater le cadre de la noeacutetique aristoteacutelicienne en

posant lrsquoexistence drsquoune forme drsquointellection indeacutependante de lrsquoimage ndash confirme

qursquoAmmonius comme la plupart des commentateurs neacuteoplatoniciens distinguait le nous

dunamei du nous pathecirctikos une distinction qui comme nous avons tenteacute de le deacutemontrer

nrsquoest nullement neacutecessaire pour comprendre la doctrine des chapitres III 4 et 5 du De

anima et qui va mecircme agrave lrsquoencontre des principes meacutethodologiques qursquoy applique Aristote

Ce passage montre par ailleurs qursquoAmmonius ndash ce qui remet en question lrsquouniversaliteacute du

jugement de Blumenthal ndash ne refusait pas drsquoattribuer une forme de passiviteacute agrave une faculteacute

purement rationnelle de lrsquoacircme lrsquointellect en puissance Il resterait maintenant agrave montrer

par-delagrave les arguments textuels avanceacutes par Ammonius pour identifier lrsquointellect passif agrave

lrsquoimagination quelles pourraient ecirctre les autres raisons philosophiques poleacutemiques ou

autres qui ont contribueacute agrave consolider cette interpreacutetation de lrsquointellect passif adopteacutee par

Syrianus et ses successeurs neacuteoplatoniciens

119 Ammonius In Aristotelis de interpretatione 6 33-7 4 (notre traduction) laquo διrsquo ὧν δῆλός ἐστι καὶ τῆς

λογικῆς ἡμῶν ψυχῆς τὴν νόησιν καὶ εἰ χωρὶς γίνοιτο φαντασίας πάθος καλεῖν οὐ παραιτούμενος οὐ κατὰ

τὴν ἔννοιαν δηλονότι τὴν προειρημένην ἀλλὰ διὰ τὸ προϋπάρχειν ἐπrsquo αὐτῆς κατὰ χρόνον ἑκάστης ἐνεργείας

τὴν ἄγουσαν ἐπrsquo αὐτὴν δύναμιν raquo

58

246 Reacuteflexions conclusives sur lrsquoimagination comme intellect passif

Cette eacutetude drsquoAmmonius nous permet de mieux saisir le sens de lrsquointellect passif

dans le Commentaire sur le premier livre des Eacuteleacutements drsquoEuclide et dans le Commentaire

sur le Timeacutee ougrave elle qualifie lrsquoimagination drsquointellection Quelques eacutetudes dont certaines

auxquelles nous avons deacutejagrave fait reacutefeacuterence ont analyseacute lrsquoemploi de lrsquoexpression intellect

passif pour deacutesigner lrsquoimagination dans le neacuteoplatonisme tardif120 Agrave la lumiegravere de notre

analyse du prologue du Commentaire drsquoAmmonius nous aimerions comparer nos

conclusions agrave celles deacutefendues par les auteurs de ces eacutetudes Bien que nous soyons en

accord avec celles-ci le Commentaire de Proclus sur le Timeacutee nous donne une autre

perspective que nous pourrions chercher agrave reacuteconcilier dans la mesure du possible avec

celles de ces commentateurs Toutefois nous limiterons ici nos analyses des diverses

interpreacutetations possibles de la notion drsquointellect passif pour nous inteacuteresser agrave drsquoautres

aspects de lrsquoimagination chez Proclus

25 Lrsquoimagination et la connaissance de lrsquoEcirctre sans accompagnement de formes ou de

figures son point de deacutepart dans le Phegravedre

Apregraves avoir assembleacute les notions drsquointellect et de passiviteacute pour deacutefinir lrsquoimagination

selon sa propre interpreacutetation de lrsquoexpression aristoteacutelicienne Proclus paraphrase un

passage du Phegravedre (249c) au cœur du mythe de lrsquoattelage aileacute pour distinguer ce mode de

connaissance de lrsquointellection au sens propre Il eacutecrit laquo bien qursquoelle connaisse ce qursquoelle

connaicirct avec accompagnement de formes et de figures cette connaissance se passe agrave

lrsquointeacuterieur raquo La seconde partie de cette phrase qui contient deux des trois eacuteleacutements

deacutefinitionnels que nous avons preacuteceacutedemment isoleacutes explicite la notion drsquointellect passif

lrsquointeacuterioriteacute sur laquelle nous reviendrons rattache lrsquoimagination agrave lrsquointellection alors que

lrsquoaccompagnement de formes et de figures rend compte de sa passiviteacute Apregraves avoir redeacutefini

chacune des six acceptions de lrsquointellection agrave partir de la triade ecirctre-avoir-voir et avoir

rappeleacute la passiviteacute de lrsquoimagination en preacutecisant que laquo cette vue srsquoaccompagne drsquoun

pacirctir raquo Proclus eacutecarte les deacutefinitions de lrsquointellection qui ne peuvent convenir agrave la notion de

120 En plus des travaux de G MacIsaac qui apparaissent dans notre bibliographie notons la reacutecente lrsquoeacutetude de

D Nikulin laquo Imagination et matheacutematiques chez Proclus raquo dans Eacutetudes sur le Commentaire de Proclus au

premier livre des Eacuteleacutements drsquoEuclide p 139-160

59

noecircsis qui apparaicirct dans le discours de Timeacutee Lrsquoimagination en raison de sa passiviteacute est

la premiegravere acception ainsi rejeteacutee

Maintenant il ne faut admettre ni lrsquointellection imaginative ndash elle est en effet

par nature incapable de connaicirctre lrsquoEcirctre reacuteellement ecirctre (car il est invisible)

parce qursquoelle connaicirct lrsquoobjet imagineacute avec accompagnement de figure et de

forme tandis que lrsquoEcirctre eacuteternel est sans figure de faccedilon geacuteneacuterale drsquoailleurs

aucune connaissance irrationnelle ne peut contempler lrsquoEcirctre lui-mecircme degraves lagrave

qursquoelle nrsquoest mecircme pas naturellement capable de saisir lrsquouniversel ndash121

Proclus srsquoapproprie un des termes schecircma dans lrsquoexpression avec accompagnement de

figure (meta schecircmatos) dont Platon se sert sous sa forme privative (aschecircmatistos) pour

caracteacuteriser lrsquoEcirctre veacuteritable dans le Phegravedre (247c) Voici le passage canonique de ce

dialogue qui reacuteapparaicirctra dans la seconde partie de notre eacutetude au sujet cette fois de

lrsquointellection au sens propre

Cet espace qui srsquoeacutetend au-delagrave du ciel nrsquoa jamais encore eacuteteacute chanteacute par aucun

poegravete drsquoici-bas et ne sera jamais chanteacute drsquoune maniegravere digne de lui Or voilagrave

ce qui en est ndash car on doit oser dire le vrai surtout quand on parle sur la veacuteriteacute

Lrsquoessence qui nrsquoa point de couleur ni de forme et qursquoon ne saurait toucher

lrsquoessence qui est reacuteellement que seul est capable de voir le pilote de lrsquoacircme ndash

lrsquointelligence celle enfin qui est lrsquoobjet de la veacuteritable science occupe ce lieu-

lagrave122

Des trois eacutepithegravetes attribueacutees agrave lrsquoEcirctre veacuteritablement ecirctre dans le Phegravedre ndash sans couleur

(achromatocircs) sans figure (aschecircmatistos) et intangible (anaphecircs) ndash les deux derniegraveres sont

reprises par Proclus pour caracteacuteriser la connaissance intellective

26 Lrsquointeacuterioriteacute de lrsquoimagination et le veacutehicule de lrsquoacircme

Alors que lrsquointellection accompagneacutee de raison vise lrsquoEcirctre et lrsquoopinion

accompagneacutee de sensation se tourne vers le Devenir quel est lrsquoobjet reacuteserveacute agrave

lrsquoimagination Cette question nrsquoest pas directement poseacutee par Proclus mais selon le mode

121 Proclus In Timaeum I 244 31-245 5 (trad A J Festugiegravere) laquo ληπτέον δὲ νῦν οὔτε τὴν φανταστικὴν

νόησινmiddot οὐ γὰρ πέφυκεν αὕτη τὸ ὄντως ὂν γιγνώσκεινmiddot ἀόριστον γάρ ὅτι καὶ μετὰ σχήματος καὶ μορφῆς

γινώσκει τὸ φανταστόν τὸ δὲ ἀεὶ ὂν ἀσχημάτιστόν ἐστιmiddot καὶ ὅλως οὐδεμία γνῶσις ἄλογος αὐτὸ τὸ ὂν δύναται

θεωρεῖν ἥ γε μηδὲ τὸ καθόλου πέφυκεν αἱρεῖν raquo 122 Platon Phegravedre 247c-d (trad Cl Moreschini et P Vicaire) laquo Τὸν δὲ ὑπερουράνιον τόπον οὔτε τις ὕμνησέ

πω τῶν τῇδε ποιητὴς οὔτε ποτὲ ὑμνήσει κατrsquo ἀξίαν ἔχει δὲ ὧδε ndash τολμητέον γὰρ οὖν τό γε ἀληθὲς εἰπεῖν

ἄλλως τε καὶ περὶ ἀληθείας λέγοντα ndash ἡ γὰρ ἀχρώματός τε καὶ ἀσχημάτιστος καὶ ἀναφὴς οὐσία ὄντως οὖσα

ψυχῆς κυβερνήτῃ μόνῳ θεατὴ νῷ περὶ ἣν τὸ τῆς ἀληθοῦς ἐπιστήμης γένος τοῦτον ἔχει τὸν τόπον raquo

60

de connaissance qui deacutefinit lrsquoimagination ndash elle connaicirct avec accompagnement de formes et

de figures ndash et drsquoapregraves lrsquointerpreacutetation neacuteoplatonicienne du mythe du Phegravedre nous

comprenons pourquoi elle ne peut ecirctre consideacutereacutee comme une connaissance veacuteritable de

lrsquoEcirctre Est-elle alors une connaissance du Devenir Non plus en tant que cette

connaissance est deacutefinie par lrsquoexteacuterioriteacute et qursquoelle se rapporte agrave la sensation qui de Platon

agrave Aristote est jugeacutee distincte de lrsquoimagination Comment deacutefinir alors le mode drsquointellection

que Proclus reacuteserve agrave lrsquoimagination si son objet ne srsquoidentifie ni agrave lrsquoEcirctre ni au Devenir

Pour expliquer lrsquointeacuterioriteacute de lrsquoimagination Proclus ne reprend pas lrsquoargumentation

drsquoAristote mais se base sur une conception du corps eacutelaboreacute dans le neacuteoplatonisme Les

Eacuteleacutements de theacuteologie dont les propositions fournissent le cadre theacuteorique pour lrsquoanalyse

des cinq autres acceptions de lrsquointellection dans lrsquoIn Timaeum ne traitent pas directement

de lrsquoimagination Cet ouvrage comme son titre lrsquoindique porte sur les principes

theacuteologiques ce nrsquoest qursquoindirectement que son auteur y traite des faculteacutes de lrsquoacircme

humaine qui y reccediloit lrsquoappellation acircme particuliegravere qui apparaicirct au terme de la procession

des reacutealiteacutes agrave partir de lrsquoUn Agrave lrsquoinstar drsquoAristote Proclus fait de lrsquoimagination une faculteacute

dont lrsquoexistence deacutepend de la relation de lrsquoacircme avec un corps Cependant pour Proclus la

doctrine du corps deacutepasse le point de vue naturaliste drsquoAristote et se fonde de mythes

platoniciens ou un corps incorruptible est congeacutenital agrave lrsquoacircme Les propositions 196 205

207 208 209 et 210 deacutemontrent la neacutecessaire liaison entre lrsquoacircme et ce veacutehicule qui est le

premier corps par lequel elle est participeacutee Il nrsquoest pas explicitement question de

lrsquoimagination dans ces propositions cette faculteacute ne semble donc pas apparaicirctre par la

simple participation de ce corps premier agrave lrsquoacircme Toutefois agrave la proposition 209 il pourrait

ecirctre question de lrsquoapparition de cette faculteacute ougrave Proclus traite de la descente conjointe de

lrsquoacircme et de son veacutehicule dans le Devenir et ce faisant de lrsquoaddition de laquo tuniques raquo au

veacutehicule et de vies irrationnelles agrave lrsquoacircme qui est en elle-mecircme une essence rationnelle

Proclus ne deacutetaille pas ces vies irrationnelles ndash ou ces puissances irrationnelles - mais on

peut faire lrsquohypothegravese que lrsquoimagination compte au nombre de celles-ci

Le veacutehicule de lrsquoacircme particuliegravere descend en srsquoajoutant des tuniques

mateacuterielles et il remonte avec elle en retranchant tout ce qui est mateacuteriel et en

reacuteinteacutegrant sa propre forme selon un processus qui correspond agrave celui de lrsquoacircme

dont il est lrsquoinstrument Celle-ci en effet descend en srsquoadjoignant des vies

61

infraraisonnables et elle remonte en se deacutevecirctant de toutes les puissances de

geacuteneacuteration dont elle srsquoeacutetait enveloppeacutee dans sa descente en se purifiant et en se

deacutepouillant de toutes les puissances qui subviennent aux neacutecessiteacutes du

devenir123

Dans la note qursquoil consacre agrave ce passage E R Dodds fait remonter lrsquoimage de la tunique

(chitocircn) jusqursquoagrave Philon drsquoAlexandrie124 Il trouve deacutejagrave dans ses Leg allego une theacuteorie des

faculteacutes irrationnelles de lrsquoacircme associeacutees agrave ces tuniques au nombre desquels comptent

lrsquoopinion (doxa) et lrsquoimagination (phantasia) Nous reviendrons sur la nature de lrsquoopinion

qui conserve chez Proclus un caractegravere rationnel tant en demeurant associeacutee agrave la sensation

dont le mode de connaissance qui en reacutesulte porte sur le Devenir Quant agrave elle

lrsquoimagination prise comme laquo tunique raquo irrationnelle de lrsquoacircme rationnelle par Philon

annonce la doctrine que Proclus deacutefend agrave la proposition 209 Dodds eacutemet des hypothegraveses

dans sa note mais aussi dans son laquo Appendix II raquo125 sur les diffeacuterents moments drsquoune

histoire de cette conception des faculteacutes irrationnelles de lrsquoacircme en relation avec la theacuteorie

du veacutehicule astral de Platon aux neacuteoplatoniciens tardifs

Le Commentaire sur le Timeacutee nous offre une illustration de cette doctrine drsquoaccreacutetion

de faculteacutes irrationnelles sur les faculteacutes rationnelles de lrsquoacircme Dans la section qursquoil

consacre agrave la notion drsquoochecircma Proclus eacutecrit

Cette essence diviseacutee nous lrsquoavons crsquoest manifeste Car il existe attacheacute agrave

notre acircme comme il est attacheacute aux acircmes divines et deacutemoniques un veacutehicule

qui fait corps avec elle qui a sa vie propre et crsquoest lui qui est lrsquoessence diviseacutee

dont lrsquoacircme a assumeacute agrave lrsquoavance le modegravele degraves lagrave qursquoelle srsquoest proposeacute

lrsquoopinion pour modegravele de la sensation et sa propre faculteacute de choisir pour

modegravele de lrsquoimpulsion inheacuterente agrave son veacutehicule impulsion selon laquelle il se

meut et est pousseacute ici ou lagrave126

123 Proclus Eacuteleacutements de theacuteologie prop 209 (trad J Trouillard) laquo Πάσης μερικῆς ψυχῆς τὸ ὄχημα κάτεισι

μὲν προσθέσει χιτώνων ἐνυλοτέρων συltναgtνάγεται δὲ τῇ ψυχῇ διrsquo ἀφαιρέσεως παντὸς τοῦ ἐνύλου καὶ τῆς

εἰς τὸ οἰκεῖον εἶδος ἀναδρομῆς ἀνάλογον τῇ χρωμένῃ ψυχῇmiddot καὶ γὰρ ἐκείνη κάτεισι μὲν ἀλόγους

προσλαβοῦσα ζωάς ἄνεισι δὲ ἀποσκευασαμένη πάσας τὰς γενεσιουργοὺς δυνάμεις ἃς ἐν τῇ καθόδῳ

περιεβάλλετο καὶ γενομένη καθαρὰ καὶ γυμνὴ τῶν τοιούτων πασῶν δυνάμεων ὅσαι πρὸς τὴν τῆς γενέσεως

χρείαν ὑπηρετοῦσι raquo 124 E R Dodds laquo Commentary raquo dans Proclus Elements of Theology p 306-308 125 Ibid p 313-321 126 Proclus In Timaeum III 268 25-32 (trad A J Festugiegravere) laquo καὶ ἔχομεν ταύτην ἐναργῶςmiddot ἐξήρτηται γὰρ

αὐτῆς ὄχημα συμφυές ἔχον οἰκείαν ζωήν ὡς καὶ τῶν θείων ψυχῶν καὶ δαιμονίων καὶ αὕτη ἐστὶν ἡ

μερικὴ οὐσία ἧς ἡ ψυχὴ τὸ παράδειγμα προείληφε τῆς μὲν αἰσθήσεως τὴν δόξαν τῆς δὲ ὀρέξεως τῆς ἐν

τῷ οἰκείῳ ὀχήματι καθrsquo ἣν ὡδὶ κινεῖται ἢ ὡδὶ καὶ ὁρμᾷ τὴν ἑαυτῆς δύναμιν

προαιρετικὴν προστησαμένη παράδειγμα raquo

62

Qursquoest-ce que signifie lrsquointeacuterioriteacute de lrsquoimagination Deux autres passages de lrsquoœuvre

proclienne illustrent bien le sens donneacute agrave cette expression

Or si lrsquounique Deacutemiurge donne agrave tous part agrave lrsquointelligence il y a mecircme dans les

deacutemons irrationnels une trace la derniegravere de la proprieacuteteacute intellectuelle dans la

mesure ougrave ils sont prompts agrave imaginer ndash car crsquoest lagrave le dernier reflet de

lrsquointelligence et lrsquoimagination est pour cela dite un laquo intellect passif raquo par

drsquoautres gens aussi qui nrsquoemploient pas un mauvais langage ndash en sorte qursquoil en

va de mecircme aussi des laquo demi-mortels raquo parmi les deacutemons proprement nommeacutes

tels127

Qursquoen est-il maintenant de lrsquoimaginative Il faut examiner de nouveau srsquoil faut

la poser comme entiegraverement identique agrave la sensibiliteacute Drsquoune part comme

exerccedilant son activiteacute sur des objets exteacuterieurs elle est pourrait-il sembler du

sensitif mais en tant qursquoelle conserve les impressions des choses qursquoelle a

vues ou entendues ou perccedilues selon quelque autre sens elle est du meacutemoratif

Telle est donc lrsquoimaginative128

Nous avons deacutefini lrsquoimagination mais nous nrsquoavons pas parleacute de ses causes Nous nous

inteacuteresserons maintenant agrave son rapport agrave lrsquointellect et au discours mythique Cet extrait du

Commentaire sur le Timeacutee offre un aperccedilu de la doctrine meacutetaphysique derriegravere le discours

gnoseacuteologique de Proclus sur lrsquoimagination

Mais il existe avant celle-ci une sensation dans le veacutehicule de lrsquoacircme qui en

comparaison de la preacuteceacutedente est immateacuterielle et pure qui est une

connaissance par elle-mecircme impassible mais qui nrsquoest pas libre de toute forme

parce qursquoelle est elle aussi corporeacuteiforme degraves lagrave qursquoelle a son existence dans un

corps Cette sensation-lagrave a la mecircme nature que lrsquoimagination car le fait drsquoecirctre

laquo communes raquo leur appartient agrave toutes deux Mais quand elle se porte au-

dehors elle se nomme laquo sensation raquo quand elle reste au-dedans et qursquoau moyen

du corps pneumatique elle voit les figures et les formes elle est dite

laquo imagination raquo Et ltdans la mesure ougravehellip elle est imaginationgt dans la mesure

ougrave elle se divise dans le corps pneumatique elle est sensation Car lrsquoopinion est

la base de la vie rationnelle et lrsquoimagination est le sommet de la vie

immeacutediatement infeacuterieure et opinion et imagination sont lieacutees lrsquoune agrave lrsquoautre et

la faculteacute infeacuterieure est remplie de puissances par la supeacuterieure

127 Ibid III 158 5-11 (trad A J Festugiegravere) laquo εἰ δὲ νοῦ πᾶσι μεταδίδωσιν ὁ εἷς δημιουργός ἔστι τι καὶ ἐν

ἐκείνοις ἴχνος τῆς νοερᾶς ἰδιότητος ἔσχατον καθόσον εἰσὶν εὐφάνταστοι (τοῦτο γάρ ἐστιν ἀπήχημα τοῦ νοῦ

τελευταῖον καὶ νοῦς διὰ τοῦτο παθητικὸς ἡ φαντασία λέγεται καὶ ὑπrsquo ἄλλων οὐ κακῶς λεγόντων) ὥστε καὶ

οἱ ἡμιθνῆται τῶν ἰδίως καλουμένων δαιμόνων raquo 128 Proclus In Rempublicam I 233 3-8 (trad A J Festugiegravere) laquo τὸ δὲ αὖ φανταστικὸν ζητητέον εἰ ταὐτὸν

τῷ αἰσθητικῷ πάντως θετέονmiddot ἔξω μὲν γὰρ ἐνεργοῦν ὡς ἂν δόξειεν ἐστὶν αἰσθητικόν κατέχον δὲ ὧν εἶδεν ἢ

ἤκουσεν ἢ ἄλλην τινὰ αἴσθησιν ἔλαβεν τοὺς τύπους μνημονευτικόν τοῦτο δὴ τὸ φανταστικόν raquo

63

La sensation meacutediane est celle qui dans la vie irrationnelle tout en eacutetant

reacuteceptive seulement des objets du dehors et non pas des types ideacuteaux drsquoen haut

est cependant elle aussi commune connaissant drsquoailleurs le sensible au moyen

drsquoun affect

La sensation mateacuterielle ne connaicirct que les objets qui la heurtent du dehors et

qui lrsquoeacutebranlent et elle ne peut retenir en elle-mecircme ce qursquoelle voit car elle est

fragmentaire et non une elle se divise en effet selon les organes des sens129

La suite de lrsquoextrait propose une tripartition de la sensation dont lrsquoimagination est le

sommet On comprend pourquoi agrave partir de ce scheacutema lrsquoimagination qui reccediloit les

principes drsquoen haut peut dans le discours mythique fournir les principes du discours

theacuteologique

27 Lrsquoimagination lrsquointellection et les mythes

Dans la La Mystagogie de Proclus J Trouillard remarque laquo Il nrsquoest paradoxal

qursquoen apparence que cette feacuteconditeacute imaginative engendre agrave la fois les raisons

matheacutematiques et les mythes raquo Crsquoest au sujet du rocircle de lrsquoimagination dans le mythe que

nous poursuivrons notre preacutesentation sur la phantasia avant de reacutecapituler les principaux

eacuteleacutements de la doctrine proclienne de lrsquoimagination

Lrsquoune des plus pertinentes justifications de lrsquousage des mythes par Platon se trouve

dans le Commentaire de Proclus sur la Reacutepublique dans le prologue de la dissertation

(XVI) sur le Mythe drsquoEr Selon un proceacutedeacute meacutethodologique qui lui est habituel en

ouverture de ses commentaires Proclus pose une seacuterie de questions capitales (kephalaia)

dont les reacuteponses guideront son exeacutegegravese de lrsquoœuvre commenteacutee Proclus srsquoy attaque aux

objections faites par un eacutepicurien du nom de Colotegraves qui reproche agrave Platon drsquoavoir mis de

129 Proclus In Timaeum III 286 20-287 7 (trad A J Festugiegravere) laquo ἄλλη δέ ἐστιν ἡ πρὸ ταύτης αἴσθησις ἐν

τῷ ὀχήματι τῆς ψυχῆς ὡς πρὸς ταύτην ἄυλος καὶ καθαρὰ καὶ γνῶσις ἀπαθὴς αὐτὴ καθrsquo ἑαυτήν μορφῆς δὲ

οὐκ ἀπηλλαγμένη διότι καὶ αὐτὴ σωματοειδής ἐστιν ὡς ἐν σώματι λαχοῦσα τὴν ὑπόστασιν καὶ ἐκείνη μὲν ἡ

αἴσθησις τῇ φαντασίᾳ τὴν αὐτὴν ἔχει φύσινmiddot τὸ γὰρ εἶναι κοινὸν ἀμφοῖνmiddot ἀλλrsquo ἔξω μὲν προϊοῦσα καλεῖται

αἴσθησις ἔνδον δὲ μένουσα καὶ ἐν τῷ πνεύματι θεωροῦσα τὰς μορφὰς καὶ τὰσχήματα φαντασία καὶ ltκαθrsquo

ὅσον μὲν φαντασίαgt καθrsquo ὅσον δὲ μερίζεται περὶ τὸ πνεῦμα αἴσθησιςmiddot ἔστι γὰρ βάσις μὲν τῆς λογικῆς

ζωῆς ἡ δόξα κορυφὴ δὲ ἡ φαντασία τῆς δευτέρας καὶ συνάπτουσιν ἀλλήλαις ἥ τε δόξα καὶ ἡ φαντασία καὶ

πληροῦται δυνάμεων ἡ δευτέρα παρὰ τῆς κρείττονος ἡ δὲ μέση ltἡgt τῆς ἀλόγου ζωῆς τῶν μὲν ἄνωθεν τύπων

ἄδεκτός ἐστι τῶν δὲ ἔξωθεν δεκτικὴ μόνων κοινὴ δὲ ὅμως ἐστὶ καὶ αὕτη παθητικῶς γιγνώσκουσα τὸ

αἰσθητόν ἡ δὲ ἔνυλος αἴσθησις τῶν ἔξωθεν προσπιπτόντων ἐστὶ μόνον καὶ τῶν κινούντων αὐτήν ἐν ἑαυτῇ τὰ

θεάματα κατέχειν οὐ δυναμένη μεριστὴ οὖσα καὶ οὐ μίαmiddot διῄρηται γὰρ περὶ τοῖς αἰσθητηρίοις raquo

64

cocircteacute lrsquoexplication scientifique en ayant recours agrave une fable mensongegravere au sujet de la justice

reacuteserveacutee agrave lrsquoacircme130

Ce passage permet de comprendre le rocircle de lrsquoimagination dans un contexte autre

que celui des exposeacutes offrant une analyse du savoir matheacutematique Dans une autre

perspective toujours selon la procession qui fait de lrsquointellect le modegravele rationnel de la

faculteacute irrationnelle qui srsquoy rattache agrave savoir lrsquoimagination ce passage offre un autre

eacuteclairage sur la notion drsquointellect passif et sur des notions connexes par lesquelles Proclus

deacutefinit la sixiegraveme acception de lrsquointellection de lrsquoIn Timaeum Un peu comme le

Parmeacutenide qui pour Proclus preacutesente dans un unique exposeacute lrsquoensemble des processions

divines qui apparaissent de maniegravere rhapsodique dans les autres dialogues de Platon cet

extrait rassemble la plupart des notions relatives agrave lrsquoimagination preacuteceacutedemment analyseacutees

dans drsquoautres contextes exeacutegeacutetiques

Il faut ajouter agrave cela que puisque les acircmes qui de par leur ecirctre mecircme sont

intellectives et pleines de principes rationnels incorporels et intellectifs ont

revecirctu lrsquointellect imaginatif et ne peuvent vivre sans lui en ce lieu-ci de la

geacuteneacutesis ndash en sorte que parmi les Anciens certains disent que lrsquoimagination est

mecircme chose que lrsquointellect et drsquoautres ont deacutecideacute aussi de nrsquoadmettre aucune

intellection qui ne comporte une image ndash puisque ces acircmes donc comme nous

disions sont devenues drsquoimpassibles passibles de non configurantes donnant

une configuration le mode drsquoenseignement qui leur convient est agrave bon droit

celui qui procegravede par ces sortes de mythes Ceux-ci contiennent sans doute en

grande part au-dedans la lumiegravere intellective de la veacuteriteacute mais ils projettent

au-dehors le revecirctement fictif qui cache cette lumiegravere gracircce agrave une similitude

lrsquoimagination qui est en nous couvrant drsquoombre lrsquointellect partiel131

Ce texte confirme lrsquoinclusion de lrsquoimagination au nombre des faculteacutes irrationnelles

laquo revecirctues raquo par lrsquoacircme rationnelle dans sa descente La terminologie nrsquoest pas identique agrave

celle des Eacuteleacutements de theacuteologie mais lrsquoimage de la laquo vecircture raquo y reacuteapparaicirct132 Agrave la

130 Proclus In Rempublicam II 105 24 sqq 131 Ibid II 107 14-26 (trad A J Festugiegravere) laquo προσθετέον δὲ τούτοις καὶ ὅτι ταῖς ψυχαῖς νοεραῖς μὲν

οὔσαις κατὰ τὴν ἑαυτῶν ὕπαρξιν καὶ λόγων πλήρεσιν ἀσωμάτων καὶ νοερῶν ἐνδυσαμέναις [δὲ] τὸν

φανταστικὸν νοῦν καὶ ζῆν ἄνευ τούτου μὴ δυναμέναις ἐν τῷδε τῷ τόπῳ τῆς γενέσεως (ὥστε καὶ τῶν παλαιῶν

τινας τοὺς μὲν φαντασίαν ταὐτὸν εἰπεῖν εἶναι καὶ νοῦν τοὺς δὲ καὶ διακρίναντας ἀφάνταστον νόησιν

μηδεμίαν ἀπολείπειν) ταύταις δrsquo οὖν ὡς εἴπομεν γενομέναις ἀπαθέσι παθητικαῖς ἀμορφώτοις μορφωτικαῖς

πρέπων ἐστὶν τρόπος διδασκαλίας εἰκότως ὁ διὰ τῶν τοιῶνδε μύθωνmiddot οἷς πολὺ μέν ἐστιν ἔνδον τὸ νοερὸν τῆς

ἀληθείας φέγγος προβέβληται δὲ τὸ πλασματῶδες ἀποκρύπτον ἐκεῖνο κατὰ μίμησιν τῆς ἐν ἡμῖν φαντασίας

ἐπιλυγαζούσης τὸν μερικὸν νοῦν raquo 132 Proclus Eacuteleacutements de theacuteologie prop 209

65

proposition 209 Proclus eacutecrit que lrsquoacircme laquo descend en srsquoadjoignant des vies

infraraisonnables raquo ce qui srsquoaccorde avec la thegravese selon laquelle les acircmes rationnelles laquo ont

revecirctu lrsquointellect imaginatif et ne peuvent vivre sans lui en ce lieu-ci de la geacuteneacutesis raquo

eacutenonceacutee dans le Commentaire sur la Reacutepublique La vie de lrsquoacircme rationnelle dans le

Devenir ou la geacuteneacutesis nrsquoest donc pas indeacutependante de lrsquoimagination qursquoelle laquo revecirct raquo

neacutecessairement lors de sa descente

Pour Proclus lrsquoopinion de certains Anciens au sujet de lrsquoimagination relegraveve drsquoune

conception deacuteficiente de sa veacuteritable nature qursquoil expose notamment dans son

Commentaire sur la Reacutepublique et agrave la proposition 209 des Eacuteleacutements de theacuteologie Crsquoest

pourquoi lisons-nous dans lrsquoIn republicam laquo certains disent que lrsquoimagination est mecircme

chose que lrsquointellect et drsquoautres ont deacutecideacute aussi de nrsquoadmettre aucune intellection qui ne

comporte une image raquo Lrsquoanalyse effectueacutee de la phantasia aristoteacutelicienne nous permet de

reconnaicirctre ici une reacutefeacuterence au traiteacute De lrsquoacircme ougrave Aristote reacutefute lrsquoidentification de

lrsquointellect entendons la penseacutee agrave lrsquoimagination chez certains de ses devanciers en prenant

tout de mecircme soin de preacuteciser que lrsquointellection est toujours accompagneacutee drsquoimages

Proclus (re)trouve sa doctrine de lrsquoimagination dans les Dialogues de Platon ou du moins

ses points de deacutepart (aphormai) notamment dans les mythes qui illustrent la descente de

lrsquoacircme dans la geacuteneacutesis

Crsquoest un extrait du Commentaire sur la Reacutepublique qui nous offre une des

meilleures illustrations du rocircle joueacute par lrsquoimagination dans son rapport aux discours

mythiques

Drsquoune part ce qui est purement fiction mythique convient seulement agrave ceux qui

ne vivent que selon lrsquoimagination et qui nrsquoont en tout et pour tout que

lrsquointellect passible Drsquoautre part lrsquoeacuteclat de la science la proprieacuteteacute qursquoa la

connaissance intellective de se reacuteveacuteler elle-mecircme conviennent agrave ceux qui ont

fixeacute toute leur activiteacute dans des intellections pures133

Tout en eacuteclairant la fonction cognitive de lrsquointellect passible (ou passif) Proclus contraste

du mecircme coup deux deux acceptions de lrsquointellection celle de lrsquoimagination et celle qui est

133 Proclus In Rempublicam II 107 26-108 2 (trad A J Festugiegravere) laquo τὸ μὲν γὰρ μυθῶδες πᾶν ὅσον

πέπλασται μόνον τοῖς κατὰ μόνην τὴν φαντασίαν ζῶσίν ἐστιν οἰκεῖον καὶ ὧν ἐστιν τὸ ὅλον ὁ παθητικὸς νοῦς

τὸ δὲ φανὸν τῆς ἐπιστήμης καὶ αὐτοφανὲς τῆς νοερᾶς γνώσεως τοῖς ἱδρύσασιν ἐν νοήσεσιν καθαραῖς τὴν

ἑαυτῶν ὅλην ἐνέργειαν raquo

66

au principe de la noecircsis meta logou la premiegravere pouvant ecirctre associeacutee aux formes

symbolique et imageacutee134 du discours sur le divin la seconde relavant du discours

scientifique crsquoest-agrave-dire la dialectique Le passage suivant poursuit lrsquoanalyse du rocircle de

lrsquoimagination dans la fiction mythique

Quant agrave ce qui est agrave la fois exteacuterieurement fictif inteacuterieurement intellectif il

reste pour nous je suppose que ce soit approprieacute agrave ceux qui sont le composeacute

des deux et qui ont un double intellect celui que nous sommes vraiment et

celui que nous avons revecirctu et que nous avons projeteacute au-dehors Crsquoest pour

cela aussi je suppose que nous prenons plaisir aussi aux mythes comme nous

eacutetant congeacutenegraveres Les deux intellects en nous y trouvent leurs deacutelices lrsquoun de

nos moi nourri par les veacuteriteacutes du dedans est devenu contemplateur du vrai

lrsquoautre fascineacute par le revecirctement exteacuterieur a acquis bonne disposition pour la

course vers la science Et de mecircme que lors mecircme que nous agissons selon

lrsquoimagination il nous faut user drsquoimages pures non souilleacutees par de certains

phantasmes obscegravenes de mecircme je suppose convient-il aussi que les mythes

aient leur appareil exteacuterieur ressemblant aux belles figures intellectives qui

ornent le dedans Voilagrave pourquoi Platon rejetait les repreacutesentations des mythes

des poegravetes parce qursquoelles infectent les acircmes non initieacutees de sous-entendus

grossiers135

Les propos ingeacutenieux de Proclus combinent agrave la fois une theacuteorie des faculteacutes de lrsquoacircme qui

fait mention drsquoun double intellect ndash lrsquoimagination et fort probablement le logos intellectif

activeacute par un intellect en acte et seacutepareacute ndash correspondant aux deux faces du mythe ndash le vrai et

et le vraisemblable ndash et une harmonisation des propos drsquoAristote136 et de Platon137 sur

lrsquoattrait et les dangers de la fiction mythique

134 On pourrait eacutegalement associer le discours inspireacute agrave lrsquoactivation de lrsquointellect passif bien que la faculteacute

premiegraverement eacuteveilleacutee lorsqursquoun tel discours est prononceacute soit lrsquoun (ou lrsquohuparxis) de lrsquoacircme Au sujet des

discours ou modes drsquoenseignement theacuteologiques chez Platon drsquoapregraves Proclus voir Theacuteologie platonicienne I

4 17 9-23 11 135 Proclus In Rempublicam 108 2-108 16 (trad A J Festugiegravere) laquo τὸ δὲ αὖ κατὰ μὲν τὸ ἔξω

πλασματῶδες κατὰ δὲ τὸ ἔσω νοερὸν ἡμῖν δήπου λείπεται σύζυγον εἶναι τοῖς τὸ συναμφότερον οὖσιν καὶ

διττὸν ἔχουσι νοῦν τὸν μὲν ὃν ἐσμέν τὸν δὲ ὃν ἐνδυσάμενοι προβεβλήμεθα καὶ διὰ τοῦτο δήπου καὶ

χαίρομεν ὡς συμφυέσι τοῖς μύθοιςmiddot εὐφραίνεται γὰρ ὁ διττὸς ἐν ἡμῖν νοῦς καὶ ὃ μέν τις ἡμῶν ὑπὸ τῶν ἔνδον

τραφεὶς ἐγένετο θεατὴς τῶν ἀληθῶν ὃ δὲ ὑπὸ τῶν ἔξω καταπλαγεὶς ἐπιτήδειος κατέστη πρὸς τὴν εἰς

ἐπιστήμην ὁδόν ὥσπερ δὲ καὶ εἰ φανταστικῶς ἐνεργοῦμεν ὅμως δεῖ καθαραῖς χρῆσθαι φαντασίαις ἀλλrsquo οὐ

μεμιασμέναις ὑπό τινων αἰσχρῶν φαντασμάτων οὕτω δήπου καὶ τοὺς μύθους πρέπουσαν ἔχειν προσήκει καὶ

τὴν ἔξωθεν σκευὴν τοῖς ἔνδον νοεροῖς ἀγάλμασιν διὸ καὶ Πλάτων ἀπεσκευάζετο τὰς τῶν ποιητικῶν μύθων

διαθέσεις ἀναπιμπλάσας τὰς ἀτελέστους ψυχὰς ὑπονοιῶν φορτικῶν raquo 136 Nous pensons agrave cette ceacutelegravebre phrase du chapitre A 1 de la Meacutetaphysique 982b17-19 que Proclus a peut-

ecirctre en tecircte ici (trad J Tricot) laquo Or apercevoir une difficulteacute et srsquoeacutetonner crsquoest reconnaicirctre sa propre

ignorance (crsquoest pourquoi mecircme lrsquoamour des mythes est en quelque maniegravere amour de la Sagesse car le

mythe est un assemblage de merveilleux) raquo

67

Lrsquoeacutetude de ces extraits du Commentaire sur la Reacutepublique complegravete notre

preacutesentation de lrsquoimagination en tant qursquoelle peut ecirctre deacutefinie comme une forme

drsquointellection dans la philosophie de Proclus Nous nous inteacuteresserons maintenant agrave la

seconde acception de lrsquointellection dans lrsquoordre inductif que nous avons deacutefini qui

correspond agrave lrsquoactiviteacute rationnelle de lrsquoacircme humaine

3 Lrsquointellection de lrsquoacircme rationnelle et le rocircle de la dianoia

31 Uniteacute et multipliciteacute de lrsquoacircme rationnelle

311 Lrsquoacircme rationnelle

Lrsquointellection de lrsquoacircme raisonnable quant agrave elle pose un problegraveme que nrsquoeacutelucide

qursquoen partie lrsquoexeacutegegravese des lignes 28a1-4 du Timeacutee Si lrsquoacircme rationnelle est essentiellement

discursive si son intellection se produit dans le temps en ne saisissant drsquoun seul coup

qursquoune partie du tout intelligible celle-ci ne peut agrave proprement parler ecirctre qualifieacutee de

laquo rassembleacutee raquo ou drsquo laquo unitive raquo (athroocircs) expression qui deacutesigne de maniegravere propre

lrsquointuition simple Crsquoest ce que note drsquoailleurs Proclus laquo tantocirct elle voit les Touts mais

elle ne les voit agrave un seul et mecircme instant que par fragments et non tout agrave la fois138 raquo

Comment pourrait-on alors assimiler lrsquointuition discursive agrave une intellection au sens propre

dont le critegravere premier demeure dans lrsquoensemble de la tradition neacuteoplatonicienne la

simpliciteacute et lrsquouniteacute La reacuteponse courte est que cette forme drsquointellection nrsquoest justement

pas une forme drsquointellection agrave proprement parler mais une forme deacutegradeacutee de la noecircsis

supeacuterieure agrave lrsquoimagination puisque la connaissance de son objet demeure rationnelle et

universelle mais infeacuterieure agrave lrsquointellection des intellects particuliers en tant que celle-ci

procure agrave lrsquoacircme une connaissance totale sous un mode particulier de lrsquointelligible

La cinquiegraveme acception de lrsquointellection concerne lrsquoacircme rationnelle elle-mecircme et son

activiteacute discursive

137 Tout en reacutehabilitant le mythe contre une interpreacutetation radicale de ses critiques dans la Reacutepublique Proclus

doit tout de mecircme preacuteciser les dangers drsquoun discours aux laquo phantasmes obscegravenes raquo qui peuvent se preacutesenter

dans un enseignement symbolique sur le divin et dont le rapport au vrai risquerait drsquoecirctre mal interpreacuteteacute et les

images de pervertir lrsquoacircme 138 Proclus In Timaeum I 244 29-30 (trad A J Festugiegravere) laquo ὅπου δὲ ὁρᾷ μὲν τὰ ὅλα ἀλλὰ μερικῶς ἅμα

καὶ οὐκ ἀθρόως raquo

68

La cinquiegraveme intellection est celle de lrsquoacircme raisonnable Car de mecircme que

lrsquoacircme raisonnable est dite un intellect de mecircme son mode de connaissance est

une intellection crsquoest agrave savoir une intellection discursive qui implique comme

concomitant naturel le temps139

Comme pour lrsquoacception qui fait de lrsquoimagination une forme drsquointellection certains

eacuteleacutements conceptuels permettent de mieux deacutefinir comment lrsquointellection peut ecirctre

conceptualiseacutee comme lrsquoactiviteacute de lrsquoacircme logique Drsquoabord cette intellection nrsquoest pas

associeacutee agrave une activiteacute particuliegravere de lrsquoacircme logique mais agrave cette acircme logique en elle-mecircme

qui comme le deacutefinira Proclus dans les pages suivantes de son commentaire est lrsquouniteacute

drsquoune multipliciteacute drsquoactiviteacute de lrsquointellection au sens propre agrave lrsquoopinion (doxa) en passant

par la penseacutee dianoeacutetique (dianoia) Ensuite ce sont les attributs de discursiviteacute

(metabatikecirc) et de temporaliteacute (ton chronon echousa sumphuecirc pros heautecircn) qui la

disqualifient au titre drsquointellection au sens propre Ce passage preacutecise pourquoi

Ni lrsquointellection inheacuterente agrave lrsquoacircme raisonnable ndash car elle nrsquoa pas la vue

drsquoensemble drsquoun seul coup et lrsquoeacutetroite coordination avec les ecirctres eacuteternels mais

progresse selon le temps140

Nous ferons maintenant une analyse partielle des sources de cette doctrine et de la nature de

lrsquoacircme rationnelle dans les pages qui suivent en portant notre attention sur le rocircle joueacute par la

dianoia dans la connaissance des objets matheacutematiques ou des Formes intermeacutediaires

selon la tradition platonicienne

32 Lrsquoacircme rationnelle dans la tradition platonico-aristoteacutelicienne

321 Les sources platoniciennes

Alors que les Dialogues de Platon ne servaient pas de fondement agrave la doctrine

neacuteoplatonicienne de lrsquoimagination sa source eacutetant dans le De anima et dans la tradition de

ses commentateurs crsquoest sur la Reacutepublique et encore une fois sur la Ligne diviseacutee que la

deacutefinition de la penseacutee discursive comme intellection trouvera sa principale source textuelle

dans lrsquoœuvre platonicienne Nous proposerons plus loin une analyse de la notion de

139 Ibid I 244 16-19 (trad A J Festugiegravere) laquo πέμπτη δrsquo ἐστὶν ἡ τῆς ψυχῆς τῆς λογικῆς νόησιςmiddot ὡς γὰρ

νοῦς λέγεται ἡ λογικὴ ψυχή οὕτω καὶ ἡ γνῶσις αὐτῆς νόησις καὶ μεταβατικὴ νόησις καὶ τὸν χρόνον ἔχουσα

συμφυῆ πρὸς ἑαυτήν raquo 140 Ibid I 245 6-7 (trad A J Festugiegravere) laquo οὔτε τὴν ἐν τῇ λογικῇ ψυχῇmiddot τὸ γὰρ ἀθρόον οὐκ ἔχει καὶ τὸ τοῖς

αἰωνίοις σύστοιχον ἀλλὰ κατὰ χρόνον πρόεισιν raquo

69

dianoia et un commentaire des principaux concepts eacutepisteacutemologiques de la fameuse

Analogie de la Ligne agrave lrsquooccasion de nos discussions sur la dialectique et la noeacutetique dans

les Dialogues de Platon141

322 Les sources aristoteacuteliciennes

LrsquoEacutethique agrave Nicomaque VI preacutesente la division des faculteacutes intellectuelles selon

Aristote Bien que nous nrsquoayons trouveacute aucune citation directe de ce livre dans les passages

analyseacutes de Commentaire sur le Timeacutee la conception aristoteacutelicienne de la sagesse et des

autres puissances cognitives de lrsquoacircme se preacutesente comme une des sources les plus

importantes de la psychologie et de lrsquoeacutepisteacutemologie neacuteoplatonicienne et plus

particuliegraverement proclienne

Ainsi donc on a dit auparavant qursquoil existe deux parties de lrsquoacircme la partie

rationnelle et la partie irrationnelle Mais maintenant la partie rationnelle doit

faire lrsquoobjet drsquoune distinction du mecircme genre

Autrement dit il faut supposer deux parties rationnelles lrsquoune nous permet de

consideacuterer le genre de reacutealiteacutes dont les principes ne peuvent ecirctre autrement

qursquoils ne sont tandis que lrsquoautre nous fait consideacuterer ce qui peut ecirctre autrement

Car en rapport avec ces reacutealiteacutes de genres diffeacuterents on trouve aussi parmi les

parties de lrsquoacircme une diffeacuterence de genre entre celles qui sont naturellement

relatives agrave lrsquoune et agrave lrsquoautre puisque crsquoest en vertu drsquoune certaine ressemblance

ou drsquoune affiniteacute avec leurs objets respectifs qursquoelles en ont la connaissance On

peut drsquoailleurs appeler lrsquoune la partie scientifique et lrsquoautre la partie

calculatrice142

Le De anima nrsquooffre pas agrave notre avis une distinction nette entre les diffeacuterentes faculteacutes

cognitives Mais telle nrsquoeacutetait pas sa viseacutee Ce traiteacute nrsquoa pas pour but de distinguer une

puissance rationnelle par rapport agrave une autre par exemple la saisie des premiers principes

de la connaissance par opinion mais de distinguer la penseacutee rationnelle et conceptuelle de

ce avec quoi elle a pu ecirctre confondue agrave savoir la sensation et lrsquoimagination

141 Voir SECTION II et ANNEXE I 142 Aristote Eacutethique agrave Nicomaque VI 1139a3-12 (trad R Bodeacuteuumls) laquo πρότερον μὲν οὖν ἐλέχθη δύrsquo εἶναι

μέρη τῆς ψυχῆς τό τε λόγον ἔχον καὶ τὸ ἄλογονmiddot νῦν δὲ περὶ τοῦ λόγον ἔχοντος τὸν αὐτὸν τρόπον διαιρετέον

καὶ ὑποκείσθω δύο τὰ λόγον ἔχοντα ἓν μὲν ᾧ θεωροῦμεν τὰ τοιαῦτα τῶν ὄντων ὅσων αἱ ἀρχαὶ μὴ ἐνδέχονται

ἄλλως ἔχειν ἓν δὲ ᾧ τὰ ἐνδεχόμεναmiddot πρὸς γὰρ τὰ τῷ γένει ἕτερα καὶ τῶν τῆς ψυχῆς μορίων ἕτερον τῷ γένει τὸ

πρὸς ἑκάτερον πεφυκός εἴπερ καθrsquo ὁμοιότητά τινα καὶ οἰκειότητα ἡ γνῶσις ὑπάρχει αὐτοῖς λεγέσθω δὲ

τούτων τὸ μὲν ἐπιστημονικὸν τὸ δὲ λογιστικόν raquo

70

323 Distinctions dans le neacuteoplatonisme chez Plotin Traiteacute I 1 [53]

Le Traiteacute I 1 [53] de Plotin preacutesente lrsquoune des meilleures probleacutematisations des

rapports entre les diffeacuterentes faculteacutes laquo logiques raquo de lrsquoacircme humaine Nous pouvons nous

baser sur ce traiteacute pour comprendre la contribution que Proclus a voulu apporter agrave

lrsquoeacutelaboration et au perfectionnement drsquoune doctrine drsquoabord exposeacutee dans lrsquoœuvre

plotinienne Notre eacutetude sur Plotin notamment dans lrsquoARTICLE I preacutesente une analyse

drsquoextraits de ce traiteacute et drsquoautres passages pertinents des Enneacuteades qui ont eacuteteacute deacuteterminants

comme sources de lrsquoeacutepisteacutemologie neacuteoplatonicienne tardive telle qursquoelle se manifeste dans

lrsquoœuvre de Proclus

Nos analyses des notions de dianoia et de logos chez Proclus et son maicirctre Syrianus

reacutevegravelent des continuiteacutes mais aussi des ruptures dans la tradition neacuteoplatonicienne Nous

allons aborder cette question agrave lrsquooccasion drsquoune eacutetude qui srsquointeacuteressera agrave la nature et au

statut de lrsquoobjet matheacutematique chez Platon et Aristote mais aussi agrave la faculteacute qui dans une

perspective platonicienne heacuteriteacutee de lrsquoAnalogie de la Ligne dans la Reacutepublique correspond

agrave la dianoia

33 La dianoia et les matheacutematiques drsquoapregraves Syrianus et Proclus143

331 Consideacuterations introductives sur les objets matheacutematiques

La question du statut ontologique des objets matheacutematiques chez Proclus a reccedilu

reacutecemment lrsquoattention de plusieurs commentateurs Notre but ici sera de comprendre

comment la connaissance des objets matheacutematiques sert de paradigme pour exposer

lrsquoactiviteacute de la dianoia

Les Formes intermeacutediaires qui sont lrsquoobjet de la dianoia ne doivent pas ecirctre

identifieacutees aux objets matheacutematiques Les objets matheacutematiques sont un cas drsquoobjets

intermeacutediaires et ils en constituent le paradigme crsquoest-agrave-dire que les objets matheacutematiques

sont ceux qui montrent le mieux ce que sont ces Formes intermeacutediaires mais elles ne leur

143 LrsquoANNEXE II expose une partie des fondements de la conception neacuteoplatonicienne des ecirctres matheacutematiques

par une eacutetude de la theacuteorie platonicienne des Ideacutees et des Nombres telle que preacutesenteacutee et critiqueacutee par

Aristote

71

sont pas identiques Cette interpreacutetation sans ecirctre originale ne semble pas avoir eacuteteacute

deacutefendue par la plupart des commentateurs modernes de Proclus

Notons que dans le passage qui nous inteacuteresse du Commentaire sur le Timeacutee agrave

aucune reprise Proclus nrsquoidentifie explicitement les Formes intermeacutediaires aux objets

matheacutematiques celles-lagrave ayant une extension beaucoup plus grande que ceux-ci La

quantiteacute qui est le principe des nombres est une Forme parmi drsquoautres Ce qui manque agrave la

dianoia crsquoest lrsquouniteacute acquise par lrsquoanalyse qui permet de remonter agrave la cause

332 Syrianus et la doctrine de lrsquoabstraction

Dans son Commentaire sur la Meacutetaphysique drsquoAristote Syrianus cherche agrave reacutefuter

les arguments aristoteacuteliciens contre la theacuteorie des Ideacutees et des Nombres Aux chapitres 1-3

du livre M (XIII) Aristote refuse drsquoaccorder lrsquoexistence substantielle aux objets

matheacutematiques ceux-ci nrsquoexisteraient que par abstraction crsquoest-agrave-dire par un acte de

lrsquoesprit portant sur certaines proprieacuteteacutes deacutefinies des substances sensibles Fidegravele aux

doctrines platoniciennes Syrianus se porte agrave la deacutefense de la substantialiteacute des ecirctres

matheacutematiques il subordonne les universaux engendreacutes par abstraction agrave ceux qursquoil dit

produits par projection (probolecirc) des raisons-principes (logoi) de lrsquoacircme sur lrsquoimagination

Agrave la theacuteorie aristoteacutelicienne de lrsquoabstraction Syrianus oppose un modegravele que lrsquoon a qualifieacute

de laquo projectionniste raquo144 ougrave les universaux ndash ou du moins les universaux geacuteomeacutetriques ndash

sont saisis par la penseacutee une fois deacuteployeacutes dans lrsquoimagination par la raison discursive

Au-delagrave drsquoune opposition au sujet du mode drsquoexistence des ecirctres matheacutematiques les

eacutepisteacutemologies aristoteacutelicienne et platonicienne ndash ou neacuteoplatonicienne ndash proposent deux

modegraveles explicatifs de lrsquoorigine des principes de la science Pour sa part Aristote cherche agrave

reacutefuter la thegravese faisant des ecirctres matheacutematiques des substances seacutepareacutees tout en maintenant

lrsquoexactitude (akribeia) et la perfection de ces ecirctres dont le mode drsquoexistence est abstrait

quant agrave Syrianus il soutient qursquoun concept ne pourra ecirctre jugeacute exact et donc scientifique si

la seule source de sa constitution srsquoavegravere lrsquoexpeacuterience sensible

144 I Mueller laquo Aristotlersquos doctrine of abstraction in the commentators raquo dans Aristotle Transformed The

Ancient Commentators and their Influence eacutediteacute par R Sorabji Ithaca Cornell University Press 1990

p 463-479

72

Afin de saisir les enjeux de ce conflit eacutepisteacutemologique nous preacutesenterons drsquoabord

les principaux aspects du modegravele abstractionniste drsquoAristote Nous poursuivrons par

lrsquoanalyse de la theacuteorie projectionniste de Syrianus pour ensuite montrer en quoi elle

srsquooppose agrave la doctrine de lrsquoabstraction Nous traiterons enfin des difficulteacutes poseacutees par

lrsquoextension du paradigme geacuteomeacutetrique agrave lrsquoabstraction ndash ou agrave la projection ndash de tout genre

drsquouniversaux

333 Le modegravele abstractionniste drsquoAristote

Aux chapitres 1 agrave 3 du livre M Aristote pose la question du mode drsquoexistence des

choses matheacutematiques (ta mathecircmatika) Aristote soutient que si elles sont des reacutealiteacutes

propres crsquoest-agrave-dire si elles sont en acte et substantielles elles seront neacutecessairement soit

dans les ecirctres sensibles soit seacutepareacutees de ces mecircmes ecirctres145

Apregraves avoir fourni plusieurs arguments montrant que les choses matheacutematiques ne

peuvent ni ecirctre immanentes aux substances sensibles ni ecirctre seacutepareacutees drsquoelles Aristote pour

qui elles ne sauraient ecirctre de pures fictions ndash sa science serait alors amputeacutee de son

fondement mecircme ndash eacutemet lrsquohypothegravese drsquoun troisiegraveme mode drsquoexistence lrsquoecirctre par

abstraction (to ex aphaireseocircs) Crsquoest au chapitre M 3 qursquoest exposeacute lrsquoessentiel de cette

theacuteorie

Il y a dans les choses un grand nombre drsquoattributs essentiels qui ne leur

appartiennent qursquoen tant que chacun des attributs de cette sorte reacuteside en elles

par exemple il y a des proprieacuteteacutes speacuteciales agrave lrsquoanimal en tant que femelle ou en

tant que macircle bien qursquoil nrsquoy ait rien qui soit femelle ou macircle indeacutependamment

des animaux il en reacutesulte qursquoil en est de mecircme si on considegravere seulement les

choses en tant que longueurs ou en tant que surfaces Et plus les objets de notre

connaissance ont drsquoanteacuterioriteacute logique et de simpliciteacute plus aussi notre savoir a

drsquoexactitude lrsquoexactitude nrsquoeacutetant rien drsquoautre que la simpliciteacute146

Dans ce passage Aristote eacutetablit une correacutelation entre le degreacute drsquoexactitude des objets

connus et leur degreacute drsquoanteacuterioriteacute logique Nous verrons que pour Syrianus lrsquoanteacuterioriteacute

145 Aristote Meacutetaphysique M 2 1076a33-35 146 Ibid M 3 1078a5-11 (trad J Tricot) laquo πολλὰ δὲ συμβέβηκε καθrsquo αὑτὰ τοῖς πράγμασιν ᾗ ἕκαστον

ὑπάρχει τῶν τοιούτων ἐπεὶ καὶ ᾗ θῆλυ τὸ ζῷον καὶ ᾗ ἄρρεν ἴδια πάθη ἔστιν (καίτοι οὐκ ἔστι τι θῆλυ οὐδrsquo

ἄρρεν κεχωρισμένον τῶν ζῴων)middot ὥστε καὶ ᾗ μήκη μόνον καὶ ᾗ ἐπίπεδα καὶ ὅσῳ δὴ ἂν περὶ προτέρων τῷ

λόγῳ καὶ ἁπλουστέρων τοσούτῳ μᾶλλον ἔχει τὸ ἀκριβές (τοῦτο δὲ τὸ ἁπλοῦν ἐστίν) raquo

73

logique des choses matheacutematiques ne suffira pas agrave assurer leur exactitude du point de vue

platonicien il faudra eacutegalement accorder lrsquoanteacuterioriteacute ontologique et donc le statut de

substance seacutepareacutee aux ecirctres matheacutematiques et plus geacuteneacuteralement agrave tous les universaux

pour en faire des objets de science

La fin du chapitre 3 offre drsquoautres preacutecisions concernant les notions impliqueacutees dans

la doctrine de lrsquoabstraction

Aussi les geacuteomegravetres raisonnent-ils correctement crsquoest sur des ecirctres que roulent

leurs discussions et les objets de leur science sont bien des ecirctres car il y a deux

sens de lrsquoEcirctre lrsquoEcirctre qui est en enteacuteleacutechie et lrsquoEcirctre en tant que matiegravere147

Cette distinction entre lrsquoecirctre en acte ndash en enteacuteleacutechie ndash et lrsquoecirctre en puissance ndash en tant que

matiegravere ndash est ce qui fonde et caracteacuterise lrsquoeacutepisteacutemologie aristoteacutelicienne Aristote reacutefleacutechit

ici sur lrsquoecirctre de lrsquoobjet scientifique son questionnement est ontologique il cherche agrave savoir

quel est le mode drsquoexistence de la chose matheacutematique et fait appel agrave lrsquoacception de lrsquoecirctre

selon lrsquoacte et la puissance pour conserver un mode drsquoexistence minimale agrave lrsquoobjet de la

science tout en eacutevitant les apories du chapitre M 2 concernant la substance seacutepareacutee

Apregraves avoir appliqueacute les concepts drsquoecirctre en puissance et drsquoecirctre en acte agrave lrsquoobjet de la

science Aristote donne une plus grande coheacutesion agrave sa doctrine en concevant la science

selon cette mecircme opposition

La science en effet ainsi que le terme savoir preacutesente une double

signification il y a la science en puissance et la science en acte La puissance

eacutetant comme matiegravere universelle et indeacutetermineacutee a rapport agrave lrsquouniversel et agrave

lrsquoindeacutetermineacute mais lrsquoacte de la science eacutetant deacutetermineacute porte sur tel objet

deacutetermineacute [hellip] et dans ce cas il nrsquoy aura plus rien de seacutepareacute et il nrsquoy aura

plus de substance Mais eacutevidemment crsquoest en un sens que la science est

universelle en un autre sens elle ne lrsquoest pas148

147 Ibid M 3 1078a28-31 (trad J Tricot) laquo ὥστε διὰ τοῦτο ὀρθῶς οἱ γεωμέτραι λέγουσι καὶ περὶ ὄντων

διαλέγονται καὶ ὄντα ἐστίνmiddot διττὸν γὰρ τὸ ὄν τὸ μὲν ἐντελεχείᾳ τὸ δrsquo ὑλικῶς raquo 148 Ibid M 10 1087a15-25 (trad J Tricot) laquo ἡ γὰρ ἐπιστήμη ὥσπερ καὶ τὸ ἐπίστασθαι διττόν ὧν τὸ μὲν

δυνάμει τὸ δὲ ἐνεργείᾳ ἡ μὲν οὖν δύναμις ὡς ὕλη τοῦ καθόλου οὖσα καὶ ἀόριστος τοῦ καθόλου καὶ ἀορίστου

ἐστίν ἡ δrsquo ἐνέργεια ὡρισμένη καὶ ὡρισμένου τόδε τι οὖσα τοῦδέ τινος ἀλλὰ κατὰ συμβεβηκὸς ἡ ὄψις τὸ

καθόλου χρῶμα ὁρᾷ ὅτι τόδε τὸ χρῶμα ὃ ὁρᾷ χρῶμά ἐστιν καὶ ὃ θεωρεῖ ὁ γραμματικός τόδε τὸ ἄλφα ἄλφαmiddot

ἐπεὶ εἰ ἀνάγκη τὰς ἀρχὰς καθόλου εἶναι ἀνάγκη καὶ τὰ ἐκ τούτων καθόλου ὥσπερ ἐπὶ τῶν ἀποδείξεωνmiddot εἰ δὲ

τοῦτο οὐκ ἔσται χωριστὸν οὐθὲν οὐδrsquo οὐσία ἀλλὰ δῆλον ὅτι ἔστι μὲν ὡς ἡ ἐπιστήμη καθόλου ἔστι δrsquo ὡς

οὔ raquo

74

Avec ce ceacutelegravebre passage qui conclut le livre M de la Meacutetaphysique nous pourrions croire

qursquoAristote a tout dit sur son modegravele abstractionniste et que le recours aux concepts drsquoecirctre

en acte et drsquoecirctre en puissance tout autant pour lrsquoobjet de la science que pour la science elle-

mecircme a permis de reacutesoudre les apories de lrsquoeacutepisteacutemologie platonicienne de proposer un

modegravele qui tout en faisant lrsquoeacuteconomie des substances seacutepareacutees preacutetend rendre compte de la

genegravese des concepts universels de la science

Toutefois lrsquointerpreacutetation de la theacuteorie de lrsquoabstraction au livre M se doit drsquoecirctre

compleacuteteacutee par la lecture drsquoautres passages de la Meacutetaphysique Le livre Θ (IX) offre un

eacuteclairage preacutecieux sur les arguments avanceacutes par Aristote au moment de sa critique des

theacuteories platoniciennes Il y est deacutejagrave question du fonctionnement de la science du geacuteomegravetre

mais surtout Aristote y fait clairement mention de la faculteacute qui permet la saisie des

universaux

Il est donc manifeste qursquoon deacutecouvre les constructions geacuteomeacutetriques en

puissance en les faisant passer agrave lrsquoacte et la cause en est que lrsquointellection du

geacuteomegravetre est un acte par conseacutequent crsquoest de lrsquoacte que procegravede la puissance

et crsquoest pourquoi crsquoest en faisant les constructions geacuteomeacutetriques qursquoon les

connaicirct avec cette reacuteserve toutefois que lrsquoactualiteacute particuliegravere de la figure

geacuteomeacutetrique est posteacuterieure dans lrsquoordre de la geacuteneacuteration agrave la puissance

particuliegravere de cette figure149

En restant dans le cadre de la Meacutetaphysique cet extrait permet drsquoentrevoir le sens du rocircle

joueacute par lrsquointellect dans le modegravele aristoteacutelicien ce que Syrianus ne semble pas avoir

reacuteellement pris en consideacuteration

334 Le modegravele projectionniste de Syrianus

Le Commentaire de Syrianus ne couvre que les livres B Γ M et N de la

Meacutetaphysique Son intention est avant tout poleacutemique lrsquoauteur cherche agrave reacutefuter les

arguments drsquoAristote contre la theacuteorie des Ideacutees et des Nombres Syrianus ne partage donc

pas le souci peacutedagogique des autres commentateurs neacuteoplatoniciens de lrsquoœuvre drsquoAristote

149 Ibid Θ 9 1051a29-33 (trad J Tricot) laquo ὥστε φανερὸν ὅτι τὰ δυνάμει ὄντα εἰς ἐνέργειαν ἀγόμενα

εὑρίσκεταιmiddot αἴτιον δὲ ὅτι ἡ νόησις ἐνέργειαmiddot ὥστrsquo ἐξ ἐνεργείας ἡ δύναμις καὶ διὰ τοῦτο ποιοῦντες

γιγνώσκουσιν (ὕστερον γὰρ γενέσει ἡ ἐνέργεια ἡ κατrsquo ἀριθμόν) raquo Certes drsquoautres interpreacutetations du texte

grec ici ndash comme souvent ailleurs chez Aristote ndash tregraves laconique et du sens attribueacute aux notions drsquoacte et de

puissance dont traite cet extrait seraient possibles

75

Contrairement agrave Ascleacutepius par exemple qui approche la penseacutee meacutetaphysique drsquoAristote

en visant son harmonisation agrave celle de Platon Syrianus cherche moins agrave expliquer Aristote

agrave partir drsquoAristote comme lrsquoa fait brillamment Alexandre qursquoagrave montrer les failles de son

systegraveme Par exemple le livre Θ ougrave Aristote discute longuement des concepts drsquoacte et de

puissance ne semble pas avoir guideacute son exeacutegegravese alors que certaines pages y sont

essentielles agrave la compreacutehension des doctrines du livre M ougrave ces mecircmes notions structurent

la doctrine de lrsquoabstraction

En se portant agrave la deacutefense des thegraveses platoniciennes critiqueacutees par Aristote Syrianus

expose son modegravele projectionniste censeacute contrer les thegraveses abstractionnistes

And say that it [geometry] concerns itself with objects of the imagination

insofar as these arise as a by-product of the essential reason-principles in the

discursive intellect from precisely which it derives its demonstration causality

or say rather that geometry aims to contemplate the actual partless reason-

principles of the soul but being too feeble to employ intellections free of

images it extends its powers to imaged and extended shapes and magnitudes

and thus contemplates in them those former entities150

Dans le modegravele projectionniste lrsquoacircme crsquoest-agrave-dire la raison discursive nrsquoarrive pas agrave saisir

directement ses propres contenus agrave savoir les logoi Pour pouvoir appreacutehender les logoi

qui constituent les veacuteritables objets de la science lrsquoacircme devra les projeter sur lrsquoimagination

Par la meacutediation de lrsquoimagination le geacuteomegravetre cherchera agrave viser les contenus de la raison

discursive il se servira ainsi des images creacuteeacutees par projection des raisons substantielles et

seacutepareacutees de lrsquoacircme

Dans un autre passage Syrianus cette fois plus conciliant agrave lrsquoeacutegard des thegraveses

aristoteacuteliciennes semble concevoir la projection des formes substantielles comme un

compleacutement essentiel de lrsquoabstraction

For one can see figure and number and natural surface and its limits in the

sensible activities of nature and these things also exist in our imagination and

opinion whether they are taken by abstraction from sensibles as Aristotle

150 Syrianus In metaphysica 91 29-35 (trad J Dillon et D OrsquoMeara) laquo περὶ δὲ τὰ φανταστὰ διατρίβειν

φαθί καθόσον ταῦτα τοῖς οὐσιώδεσι λόγοις τῆς διανοίας παρυφίσταται ἐξ ὧν καὶ τὴν ἀποδεικτικὴν αἰτίαν

κομίζεται μᾶλλον δὲ τὴν μὲν γεωμετρίαν αὐτοὺς τοὺς ἀμερεῖς λόγους τῆς ψυχῆς βούλεσθαι θεωρεῖν

ἀσθενοῦσαν δὲ χρῆσθαι ταῖς ἀφαντάστοις νοήσεσιν ἐκτείνειν τοὺς λόγους εἰς φανταστὰ καὶ διαστατὰ

σχήματα καὶ μεγέθη καὶ οὕτως ἐν ἐκείνοις αὐτοὺς θεωρεῖν raquo

76

thinks or whether they are completed by us from the substantial forms of the

soul These imagined and opined things participate in being but they are not

substances151

On nrsquoa pas manqueacute de souligner le parallegravele entre le modegravele neacuteoplatonicien qui oppose et

articule le concept a posteriori (husterogenes) et la forme substantielle de lrsquoacircme et le

criticisme kantien ougrave laquo le concept de lrsquoentendement et lrsquoIdeacutee de la Raison sont agrave la fois

opposeacutes et articuleacutes152 raquo Une plus grande harmonisation des doctrines aristoteacuteliciennes sera

drsquoailleurs tenteacutee par les successeurs de Syrianus au nombre desquels nous pouvons

compter Philopon et Simplicius

335 Sens et porteacutee des critiques de Syrianus agrave lrsquoeacutegard du modegravele aristoteacutelicien

Qursquoest-ce que Syrianus reproche au modegravele proposeacute par Aristote Certes Aristote

rejette les acquis fondamentaux de la tradition platonicienne dont le statut seacutepareacute des

substances intelligibles ce qui nrsquoest pas sans susciter la reacuteplique drsquoun neacuteoplatonicien tel

Syrianus Avant tout Syrianus critique lrsquoabstraction aristoteacutelicienne sous le preacutetexte qursquoelle

ne peut procurer lrsquoexactitude aux concepts universels qursquoelle preacutetend saisir Lrsquoessentiel des

arguments de Syrianus se concentre dans ce passage

In view of all this we will speak frankly to him and declare that those who

despise the mathematical sciences derive their charge of worthlessness against

them from nothing less than the fact of not granting them a distinct reality but

taking it that they are mere playthings of the imagination which derives them

from the sensible realm If he himself were prepared to deny the validity of this

assumption he would be in effect condemning those who lack any

consciousness of the beauty of the mathematical sciences and hold opinions

about them more consonant with his own views for in respect of entities devoid

of reality and later-born and mere likeness of sensible objects what degree of

beauty or order could there be For as to the dimness and worthlessness and

total unknowability of the objects of conjecture even if we learn from nowhere

else certainly we learn with accuracy from the division of the Line in the

Republic and if one were to relegate the mathematical sciences to this status as

151 Syrianus In metaphysica 12 29-34 (trad I Mueller [cette traduction est celle que propose Mueller agrave la

p 471 de son article preacuteceacutedemment citeacute]) laquo καὶ γὰρ ἐν τοῖς αἰσθητοῖς τῆς φύσεως ἔργοις ἴδοι ἄν τις καὶ

σχῆμα καὶ ἀριθμὸν καὶ ἐπιφάνειαν φυσικὴν καὶ ταύτης πέρατα ἔτι δὲ καὶ ἐν τῇ φαντασίᾳ ἡμῶν καὶ ἐν τῇ

δόξῃ ταῦτα συνίσταται εἴτε ἐξ ἀφαιρέσεως τῶν αἰσθητῶν ὡς αὐτῷ ἀρέσκει ληφθέντα εἴτε καὶ τελειωθέντα

παρrsquo ἡμῖν ἐκ τῶν οὐσιωδῶν τῆς ψυχῆς εἰδῶν ταῦτα οὖν τὰ φανταστὰ καὶ τὰ δοξαστὰ τοῦ μὲν εἶναι μετέχει

οὐσίαι δὲ οὔκ εἰσι raquo 152 A de Libera La querelle des universaux De Platon agrave la fin du Moyen Acircge Paris Eacuteditions du Seuil 1996

p 105

77

being mere images of sensible objects what sort of probativeness or order or

definition or beauty could one any longer assign to them if one wished to

maintain a coherent position153

Dillon et OrsquoMeara dans lrsquointroduction de leur traduction paraphrasent un autre passage du

Commentaire qui expose clairement les raisons de la critique de Syrianus

He complains that we do not see every shape and that the shapes we do see are

not precise If it be replied that they could be made precise he has a very good

answer how would we know what changes to make except through our

possessing precise concepts recollected in Platorsquos way from before birth154

Dans cette paraphrase mais eacutegalement dans la citation preacuteceacutedente Syrianus fait appel aux

principes de la philosophie platonicienne pour reacutefuter la critique drsquoAristote Il reprend

lrsquoAnalogie de la Ligne diviseacutee dans la Reacutepublique et associe le concept drsquohusterogenes

drsquoAristote agrave lrsquoimage (eikasia) qui constitue selon le scheacutema platonicien lrsquoobjet le plus

deacutegradeacute de la connaissance humaine Dans une perspective platonicienne il srsquoavegravere absurde

de situer les objets matheacutematiques ndash dont lrsquoexactitude la simpliciteacute et la beauteacute sont

reconnues par Aristote lui-mecircme au livre M ndash au plus bas niveau de la hieacuterarchie des objets

de connaissance

Le fait que lrsquoexistence soit accordeacutee davantage au particulier qursquoagrave lrsquouniversel bien

que ce dernier ait plus drsquoexactitude et de simpliciteacute que le particulier pose eacutegalement

problegraveme au platonicien qursquoest Syrianus J Tricot dans les notes qui accompagnent sa

traduction de la Meacutetaphysique soutient que pour Aristote il nrsquoest pas besoin de postuler

lrsquoexistence de substances seacutepareacutees et en soi mais qursquolaquo il suffit drsquoadmettre une seacuteparation

per solum modum cognosendi155 raquo Aristote en recentrant sa theacuteorie sur les modes de

153 Syrianus In metaphyisca 100 34-101 8 (trad J Dillon et D OrsquoMeara) laquo ἐφrsquo ἅπασι δὲ τούτοις

παρρησιασόμεθα πρὸς αὐτόν οὐκ ἀλλαχόθεν εὐτέλειαν ltἐγκαλεῖνgt τοῖς μαθήμασι φήσαντες τοὺς

ὑπεριδόντας αὐτῶν ἢ ἐκ τοῦ μὴ δοῦναι αὐτοῖς οὐσίαν ἀφωρισμένην ἀλλὰ φαντασίας ἀθύρματα τῶν

αἰσθητῶν αὐτὰ παρασπωμένης ὑπολαβεῖν εἶναιmiddot ἣν εἰ ἀκυρώσειεν αὐτὸς ὑπόληψιν κατεγνωκὼς ἔσται τῶν

ἀνεπαισθήτως μὲν ἐσχηκότων τοῦ κάλλους τῶν μαθημάτων ἀκολουθότερον δὲ ταῖς ἑαυτοῦ ὑποθέσεσι περὶ

αὐτῶν δοξασάντωνmiddot περὶ ἀνούσια γὰρ πράγματα καὶ ὑστερογενῆ καὶ τῶν αἰσθητῶν ἀφομοιώματα τί ἂν εἴη

κάλλους ἢ τάξεως ἐχόμενον τὴν γὰρ τῶν εἰκαστῶν ἀμυδρότητα καὶ οὐδένειαν καὶ ἀγνωσίαν εἰς πάντα

πάντως εἰ καὶ μὴ ἀλλαχόθεν ἀλλrsquoοὖν ἐκ τῶν ἐν τῇ Πολιτείᾳ διαιρέσεων τῆς γραμμῆς ἀκριβῶς

κατανενοήκαμενmiddot εἰς ἃ εἴ τις ἀποπέμψαιτο τὰ μαθήματα ὡς τῶν αἰσθητῶν εἰκόνας ὄντα ποίαν ἔτrsquo ἂν

ἀπόδειξιν ἢ τάξιν ἢ ὅρον ἢ κάλλος ἀπονείμειε τῆς πρὸς ἑαυτὸν συμφωνίας ἀντεχόμενος raquo 154 J Dillon et D OrsquoMeara laquo Introduction raquo dans Syrianus On Aristotlersquos Metaphysics 13-14 p 4

(paraphrase de la page 95 29-35) 155 J Tricot dans Aristote Meacutetaphysique t 2 p 794 n 1

78

connaissance plutocirct que sur les objets de connaissance pourrait alors faire lrsquoeacuteconomie des

substances seacutepareacutees tout en rendant possible la saisie du simple du neacutecessaire agrave savoir

lrsquoobjet veacuteritable de la science

Mais si crsquoest lrsquointellect qui remplit ce rocircle agrave savoir la saisie du simple comment

pourra-t-il abstraire un triangle parfait drsquoun objet sensible quelconque srsquoil ne possegravede pas

deacutejagrave en lui le modegravele de ce triangle parfait156 Par quoi le geacuteomegravetre sera-t-il ameneacute agrave fixer

son attention sur telles proprieacuteteacutes deacutefinies de la substance sensible srsquoil ne possegravede pas deacutejagrave

en sa raison le modegravele de ces proprieacuteteacutes Pour Syrianus la distinction de lrsquoecirctre en acte et

de lrsquoecirctre en puissance nrsquoapparaicirct pas suffisante pour assurer la neacutecessiteacute de lrsquouniversel

Comment lrsquointelligence en acte saisira-t-elle le triangle parfait et neacutecessaire celui qui

constitue lrsquoobjet de la science si elle ne le connaicirct pas deacutejagrave en acte Mecircme avec cette

concession au platonisme celle qui accorde la primauteacute agrave lrsquointellection dans le modegravele

abstractionniste Aristote nrsquoarriverait pas agrave reacutesoudre tous les problegravemes que peut poser la

theacuteorie de lrsquoabstraction concernant le fondement drsquoune science matheacutematique exacte dont

les objets sont neacutecessaires

Aristote soutient dans le traiteacute De lrsquoacircme que laquo lrsquoacircme est lieu des formes sauf qursquoil

ne srsquoagit pas de lrsquoacircme entiegravere mais de lrsquoacircme intellective et que les formes nrsquoy sont pas

reacuteellement mais des formes potentielles157 raquo Syrianus aurait pu eacutevoquer ce passage pour

mieux faire voir ce qui distingue son modegravele projectionniste de lrsquoabstractionnisme du

Stagirite En effet la noeacutetique du De anima permet drsquoexpliciter le modegravele de lrsquoabstraction

ou du moins lui fournit les concepts pour qursquoil precircte moins le flanc aux critiques de

Syrianus

Syrianus aurait eacutegalement pu srsquointerroger au sujet de cette affirmation drsquoAristote

laquo crsquoest potentiellement que lrsquointelligence srsquoidentifie drsquoune certaine faccedilon aux intelligibles

mais elle nrsquoest effectivement rien avant drsquoopeacuterer158 raquo Comment lrsquointelligence saisira-t-elle

cet intelligible plutocirct que tel autre Comment saisira-t-elle cet intelligible particulier si elle

ne possegravede pas deacutejagrave en elle un modegravele un intelligible en acte qui lrsquooriente vers sa saisie

156 Syrianus In metaphysica 95 29 sqq 157 Aristote De lrsquoacircme III 4 429a27-29 158 Ibid III 4 429b31-32

79

alors que cet intelligible particulier est indeacutefini en tant qursquoil nrsquoest potentiel Est-ce que la

doctrine de lrsquointellect agent qursquoAristote soutient en De anima III 5 permet de saisir un

intelligible plutocirct qursquoun autre et de lrsquoimprimer sur lrsquointellect potentiel Crsquoest ce qui semble

impossible agrave moins de postuler que cet intellect seacutepareacute contient actuellement toutes les

formes en acte ndash et aller ainsi vers une position meacutediane entre le platonisme et

lrsquoaristoteacutelisme ndash ce qui irait au-delagrave de la noeacutetique proprement aristoteacutelicienne puisque

Aristote veut justement faire lrsquoeacuteconomie de ces substances eacuteternelles causes et modegraveles

pour le platonisme de nos concepts mais eacutegalement des substances sensibles agrave partir

desquelles nous formons ces mecircmes concepts

Lrsquoopposition eacutepisteacutemologique entre la conception de lrsquoacte et de la puissance se

transpose donc sur le plan ontologique Aristote refuse drsquoaccorder lrsquoecirctre substantiel crsquoest-

agrave-dire lrsquoecirctre en acte aux objets matheacutematiques et plus geacuteneacuteralement aux universaux alors

que pour Syrianus lrsquouniversel existe en acte anteacuterieurement Comment la science peut-elle

ecirctre fondeacutee dans les deux cas Pour Aristote crsquoest le nous qui permet de saisir avec

exactitude les principes de la science alors que pour Syrianus crsquoest la projection des logoi

de la raison discursive sur lrsquoimagination qui fournit les principes neacutecessaires agrave

lrsquoactualisation du raisonnement scientifique Bref pour Aristote crsquoest lrsquointellect agent qui

permet la science alors que pour Syrianus crsquoest la raison discursive

336 Lrsquouniversaliteacute du modegravele geacuteomeacutetrique

De lrsquoavis drsquoI Mueller les neacuteoplatoniciens nrsquoont pas toujours clairement distingueacute

les universaux matheacutematiques et les objets matheacutematiques Bien qursquoil soit possible que

certains commentateurs neacuteoplatoniciens aient entretenu sans doute malgreacute eux une telle

ambiguiumlteacute il semble toutefois que chez Syrianus les distinctions soient clairement faites

Pour Syrianus les ecirctres matheacutematiques en tant qursquoils sont objets de la science sont agrave

compter au nombre des logoi de lrsquoacircme Il ne faut toutefois pas confondre les objets produits

par projection des logoi sur une matiegravere imaginative et ces logoi eux-mecircmes La

repreacutesentation que nous nous formons drsquoune figure geacuteomeacutetrique ne constitue pas lrsquoobjet sur

lequel porte la deacutemonstration mais le moyen par lequel la penseacutee peut rendre disponibles

ses contenus sinon inaccessibles

80

Les objets matheacutematiques constituent-ils un genre drsquouniversaux parmi drsquoautres ou

doivent-ils ecirctre pris dans une classe agrave part La classification des diffeacuterents universaux peut

permettre de clarifier ce point Pour Syrianus du moins les ecirctres matheacutematiques et les

universaux ceux qursquoil juge substantiels comptent au nombre des logoi substantiels de

lrsquoacircme On doit toutefois noter que le modegravele projectionniste du moins en tant qursquoil

implique une projection des raisons de lrsquoacircme sur lrsquoimagination ne semble pas pouvoir

rendre compte de la production de tout genre drsquouniversaux En effet en ce qui concerne

lrsquoarithmeacutetique dont les objets sont plus simples et donc plus exacts que ceux de la

geacuteomeacutetrie lrsquoimagination pourrait sembler inapte agrave recevoir les logoi En effet les objets de

la geacuteomeacutetrie et les objets de lrsquoarithmeacutetique ne sont pas projeteacutes sur la mecircme faculteacute selon

Syrianus et Proclus crsquoest la doxa qui permet de penser les nombres et non pas

lrsquoimagination Lrsquoopinion qui est freacutequemment preacutesenteacutee comme un obstacle au

deacuteveloppement de la penseacutee scientifique se voit attribuer un rocircle positif rendant possible la

connaissance arithmeacutetique

Peut-on aller jusqursquoagrave affirmer que la doxa est reacuteceptive de tous les logoi contenus

par la raison discursive qursquoils soient quantitatifs comme les nombres ou qualitatifs

comme les couleurs Syrianus nrsquoest pas explicite sur ce point mais il est fort possible que

son eacutelegraveve Proclus ait soutenu une telle thegravese Cependant celui-ci comme la lecture de son

Commentaire sur les Eacuteleacutements drsquoEuclide le laisse voir se limite souvent aux exemples

matheacutematiques pour traiter de lrsquoactiviteacute de la doxa ce qui nous empecircche drsquoeacutemettre un

jugement cateacutegorique sur lrsquoextension et la nature des logoi que la faculteacute opinative peut

contenir

Quant agrave Aristote il semble avoir voulu faire du modegravele abstractionniste comme

lrsquoillustrent les exemples matheacutematiques auxquels il fait appel la meacutethode agrave appliquer non

seulement pour les sciences particuliegraveres mais eacutegalement pour la philosophie les sciences

eacutetudient lrsquohomme en tant qursquoindivisible (arithmeacutetique) et en tant que solide matheacutematique

(geacuteomeacutetrie) et non en tant qursquohomme ce que fait la philosophie elle qui eacutetudie les choses

en elles-mecircmes le point en tant que point la figure en tant que figure etc Crsquoest ce que

confirme ce passage laquo On peut mecircme arriver par cette meacutethode agrave drsquoexcellents reacutesultats

dans lrsquoeacutetude de chaque question en posant seacutepareacute ce qui nrsquoest pas seacutepareacute comme le font

81

preacuteciseacutement lrsquoarithmeacuteticien et le geacuteomegravetre159 raquo On voit ainsi que le modegravele

abstractionniste qui se laisse le plus clairement exposer et comprendre agrave lrsquoaide drsquoexemples

matheacutematiques peut srsquoappliquer agrave toutes les sciences ainsi qursquoagrave la connaissance proprement

philosophique des ecirctres

Un second problegraveme se preacutesente concernant lrsquoextension du modegravele geacuteomeacutetrique Il

srsquoagit cette fois drsquoune question propre agrave la tradition neacuteoplatonicienne celui des diffeacuterents

genres drsquoobjets matheacutematiques En conclusion de son article I Mueller eacutemet ce jugement

Iamblichus put forward the doctrine of projectionism as an account of

Pythagorean mathematics which he glorified at the expense of ordinary

mathematics he was followed by Syrianus but Proclus transformed

projectionism into an account of ordinary mathematics to which he restore its

Platonic role160

Il semble drsquoapregraves lrsquoanalyse partielle que nous avons meneacutee du Commentaire de Syrianus

que celui-ci applique deacutejagrave le modegravele projectionniste aux matheacutematiques ordinaires agrave la

science matheacutematique qui porte sur les formes substantielles de lrsquoacircme La meacutethode est

peut-ecirctre pythagoricienne mais les matheacutematiques de Nicomaque et celles de Jamblique

bien qursquoelles se fondent sur une meacutetaphysique commune pythagorico-platonicienne ne

semblent pas porter sur les mecircmes ecirctres alors que les matheacutematiques ordinaires portent sur

les logoi dans lrsquoacircme on peut eacutemettre lrsquohypothegravese que les matheacutematiques pythagoriciennes

ont pour objets des ecirctres supeacuterieurs agrave savoir les Nombres ideacuteaux dont il est question aux

livres M et N Les matheacutematiques ordinaires agrave savoir celles que lrsquoon pourrait voir comme

une propeacutedeutique agrave la philosophie ont pour objet les logoi pas en tant que logoi mais en

tant que ces logoi sont projeteacutes dans lrsquoimagination le produit de cette projection nrsquoest pas

un universel substantiel pour Syrianus161 mais cet universel constitue tout de mecircme lrsquoobjet

par lequel le geacuteomegravetre peut penser les raisons-principes auxquelles il ne peut avoir accegraves

sans la meacutediation de lrsquoimagination Ce laquo by-product raquo ou deacuteriveacute (du verbe paruphistastai)

mecircme srsquoil nrsquoest pas substantiel sert de matiegravere aux formes psychiques de support agrave la

penseacutee scientifique qui cherche agrave se tourner vers les logoi alors que les universaux qui sont

159 Aristote Meacutetaphysique M 3 1078a21-23 (trad J Tricot) 160 I Mueller art cit p 480 161 Syrianus In metaphysica 91 20

82

abstraits des substances sensibles ne sont pas en mesure de provoquer une telle conversion

drsquoun point de vue platonicien

337 Conclusion sur la dianoia et les objets matheacutematiques

Crsquoest un traitement diffeacuterent des concepts drsquoacte de puissance drsquoecirctre en acte et

drsquoecirctre en puissance qui semble le plus fondamentalement opposer Syrianus comme deacutejagrave

Plotin avant lui agrave Aristote Pour le Stagirite crsquoest lrsquoacte qui fait apparaicirctre la forme

geacuteomeacutetrique lrsquoacte divise il permet la saisie drsquoobjets scientifiques appartenant en

puissance aux substances sensibles Syrianus a donc raison drsquoaffirmer que pour une

position eacutepisteacutemologique comme celle drsquoAristote que lrsquoon peut nommer abstractionnisme

lrsquoactualiteacute de la forme geacuteomeacutetrique est posteacuterieure dans lrsquoordre de la geacuteneacuteration162 agrave la

potentialiteacute de cette mecircme forme En effet avant qursquoil nrsquoy ait science en acte la forme

geacuteomeacutetrique nrsquoexiste qursquoen puissance En apparence Aristote srsquooppose donc au principe

suivant lequel ce qui est en acte nrsquoest porteacute agrave la perfection et agrave lrsquoactualiteacute que par ce qui en

acte En effet son modegravele fait lrsquoeacuteconomie des formes geacuteomeacutetriques seacutepareacutees et anteacuterieures

qui orienterait le geacuteomegravetre vers la saisie ou la deacutefinition drsquoune forme qui avant lrsquoexercice

de la science nrsquoest que potentielle et indeacutetermineacutee Sans ces formes il lui faut poser

lrsquoexistence drsquoun autre principe en acte agrave savoir lrsquointellect dont la nature humaine ou

divine est sujet de controverse dans lrsquointerpreacutetation du corpus aristoteacutelicien notamment du

chapitre III 5 du De anima

Srsquoil est vrai que chez Aristote la forme en acte nrsquoest pas anteacuterieure agrave la forme en

puissance on ne peut dire de mecircme de lrsquointellect du nous qui lui est anteacuterieur sur le plan

ontologique agrave tout objet de connaissance issu du monde une anteacuterioriteacute qursquoil partage avec

les formes substantielles de lrsquoacircme dans la tradition platonicienne Bien que cela ne soit pas

explicite aux chapitres 1-3 du livre M crsquoest bien lrsquointellect qui constitue cet acte permettant

drsquoactualiser ce qui est en puissance dans les sensibles Pourquoi alors Syrianus ne prend-il

pas seacuterieusement en consideacuteration le fondement noeacutetique de la theacuteorie aristoteacutelicienne de

lrsquoabstraction Peut-ecirctre juge-t-il que lrsquointellect seul sans postuler des ecirctres intermeacutediaires

substantiels nrsquoest pas en mesure de produire des concepts exacts parfaits et neacutecessaires

Peut-ecirctre croit-il que lrsquointellect srsquoil ne dispose pas deacutejagrave de modegraveles en acte ndash agrave savoir les

162 Aristote Meacutetaphysique Θ 9 1051a30

83

Ideacutees et les logoi dans le modegravele projectionniste ndash nrsquoaura aucune raison drsquoabstraire telle

forme plutocirct qursquoune autre de lrsquoindeacutetermination universelle qursquoon pourrait consideacuterer agrave la

suite de Mueller comme une pure extension Avec Syrianus le pari de lrsquoharmonisation des

doctrines platonicienne et aristoteacutelicienne lrsquoun des principaux principes du neacuteoplatonisme

deacuteclineacute de multiples maniegraveres selon la diversiteacute des approches exeacutegeacutetiques ne semble donc

pas avoir eacuteteacute complegravetement assumeacute Syrianus pour des raisons qui ne sont pas rendues

explicites ne semble pas avoir voulu engager le deacutebat autour de la noeacutetique

aristoteacutelicienne lagrave ougrave une possible conciliation des modegraveles abstractionniste et

projectionniste aurait pu ecirctre envisageacutee

Il restera agrave voir si Proclus parmi les autres philosophes et commentateurs

neacuteoplatoniciens de lrsquoAntiquiteacute tardive a chercheacute agrave concilier ces deux modegraveles dans un

contexte exeacutegeacutetique moins poleacutemique en repensant les concepts drsquoacte et de puissance en

lien avec la noeacutetique platonicienne et aristoteacutelicienne163

163 Nous trouverons des pistes de reacuteponse agrave cette question dans notre eacutetude sur les triades procliennes dont la

triade substance ndash puissance ndash activiteacute dans la premiegravere partie de la SECTION III

85

DEUXIEgraveME SECTION LrsquoINTELLECTION DE

LrsquoINTELLECT PARTICULIER LA NATURE DE LrsquoAcircME

HUMAINE ET LA NOTION DrsquoINTUITION

INTELLECTUELLE

1 Lrsquointellect particulier dans la noeacutetique neacuteoplatonicienne

11 La notion drsquointellect particulier chez Proclus

111 Un problegraveme philosophique et exeacutegeacutetique

Pour des raisons philosophiques mais aussi exeacutegeacutetiques qui reposent sur des

speacuteculations internes agrave la tradition platonico-aristoteacutelicienne Proclus fait de lrsquointellect

particulier (merikos nous) la cause de la connaissance intellective propre agrave lrsquohomme Dans

son Commentaire sur le Timeacutee il montre que lrsquointellection accompagneacutee de raison (noecircsis

meta logou Timeacutee 28a) syntagme par lequel Platon deacutefinit notre mode drsquoappreacutehension de

lrsquoEcirctre est causeacutee par lrsquointellection (noecircsis) drsquoune reacutealiteacute seacutepareacutee de lrsquoacircme lrsquointellect

particulier qui illumine et megravene agrave sa perfection la raison humaine (logos)

Lrsquoobjet de la preacutesente section est drsquoune part drsquoappreacutehender la nature de cet intellect

dans son rapport aux principes meacutetaphysiques dont il deacutepend et drsquoautre part de deacutefinir son

rocircle dans lrsquoactivation de la puissance intellective de lrsquoacircme Pour Proclus la veacuteriteacute se reacutevegravele

agrave lrsquooccasion drsquoune exeacutegegravese systeacutematique de textes faisant autoriteacute dans un dialogue avec

ses commentateurs les plus autoriseacutes Sa doctrine de lrsquointellect particulier doit ecirctre comprise

agrave la lumiegravere des thegraveses de ses preacutedeacutecesseurs selon les contraintes drsquoune interpreacutetation

concordiste des dialogues de Platon Lrsquoeacutetude de la tradition platonicienne anteacuterieure agrave

Proclus permet de retrouver la source doctrinale de la notion drsquointellect particulier dans les

Enneacuteades de Plotin dans les deacuteveloppements consacreacutes aux rapports entre le tout et les

parties au sein de lrsquoIntellect et sa source lexicale dans la Sentence 22 de Porphyre ougrave

apparaicirct expressis verbis le syntagme merikos nous Bien qursquoelles eacutetablissent les

fondements meacutereacuteologiques de la doctrine proclienne ces sources nrsquooffrent qursquoun faible

eacuteclairage sur la nature de lrsquointellect particulier et ne justifient en rien son rang dans la

procession des reacutealiteacutes intelligibles Nous ne saurions nier lrsquoinfluence deacuteterminante de la

penseacutee de Jamblique et de ses successeurs au sein du mouvement neacuteoplatonicien sur la

86

noeacutetique de Proclus mais faute de sources pertinentes crsquoest par la seule exeacutegegravese du corpus

proclien que nous chercherons agrave comprendre la place attribueacutee agrave cet intellect dans lrsquoordre

des principes et agrave en deacutefinir la nature164

Par souci de clarteacute dans le traitement drsquoune notion sur laquelle nous ne pourrons

apporter qursquoun eacuteclairage partiel nous ferons correspondre chacune des sections de cette

eacutetude agrave lrsquoune des questions suivantes quelle est lrsquoorigine de la notion drsquointellect

particulier quelle place occupe-t-il dans la procession des reacutealiteacutes comment lrsquoacircme

humaine lui est-elle relieacutee comment Proclus deacutefinit-il lrsquoactiviteacute de cet intellect comment

celui-ci active-t-il la puissance intellective de lrsquoacircme humaine et quelle est la contribution

de lrsquoexeacutegegravese du Phegravedre agrave cette doctrine

112 Analyse de lrsquoacception dans le Commentaire sur le Timeacutee

Avant drsquointroduire la notion drsquointellect particulier rappelons son contexte

drsquoapparition Dans son Commentaire sur le Timeacutee au fil de son analyse du passage ougrave

apparaicirct le syntagme noecircsis meta logou Proclus srsquointerroge sur la nature de cette

intellection par laquelle Timeacutee affirme que lrsquoacircme humaine peut appreacutehender lrsquoEcirctre Fidegravele agrave

lrsquoapproche laquo scolastique raquo qui caracteacuterise lrsquoensemble de son Commentaire il y deacutefinit six

acceptions du terme noecircsis parmi lesquelles il identifiera apregraves avoir eacutecarteacute les cinq autres

la seule qui puisse convenir au contexte du passage analyseacute i) lrsquointellection intelligible

ii) lrsquointellection qui lie lrsquoIntellect agrave lrsquoIntelligible iii) lrsquointellection de lrsquoIntellect divin

iv) lrsquointellection des intellects particuliers v) lrsquointellection de lrsquoacircme raisonnable

vi) lrsquointellection de lrsquoimagination Puisque les trois premiegraveres acceptions transcendent les

modes de connaissance de lrsquoacircme humaine celles-ci ne peuvent deacutesigner un acte de

cognition propre agrave lrsquohomme Lrsquointellection de lrsquoacircme raisonnable doit agrave son tour ecirctre rejeteacutee

car elle connaicirct son objet dans le temps alors que lrsquoEcirctre est eacuteternel et doit ecirctre saisi drsquoun

seul coup par la penseacutee Quant agrave lrsquoimagination elle ne saurait ecirctre retenue sa connaissance

est particuliegravere et srsquoaccompagne drsquoimages alors que lrsquoEcirctre est universel et sans figure

164 Faute de sources explicites au sujet de la doctrine de lrsquointellect particulier chez Jamblique ou Syrianus il

faut juger agrave partir du seul corpus proclien la part qui leur revient dans le deacuteveloppement de la noeacutetique

neacuteoplatonicienne Les Eacuteleacutements de theacuteologie offrent agrave ce sujet lrsquoexposeacute le plus explicite et le plus

systeacutematique concernant la structure du monde intelligible selon Proclus

87

Ainsi seule lrsquointellection de lrsquointellect particulier peut expliquer le mode de connaissance

de lrsquoEcirctre deacutefini par lrsquoexpression noecircsis meta logou

En effet lrsquoIntellect particulier est eacutetabli immeacutediatement au-dessus de notre

essence il lrsquoeacutelegraveve et la perfectionne lui vers lequel nous nous tournons quand

nous nous sommes purifieacutes par la philosophie et que nous avons lieacute notre

faculteacute intellective agrave son intellection agrave lui Maintenant quel est cet Intellect

particulier et qursquoil nrsquoest pas distributivement un pour chaque acircme

individuelle165 ni nrsquoest participeacute par les acircmes individuelles directement mais

par lrsquointermeacutediaire des acircmes angeacuteliques et deacutemoniques qui agissent

continuellement selon cet Intellect166 et en vertu desquelles les acircmes

individuelles participent aussi quelquefois agrave la Lumiegravere intellective on lrsquoa

expliqueacute en deacutetail plus longuement ailleurs167

Cet extrait pose plusieurs difficulteacutes au commentateur au premier rang desquelles vient

lrsquoabsence dans lrsquoeacutetat actuel du corpus proclien de cette explication deacutetailleacutee agrave laquelle

Proclus renvoie ici168 La suite du commentaire comblera en partie cette lacune en nous

deacutecrivant la raison humaine dans son rapport aux reacutealiteacutes intellectuelles auxquelles elle

participe et qui lui permettent de srsquoeacutelever momentaneacutement au-delagrave de sa propre nature

Le quatriegraveme rang revient agrave lrsquointellection des Intellects particuliers puisque

chacun drsquoeux possegravede et un certain intelligible qui de toute faccedilon fait paire avec

lui et une intellection ou plutocirct chacun drsquoeux possegravede toutes choses

partiellement intellect intellection intelligible gracircce auxquels chacun de ces

Intellects lui aussi non seulement est lieacute aux Touts mais encore intellige tout le

Monde intelligible169

165 On peut identifier ici une critique de la doctrine plotinienne qui associerait agrave chaque acircme particuliegravere un

intellect individuel 166 Cf Proclus Eacuteleacutements de theacuteologie prop 184 167 Proclus In Timaeum I 245 13-22 (trad A J Festugiegravere) laquo ὁ γὰρ μερικὸς νοῦς προσεχῶς ὑπερίδρυται

τῆς ἡμετέρας οὐσίας ἀνάγων αὐτὴν καὶ τελειῶν πρὸς ὃν ἐπιστρεφόμεθα καθηράμενοι διὰ φιλοσοφίας καὶ

τὴν ἑαυτῶν νοερὰν δύναμιν τῇ ἐκείνου νοήσει συνάψαντες τίς δὲ ὁ μερικὸς νοῦς ἐστιν οὗτος καὶ ὡς οὐχ εἷς

ἐστι κατὰ μίαν ψυχὴν μερικήν οὐδὲ αὐτόθεν ὑπὸ τῶν μερικῶν μετέχεται ψυχῶν ἀλλὰ διὰ τῶν ἀγγελικῶν καὶ

δαιμονίων ψυχῶν τῶν ἀεὶ κατrsquo αὐτὸν ἐνεργουσῶν διrsquo ἃς καὶ αἱ μερικαὶ ψυχαί ποτε μετέχουσι τοῦ νοεροῦ

φωτός διήρθρωται διὰ πλειόνων ἐ ν ἄ λ λ ο ι ς raquo 168 Les nombreuses reacutefeacuterences au mythe du Phegravedre que lrsquoon retrouve dans cette section du commentaire nous

amegravenent agrave eacutemettre lrsquohypothegravese que Proclus renvoie agrave son exeacutegegravese aujourdrsquohui perdue de la Palinodie de

Socrate 169 Proclus In Timaeum I 244 11-16 (trad A J Festugiegravere) laquo τετάρτην δὲ ἔχει τάξιν ἡ τῶν μερικῶν νόων

νόησις ἐπεὶ καὶ τούτων ἕκαστος ἔχει καὶ νοητόν τι πάντως ἑαυτῷ συζυγοῦν καὶ νόησιν μᾶλλον δὲ ἕκαστος

πάντα ἔχει μερικῶς νοῦν νόησιν νοητόν διrsquo ὧν καὶ συνάπτεται τοῖς ὅλοις καὶ τὸν ὅλον νοητὸν κόσμον νοεῖ

καὶ τούτων ἕκαστος raquo

88

12 Lrsquointellect seacutepareacute dans la tradition anteacuterieure agrave Proclus

121 Lrsquointellect chez Platon Aristote et Alexandre drsquoAphrodise

Peut-on trouver les preacutemices drsquoune doctrine de lrsquointellect particulier dans la

philosophie de Platon Trouvons-nous une doctrine noeacutetique formuleacutee et deacutefendue par

Platon abstraction faite du mythe de la creacuteation du Monde dans le Timeacutee ougrave lrsquoon peut voir

dans le Deacutemiurge une figure de lrsquoIntellect En prenant une distance par rapport agrave

lrsquointerpreacutetation neacuteoplatonicienne des Dialogues il est difficile voire impossible de

reacutepondre positivement agrave ces questions

LrsquoAnalogie de la Ligne dans la Reacutepublique offre des deacuteveloppements majeurs sur

une forme de connaissance intellective qui deacutepasse la connaissance scientifique de mode

matheacutematique mais Platon ne parle pas des conditions de possibiliteacutes de lrsquointellection elle-

mecircme Il semble y avoir des reacutefeacuterences agrave lrsquoexistence drsquoun intellect seacutepareacute dans le Phegravedre

un intellect qui ne serait pas limiteacute agrave une faculteacute de lrsquoacircme humaine bien que Proclus y

reconnaisse les points de deacutepart de sa propre doctrine On pourrait y voir une influence de

la doctrine drsquoAnaxagore qui est explicitement citeacute comme modegravele pour la formation du

philosophe dans le mecircme dialogue170 Mecircme dans le Pheacutedon171 ougrave Platon discute

explicitement des thegraveses drsquoAnaxagore que lrsquoon pourra voir comme le premier penseur de

lrsquoIntellect dans la tradition grecque lrsquoideacutee drsquoun intellect seacutepareacute qui serait la cause de la

connaissance humaine nrsquoest pas deacuteveloppeacutee et ne sert pas

Agrave la suite de Platon crsquoest aussi vers Anaxagore que se tournera Aristote quand

viendra le temps de reacutefleacutechir sur la nature de lrsquointellect comme principe de la penseacutee

humaine Aristote tout comme Platon avant lui est critique envers lrsquoIntellect poseacute comme

raison suffisante dans la doctrine drsquoAnaxagore agrave laquelle il reproche son manque de

puissance explicative Les ceacutelegravebres pages du livre III chapitres 4 et 5 du traiteacute De lrsquoacircme

(auxquelles nous avons deacutejagrave fait reacutefeacuterence) sont construites agrave partir drsquoune exeacutegegravese de la

noeacutetique drsquoAnaxagore qui malgreacute les critiques qursquoon pourrait lui adresser constitue le

principal fondement de la doctrine eacutelaboreacutee par Aristote pour expliquer la connaissance

humaine

170 Platon Phegravedre 269e-270a 171 Platon Pheacutedon 97b-99c

89

Mais la tradition platonico-aristoteacutelicienne nrsquoa pas abandonneacute la tentative

drsquoexpliquer lrsquointelligibiliteacute du monde agrave partir drsquoun principe intellectif seacutepareacute de lrsquoacircme

humaine Lrsquoexpression laquo intellect en acte raquo qui apparaicirct dans le De anima drsquoAlexandre

drsquoAphrodise est reprise par Proclus lui-mecircme

Par conseacutequent lrsquointellect qui pense un tel objet est lui aussi incorruptible [hellip]

mais lrsquointellect qui devient identique en acte agrave son objet quand il le pense [hellip]

crsquoest-agrave-dire que lrsquointellect en acte devient cet intellect qui vient en nous du

dehors et qui est incorruptible [hellip] Tel est donc lrsquointellect que lrsquoon considegravere

incorruptible ndash car il existe en nous un intellect seacutepareacute et incorruptible

qursquoAristote appelle eacutegalement un intellect laquo qui vient du dehors raquo crsquoest-agrave-dire

un intellect qui vient en nous de lrsquoexteacuterieur ndash et il ne srsquoagit pas de la puissance

de lrsquoacircme qui se trouve en nous ni de la disposition selon laquelle lrsquointellect en

puissance pense les autres formes et cet intellect Mais il est faux que la penseacutee

en tant que penseacutee soit incorruptible en raison de lrsquoobjet alors penseacute Crsquoest

pourquoi ceux qui se preacuteoccupent drsquoavoir en eux-mecircmes quelque chose de

divin devront veiller agrave pouvoir penser quelque chose qui est aussi de cette

nature172

Ce long passage dont nous avons tronqueacute quelques clauses explicatives est drsquoune

importance capitale pour deacutefinir les rapports entre la puissance intellective de lrsquoacircme

humaine et un intellect qui en est seacutepareacute Sans deacutefinir son influence possible sur les

penseurs ulteacuterieurs tels que Plotin qui fut un lecteur drsquoAlexandre Lrsquoexeacutegegravese grecque du

traiteacute De lrsquoacircme qui fait de lrsquointellect en acte la cause de lrsquointellection humaine a certes eacuteteacute

marquante dans lrsquohistoire de la noeacutetique elle influencera directement ou indirectement les

doctrines ulteacuterieures ndash notamment meacutedieacutevales ndash au sujet de lrsquointellect et de son activiteacute

172 Alexandre drsquoAphrodise De lrsquoacircme 90 12-91 6 (trad M Bergeron et R Dufour) Nous reproduisons le

texte grec en entier pour donner le contexte complet de lrsquoextrait traduit en franccedilais (90 11-91 6) Les

parenthegraveses et autres signes de ponctuation que nous conservons de lrsquoeacutedition du texte grec ne preacutesupposent

pas notre interpreacutetation du texte ni celle des traducteurs que nous citons laquo ἐν οἷς δὲ τὸ νοούμενον κατὰ τὴν

αὑτοῦ φύσιν ἐστὶ τοιοῦτον οἷον νοεῖται (ἔστι δὲ τοιοῦτον ὂν καὶ ἄφθαρτον) ἐν τούτοις καὶ χωρισθὲν τοῦ

νοεῖσθαι ἄφθαρτον μένει καὶ ὁ νοῦς ἄρα ὁ τοῦτο νοήσας ἄφθαρτός ἐστιν οὐχ ὁ ὑποκείμενός τε καὶ ὑλικός

(ἐκεῖνος μὲν γὰρ σὺν τῇ ψυχῇ ἧς ἐστι δύναμις φθειρομένῃ φθείρεται ᾧ φθειρομένῳ συμφθείροιτο ἂν καὶ ἡ

ἕξις τε καὶ ἡ δύναμις καὶ τελειότης αὐτοῦ) ἀλλrsquo ὁ ἐνεργείᾳ τούτῳ ὅτε ἐνόει αὐτό ὁ αὐτὸς γινόμενος (τῷ γὰρ

ὁμοιοῦσθαι τῶν νοουμένων ἑκάστῳ ὅτε νοεῖται ὁποῖον ἂν ᾖ τὸ νοούμενον τοιοῦτος καὶ αὐτὸς ὅτε αὐτὸ νοεῖ

γίνεται) καὶ ἔστιν οὗτος ὁ νοῦς ὁ θύραθέν τε ἐν ἡμῖν γινόμενος καὶ ἄφθαρτος θύραθεν μὲν γὰρ καὶ τὰ ἄλλα

νοήματα ἀλλrsquo οὐ νοῦς ὄντα ἀλλrsquo ἐν τῷ νοεῖσθαι γενόμενα νοῦς οὗτος δὲ καὶ ὡς νοῦς θύραθεν μόνον γὰρ

τοῦτο τῶν νοουμένων νοῦς καθrsquo αὑτό τε καὶ χωρὶς τοῦ νοεῖσθαι ἄφθαρτος δέ ὅτι ἡ φύσις αὐτοῦ τοιαύτη ὁ

οὖν νοούμενος ἄφθαρτος ἐν ἡμῖν νοῦς οὗτός ἐστιν [ὅτι χωριστός τε ἐν ἡμῖν καὶ ἄφθαρτος νοῦς ὃν καὶ

θύραθεν Ἀριστοτέλης λέγει νοῦς ὁ ἔξωθεν γινόμενος ἐν ἡμῖν] ἀλλrsquo οὐχ ἡ δύναμις τῆς ἐν ἡμῖν ψυχῆς οὐδὲ ἡ

ἕξις καθrsquo ἣν ἕξιν ὁ δυνάμει νοῦς τά τε ἄλλα καὶ τοῦτον νοεῖ ἀλλrsquo οὐδὲ τὸ νόημα ὡς νόημα ἄφθαρτον διὰ τὸ

νοούμενον τότε διὸ οἷς μέλει τοῦ ἔχειν τι θεῖον ἐν αὑτοῖς τούτοις προνοητέον τοῦ δύνασθαι νοεῖν τι καὶ

τοιοῦτον raquo

90

122 Lrsquointellect particulier chez Plotin

Les chapitres 18 agrave 21 du second traiteacute de Plotin Sur les genres de lrsquoEcirctre (VI 2 [43])

peuvent ecirctre consideacutereacutes comme lrsquoune des principales sources de la doctrine proclienne de

lrsquointellect particulier et plus geacuteneacuteralement de la meacutereacuteologie neacuteoplatonicienne173 Au cours

drsquoun long exposeacute visant agrave reacuteduire une seacuterie de notions ontologiques aux cinq grands genres

(megista genecirc) du Sophiste (lrsquoEcirctre le Mouvement le Repos le Mecircme et lrsquoAutre) Plotin

srsquoarrecircte agrave lrsquointellect dont il expose la nature agrave la fois une et multiple Au chapitre 18 il

eacutenonce laquo que lrsquointellect est un ecirctre pensant et composeacute agrave partir de toutes choses sans ecirctre

un genre en particulier et que lrsquoIntellect veacuteritable est lrsquoecirctre accompagneacute par tous les genres

et degraves lors la totaliteacute des ecirctres lrsquoecirctre en lui-mecircme pris en tant que genre nrsquoeacutetant qursquoun

eacuteleacutement de celui-ci174 raquo Pour empecirccher que lrsquointellect en tant que genre ne disparaisse

dans les espegraveces dont il est preacutediqueacute175 Plotin introduit une distinction qursquoil explicitera et

justifiera au chapitre 20 entre un Intellect universel qui est toutes choses et un intellect

particulier qui est composeacute de toutes choses Crsquoest ainsi qursquoil pourra apporter une solution

agrave la difficulteacute qui lui apparaicirct drsquoembleacutee laquo Puisque nous avons dit que ce qui est composeacute

de tous les ecirctres est tout intellect et poseacute que lrsquoecirctre ou la substance qui est avant toutes

choses prises en tant qursquoespegraveces ou parties eacutetait un intellect nous affirmons degraves lors que

cet intellect est posteacuterieur176 raquo

Confronteacute agrave cette aporie qui reacuteduit lrsquoIntellect veacuteritable au mecircme titre que tout autre

intellect agrave une reacutealiteacute speacutecifique (et donc posteacuterieure aux genres de lrsquoEcirctre) Plotin introduit

deux notions aristoteacuteliciennes lrsquoen acte et lrsquoen puissance177 afin drsquoexposer le rapport de

tout agrave parties et du coup de genre agrave espegraveces entre lrsquoIntellect universel et les intellects

particuliers laquo Et tous ces intellects sont en puissance en lui qui existe par soi et qui est en

acte toutes choses simultaneacutement mais en puissance chacune drsquoelles seacutepareacutement alors

qursquoeux sont en acte ce qursquoils sont mais en puissance le Tout178 raquo Ainsi la posteacuterioriteacute

173 Nous pouvons compter ce traiteacute au nombre des sources probables des notions meacutereacuteologiques exposeacutees aux

propositions 67 68 et 69 des Eacuteleacutements de theacuteologie 174 Plotin Traiteacute VI 2 [43] 18 11-15 (trad Eacute Breacutehier) 175 Ibid 19 13-14 (trad Eacute Breacutehier) 176 Ibid 19 18-21 (trad Eacute Breacutehier) 177 Plotin emploie eacutegalement la forme dunamis pour deacutesigner la puissance active de lrsquoIntellect Cf Traiteacute

VI 2 [43] 20 lignes 5 14 et 26 178 Ibid 20 20-22

91

ontologique qui caracteacuterise ses espegraveces ne pourra ecirctre preacutediqueacutee de lrsquoIntellect puisque sa

totaliteacute est le principe et non le produit des parties qui le composent et dont il est la

puissance (dunamis)

Cet extrait montre que la notion drsquointellect particulier est deacutejagrave conceptualiseacutee par

Plotin agrave lrsquooccasion de lrsquoexeacutegegravese du Sophiste Il nous reste maintenant agrave eacutetablir ce qursquoest en

soi indeacutependamment de sa relation meacutereacuteologique agrave lrsquoIntellect total un intellect particulier

Lorsqursquoil emploie les expressions ekastos nous ou tis nous Plotin renvoie-t-il aux seules

formes individuelles dont deacutependent les acircmes humaines179 ou a-t-il en tecircte plus

geacuteneacuteralement toute forme au sein de lrsquoIntellect total Bien que la premiegravere option soit

plausible la partie supeacuterieure de lrsquoacircme eacutetant parfois deacutefinie comme une ideacutee180 ou un

intellect181 elle srsquoadapte mal au contexte de lrsquoargument Rappelons que les preacuteoccupations

de Plotin au Traiteacute VI 2 [43] sont avant tout ontologiques elles concernent les relations

entre les genres et espegraveces de lrsquoEcirctre la question des rapports entre lrsquoacircme et les Formes nrsquoy

eacutetant discuteacutee qursquoindirectement Comme une remarque anteacuterieure du mecircme traiteacute le laissait

deacutejagrave entendre lrsquointellect particulier se confond avec une ideacutee speacutecifique ou pour mieux le

dire il est lrsquoaspect dynamique de cette ideacutee laquo Lrsquoideacutee au repos est la limite de lrsquointellect

lrsquointellect est le mouvement de lrsquoideacutee182 raquo Srsquoil existe au sein de lrsquoIntellect des formes

individuelles dont deacutependent les acircmes particuliegraveres comme Plotin le laisse entendre elles

ne repreacutesentent qursquoune espegravece parmi drsquoautres intellects particuliers

179 Plotin Traiteacute IV 8 [6] 8 16 180 Plotin Traiteacute V 7 [18] 1 1-2 181 Ce que soutient C drsquoAncona qui semble faire des intellects particuliers des reacutealiteacutes relatives aux acircmes En

IV 3 [27] 5 9-11 Plotin eacutenonce que laquo les acircmes sont en ordre deacutependantes de chaque intellect particulier et

sont les expressions des intellects raquo et en IV 3 [27] 6 15-17 que laquo lrsquoAcircme du tout regarde en direction de

lrsquoIntellect total alors que les acircmes regardent en direction de leurs propres intellects particuliers raquo

C drsquoAncona laquo Les Sentences de Porphyre Entre les Enneacuteades de Plotin et les Eacuteleacutements de theacuteologie de

Proclus raquo dans Porphyre Sentences t 1 travaux eacutediteacutes sous la responsabiliteacute de L Brisson Paris Vrin

p 139-274 182 Plotin Traiteacute VI 2 [43] 8 22-24 (notre traduction) En VI 7 [38] 17 27-28 les intellects particuliers (hoi

ekastoi noi) sont conccedilus par Plotin comme des formes internes agrave la Forme universelle qursquoest lrsquoIntellect

Comme le fera plus tard Proclus (Eacuteleacutements de theacuteologie prop 176) Plotin prend pour paradigme la relation

entre la science et ses parties (theacuteoregravemes) pour illustrer les rapports entre le tout et les parties au sein de

lrsquoIntellect Plus preacuteciseacutement Proclus montrera que les Formes se compeacutenegravetrent tout en restant essentiellement

distinctes les unes des autres comme les divers theacuteoregravemes drsquoune mecircme science agrave lrsquointeacuterieur de lrsquoacircme Cf

Traiteacute V 9 [5] 8 4-6 ougrave Plotin confirme que chaque forme est un intellect particulier (ekaston de eidos nous

ekastos)

92

123 Lrsquointellect particulier chez Porphyre

La Sentence 22 de Porphyre ne fait agrave notre avis que reprendre sous une forme plus

concise les thegraveses meacutereacuteologiques eacutetablies par Plotin dans le Traiteacute VI 2 [43]

Lrsquoessence intellective est homeacuteomegravere de sorte que les ecirctres sont aussi bien

dans lrsquointellect particulier que dans lrsquointellect total mais dans lrsquointellect

universel mecircme les ecirctres particuliers sont sous un mode universel tandis que

dans lrsquointellect particulier mecircme les universels sont sous un mode

particulier183

Cristina drsquoAncona dans une eacutetude intituleacutee laquo Les Sentences de Porphyre Entre les

Enneacuteades de Plotin et les Eacuteleacutements de theacuteologie de Proclus raquo184 laisse entendre que cette

sentence opegravere la synthegravese drsquoeacuteleacutements doctrinaux et lexicaux disperseacutes dans lrsquoœuvre de

Plotin Plus simplement on peut eacutemettre lrsquohypothegravese sur la base des extraits preacuteceacutedemment

commenteacutes que les chapitres 18 agrave 20 du Traiteacute VI 2 [43] peuvent fournir agrave eux seuls

lrsquoessentiel des notions meacutereacuteologiques et noeacutetiques rassembleacutees agrave la Sentence 22185 Crsquoest ce

que confirme cet autre passage que semble calquer la deuxiegraveme partie de la sentence

porphyrienne laquo Il [lrsquoIntellect] est leur [intellects particuliers] puissance et les contient sous

un mode universel alors qursquoils contiennent en eux-mecircmes lrsquoIntellect universel sous un

mode particulier186 raquo

Bien que la Sentence 22 doive ecirctre retenue comme source intermeacutediaire de la

doctrine proclienne de lrsquointellect particulier elle ne peut rendre compte agrave elle seule des

deacutemonstrations sur lesquelles reposent les propositions 170 176 177 178 et 180 des

183 Porphyre Sentence 22 (trad coll sous la direction de L Brisson) 184 C drsquoAncona art cit 185 Aucun des passages citeacutes par C drsquoAncona ne semble apporter une contribution suppleacutementaire agrave notre

compreacutehension de la Sentence de Porphyre Cf p 218-219 Le passage (a) V 3 [49] 5 3-5 ougrave apparaicirct le

terme homoiomerecircs est pris dans un contexte doctrinal diffeacuterent et ne peut constituer comme drsquoailleurs le

reconnaicirct C drsquoAncona qursquoune source lexicale indirecte de la Sentence 22 le passage (i) I 1 [53] 8 1-8

concerne lrsquoacircme humaine et sa relation agrave lrsquoIntellect alors que la Sentence de Porphyre ne traite que de la seule

substance intelligible (noera ousia) les passages (ii) V 9 [5] 5 4-16 et (iii) V 9 [5] 8 2-7 exposent des

lieux communs de la noeacutetique plotinienne parfaitement inteacutegreacutes agrave lrsquoexposeacute de VI 2 [43] 18-20 le passage

(iv) V 9 [5] 8 21-22 ougrave C drsquoAncona voit dans le syntagme ho merizon nous entendu comme activiteacute de

lrsquoacircme humaine une source lexicale possible de lrsquoexpression merikos nous impose une interpreacutetation

anthropologique (et eacutepisteacutemologique) donc reacuteductrice de la Sentence 22 le passage (v) VI 7 [38] 17 27-

32 distingue lrsquoIntellect universel des intellects particuliers distinction qui sera pleinement justifieacutee en VI 2

[43] 20 186 Plotin Traiteacute VI 2 [43] 20 14-15 (notre traduction) laquo δύναμιν δὲ αὐτῶν εἶναι καὶ ἔχειν ἐν τῷ καθόλου

ἐκείνους ἐκείνους τε αὖ ἐν αὐτοῖς ἐν μέρει οὖσιν ἔχειν τὸν καθόλου raquo

93

Eacuteleacutements de theacuteologie qui se fondent essentiellement drsquoapregraves lrsquoanalyse que nous en avons

meneacutee sur les speacuteculations du Traiteacute VI 2 [43]187 Certes la noeacutetique de Proclus ne saurait

ecirctre reacuteduite agrave celle de Plotin les neacuteoplatoniciens agrave partir de Jamblique ayant fait eacuteclater le

cadre jugeacute trop eacutetroit de la seconde hypostase plotinienne toutefois malgreacute lrsquoinfluence

deacuteterminante des speacuteculations post-plotiniennes sur la noeacutetique proclienne les principes

meacutereacuteologiques de celle-ci reposent ultimement sur les solutions apporteacutees par Plotin aux

problegravemes de la participation dans le Sophiste et le Parmeacutenide

13 De lrsquointellect imparticipeacute aux intellects particuliers

131 Lrsquointellect particulier dans les Eacuteleacutements de theacuteologie

Afin de saisir la fonction eacutepisteacutemologique attribueacutee aux intellects particuliers nous

devons drsquoabord identifier le rang qui leur est reacuteserveacute dans la hieacuterarchie des ecirctres Proclus

distingue au moins trois genres drsquointellects drsquoabord lrsquoIntellect divin non participeacute et

universel qursquoil appelle aussi la monade de lrsquoordre intellectif puis les intellects divins

participeacutes et particuliers et finalement les intellects non divins ou seulement intellectifs

(noeros monon) participeacutes et particuliers Il srsquoagit du scheacutema preacutesenteacute aux propositions 166

et 181 des Eacuteleacutements de theacuteologie Cette division tripartite qui revient freacutequemment dans

lrsquoœuvre de Proclus doit ecirctre preacuteceacutedeacutee dans lrsquoordre de lrsquoouvrage par une seconde division

dichotomique cette fois aux propositions 63 et 64

Agrave la proposition 63 Proclus eacutecrit que laquo Tout terme imparticipeacute produit deux ordres

de termes participeacutes lrsquoun en ce qui en participe de maniegravere intermittente lrsquoautre en ce qui

en participe perpeacutetuellement en raison de sa nature raquo Il poursuit agrave la proposition 64 en

eacutenonccedilant que laquo Toute monade principielle produit deux seacuteries une seacuterie de substances

complegravetes en soi et une seacuterie drsquoilluminations qui acquiegraverent leur existence dans ce qui leur

est diffeacuterent raquo Une question se pose drsquoembleacutee est-il possible de concilier la division

tripartite des propositions 166 et 181 avec la division dichotomique des propositions 63 et

64 Bien que Proclus nrsquoharmonise jamais explicitement ces deux maniegraveres de diviser le

187 Le style concis des Sentences a certes ducirc influencer Proclus dans la reacutedaction des propositions de ses

Eacuteleacutements de theacuteologie cependant les deacutemonstrations sur lesquelles reposent ces propositions reprennent

freacutequemment un argumentaire plotinien ce qui est drsquoailleurs le cas pour notre Sentence Nous savons par

ailleurs que Proclus fut un lecteur attentif des Enneacuteades puisqursquoil reacutedigea selon le teacutemoignage de Psellus un

commentaire sur Plotin (L G Westerink Exzepte aus Proklosrsquos Enneaden-Kommentar bei Psellos dans Byz

Zeitschift 52 (1959) p 1-10 citeacute dans Theacuteologie platonicienne I p LVII)

94

plan intellectif rien ne nous empecircche drsquoeffectuer une telle harmonisation afin de cerner les

conseacutequences logiques de la noeacutetique proclienne

Reprenons drsquoabord les propositions 63 et 64 afin de deacuteterminer la place que

devraient y occuper les intellects particuliers Dans lrsquoapplication de la proposition 63 faut-

il rapporter les intellects particuliers agrave lrsquoordre des termes participeacutes de maniegravere intermittente

ou agrave celui des termes perpeacutetuellement participeacutes Drsquoapregraves la proposition 184 qui preacutesente

une tripartition des acircmes les intellects particuliers semblent pouvoir appartenir aux deux

ordres au premier dans la mesure ougrave ils ne sont que ponctuellement participeacutes par les acircmes

particuliegraveres agrave savoir les acircmes humaines mais aussi au second puisqursquoils sont

perpeacutetuellement participeacutes par les acircmes angeacuteliques et deacutemoniques Le mecircme problegraveme se

pose en rapport agrave la proposition 64 On peut consideacuterer les intellects particuliers comme des

substances complegravetes en soi dans la mesure ougrave ils sont participeacutes directement et

perpeacutetuellement par les acircmes angeacuteliques et deacutemoniques tout en reconnaissant que des

illuminations intellectuelles srsquoen deacutegagent et megravenent agrave leur perfection les acircmes

particuliegraveres qui participent ainsi de maniegravere indirecte et intermittente agrave ces mecircmes

intellects Sans vouloir laquo sursysteacutematiser raquo la meacutetaphysique proclienne il nous semble que

la logique interne aux propositions des Eacuteleacutements de theacuteologie nous megravene agrave ces conclusions

132 Lrsquointellect particulier dans le Commentaire sur le Premier Alcibiade

Drsquoautres extraits de lrsquoœuvre de Proclus permettent de corroborer cette

reconstruction de la procession des reacutealiteacutes intellectives Par exemple dans le Commentaire

sur le Premier Alcibiade nous trouvons agrave nouveau une division tripartite qui inclut cette

fois les illuminations intellectuelles mais semble ignorer la distinction entre les intellects

divins et participeacutes et les intellects non divins et participeacutes

Et de fait dans le cas de lrsquointellect autre est lrsquointellect imparticipeacute qui

transcende la totaliteacute des espegraveces particuliegraveres autre le participeacute auquel

participent mecircme les acircmes des dieux parce qursquoil leur est supeacuterieur autre

enfin celui qui agrave partir de celui-lagrave vient dans les acircmes et constitue la

perfection des acircmes elles-mecircmes188

188 Proclus In Alcibiadem I 65 16-19 (p 53-54) (trad A-Ph Segonds) laquo καὶ γὰρ ὁ νοῦς ἄλλος μὲν ὁ

ἀμέθεκτος ἐξῃρημένος ἀφrsquo ὅλων τῶν μερικῶν γενῶν ἄλλος δὲ ὁ μεθεκτός οὗ καὶ αἱ ψυχαὶ τῶν θεῶν

95

Par le rapprochement des propositions 63 64 166 181 des Eacuteleacutements de theacuteologie et de cet

extrait du Commentaire sur le Premier Alcibiade nous pouvons conclure que Proclus

envisage au plus quatre diffeacuterents genres drsquointellects les trois premiers portant le titre de

substances complegravetes en soi (prop 64) le dernier se constituant drsquoilluminations qui

requiegraverent la rencontre drsquoun substrat de rang ontologique infeacuterieur pour exister Le

Commentaire sur le Timeacutee confirmera que ce substrat est lrsquoacircme ou plus preacuteciseacutement la

puissance rationnelle de lrsquoacircme humaine

133 Le pilote de lrsquoacircme dans le Phegravedre et lrsquointellect particulier

Lrsquoexeacutegegravese du mythe de lrsquoattelage aileacute que lrsquoon retrouve dans le Phegravedre donne lieu agrave

lrsquoexposition de divers aspects de la noeacutetique neacuteoplatonicienne au sujet notamment de

lrsquointellect particulier Dans son Commentaire sur le Phegravedre baseacute sur lrsquoenseignement de son

maicirctre Syrianus Hermias rapporte lrsquointerpreacutetation proposeacutee par Jamblique de lrsquoexpression

laquo pilote de lrsquoacircme raquo kubernecirctecircs tecircs psuchecircs en 247c189 Pour Jamblique le kubernecirctecircs

deacutesigne laquo lrsquoun de lrsquoacircme raquo to hen tecircs psuchecircs et doit ecirctre distingueacute de lrsquohecircniochos le

cocher qui pour lui repreacutesente lrsquointellect de lrsquoacircme ho nous tecircs psuchecircs Par lrsquoun en elle

lrsquoacircme humaine peut srsquounir aux dieux et atteindre un eacutetat de contemplation unitive de

lrsquointelligible un acte que Jamblique considegravere supeacuterieur agrave la simple intellection humaine

qui saisit son objet dans une relation drsquoalteacuteriteacute kathrsquoheterota epiballei toutocirc tocirc noecirctocirc eacutecrit

Hermias

Proclus souscrit-il agrave cette interpreacutetation du passage central du mythe de lrsquoattelage

aileacute Nous nrsquoavons trouveacute aucune confirmation textuelle agrave ce propos mais lrsquohypothegravese

demeure plausible aucune raison apparente ne pouvant motiver un reacuteel deacutesaccord avec la

distinction poseacutee par Jamblique Cependant pour Proclus le pilote ne repreacutesente pas lrsquoun

de lrsquoacircme mais lrsquointellect particulier crsquoest du moins ce qursquoon peut comprendre agrave la lecture

de son Commentaire sur le Timeacutee laquo Et de mecircme que dans le Phegravedre il a appeleacute lrsquointellect

pilote de lrsquoacircme et a dit que seul lrsquointellect intellige lrsquoEcirctre190 raquo Lrsquoextrait se poursuit par le

passage citeacute dans la section preacuteceacutedente de notre eacutetude au sujet de la rencontre entre

μετέχουσι κρείττονος ὄντος ἄλλος δὲ ὁ ἀπὸ τούτου ταῖς ψυχαῖς ἐγγινόμενος ὃς δὴ καὶ ἔστιν αὐτῶν τῶν

ψυχῶν τελειότης raquo 189 Hermias In Phaedrum 150 23-151 3 190 Proclus In Timaeum I 245 25-28 (trad A J Festugiegravere)

96

lrsquointellect particulier et lrsquoacircme rationnelle Tout porte agrave croire que Proclus y identifie le

pilote de lrsquoacircme en tout ou en partie agrave lrsquointellect particulier Cette hypothegravese se voit

drsquoailleurs confirmeacutee par cet extrait du livre IV de la Theacuteologie platonicienne nettement

plus cateacutegorique

Platon dit que la classe de la science veacuteritable est installeacutee autour de cet ecirctre

En effet ces deux reacutealiteacutes srsquoeacutelegravevent jusqursquoagrave la contemplation de cet ecirctre

lrsquointellect qui est le pilote de lrsquoacircme (il srsquoagit de lrsquointellect particulier qui est

installeacute au-dessus des acircmes et qui les eacutelegraveve vers le havre paternel) et la

science veacuteritable qui est la perfection de lrsquoacircme191

Si le pilote de lrsquoacircme repreacutesente pour lui lrsquointellect particulier quelle notion Proclus

pouvait-il concevoir derriegravere lrsquoimage du cocher Drsquoapregraves notre eacutetude des faculteacutes de lrsquoacircme

humaine dans le Commentaire sur le Timeacutee le cocher deacutesignerait vraisemblablement la

raison (logos) de lrsquoacircme et sa tecircte (kephalecirc) sa puissance intellective (dunamis noera)

guideacutee par le pilote de lrsquoacircme crsquoest-agrave-dire illumineacutee par lrsquointellect particulier Bien entendu

il ne srsquoagit lagrave que drsquoune hypothegravese que le Commentaire de Proclus sur le Phegravedre nous aurait

peut-ecirctre permis de corroborer

134 Remarques conclusives sur lrsquointellect particulier

Nous sommes malheureusement priveacutes drsquoune bonne partie du corpus proclien ce

qui nous empecircche drsquoavoir une vision drsquoensemble des contextes ougrave la notion drsquointellect

particulier serait apparue Proclus attribue un rang distinct agrave cet intellect dans lrsquoordre des

reacutealiteacutes et expose clairement sa fonction eacutepisteacutemologique toutefois il nrsquoen deacutefinit jamais

vraiment la nature Cet intellect est-il une Forme intellective ou plutocirct un ensemble de

Formes et si oui lesquelles Qursquoest-ce qui distingue un intellect particulier drsquoun autre

intellect particulier Les sources de Proclus notamment le Traiteacute VI 2 [43] de Plotin

offrent un certain eacuteclairage sur le rapport de ces intellects dits particuliers agrave lrsquoIntellect total

mais dans le cadre drsquoune penseacutee que fera eacuteclater le neacuteoplatonisme post-plotinien avec la

multiplication des divisions dialectiques agrave lrsquointeacuterieur du plan intelligible Comme bon

191 Proclus Theacuteologie platonicienne IV 14 43 14-20 (trad H D Saffrey et L G Westerink leacutegegraverement

modifieacutee) laquo Τὸ τρίτον τοίνυν περὶ αὐτὴν λέγεται τ ὸ τ ῆ ς ἀ λ η θ ο ῦ ς ἐ π ι σ τ ή μ η ς γ έ ν ο ς ἱδρῦσθαι

Δύο γὰρ ταῦτα ἄνεισιν ἐπὶ τὴν ἐκείνης τῆς οὐσίας θεωρίαν ν ο ῦ ς ὁ κ υ β ε ρ ν ή τ η ς τῆς ψ υ χ ῆ ς (ἔστι δὲ

οὗτος ὁ μερικός ὑπεριδρυμένος μὲν τῶν ψυχῶν ἀνάγων δὲ αὐτὰς εἰς τὸν ὅρμον τὸν πατρικόν) καὶ ἡ

ἀ λ η θ ὴ ς ἐ π ι σ τ ή μ η ψυχῆς οὖσα τελειότης raquo

97

nombre de reacutealiteacutes meacutetaphysiques lrsquointellect particulier semble ecirctre deacutefini avant tout par

ses relations agrave ses principes intellectifs et aux acircmes qursquoil illumine

En raison de la continuiteacute de la procession des reacutealiteacutes dans la philosophie de

Proclus il est impossible de pleinement saisir la nature drsquoun ecirctre comme lrsquointellect

particulier sans connaicirctre eacutegalement celle de ces causes mais aussi celle de ces effets dans

lrsquoordre du reacuteel Crsquoest pourquoi lrsquoeacutetude de lrsquoacircme qursquoillumine lrsquointellect particulier

permettra de mieux deacutefinir ce dernier Notre eacutetude de la psychologie proclienne montrera

non seulement la nature du rapport entre les acircmes humaines et cet intellect particulier mais

soulignera eacutegalement le rocircle des acircmes dites supeacuterieures et plus particuliegraverement des

deacutemons dans lrsquoactivation de la puissance rationnelle de lrsquoacircme humaine par la lumiegravere

intellective

2 Les acircmes particuliegraveres et les acircmes supeacuterieures

21 Le problegraveme philosophique de lrsquointermeacutediaire acircme non-seacutepareacutee et acircmes supeacuterieures

La deacutemonologie proclienne est une doctrine riche et complexe dont les sources

philosophiques et religieuses sont multiples et diverses dans la tradition grecque En raison

de nos inteacuterecircts preacutesents qui sont principalement eacutepisteacutemologiques nous nous limiterons

aux deacuteveloppements qui se rapportent essentiellement agrave la doctrine de lrsquointellection dans la

philosophie de Proclus en mettant de cocircteacute le rocircle proprement eacutethique ou soteacuteriologique des

deacutemons et des autres acircmes supeacuterieures Nous ne traiterons pas non plus de la question du

deacutemon de Socrate192 que Proclus cherche agrave identifier parmi les diffeacuterentes classes

deacutemoniques dans son Commentaire sur le Premier Alcibiade193

192 Pour la question du deacutemon de Socrate nous renvoyons aux travaux de L-A Dorion notamment agrave lrsquoarticle

suivant qui srsquoattaque agrave plusieurs preacutejugeacutes tenaces au sujet du sens agrave attribuer aux termes laquo deacutemonologiques raquo

dans le corpus platonicien laquo Socrate le daimonion et la divination raquo dans Les dieux de Platon Actes du

colloque organiseacute agrave lUniversiteacute de Caen Basse-Normandie les 24 25 et 26 janvier 2002 eacutediteacute par J Laurent

Caen Presses Universitaires de Caen 2003 p 169-192 193 Pour une eacutetude complegravete et reacutecente au sujet du deacutemon dans la tradition platonicienne de Platon aux

derniers neacuteoplatoniciens voir A Timotin La deacutemonologie platonicienne Histoire de la notion de daimocircn de

Platon aux derniers neacuteoplatoniciens LeidenBoston Brill 2012

98

La plupart des neacuteoplatoniciens posteacuterieurs agrave Plotin ont rejeteacute la doctrine voulant

qursquoune partie de lrsquoacircme humaine demeure perpeacutetuellement rattacheacutee aux principes

intelligibles Agrave la suite de Jamblique Proclus critique cette thegravese plotinienne agrave de

nombreuses occasions notamment dans lrsquoultime proposition (211) des Eacuteleacutements de

theacuteologie qui preacutesente la thegravese centrale de la reacutefutation proclienne reprise et deacuteveloppeacutee

dans le reste de son corpus laquo Toute acircme lorsqursquoelle descend dans le devenir y descend en

totaliteacute et aucune partie drsquoelle-mecircme ne demeure en haut alors qursquoune autre

descendrait194 raquo En deacutecidant de rejeter la conception plotinienne de lrsquoacircme en raison des

problegravemes eacutepisteacutemologiques (et eacutethiques) qursquoelle entraicircne Proclus se voit contraint

drsquoexpliquer comment il demeure possible pour lrsquohomme drsquoatteindre une connaissance de

lrsquoEcirctre des reacutealiteacutes intelligibles ce qui demeure au fondement de lrsquoeacutepisteacutemologie

(neacuteo)platonicienne

Proclus refuse drsquoadmettre la possibiliteacute que lrsquoacircme humaine puisse jouir drsquoune

perpeacutetuelle intellection de lrsquoEcirctre Srsquoil en eacutetait ainsi pense-t-il pourquoi lrsquoacircme deacutelaisserait-

elle de maniegravere intermittente son activiteacute purement intellectuelle pour penser de maniegravere

transitive en passant drsquoun ecirctre particulier agrave un autre en cessant ainsi de saisir drsquoun seul

coup la totaliteacute de lrsquoEcirctre sous un mode certes particulier mais eacuteternel Pour Proclus la

substance de lrsquoacircme ne peut ecirctre intellectuelle en soi notre expeacuterience lorsque nous

pensons montre qursquoelle est rationnelle et discursive (crsquoest lrsquoun des principes qui fondent

lrsquoargumentation de la proposition 211 des Eacuteleacutements de theacuteologie)

Bien que lrsquoacircme humaine ne puisse en soi profiter drsquoune perpeacutetuelle intellection du

monde intelligible drsquoautres entiteacutes psychiques le peuvent Drsquoapregraves ce qursquoE R Dodds a

nommeacute laquo la meacutethode du terme intermeacutediaire raquo laquo the method of the mean term raquo195 eacutenonceacutee

agrave la proposition 28 des Eacuteleacutements de theacuteologie laquo Toute cause productrice donne lrsquoexistence

agrave des produits semblables agrave elle-mecircme avant de la donner agrave ceux qui lui sont

dissemblables196 raquo Proclus a jugeacute neacutecessaire drsquointroduire des entiteacutes intermeacutediaires dans

son systegraveme afin de conserver une continuiteacute dans la procession des reacutealiteacutes Par son choix

194 Proclus Eacuteleacutements de theacuteologie prop 211 (notre traduction) Le reste de la proposition dont nous ne

donnons ici que la thegravese sera traduite en totaliteacute et commenteacutee dans la suite de notre exposeacute 195 E R Dodds laquo Commentary raquo dans Proclus The Elements of Theology p 216 196 Proclus Eacuteleacutements de theacuteologie prop 28 (notre traduction)

99

de rejeter la doctrine plotinienne de lrsquoacircme non-descendue il se trouvait contraint

drsquointroduire un intermeacutediaire entre la connaissance intuitive des reacutealiteacutes intellectives et la

connaissance discursive de lrsquoacircme rationnelle Ce vide fut combleacute par lrsquointroduction des

acircmes angeacuteliques et deacutemoniques auxquelles il attribue une reacuteelle fonction eacutepisteacutemologique

Mutatis mutandis celles-ci occupent la place de la partie supeacuterieure de lrsquoacircme humaine dans

la philosophie de Plotin et srsquoinsegraverent en tant que moyen terme entre la faculteacute rationnelle

de lrsquohomme et les intellects seacutepareacutes qui actualisent la puissance intellective du logos

humain

Aux propositions 183 et 184 des Eacuteleacutements de theacuteologie Proclus deacutefinit la fonction

de ces acircmes supeacuterieures qui ne peuvent ecirctre consideacutereacutees comme divines mais qui

demeurent perpeacutetuellement en contact avec les intellects particuliers Agrave la proposition 183

il deacutemontre la thegravese suivante laquo Tout intellect qui est participeacute mais qui est seulement

intellectif est participeacute par des acircmes qui sont ni divines ni sujettes au passage de

lrsquointellection agrave son absence197 raquo Il poursuit agrave la proposition 184 en affirmant laquo Toute acircme

est soit divine soit sujette au passage de lrsquointellection agrave son absence soit intermeacutediaire

entre celles-ci toujours intelligeante198 mais infeacuterieure aux acircmes divines199 raquo Ces acircmes

qui sont parfois laquo intelligeante raquo en acte parfois au repos sont bien entendu les acircmes

particuliegraveres agrave savoir les nocirctres Il srsquoagit maintenant de montrer le rapport dynamique entre

ces diffeacuterents niveaux psychiques afin de deacuteterminer pourquoi et comment lrsquoacircme humaine

deacutepend des acircmes supeacuterieures pour lrsquoactivation de sa puissance intellective

22 Les acircmes particuliegraveres et leur rapport aux acircmes divines et supeacuterieures dans le

Commentaire sur le Timeacutee

Comment les acircmes particuliegraveres procegravedent-elles des acircmes supeacuterieures tout en

demeurant rattacheacutees agrave celles-ci Un extrait capital du Commentaire sur le Timeacutee (III 245

19-246 28) offre une vue drsquoensemble de la doctrine de Proclus au sujet de lrsquoacircme humaine

et de ses rapports aux entiteacutes psychiques et noeacutetiques qui lui sont supeacuterieures Nous

197 Proclus Eacuteleacutements de theacuteologie prop 183 (notre traduction) 198 Nous traduisons par laquo intelligeante raquo au lieu de par laquo intelligente raquo pour faire ressortir la dimension active

du verbe laquo intelliger raquo 199 Proclus Eacuteleacutements de theacuteologie prop 184 (notre traduction)

100

deacutecouperons pour mieux le commenter ce passage qui cherche agrave expliquer le

faccedilonnement des acircmes particuliegraveres par le Deacutemiurge (Timeacutee 41d4-6)

Nous nrsquoaccepterons donc pas ceux des Platoniciens plus reacutecents qui deacuteclarent

notre acircme laquo de mecircme digniteacute raquo ou laquo de mecircme substance raquo ou je ne sais quoi

qursquoils veuillent dire que lrsquoacircme divine Qursquoils eacutecoutent en effet Platon qui parle

de laquo deuxiegraveme et troisiegraveme degreacute raquo qui seacutepare du Crategravere les acircmes partielles et

qui les fait produire par le Deacutemiurge selon une laquo deuxiegraveme raquo penseacutee ce qui

revient agrave dire une penseacutee laquo plus partielle raquo Celui qui parle ainsi reconnaicirct des

diffeacuterences substantielles entre les acircmes et ne les distingue pas seulement selon

leurs activiteacutes comme veut le montrer le divin Plotin200

Bien que les fondements de la critique adresseacutee par Proclus agrave lrsquoendroit de Plotin (et sans

doute aussi Theacuteodore drsquoAsineacutee comme nous le laisse croire la suite de lrsquoextrait) semblent

ne reposer que sur lrsquointerpreacutetation drsquoun discours imageacute le Deacutemiurge y proceacutedant agrave une

seconde creacuteation celle-ci est en reacutealiteacute tout agrave fait pertinente si lrsquoon garde agrave lrsquoesprit que les

images du Timeacutee sont la traduction meacutetaphorique de distinctions dialectiques reacutecurrentes

dans les Dialogues En effet on retrouve notamment une division analogue des types

drsquoacircmes dans le mythe du Phegravedre Toutes les acircmes ne sont pas drsquoune mecircme nature et donc

leurs rapports aux principes intelligibles ne peuvent ecirctre identiques nrsquoen deacuteplaise agrave Plotin

Un dialecticien attentif tel que Proclus ne peut donc pas accepter que lrsquoon se reacuteclame de la

psychologie platonicienne tout en neacutegligeant de tenir compte des distinctions

psychologiques fondamentales qursquoopegravere Platon dans un dialogue aussi important que le

Timeacutee (sans parler du Phegravedre) La suite du commentaire de Proclus aux lignes 41d4-6 du

Timeacutee montre que non seulement la conception plotinienne de lrsquoacircme ne se fonde pas sur

lrsquoautoriteacute textuelle de Platon mais aussi qursquoelle ne peut se justifier par la seule raison201

Admettons en effet que parmi les acircmes les unes aient regard aux intellects

totaux les autres aux partiels que les unes pensent toujours purement les

autres se deacutetournent parfois de lrsquoecirctre vrai que les unes ordonnent et organisent

toujours lrsquoUnivers les autres nrsquoaccompagnent que par intermittences les dieux

200 Proclus In Timaeum III 245 19-27 (trad A J Festugiegravere) laquo οὐκ ἄρα ἀποδεξόμεθα τ ῶ ν ν ε ω τ έ ρ ω ν

ὅσοι τὴν ἡμετέραν ψυχὴν ἰ σ ά ξ ι ο ν ἀποφαίνουσι τῆς θείας ἢ ὁ μ ο ο ύ σ ι ο ν ἢ οὐκ οἶδrsquo ὅπως βούλονται

λέγεινmiddot ἀκουέτωσαν γὰρ τοῦ Πλάτωνος δεύτερα καὶ τρίτα λέγοντος καὶ χωρίζοντος ἀπὸ τοῦ κρατῆρος τὰς

μερικὰς ψυχὰς καὶ κατὰ δευτέραν νόησιν ὃ δὴ ταὐτὸν τῷ μερικωτέραν ἀπὸ τοῦ δημιουργοῦ παράγοντος

αὐτάςmiddot ὁ γὰρ ταῦτα λέγων οὐσιώδεις διαφορὰς τῶν ψυχῶν ἀλλrsquo οὐ κατὰ τὰς ἐνεργείας μόνον ὥσπερ ὁ θεῖος

ἐνδείκνυται Πλωτῖνοςmiddot raquo 201 Proclus applique un autre enseignement platonicien Voir Platon Phegravedre 270c-d agrave propos de lrsquoautoriteacute

drsquoHippocrate agrave laquelle il faut joindre le critegravere de la pure raison pour juger de la veacuteriteacute de lrsquoopinion discuteacutee

101

dans leurs rondes ceacutelestes que les unes meuvent et dirigent toujours

lrsquoHeimarmeacutenegrave les autres deviennent parfois sujettes agrave lrsquoHeimarmeacutenegrave et aux lois

fatales que les unes marchent en tecircte vers lrsquoIntelligible les autres aient parfois

le sort drsquoacircmes qui suivent que les unes soient seulement divines les autres

passent agrave un rang infeacuterieur tantocirct celui-ci tantocirct celui-lagrave drsquoacircme deacutemonique

heacuteroiumlque humaine que les unes aient leurs chevaux tous bons et issus de bons

lrsquoautre des chevaux de caractegravere meacutelangeacute que les unes aient seulement la vie

qui leur a eacuteteacute adjugeacutee par la premiegravere deacutemiurgie les autres aient aussi lrsquoespegravece

mortelle entretisseacutee agrave lrsquoimmortelle par les dieux reacutecents que les unes agissent

toujours drsquoapregraves toutes leurs puissances les autres mettent en avant tantocirct telle

forme de vie tantocirct telle autre202

Les propos de Proclus au sujet de la nature des acircmes particuliegraveres sont principalement tireacutes

du mythe de lrsquoattelage aileacute dans le Phegravedre autrement deacutesigneacute comme la Palinodie de

Socrate Ces distinctions entre la classe des acircmes humaines et celles qui leur sont

supeacuterieures ndash que lrsquoon retrouve drsquoailleurs dans la derniegravere section des Eacuteleacutements de

theacuteologie (prop 184-211) ndash sont reporteacutees selon les principes drsquoune interpreacutetation

systeacutematique des Dialogues de Platon sur le discours de Timeacutee La rationaliteacute de

lrsquoargumentation ici deacuteveloppeacutee resterait agrave ecirctre pleinement actualiseacutee lrsquoautoriteacute textuelle du

Phegravedre eacutetant davantage mise de lrsquoavant que les fondements philosophiques de la doctrine

exposeacutee mais Plotin pour qui ce dialogue est aussi drsquoune importance capitale comme

source de sa psychologie ne peut que difficilement faire abstraction des distinctions que

lrsquoon retrouve non seulement dans le Timeacutee mais eacutegalement dans la Palinodie Cependant

dans la suite de ses propos Proclus revient agrave lrsquoautoriteacute du Timeacutee et opegravere des distinctions

au sujet de la rationaliteacute (et lrsquoirrationaliteacute) attribuable aux diffeacuterentes classes drsquoacircmes Ici

comme le montreront les Eacuteleacutements de theacuteologie crsquoest non seulement lrsquoautoriteacute de deux des

plus importants dialogues laquo psychologiques raquo de Platon qui fonde la reacutefutation de la

doctrine plotinienne crsquoest eacutegalement lrsquoexpeacuterience des limites de notre puissance

rationnelle qui est essentiellement distincte de la raison parfaite attribuable au divin

202 Proclus In Timaeum 245 27-246 10 (trad A J Festugiegravere) laquo ἔστωσαν γὰρ αἳ μὲν πρὸς τοὺς ὁλικοὺς

ὁρῶσαι νόας αἳ δὲ πρὸς τοὺς μερικούς καὶ αἳ μὲν ἀχράντοις χρώμεναι νοήσεσιν αἳ δὲ ἀποστρεφόμεναί ποτε

τὰ ὄντα καὶ αἳ μὲν ἀεὶ δημιουργικαὶ καὶ κοσμητικαὶ τῶν ὅλων αἳ δὲ ποτὲ συμπεριπολοῦσαι τοῖς θεοῖς καὶ αἳ

μὲν ἀεὶ κινοῦσαι καὶ ποδηγετοῦσαι τὴν εἱμαρμένην αἳ δὲ ὑπὸ εἱμαρμένην ποτὲ γιγνόμεναι καὶ τοὺς

εἱμαρμένους νόμους καὶ αἳ μὲν ἡγούμεναι πρὸς τὸ νοητόναἳ δὲ ἑπομένων ποτὲ λαγχάνουσαι τάξιν καὶ αἳ

μὲν θεῖαι μόνον αἳ δὲ εἰς ἄλλοτε ἄλλην μεθιστάμεναι τάξιν δαιμονίαν ἡρωϊκὴν ἀνθρωπίνην καὶ αἳ μὲν

ἵπποις χρώμεναι πᾶσιν ἀγαθοῖς καὶ ἐξ ἀγαθῶν αἳ δὲ μεμιγμένοις καὶ αἳ μὲν ταύτην ἔχουσαι τὴν ζωὴν μόνην

ἣν παρὰ τῆς μιᾶς δημιουργίας εἰλήφασιν αἳ δὲ καὶ τὸ θνητὸν εἶδος τὸ προσυφαινόμενον ἀπὸ τῶν νέων θεῶν

καὶ αἳ μὲν κατὰ πάσας ἀεὶ τὰς ἑαυτῶν ἐνεργοῦσαι δυνάμεις αἳ δὲ ἄλλοτε ἄλλας προβάλλουσαι ζωάς raquo

102

Oui admettons qursquoexistent aussi entre les acircmes ces diffeacuterences il nrsquoen reste pas

moins comme diffeacuterence qui les preacutecegravede toutes celle qui reacutesulte de la substance

et la division due au Deacutemiurge car il a eacutetabli entre elles une seacuteparation quant

au temps agrave la cause agrave la procession au mode drsquoexistence agrave la deacutegradation des

espegraveces Ces acircmes donc qui diffegraverent par tous ces traits quel raisonnement

pourra jamais dire qursquoil les rend laquo consubstantielles raquo laquo Car jamais ne seront

semblables la race des dieux immortels et celle des hommes qui rampent sur la

terre raquo Bien plus le rationnel lui-mecircme est en elles diffegraverent Dans les dieux il

est de lrsquoordre de lrsquointellect dans nos acircmes il est mecircleacute agrave lrsquoirrationnel dans les

genres meacutedians il est deacutefini par sa propre meacutedianiteacute Et chacune des autres

proprieacuteteacutes se trouve dans les acircmes divines sous un mode divin dans les nocirctres

sous un mode humain qursquoil srsquoagisse des principes creacuteatifs du type de la vie de

lrsquointellection du temps

Mais en voilagrave assez dit contre ceux qui estiment que notre acircme est

laquo consubstantielle raquo et agrave lrsquoAcircme du Tout et aux autres acircmes et que nous sommes

irreacutesistiblement toutes choses planegravetes astres fixes tout le reste au mecircme titre

que ces acircmes-lagrave comme le dit Theacuteodore drsquoAsineacute un langage aussi emphatique

est bien eacuteloigneacute de la doctrine de Platon203

Proclus applique une thegravese deacutemontreacutee dans les Eacuteleacutements de theacuteologie (prop 103) aux

acircmes divines (et deacutemoniques) et aux nocirctres tout est en tout mais en chacun sous son mode

propre 204 Ainsi laquo les principes creacuteatifs le type de la vie de lrsquointellection du temps raquo sont

attribueacutes agrave nos acircmes mais sous un mode proprement humain crsquoest-agrave-dire selon la nature et

les limites inheacuterentes agrave la nature de lrsquohomme Parmi ces attributs notre intellection des

principes intelligibles comme nous en faisons lrsquoexpeacuterience nrsquoest pas continue alors que la

contemplation intellective reacuteserveacutee agrave la diviniteacute est perpeacutetuelle

Pour conclure lrsquoanalyse de ce passage notons la reacutefeacuterence agrave Theacuteodore drsquoAsineacutee

Dans les sections du Commentaire sur le Timeacutee ougrave il preacutesente les opinions de ses

203 Ibid III 246 10-28 (trad A J Festugiegravere) laquo ἔστωσαν μὲν οὖν αὐτῶν καὶ αὗται διαφορότητες ἀλλὰ

προηγεῖται τούτων πασῶν ἡ κατrsquo οὐσίαν ἐξαλλαγὴ καὶ ἡ δημιουργικὴ διαίρεσιςmiddot ἐχώρισε γὰρ αὐτὰς τῷ χρόνῳ

τῇ αἰτίᾳ τῇ προόδῳ τῷ τρόπῳ τῆς ὑποστάσεως τῇ τῶν γενῶν ὑφέσει τούτοις οὖν ἅπασι διαφερούσας αὐτὰς

ποῖος ἐρεῖ λόγος ὁμοουσίους ποιεῖν ο ὐ γ ά ρ π ο τ ε φ ῦ λ ο ν ὅ μ ο ι ο ν ἀ θ α ν ά τ ω ν τ ε θ ε ῶ ν

χ α μ α ὶ ἐ ρ χ ο μ έ ν ω ν τ rsquo ἀ ν θ ρ ώ π ω ν middot ἀλλὰ καὶ τὸ λογικὸν αὐτὸ διάφορόν ἐστινmiddot ἐν μὲν γὰρ θεοῖς

νοερόν ἐν δὲ ταῖς ἡμετέραις ψυχαῖς τῷ ἀλόγῳ συμμιγές ἐν δὲ τοῖς μέσοις γένεσιν κατὰ τὴν ἑαυτοῦ μεσότητα

ἀφώρισταιmiddot καὶ ἕκαστον τῶν ἄλλων θείως μέν ἐστιν ἐν ταῖς θείαις ψυχαῖς ἀνθρωπίνως δὲ ἐν ταῖς ἡμετέραις

οἱ λόγοι τὸ εἶδος τῆς ζωῆς ἡ νόησις ὁ χρόνος ταῦτα μὲν οὖν πρὸς τοὺς οἰομένους τὴν ἡμετέραν ψυχὴν

ὁμοούσιον εἶναι τῇ τε τε τοῦ παντὸς καὶ ταῖς ἄλλαις καὶ εἶναι ἡμᾶς πάντα ἀσχέτως πλάνητας καὶ ἀπλανεῖς

καὶ τὰ ἄλλα καθάπερ ἐκείνας ὥσπερ πού φησι καὶ ὁ Ἀ σ ι ν α ῖ ο ς Θ ε ό δ ω ρ ο ς middot ἡ γὰρ τοιαύτη

μεγαλορρημοσύνη πόρρω τῆς Πλάτωνός ἐστι θεωρίας raquo 204 Proclus Eacuteleacutements de theacuteologie prop 103 laquo Πάντα ἐν πᾶσιν οἰκείως δὲ ἐν ἑκάστῳ raquo Nous reviendrons

sur le contenu de cette proposition agrave lrsquooccasion de notre analyse des trois formes de lrsquointellection divine et de

la triade ecirctre ndash vie ndash penseacutee dans la troisiegraveme section de notre thegravese

103

devanciers Proclus identifie la plupart du temps ses sources205 qursquoil critique selon un

proceacutedeacute semblable agrave celui pratiqueacute par Aristote dans ses traiteacutes notamment dans le De

anima ougrave lrsquoon trouve lrsquoune des plus claires applications de sa meacutethode doxographique Ici

le nom de Theacuteodore drsquoAsineacutee apparaicirct agrave la toute fin drsquoune critique qui semblait drsquoabord

adresseacutee agrave la doctrine de Plotin que Proclus mentionne plus haut Nous comprenons ainsi

que les arguments procliens tout en visant principalement la doctrine plotinienne prennent

aussi pour cible sa reprise et vraisemblable deacuteformation par Theacuteodore qui en aurait fait une

sorte de caricature aux yeux de Proclus crsquoest du moins ce que semble indiquer le

vocabulaire qursquoil emploie dans son Commentaire irreacutesistiblement (aschetocircs) langage

emphatique (megalorrecircmosunecirc) En effet crsquoest une chose de dire que notre acircme est de

nature laquo consubstantielle raquo au divin en tant qursquoelle demeure toujours rattacheacutee aux

principes dont elle provient mais crsquoest autre chose de dire que notre acircme est laquo toutes

choses planegravetes astres fixes tout le reste raquo Mecircme le principe de la proposition 103 des

Eacuteleacutements de theacuteologie aussi grande que puisse ecirctre son extension meacutetaphysique nrsquoest pas

susceptible drsquoune aussi geacuteneacutereuse application

Agrave la diffeacuterence des distinctions opeacutereacutees par Proclus dans la derniegravere section des

Eacuteleacutements de theacuteologie lrsquoexposeacute du Commentaire sur le Timeacutee preacutesente une classification

plus complexe des acircmes supeacuterieures alors qursquoelles sont parfois associeacutees au premier

membre de la division faisant ainsi partie de la mecircme classe que les acircmes divines elles le

sont aussi au second alors qursquoelles sont mises en compagnie des acircmes particuliegraveres Nous

reviendrons donc agrave la doctrine rigoureusement exposeacutee dans ses traiteacutes theacuteologiques plus

preacuteciseacutement dans les Eacuteleacutements de theacuteologie qui dans la section consacreacutee aux acircmes (prop

184 agrave 211) offrent les deacuteveloppements doctrinaux les plus clairs au sujet des diffeacuterentes

classes drsquoacircmes ce qui permettra drsquoeacuteclairer les propos du Commentaire de Proclus sur le

Timeacutee

205 Ce qui nrsquoest pas le cas dans tous ses commentaires notamment dans le Commentaire sur le Parmeacutenide ougrave

les auteurs des opinions preacutesenteacutees critiqueacutees et parfois reprises par Proclus pour lrsquoeacutelaboration de sa doctrine

sont beaucoup plus rarement identifieacutes

104

23 Lrsquoacircme (particuliegravere) descendue dans les Eacuteleacutements de theacuteologie

231 Les principes theacuteologiques de la proposition 211 des Eacuteleacutements de theacuteologie

La noecircsis attribueacutee agrave lrsquohomme est deacutefinie en fonction de lrsquoessence de lrsquoacircme humaine

que Proclus distingue des acircmes dites supeacuterieures et des intellects seacutepareacutes qui de maniegravere

conjointe sont la cause de son intellection Par lrsquoultime proposition (211) des Eacuteleacutements de

theacuteologie Proclus deacutemontre que lrsquoacircme particuliegravere (ou humaine) est une entiteacute totalement

descendue dans le Devenir (ou geacuteneacuteration ou geacuteneacutesis) Nous reprenons la traduction de

J Trouillard en modifiant les termes en conformiteacute avec la terminologie que nous avons

deacutefinie206

211 Toute acircme particuliegravere qui descend dans la geacuteneacuteration y descend tout

entiegravere et il nrsquoest aucune partie drsquoelle-mecircme qui demeure en haut alors qursquoune

autre descend

Si une partie de lrsquoacircme demeure dans lrsquointelligible ou bien elle aura une

penseacutee toujours immuable ou bien une penseacutee changeante Mais si elle a une

penseacutee immuable elle sera un intellect et non une partie de lrsquoacircme et ainsi cette

acircme particuliegravere participera immeacutediatement agrave lrsquointellect ce qui est impossible

Et si elle a une penseacutee changeante on aura une seule et mecircme substance formeacutee

drsquoun ecirctre qui pense toujours et drsquoun autre qui pense de faccedilon intermittente Ce

qui est impossible Car ces ecirctres sont drsquoespegraveces diffeacuterentes comme on lrsquoa

montreacute En outre il est absurde que la cime de lrsquoacircme si elle est toujours

parfaite ne maicirctrise pas les autres puissances et ne les rende pas parfaites Par

conseacutequent toute acircme particuliegravere descend tout entiegravere dans la geacuteneacuteration207

Nous divisons la deacutemonstration de cette proposition en deux arguments le premier repose

sur la distinction entre lrsquoactiviteacute intellective des acircmes particuliegraveres et celle des acircmes

deacutemoniques (qui ne sont pas expresseacutement nommeacutees) le second sur la neacutecessiteacute pour la

partie supeacuterieure de lrsquoacircme dans lrsquohypothegravese ougrave sa contemplation des principes intelligibles

demeure ininterrompue drsquoecirctre en mesure de maicirctriser et perfectionner ses faculteacutes

infeacuterieures

206 Nous reprenons la traduction de J Trouillard en y substituant ponctuellement en vue drsquoatteindre une plus

grande uniformiteacute et coheacuterence avec le reste de notre exposeacute le vocabulaire noeacutetique que nous avons deacutefini 207 Proclus Eacuteleacutements de theacuteologie prop 211 (trad J Trouillard leacutegegraverement modifieacutee) laquo Πᾶσα μερικὴ ψυχὴ

κατιοῦσα εἰς γένεσιν ὅλη κάτεισι καὶ οὐ τὸ μὲν αὐτῆς ἄνω μένει τὸ δὲ κάτεισιν

εἰ γάρ τι μένοι τῆς ψυχῆς ἐν τῷ νοητῷ ἢ ἀμεταβάτως νοήσει ἀεὶ ἢ μεταβατικῶς ἀλλrsquo εἰ μὲν ἀμεταβάτως

νοῦς ἔσται καὶ οὐ μέρος ψυχῆς καὶ ἔσται ἡ ψυχὴ προσεχῶς νοῦ μετέχουσαmiddot τοῦτο δὲ ἀδύνατον εἰ δὲ

μεταβατικῶς ἐκ τοῦ ἀεὶ νοοῦντος καὶ ltτοῦgt ποτὲ νοοῦντος μία οὐσία ἔσται ἀλλrsquo ἀδύνατονmiddot ταῦτα γὰρ εἴδει

διαφέρει ὡς δέδεικται πρὸς τῷ καὶ ἄτοπον εἶναι τὸ τῆς ψυχῆς ἀκρότατον ἀεὶ τέλειον ὄν μὴ κρατεῖν τῶν

ἄλλων δυνάμεων κἀκείνας τελείας ποιεῖν πᾶσα ἄρα ψυχὴ ltμερικὴ ὅληgt κάτεισιν raquo

105

232 Premier argument de la proposition 211

La traduction de J Trouillard et lrsquointerpreacutetation qursquoelle suppose208 semble

srsquoeacuteloigner de celle drsquoER Dodds209 Deux distinctions sont deacuteterminantes pour la

compreacutehension du premier argument deacuteveloppeacute par Proclus afin de deacutemontrer la descente

totale de lrsquoacircme particuliegravere dans le Devenir (la geacuteneacuteration dans la traduction de

Trouillard) la notion drsquointellect (nous) et lrsquoopposition entre une penseacutee laquo immuable raquo

(ametabatocircs) et une penseacutee laquo changeante raquo (metabatikocircs)

Le terme metabasis et ses deacuteriveacutes adverbiaux (metabatikocircs et ametabatocircs) signifie

communeacutement le caractegravere transitif de la connaissance attribueacutee agrave lrsquoacircme le fait qursquoelle

saisit ses objets les uns apregraves les autres cette activiteacute discursive commune agrave toutes les

acircmes210 srsquooppose agrave lrsquointellection qui est une forme de connaissance immeacutediate qui exclut

toute transitiviteacute Agrave la proposition 211 Proclus nrsquoemploie pas agrave notre avis les deacuteriveacutes de

metabasis en ce sens puisqursquoil cherche implicitement agrave distinguer les acircmes particuliegraveres

des acircmes supeacuterieures qui ont en commun le caractegravere transitif de leur activiteacute cognitive

Ces derniegraveres bien qursquoelles aient une activiteacute transitive pensent toujours leur penseacutee

intellective eacutetant toujours activeacutee (ou perfectionneacutee) par un intellect seacutepareacute ce qui nrsquoest pas

208 Le format choisi par J Trouillard pour sa traduction des Eacuteleacutements de theacuteologie ne laisse place qursquoagrave

quelques notes explicatives ce qui dans ce cas-ci ne permet pas de rendre manifeste son interpreacutetation du

texte grec qui semble toutefois prendre ses distances par rapport agrave celle drsquoER Dodds 209 Voici la traduction inteacutegrale de J Trouillard laquo Toute acircme particuliegravere qui descend dans la geacuteneacuteration y

descend tout entiegravere et il nrsquoest aucune partie drsquoelle-mecircme qui demeure en haut alors qursquoune autre descend

Si une partie de lrsquoacircme demeure dans lrsquointelligible ou bien elle aura une penseacutee toujours immuable ou bien

une penseacutee changeante Mais si elle a une penseacutee immuable elle sera un esprit et non une partie de lrsquoacircme et

ainsi cette acircme particuliegravere participera immeacutediatement agrave lrsquoesprit ce qui est impossible Et si elle a une penseacutee

changeante on aura une seule et mecircme substance formeacutee drsquoun ecirctre qui pense toujours et drsquoun autre qui pense

de faccedilon intermittente Ce qui est impossible Car ces ecirctres sont drsquoespegraveces diffeacuterentes comme on lrsquoa montreacute

En outre il est absurde que la cime de lrsquoacircme si elle est toujours parfaite ne maicirctrise pas les autres puissances

et ne les rende pas parfaites Par conseacutequent toute acircme particuliegravere descend tout entiegravere dans la geacuteneacuteration raquo

Nous pouvons comparer cette traduction agrave celle drsquoE R Dodds dont nous ne citons ici que la premiegravere partie

de la deacutemonstration laquo For suppose that some part of the soul remains in the intelligible It will exercice

perpetual intellection either without transition from object to object or transitively But if without transition

it will be an intelligence and not a fragment of a soul and the soul in question will be one which directly

participates an intelligence and this is impossible (prop 202) And if transitively the part which has

perpetual intellection and that which has intermittent intellection will be one substance But this is

impossible for they differ in kind as has been shown raquo 210 Le terme metabatikocircs apparaicirct eacutegalement agrave la prop 199 (p 174 l 3 de lrsquoeacutedition Dodds) des Eacuteleacutements de

theacuteologie pour deacutecrire le caractegravere transitif de lrsquoactiviteacute de toute acircme encosmique Le terme metabatikecirc deacutecrit

eacutegalement la cinquiegraveme acception de lrsquointellection celle de lrsquoacircme rationnelle dans lrsquoIn Timaeum (I 244 19)

Les deacuteriveacutes du verbe metabainocirc dans la prop 211 ont le mecircme sens que les deacuteriveacutes du verbe metaballocirc aux

propositions 183 et 184

106

le cas pour les acircmes particuliegraveres En ce sens elles peuvent ecirctre consideacutereacutees comme des

intellects en tant que leur intellection est perpeacutetuelle bien qursquoelles ne soient pas

essentiellement intellectives Ainsi le terme metabasis nous apparaicirct ici comme un

synonyme de metabolecirc qui apparaicirct aux propositions 183 et 184 qui fournissent agrave la

proposition 202 certains eacuteleacutements de sa deacutemonstration211 laquo si drsquoautre part lrsquoesprit qui nrsquoest

que pensant est participeacute par des acircmes qui ne sont ni divines ni sujettes agrave osciller de la

penseacutee agrave lrsquoinconscience212 raquo Trouillard traduit metabolecircs dektikocircn par sujettes agrave osciller agrave

la proposition 184 ce qui pour nous est au centre de la deacutemonstration de la la proposition

211 Il srsquoagit drsquoune oscillation entre lrsquointellection (la penseacutee) et son absence (inconscience)

Il nrsquoest pas question de la transitiviteacute ou de la non-transitiviteacute de lrsquoactiviteacute de cette partie

supeacuterieure de lrsquoacircme (toute acircme ayant une activiteacute transitive) mais de la distinction entre

lrsquoacircme humaine et lrsquoacircme deacutemonique

Le commentaire du texte phrase par phrase avec des reacutefeacuterences aux propositions

pertinentes des sections preacuteceacutedentes des Eacuteleacutements de theacuteologie permettra de deacutefendre notre

interpreacutetation de la proposition 211 Nous suivrons la version leacutegegraverement modifieacutee de la

traduction de J Trouillard agrave partir de laquelle nous deacutevelopperons notre interpreacutetation de la

penseacutee de Proclus sans preacutesupposer qursquoelle soit identique agrave celle du traducteur (en

lrsquoabsence de notes substantielles chez la traduction de Trouillard ndash ce qui est aussi le cas

dans lrsquoeacutedition de Dodds ndash il nous est impossible de nous assurer de lrsquointerpreacutetation du texte

grec et de sa doctrine par son traducteur)

Si une partie de lrsquoacircme demeure dans lrsquointelligible ou bien elle aura une penseacutee

toujours immuable ou bien une penseacutee changeante213 Proclus eacutemet lrsquohypothegravese qursquoune

partie de lrsquoacircme demeure dans lrsquointelligible ce dont il montrera lrsquoabsurditeacute Lrsquoalternative qui

211 Nous preacutesentons le texte grec de la proposition 202 celle-ci contenant certains des principaux eacuteleacutements

doctrinaux permettant de comprendre la nature de lrsquointellection propre agrave chacune des classes drsquoacircmes divines

deacutemoniques et particuliegraveres (humaines) laquo Πᾶσαι ψυχαὶ θεῶν ὁπαδοὶ καὶ ἀεὶ ἑπόμεναι θεοῖς καταδεέστεραι

μέν εἰσι τῶν θείων ὑπερήπλωνται δὲ τῶν μερικῶν ψυχῶν

αἱ μὲν γὰρ θεῖαι καὶ νοῦ μετέχουσι καὶ θεότητος (διὸ νοεραί τέ εἰσιν ἅμα καὶ θεῖαι) καὶ τῶν ἄλλων ψυχῶν

ἡγεμονοῦσι καθόσον καὶ οἱ θεοὶ τῶν ὄντων ἁπάντωνmiddot αἱ δὲ μερικαὶ ψυχαὶ καὶ τῆς εἰς νοῦν ἀναρτήσεως

παρῄρηνται μὴ δυνάμεναι προσεχῶς τῆς νοερᾶς οὐσίας μετέχεινmiddot οὐδὲ γὰρ ἂν τῆς νοερᾶς ἐνεργείας

ἀπέπιπτον κατrsquo οὐσίαν μετέχουσαι τοῦ νοῦ καθάπερ δέδεικται πρότερον μέσαι ἄρα εἰσὶν αἱ ἀεὶ θεοῖς

ἑπόμεναι ψυχαί νοῦν μὲν ὑποδεξάμεναι τέλειον καὶ ταύτῃ τῶν μερικῶν ὑπερφέρουσαι οὐκέτι δὲ καὶ θείων

ἑνάδων ἐξημμέναιmiddot οὐ γὰρ θεῖος ἦν ὁ μετεχόμενος ὑπrsquo αὐτῶν νοῦς raquo 212 Proclus Eacuteleacutements de theacuteologie prop 184 (trad J Trouillard) 213 Les extraits de la proposition 211 sont en caractegravere italique dans notre exposeacute

107

se preacutesente alors est celle drsquoune penseacutee immuable ou celle drsquoune penseacutee changeante Nous

serions drsquoembleacutee tenteacute de comprendre ici par penseacutee immuable la penseacutee purement

intellective deacutefinie par lrsquoeacuteterniteacute par lrsquoabsence de discursus par opposition agrave une penseacutee

changeante transitive qui passe sans cesse drsquoun objet agrave un autre sous un mode temporel

Crsquoest drsquoailleurs lrsquointerpreacutetation que semble adopter Dodds en traduisant laquo It will exercice

perpetual intellection either without transition from object to object or transitively raquo La

traduction de Trouillard ne rend pas le texte grec de la mecircme maniegravere nous pourrions la

paraphraser ainsi si une partie de lrsquoacircme demeure dans lrsquointelligible il faut voir si

lrsquointellection de cette acircme sera immuable ou changeante agrave savoir si elle passe de la penseacutee

agrave lrsquoinconscience pour reprendre les termes franccedilais de Trouillard agrave la proposition 184

Mais si elle a une penseacutee immuable elle sera un intellect et non une partie de

lrsquoacircme et ainsi cette acircme particuliegravere participera immeacutediatement agrave lrsquointellect ce qui est

impossible Lorsque Proclus affirme qursquoelle sera un intellect il ne veut pas dire qursquoelle sera

substantiellement un esprit (pour reprendre la traduction de nous par Trouillard) mais que

son activiteacute intellective sera ininterrompue et qursquoelle se deacutefinira par cette activiteacute qursquoelle

nrsquoabandonnera jamais Crsquoest bien agrave notre avis de lrsquoacircme deacutemonique dont il est ici question

drsquoune acircme qui peut ecirctre dite intellect en tant que son activiteacute cognitive bien qursquoelle soit

transitive est perpeacutetuellement intellective constamment activiteacute et perfectionneacutee par un

intellect seacutepareacute nommeacutement lrsquointellect particulier Drsquoailleurs cette acircme comme lrsquoa montreacute

Proclus participe immeacutediatement agrave lrsquointellect ce qui est impossible pour lrsquoacircme humaine

puisque celle-ci comme cela fut deacutemontreacute (prop 184) ne participe agrave lrsquointellect que de

maniegravere indirecte En parlant de lrsquoimpossibiliteacute pour lrsquoacircme particuliegravere si elle eacutetait un

laquo intellect raquo (une acircme constamment intellective) de participer directement agrave lrsquointellect

Proclus sous-entend certes qursquoune acircme capable drsquoune telle participation existe agrave savoir

lrsquoacircme deacutemonique qui cependant partage le caractegravere transitif de son activiteacute cognitive

avec lrsquoacircme humaine tout en demeurant constamment illumineacutee par lrsquointellect particulier

La laquo penseacutee immuable raquo (ametabatocircs) dont il est ici question ne deacutecrit donc pas le caractegravere

transitif partageacute par toutes les acircmes qui nrsquoest pas un critegravere discriminant entre les acircmes

mais la participation constante agrave lrsquointellect drsquoune acircme essentiellement intellective agrave savoir

lrsquoacircme deacutemonique

108

Et si elle a une penseacutee changeante on aura une seule et mecircme substance formeacutee

drsquoun ecirctre qui pense toujours et drsquoun autre qui pense de faccedilon intermittente Ce qui est

impossible Car ces ecirctres sont drsquoespegraveces diffeacuterentes comme on lrsquoa montreacute Proclus montre

ici que si lrsquoacircme est une penseacutee changeante et que lrsquoon continue de postuler qursquoune partie

drsquoelle-mecircme demeure en haut on formera une seule substance agrave partir drsquoun ecirctre qui pense

toujours agrave savoir lrsquoacircme deacutemonique dont on peut dire qursquoune partie drsquoelle-mecircme demeure

constamment en haut en tant que sa penseacutee est immuable et drsquoun autre qui pense de faccedilon

intermittente agrave savoir lrsquoacircme humaine Puisque crsquoest un fait que la penseacutee de lrsquoacircme humaine

est changeante on ne peut postuler qursquoune partie drsquoelle demeure en haut ce qui est reacuteserveacute

agrave lrsquoacircme deacutemonique avec laquelle il ne faut pas la confondre Ce nrsquoest donc pas la

transitiviteacute en sens de passage drsquoun objet agrave un autre qui deacutefinit la distinction entre les acircmes

particuliegraveres et les acircmes deacutemoniques transitiviteacute que partagent toutes les acircmes et dont il nrsquoa

pas reacuteellement eacuteteacute question drsquoailleurs dans les propositions preacuteceacutedentes des Eacuteleacutements de

theacuteologie mais de cette distinction entre une activiteacute intellective continue et une activiteacute

intellective interrompue Crsquoest drsquoailleurs ce que confirme la derniegravere phrase de cet extrait

Car ces ecirctres sont drsquoespegraveces diffeacuterentes comme on lrsquoa montreacute qui renvoie aux propositions

preacuteceacutedentes au sujet des diffeacuterentes classes drsquoacircmes notamment les propositions 184 et 202

Dans cette ultime proposition des Eacuteleacutements de theacuteologie Proclus reprend

implicitement la distinction eacutetablie agrave la proposition 184 ndash et reprise agrave la proposition 202 ndash

entre lrsquoacircme particuliegravere et lrsquoacircme deacutemonique en deacutemontrant lrsquoabsurditeacute de la laquo non-

descente raquo de la totaliteacute de lrsquoacircme dans le Devenir La thegravese drsquoorigine plotinienne est

infirmeacutee par lrsquoimpossibiliteacute drsquoaccorder agrave lrsquoacircme humaine une laquo penseacutee immuable raquo agrave savoir

une penseacutee perpeacutetuellement intellective reacuteserveacutee aux acircmes qui lui sont supeacuterieures (divines

et deacutemoniques) Lui attribuer une intellection perpeacutetuelle serait drsquoune part nier la

distinction entre sa nature et celle des acircmes deacutemoniques qui participent directement agrave

lrsquointellect (prop 202) et drsquoautre part srsquoopposer agrave lrsquoexpeacuterience que tout homme fait de la

nature fugitive de son intellection qui caracteacuterise lrsquoactiviteacute de son acircme et la distingue

essentiellement lrsquoacircme deacutemonique Pour que la viseacutee de la proposition 211 demeure

coheacuterente avec celle des propositions preacuteceacutedentes celles qui eacutetablissent les critegraveres de

distinction entre les diffeacuterentes classes drsquoacircmes le terme metabatikocircs ne devrait pas y

deacutesigner le caractegravere discursif de la penseacutee psychique (qui est partageacute par toute acircme en tant

109

qursquoacircme) mais le passage de lrsquointellection agrave son absence qui distingue essentiellement la

penseacutee humaine de la penseacutee deacutemonique

233 Deuxiegraveme argument de la proposition 211

Le second argument qui infirme la thegravese de la non-descente totale de lrsquoacircme humaine

se comprend agrave partir des mecircmes distinctions sous-entendues par le premier argument

Encore une fois crsquoest parce que lrsquoacircme humaine ne partage pas la nature de lrsquoacircme

deacutemonique qursquoil est impossible qursquoune partie drsquoelle-mecircme reste laquo en haut raquo Puisqursquoelle

nrsquoest pas perpeacutetuellement parfaite lrsquoacircme humaine nrsquoa pas la constante capaciteacute de maicirctriser

ses faculteacutes infeacuterieures les faculteacutes irrationnelles de lrsquoacircme ce que Proclus attribue plutocirct

aux acircmes deacutemoniques En outre il est absurde que la cime de lrsquoacircme si elle est toujours

parfaite ne maicirctrise pas les autres puissances et ne les rende pas parfaites Par

conseacutequent toute acircme particuliegravere descend tout entiegravere dans la geacuteneacuteration La cime de

lrsquoacircme humaine nrsquoest pas toujours parfaite agrave savoir comme nous le preacuteciserons sa

puissance intellective nrsquoest pas toujours activeacutee par un intellect seacutepareacute mais celle de lrsquoacircme

deacutemonique qui jouit drsquoune participation constante est dite parfaite (prop 202) Crsquoest en ce

sens aussi que Proclus dans le premier argument attribue agrave cette derniegravere une penseacutee

immuable et la participation immeacutediate et perpeacutetuelle agrave lrsquointellect seacutepareacute Crsquoest aussi

pourquoi la cime de cette acircme peut ecirctre dite un intellect en tant que sa puissance

intellective est toujours active ce qui nrsquoest pas le cas pour lrsquoacircme humaine

Il nous resterait agrave preacuteciser quelle est la nature de la cime de lrsquoacircme humaine Selon

une division des faculteacutes de lrsquoacircme que lrsquoon retrouve entre autres dans la Theacuteologie

platonicienne cette cime serait lrsquohuparxis ou lrsquoun de lrsquoacircme au-dessus de toute puissance

rationnelle Cependant dans le cadre des Eacuteleacutements de theacuteologie ougrave lrsquoacircme deacutemonique se

distingue de lrsquoacircme humaine par son intellection laquo immuable raquo la cime de lrsquoacircme semble

plus modestement deacutesigner lrsquointellect de lrsquoacircme ou plus preacuteciseacutement sa puissance

intellective la plus haute des puissances de lrsquoacircme rationnelle de lrsquohomme au-dessus de la

doxa et de la dianoia

110

234 Paraphrase de la proposition 211

En conclusion de notre analyse de lrsquoacircme particuliegravere et de sa descente drsquoapregraves la

doctrine des Eacuteleacutements de theacuteologie nous proposons une traduction commenteacutee ndash tout ce qui

nrsquoest pas en caractegravere italique dans le texte constitue notre commentaire ndash de la proposition

211 Nous avons voulu nous limiter agrave lrsquoessentiel en ce qui concerne les preacutecisions

doctrinales et conceptuelles qui agrave notre avis permettent de rendre explicite les notions

noeacutetiques psychologiques et eacutepisteacutemologiques sur lesquelles repose la deacutemonstration

proclienne de la descente totale de lrsquoacircme dans le monde de la geacuteneacuteration

Toute acircme particuliegravere qui descend dans la geacuteneacuteration y descend tout entiegravere et il

nrsquoest aucune partie drsquoelle-mecircme qui demeure en haut alors qursquoune autre descend

Si une partie de lrsquoacircme demeure dans lrsquointelligible ou bien elle aura une penseacutee

toujours immuable (qui est toujours active parfaite intellective ce qui est le cas de la

penseacutee de lrsquoacircme deacutemonique) ou bien une penseacutee changeante (parfois active parfaite et

intellective parfois non ce qui est le cas de lrsquoacircme humaine) Mais si elle a une penseacutee

immuable elle sera un intellect (elle sera une acircme intellective constamment actualiseacutee et

donc identique agrave lrsquoacircme deacutemonique) et non une partie de lrsquoacircme (humaine) et ainsi cette

acircme particuliegravere participera immeacutediatement agrave lrsquointellect (et serait donc une acircme

intellective constamment actualiseacutee) ce qui est impossible Et si elle a une penseacutee

changeante on aura une seule et mecircme substance formeacutee drsquoun ecirctre qui pense toujours

(lrsquoacircme deacutemonique) et drsquoun autre qui pense de faccedilon intermittente (lrsquoacircme humaine) Ce qui

est impossible Car ces ecirctres sont drsquoespegraveces diffeacuterentes comme on lrsquoa montreacute (aux

propositions 184 et 202 notamment) En outre il est absurde que la cime de lrsquoacircme (la

puissance intellective de la raison) si elle est toujours parfaite (toujours activeacutee par

lrsquointellect particulier) ne maicirctrise pas les autres puissances (irrationnelles) et ne les rende

pas parfaites Par conseacutequent toute acircme particuliegravere descend tout entiegravere dans la

geacuteneacuteration

Avec ce commentaire inseacutereacute dans la traduction de Trouillard nous concluons notre

eacutetude des principes intellectifs et psychologiques au principe de lrsquointellection humaine

Nous nous inteacuteresserons maintenant agrave la notion drsquointellection elle-mecircme et agrave son histoire

dans la tradition platonico-aristoteacutelicienne de Platon agrave Proclus voire au-delagrave Nous ferons

111

drsquoabord une courte preacutesentation de diffeacuterents savoirs relatifs agrave la noecircsis pour ensuite

retracer quelques moments dans lrsquohistoire de la doctrine noeacutetique par lrsquoeacutetude drsquoun concept

lrsquoepibolecirc auquel nous avons eacutegalement consacreacute un article214

3 Lrsquointellection accompagneacutee de raison (noecircsis meta logou)

31 Lrsquoacte drsquointellection chez Proclus et ses sources platonico-aristoteacuteliciennes

En termes peacuteripateacuteticiens lrsquointellect particulier qui active la puissance intellective

de lrsquoacircme rationnelle pourrait ecirctre nommeacute nous poiecirctikos Pour Proclus cet intellect est en

soi une reacutealiteacute seacutepareacutee agrave lrsquoacircme humaine il nrsquoest donc ni une faculteacute ni une activiteacute de lrsquoacircme

humaine Cependant cet intellect nrsquoest pour lui ni unique ni divin bien qursquoil procegravede de

lrsquoIntellect universel (et divin) qui est au principe du plan intellectif qui en est la monade

selon un schegraveme que Proclus deacutefinit agrave la proposition 108 des Eacuteleacutements de theacuteologie et qursquoil

applique agrave la proposition 109 aux diffeacuterents degreacutes du reacuteel dont le diacosme intellectif

Lrsquoexeacutegegravese du lemme 28a1-4 dans le Commentaire sur le Timeacutee vise agrave deacutefinir la

forme drsquointellection reacuteserveacutee agrave lrsquohomme Agrave proprement parler lrsquointellection des intellects

particuliers la quatriegraveme acception de la noecircsis selon Proclus nrsquoest pas lrsquointellection

propre agrave lrsquoacircme humaine celle que deacutefinit lrsquoexpression noecircsis meta logou mais bien la

cause de celle-ci Par ses illuminations (ellampsis) ou sa lumiegravere (phocircs) Proclus emploie

les deux termes lrsquointellect particulier eacutelegraveve et megravene agrave sa perfection la substance rationnelle

de lrsquohomme son logos Comme pour la noecircsis Proclus distingue les diffeacuterentes acceptions

du mot logos afin drsquoidentifier le sens que Platon a pu donner agrave ce terme dans le syntagme

noecircsis meta logou Des logos opinatif (doxastikos) scientifique (epistecircmonikos) et

intellectif (noeros) seul ce dernier peut ecirctre meneacute agrave sa perfection par lrsquoactiviteacute rayonnante

de lrsquointellect particulier puisque lrsquoopinion (doxa) est une forme de connaissance

irrationnelle et la raison scientifique est un savoir qui drsquoapregraves lrsquoenseignement de la

Reacutepublique porte sur les formes intermeacutediaires infeacuterieures aux intelligibles (noecircta) selon

lrsquoAnalogie de la Ligne (509d-511a)

214 Voir ARTICLE I

112

La noecircsis meta logou est le produit de cette rencontre entre lrsquointellection de

lrsquointellect particulier et la raison intellective (logos noeros)

Et il semble ainsi que le preacutesent texte parce qursquoil veut mettre sous les yeux

toute connaissance de lrsquoEcirctre qui est toujours ait nommeacute drsquoabord cette

connaissance laquo intellectuelle raquo et que drsquoautre part pour ne pas assumer

lrsquointellection seule il lui a ajouteacute le logos la notion du laquo discursif raquo servant

de caractegravere distinctif en ce sens que quand le logos intellige lrsquoEcirctre

reacuteellement ecirctre en tant que logos il a une activiteacute discursive en tant

qursquointelligeant il agit par une intuition toute simple puisqursquoil intellige tout

drsquoun coup chaque objet comme simple sans pourtant intelliger tous les

objets ensemble mais en passant de lrsquoun agrave lrsquoautre cependant que au cours

de ce passage il intellige tout ce qursquoil intellige comme un et comme

simple215

Bien que ce soit la puissance la plus haute de la raison sa puissance intellective qursquoeacutelegraveve et

megravene agrave sa perfection lrsquoillumination de lrsquointellect particulier lrsquoacte cognitif qui en sera le

produit conservera un aspect transitif la transitiviteacute eacutetant lrsquoun des caractegraveres essentiels et

donc inalieacutenables de lrsquoacircme humaine

Une telle explication des causes de lrsquointellection accompagneacutee de raison nrsquoapparaicirct

pas dans les Dialogues de Platon nrsquoest pas preacutesente dans le corpus platonicien et ne se

manifeste pas agrave notre connaissance dans les Enneacuteades de Plotin sous la forme que lui

donne Proclus En effet on ne saurait trouver mecircme dans lrsquoœuvre plotinienne une

tripartition du logos humain une deacutefinition de la nature de lrsquointellection et encore moins

une preacutecision sur la fonction eacutepisteacutemologique (et eacutethique) drsquoune entiteacute intermeacutediaire

comme lrsquoacircme deacutemonique Cependant les notions de dialectique chez Platon et Plotin et de

sagesse chez Aristote (et eacutegalement chez Plotin) comprennent lrsquoaspect intuitif et discursif

que deacutefinit la noecircsis meta logou Lrsquoeacutetude de quelques extraits des œuvres platonicienne

aristoteacutelicienne et plotinienne permet de voir lrsquoimportance de la dimension intuitive de

lrsquoactiviteacute philosophique mecircme quand lrsquoattention porte davantage sur la nature de la science

que sur lrsquoactiviteacute qui nous permet drsquoen saisir les principes et sur laquelle drsquoailleurs des

penseurs comme Aristote avait bien peu de choses agrave dire (rappelons-nous lrsquoexpression

215 Proclus In Timaeum I 246 2-9 (trad A J Festugiegravere) laquo καὶ ἔοικεν ὁ λόγος πᾶσαν γνῶσιν τοῦ ἀεὶ ὄντος

ἐκφαίνων νόησιν μὲν αὐτὴν εἰπεῖν τὴν πρώτην ὅπως δὲ μὴ μόνην αὐτὴν ὑπολάβῃ προσθεῖναι τῇ νοήσει τὸν

λόγον τῷ μεταβατικῷ διελών ὡς ὅταν γε λόγος νοῇ τὸ ἀεὶ ὄν ὡς μὲν λόγος ἐνεργεῖ μεταβατικῶς ὡς δὲ

νοῶν μετὰ ἁπλότητος ἕκαστον μὲν ὡς ἁπλοῦν ἅμα νοῶν οὐ πάντα δὲ ἅμα ἀλλὰ μεταβαίνων ἀπrsquo ἄλλων ἐπrsquo

ἄλλα νοῶν δὲ πᾶν ὃ νοεῖ μεταβαίνων ὡς ἓν καὶ ἁπλοῦν raquo

113

laconique de la fin des Seconds Analytiques II 19 pour deacutecrire lrsquointuition intellectuelle

nous tocircn archocircn)

32 Lrsquointellection et la dialectique dans les Dialogues de Platon

La reacuteflexion eacutepisteacutemologique dans les Dialogues de Platon porte davantage sur la

dialectique que sur la noeacutetique Platon ne met pas tant lrsquoaccent sur la noecircsis que sur le

logos la partie rationnelle de la division tripartite de lrsquoacircme qui apparaicirct dans des dialogues

de maturiteacute comme la Reacutepublique et le Phegravedre Dans la Reacutepublique toutefois cette

tripartition ndash que Proclus commente amplement dans la dissertation VII de son

Commentaire216 ndash laisse eacutegalement place agrave une division de la faculteacute rationnelle en noecircsis et

dianoia ce qui fournit deux des puissances de lrsquoacircme rationnelle auxquelles srsquoajoute

lrsquoopinion (doxa) selon une structure triadique projeteacutee par lrsquointerpreacutetation neacuteoplatonicienne

sur le texte de Platon217 Crsquoest bien sucircr dans lrsquoAnalogie de la Ligne dont il est encore ici

question que nous trouvons la division la plus claire des faculteacutes rationnelles de lrsquoacircme

humaine crsquoest lagrave que la penseacutee neacuteoplatonicienne trouvera ses principaux mateacuteriaux

conceptuels pour lrsquoeacutelaboration de ses discours eacutepisteacutemologique

La reacuteflexion eacutepisteacutemologique de Platon mecircme lorsqursquoil utilise le terme noecircsis porte

rarement sur lrsquointellection elle-mecircme Il concentre son discours sur la diversiteacute des activiteacutes

dialectiques qui peuvent exercer notre acircme agrave saisir les principes ou lrsquoEcirctre selon la formule

que lrsquoon retrouve dans le Timeacutee Lorsqursquoil srsquointerroge sur la nature drsquoune intuition qui serait

indeacutependante de la dialectique ndash qui est pour lui la science veacuteritable ndash Platon ne parle plus

de noecircsis au sens propre mais de quelque chose qui se rapproche de lrsquoinspiration divine

une forme de connaissance qui nrsquoest pas en soi fausse mais qui ne reacutepond pas aux critegraveres

deacutefinis pour le discours le discours scientifique En effet le discours inspireacute peut dire le

vrai mais il ne cherche pas agrave justifier cette veacuteriteacute agrave donner ses raisons agrave laquo lrsquoenchaicircner par

un raisonnement de causaliteacute raquo drsquoapregraves la formule que lrsquoon retrouve dans le Meacutenon218

Crsquoest comme nous lrsquoavons vu la forme de savoir qui est agrave lrsquoorigine du discours

216 Proclus In Rempublicam I 206 3 sqq (dissertation VII livre II de la traduction drsquoA J Festugiegravere) 217 Notons que la triade noecircsis ndash dianoia ndash doxa qui deacutecrit les trois puissances de lrsquoacircme rationnelle dans

lrsquooeuvre de Proclus nrsquoapparaicirct pas sous cette forme dans les Dialogues bien que ces notions soient deacutefinies

par Platon notamment dans lrsquoAnalogie de la Ligne 218 Platon Meacutenon 98a

114

symbolique celui des mythes que critique Platon sans toutefois le rejeter219 Nous

reviendrons sur cette forme drsquointuition qui deacutepasse lrsquointellection proprement humaine

dans la troisiegraveme section de notre eacutetude

Sans nous lancer ici dans une analyse des diffeacuterents passages du corpus platonicien

qui exposent les principes de la meacutethode dialectique ce que nous reacuteservons agrave une eacutetude

ulteacuterieure220 nous pouvons affirmer que Platon nrsquoest pas un theacuteoricien de la noeacutetique Par

cela nous voulons dire que Platon ne srsquoattarde pas agrave distinguer les diffeacuterents aspects de

lrsquointelligible221 afin drsquoexpliquer preacuteciseacutement les causes transcendantes de lrsquointellection

humaine (mecircme le deacutemon dans le corpus platonicien ne semble pas se voir attribuer une

reacuteelle fonction dans lrsquoactivation de la noecircsis) Bref Platon est un penseur de la dialectique

et il est plus important pour lui de lrsquoexercer que de deacutetailler les causes qui rendent possible

lrsquointuition de lrsquoEcirctre qursquoest censeacute produire ce mecircme exercice

33 Un eacutequivalent aristoteacutelicien de la noecircsis meta logou la sagesse (sophia)

331 La sagesse chez Aristote et le statut de la dialectique

Trouve-t-on un eacutequivalent eacutepisteacutemologique agrave la noecircsis meta logou chez Aristote agrave

une forme de connaissance qui serait agrave la fois intuitive en tant qursquoelle saisit drsquoun seul

coup dans une vue drsquoensemble les principes premiers de tout savoir et rationnelle en tant

qursquoelle comprend et explique les relations naturelles et causales entre ces diffeacuterents

principes et leurs effets Pour les neacuteoplatoniciens et deacutejagrave chez Plotin (comme nous le

verrons) cette forme de savoir qui conjugue science et saisie des principes lrsquoeacutequivalent

pour eux de la dialectique platonicienne peut se nommer la sophia et se trouve deacutefinie

pour la premiegravere fois dans lrsquoœuvre drsquoAristote

Si les neacuteoplatoniciens reconnaissent la notion de sagesse et lrsquoassimilent agrave leur

conception de la dialectique en tant qursquoelle est une science de lrsquoecirctre et des premiers

principes Aristote en retour ne considegravere pas la dialectique comme une forme de

219 Du moins drsquoapregraves Proclus qui en fait une des quatre formes du logos theacuteologique 220 LrsquoANNEXE I preacutesente notre traitement le plus complet des rapports entre la dialectique et lrsquoinspiration

divine dans la penseacutee de Platon 221 Agrave moins bien sucircr que nous lisions le Parmeacutenide de Platon de la mecircme maniegravere que Proclus et la tradition

neacuteoplatonicienne posteacuterieure agrave Plotin crsquoest-agrave-dire comme un traiteacute de theacuteologie scientifique qui deacutetaille les

diffeacuterents niveaux dans la procession du reacuteel de lrsquoUn agrave la matiegravere

115

connaissance scientifique Quelle incarnation de la dialectique platonicienne avait-il en

tecircte Nous savons que les figures de la dialectique sont plurielles dans lrsquoœuvre de Platon

la dialectique de la division par exemple celle qui est pratiqueacutee dans le Sophiste et le

Politique est critiqueacutee par Aristote dans les Seconds Analytiques222 alors qursquoil cherche agrave

eacutetablir les principes du savoir scientifique La dialectique du Phegravedre qui pourrait davantage

correspondre aux critegraveres eacutepisteacutemologiques deacutefinis dans les Seconds Analytiques ne semble

pas avoir eacuteteacute prise en consideacuteration par Aristote Pour lui la dialectique nrsquoest pas la forme

acheveacutee du savoir elle peut tout au mieux preacuteparer la penseacutee rationnelle agrave lrsquoexercice de la

science Bref la dialectique ne serait ecirctre compteacutee parmi les vertus intellectuelles de lrsquoacircme

humaine ce sont plutocirct les notions de science drsquointelligence et de sagesse qui chez

Aristote pourront correspondre agrave la noecircsis meta logou platonicienne et agrave la dialectique

comme science telle que la deacutefinirons les commentateurs neacuteoplatoniciens de Platon

332 La science lrsquointelligence et la sagesse dans lrsquoEacutethique agrave Nicomaque

Nous retrouvons une deacutefinition de la sagesse au livre VI de lrsquoEacutethique agrave Nicomaque

Dans la tradition neacuteoplatonicienne la sagesse aristoteacutelicienne deviendra lrsquoeacutequivalent de la

dialectique platonicienne ou de la noecircsis meta logou du Timeacutee le mode de connaissance

propre au philosophe223 Comme lrsquointellection accompagneacutee de raison la sagesse telle que

la deacutefinit Aristote rassemble un acte intuitif lrsquointelligence et une activiteacute discursive la

science

Le livre VI de lrsquoEacutethique agrave Nicomaque a pour objet les vertus intellectuelles dont la

science lrsquointelligence et la sagesse Ces vertus appartiennent agrave la partie de lrsquoacircme rationnelle

qui laquo nous permet de consideacuterer le genre de reacutealiteacutes dont les principes ne peuvent ecirctre

autrement qursquoils ne sont224 raquo alors que les autres vertus intellectuelles la sagaciteacute et la

technique se rapportent agrave ce qui peut ecirctre autrement

222 Aristote Seconds Analytiques II 5 91b12-92a5 223 Crsquoest ce que fait drsquoailleurs Plotin dans le Traiteacute I 3 [20] Sur la dialectique sur lequel portera notre

analyse 224 Aristote Eacutethique agrave Nicomaque VI 1 1139a6-8 (trad R Bodeacuteuumls) laquo ἓν μὲν ᾧ θεωροῦμεν τὰ τοιαῦτα τῶν

ὄντων ὅσων αἱ ἀρχαὶ μὴ ἐνδέχονται ἄλλως ἔχειν raquo

116

Aristote deacutefinit drsquoabord la science en des termes qui rappellent ceux du Timeacutee ougrave

Platon fait de de la reacutealiteacute eacuteternelle qursquoest lrsquoEcirctre lrsquoobjet de lrsquointellection accompagneacutee de

raison

Tous en effet nous croyons que ce que la science nous permet de savoir ne peut

ecirctre non plus autrement Or les choses qui peuvent ecirctre autrement une fois

qursquoon cesse de les regarder on ne sait plus si elles sont ou non Crsquoest donc par

neacutecessiteacute qursquoest ce qursquoon peut connaicirctre scientifiquement

Donc cet objet est eacuteternel Car les choses qui sont par neacutecessiteacute pures et

simples sont toutes eacuteternelles Et celles qui sont eacuteternelles ne peuvent ni naicirctre

ni disparaicirctre225

Prises en elles-mecircmes sans avoir agrave lrsquoesprit la critique de la theacuteorie aristoteacutelicienne des

Formes et de lrsquoacircme automotrice que lrsquoon retrouve ailleurs dans le corpus aristoteacutelicien on

peut ecirctre porteacute comme les neacuteoplatoniciens agrave voir ici une deacutefinition de la science qui est

dans la suite de celle proposeacutee par Platon dans le Timeacutee alors qursquoil parle de la noecircsis meta

logou

Aristote poursuit sa deacutefinition de la notion de science par une reacutefeacuterence aux Seconds

Analytiques Pour Aristote tout comme pour Platon le pouvoir drsquoecirctre enseigneacutee et drsquoecirctre

apprise est un attribut essentiel de la science En elle-mecircme la science nrsquoa pas la capaciteacute

de fournir les principes agrave partir desquels elle opegravere ses deacutemonstrations

De plus toute science est semble-t-il susceptible drsquoenseignement et ce qursquoon

sait de science peut ecirctre appris Or tout enseignement procegravede de connaissances

preacutealables comme nous le disons dans les Exposeacutes de reacutesolution car il procegravede

tantocirct par induction tantocirct par deacuteduction Lrsquoinduction degraves lors est son point de

deacutepart et conduit agrave lrsquouniversel tandis que la deacuteduction part des universels Il y

a donc des principes qui sont agrave lrsquoorigine de la deacuteduction et ne sont pas eux-

mecircmes le reacutesultat de la deacuteduction Ils sont donc le reacutesultat drsquoune induction

La science est donc un eacutetat qui permet de deacutemontrer226

225 Ibid VI 1 1139b19-24 (trad R Bodeacuteuumls) laquo πάντες γὰρ ὑπολαμβάνομεν ὃ ἐπιστάμεθα μηδrsquo ἐνδέχεσθαι

ἄλλως ἔχεινmiddot τὰ δrsquo ἐνδεχόμενα ἄλλως ὅταν ἔξω τοῦ θεωρεῖν γένηται λανθάνει εἰ ἔστιν ἢ μή ἐξ ἀνάγκης ἄρα

ἐστὶ τὸ ἐπιστητόν ἀίδιον ἄραmiddot τὰ γὰρ ἐξ ἀνάγκης ὄντα ἁπλῶς πάντα ἀίδια τὰ δrsquo ἀίδια ἀγένητα καὶ

ἄφθαρτα raquo 226 Ibid VI 1 1139b25-32 (trad R Bodeacuteuumls) laquo ἔτι διδακτὴ ἅπασα ἐπιστήμη δοκεῖ εἶναι καὶ τὸ ἐπιστητὸν

μαθητόν ἐκ προγινωσκομένων δὲ πᾶσα διδασκαλία ὥσπερ καὶ ἐν τοῖς ἀναλυτικοῖς λέγομενmiddot ἣ μὲν γὰρ διrsquo

ἐπαγωγῆς ἣ δὲ συλλογισμῷ ἡ μὲν δὴ ἐπαγωγὴ ἀρχή ἐστι καὶ τοῦ καθόλου ὁ δὲ συλλογισμὸς ἐκ τῶν

καθόλου εἰσὶν ἄρα ἀρχαὶ ἐξ ὧν ὁ συλλογισμός ὧν οὐκ ἔστι συλλογισμόςmiddot ἐπαγωγὴ ἄρα ἡ μὲν ἄρα ἐπιστήμη

ἐστὶν ἕξις ἀποδεικτική raquo

117

Aristote montre la neacutecessiteacute pour la science de partir de principes preacutealables dans son

enseignement Comme elle ne peut pas prouver lrsquouniversel qui est au principe de ses

deacuteductions la science ne suffit pas en elle-mecircme agrave expliquer la connaissance neacutecessaire de

lrsquoeacuteternel Crsquoest par induction que la connaissance de lrsquouniversel peut ecirctre atteinte et la vertu

intellectuelle qui permettra la saisie de ces principes est pour lui lrsquointelligence Est-ce que

lrsquointelligence est ce qui permet lrsquoinduction ou le reacutesultat de lrsquoinduction Aristote ne le

preacutecise pas mais une chose est certaine pour lui les principes de la science lui sont fournis

par un acte drsquointellection Avant de deacutefinir la sagesse il lui convient donc de preacuteciser les

limites de la science et deacutefinir la nature de lrsquointelligence ou de lrsquoacte drsquointellection qui est

au principe du savoir deacutemonstratif

Drsquoun autre cocircteacute crsquoest un fait que la science est une croyance portant sur les

universels et les choses qui sont par neacutecessiteacute mais aussi qursquoil y a des principes

pour tout ce qui peut ecirctre deacutemontreacute et pour chaque science puisque la science

srsquoaccompagne de raison

Il en reacutesulte que le principe de ce qui est connaissable scientifiquement ne

peut ecirctre objet ni de la science ni de la technique ni de la sagaciteacute Car drsquoune

part ce qui est connaissable scientifiquement peut ecirctre deacutemontreacute et drsquoautre part

il se trouve que les deux autres eacutetats concernent les choses qui peuvent ecirctre

autrement

Ce nrsquoest donc pas non plus le rocircle de la sagesse de saisir ces principes car le

rocircle du sage est drsquoadministrer une deacutemonstration sur certaines choses

Or les moyens qui nous permettent drsquoeacutenoncer la veacuteriteacute sans jamais nous

tromper sur les choses (que celles-ci ne puissent pas ecirctre autrement ou mecircme

qursquoelles le puissent) sont la science la sagaciteacute la sagesse et lrsquointelligence Si

donc aucune des trois ne peut jouer ce rocircle (je parle de la sagaciteacute de la science

et de la sagesse) reste alors lrsquointelligence crsquoest elle qui saisit les principes227

Notons que cette derniegravere formule ndash laquo crsquoest elle qui saisit les principes raquo ndash qui traduit un

grec laconique ndash laquo noun einai tocircn archocircn raquo ndash trouvera son eacutecho au dernier chapitre des

Seconds Analytiques (II 19)

227 Ibid VI 6 1140b31-1141a8 (trad R Bodeacuteuumls) laquo Ἐπεὶ δrsquo ἡ ἐπιστήμη περὶ τῶν καθόλου ἐστὶν ὑπόληψις

καὶ τῶν ἐξ ἀνάγκης ὄντων εἰσὶ δrsquo ἀρχαὶ τῶν ἀποδεικτῶν καὶ πάσης ἐπιστήμης (μετὰ λόγου γὰρ ἡ ἐπιστήμη)

τῆς ἀρχῆς τοῦ ἐπιστητοῦ οὔτrsquo ἂν ἐπιστήμη εἴη οὔτε τέχνη οὔτε φρόνησιςmiddot τὸ μὲν γὰρ ἐπιστητὸν ἀποδεικτόν

αἳ δὲ τυγχάνουσιν οὖσαι περὶ τὰ ἐνδεχόμενα ἄλλως ἔχειν οὐδὲ δὴ σοφία τούτων ἐστίνmiddot τοῦ γὰρ σοφοῦ περὶ

ἐνίων ἔχειν ἀπόδειξίν ἐστιν εἰ δὴ οἷς ἀληθεύομεν καὶ μηδέποτε διαψευδόμεθα περὶ τὰ μὴ ἐνδεχόμενα ἢ καὶ

ἐνδεχόμενα ἄλλως ἔχειν ἐπιστήμη καὶ φρόνησίς ἐστι καὶ σοφία καὶ νοῦς τούτων δὲ τῶν τριῶν μηδὲν

ἐνδέχεται εἶναι (λέγω δὲ τρία φρόνησιν ἐπιστήμην σοφίαν) λείπεται νοῦν εἶναι τῶν ἀρχῶν raquo

118

Apregraves avoir deacutefini la science et lrsquointelligence Aristote deacutetient les eacuteleacutements

conceptuels qui lui serviront agrave deacutefinir la sagesse Apregraves avoir traiteacute de lrsquoacception courante

de la sagesse comme savoir-faire associeacutee technique vertu de la part de lrsquoacircme rationnelle

qui porte sur ce qui peut ecirctre autrement Aristote deacutefinit la sagesse proprement theacuteorique

celle qui doit porter sur ce qui ne peut ecirctre autrement

Nous croyons cependant qursquoil est des personnes sages en geacuteneacuteral qui nrsquoont pas

de secteur particulier et ne sont pas par ailleurs des sages dans un domaine

quelconque [hellip] Il est clair par conseacutequent que la sagesse doit ecirctre la plus

rigoureuse des sciences

Donc le sage doit non seulement savoir ce qui reacutesulte des principes mais

quand les principes sont en jeu atteindre encore agrave la veacuteriteacute Si bien que la

sagesse doit ecirctre intelligence et science une science en quelque sorte pourvue

de tecircte qui connaicirctrait ce qursquoil y a de plus honorable228

Nous retrouverons ce critegravere de lrsquohonorabiliteacute dans le traiteacute De lrsquoacircme et dans la

Meacutetaphysique pour hieacuterarchiser un savoir selon la valeur de son objet

La sagesse couronne donc toutes les sciences dans la penseacutee aristoteacutelicienne et

prend la place de la dialectique platonicienne le terme dialectique pour Aristote eacutetant

reacuteserveacute agrave une autre forme de savoir dont il traite entre autres dans les Topiques et la

Rheacutetorique et qui ne se preacutesente plus comme une forme de connaissance scientifique ce

qursquoelle eacutetait dans lrsquoœuvre de maturiteacute de Platon et ce qursquoelle redeviendra dans la tradition

neacuteoplatonicienne

34 Dialectique et intellection chez Plotin synthegravese de lrsquoeacutepisteacutemologie et de la noeacutetique

platonico-aristoteacuteliciennes dans le Traiteacute I 3 [20]

Dans son Traiteacute I 3 [20] Sur la dialectique Plotin rassemble les eacuteleacutements

conceptuels des principaux exposeacutes de Platon sur la dialectique Aux notions

platoniciennes ils entremecirclent des concepts emprunteacutes aux oeuvres drsquoAristote notamment

la notion de sagesse (sophia) qui apparaicirct comme lrsquoeacutequivalent aristoteacutelicien de la science

dialectique deacutefinie dans les Dialogues

228 Ibid VI 7 1141a12-20 (trad R Bodeacuteuumls) laquo εἶναι δέ τινας σοφοὺς οἰόμεθα ὅλως οὐ κατὰ μέρος οὐδrsquo

ἄλλο τι σοφούς [hellip] ὥστε δῆλον ὅτι ἀκριβεστάτη ἂν τῶν ἐπιστημῶν εἴη ἡ σοφία δεῖ ἄρα τὸν σοφὸν μὴ μόνον

τὰ ἐκ τῶν ἀρχῶν εἰδέναι ἀλλὰ καὶ περὶ τὰς ἀρχὰς ἀληθεύειν ὥστrsquo εἴη ἂν ἡ σοφία νοῦς καὶ ἐπιστήμη ὥσπερ

κεφαλὴν ἔχουσα ἐπιστήμη τῶν τιμιωτάτων raquo

119

Nous nous inteacuteresserons aux chapitres 4 et 5 de ce traiteacute dont nous offrirons un

commentaire partiel toujours en lien avec la doctrine de lrsquointellection dans la penseacutee

neacuteoplatonicienne et lrsquoeacutetude de ses sources dans les traditions platonicienne et

aristoteacutelicienne Nous verrons par la suite quelles sont les thegraveses plotiniennes que Proclus

fait siennes au sujet de lrsquointellection et de la dialectique et comme celui-ci a enrichi et

systeacutematiseacute les grands principes eacutepisteacutemologiques que lrsquoon retrouve chez Plotin

notamment dans son traiteacute Sur la dialectique

En ouverture du traiteacute Plotin rappelle que la fin de la philosophie est la recherche

du Bien Agrave partir drsquoune lecture assez libre drsquoun passage du mythe du Phegravedre ougrave Platon

preacutesente une hieacuterarchie entre les existences humaines Plotin distingue trois types

drsquohommes le musicien lrsquoamoureux et le philosophe229 Apregraves avoir parleacute des eacutetudes

preacuteparatoires agrave lrsquoapprentissage de la dialectique lrsquoenseignement matheacutematique ougrave lrsquoon

reconnaicirct les activiteacutes de la penseacutee dianoeacutetique dont nous avons traiteacute dans la premiegravere

section de cette eacutetude Plotin deacutefinit la disposition de lrsquoacircme qursquoest la dialectique et traite de

la nature de ses objets

229Platon Phegravedre 248c-d (trad Cl Moreschini et P Vicaire) laquo Voici maintenant le deacutecret drsquoAdrasteacutee Toute

acircme qui dans le cortegravege drsquoun dieu aura contempleacute de quelque faccedilon les reacutealiteacutes veacuteritables est jusqursquoagrave la

reacutevolution suivante exempte drsquoeacutepreuve et si elle est capable de le faire toujours exempte de dommage Mais

quand incapable de suivre comme il faut elle nrsquoa pas vu et que par quelque malchance gorgeacutee drsquooubli et de

perversion elle srsquoest alourdie et sous lrsquoeffet de ce poids a perdu ses ailes et srsquoest abattue sur la terre alors une

loi veut qursquoelle ne srsquoimplante en aucune sorte de becircte agrave la premiegravere geacuteneacuteration mais que lrsquoacircme qui eut la plus

vaste vision aille dans la semence drsquoun homme appeleacute agrave devenir ami du savoir ou un ami de la beauteacute ou un

inspireacute des Muses et de lrsquoamour raquo Le texte grec nous donne laquo θεσμός τε Ἀδραστείας ὅδε ἥτις ἂν ψυχὴ θεῷ

συνοπαδὸς γενομένη κατίδῃ τι τῶν ἀληθῶν μέχρι τε τῆς ἑτέρας περιόδου εἶναι ἀπήμονα κἂν ἀεὶ τοῦτο

δύνηται ποιεῖν ἀεὶ ἀβλαβῆ εἶναιmiddot ὅταν δὲ ἀδυνατήσασα ἐπισπέσθαι μὴ ἴδῃ καί τινι συντυχίᾳ χρησαμένη

λήθης τε καὶ κακίας πλησθεῖσα βαρυνθῇ βαρυνθεῖσα δὲ πτερορρυήσῃ τε καὶ ἐπὶ τὴν γῆν πέσῃ τότε νόμος

ταύτην μὴ φυτεῦσαι εἰς μηδεμίαν θήρειον φύσιν ἐν τῇ πρώτῃ γενέσει ἀλλὰ τὴν μὲν πλεῖστα ἰδοῦσαν εἰς

γονὴν ἀνδρὸς γενησομένου φιλοσόφου ἢ φιλοκάλου ἢ μουσικοῦ τινος καὶ ἐρωτικοῦ raquo La faccedilon dont Plotin

srsquoapproprie ce passage du Phegravedre pour introduire son exposeacute sur la dialectique est pour le moins eacutetonnante

Alors que les trois expressions employeacutees (ou les quatre si nous dissocions les deux membres du dernier

syntagme) ndash philosophou philokalou et mousikou tinos kai erocirctikou ndash semblent deacutecrire trois (ou quatre)

attributs drsquoun mecircme type drsquoacircme agrave la fois amie de la sagesse amie de la beauteacute drsquoune certaine (tinos) maniegravere

musicienne et amante Plotin voit trois types drsquohommes le musicien lrsquoamant et le philosophe La qualiteacute de

musicien (mousikou tinos) que mentionne le Phegravedre ne correspond sans doute pas agrave celle du poegravete imitateur

dont le type drsquoacircme est releacutegueacute au sixiegraveme rang dans une hieacuterarchie descendante proposeacutee par le mythe mais

plutocirct au dialecticien qui arrive agrave saisir lrsquoharmonie entre les Formes leurs rapports de participation La qualiteacute

drsquoamant ne semble pas plus associeacutee agrave celle du seacuteducteur qui recherche la beauteacute des corps et les plaisirs

charnels mais encore une fois au dialecticien qui poursuit les formes immateacuterielles de la beauteacute pour srsquoeacutelever

jusqursquoau Beau en soi Plotin ne nous semble donc pas fidegravele agrave lrsquoesprit du Phegravedre et preacutesente la conception

courante pour ne pas dire vulgaire du musicien-poegravete et de lrsquoamant

120

ndash Qursquoest-ce donc que la dialectique qursquoil faut enseigner aussi au musicien et agrave

lrsquoamant ndash Crsquoest bien sucircr la disposition qui rend capable drsquoexprimer par un

discours concernant chaque chose ce qursquoelle est en quoi elle diffegravere des autres

et ce qursquoelle a de commun avec elles en quoi et ougrave se situe chacune drsquoelles et

si elle est ce qursquoelle est et combien il y a drsquoecirctres et combien au rebours il y a

de non-ecirctres qui diffegraverent des ecirctres La dialectique porte sur ce qui est bien et

sur ce qui nrsquoest pas bien elle deacutetermine combien de choses se rangent sous le

bien combien sous son contraire elle srsquointeacuteresse aussi agrave ce qui est eacuteternel et agrave

ce qui ne lrsquoest pas par le moyen drsquoune science qui porte sur toutes choses et

non par le moyen drsquoune opinion Apregraves avoir arrecircteacute ses errances dans le

sensible elle srsquoeacutetablit dans lrsquointelligible ougrave lagrave-bas elle exerce son activiteacute en

ayant eacutecarteacute lrsquoerreur et en nourrissant son acircme dans la laquo plaine de la veacuteriteacute raquo

en ayant recours agrave la meacutethode de division de Platon lrsquoutilisant drsquoune part pour

distinguer les formes lrsquoutilisant drsquoautre part pour deacuteterminer ce qursquoest chaque

chose drsquoautre part encore pour arriver aux genres premiers en combinant gracircce

agrave lrsquointellect les choses qui en proviennent jusqursquoagrave ce qursquoelle ait parcouru la

totaliteacute de lrsquointelligible puis au rebours en ayant recours agrave lrsquoanalyse elle

revient au principe Alors elle reste au repos car elle est en repos tant qursquoelle

est lagrave-bas elle ne se preacuteoccupe plus de rien et parvenue en lrsquouniteacute elle peut

contempler230

Plusieurs eacuteleacutements de cette section permettent drsquoeacuteclairer en amont la conception de

lrsquointellection chez Proclus La suite de lrsquoexposeacute reprend plusieurs eacuteleacutements de

lrsquoeacutepisteacutemologie aristoteacutelicienne telle qursquoexposeacutee dans lrsquoEacutethique agrave Nicomaque et dans les

Seconds Analytiques notamment la notion drsquointelligence deacutefinie comme source des

principes de la science

ndash Mais drsquoougrave la dialectique tient-elle ses principes ndash Crsquoest lrsquoIntellect qui donne

ses principes eacutevidents agrave condition que lrsquoacircme puisse les recevoir Ensuite elle

reacuteunit relie et divise jusqursquoagrave ce qursquoelle arrive agrave lrsquoIntellect parfait Platon dit en

effet que la dialectique laquo est ce qursquoil y a de plus pur dans lrsquointellect et dans la

reacuteflexion raquo Ainsi de toute neacutecessiteacute puisqursquoelle est la disposition la plus

preacutecieuse parmi celles qui se trouvent en nous elle concerne lrsquoecirctre et ce qursquoil y

230 Plotin Traiteacute I 3 [20] 4 1-18 (trad J-M Charrue) laquo Τίς δὲ ἡ διαλεκτική ἣν δεῖ καὶ τοῖς προτέροις

παραδιδόναι Ἔστι μὲν δὴ ἡ λόγῳ περὶ ἑκάστου δυναμένη ἕξις εἰπεῖν τί τε ἕκαστον καὶ τί ἄλλων διαφέρει καὶ

τίς ἡ κοινότηςmiddot ἐν οἷς ἐστι καὶ ποῦ τούτων ἕκαστον καὶ εἰ ἔστιν ὅ ἐστι καὶ τὰ ὄντα ὁπόσα καὶ τὰ μὴ ὄντα αὖ

ἕτερα δὲ ὄντων Αὕτη καὶ περὶ ἀγαθοῦ διαλέγεται καὶ περὶ μὴ ἀγαθοῦ καὶ ὅσα ὑπὸ τὸ ἀγαθὸν καὶ ὅσα ὑπὸ τὸ

ἐναντίον καὶ τί τὸ ἀίδιον δηλονότι καὶ τὸ μὴ τοιοῦτον ἐπιστήμῃ περὶ πάντων οὐ δόξῃ Παύσασα δὲ τῆς περὶ

τὸ αἰσθητὸν πλάνης ἐνιδρύει τῷ νοητῷ κἀκεῖ τὴν πραγματείαν ἔχει τὸ ψεῦδος ἀφεῖσα ἐν τῷ λεγομένῳ

ἀ λ η θ ε ί α ς π ε δ ί ῳ τὴν ψυχὴν τρέφουσα τῇ διαιρέσει τῇ Πλάτωνος χρωμένη μὲν καὶ εἰς διάκρισιν τῶν

εἰδῶν χρωμένη δὲ καὶ εἰς τὸ τί ἐστι χρωμένη δὲ καὶ ἐπὶ τὰ πρῶτα γένη καὶ τὰ ἐκ τούτων νοερῶς πλέκουσα

ἕως ἂν διέλθῃ πᾶν τὸ νοητόν καὶ ἀνάπαλιν ἀναλύουσα εἰς ὃ ἂν ἐπrsquo ἀρχὴν ἔλθῃ τότε δὲ ἡσυχίαν ἄγουσα ὡς

μέχρι γε τοῦ ἐκεῖ εἶναι ἐν ἡσυχίᾳ οὐδὲν ἔτι πολυπραγμονοῦσα εἰς ἓν γενομένη βλέπει raquo

121

a de plus preacutecieux Comme reacuteflexion elle porte sur lrsquoecirctre et comme intellect

elle porte sur ce qui est au-delagrave de lrsquoecirctre231

Lrsquoexposeacute de Plotin sur la dialectique dont nous avons citeacute quelques-uns des principaux

extraits preacutesente une synthegravese des theacuteories et du vocabulaire conceptuel de Platon au sujet

de la dialectique et drsquoAristote agrave propos de la sagesse Le traitement de la science et de

lrsquointuition intellectuelle dans le reste de la tradition neacuteoplatonicienne jusqursquoagrave

lrsquointerpreacutetation de la noecircsis meta logou dans le Commentaire de Proclus sur le Timeacutee

cherchera agrave conjuguer ce double heacuteritage

La suite de notre enquecircte srsquointeacuteressera directement agrave la notion de noecircsis dans la

tradition neacuteoplatonicienne par une eacutetude qui cette fois ne srsquointeacuteressera pas aux formes de

connaissance connexes agrave lrsquointellection accompagneacutee de raison ndash la dialectique chez Platon

la sagesse chez Aristote ndash mais agrave la penseacutee elle-mecircme dans sa dimension intuitive Parmi

drsquoautres lrsquousage du terme epibolecirc dans la tradition neacuteoplatonicienne permet drsquoimager lrsquoacte

intellectif au principe du discours scientifique que lrsquoon appelle celui dialectique ou sagesse

Lrsquoeacutetude des diffeacuterentes occurrences de cette notion permettra de mieux deacutefinir la nature de

lrsquointuition intellectuelle dans la tradition platonico-aristoteacutelicienne et plus particuliegraverement

dans le neacuteoplatonisme

4 Lrsquointuition intellectuelle dans la tradition neacuteoplatonicienne232

41 Remarques introductives sur lrsquointellection (ou lrsquointuition intellectuelle)

Lrsquointellection (noecircsis) que Platon eacutetablit comme mode suprecircme de la connaissance

au livre VI de la Reacutepublique est tout aussi essentielle agrave la philosophie drsquoAristote qui en

fait le principe de la connaissance scientifique Une juste appreacuteciation de la reacuteflexion

eacutepisteacutemologique de ces deux penseurs doit aller au-delagrave drsquoune simple opposition entre un

ideacutealisme platonicien et un empirisme aristoteacutelicien De telles geacuteneacuteralisations peuvent

231 Ibid 5 1-8 (trad J-M Charrue) laquo Ἀλλὰ πόθεν τὰς ἀρχὰς ἔχει ἡ ἐπιστήμη αὕτη Ἢ νοῦς δίδωσιν

ἐναργεῖς ἀρχάς εἴ τις λαβεῖν δύναιτο ψυχῇmiddot εἶτα τὰ ἑξῆς καὶ συντίθησι καὶ συμπλέκει καὶ διαιρεῖ ἕως εἰς

τέλεον νοῦν ἥκῃ Ἔστι γάρ φησιν αὕτη τ ὸ κ α θ α ρ ώ τ α τ ο ν ν ο ῦ κ α ὶ φ ρ ο ν ή σ ε ω ς Ἀνάγκη οὖν

τιμιωτάτην οὖσαν ἕξιν τῶν ἐν ἡμῖν περὶ τὸ ὂν καὶ τὸ τιμιώτατον εἶναι φρόνησιν μὲν περὶ τὸ ὄν νοῦν δὲ περὶ

τὸ ἐπέκεινα τοῦ ὄντος raquo 232 Cette sous-section reprend certains deacuteveloppements deacutejagrave preacutesenteacutes dans notre meacutemoire de maicirctrise Le

Commentaire drsquoAscleacutepius agrave la Meacutetaphysique drsquoAristote (livre Alpha chapitres 1 et 2) Introduction

traduction annoteacutee et eacutetude doctrinale Queacutebec Universiteacute Laval (Faculteacute de philosophie) 2007 p 81-95

122

mecircme constituer un obstacle agrave une compreacutehension authentique de ce qui unit et divise

Platon et Aristote au sujet des principes de la connaissance Agrave ce propos le problegraveme de

lrsquointellection srsquoavegravere une des meilleures occasions pour preacuteciser les rapports doctrinaux

entre leurs penseacutees

La question de lrsquointellect et de son acte lrsquointellection fut une des plus discuteacutees

dans lrsquohistoire de la philosophie du moins jusqursquoagrave la fin du Moyen Acircge Eacutetant donneacute le

nombre impressionnant drsquoeacutetudes qui y furent consacreacutees notre contribution ne saurait ecirctre

que modeste Nous croyons toutefois qursquoelle pourra nous familiariser avec certains aspects

encore mal connus ndash notamment en raison de lrsquoignorance des sources grecques ndash de

lrsquointerpreacutetation neacuteoplatonicienne de la noeacutetique Crsquoest par une eacutetude de lrsquoepibolecirc un

concept forgeacute par les commentateurs neacuteoplatoniciens pour deacutesigner lrsquointellection que nous

montrerons comment leur exeacutegegravese peut enrichir notre reacuteflexion sur cet eacuteternel problegraveme en

philosophie de la connaissance

Nos recherches ont porteacute principalement sur les commentateurs neacuteoplatoniciens

drsquoAristote plus particuliegraverement sur le Commentaire drsquoAscleacutepius (VIe siegravecle) sur la

Meacutetaphysique Par conseacutequent nous avons moins chercheacute agrave relever exhaustivement les

occurrences de lrsquoepibolecirc chez ses preacutedeacutecesseurs qursquoagrave montrer en lui lrsquoun des derniers

maillons drsquoune longue laquo chaicircne exeacutegeacutetique raquo Puisque crsquoest par lrsquoeacutetude des Anciens que les

penseurs neacuteoplatoniciens en sont venus agrave forger de nouveaux concepts nous preacutesenterons

drsquoabord les textes sources de Platon et drsquoAristote ougrave la notion drsquoepibolecirc est en germe bien

qursquoelle ne soit pas litteacuteralement exprimeacutee Nous deacutefinirons ensuite les deux principales

acceptions de lrsquoepibolecirc chez Plotin qui le premier a utiliseacute ce terme pour lrsquoexeacutegegravese des

doctrines platoniciennes Nous poursuivrons notre enquecircte en abordant le Commentaire sur

la Meacutetaphysique de Syrianus ougrave lrsquoepibolecirc deacutesigne lrsquointellection des principes de la science

et en preacutesentant certains extraits de la Theacuteologie platonicienne de Proclus chez qui

lrsquoepibolecirc devient un veacuteritable pollachocircs legomenon Nous conclurons en commentant les

occurrences de ce terme chez Ascleacutepius qui dans un contexte plus scolaire fait figure de

modeste mais tout de mecircme digne heacuteritier de cette tradition neacuteoplatonicienne

123

42 Lrsquointellection chez Platon et Aristote

Il srsquoavegravere vain de chercher un sens technique agrave lrsquoepibolecirc chez Platon et Aristote agrave

lrsquoinstar de leurs contemporains ils ne connaissaient que les significations courantes du

verbe epiballein et de ses deacuteriveacutes se jeter sur lancer sur poser sur srsquoappliquer agrave etc233

Par conseacutequent notre enquecircte devra porter sur drsquoautres termes agrave savoir la νόησις et le νοῦς

afin de cerner leurs thegraveses fondamentales sur lrsquointellection Notons drsquoabord que ces deux

termes connotent davantage la vision contrairement agrave lrsquoepibolecirc qui renvoie plutocirct au

toucher Bien qursquoun tel substantif tactile leur ait fait deacutefaut pour figurer lrsquoacte drsquointellection

Platon et Aristote ont toutefois eu recours agrave des verbes notamment haptesthai et

thigganein qui appartiennent au mecircme champ lexical que lrsquoepibolecirc Tout comme celle-ci

ils connotent le toucher la saisie le contact Nous verrons ulteacuterieurement comment les

commentateurs se serviront de ces outils conceptuels pour figurer par voie drsquoanalogie

pourrait-on dire lrsquointellection

Pour la tradition neacuteoplatonicienne notamment pour Proclus le livre VI de la

Reacutepublique constitue lrsquoune des principales sources de la noeacutetique platonicienne

Et maintenant comprends-moi bien quand je parle de lrsquoautre section de

lrsquointelligible celle qursquoatteint le raisonnement lui-mecircme par la force du

dialogue il a recours agrave la construction drsquohypothegraveses sans les consideacuterer comme

des principes mais pour ce qursquoelles sont des hypothegraveses crsquoest-agrave-dire des points

drsquoappui et des tremplins pour srsquoeacutelancer jusqursquoagrave ce qui est anhypotheacutetique

jusqursquoau principe du tout Quand il lrsquoatteint il srsquoattache agrave suivre les

conseacutequences qui deacutecoulent de ce principe et il redescend ainsi jusqursquoagrave la

conclusion sans avoir recours drsquoaucune maniegravere agrave quelque chose de sensible

mais uniquement agrave ces formes en soi qui existent par elles-mecircmes et pour

elles-mecircmes et sa recherche srsquoachegraveve sur ces formes234

Il faut porter une attention particuliegravere au verbe atteindre en italique dans le texte235 qui

traduit le grec haptetai que nous pouvons aussi rendre en franccedilais par le verbe toucher

233 Cf Bailly Dictionnaire grec-franccedilais p 741 234 Platon Reacutepublique 511b-c (trad G Leroux) le verbe que nous traduisons par atteindre est eacutegalement mis

en italique dans le texte grec laquo Τὸ τοίνυν ἕτερον μάνθανε τμῆμα τοῦ νοητοῦ λέγοντά με τοῦτο οὗ αὐτὸς ὁ

λόγος ἅπτεται τῇ τοῦ διαλέγεσθαι δυνάμει τὰς ὑποθέσεις ποιούμενος οὐκ ἀρχὰς ἀλλὰ τῷ ὄντι ὑποθέσεις

οἷον ἐπιβάσεις τε καὶ ὁρμάς ἵνα μέχρι τοῦ ἀνυποθέτου ἐπὶ τὴν τοῦ παντὸς ἀρχὴν ἰών ἁψάμενος αὐτῆς πάλιν

αὖ ἐχόμενος τῶν ἐκείνης ἐχομένων οὕτως ἐπὶ τελευτὴν καταβαίνῃ αἰσθητῷ παντάπασιν οὐδενὶ

προσχρώμενος ἀλλrsquo εἴδεσιν αὐτοῖς διrsquo αὐτῶν εἰς αὐτά καὶ τελευτᾷ εἰς εἴδη raquo 235 Le caractegravere italique est toujours de nous

124

Notons que pour un penseur neacuteoplatonicien qui voit dans ce passage la preuve drsquoune

distinction voire drsquoune seacuteparation entre le monde intelligible et son principe

anhypotheacutetique le verbe haptesthai peut avoir deux significations soit pour la premiegravere

occurrence lrsquointuition des intelligibles soit pour la seconde la saisie du principe

anhypotheacutetique agrave savoir le Bien Nous pouvons preacutesumer que Plotin a vu dans ce passage

la justification textuelle lui permettant drsquoutiliser une seule meacutetaphore tactile agrave savoir

lrsquoepibolecirc pour illustrer agrave la fois lrsquointuition proprement intellective et la saisie du premier

principe

Dans le cas drsquoAristote nous disposons peut-ecirctre de plus drsquoextraits traitant de

lrsquointellection mais chacun drsquoeux pose ses propres difficulteacutes drsquointerpreacutetation notamment

en raison du style elliptique propre au Stagirite Notons qursquoagrave lrsquoexception du livre Λ de la

Meacutetaphysique et du De anima la noecircsis qui connote lrsquoaspect dynamique de lrsquointellection

apparaicirct plus rarement que le nous Il se contente parfois mecircme de cette expression qui nrsquoa

cesseacute de troubler ses commentateurs nous tocircn archocircn236 (intelligence des principes)

Comment interpreacuteter le substantif nous qui contrairement agrave la noecircsis connote moins

lrsquoaction le processus de la connaissance mais renvoie plutocirct au sujet de cet acte

Bien qursquoil soit priveacute drsquoun substantif tactile pour deacutesigner la saisie des principes par

lrsquointellect Aristote se sert toutefois agrave lrsquoinstar de Platon de verbes qui connotent le toucher

Au chapitre 10 du livre Θ de la Meacutetaphysique Aristote affirme que laquo le vrai crsquoest saisir

(thigein) et eacutenoncer ce qursquoon saisit237 raquo Notons que le verbe thigein la forme aoriste de

thigganein est un synonyme drsquohaptesthai qui apparaicirct au livre VI de la Reacutepublique

Cet aperccedilu des noeacutetiques de Platon et drsquoAristote nous force agrave reconnaicirctre que

lrsquoeacutelegraveve du moins par son vocabulaire ne srsquoest pas tant eacuteloigneacute du maicirctre Certes les eacutetapes

propres agrave chacun drsquoeux qui megravenent agrave lrsquointellection semblent irreacuteconciliables Tandis que la

sensation est la condition sine qua non de la connaissance pour Aristote que crsquoest du

composeacute sensible que lrsquoacircme doit abstraire une forme intelligible pour Platon la sensation

nrsquoest que lrsquo laquo occasion raquo drsquoune remonteacutee de lrsquoacircme vers lrsquointelligible qui lui demeure

intrinsegravequement seacutepareacute du monde sensible Cela dit le terme de lrsquoabstraction

236 Aristote Seconds Analytiques II 19 100b12 237 Aristote Meacutetaphysique Θ 10 1051b24

125

aristoteacutelicienne tout comme le sommet de la remonteacutee platonicienne est mutatis mutandis

le mecircme agrave savoir lrsquointellection Ainsi les commentateurs neacuteoplatoniciens en cherchant agrave

harmoniser les doctrines de Platon et drsquoAristote seront en droit drsquoemployer une seule

expression lrsquoepibolecirc pour deacutesigner un acte drsquointellection qui leur est somme toute

commun

43 Lrsquointuition dans les Enneacuteades de Plotin238

Pour trouver les premiegraveres occurrences philosophiques de lrsquoepibolecirc il faut attendre

la Lettre agrave Heacuterodote drsquoEacutepicure239 et quelques siegravecles plus tard les eacutecrits de Philon

drsquoAlexandrie240 Ce nrsquoest toutefois qursquoau IIIe siegravecle apr J-C que Plotin appliquera ce terme

agrave la noeacutetique platonicienne On relegraveve seize occurrences du substantif epibolecirc dans les

Enneacuteades en ne tenant compte ni des deacuteriveacutes du verbe epiballein ni des synonymes tels

prosbolecirc (qui se distingue seulement par son preacutefixe pros-) Doit-on degraves lors attribuer une

pluraliteacute de significations agrave lrsquoepibolecirc plotinienne Notre eacutetude des seize occurrences nous a

permis drsquoidentifier au moins trois sens techniques de lrsquoepibolecirc dans les Enneacuteades que nous

deacutesignons ainsi 1 la saisie de lrsquoUn 2 lrsquointuition proprement intellective 3 lrsquointuition

sensible qui produit lrsquoopinion (doxa)241

431 La saisie de lrsquoUn

Au chapitre 39 du Traiteacute VI 7 [38] on retrouve pour une des rares fois dans les

Enneacuteades le syntagme haplecirc epibolecirc Lrsquoepibolecirc qualifieacutee ici de simple (haplecirc) y deacutesigne

lrsquoacte par lequel le premier principe entre en contact avec lui-mecircme dans un rapport agrave soi

au-delagrave de la penseacutee Rappelons que Plotin dans le cadre drsquoune meacutetaphysique de

lrsquoeacutemanation cherche agrave savoir si le premier principe se laquo connaicirct lui-mecircme raquo et si oui de

quelle maniegravere

238 Les analyses de cette sous-section sont en partie reprises et poursuivies dans lrsquoARTICLE I 239 Cf J M Rist Plotinus The Road to Reality Cambridge Cambridge University Press 1967 p 49-50 240 Bien que la doctrine philosophique de Philon soit drsquoinspiration platonicienne ce nrsquoest pas dans le cadre

drsquoune exeacutegegravese de Platon qursquoil emploie le terme epibolecirc Certains commentateurs croient mecircme que lrsquoepibolecirc

nrsquoa pas chez lui un sens technique Cf J M Rist opcit p 49 241 Il ne sera pas question de ce dernier genre drsquoepibolecirc dans cette eacutetude Notons toutefois qursquoelle apparaicirct au

tout deacutebut du Traiteacute III 7 [45] 1 4

126

Afin de faire nocirctre la reacuteflexion plotinienne nous devons preacuteciser quelles nuances

seacutemantiques distinguent la connaissance de la saisie La connaissance agrave proprement parler

neacutecessite une dualiteacute que lrsquoUn nrsquoa pas et ne doit pas avoir Nous ne pourrions

qursquoimproprement lui accorder la connaissance de soi puisqursquoil faudrait degraves lors poser en

lui un sujet et un objet et donc une multipliciteacute qui par stipulation lui est eacutetrangegravere Mais

peut-on parler drsquoune saisie du premier principe Bien qursquoil ne puisse se connaicirctre sous le

mode drsquoune division sujetobjet ce qui est le propre de lrsquoIntellect lrsquoUn peut-il se

saisir preacuteintellectuellement dans son uniteacute Agrave nouveau il faudrait une distance entre ce qui

saisit et ce qui est saisi et donc une certaine forme de dualiteacute de multipliciteacute242 Crsquoest une

tangente que semble parfois prendre Plotin bien que le postulat de lrsquouniteacute absolue de son

premier principe lrsquoamegravene agrave se raviser

Et si le Bien se suffit agrave lui-mecircme avant la penseacutee se suffisant alors agrave lui-mecircme

pour ecirctre Bien on peut dire qursquoil nrsquoaura pas besoin de la penseacutee de lui-mecircme

en sorte qursquoen tant que Bien il ne se pense pas lui-mecircme ndash Mais alors par quel

moyen se pensera-t-il lui-mecircme Ne pourrait-on pas dire que rien drsquoautre ne

srsquoajoutera agrave lui mais qursquoil aura une sorte de toucher immeacutediat de lui-mecircme

ndash Pourtant puisqursquoil nrsquoa aucune sorte de distance ou de diffeacuterence par rapport agrave

lui-mecircme cet acte de se toucher lui-mecircme que peut-il ecirctre drsquoautre sinon lui-

mecircme243

Il appert donc que lrsquoUn ou le Bien peut drsquoune certaine maniegravere se saisir se toucher agrave la

condition drsquoexclure par un tour de force de lrsquoimagination toute connotation dualiste de ces

verbes Rappelons que pour Plotin et les mystiques qui srsquoinspireront de sa penseacutee le

langage ne peut qursquoapproximativement deacutecrire lrsquoexpeacuterience unitive Crsquoest en ayant agrave

lrsquoesprit cette mise en garde qursquoil faut aborder ce passage du Traiteacute III 9 [13] ougrave certaines

expressions prises litteacuteralement font croire agrave une dualiteacute au sein mecircme de lrsquoUn ce que la

meacutetaphysique plotinienne ne peut eacutevidemment pas admettre laquo ndash Ne se pense-t-il pas lui-

mecircme ndash Oui si se posseacuteder soi-mecircme voulait dire penser mais la possession de soi-

242 Le preacutedicat de la multipliciteacute ne peut en aucun cas ecirctre attribueacute agrave lrsquoUn selon lrsquoexeacutegegravese plotinienne du

Parmeacutenide laquo Mais en lrsquoappelant lrsquoUn dans ses eacutecrits il [Parmeacutenide] encourait un reproche puisque ce

preacutetendu un se trouve multiple Le Parmeacutenide de Platon est plus exact il distingue le premier un ou un au

sens propre le second un qui est une uniteacute multiple et le troisiegraveme qui est uniteacute et multipliciteacute raquo Plotin

Traiteacute V 1 [10] 8 23-26 (trad Eacute Breacutehier) 243 Plotin Traiteacute VI 7 [38] 38 22-39 3 (trad P Hadot) laquo Εἰ δrsquo ἔστι πρὸ τῆς νοήσεως τὸ ἀγαθὸν αὔταρκες

αὔταρκες ὂν αὐτῷ εἰς ἀγαθὸν οὐδὲν ἂν δέοιτο τῆς νοήσεως τῆς περὶ αὐτοῦmiddot ὥστε ᾗ ἀγαθὸν οὐ νοεῖ ἑαυτό

Ἀλλὰ ᾗ τί Ἢ οὐδὲν ἄλλο πάρεστιν αὐτῷ ἀλλrsquo ἁπλῆ τις ἐπιβολὴ αὐτῷ πρὸς αὐτὸν ἔσται Ἀλλὰ οὐκ ὄντος

οἷον διαστήματός τινος οὐδὲ διαφορᾶς πρὸς αὐτὸ τὸ ἐπιβάλλειν ἑαυτῷ τί ἂν εἴη ἢ αὐτό raquo

127

mecircme nrsquoest pas la penseacutee penser crsquoest contempler le Premier244 raquo Afin drsquoeacutelucider le sens

de cette derniegravere phrase laquo penser crsquoest contempler le Premier raquo il faut revenir au Traiteacute

VI 7 [38] ougrave Plotin distingue du moins conceptuellement deux Intellects lrsquoun qui

contemple les Formes ndash et qui constitue avec elles le monde intelligible ndash et lrsquoautre nommeacute

Intellect aimant qui se retourne vers son principe agrave savoir lrsquoUn Plotin peut difficilement

concevoir la conversion de ce qui eacutemane du premier principe comme une connaissance au

risque de revenir agrave lrsquoopposition sujetobjet celle qui deacutefinit preacuteciseacutement le rapport de

lrsquoautre Intellect agrave lrsquoeacutegard des Ideacutees Il serait donc plus approprieacute de parler drsquoune saisie

preacuteintellective du principe une saisie agrave lrsquoorigine de la conversion de ce qui eacutemane du Bien

et de la formation de la seconde hypostase De ces deux Intellects crsquoest donc lrsquoIntellect

aimant qui conceptuellement parlant est mis en contact avec son principe par une laquo saisie

simple raquo Cependant pouvons-nous nettement distinguer lrsquoIntellect aimant de lrsquoUn lui-

mecircme Est-ce lrsquoIntellect aimant en tant que nature distincte de lrsquoUn qui saisit son principe

ou est-ce plutocirct lrsquoUn qui se saisit lui-mecircme dans la laquo figure raquo de lrsquoIntellect aimant245 Tout

comme Pierre Hadot nous nrsquoarrivons pas agrave fournir une solution deacutefinitive agrave ce problegraveme

432 Lrsquointuition proprement intellective

Crsquoest au Traiteacute VI 3 [44] qursquoapparaicirct une autre des plus significatives occurrences de

lrsquoepibolecirc Alors qursquoau Traiteacute VI 7 [38] le contexte eacutetait propre agrave la theacuteorie plotinienne de

lrsquoeacutemanation la reacuteflexion se veut cette fois plus eacutepisteacutemologique il srsquoagit en fait de la

ceacutelegravebre critique de la doctrine aristoteacutelicienne des cateacutegories Le vocabulaire qursquoy emploie

Plotin sans doute pour se trouver agrave armes eacutegales avec son adversaire est reacutesolument plus

aristoteacutelicien Il ne faut donc pas srsquoeacutetonner qursquoil y fasse abstraction de la relation entre la

seconde et la premiegravere hypostase Inutile degraves lors de preacuteciser que la signification de

lrsquoepibolecirc ne pourra plus ecirctre la mecircme qursquoau Traiteacute VI 7 [38]

La sensation comme lrsquointelligence indiquent bien que des choses sont

diffeacuterentes mais sans en donner de raison la sensation parce que la raison ne

lui appartient pas et qursquoelle se borne agrave donner des indications diffeacuterentes

244 Plotin Traiteacute III 9 [13] 9 5-7 (trad Eacute Breacutehier) 245 Nous sommes tributaire de la fine analyse de lrsquoIntellect aimant faite par P Hadot dans le commentaire qui

fait suite agrave sa traduction du Traiteacute VI 7 [38] Cf p 342

128

lrsquointelligence parce qursquoelle est toute simple en ses intuitions et nrsquouse pas de

raisonnements pour deacuteclarer que tel objet est tel objet246

Crsquoest cette acception de lrsquoepibolecirc que nous avons qualifieacutee de proprement intellective qui

sera reprise via Syrianus par Proclus et les commentateurs neacuteoplatoniciens drsquoAristote Elle

deviendra alors un lieu commun de lrsquoexeacutegegravese pour deacutesigner la saisie des intelligibles ou en

des termes plus aristoteacuteliciens des principes de la science

Avant de passer agrave lrsquoanalyse de lrsquoepibolecirc chez les neacuteoplatoniciens posteacuterieurs agrave

Plotin il nous apparaicirct essentiel drsquoapporter une solution agrave ce problegraveme de traduction laisseacute

en suspens par quel terme devons-nous traduire lrsquoepibolecirc En franccedilais mais aussi en

anglais lrsquointuition connote la dualiteacute une relation entre un sujet pensant et un objet penseacute

Ce nrsquoest donc pas ce terme qui convient agrave notre avis pour deacutesigner le rapport de lrsquoUn agrave lui-

mecircme qui est rappelons-le au-delagrave de la penseacutee Dans ce cas nous optons agrave la suite de

Pierre Hadot pour le terme saisie qui connote un aspect moins cognitif ougrave subsiste encore

toutefois une trace de dualiteacute247 Cependant lorsque Plotin emploie lrsquoepibolecirc dans le

contexte plus aristoteacutelicien du Traiteacute VI 3 [44] le terme intuition peut convenir pour

traduire epibolecirc qui signifie eacutetymologiquement agrave lrsquoinstar du latin intueor laquo appliquer sa

penseacutee sur raquo Par ailleurs les traducteurs drsquoAristote rendent parfois le nous tocircn archocircn des

Seconds Analytiques par intuition des principes248 Nous pourrions eacutegalement nous

demander pourquoi lrsquoepibolecirc est parfois qualifieacutee de simple (haplecirc) par Plotin Son sens en

est-il modifieacute lorsqursquoelle apparaicirct sans cet attribut Davantage que ses eacutepithegravetes crsquoest

geacuteneacuteralement le contexte ougrave ce terme se rencontre qui deacutetermine sa signification Preacutecisons

toutefois que lrsquohaplecirc epibolecirc ne peut deacutesigner que la saisie du premier principe ou

lrsquointuition proprement intellective car seuls les laquo objets raquo de ces deux laquo actes raquo agrave savoir

lrsquoUn et lrsquointelligible sont simples

246 Plotin Traiteacute VI 3 [44] 18 12 (trad Eacute Breacutehier) laquo Ἀλλὰ γάρ ὅτι ἕτερα ἡ αἴσθησις ἢ ὁ νοῦς ἐρεῖ καὶ οὐ

δώσουσι λόγον ἡ μὲν αἴσθησις ὅτι μηδrsquo αὐτῆς ὁ λόγος ἀλλὰ μόνον μηνύσεις διαφόρους ποιήσασθαι ὁ δὲ

νοῦς ἐν ταῖς αὐτοῦ ἐπιβολαῖς ἁπλαῖς καὶ οὐ λόγοις χρῆται πανταχοῦ ὡς λέγειν ἕκαστον τόδε τόδε raquo 247 Le terme saisie ne rend toutefois pas le sens eacutetymologique de lrsquoepibolecirc Une alternative serait de traduire

par projection dont la signification eacutetymologique ndash un jet vers ndash srsquoapparente agrave lrsquoepibolecirc en gardant toutefois

agrave lrsquoesprit que ce terme dans son usage courant connote plutocirct lrsquoexteacuteriorisation que lrsquounion et eacutevoque peut-

ecirctre davantage la dualiteacute que le mot saisie 248 Cf PC Biondi Aristotle Posterior Analytics II 19 p 11

129

44 Lrsquointuition dans les Commentaires de Syrianus

441 Le Commentaire sur la Meacutetaphysique

Pour relever drsquoautres occurrences significatives de lrsquoepibolecirc il faut attendre le

Ve siegravecle et les commentaires des repreacutesentants de lrsquoEacutecole drsquoAthegravenes249 Syrianus le maicirctre

de Proclus a repris la notion drsquoepibolecirc directement ou indirectement de Plotin250 dans son

Commentaire sur la Meacutetaphysique drsquoAristote Eacutetant donneacute lrsquoobjet de lrsquoexeacutegegravese agrave savoir la

doctrine aristoteacutelicienne nous pouvons degraves lors preacutesumer que lrsquoepibolecirc y deacutesignera

lrsquointuition proprement intellective des principes

Lrsquoepibolecirc apparaicirct tout au deacutebut du commentaire de Syrianus au livre B ougrave Aristote

soulegraveve diffeacuterentes apories relativement agrave la science rechercheacutee (hecirc zecirctoumenecirc epistecircmecirc)

crsquoest-agrave-dire la philosophie premiegravere et agrave son objet

La sagesse dit-il enquecircte-t-elle seulement sur les substances des choses ou

aussi sur leurs accidents essentiels Nous disons qursquoelle enquecircte et sur les

substances et sur les choses qui lui appartiennent ainsi crsquoest par lrsquoanalyse

qursquoelle saisit les principes de lrsquoeacutetant par la division et la deacutefinition qursquoelle

contemple les substances de toutes choses par la deacutemonstration qursquoelle fait des

syllogismes sur ce qui appartient essentiellement aux substances Mais tout cela

ne srsquoapplique pas aux substances les plus simples et proprement intelligibles

qui sont un tout qui est ce qursquoil est (crsquoest pourquoi elles ne sont ni deacutefinissables

ni deacutemontrables mais seulement contempleacutees par une intuition comme il

lrsquoaffirme lui-mecircme agrave de nombreux endroits en disant laquo lrsquointellect soit touche

soit non raquo et le divin Platon laquo ce qui peut-ecirctre contempleacute seulement par le pilote

de lrsquoacircme raquo) mais aux substances intermeacutediaires qui sont deacutemontrables par les

choses qui leur appartiennent251

Cet extrait est en quelque sorte une synthegravese des principaux concepts eacutepisteacutemologiques

drsquoAristote Pour reacutesumer le propos de Syrianus on doit rappeler que selon le livre VI de

249 Bien que le terme epibolecirc apparaisse dans les œuvres de Jamblique il deacutesigne principalement une intuition

divine que nous ne pouvons identifier ni agrave la saisie de lrsquoUn ni agrave lrsquointuition proprement intellective 250 Jamblique dans ses commentaires perdus aux traiteacutes drsquoAristote reprenait peut-ecirctre lrsquoacception de lrsquoepibolecirc

qui deacutesigne lrsquointuition proprement intellective 251 Syrianus In metaphysica 4 24-24 (notre traduction) laquo Ἡ σοφία φησί πότερον τὰς οὐσίας μόνας

ἐπισκέπτεται τῶν πραγμάτων ἢ τὰ καθrsquo αὑτὰ συμβεβηκότα φήσομεν ὅτι καὶ τὰς οὐσίας καὶ τὰ οὕτως

ὑπάρχοντα διὰ μὲν τῆς ἀναλυτικῆς τὰς ἀρχὰς τοῦ ὄντος λαμβάνουσα διὰ δὲ τῆς διαιρετικῆς καὶ τῆς

ὁριστικῆς τὰς οὐσίας τῶν πάντων θεωροῦσα διὰ δὲ τῆς ἀποδεικτικῆς τὰ καθrsquo αὑτὰ ταῖς οὐσίαις ὑπάρχοντα

συλλογιζομένη τοῦτο δὲ οὐκ ἐν ταῖς ἁπλουστάταις καὶ κυρίως νοηταῖς οὐσίαις αἳ πᾶν ὅπερ εἰσὶ τοῦτό εἰσι

(διὸ μήτε ὁρισταὶ μήτε ἀποδεικταὶ γίγνονται μόνῃ δὲ ἐπιβολῇ θεωροῦνται καθά φησιν αὐτός τε πολλαχοῦ

λέγωνmiddot lsquoὁ δὲ νοῦς εἴτε ἔθιγεν ἢ οὔrsquo καὶ ὁ θεῖος Πλάτωνmiddot ldquoψυχῆς κυβερνήτῃ μόνῳ νῷ θεατήrdquo) ἀλλrsquo ἐν ταῖς

μέσαις οὐσίαις αἳ καὶ ἀποδεικταί εἰσι κατὰ τὰ ὑπάρχοντα ἑαυταῖς raquo

130

lrsquoEacutethique agrave Nicomaque la sagesse (hecirc sophia) comprend drsquoune part la science (hecirc

epistecircmecirc) qui procegravede de maniegravere discursive ndash Syrianus mentionne que la science analyse

divise deacutefinit les substances et deacutemontre ses attributs essentiels ndash et drsquoautre part

lrsquointelligence (ho nous) qui est une saisie immeacutediate de la substance En diffeacuterenciant la

science de lrsquointelligence Syrianus distingue du mecircme coup deux types de substances les

substances intermeacutediaires qui sont lrsquoobjet de la science discursive et les substances

simples et proprement intelligibles qui sont lrsquoobjet de lrsquointelligence Dans ce cadre

eacutepisteacutemologique lrsquoacte de saisie de la substance agrave savoir lrsquoepibolecirc est donc preacutealable et

neacutecessaire agrave tout exercice de la science

Par ailleurs Syrianus nrsquoattribue pas dans cet extrait la simpliciteacute agrave lrsquoepibolecirc elle-

mecircme mais agrave son objet la substance (tais aploustataishellipousiais) Neacuteanmoins puisque dans

la connaissance intellectuelle il y a identiteacute entre le sujet lrsquoobjet et lrsquoacte lrsquoepibolecirc ndash agrave

savoir lrsquoacte ndash pourra ecirctre dite simple Crsquoest drsquoailleurs ce que confirme Werner Beierwaltes

qui a consacreacute plusieurs eacutetudes agrave la penseacutee de Proclus dans Denken des Einen laquo Dans

lrsquoecirctre simple sans parties et invariable qui est donc seulement saisi adeacutequatement par des

intuitions simples (einfachen Hinblick) crsquoest-agrave-dire par une penseacutee [hellip] qui (das Sein) reste

totalement en lui-mecircme parce que ce qui pense et ce qui est penseacute forment dans la

dimension de la penseacutee pure une identiteacute dynamique252 raquo Lrsquoepibolecirc dont il est ici question

est manifestement celle que nous avions deacutesigneacutee comme proprement intellective elle ne

renvoie donc plus agrave la saisie de lrsquoUn chez Plotin

442 Le Commentaire sur le Phegravedre

Dans lrsquoextrait preacuteceacutedent Syrianus citait ce fameux passage du Phegravedre (247c)

laquo ltlrsquoessencegt que seul est capable de voir le pilote de lrsquoacircme lrsquointelligence raquo Le seul

commentaire antique sur le Phegravedre que nous ayons bien qursquoil soit attribueacute agrave Hermias par

les manuscrits srsquoavegravere en fait la reacutedaction apo phonecircs253 ndash litteacuteralement de la voix de ndash du

252 W Beierwaltes Denken des Einen Studien zur neuplatonischen Philosophie und ihrer

Wirkungsgeschichte Frankfurt am Main Klostermann 1985 p 271-272 laquo in das einfache teillose

invariable Sein welches auch nur durch den einfachen Hinblick (aplais epibolais adiectionibushellipvelut

autopticis) adaumlquat erfaszligbar ist [hellip] ganz bei ihr selbst bleibt weil Denkendes und Zu-Denkendes in der

Dimension des reinen Denkens eine dynamische Identitaumlt ausmachen raquo 253 Sur cette notion relative agrave la tradition de lrsquoenseignement et du commentarisme dans lrsquoAntiquiteacute voir

M Richard laquo Ἀπὸ φωνῆς raquo Byzantion 20 (1950) p 191-222

131

cours de son maicirctre Syrianus Ce commentaire nous inteacuteresse drsquoautant plus qursquoon y relegraveve

plusieurs occurrences du syntagme epibolecirc haplecirc

Nous constatons dans ce commentaire que lrsquoexpression epibolecirc ne deacutesigne plus que

lrsquointuition proprement intellective Hermias preacutecise que lrsquoon laquo saisit les Ideacutees par des

intuitions simples et non de maniegravere discursive254 raquo Comment expliquer que pour lrsquoexeacutegegravese

drsquoun dialogue des plus inspireacutes le commentateur emploie le vocabulaire reacutesolument

prosaiumlque de lrsquoeacutepisteacutemologie aristoteacutelicienne pour expliciter la noeacutetique de Platon Notre

hypothegravese est la suivante Crsquoest agrave notre avis lrsquoeacutetude que les neacuteoplatoniciens ont faite de

lrsquoeacutepisteacutemologie drsquoAristote contenue notamment dans le De anima la Meacutetaphysique

lrsquoEacutethique agrave Nicomaque et les Seconds Analytiques qui leur a permis de mieux comprendre

et drsquoexpliciter la fonction de lrsquoIntellect dans les dialogues de Platon dont le Phegravedre en la

distinguant de la fonction discursive de lrsquoacircme agrave lrsquoœuvre dans les sciences Crsquoest pourquoi

les commentateurs dans un effort de clarification srsquoachevant dans une harmonisation des

doctrines anciennes en sont venus agrave deacutesigner par une mecircme expression lrsquoepibolecirc lrsquoacte

drsquointellection chez Platon et Aristote

45 Lrsquointuition dans la penseacutee de Proclus

Notre eacutetude du corpus proclien bien qursquoelle ne se veuille pas exhaustive ndash nous y

retrouvons pregraves de 200 occurrences du substantif epibolecirc ndash nous a permis de deacutegager

quatre acceptions techniques de lrsquoepibolecirc lrsquointuition divine lrsquointuition proprement

intellective (eacutegalement dite humaine [anthropinecirc] par opposition agrave la premiegravere) lrsquointuition

discursive et lrsquointuition sensible Nous nous concentrerons sur les deux premiegraveres qui ont

pour objet soit lrsquointelligible (pour lrsquointuition proprement intellective) soit ce qui est au-delagrave

ou au sommet de lrsquointelligible (pour lrsquointuition divine) Lrsquointroduction dans le systegraveme de

Proclus drsquointermeacutediaires entre lrsquoIntellect et lrsquoUn nommeacutement les heacutenades ne nous permet

pas de voir une parfaite adeacutequation entre la saisie de lrsquoUn ndash par lrsquoIntellect aimant ou par lui-

254 Hermias In Pheadrum 85 6-7 (notre traduction)

132

mecircme ndash chez Plotin et lrsquointuition divine255 chez Proclus Ce dernier heacuteritera cependant de

lrsquoepibolecirc qui deacutesigne lrsquointuition proprement intellective256

Lrsquoepibolecirc divine se laisse difficilement saisir chez Proclus en raison principalement

du caractegravere eacuteclectique de sa penseacutee Cette intuition nrsquoest pas le propre du philosophe elle

peut eacutegalement ecirctre attribueacutee aux poegravetes qui tel Homegravere sont directement inspireacutes par les

dieux De plus la complexiteacute du monde intelligible chez Proclus lrsquointroduction de

nouvelles laquo strates raquo ontologiques fait en sorte que le rapport de lrsquoIntellect agrave lrsquoUn nrsquoest plus

immeacutediat contrairement agrave ce que preacutesentait le systegraveme de Plotin Agrave quel niveau de la

hieacuterarchie intelligible devons-nous situer lrsquointuition divine en consideacuterant qursquoil y des dieux

sur tous les plans Crsquoest un problegraveme qui demanderait une enquecircte approfondie sur le

concept de diviniteacute chez Proclus

Nous nous limiterons ici en reprenant la question de lrsquointellection divine plus loin

dans cette eacutetude agrave un extrait de la Theacuteologie platonicienne ougrave il est question de ces deux

types drsquointuition divine et proprement intellective Au troisiegraveme chapitre du livre I

Proclus preacutecise que ce nrsquoest pas par lrsquointuition (epibolecirc) que lrsquoacircme laquo saisit raquo lrsquoUn mais

plutocirct par sa simple existence (hecirc huparxis)

Quant agrave la consideacuteration qui regarde lrsquointellect avec les formes et les genres

qursquoil contient Platon la juge seconde par rapport agrave la science qui traite des

dieux eux-mecircmes et il pense qursquoelle atteint des formes encore intelligibles et

qui peuvent ecirctres connues par lrsquoacircme par une saisie intuitive tandis que au

contraire la science qui lui est supeacuterieure recherche au sujet des existences

indicibles et inexprimables la maniegravere dont elles se distinguent les unes drsquoavec

les autres et dont elles eacutemergent drsquoune unique cause De lagrave vient je crois que

crsquoest la fonction proprement intellective de lrsquoacircme qui est capable de saisir les

formes de lrsquointellect et les diffeacuterences qursquoelles comportent et que crsquoest le

sommet de lrsquointellect et comme lrsquoon dit sa fleur et son existence pure qui

srsquounit aux heacutenades de tout ce qui existe et par leur intermeacutediaire agrave cette Uniteacute

cacheacutee de toutes les heacutenades divines Car il y a en nous plusieurs pouvoirs de

connaissance mais crsquoest celui-lagrave seul qui nous permet drsquoentrer naturellement en

255 Cette intuition divine que nous ne retrouvons pas chez Plotin est sans doute un heacuteritage de Jamblique qui

dans la Vie de Pythagore (ch 25 section 112 ligne 11) parle drsquoune intuition divine supeacuterieure agrave lrsquointuition

humaine 256 Quant agrave lrsquointuition discursive et agrave lrsquointuition sensible la premiegravere est vraisemblablement une creacuteation de

Proclus alors que la seconde est une reprise de Plotin Cette epibolecirc serait peut-ecirctre mecircme la reprise

plotinienne de lrsquoepibolecirc eacutepicurienne Cf J M Rist Plotinus The Road to Reality p 49 (crsquoest une thegravese que

Rist ne soutient pas ouvertement mais que nous pouvons extrapoler de ses analyses)

133

relation avec le divin et drsquoen participer En effet la classe des dieux nrsquoest

appreacutehendeacutee ni par la sensation [hellip] ni par lrsquoactiviteacute de lrsquointelligence assisteacutee

de la raison car ce genre de connaissance est relatif aux ecirctres reacuteellement ecirctres

tandis que la pure existence des dieux surmonte le domaine de lrsquoecirctre et se

deacutefinit par cette uniteacute elle-mecircme qui se rencontre dans lrsquoensemble de ce qui

existe Si donc le divin peut ecirctre connu de quelque maniegravere il reste que ce soit

par la pure existence de lrsquoacircme qursquoil soit saisi et par ce moyen connu pour

autant qursquoil peut lrsquoecirctre257

Dans ce passage Proclus cherchait peut-ecirctre agrave reacutepondre agrave cette question poseacutee par Plotin au

Traiteacute III 8 [30] laquo mais par quelle sorte drsquoimpression pouvons-nous saisir drsquoun coup ce

qui deacutepasse la nature de lrsquointelligence ndash Expliquons-le autant qursquoil est possible par ce

qui en nous est semblable agrave ce principe reacutepondrons-nous258 raquo Plotin tente drsquoapporter une

reacuteponse agrave sa propre interrogation mais agrave deacutefaut drsquoavoir un concept pour deacutesigner ce par

quoi nous saisissons lrsquoUn il se contente de paraphrases telles laquo il y a en nous quelque chose

de lui raquo et laquo en lui preacutesentant ce qui en nous est capable de le recevoir raquo Plotin ne dispose

pas du concept drsquohuparxis (existence) qui chez Proclus deviendra le mode de saisie de lrsquoUn

Il appert donc que Proclus dans lrsquoextrait citeacute de la Theacuteologie platonicienne reprend le

questionnement de Plotin en syntheacutetisant toutefois les paraphrases plotiniennes en ce seul

concept lrsquohuparxis

Dans cet extrait de la Theacuteologie platonicienne lrsquoepibolecirc deacutesigne la saisie intuitive

des intelligibles donc un niveau infeacuterieur agrave la saisie de lrsquoUn Par contre les termes

employeacutes pour deacutecrire la saisie de lrsquoUn pour expliciter le concept drsquohuparxis participent

au mecircme champ lexical que lrsquoepibolecirc en effet Proclus parle notamment drsquoun toucher unitif

(sunaptesthai) Rappelons-nous que crsquoest ce mecircme verbe le preacutefixe συν en moins

257 Proclus Theacuteoogie platonicienne I 14 21-15 17 (trad H D Saffrey et L G Westerink) laquo τὴν δὲ περὶ

νοῦν καὶ τὰ εἴδη καὶ τὰ γένη τοῦ νοῦ στρεφομένην θεωρίαν δευτέραν εἶναι τῆς περὶ αὐτῶν τῶν θεῶν

πραγματευομένης ἐπιστήμηςmiddot καὶ ταύτην μὲν ἔτι νοητῶν ἀντιλαμβάνεσθαι καὶ τῇ ψυχῇ διrsquo ἐπιβολῆς

γινώσκεσθαι δυναμένων εἰδῶν τὴν δὲ ταύτης ὑπερέχουσαν ἀρρήτων καὶ ἀφθέγκτων ὑπάρξεων μεταθεῖν τήν

τε ἐν ἀλλήλαις [αὐτῶν] διάκρισιν καὶ τὴν ἀπὸ μιᾶς αἰτίας ἔκφανσιν Ὅθεν οἶμαι καὶ τῆς ψυχῆς τὸ μὲν νοερὸν

ἰδίωμα καταληπτικὸν ὑπάρχειν τῶν νοερῶν εἰδῶν καὶ τῆς ἐν αὐτοῖς διαφορᾶς τὴν δὲ ἀκρότητα τοῦ ν ο ῦ καί

ὥς φασι τὸ ἄ ν θ ο ς καὶ τὴν ὕπαρξιν συνάπτεσθαι πρὸς τὰς ἑνάδας τῶν ὄντων καὶ διὰ τούτων πρὸς αὐτὴν τὴν

πασῶν τῶν θείων ἑνάδων ἀπόκρυφον ἕνωσιν Πολλῶν γὰρ ἐν ἡμῖν δυνάμεων οὐσῶν γνωριστικῶν κατὰ

ταύτην μόνην τῷ θείῳ συγγίνεσθαι καὶ μετέχειν ἐκείνου πεφύκαμενmiddot οὔτε γὰρ αἰσθήσει τ ὸ θ ε ῶ ν γ έ ν ο ς

ληπτόν [hellip] οὔτε ν ο ή σ ε ι μ ε τ ὰ λ ό γ ο υ τῶν γὰρ ὄντως ὄντων εἰσὶν αἱ τοιαῦται γνώσεις ἡ δὲ τῶν θεῶν

ὕπαρξις ἐ π ο χ ε ῖ τ α ι τοῖς οὖσι καὶ κατrsquo αὐτὴν ἀφώρισται τὴν ἕνωσιν τῶν ὅλων Λείπεται οὖν εἴπερ ἐστὶ καὶ

ὁπωσοῦν τὸ θεῖον γνωστόν τῇ τῆς ψυχῆς ὑπάρξει καταληπτὸν ὑπάρχειν καὶ διὰ ταύτης γνωρίζεσθαι καθrsquo

ὅσον δυνατόν raquo 258 Plotin Traiteacute III 8 [30] 9 20-22 (trad Eacute Breacutehier)

134

qursquoemployait Platon dans la Reacutepublique pour parler de la connaissance des intelligibles et

de la saisie du principe anhypotheacutetique Proclus ne peut faire autrement qursquoemployer agrave

nouveau un vocabulaire dualiste pour expliciter ce qursquoil entend par la notion huparxis qui

connote si on la compare avec le concept epibolecirc drsquoun progregraves vers une plus grande

proximiteacute avec le principe

Lrsquoepibolecirc est un terme eacutequivoque employeacute par les neacuteoplatoniciens pour deacutesigner

lrsquoactiviteacute de lrsquoacircme agrave diffeacuterents niveaux ontologiques Preacutecisons toutefois que lorsque

Proclus parle de lrsquointuition simple (haplecirc epibolecirc) il deacutesigne un niveau infeacuterieur agrave lrsquounion

avec le premier principe pour laquelle il privileacutegie lrsquohuparxis

Donc il [Parmeacutenide] soutient dans le mecircme temps et que les connaissances et

que tous les instruments de connaissance restent loin derriegravere la supeacuterioriteacute de

lrsquoUn et il achegraveve enfin de belle faccedilon sur lrsquoineffabiliteacute du dieu qui est au-delagrave

de tout En effet apregraves les activiteacutes de la science et les saisies de lrsquointellect (tas

noeras epibolas) vient lrsquounion avec lrsquoinconnaissable259

Dans ce traiteacute lrsquounion avec lrsquoinconnaissable nrsquoest donc plus deacutesigneacutee comme elle lrsquoeacutetait

chez Plotin par lrsquoepibolecirc

La Vie de Proclus reacutedigeacutee par son successeur Marinus abonde dans ce sens En

effet lrsquoepibolecirc y deacutesigne lrsquointuition proprement intellective et non une forme drsquounion avec

le divin ce qursquoune des acceptions de ce terme pouvait deacutesigner dans les Enneacuteades de

Plotin laquo il nrsquoen acqueacuterait plus la science par raisonnement discursif et deacutemonstratif mais

contemplait comme par une vue gracircce aux saisies simples de son activiteacute intellective les

modegraveles contenus dans lrsquoIntellect divin260 raquo Crsquoest cette acception de lrsquoepibolecirc que nous

259 Proclus Theacuteologie platonicienne II 12 73 11-16 (trad H D Saffrey et L G Westerink) laquo Καὶ τὰς

γνώσεις τοίνυν καὶ τὰ τῶν γνώσεων ὄργανα πάντα τῆς τοῦ ἑνὸς ὑπεροχῆς ἀπολείπεσθαι κατὰ τὸν αὐτὸν

χρόνον διατείνεται καὶ τελευτᾷ δὴ καλῶς εἰς τὸ ἄρρητον τοῦ πάντων ἐπέκεινα θεοῦ Μετὰ γὰρ τὰς κατrsquo

ἐπιστήμην ἐνεργείας καὶ τὰς νοερὰς ἐπιβολὰς ἡ πρὸς τὸ ἄγνωστον ἕνωσίς ἐστιν raquo 260 Marinus Proclus ou Sur le bonheur sect 22 9-12 (trad H D Saffrey et A-Ph Segonds) laquo οὐκέτι μὲν

διεξοδικῶς καὶ ἀποδεικτικῶς συλλογιζόμενος αὐτῶν τὴν ἐπιστήμην ὥσπερ δὲ ὄψει ἁπλαῖς ἐπιβολαῖς τῆς

νοερᾶς ἐνεργείας θεώμενος τὰ ἐν τῷ θείῳ νῷ παραδείγματα raquo Notons que la leccedilon du texte de lrsquoeacutedition de

Saffrey et Segonds pour le syntagme ἁπλαῖς ἐπιβολαῖς τῆς νοερᾶς ἐνεργείας est distinct de celle de lrsquoeacutedition

italienne de ce mecircme ouvrage (nous mettons ces termes en caractegravere italique) laquo οὐκέτι μὲν διεξοδικῶς καὶ

ἀποδεικτικῶς συλλογιζόμενος αὐτῶν τὴν ἐπιστήμην ὥσπερ δὲ ὄψει ἁπλαῖς ἐπιβολαῖς ταῖς ltτεgt νοεραῖς

ἐνεργείαις θεώμενος τὰ ἐν τῷ θείῳ νῷ παραδείγματα raquo dans Marino di Neapoli Vita di Proclo eacutediteacute par

R Masullo Naples DAuria 1985 l 532-535 (crsquoest encore lrsquoeacutedition que fournit la version eacutelectronique du

Thesaurus linguae graecae)

135

avons vue preacutesente chez Plotin et Proclus qui sera reprise par les commentateurs

neacuteoplatoniciens drsquoAristote

Pour conclure agrave propos de Proclus rappelons que par une intuition supeacuterieure agrave

celle que nous avions qualifieacutee de proprement intellective nous pouvons saisir les heacutenades

qui sont les repreacutesentantes de lrsquoUn et donc nous eacutelever leacutegegraverement au-dessus de

lrsquointelligible mais ce nrsquoest plus dans son systegraveme par une epibolecirc que nous saisissons

lrsquoUn mais plutocirct par notre simple existence (huparxis)261

46 Les intuitions simples chez Ascleacutepius

LrsquoEacutecole drsquoAlexandrie est reacuteputeacutee pour ses commentaires plus scolaires qui portent

principalement sur les ouvrages drsquoAristote Les commentateurs de cette eacutecole sont les

heacuteritiers drsquoune longue laquo chaicircne exeacutegeacutetique raquo qui remonte du moins jusqursquoagrave Alexandre

drsquoAphrodise Les termes techniques qursquoils utilisent se sont enrichis drsquoune multipliciteacute de

significations lrsquohistorien de la philosophie doit en quelque sorte se faire archeacuteologue afin

drsquoidentifier ces diffeacuterentes laquo strates exeacutegeacutetiques raquo

Contrairement aux autres commentaires neacuteoplatoniciens preacutesenteacutes jusqursquoagrave

maintenant exception faite pour Syrianus celui drsquoAscleacutepius de Tralles a pour objet un

traiteacute drsquoAristote la Meacutetaphysique Le chapitre 1 du livre A tout comme le ceacutelegravebre chapitre

II 19 des Seconds analytiques fait allusion agrave lrsquointellection des principes Ascleacutepius dans

son Commentaire srsquoest donc naturellement servi de ce traiteacute de lrsquoOrganon pour commenter

les premiegraveres lignes de la Meacutetaphysique ougrave Aristote se montre plus discret au sujet du

mode de connaissance des principes

Dans son Commentaire Ascleacutepius utilise agrave cinq reprises le terme epibolecirc262 Il srsquoagit

agrave chaque fois du syntagme haplais epibolais le datif pluriel drsquohaplecirc epibolecirc que nous nous

261 Est-ce que Syrianus le maicirctre de Proclus employait deacutejagrave ce terme dans un sens technique Nous nrsquoavons

releveacute aucune occurrence significative de lrsquo ὕπαρξις dans son Commentaire agrave la Meacutetaphysique et qursquoune seule

dans le commentaire au Phegravedre laquo lrsquoexistence (ὕπαρξις) de lrsquoacircme crsquoest-agrave-dire lrsquoun en elle est donc

proprement enthousiaste lorsqursquoelle voit la plaine de la veacuteriteacute raquo Hermias (Syrianus) In Pheadrum 152 11

(notre traduction) laquo ἡ δὲ ὕπαρξις τῆς ψυχῆς ὅ ἐστι τὸ ἓν αὐτῆς κυρίως τότε ἐνθουσιᾷ ὅταν τὸ τ ῆ ς

ἀ λ η θ ε ί α ς ἴδῃ π ε δ ί ο ν raquo 262 Une eacutetude minutieuse de lrsquoapparat critique voire une nouvelle eacutedition critique du commentaire permettrait

peut-ecirctre de noter drsquoautres occurrences

136

traduisons ainsi laquo par des intuitions simples raquo Cette expression correspond dans le

contexte de lrsquoexeacutegegravese drsquoAristote agrave lrsquointellection proprement intellective preacutesente chez tous

les commentateurs ci-dessus mentionneacutes

Ascleacutepius tout comme Syrianus avant lui ne fait-il pas de lrsquoepibolecirc haplecirc un terme

eacutequivoque en lrsquoemployant pour lrsquoexeacutegegravese drsquoune penseacutee celle drsquoAristote qui semble agrave

plusieurs eacutegards en opposition avec celle de Platon Est-ce qursquoun mecircme terme peut

deacutesigner lrsquointellection qui chez Aristote srsquoeffectue au terme drsquoun processus

laquo drsquoabstraction raquo ndash ougrave une forme qui nrsquoeacutetait pas deacutejagrave dans lrsquointellect est abstraite du

composeacute sensible ndash et celle qui chez Platon se comprend comme un retour agrave soi une

(re)deacutecouverte ou une reacuteminiscence drsquoideacutees inneacutees Crsquoest le pari qursquoont pris les

commentateurs comme Ascleacutepius ou plutocirct crsquoest ce qui pour Ascleacutepius est devenu un lieu

commun de lrsquoexeacutegegravese drsquoAristote Et force est de constater que dans ce cas contrairement agrave

drsquoautres interpreacutetations neacuteoplatoniciennes ougrave le primat de lrsquoharmonisation occulte le

caractegravere distinct de la penseacutee aristoteacutelicienne lrsquoaccord semble aller de soi Pour srsquoen

convaincre il suffit drsquoanalyser ces extraits du Commentaire drsquoAscleacutepius ougrave apparaicirct

lrsquoepibolecirc

De lagrave agrave partir des sensations il remonte vers lrsquoIntellect contemplatif En effet

crsquoest pour cela que nous connaissons les deacutefinitions de telle sorte qursquoil dit que

lrsquoIntellect contemplatif est divin Car certes nous saisissons les choses divines

par lui agrave lrsquoaide drsquointuitions simples263

Cette exeacutegegravese nrsquoest pas contrairement agrave celle drsquoAlexandre drsquoAphrodise entiegraverement

orthodoxe Aristote nrsquoemploie pas lrsquoexpression choses divines (ta theia) pour deacutesigner les

formes pas plus que Platon chez qui cette expression nrsquoest pas textuellement preacutesente pour

deacutesigner les Ideacutees264 Ce sont les platoniciens ulteacuterieurs qui ont fixeacute lrsquoappellation choses

divines pour deacutesigner les Ideacutees Il srsquoagit donc ici drsquoune projection faite par les

commentateurs sur la theacuteorie des formes intelligibles drsquoAristote qui nous amegravene agrave croire

263 Ascleacutepius In metaphysica 6 19-21 (notre traduction) laquo Ἐντεῦθεν ἀπὸ τῶν αἰσθήσεων ἀνέρχεται μέχρι

τοῦ θεωρητικοῦ νοῦmiddot διὰ γὰρ τούτου τοὺς ὅρους γινώσκομεν ὥστε θεῖον λέγει εἶναι τὸν θεωρητικὸν νοῦν

εἴγε ἁπλαῖς ἐπιβολαῖς διrsquo αὐτοῦ τὰ θεῖα λαμβάνομεν raquo 264 Cf A J Festugiegravere Contemplation et vie contemplative selon Platon Paris Vrin 1967 p 111 Festugiegravere

considegravere comme un acquis platonicien lrsquoidentification des Ideacutees aux diviniteacutes Il cite agrave lrsquoappui ce passage du

Pheacutedon (80b) ougrave lrsquoidentiteacute entre le divin et lrsquointelligible semble confirmeacutee par Platon laquo τῷ μὲν θείῳ καὶ

ἀθανάτῳ καὶ νοητῷ καὶ μονοειδεῖ καὶ ἀδιαλύτῳ καὶ ἀεὶ ὡσαύτως κατὰ ταὐτὰ ἔχοντι ἑαυτῷ ὁμοιότατον εἶναι

ψυχή raquo

137

qursquoAristote admettait lrsquoexistence drsquoIdeacutees diviniseacutees Notons toutefois qursquoen faisant

abstraction de cette terminologie theacuteologique appliqueacutee aux formes intelligibles drsquoAristote

ndash ce que la lettre de certains traiteacutes drsquoAristote nrsquoexclut peut-ecirctre pas expresseacutement ndash lrsquoacte

drsquointellection reste sensiblement le mecircme chez Aristote que chez Platon Un second extrait

soutient cette interpreacutetation Ascleacutepius y commente le deuxiegraveme chapitre du livre A ougrave

Aristote montre comment lrsquohomme en est venu agrave la notion de philosophie crsquoest-agrave-dire agrave

saisir ndash pour reprendre la terminologie neacuteoplatonicienne ndash la deacutefinition de la philosophie

par des intuitions simples laquo Ainsi agrave partir du particulier ils en vinrent agrave la notion de

philosophie et selon lrsquoIntellect ils agirent en saisissant par des intuitions simples les

intelligibles265 raquo Agrave la troisiegraveme apparition de lrsquoepibolecirc Ascleacutepius introduit agrave nouveau dans

son exeacutegegravese des eacuteleacutements neacuteoplatoniciens Bien qursquoil ne trahisse pas la lettre des traiteacutes

aristoteacuteliciens nous ne pouvons pas dire qursquoil conserve fidegravelement lrsquoesprit de la doctrine

drsquoAristote

Certes en allant jusqursquoau sommet et en se heurtant agrave lrsquoIntellect et au Bien

comme celui-ci le dit laquo le bien vers lequel tout srsquoeacutelance raquo elle a en elle-mecircme

les principes des toutes les sciences et eacutetant ainsi elle deacutemontre en ayant saisi

les eacutetants par des intuitions simples266

Bien que cette citation ndash laquo le bien vers lequel tout srsquoeacutelance raquo ndash provienne de lrsquoEacutethique agrave

Nicomaque267 son interpreacutetation par Ascleacutepius est tendancieusement platonicienne En

effet le motif de la remonteacutee vers le sommet vers le Bien nous ramegravene eacutemis par Socrate agrave

la fin du livre VI de la Reacutepublique lagrave ougrave Platon eacutevoquait la possibiliteacute drsquoune saisie du

principe anhypotheacutetique Nous pourrions ecirctre tenteacute drsquoidentifier ce Bien-principe agrave lrsquoIntellect

aristoteacutelicien mais ce serait trahir la penseacutee drsquoAristote En effet celui-ci srsquooppose agrave la thegravese

platonicienne drsquoun Bien unique drsquoune Ideacutee du Bien participeacutee par tous les biens

particuliers Pour Aristote le bien agrave lrsquoinstar de lrsquoecirctre et de lrsquoun est un pollachocircs

legomenon une chose dite de maniegravere multiple dont la multipliciteacute des acceptions ne peut

265Ascleacutepius In metaphysica 11 34-35 (notre traduction) laquo οὕτως οὖν κατὰ μέρος ἦλθον εἰς ἔννοιαν τῆς

σοφίας καὶ κατὰ νοῦν ἐνήργουν ἁπλαῖς ἐπιβολαῖς ἀντιλαμβανόμενοι τῶν νοητῶν raquo 266 Ibid 15 6-10 (notre traduction) laquo ἅτε δὴ μέχρι τῆς κορυφῆς ἐλθοῦσα καὶ σύνδρομος οὖσα τοῦ νοῦ καὶ

τοῦ ἀγαθοῦ ὥς φησιν ἐκεῖνος ldquoτἀγαθὸν οὗ πάντα ἐφίεταιrdquo ἔχει πασῶν τῶν ἐπιστημῶν τὰς ἀρχὰς ἐν ἑαυτῇ

καὶ ὡς ἔχουσα ἀποδείκνυσιν αὕτη ἁπλαῖς ἐπιβολαῖς τῶν ὄντων ἀντιλαμβανομένη raquo 267 Aristote Eacutethique agrave Nicomaque I 11094a3

138

ecirctre rameneacutee agrave lrsquouniteacute du genre mais qui ont tout de mecircme entre elles un rapport

drsquoanalogie

Mais si les choses en question font partie des biens en soi la formule qui deacutefinit

le bien devra se montrer identique dans tous les cas [hellip] Or honneur sagaciteacute

et plaisir se deacutefinissent par drsquoautres formules qui sont diffeacuterentes lorsqursquoon les

deacutefinit en tant que biens Par conseacutequent il nrsquoy a pas agrave tenir le bien pour une

quelconque reacutealiteacute commune et il ne reacutepond pas agrave une seule forme ideacuteale Mais

comment alors srsquoentend-il Car il nrsquoa pas lrsquoallure en tout cas de ces reacutealiteacutes

dont lrsquoeacutequivociteacute tient au hasard Mais ne serait-ce pas qursquoelles deacuterivent drsquoun

seul bien Ou que toutes contribuent agrave un seul Ou plutocirct qursquoelles ont un

rapport drsquoanalogie Comme dans le corps en effet crsquoest la vue dans lrsquoacircme

crsquoest lrsquointelligence et donc crsquoest autre chose dans chaque autre genre268

Mise agrave part lrsquointerpreacutetation laquo platonisante raquo de ce passage de lrsquoEacutethique agrave Nicomaque par

Ascleacutepius la suite de lrsquoexeacutegegravese reste fidegravele agrave la doctrine des Seconds analytiques qui fait de

lrsquoIntelligence la puissance (dunamis) par laquelle nous saisissons les principes des sciences

En fait Ascleacutepius ne fait qursquoajouter lrsquoexpression intuitions simples pour expliciter la penseacutee

drsquoAristote qui srsquoexprime dans un style parfois sibyllin Et pour cause au chapitre II 19 des

Seconds Analytiques il nrsquoeacutetait question que drsquoune laquo intelligence des principes raquo (nous an

ein tocircn archocircn)

Lrsquoeacutetude de ces extraits nous amegravene agrave soutenir qursquoAscleacutepius a toute la leacutegitimiteacute

drsquoemployer cette expression ndash introduite par Plotin dans le cadre drsquoune exeacutegegravese

platonicienne ndash pour deacutesigner lrsquoacte drsquointellection chez Aristote Cependant Ascleacutepius ne

peut reprendre lrsquoacception de lrsquoepibolecirc qui deacutesigne un acte preacuteintellectif la saisie de lrsquoUn

chez Plotin ou celle des heacutenades divines chez Proclus Ce serait attribuer agrave Aristote une

hieacuterarchie intelligible complexe et deacutetailleacutee qui sort du cadre drsquoune penseacutee qui enquecircte et

raisonne de maniegravere phusikocircs agrave partir des faits du monde naturel plutocirct que theologikocircs de

maniegravere abstraite (et vide dirait Aristote) Lrsquoideacutee drsquoun au-delagrave (epekeina) du Dieu-Intellect

nrsquoaurait pu ecirctre theacutematiseacutee par le Stagirite la pure activiteacute divine qursquoest la penseacutee de la

penseacutee ne pouvant ecirctre conccedilue comme un principe second Les commentateurs

268 Aristote Eacutethique agrave Nicomaque I 1096b21-29 (trad R Bodeacuteuumls) laquo εἰ δὲ καὶ ταῦτrsquo ἐστὶ τῶν καθrsquo αὑτά τὸν

τἀγαθοῦ λόγον ἐν ἅπασιν αὐτοῖς τὸν αὐτὸν ἐμφαίνεσθαι δεήσει καθάπερ ἐν χιόνι καὶ ψιμυθίῳ τὸν τῆς

λευκότητος τιμῆς δὲ καὶ φρονήσεως καὶ ἡδονῆς ἕτεροι καὶ διαφέροντες οἱ λόγοι ταύτῃ ᾗ ἀγαθά οὐκ ἔστιν

ἄρα τὸ ἀγαθὸν κοινόν τι κατὰ μίαν ἰδέαν ἀλλὰ πῶς δὴ λέγεται οὐ γὰρ ἔοικε τοῖς γε ἀπὸ τύχης ὁμωνύμοις

ἀλλrsquo ἆρά γε τῷ ἀφrsquo ἑνὸς εἶναι ἢ πρὸς ἓν ἅπαντα συντελεῖν ἢ μᾶλλον κατrsquo ἀναλογίαν ὡς γὰρ ἐν σώματι ὄψις

ἐν ψυχῇ νοῦς καὶ ἄλλο δὴ ἐν ἄλλῳ raquo

139

neacuteoplatoniciens se limiteront donc agrave harmoniser le Dieu aristoteacutelicien qui est par essence

connaissance de lui-mecircme (hecirc noecircsis noecircseocircs noecircsis269) avec le second principe du

(neacuteo)platonisme lrsquoIntellect total et divin

47 Remarques conclusives sur lrsquointuition intellectuelle

En optant pour une preacutesentation diachronique de lrsquoepibolecirc nous avons voulu fournir

une premiegravere eacutetude geacuteneacuterale de ses nuances seacutemantiques dans lrsquoAntiquiteacute tardive en

preacutecisant drsquoabord quels sont les textes sources de Platon et drsquoAristote qui ont permis aux

neacuteoplatoniciens de forger un tel concept Des recherches plus approfondies nous

permettront de preacuteciser chez chacun des commentateurs mentionneacutes les diverses

significations que peut prendre lrsquoepibolecirc ainsi que lrsquoensemble de ses deacuteriveacutes et synonymes

Cette eacutetude cherchait plus particuliegraverement agrave expliciter le sens de lrsquoepibolecirc proprement

intellective qui fut moins analyseacutee par les speacutecialistes du neacuteoplatonisme

En guise de rappel voici un reacutesumeacute des principales conclusions de notre eacutetude de

lrsquoepibolecirc dans la tradition neacuteoplatonicienne

1 Deacutejagrave chez Plotin lrsquoepibolecirc est un terme eacutequivoque qui deacutesigne notamment la saisie de

lrsquoUn par lui-mecircme et lrsquointuition des intelligibles

2 Chez Syrianus lrsquoepibolecirc deacutesigne exclusivement lrsquointuition proprement intellective qui

renvoie pour lrsquoexeacutegegravese de la Meacutetaphysique drsquoAristote agrave la saisie des principes de la

deacutemonstration et pour celle du Phegravedre270 agrave celle de lrsquointelligible

3 Chez Proclus lrsquoepibolecirc redevient un terme eacutequivoque elle ne deacutesignera toutefois plus la

saisie de lrsquoUn Crsquoest doreacutenavant lrsquoexistence (huparxis) qui rend possible la saisie du

premier principe par ce qui en nous lui est semblable

269 Aristote Meacutetaphysique Λ 9 1074b34 270 Notons que lrsquoharmonisation de lrsquoaristoteacutelisme et du platonisme dans le Commentaire sur le Phegravedre

rappelle une tentative de conciliation analogue dans lrsquoEacutepitomeacute drsquoAlbinus (IIe siegravecle) un reacutesumeacute de la penseacutee

de Platon ougrave lrsquoauteur emploie pour expliciter la doctrine des Dialogues de nombreux concepts

eacutepisteacutemologiques tireacutes des œuvres drsquoAristote Lrsquoeacutedition la plus reacutecente agrave laquelle nous avons deacutejagrave fait

reacutefeacuterence nous donne un nom drsquoauteur diffeacuterent et un nouveau titre pour ce mecircme ouvrage Alcinoos

Enseignement des doctrines de Platon

140

4 Dans le Commentaire drsquoAscleacutepius ndash et en geacuteneacuteral dans les commentaires de lrsquoEacutecole

drsquoAlexandrie sur Aristote ndash lrsquoepibolecirc est devenue un lieu commun de lrsquoexeacutegegravese qui

deacutesigne lrsquointuition proprement intellective agrave savoir la connaissance de lrsquointelligible

ou des principes de la science

141

TROISIEgraveME SECTION LA TRIADE DE LrsquoINTELLECTION

DIVINE LA CONNAISSANCE DE SOI ET LES LIMITES DE

LA PENSEacuteE HUMAINE

1 La triade de lrsquointellection divine271

11 La structure triadique de lrsquointellection divine

111 Le rocircle de la triade dans la penseacutee proclienne

Les trois premiegraveres acceptions de la noecircsis deacutefinissent trois formes drsquointellection

appartenant agrave la diviniteacute Notre enquecircte nous megravenera agrave deacutefinir les principales triades ndash agrave

savoir les uniteacutes de trois concepts que lrsquoon retrouve dans lrsquoensemble du systegraveme proclien ndash

qui structurent ces trois premiegraveres acceptions i) lrsquointellection intelligible ii) lrsquointellection

qui lie lrsquointellect agrave lrsquointelligible iii) lrsquointellection de lrsquointellect divin Nous parlons drsquoune

multipliciteacute de triades et non drsquoune seule bien qursquoen reacutealiteacute celles dont nous allons traiter

sont le produit drsquoune seule matrice agrave lrsquoorigine de la multipliciteacute des structures triadiques

deacuteclineacutees selon diffeacuterents schegravemes conceptuels principalement heacuteriteacutes de la tradition

platonico-aristoteacutelicienne

La penseacutee de Proclus est caracteacuteriseacutee voire deacutefinie par le nombre trois par la

triade qui oriente agrave tort ou agrave raison la plupart des opeacuterations dialectiques ndash en premier

lieu la division mais aussi et comme effet la deacutefinition la deacutemonstration et lrsquoanalyse ndash

par lesquelles le philosophe laquo deacutecoupe raquo pour ainsi le connaicirctre le Monde et ses principes

dans ses dimensions divines naturelles et humaines Les historiens de la philosophie

notamment ceux qui se sont inteacuteresseacutes agrave lrsquoideacutealisme allemand et agrave la penseacutee heacutegeacutelienne ont

noteacute lrsquoimportance du schegraveme triadique dans la philosophie de Proclus Lrsquoœuvre du

271 Dans le cadre de cette thegravese nous limitons agrave lrsquoessentiel notre analyse des trois acceptions de la noecircsis

relatives aux principes divins principalement par lrsquoeacutetude des diffeacuterentes triades qui structurent la procession

de lrsquointellection divine Un traitement plus complet demanderait une preacutesentation plus deacutetailleacutee des

hieacuterarchies divines dans la penseacutee de Proclus agrave partir drsquoune eacutetude comparative des Eacuteleacutements de theacuteologie de

la Theacuteologie platonicienne et des autres passages pertinents du Commentaire sur le Timeacutee (ce que nous ne

ferons qursquoesquisser ici) Cependant nos recherches sur la connaissance de soi et sur les limites de la penseacutee

humaine dans son rapport au divin que nous preacutesentons dans ce chapitre apportent un eacuteclairage

compleacutementaire sur lrsquointellection divine en tant qursquoelles portent sur lrsquoIntellect divin ndash les grands principes

philosophiques de la noeacutetique plotinienne que nous exposons ayant eacuteteacute repris par Proclus ndash et sur lrsquoactivation

de la part divine de notre acircme

142

Diadoque est agrave notre connaissance la premiegravere manifestation drsquoune dialectique

essentiellement ternaire dans lrsquohistoire de la penseacutee grecque272 Les eacutetudes de

W Beierwaltes notamment son Proklos Grundzuumlge seiner Metaphysik273 preacutesentent des

analyses toujours pertinentes au sujet des diffeacuterentes structures triadiques au fondement de

lrsquoarchitecture meacutetaphysique de la penseacutee proclienne Dans sa thegravese drsquohabilitation

Beierwaltes eacutenumegravere et deacutefinit les termes compris dans quelques-unes de ces triades qui

deacutecrivent la hieacuterarchie du Monde et de ses principes dans le systegraveme de Proclus Nous y

trouvons entre autres cette liste qui reprend certains des principaux concepts relatifs agrave la

procession de lrsquoEcirctre

(1) limite (peras) ndash illimiteacute (apeiron) ndash mixte (mikton)

(2) substanceecirctre (ousia) ndash alteacuteriteacute (heterotecircs) ndash identiteacute (tautotecircs)

(3) principe (archecirc) ndash milieu (meson) ndash fin (telos)

(4) intelligible (noecircton) ndash intelligible-et-intellectif (noecircton hama kai noeron) ndash

intellectif (noeron)

(5) substanceecirctre (ousia) ndash vie (zocircecirc) ndash penseacutee (nous)

(6) manence274 (monecirc) ndash procession (proodos) ndash conversion (epistrophecirc)275

Parmi ces triades nous traiterons de celles dont les termes apparaissent explicitement dans

la description que fait Proclus dans son commentaire aux lignes 28a1-4 du Timeacutee des six

acceptions de la noecircsis soit la triade (4) intelligible ndash intelligible-et-intellectif ndash intellectif

et la triade (5) substanceecirctre ndash vie ndash penseacutee Mais drsquoabord nous discuterons de la triade (6)

manence ndash procession ndash conversion qui bien qursquoelle ne soit pas mise de lrsquoavant dans

lrsquoexeacutegegravese proclienne de ce passage du Timeacutee peut ecirctre conccedilue comme la matrice de toute

procession triadique Deux autres triades qui nrsquoapparaissent pas dans la liste extraite de

lrsquoouvrage de Beierwaltes nous inteacuteresseront eacutegalement puisqursquoelles structurent de maniegravere

explicite les divisions dialectiques opeacutereacutees par Proclus agrave cet endroit de son Commentaire

sur le Timeacutee Drsquoabord la triade substance (ecirctre) ndash puissance ndash activiteacute dont les principes

272 La tradition pythagoricienne de par lrsquoimportance qursquoelle consacre au nombre a certes laisseacute des traces

chez Platon et les platoniciens anteacuterieurs agrave Proclus mais nous nrsquoavons pas pu identifier un corpus ougrave la

structure triadique eacutetait aussi nettement dominante Certes les Dialogues platoniciens preacutesentent plusieurs

divisions ternaires mais comme lrsquoa noteacute J-F Matteacutei drsquoautres structures numeacuteriques notamment celle baseacutee

sur le nombre cinq sont tout aussi importantes dans la penseacutee de Platon Voir J-F Matteacutei Platon Paris

Presses Universitaires de France 2005 273 W Beierwaltes Proklos Grundzuumlge seiner Metaphysik Frankfurt am Main Klostermann 1979 274 Bien que le terme manence ne soit pas usuel en franccedilais crsquoest peut-ecirctre celui qui rend le mieux de par sa

racine latine manere le sens du substantif grec monecirc 275 W Beierwaltes op cit p 20

143

philosophiques ont deacutejagrave eacuteteacute mis en lumiegravere par nos analyses sur la penseacutee de Platon et

drsquoAristote276 puis la triade ecirctre ndash avoir ndash voir qui occupe un rocircle deacuteterminant dans la

hieacuterarchisation des formes drsquointellection de lrsquointelligible divin agrave lrsquoimagination humaine Il

sera eacutegalement question de la triade intelligible ndash intellection ndash intellect qursquoil faut

distinguer de la triade intelligible ndash intelligible-et-intellectif ndash intellectif bien que les termes

extrecircmes de celles-ci ndash intelligible et intelligible intellectif et intellect ndash soient

pratiquement de mecircme nature et que lrsquointellection srsquoidentifie en quelque sorte agrave

lrsquointelligible-et-intellectif en tant que la notion de noecircsis deacutecrit le mouvement de

procession ou reacuteciproquement de conversion qui lie lrsquointellect au principe intelligible dont

il procegravede Une fois ces principales triades deacutefinies nous pourrons revenir agrave la deacutefinition

des trois premiegraveres acceptions de la noecircsis dans le Commentaire sur le Timeacutee en y

reconnaissant les principaux concepts qui permettent agrave Proclus de les analyser et distinguer

entre elles

112 La triade manence ndash la procession ndash la conversion

La triade manence ndash la procession ndash la conversion que lrsquoon pourrait qualifier de

triade des triades en tant qursquoelle structure toutes les autres deacutecrit le mouvement ternaire de

la procession des reacutealiteacutes intelligibles (au sens large du terme) et eacuteternelles un

laquo mouvement immobile raquo comme lrsquoa deacutecrit S Gersh dans ΚΙΝΗΣΙΣ ΑΚΙΝΗΤΟΣ A Study

of Spiritual Motion in the Philosophy of Proclus277 une eacutetude maintes fois citeacutee dans la

litteacuterature secondaire et lrsquoune des plus importantes contributions philosophiques au sujet

des fondements meacutetaphysiques du neacuteoplatonisme tardif Les apories relatives agrave la

multipliciteacute et au mouvement de procession des reacutealiteacutes divines et eacuteternelles ndash auxquelles

on serait plutocirct porteacutes drsquoattribuer les preacutedicats de lrsquouniteacute et lrsquoimmobiliteacute ndash peuvent certes

poser problegraveme dans lrsquoesprit drsquoun lecteur critique du corpus proclien (et plus geacuteneacuteralement

neacuteoplatonicien) ce que nous nrsquoessaierons pas de reacutesoudre speacutecifiquement dans cette eacutetude

les propos de Gersh demeurant encore agrave ce jour pertinents pour trouver une justification

philosophique agrave la doctrine eacutemanatiste de Proclus Cependant preacutecisons que le scheacutema de

la procession malgreacute ses apories permet drsquoillustrer drsquoapregraves des notions et images qui

276 Voir SECTION I 277 S Gersh ΚΙΝΗΣΙΣ ΑΚΙΝΗΤΟΣ A Study of Spiritual Motion in the Philosophy of Proclus Leiden Brill

1973

144

conviennent plus proprement aux ecirctres dont lrsquoactiviteacute srsquoinscrit dans le temps le dynamisme

et la multipliciteacute au sein monde intelligible savamment hieacuterarchiseacute dans le neacuteoplatonisme

tardif

Avant drsquoappliquer ce schegraveme aux triades que nous voulons analyser un retour aux

Eacuteleacutements de theacuteologie srsquoimpose afin de justifier les fondements et la fonction de la triade

manence ndash procession ndash conversion dans lrsquoexplication du reacuteel Comme lrsquoa constateacute et

identifieacute E R Dodds dans son eacutedition de ce traiteacute les propositions 25 agrave 39 laquo D Of

Procession and Reversion raquo278 concernent les termes de cette triade (on pourrait ajouter la

notion de manence au sous-titre donneacute par lrsquoeacutediteur) les deacutemonstrations de Proclus

cherchent agrave justifier son existence et sa place dans lrsquoeacuteconomie de la penseacutee meacutetaphysique

neacuteoplatonicienne Toutes les propositions de cette section ont leur importance pour

comprendre la nature et les causes de la procession divine mais lrsquoune drsquoentre elles nous

apparaicirct plus centrale et sa deacutemonstration plus essentielle pour comprendre et justifier

lrsquouniteacute et la multipliciteacute lrsquoimmobiliteacute et le mouvement au sein des principes eacuteternels et

divins agrave savoir la proposition 35

Prop 35 Tout effet agrave la fois demeure dans sa cause procegravede drsquoelle et se

convertit vers elle

Si lrsquoeffet se contentait de demeurer dans sa cause il nrsquoen diffeacutererait en rien et

il en serait indistinct Car la procession va de pair avec la distinction Srsquoil ne

faisait que proceacuteder il nrsquoaurait aucun point de coiumlncidence ni drsquoaccord avec sa

cause nrsquoayant avec elle rien de commun Srsquoil se bornait agrave se convertir on

demande comment un ecirctre qui ne tiendrait pas drsquoun principe sa substance

pourrait orienter sa conversion substantielle vers cet eacutetranger Srsquoil demeurait

dans sa cause et proceacutedait sans se convertir comment y aurait-il en chaque ecirctre

une aspiration de nature vers son bien et le bien et une tension vers son

geacuteneacuterateur Srsquoil proceacutedait et se convertissait sans demeurer dans sa cause

comment un ecirctre qui srsquoest eacutecarteacute de sa cause chercherait-il agrave coiumlncider avec elle

alors qursquoil nrsquoavait aucun point de coiumlncidence avant cet eacutecart Car srsquoil avait un

point de coiumlncidence assureacutement de ce point de vue il demeurerait en elle

Enfin srsquoil demeurait dans sa cause et se convertissait vers elle sans proceacuteder

comment un ecirctre qui est resteacute indistinct de sa cause pourrait-il se convertir vers

elle Car tout ce qui se convertit ressemble agrave un ecirctre qui se reacutesout dans ce dont

il est diviseacute par essence

Il faut ou bien qursquoun ecirctre demeure seulement dans sa cause ou bien qursquoil se

convertisse seulement ou bien qursquoil procegravede seulement ou bien qursquoil conjugue

les deux extrecircmes ou bien qursquoil joigne lrsquointermeacutediaire avec lrsquoun ou avec lrsquoautre

278 E R Dodds dans Proclus Elements of Theology p 29 (les propositions 25 agrave 39 vont de la p 29 agrave 43)

145

des deux extrecircmes ou enfin qursquoil cumule toutes les hypothegraveses Reste donc que

tout effet agrave la fois demeure dans sa cause en procegravede et se convertisse vers

elle279

Cette proposition dans le deacutetail de sa deacutemonstration preacutesuppose un ensemble de notions

postulats et thegraveses que nous nrsquoaurons pas lrsquooccasion drsquoanalyser ici Bien qursquoE R Dodds

nrsquoidentifie dans la traduction annoteacutee du texte grec aucune proposition anteacuterieure dont

deacutependrait la preacutesente deacutemonstration (J Trouillard ne mentionnant que la proposition 30 ndash

laquo Tout ce qui est produit immeacutediatement par un principe demeure en lui tout en proceacutedant

de lui280 raquo ndash sur laquelle elle se base entre autres) la fine argumentation preacutesenteacutee par

Proclus deacutepend de plusieurs propositions anteacuterieures ndash non seulement celles de la section

deacutefinie par Dodds (agrave partir de la prop 25) ndash et illustre la complexiteacute scientifique de la

doctrine de la procession dans la penseacutee proclienne Dans lrsquoexposeacute de la proposition 35 on

note lrsquoimportance qursquoattache Proclus agrave justifier lrsquouniteacute de lrsquoeffet et de sa cause malgreacute la

multipliciteacute qursquoil y deacutecrit celle qui correspond agrave la triade manence ndash procession ndash

conversion Lrsquoeffet est agrave la fois dans sa cause crsquoest le moment de la manence elle procegravede

de celle-ci la procession et se convertir enfin vers elle la conversion toute autre

conception de la causaliteacute eacutetant deacutemontreacutee absurde par Proclus

La thegravese de la proposition 35 des Eacuteleacutements de theacuteologie srsquoapplique agrave lrsquoensemble des

triades dont les termes apparaissent dans la deacutefinition et lrsquoanalyse des diffeacuterentes acceptions

de lrsquointellection dans lrsquoIn Timaeum Ainsi lrsquointellection de lrsquointellect divin le troisiegraveme

moment de la procession de lrsquointellection divine demeure dans sa cause (manence)

lrsquointellection intelligible procegravede de celle-ci (procession) dans lrsquointellection qui lie

lrsquointellect agrave lrsquointelligible et se convertit vers elle (conversion) de par son activiteacute qui est

279 Proclus Eacuteleacutements de theacuteologie prop 35 (trad J Trouillard) laquo Πᾶν τὸ αἰτιατὸν καὶ μένει ἐν τῇ αὐτοῦ

αἰτίᾳ καὶ πρόεισιν ἀπrsquo αὐτῆς καὶ ἐπιστρέφει πρὸς αὐτήν

εἰ γὰρ μένοι μόνον οὐδὲν διοίσει τῆς αἰτίας ἀδιάκριτον ὄνmiddot ἅμα γὰρ διακρίσει πρόοδος εἰ δὲ προΐοι μόνον

ἀσύναπτον ἔσται πρὸς αὐτὴν καὶ ἀσυμπαθές μηδαμῇ τῇ αἰτίᾳ κοινωνοῦν εἰ δὲ ἐπιστρέφοιτο μόνον πῶς τὸ

μὴ τὴν οὐσίαν ἀπrsquo αὐτῆς ἔχον κατrsquo οὐσίαν ποιεῖται τὴν πρὸς τὸ ἀλλότριον ἐπιστροφήν εἰ δὲ μένοι μὲν καὶ

προΐοι μὴ ἐπιστρέφοιτο δέ πῶς ἡ κατὰ φύσιν ὄρεξις ἑκάστῳ πρὸς τὸ εὖ καὶ τὸ ἀγαθὸν καὶ ἡ ἐπὶ τὸ γεννῆσαν

ἀνάτασις εἰ δὲ προΐοι μὲν καὶ ἐπιστρέφοιτο μὴ μένοι δέ πῶς ἀποστὰν μὲν τῆς αἰτίας συνάπτεσθαι σπεύδει

πρὸς αὐτήν ἀσύναπτον δὲ ἦν πρὸ τῆς ἀποστάσεως εἰ γὰρ συνῆπτο κατrsquoἐκεῖνο πάντως ἔμενεν εἰ δὲ μένοι

καὶ ἐπιστρέφοιτο μὴ προέρχοιτο δέ πῶς τὸ μὴ διακριθὲν ἐπιστρέφειν δυνατόν τὸ γὰρ ἐπιστρέφον πᾶν

ἀναλύοντι ἔοικεν εἰς ἐκεῖνο ἀφrsquo οὗ διῄρηται κατrsquo οὐσίαν raquo

ἀνάγκη δὲ ἢ μένειν μόνον ἢ ἐπιστρέφειν μόνον ἢ προϊέναι μόνον ἢ συνδεῖν τὰ ἄκρα μετrsquoἀλλήλων ἢ τὸ

μεταξὺ μεθrsquoἑκατέρου τῶν ἄκρων ἢ τὰ σύμπαντα λείπεται ἄρα καὶ μένειν πᾶν ἐν τῷ αἰτίῳ καὶ προϊέναι ἀπrsquo

αὐτοῦ καὶ ἐπιστρέφειν πρὸς αὐτό raquo 280 Ibid prop 30 (trad J Trouillard)

146

contemplation de lrsquointelligible divin et premier (dont lrsquointellect divin nrsquoest jamais

reacuteellement seacutepareacute) Crsquoest ce mecircme scheacutema agrave porteacutee universelle qui sera preacutesent dans

chacune des autres triades qui structurent les trois premiegraveres acceptions de la noecircsis les

relations causales deacutefinies et deacutemontreacutees dans la proposition 35 des Eacuteleacutements de theacuteologie

eacutetant reprises dans chacune drsquoelles

113 La triade intelligible ndash intellection ndash intellect et la triade intelligible ndash intelligible-et-

intellectif ndash intellectif

La triade qui apparaicirct drsquoembleacutee dans lrsquoextrait commenteacute de lrsquoIn Timaeum se preacutesente

sous cette forme intelligible ndash intellection ndash intellect Les trois acceptions divines de

lrsquointellection deacutefinies par Proclus sont certes toutes trois des formes de la noecircsis mais seul

le terme meacutedian de la triade peut ecirctre proprement identifieacute agrave lrsquointellection de par son aspect

dynamique qui est de lrsquoordre de la puissance processive et qui srsquoidentifie au mouvement

produit agrave partir de lrsquointelligible la source laquo statique raquo de la procession intellective vers

lrsquointellect qui est en quelque sorte le reacutesultat acheveacute du processus drsquointellection Elle se

superpose agrave la triade intelligible ndash intelligible-et-intellectif ndash intellectif qui nrsquoapparaicirct pas

sous cette forme dans les Eacuteleacutements de theacuteologie mais qui est nettement deacutefinie par Proclus

dans la Theacuteologie platonicienne notamment au premier chapitre du livre IV qui introduit

les principes intelligibles-et-intellectifs comme entiteacutes meacutedianes entre les intelligibles et les

intellectifs

Nous devons mettre ici un terme au traiteacute des dieux intelligibles qui a deacuteployeacute

lrsquoinitiation par laquelle Platon nous conduit aux mystegraveres qui les concernent

ensuite il faut absolument examiner de la mecircme maniegravere son enseignement sur

les dieux intellectifs Mais puisque parmi les intellectifs les uns sont

intelligibles et intellectifs crsquoest-agrave-dire ceux qui tout en pensant sont penseacutes

comme le dit lrsquoOracle les autres sont intellectifs seulement commenccedilons ce

traiteacute par les dieux qui sont agrave la fois intellectifs et intelligibles en deacutefinissant

drsquoabord ce qursquoils ont de commun entre eux ce qui rendra plus clair

lrsquoenseignement au sujet de chacune de leurs classes281

281 Proclus Theacuteologie platonicienne IV 1 1 6-10 (trad H D Saffrey et L G Westerink) laquo Ὁ μὲν δὴ περὶ

τῶν νοητῶν λόγος ἡμῖν ἐνταῦθα περιγεγράφθω τὴν τοῦ Πλάτωνος περὶ αὐτῶν ἀναπλώσας μυσταγωγίανmiddot

ἐχόμενον δέ ἐστι πάντως τὴν περὶ τῶν νοερῶν θεῶν ἀνασκέψασθαι κατὰ τὸν αὐτὸν τρόπον ὑφήγησιν Ἀλλrsquo

ἐπειδὴ τῶν νοερῶν τὰ μέν ἐστι νοητὰ καὶ νοερά ὅσα ν ο ο ῦ ν τ α ν ο ε ῖ τ α ι κατὰ τὸ λόγιον τὰ δὲ νοερὰ

μόνον ἀπὸ τῶν νοερῶν ἅμα καὶ νοητῶν ἀρξάμενοι λέγωμεν τὰ κοινὰ πρῶτον περὶ αὐτῶν διοριζόμενοι ἀφrsquo

ὧν καὶ τὴν περὶ ἑκάστης τάξεως διδασκαλίαν σαφεστέραν ποιησόμεθα raquo

147

Dans le cadre de ce traiteacute Proclus srsquoexprime en termes theacuteologiques la triade intelligible ndash

intelligibles-et-intellectifs ndash intellectifs srsquoy preacutesente donc sous cette forme la relation entre

les trois termes demeurant inchangeacutee dieux intelligibles ndash dieux intelligibles-et-intellectifs

ndash dieux intellectifs Il est aussi important de remarquer que les intelligibles-et-intellectifs se

trouvent au sommet de la classe geacuteneacuterique de dieux intellectifs qui se divise entre ces

mecircmes dieux intelligibles-et-intellectifs et les dieux speacutecifiquement intellectifs (Proclus

eacutecrit intellectifs seulement [noera monon]) Cette division opeacutereacutee par le dialecticien que

nous ne retrouvons pas systeacutematiquement dans le reste du corpus proclien et qui nrsquoest pas

preacutesente dans la section du Commentaire sur le Timeacutee qui nous importe se reacutevegravele cruciale

du point de vue theacuteologique puisqursquoelle marque le caractegravere transcendant de lrsquointelligible

par rapport aux reacutealiteacutes ndash intelligibles-et-intellectives et intellectives seulement ndash qui

procegravedent agrave partir de lui En effet les dieux intelligibles sont dans une classe agrave part et

supeacuterieure agrave celle qui comprend les dieux intelligibles-et-intellectifs et les dieux intellectifs

agrave savoir la classe geacuteneacuterique des dieux intellectifs

Notre eacutetude sur les limites de la penseacutee humaine dans son rapport au divin dans la

troisiegraveme sous-section de ce chapitre permet drsquoentrevoir les conseacutequences psychologiques

et eacutepisteacutemologiques de la fine division theacuteologique opeacutereacutee par Proclus telle qursquoexposeacutee agrave la

premiegravere page du livre IV de la Theacuteologie platonicienne Si notre acircme est naturellement

mise en contact avec les principes intellectifs puisqursquoelle porte en elle les traces

intellectives qui sont au principe de la reacuteminiscence des Formes282 lrsquoaccegraves aux reacutealiteacutes

intelligibles-et-intellectives et par-delagrave celles-ci aux principes intelligibles ne semble pas

pouvoir ecirctre acquise naturellement pour lrsquohomme de par la seule activation de la puissance

intellective de sa raison La connaissance des principes intelligibles-et-intellectifs

demanderait une possession de lrsquoacircme par le divin une forme drsquoenthousiasme alors que

celle des reacutealiteacutes proprement intelligibles est peut-ecirctre mecircme hors drsquoatteinte pour notre

acircme mecircme lorsque celle-ci est posseacutedeacutee par un dieu

282 Bien que cette doctrine au sujet de la continuiteacute entre lrsquointellect et lrsquoacircme ne soit pas pleinement et

preacuteciseacutement exposeacutee dans les Eacuteleacutements de theacuteologie on peut tout de mecircme y trouver sa thegravese centrale agrave la

proposition 194 laquo Toute acircme contient toutes les formes que lrsquointellect contient agrave titre premier raquo (notre

traduction)

148

Si les triades intelligible ndash intellection ndash intellect et intelligible ndash intelligible-et-

intellectif ndash intellectif se superposent clairement dans lrsquoexposeacute de Proclus sur les lignes

28a1-4 du Timeacutee et appliquent clairement le scheacutema manence ndash procession ndash conversion

drsquoautres triades tout aussi importantes permettent de saisir la continuiteacute dans la procession

intellective agrave partir de lrsquointelligible divin drsquoabord la triade substance ndash puissance ndash

activiteacute qui illustre agrave partir de concepts drsquoabord deacutefinis par Aristote dans le cadre de ses

recherches physiques et meacutetaphysiques la relation entre les diffeacuterents degreacutes de

lrsquointellection divine

114 La triade substance ndash puissance ndash activiteacute

Les philosophes et commentateurs neacuteoplatoniciens eacutevitent souvent de reconnaicirctre

ouvertement lrsquoinfluence drsquoAristote sur lrsquoeacutelaboration de leur penseacutee pour eux la plupart

des doctrines aristoteacuteliciennes sont tributaires de la penseacutee platonicienne voire de la

tradition pythagoricienne dont se serait inspireacute le fondateur de lrsquoAcadeacutemie283 Cependant

notre analyse de la triade substance ndash puissance ndash activiteacute notamment dans les sous-

sections consacreacutees agrave lrsquoeacutetude de la notion drsquoimagination dans le De anima et de la theacuteorie

des matheacutematiques dans la Meacutetaphysique284 permet de saisir lrsquoimportance des schegravemes

aristoteacuteliciens dans lrsquoeacutelaboration theacuteologique de cette structure triadique chez Proclus En

effet bien que la relation entre la substance (ou lrsquoecirctre) la puissance et lrsquoactiviteacute soit

discuteacutee par Platon notamment dans le passage de la Reacutepublique que nous avons

commenteacute285 crsquoest chez Aristote pour la premiegravere fois que le rapport entre ces trois

concepts est clairement theacuteoriseacute et appliqueacute notamment dans ses recherches sur la nature

et plus particuliegraverement dans ses eacutecrits sur lrsquoacircme

Proclus ne semble pas avoir extrait directement la triade substance ndash puissance ndash

activiteacute des œuvres drsquoAristote puisque le sens qursquoil lui est attribueacute diffegravere sur certains

points de celui que lrsquoon trouve dans la penseacutee aristoteacutelicienne Cette triade a connu une

283 Sur la question de lrsquoorthodoxie drsquoAristote et de Platon par rapport agrave la penseacutee pythagoricienne dans la

perspective neacuteoplatonicienne voir lrsquoeacutetude de D OrsquoMeara Pythagoras Revived Oxford Oxford University

Press 1989 284 Voir SECTION I mais aussi lrsquoANNEXE II au sujet de la critique de la theacuteorie platonicienne des Ideacutees et des

Nombres par Aristote 285 Platon Reacutepublique 477c-d Voir la SECTION I mais aussi lrsquoANNEXE I

149

longue histoire et ses termes ont subi de multiples modifications conceptuelles en

particulier la notion de puissance (dunamis) qui par lrsquointermeacutediaire de Plotin a acquis une

acception qursquoelle nrsquoavait pas chez Aristote alors qursquoelle prend le pas sur lrsquoacte ou

lrsquoactiviteacute au principe de toutes choses dans les Enneacuteades Chez Proclus dans le cadre de la

triade substance ndash puissance ndash activiteacute la dunamis deacutecrit plutocirct comme lrsquoeacutetymologie du

terme franccedilais nous lrsquoindique le dynamisme crsquoest-agrave-dire le mouvement la procession qui

rattache les deux termes extrecircmes de la triade la substance (ou lrsquoecirctre) et lrsquoactiviteacute

Lrsquointelligible est substance en soi lrsquointellect est seulement activiteacute alors que lrsquointellection

est le terme intermeacutediaire associeacute agrave la notion de vie qui procegravede du premier au second et

convertit ce dernier vers son principe On comprend donc pourquoi la triade substance ndash

puissance ndash activiteacute se superpose agrave la triade ecirctre ndash vie ndash penseacutee en tant que la puissance a le

caractegravere geacuteneacuterateur de la vie et que lrsquoactiviteacute de lrsquointellect est essentiellement penseacutee lrsquoecirctre

et la substance eacutetant des termes interchangeables

Il est difficile drsquoidentifier une proposition en particulier des Eacuteleacutements de theacuteologie

qui offrirait un exposeacute clair et satisfaisant de la structure et des fondements de la triade

substance ndash puissance ndash activiteacute Dans la section intituleacutee laquo I Of the Relation of Causes to

their Effects and of Potency raquo et deacutefinie par E R Dodds286 qui comprend les propositions

75 agrave 86 on trouve les deacuteveloppements les plus importants de ce traiteacute agrave propos du concept

de puissance (dunamis) notamment aux propositions 77 agrave 86 (agrave lrsquoexception des

propositions 82 et 83 qui concernent plutocirct la conversion) Proclus y reprend plusieurs

principes doctrinaux de la Meacutetaphysique drsquoAristote En tant qursquoelle srsquoapplique aux reacutealiteacutes

qui ont leur activiteacute dans le temps par exemple lrsquoacircme la theacuteorie aristoteacutelicienne de lrsquoacte et

de la puissance convient tout agrave fait pour conceptualiser les rapports de causaliteacute entre

diffeacuterentes substances Nous pouvons donner lrsquoexemple de la puissance sensitive qui

appartient agrave la substance qursquoest lrsquoacircme humaine et qui entre en activiteacute lorsqursquoelle est

stimuleacutee par un objet sensible Dans ce cas la puissance est imparfaite elle est meneacutee agrave sa

perfection dans lrsquoactiviteacute par un objet qui lui est exteacuterieur Cependant dans le cas des

principes eacuteternels la puissance qui leur est attribueacutee ne peut ecirctre que parfaite la diviniteacute

286 E R Dodds dans Proclus Elements of Theology p 71 (les propositions 75 agrave 86 couvrent les p71 agrave 81)

Remarquons que la proposition 86 aurait peut-ecirctre davantage sa place dans la section suivante du traiteacute que

lrsquoeacutediteur intitule laquo J Of Being Limit and Infinitude raquo

150

de par lrsquoeacuteterniteacute de son ecirctre mais aussi de ses activiteacutes ne peut ecirctre actualiseacutee sa puissance

eacutetant eacuteternellement telle qursquoelle est La proposition 78 agrave la suite la proposition 77 ndash qui est

construite agrave partir des notions deacutefinies par Aristote au livre Θ de la Meacutetaphysique ndash effectue

la distinction entre une puissance parfaite agrave partir de laquelle on peut concevoir le terme

central de toute triade associeacutee agrave la procession divine et la puissance imparfaite qui ne

saurait ecirctre attribueacutee agrave la diviniteacute mais est reacuteserveacutee aux ecirctres naturels ou aux entiteacutes dont

lrsquoactiviteacute est engageacutee dans le Devenir par exemple les acircmes particuliegraveres

Prop 78 Toute puissance est parfaite ou imparfaite

La puissance qui confegravere lrsquoactualiteacute est parfaite car elle rend les autres

parfaits par ses propres eacutenergies et ce qui est capable de parfaire les autres

possegravede soi-mecircme un meilleur mode de perfection Au contraire la puissance

qui a besoin drsquoun acte distinct drsquoelle-mecircme qui lui preacuteexiste et auquel elle

correspond en tant que puissance est imparfaite Car elle requiert alors pour

devenir parfaite la perfection drsquoun autre ecirctre agrave laquelle elle participe Par elle-

mecircme donc une telle puissance est imparfaite En sorte que la puissance de

lrsquoecirctre en acte est parfaite parce qursquoelle est grosse drsquoactualiteacute tandis que celle de

lrsquoecirctre en puissance est imparfaite parce qursquoelle tient de lrsquoecirctre en acte sa

perfection287

La puissance qui lie lrsquoIntelligible agrave lrsquoIntellect dans le contexte de six acceptions de

lrsquointellection dans le Commentaire sur le Timeacutee ne doit donc pas ecirctre conccedilue comme une

potentialiteacute actualisable et donc imparfaite mais bien comme le principe parfait drsquoune

activiteacute dont elle est au principe en tant que cette puissance procegravede de la cause

lrsquoIntelligible vers laquelle se convertit lrsquoeffet qui lui est le terme dernier de la procession

proclienne agrave savoir lrsquoIntellect divin288

Drsquoune part la triade substance ndash puissance ndash activiteacute srsquoapplique aux ecirctres qui ont

leur activiteacute dans le temps les acircmes et les corps et reprend chez Proclus les principes de la

doctrine aristoteacutelicienne de lrsquoacte et de la puissance drsquoautre part elle permet drsquoillustrer la

287 Proclus Eacuteleacutements de theacuteologie prop 78 (trad J Trouillard) laquo Πᾶσα δύναμις ἢ τελεία ἐστὶν ἢ ἀτελής

ἡ μὲν γὰρ τῆς ἐνεργείας οἰστικὴ τελεία δύναμιςmiddot καὶ γὰρ ἄλλα ποιεῖ τέλεια διὰ τῶν ἑαυτῆς ἐνεργειῶν τὸ δὲ

τελειωτικὸν ἄλλων μειζόνως αὐτὸ τελειότερον ἡ δὲ ἄλλου του δεομένη τοῦ κατrsquo ἐνέργειαν προϋπάρχοντος

καθrsquo ἣν δυνάμει τι ἔστιν ἀτελήςmiddot δεῖται γὰρ τοῦ τελείου ἐν ἄλλῳ ὄντος ἵνα μετασχοῦσα ἐκείνου τελεία

γένηταιmiddot καθrsquo αὑτὴν ἄρα ἀτελής ἐστιν ἡ τοιαύτη δύναμις ὥστε τελεία μὲν ἡ τοῦ κατrsquo ἐνέργειαν δύναμις

ἐνεργείας οὖσα γόνιμοςmiddot ἀτελὴς δὲ ἡ τοῦ δυνάμει παρrsquo ἐκείνου κτωμένη τὸ τέλειον raquo 288 Au sujet des diffeacuterents sens pris par la notion de puissance dans la penseacutee de Proclus voir C Steel

laquo Puissance active et puissance reacuteceptive chez Proclus raquo dans Dunamis nel neoplatonismo Atti del II

Colloquio Internazionale del Centro di Ricerca sul Neoplatonismo (Universitagrave degli Studi di Catania 6-8

octobre 1994) eacutediteacute par F Romano et R L Cardullo Florence La Nuova Italia Editrice 1996 p 121-137

151

continuiteacute dans la procession du divin alors que toute notion drsquoimperfection est eacutevacueacutee de

la notion de puissance celle-ci srsquoidentifiant agrave la notion vie dans la triade agrave laquelle elle

srsquoapparente agrave savoir la triade ecirctre ndash vie ndash penseacutee qui degraves Plotin se preacutesente comme une des

plus importantes structures de la meacutetaphysique neacuteoplatonicienne

115 La triade ecirctre ndash vie ndash penseacutee

La triade ecirctre ndash vie ndash penseacutee srsquoapplique aux diffeacuterentes acceptions de lrsquointellection

notamment celles qui concernent le divin dans le Commentaire de Proclus sur le Timeacutee

Nos exposeacutes sur la penseacutee de Plotin notamment sur la connaissance de soi et lrsquoIntellect

divin apporteront un eacuteclairage suppleacutementaire sur la nature de cette triade dans la tradition

neacuteoplatonicienne Les travaux de Pierre Hadot289 ont permis de mieux faire comprendre

lrsquoimportance de cette structure triadique dans la penseacutee plotinienne heacuteritiegravere des

speacuteculations au sujet de lrsquoecirctre de la vie et de la penseacutee dans les Dialogues platoniciens et

annonciatrice des efforts de systeacutematisation dans le neacuteoplatonisme posteacuterieur notamment

chez Proclus et Damascius

Chez Proclus lrsquoapplication de cette triade au monde intelligible a pour effet de

multiplier les divisions drsquoainsi rendre manifeste la multipliciteacute des principes sans toutefois

porter atteinte agrave leur uniteacute La proposition 103 des Eacuteleacutements de theacuteologie qui eacutenonce un des

principes les plus geacuteneacuteraux mais aussi un des plus importants de la meacutetaphysique

proclienne tout est en tout mais en chacun sous son mode propre est drsquoabord appliqueacute agrave

cette triade ecirctre ndash vie ndash penseacutee qui peacutenegravetre toutes choses des premiers principes aux plus

humbles manifestations du divin dans le monde naturel290

Prop 103 Tout est en tout mais en chacun sous son mode propre Dans lrsquoecirctre

en effet se trouvent la vie et lrsquoesprit dans la vie lrsquoecirctre et la penseacutee dans lrsquoesprit

lrsquoecirctre et la vie Mais dans un cas sous le mode noeacutetique dans un autre sous le

mode vital dans un autre enfin selon le mode de lrsquoecirctre

Puisque chaque ordre peut exister ou bien dans sa cause ou bien dans sa

propre subsistence ou bien dans une participation puisque dans le premier

289 P Hadot laquo Ecirctre vie penseacutee chez Plotin et avant Plotin raquo dans Les sources de Plotin Genegraveve Fondation

Hardt 1960 p 107-141 repris dans Plotin Porphyre Eacutetudes neacuteoplatoniciennes Paris Les Belles Lettres

1999 p 127-181 290 Ce que manifeste deacutejagrave sans le mecircme degreacute de systeacutematiciteacute le Traiteacute III 8 (30) de Plotin ougrave lrsquoon apprend

que tout contemple autrement dit que tout pense sous un mode qui lui est propre

152

ordre les autres existent comme dans leur cause puisque dans lrsquoordre meacutedian le

premier existe par participation et le troisiegraveme comme dans sa cause puisque

enfin dans le troisiegraveme ordre les deux preacuteceacutedents existent par participation on

dira que dans lrsquoecirctre vie et esprit sont preacutecontenus Mais chaque ordre eacutetant

caracteacuteriseacute par sa propre subsistence et non par ce qursquoil cause puisqursquoil cause

autre que soi ni par ce dont il participe puisqursquoil tient drsquoun autre ses

participations crsquoest le mode de lrsquoecirctre que la vie et la penseacutee existent dans lrsquoecirctre

comme vie substantielle et comme esprit substantiel On ajoutera que dans la

vie lrsquoecirctre existe par participation et la penseacutee comme dans sa cause mais que

ces deux derniers y revecirctent le mode vital puisque telle est la maniegravere de

subsister dans cet ordre Enfin dans lrsquoesprit la vie et la substantialiteacute existent

par participation et chacune drsquoelles noeacutetiquement Car lrsquoecirctre de lrsquoesprit est

cognitif et sa vie est connaissance291

Appliqueacute agrave la triade de lrsquointellection divine ce principe montre la coheacutesion la continuiteacute et

lrsquointerpeacuteneacutetration de chacune des formes de la noecircsis divine Lrsquointelligible preacutecontient

lrsquointellection et lrsquointellect sous le mode qui lui ecirctre propre selon le mode de lrsquoecirctre

lrsquointellection possegravede sous le mode vital lrsquointelligible auquel elle participe et preacutecontient

lrsquointellect dont elle est la cause et lrsquointellect contient en lui sous le mode propre de la

penseacutee lrsquointelligible et lrsquointellection auxquels il participe292 La proposition 103 srsquoinscrit

aussi dans la continuiteacute de la proposition 35 les relations entre les termes de la triade ecirctre ndash

vie ndash penseacutee pouvant ecirctre compris agrave partir du schegraveme de la procession exposeacute par la triade

manence ndash procession ndash conversion En effet la penseacutee en tant qursquoeffet demeure dans sa

cause lrsquoecirctre procegravede drsquoelle sous un mode vital et se convertit vers elle de par son activiteacute

(qui est aussi sa nature) agrave savoir la penseacutee

Proclus se sert ainsi de la structure triadique ecirctre ndash vie ndash penseacutee pour montrer la

multipliciteacute dans lrsquouniteacute de lrsquointellection divine ce qursquoil fera eacutegalement au moyen de la

291 Proclus Eacuteleacutements de theacuteologie prop 103 (trad J Trouillard) laquo Πάντα ἐν πᾶσιν οἰκείως δὲ ἐν ἑκάστῳmiddot

καὶ γὰρ ἐν τῷ ὄντι καὶ ἡ ζωὴ καὶ ὁ νοῦς καὶ ἐν τῇ ζωῇ τὸ εἶναι καὶ τὸ νοεῖν καὶ ἐν τῷ νῷ τὸ εἶναι καὶ τὸ ζῆν

ἀλλrsquo ὅπου μὲν νοερῶς ὅπου δὲ ζωτικῶς ὅπου δὲ ὄντως ὄντα πάντα

ἐπεὶ γὰρ ἕκαστον ἢ κατrsquo αἰτίαν ἔστιν ἢ καθrsquo ὕπαρξιν ἢ κατὰ μέθεξιν ἔν τε τῷ πρώτῳ τὰ λοιπὰ κατrsquo αἰτίαν

ἔστι καὶ ἐν τῷ μέσῳ τὸ μὲν πρῶτον κατὰ μέθεξιν τὸ δὲ τρίτον κατrsquo αἰτίαν καὶ ἐν τῷ τρίτῳ τὰ πρὸ αὐτοῦ κατὰ

μέθεξιν καὶ ἐν τῷ ὄντι ἄρα ζωὴ προείληπται καὶ νοῦς ἑκάστου δὲ κατὰ τὴν ὕπαρξιν χαρακτηριζομένου καὶ

οὔτε κατὰ τὴν αἰτίαν (ἄλλων γάρ ἐστιν αἴτιον) οὔτε κατὰ τὴν μέθεξιν (ἀλλαχόθεν γὰρ ἔχει τοῦτο οὗ

μετείληφεν) ὄντως ἐστὶν ἐκεῖ καὶ τὸ ζῆν καὶ τὸ νοεῖν ζωὴ οὐσιώδης καὶ νοῦς οὐσιώδηςmiddot καὶ ἐν τῇ ζωῇ κατὰ

μέθεξιν μὲν τὸ εἶναι κατrsquoαἰτίαν δὲ τὸ νοεῖν ἀλλὰ ζωτικῶς ἑκάτερον (κατὰ τοῦτο γὰρ ἡ ὕπαρξις)middot καὶ ἐν τῷ

νῷ καὶ ἡ ζωὴ καὶ ἡ οὐσία κατὰ μέθεξιν καὶ νοερῶς ἑκάτερον (καὶ γὰρ τὸ εἶναι τοῦ νοῦ γνωστικὸν καὶ ἡ ζωὴ

γνῶσις) raquo 292 Les termes de la triade ecirctre ndash avoir ndash voir permettront de deacutecrire de maniegravere encore plus preacutecise les

diffeacuterents rapports de causaliteacute et de participation entre les termes de la triade intelligible ndash intellection ndash

intellect

153

triade ecirctre ndash avoir ndash voir qursquoil nrsquoappliquera pas qursquoagrave sa seule analyse des formes divines de

la noecircsis mais qursquoil eacutetendra jusqursquoaux types drsquointellection qui appartiennent aux reacutealiteacutes

infeacuterieures celles des acircmes supeacuterieures et particuliegraveres couvrant ainsi la totaliteacute des six

acceptions de la noecircsis agrave partir drsquoune laquo translation raquo de cette triade de lrsquointelligible divin agrave

lrsquoimagination humaine

116 La triade ecirctre ndash avoir ndash voir

La derniegravere triade sur laquelle nous ferons porter notre analyse nrsquoapparaicirct pas

explicitement dans lrsquoeacutenonceacute des trois premiegraveres acceptions de la noecircsis mais agrave la suite de la

preacutesentation des six degreacutes de lrsquointellection alors qursquoelle ordonne selon une deacutegradation de

la puissance intellective non seulement les intellections divines mais eacutegalement les

intellections humaines Revenons sur la derniegravere partie de ce passage dont nous avons

traiteacute en introduction de la premiegravere section de notre eacutetude293 cette fois en portant attention

agrave la triade ecirctre ndash avoir ndash voir ou est ndash possegravede ndash voit qui y apparaicirct

Puisqursquoen effet tout sujet connaissant ou bien est lrsquoobjet connu lui-mecircme ou

voit cet objet ou le possegravede ndash lrsquointellect est lrsquoobjet intelligible la sensation voit

le sensible la penseacutee possegravede en elle le penseacute ndash et puisque nous ne pouvons par

nature devenir lrsquointelligible lui-mecircme mais le connaissons gracircce agrave la faculteacute

qui est en nous conjugueacutee agrave lrsquoobjet crsquoest de cette faculteacute donc que nous avons

besoin et par elle la nature de lrsquoecirctre nous devient familiegravere294

La traduction de Festugiegravere met en relief les eacuteleacutements de cette triade en utilisant le caractegravere

italique conserveacute dans notre citation pour les termes est voit et possegravede les deux derniers

termes de la triade voit et possegravede eacutetant ici inverseacutes La triade se preacutesente normalement

ainsi est possegravede voit ou agrave lrsquoinfinitif ecirctre avoir voir Pourquoi Proclus inverse-t-il ces

deux derniers eacuteleacutements dans ce passage Drsquoapregraves notre analyse des faculteacutes cognitives de

lrsquoacircme dans lrsquoIn Timaeum il nous semble que ce soit pour mieux distinguer le moyen terme

entre lrsquointellection et la sensation agrave savoir la penseacutee (dianoia) qui prise dans son acception

large correspond au logos agrave lrsquoessence de lrsquoacircme humaine Nous ne croyons donc pas qursquoil

293 Voir SECTION I au sujet des modes de connaissance dans la tradition platonico-aristoteacutelicienne 294 Proclus In Timaeum I 242 27-243 1 (trad A J Festugiegravere) laquo ἐπεὶ γὰρ πᾶν τὸ γνωστικὸν ἢ αὐτό ἐστι τὸ

γνωστὸν ἢ ὁρᾷ ἢ ἔχει τὸ γνωστόν ndash νοῦς μὲν γάρ ἐστι τὸ νοητόν αἴσθησις δὲ ὁρᾷ τὸ αἰσθητόν διάνοια δὲ

ἔχει ἐν ἑαυτῇ τὸ διανοητόν ndash ἡμεῖς δὲ αὐτὸ γενέσθαι τὸ νοητὸν οὐ πεφύκαμεν γιγνώσκομεν δὲ αὐτὸ διὰ τῆς

ἐν ἡμῖν συζύγου πρὸς αὐτὸ δυνάμεως ταύτης οὖν δεῖ καὶ διὰ ταύτης γνώριμος ἡμῖν ἡ τοῦ ὄντος φύσις raquo

154

soit question de la dianoia en un sens technique et restreint telle que nous lrsquoavons deacutefinie

dans la premiegravere section de notre eacutetude Bien que cet extrait ne concerne directement les

acceptions de lrsquointellection divine il permet drsquoillustrer lrsquoutiliteacute de la triade ecirctre ndash avoir ndash

voir pour conceptualiser les rapports entre les diffeacuterentes formes de connaissance et la

deacutegradation progressive de celles-ci dans ce cas-ci de lrsquointellection agrave la sensation en

passant par la penseacutee rationnelle

Le plus important passage qui preacutesente cette structure triadique ecirctre ndash avoir ndash voir

apparaicirct apregraves lrsquoeacutenumeacuteration et la deacutefinition de chacune des acceptions de lrsquointellection

non seulement divine mais aussi humaine dans le Commentaire sur le Timeacutee Agrave lrsquoaide des

eacuteleacutements de cette triade ndash est possegravede et voit dans la traduction citeacutee et pour laquelle nous

conservons encore ici le caractegravere italique ndash Proclus reprend les six formes drsquointellection

comme Festugiegravere lrsquoa clairement identifieacute

Mais (1) tantocirct lrsquointellection est lrsquoobjet connu lui-mecircme (2) tantocirct elle est

intellection elle possegravede lrsquoIntelligible (3) tantocirct elle est intellect elle possegravede

lrsquointellection elle voit lrsquoIntelligible sous un mode universel (4) tantocirct elle est

lrsquoobjet connu sous un mode partiel mais elle voit aussi les Touts par lrsquointellect

partiel (5) tantocirct elle voit les Touts mais elle ne les voit agrave un seul et mecircme

instant que par fragments et non tout agrave la fois (6) tantocirct cette vue

srsquoaccompagne drsquoun pacirctir295

Ce passage illustre clairement la distance de plus en plus grande prise par les formes

infeacuterieures drsquointellection par rapport agrave lrsquoobjet ultime de toute connaissance intellective agrave

savoir lrsquointelligible On peut constater que la triade srsquoapplique tregraves clairement aux trois

premiegraveres acceptions un nouveau terme srsquoajoutant agrave chaque nouvelle forme de

lrsquointellection est est et possegravede puis est possegravede et voit Cependant les trois derniegraveres

acceptions deacutelaissent les termes ecirctre et avoir (ou posseacuteder) seul lrsquointellect particulier est

encore lrsquoobjet connu agrave savoir lrsquointelligible sous le mode intellectif partiel alors que la

penseacutee rationnelle et lrsquoimagination ne font que voir ces mecircmes objets intelligibles cette

derniegravere ne pouvant mecircme plus ecirctre deacutefinie comme une vue proprement intellective de ces

objets puisque sa connaissance laquo srsquoaccompagne drsquoun pacirctir raquo

295 Ibid I 244 25-30 (trad A J Festugiegravere) laquo ἀλλrsquo ὅπου μέν ἐστιν αὐτὸ τὸ γνωστὸν ἡ νόησιςmiddot ὅπου δὲ ἔστι

μὲν τὸ δεύτερον ἔχει δὲ τὸ πρῶτονmiddot ὅπου δὲ ἔστι μὲν τὸ τρίτον ἔχει δὲ τὸ δεύτερον ὁρᾷ δὲ τὸ πρῶτον

ὁλικῶςmiddot ὅπου δὲ ἔστι μὲν τὸ γνωστὸν μερικῶς ὁρᾷ δὲ καὶ τὰ ὅλα διὰ τοῦ μερικοῦmiddot ὅπου δὲ ὁρᾷ μὲν τὰ ὅλα

ἀλλὰ μερικῶς ἅμα καὶ οὐκ ἀθρόωςmiddot ὅπου δὲ καὶ μετὰ πάθους ἡ ὅρασις raquo

155

Avant de conclure la preacutesentation de cette triade qui se distingue des autres et qui

nrsquoapparaicirct pas explicitement dans un ouvrage systeacutematique de Proclus comme les Eacuteleacutements

de theacuteologie nous pouvons nous poser la question de son origine Est-ce un schegraveme

conceptuel eacutelaboreacute par Proclus ou par son maicirctre Syrianus Sa creacuteation est-elle attribuable

agrave un neacuteoplatonicien anteacuterieur Bien qursquoaucun nom ne soit mentionneacute dans lrsquoexeacutegegravese des

lignes 28a1-4 du Timeacutee plus loin dans le Commentaire cette triade est ouvertement

associeacutee au nom drsquoAmeacutelius disciple de Plotin au cocircteacute de Porphyre appliqueacute agrave sa doctrine

du Deacutemiurge ou devrions-nous dire des deacutemiurges Ici encore nous conservons le

caractegravere italique pour identifier les termes de la triade en reproduisant la traduction de

Festugiegravere

Ameacutelius imagine le Deacutemiurge comme triple et dit qursquoil y a trois Intellects trois

Rois celui qui est celui qui a celui qui voit Ces trois sont diffeacuterents le

Premier Intellect est reacuteellement ce qursquoil est le Second est lrsquoIntelligible qui est

en lui mais il a lrsquoIntelligible qui le preacutecegravede et de toute faccedilon participe

seulement agrave celui-ci drsquoougrave vient aussi qursquoil est second le Troisiegraveme est lui aussi

lrsquoIntelligible qui est en lui ndash car tout intellect est identique agrave lrsquointelligible qui

fait couple avec lui ndash mais il a lrsquoIntelligible qui est dans le Second et il voit

seulement le premier Intelligible car plus on srsquoeacuteloigne plus est faible la

possession296 Ces trois Intellects donc ces trois Deacutemiurges Ameacutelius assume

que ce sont aussi les trois Rois297 dont parle Platon et les trois drsquoOrpheacutee

Phanegraves Ouranos et Kronos et celui qui agrave ses yeux est le plus Deacutemiurge est

Phanegraves298

Lrsquoexeacutegegravese de la Lettre II et de ses trois Rois auxquels les auteurs neacuteoplatoniciens ont

identifieacute diffeacuterents principes intelligibles a connu une histoire riche et longue dans la

tradition platonicienne En introduction au livre II de la Theacuteologie platonicienne H D

Saffrey et L G Westerink retracent les principaux moments de celle-ci et font entre autres

296 Tout comme la puissance de lrsquointellection se deacutegrade agrave mesure qursquoelle srsquoeacuteloigne de lrsquointelligible premier 297 A J Festugiegravere (Commentaire sur le Timeacutee livre II p 161 n 1) a bien compris que la reacutefeacuterence eacutetait au

texte des Lettres II 312 e1-4 de Platon et non au Timeacutee 40e sqq comme lrsquoindique lrsquoeacutediteur Diehl 298 Proclus In Timaeum I 306 1-14 (trad A J Festugiegravere) laquo Ἀ μ έ λ ι ο ς δὲ τριττὸν ποιεῖ τὸν δημιουργὸν

καὶ τρεῖς νοῦς βασιλέας τρεῖς τὸν ὄντα τὸν ἔχοντα τὸν ὁρῶντα διαφέρουσι δὲ οὗτοι διότι ὁ μὲν πρῶτος

νοῦς ὄντως ἐστὶν ὅ ἐστιν ὁ δὲ δεύτερος ἔστι μὲν τὸ ἐν αὐτῷ νοητόν ἔχει δὲ τὸ πρὸ αὐτοῦ καὶ μετέχει

πάντως ἐκείνου καὶ διὰ τοῦτο δεύτερος ὁ δὲ τρίτος ἔστι μὲν τὸ ἐν αὐτῷ καὶ οὗτοςmiddot πᾶς γὰρ νοῦς τῷ

συζυγοῦντι νοητῷ ὁ αὐτός ἐστινmiddot ἔχει δὲ τὸ ἐν τῷ δευτέρῳ καὶ ὁρᾷ τὸ πρῶτονmiddot ὅσῳ γὰρ πλείων ἡ ἀπόστασις

τοσούτῳ τὸ ἔχειν ἀμυδρότερον τούτους οὖν τοὺς τρεῖς νόας καὶ δημιουργοὺς ὑποτίθεται καὶ τοὺς παρὰ τῷ

Π λ ά τ ω ν ι τρεῖς βασιλέας καὶ τοὺς παρrsquo Ὀ ρ φ ε ῖ τρεῖς Φάνητα καὶ Οὐρανὸν καὶ Κρόνον καὶ ὁ μάλιστα

παρrsquo αὐτῷ δημιουργὸς ὁ Φάνης ἐστίν raquo

156

porter leurs analyses sur les fragments et teacutemoignages drsquoAmeacutelius299 La triade ecirctre ndash avoir ndash

voir qui est associeacutee agrave ces trois Rois proviendrait drsquoun rapprochement effectueacute par le

disciple de Plotin entre une phrase du Timeacutee (39e8-9) ougrave apparaissent ces expressions et le

contenu theacuteologique que lrsquoon a trouveacute dans la Lettre II Dans son Commentaire Proclus est

cateacutegorique crsquoest sur de ce passage du Timeacutee qursquoAmeacutelius extrait sa triade pour ensuite la

projeter sur lrsquoimage des trois Rois de la Lettre II et y fonder sa doctrine deacutemiurgique en se

reacuteclamant du mecircme coup de lrsquoautoriteacute textuelle de Platon

Crsquoest principalement sur ce passage qursquoAmeacutelius fonde sa triade des Intellects

deacutemiurgiques Il deacutenomme le premier laquo celui qui est raquo agrave partir de lrsquoexpression

laquo le Vivant qui est raquo le second laquo celui qui a raquo agrave partir de lrsquoexpression laquo incluses

dans raquo ndash car ce second Intellect nrsquoest pas ce sont les Formes qui sont en lui ndash

le troisiegraveme laquo celui qui voit raquo agrave partir de lrsquoexpression laquo voit raquo cela bien que

Platon ait dit que les Formes sont dans laquo ce qui est le Vivant raquo et qursquoil ne fasse

pas de distinction entre le Vivant-en-soi et le sujet dans lequel sont les Formes

des vivants en sorte que laquo celui qui est raquo nrsquoest pas diffeacuterent de laquo celui qui a raquo

srsquoil est vrai que lrsquoun est laquo ce qui est le Vivant raquo lrsquoautre le sujet dans lequel sont

les Formes300

Si la lecture de cet extrait agrave la lumiegravere des analyses de Saffrey et Westerink au sujet des

sources de la triade ecirctre ndash avoir ndash voir dans la lecture compareacutee de la Lettre II et du Timeacutee

nous permet de comprendre la pertinence des rapports deacutecrits par cette triade entre trois

niveaux du divin une question demeure toutefois pourquoi Proclus reprend-il cette triade

drsquoAmeacutelius qursquoil critique pourtant pour lrsquoapplication theacuteologique qursquoil en a faite afin de

caracteacuteriser non seulement les trois acceptions divines de lrsquointellection mais aussi les

formes humaines de la noecircsis Notre hypothegravese est que Proclus a reconnu la pertinence et

la force speacuteculative de cette triade drsquoabord associeacutee par Ameacutelius ndash selon une interpreacutetation

jugeacutee inadeacutequate de lrsquoesprit et de la lettre des lignes 39e8-9 du Timeacutee ndash aux figures

intelligibles et deacutemiurgiques pour deacutecrire la deacutegradation progressive et complegravete de

lrsquointellection de son principe dans lrsquointelligible divin agrave sa derniegravere manifestation dans

299 H D Saffrey et L G Westerink laquo Introduction 2 Histoire des exeacutegegraveses de la Lettre II de Platon dans la

tradition platonicienne raquo dans Theacuteologie platonicienne II p XX-LIX (en particulier p LII-LIII pour Ameacutelius) 300 Proclus In Timaeum III 103 18-28 (trad A J Festugiegravere) laquo Ἀ μ έ λ ι ο ς μὲν οὖν τὴν τριάδα τῶν

δημιουργικῶν νόων ἀπὸ τούτων μάλιστα συνίστησι τῶν ῥημάτων τὸν μὲν πρῶτον lsquoὄνταrsquo καλῶν ἀπὸ τοῦ ὅ

ἐ σ τ ι ζ ῷ ο ν τὸν δὲ δεύτερον lsquoἔχονταrsquo ἀπὸ τοῦ ἐ ν ο ύ σ α ς (οὐ γὰρ ἔστιν ὁ δεύτερος ἀλλrsquo εἴσεισιν ἐν

αὐτῷ)τὸν δὲ τρίτον lsquoὁρῶνταrsquo ἀπὸ τοῦ κ α θ ο ρ ᾶ ν καίτοι τοῦ Πλάτωνος ἐν τῷ ὅ ἐ σ τ ι ζ ῷ ο ν εἶναι τὰς

ἰδέας εἰπόντος καὶ οὐκ ἄλλο μὲν εἶναι τὸ αὐτοζῷον ἄλλο δὲ τὸ ἐν ᾧ ἔνεισιν αἱ ἰδέαι τῶν ζῴων ὥστε οὐκ

ἄλλος ἐστὶν ὁ ὢν τοῦ ἔχοντος εἴπερ ὃ μέν ἐστι τὸ ὅ ἐ σ τ ι ζ ῷ ο ν ὃ δὲ ἐν ᾧ ἔνεισιν αἱ ἰδέαι raquo

157

lrsquoimagination humaine Lrsquoingeacuteniositeacute exeacutegeacutetique drsquoun devancier mecircme si elle produit une

interpreacutetation fautive drsquoune doctrine platonicienne peut toujours ecirctre reacutecupeacutereacutee dans un

autre cadre meacutetaphysique ce que Proclus se prive rarement de faire

117 Remarques conclusives sur le rocircle des triades dans la meacutetaphysique proclienne

Agrave lrsquoaide des analyses que nous avons fournies de diffeacuterents passages du Commentaire

sur le Timeacutee des Eacuteleacutements de theacuteologie et de la Theacuteologie platonicienne nous avons pu

constater lrsquoimportance de la structure triadique dans la penseacutee meacutetaphysique de Proclus et

plus particuliegraverement dans sa conception de la nature des diffeacuterentes formes de

lrsquointellection et des rapports deacutefinis par la triade manence ndash procession ndash conversion que

lrsquoon peut eacutetablir entre elles Nous avons anticipeacute plusieurs deacuteveloppements que lrsquoanalyse

des deacutefinitions fournies pour chacune des trois acceptions de la noecircsis divine nous

demanderait de faire Nous nous limiterons donc agrave preacutesenter ces passages en gardant agrave

lrsquoesprit nos exposeacutes et les analyses conceptuelles qursquoils contiennent au sujet des

diffeacuterentes triades qui structurent la procession de lrsquointellection divine de lrsquointelligible agrave

lrsquointellect

Reppelons que notre traitement des trois acceptions de lrsquointellection divine se fera

dans lrsquoordre inverse de la procession crsquoest-agrave-dire selon le mouvement de conversion qui agrave

partir de lrsquointellection de lrsquointellect divin nous megravenera jusqursquoagrave la noecircsis qui srsquoidentifie agrave la

substance de lrsquointelligible divin Nous traiterons briegravevement des sources platonico-

aristoteacutelicienne de cette doctrine proclienne non seulement dans la suite de cette sous-

section en ce qui concerne principalement la nature de lrsquointellect divin mais aussi dans

notre eacutetude de la connaissance de soi et de lrsquoIntellect laquo hypostase raquo dans la penseacutee

neacuteoplatonicienne principalement dans lrsquoœuvre de Plotin

12 Lrsquointellection de lrsquointellect divin

121 Uniteacute et multipliciteacute de la notion drsquointellect divin

Quand Proclus emploie lrsquoexpression intellect divin renvoie-t-il agrave une reacutealiteacute unique

ou agrave une multipliciteacute drsquoentiteacutes intellectives et divines Une analyse non exhaustive des

diffeacuterentes occurrences de cette expression ne nous permet pas drsquoen arriver agrave un jugement

158

deacutefinitif agrave ce sujet mais nous pouvons tout de mecircme distinguer un Intellect divin unique et

principiel que lrsquoon peut identifier au Deacutemiurge du Timeacutee et une multipliciteacute drsquointellects

divins qui correspondent agrave plusieurs figures du pantheacuteon grec traiteacutees au livre V de la

Theacuteologie platonicienne Bien que nous reprenions la traduction drsquoA J Festugiegravere pour

lrsquoextrait suivant qui preacutesente la troisiegraveme acception de la noecircsis avec la majuscule

attribueacutee au terme laquo Intellect raquo nous restons prudent quant agrave lrsquointerpreacutetation de la nature de

cet intellect et eacutevitons drsquoattribuer la forme drsquointellection deacutecrite qursquoagrave la cette seule entiteacute

intellective qursquoest le Deacutemiurge ou seul Intellect qui au principe de la procession de la

multipliciteacute des intellects divins301

En troisiegraveme lieu il y a lrsquointellection conjugueacutee agrave lrsquoIntellect Divin lui-mecircme

qui est activiteacute de lrsquoIntellect gracircce agrave laquelle il se saisit de lrsquoIntelligible qui est

en lui et selon laquelle il srsquointellige lui-mecircme et perccediloit en quelle maniegravere il est

Intellect car elle est activiteacute et laquo intellection en soi raquo mais non plus

laquo Intellection intelligible raquo elle nrsquoa plus valeur de Puissance mais est

seulement activiteacute comme je lrsquoai dit et elle est laquo intellection intellective raquo302

Nous nrsquoutiliserons pas lrsquoexpression Intellect Divin au singulier puisqursquoil y a selon nous

une multipliciteacute drsquointellects divins drsquoentiteacutes qui partagent par participation aux heacutenades

cette essence intellective et divine Nous comprenons toutefois le choix du traducteur de

conserver la majuscule puisqursquoil est vrai que le plan intellectif forme une uniteacute et que les

caracteacuteristiques attribueacutees agrave la monade agrave lrsquoIntellect divin peuvent aussi lrsquoecirctre aux entiteacutes

qui en procegravedent

La question de lrsquouniteacute et de la multipliciteacute de lrsquointellect nrsquoapparaicirct bien sucircr pas avec

Proclus elle est deacutejagrave theacuteoriseacutee par Plotin qui dans de multiples traiteacutes notamment ceux que

lrsquoon retrouve dans la cinquiegraveme Enneacuteade cherche agrave montrer le caractegravere un et multiple de

lrsquohypostase303 qursquoest lrsquoIntellect Les apories au sujet de la nature de lrsquoIntellect sont deacutefinies

par ses deux principales sources Platon et Aristote le premier traitant de noeacutetique dans la

perspective du dialecticien le second du point de vue du naturaliste Nous ne nous

301 Voir Proclus Eacuteleacutements de theacuteologie prop 181 (et les propositions dont celle-ci deacutepend) comme preuve de

la multipliciteacute des intellects divins dans la meacutetaphysique proclienne 302 Proclus In Timaeum I 244 6-11 (trad A J Festugiegravere) laquo τρίτη δὲ ἡ ἐν αὐτῷ τῷ θείῳ νῷ σύ-ζυγος

νόησις ἐνέργεια οὖσα τοῦ νοῦ διrsquo ἧς τὸ ἐν αὐτῷ νοητὸν συνείληφε καὶ καθrsquo ἣν ἑαυτὸν νοεῖ καὶ ᾗ αὐτός

ἐστινmiddot ἐνέργεια γάρ ἐστι καὶ αὐτονόησις ἀλλrsquo οὐ νοητὴ νόησις οὐδὲ ὡς δύναμις ἀλλrsquo ὡς ἐνέργεια καθάπερ

εἴρηται καὶ νοερὰ νόησις raquo 303 Rappelons que le terme hypostase nrsquoest pas encore employeacute dans ce sens technique par Plotin

159

inteacuteressons pas tant aux propos mecircmes de ces deux autoriteacutes pour la penseacutee

neacuteoplatonicienne qursquoau point de vue proclien sur les divergences entre les noeacutetiques

platonicienne et aristoteacutelicienne la premiegravere devant ecirctre toujours deacutefendue contre les

critiques et les deacuteformations que lui a fait subir la seconde

122 Les doctrines de Platon et drsquoAristote sur lrsquoIntellect drsquoapregraves Proclus

Alors qursquoil traite de la relation entre lrsquoAcircme du Monde et son intellect ndash rappelons que

la cosmologie aristoteacutelicienne fait lrsquoeacuteconomie de ce principe psychique universel ndash Proclus

contraste ainsi les conceptions theacuteologiques et noeacutetiques de Platon et drsquoAristote dans son

Commentaire sur le Timeacutee

Platon donc avec un geacutenie tout agrave fait admirable pose en principe deux

Intellects lrsquoun imparticipeacute et creacuteateur lrsquoautre participeacute et non seacutepareacute ndash car ce

qui subsiste en autre chose et qui est coordonneacute aux reacutealiteacutes infeacuterieures deacutepend

des reacutealiteacutes subsistant en elles-mecircmes ndash et il accorde agrave lrsquoUnivers une double

vie lrsquoune qui lui est congeacutenitale lrsquoautre seacutepareacutee pour que le Monde soit vivant

par la vie qui est en lui doueacute drsquoacircme par lrsquoAcircme intellective et doueacute

drsquointelligence gracircce au tregraves preacutecieux Intellect lui-mecircme304

Apregraves lrsquoeacuteloge reacuteserveacute agrave la doctrine de lrsquoIntellect chez Platon vient le blacircme agrave lrsquoendroit de la

noeacutetique drsquoAristote Lrsquoessentiel de sa critique qursquoil reprend et deacuteveloppe plus loin dans lrsquoIn

Timaeum se trouve dans ces quelques lignes du premier tome de son Commentaire

Aristote lui a fait une soustraction par moitieacute dans sa propre philosophie en lui

enlevant lrsquoIntellect imparticipeacute Car pour Aristote le premier Intellect est celui

de la sphegravere des fixes De plus il retranche lrsquoAcircme intellective intermeacutediaire

entre lrsquoIntellect et le Corps animeacute du Monde et il joint directement lrsquoIntellect agrave

ce Corps doueacute de vie305

Plotin au Traiteacute V 1 [10] avait deacutejagrave formuleacute une critique semblable agrave lrsquoendroit de la

noeacutetique aristoteacutelicienne lui reprochant drsquoecirctre deacutetermineacutee par la physique une science qui

304 Ibid I 403 31-404 6 (trad A J Festugiegravere) laquo ὁ μὲν οὖν Πλάτων πάνυ δαιμονίως νοῦν τε ὑποτίθεται

διττόν τὸν μὲν ἀμέθεκτον καὶ δημιουργικόν τὸν δὲ μεθεκτὸν καὶ ἀχώριστον mdash ἀπὸ γὰρ τῶν ἐν αὐτοῖς ὄντων

τὰ ἐν ἄλλοις ὄντα καὶ συντεταγμένα τοῖς ὑφειμένοις mdash καὶ τῷ παντὶ διττὴν ἐνδίδωσι ζωήν τὴν μὲν

σύμφυτον τὴν δὲ χωριστήν ἵνα καὶ ζῷον ὁ κόσμος ᾖ διὰ τὴν ἐν αὐτῷ ζωήν καὶ ἔμψυχον διὰ τὴν νοερὰν

ψυχήν καὶ ἔννουν διrsquo αὐτὸν τὸν πολυτίμητον νοῦν raquo 305 Ibid I 404 7-11 (trad A J Festugiegravere) laquo ὁ δέ γε Ἀ ρ ι σ τ ο τ έ λ η ς ἐξ ἡμισείας τὸν μὲν ἀμέθεκτον νοῦν

ὑφεῖλεν τῆς αὑτοῦ φιλοσοφίαςmiddot ὁ γὰρ πρῶτος αὐτῷ νοῦς τῆς ἀπλανοῦς ἐστιmiddot τὴν δὲ νοερὰν ψυχὴν μέσην

οὖσαν τοῦ τε νοῦ καὶ τοῦ ἐψυχωμένου σώματος ὑποτέμνεται συνάπτει δὲ αὐτόθεν τῷ ζῶντι σώματι τὸν

νοῦν raquo

160

ne saurait avoir le mecircme degreacute drsquoexactitude que la dialectique qui seule permet de

connaicirctre adeacutequatement la nature drsquoune reacutealiteacute eacuteternelle immuable et transcendante telle

que lrsquoIntellect

Plus tard Aristote dit que ce qui est premier est laquo seacutepareacute raquo et laquo intelligible raquo

mais en disant qursquoil laquo se pense soi-mecircme raquo il revient en arriegravere et nrsquoen fait plus

le premier Et en faisant de beaucoup drsquoautres choses des intelligibles en aussi

grand nombre qursquoil y a de sphegraveres dans le ciel pour faire que chaque

intelligible meuve chaque sphegravere il parle de ce qui ressortit aux intelligibles

drsquoune autre maniegravere que Platon en avanccedilant un argument qui a la force de la

probabiliteacute et non celle de la neacutecessiteacute306

Dans le conflit opposant les deux conceptions classiques de la science de la nature celle du

Timeacutee de Platon agrave celle de la Physique drsquoAristote307 lrsquoalleacutegeance de Plotin est manifeste

Le dialogue platonicien nous apprend que la science de la nature nrsquoest qursquoun savoir

probable qui ne se fonde pas sur des principes neacutecessaires (Timeacutee 29c-d) Elle ne saurait

donc en aucune maniegravere deacuteterminer le contenu de la doctrine noeacutetique alors que lrsquoIntellect

transcendant doit ecirctre lrsquoobjet drsquoune science exacte de ce savoir dialectique qui porte sur les

reacutealiteacutes eacuteternelles et immuables

Agrave la suite de lrsquoAlexandrin ndash et peut-ecirctre inspireacute par sa lecture des Enneacuteades qursquoil a

pris le soin de commenter ndash Proclus srsquoattaque aux incoheacuterences de la noeacutetique

laquo cosmologiseacutee raquo drsquoAristote

Outre cela il me semble encore ecirctre fautif sur un autre point Car apregraves avoir

assigneacute des Intellects aux sphegraveres ceacutelestes il nrsquoa fondeacute sur aucun Intellect le

Monde pris en sa totaliteacute Or crsquoest lagrave chose tout agrave fait absurde Comment en

effet le Monde est-il un srsquoil nrsquoy a pas en lui un Intellect unique qui le domine

Quel ordre peut-il y avoir dans la pluraliteacute des Intellects ceacutelestes si cette

pluraliteacute nrsquoest pas suspendue agrave une Monade propre Comment toutes choses

sont-elles organiquement unies en vue du bon eacutetat srsquoil nrsquoexiste pas un Intellect

commun pour tous les ecirctres du Monde Or il nrsquoy en a pas puisque lrsquoIntellect

de la sphegravere des fixes nrsquoappartient qursquoagrave cette sphegravere et de mecircme lrsquoIntellect de la

306 Plotin Traiteacute V 1 [10] 9 7-12 (trad F Fronterotta) laquo Ἀριστοτέλης δὲ ὕστερον χ ω ρ ι σ τ ὸ ν μὲν τὸ

πρῶτον καὶ ν ο η τ ό ν ν ο ε ῖ ν δὲ αὐτὸ ἑ α υ τ ὸ λέγων πάλιν αὖ οὐ τὸ πρῶτον ποιεῖmiddot πολλὰ δὲ καὶ ἄλλα

νοητὰ ποιῶν καὶ τοσαῦτα ὁπόσαι ἐν οὐρανῷ σφαῖραι ἵνrsquo ἕκαστον ἑκάστην κινῇ ἄλλον τρόπον λέγει τὰ ἐν

τοῖς νοητοῖς ἢ Πλάτων τὸ εὔλογον οὐκ ἔχον ἀνάγκην τιθέμενος raquo 307 Remarquons que le traiteacute De lrsquoacircme principalement dans sa partie introductive expose sans doute mieux

les principes du naturalisme drsquoAristote que la Physique en plus de preacutesenter la plus importante critique du

Timeacutee dans le corpus aristoteacutelicien

161

sphegravere du soleil celui de la lune et pareillement pour les autres Mais jrsquoai

composeacute un eacutecrit particulier contre Aristote sur ces questions308

Ce passage se base principalement sur une exeacutegegravese du chapitre Λ 8 de la Meacutetaphysique

qui srsquoinsegravere entre deux chapitres Λ 7 et 9 qui preacutesente une noeacutetique beaucoup plus eacutepureacutee

de ses liens avec la science de la nature et surtout de la cosmologie Nous reviendrons sur

ces thegravemes noeacutetiques et theacuteologiques dans notre eacutetude subseacutequente de la connaissance de

soi chez Plotin et dans la tradition neacuteoplatonicienne Notons pour lrsquoinstant que les critiques

de Proclus envers la noeacutetique drsquoAristote sont multiples certaines ayant deacutejagrave eacuteteacute formuleacutees

par Plotin drsquoautres deacutependant directement des structures conceptuelles de sa propre

doctrine Mecircme srsquoil projette de nombreux eacuteleacutements doctrinaux propres au neacuteoplatonisme

tardif sur la noeacutetique de Platon faisant de celle-ci une science hypersophistiqueacutee qursquoelle

nrsquoest pas dans les Dialogues Proclus semble avoir bien saisi lrsquoesprit du discours platonicien

sur lrsquointellect un discours qui prend peut-ecirctre le risque de se perdre dans lrsquoabstraction ndash

jusqursquoagrave ecirctre qualifieacute de vide (kenos) par Aristote ndash mais qui eacutevite celui drsquoecirctre deacutetermineacute par

une science de la nature dont le Timeacutee a voulu montrer les limites eacutepisteacutemologiques

123 Lrsquointellection de lrsquointellect divin chez Proclus

Le Timeacutee constitue pour Proclus la source premiegravere de la doctrine de lrsquoIntellect

divin chez Platon Son exeacutegegravese du Timeacutee est avec celle de la deuxiegraveme partie du

Parmeacutenide (nous pourrions eacutegalement inclure son interpreacutetation de la Palinodie du Phegravedre)

un des fondements structurels de la science du divin dans la Theacuteologie platonicienne Les

livres III et V portent respectivement sur les dieux intelligibles et sur les dieux intellectifs

La place preacutepondeacuterante qursquooccupe lrsquoexeacutegegravese du Timeacutee dans ce traiteacute srsquoexplique par

lrsquoimportance de deux principes divins deacutefinis dans ce dialogue le Vivant-en-soi parmi les

dieux intelligibles et le Deacutemiurge parmi les dieux intellectifs

308 Proclus In Timaeum I 404 11-21 (trad A J Festugiegravere) laquo πρὸς δὲ τούτοις καὶ ἄλλο τι πλημμελεῖν

δοκεῖ μοι νοῦς γὰρ ἐπιστήσας ταῖς σφαίραις ὅλον τὸν κόσμον οὐκ ἐνίδρυσεν οὐδενὶ νῷmiddot τοῦτο δέ ἐστι

πάντων ἀτοπώτατονmiddot πῶς γάρ ἐστιν εἷς ὁ κόσμος εἰ μὴ νοῦς εἷς ἐν αὐτῷ κρατοίη τίς δὲ σύνταξις τοῦ νοεροῦ

πλήθους εἰ μὴ μονάδος οἰκείας ἐξηρτημένον εἴη πῶς δὲ πάντα συντέτακται πρὸς τὸ εὖ εἰ μὴ κοινός τις εἴη

τῶν ἐγκοσμίων ἁπάντων νοῦς ὁ γὰρ τῆς ἀπλανοῦς ἐκείνης ἐστὶ τῆς σφαίρας καὶ ὁ τῆς ἡλιακῆς καὶ ὁ τῆς

σελήνης καὶ ἐπὶ τῶν ἄλλων ὡσαύτως πρὸς μὲν οὖν Ἀριστοτέλη καὶ ἰδίᾳ περὶ τούτων γέγραπται raquo

162

Lrsquointroduction du chapitre V 17 de la Theacuteologie platonicienne offre un bon

exemple de lrsquointeacutegration de lrsquoexeacutegegravese proclienne du Timeacutee agrave la conception scientifique des

classes divines

En quatriegraveme lieu examinons comment Timeacutee nous reacutevegravele lrsquointellect

deacutemiurgique Ayant fait son raisonnement il deacutecouvrit donc que agrave partir des

choses visibles par nature ne pouvait jamais se produire un ouvrage deacutepourvu

drsquointellect qui soit plus beau que ce qui a un intellect Quel est donc ce

raisonnement et quelle est cette deacutecouverte et drsquoougrave vient-elle Ainsi donc le

raisonnement est une intellection diviseacutee qui regarde vers elle-mecircme et

recherche en elle-mecircme le bien-ecirctre Car quiconque raisonne passe drsquoune ideacutee

agrave une autre et crsquoest en se convertissant vers lui-mecircme qursquoil cherche le bien

Dans la mise en ordre du tout lrsquointellect deacutemiurge se comporte donc drsquoune

maniegravere analogue en projetant drsquoune maniegravere diviseacutee les causes des ecirctres

encosmiques lesquels preacuteexistent drsquoune maniegravere unifieacutee dans les intelligibles

En effet les ecirctres que lrsquointellect intelligible fait exister drsquoune maniegravere unifieacutee et

transcendante ces ecirctres-lagrave lrsquointellect intellectif les engendre en les distinguant

en les partageant et pour ainsi dire en les fabriquant de ses propres mains Le

raisonnement donc est une pleacutenitude de lrsquointelligence et une totale uniteacute avec

lui ce qui met aussi en eacutevidence qursquoil ne faut pas regarder le raisonnement

comme une recherche une aporie ou une errance de lrsquointellect divin mais

comme une intellection stable qui intellige les causes multiples des ecirctres Car

lrsquointellect est toujours uni agrave lrsquointelligible et rempli de ses propres intelligibles et

il est au mecircme degreacute intellect en acte et intelligible309

Proclus agrave la suite de ses devanciers (neacuteo)platoniciens doit proposer une exeacutegegravese du terme

logismos qui soit en accord avec lrsquoidentification du Deacutemiurge agrave un intellect et donc une

reacutealiteacute eacuteternelle Le logismos agrave savoir le raisonnement eacutetant associeacute agrave lrsquoactiviteacute discursive

de lrsquoacircme il lui fallait proposer une interpreacutetation imageacutee de ce terme pour rendre compte de

lrsquointellection propre au Deacutemiurge Cet extrait de la Theacuteologie platonicienne rappelle non

seulement que le terme logismos nrsquoest qursquoune image servant agrave illustrer la multipliciteacute

309 Proclus Theacuteologie platonicienne V 17 62 4-24 (trad H D Saffrey et L G Westerink) laquo Τέταρτον

τοίνυν τὸν νοῦν τὸν δημιουργικὸν ὅπως ἡμῖν ἐκφαίνει θεασώμεθα Λ ο γ ι σ ά μ ε ν ο ς ο ὖ ν η ὕ ρ ι σ κ ε ν

ἐ κ τ ῶ ν κ α τ ὰ φ ύ σ ι ν ὁ ρ α τ ῶ ν μ η δ ὲ ν ἀ ν ό η τ ο ν τ ο ῦ ν ο ῦ ν ἔ χ ο ν τ ο ς κ ά λ λ ι ο ν ἄ ν π ο τ ε

γ ε ν έ σ θ α ι ἔ ρ γ ο ν Τίς οὖν ὁ λογισμὸς οὗτος καὶ τίς ἡ εὕρεσις καὶ πόθεν Οὐκοῦν ὁ μὲν λογισμὸς νόησίς

ἐστι διῃρημένη καὶ πρὸς ἑαυτὴν βλέπουσα καὶ ἐν ἑαυτῇ ζητοῦσα τὸ εὖ Πᾶς γὰρ ὁ λογιζόμενος ἀπrsquo ἄλλου

πρὸς ἄλλο μεθίσταται καὶ εἰς αὑτὸνἐπιστρεφόμενος ζητεῖ τὸ ἀγαθόν Ταῦτrsquo οὖν ἀνάλογον καὶ ὁ δημιουργὸς

νοῦς ἐν τῇ διακοσμήσει τοῦ παντὸς ἔχει διῃρημένας αἰτίας προβάλλων τῶν ἐγκοσμίων ἡνωμένως ἐν τοῖς

νοητοῖς προϋπαρχόντων Ἃ γὰρ ὑφίστησιν ἑνοειδῶς καὶ ἐξῃρημένως ὁ νοητὸς νοῦς ταῦτα ὁ νοερὸς

διακρίνων καὶ μερίζων καὶ οἷον αὐτουργῶν ἀπογεννᾷ Ὁ μὲν οὖν λογισμὸς πλήρωσις τοῦ νοητοῦ ἐστι καὶ

ἕνωσις πρὸς αὐτὸ παντελήςmiddot ᾧ καὶ δῆλον ὅτι τὸν λογισμὸν οὐ ζήτησιν οὐδrsquo ἀπορίαν οὐδὲ πλάνην τοῦ θείου

νοῦ προσήκει νομίζειν ἀλλὰ νόησιν σταθερὰν τὰς πολυειδεῖς αἰτίας τῶν ὄντων νοοῦσαν Ἥνωται γὰρ ἀεὶ

πρὸς τὸ νοητὸν ὁ νοῦς καὶ πεπλήρωται τῶν ἑαυτοῦ νοητῶν καὶ τὸν ἴσον τρόπον νοῦς τε κατrsquo ἐνέργειάν ἐστι

καὶ νοητόν raquo

163

inheacuterente aux Formes agrave partir desquelles le Deacutemiurge creacutee le Monde mais il distingue aussi

le plan intellectif du plan intelligible sans que cette distinction ne coupe totalement le Dieu

creacuteateur des Formes intelligibles qursquoil possegravede sous le mode qui lui est propre selon

lrsquoenseignement de la proposition 103 des Eacuteleacutements de Theacuteologie tout est en tout mais en

chacun sous son mode propre Lrsquoacception suivante de lrsquointellection dans le Commentaire

sur le Timeacutee celle qui lit lrsquointellect agrave lrsquointelligible (et qui est drsquoailleurs absente de ce

passage) aurait pour fonction de rendre encore plus manifeste la continuiteacute entre

lrsquointelligible dont le Vivant-en-soi est un des aspects et lrsquointellectif repreacutesenteacute par le

Deacutemiurge

13 Lrsquointellection qui lie lrsquointellect agrave lrsquointelligible

Dans la remonteacutee qui megravene de lrsquointellection de lrsquointellect divin agrave celle de

lrsquointelligible apparaicirct lrsquooccurrence agrave notre avis la plus probleacutematique ndash et la moins bien

deacutefinie dans le reste du corpus proclien ce dont teacutemoigne son absence dans les Eacuteleacutements de

theacuteologie ndash de la noecircsis dans le Commentaire sur le Timeacutee agrave savoir celle qui lie lrsquointellect agrave

lrsquointelligible De quels principes (ou dieux) est-elle lrsquointellection Quelle est lrsquoorigine de

cette acception de la noecircsis dont Proclus ne saurait trouver les fondements dans sa seule

lecture du Timeacutee Comme le livre V de la Theacuteologie platonicienne offrait lrsquoexposeacute

systeacutematique le plus important au sujet de lrsquoIntellect divin (et des intellects divins) crsquoest au

livre IV de ce mecircme ouvrage qursquoon trouve les deacuteveloppements les plus complets agrave propos

de la nature des principes intelligibles-et-intellectifs et de leur acte drsquointellection qui

procegravede de lrsquointelligible et convertit lrsquointellect vers son principe Alors que le Timeacutee livre

un enseignement sur les dieux intelligibles et sur les dieux speacutecifiquement intellectifs en

traitant respectivement du Vivant-en-soi et du Deacutemiuge crsquoest le Phegravedre qui donne agrave

Proclus sa principale source platonicienne pour lrsquoeacutelaboration de sa doctrine des dieux

intelligibles-et-intellectifs qui rappelons-le constituent le rang supeacuterieur de la classe

geacuteneacuterique des dieux intellectifs310

310 Nous comprenons que Proclus fait reacutefeacuterence agrave cette sous-classe des dieux intellectifs lorsqursquoil mentionne

les diffeacuterentes classes divines du Phegravedre dans la section programmatique de la Theacuteologie platonicienne I 4

18 2-4 (trad H D Saffrey et L G Westerink) laquo il eacutenonce de bout en bout un grand nombre de doctrines

secregravetes tant au sujet des dieux intellectifs qursquoau sujet de ces dieux chefs deacutetacheacutes du monde raquo

164

La seconde acception de la noecircsis dans son rapport aux formes drsquointellection entre

lesquelles elle srsquoinsegravere (celles de lrsquointelligible et de lrsquointellect) se comprend agrave partir de la

superposition effectueacutee plus haut de la triade intelligible ndash intellection ndash intellect et agrave la

triade intelligible ndash intelligible-et-intellectif ndash intellectif cette intellection eacutetant associeacutee agrave

lrsquoactiviteacute intellective du second terme de cette triade lrsquointelligible-et-intellectif Bien que

cette intellection soit deacutefinie comme une puissance drsquoapregraves la triade substance ndash puissance

ndash activiteacute et comme une vie selon la triade ecirctre ndash vie ndash penseacutee elle demeure une forme

drsquoactiviteacute une forme de penseacutee des concepts qui srsquoappliquent plus speacutecifiquement certes

agrave lrsquointellect divin mais que lrsquoon peut aussi attribuer de maniegravere plus geacuteneacuterale agrave

lrsquointellection qui lie lrsquointellect agrave lrsquointelligible

La courte deacutefinition qursquooffre Proclus de lrsquointellection qui lie lrsquointellect agrave lrsquointelligible

se laisse comprendre agrave partir des concepts que nous avons deacutefinis dans notre eacutetude des

triades procliennes Comme nous lrsquoavons mentionneacute cette forme drsquointellection de par la

nature des dieux auxquels elle est associeacutee occupe peu de place dans lrsquoexeacutegegravese des lignes

28a1-4 et dans le reste du Commentaire sur le Timeacutee lrsquoattention de Proclus y est

concentreacutee sur la nature du Vivant-en-soi et sur celle du Deacutemiurge de mecircme que sur les

formes de la noecircsis qui leur sont associeacutees Notre analyse ne saurait donc aller plus loin

sans reprendre le livre IV de la Theacuteologie platonicienne et les commentaires fragmentaires

sur le Phegravedre dans les autres œuvres de Proclus ce que nous ne ferons pas ici311 Encore

une fois nous reprenons la traduction drsquoA J Festugiegravere sans eacutemettre un jugement sur

lrsquouniteacute ou la multipliciteacute des entiteacutes auxquelles est rattacheacutee la deuxiegraveme forme

drsquointellection preacutesenteacutee dans le Commentaire de Proclus sur le Timeacutee

En second lieu il y a lrsquointellection qui lie lrsquoIntellect agrave lrsquoIntelligible qui a pour

proprieacuteteacute de rassembler et reacuteunir les deux sommets et qui est Vie et Puissance

remplissant de lrsquoIntelligible lrsquoIntellect et fondant lrsquoIntellect dans

lrsquoIntelligible312

311 Dans la troisiegraveme sous-section de ce chapitre dans notre eacutetude des limites de la penseacutee humaine dans son

rapport au divin nous traiterons agrave nouveau de la classe des dieux intelligible-et-intellectives et donc

indirectement de la forme drsquointellection qui leur est associeacutee bien que nos propos chercheront plutocirct agrave deacutefinir

la forme de connaissance que notre acircme peut avoir de ces principes 312 Proclus In Timaeaum I 244 2-6 (trad A J Festugiegravere) laquo δευτέρα δὲ ἡ συνάπτουσα τῷ νοητῷ τὸν νοῦν

συνεκτικὴν ἔχουσα καὶ συναγωγὸν τῶν ἄκρων ἰδιότητα καὶ οὖσα ζωὴ καὶ δύναμις πληροῦσα μὲν ἀπὸ τοῦ

νοητοῦ τὸν νοῦν ἐνιδρύουσα δὲ τὸν νοῦν εἰς τὸ νοητόνraquo

165

Avant de conclure notre bregraveve description de lrsquointellection qui lie lrsquointellect agrave lrsquointelligible

celle que lrsquoon a associeacutee aux principes intelligibles-et-intellectifs de la Theacuteologie

platonicienne on peut se reposer la question suivante y a-t-il une doctrine de lrsquointellection

en tant qursquoactiviteacute drsquoune essence intermeacutediaire entre lrsquointelligible et lrsquointellect dans les

Eacuteleacutements de theacuteologie ou autrement dit y a-t-il un enseignement au sujet de principes

intelligibles-et-intellectifs et de leur forme de noecircsis dans ce mecircme traiteacute Lrsquoapparente

absence drsquoune telle doctrine dans cette œuvre de Proclus pourrait nous porter agrave croire qursquoil

srsquoagit drsquoun ouvrage de jeunesse et que cette doctrine serait progressivement apparue dans le

parcours intellectuel de Proclus agrave mesure qursquoil affinait sa compreacutehension des classes

divines dans la Phegravedre dans une perspective drsquoharmonisation des traditions platonicienne

orphique et chaldaiumlque dont le produit acheveacute serait le livre IV de la Theacuteologie

platonicienne Il nous apparaicirct toutefois difficile voire impossible de souscrire agrave une telle

hypothegravese qui ferait alors des Eacuteleacutements de theacuteologie un ouvrage anteacuterieur au Commentaire

sur le Timeacutee eacutecrit selon Marinus alors que Proclus nrsquoavait que vingt-sept ans313 La

deuxiegraveme acception de lrsquointellection dont traite le Commentaire pointe en direction de

lrsquoexistence drsquoune essence intermeacutediaire entre lrsquointellect divin et lrsquointelligible laquo intelligible-

et-intellective raquo qui nrsquoest pas explicitement conceptualiseacutee dans les Eacuteleacutements de theacuteologie

Au lieu drsquoavoir recours agrave une explication laquo geacuteneacutetique raquo de lrsquoœuvre de Proclus pour

expliquer lrsquoabsence ou la preacutesence drsquoune doctrine dans lrsquoun de ses ouvrages nous pouvons

simplement eacutemettre lrsquohypothegravese que les Eacuteleacutements de theacuteologie en tant que ce traiteacute

preacutesente les principes eacuteleacutementaires de la science theacuteologique nrsquoavaient pas agrave offrir un

enseignement preacutecis au sujet des principes intelligibles-et-intelligibles pas plus que le

Commentaire sur le Timeacutee qui nrsquoen traite qursquoindirectement puisqursquoil porte prioritairement

sur les reacutealiteacutes divines que sont le Vivant-en-soi et le Deacutemiurge Agrave viseacutee (skopos)

diffeacuterente propos diffeacuterents Le Commentaire perdu sur le Phegravedre nous aurait sans doute

permis de veacuterifier lrsquoexistence de cette doctrine (et de bien drsquoautres) avant la reacutedaction de la

Theacuteologie platonicienne que lrsquoon situe au terme de la production litteacuteraire Proclus

313 Marinus Proclus ou sur le bonheur sect 13 14-17 (trad H D Saffrey et A Ph Segonds) laquo agrave lrsquoacircge de

vingt-sept ans il avait composeacute bon nombre drsquoouvrages et en particulier le Commentaire sur le Timeacutee raquo

Mecircme si les Eacuteleacutements de theacuteologie est un ouvrage anteacuterieur au Commentaire sur le Timeacutee il ne peut avoir eacuteteacute

composeacute que quelques anneacutees auparavant ce qui ne laisserait guegravere place agrave une eacutevolution doctrinale aussi

marqueacutee

166

Notre enquecircte sur lrsquointellection qui lie lrsquointellect agrave lrsquointelligible se termine sur ce

questionnement au sujet de doctrines sur lesquels encore une fois lrsquoœuvre perdue de

Proclus nous aurait sans doute fourni un enseignement plus complet Nous nous

inteacuteresserons donc finalement toujours dans les limites deacutefinies par notre eacutetude agrave la

premiegravere acception selon lrsquoordre des principes de lrsquointellection dans la philosophie de

Proclus celle qui srsquoidentifie agrave lrsquointelligible divin

14 Lrsquointellection de lrsquointelligible divin

La derniegravere acception de lrsquointellection la premiegravere dans lrsquoordre de la procession des

reacutealiteacutes eacuteternelles et dans la hieacuterarchie des faculteacutes humaines se confond avec le terme

premier de chacune des triades deacutefinies plus haut manence intelligible intelligible (agrave

nouveau) substance ecirctre (en tant que substantif) et ecirctre (en tant que verbe) Il srsquoagit de

lrsquointellection de lrsquointelligible divin agrave la source de toutes les autres formes drsquointellection

deacutecrites par Proclus dans son Commentaire sur le Timeacutee Ici comme ailleurs nous

reproduisons la traduction de Festugiegravere sans supposer que la notion drsquointelligible qui

apparaicirct avec une majuscule (Intelligible) ne renvoie qursquoagrave la monade intelligible qui est au

principe de toute la procession intelligible Comme dans le cas de la noecircsis de lrsquointellect

divin cette deacutefinition srsquoapplique selon nous agrave lrsquointellection de tout intelligible divin peu

importe son rang dans la classe intelligible

Eh bien donc il y a drsquoabord lrsquolaquo Intellection intelligible raquo qui revenant au

mecircme que lrsquoIntelligible et nrsquoeacutetant pas autre chose que lrsquoIntelligible est aussi

Intellection ayant le caractegravere drsquoune substance et une laquo Substance en soi raquo

parce que tout ce qui est dans lrsquoIntelligible existe de cette faccedilon agrave la fois de

maniegravere substantielle et de maniegravere intelligible314

En plus des triades eacutetudieacutees plus haut et dont nous avons identifieacute les termes premiers

associeacutes agrave lrsquointelligible divin notons encore une lrsquoimportance de la proposition 103 des

Eacuteleacutements de theacuteologie pour comprendre comment le principe de lrsquointellection agrave savoir

lrsquointelligible peut ecirctre sous le mode qui lui est propre agrave savoir laquo de maniegravere substantielle

et de maniegravere intelligible raquo deacutefinie comme une forme de noecircsis

314 Proclus In Timaeum I 243 29-244 2 (trad A J Festugiegravere) laquo πρώτη μὲν οὖν ἐστι νόησις ἡ νοητή εἰς

ταὐτὸν ἥκουσα τῷ νοητῷ καὶ οὐχ ἕτερον οὖσα παρὰ τὸ νοητόν ἣ καὶ οὐσιώδης ἐστὶ νόησις καὶ αὐτοουσία

διότι πᾶν τὸ ἐν τῷ νοητῷ τοῦτον ὑφέστηκε τὸν τρόπον οὐσιωδῶς καὶ νοητῶς raquo

167

Puisque notre analyse des triades procliennes nous a deacutejagrave permis de dire lrsquoessentiel au sujet

de la deacutefinition de la noecircsis intelligible dans le Commentaire sur le Timeacutee nous nous

tournons agrave nouveau vers la Theacuteologie platonicienne pour commenter un extrait du dernier

chapitre du livre III consacreacute aux dieux intelligibles et donc agrave lrsquointellection suprecircme qui

leur est relative Rappelons que ce livre reprend et systeacutematise plusieurs eacuteleacutements

doctrinaux tireacutes de lrsquoexeacutegegravese du Timeacutee puisque le Vivant-en-soi compte au nombre des

dieux intelligibles dont traite Proclus

Abandonnons donc la consideacuteration morceleacutee des intelligibles pour remonter agrave

la science unique et complegravete de ces intelligibles et disons-nous agrave nous-mecircmes

que cette classe intelligible des dieux transcende unitairement tous les autres

mondes de dieux et qursquoelle nrsquoest appeleacutee intelligible ni en tant qursquoelle est

connue par un intellect particulier ni en tant qursquoelle est saisissable par une

intellection accompagneacutee de raison ni non plus en tant qursquoelle preacuteexiste comme

objet de connaissance de lrsquointellect complet En effet elle transcende les ecirctres

intelligibles universels et particuliers et elle preacuteexiste agrave tous les objets

drsquointellection parce qursquoelle est un intelligible imparticipable et divin315

Les thegraveses noeacutetiques que Proclus reacutesume ici pour mieux deacutefinir de maniegravere sureacuteminente la

nature de lrsquointelligible sont en accord avec celles dont nous avons discuteacute preacuteceacutedemment

dans drsquoautres contextes agrave lrsquooccasion de lrsquoanalyse de passages relatifs agrave la doctrine de

lrsquointellection dans le corpus proclien Le traitement y est toutefois plus theacuteologique

qursquoeacutepisteacutemologique en tant qursquoil concerne davantage les dieux que lrsquoactiviteacute intellective

elle-mecircme Si lrsquoextrait eacutetudieacute du Commentaire sur le Timeacutee srsquointeacuteresse agrave la notion

drsquointellection pour elle-mecircme dans la multipliciteacute de ces formes la Theacuteologie

platonicienne nrsquoy touche qursquoindirectement Proclus y cherche agrave exposer et agrave deacutefendre une

science du divin les consideacuterations noeacutetiques et eacutepisteacutemologiques eacutetant secondaires et

accessoires au discours theacuteologique

Ce qui est marquant dans ce passage de la Theacuteologie platonicienne crsquoest lrsquoabsolue

transcendance de la classe intelligible des dieux non seulement par rapport agrave lrsquohomme

315 Proclus Theacuteologie platonicienne III 28 100 1-11 (trad H D Saffrey et L G Westerink) laquo Εἶεν δὴ οὖν

πάλιν ἀπὸ τῆς διῃρημένης τῶν νοητῶν θεωρίας ἐπὶ τὴν παντελῆ καὶ μίαν αὐτῶν ἐπιστήμην ἀναδράμωμεν καὶ

πρὸς ἡμᾶς αὐτοὺς εἴπωμεν ὅτι τὸ νοητὸν τοῦτο τ ῶ ν θ ε ῶ ν γ έ ν ο ς ἐξῄρηται πάντων ἑνιαίως τῶν ἄλλων

θείων διακόσμων καὶ οὔτε ὡς τῷ μερικῷ νῷ γινωσκόμενον οὔτε ὡς ν ο ή σ ε ι μ ε τ ὰ λ ό γ ο υ

π ε ρ ι λ η π τ ὸ ν καλεῖται νοητόν ἀλλrsquo οὐδὲ ὡς τῷ παντελεῖ νῷ προϋπάρχον Ἐκβέβηκε γὰρ ἀπό τε τῶν ὅλων

καὶ τῶν μερικῶν νοητῶν καὶ προϋπάρχει τῶν νοουμένων ἁπάντων ἀμέθεκτον ὂν καὶ θεῖον νοητόν raquo

168

mais aussi en relation avec les diviniteacutes qui apparaissent agrave un niveau infeacuterieur dans la

procession divine En effet la classe intelligible des dieux nrsquoest pas connaissable par notre

intellection accompagneacutee de raison (noecircsis meta logou) ni par le principe immeacutediat de

celle-ci lrsquointellect particulier bien que celui-ci soit seacutepareacute de nous et transcende le plan des

acircmes Plus encore cette classe divine est situeacutee par-delagrave lrsquoobjet de connaissance de

lrsquointellect complet qui semble correspondre agrave lrsquointellect divin deacutefini dans le Commentaire

sur le Timeacutee Nous pouvons degraves lors comprendre lrsquoeacuteminence de la forme drsquointellection

associeacutee agrave lrsquointelligible qui loin drsquoecirctre directement accessible agrave notre acircme ne constitue

mecircme pas lrsquoobjet propre de lrsquointellect total et divin Bien que cet extrait nrsquoen fasse pas

mention on peut comprendre lrsquoimportance drsquointroduire une notion telle que lrsquointelligible-

et-intellectif dans lrsquoeacuteconomie de la penseacutee proclienne En effet pour assurer la continuiteacute

dans la procession des principes tout en conservant la transcendance absolue de

lrsquointelligible relativement aux formes infeacuterieures de la penseacutee mecircme divine lrsquointermeacutediaire

qursquoest lrsquointelligible-et-intellectif est tout agrave fait pertinent La forme drsquointellection qursquoon peut

lui associer lrsquointellection qui lie lrsquointellect agrave lrsquointelligible dans le Commentaire sur le

Timeacutee offre ainsi un moyen terme entre lrsquointellection intelligible qui nous est

complegravetement inaccessible et la noecircsis de lrsquointellect divin dont nous avons en nous les

traces (comme lrsquoenseigne la proposition 194 des Eacuteleacutements de theacuteologie) La continuiteacute dans

la procession du reacuteel semble ainsi assureacutee et les trois formes de lrsquointellection divine peuvent

former une belle et solide structure ternaire ou tout est en tout mais en chacun sous son

mode propre

Comme nous lrsquoavons annonceacute nous nous inteacuteresserons dans cette section de notre

thegravese agrave la question de la connaissance de soi dans la tradition platonico-aristoteacutelicienne

notamment chez Plotin qui a voulu reacutepondre aux objections sceptiques envers la possibiliteacute

de cette forme de connaissance qui est non seulement au principe de la dialectique (et donc

de la philosophie dans ce qursquoelle a de plus pur) mais aussi le fondement de toute doctrine

qui fait de lrsquointellection divine le principe de toutes les autres formes de penseacutee La doctrine

de la connaissance de soi chez Plotin constitue lrsquoune des principales sources des thegraveses

noeacutetiques que deacutefend Proclus dans sa conception de lrsquointellection divine

169

2 LrsquoIntellect et la connaissance de soi dans la tradition platonico-

aristoteacutelicienne

21 La connaissance de soi et la noeacutetique platonico-aristoteacutelicienne

Selon la leacutegende en visitant le sanctuaire de Delphes les Grecs de lrsquoeacutepoque de

Socrate pouvaient lire sur le fronton du temple drsquoApollon la ceacutelegravebre formule laquo Connais-

toi toi-mecircme raquo Ce preacutecepte dont la signification eacutetait alors plus religieuse que

philosophique exhortait lrsquohomme agrave ne pas commettre le crime de deacutemesure (hubris) agrave ne

pas transgresser la limite qui le seacutepare des dieux Cependant cette formule fut tregraves tocirct

reprise et adapteacutee aux preacuteoccupations philosophiques par des penseurs tels qursquoHeacuteraclite

qui firent de la connaissance de soi la condition premiegravere de tout savoir (physique

meacutetaphysique eacutethique etc)

Les penseurs du courant sceptique parmi lesquels figure le ceacutelegravebre Sextus

Empiricus ont voulu deacutemontrer lrsquoimpossibiliteacute de la connaissance de soi Si une telle

connaissance constitue effectivement la condition premiegravere de tout savoir lrsquoentreprise

philosophique risquerait drsquoecirctre condamneacutee par une objection qui en montrerait

lrsquoimpossibiliteacute Par cette eacutetude nous montrerons en quoi un penseur tel que Plotin a reacuteagi agrave

cette objection et soutint contrairement agrave ce qursquoen pensent les Sceptiques que la

connaissance de soi est possible sur le plan de lrsquoIntellect Pour clarifier ce qui oppose les

penseurs laquo dogmatiques raquo et les Sceptiques nous aborderons plusieurs questions

fondamentales en philosophie le problegraveme de lrsquouniteacute et de la multipliciteacute lrsquoopposition

entre la penseacutee intellectuelle et penseacutee discursive et la distinction entre lrsquoontologie et la

gnoseacuteologie Par le traitement de ces questions nous montrerons en quoi lrsquoargument de

Plotin se reacutevegravele une reacuteplique pertinente agrave lrsquoobjection sceptique

Pour commencer notre eacutetude nous commenterons lrsquoobjection de Sextus Empiricus

qui condamne la connaissance de soi Nous poursuivrons notre enquecircte en preacutesentant

lrsquoargument de Plotin qui soutient la possibiliteacute drsquoune connaissance de soi de lrsquoIntellect

nous concentrerons ainsi notre analyse sur le chapitre 5 du Traiteacute V 3 [49] Nous

preacutesenterons ensuite la deacutemonstration de la connaissance de soi par Aristote au livre Λ

(XII) de la Meacutetaphysique afin de pouvoir juger de lrsquooriginaliteacute de Plotin par rapport agrave sa

source principale Nous conclurons ce travail en rappelant certains concepts centraux de

170

lrsquoargument de Plotin et en preacutesentant sommairement le rapport qursquoentretient lrsquoIntellect avec

son principe lrsquoUn

22 Lrsquoobjection sceptique

Sextus Empiricus lrsquoun des plus importants repreacutesentants du courant sceptique a

voulu montrer lrsquoimpossibiliteacute de la connaissance de soi Si comme le deacutefendent les

philosophes dits laquodogmatiquesraquo la connaissance de soi est la condition premiegravere de toute

philosophie les Sceptiques srsquoils en venaient agrave reacutefuter la connaissance de soi

condamneraient du mecircme coup lrsquoensemble de lrsquoentreprise philosophique (physique

eacutethique theacuteologie etc) Les deacutefenseurs de la philosophie nrsquoont donc pas pris cette menace

agrave la leacutegegravere deacutemontrer la possibiliteacute de la connaissance de soi ne repreacutesentait pas pour eux

qursquoun simple exercice dialectique

Lrsquoobjection de Sextus Empiricus est tireacutee de son ouvrage Adversus mathematicos

Si lrsquointellect se saisit lui-mecircme soit il sera tout entier agrave se connaicirctre lui-mecircme

soit non pas tout entier mais en utilisant pour cela une partie de lui-mecircme Car

srsquoil est tout entier agrave se saisir lui-mecircme il sera tout entier acte de saisie et sujet

qui saisit et puisqursquoil est tout entier sujet qui saisit lrsquoobjet saisi se reacuteduira agrave

rien or il est tout agrave fait absurde qursquoil y ait drsquoun cocircteacute le sujet qui connaicirct sans

qursquoil y ait de lrsquoautre lrsquoobjet dont il y a saisie Et bien sucircr lrsquointellect ne peut pas

non plus utiliser pour cela une partie Car la partie elle comment se saisira-t-

elle elle-mecircme Car si crsquoest tout entier lrsquoobjet chercheacute se reacuteduira agrave rien et si

crsquoest par une partie cette partie agrave son tour comment se connaicirctra-t-elle elle-

mecircme Et ainsi de suite agrave lrsquoinfini316

Cette objection est agrave vrai dire double elle srsquoattaque aux deux faccedilons possibles de

concevoir la connaissance de soi La branche de lrsquoalternative qui srsquoattaque agrave la

connaissance partie par partie ne srsquoapplique pas directement aux arguments en faveur de la

connaissance de soi de lrsquoIntellect Cet argument ne fait qursquoinvalider la connaissance de soi

de lrsquoacircme ou connaissance discursive une conception que des penseurs tels qursquoAristote et

Plotin nrsquoont pas cru bon de soutenir317

316 Sextus Empiricus Adversus mathematicos VII 310-312 tireacute de lrsquointroduction au Traiteacute 49 par B Ham 317 Les chapitres 2 agrave 4 du Traiteacute V 3 [49] montrent en quoi la connaissance de soi de lrsquoacircme est incomplegravete

171

Selon Plotin lrsquoobjection qui vise la connaissance partie par partie ne meacuterite pas

reacuteellement drsquoecirctre consideacutereacutee car elle suppose une division absurde de lrsquoIntellect laquo Mais

drsquoabord la division de lui-mecircme est absurde comment divisera-t-il Car ce nrsquoest pas au

hasard je suppose et celui qui divise lui qui est-il Celui qui se met en position de se

contempler soi-mecircme ou celui qui se met en position drsquoecirctre contempleacute318 raquo

W Beierwaltes dans un article intituleacute Le vrai soi mentionne que lrsquoobjection sceptique ne

srsquoapplique qursquoagrave la connaissance discursive qursquoagrave la penseacutee de lrsquoacircme et non agrave celle de

lrsquoIntellect laquo Lrsquoobjection sceptique agrave la possibiliteacute drsquoune connaissance de soi suit le modegravele

de la penseacutee discursive progressive et ne concerne donc pas au moins la penseacutee absolue et

exempte de temporaliteacute du Noucircs319 raquo Est-ce que cette critique srsquoapplique aux deux

branches de lrsquoobjection sceptique crsquoest-agrave-dire autant agrave celle visant la connaissance partie

par partie qursquoagrave celle srsquoen prenant agrave la connaissance du tout par le tout Est-ce que

Beierwaltes considegravere que ces deux objections sont construites sur le modegravele de la penseacutee

discursive

Lrsquoobjection agrave la connaissance du tout par le tout est de loin la plus percutante elle

srsquoattaque directement agrave la thegravese soutenue par Plotin Cependant selon Beierwaltes cette

objection est elle aussi construite sur le modegravele drsquoune laquo penseacutee discursive progressive raquo

Exposons drsquoabord en quoi consiste cette objection afin de voir la pertinence de cette

critique qui lui est adresseacutee Cette branche de lrsquoobjection deacutefend que si drsquoun cocircteacute la totaliteacute

de lrsquoIntellect est sujet et acte de connaissance de lrsquoautre il ne restera plus rien agrave connaicirctre

Comment lrsquoIntellect pourrait-il alors se connaicirctre lui-mecircme srsquoil ne peut se prendre comme

objet de sa propre intellection

Si lrsquoobjection agrave la connaissance partie par partie posait une division ontologique au

sein de lrsquoIntellect ndash division dont Plotin a souligneacute lrsquoabsurditeacute ndash lrsquoobjection agrave la

connaissance du tout par le tout pose eacutegalement une division que nous nommerons

laquo division gnoseacuteologique raquo Nous montrerons que pour Plotin cette division lorsqursquoelle est

correctement conccedilue nrsquoinvalide pas la connaissance de soi de lrsquoIntellect Il doit y avoir une

318 Plotin Traiteacute V 3 [49] 5 7-10 (trad B Ham) Agrave moins drsquoune indication contraire nous renvoyons

toujours agrave la traduction de ce traiteacute par B Ham 319 W Beierwaltes laquo Le vrai soi Reacutetractations dun eacuteleacutement de penseacutee par rapport agrave lEnneacuteade V 3 Et

remarques sur la signification philosophique de ce traiteacute dans son ensemble raquo dans La connaissance de soi

Eacutetudes sur le traiteacute 49 de Plotin eacutediteacute par M Dixsaut Paris Vrin 2003 p 15

172

division au sein de lrsquoIntellect une certaine forme de multipliciteacute qui le distingue du premier

principe Cette multipliciteacute nrsquoinvalide pas pour autant la connaissance de soi elle est plutocirct

essentielle pour qursquoil y ait un acte drsquointellection

Selon B Ham qui reprend lrsquoargument de Plotin320 le fractionnement de lrsquoIntellect

par les deux branches de lrsquoobjection sceptique ndash connaissance partie par partie et

connaissance du tout par le tout ndash ne possegravede drsquoailleurs aucune validiteacute Agrave son avis

lrsquoattention que les sceptiques portent agrave la multipliciteacute de lrsquoIntellect est exageacutereacutee et tend agrave

nous faire oublier lrsquouniteacute que conserve la seconde hypostase laquo Plus on voit alors la

multipliciteacute peacuteneacutetrer la structure profonde de lrsquoIntellect plus elle apparaicirct finalement

compatible avec lrsquouniteacute plus elle assure la coiumlncidence de lrsquoobjet et du sujet dans la penseacutee

et moins on est tenteacute de se repreacutesenter lrsquoIntellect agrave la faccedilon du sceptique comme un

composeacute fractionnable lrsquoIntellect est ldquoun-toutrdquo ldquoun partoutrdquo et ldquotout reacuteunirdquo321 raquo

23 Lrsquoargument de Plotin

Lrsquoobjection sceptique pose le problegraveme de lrsquouniteacute et de la multipliciteacute Ce problegraveme

que nous retrouvions dans le Philegravebe de Platon est preacutesent dans lrsquoensemble de la tradition

philosophique grecque pensons notamment aux livres M (XIII) et N (XIV) de la

Meacutetaphysique drsquoAristote ougrave cette question est longuement discuteacutee

Lrsquointellect est agrave la fois un et multiple (hen polla322) Sa faille ce que les sceptiques

ont eu tocirct fait drsquoexploiter est bien entendu sa multipliciteacute Sa chance de salut crsquoest son

uniteacute celle qursquoelle reccediloit de lrsquoUn (dans le systegraveme plotinien des hypostases) LrsquoIntellect est-

il laquo assez un raquo pour arriver agrave se connaicirctre lui-mecircme ou est-il laquo trop multiple raquo pour reacutesister

agrave lrsquoobjection sceptique Nous mettrons lrsquoaccent sur ce qui constitue lrsquouniteacute de lrsquoIntellect

lrsquoidentiteacute de lrsquoEcirctre et de la Penseacutee une des contributions originales de Plotin agrave la solution

du problegraveme de la connaissance de soi

Selon Plotin la multipliciteacute de lrsquoIntellect qui le distingue essentiellement de son

principe nrsquoinvalide pas la connaissance de soi La multipliciteacute attribueacutee agrave lrsquoIntellect nrsquoest

320 Cf Plotin Traiteacute V 3 [49] 15 19-25 321 B Ham laquo Introduction au Traiteacute 49 raquo dans Plotin Traiteacute 49 p 24 322 Voir la deuxiegraveme partie du Parmeacutenide ougrave sont preacutesenteacutees les diffeacuterentes hypothegraveses sur lrsquolaquo un raquo

173

pas celle de lrsquoAcircme Agrave son avis lrsquoobjection sceptique qui serait pertinente si elle ne

srsquoadressait qursquoagrave la connaissance discursive devient impertinente lorsqursquoelle vise lrsquoIntellect

Cependant si Plotin nrsquoavait pas mis lrsquoaccent sur lrsquouniteacute ontologique de lrsquoIntellect srsquoil ne

srsquoeacutetait attardeacute qursquoagrave la multipliciteacute de la Penseacutee son argument nrsquoaurait pu reacutesister agrave

lrsquoobjection sceptique visant la connaissance du tout par le tout

Ses consideacuterations preacuteliminaires nous amegravenent maintenant agrave consideacuterer lrsquoargument du

chapitre 5 en lui-mecircme Dans la premiegravere section consacreacutee au commentaire de lrsquoobjection

sceptique nous avons traiteacute sommairement des problegravemes discuteacutes aux lignes 1 agrave 20 Crsquoest

cependant agrave partir de la ligne 21 que Plotin reacutepond reacuteellement aux attaques de Sextus

Empiricus crsquoest dans ce passage qursquoil identifie ouvertement lrsquoEcirctre lrsquoIntellect et

lrsquointelligible

Srsquoil en est ainsi il faut que la contemplation soit la mecircme chose que le

contempleacute et que lrsquoIntellect soit la mecircme chose que lrsquointelligible Car si ce

nrsquoest pas la mecircme chose il nrsquoy aura pas de veacuteriteacute ce sera une empreinte que

posseacutedera celui qui possegravede les eacutetants une empreinte diffeacuterente des eacutetants ce

qui justement nrsquoest pas la veacuteriteacute Donc la veacuteriteacute ne doit pas ecirctre la veacuteriteacute drsquoautre

chose mais ce qursquoelle dit il faut aussi qursquoelle le soit Ainsi donc lrsquoIntellect

lrsquointelligible et lrsquoEacutetant sont un et crsquoest le premier Eacutetant et eacutegalement le premier

Intellect qui possegravede les eacutetants ou plutocirct qui est identique aux eacutetants Mais si la

penseacutee et lrsquointelligible sont un comment cela implique-t-il que ce qui pense se

pense soi-mecircme Car la penseacutee embrasse bien lrsquointelligible ou sera la mecircme

chose que lrsquointelligible mais il nrsquoest pas encore eacutevident que lrsquoIntellect se pense

lui-mecircme323

Dans cet extrait Plotin cite implicitement Parmeacutenide (Fragment B 3) en affirmant que

lrsquoEcirctre et la Penseacutee sont identiques Plotin interpregravete agrave sa maniegravere cette identiteacute reprise et

interpreacuteteacutee de maniegraveres diverses par un nombre consideacuterable de penseurs antiques L P

Gerson laisse entendre que Plotin citait directement le texte de Parmeacutenide324 Mecircme srsquoil

connaissait selon Gerson le poegraveme ougrave nous retrouvons la ceacutelegravebre thegravese eacuteleacuteate son

interpreacutetation nrsquoest toutefois pas libre crsquoest plutocirct par lrsquointermeacutediaire du Sophiste que

Plotin fait sienne lrsquoidentiteacute de lrsquoEcirctre et de la Penseacutee

323 Plotin Traiteacute V 3 [49] 5 21-32 (trad B Ham) 324 L P Gerson laquo Being and Knowing in Plotinus raquo dans Neoplatonism and Indian Philosophy eacutediteacute par

P Gregorios Albany State University of New York Press 2002 p 107

174

Nous en sommes maintenant agrave la derniegravere section du chapitre 5 (l 32-48) Notons

drsquoabord que pour en comprendre lrsquoargument nous devons ecirctre familiers avec les concepts

drsquoacte et de puissance auxquels Plotin a fondamentalement recours Ces concepts sont bien

entendu aristoteacuteliciens et sont deacutefinis notamment au livre Θ (IX) de la Meacutetaphysique Nous

allons cependant nous reacutefeacuterer ici au Traiteacute II 5 [25] intituleacute De la puissance et de lrsquoacte

puisque Plotin y applique ces concepts directement agrave lrsquoIntellect

LrsquoIntelligence ne passe pas de la puissance agrave lrsquoacte drsquoun eacutetat ougrave elle est capable

de penser agrave un eacutetat ougrave elle pense effectivement (car il faudrait alors avant elle

une autre intelligence qui ne fucirct pas passeacutee de la puissance agrave lrsquoacte) mais le

tout de son ecirctre est en elle325

Il faut eacutegalement porter attention dans cette section au concept de substance Lrsquoessence de

la substance qursquoest lrsquoIntellect est de penser Il nrsquoy a pas eu un moment ougrave il ne pensait pas

ougrave il eacutetait Penseacutee en puissance

Voyons maintenant comment Plotin combine ces diffeacuterents concepts qui constituent

la force de son argument

Mais si la penseacutee et lrsquointelligible sont la mecircme chose ndash puisque lrsquointelligible est

un acte il nrsquoest eacutevidemment pas puissance ni bien sucircr sans intelligence ni priveacute

de vie et la vie et la penseacutee ne sont pas introduites de lrsquoexteacuterieur dans quelque

chose drsquoautre comme pour une pierre ou un ecirctre inanimeacute ndash lrsquointelligible est

aussi la substance premiegravere Si donc il est acte le premier acte et bien sucircr le

plus beau il sera penseacutee et penseacutee substantielle car crsquoest aussi la plus vraie eh

bien une telle penseacutee qui est premiegravere et agrave titre premier sera lrsquoIntellect premier

Car cet Intellect nrsquoest pas en puissance il nrsquoest pas lui quelque chose et la

penseacutee autre chose car alors cela reviendrait agrave dire que ce qui fait sa substance

serait en puissance Si donc il est acte et sa substance acte il sera une seule et

mecircme chose que lrsquoacte or lrsquoecirctre et lrsquointelligible sont un avec lrsquoacte tout en

mecircme temps sera un Intellect penseacutee intelligible326

Nous tenons agrave mentionner que dans ce seul extrait nous recensons sept occurrences du

terme energeia ainsi que trois occurrences du terme dunamis Crsquoest gracircce agrave ces concepts

que Plotin pourra confirmer agrave la ligne 45 la triple identiteacute de lrsquoIntellect de lrsquointellection et

de lrsquointelligible

325 Plotin Traiteacute II 5 [25] 3 25-28 (trad Eacute Breacutehier) 326 Plotin Traiteacute V 3 [49] 5 32-45 (trad B Ham)

175

Si donc sa penseacutee est lrsquointelligible et si lrsquointelligible crsquoest lui il se pensera donc

lui-mecircme il pensera par la penseacutee qui est exactement lui-mecircme et il pensera

lrsquointelligible qui est exactement lui-mecircme Selon les deux points de vue il se

pensera donc lui-mecircme selon que la penseacutee est lui-mecircme et selon que

lrsquointelligible est lui-mecircme exactement ce qursquoil pense par la penseacutee ce qui est

lui-mecircme327

Nous devons surtout retenir de ces deux derniers extraits que lrsquointelligible est lui aussi en

acte il est acte drsquointellection et donc identique agrave lrsquoIntellect et agrave la Penseacutee LrsquoIntellect se

pense totalement car ce qursquoil pense est identique agrave lui-mecircme LrsquoIntellect est identique agrave la

Penseacutee qui tous les deux sont identiques agrave lrsquointelligible

L Lavaud rappelle que lrsquoobjectif de Plotin dans ce chapitre est de montrer lrsquouniteacute de

lrsquoIntellect laquo tout le chapitre cinq a pour but de deacutemontrer lrsquouniteacute de lrsquointelligence ainsi

qursquoen teacutemoigne ces deux affirmations ldquolrsquointelligence lrsquointelligible et lrsquoecirctre sont un328rdquo et

ldquolrsquointelligence lrsquointellection et lrsquointelligible ne font qursquoun329rdquo330 raquo Cette uniteacute de lrsquoIntellect

sera drsquoailleurs confirmeacutee dans la suite du traiteacute par lrsquoexposition du rapport entre la seconde

et la premiegravere hypostase

Contrairement agrave Lavaud et agrave Beierwaltes qui sont plus critiques agrave lrsquoeacutegard de

lrsquoobjection des sceptiques qursquoenvers lrsquoargument de Plotin Wilfried Kuumlhn dans un article

au titre drsquoouverture poleacutemique Comment il ne faut pas expliquer la connaissance de soi-

mecircme souligne le manque de clarteacute du chapitre 5 Selon Kuumlhn lrsquoargument de Plotin

manque de preacutecision

Comme crsquoest souvent le cas dans les Enneacuteades le texte nous fournit non pas la

cleacute de sa compreacutehension mais uniquement quelques eacuteleacutements dont on peut tirer

une hypothegravese Tout drsquoabord il y a lieu de supposer que Plotin utilise le terme

laquo connaissance de soi-mecircme raquo de faccedilon polyseacutemique et plus preacuteciseacutement en

un sens propre principal et en un sens deacuteriveacute331

327 Ibid 5 45-48 (trad B Ham) 328 Ibid 5 26 329 Ibid 5 43 330 L Lavaud laquo Structure et thegravemes du Traiteacute 49 raquo dans La connaissance de soi Eacutetudes sur le traiteacute 49 de

Plotin eacutediteacute par M Dixsaut Paris Vrin 2002 p 196 331 W Kuumlhn laquo Comment il ne faut pas expliquer la connaissance de soi-mecircme (Enn V 3 [49] 5 1-17) raquo

dans La connaissance de soi Eacutetudes sur le traiteacute 49 de Plotin p 237

176

Plotin utilise peut-ecirctre certains termes de faccedilon polyseacutemique mais crsquoest selon nous pour

mieux srsquoadapter agrave lrsquoobjection sceptique qui est elle-mecircme polyseacutemique Qursquoest-ce que

lrsquoIntellect pour Sextus Empiricus Il ne srsquoagit certainement pas de lrsquoIntellect

neacuteoplatonicien Plotin nrsquoa drsquoautre choix que drsquoutiliser un vocabulaire polyseacutemique en

voulant reacutepliquer agrave une objection dont les termes ne sont pas clairement deacutefinis Quant agrave

affirmer que le texte du chapitre 5 ne laquo nous fournit pas la cleacute de sa compreacutehension mais

uniquement quelques eacuteleacutements dont on peut tirer une hypothegravese raquo crsquoest agrave notre avis juger

trop seacutevegraverement un passage tout de mecircme assez clair surtout si lrsquoon connaicirct les sources

auxquelles il renvoie332 En jugeant lrsquoexposeacute de Plotin relativement agrave celui drsquoAristote au

livre Λ (XII) de la Meacutetaphysique nous ne pouvons que constater la compleacutetude et la clarteacute

du chapitre 5

Kuumlhn reproche eacutegalement agrave Plotin de ne pas reprendre fidegravelement lrsquoobjection

sceptique333 Lrsquoobjection de Sextus Empiricus nrsquoa pas eacuteteacute formuleacutee dans un vocabulaire

neacuteoplatonicien Plotin se devait de la reformuler pour mieux y reacutepondre

24 Lrsquointellect divin et la connaissance de soi chez Aristote

Nous concluons ainsi notre bref commentaire du chapitre 5 du Traiteacute V 3 [49]

Nous allons maintenant nous concentrer sur la conception aristoteacutelicienne de lrsquoIntellect

deacuteveloppeacutee principalement au livre Λ de la Meacutetaphysique Il nous faut auparavant noter que

lrsquoargument drsquoAristote est moins explicite que celui de Plotin principalement pour cette

raison Aristote nrsquoa pas eacuteteacute confronteacute agrave lrsquoobjection sceptique telle que formuleacutee par Sextus

Empiricus il nrsquoa donc pas eacuteteacute porteacute comme lrsquoa eacuteteacute Plotin agrave expliciter sa penseacutee afin de

reacutepliquer aux sceptiques Lrsquoargument nrsquoest pas invalideacute pour autant il est seulement plus

complexe de montrer en quoi il reacutesiste agrave lrsquoobjection sceptique

Dans le cas drsquoAristote nous pouvons citer trois passages de la Meacutetaphysique ougrave la

connaissance de soi de lrsquoIntellect est deacutefendue Le premier est tireacute du chapitre 7 alors que

les deux suivants le sont du chapitre 9

332 Comme nous lrsquoavons mentionneacute ces sources sont aristoteacuteliciennes sceptiques et platoniciennes 333 W Kuumlhn art cit p 232

177

Lrsquointelligence se pense elle-mecircme en saisissant lrsquointelligible car elle devient

elle-mecircme intelligible en entrant en contact avec son objet et en le pensant de

sorte qursquoil y a identiteacute entre lrsquointelligence et lrsquointelligible car le reacuteceptacle de

lrsquointelligible et de lrsquoessence crsquoest lrsquointelligence et lrsquointelligence en acte est

possession de lrsquointelligible334

Il est agrave noter qursquoAristote fait intervenir la notion drsquoacte qui occupe eacutegalement une place

centrale dans lrsquoargument de Plotin

Le second passage est lrsquoun des plus citeacutes du corpus aristoteacutelicien laquo Lrsquointelligence

suprecircme se pense donc elle-mecircme puisqursquoelle est ce qursquoil y a de plus excellent et sa

Penseacutee est penseacutee de penseacutee335 raquo Malgreacute la posteacuteriteacute historique de cet extrait ce nrsquoest pas

ce passage de la Meacutetaphysique dont Plotin srsquoest principalement inspireacute pour son Traiteacute V 3

[49] Crsquoest plutocirct cet autre extrait du chapitre 9 qui est agrave la base de lrsquoargument plotinien

laquo Puis donc qursquoil nrsquoy a pas de diffeacuterence entre ce qui est penseacute et la penseacutee pour les objets

immateacuteriels la Penseacutee divine et son objet seront identiques et la penseacutee sera une avec

lrsquoobjet de la penseacutee336 raquo

Nous pouvons comparer ce passage agrave celui du De anima ougrave est poseacutee lrsquoidentiteacute entre

le sujet et lrsquoobjet dans lrsquoacte drsquointellection laquo Par ailleurs elle est elle aussi intelligible au

mecircme titre que les intelligibles car dans le cas des choses immateacuterielles il y a identiteacute du

sujet intelligent et de lrsquoobjet intelligeacute La science de nature speacuteculative et lrsquoobjet de cette

science sont en effet identiques337 raquo Nous verrons que cette maniegravere de concevoir

lrsquoidentiteacute entre le sujet et lrsquoobjet de lrsquointellection fut critiqueacutee par Plotin

Selon Aristote crsquoest donc lrsquoimmateacuterialiteacute de lrsquoIntellect de la Penseacutee et de

lrsquointelligible qui rend possible la connaissance de soi Sextus Empiricus sous-entend qursquoune

diffeacuterence entre la penseacutee et ce qui est penseacute est inheacuterente agrave lrsquoIntellect il ignore qursquoune telle

diffeacuterence ne peut pas srsquoappliquer selon Aristote agrave un ecirctre immateacuteriel divin et indivisible

Lrsquoargument de lrsquoimmateacuterialiteacute de lrsquoIntellect dont Aristote se sert pour deacutemontrer la

possibiliteacute de la connaissance de soi ne sera toutefois pas suffisant aux yeux de Plotin pour

reacutesister agrave lrsquoobjection sceptique

334 Aristote Meacutetaphysique Λ 7 1072b19-23 (trad J Tricot) 335 Ibid Λ 9 1074b32-33 (trad J Tricot) 336 Ibid Λ 9 1075a4-5 (trad J Tricot) 337 Aristote De lrsquoacircme III 4 430a2-5 (trad R Bodeacuteuumls)

178

25 Quelques divergences entre Plotin et Aristote au sujet de lrsquoIntellect

Cette preacutesentation de la connaissance de soi chez Aristote nrsquoest que sommaire Nous

avons fait cette digression seulement afin de nous familiariser avec la source principale

dont srsquoinspire Plotin au chapitre 5 du Traiteacute V 3 [49] Comme nous avons pu le constater

lrsquoargument plotinien est sur de nombreux points presque identique agrave celui drsquoAristote

Cependant Plotin en plus de proposer un argument plus explicite que celui drsquoAristote

apporte quelques eacuteleacutements conceptuels originaux Nous avons noteacute quatre divergences

entre les deux deacutemonstrations visant agrave assurer la possibiliteacute de la connaissance de soi de

lrsquoIntellect

1 Nous pouvons drsquoabord nous poser la question suivante est-ce que lrsquoimmateacuterialiteacute

de lrsquoIntellect est un argument suffisant pour se deacutebarrasser de lrsquoobjection sceptique Est-ce

que lrsquoidentiteacute de lrsquoIntellect et de lrsquointelligible prouve que lrsquoIntellect se pense lui-mecircme

Selon Plotin cet argument de lrsquoimmateacuterialiteacute de lrsquoacircme ne suffit pas laquo Car la penseacutee

embrasse bien lrsquointelligible ou sera la mecircme chose que lrsquointelligible mais il nrsquoest pas

encore eacutevident que lrsquoIntellect se pense lui-mecircme338 raquo

2 Le deuxiegraveme point sur lequel insister porte sur la diffeacuterence entre la formule

aristoteacutelicienne du noecircsis noecircseocircs noecircsis et lrsquoidentification du noucircs de la noecircsis du noecircton

et de lrsquoon chez Plotin Aristote laisse de cocircteacute lrsquoaspect subjectif de la connaissance de soi

pour se concentrer sur lrsquoacte de connaissance lui-mecircme Oosthout dans son eacutetude sur le

Traiteacute V 3 [49] souligne en quoi Plotin se distingue drsquoAristote sur ce point

Aristotle does not fully work out this argument To him the identity of the

mind and its object is sufficiently explained by the fact that the mind is

immaterial and therefore indivisible The mind he argues (1072b) is itself a

laquothing that can be thought raquo (noecircton) therefore it is able to laquo think itself raquo For

Plotinus however the single identity of the act of thinking and the object of

thought entails the disappearance of the subject-aspect The mindrsquos self-

knowledge being based on the identity of the act of thinking and the object of

thought appears to allow no room for a thinking subject339

338 Plotin Traiteacute V 3 [49] 5 30-32 (trad B Ham) 339 H Oosthout Modes of knowledge and the transcendental An introduction to Plotinus Ennead 53 (49)

with a commentary and translation AmsterdamPhiladephia R B Gruumlner 1991 p 105-106

179

Encore une fois lrsquoexposeacute de Plotin est plus complet que celui drsquoAristote il preacutesente plus

distinctement le sujet lrsquoacte et lrsquoobjet de lrsquointellection afin de montrer par la suite

pourquoi ils sont tous identiques Aristote ne fait pas mention de cette triple identiteacute il

preacutefegravere plutocirct attirer notre attention sur lrsquoacte drsquointellection en lui-mecircme sur

lrsquoautoreacuteflexiviteacute de la Penseacutee

3 Ce qui distingue eacutegalement lrsquoargument de Plotin de celui drsquoAristote est le rocircle qursquoy

joue lrsquoEcirctre La reacuteflexion drsquoAristote est avant tout gnoseacuteologique (de lrsquoordre de la

connaissance) alors que celle de Plotin nrsquoest pas seulement gnoseacuteologique mais aussi

ontologique (de lrsquoordre de lrsquoecirctre) Crsquoest sur ce point que lrsquoinfluence de Parmeacutenide (pour qui

Ecirctre et Penseacutee sont identiques) et de Platon (pour qui les reacutealiteacutes intelligibles sont les ecirctres

veacuteritables) est la plus marqueacutee On ne voit pas chez Aristote une identification explicite de

lrsquoEcirctre et de la Penseacutee contrairement agrave ce que lrsquoon constate aiseacutement au chapitre 5 du Traiteacute

V 3 [49] Nous ne preacutetendons pas que cette identiteacute nrsquoest pas preacutesupposeacutee par Aristote

mais seulement qursquoelle nrsquoest pas explicitement mentionneacutee

Selon lrsquoanalyse de L P Gerson le concept drsquoousia drsquoeacutetant est mecircme central dans

tout lrsquoargument du chapitre 9 du livre Λ (XII) En effet alors qursquoAristote parle de

puissance et drsquoacte il renvoie constamment agrave lrsquoecirctre lrsquoousia qui peut ecirctre dit en acte ou en

puissance

Viewed form the Eleatic perspective it is indeed strange that Aristotle should

endorse the indentification of being and knowing That he does so on the basis

of explicitly anti-Platonic principles indicates the strength of the claim The

unmoved mover putatively being in the primary sense is identical with a pure

activity which is nothing but noesis340

Le fait qursquoAristote nrsquoidentifie pas explicitement lrsquoEcirctre et la Penseacutee comme le fait Plotin au

chapitre 5 ne signifie pas que cette identiteacute nrsquoest pas constitutive de lrsquoargument Cela

nrsquoenlegraveve cependant rien agrave lrsquooriginaliteacute de Plotin Aristote comme lrsquoexplique Gerson

identifie lrsquoEcirctre et la Penseacutee drsquoune maniegravere antiplatonicienne laquo anti-Platonic raquo

contrairement agrave Plotin il ne reacutefegravere pas aux dialogues platoniciens du Sophiste et du

340 L P Gerson art cit p 110

180

Parmeacutenide341 pour conceptualiser cette identiteacute Lrsquooriginaliteacute de Plotin par rapport agrave

Aristote ndash bien que les concepts drsquoacte et de puissance soient repris au chapitre 5 ndash se

trouve dans les reacutefeacuterences implicites qursquoil fait aux dialogues de Platon sur lrsquoEcirctre et la

Penseacutee

4 Nous notons une quatriegraveme et derniegravere divergence au sujet de lrsquoIntellect entre

Plotin et Aristote ou plus preacuteciseacutement entre la penseacutee plotinienne et une interpreacutetation de

la penseacutee aristoteacutelicienne que lrsquoon retrouve dans le Suppleacutement au livre sur lrsquoacircme342

ouvrage attribueacute agrave Alexandre drsquoAphrodise Dans ce livre la connaissance de soi de

lrsquoIntellect y est deacutecrite comme lrsquoabstraction drsquoune forme intelligible de la matiegravere Le

modegravele de lrsquoabstraction ne satisfaisait pas Plotin Que lrsquoIntellect pense un objet intelligible

ne signifie pas pour autant qursquoil se pense lui-mecircme

Cette preacutesentation des divergences entre le Traiteacute V 3 [49] et le livre Λ (XII) de la

Meacutetaphysique sans se vouloir exhaustive permet cependant de saisir en quoi lrsquoargument de

Plotin se distingue de celui drsquoAristote tout en lui eacutetant redevable de plusieurs concepts

Bien que nous reviendrons sur la question de la premiegravere hypostase dans la section

suivante nous nrsquoavons pas voulu insister sur cette originaliteacute de la meacutetaphysique de Plotin

par rapport au systegraveme drsquoAristote Laurent Lavaud convient avec nous des similitudes entre

la penseacutee des deux philosophes Il souligne toutefois qursquoagrave partir du chapitre 6 les concepts

du systegraveme aristoteacutelicien sont moins preacutesents Plotin cherchera alors agrave assurer la

connaissance de soi de lrsquoIntellect en preacutecisant la nature du rapport qursquoil entretient avec son

principe lrsquoUn laquo Lrsquoenjeu est alors de montrer en quoi cette structure meacutetaphysique de la

ldquopenseacutee de la penseacuteerdquo heacuteriteacutee de la Meacutetaphysique semble insuffisante agrave Plotin pour assurer

les conditions de toute intelligibiliteacute Lrsquointelligence devra agrave son tour ecirctre reacutefeacutereacutee agrave un

principe supeacuterieur ultime343 raquo

Lrsquointelligible dans le systegraveme aristoteacutelicien nrsquoest pas aussi bien deacutefini que dans la

meacutetaphysique plotinienne Il nrsquoy a pas agrave proprement parler de monde ou de lieu intelligible

chez Aristote agrave moins que lrsquoon parle du Dieu premier moteur ou de la connaissance

341 Cf Platon Sophiste 245d et Parmeacutenide 142b 342 Voir H Oosthout op cit p 109-110 343 L Lavaud art cit p 196

181

intellectuelle telle qursquoelle est preacutesenteacutee dans le De anima Par conseacutequent il serait

impertinent de pousser plus loin la comparaison entre deux systegravemes qui se conforment agrave

des paradigmes diffeacuterents

26 La multipliciteacute et lrsquouniteacute de lrsquoIntellect

Apregraves avoir ainsi mentionneacute ce qui distingue et rapproche Platon drsquoAristote quant agrave

la question de la connaissance de soi de lrsquoIntellect il nous faut finalement juger si sa

deacutemonstration du chapitre 5 reacutesiste agrave lrsquoobjection sceptique

Le but de Plotin eacutetait de montrer lrsquouniteacute de lrsquoIntellect Bien entendu lrsquoIntellect est

eacutegalement multiple ce que Plotin nrsquooserait pas nier ndash rappelons-nous lrsquoen polla (un-

multiple) du Parmeacutenide ndash mais ce nrsquoest pas seulement par sa multipliciteacute qursquoil arrive agrave se

connaicirctre mais eacutegalement et surtout par son uniteacute Si dans le systegraveme que Plotin deacutefend

lrsquoUn est laquo un raquo et lrsquoIntellect laquo un et multiple raquo les sceptiques ont eu tort drsquoaffirmer que la

connaissance de soi de lrsquoIntellect est impossible en raison de sa multipliciteacute Ils ont neacutegligeacute

son uniteacute laquo La Penseacutee qui rend lrsquoIntellect multiple (10 28-30) ne peut saisir lrsquoecirctre qursquoen

vertu de sa multipliciteacute Mais en mecircme temps elle reacuteunifie la multipliciteacute de lrsquoEcirctre en

assurant la coheacutesion de lrsquoun-tout344 raquo

Selon les arguments de Plotin la division sceptique traduit une incompreacutehension de

la nature de la Penseacutee et de lrsquoEcirctre Sextus prend la multipliciteacute qui est la conseacutequence de la

connaissance de soi pour invalider cette mecircme connaissance Ian Crystal souligne en quoi

cette multipliciteacute ne peut constituer un argument valable une faille agrave exploiter pour les

sceptiques laquo For a start that the activity of the intellect is constitutive of multiplicity

within itself is clear Plotinus speaks of there being a sort of internal occurrence when the

intellect thinks itself and it is this which makes it the intellect many345 raquo P Hadot partage

lrsquoopinion de Crystal et preacutecise que pour Plotin lrsquoEcirctre preacutecegravede la Penseacutee

Pour lui la penseacutee ne peut preacuteceacuteder lrsquoEcirctre mais ce sont lrsquoEcirctre et la forme qui

preacutecegravedent la penseacutee parce qursquoils sont la trace de lrsquoUn trace qui permet agrave

344 B Ham op cit p 25 345 I Crystal laquo Plotinus on the Structure of Self-Intellection raquo Phronecircsis 43 3 (1998) p 279

182

lrsquoIntellect prenant cette trace pour son objet de se constituer preacuteciseacutement

comme Intellect en se pensant comme identique agrave lrsquoobjet de sa penseacutee346

Si lrsquoEcirctre preacutecegravede la Penseacutee lrsquouniteacute preacutecegravede donc la multipliciteacute Les sceptiques nrsquoavaient

sans doute pas pris en consideacuteration cette conception de lrsquoIntellect avant de formuler leur

objection

E K Emilsson deacutefend lui aussi la conception plotinienne de lrsquoIntellect contre

lrsquoobjection sceptique Sa critique ne concerne pas lrsquoincompreacutehension de ce qursquoest lrsquoIntellect

par les sceptiques de sa multipliciteacute gnoseacuteologique et de son uniteacute ontologique premiegravere

elle srsquoattaque plutocirct au fait qursquoils aient neacutegligeacute la distinction entre la penseacutee discursive et la

penseacutee intellectuelle Il deacutefend que selon Plotin la penseacutee divine celle de lrsquoIntellect ne

peut ecirctre repreacutesenteacutee laquo However Plotinus may well have believed that if divine thought

is non-representational it must be non-propositional347 raquo Lrsquoobjection sceptique essaie

pourtant de repreacutesenter la penseacutee divine elle pose drsquoun cocircteacute le sujet de lrsquoautre lrsquoobjet elle

divise en fait une reacutealiteacute qui ne saurait ecirctre diviseacutee

Plotin cherche agrave deacutemontrer que lrsquoIntellect se connaicirct lui-mecircme pour les raisons

mentionneacutees au chapitre 5 Cependant pour assurer la sauvegarde de la connaissance de soi

de lrsquoIntellect Plotin cherchera agrave montrer que celui-ci se pense lui-mecircme en se retournant

vers son principe lrsquoUn Par ce retournement vers laquo lrsquouniteacute en elle-mecircme raquo Plotin srsquoeacutecartera

du peacuteril de la multipliciteacute qursquoAristote nrsquoa pu complegravetement eacuteviter en nrsquoayant pas poseacute un

principe anteacuterieur agrave lrsquoIntellect Ceci ne constitue pas pour autant un deacutesaveu de sa

deacutemonstration du chapitre 5 le reste du traiteacute doit plutocirct ecirctre interpreacuteteacute comme une

explicitation de cet argument

27 Remarques conclusives sur la connaissance de soi

Lrsquoargument de Plotin reacutesiste-t-il agrave lrsquoobjection sceptique La multipliciteacute preacutesente

dans lrsquoIntellect ndash rappelons que lrsquoIntellect est dit en polla (un-multiple) ndash constitue-t-elle la

346 P Hadot laquo La conception plotinienne de lrsquoidentiteacute entre lrsquointellect et son objet Plotin et le De anima

drsquoAristote raquo dans Corps et acircme Sur le De anima drsquoAristote Paris Vrin 1996 p 376 347 E K Emilsson laquo Plotinus on the Objects of Thought raquo Archiv fuumlr Geschichte der Philosophie 77 1

(1995) p 31 Les conclusions de cet article sont reprises par lrsquoauteur et inteacutegreacutees aux deacuteveloppements que

lrsquoon retrouve dans une monographie qursquoil consacre agrave lrsquoIntellect plotinien Plotinus on Intellect Oxford

Oxford University Press 2007

183

faille de toute deacutemonstration de la connaissance de soi Si lrsquoIntellect est multiple comme

le croient les sceptiques il sera divisible et srsquoil est divisible nous en revenons aux deux

branches de lrsquoobjection sceptique Mais la multipliciteacute que la Penseacutee ou lrsquoacte

drsquointellection apporte agrave lrsquoIntellect nrsquoest qursquoun moment de la connaissance de soi la

Penseacutee ramegravene ultimement lrsquoEcirctre de lrsquoIntellect agrave lrsquouniteacute

Du point de vue de la connaissance les sceptiques ont raison drsquoaffirmer que

lrsquoIntellect est multiple et donc divisible il faut bien poser qursquoil y ait un sujet connaissant

et un objet connu et donc une division pour qursquoil y ait connaissance Cette division nrsquoest

cependant pas ontologique selon Plotin Beierwaltes dirait mecircme qursquoelle ne srsquoapplique pas

agrave la penseacutee absolue348 nous repreacutesentons un Intellect diviseacute afin de comprendre en quoi

cette reacutealiteacute qui nous est supeacuterieure se connaicirct elle-mecircme mais nous ne la divisons pas pour

autant dans son ecirctre Plotin et crsquoest lagrave sa plus grande originaliteacute par rapport agrave Aristote met

lrsquoaccent sur lrsquouniteacute ontologique de lrsquoIntellect et sur lrsquoidentiteacute heacuteriteacutee de Parmeacutenide entre

lrsquoEcirctre et la Penseacutee

Bien entendu les philosophes laquo dogmatiques raquo doivent conserver agrave tout prix lrsquouniteacute

de lrsquoIntellect afin de reacutesister aux attaques des sceptiques il leur faut montrer en quoi une

division ne peut ecirctre que de lrsquoordre de la connaissance et non de lrsquoecirctre Bien que lrsquoIntellect

soit en polla il conserve lrsquouniteacute suffisante celle que lui procure lrsquoidentiteacute de lrsquoEcirctre et de la

Penseacutee afin de sauvegarder la connaissance de soi

3 Les limites de la penseacutee humaine dans son rapport au divin

31 Une intellection humaine supeacuterieure agrave la noecircsis meta logou

Agrave partir drsquoun travail dialectique sur les principes meacutetaphysiques agrave lrsquoaide de

schegravemes theacuteoriques progressivement eacutelaboreacutes et affineacutes par la tradition platonico-

aristoteacutelicienne Proclus deacutefinit trois grandes cateacutegories de lrsquoEcirctre et donc du divin

lrsquointelligible lrsquointelligible-et-intellectif et lrsquointellectif auxquelles il rattache trois formes

drsquointellection qui transcendent les limites de la connaissance humaine

348 Voir W Beierwaltes art cit p 15

184

Il est toutefois difficile comme nous lrsquoavons reconnu drsquoassocier ces trois formes

drsquointellections divines aux diverses entiteacutes que deacutefinit Proclus drsquoabord dans les Eacuteleacutements

de theacuteologie mais surtout dans la Theacuteologie platonicienne ougrave la multipliciteacute des

perspectives theacuteologiques empecircche agrave notre avis toute association qui serait reacuteductrice pour

la philosophie de Proclus Par prudence nous avons voulu nous limiter aux schegravemes

theacuteologiques des Eacuteleacutements de theacuteologie en eacutelargissant agrave la Theacuteologie platonicienne

De mecircme en effet que par la vie qui leur est propre les corps sont conjoints agrave

lrsquoacircme et que par leur part intellective propre les acircmes sont tendues vers

lrsquointellect universel et lrsquointellection toute premiegravere de mecircme je pense les ecirctres

reacuteellement ecirctres eux aussi par lrsquoun qui leur est immanent sont eacuteleveacutes jusqursquoagrave

lrsquouniteacute transcendante et par suite sont inseacuteparables de la cause toute

premiegravere349

Nous poursuivons avec un passage tireacute du mecircme livre au chapitre 14

Quant agrave lrsquointellect qui possegravede lrsquoacte de vivre dans lrsquoeacuteterniteacute qui par essence

est un acte et qui a fixeacute son acte drsquointellection en lrsquoimmobilisant dans le preacutesent

drsquoune totale simultaneacuteiteacute il est diviniseacute totalement par le ministegravere de la cause

qui lui est supeacuterieure350

Selon ce schegraveme ougrave la dialectique est reine ougrave le philosophe semble ecirctre celui qui par le

perfectionnement de son logos de sa rationaliteacute peut srsquoeacutelever de la dianoia agrave la noecircsis meta

logou par un long et patient entraicircnement en empruntant un chemin long et tortueux

comment rendre compte de la possibiliteacute drsquoune forme intellection supeacuterieure pour lrsquohomme

qursquoelle soit celle du philosophe parfait ou celle drsquoune acircme inspireacutee qui nrsquoa pas

neacutecessairement reacuteussi agrave parfaire ses vertus intellectuelles et morales Si lrsquoun des dieux est

supeacuterieur agrave lrsquointellect qui en eacutemane est-il possible pour lrsquohomme drsquoentrer en contact avec

lrsquouniteacute divine srsquoil nrsquoa pas drsquoabord parfait son intellect Lrsquoacircme humaine peut-elle mecircme si

elle nrsquoa pas su cultiver la sagesse par lrsquoexercice de sa raison et la pratique des vertus

atteindre une connaissance veacuteritable du divin La theacuteorie de lrsquoinspiration divine et

lrsquoenseignement au sujet des diffeacuterentes formes de discours theacuteologiques chez Proclus nous

349 Proclus Theacuteologie platoniciennne I 12 57 2-7 (trad H D Saffrey et L G Westerink) laquo Ὡς γὰρ τὰ

σώματα τῇ ἑαυτῶν ζωῇ συνάπτεται πρὸς τὴν ψυχήν καὶ ὡς αἱ ψυχαὶ τῷ ἑαυτῶν νοητικῷ πρὸς τὸν ὅλον νοῦν

ἀνατείνονται καὶ τὴν πρωτίστην νόησιν οὕτω δήπου καὶ τὰ ὄντως ὄντα τῷ ἑαυτῶν ἑνὶ πρὸς τὴν ἐξῃρημένην

ἕνωσιν ἀνῆκται καὶ ταύτῃ τῆς πρωτίστης αἰτίας ἐστὶν ἀνεκφοίτητα raquo 350 Ibid I 14 66 23-26 (trad H D Saffrey et L G Westerink) laquo νοῦς δὲ ἐν αἰῶνι τὸ ζῆν ἔχων καὶ τ ῇ

ο ὐ σ ί ᾳ ὢ ν ἐ ν έ ρ γ ε ι α καὶ πᾶσαν ὁμοῦ τὴν νόησιν ἐν τῷ νῦν ἑστῶσαν πηξάμενος ἔνθεός ἐστι διὰ τὴν πρὸ

αὐτοῦ πάντως αἰτίαν raquo

185

apprend qursquoune telle connaissance du divin est possible tout en preacutecisant que le veacuteritable

savoir celui qui unit toutes les autres formes de connaissance sur le divin demeure la

science dialectique qui permet lrsquoactivation de la plus haute faculteacute proprement humaine de

notre acircme agrave savoir la noecircsis meta logou

32 Les limites de la penseacutee humaine dans le neacuteoplatonisme apregraves Plotin

Les ceacutelegravebres eacutetudes drsquoE R Dodds rassembleacutees sous le titre The Greeks and the

Irrational351 ont bien montreacute la part que les penseurs grecs reacuteservaient agrave lrsquoinspiration

divine dans leur conception de la sagesse humaine On ne saurait penser la philosophie

grecque du moins celle de ceux qui acceptent lrsquoexistence et la providence des dieux

comme une deacutemarche qui ne fait appel qursquoagrave la rationaliteacute humaine indeacutependamment de

toute relation avec le divin Plusieurs dialogues platoniciens teacutemoignent des bienfaits de

lrsquoinspiration divine sur lrsquohumaniteacute au premier rang desquels figure le Phegravedre352 Dans son

second discours sa Palinodie ougrave il fait lrsquoeacuteloge drsquoEacuteros Socrate montre que lrsquohomme inspireacute

par le(s) dieu(x) est agrave lrsquoorigine de plus grands bienfaits pour lui et son aimeacute que lrsquohomme

tempeacutereacute Ce principe est appliqueacute successivement aux quatre espegraveces de folies ndash

divinatoire initiatique musicale et amoureuse ndash mais Socrate consacre la presque totaliteacute

de son discours au deacutelire amoureux dans le but de persuader Phegravedre qursquoil est preacutefeacuterable

drsquoaccorder ses faveurs agrave celui qui est posseacutedeacute par lrsquoamour divin qursquoagrave celui qui ne lrsquoest pas

Dans la suite de sa palinodie Socrate relate le parcours de lrsquoacircme de lrsquoamant divinement

inspireacute ndash ou du dialecticien avec qui la figure de lrsquoamant semble se confondre ndash dans son

eacuteleacutevation vers la Beauteacute intelligible Toutefois dans la seconde partie du dialogue Socrate

relativise le caractegravere mystique de son second discours en preacutecisant que lrsquoessentiel y

concernait les divisions et les rassemblements qursquoil y a opeacutereacutes Doit-on deacuteceler ici une part

drsquoironie visant agrave faire ressortir la supeacuterioriteacute du dialecticien sur lrsquohomme posseacutedeacute par les

dieux ou plutocirct mettre lrsquoinspiration divine au principe mecircme de lrsquoactiviteacute dialectique La

comparaison avec le reste du corpus rend probleacutematique toute assertion cateacutegorique au sujet

des rapports entre la philosophie et lrsquoinspiration divine En effet des dialogues de jeunesse

351 E R Dodds The Greeks and the Irrational Berkeley University of California Press 1966 352 Nous renvoyons agrave notre ANNEXE I pour une analyse plus complegravete du rocircle de la folie divine dans lrsquoœuvre

de Platon notamment dans le Phegravedre Nos propos agrave ce sujet dans cette sous-section nrsquoont pour but que

drsquointroduire agrave la conception neacuteoplatonicienne des limites de la penseacutee humaine dans son rapport aux principes

divins

186

comme lrsquoIon et le Meacutenon semblent opposer lrsquoinspiration divine agrave la science veacuteritable agrave

savoir la dialectique qui lui est supeacuterieure par son universaliteacute Cependant dans le Phegravedre

mais aussi dans le Timeacutee lrsquoassistance divine agrave laquelle Timeacutee et Socrate font appel en

commenccedilant leurs exposeacutes sur lrsquoacircme ou sur le Monde apparaicirct comme la condition de

possibiliteacute de leur discours comme la cause motrice permettant drsquoopeacuterer les divisions et les

rassemblements qui reacutevegravelent lrsquoessence des choses

Alors que la position de Platon sur la fonction cognitive de lrsquoinspiration divine reste

peut-ecirctre insaisissable lrsquoironie socratique et le changement de thegraveme drsquoun dialogue agrave

lrsquoautre nous la dissimulant la doctrine neacuteoplatonicienne de lrsquoenthousiasme de lrsquoactivation

des puissances de lrsquoacircme humaine sous lrsquoeffet drsquoune gracircce divine est preacutesenteacutee de maniegravere

nettement plus systeacutematique Chez Proclus la multiplication des divisions opeacutereacutees agrave

lrsquointeacuterieur du monde intelligible ainsi que les fines distinctions introduites entre les faculteacutes

de lrsquoacircme rendent possible lrsquoidentification des limites de la penseacutee humaine dans son rapport

au divin Par les seules forces de sa penseacutee lrsquohomme ne peut espeacuterer atteindre que la

connaissance des Formes intellectives agrave la marge infeacuterieure du plan intelligible lui-mecircme

situeacute entre lrsquoordre proprement divin lrsquoUn et ses heacutenades et la seacuterie psychique srsquoeacutetendant

des Acircmes divines aux acircmes humaines Reacuteparties de maniegravere hieacuterarchique selon la triade

Ecirctre-Vie-Penseacutee les Formes intelligibles peuvent ecirctre associeacutees agrave lrsquoEcirctre les Formes

intelligibles-et-intellectives agrave la Vie et les Formes intellectives agrave la Penseacutee la connaissance

de ces deux premiers ordres nrsquoeacutetant reacuteserveacutee qursquoagrave un petit nombre drsquoeacutelus toucheacutes par la

gracircce divine Alors que le Timeacutee de lrsquoavis de Proclus traite de la connaissance des Formes

intellectuelles coordonneacutees agrave lrsquoIntellect deacutemiurgique le Phegravedre dans le Second discours

de Socrate et le Parmeacutenide dans son traitement des apories de la participation porteraient

sur les Formes intelligibles-et-intellectives

Mecircme srsquoil est impossible drsquoatteindre une parfaite systeacutematiciteacute dans la preacutesentation

des doctrines de Proclus et ce malgreacute le caractegravere fondamentalement scolastique de ses

traiteacutes et commentaires il nous est toutefois possible drsquoabstraire et drsquoeacutenoncer les principes

geacuteneacuteraux qui structurent sa theacuteorie de la connaissance Bien qursquoelle fasse preuve

drsquoinventiviteacute dans sa reacuteflexion philosophique et surtout dans son approche exeacutegeacutetique la

penseacutee de Proclus reste avant tout tributaire drsquoune tradition scolaire elle se preacutesente

187

comme la reprise des enseignements de son maicirctre Syrianus et par-delagrave des principes de la

theacuteologie eacutelaboreacutee par Jamblique Conscient de lrsquoinfluence des preacutedeacutecesseurs de Proclus sur

son oeuvre nous commenterons drsquoabord des extraits du De Mysteriis de Jamblique et de

lrsquoIn Phaedrum drsquoHermias ndash qui rapporte lrsquoenseignement de son maicirctre Syrianus ndash ougrave leurs

auteurs deacuteterminent la part de lrsquoinitiative humaine et celle de la gracircce divine relativement agrave

la connaissance des dieux et des intelligibles Nous preacutesenterons ensuite deux extraits ougrave

Proclus hieacuterarchise les faculteacutes de lrsquoacircme humaine nous pourrons ainsi porter un jugement

sur la coheacuterence interne du corpus proclien et sur les rapports avec les doctrines de ses

devanciers Nous conclurons notre enquecircte par lrsquoanalyse drsquoun passage de lrsquoIn Parmenidem

ougrave Proclus distingue les Formes intellectives que nous avons en soi la capaciteacute de

connaicirctre des Formes intelligibles-et-intellectives rendues uniquement connaissables pour

nous par une illumination divine

33 Les limites de la penseacutee humaine chez Jamblique et Syrianus

Plusieurs extraits du De Mysteriis esquissent les limites de la penseacutee humaine

Puisqursquoil srsquoagit drsquoune œuvre poleacutemique drsquoune argumentation ad hominem ndash rappelons que

Jamblique reacutefute les objections formuleacutees par Porphyre dans sa lettre agrave Aneacutebon ndash cet

exposeacute ne preacutesente pas le mecircme degreacute de systeacutematiciteacute que les commentaires de Proclus

Certes Jamblique mobilise nombre drsquoeacuteleacutements doctrinaux qui reacutevegravelent une approche

systeacutematique de la theacuteologie il preacutetend drsquoailleurs pouvoir viser une science divine353 mais

la finaliteacute de son ouvrage reste de lever les apories porphyriennes Nous ne retrouvons donc

pas dans lrsquoœuvre conserveacutee de Jamblique du moins dans le De Mysteriis de ces

preacutesentations scolaires omnipreacutesentes chez Proclus ougrave les faculteacutes de lrsquoacircme et leurs objets

seraient clairement distingueacutes agrave lrsquoexception peut-ecirctre de ce passage ougrave lrsquoon peut voir la

matrice de la doctrine proclienne au sujet de lrsquoinspiration divine

Ainsi donc aux immortels compagnons des dieux correspondra la perception

inneacutee que nous en avons de mecircme qursquoils ont eux-mecircmes lrsquoecirctre drsquoune maniegravere

constamment identique de mecircme lrsquoacircme humaine doit srsquoattacher agrave eux en vertu

du mecircme principe par la connaissance et sans poursuivre drsquoaucune faccedilon par

la conjecture lrsquoopinion ou un raisonnement quelconque qui prennent leur point

de deacutepart dans le temps lrsquoessence supeacuterieure agrave tous ces modes de connaissance

353 Jamblique De Mysteriis I 8 29 12

188

crsquoest par les intellections pures et irreacuteprochables reccedilues des dieux de toute

eacuteterniteacute qursquoelle se reliera agrave eux354

Ce passage srsquoinsegravere dans lrsquoargument visant agrave montrer que nous nrsquoavons pas une

connaissance exteacuterieure des dieux et des ecirctres supeacuterieurs ndash les deacutemons les heacuteros les acircmes

immaculeacutees ndash mais une connaissance inheacuterente agrave notre acircme ou agrave plus proprement parler

un contact continuel avec le divin Des diffeacuterentes activiteacutes cognitives de lrsquoacircme deacutefinies par

Platon dans lrsquoAnalogie de la Ligne Jamblique reprend la conjecture lrsquoopinion et le

raisonnement et montre qursquoen raison de leur assise temporelle elles sont inadeacutequates pour

deacutecrire notre relation avec les dieux Dans la terminologie platonicienne seule lrsquointellection

convient pour deacutecrire notre appreacutehension du divin mais celle-ci est soigneusement

qualifieacutee laquo de pure et drsquoirreacuteprochable raquo par Jamblique sans doute pour la distinguer drsquoune

intellection proprement humaine qui lui serait infeacuterieure probablement celle dont il est

question en Timeacutee 28a1-4 lrsquointellection accompagneacutee de raison La suite du passage

complegravete la reacutefutation des objections porphyriennes en distinguant la science divine des

sciences humaines

Mais toi tu as lrsquoair de croire que laquo la mecircme connaissance vaut pour les choses

divines et pour les autres quelles qursquoelles soient raquo et que laquo les contraires

fournissent le membre opposeacute comme crsquoest lrsquoordinaire dans les problegravemes

dialectiques raquo en reacutealiteacute ce nrsquoest pas du tout pareil la connaissance des dieux

est agrave part seacutepareacutee de toute opposition et elle ne consiste pas dans le fait qursquoon

la concegravede maintenant ou qursquoelle prend naissance de toute eacuteterniteacute elle

coexistait dans lrsquoacircme en une forme unique Voilagrave donc ce que je te dis du

premier principe en nous drsquoougrave doivent partir ceux qui disent ou entendent quoi

que ce soit au sujet des ecirctres qui nous sont supeacuterieurs355

Ce qui apparaicirct dans ce passage ce qui sera drsquoailleurs repris et deacuteveloppeacute par Proclus crsquoest

une nette opposition entre theacuteologie et philosophie Les proceacutedeacutes de la dialectique

notamment la connaissance par les contraires ne srsquoappliqueraient pas selon Jamblique agrave

354 Ibid I 3 30-38 (trad E des Places) laquo Ἐοικέτω δὴ οὖν τοῖς ἀιδίοις τῶν θεῶν συνοπαδοῖς καὶ ἡ σύμφυτος

αὐτῶν κατανόησιςmiddot ὥσπερ οὖν αὐτοὶ τὸ εἶναι ἔχουσιν ἀεὶ ὡσαύτως οὕτω καὶ ἡ ἀνθρωπίνη ψυχὴ κατὰ τὰ

αὐτὰ τῇ γνώσει πρὸς αὐτοὺς συναπτέσθω εἰκασίᾳ μὲν ἢ δόξῃ ἢ συλλογισμῷ τινι ἀρχομένοις ποτὲ ἀπὸ

χρόνου μηδαμῶς τὴν ὑπὲρ ταῦτα πάντα οὐσίαν μεταδιώκουσα ταῖς δὲ καθαραῖς καὶ ἀμέμπτοις νοήσεσιν αἷς

εἴληφεν ἐξ ἀιδίου παρὰ τῶν θεῶν ταύταις αὐτοῖς συνηρτημένη raquo 355 Ibid I 3 38-46 (trad E des Places) laquo σὺ δrsquo ἔοικας ἡγεῖσθαι τὴν αὐτὴν εἶναι τῶν θείων καὶ τῶν ἄλλων

ὁποιωνοῦν γνῶσιν δίδοσθαί τε ἀπὸ τῶν ἀντικειμένων τὸ ἕτερον μόριον ὥσπερ εἴωθε καὶ ἐπὶ τῶν ἐν ταῖς

διαλέκτοις προτεινομένωνmiddot τὸ δrsquo οὐκ ἔστιν οὐδαμῶς παραπλήσιονmiddot ἐξήλλακται γὰρ αὐτῶν ἡ εἴδησις

ἀντιθέσεώς τε πάσης κεχώρισται καὶ οὐκ ἐν τῷ συγχωρεῖσθαι νῦν ἢ ἐν τῷ γίγνεσθαι ὑφέστηκεν ἀλλrsquo ἦν ἐξ

ἀιδίου μονοειδὴς ἐπὶ τῇ ψυχῇ συνυπάρχουσα raquo

189

lrsquoappreacutehension des dieux Lrsquounion continuelle de notre acircme avec le divin nrsquoest rendue

possible que par un principe divin qui est en nous Dans la suite du De Mysteriis Jamblique

reprendra le principe empeacutedocleacuteen selon lequel le semblable est connu par le semblable

pour justifier cette doctrine

En effet apregraves avoir dit laquo les intellects purs inflexibles et non mecircleacutes agrave du

sensible raquo tu te demandes avec encore plus drsquoheacutesitation laquo srsquoil faut les prier raquo

Pour moi je vais jusqursquoagrave penser qursquoil nrsquoen faut pas prier drsquoautres Car ce qui en

nous est divin intelligent et un ou si tu preacutefegraveres lrsquoappeler ainsi intelligible

srsquoeacuteveille alors manifestement dans la priegravere en srsquoeacuteveillant cet eacuteleacutement aspire

supeacuterieurement agrave lrsquoeacuteleacutement semblable et srsquounit agrave la perfection en soi356

Ces passages nrsquoindiquent pas que lrsquoacircme humaine est en soi incapable de srsquounir avec le

divin mais seulement que les faculteacutes cognitives qui lui sont propres sont inadeacutequates pour

cette union Toutefois Jamblique preacutecisera plus loin que le principe qui en nous permet

lrsquounion avec les dieux est de nature divine et que son activation ne relegraveve pas de lrsquoinitiative

humaine Nous sommes ici au cœur de la deacutefense jamblicheacuteenne de lrsquoart hieacuteratique contre

les attaques porphyriennes ougrave est reacutefuteacutee lrsquoideacutee voulant que la theacuteurgie consiste agrave agir sur

les dieux

Ce nrsquoest pas non plus lrsquoacte de penser qui unit aux dieux les theacuteurges car alors

qursquoest-ce qui empecirccherait ceux qui philosophent theacuteoreacutetiquement drsquoarriver agrave

lrsquounion avec les dieux Mais la veacuteriteacute est tout autre crsquoest lrsquoaccomplissement

religieux des actions ineffables dont les effets deacutepassent toute intellection ainsi

que le pouvoir des symboles muets entendus des dieux seuls qui opegraverent

lrsquounion theacuteurgique Crsquoest pourquoi ce nrsquoest pas notre penseacutee qui opegravere ces

actes car alors leur efficaciteacute serait intellectuelle et deacutependrait de nous [hellip]

Nos penseacutees ne provoquent donc pas en les preacutevenant les causes divines agrave

srsquoexercer mais elles doivent avec toutes les dispositions excellentes de lrsquoacircme

et avec notre pureteacute preacuteexister comme causes auxiliaires ce qui eacuteveille

proprement le vouloir divin ce sont les signes divins eux-mecircmes et ainsi le

divin est deacutetermineacute par le divin et ne reccediloit drsquoaucun des ecirctres infeacuterieurs un

principe quelconque de son action propre357

356 Ibid I 15 19-25 (trad E des Places) laquo Ἔτι γὰρ μᾶλλον ἀκλίτους καὶ ἀμιγεῖς αἰσθητοῖς εἰπὼν εἶναι τοὺς

καθαροὺς νόας ἀπορεῖς εἰ δεῖ πρὸς αὐτοὺς εὔχεσθαι Ἐγὼ δrsquo οὐδrsquo ἄλλοις τισὶν ἡγοῦμαι δεῖν εὔχεσθαι Τὸ γὰρ

θεῖον ἐν ἡμῖν καὶ νοερὸν καὶ ἕν ἢ εἰ νοητὸν αὐτὸ καλεῖν ἐθέλοις ἐγείρεται τότε ἐναργῶς ἐν ταῖς εὐχαῖς

ἐγειρόμενον δὲ ἐφίεται τοῦ ὁμοίου διαφερόντως καὶ συνάπτεται πρὸς αὐτοτελειότητα raquo 357 Ibid II 11 16-37 (trad E des Places) laquo οὐδὲ γὰρ ἡ ἔννοια συνάπτει τοῖς θεοῖς τοὺς θεουργούςmiddot ἐπεὶ τί

ἐκώλυε τοὺς θεωρητικῶς φιλοσοφοῦντας ἔχειν τὴν θεουργικὴν ἕνωσιν πρὸς τοὺς θεούς νῦν δrsquo οὐκ ἔχει τό γε

ἀληθὲς οὕτωςmiddot ἀλλrsquo ἡ τῶν ἔργων τῶν ἀρρήτων καὶ ὑπὲρ πᾶσαν νόησιν θεοπρεπῶς ἐνεργουμένων

τελεσιουργία ἥ τε τῶν νοουμένων τοῖς θεοῖς μόνον συμβόλων ἀφθέγκτων δύναμις ἐντίθησι τὴν θεουργικὴν

ἕνωσιν Διόπερ οὐδὲ τῷ νοεῖν αὐτὰ ἐνεργοῦμενmiddot ἔσται γὰρ οὕτω νοερὰ αὐτῶν ἡ ἐνέργεια καὶ ἀφrsquo ἡμῶν

190

Jamblique poursuit en affirmant que lrsquounion active avec le divin implique la connaissance

mais qursquoelle ne lui est pas identique Les faculteacutes cognitives de lrsquoacircme ou celle de sa partie

supeacuterieure lrsquointellect ne permettent donc pas agrave lrsquohomme de srsquounir avec le divin ou en

drsquoautres termes drsquoen ecirctre posseacutedeacute Crsquoest ce que confirme cet autre extrait du De Mysteriis

Mais on aurait tort drsquoattribuer lrsquoenthousiasme agrave lrsquoacircme ou agrave quelqursquoune de ses

puissances agrave lrsquointellect ou agrave quelqursquoune de ses puissances ou activiteacute ou agrave une

faiblesse physique ou agrave lrsquoabsence de celle-ci et on nrsquoaurait pas raison de

supposer qursquoil en va ainsi car la theacuteophorie nrsquoest pas œuvre humaine ni ne tient

toute son efficaciteacute de parties ou drsquoactiviteacutes de lrsquohomme358

Lrsquoessentiel de la position jamblicheacuteenne au sujet des limites de la penseacutee humaine est

concentreacute dans les extraits que nous avons preacutesenteacutes Comme nous pourrons le constater

les distinctions opeacutereacutees par Jamblique entre les classes de dieux et les faculteacutes ou activiteacutes

de lrsquoacircme humaine sont moins nombreuses que celles que lrsquoon voit apparaicirctre chez Proclus

Toutefois ce dernier se limite souvent aux divisions jamblicheacuteennes lorsqursquoil preacutesente de

maniegravere scheacutematique les principes de sa theacuteologie par exemple dans lrsquointroduction de sa

Theacuteologie platonicienne Malgreacute les preacutecisions qursquoil apportera Proclus conservera ces deux

principes de la theacuteologie jamblicheacuteenne lrsquoexistence drsquoun principe divin dans lrsquoacircme par

lequel lrsquohomme peut srsquounir aux dieux et lrsquoincapaciteacute pour celui-ci de connaicirctre le divin agrave

lrsquoaide de ses propres faculteacutes cognitives

Les limites de la penseacutee humaine seront plus clairement deacutefinies dans lrsquoœuvre de

Proclus que dans le De Mysteriis jugement que nous pourrions eacutetendre agrave la penseacutee de

Jamblique dans son ensemble si cette œuvre en est reacuteellement repreacutesentative Cela

srsquoexplique par le deacuteveloppement et la systeacutematisation de la science theacuteologique chez ses

successeurs dont Syrianus qui apportera de nouvelles distinctions au sein des classes

divines dans son exeacutegegravese du Parmeacutenide De lrsquoœuvre philosophique de Syrianus la tradition

manuscrite nrsquoa conserveacute que son Commentaire sur les livres B Γ M et N de la

Meacutetaphysique drsquoAristote et les notes reacutedigeacutees par son disciple Hermias agrave partir de son

ἐνδιδομένη`[hellip] Ὅθεν δὴ οὐδrsquoὑπὸ τῶν ἡμετέρων νοήσεων προηγουμένως τὰ θεῖα αἴτια προκαλεῖται εἰς

ἐνέργειανmiddot ἀλλὰ ταύτας μὲν καὶ τὰς ὅλας τῆς ψυχῆς ἀρίστας διαθέσεις καὶ τὴν περὶ ἡμᾶς καθαρότητα ὡς

συναίτια ἄττα προϋποκεῖσθαι χρή raquo 358 Ibid III 7 15-21 (trad E des Places) laquo Ψυχῆς μὲν οὖν καί τινος τῶν ἐν αὐτῇ δυνάμεων ἢ νοῦ καί τινος

τῶν ἐν αὐτῷ δυνάμεων ἢ ἐνεργειῶν ἢ σωματικῆς ἀσθενείας ἢ ἄνευ ταύτης οὐκ ἄν τις ὑπολάβοι δικαίως τὸν

ἐνθουσιασμὸν εἶναι οὐδrsquo ἂν οὕτω γίγνεσθαι εἰκότως ἂν ὑπόθοιτοmiddot οὔτε γὰρ ἀνθρώπινόν ἐστι τὸ τῆς

θεοφορίας ἔργον οὔτε ἀνθρωπίνοις μορίοις ἢ ἐνεργήμασι τὸ πᾶν ἔχει κῦρος raquo

191

enseignement sur le Phegravedre de Platon LrsquoIn Phaedrum srsquoavegravere un teacutemoin preacutecieux de

lrsquointerpreacutetation neacuteoplatonicienne du Phegravedre et plus particuliegraverement de la palinodie de

Socrate ougrave Proclus et sans doute deacutejagrave Syrianus voyait un exposeacute theacuteologique sur la classe

des dieux intelligibles-et-intellectifs Ce qui nous inteacuteresse dans lrsquoimmeacutediat crsquoest

lrsquointerpreacutetation neacuteoplatonicienne de lrsquoenthousiasme divin dont Socrate fait lrsquoeacuteloge dans son

second discours Par son exeacutegegravese Syrianus prend le relais de Jamblique ndash le De Mysteriis

se fondant en partie sur une interpreacutetation des ideacutees du Phegravedre ndash mais ne se refuse pas agrave

corriger son estimeacute preacutedeacutecesseur En effet alors que Jamblique subordonne

cateacutegoriquement la penseacutee humaine agrave lrsquoinspiration divine le maicirctre de Proclus distingue

plusieurs formes drsquoenthousiasme qursquoil hieacuterarchise selon les parties de lrsquoacircme auxquelles

elles sont relatives ce qursquoexpose ce passage

Lrsquoenthousiasme qui vient des dieux celui qui est premier propre et vrai touche

agrave lrsquoun de lrsquoacircme qui est au-delagrave de la penseacutee discursive et de lrsquointellect en elle

Crsquoest le mecircme un qui en un autre temps semble ecirctre en attente ou srsquoecirctre

endormi Cependant lorsque cet un est illumineacute toute la vie lrsquoest aussi tout

comme lrsquointellect la penseacutee discursive et la partie irrationnelle de lrsquoacircme une

trace de cet enthousiasme se rendant mecircme jusqursquoau corps Il y a donc drsquoautres

enthousiasmes qui touchent aux autres parties de lrsquoacircme mue par certains

deacutemons ou par des dieux accompagneacutes de ces deacutemons En effet on dit aussi

que la penseacutee discursive est enthousiaste lorsqursquoelle deacutecouvre des sciences et

des theacuteoregravemes instantaneacutement en montrant sa supeacuterioriteacute sur les autres

hommes359

De mecircme il y a un enthousiasme relatif agrave lrsquoopinion agrave lrsquoimagination agrave lrsquoardeur et mecircme au

deacutesir ce qui couvre la presque totaliteacute des faculteacutes de lrsquoacircme distingueacutees par la tradition

platonico-aristoteacutelicienne Cette section du Commentaire drsquoHermias qui traite de maniegravere

exhaustive de lrsquoenthousiasme divin et des quatre formes de folie divine est drsquoune densiteacute

conceptuelle remarquable et renferme encore plusieurs eacutenigmes pour les eacuterudits

Lrsquoopposition trancheacutee entre inspiration divine et penseacutee humaine preacutesente chez Jamblique

srsquoy transforme en une sorte de pantheacuteisme lrsquoenthousiasme divin nrsquoeacutetant plus seulement

359 Hermias In Phaedrum 85 14-23 (notre traduction) laquo Ὁ οὖν πρώτως καὶ κυρίως καὶ ἀληθῶς ἐκ θεῶν

ἐνθουσιασμὸς κατὰ τὸ ἓν τοῦτο γίνεται τῆς ψυχῆς ὅ ἐστιν ὑπὲρ τὴν διάνοιαν καὶ ὑπὲρ τὸν ἐν αὐτῇ νοῦνmiddot ὅπερ

ἓν ἐν τῷ ἄλλῳ χρόνῳ παρειμένῳ καὶ καθεύδοντι ἔοικεmiddot τούτου μέντοι τοῦ ἑνὸς καταλαμφθέντος πᾶσα ἡ ζωὴ

καταλάμπεται καὶ ὁ νοῦς καὶ ἡ διάνοια καὶ ἡ ἀλογία καὶ μέχρι καὶ αὐτοῦ τοῦ σώματος ἴνδαλμα τοῦ

ἐνθουσιασμοῦ ἐνδίδοται Γίνονται μὲν οὖν καὶ ἄλλοι ἐνθουσιασμοὶ περὶ τὰ ἄλλα μέρη τῆς ψυχῆς δαιμόνων

τινῶν αὐτὴν κινούντων ἢ καὶ θεῶν οὐκ ἄνευ δαιμόνωνmiddot καὶ γὰρ ἡ διάνοια ἐνθουσιᾶν λέγεται ὅταν ἐπιστήμας

καὶ θεωρήματα ἐξευρίσκῃ ἐν ἀκαρεῖ χρόνῳ καὶ ὑπὲρ τὸν ἄλλον ἄνθρωπον raquo

192

relatif agrave la partie divine de lrsquoacircme humaine lrsquoun en elle mais agrave la totaliteacute de ses faculteacutes et

mecircme au corps Mais si cet enthousiasme se deacutecline selon toutes les faculteacutes de lrsquoacircme il en

demeure toutefois que lrsquoenthousiasme au sens propre ne touche que lrsquoun de lrsquoacircme et qursquoil

est le seul permettant agrave lrsquohomme de srsquounir aux dieux Malgreacute les innovations exeacutegeacutetiques

qursquoon peut lui attribuer Syrianus est en ce sens fidegravele agrave la doctrine exposeacutee par Jamblique

dans le De Mysteriis

Lrsquoauteur de lrsquoIn Phaedrum tient drsquoailleurs compte explicitement de lrsquoexeacutegegravese

jamblicheacuteenne dans une autre section de son Commentaire Au moment drsquointerpreacuteter le

passage central du mythe de lrsquoattelage aileacute ougrave Platon eacutenonce que laquo lrsquoessence veacuteritable ne

peut ecirctre contempleacutee que par le pilote de lrsquoacircme lrsquointellect raquo (Phegravedre 247c) Syrianus

rappelle lrsquointerpreacutetation proposeacutee par Jamblique

Le divin Jamblique entend par laquo pilote raquo lrsquoun de lrsquoacircme et par le laquo conducteur raquo

son intellect Le terme laquo contempleacutee raquo nrsquoest pas employeacute pour signifier qursquoelle

vise cet intelligible en tant qursquoalteacuteriteacute mais qursquoelle est unie agrave lui et en tire ainsi

profit Cela montre en effet que le pilote est une reacutealiteacute plus parfaite que le

conducteur et ses chevaux car lrsquoun de lrsquoacircme est naturellement uni aux dieux360

Cet extrait montre que pour Jamblique le lexique de lrsquointellection peut ecirctre employeacute au

sens large pour signifier lrsquounion avec le divin ce qui apparaissait drsquoailleurs dans le De

Mysteriis Tout en reconnaissant la supeacuterioriteacute du pilote sur le conducteur Proclus ne

partagera toutefois pas lrsquoexeacutegegravese jamblicheacuteenne de ce passage du Phegravedre et identifiera le

pilote agrave lrsquoIntellect particulier qui rend possible lrsquointellection humaine et le conducteur

selon toute vraisemblance agrave la faculteacute rationnelle lrsquoacircme

Bref malgreacute quelques divergences mineures Syrianus reprendra lrsquoessentiel de la

doctrine jamblicheacuteenne au sujet de lrsquoenthousiasme humain et des limites de la penseacutee

humaine Proclus sera tributaire de lrsquoenseignement de son maicirctre en multipliant les

distinctions agrave lrsquointeacuterieur du plan intelligible pour cerner plus preacuteciseacutement lrsquoobjet ultime que

peut appreacutehender la connaissance humaine

360 Ibid 150 24-28 (notre traduction) laquo Ὁ θεῖος Ἰάμβλιχος κυβερνήτην τὸ ἓν τῆς ψυχῆς ἀκούειmiddot ἡνίοχον δὲ

τὸν νοῦν αὐτῆςmiddot τὸ δὲ θ ε α τ ῇ οὐχ ὅτι καθrsquo ἑτερότητα ἐπιβάλλει τούτῳ τῷ νοητῷ ἀλλrsquo ὅτι ἑνοῦται αὐτῷ καὶ

οὕτως αὐτοῦ ἀπολαύειmiddot τοῦτο γὰρ δηλοῖ τὸν κυβερνήτην τελειότερόν τι τοῦ ἡνιόχου καὶ τῶν ἵππωνmiddot τὸ γὰρἓν

τῆς ψυχῆς ἑνοῦσθαι τοῖς θεοῖς πέφυκεν raquo

193

34 Retour sur la hieacuterarchie des faculteacutes de lrsquoacircme chez Proclus

Se poser la question des limites de la raison humaine revient agrave se poser celle de

lrsquoobjet et de la nature de la sagesse humaine Alors que pour Plotin la philosophie dans ses

dimensions eacutethique et contemplative demeure la voie royale pour srsquoeacutelever jusqursquoau

Premier principe dans le neacuteoplatonisme post-plotinien une opposition srsquoest installeacutee entre

la philosophie et lrsquoart theacuteurgique consacreacutee par cette formule de Damascius le dernier

diadoque de lrsquoEacutecole drsquoAthegravenes

Quelques-uns preacutefegraverent la philosophie comme Porphyre Plotin et beaucoup

drsquoautres philosophes drsquoautres lrsquoart hieacuteratique361 comme Jamblique Syrianus

Proclus en un mot tous les hieacuteratiques Platon de son cocircteacute ayant discerneacute les

nombreux arguments en faveur de chacune des deux opinions les a reacuteunies en

une seule veacuteriteacute ce qursquoil exprime en appelant le philosophe un Bacchant362

Agrave la suite drsquoAnne Sheppard363 Philippe Hoffmann soutient que pour Proclus la sagesse

humaine est infeacuterieure agrave la folie amoureuse agrave la divine philosophie et agrave la puissance

theacuteurgique conccedilues comme trois moyens distincts mais eacutequivalents drsquounion avec les

dieux364 Proclus demeure ainsi fidegravele au paradigme theacuteologique instaureacute par Jamblique et

dont le De Mysteriis teacutemoigne explicitement Le problegraveme reste toutefois entier il faut

distinguer la nature de la divine philosophie de celle de la sagesse humaine et montrer

quelles sont les faculteacutes et les activiteacutes cognitives que chacune de ces formes de

connaissance implique

La hieacuterarchie des faculteacutes de lrsquoacircme preacutesenteacutees dans le De Mysteriis est reprise par

Proclus avec quelques modifications dans lrsquointroduction programmatique de sa Theacuteologie

platonicienne

361 Au sujet de lrsquoart hieacuteratique crsquoest-agrave-dire la theacuteurgie dans la tradition neacuteoplatonicienne voir le livre de

C van Liefferinge La theacuteurgie Des Oracles chaldaiumlques agrave Proclus Liegravege Centre International drsquoEacutetude de la

Religion Grecque Antique 1999 362 Damascius In Phaedonem I sect 172 1-5 (trad Ph Hoffmann) laquo Ὅτι οἱ μὲν τὴν φιλοσοφίαν προτιμῶσιν

ὡς Πορφύριος καὶ Πλωτῖνος καὶ ἄλλοι πολλοὶ φιλόσοφοιmiddot οἱ δὲ τὴν ἱερατικήν ὡς Ἰάμβλιχος καὶ Συριανὸς

καὶ Πρόκλος καὶ οἱ ἱερατικοὶ πάντες ὁ δὲ Πλάτων τὰς ἑκατέρωθεν συνηγορίας ἐννοήσας πολλὰς οὔσας εἰς

μίαν αὐτὰς συνήγαγεν ἀλήθειαν τὸν φιλόσοφον lsquoΒάκχονrsquo ὀνομάζων raquo 363 A Sheppard laquo Proclusrsquo Attitude to Theurgy raquo The Classical Quarterly 32 1 (1982) p 218-220 364 Ph Hoffmann laquo La triade chaldaiumlque erocircs alecirctheia pistis de Proclus agrave Simplicius raquo dans Proclus et la

Theacuteologie platonicienne Actes du colloque international de Louvain (13-16 mai 1998) eacutediteacute par A-Ph

Segonds et C Steel LeuvenParis Leuven University PressLes Belles Lettres 2000 p 475 n 85

194

De lagrave vient je crois que crsquoest la fonction proprement intellective de lrsquoacircme qui

est capable de saisir les formes de lrsquointellect et les diffeacuterences qursquoelles

comportent et que crsquoest le sommet de lrsquointellect et comme lrsquoon dit sa fleur et

son existence pure qui srsquounit aux heacutenades de tout ce qui existe et par leur

intermeacutediaire agrave cette Uniteacute cacheacutee de toutes les heacutenades divines Car il y a en

nous plusieurs pouvoirs de connaissance mais crsquoest celui-lagrave seul qui nous

permet drsquoentrer naturellement en relation avec le divin et drsquoen participer En

effet la classe des dieux nrsquoest appreacutehendeacutee ni par la sensation puisqursquoelle

transcende tout ce qui est corporel ni par lrsquoopinion ou le raisonnement car ce

sont des opeacuterations divisibles en partie et adapteacutees aux reacutealiteacutes multiformes ni

par lrsquoactiviteacute de lrsquointelligence assisteacutee par la raison car ce genre de

connaissance est relatif aux ecirctres reacuteellement ecirctres tandis que la pure existence

des dieux surmonte le domaine de lrsquoecirctre et se deacutefinit par cette uniteacute elle-mecircme

qui se rencontre dans lrsquoensemble de ce qui existe Si donc le divin peut ecirctre

connu de quelque maniegravere il reste que ce soit par la pure existence de lrsquoacircme

qursquoil soit saisi et par ce moyen connu pour autant qursquoil puisse lrsquoecirctre En effet agrave

tous les degreacutes nous disons que le semblable est connu par le semblable

autrement dit la sensation connaicirct le sensible lrsquoopinion lrsquoobjet drsquoopinion le

raisonnement le rationnel lrsquointellect lrsquointelligible de telle sorte que crsquoest par

lrsquoun aussi que lrsquoon connaicirct le suprecircme degreacute de lrsquoUniteacute et par lrsquoindicible

lrsquoIndicible365

Selon Christian Gueacuterard366 ce passage nous permettrait de distinguer la fleur de lrsquointellect

par laquelle lrsquoacircme pour srsquounir au Pegravere intelligible et la fleur ou lrsquoun de lrsquoacircme rendant

possible lrsquounion avec lrsquoUn par lrsquointermeacutediaire des heacutenades tous deux constituant des

moments successifs dans lrsquoactivation de lrsquoexistence pure de lrsquoacircme Nous devons certes

reconnaicirctre que la penseacutee de Proclus multiplie les divisions conceptuelles (la division eacutetant

pour lui lrsquoopeacuteration premiegravere de la dialectique) et qursquoune distinction entre deux fleurs

baseacutee sur une exeacutegegravese fine des Oracles chaldaiumlques est une hypothegravese plausible Toutefois

il faut agrave notre avis reacutesister agrave la tentation de systeacutematiser agrave outrance la penseacutee proclienne

365 Proclus Theacuteologie platonicienne I 3 15 1-21 (trad H D Saffrey et L G Westerink) laquo Ὅθεν οἶμαι καὶ

τῆς ψυχῆς τὸ μὲν νοερὸν ἰδίωμα καταληπτικὸν ὑπάρχειν τῶν νοερῶν εἰδῶν καὶ τῆς ἐν αὐτοῖς διαφορᾶς τὴν

δὲ ἀκρότητα τοῦ ν ο ῦ καί ὥς φασι τὸ ἄ ν θ ο ς καὶ τὴν ὕπαρξιν συνάπτεσθαι πρὸς τὰς ἑνάδας τῶν ὄντων καὶ

διὰ τούτων πρὸς αὐτὴν τὴν πασῶν τῶν θείων ἑνάδων ἀπόκρυφον ἕνωσιν Πολλῶν γὰρ ἐν ἡμῖν δυνάμεων

οὐσῶν γνωριστικῶν κατὰ ταύτην μόνην τῷ θείῳ συγγίνεσθαι καὶ μετέχειν ἐκείνου πεφύκαμενmiddot οὔτε γὰρ

αἰσθήσει τ ὸ θ ε ῶ ν γ έ ν ο ς ληπτόν εἴπερ ἐστὶ σωμάτων ἁπάντων ἐξῃρημένον οὔτε δόξῃ καὶ διανοίᾳ

μερισταὶ γὰρ αὗται καὶ πολυειδῶν ἐφάπτονται πραγμάτων οὔτε ν ο ή σ ε ι μ ε τ ὰ λ ό γ ο υ τῶν γὰρ ὄντως

ὄντων εἰσὶν αἱ τοιαῦται γνώσεις ἡ δὲ τῶν θεῶν ὕπαρξις ἐ π ο χ ε ῖ τ α ι τοῖς οὖσι καὶ κατrsquo αὐτὴν ἀφώρισται τὴν

ἕνωσιν τῶν ὅλων Λείπεται οὖν εἴπερ ἐστὶ καὶ ὁπωσοῦν τὸ θεῖον γνωστόν τῇ τῆς ψυχῆς ὑπάρξει καταληπτὸν

ὑπάρχειν καὶ διὰ ταύτης γνωρίζεσθαι καθrsquo ὅσον δυνατόν Τ ῷ γ ὰ ρ ὁ μ ο ί ῳ πανταχοῦ φ α μ ὲ ν τ ὰ

ὅ μ ο ι α γ ι ν ώ σ κ ε σ θ α ι middot τῇ μὲν αἰσθήσει δηλαδὴ τὸ αἰσθητόν τῇ δὲ δόξῃ τὸ δοξαστόν τῇ δὲ διανοίᾳ τὸ

διανοητόν τῷ δὲ νῷ τὸ νοητόν ὥστε καὶ τῷ ἑνὶ τὸ ἑνικώτατον καὶ τῷ ἀρρήτῳ τὸ ἄρρητον raquo 366 C Gueacuterard laquo Lrsquohyparxis de lrsquoacircme et la fleur de lrsquointellect dans la mystagogie de Proclus raquo dans Proclus

lecteur et interpregravete des Anciens Paris Eacuteditions du CNRS 1987 p 344-345

195

lorsque les textes eux-mecircmes ne semblent pas lrsquoexiger surtout agrave partir de passages ougrave elle

srsquoexprime en des termes plus geacuteneacuteraux ndash et donc par des divisions plus geacuteneacuteriques ndash ougrave elle

reprend agrave son compte les grands principes de la theacuteologie jamblicheacuteenne Lrsquointroduction de

la Theacuteologie platonicienne fait agrave notre avis partie de ces passages elle ne confirmerait

donc en rien lrsquointerpreacutetation de Gueacuterard En effet dans la hieacuterarchie des faculteacutes de lrsquoacircme

ougrave il applique lrsquoantique principe selon lequel le semblable est connu par le semblable367

Proclus nrsquointroduit pas une faculteacute intermeacutediaire entre lrsquointellect et lrsquoun comme on aurait

pu srsquoy attendre si la fleur de lrsquointellect avait eacuteteacute une faculteacute distincte de lrsquoun de lrsquoacircme Agrave

notre avis Proclus conserve ici lrsquoambivalence terminologique preacutesente dans le De Mysteriis

et continue drsquoemployer le vocabulaire de la noeacutetique avec lrsquoexpression laquo fleur de

lrsquointellect raquo pour deacutesigner la capaciteacute drsquounion avec le divin Pour autant nous ne rejetons

pas la possibiliteacute que Proclus ait deacutefini une faculteacute ou une activiteacute de lrsquoacircme humaine par

laquelle lrsquohomme peut appreacutehender les dieux intelligibles ou intelligibles-et-intellectifs et

qui serait donc supeacuterieure agrave lrsquointellection proprement humaine mais infeacuterieure agrave lrsquoun de son

acircme

Au fil de son exeacutegegravese du Parmeacutenide au sujet du passage ougrave Parmeacutenide et Socrate

discutent des apories de la participation (130c4-135b2) Proclus preacutesente une hieacuterarchie des

faculteacutes cognitives leacutegegraverement diffeacuterente de celle qui se trouve en introduction de sa

Theacuteologie platonicienne

Cela je veux dire la Bonteacute et la Beauteacute se retrouvent sous une mode cacheacute et

unifieacute dans les premiers ecirctres tandis qursquoelles changent en eacutetant coordonneacutees agrave

chacune des autres seacuteries Par conseacutequent il nrsquoest pas eacutetonnant qursquoune certaine

beauteacute soit connaissable par la seule sensation une autre connue par lrsquoopinion

une autre contempleacutee par lrsquointellection discursive une autre par lrsquointellection

accompagneacutee de raison une autre par lrsquointellection pure une autre

inconnaissable en tant qursquoelle est complegravetement transcendante et qursquoelle ne

peut ecirctre vue que par sa seule lumiegravere368

367 Drsquoapregraves le teacutemoignage drsquoAristote dans son traiteacute De lrsquoacircme (cf I 2 404b11-15) on peut faire remonter ce

principe au moins jusqursquoagrave Empeacutedocle Il reacuteapparaicirct dans diffeacuterents contextes chez Platon Aristote et chez les

penseurs neacuteoplatoniciens 368 Proclus In Parmenidem IV 951 10-19 (notre traduction) laquo Ταῦτrsquo οὖν τὸ ἀγαθὸν λέγω καὶ τὸ καλὸν

κρυφίως μὲν ἔστι καὶ ἑνοειδῶς ἐν τοῖς πρώτοις συστοίχως δὲ λοιπὸν ἑκάστοις ἐν ταῖς διαφόροις τάξεσι

συνεξαλλάττεταιmiddot ὥστrsquo οὐ θαυμαστὸν εἰ ἔστι τι καλὸν αἰσθήσει μόνῃ γνωστὸν ἄλλο δὲ δόξῃ γνωριζόμενον

ἄλλο δὲ διανοήσει θεωρούμενον ἄλλο δὲ νοήσει μετὰ λόγου ἄλλο δὲ νοήσει καθαρᾷ ἄλλο δὲ καὶ ἄγνωστον

καθrsquo αὑτὸ παντελῶς ἐξῃρημένον καὶ τῷ ἑαυτοῦ φωτὶ μόνῳ καθορᾶσθαι δυνάμενον raquo

196

Alors que Proclus deacutesignait dans son Commentaire sur le Timeacutee lrsquointellection

accompagneacutee de raison comme la plus haute forme de cognition proprement humaine il

postule ici lrsquoexistence drsquoune intellection pure puis drsquoune beauteacute qui ne peut ecirctre

contempleacutee que par sa propre lumiegravere Si comme lrsquoa reconnu Proclus dans son

Commentaire sur le Timeacutee lrsquointellection accompagneacutee de raison permet drsquoatteindre la

connaissance des Formes intellectuelles par lrsquounion de lrsquoacircme agrave un Intellect dit particulier

par lrsquointermeacutediaire drsquoacircmes deacutemoniques et angeacuteliques on peut se demander quel peut ecirctre

lrsquoobjet de lrsquointellection pure et ougrave situer la beauteacute inconnaissable qui lui est supeacuterieure

Puisque cette Beauteacute se retrouve drsquoabord au sommet du monde intelligible comme Proclus

le mentionne en commentant le lemme 134b-c du Parmeacutenide et que cette Beauteacute est

inconnaissable et cacheacutee on peut eacutemettre lrsquohypothegravese qursquoon la retrouve sur le plan des

Formes intelligibles ou intelligibles-et-intellectives qui sont en soi inconnaissables par les

faculteacutes cognitives de lrsquoacircme humaine Il nous resterait alors agrave faire de lrsquointellection pure la

dimension purement intuitive de la connaissance humaine agrave savoir ce qui rend possible

lrsquointellection accompagneacutee de raison des Formes intellectuelles ce que nous tenterons de

confirmer dans la suite de cette eacutetude en soulignant lrsquoimportance de lrsquoexeacutegegravese du Phegravedre et

du Timeacutee dans lrsquoeacutelaboration de la gnoseacuteologie proclienne

Agrave partir de la lecture et de lrsquoanalyse des deux extraits que nous avons seacutelectionneacutes

parmi drsquoautres dans le corpus proclien on peut conclure que les exposeacutes de Proclus au sujet

des faculteacutes de lrsquoacircme humaine ne preacutesentent pas toujours le mecircme degreacute de systeacutematiciteacute

Cela srsquoexplique comme nous lrsquoavons montreacute par le contexte litteacuteraire dans lequel on

trouve ces passages ndash lrsquoexeacutegegravese du Parmeacutenide demande une plus grande preacutecision

conceptuelle que lrsquointroduction geacuteneacuterale de la Theacuteologie platonicienne ndash et par la reprise de

principes theacuteologiques formuleacutes par Jamblique ceux-ci lorsqursquoils sont traiteacutes par Proclus

ajoutant une plus grande complexiteacute au discours proclien Tout jugement cateacutegorique sur la

doctrine des faculteacutes de lrsquoacircme et des limites de la raison devrait donc prendre en

consideacuteration le changement de registre drsquoune œuvre agrave lrsquoautre agrave lrsquointeacuterieur du corpus

proclien

197

35 La connaissance des Formes intelligibles-et-intellectives drsquoapregraves lrsquoexeacutegegravese du

Parmeacutenide et du Phegravedre

Un autre passage du Commentaire sur le Parmeacutenide permet drsquoidentifier plus

clairement les limites de la raison humaine selon Proclus Cette doctrine srsquoest

principalement eacutelaboreacutee agrave partir de lrsquoexeacutegegravese du Phegravedre et du Timeacutee eacutevoqueacutee par Proclus

alors qursquoil commente les apories de la participation

En effet elles ne peuvent ecirctre contempleacutees que par lrsquoIntellect divin Et il en est

de mecircme pour toutes les Formes mais plus speacutecialement pour toutes celles qui

sont au-delagrave des dieux intellectifs En effet ni la sensation ni la connaissance

opinative ni la pure raison ni notre connaissance intellective unit notre acircme agrave

ces Formes mais seule lrsquoillumination qui provient des dieux intellectifs nous

rend capable de nous unir agrave ces Formes intelligibles-et-intellectives comme le

disait drsquoailleurs quelqursquoun drsquoinspireacute La nature de ces Formes nous est donc

inconnaissable en tant qursquoelle est supeacuterieure agrave notre intellection et aux viseacutees

particuliegraveres de notre acircme Crsquoest pourquoi le Socrate du Phegravedre comme nous

lrsquoavons deacutejagrave mentionneacute compare leur contemplation aux rites aux initiations et

aux reacuteveacutelations conduisant les acircmes jusqursquoagrave la voucircte subceacuteleste au ciel et au

lieu supraceacuteleste appelant ces objets de contemplation visions pures

invariables simples et heureuses Nous avons certes deacutejagrave montreacute dans nos

eacutecrits sur la Palinodie que toutes ces seacuteries sont intermeacutediaires entre les dieux

intellectifs et les premiers dieux intelligibles comme je le crois par des

explications tout agrave fait claires Il est donc manifeste que ce qui est dit ici

contient un certain degreacute de veacuteriteacute Comme il a eacuteteacute mentionneacute auparavant le

Deacutemiurge et Pegravere des acircmes a lui-mecircme mis en nous la connaissance des Formes

intellectives mais la connaissance de celles qui sont supeacuterieures agrave lrsquoIntellect

telles que le sont les Formes qui sont dans ces seacuteries transcende nos viseacutees

cognitives et vient drsquoelle-mecircme nrsquoeacutetant connaissable que pour les seules acircmes

toucheacutees par lrsquoenthousiasme369

369 Ibid 949 20-950 10 (notre traduction) laquo νῷ γὰρ μόνῳ τῷ θείῳ θεατά ἐστιmiddot καὶ πάντα μὲν τὰ εἴδη

διαφερόντως δὲ ὅσα καὶ τῶν νοερῶν ἐστιν ἐπrsquo ἐκεῖνα θεῶνmiddot οὔτε γὰρ ἡ αἴσθησις οὔτε ἡ δοξαστικὴ γνῶσις

οὔτε ὁ καθαρὸς λόγος οὔτε ἡ νοερὰ γνῶσις ἡ ἡμετέρα συνάπτει τὴν ψυχὴν τοῖς εἴδεσιν ἐκείνοις μόνη δὲ ἡ

ἀπὸ τῶν νοερῶν θεῶν ἔλλαμψις δυνατοὺς ἡμᾶς ἀποφαίνει συνάπτεσθαι τοῖς νοητοῖς ἐκείνοις καὶ νοεροῖς

εἴδεσιν ὥς πού φησί τις λέγων ἐνθέως Ἄγνωστος οὖν ἡμῖν ἡ φύσις τῶν εἰδῶν ἐκείνων ὡς κρείττων τῆς

ἡμετέρας νοήσεως καὶ τῶν μεριστῶν ἐπιβολῶν τῆς ἡμετέρας ψυχῆςmiddot διὸ καὶ ὁ ἐν Φαίδρῳ Σωκράτης ὡς

προείπομεν τελεταῖς ἀπεικάζει καὶ μυήσεσι καὶ ἐποπτείαις τὴν ἐκείνων θεωρίαν ἀνάγων τὰς ψυχὰς εἰς τὴν

ὑπrsquo οὐρανὸν ἁψῖδα καὶ τὸν οὐρανὸν καὶ τὸν ὑπερουράνιον τόπον ὁλόκληρα καὶ ἀτρεμῆ φάσματα καὶ ἁπλᾶ

καὶ εὐδαίμονα καλῶν αὐτῶν ἐκείνων τὰ θεάματα Δεδείχαμεν γοῦν πάλαι διὰ τῶν εἰς τὴν παλινῳδίαν

γραφέντων ὅτι πᾶσαι αἱ τάξεις ἐκεῖναι μέσαι τῶν νοερῶν εἰσι θεῶν καὶ τῶν πρώτων νοητῶν ὡς οἶμαι διrsquo

ἐναργεστάτων ἐφόδωνmiddot ὥστε δῆλον ὅπως ἔχει τινὰ καὶ τὸ νῦν λεγόμενον ἀλήθειαν Τῶν οὖν νοερῶν εἰδῶν

ὅπερ εἴρηται καὶ πρότερον τὴν γνῶσιν αὐτὸς ἡμῖν ἐνέθηκεν ὁ δημιουργὸς καὶ πατὴρ τῶν ψυχῶνmiddot τῶν δὲ ὑπὲρ

νοῦν οἷα δή ἐστι τὰ εἴδη τὰ ἐν ἐκείναις ταῖς τάξεσιν ἡ γνῶσις ἐξῄρηται τῶν ἡμετέρων ἐπιβολῶν καὶ ἔστιν

αὐτοφυὴς αὐταῖς μόναις γνώριμος ταῖς ἐνθεαστικαῖς ψυχαῖς raquo

198

Ce passage confirme que les Formes intelligibles-et-intellectives sont en soi

inconnaissables pour lrsquohomme elles ne peuvent ecirctre appreacutehendeacutees ni par lrsquointellection

accompagneacutee de raison ni semble-t-il par lrsquointellection pure Comme lrsquoavait montreacute

lrsquoexeacutegegravese du Timeacutee le Deacutemiurge rend possible pour lrsquoacircme humaine la connaissance des

Formes intellectuelles cette connaissance eacutetant inneacutee en lrsquoacircme elle ne demande qursquoagrave ecirctre

activeacutee par un processus de reacuteminiscence La doctrine psychologique deacutefendue par Proclus

pour rendre compte de notre connaissance des Formes dont les principes apparaissaient

deacutejagrave dans la penseacutee Jamblique se distingue des thegraveses plotiniennes sur lrsquoacircme dans son

rapport aux principes intelligibles comme lrsquoillustre ce passage adjacent de lrsquoIn

Parmenidem

Notre science est diffeacuterente de la science divine mais nous pouvons remonter

jusqursquoagrave elle par son intermeacutediaire Et il ne faut ni postuler que le monde

intelligible est en nous comme certains lrsquoaffirment afin que nous puissions

connaicirctre en nous les intelligibles [hellip] ni dire qursquoune partie de lrsquoacircme demeure

en haut afin que nous soyons en contact avec lrsquointelligible [hellip] Mais il faut dire

qursquoen restant dans notre propre ordre et en posseacutedant les images essentielles de

tous les Ecirctres nous nous convertissons gracircce agrave ces images vers ces Ecirctres et

nous les connaissons agrave partir des symboles que nous en avons sans leur ecirctre

coordonneacutes mais de maniegravere deacuteriveacutee selon la valeur qui est la nocirctre370

Sur un ton poleacutemique qui vise entre autres Plotin (et sans doute aussi Theacuteodore drsquoAsineacutee

dont nous ne connaissons la penseacutee que par fragments et teacutemoignages) et sa doctrine de

lrsquoacircme non-descendue Proclus montre qursquoil est possible pour lrsquohomme drsquoatteindre une

connaissance lrsquoEcirctre mais dans la mesure la puissance propre agrave lrsquoacircme humaine dont

lrsquoactiviteacute est essentiellement discursive Lrsquohomme peut atteindre au moyen de la

reacuteminiscence par le passage de la copie au modegravele intelligible une connaissance des Ecirctres

tels qursquoils peuvent ecirctre connus sur le plan intellectif celui auquel le Deacutemiurge a donneacute

370 Ibid 948 12-36 (notre traduction) laquo Ἔστι μὲν οὖν ἡ παρrsquo ἡμῖν ἐπιστήμη τῆς θείας ἐξηλλαγμένη διὰ δὲ

ταύτης ἐπrsquo ἐκείνην ἄνιμενmiddot καὶ οὔτε τὸν νοητὸν κόσμον ἐν ἡμῖν δεῖ τιθέναι καθάπερ λέγουσί τινες ἵνα

γιγνώσκωμεν ἐν ἡμῖν ὄντα τὰ νοητάmiddot ἐξῄρηται γὰρ ἡμῶν καὶ αἰτία ἐστὶ τῆς ἡμετέρας οὐσίαςmiddot οὔτε μένειν τι

τῆς ψυχῆς ἄνω ῥητέον ἵνα διrsquo ἐκείνου τὴν πρὸς τὰ νοητὰ συνάφειαν ἔχωμενmiddot τὸ γὰρ ἄνω μένον ἀεὶ τῷ

ἀφισταμένῳ τῆς οἰκείας νοήσεως οὐκ ἄν ποτε γένοιτο σύζυγον οὐδrsquo ἂν τὴν αὐτὴν συμπληρώσειεν οὐσίανmiddot

οὔτε ὁμοούσιον τὴν ψυχὴν ὑποθετέον τοῖς θεοῖςmiddot καὶ γὰρ τὴν ἐξ ἀρχῆς ἡμῶν ὑπόστασιν ἐκ δευτέρων καὶ

τρίτων παρήγαγεν ὁ γεννήσας πατήρmiddot τοιαῦτα γάρ τινες ἠναγκάσθησαν θέσθαι δόγματα ζητοῦντες ὅπως

ἡμεῖς οἱ πεσόντες εἰς τόνδε τὸν τόπον τὰ ὄντα γιγνώσκομεν καὶ ταῦτα τῆς ἐκείνων γνώσεως οὐ πεσόντων

οὔσης ἐγερθέντων δὲ καὶ νηψάντων ἀπὸ τῆς πτώσεωςmiddot ἀλλὰ μένοντας ἡμᾶς ἐν τῇ οἰκείᾳ τάξει καὶ εἰκόνας

ἔχοντας οὐσιώδεις τῶν ὅλων διὰ τούτων ἐπιστρέφειν εἰς ἐκεῖνα λεκτέον καὶ νοεῖν ἀφrsquo ὧν ἔχομεν

συνθημάτων τὰ ὄντα συστοίχως μὲν οὖσι δευτέρως δὲ καὶ κατὰ τὴν ἑαυτῶν ἀξίαν raquo

199

accegraves aux hommes mais il ne peut connaicirctre lrsquoEcirctre intelligible tel qursquoil est en lui-mecircme par

ses propres efforts

En revenant sur le preacuteceacutedent passage on peut constater que les limites de la penseacutee

humaine y eacutetaient assez clairement deacutefinies lrsquohomme srsquoil peut espeacuterer atteindre par un

effort de reacuteminiscence au moyen des opeacuterations de la science dialectique une connaissance

relative de lrsquoEcirctre en remontant au moyen des images qui sont en lui aux Formes

intellectuelles il ne peut toutefois connaicirctre les Formes intelligibles-et-intellectives par ses

propres efforts intellectuels mais doit pour ce faire beacuteneacuteficier drsquoune gracircce divine reacuteserveacutee

qursquoagrave un petit nombre drsquoeacutelus parmi lesquels Proclus mentionne Pythagore Parmeacutenide et

bien sucircr Platon

36 Remarques conclusives sur les limites de la penseacutee humaine

Les passages que nous avons citeacutes et commenteacutes nous ont permis drsquoesquisser

drsquoapregraves les doctrines des philosophes neacuteoplatoniciens sur lesquelles nous avons fait porter

nos analyses les limites que peut atteindre la penseacutee humaine dans son effort de connaicirctre

le Monde et les dieux Malgreacute la perte regrettable pour lrsquohistoire des ideacutees du Commentaire

de Proclus sur le Phegravedre et lrsquoeacutetat fragmentaire de lrsquoœuvre de Syrianus et Jamblique nous

pouvons voir se dessiner une eacutevolution dans lrsquoeacutelaboration de la theacuteologie neacuteoplatonicienne

et ainsi reconnaicirctre plus preacuteciseacutement la teneur des rapports entre la raison humaine et

lrsquoinspiration divine

Cette eacutetude a entre autres permis de montrer le rocircle deacuteterminant qursquoa pu avoir le

Phegravedre sur lrsquoeacutelaboration des doctrines theacuteologiques psychologiques et eacutepisteacutemologiques

dans le neacuteoplatonisme plus particuliegraverement chez les penseurs posteacuterieurs agrave Plotin Degraves

Jamblique ce dialogue donne une justification aux deacutefenseurs de la supeacuterioriteacute de lrsquoart

hieacuteratique sur la sagesse humaine une opinion qui sera reprise et adapteacutee selon des

distinctions conceptuelles nouvelles dans le neacuteoplatonisme tardif de Syrianus et Proclus

Ceux-ci reconnaissent certes que la penseacutee humaine a ses limites mais preacutesenteront gracircce

agrave la multiplication de divisions conceptuelles agrave lrsquointeacuterieur de leur systegraveme meacutetaphysique

une doctrine beaucoup plus eacutelaboreacutee que celle que nous retrouvons par exemple dans les

200

Mystegraveres drsquoEacutegypte et dont nous espeacuterons avoir deacutefini les grands principes par une eacutetude

des extraits que nous ont sembleacute pertinents

201

CONCLUSION LA PROCESSION INTELLECTIVE BILAN

ET PERSPECTIVES

1 Retour sur les anteacuteceacutedents de la doctrine proclienne de lrsquointellection

La doctrine de lrsquointellection dans la philosophie de Proclus srsquoest eacutelaboreacutee dans un

dialogue avec les grandes figures de la tradition platonico-aristoteacutelicienne Notre eacutetude

avait pour but de montrer comment agrave partir des premiegraveres reacuteflexions grecques sur

lrsquointellection (celles de Platon et drsquoAristote) Proclus dans la tradition philosophique

neacuteoplatonicienne a voulu apporter ses solutions aux difficulteacutes laisseacutees par ses illustres

devanciers Une interpreacutetation adeacutequate des Dialogues platoniciens qui chez Proclus

repreacutesente le point de deacutepart (aphormecirc) de la speacuteculation philosophique au sujet

notamment de la plus haute activiteacute cognitive de lrsquoacircme humaine lrsquointellection peut

produire un savoir systeacutematique qui met en accord les diffeacuterentes donneacutees de la noeacutetique

grecque

Les Dialogues de Platon par la vue synoptique qursquoils deacutegagent et par leur caractegravere

inspireacute371 seraient pour Proclus la source potentielle de la totaliteacute du savoir sur la

connaissance humaine et sur son activiteacute rationnelle suprecircme lrsquointellection Le Timeacutee par

le caractegravere cateacutegorique que Proclus lui reconnaicirct contient une somme sur la nature du

Monde et de ses principes Lrsquoexeacutegegravese du lemme qui condense les principales divisions de la

gnoseacuteologie platonicienne (Timeacutee 28a1-4) est lrsquooccasion pour Proclus drsquoun exposeacute qui

cherche agrave montrer lrsquoaccord entre les thegraveses eacutepisteacutemologiques dont il heacuterite de ses

preacutedeacutecesseurs et qursquoil contribue agrave systeacutematiser en fonction drsquoune exeacutegegravese qui doit non

seulement montrer la coheacuterence de la penseacutee platonicienne mais aussi inteacutegrer les

contributions pertinentes de la tradition philosophique drsquoAristote agrave Syrianus

Nous avons vu que la psychologie et la gnoseacuteologie drsquoAristote ont joueacute un rocircle de

premier plan dans le deacuteveloppement et lrsquoenrichissement de la noeacutetique dans la tradition

371 Il resterait agrave deacuteterminer de maniegravere plus preacutecise le sens que Proclus attribue au discours inspireacute qursquoil

retrouve notamment chez Platon ce dont nous nrsquoavons traiteacute qursquoindirectement dans la troisiegraveme partie de

notre eacutetude au sujet des formes de connaissance supeacuterieures agrave lrsquointellection accompagneacutee de raison Notre

ANNEXE I traite de la notion drsquoinspiration dans les Dialogues de Platon sans toutefois caracteacuteriser le discours

inspireacute en tant que tel

202

neacuteoplatonicienne Bien qursquoil nrsquooffre pas un enseignement cateacutegorique sur lrsquoimagination (ou

la repreacutesentation) et sur lrsquointellect au troisiegraveme livre de son traiteacute De lrsquoacircme qursquoil y cherche

plutocirct agrave montrer la neacutecessaire existence de ces faculteacutes agrave distinguer de la sensation qursquoagrave

deacutefinir leur essence et leurs activiteacutes Aristote offre les principaux mateacuteriaux conceptuels

qui permettront aux neacuteoplatoniciens drsquoenrichir leur exeacutegegravese systeacutematique des Dialogues et

de reacutepondre agrave la place de Platon aux critiques que lrsquoillustre disciple a adresseacutees agrave son

maicirctre Les interpreacutetations de lrsquoeacutenigmatique laquo intellect agent raquo sur lequel Aristote dit bien

peu de choses discuteacutees par la tradition platonico-aristoteacutelicienne depuis Alexandre

drsquoAphrodise seront pour Proclus et ses preacutedeacutecesseurs neacuteoplatoniciens lrsquooccasion

drsquoexpliquer le rapport de lrsquoacircme agrave ses principes pour tenter non seulement de rendre compte

de la possibiliteacute drsquoune intellection humaine mais aussi pour expliquer les limites de nos

capaciteacutes intellectuelles qui ne peuvent ecirctre continuellement en activiteacute

La noeacutetique de Plotin et les divisions de sa meacutetaphysique ont eu un impact

deacuteterminant sur le deacuteveloppement des theacuteories de la connaissance chez ses successeurs

Nous avons marqueacute les eacuteleacutements de continuiteacute au sein de la tradition neacuteoplatonicienne

jusqursquoagrave Proclus notamment au sujet de la dialectique et de la division des faculteacutes de

lrsquoacircme ougrave srsquoopegravere une synthegravese des psychologies platonicienne et aristoteacutelicienne

Cependant crsquoest le point de rupture au sujet du statut de lrsquoacircme qui meacuterite le plus drsquoecirctre

rappeleacute puisque Plotin sur cette question srsquooppose agrave lrsquointerpreacutetation orthodoxe dans la

tradition platonicienne au sujet du statut de lrsquoacircme dans le Devenir (ce qui demeure le point

de deacutepart de la speacuteculation pour son eacuteventuel statut lorsqursquoelle serait seacutepareacutee de ce

Devenir) La doctrine de lrsquointellect particulier et des acircmes supeacuterieures (deacutemoniques et

autres) que propose Proclus dans une tentative de rationalisation et de systeacutematisation des

maigres donneacutees de la deacutemonologie platonicienne cherche agrave rendre compte des activiteacutes de

lrsquoacircme humaine Ce sont ces activiteacutes qui a posteriori nous reacutevegravelent comme lrsquoa montreacute

Aristote les faculteacutes de lrsquoacircme puis indirectement son essence et permettent ainsi de

deacutefinir le cadre meacutetaphysique neacutecessaire pour expliquer lrsquoexpeacuterience humaine

En regard de la doctrine de Plotin Proclus partage une position analogue agrave celle de

Jamblique et critiquera eacutegalement les thegraveses de Theacuteodore qursquoil range au cocircteacute des vues

plotiniennes comme interpreacutetation inadeacutequate de la nature de lrsquoacircme dans son rapport aux

203

principes intellectifs Proclus reprendra eacutegalement de Jamblique une division nette entre les

ecirctres intellectifs drsquoune part et les ecirctres intelligibles de lrsquoautre une distinction qui reviendra

freacutequemment dans ses eacutecrits bien que la division tripartite du plan noeacutetique en ecirctres

intelligibles intelligibles-et-intellectifs et intellectifs srsquoimpose agrave lui comme le schegraveme

meacutetaphysique le plus preacutecis et le plus conforme agrave la structuration triadique du Monde et de

ses principes

Des principales doctrines de son maicirctre Syrianus Proclus reprendra agrave peu pregraves tout

Nous nrsquoavons pas chercheacute agrave preacuteciser les diffeacuterences mineures entre les deux penseurs

Lrsquoœuvre conserveacutee de Syrianus et la diversiteacute des contextes exeacutegeacutetiques ne permettent pas

agrave notre avis drsquoeacutetablir de reacuteelles distinctions entre les eacuteleacutements de leurs noeacutetiques mais

plutocirct des continuiteacutes assez claires manifesteacutees par un vocabulaire conceptuel dont les

variations srsquoexpliquent par diffeacuterentes circonstances de reacutedaction

2 La procession intellective de lrsquointelligible divin agrave lrsquoimagination

humaine

Notre eacutetude des diffeacuterentes acceptions de lrsquointellection a suivi une deacutemarche que

lrsquoon pourrait qualifier drsquoinductive ou plus preacuteciseacutement drsquoanalytique selon le sens que

Proclus attribue agrave la notion drsquoanalyse dans son Commentaire sur le Parmeacutenide une

remonteacutee de lrsquoeffet agrave la cause Nous voudrions maintenant en guise de conclusion

parcourir le chemin inverse sous la forme drsquoune deacuteduction ou plutocirct drsquoune deacutemonstration

(selon la distinction des opeacuterations de la dialectique drsquoapregraves Proclus) en suivant la

procession des reacutealiteacutes du premier principe de lrsquointellection lrsquointelligible divin jusqursquoagrave sa

manifestation derniegravere lrsquoimagination humaine

Drsquoabord il faut reconnaicirctre la part de reconstruction theacuteorique dans un tel exercice

qui ne se preacutesente pas sous la forme drsquoune deacutemonstration rigoureuse dans les eacutecrits de

Proclus Lrsquoauteur du Commentaire sur le Timeacutee ne cherche pas tant agrave montrer la continuiteacute

de la procession intellective (ou celle des essences ou faculteacutes qui sont au principe des

multiples formes prises par lrsquointellection) qursquoagrave cerner lrsquoacception de la noecircsis qui lui

permettra drsquoanalyser le syntagme noecircsis meta logou au lemme 24a1-4 du Timeacutee Certes la

204

thegravese de la continuiteacute dans la procession du reacuteel deacutemontreacutee dans les Eacuteleacutements de theacuteologie

(prop 28) sert agrave structurer lrsquoensemble de son systegraveme meacutetaphysique mais la deacuteduction des

activiteacutes intellectives demanderait un exposeacute plus complet que celui que lrsquoon retrouve dans

lrsquoIn Timaeum qui ne fait que deacutefinir et briegravevement qualifier chacune des acceptions de

lrsquointellection Toutefois le vocabulaire employeacute par Proclus lorsqursquoil introduit ses

diffeacuterentes acceptions pointe en direction drsquoune structure deacutemonstrative mecircme si celle-ci

nrsquoest pas expliciteacutee et ne reccediloit pas un traitement scientifique comparable agrave celui que nous

retrouvons dans les Eacuteleacutements de theacuteologie Rappelons que Proclus en preacutesentant les

multiples sens pris par le terme noecircsis veut litteacuteralement traiter de la laquo procession

complegravete raquo de lrsquointellection372 Nous ne ferons ici qursquoune esquisse de la deacutemonstration qui

correspond agrave cette procession intellective celle que nous permettent drsquoinduire les six

acceptions de la noecircsis dans le Commentaire de Proclus

Pour la premiegravere partie de cette procession celle qui concerne lrsquointellection des

reacutealiteacutes divines crsquoest dans la Theacuteologie platonicienne que nous trouvons la deacutemonstration

la plus acheveacutee et la plus continue celle que lrsquoon trouve aux livres III agrave VI agrave partir drsquoun

exposeacute sur lrsquoIntelligible au livre III ougrave apparaicirct la premiegravere forme drsquointellection selon

Proclus jusqursquoagrave lrsquointellection des intellects divins particuliers au livre VI agrave savoir

lrsquointellection des dieux hypercosmiques et hypercosmiques-encosmiques (les dieux

encosmiques eacutetant absents de lrsquoexposeacute de Proclus dans lrsquoeacutetat actuel du traiteacute transmis par la

tradition textuelle) Cette procession nrsquoest pas incompatible avec celle que lrsquoon peut

reconstituer agrave partir de quelques propositions des Eacuteleacutements de theacuteologie La Theacuteologie

platonicienne selon notre interpreacutetation reprend les structures premiegraveres des Eacuteleacutements de

theacuteologie et vise agrave renforcer la continuiteacute du systegraveme par lrsquointeacutegration et lrsquoharmonisation

drsquoune multipliciteacute de discours sur le divin orphiques chaldaiumlques mais avant tout

platoniciens

La premiegravere forme drsquointellection celle de lrsquointelligible divin se confond avec

lrsquoEcirctre qui apparaicirct au principe des multiples structures triadiques de la meacutetaphysique

372 A J Festugiegravere ne semble pas avoir voulu donner un sens technique aux termes sullogisocircmetha et

proodous en traduisant καὶ τὰς ὅλας αὐτῆς συλλογισώμεθα προόδους par laquo faisons le compte complet des

sens ougrave il apparaicirct raquo Nous heacutesitons agrave donner un sens technique agrave ces termes mais la conception proclienne de

la deacutemonstration qui reflegravete scientifiquement la procession des ecirctres agrave partir des principes nous y invite

205

proclienne Selon la triade Ecirctre-Vie-Penseacutee cette intellection constitue la source de toutes

les autres formes de cognition relatives auxquelles peut ecirctre attribueacute le caractegravere de

lrsquointeacuterioriteacute Ces formes de connaissance intellectives de par lrsquointeacuterioriteacute de leur activiteacute ne

deacutependent que drsquoelles-mecircmes pour srsquoactiver ce qui disqualifie drsquoembleacutee lrsquoopinion et la

sensation les deux seules puissances cognitives de lrsquoacircme que Proclus refuse de compter au

nombre des acceptions de lrsquointellection Aristote avait deacutejagrave fourni dans son traiteacute De lrsquoacircme

un schegraveme qui anticipait la triade proclienne en concevant lrsquoacircme selon une structure

analogue agrave celle que lrsquoon retrouve chez Proclus dans la triade Ecirctre-Vie-Penseacutee en

distinguant son essence ses puissances et ses activiteacutes Crsquoest agrave partir de ses activiteacutes (ou

opeacuterations) que les puissances (ou faculteacutes) psychiques peuvent ecirctre connues alors que

celles-ci contribuent agrave la deacutefinition de lrsquoecirctre (ou substance) agrave savoir lrsquoacircme dont elles sont

les attributs Dans la perspective du theacuteologien (ou du dialecticien) ce schegraveme triadique

srsquoapplique agrave la connaissance des attributs et de la nature de lrsquoacircme parce qursquoil deacuterive des

principes divins que sont lrsquoEcirctre la Vie et la Penseacutee (que lrsquoon retrouve eacutegalement dans

diffeacuterentes formes de discours theacuteologiques [cateacutegorique symbolique imageacute et dialectique]

recueillis par Proclus notamment dans la Theacuteologie platonicienne) Lrsquoimportant est ici de

voir que ce schegraveme triadique qui trouve son analogue dans lrsquoenquecircte du naturaliste celle

drsquoAristote dans le De anima permet de structurer les premiegraveres acceptions de lrsquointellection

et trouve son fondement non seulement dans une perspective dialectique mais eacutegalement

du point de vue du naturaliste

Drsquoapregraves le second eacuteleacutement de la triade divine la Vie Proclus conccediloit lrsquointellection

qui lie lrsquoIntellect agrave lrsquoIntelligible La Vie correspond agrave la Puissance qui eacutemane de lrsquoecirctre

qursquoest lrsquointelligible au principe drsquoune procession qui srsquoeacutetendra jusqursquoaux derniegraveres

manifestations de la penseacutee divine Proclus nrsquoest pas explicite au sujet de cette forme

drsquointellection qui dans les Eacuteleacutements de theacuteologie nrsquoapparaicirct pas distincte de la noecircsis

associeacutee aux principes intelligibles drsquoune part et aux principes intellectifs drsquoautre part

alors qursquoelle assure dans le Commentaire sur le Timeacutee et ailleurs dans le corpus proclien la

continuiteacute entre intelligible et lrsquointellectif Les expressions qursquoil emploie permettent

toutefois de concevoir clairement la neacutecessiteacute de ce principe intermeacutediaire qui tel le

moyen terme drsquoun raisonnement syllogistique rattache la conclusion agrave la preacutemisse

lrsquoactiviteacute agrave lrsquoessence par lrsquointermeacutediaire de la puissance

206

Lrsquointellection intellective le troisiegraveme moment de cette triade correspond

proprement agrave la Penseacutee qui eacutemane de lrsquoEcirctre et se convertit vers lui par lrsquointermeacutediaire de la

Vie La proposition 103 des Eacuteleacutements de theacuteologie a montreacute lrsquouniteacute de cette triade ecirctre ndash

vie ndash penseacutee malgreacute la multipliciteacute des moments de sa procession dont la Penseacutee divine est

le dernier moment Cette intellection est eacutegalement associeacutee agrave lrsquoActiviteacute (energeia) pour

Proclus ndash elle est seulement activiteacute eacutecrit Proclus ndash en tant qursquoelle procegravede de la Puissance

drsquoune maniegravere analogue aux activiteacutes cognitives des faculteacutes de lrsquoacircme humaine dont elle

est le principe Elle apparaicirct ainsi au terme de la procession des intellections divines et

totales qui transcendent la connaissance humaine et auxquelles nos acircmes particuliegraveres ne

peuvent participer qursquoindirectement par une seacuterie drsquointermeacutediaires plus particuliers de

natures noeacutetique et psychique Parmi ces intellects divins il faut mentionner lrsquoIntellect du

Deacutemiurge qui a ensemenceacute nos acircmes mais nous nous devons eacutegalement de penser agrave la

multipliciteacute des intellects divins dont Proclus traite au livre VI de la Theacuteologie

platonicienne

Les intellects particuliers qui en quelque sorte repreacutesentent le laquo fractionnement raquo

des intellects divins et totaux apparaissent comme la cause transcendante qui permet agrave

lrsquohomme drsquoactualiser en lui sa faculteacute drsquointellection Leur nature nrsquoest pas expliciteacutee par

Proclus qui ne donne pas drsquoexemples drsquointellects particuliers On peut toutefois

comprendre que ces intellects qui activent la plus haute potentialiteacute de lrsquoacircme rationnelle

font connaicirctre les formes les plus universelles celles que vise la dialectique et qui se

manifestent agrave lrsquohomme dans la multipliciteacute des objets saisis successivement par sa penseacutee

puisque la nature de son acircme est essentiellement discursive et ne peut saisir qursquoun objet agrave la

fois Crsquoest lrsquointellection des intellects particuliers qui rend donc possible lrsquointellection

proprement humaine (la noecircsis meta logou nrsquoeacutetant pas agrave proprement parler lrsquoune des six

intellections eacutenumeacutereacutees par Proclus) qui rend possible la plus haute forme de cognition

accessible agrave lrsquohomme dans la mesure de ses propres forces lorsque la plus haute

potentialiteacute rationnelle de lrsquoacircme est activeacutee

Lrsquointellection dianoeacutetique qui semble a priori se confondre avec la noecircsis meta

logou en raison du caractegravere discursif de leur activiteacute se distingue toutefois de la plus

haute forme de lrsquointellection humaine qui lui est supeacuterieure et dont elle est selon les

207

principes platoniciens heacuteriteacutes de la Reacutepublique lrsquoimage Proclus reste fidegravele aux

distinctions effectueacutees par Platon dans lrsquoAnalogie de la Ligne pour lui si la connaissance

dianoeacutetique peut ecirctre qualifieacutee de scientifique puisqursquoelle donne le laquo pourquoi raquo des

choses elle porte tout de mecircme sur des formes intermeacutediaires deacutefinies comme des objets

matheacutematiques ou du moins comme des objets pour lesquelles lrsquoecirctre matheacutematique nous

offre le meilleur paradigme Ainsi sa connaissance bien que scientifique et en ce sens

formellement analogue agrave la noecircsis meta logou reste hypotheacutetique et ne cherche pas agrave

connaicirctre lrsquoessence des choses elle ne se tourne pas vers les Formes intelligibles que vise la

connaissance dialectique ou lrsquointellection accompagneacutee de raison mais porte sur les images

de celles-ci

La derniegravere forme drsquointellection lrsquoimagination ne peut ecirctre dite noecircsis que par

lrsquointeacuterioriteacute de son activiteacute Si on ne peut lui attribuer le postulat de lrsquouniversaliteacute qui

revient agrave la penseacutee dianoeacutetique et mecircme celle de lrsquoopinion (qui ne saurait ecirctre consideacutereacutee

comme une forme drsquointellection par Proclus en raison de son exteacuterioriteacute par le fait qursquoelle

deacutepend de la sensation selon lrsquoexpression du Timeacutee doxa metrsquoaisthecircseocircs) elle demeure

tout de mecircme pour des raisons philosophiques renforceacutees par lrsquoexeacutegegravese du De anima

drsquoAristote une forme drsquointellection ou plus preacuteciseacutement lrsquoeacutetat le plus deacutegradeacute de

lrsquointellection premiegravere celle qui srsquoidentifie agrave lrsquointelligible divin Elle conserve le caractegravere

intuitif de la noecircsis qui fonde lrsquointellection accompagneacutee de raison mais sans sa dimension

rationnelle sans cette rationaliteacute ou cette discursiviteacute qui deacutefinit les faculteacutes scientifiques

de lrsquoacircme construites autour du logos Elle est en ce sens une eacutemanation de la noecircsis et

partage avec elle lrsquointeacuterioriteacute de lrsquoacte de la connaissance sans qursquoon puisse lui attribuer le

caractegravere de lrsquouniversaliteacute qui revient des intellections proprement rationnelles

La procession intellective se conclut ainsi du plus grand degreacute drsquouniteacute dans

lrsquointelligble divin agrave la derniegravere trace laisseacutee par la lumiegravere de lrsquointellection divine dans la

faculteacute imaginative de lrsquoacircme humaine Par les outils conceptuels de sa philosophie

notamment par ses triades qui se chevauchent se superposent se multiplient Proclus a

voulu rendre manifeste la continuiteacute que lrsquoon retrouve entre les diffeacuterentes acceptions de la

noecircsis

208

3 Importance et posteacuteriteacute de la noeacutetique proclienne

La doctrine proclienne de lrsquointellection se preacutesente dans lrsquohistoire des ideacutees comme

un des grands efforts de systeacutematisation des formes de la connaissance humaine et des

principes divins agrave la source de tout savoir humain En accordant aux Dialogues de Platon

une forme drsquoautoriteacute textuelle afin de structurer sa doctrine Proclus a su inteacutegrer les thegraveses

de la gnoseacuteologie antique notamment celles de la penseacutee aristoteacutelicienne ndash deacutefinies dans la

perspective du naturaliste ndash pour enrichir la doctrine platonicienne de lrsquoacircme agrave laquelle

Aristote reprochait peut-ecirctre pas sans raison de srsquoecirctre trop eacuteloigneacutee des faits naturels dans

lrsquoabstraction du discours dialectique qualifieacute de laquo vide raquo de laquo creux raquo par le plus illustre

disciple de lrsquoAcadeacutemie

Lrsquoexeacutegegravese antique du Timeacutee dont le Commentaire de Proclus preacutesente le

teacutemoignage le plus complet conserveacute par la tradition textuelle fut lrsquooccasion de riches

deacutebats philosophiques au sujet de la nature de lrsquointellection comme lrsquoillustrent les noms

des preacutedeacutecesseurs notamment platoniciens dont les thegraveses sont discuteacutees au fil de

lrsquoexeacutegegravese proclienne Les noms de Plotin de Porphyre mais eacutegalement drsquoAmeacutelius

apparaissent parmi drsquoautres sous la plume du commentateur eacuterudit qursquoest Proclus chacun

drsquoentre eux a contribueacute agrave lrsquoenrichissement conceptuel drsquoun dialogue au contenu physique et

theacuteologique deacutejagrave extrecircmement dense Ammonius lrsquoeacutelegraveve direct de Proclus reprendra les

thegraveses de son maicirctre ndash dont certaines eacutetaient sans doute deacutejagrave des doctrines transmises depuis

des siegravecles dans une longue tradition scolaire et acadeacutemique pour commenter les œuvres

drsquoAristote Boegravece sans que nous ne puissions deacutefendre un jugement cateacutegorique sur son

rapport agrave lrsquoœuvre proclienne srsquoinspirera agrave son tour des thegraveses que lrsquoon retrouve dans le

Commentaire de Proclus sur le Timeacutee pour opeacuterer une distinction entre diffeacuterents modes de

connaissance en fonction des sujets connaissants une doctrine que la Consolation de

Philosophie leacuteguera au Moyen Acircge

Nous nous arrecirctons ici sans mentionner les heacuteritiers immeacutediats de Proclus les

derniers philosophes et commentateurs neacuteoplatoniciens de lrsquoAntiquiteacute tardive qui auront

bien sucircr pris en compte sa doctrine de lrsquointellection pour fournir un cadre theacuteorique agrave leurs

commentaires drsquoœuvres classiques de Platon et drsquoAristote ou pour deacutefinir une noeacutetique

209

plus preacutecise en fonction de difficulteacutes qui nrsquoauraient pas trouveacute leurs pleines solutions dans

les eacutecrits de Proclus

Par cette eacutetude nous avons voulu montrer lrsquoimportance et la coheacuterence de la

contribution proclienne agrave lrsquoeacutetablissement drsquoune noeacutetique qui se veut scientifique agrave savoir

qui se preacutesente comme un discours rationnel reacutepondant au principe de continuiteacute dans la

procession du reacuteel

211

ANNEXE I DIALECTIQUE ET INSPIRATION DIVINE

DANS LE PHEgraveDRE DE PLATON

1 Les fondements de la dialectique dans le Phegravedre une approche

interpreacutetative

Pour Platon le philosophe doit-il lrsquoacquisition de sa science (epistecircmecirc) de la seule

veacuteritable science celle qui porte lrsquoEcirctre373 qursquoagrave ses seuls efforts en vue de parfaire sa

raison Ne reconnaicirct-il pas au contraire que lrsquoacircme humaine est incapable drsquoatteindre par

ses propres forces une telle forme de connaissance et qursquoelle doit se tourner vers une cause

qui la transcende vers le divin pour fonder sa connaissance de lrsquoEcirctre Nous pourrions

ainsi formuler la question des fondements de la science selon Platon dont la reacuteflexion sur

les conditions de possibiliteacute du savoir dialectique conjugue des consideacuterations

eacutepisteacutemologiques psychologiques et theacuteologiques Ce questionnement complexe apparaicirct

dans le Phegravedre dialogue qui souligne les limites de la raison et srsquointerroge sur les rapports

entre la connaissance humaine et lrsquoinspiration divine cette folie (mania) beacuteneacutefique qui

sous diffeacuterentes formes est offerte aux hommes par les dieux

Le Phegravedre nous enseigne que tout discours qui se veut utile et beau doit ecirctre

composeacute en fonction du destinataire agrave persuader ou encore mieux agrave eacuteduquer374 Dans ce

dialogue Platon fournit agrave son lecteur les moyens pour interpreacuteter son œuvre les principes

hermeacuteneutiques permettant drsquoacceacuteder aux ideacutees essentielles drsquoune penseacutee qui srsquoexprime

dans la forme du dialogue litteacuteraire Une lecture attentive du Phegravedre nous fait comprendre

que les formes varieacutees de discours deacuteployeacutees par Platon dans ses dialogues se comprennent

en fonction des types drsquointerlocuteurs qui y sont repreacutesenteacutes de leurs types drsquoacircmes parmi

lesquels le lecteur trouve celui ou ceux auxquels sa laquo personnaliteacute raquo srsquoapparente Ainsi le

discours de Socrate dans le Phegravedre ou plutocirct ses discours car ils sont multiples et varieacutes375

373 Pour cette eacutetude nous nous baserons sur les passages du corpus platonicien (dont le mythe du Phegravedre) qui

font de la connaissance de lrsquoEcirctre veacuteritable (immuable toujours identique agrave soi eacuteternel etc) lrsquoobjet de la

dialectique autrement dit la science veacuteritable 374 Nous proposons ici les lignes directrices de notre interpreacutetation des dialogues de Platon agrave partir des propos

de Socrate sur la rheacutetorique et lrsquoeacutecrit dans la deuxiegraveme partie du Phegravedre 375 Pour une division des parties du Phegravedre et donc des diffeacuterents types de discours qui se rattachent agrave

chacune de ces parties voir H Yunis Phaedrus Cambridge Cambridge University Press 2011 p 250-251

Comme dans bon nombre de dialogues platoniciens les deux grands types de discours qui se succegravedent sont

212

sont adapteacutes agrave lrsquoacircme de Phegravedre son interlocuteur qui elle aussi est multiple et varieacutee376

afin drsquoy susciter un deacutesir de conversion vers la philosophie

Crsquoest agrave partir de leur repreacutesentation dans les dialogues qursquoil nous est possible de

cerner le caractegravere de chacun des personnages que Platon met en scegravene Les donneacutees

biographiques fournies par des sources exteacuterieures au corpus platonicien ne contribuent

qursquoaccessoirement agrave notre compreacutehension du discours psychagogique377 de Platon bien

qursquoelles nous permettent lorsqursquoelles sont suffisantes drsquoappreacutecier la vraisemblance du

tableau dramatique deacutepeint Crsquoest surtout agrave partir de la dynamique des eacutechanges mis en

scegravene dans chaque dialogue qursquoon peut arriver agrave deacutefinir le type de personnaliteacute dirions-

nous aujourdrsquohui le type drsquoacircme dirait Platon agrave laquelle on a affaire et donc au discours

qui lui est adapteacute Toute entreprise visant agrave harmoniser les eacuteleacutements doctrinaux exposeacutes

dans diffeacuterents dialogues doit tenir compte de la souplesse drsquoune penseacutee qui varie sans

cesse ses discours afin de les adapter aux multipliciteacutes des configurations de lrsquoacircme

humaine

Par ces reacuteflexions sur lrsquoart drsquointerpreacuteter les dialogues platoniciens agrave partir des lignes

directrices laisseacutees par Platon lui-mecircme dans le Phegravedre nous avons voulu exposer lrsquoun des

principaux obstacles que nous aurons agrave surmonter dans notre traitement du rapport entre la

dialectique et lrsquoinspiration divine dans le Phegravedre soit celui de la mise en contexte des ideacutees

introduites et deacutefendues par Socrate Est-ce que Platon croit vraiment que lrsquoenthousiasme

est au principe de la penseacutee philosophique de lrsquoexercice dialectique du travail discursif

effectueacute par divisions et rassemblements Drsquoapregraves son traitement de lrsquoinspiration divine

dans lrsquoIon ougrave il expose lrsquoignorance des poegravetes inspireacutes et dans le Meacutenon ougrave il assimile le

preacutetendu savoir des hommes politiques aux intuitions des devins drsquoaucuns srsquoattendraient agrave

le discours mythique sous la forme drsquoune narration continue et le discours dialectique qui est un dialogue

entre les interlocuteurs dans ce cas-ci Socrate et Phegravedre 376 Chaque acircme est agrave la fois une et multiple pour Platon Mais cette multipliciteacute qui srsquoexplique drsquoabord par les

multiples faculteacutes que chaque acircme humaine possegravede essentiellement se comprend ensuite en fonction du type

drsquoacircmes dans une hieacuterarchie agrave neuf degreacutes allant du philosophe au tyran auquel chacune de ces acircmes

appartient et qui est deacutetermineacute drsquoapregraves la qualiteacute de sa contemplation de lrsquointelligible avant sa chute dans le

corps selon le mythe du Phegravedre Platon ne rationalise pas cette composante du mythe dans la seconde partie

du Phegravedre mais en reprend le schegraveme pour deacutefinir les grandes lignes drsquoune rheacutetorique qui se fonde sur la

connaissance de lrsquoacircme 377 Litteacuteralement laquo qui guide lrsquoacircme raquo Crsquoest ainsi que Platon conccediloit la rheacutetorique philosophique dans le

Phegravedre comme une puissance capable de guider lrsquoacircme vers la connaissance et le Bien ou autrement dit vers

la vie philosophique

213

ce que cette forme de connaissance ndash si elle en est veacuteritablement une ndash reccediloive un

traitement similaire dans le Phegravedre qursquoelle y soit condamneacutee ou du moins qursquoelle y soit

jugeacutee deacuteficiente par rapport au veacuteritable savoir philosophique Pourtant Socrate qui y

prend un ton cateacutegorique et inspireacute auquel le corpus platonicien nrsquooffre aucun parallegravele y

avoue ne pas deacutetenir de savoir technique et que seules les diviniteacutes de lrsquoendroit les Muses

et les Nymphes lui soufflent ses discours Est-ce que Socrate ironise du deacutebut agrave la fin du

dialogue en se jouant de la creacuteduliteacute drsquoun Phegravedre trop superstitieux attacheacute agrave une

conception inspireacutee et poeacutetique du savoir Peut-on douter de la pieacuteteacute dont le maicirctre de

Platon semble honnecirctement teacutemoigner envers les diviniteacutes eacutevoqueacutees tout au long du

dialogue Agrave notre avis aucun indice probant ne permet de remettre en cause la sinceacuteriteacute de

Socrate lorsqursquoil honore et invoque les dieux associeacutes agrave la campagne atheacutenienne sur les

rives de lrsquoIlissos du moins aucun eacuteleacutement interne au dialogue ne nous contraint agrave reacuteduire

lrsquoinspiration divine agrave une meacutetaphore vide de sens agrave un artifice servant agrave mieux convertir un

Phegravedre trop superstitieux et le lecteur qui se reconnaicirctra en lui agrave la vie philosophique

Malgreacute la part de jeu dans les discours du Phegravedre ce que Socrate est le premier agrave

reconnaicirctre la question de lrsquoinspiration divine doit agrave notre avis ecirctre prise au seacuterieux Nous

chercherons donc agrave la deacutefinir dans son rapport agrave lrsquoactiviteacute dialectique dont Platon deacutefinit les

principes dans ce dialogue

Pour amener Phegravedre agrave se deacutetourner drsquoune fausse rheacutetorique celle de Lysias378 afin

de le convertir agrave la vraie rheacutetorique celle que veut fonder Platon Socrate montre que lrsquoart

de persuader doit se baser sur une connaissance reacuteelle des ecirctres et se structurer agrave partir de

ces activiteacutes essentielles de la penseacutee que sont le rassemblement et la division Nous

montrerons que lrsquoinspiration divine est conccedilue par Platon comme la laquo condition de

possibiliteacute raquo du discours vrai qursquoelle accompagne une penseacutee qui rassemble et divise les

Formes ou les Ideacutees

Seul un commentaire suivi du Phegravedre ougrave chacun des passages ougrave la notion

drsquoinspiration divine serait mise en contexte permettrait de confirmer notre thegravese et de

378 Ou celle drsquoIsocrate Ce rival de Platon est mentionneacute agrave la fin du dialogue (278e) sans doute pour montrer

que le reacuteel adversaire de Platon nrsquoest pas tant Lysias contemporain du Socrate mis en scegravene dans le dialogue

qursquoIsocrate dont la maniegravere de concevoir lrsquoeacuteducation entrait en conflit avec la sienne Agrave travers le personnage

de Phegravedre et celui de Lysias (257b) ce sont sans doute Isocrate et ses disciples que Platon cherchait agrave

convertir agrave la philosophie

214

rejeter toute interpreacutetation visant agrave reacuteduire la notion drsquoinspiration agrave une simple figure de

style introduite de maniegravere ironique par le Socrate de Platon pour mieux charmer son

interlocuteur Comme ce projet outrepasse le cadre de la preacutesente eacutetude nous nous

limiterons agrave deacutefendre par lrsquoexeacutegegravese des passages que nous jugeons les plus pertinents la

coheacuterence drsquoune interpreacutetation voulant que la pratique de la dialectique deacutepende drsquoune

inspiration venant des dieux ou en des termes plus eacutepisteacutemologiques drsquoune intuition de

lrsquoEcirctre drsquoune vision synoptique des Formes agrave rassembler et agrave diviser Pour deacutefendre cette

lecture nous traiterons drsquoabord des deux opeacuterations philosophiques exposeacutees dans le

Phegravedre soit le rassemblement et la division et attribuerons une porteacutee universelle agrave cette

conception de la dialectique bien qursquoelle soit deacuteveloppeacutee dans le contexte particulier drsquoune

discussion au sujet des fondements de la rheacutetorique Par lrsquoanalyse des discussions relatives

agrave lrsquoinspiration divine dans lrsquoIon et dans le Meacutenon ougrave elle est presque assimileacutee agrave une forme

drsquoignorance puis dans le Phegravedre ougrave elle est reacutehabiliteacutee agrave titre de principe de la

connaissance nous montrerons que les discussions aporeacutetiques visant agrave deacutefinir la science

(epistecircmecirc) trouvent leur reacuteponse dans le mythe de lrsquoattelage aileacute ougrave srsquoharmonisent

lrsquointuition de lrsquoEcirctre et les proceacutedeacutes discursifs de la dialectique le rassemblement et la

division et dans la figure du Socrate poegravete et de devin esquisseacutee dans le Pheacutedon

2 Les principes de la dialectique platonicienne

Dans un premier temps nous chercherons agrave montrer que le Phegravedre offre un

enseignement clair et coheacuterent au sujet de la dialectique et que les principes

meacutethodologiques qui y sont eacutenonceacutes bien qursquoils soient appliqueacutes agrave un art particulier la

rheacutetorique conservent une porteacutee universelle Pour ce faire nous commenterons la section

265c-266d de ce dialogue ougrave sont deacutefinis les proceacutedeacutes dialectiques du rassemblement et de

la division afin de les comparer aux principes eacutepisteacutemologiques enseigneacutes dans la

Reacutepublique Nous analyserons ensuite un second extrait du Phegravedre 270c-271b ougrave Platon

reacutecapitule la marche agrave suivre dans lrsquoapplication de la meacutethode dialectique Nous

poursuivrons notre enquecircte en nous interrogeant sur lrsquouniversaliteacute ou la particulariteacute de la

meacutethode dialectique exposeacutee dans le Phegravedre en la comparant agrave la dialectique telle que

215

preacutesenteacutee par Platon dans la Reacutepublique Enfin nous montrerons que Platon met reacuteellement

en pratique dans la premiegravere partie du Phegravedre les proceacutedeacutes qursquoil expose dans la seconde

21 Rassemblement et division (Phegravedre 265c-266d)

Le Phegravedre semble ecirctre le premier dialogue selon un ordre chronologique qui le juge

anteacuterieur agrave des œuvres comme le Sophiste et Politique ougrave Platon deacutefinit les proceacutedeacutes de la

dialectique le rassemblement et la division Il faut toutefois attendre la seconde moitieacute du

dialogue pour rencontrer ces deacutefinitions la premiegravere preacutesentant une succession de discours

sur lrsquoamour

Rappelons la deacutelicate mise en scegravene de Platon qui nrsquoest pas sans importance sur les

thegraveses philosophiques introduites dans le dialogue Hors des murs drsquoAthegravenes Socrate

rencontre Phegravedre qui porte avec lui un eacutecrit Agrave la demande de Socrate Phegravedre se met agrave lire

le texte qursquoil a en main son auteur le rheacuteteur Lysias cherche agrave nous persuader qursquoil est

preacutefeacuterable drsquoaccorder ses faveurs agrave celui qui nrsquoaime pas plutocirct qursquoagrave celui qui aime Inspireacute

par la passion de Phegravedre pour ce discours Socrate en reprend la thegravese selon laquelle la

passion amoureuse entraicircnerait des conseacutequences neacutefastes pour lrsquoecirctre aimeacute mais

contrairement agrave Lysias en prenant soin de deacutefinir drsquoentreacutee de jeu ce qursquoest lrsquoamour

Honteux drsquoavoir prononceacute un discours rendant Eacuterocircs un dieu responsable de maux pour

lrsquohomme Socrate srsquoempresse de composer une palinodie un chant de reacutetractation ougrave il fait

cette fois un eacuteloge de lrsquoamour Agrave cette occasion il nous rapporte le fameux mythe de

lrsquoattelage aileacute il deacutecrit ainsi par une image la nature de lrsquoacircme et de ses puissances Ce

nrsquoest qursquoapregraves avoir conclu ce long reacutecit que Socrate eacutenonce au fil de son dialogue avec

Phegravedre les principes meacutethodologiques qui ont structureacute ses deux discours

Avant de commenter le ceacutelegravebre passage ougrave Platon deacutefinit les proceacutedeacutes de

rassemblement et de division voici ce qursquoen dit Monique Dixsaut dans Meacutetamorphoses de

la dialectique dans les dialogues de Platon

Refuser de voir dans les deux discours de Socrate lrsquoapplication de la meacutethode

qursquoil eacutenonce me semble ecirctre lrsquoindice de la lecture reacuteellement perverse que ce

texte semble susciter on commence par le prendre pour ce qursquoil nrsquoest pas

crsquoest-agrave-dire lrsquoeacutenonceacute drsquoune meacutethode universelle On deacutecide ensuite que Socrate

deacutefinit deux proceacutedeacutes rassemblement et division que tout examen dialectique

216

ou en tout cas que tout exposeacute de la meacutethode dialectique ne pourra que

reprendre et appliquer Moyennant quoi on est neacutecessairement ameneacute agrave reacutecuser

le fait que les discours preacuteceacutedents aient appliqueacute une telle meacutethode puisque

celle-ci nrsquoexiste que dans lrsquoesprit des commentateurs379

Pour lrsquoessentiel ce que Dixsaut reproche aux commentateurs modernes du Phegravedre crsquoest de

ne pas avoir saisi que rassemblement et division sont des termes eacutequivoques dans le corpus

platonicien et parfois agrave lrsquointeacuterieur drsquoun mecircme dialogue Dixsaut soutient que lrsquoon a mal

compris en quoi consistent le rassemblement et la division dans le Phegravedre plusieurs

commentateurs auraient interpreacuteteacute lrsquoapplication qursquoon y fait de ces proceacutedeacutes agrave partir de ce

que Platon en dit dans des dialogues comme le Sophiste ougrave serait exposeacute un autre proceacutedeacute

celui de la division dichotomique qui nrsquoest jamais vraiment pratiqueacute dans le Phegravedre On

aurait ainsi voulu abstraire des dialogues de vieillesse une meacutethode qui nrsquoexisterait que

dans lrsquoesprit des commentateurs pour ensuite srsquoeacutetonner que Platon ne lrsquoait pas appliqueacutee

dans le Phegravedre dans les deux discours qursquoil met dans la bouche de Socrate Nous ne

pouvons que partager la critique de Dixsaut agrave lrsquoeacutegard de ceux qui confondent la division

telle que pratiqueacutee dans le Sophiste avec celle dont traite le Phegravedre Cependant nous nous

refusons agrave condamner a priori toute tentative drsquouniversalisation des proceacutedeacutes de la meacutethode

dialectique exposeacutes dans le Phegravedre bien que nous reconnaissions avec Dixsaut que

plusieurs eacuteleacutements meacutethodologiques sont propres agrave la rheacutetorique philosophique que veut y

fonder Platon Lrsquoexeacutegegravese que nous proposons des lignes 270c-271b visera agrave justifier cette

position

Lrsquoerreur commise au sujet du rassemblement et de la division dans le Phegravedre consiste

agrave extraire ces deux proceacutedeacutes du contexte dans lequel ils sont deacutefinis et employeacutes Rien ne

nous empecircche de comparer leurs deacutefinitions en 265c-266d avec ce que Platon dit de la

meacutethode dialectique dans drsquoautres dialogues cependant il convient drsquoabord de saisir

comment les principes meacutethodologiques eacutenonceacutes dans ce passage srsquoappliquent

concregravetement au sujet traiteacute par le Phegravedre agrave savoir la rheacutetorique Socrate deacutefinit drsquoabord ce

qursquoil entend par rassemblement

ndash Pour moi crsquoest eacutevident tout le reste en fait nrsquoa eacuteteacute qursquoun jeu mais dans ce

qursquoun heureux hasard nous a fait dire il y a deux proceacutedeacutes dont il ne serait pas

379 M Dixsaut Meacutetamorphoses de la dialectique dans les dialogues de Platon Paris Vrin p 111

217

sans inteacuterecirct de pouvoir eacutetudier techniquement la fonction ndash Lesquels ndash Tout

drsquoabord saisir drsquoune seule vue et ramener agrave une forme unique les notions

eacuteparses de tous cocircteacutes afin de rendre clair en le deacutefinissant chaque point sur

lequel on veut faire porter lrsquoinstruction Ainsi tout agrave lrsquoheure agrave propos de

lrsquoamour la deacutefinition que nous avons donneacutee fut bonne ou mauvaise en tout

cas elle a permis agrave notre discours drsquoatteindre agrave la clarteacute et agrave lrsquoaccord avec soi-

mecircme380

La discursiviteacute philosophique a pour fondement une vue synoptique des diffeacuterentes Formes

qursquoil faut relier agrave lrsquoIdeacutee que lrsquoon cherche agrave deacutefinir Le lecteur familier avec des dialogues

comme le Parmeacutenide saura que cette vision drsquoensemble ne peut ecirctre atteinte qursquoau terme

drsquoun long entraicircnement exigeant de faire et de refaire rassemblements et divisions381 Ces

exercices dont la viseacutee ultime est de permettre agrave celui qui les pratique drsquoacqueacuterir une

compreacutehension claire et complegravete de son objet ont souvent pour effet plus immeacutediat de

purifier lrsquoacircme de lui faire prendre conscience de son ignorance Le vieux Parmeacutenide

enseigne au jeune Socrate que la veacuteriteacute ne pourra ecirctre atteinte qursquoau prix des longs et

peacutenibles exercices logiques par lrsquoeacutemission drsquohypothegraveses provisoires desquelles on deacuteduira

des conclusions qui agrave nouveau amegraveneront agrave redeacutefinir de nouvelles hypothegraveses et ainsi de

suite jusqursquoau moment ougrave lrsquoacircme purifieacutee de ses erreurs et disposeacutee agrave saisir en toute clarteacute

les Formes et leurs liens de participation effectuera des rassemblements justes et produira

une deacutefinition adeacutequate agrave son objet Crsquoest alors que le dialecticien pourra diviser crsquoest-agrave-

dire distinguer les diffeacuterentes Formes qui deacutependent de celle qursquoil aura deacutefinie

ndash Et le second proceacutedeacute quel est-il Socrate ndash Il consiste en retour agrave pouvoir

deacutetailler par espegraveces suivant les articulations naturelles en tacircchant de ne briser

aucune partie comme le ferait un mauvais deacutecoupeur de viande Crsquoest ainsi que

nous avons proceacutedeacute tout agrave lrsquoheure nos deux discours ont rameneacute le trouble de

lrsquoesprit agrave lrsquouniteacute drsquoune forme commune382

380 Platon Phegravedre 265c-d (trad Cl Moreschini et P Vicaire) laquo Ἐμοὶ μὲν φαίνεται τὰ μὲν ἄλλα τῷ ὄντι

παιδιᾷ πεπαῖσθαιmiddot τούτων δέ τινων ἐκ τύχης ῥηθέντων δυοῖν εἰδοῖν εἰ αὐτοῖν τὴν δύναμιν τέχνῃ λαβεῖν

δύναιτό τις οὐκ ἄχαρι Τίνων δή Εἰς μίαν τε ἰδέαν συνορῶντα ἄγειν τὰ πολλαχῇ διεσπαρμένα ἵνα ἕκαστον

ὁριζόμενος δῆλον ποιῇ περὶ οὗ ἂν ἀεὶ διδάσκειν ἐθέλῃ ὥσπερ τὰ νυνδὴ περὶ Ἔρωτος ndash ὃ ἔστιν ὁρισθέν ndash εἴτrsquo

εὖ εἴτε κακῶς ἐλέχθη τὸ γοῦν σαφὲς καὶ τὸ αὐτὸ αὑτῷ ὁμολογούμενον διὰ ταῦτα ἔσχεν εἰπεῖν ὁ λόγος raquo 381 Nous reprenons en les paraphrasant les eacuteleacutements meacutethodologiques exposeacutes dans la premiegravere partie du

Parmeacutenide plus particuliegraverement tireacutes de la section 135a-136e 382 Platon Phegravedre 265d-266a (trad Cl Moreschini et P Vicaire) laquo Τὸ δrsquo ἕτερον δὴ εἶδος τί λέγεις ὦ

Σώκρατες Τὸ πάλιν κατrsquo εἴδη δύνασθαι διατέμνειν κατrsquo ἄρθρα ᾗ πέφυκεν καὶ μὴ ἐπιχειρεῖν καταγνύναι

μέρος μηδέν κακοῦ μαγείρου τρόπῳ χρώμενονmiddot ἀλλrsquo ὥσπερ ἄρτι τὼ λόγω τὸ μὲν ἄφρον τῆς διανοίας ἕν τι

κοινῇ εἶδος ἐλαβέτην raquo

218

Apregraves avoir saisi lrsquoIdeacutee et les Formes qui en participent le dialecticien sera en mesure de

diviser les diffeacuterentes espegraveces qui composent le genre en question Ainsi dans sa Palinodie

apregraves avoir exposeacute la nature de lrsquoacircme en geacuteneacuteral Socrate y distingue les diffeacuterentes classes

drsquoacircmes sous lesquelles se rangent les acircmes particuliegraveres

Le passage en question nrsquoexpose donc pas les principes drsquoune dialectique en quecircte

de savoir il nrsquoy est pas question de cet art maiumleutique pratiqueacute dans ces dialogues ougrave

aucune deacutefinition positive nrsquoest produite Dans ces entretiens les interlocuteurs de Socrate

et peut-ecirctre Socrate lui-mecircme ne preacutetendent nullement posseacuteder cette disposition

permettant la saisie des Formes alors que dans le Phegravedre Socrate gracircce agrave une inspiration

divine ndash et en raison drsquoune existence consacreacutee au deacuteveloppement de ses faculteacutes

dialectiques motiveacute par les conseils fictifs ou reacuteels du vieux Parmeacutenide ndash expose de

maniegravere cateacutegorique sa connaissance des Formes dont celle de lrsquoacircme par un mythe que

structure une suite de rassemblements et de divisions

22 LrsquoAnalogie de la Ligne dans la Reacutepublique

LrsquoAnalogie de la Ligne peut nous permettre de mieux saisir ce qui caracteacuterise la

dialectique pratiqueacutee par Socrate dans le Phegravedre par opposition agrave une dialectique que lrsquoon

pourrait qualifier drsquoheuristique de maiumleutique ou de zeacuteteacutetique agrave savoir celle pratiqueacutee par

une acircme en quecircte de la connaissance Nous nous rapportons au passage concernant la

section supeacuterieure de la ligne qui repreacutesente la reacutealiteacute intelligible

Et maintenant comprends-moi bien quand je parle de lrsquoautre section de

lrsquointelligible celle qursquoatteint le raisonnement lui-mecircme par la force du

dialogue il a recours agrave la construction drsquohypothegraveses sans les consideacuterer comme

des principes mais pour ce qursquoelles sont des hypothegraveses crsquoest-agrave-dire des points

drsquoappui et des tremplins pour srsquoeacutelancer jusqursquoagrave ce qui est anhypotheacutetique

jusqursquoau principe du tout383

Dans ce passage est-il implicitement question de rassemblements ou de divisions Si lrsquoon

compare ce qui y est eacutenonceacute avec lrsquoapplication que peut en faire Platon dans des dialogues

comme le Parmeacutenide et le Theacuteeacutetegravete il semble que oui La dialectique contrairement aux

383 Platon Reacutepublique 511b (trad G Leroux) laquo Τὸ τοίνυν ἕτερον μάνθανε τμῆμα τοῦ νοητοῦ λέγοντά με

τοῦτο οὗ αὐτὸς ὁ λόγος ἅπτεται τῇ τοῦ διαλέγεσθαι δυνάμει τὰς ὑποθέσεις ποιούμενος οὐκ ἀρχὰς ἀλλὰ τῷ

ὄντι ὑποθέσεις οἷον ἐπιβάσεις τε καὶ ὁρμάς ἵνα μέχρι τοῦ ἀνυποθέτου ἐπὶ τὴν τοῦ παντὸς ἀρχὴν ἰών raquo

219

sciences comme la geacuteomeacutetrie qui lui sont infeacuterieures considegravere que ses hypothegraveses ne

sont que des hypothegraveses des principes provisoires qui doivent ecirctre remis en question afin

de progresser dans la compreacutehension de la nature de lrsquoobjet agrave saisir Mais qursquoest-ce au juste

qursquoune hypothegravese pour un dialecticien Crsquoest minimalement lrsquoattribution drsquoun preacutedicat agrave

un sujet par exemple laquo lrsquoun est384 raquo qui est lrsquoune des neuf hypothegraveses du Parmeacutenide ou

laquo la science est une opinion droite385 raquo qui est lrsquoune de celles eacutemises par Theacuteeacutetegravete dans le

dialogue eacuteponyme

Au cœur du mythe du Phegravedre Platon interrompt son discours sur la destineacutee des

acircmes pour une thegravese eacutepisteacutemologique qursquoexplicitera la tradition platonico-aristoteacutelicienne

en commenccedilant par Aristote386

Il faut en effet que lrsquohomme saisisse le langage des Ideacutees lequel part drsquoune

multipliciteacute de sensations et trouve lrsquouniteacute dans lrsquoacte de raisonnement Or il

srsquoagit lagrave drsquoune reacuteminiscence des reacutealiteacutes jadis vues par notre acircme quand elle

suivait le voyage du dieu et que deacutedaignant ce que nous appelons agrave preacutesent des

ecirctres reacuteels elle levait la tecircte pour contempler lrsquoecirctre veacuteritable387

Le problegraveme qui srsquoest poseacute aux commentateurs de cette formule laconique touche agrave la

nature de ce qui est rassembleacute la reacuteminiscence est-elle le simple rassemblement de

sensations eacuteparses en une notion mentale la structuration de ces notions acquises par

expeacuterience au moyen du raisonnement ou la totaliteacute de ce processus qui agrave partir des

sensations parvient agrave lrsquouniteacute du savoir scientifique par lrsquoexercice de la dialectique Nous

penchons vers cette derniegravere possibiliteacute Peut-on trouver dans ce passage un eacutecho des

propos de la Reacutepublique concernant la remonteacutee vers lrsquointelligible agrave partir drsquohypothegraveses

Sans doute si nous voyons dans le raisonnement (logismos) mentionneacute un eacutequivalent de la

dialectique ascendante Ce qui semble commun aux deux dialogues crsquoest le rocircle joueacute par le

384 Platon Parmeacutenide 137c sqq 385 Platon Theacuteeacutetegravete 187a sqq 386 On peut voir au chapitre II 19 des Seconds Analytiques dans un contexte qui est autre une description

analogue drsquoun processus cognitif qui part de la multipliciteacute des sensations pour trouver lrsquouniteacute intuitive au

fondement de la science Cf P C Biondi op cit pour une analyse deacutetailleacutee de ce chapitre 387 Platon Phegravedre 249b-c (trad Cl Moreschini et P Vicaire) laquo δεῖ γὰρ ἄνθρωπον συνιέναι κατrsquo εἶδος

λεγόμενον ἐκ πολλῶν ἰὸν αἰσθήσεων εἰς ἓν λογισμῷ συναιρούμενονmiddot τοῦτο δrsquo ἐστὶν ἀνάμνησις ἐκείνων ἅ

ποτrsquo εἶδεν ἡμῶν ἡ ψυχὴ συμπορευθεῖσα θεῷ καὶ ὑπεριδοῦσα ἃ νῦν εἶναί φαμεν καὶ ἀνακύψασα εἰς τὸ ὂν

ὄντως raquo

220

logos ou logismos388 dans la recherche de lrsquouniteacute selon les propos du Phegravedre ou dans la

remonteacutee vers lrsquoanhypotheacutetique drsquoapregraves lrsquoexposeacute de la Reacutepublique Certes le

rassemblement que vise agrave effectuer le dialecticien est un rassemblement de Formes autour

de lrsquoIdeacutee qursquoil cherche agrave saisir et agrave deacutefinir mais rien ne lrsquoempecircche de se servir de ses

sensations (aisthecircsis) et des expeacuteriences qursquoelles lui procurent afin de constituer une

hypothegravese un premier rassemblement qui servira de tremplin agrave la penseacutee pour srsquoeacutelever vers

lrsquoanhypotheacutetique Lrsquohypothegravese preacuteliminaire peut ainsi se constituer agrave partir des expeacuteriences

fournies par nos sensations agrave partir de nos conjectures sur ce qursquoest une chose par

exemple lrsquoacircme conccedilue comme une harmonie qui est lrsquoune des hypothegraveses du Pheacutedon389

Cependant le veacuteritable rassemblement celui qursquoon pourrait qualifier de scientifique est

celui qursquoeffectue le dialecticien lorsqursquoil accegravede enfin agrave une vue synoptique des Formes

lorsqursquoil atteint lrsquoanhypotheacutetique dans la mesure du possible pour lrsquohomme

Aux lignes suivantes de la Reacutepublique Platon nous introduit agrave la meacutethode qursquoexerce

le dialecticien apregraves srsquoecirctre eacuteleveacute jusqursquoagrave lrsquoanhypotheacutetique

Quand il lrsquoatteint il srsquoattache agrave suivre les conseacutequences qui deacutecoulent de ce

principe et il redescend ainsi jusqursquoagrave la conclusion sans avoir recours drsquoaucune

maniegravere agrave quelque chose de sensible mais uniquement agrave ces formes en soi qui

existent par elles-mecircmes et pour elles-mecircmes et sa recherche srsquoachegraveve sur ces

formes390

Dans la descente ou dans la deacuteduction des Formes agrave partir de lrsquoIdeacutee viseacutee Platon nous

enseigne que le dialecticien ne doit plus avoir recours au sensible Cette preacutecision indique

qursquoau contraire dans la remonteacutee vers lrsquoanhypotheacutetique lrsquohomme peut et doit se servir du

sensible des sensations qui selon le Phegravedre peuvent mener gracircce agrave lrsquoactiviteacute de la penseacutee

discursive agrave la reacuteminiscence des Ideacutees (249b-c) Le sensible nrsquoest donc pas complegravetement

disqualifieacute du point de vue eacutepisteacutemologique mais il faut reconnaicirctre qursquoil est releacutegueacute au

second plan et que le raisonnement doit en corriger les impreacutecisions afin de permettre agrave

lrsquoacircme de srsquoeacutelever vers lrsquointelligible

388 Ces deux termes semblent signifier la penseacutee raisonnante Nous nrsquoattribuons donc pas un sens technique agrave

logismos qui se distinguerait de logos 389 Platon Pheacutedon 85e 390 Platon Reacutepublique 511b-c (trad G Leroux) laquo ἁψάμενος αὐτῆς πάλιν αὖ ἐχόμενος τῶν ἐκείνης

ἐχομένων οὕτως ἐπὶ τελευτὴν καταβαίνῃ αἰσθητῷ παντάπασιν οὐδενὶ προσχρώμενος ἀλλrsquo εἴδεσιν αὐτοῖς διrsquo

αὐτῶν εἰς αὐτά καὶ τελευτᾷ εἰς εἴδη raquo

221

Crsquoest donc ce second passage qui deacutefinirait le plus clairement la dialectique que

pratique Socrate dans le Phegravedre Posseacutedeacute par les dieux Socrate deacutetient un savoir ou du

moins possegravede cette vue synoptique que cherche agrave acqueacuterir lrsquoapprenti dialecticien cette

saisie drsquoun seul coup drsquoune Ideacutee et de son laquo reacuteseau logique raquo Le Phegravedre contrairement agrave

la plupart des dialogues socratiques pratique une dialectique laquo descendante raquo qui agrave partir

drsquoune intuition des principes expose la nature et les puissances de lrsquoacircme Les deux discours

de Socrate sur lrsquoamour ne sont donc pas des exercices de rassemblement et de division en

vue de produire la reacuteminiscence bien qursquoils preacutesupposent ces proceacutedeacutes comme conditions

drsquoaccegraves agrave la connaissance de lrsquoEcirctre Lrsquoinspiration divine dont jouit Socrate celle que Platon

reacuteserve agrave lrsquoamant du Beau veacuteritable nous apparaicirct comme la fin du patient travail meneacute par

le philosophe en empruntant laquo la longue et tortueuse route raquo de la formation dialectique sur

laquelle les rassemblements et les divisions visent agrave activer une faculteacute dialectique qui nrsquoest

que potentiellement preacutesente en tout homme

Bref ce qui a eacuteteacute deacutefini dans le Phegravedre ce sont le rassemblement et la division

relatifs agrave la rheacutetorique philosophique ce sont les proceacutedeacutes que doit suivre le peacutedagogue ou

le psychagogue (celui qui guide les acircmes) afin de rendre son discours persuasif et eacuteducatif

Le Phegravedre nrsquoexpose donc pas les principes drsquoune dialectique heuristique drsquoune meacutethode

permettant de deacutevelopper la vue synoptique de la structure intelligible Cet exposeacute nrsquoen

conserve pas moins une porteacutee universelle car il deacutecrit la meacutethode qursquoemploie le

dialecticien pour discourir sur les ecirctres ce qui constitue en soi la fin et le critegravere de

lrsquoeacuteducation philosophique

23 Puissance et participation dans le Phegravedre (270c-271b)

Dans un article consacreacute agrave la dialectique dans le Phegravedre Maria Isabel Santa Cruz

propose une comparaison entre ce dialogue et le Sophiste

Il nrsquoy a pas pleine coiumlncidence entre le Phegravedre et le Sophiste sur la maniegravere de

caracteacuteriser la dialectique tandis que dans le Sophiste (253a-254a) il y a une

description complexe de la dialectique comme un savoir discerner les

combinaisons licites entre formes dans le Phegravedre il est seulement dit qursquoil

222

convient de donner le nom de dialecticien agrave celui qui possegravede la capaciteacute de

saisir lrsquouniteacute et la multipliciteacute naturelles391

Alors que Santa Cruz juge que le Phegravedre nrsquooffre aucun enseignement explicite sur la nature

des relations entre les Formes ce dialogue nous apparaicirct au contraire comme lrsquoun des plus

clairs agrave ce sujet En 270c-271b apregraves une digression ougrave sont eacutenumeacutereacutees les parties

traditionnelles du discours rheacutetorique Platon revient sur les principes de sa meacutethode

dialectique afin de les appliquer agrave lrsquoart de la persuasion Apregraves avoir eacutevoqueacute lrsquoautoriteacute

drsquoHippocrate qui aurait appliqueacute les proceacutedeacutes de la dialectique agrave sa propre discipline la

meacutedecine Platon deacutefend lrsquouniversaliteacute de sa meacutethode en preacutetendant refonder la rheacutetorique

sur ses principes Alors qursquoen 265c il exposait pour une premiegravere fois et sans grande

preacutecision il faut le noter les proceacutedeacutes dialectiques du rassemblement et de la division cette

fois il eacutenonce les conditions de leur exercice agrave savoir la saisie des relations entre les

Formes Certes lrsquoexemple canonique de la participation entre les Formes est tireacutee du

Sophiste ougrave lrsquoEacutetranger drsquoEacuteleacutee sauve le discours vrai en montrant la possibiliteacute drsquoune

communication entre genres suprecircmes que sont lrsquoEcirctre le Repos le Mouvement le Mecircme et

lrsquoAutre (251e sqq) Mais cette doctrine de la participation est deacutejagrave traiteacutee par le Phegravedre

alors qursquoil est question des relations entre les discours et les acircmes ce qui constitue il faut le

reconnaicirctre un exemple beaucoup plus concret pour un Grec de lrsquoeacutepoque classique que la

communication entre les genres abstraits du Sophiste

Dans le chapitre qursquoelle consacre agrave la dialectique dans le Phegravedre Monique Dixsaut

nrsquooffre aucune analyse de la section 270c-271b alors que Socrate y reacutecapitule on ne peut

plus clairement les principes de la meacutethode sur lesquels se fonde la rheacutetorique

philosophique Pourquoi si peu drsquoattention agrave ce passage qui semble pourtant deacutefinir les

fondements drsquoune dialectique traiteacutee dans des dialogues plus tardifs comme le Sophiste

Lrsquoexeacutegegravese du passage en question en fournira sans doute la reacuteponse

Par lrsquoapplication de sa meacutethode telle que preacutesenteacutee en 270c-271b le philosophe

cherche agrave se faire une ideacutee adeacutequate de la nature de son objet Comme nous lrsquoavons montreacute

cela ne se fait qursquoau terme drsquoun long processus heuristique de divisions et de

391 M I Santa Cruz laquo Division et dialectique dans le Phegravedre raquo dans Understanding the Phaedrus

Proceedings of the II Symposium Platonicum Sankt Augustine Academia Verlag 1992 p 253

223

rassemblements ce que preacutesuppose lrsquoenseignement de Socrate Quelques lignes plus bas

Platon eacutecrit laquo qursquoil faut drsquoabord commencer par deacutecrire lrsquoacircme avec toute lrsquoexactitude

possible et par faire voir si de sa nature elle est une et homogegravene ou si comme la forme

corporelle elle est complexe Crsquoest cela que nous appelons montrer la nature drsquoune chose raquo

(271a) La premiegravere eacutetape consiste agrave montrer si sa nature est simple ou multiple La suite

nous informe sur la seconde eacutetape de la proceacutedure laquo En second lieu il deacutecrira ce qui

permet naturellement agrave lrsquoobjet de produire une action et quelle action de subir passivement

une action et sous lrsquoeffet de quel agent raquo (271a) La dialectique doit remonter aux causes

de lrsquoagir et du pacirctir crsquoest-agrave-dire aux puissances de lrsquoagent et du patient dont la rencontre

constitue un eacuteveacutenement un fait qui srsquoavegravere le point de deacutepart de la reacuteminiscence Mais

comment peut-on connaicirctre la puissance drsquoune nature telle que lrsquoacircme comment arrive-t-on

agrave acqueacuterir une connaissance agrave propos de ce qursquoon ne peut se repreacutesenter Platon est

conscient de cette difficulteacute puisqursquoil la soulegraveve dans la Reacutepublique

Dans une puissance en effet je ne vois quant agrave moi aucune couleur ni aucune

forme ni rien de ce genre comme on en trouve dans plusieurs autres choses

Tout cela je le considegravere de maniegravere agrave distinguer pour moi-mecircme certaines

choses et dire que les unes sont diffeacuterentes des autres Dans une puissance par

contre je considegravere seulement ceci sur quoi elle porte et ce qursquoelle effectue392

Quant agrave lrsquoapplication de la meacutethode dialectique dans le Phegravedre on peut dire que ce sur quoi

porte la laquo puissance active raquo du discours est lrsquoacircme laquo puissance passive raquo qui reccediloit ce

discours afin que se produise la persuasion Le discours est lrsquoagent de la persuasion lrsquoacircme

en est le patient

Crsquoest sans doute la troisiegraveme eacutetape de la meacutethode qui se rapproche le plus de ce qui

est preacutesenteacute dans le Sophiste agrave savoir la theacuteorie de la participation entre les genres

En troisiegraveme lieu il classera les espegraveces de discours et drsquoacircmes et leurs divers

eacutetats et il fera la revue des relations causales il eacutetablira un lien de chaque genre

agrave chaque genre et enseignera par quelle cause dans le cas drsquoune acircme de quelle

392 Platon Reacutepublique 477c-e (trad G Leroux leacutegegraverement modifieacutee) laquo δυνάμεως γὰρ ἐγὼ οὔτε τινὰ χρόαν

ὁρῶ οὔτε σχῆμα οὔτε τι τῶν τοιούτων οἷον καὶ ἄλλων πολλῶν πρὸς ἃ ἀποβλέπων ἔνια διορίζομαι παρrsquo

ἐμαυτῷ τὰ μὲν ἄλλα εἶναι τὰ δὲ ἄλλαmiddot δυνάμεως δrsquo εἰς ἐκεῖνο μόνον βλέπω ἐφrsquo ᾧ τε ἔστι καὶ ὃ

ἀπεργάζεται raquo

224

nature il est neacutecessaire que telle acircme soit persuadeacutee et que telle autre ne le soit

pas393

La cause (aitia) est la puissance drsquoune Forme crsquoest elle qui est responsable des affections

(pathecircmata) de la nature qui en participe ou qui communique avec elle Dans le monde du

devenir ou les relations sont agrave lrsquoimage de la communication entre les reacutealiteacutes intelligibles

les affections (pathecirc) reacutesultent des actions (erga) qursquoune puissance peut exercer sur une

autre Le dialecticien-peacutedagogue du Phegravedre mais aussi le philosophe-roi de la Reacutepublique

qui possegravede la capaciteacute de saisir les relations entre les Formes intelligibles sera aussi

capable de reconnaicirctre leurs copies sensibles afin de pouvoir guider les acircmes dans le monde

du devenir

Lrsquoimportance accordeacutee au concept de puissance lagrave ougrave dans le Sophiste Platon

preacutesente sa meacutethode dialectique agrave son plus haut degreacute drsquoabstraction apporte un eacuteclairage

suppleacutementaire sur la dialectique du Phegravedre plus preacuteciseacutement sur ce qursquoen dit Platon en

270c-271b Platon y reacutecapitule les proceacutedeacutes de sa meacutethode il met ainsi en application la

regravegle rheacutetorique voulant que lrsquoorateur ou le peacutedagogue reprenne succinctement chacun des

eacuteleacutements de son discours (une regravegle qursquoa drsquoailleurs suivie Socrate dans ses deux discours

sur lrsquoamour) Ainsi dans sa totaliteacute le Phegravedre se veut lrsquoapplication de cette rheacutetorique

philosophique qui par tous les moyens pertinents (la deacutemonstration le mythe le dialogue

la reacutecapitulationhellip) cherche agrave rendre clairs les principes de la meacutethode dialectique ainsi

que la nature des objets sur lesquels elle srsquoexerce agrave savoir lrsquoacircme et les discours

24 Application de la meacutethode dialectique dans le Phegravedre

Agrave la lumiegravere de cet exposeacute portant sur les principes de la meacutethode dialectique

meacutethode qui sert davantage agrave lrsquoexposition qursquoagrave la recherche que peut-on reacutepondre aux

commentateurs qui soutiennent que Platon omettrait drsquoappliquer agrave ses propres dialogues les

proceacutedeacutes dialectiques qursquoil y enseigne En gardant agrave lrsquoesprit que la dialectique rheacutetorique

ou psychagogique correspond agrave la dialectique descendante de la Reacutepublique qui

preacutesuppose que le dialecticien possegravede une vue synoptique de la structure intelligible de

393 Platon Phegravedre 271b (trad Cl Moreschini et P Vicaire) laquo Τρίτον δὲ δὴ διαταξάμενος τὰ λόγων τε καὶ

ψυχῆς γένη καὶ τὰ τούτων παθήματα δίεισι πάσας αἰτίας προσαρμόττων ἕκαστον ἑκάστῳ καὶ διδάσκων οἵα

οὖσα ὑφrsquo οἵων λόγων διrsquo ἣν αἰτίαν ἐξ ἀνάγκης ἡ μὲν πείθεται ἡ δὲ ἀπειθεῖ raquo

225

ses Formes et des relations qui se tissent entre elles la relecture des deux discours de

Socrate sur lrsquoamour nous force agrave admettre que Platon applique concregravetement les proceacutedeacutes

de sa meacutethode

Pour corriger Lysias qui nrsquoa jamais deacutefini lrsquoobjet de son discours agrave savoir lrsquoamour

Socrate propose drsquoeacutetablir drsquoun commun accord avec son interlocuteur laquo ce qursquoest lrsquoamour

et quelle est sa puissance raquo (237c) Comme lrsquoa enseigneacute Platon dans la Reacutepublique on ne

connaicirct une puissance qursquoen consideacuterant laquo ce sur quoi elle porte et ce qursquoelle effectue raquo

(477d) Dans son premier discours malgreacute lrsquoimpieacuteteacute dont il se rend coupable envers Eacuterocircs

Socrate procegravede en bon dialecticien puisqursquoil propose drsquoembleacutee une deacutefinition de son

objet lrsquoamour ainsi par une vue synoptique il a rassembleacute des Formes eacuteparses qursquoil a

rameneacutees agrave lrsquouniteacute de lrsquoIdeacutee agrave deacutefinir Si la connaissance de la nature drsquoun objet passe par

celle de ses puissances comme lrsquoenseigne Socrate dans la seconde partie du dialogue un

discours sur lrsquoamour devrait prendre en consideacuteration la nature de lrsquoacircme puisque crsquoest sur

elle qursquoil exerce sa puissance Crsquoest ce que le premier discours de Socrate ne fait

qursquoimparfaitement certes il montre les conseacutequences neacutefastes de lrsquoamour tant au niveau

psychologique que physique et mateacuteriel mais il omet drsquoexposer la nature de ce agrave quoi

lrsquoamour est relatif agrave savoir lrsquoacircme humaine

Le second discours remeacutedie aux manques du premier en exposant par une

deacutemonstration et un mythe la nature et les puissances de lrsquoacircme Apregraves avoir deacutefini lrsquoamour

comme un deacutelire divin Socrate illustre par un reacutecit mythique la nature de lrsquoacircme en

consideacuterant ses eacutetats (pathecirc) et ses actes (erga) conformeacutement aux principes qui seront

eacutenonceacutes en 270c-271b

Les discours de Socrate mettent en pratique lrsquoart de la division qui contrairement agrave

ce que Platon enseigne dans le Sophiste nrsquoa pas agrave proceacuteder systeacutematiquement de maniegravere

dichotomique mais doit impeacuterativement suivre les articulations naturelles des Formes

intelligibles Ainsi Socrate divise la folie divine en quatre espegraveces ndash la folie divinatoire la

folie initiatique la folie poeacutetique et la folie amoureuse ndash et les acircmes en neuf classes celles

des philosophes celle des rois jusqursquoagrave celle des tyrans La division dichotomique a certes

sa fonction dans la penseacutee platonicienne mais celle-ci est heuristique elle est un mode de

226

recherche et non drsquoexposition son rocircle consiste agrave fournir des notions eacuteparses au

dialecticien afin qursquoil puisse par la suite proceacuteder agrave leur rassemblement

Agrave la lumiegravere de ces analyses peut-on affirmer que le Phegravedre srsquoavegravere un dialogue de

reacutefeacuterence au sujet des proceacutedeacutes dialectiques En partie puisqursquoil offre un enseignement

explicite sur la meacutethode drsquoexposition du savoir philosophique Contrairement au Theacuteeacutetegravete

ougrave Socrate et son interlocuteur cheminent ensemble vers lrsquoanhypotheacutetique en se servant

drsquohypothegraveses comme de tremplins vers lrsquointelligible (pour paraphraser lrsquoAnalogie de la

Ligne dans la Reacutepublique) la dialectique du Phegravedre du moins celle dont Socrate preacutetend

appliquer les principes dans ses deux discours se fonde sur une connaissance preacutetendument

reacuteelle des relations entre les Formes et srsquoenseigne par les proceacutedeacutes discursifs du

rassemblement et de la division Nous croyons avoir montreacute que Platon offre un exposeacute

coheacuterent au sujet de la dialectique et qursquoil applique de maniegravere conseacutequente les principes de

cette meacutethode dans le Phegravedre Il reste maintenant agrave montrer que la science dialectique ne

srsquooppose pas agrave lrsquoinspiration divine mais qursquoelle en deacutepend en tant qursquoelle en est le

deacuteploiement discursif

3 La science et lrsquoinspiration divine selon Platon

Bien que le Phegravedre en offre le traitement le plus deacutetailleacute dans lrsquoœuvre de Platon la

notion drsquoinspiration divine apparaicirct eacutegalement dans des dialogues qui lui sont anteacuterieurs et

posteacuterieurs On la retrouve sous diffeacuterentes expressions (part divine enthousiasme folie

donhellip) de maniegravere reacutecurrente dans le corpus platonicien Agrave deacutefaut drsquoeffectuer une eacutetude

exhaustive des passages ougrave Platon traite de lrsquoinspiration divine nous nous limiterons agrave deux

dialogues jugeacutes anteacuterieurs au Phegravedre ougrave Platon discute explicitement de cette ideacutee lrsquoIon

et le Meacutenon Nous reprendrons ensuite quelques ideacutees preacutesenteacutees dans la section preacuteceacutedente

au sujet du rapport entre la meacutethode dialectique et lrsquoinspiration divine et conclurons cette

eacutetude en analysant la figure du Socrate inspireacute preacutesenteacutee dans le Pheacutedon

227

31 La critique de lrsquoinspiration divine dans lrsquoIon et dans le Meacutenon

LrsquoIon est un court dialogue mettant en scegravene Socrate et Ion drsquoEacutephegravese un rhapsode

qui se consacre agrave la narration et agrave lrsquoexeacutegegravese des œuvres drsquoHomegravere Dans la suite des propos

tenus par le Socrate de lrsquoApologie (22a-b) Platon y montre que les poegravetes ne possegravedent

aucune science Non seulement ils ne peuvent preacutetendre agrave cette connaissance universelle

que selon une certaine tradition des poegravetes comme Homegravere et Heacutesiode auraient transmise

dans leurs œuvres ndash en ce qui concerne notamment un savoir-faire politique et militaire ndash

ils ne peuvent mecircme pas se targuer de posseacuteder un art poeacutetique Selon Platon seule

lrsquoinspiration des dieux par lrsquointermeacutediaire de celle des poegravetes ndash selon lrsquoanalogie de la pierre

drsquoHeacuteracleacutee qui transmet sa puissance magneacutetique agrave une seacuterie drsquoanneaux meacutetalliques

(533d-e) ndash permet au rhapsode drsquointerpreacuteter et de reacuteciter correctement la poeacutesie des

Anciens

Le poegravete en effet est chose leacutegegravere chose aileacutee chose sainte et il nrsquoest pas

encore capable de creacuteer jusqursquoagrave ce qursquoil soit devenu lrsquohomme qursquohabite un

Dieu qursquoil ait perdu la tecircte que son propre esprit ne soit plus en lui Tant que

cela au contraire sera sa possession aucun ecirctre humain ne sera capable ni de

creacuteer ni de vaticiner Ainsi donc en tant que ce nrsquoest pas par un effet de lrsquoart

qursquoils disent tant et de si belles choses sur les sujets dont ils parlent (ainsi que tu

le fais toi sur Homegravere) mais par lrsquoeffet drsquoune gracircce divine chacun drsquoeux nrsquoest

capable drsquoune belle creacuteation que dans la voie sur laquelle lrsquoa pousseacute la Muse394

Deux points sont agrave noter dans cet extrait en rapport avec les propos tenus par Socrate dans

le Phegravedre Premiegraverement le poegravete pris par le deacutelire divin a perdu la tecircte il nrsquoest plus maicirctre

de lui-mecircme Deuxiegravemement lrsquohomme inspireacute des dieux ne possegravede aucun art ce nrsquoest

qursquoen tant qursquoil est posseacutedeacute par les dieux qursquoil est capable de creacuteer srsquoil est poegravete ou de

propheacutetiser srsquoil est devin Si le premier point est repris tel quel dans le Phegravedre Socrate y

soulignant que lrsquohomme affecteacute par la folie divine nrsquoest plus dans son eacutetat mental habituel

qursquoil devient insenseacute le second est modifieacute du moins en ce qui concerne la figure du

philosophe Certes Socrate preacutetend ne pas posseacuteder lrsquoart qursquoest la rheacutetorique mais ce nrsquoest

que pour faire valoir sa possession drsquoun art qui lui est supeacuterieure la dialectique Celle-ci

394 Platon Ion 534b-c (trad L Robin) laquo κοῦφον γὰρ χρῆμα ποιητής ἐστιν καὶ πτηνὸν καὶ ἱερόν καὶ οὐ

πρότερον οἷός τε ποιεῖν πρὶν ἂν ἔνθεός τε γένηται καὶ ἔκφρων καὶ ὁ νοῦς μηκέτι ἐν αὐτῷ ἐνῇmiddot ἕως δrsquo ἂν τουτὶ

ἔχῃ τὸ κτῆμα ἀδύνατος πᾶς ποιεῖν ἄνθρωπός ἐστιν καὶ χρησμῳδεῖν ἅτε οὖν οὐ τέχνῃ ποιοῦντες καὶ πολλὰ

λέγοντες καὶ καλὰ περὶ τῶν πραγμάτων ὥσπερ σὺ περὶ Ὁμήρου ἀλλὰ θείᾳ μοίρᾳ τοῦτο μόνον οἷός τε

ἕκαστος ποιεῖν καλῶς ἐφrsquo ὃ ἡ Μοῦσα αὐτὸν ὥρμησεν raquo

228

nrsquoest pas un art au sens commun du terme elle nrsquoest pas un ensemble de connaissances

techniques exteacuterieures agrave lrsquoacircme humaine mais une disposition que Socrate assimile agrave une

gracircce divine qui permet drsquoopeacuterer des rassemblements et des divisions agrave partir des Formes

et agrave travers elles La dialectique est science car elle peut justifier ses opinions et peut

srsquoenseigner

La critique des hommes politiques dans le Meacutenon srsquoeffectue dans un contexte

semblable Dans un dialogue qui allie la recherche de la vertu agrave celle de la science Platon

conclut que les hommes politiques par leur incapaciteacute agrave transmettre leur savoir sont priveacutes

de science ou de vertu et que leurs accomplissements ne peuvent ecirctre dus qursquoagrave une forme

drsquoinspiration divine

Ce nrsquoest donc pas gracircce au savoir qursquoils possegravedent ce nrsquoest pas non plus parce

qursquoils eacutetaient savants que pareils hommes ont eacuteteacute les guides de leurs citeacutes ndash je

parle des Theacutemistocle et autres que celui-lagrave Anytos a mentionneacutes tout agrave

lrsquoheure Lrsquoabsence drsquoun tel savoir est aussi la raison pour laquelle ils ne sont

pas capables de rendre drsquoautres hommes pareils agrave eux-mecircmes En effet ce

qursquoils sont ils ne le doivent pas agrave une connaissance395

Dans le contexte de la discussion Socrate montre que les hommes politiques ne sont pas

ces maicirctres de vertu que lrsquoon recherche la preuve en eacutetant qursquoils sont incapables de

transmettre leur preacutetendu savoir La suite de lrsquoentretien les assimilera agrave ces autres hommes

laquo divins raquo mais ignorants que sont les poegravetes et les devins

Nrsquoaurait-on pas raison drsquoappeler divins tous ceux dont nous venons de parler

prophegravetes devins et poegravetes Et des hommes politiques nous dirons qursquoils ne

sont pas moins que ceux-lagrave des hommes divins nous dirons qursquoun dieu les

habite et que lorsqursquoils prononcent bien des choses drsquoimportance et en

accomplissent autant mais sans savoir de quoi ils parlent ils sont inspireacutes et

posseacutedeacutes par le dieu396

Est-ce que Platon veut reacuteellement signifier que lrsquoinspiration divine est la cause des

accomplissements que lrsquoon reconnaicirct aux hommes politiques ou ne fait-il que se moquer

395 Platon Meacutenon 99b (trad M Canto-Sperber) laquo Οὐκ ἄρα σοφίᾳ τινὶ οὐδὲ σοφοὶ ὄντες οἱ τοιοῦτοι ἄνδρες

ἡγοῦντο ταῖς πόλεσιν οἱ ἀμφὶ Θεμιστοκλέα τε καὶ οὓς ἄρτι Ἄνυτος ὅδε ἔλεγενmiddot διὸ δὴ καὶ οὐχ οἷοί τε ἄλλους

ποιεῖν τοιούτους οἷοι αὐτοί εἰσι ἅτε οὐ διrsquo ἐπιστήμην ὄντες τοιοῦτοι raquo 396 Ibid 99c-d (trad M Canto-Sperber) laquo Ὀρθῶς ἄρrsquo ἂν καλοῖμεν θείους τε οὓς νυνδὴ ἐλέγομεν

χρησμῳδοὺς καὶ μάντεις καὶ τοὺς ποιητικοὺς ἅπανταςmiddot καὶ τοὺς πολιτικοὺς οὐχ ἥκιστα τούτων φαῖμεν ἂν

θείους τε εἶναι καὶ ἐνθουσιάζειν ἐπίπνους ὄντας καὶ κατεχομένους ἐκ τοῦ θεοῦ ὅταν κατορθῶσι λέγοντες

πολλὰ καὶ μεγάλα πράγματα μηδὲν εἰδότες ὧν λέγουσιν raquo

229

drsquoeux en les rabaissant au rang des prophegravetes devins et poegravetes et en les qualifiant

ironiquement de laquo divins raquo Comme dans lrsquoIon Platon ne semble pas faire de lrsquoinspiration

divine une notion vide elle est certes une forme drsquoignorance mais relative agrave la reacuteelle

connaissance qursquoapporte la philosophie Platon reconnaicirct que les hommes politiques tout

comme les devins et les poegravetes sont parfois en mesure drsquoaccomplir de grandes choses et

sont agrave lrsquoorigine de bienfaits pour lrsquohumaniteacute Il lui faut alors attribuer une cause aux effets

dont ils sont agrave lrsquoorigine cause que Platon ramegravene faute de mieux agrave une inspiration divine

Certes Platon ne prend pas le temps de deacutefinir la nature de cette inspiration Peut-ecirctre la

concevait-il comme une vague intuition ne pouvant se justifier par le discours le logos

mais posseacutedant tout de mecircme un certain rapport avec la veacuteriteacute

32 Lrsquoinspiration divine dans le Phegravedre

Le traitement positif de lrsquoinspiration divine dans le Phegravedre pointe-t-il en direction

drsquoun deacuteveloppement dans la penseacutee de Platon drsquoune modification de lrsquoopinion tenue agrave

lrsquoeacutegard de lrsquoinspiration divine dans des dialogues comme lrsquoIon et le Meacutenon Nous devons

agrave notre avis relativiser le caractegravere apparemment neacutegatif de la critique de lrsquoinspiration dans

ces dialogues Certes Platon cherche agrave y montrer que le philosophe possegravede une

connaissance supeacuterieure agrave celle du poegravete ou de lrsquohomme politique mais il se garde de

refuser au dialecticien lrsquoaccegraves agrave la gracircce divine

Notre but nrsquoest pas ici de commenter chacun des extraits ougrave Socrate fait lrsquoeacuteloge de la

folie ougrave il remercie les dieux du don qui lui ont offert agrave savoir cette capaciteacute agrave deacutefinir agrave

rassembler et diviser ses ideacutees afin de produire un discours clair persuasif et eacuteducatif Des

expressions relatives agrave lrsquoinspiration divine apparaissent au fil du dialogue mais Platon

nrsquooffre jamais de deacutefinition claire de celle-ci Drsquoailleurs aucune deacutefinition de lrsquoinspiration

divine nrsquoavait eacuteteacute proposeacutee dans lrsquoIon ou dans le Meacutenon ougrave cette notion eacutetait introduite

pour caracteacuteriser une forme de connaissance dont on sait qursquoelle est priveacutee de science

Certes Platon nous informe quant agrave son origine les dieux et agrave ses effets les

accomplissements des hommes inspireacutes qursquoils soient poegravetes ou politiques mais il ne la

deacutefinit jamais en elle-mecircme Le pouvait-il Lui eacutetait-il possible de deacutefinir ce qui dans le

Phegravedre apparaicirct comme la source de la penseacutee discursive avec les outils mecircmes du logos

230

Peut-ecirctre mais pour le paraphraser cela aurait exigeacute un long discours presque divin

demandant beaucoup de temps et drsquoefforts397 Crsquoest sans doute pourquoi il se sert du mythe

comme veacutehicule pour deacutecrire lrsquoexpeacuterience veacutecue par la philosophie alors qursquoil est pris par la

folie divine Crsquoest au cœur du mythe de lrsquoattelage aileacute que Platon nous offre dans les

limites du possible pour lrsquohomme une description de la contemplation de lrsquoEcirctre dont il fait

le principe de la connaissance dialectique

Cet espace qui srsquoeacutetend au-delagrave du ciel nrsquoa jamais encore eacuteteacute chanteacute par aucun

poegravete drsquoici-bas et ne sera jamais chanteacute drsquoune maniegravere digne de lui Or voici

ce qui en est ndash car on doit oser dire le vrai surtout quand on parle sur la veacuteriteacute

Lrsquoessence qui nrsquoa point de couleur ni de forme et qursquoon ne saurait toucher

lrsquoessence qui est reacuteellement que seul est capable de voir le pilote de lrsquoacircme ndash

lrsquointelligence celle enfin qui est lrsquoobjet de la veacuteritable science occupe ce lieu-

lagrave398

Cette section du mythe que nous avons deacutejagrave analyseacute dans une perspective

neacuteoplatonicienne peut ecirctre interpreacuteteacutee de plusieurs faccedilons Est-il question ici de la vision

laquo beacuteatifique raquo reacuteserveacutee agrave lrsquoacircme une fois seacutepareacutee du corps apregraves la mort Est-ce que cette

connaissance est deacutejagrave accessible pour une acircme incarneacutee capable de sublimer son amour

pour le porter vers les objets en soi les plus deacutesirables soit le Beau le Bon le Vrai la

Justice etc Plusieurs interpreacutetations concurrentes du mythe semblent possibles En ce qui

concerne notre lecture du dialogue que nous subordonnons agrave la question de lrsquoinspiration

divine ce mythe semble nous enseigner que le philosophe peut et doit srsquoassimiler au divin

pour jouir pour un moment alors qursquoil est inspireacute de cette connaissance de lrsquoEcirctre qursquoil

aura par ailleurs preacutepareacutee et cultiveacutee par la dialectique Agrave deacutefaut de pouvoir constamment

contempler les Formes dans cette vie preacutesente le philosophe peut beacuteneacuteficier

momentaneacutement de cette connaissance synoptique des ecirctres dont les dieux jouissent

perpeacutetuellement

397 Nous paraphrasons le Phegravedre 246a 398 Platon Phegravedre 247c-d (trad Cl Moreschini et P Vicaire) laquo Τὸν δὲ ὑπερουράνιον τόπον οὔτε τις ὕμνησέ

πω τῶν τῇδε ποιητὴς οὔτε ποτὲ ὑμνήσει κατrsquo ἀξίαν ἔχει δὲ ὧδε ndash τολμητέον γὰρ οὖν τό γε ἀληθὲς εἰπεῖν

ἄλλως τε καὶ περὶ ἀληθείας λέγοντα ndash ἡ γὰρ ἀχρώματός τε καὶ ἀσχημάτιστος καὶ ἀναφὴς οὐσία ὄντως οὖσα

ψυχῆς κυβερνήτῃ μόνῳ θεατὴ νῷ περὶ ἣν τὸ τῆς ἀληθοῦς ἐπιστήμης γένος τοῦτον ἔχει τὸν τόπον raquo

231

33 La figure du Socrate inspireacute le Pheacutedon

Les commentateurs modernes srsquoentendent pour faire du Pheacutedon un dialogue

contemporain du Phegravedre Il nrsquoest donc pas eacutetonnant drsquoy retrouver la figure drsquoun Socrate

inspireacute non seulement philosophe mais aussi poegravete et devin Avec le Phegravedre ce dialogue

contribue agrave la reacutehabilitation de lrsquoinspiration divine que lrsquoIon et le Meacutenon preacutesentaient

comme un pis-aller agrave la science et qui maintenant est associeacutee agrave la dialectique Dans un

contexte tout agrave fait diffeacuterent ndash dans le Pheacutedon Socrate est emprisonneacute dans lrsquoattente de son

exeacutecution alors que dans le Phegravedre il se promegravene librement inspireacute par les lieux

bucoliques de la campagne atheacutenienne ndash le thegraveme de lrsquoinspiration divine reacuteapparaicirct et les

figures du poegravete et du devin sont encore une fois attribueacutees agrave Socrate Agrave quelques heures de

sa mort Socrate justifie ainsi sa vocation philosophique

Voici ce qursquoil en eacutetait souvent tout au long de ma vie le mecircme recircve mrsquoa

visiteacute ce que je voyais dans mon recircve pouvait varier drsquoune fois agrave lrsquoautre mais

ce qursquoil disait crsquoeacutetait toujours la mecircme chose laquo Socrate disait-il fais une

œuvre drsquoart travaille raquo Et moi du moins dans le passeacute je croyais comprendre

ce que je faisais crsquoeacutetait ce agrave quoi le recircve mrsquoincitait et qursquoil mrsquoencourageait agrave

poursuivre comme lorsqursquoon acclame les coureurs le long de la piste ainsi le

recircve mrsquoencourageait agrave continuer exactement ce que jrsquoeacutetais en train de faire une

œuvre drsquoart Car dans mon esprit la philosophie eacutetait lrsquoœuvre drsquoart la plus

haute et crsquoeacutetait elle que je pratiquais399

Le Pheacutedon confirme ou anticipe cette conception unificatrice des diffeacuterentes espegraveces de la

folie divine que lrsquoon retrouve dans le Phegravedre et que theacuteoriseront par la suite les

commentateurs neacuteoplatoniciens Srsquoil y a vraiment un deacuteveloppement dans la penseacutee de

Platon au sujet de lrsquoinspiration divine il se manifeste par lrsquounification des diffeacuterentes

formes de folie sous lrsquoeacutegide de la philosophie Cette ideacutee nrsquoentre pas en contradiction avec

les propos critiques de lrsquoIon et du Meacutenon mais nous ne pouvons affirmer qursquoelle soit deacutejagrave

preacutesente dans ces dialogues mecircme potentiellement agrave notre avis En affirmant que la

philosophie est la seule reacuteelle musique Platon ne laisse plus aucune place aux disciplines

qui lui sont concurrentes au titre de savoir veacuteritable les poegravetes qui ne sont pas philosophes

399 Platon Pheacutedon 60e-61a (trad M Dixsaut) laquo πολλάκις μοι φοιτῶν τὸ αὐτὸ ἐνύπνιον ἐν τῷ παρελθόντι

βίῳ ἄλλοτrsquo ἐν ἄλλῃ ὄψει φαινόμενον τὰ αὐτὰ δὲ λέγον ldquoὮ Σώκρατεςrdquo ἔφη ldquoμουσικὴν ποίει καὶ ἐργάζουrdquo

καὶ ἐγὼ ἔν γε τῷ πρόσθεν χρόνῳ ὅπερ ἔπραττον τοῦτο ὑπελάμβανον αὐτό μοι παρακελεύεσθαί τε καὶ

ἐπικελεύειν ὥσπερ οἱ τοῖς θέουσι διακελευόμενοι καὶ ἐμοὶ οὕτω τὸ ἐνύπνιον ὅπερ ἔπραττον τοῦτο

ἐπικελεύειν μουσικὴν ποιεῖν ὡς φιλοσοφίας μὲν οὔσης μεγίστης μουσικῆς ἐμοῦ δὲ τοῦτο πράττοντος raquo

232

sont releacutegueacutes au rang de vulgaires imitateurs loin dans la hieacuterarchie des acircmes deacutefinie

cateacutegoriquement dans le mythe du Phegravedre Celle-ci est non seulement la reine dans le

domaine du discours apregraves avoir deacutetrocircneacute la rheacutetorique de ses contemporains elle devient la

plus haute forme drsquoart inspireacute Le philosophe nrsquoa donc rien agrave envier aux poegravetes aux devins

et aux hommes politiques car il beacuteneacuteficie non seulement de la gracircce des dieux mais il

possegravede en propre la seule veacuteritable forme de savoir que lrsquohomme puisse posseacuteder sur

lrsquoEcirctre celle qui peut se justifier et srsquoenseigner

4 Remarques conclusives inspiration divine et interpreacutetation

neacuteoplatonicienne

Bien qursquoil reacutevegravele lrsquoincoheacuterence de la preacutetention au savoir des poegravetes et des hommes

politiques dans lrsquoApologie de Socrate lrsquoIon et le Meacutenon Platon en preacutesentant Socrate

comme un homme inspireacute dans le Phegravedre et le Pheacutedon nrsquoinvalide pas en soi la source

divine du savoir dialectique La question de lrsquoinspiration divine est poseacutee dans diffeacuterents

contextes dans les dialogues de Platon tout jugement quant agrave sa nature et agrave ses effets doit

tenir compte de lrsquoadaptabiliteacute de la penseacutee platonicienne aux problegravemes qursquoil se pose Sans

pour autant faire lrsquohypothegravese drsquoun deacuteveloppement de la reacuteflexion platonicienne au sujet de

lrsquoinspiration divine on peut noter que crsquoest agrave partir du Phegravedre que celle-ci semble

revaloriseacutee sur le plan philosophique davantage par le mythe et le discours imageacute il faut le

reconnaicirctre que par une deacutemonstration destineacutee aux laquo esprits forts400 raquo Lrsquoapparente

opposition entre la science et lrsquoinspiration divine dans des dialogues anteacuterieurs au Phegravedre

semble dissipeacutee par les propos de Socrate qui montre que la dialectique et ses proceacutedeacutes le

rassemblement et la division deacutependent drsquoune inspiration divine encore agrave deacutefinir au

principe et agrave la fin du savoir dialectique

La notion drsquoinspiration divine que lrsquoon peut mettre au fondement de la science

veacuteritable de la connaissance de lrsquoEcirctre sera laquo deacutemythologiseacutee raquo par les commentateurs

400 La seconde partie du dialogue qui succegravede agrave la Palinodie de Socrate se centre sur la question des

fondements dialectiques de la rheacutetorique et sur le statut de lrsquoeacutecrit Platon nrsquoy offre aucun exposeacute theacuteorique

satisfaisant sur les rapports entre la raison dialectique et lrsquoinspiration divine

233

neacuteoplatoniciens401 qui chercheront agrave la comprendre par la dialectique par une division

adeacutequate des principes meacutetaphysiques par leur deacutefinition leur deacutemonstration et leur

analyse La doctrine de lrsquointellection dans la philosophie de Proclus repreacutesente lrsquoun de ces

efforts speacuteculatifs pour expliquer la relation de la penseacutee humaine agrave ce qui la deacutepasse ce

que les Grecs appelaient le divin Va-t-elle agrave lrsquoencontre des principes qui guident la

reacuteflexion platonicienne au sujet de lrsquoinspiration divine et de la dialectique dans le Phegravedre

Deacutenature-t-elle la penseacutee de Platon au sujet des limites de la penseacutee humaine et des rapports

entre la raison qui possegravede les hommes et la folie qui leur vient des dieux Nous espeacuterons

que notre eacutetude sur la noeacutetique proclienne et ses reacuteflexions sur les fondements de la science

dans le Phegravedre ont pu montrer les eacuteleacutements de continuiteacute dans la tradition platonicienne de

Platon agrave ses derniers commentateurs qui ont vu dans ce dialogue les points de deacutepart pour

lrsquoeacutelaboration drsquoune doctrine qui tout en donnant le rocircle directeur et reacutegulateur au savoir

dialectique sait srsquoouvrir agrave diffeacuterents modes de connaissance du divin

401 En fait sa laquo vecircture raquo mythologique sera doubleacutee voire tripleacutee au livre IV de la Theacuteologie platonicienne

par Proclus dans sa tentative drsquoharmonisation des doctrines de Platon avec les traditions orphique et

chaldaiumlque Cette superposition de discours mythologiques agrave la doctrine du Phegravedre qui est deacutejagrave preacutesenteacutee

dans un discours imageacute fait peut-ecirctre eacutecran comme laisse entendre C Steel dans un contexte semblable (laquo Le

Parmeacutenide est ndashil le fondement de la Theacuteologie platonicienne raquo dans Proclus et la Theacuteologie platonicienne

Actes du colloque international de Louvain [13-16 mai 1998] p 373-397) au travail dialectique que megravene

Proclus pour qui cette science est le principe structurant de la diversiteacute des discours theacuteologiques

235

ANNEXE II LA CRITIQUE ARISTOTEacuteLICIENNE DE LA

GEacuteNEacuteRATION DES IDEacuteES-NOMBRES ET SA REacutePONSE

NEacuteOPLATONICIENNE

1 La question de lrsquoenseignement oral de Platon et les agrapha dogmata

Depuis la parution au deacutebut du siegravecle dernier de La theacuteorie platonicienne des Ideacutees

et des Nombres drsquoapregraves Aristote par Leacuteon Robin les speacutecialistes de lrsquoaristoteacutelisme et du

platonisme ont chercheacute agrave preacuteciser la nature et lrsquoorigine des doctrines viseacutees par les critiques

drsquoAristote aux livres M et N de la Meacutetaphysique Ces deux livres auxquels srsquoajoute une

seacuterie de passages tireacutes des livres A et Λ nous offrent le plus important teacutemoignage au sujet

des thegraveses ontologiques et matheacutematiques qui ont pu ecirctre deacutefendues par Platon et ses

successeurs au sein de lrsquoAcadeacutemie Lrsquoouvrage de Robin participa agrave lrsquoessor drsquoun des

principaux champs de recherche du XXe siegravecle en histoire de la philosophie ancienne

lrsquoenquecircte sur lrsquoexistence et la nature de doctrines non eacutecrites (agrapha dogmata)

irreacuteductibles aux thegraveses discuteacutees dans les Dialogues402 que le fondateur de lrsquoAcadeacutemie

aurait communiqueacutees oralement agrave ses disciples notamment dans ses leccedilons Sur le Bien403

Dans la perspective de nos recherches sur les fondements platonicien et aristoteacutelicien de la

noeacutetique proclienne crsquoest aussi la question du sujet et de lrsquoobjet de la penseacutee que mettent

en jeu ces doctrines puisque les Ideacutees et les Nombres reacuteinterpreacuteteacutes agrave partir des schegravemes

theacuteoriques neacuteoplatoniciens demeurent les conditions de possibiliteacute de la connaissance pour

Proclus et son maicirctre Syrianus

La Meacutetaphysique drsquoAristote demeure notre principal teacutemoignage sur lrsquoexistence

drsquoune doctrine platonicienne des principes premiers Eacutetant donneacute la complexiteacute et la densiteacute

de lrsquoargumentation deacuteveloppeacutee aux livres M et N que les commentateurs reacutecents ont

contribueacute agrave clarifier404 nous nous limiterons ici agrave un aspect de la critique aristoteacutelicienne

Nous chercherons agrave comprendre pour ensuite porter sur elles un jugement critique les

402 Nous ne nous pencherons pas ici sur le cas du Timeacutee qui est lrsquoune des cibles principales des critiques

qursquoAristote formule ailleurs notamment dans la partie doxographique du traiteacute De lrsquoacircme agrave lrsquoeacutegard des

doctrines platoniciennes 403 M-D Richard Lrsquoenseignement oral de Platon Paris Les Eacuteditions du Cerf 1986 p 70-80 404 Soulignons entre autres la contribution de J Annas Aristotlersquos Metaphysics Oxford Clarendon Press

1976

236

principales raisons invoqueacutees par Aristote pour reacutefuter la doctrine de la geacuteneacuteration des

Ideacutees-Nombres agrave partir de lrsquoUn et de la Dyade indeacutefinie du Grand et du Petit Notre travail

consistera principalement agrave expliciter lrsquoargumentation drsquoAristote en rappelant les postulats

souvent implicites sur lesquels elle se fonde Alors que Robin a voulu circonscrire son

enquecircte aux seuls propos aristoteacuteliciens nous prendrons aussi en consideacuteration certains

passages du corpus platonicien qui parmi drsquoautres nous semblent pertinents afin de mieux

cerner lrsquoobjet des critiques aristoteacuteliciennes

Dans un premier temps nous commenterons les quelques extraits de la

Meacutetaphysique ougrave la paterniteacute de la doctrine des Ideacutees-Nombres est attribueacutee agrave Platon Nous

preacuteciserons alors srsquoil y a lieu de distinguer les Nombres des Ideacutees et discuterons de leur

mode de geacuteneacuteration Dans un deuxiegraveme temps nous preacutesenterons les principales raisons

pour lesquelles selon Aristote la geacuteneacuteration des Ideacutees-Nombres est absurde (atopos) Nous

aborderons ce qui constitue agrave notre avis les quatre principaux thegravemes de cette critique

lrsquoassociation du Bien et du Mal aux principes la relation entre les contraires les principes

conccedilus comme eacuteleacutements et le concept de participation Crsquoest agrave ce dernier problegraveme que sera

consacreacute le plus long deacuteveloppement Nous approfondirons la critique aristoteacutelicienne de la

participation et ses non-dits non pas de la participation des choses sensibles aux Ideacutees dont

Robin a tregraves bien deacutefini les enjeux dans la premiegravere partie de son ouvrage405 mais drsquoune

participation qui serait agrave lrsquoorigine des Ideacutees-Nombres Dans un troisiegraveme temps nous

confronterons le teacutemoignage drsquoAristote sur la doctrine des Ideacutees-Nombres aux dialogues de

Platon Nous identifierons les passages qui nous laissent croire que Platon fait allusion agrave

une telle doctrine Nous pourrons ainsi juger si ces dialogues contiennent des arguments

des concepts ou des thegraveses permettant de contrer la critique formuleacutee en Meacutetaphysique

Dans un quatriegraveme et dernier temps nous traiterons de la reacuteception de ces critiques dans la

tradition neacuteoplatonicienne En lien avec les thegraveses gnoseacuteologiques analyseacutees dans notre

eacutetude sur la doctrine de lrsquointellection dans la tradition platonico-aristoteacutelicienne notamment

au sujet de lrsquoimagination de la penseacutee discursive et de lrsquointellection nous deacutefinirons les

principes de la reacutefutation de cette critique chez Syrianus puis chez Proclus Nous

montrerons ainsi que la gnoseacuteologie neacuteoplatonicienne cherche agrave deacutesamorcer les attaques

405 L Robin La theacuteorie platonicienne des Ideacutees et des Nombres drsquoapregraves Aristote Paris F Alcan 1908 p 73-

120

237

contre ce que le neacuteoplatonisme considegravere au fondement mecircme de la penseacutee platonicienne

soit la theacuteorie des Ideacutees et sa version pythagorisante notamment exposeacutee dans le Timeacutee la

theacuteorie des Nombres

2 La doctrine des Ideacutees-Nombres drsquoapregraves Aristote

21 Les Ideacutees et les Nombres

Dans son ceacutelegravebre ouvrage L Robin a preacuteciseacute la signification des concepts drsquoIdeacutee et

de Nombre La principale difficulteacute de ce travail de deacutefinition eacutetait due agrave la multipliciteacute des

doctrines au sein de lrsquoAcadeacutemie ndash celles de Platon de Speusippe et de Xeacutenocrate ndash au sujet

des Ideacutees et surtout des Nombres Comme ailleurs dans son corpus Aristote reste souvent

allusif quant agrave lrsquoorigine des doctrines dont il fait lrsquoobjet de ses critiques Alors que la thegravese

en question peut nous sembler proprement platonicienne Aristote peut se reacutefeacuterer agrave

Speusippe ou agrave Xeacutenocrate tout autant qursquoagrave Platon

Dans lrsquoensemble Aristote laisse entendre que Platon identifie les Ideacutees aux

Nombres laquo En effet ceux qui admettent lrsquoexistence des Ideacutees disent que les Ideacutees sont

nombres et les nombres sont pour eux tantocirct infinis tantocirct limiteacutes agrave la Deacutecade406 raquo Il

preacutecise que Platon se distingue en cela de ses successeurs Speusippe et Xeacutenocrate en

seacuteparant les Nombres ideacuteaux des nombres matheacutematiques ces derniers eacutetant deacutesigneacutes par le

lrsquoexpression ta metaxu (les intermeacutediaires) laquo Certains philosophes [Platon]407 preacutetendent

ainsi qursquoil y a deux espegraveces de nombres les nombres dans lesquels il y a de lrsquoanteacuterieur et

du posteacuterieur ce sont les Nombres ideacuteaux et le nombre matheacutematique en dehors des Ideacutees

et des choses sensibles ces deux sortes de nombres eacutetant drsquoailleurs eacutegalement seacutepareacutes du

sensible408 raquo Aristote garde-t-il une certaine reacuteserve concernant cette distinction entre

Nombres et Ideacutees laquo Mais si les Ideacutees ne sont pas des Nombres il nrsquoest absolument pas

possible qursquoelles existent car de quels principes viendraient les Ideacutees Le Nombre en

effet procegravede de lrsquoUn et de la Dyade indeacutefinie et ces principes des Ideacutees sont aussi appeleacutes

406 Aristote Meacutetaphysique Λ 8 1073a18 La Deacutecade est le nombre parfait des pythagoriciens laquo Par

exemple comme la Deacutecade semble ecirctre un nombre parfait et embrasser toute la nature des nombres ils disent

que les Corps ceacutelestes en mouvement sont au nombre de dix raquo (A 5 986a8) 407 Nous avons indiqueacute le nom des philosophes dont parle implicitement Aristote en suivant les indications de

Tricot dans sa traduction de la Meacutetaphysique 408 Aristote Meacutetaphysique M 6 1080b11-14

238

eacuteleacutements du nombre mais alors il nrsquoy a aucune raison de placer les Ideacutees avant ou apregraves les

Nombres409 raquo Ce passage nrsquoinvalide donc en rien lrsquoidentification des Nombres aux Ideacutees

chez Platon Aristote nrsquoy distingue provisoirement les Nombres des Ideacutees que pour mieux

les identifier Drsquoailleurs plusieurs autres extraits teacutemoignent en faveur de la thegravese selon

laquelle Platon drsquoapregraves Aristote nrsquoaurait pas distingueacute les Ideacutees des Nombres laquo Et celui

[Platon] qui le premier posa lrsquoexistence des Ideacutees et des Nombres seacutepara avec raison les

choses matheacutematiques410 [mathematica] des Ideacutees411 raquo Bien que les Nombres ne soient pas

identifieacutes explicitement aux Ideacutees dans ce passage cette identification y est contenue

implicitement En effet ce ne sont pas les Nombres et les Ideacutees qui srsquoopposent entre eux ce

sont plutocirct les choses ou nombres matheacutematiques qui doivent ecirctre conccedilues seacutepareacutement

des Ideacutees-Nombres

En se basant sur drsquoautres teacutemoignages antiques que ceux drsquoAristote notamment sur

ceux des commentateurs neacuteoplatoniciens412 les repreacutesentants de lrsquoEacutecole de Tubingen qui

ont soutenu la primauteacute de lrsquoenseignement oral de Platon sur les dialogues ont chercheacute agrave

deacutefinir les diffeacuterents niveaux ontologiques du monde intelligible platonicien Ils ont apporteacute

une distinction entre des Ideacutees supeacuterieures identifieacutees aux Nombres ideacuteaux de la Deacutecade

et des Ideacutees particuliegraveres qui sont laquodeacutefinies par des rapports intervenant dans la division

dichotomique des genres413 raquo Une telle distinction mecircme si elle nrsquoest pas formuleacutee dans

409 Ibid M 7 1081a12-17 (trad J Tricot) 410 En traduisant mathematica par Nombres Tricot creacutee agrave notre avis une confusion pour son lecteur puisque

dans sa traduction Nombres avec majuscule deacutesigne habituellement les Nombres ideacuteaux par opposition agrave

nombres avec minuscule qui renvoie aux nombres matheacutematiques Par ailleurs Tricot nrsquoest pas constant

dans sa traduction du syntagme mathematicoi arithmoi en effet il utilise sans distinction la majuscule et la

minuscule (cf 1086a7-9) Il avait traduit mathematica par Choses matheacutematiques en 1086a2 Nous devrions

donc rendre mathematica en 1086a12 par Choses matheacutematiques pour ne pas que la traduction laisse croire

que Platon ait opeacutereacute une distinction entre les Nombres ideacuteaux et les Ideacutees Par ailleurs la construction de la

phrase pose problegraveme en raison des deux εἶναι laquo ὁ δὲ πρῶτος θέμενος τὰ εἴδη εἶναι καὶ ἀριθμοὺς τὰ εἴδη καὶ

τὰ μαθηματικὰ εἶναι εὐλόγως ἐχώρισεν raquo La traduction de Ross laquo And he who first supposed that the Forms

exist and that the Forms are numbers and that the objects of mathematics exist naturally separated the two raquo

(W D Ross The Works of Aristotle vol VIII Metaphysica ad locum) est par ailleurs moins preacutecise que

celle proposeacutee dans son eacutedition commenteacutee de la Meacutetaphysique laquo He who first posited that the Ideas were

also numbers naturally separated the Ideas and the mathemathical objects raquo (W D Ross Aristotlersquos

Metaphysics t 2 p 460) Cette traduction nrsquoest toutefois possible que si nous suivons la suggestion de

W Christ ndash voir commentaires de Ross ad locum ndash drsquoomettre le second εἶναι et drsquoainsi donner τὰ εἴδη καὶ τὰ

μαθηματικὰ pour compleacutement agrave ἐχώρισεν 411 Aristote Meacutetaphysique M 9 1086a12-13 (trad J Tricot) 412 Cf M-D Richard op cit p 243-381 M-D Richard a recueilli dans ces pages le teacutemoignage de

nombreux penseurs antiques au sujet de lrsquoenseignement oral de Platon 413 Ibid p 233

239

ces termes chez Aristote permet de deacutefinir plus preacuteciseacutement lrsquoobjet de sa critique Ce qursquoil

cherche principalement agrave reacutefuter aux livres M et N crsquoest la geacuteneacuteration des Ideacutees

supeacuterieures que nous appelons Ideacutees-Nombres et qursquoAristote deacutesigne freacutequemment par le

syntagme Nombres ideacuteaux par opposition agrave la production des Ideacutees particuliegraveres par

exemple lrsquoIdeacutee de lrsquohomme ou du cheval par division des Ideacutees supeacuterieures

22 La geacuteneacuteration des Ideacutees-Nombres

Maintenant apregraves avoir clarifieacute sommairement la notion drsquoIdeacutees-Nombres ou

Nombres ideacuteaux nous abordons lrsquoeacutepineux problegraveme de leur geacuteneacuteration Selon Aristote les

principes des Ideacutees-Nombres sont lrsquoUn et la Dyade indeacutefinie du Grand et du Petit drsquoune

part lrsquoUn joue le rocircle de la cause formelle qui est principe de deacutetermination drsquoautre part

la Dyade qui subit cette deacutetermination repreacutesente la cause mateacuterielle Crsquoest au livre A

qursquoAristote parle pour la premiegravere fois drsquoune geacuteneacuteration des Ideacutees bien qursquoil ne les associe

pas encore aux Nombres de la Deacutecade

Les Ideacutees eacutetant les causes des autres ecirctres il estima que leurs eacuteleacutements sont les

eacuteleacutements de toutes choses ainsi comme matiegravere les principes des Ideacutees sont le

Grand et le Petit et comme forme crsquoest lrsquoUn car crsquoest agrave partir du Grand et du

Petit et par participation du Grand et du Petit agrave lrsquoUn que naissent les Nombres

ideacuteaux414

Les consideacuterations qui preacutecegravedent montrent avec eacutevidence qursquoil ne srsquoest servi

que de deux causes de la cause formelle et de la cause mateacuterielle (en effet les

Ideacutees sont causes de lrsquoessence pour le monde sensible et lrsquoUn agrave son tour est

cause pour les Ideacutees415) et cette matiegravere qui est substrat (et de laquelle se

414 Aristote Meacutetaphysique A 6 987b18-22 (trad J Tricot) laquo ἐπεὶ δrsquo αἴτια τὰ εἴδη τοῖς ἄλλοις τἀκείνων

στοιχεῖα πάντων ᾠήθη τῶν ὄντων εἶναι στοιχεῖα ὡς μὲν οὖν ὕλην τὸ μέγα καὶ τὸ μικρὸν εἶναι ἀρχάς ὡς δrsquo

οὐσίαν τὸ ἕνmiddot ἐξ ἐκείνων γὰρ κατὰ μέθεξιν τοῦ ἑνὸς [τὰ εἴδη] εἶναι τοὺς ἀριθμούς raquo 415 Dans son commentaire Alexandre cite une leccedilon divergente de ce passage Paul Moraux reacutefute

lrsquohypothegravese selon laquelle Eudore un meacutedioplatonicien aurait voulu falsifier le texte pour le faire concorder

avec son systegraveme moniste drsquoinspiration pythagoricienne et faire de lrsquoUn la cause de la matiegravere Cf Alexander

of Aphrodisias On Aristotlersquos Metaphysics 1 p 88 note 187 Outre la leccedilon de la Meacutetaphysique dans

lrsquoeacutedition de Ross nous avons plusieurs leccedilons pour le texte grec suivant laquoτὰ γὰρ εἴδη τοῦ τί ἐστιν αἴτια τοῖς

ἄλλοις τοῖς δrsquo εἴδεσι τὸ ἕν raquo que nous traduisons par laquo les formes sont les causes de lrsquoessence pour les autres

choses et lrsquoUn pour les formes raquo 1 Alexandre drsquoAphrodise In metaphysica commentaria p 59 laquo En effet

les formes sont les causes de lrsquoessence pour les autres tandis que pour ceux qui savent crsquoest lrsquoUn aussi pour

la matiegravere raquo 2 Ibid p 60 laquo En effet les formes sont les causes de lrsquoessence pour les autres choses et lrsquoUn

pour les formes raquo 3 Ascleacutepius In metaphysica commentaria p 52 laquo En effet les formes sont les causes de

lrsquoessence pour les autres choses et lrsquoUn pour les formes raquo Le second extrait drsquoAlexandre celui drsquoAsclepius

et la majoriteacute des manuscrits sont conformes agrave la leccedilon du texte de la Meacutetaphysique eacutediteacute par Ross La

logique syntaxique nous amegravene aussi agrave croire que la leccedilon eidesi (pour les formes) est la bonne mais la leccedilon

240

disent les Ideacutees pour les choses sensibles et lrsquoUn pour les Ideacutees) crsquoest la

Dyade du Grand et du Petit ndash Platon a encore placeacute dans lrsquoun de ces deux

principes la cause du Bien et dans lrsquoautre celle du Mal ce qui avait deacutejagrave eacuteteacute

avons-nous dit lrsquoobjet des recherches de certains philosophes anteacuterieurs tels

qursquoEmpeacutedocle et Anaxagore416

La critique des chapitres 6 et 9 du livre A vise la participation du sensible aux Ideacutees et non

la participation de la Dyade agrave lrsquoUn Toutefois Aristote y jette les bases de sa reacutefutation de

la geacuteneacuteration des Ideacutees-Nombres en soutenant que les Ideacutees et les choses sensibles

proviennent drsquoun mecircme principe mateacuteriel la Dyade Nous verrons comment Aristote

concevra la Dyade platonicienne et comment elle sera agrave son avis ce qui entraicircnera les

conseacutequences absurdes de la doctrine platonicienne des principes

3 La critique de la geacuteneacuteration des Ideacutees-Nombres

31 Critique axiologique

Lrsquoun des principaux problegravemes identifieacutes par Aristote dans sa critique de la

geacuteneacuteration des Ideacutees-Nombres est drsquoordre axiologique Agrave son avis en associant le Bien au

premier principe lrsquoUn Platon se voit contraint drsquoassocier son contraire le Mal au second

la Dyade417

Ce sont lagrave des conseacutequences absurdes En voici une autre Le principe opposeacute agrave

lrsquoUn qursquoil soit le Multiple [Speusippe] ou lrsquoIneacutegal [Platon] savoir le Grand et

le Petit sera le Mal en soi Aussi un philosophe [Speusippe] a-t-il eacuteviteacute de

mettre le Bien dans lrsquoUn parce que la geacuteneacuteration se faisant dans cette

doctrine agrave partir des contraires on serait contraint drsquoadmettre que lrsquoautre

contraire savoir le Multiple a pour nature le Mal Il en est drsquoautres pour qui

crsquoest lrsquoIneacutegal qui est le Mal [Platon et Xeacutenocrate] mais de toute faccedilon il reacutesulte

que tous les ecirctres participeront du Mal418 [sauf Speusippe] sauf lrsquoUn qui est

qui nous donne eidosi (pour ceux qui savent) bien qursquoelle soit fautive peut avoir eacuteteacute tregraves laquo inspirante raquo pour

les lecteurs neacuteoplatoniciens et neacuteopythagoriciens de la Meacutetaphysique surtout pour ceux qui auraient eacuteteacute tenteacutes

drsquoattribuer aux agrapha dogmata la paterniteacute de la doctrine de lrsquoengendrement de la matiegravere agrave partir de lrsquoUn 416 Aristote Meacutetaphysique A 6 988a8-17 (trad J Tricot) laquo φανερὸν δrsquoἐκ τῶν εἰρημένων ὅτι δυοῖν αἰτίαιν

μόνον κέχρηται τῇ τε τοῦ τί ἐστι καὶ τῇ κατὰ τὴν ὕλην (τὰ γὰρ εἴδη τοῦ τί ἐστιν αἴτια τοῖς ἄλλοις τοῖς δrsquo

εἴδεσι τὸ ἕν) καὶ τίς ἡ ὕλη ἡ ὑποκειμένη καθrsquo ἧς τὰ εἴδη μὲν ἐπὶ τῶν αἰσθητῶν τὸ δrsquoἓν ἐν τοῖς εἴδεσι λέγεται

ὅτι αὕτη δυάς ἐστι τὸ μέγα καὶ τὸ μικρόν ἔτι δὲ τὴν τοῦ εὖ καὶ τοῦ κακῶς αἰτίαν τοῖς στοιχείοις ἀπέδωκεν

ἑκατέροις ἑκατέραν ὥσπερ φαμὲν καὶ τῶν προτέρων ἐπιζητῆσαί τινας φιλοσόφων οἷον Ἐμπεδοκλέα καὶ

Ἀναξαγόραν raquo 417 Cf L Robin op cit p 571-580 418 On pourrait distinguer deux formulations leacutegegraverement diffeacuterentes pour parler de la participation Nous

distinguons participer agrave prendre part agrave avoir part agrave quelque chose (on dit par exemple que le sensible

241

lrsquoUn en soi en outre les Nombres participeront du Mal en soi plus

complegravetement que les Grandeurs il en reacutesulte aussi que le Mal sera le lieu du

Bien qursquoil participera du Bien et mecircme deacutesirera le recevoir quoique le Bien

soit sa propre destruction puisque le contraire est destructif du contraire Et si

comme nous lrsquoavons eacutetabli la matiegravere de chaque ecirctre est ce que cet ecirctre est en

puissance par exemple le feu en puissance est la matiegravere du feu en acte alors

le Mal sera le Bien mecircme en puissance ndash Toutes ces conseacutequences reacutesultent

drsquoune part de ce que les platoniciens prennent chaque principe au sens

drsquoeacuteleacutement drsquoautre part de ce que les principes sont des contraires drsquoautre part

encore de ce que le principe est lrsquoUn enfin de ce que les nombres sont des

substances premiegraveres des reacutealiteacutes seacutepareacutees et des Ideacutees419

Nous pouvons ainsi reformuler lrsquoargument axiologique drsquoAristote Si les principes de tous

les ecirctres et a fortiori des Ideacutees sont lrsquoUn et la Dyade et si le Bien est associeacute agrave lrsquoUn et le

Mal agrave la Dyade tous les ecirctres participeront du Mal agrave lrsquoexception de lrsquoUn420 Les Ideacutees-

Nombres participeront donc du Mal plus encore puisqursquoelles sont plus pregraves des principes

que les reacutealiteacutes infeacuterieures par exemple les Grandeurs elles participeront de lrsquoavis

drsquoAristote davantage du Mal que celles-ci421 Ainsi seul Speusippe eacutechapperait agrave ces

conseacutequences absurdes en eacutevitant de laquo mettre le Bien dans lrsquoUn raquo et conseacutequemment laquo le

Mal dans la Dyade raquo

Bien qursquoil semble impossible de contester une association entre le Bien et lrsquoUn ndash il

faudrait alors srsquoopposer non seulement aux propos mecircmes drsquoAristote mais aussi aux

participe aux Ideacutees) et participer de tenir de la nature de (on dira plutocirct participer du mal car on ne peut

dire que lrsquoon participe aux Ideacutees qui sont des paradigmes des modegraveles comme on participe au Mal celui-ci

ne pouvant ecirctre conccedilu comme un paradigme Tricot semble donc avoir choisi lrsquoexpression participer de pour

deacutesigner ce second genre de participation Bien entendu il srsquoagit drsquoun choix avant tout conventionnel 419 Aristote Meacutetaphysique N 4 1091b30-1092a8 (trad J Tricot leacutegegraverement modifieacutee) laquo ταῦτά τε δὴ

συμβαίνει ἄτοπα καὶ τὸ ἐναντίον στοιχεῖον εἴτε πλῆθος ὂν εἴτε τὸ ἄνισον καὶ μέγα καὶ μικρόν τὸ κακὸν

αὐτό (διόπερ ὁ μὲν ἔφευγε τὸ ἀγαθὸν προσάπτειν τῷ ἑνὶ ὡς ἀναγκαῖον ὄν ἐπειδὴ ἐξ ἐναντίων ἡ γένεσις τὸ

κακὸν τὴν τοῦ πλήθους φύσιν εἶναιmiddot οἱ δὲ λέγουσι τὸ ἄνισον τὴν τοῦ κακοῦ φύσιν)middot συμβαίνει δὴ πάντα τὰ

ὄντα μετέχειν τοῦ κακοῦ ἔξω ἑνὸς αὐτοῦ τοῦ ἑνός καὶ μᾶλλον ἀκράτου μετέχειν τοὺς ἀριθμοὺς ἢ τὰ μεγέθη

καὶ τὸ κακὸν τοῦ ἀγαθοῦ χώραν εἶναι καὶ μετέχειν καὶ ὀρέγεσθαι τοῦ φθαρτικοῦmiddot φθαρτικὸν γὰρ τοῦ

ἐναντίου τὸ ἐναντίον καὶ εἰ ὥσπερ ἐλέγομεν ὅτι ἡ ὕλη ἐστὶ τὸ δυνάμει ἕκαστον οἷον πυρὸς τοῦ ἐνεργείᾳ τὸ

δυνάμει πῦρ τὸ κακὸν ἔσται αὐτὸ τὸ δυνάμει ἀγαθόν ταῦτα δὴ πάντα συμβαίνει τὸ μὲν ὅτι ἀρχὴν πᾶσαν

στοιχεῖον ποιοῦσι τὸ δrsquo ὅτι τἀναντία ἀρχάς τὸ δrsquo ὅτι τὸ ἓν ἀρχήν τὸ δrsquo ὅτι τοὺς ἀριθμοὺς τὰς πρώτας οὐσίας

καὶ χωριστὰ καὶ εἴδη raquo 420 Aristote associe agrave deux autres reprises dans la Meacutetaphysique la Mal agrave la Dyade laquo Platon a encore placeacute

dans lrsquoun de ces deux principes la cause du Bien et dans lrsquoautre celle du Mal raquo (A 6 988a8) laquo La matiegravere

indeacutetermineacutee nrsquoest le contraire de rien Drsquoailleurs tout alors participera du Mal hormis lrsquoUn car le Mal est

lui-mecircme lrsquoun des deux eacuteleacutements raquo (Λ 10 1075a32) 421 Nous concevons mal en quoi ce qui est plus pregraves des principes participera davantage de la Dyade puisque

les reacutealiteacutes infeacuterieures aux Ideacutees-Nombres participeront tout autant qursquoelles de la Dyade celle-ci eacutetant le

principe mateacuteriel de toute reacutealiteacute agrave lrsquoexception de lrsquoUn Cf A 6 988a8

242

arguments avanceacutes par tradition platonicienne ndash avons-nous des raisons suffisantes pour

affirmer que Platon a eacutegalement associeacute le Mal en soi agrave la Dyade Aristote se base-t-il sur

le teacutemoignage des dialogues ou des leccedilons Sur le Bien pour faire cette association ou la

conccediloit-il comme une simple conseacutequence logique de celle entre le Bien et lrsquoUn Selon

Robin lrsquoidentification du second principe au Mal ne serait que la simple conseacutequence

deacuteduite par Aristote de ces deux thegraveses agrave savoir la contrarieacuteteacute des principes et lrsquoidentiteacute

de lrsquoUn et du Bien Selon H J Kraumlmer fondateur avec K Gaiser de lrsquoEacutecole de Tuumlbingen

la Dyade est principe du mal pour cette raison que le principe de lrsquoIllimiteacute et du Deacutemesureacute

est le principe de tout ce qui meacuterite le nom de mal Il eacutemet toutefois la reacuteserve que la Dyade

du Grand et du Petit nrsquoagit pas agrave tous les niveaux en tant que Mal422 Faire de la Dyade la

cause du mal dans les choses sensibles ce nrsquoest pas lrsquoidentifier au Mal en soi

Quant agrave la doctrine non eacutecrite si elle fait de lrsquoUn le Bien en soi la Dyade doit-elle

ecirctre neacutecessairement identifieacutee au Mal en soi Robin entrevoit la possibiliteacute que le Dyade ne

soit pas le Mal en soi mais qursquoelle soit tout de mecircme la cause des maux

Nous sommes en droit de nous demander si la penseacutee du Maicirctre nrsquoa pas eacuteteacute

forceacutee et si cette ideacutee que le principe de toute indeacutetermination et de toute

diversiteacute est aussi le principe du Mal dans les choses nrsquoa pas eacuteteacute transformeacutee en

cette autre que ce principe est le Mal lui-mecircme le Mal absolu et en soi [hellip] et

si drsquoautre part le second principe se deacutefinit par lrsquoIndeacutetermination et par la

possibiliteacute indeacutefinie de lrsquoaccroissement et du deacutecroissement il ne semble pas

que ce dernier principe puisse ecirctre autre chose qursquoun terme indiffeacuterent au Bien

mais capable de le recevoir comme il est capable de recevoir la Forme qui

deacutetermine et qui unifie Il nrsquoest donc pas le Mal Cependant srsquoil y a du mal ce

ne peut-ecirctre que par lui et en raison de ce que au lieu de posseacuteder le bien en lui-

mecircme il est lrsquoindeacutetermination agrave lrsquoeacutegard du Bien Par conseacutequent il faudrait dire

que pour Platon et Aristote le Mal nrsquoest pas dans les principes mais seulement

le Bien423

Les Ideacutees-Nombres en eacutetant produites agrave partir de la Dyade ne participeraient donc pas

neacutecessairement du Mal mais du principe des maux qui serait en soi qursquoun principe

indiffeacuterent au Bien Tout en conservant son eacuteconomie de principes Platon pourrait donc

drsquoune part engendrer la multipliciteacute des Ideacutees-Nombres agrave partir de lrsquoUn et de la Dyade en

422 M-D Richard opcit p 228 n 145 qui reacutesume la position de L Robin op cit SS 277 et 288 et celle

de H J Kraumlmer Arete bei Platon und Aristoteles Zum Wesen und zur Geschichte der platonischen

Ontologie Amsterdam P Schippers 1967 p 279 n 79 423 L Robin op cit p 578-579

243

tant qursquoelle est lrsquolaquo Indeacutetermination en soi raquo mais non le Mal en soi et drsquoautre part

expliquer le mal dans le monde sensible comme lrsquoeffet de cette Dyade indeacutetermineacutee

reacutefractaire agrave sa deacutetermination par les Ideacutees La critique drsquoAristote ne peut donc ecirctre valable

que si Platon a identifieacute le Mal en soi agrave la Dyade424

Dans son Commentaire sur la Meacutetaphysique Syrianus deacutefend cette interpreacutetation du

mal dans le systegraveme platonicien Il le conccediloit comme un effet comme un produit de causes

anteacuterieures et non comme un principe originel

Le mal nrsquoa pas eacuteteacute chasseacute autrefois de la seule substance intelligible mais de

lrsquoeacutether total il court autour de la nature mortelle et se tient aux cocircteacutes des biens

particuliers apregraves avoir chuteacute de ceux-ci Ils nous transmirent donc correctement

les principes et dirent que lrsquoUn est davantage le Bien que lrsquoIntelligence Celui

qui dit que lrsquoUn en soi est le Bien absolu considegravere que seul il est Bon En

effet lrsquoUn ne consent pas agrave ecirctre uni agrave quelque chose Tandis que celui qui traite

de lrsquoIntellect nrsquoen fait pas seulement un bien Srsquoil est aussi vivant ecirctre et

intelligible il est clair qursquoen descendant du Bien vers les choses qui ont la

forme de Bien et en srsquoeacutetant eacutechappeacute de lrsquoUn veacuteritable il distribua lrsquoun-

multiple425

Sur un ton poleacutemique Syrianus se porte agrave la deacutefense des fondements de la doctrine

platonico-pythagoricienne contre les attaques drsquoAristote et srsquooppose agrave lrsquoassociation du Mal

agrave la Dyade Agrave son avis le Mal nrsquoest pas un principe originel mais un laquo sous-produit raquo qui a

fui de lrsquoeacutether un mal qui subsiste aupregraves de la nature mortelle Crsquoest ici au Theacuteeacutetegravete (176a)

que Syrianus renvoie implicitement

Syrianus preacutecise eacutegalement le rocircle des principes et leur nombre Les principes dont

il est question dans la Meacutetaphysique lrsquoUn qursquoAristote confond avec la Monade selon

424 Cette hypothegravese qui fait du mal un effet plutocirct qursquoune cause semble correspondre agrave lrsquohypothegravese de Proclus

dans son De malorum existentia Il ne faudrait donc pas faire de la Dyade-Matiegravere le Mal en soi mais la

cause du mal au niveau du monde sensible Ce serait alors seulement la Dyade en tant qursquoelle est

lrsquoIndeacutetermination en soi et non le Mal en soi qui permettrait la geacuteneacuteration drsquoune multipliciteacute drsquoIdeacutees-

Nombres Celles-ci ne participeraient donc pas du Mal en soi mais seulement de lrsquoIndeacutetermination en soi qui

est en elle-mecircme indiffeacuterente au Bien Les paragraphes suivants montreront qursquoune telle interpreacutetation du mal

eacutetait deacutejagrave chez Syrianus le maicirctre de Proclus 425 Syrianus In metaphysica 185 19-27 (notre traduction) laquo τοῦ κακοῦ πεφυγαδευμένου πάλαι οὐκ ἐκ τῆς

νοητῆς μόνης οὐσίας ἀλλὰ καὶ ἐκ τοῦ σύμπαντος αἰθέρος ἐνταῦθα δὲ περὶ τὴν θνητὴν φύσιν περιπλανωμένου

καὶ παρυφισταμένου τοῖς μερικωτέροις τῶν ἀγαθῶν κατὰ τὴν ἐξ αὐτῶν ἀπόπτωσιν καλῶς οὖν ἀπεδόθησαν αἱ

ἀρχαί καὶ ἄμεινον τἀγαθὸν ἓν λέγειν ἢ νοῦνmiddot ὁ μὲν γὰρ ἓν αὐτὸ καλῶν ἄκρατον τἀγαθὸν φυλάττει καὶ μόνως

ἀγαθόν τὸ γὰρ ἓν οὐκ ἐθέλει συνδυάζεσθαί τινιmiddot ὁ δὲ νοῦν καλῶν οὐ μόνον ἀγαθὸν ποιεῖmiddot ἐὰν δὲ καὶ ζῷον

καὶ ὂν καὶ νοητόν δῆλός ἐστιν ἀπὸ τἀγαθοῦ ἐπὶ τὸ ἀγαθοειδὲς ἀποφερόμενος καὶ τοῦ μὲν ὄντως ἑνὸς

ἀποτετυχηκώς ἐπὶ δὲ τὸ ἓν πολλὰ κατανείμας raquo

244

Syrianus et la Dyade sont seconds par rapport agrave un principe plus originel qui est lrsquoUn

premier

Aussi quelle neacutecessiteacute y a-t-il alors que lrsquoUn est bon que lrsquoautre principe soit

mauvais En effet ils affirment drsquoabord que cet Un est le Bien qui transcende

toute composition avec autre chose et qui est au-delagrave des deux principes qui

viennent apregraves lui et mecircme srsquoils affirmaient que le principe premier le plus

divin des deux qursquoils appellent Monade est le Bien il ne suivrait pas de cela

que la Dyade mecircme si elle eacutetait opposeacutee agrave la Monade soit dite mauvaise En

effet les choses divines ne sont pas engendreacutees et ne procegravedent par agrave partir

drsquoune telle opposition mais de ce qui est totalement bon et pur le Bien426

Selon Syrianus les choses divines (ta theia) auxquelles nous faisons correspondre les

Ideacutees-Nombres ne proviennent donc pas des deux principes identifieacutes par Aristote soit de

lrsquoUn-Monade et la Dyade mais de lrsquoUn qui est le Bien pur (akratocircs) Elles nrsquoont donc pas

part au Mal Nous pouvons ainsi conclure provisoirement que Syrianus ne reacutefute pas la

critique drsquoAristote mais qursquoil interpregravete diffeacuteremment la doctrine platonicienne des

principes drsquoapregraves un paradigme neacuteopythagoricien ndash lrsquoUn premier principe de lrsquoUn-Monade

et de la Dyade ndash qursquoAristote nrsquoavait pu prendre en consideacuteration en Meacutetaphysique

32 Critique des principes contraires

Au chapitre 4 du livre N drsquoougrave nous avons extrait la critique axiologique Aristote

srsquooppose eacutegalement agrave la possibiliteacute drsquoune geacuteneacuteration quelconque agrave partir de contraires Pour

Aristote les contraires nrsquoont pas drsquoaction reacuteciproque Cette critique excegravede donc le cadre

axiologique car non seulement la geacuteneacuteration des Ideacutees-Nombres agrave partir du Bien et du Mal

abstraction faite de leur contrarieacuteteacute megravene agrave la conclusion absurde que ces mecircmes Ideacutees

auraient part au Mal mais la geacuteneacuteration drsquoune chose quelconque agrave partir de contraires

quelconques est en soi irrecevable comme Aristote le soutient agrave plusieurs reprises dans la

Meacutetaphysique et dans la Physique Aristote srsquooppose agrave lrsquoideacutee que lrsquoUn et la Dyade qui sont

agrave son avis des contraires puissent avoir une action lrsquoun sur lrsquoautre

426 Ibid 184 8-15 (notre traduction) laquo τίς δὲ ἀνάγκη καὶ τοῦ ἑνὸς ἀγαθοῦ ὄντος τὴν ἑτέραν ἀρχὴν κακὸν

εἶναι πρῶτον μὲν γὰρ ἐκεῖνο τὸ ἓν λέγουσιν εἶναι τἀγαθόν ὃ ἐξῄρηται πάσης τῆς πρὸς ἕτερον συντάξεως καὶ

ἔστιν ἐπέκεινα καὶ τῶν μετrsquo αὐτὸ δυεῖν ἀρχῶνmiddot κἂν τὴν προτέραν δὲ καὶ θειοτέραν τῶν δυεῖν ἀρχῶν ἣν

μονάδα καλοῦσι τὸ ἀγαθὸν εἶναι λέγωσιν οὐχ ἕπεται αὐτοῖς τὴν δυάδα κἂν ἄλλην ἀντίθεσιν ἔχῃ πρὸς τὴν

μονάδα κακὸν λέγεινmiddot οὐ γὰρ ἐκ τοιαύτης ἀντιθέσεως τὰ θεῖα γεννᾶται καὶ πρόεισιν ἀλλrsquo ἐκ παναρίστου καὶ

ἀκράτως ἐχούσης τὸ ἀγαθόν raquo

245

Tous les philosophes font partir toutes choses des contraires Mais les termes

laquo toutes choses raquo et laquo des contraires raquo sont mal poseacutes drsquoailleurs les choses dans

lesquelles existent les contraires comment proviendraient-elles des contraires

Crsquoest ce qursquoils nrsquoexpliquent pas car les contraires nrsquoont pas drsquoaction les uns sur

les autres427 Mais pour nous la difficulteacute est reacutesolue tout naturellement par

lrsquoexistence drsquoun troisiegraveme terme Il y a des philosophes [platoniciens] qui font

de la matiegravere mecircme un des deux contraires tels ceux qui opposent lrsquoineacutegal agrave

lrsquoeacutegal et le Multiple agrave lrsquoUn Cette doctrine aussi se reacutefute de la mecircme maniegravere

La matiegravere indeacutetermineacutee nrsquoest le contraire de rien Drsquoailleurs tout alors

participera du Mal hormis lrsquoUn car le Mal est lui-mecircme lrsquoun des deux

eacuteleacutements428

Nous sommes cependant en droit de nous demander quel est le fondement de cette assertion

selon laquelle laquo les contraires nrsquoont pas drsquoaction les uns sur les autres raquo Est-ce le terme

drsquoun syllogisme expliciteacute ailleurs par Aristote une conclusion agrave laquelle on ne peut

parvenir qursquoagrave partir de preacutemisses conceptuelles propres de son systegraveme ou srsquoagit-il plutocirct

drsquoun axiome drsquoun principe indeacutemontrable qui devrait ecirctre au fondement de tout systegraveme

philosophique incluant celui de Platon Nous verrons en effet que Platon avait deacutejagrave

admis un postulat semblable dans le Pheacutedon

Ce ne sont eacutevidemment pas les premiers contraires qui sont les seuls agrave ne pas se

recevoir mutuellement mais aussi tous ces termes qui sans ecirctre mutuellement

contraires possegravedent toujours ces contraires termes vraisemblablement

incapables eux aussi de recevoir la nature essentielle contraire de celle qui leur

est inheacuterente mais qui agrave lrsquoapproche de la premiegravere ou bien peacuterissent ou bien

cegravedent la place429

Mecircme si le maicirctre et son eacutelegraveve semblent admettre ce mecircme postulat il reste agrave savoir si

lrsquoextension du concept de contraire est pour eux la mecircme Est-ce que Platon conccediloit la

Dyade comme le contraire de lrsquoUn Nous reviendrons ulteacuterieurement sur la solution

platonicienne agrave cet apparent problegraveme des contraires

427 Ce mecircme postulat avait eacuteteacute affirmeacute en Physique I 7 190b32 laquo il ne peut y avoir de passion reacuteciproque

entre les contraires raquo 428 Aristote Meacutetaphysique Λ 10 1075a28-36 (trad J Tricot leacutegegraverement modifieacutee) laquo πάντες γὰρ ἐξ

ἐναντίων ποιοῦσι πάντα οὔτε δὲ τὸ πάντα οὔτε τὸ ἐξ ἐναντίων ὀρθῶς οὔτrsquo ἐν ὅσοις τὰ ἐναντία ὑπάρχει πῶς

ἐκ τῶν ἐναντίων ἔσται οὐ λέγουσινmiddot ἀπαθῆ γὰρ τὰ ἐναντία ὑπrsquo ἀλλήλων ἡμῖν δὲ λύεται τοῦτο εὐλόγως τῷ

τρίτον τι εἶναι οἱ δὲ τὸ ἕτερον τῶν ἐναντίων ὕλην ποιοῦσιν ὥσπερ οἱ τὸ ἄνισον τῷ ἴσῳ ἢ τῷ ἑνὶ τὰ πολλά

λύεται δὲ καὶ τοῦτο τὸν αὐτὸν τρόπονmiddot ἡ γὰρ ὕλη ἡ μία οὐδενὶ ἐναντίον ἔτι ἅπαντα τοῦ φαύλου μεθέξει ἔξω

τοῦ ἑνόςmiddot τὸ γὰρ κακὸν αὐτὸ θάτερον τῶν στοιχείων raquo 429 Platon Pheacutedon 104b-c (trad L Robin) laquo ἔστιν δὲ τόδε ὅτι φαίνεται οὐ μόνον ἐκεῖνα τὰ ἐναντία ἄλληλα

οὐ δεχόμενα ἀλλὰ καὶ ὅσα οὐκ ὄντrsquo ἀλλήλοις ἐναντία ἔχει ἀεὶ τἀναντία οὐδὲ ταῦτα ἔοικε δεχομένοις ἐκείνην

τὴν ἰδέαν ἣ ἂν τῇ ἐν αὐτοῖς οὔσῃ ἐναντία ᾖ ἀλλrsquo ἐπιούσης αὐτῆς ἤτοι ἀπολλύμενα ἢ ὑπεκχωροῦντα raquo

246

La solution drsquoAristote pour expliquer le changement tout en conservant ce postulat

selon lequel laquo le contraire est destructif du contraire raquo sera de poser un troisiegraveme terme

substrat des contraires la matiegravere430 Alors que les platoniciens identifiaient la matiegravere agrave ce

qursquoAristote identifie comme un contraire la Dyade Aristote la dissocie que de maniegravere

conceptuelle toutefois du contraire laquo neacutegatif raquo de la forme crsquoest-agrave-dire la privation et

lrsquoautonomise Crsquoest une distinction conceptuelle et non reacuteelle pourrions-nous dire puisque

dans la matiegravere est toujours laquo priveacutee raquo de quelque forme

Donc si lrsquoUn et la Dyade sont des contraires ils ne peuvent avoir une action lrsquoun

sur lrsquoautre Mais il reste agrave voir si chez Platon ils peuvent reacuteellement ecirctre traiteacutes comme des

contraires Nous verrons drsquoailleurs que la contrarieacuteteacute est un pollachocircs legomenon pour

Aristote et qursquoil ne convient peut-ecirctre pas drsquoappliquer certaines acceptions de ce terme aux

principes que sont lrsquoUn et la Dyade

33 Critique des principes pris au sens drsquoeacuteleacutements

De lrsquoavis drsquoAristote les platoniciens confondent les principes premiers et les

eacuteleacutements laquo Toutes ces conseacutequences reacutesultent drsquoune part de ce que les platoniciens

prennent chaque principe au sens drsquoeacuteleacutement431 raquo Crsquoest une autre des raisons qui agrave son

avis rendent leurs thegraveses absurdes Pour juger de la valeur de lrsquoargument drsquoAristote il faut

drsquoabord se deacutefaire de lrsquohomonymie ou en des termes plus techniques de lrsquoeacutequivociteacute des

termes Quelle est lrsquoacception preacutecise dans ce passage des concepts de principe (archecirc) et

drsquoeacuteleacutement (stoicheion) Dans le livre Δ le livre des acceptions multiples Aristote propose

deux deacutefinitions du principe pouvant convenir agrave la critique du chapitre N 4 (1) laquo Le

principe est encore lrsquoeacuteleacutement premier et immanent de la geacuteneacuteration432 raquo qursquoil fait suivre de

cette seconde acception (2) laquo Principe se dit aussi de la cause primitive et non immanente

de la geacuteneacuteration du point de deacutepart naturel du mouvement ou du changement433 raquo Quant

au concept drsquoeacuteleacutement son sens premier selon Aristote est le suivant laquo Eacuteleacutement se dit du

premier composant immanent drsquoun ecirctre et indivisible en partie speacutecifiquement

430 Aristote Physique A 9 431 Aristote Meacutetaphysique N 4 1092a5 432 Ibid Δ 1 1013a4 433 Ibid Δ 1 1013a7

247

diffeacuterente434 raquo Une preacutecision est par ailleurs apporteacutee au livre Z laquo Un eacuteleacutement drsquoautre

part crsquoest ce en quoi une chose se divise et qui la constitue comme matiegravere435 raquo Nous

devons donc retenir que lrsquoeacuteleacutement peut ecirctre conccedilu comme une matiegravere

Si Aristote reproche aux platoniciens de prendre chaque principe au sens drsquoeacuteleacutement

ce ne peut ecirctre que dans la mesure ougrave ils conccediloivent leurs principes drsquoapregraves la premiegravere

acception comme un laquo eacuteleacutement premier et immanent de la geacuteneacuteration raquo et non au sens de la

seconde qui fait du principe la laquo cause primitive et non immanente de la geacuteneacuteration raquo Pour

Aristote les principes premiers doivent correspondre agrave la seconde deacutefinition et non agrave la

premiegravere Le premier moteur drsquoAristote constitue lrsquoexemple par excellence drsquoun principe

conccedilu comme une cause primitive et non immanente Srsquoil avait cru au contraire que les

platoniciens concevaient leurs principes comme des causes non immanentes Aristote

nrsquoaurait eu aucune raison de formuler cette critique

Quant agrave savoir maintenant si les platoniciens consideacuteraient reacuteellement que les

principes premiers eacutetaient des eacuteleacutements et donc des causes immanentes il nous est permis

drsquoen douter Il est vrai que la Dyade en tant qursquoelle est le principe mateacuteriel pour les

platoniciens est en quelque sorte un eacuteleacutement dans le sens vu au chapitre Z 17 ougrave lrsquoeacuteleacutement

est laquo ce en quoi une chose se divise et qui la constitue comme matiegravere raquo mais le concept

de Dyade ne peut pas ecirctre identifieacute agrave celui drsquoeacuteleacutement tel que ce dernier est deacutefini par

Aristote En effet la Dyade nrsquoest pas deacutefinie comme le premier niveau de deacutetermination de

la matiegravere A fortiori en ce qui concerne lrsquoUn il ne peut plus ecirctre question drsquoun principe

pris au sens drsquoeacuteleacutement au sens de cause immanente agrave moins de deacutenaturer la doctrine de la

participation Puisque lrsquoUn joue le rocircle du principe formel agrave lrsquoeacutegard des Ideacutees identique agrave

celui que les Ideacutees jouent agrave lrsquoeacutegard des choses sensibles et que les Ideacutees comme le

soutiendrait tout bon platonicien ne sont pas immanentes aux choses sensibles ndash ce qui

causerait drsquoailleurs les difficulteacutes souleveacutees dans le Parmeacutenide ndash lrsquoUn ne peut donc pas

ecirctre consideacutereacute comme un principe immanent crsquoest-agrave-dire comme un eacuteleacutement des Ideacutees Les

propos drsquoAristote seraient eux-mecircmes absurdes srsquoils faisaient de lrsquoUn un eacuteleacutement des

Ideacutees et donc en quelque sorte une matiegravere ainsi que lrsquoeacuteleacutement est deacutefini en Z 17

434 Ibid Δ 1 1014a26 435 Ibid Z 17 1041b31

248

Aristote entrerait drsquoailleurs en contradiction avec lui-mecircme puisqursquoil a deacutejagrave admis que lrsquoUn

est la quidditeacute des Ideacutees comme celles-ci sont la quidditeacute des ecirctres sensibles

En effet ils ne voient pas dans les Ideacutees la matiegravere du monde sensible ni dans

lrsquoUn la matiegravere des Ideacutees et ce nrsquoest pas non plus pour eux le principe de

mouvement (ce seraient plutocirct disent-ils des causes drsquoimmobiliteacute et de repos)

ils preacutesentent les Ideacutees comme la quidditeacute de chacune des autres choses et lrsquoUn

comme la quidditeacute des Ideacutees436

Si les Ideacutees en eacutetant la quidditeacute des ecirctres sensibles ne sont pas immanentes agrave ceux-ci et ne

sont donc pas des eacuteleacutements pris au sens aristoteacutelicien lrsquoUn qui est la quidditeacute des Ideacutees ne

peut donc pas ecirctre penseacute comme un eacuteleacutement de celles-ci

En reacutesumeacute les platoniciens identifieraient donc lrsquoeacuteleacutement qursquoil deacutefinit comme le

premier niveau de deacutetermination de la matiegravere et le principe pris comme cause non

immanente du changement La Dyade platonicienne serait agrave la fois principe non immanent

et eacuteleacutement et dans une moindre mesure lrsquoUn eacutegalement Il est donc difficile de

comprendre cet argument drsquoAristote dont lrsquoincoheacuterence est due agrave notre avis agrave

lrsquohomonymie des termes ou agrave une mauvaise interpreacutetation du rocircle des principes dans la

geacuteneacuteration des Ideacutees-Nombres par participation

34 Critique de la participation

Nous ne pouvons comprendre pourquoi Aristote a formuleacute ces trois critiques que si

nous supposons qursquoil a deacutejagrave rejeteacute la doctrine de la participation Crsquoest parce qursquoil ne

considegravere plus la geacuteneacuteration des Ideacutees-Nombres sous le mode drsquoune participation mais

plutocirct sous celui drsquoun contact drsquoune fusion des principes qursquoil en vient agrave formuler ces

critiques Ainsi conccedilue la geacuteneacuteration des Ideacutees-Nombres precircte le flanc agrave toutes les attaques

orchestreacutees par Aristote

Mais pourquoi aux livres M et N Aristote ne considegravere-t-il plus la participation

comme mode de geacuteneacuteration des Ideacutees-nombres Rappelons avant de tenter drsquoapporter une

436 Aristote Meacutetaphysique A 7 988b1-7 (trad J Tricot) laquo οὔτε γὰρ ὡς ὕλην τοῖς αἰσθητοῖς τὰ εἴδη καὶ τὸ

ἓν τοῖς εἴδεσιν οὔθrsquo ὡς ἐντεῦθεν τὴν ἀρχὴν τῆς κινήσεως γιγνομένην ὑπολαμβάνουσιν ndash ἀκινησίας γὰρ αἴτια

μᾶλλον καὶ τοῦ ἐν ἠρεμίᾳ εἶναι φασιν ndash ἀλλὰ τὸ τί ἦν εἶναι ἑκάστῳ τῶν ἄλλων τὰ εἴδη παρέχονται τοῖς

δrsquoεἴδεσι τὸ ἕν raquo

249

reacuteponse agrave cette question que la doctrine de la participation avait eacuteteacute critiqueacutee par Platon lui-

mecircme dans la premiegravere partie du Parmeacutenide Les arguments qursquoil met dans la bouche du

vieux Parmeacutenide faisant la leccedilon au jeune Socrate seront repris en grande partie par

Aristote au chapitre A 9 de la Meacutetaphysique Lrsquooriginaliteacute de la critique aristoteacutelicienne de

la participation du sensible aux Ideacutees est donc relative Cependant Platon nrsquoa pas formuleacute

dans ses dialogues une critique de la participation comme mode drsquoexplication de la

geacuteneacuteration des Ideacutees-Nombres agrave partir des principes Dans les quelques passages du Philegravebe

et du Sophiste ougrave nous identifions des allusions agrave une telle doctrine Platon nrsquoeacutemet aucune

reacuteserve Son exposeacute nrsquoest toutefois pas explicite La participation de la Dyade agrave lrsquoUn est-

elle de mecircme nature que la participation du sensible aux Ideacutees Platon ne se prononce pas

sur cette possible identiteacute et Aristote notre seul teacutemoin direct mais souvent peu charitable

semble limiter sa critique agrave la participation deacutejagrave critiqueacutee par Platon celle du monde

sensible aux Ideacutees

Au livre A Aristote affirme que la participation nrsquoest qursquoune meacutetaphore cette

condamnation a pour motif son incapaciteacute agrave expliquer le changement ou plus preacuteciseacutement

la geacuteneacuteration laquo Quant agrave dire que les Ideacutees sont des paradigmes et que les autres choses en

participent crsquoest prononcer des mots vides et faire des meacutetaphores poeacutetiques437 raquo La

participation est vide de sens car les ecirctres qui participent aux paradigmes que seront les

Ideacutees ne peuvent ecirctre engendreacutes sans que soit aussi postuleacutee une cause efficiente de cet

engendrement laquo Dans le Pheacutedon il est dit que les causes de lrsquoecirctre et du devenir sont les

Ideacutees pourtant mecircme en admettant lrsquoexistence des Ideacutees les ecirctres participeacutes ne sont pas

engendreacutes sans lrsquointervention drsquoune cause motrice438 raquo Cette critique de la participation est

reacuteiteacutereacutee ailleurs dans la Meacutetaphysique drsquoabord au livre A

Drsquoune faccedilon geacuteneacuterale alors que la Philosophie a pour objet la recherche de la

cause des pheacutenomegravenes crsquoest preacuteciseacutement ce que nous platoniciens laissons de

cocircteacute (car nous ne disons rien de la cause qui est le principe du changement) et

croyant expliquer la substance des ecirctres sensibles nous posons lrsquoexistence

drsquoautres espegraveces de substances Mais quant agrave expliquer comment ces derniegraveres

437 Aristote Meacutetaphysique A 9 991a20 438 Ibid A 9 991b3-6

250

sont les substances des preacuteceacutedentes nous nous contentons de paroles creuses

car laquo participer raquo comme nous lrsquoavons dit plus haut ne signifie rien439

Puis nous trouvons un passage analogue cette fois au livre Λ

En outre pourquoi y aura-t-il toujours geacuteneacuteration Personne ne le dit Ceux qui

admettent deux contraires comme principes doivent neacutecessairement reconnaicirctre

lrsquoexistence drsquoun autre principe supeacuterieur il en est de mecircme des partisans des

Ideacutees qui doivent admettre aussi un principe supeacuterieur aux Ideacutees En effet

pourquoi y a-t-il eu ou y a-t-il participation440

Aristote est-il en droit drsquoaffirmer lrsquoabsence chez Platon drsquoune cause efficiente agrave lrsquoorigine de

la geacuteneacuteration des ecirctres sensibles Nous pouvons en douter Pourquoi Aristote qui eacutetait

pourtant familier avec le Timeacutee de Platon comme le prouve la critique virulente qursquoil en

fait dans son De anima nrsquoa pas jugeacute bon de consideacuterer lrsquoAcircme du Monde comme cause

efficiente du changement dans le monde sensible Agrave notre connaissance Aristote ne fournit

aucune justification valable dans la Meacutetaphysique Croit-il veacuteritablement que Platon

nrsquoaurait mecircme pas conccedilu la neacutecessiteacute drsquoune cause explicative du changement Nous devons

toutefois conceacuteder agrave Aristote que mecircme si nous pouvions expliquer la geacuteneacuteration des ecirctres

sensibles par une cause efficiente telle que lrsquoAcircme du Monde elle ne serait pas en mesure

drsquoexpliquer la geacuteneacuteration des Ideacutees-Nombres qui sont ontologiquement supeacuterieures agrave cette

Acircme

Aristote ne considegravere jamais aux livres M et N de la Meacutetaphysique la participation

comme mode drsquoexplication leacutegitime de la geacuteneacuteration des Ideacutees-Nombres ne serait-ce que

pour en offrir une reacutefutation digne de ce nom il ne prend mecircme pas la peine de reacuteiteacuterer

afin de la critiquer son assertion du chapitre A 6 ougrave il eacutetait pourtant question drsquoune telle

participation laquo car crsquoest agrave partir du Grand et du Petit et par participation du Grand et du

Petit agrave lrsquoUn que naissent les Nombres ideacuteaux441 raquo Aristote a peut-ecirctre toujours agrave lrsquoesprit le

postulat selon lequel un contraire (la Dyade lrsquoIneacutegal) ne peut subir lrsquoaction de son contraire

439 Aristote Meacutetaphysique A 9 992a24-29 (trad J Tricot) laquo ὅλως δὲ ζητούσης τῆς σοφίας περὶ τῶν

φανερῶν τὸ αἴτιον τοῦτο μὲν εἰάκαμεν (οὐθὲν γὰρ λέγομεν περὶ τῆς αἰτίας ὅθεν ἡ ἀρχὴ τῆς μεταβολῆς) τὴν

δrsquo οὐσίαν οἰόμενοι λέγειν αὐτῶν ἑτέρας μὲν οὐσίας εἶναί φαμεν ὅπως δrsquo ἐκεῖναι τούτων οὐσίαι διὰ κενῆς

λέγομενmiddot τὸ γὰρ μετέχειν ὥσπερ καὶ πρότερον εἴπομεν οὐθέν ἐστιν raquo 440 Aristote Meacutetaphysique Λ 10 1075b16-20 (trad J Tricot) laquo ἔτι διὰ τί ἀεὶ ἔσται γένεσις καὶ τί αἴτιον

γενέσεως οὐδεὶς λέγει καὶ τοῖς δύο ἀρχὰς ποιοῦσιν ἄλλην ἀνάγκη ἀρχὴν κυριωτέραν εἶναι καὶ τοῖς τὰ εἴδη

ἔτι ἄλλη ἀρχὴ κυριωτέραmiddot διὰ τί γὰρ μετέσχεν ἢ μετέχει raquo 441 Ibid A 6 987b21-22

251

(lrsquoUn lrsquoEacutegal) et qursquoil est neacutecessaire de poser un troisiegraveme terme substrat de ces

contraires442

Au chapitre N 5 Aristote ne fait donc plus mention de la participation sans autre

raison apparente que celles fournies au livre A il ne considegravere que le contact le meacutelange et

la juxtaposition comme modes drsquoexplication de la geacuteneacuteration des Ideacutees-Nombres

laquo Lrsquounification se fait encore tantocirct par contact tantocirct par meacutelange tantocirct par

juxtaposition443 raquo Robin propose une inteacuteressante discussion des arguments drsquoAristote agrave ce

sujet mais il nrsquoeacutemet aucune hypothegravese pour expliquer son rejet de la participation444 Nous

pourrions comprendre que la critique formuleacutee aux chapitres A 6 et 9 concernant la

participation des choses sensibles aux Ideacutees srsquoapplique dans lrsquoesprit drsquoAristote agrave la

participation de la Dyade agrave lrsquoUn Aristote ne le mentionne toutefois pas explicitement et

nous sommes en droit de le lui reprocher En effet les critiques drsquoAristote agrave lrsquoeacutegard de la

participation eacutetaient principalement baseacutees sur son incapaciteacute agrave expliquer le changement sa

causaliteacute eacutetant uniquement formelle Cette critique est fort pertinente lorsqursquoelle srsquoapplique

aux ecirctres sensibles dont il faut fournir une cause du changement445 mais en ce qui concerne

les Ideacutees-Nombres qui sont en soi immobiles et eacuteternelles pouvons-nous reacuteellement parler

de changement Devons-nous concevoir la geacuteneacuteration des Ideacutees-Nombres comme un

changement Nous pouvons certes parler drsquoune laquo geacuteneacuteration logique raquo agrave partir de lrsquoUn et

de la Dyade En effet Platon a besoin de ces deux principes pour expliquer drsquoune part la

multipliciteacute des Ideacutees-Nombres et drsquoautre part lrsquouniciteacute de chacune drsquoelles mais cette

geacuteneacuteration nrsquoest qursquoun homonyme de la geacuteneacuteration propre au sensible et qui a stimuleacute la

critique drsquoAristote agrave lrsquoeacutegard de la participation Alors que le changement le devenir du

monde sensible neacutecessite il est vrai une cause efficiente et que lrsquoexplication de ce

changement par le concept de participation est selon Aristote que des laquo paroles vides raquo

nous pouvons nous demander si nous avons besoin drsquoune telle cause pour rendre compte de

lrsquoexistence drsquoIdeacutees eacuteternelles et immuables La seule cause formelle semble suffire dans ce

cas puisque nous nrsquoavons pas agrave identifier une cause motrice agrave lrsquoorigine de cette geacuteneacuteration

442 Nous verrons toutefois qursquoil ne faut pas de lrsquoavis mecircme de Platon consideacuterer la Dyade prise comme

reacuteceptacle comme un contraire 443 Aristote Meacutetaphysique M 7 1082a20 444 L Robin opcit p 378 445 En plus de la critique du livre A voir M 5

252

En effet les Ideacutees sont eacuteternelles et donc laquo inengendreacutees raquo en comparaison des choses

sensibles qui elles sont sujettes agrave la geacuteneacuteration et agrave la corruption La geacuteneacuteration des Ideacutees

nrsquoest donc qursquoun homonyme de la geacuteneacuteration dans le monde sensible La critique que

formule Aristote agrave lrsquoeacutegard de la participation laquo sensible raquo ne peut donc pas ecirctre identique agrave

celle qursquoil pourrait sous-entendre aux livres M et N agrave lrsquoeacutegard de la participation

laquo intelligible raquo

Nous devons cependant conceacuteder agrave Aristote que lrsquoengendrement des Ideacutees-Nombres

de la Deacutecade pose drsquoautres problegravemes que ceux relieacutes agrave la participation qui drsquoailleurs sont

abordeacutes aux chapitres M 7 agrave 9 En effet mecircme si les raisons de rejeter la participation

comme mode drsquoexplication de la geacuteneacuteration des Ideacutees-Nombres devaient ecirctre invalideacutees

faute drsquoecirctre expliciteacutees la doctrine des Ideacutees-Nombres aurait toutefois agrave contrer les

nombreux autres arguments du livre M446

4 Les principes des Ideacutees-Nombres et la participation dans les Dialogues

de Platon

Depuis Schleiermacher lrsquoexistence drsquoun enseignement oral de Platon ou plutocirct la

primauteacute de cet enseignement sur la doctrine des dialogues ne fait pas lrsquounanimiteacute dans la

communauteacute scientifique Il nrsquoest pas question ici drsquoentrer dans les deacutetails du deacutebat

opposant les partisans de Schleiermacher et de Cherniss agrave ceux de lrsquoEacutecole de Tuumlbingen

mais drsquoen voir lrsquoimpact sur notre traitement de la critique aristoteacutelicienne en Meacutetaphysique

La question que nous posons est la suivante la critique que fait Aristote de la doctrine de

la participation srsquoapplique-t-elle uniquement aux Dialogues de Platon ou concerne-t-elle

une participation propre aux doctrines non eacutecrites Nous sortirons donc des limites du

corpus aristoteacutelicien auquel a voulu se limiter L Robin et nous confronterons le

teacutemoignage drsquoAristote agrave quelques passages pertinents du corpus platonicien Nous

montrerons en quoi la thegravese de Cherniss qui soutient qursquoAristote prend pour objet dans sa

critique des Ideacutees-Nombres des doctrines tireacutees des dialogues ne suffit pas agrave rendre

446 Crsquoest drsquoailleurs ce que Syrianus cherchera agrave faire dans son Commentaire sur la Meacutetaphysique

253

compte de la complexiteacute et de la preacutecision de la critique eacutelaboreacutee par Aristote447 Nous

verrons toutefois qursquoen incluant les dialogues dans notre eacutetude sur la geacuteneacuteration des Ideacutees-

Nombres par participation nous pourrons voir que Platon nous fournit par ses oeuvres une

reacuteplique aux critiques drsquoAristote

Nous pouvons identifier trois espegraveces de participation chez Platon les deux

premiegraveres sont preacutesenteacutees dans les dialogues tandis que la troisiegraveme nous est rapporteacutee que

par les teacutemoignages drsquoAristote et des commentateurs antiques La premiegravere participation

qui nous est la plus familiegravere a pour rocircle drsquoexpliquer la relation entre les choses sensibles

et les Ideacutees Cette doctrine est discuteacutee dans plusieurs dialogues (Pheacutedon Reacutepublique

Timeacutee) et notamment dans le Parmeacutenide (131a) ougrave Platon par lrsquoentremise de Parmeacutenide

en fait lui-mecircme la critique

Le Sophiste nous introduit agrave la seconde espegravece de participation ougrave il nrsquoest plus

question drsquoune relation entre le sensible et lrsquointelligible mais drsquoune participation des Ideacutees

entre elles ou plus particuliegraverement des Genres suprecircmes lrsquoEcirctre le Mouvement le

Repos le Mecircme et lrsquoAutre Crsquoest le laquo meacutelange reacutegleacute raquo de ces genres qui est agrave lrsquoorigine de la

multipliciteacute des laquo Ideacutees particuliegraveres raquo pour reprendre ici les expressions de lrsquoEacutecole de

Tuumlbingen

Mais quoi puisque nous sommes tombeacutes drsquoaccord que les genres eux aussi

comportent de la mecircme faccedilon un mutuel meacutelange nrsquoest-il pas forceacute que celui

qui voudra voir correctement lesquels parmi les genres sont concertants et

avec lesquels lesquels ne srsquoacceptent pas lrsquoun lrsquoautre nrsquoest-il pas forceacute que

celui-lagrave srsquoaccompagne drsquoune certaine connaissance dans la route qursquoil suit agrave

travers ses propos et comme de juste en supposant qursquoil y a certains genres

qui circulant agrave travers la totaliteacute des autres servent de traits drsquounion pour

donner agrave ceux-ci une possibiliteacute de se mecircler et en supposant inversement dans

447 H Cherniss The Riddle of the Ancient Academy Los Angeles University of California Press 1945 p 60

laquo That the theory of idea-numbers which Aristotle ascribes to Plato is just Aristotlersquos own interpretation of the

necessary consequences implied in the doctrine of the Platonic dialogues that it was this doctrine of the

dialogues and not some different system taught orally by Plato which Speusippus rejected when he rejected

the theory of ideas that it was the dialogues of Plato to which Xenocrates appealed and into which he tried to

read his own compromise between Speusippus and Plato all this bears significantly upon the nature of the

Academy in its first generation upon the question of Platorsquos activity there and of his relation to these men

who are usually called his pupils raquo

254

le cas ougrave les genres se seacuteparent qursquoils sont par ailleurs agrave travers des ensembles

entiers des causes de cette seacuteparation448

Quelques lignes plus bas Platon identifie ces diverses opeacuterations qui portent qui sur les

genres deacutefinis comme eacutetant la science dialectique

Diviser selon les genres et ne point juger la mecircme une nature qui est autre ni

une autre celle qui est la mecircme nrsquoaffirmerons-nous pas que cela est du ressort

de la connaissance dialectique449

Nous retrouvons plus loin dans le mecircme dialogue le ceacutelegravebre passage ougrave Platon srsquointerroge

sur lrsquoecirctre des autres genres que lrsquoEcirctre et sur leur neacutecessaire non-ecirctre rendu neacutecessaire par

leur diffeacuterence par rapport agrave lrsquoEcirctre dont ils participent toutefois

Sur ce qursquoon ne dise pas que crsquoest de lrsquoaudace agrave nous qui dans le Non-ecirctre

manifestons un contraire de lrsquoEcirctre de dire qursquoil laquo est raquo Il y a en effet une

certaine contrarieacuteteacute agrave lrsquoeacutegard de lrsquoEcirctre de laquelle nous disons depuis

longtemps que nous nous deacutesinteacuteressons quant agrave la question de savoir si cette

contrarieacuteteacute est reacuteelle ou si elle ne lrsquoest pas si elle se justifie ou si elle est et

mecircme totalement injustifiable Quant agrave ce en quoi nous venons agrave preacutesent de

faire consister lrsquoexistence du Non-ecirctre ou bien qursquoon nous convainque apregraves

nous avoir reacutefuteacutes de lrsquoinexactitude de notre conception ou bien tant qursquoil

arrivera qursquoon y soit impuissant alors il faudra que lrsquoon srsquoexprime aussi comme

nous le faisons nous-mecircmes laquo Les genres devra-t-on dire avec nous se mecirclent

entre eux lrsquoEcirctre et lrsquoAutre circulent agrave travers tous et ces deux genres agrave travers

lrsquoun lrsquoautre lrsquoAutre participant agrave lrsquoEcirctre laquo est raquo non qursquoil soit cependant ce

dont il participe mais autre chose et drsquoautre part eacutetant autre chose que lrsquoEcirctre

forceacutement il est en toute certitude non-ecirctre Quant agrave lrsquoEcirctre puisque agrave son tour il

participe agrave lrsquoAutre il doit ecirctre autre que le reste des genres450

448 Platon Sophiste 253b-c (trad L Robin) laquo Τί δrsquo ἐπειδὴ καὶ τὰ γένη πρὸς ἄλληλα κατὰ ταὐτὰ μείξεως

ἔχειν ὡμολογήκαμεν ἆρrsquo οὐ μετrsquo ἐπιστήμης τινὸς ἀναγκαῖον διὰ τῶν λόγων πορεύεσθαι τὸν ὀρθῶς μέλλοντα

δείξειν ποῖα ποίοις συμφωνεῖ τῶν γενῶν καὶ ποῖα ἄλληλα οὐ δέχεται καὶ δὴ καὶ διὰ πάντων εἰ συνέχοντrsquo ἄττrsquo

αὔτrsquoἐστιν ὥστε συμμείγνυσθαι δυνατὰ εἶναι καὶ πάλιν ἐν ταῖς διαιρέσεσιν εἰ διrsquo ὅλων ἕτερα τῆς διαιρέσεως

αἴτια raquo 449 Ibid 253d (trad L Robin) laquo Τὸ κατὰ γένη διαιρεῖσθαι καὶ μήτε ταὐτὸν εἶδος ἕτερον ἡγήσασθαι μήτε

ἕτερον ὂν ταὐτὸν μῶν οὐ τῆς διαλεκτικῆς φήσομεν ἐπιστήμης εἶναι raquo 450 Ibid 258d-259b (trad L Robin) laquo Μὴ τοίνυν ἡμᾶς εἴπῃ τις ὅτι τοὐναντίον τοῦ ὄντος τὸ μὴ ὂν

ἀποφαινόμενοι τολμῶμεν λέγειν ὡς ἔστιν ἡμεῖς γὰρ περὶ μὲν ἐναντίου τινὸς αὐτῷ χαίρειν πάλαι λέγομεν εἴτrsquo

ἔστιν εἴτε μή λόγον ἔχον ἢ καὶ παντάπασιν ἄλογονmiddot ὃ δὲ νῦν εἰρήκαμεν εἶναι τὸ μὴ ὄν ἢ πεισάτω τις ὡς οὐ

καλῶς λέγομεν ἐλέγξας ἢ μέχριπερ ἂν ἀδυνατῇ λεκτέον καὶ ἐκείνῳ καθάπερ ἡμεῖς λέγομεν ὅτι

συμμείγνυταί τε ἀλλήλοις τὰ γένη καὶ τό τε ὂν καὶ θάτερον διὰ πάντων καὶ διrsquo ἀλλήλων διεληλυθότε τὸ μὲν

ἕτερον μετασχὸν τοῦ ὄντος ἔστι μὲν διὰ ταύτην τὴν μέθεξιν οὐ μὴν ἐκεῖνό γε οὗ μετέσχεν ἀλλrsquo ἕτερον

ἕτερον δὲ τοῦ ὄντος ὂν ἔστι σαφέστατα ἐξ ἀνάγκης εἶναι μὴ ὄνmiddot τὸ δὲ ὂν αὖ θατέρου μετειληφὸς ἕτερον τῶν

ἄλλων ἂν εἴη γενῶν raquo

255

Le non-ecirctre dont il est ici question dans le Sophiste nrsquoest donc pas le contraire de lrsquoecirctre

mais seulement autre que lrsquoecirctre pris comme genre suprecircme et auquel ce non-ecirctre participe

De lagrave le parricide agrave lrsquoeacutegard de Parmeacutenide pour Platon le non-ecirctre est Par ailleurs les

contraires sur ce plan ontologique semblent pouvoir participer lrsquoun agrave lrsquoautre puisque le

Mecircme participe agrave lrsquoAutre en tant qursquoil est diffeacuterent des autres genres et lrsquoAutre au Mecircme

en tant qursquoil est identique agrave lui-mecircme Mais peut-ecirctre nrsquoest-il pas permis de qualifier de

contraires les genres suprecircmes Si nous suivons la theacuteorie drsquoAristote le contraire est un

pollachocircs legomenon quelque chose qui se dit de maniegraveres multiples et si on entend par

contraire la deacutefinition principale qursquoil en donne ndash ce ne sont pas les genres qui sont

contraires au sens premier mais les espegraveces les plus opposeacutees agrave lrsquointeacuterieur drsquoun mecircme

genre451 ndash il nous est donc impossible drsquoappliquer aux principes des genres suprecircmes ou

dans le vocabulaire des doctrines non eacutecrites aux principes des Ideacutees-Nombres la notion

de contrarieacuteteacute car lrsquoUn et la Dyade sont au-delagrave des genres puisqursquoils en sont en veacuteriteacute les

principes Quant agrave savoir si les genres suprecircmes du Sophiste correspondent aux Ideacutees-

Nombres dont parle Aristote nous ne pouvons pas apporter de confirmation Il semble

qursquoune correspondance exacte soit inconcevable puisque les Ideacutees supeacuterieures sont au

nombre de dix crsquoest la Deacutecade heacuteriteacutee des pythagoriciens alors que les genres se limitent agrave

cinq452

Quant agrave la troisiegraveme espegravece de participation celle de la Dyade indeacutefinie agrave lrsquoUn

pouvons-nous dire qursquoelle soit repreacutesenteacutee dans les dialogues Nous nrsquoavons que quelques

allusions agrave ces deux principes dans lrsquoensemble de lrsquoœuvre de Platon mais aucun

deacuteveloppement suivi et argumenteacute qui soutiendrait une doctrine de la geacuteneacuteration des Ideacutees-

Nombres Bien entendu la seconde partie du Parmeacutenide parle drsquoune opposition entre lrsquoun

et le multiple le Philegravebe drsquoune opposition entre le fini et lrsquoinfini entre le limiteacute et

lrsquoillimiteacute

En outre les Anciens qui nous eacutetaient supeacuterieurs et dont lrsquoexistence eacutetait plus

proche des Dieux nous ont comme une reacuteveacutelation transmis cette veacuteriteacute que ce

dont chaque fois on dit qursquoil existe se compose drsquoun et de plusieurs et

451 Cf Aristote Meacutetaphysique Δ 10 452 Il nrsquoest cependant pas impossible que des commentateurs anciens du Parmeacutenide et du Sophiste aient tenteacute

drsquoharmoniser la Deacutecade de la Leccedilon sur le Bien et les cinq genres suprecircmes du Sophiste Mais ceci constitue

un autre sujet drsquoenquecircte

256

drsquoautre part possegravede en soi lieacute agrave sa nature propre limite et illimitation que par

conseacutequent nous devons du moment que les choses sont organiseacutees de cette

maniegravere admettre en chaque cas pour toute chose lrsquoexistence drsquoune nature

unique et la chercher sans reacutepit que puisqursquoelle y est immanente nous la

trouverons en effet453

Le dialogue se poursuit apregraves un bref eacutechange entre les interlocuteurs par une critique

adresseacutee par Socrate envers les preacutetendus savants qui sont ses contemporains des hommes

de science qui sont en reacutealiteacute priveacutes de cette deacutelicatesse neacutecessaire au dialecticien dans son

approche du reacuteel454

Mais les doctes du monde drsquoaujourdrsquohui font laquo un raquo au petit bonheur et

laquo plusieurs raquo trop vite ou trop lentement passant immeacutediatement de lrsquoun agrave

lrsquoinfini tandis que les intermeacutediaires leur eacutechappent ce qui diffeacuterencie la faccedilon

dialectique455 et inversement la faccedilon disputeuse laquo eacuteristique raquo dont sont

meneacutees les discussions que nous avons les uns avec les autres456

Bien que ces dialogues traitent des diffeacuterences entre lrsquouniteacute et le fini des attributs de lrsquoUn

et le multiple et lrsquoinfini preacutediqueacutes de la Dyade il nrsquoy est pas clairement question drsquoune

participation entre ces principes comme mode de geacuteneacuteration des Ideacutees-Nombres Qursquoen est-

il toutefois de ce passage du Pheacutedon ougrave les concepts de participation et de dualiteacute sont

reacuteunis Devons-nous y reconnaicirctre la Dyade (hecirc duas) dont parle Aristote en

Meacutetaphysique Bien qursquoil srsquoagisse en effet du mecircme terme grec hecirc duas le sens qui lui est

attribueacute dans le contexte de ce dialogue est-il pour autant identique agrave celui deacutefini dans la

Meacutetaphysique alors qursquoil est question drsquoune doctrine eacutesoteacuterique agrave laquelle Platon ne fait

jamais ouvertement reacutefeacuterence Notre analyse de lrsquoextrait penche davantage en faveur drsquoune

notion distincte de celle traiteacutee par Aristote

453 Platon Philegravebe 16c-d (trad L Robin) laquo καὶ οἱ μὲν παλαιοί κρείττονες ἡμῶν καὶ ἐγγυτέρω θεῶν

οἰκοῦντες ταύτην φήμην παρέδοσαν ὡς ἐξ ἑνὸς μὲν καὶ πολλῶν ὄντων τῶν ἀεὶ λεγομένων εἶναι πέρας δὲ

καὶ ἀπειρίαν ἐν αὑτοῖς σύμφυτον ἐχόντων δεῖν οὖν ἡμᾶς τούτων οὕτω διακεκοσμημένων ἀεὶ μίαν ἰδέαν περὶ

παντὸς ἑκάστοτε θεμένους ζητεῖν ndash εὑρήσειν γὰρ ἐνοῦσαν ndashraquo 454 Platon critique aussi ailleurs ces preacutetendus sages pour leur manque de finesse dans lrsquoapproche des discours

notamment dans le Phegravedre au deacutebut de la Palinodie de Socrate (245c) 455 La dialectique prend en consideacuteration les intermeacutediaires (τὰ δὲ μέσα αὐτοὺς) qui ne sont pas pris au sens

technique qursquoattribue Aristote aux τὰ μεταξὺ de la Meacutetaphysique (qui deacutesignent les choses matheacutematiques)

mais au sens drsquoIdeacutees dont les combinaisons sont lrsquoobjet de la science du dialecticien (cf Sophiste 253 b) Les

Ideacutees seraient donc des intermeacutediaires entre lrsquoun et lrsquoinfini Il nrsquoest cependant pas dit explicitement que lrsquoun et

lrsquoinfini engendrent ces intermeacutediaires 456 Platon Philegravebe 16e-17a (trad L Robin) laquoοἱ δὲ νῦν τῶν ἀνθρώπων σοφοὶ ἓν μέν ὅπως ἂν τύχωσι καὶ

πολλὰ θᾶττον καὶ βραδύτερον ποιοῦσι τοῦ δέοντος μετὰ δὲ τὸ ἓν ἄπειρα εὐθύς τὰ δὲ μέσα αὐτοὺς ἐκφεύγει

ndash οἷς διακεχώρισται τό τε διαλεκτικῶς πάλιν καὶ τὸ ἐριστικῶς ἡμᾶς ποιεῖσθαι πρὸς ἀλλήλους τοὺς λόγους raquo

257

Mais quoi lorsqursquoune uniteacute est adjointe agrave une uniteacute que cette adjonction soit

la cause de la production du 2 ou si lrsquouniteacute est fractionneacutee que ce soit ce

fractionnement ne te garderais-tu pas de le dire Agrave grands cris tu proclamerais

en outre que agrave ta connaissance il nrsquoy a pour chaque chose pas drsquoautre faccedilon de

commencer drsquoexister que de participer agrave ce qui est en propre la reacutealiteacute de ce agrave

quoi en chaque cas elle participe que dans ces deux cas tu ne possegravedes pas

drsquoautre cause expliquant que 2 commence drsquoexister sinon sa participation agrave la

Dualiteacute et que doivent en participer aussi tous les 2 futurs sinon enfin la

participation agrave lrsquoUniteacute pour tout ce qui doit ecirctre uniteacute457

Cet extrait du Pheacutedon ne traite donc qursquoen apparence de la Dyade de la Meacutetaphysique La

Dualiteacute est seulement prise comme un exemple drsquoIdeacutee agrave laquelle participe une pluraliteacute

sensible Platon prend lrsquoexemple du deux en soi de la Dualiteacute mais il aurait pu prendre

nrsquoimporte quelle autre Ideacutee si cet extrait du dialogue nrsquoavait pas porteacute sur lrsquoarithmeacutetique

La Dyade ne peut donc pas ecirctre conccedilue dans ce dialogue comme un principe Puisque

nous ne trouvons pas dans les œuvres de Platon une exposition claire sur la geacuteneacuteration des

Ideacutees-Nombres la critique drsquoune participation de la Dyade agrave lrsquoUn agrave moins de suivre

lrsquohypothegravese de Cherniss ne peut donc avoir pour objet que des enseignements que Platon

nrsquoaurait pas mis par eacutecrit

Nous devons cependant conceacuteder agrave Cherniss que le ceacutelegravebre passage du Timeacutee ougrave il

est question de la chocircra du reacuteceptacle peut avoir inspireacute en partie cette critique drsquoAristote

agrave lrsquoeacutegard des principes

Mais de toute faccedilon il reacutesulte que tous les ecirctres participeront du Mal sauf lrsquoUn

qui est lrsquoUn en soi en outre les Nombres participeront du Mal en soi plus

complegravetement que les Grandeurs il en reacutesulte aussi que le Mal sera le lieu

[chocircra] du Bien qursquoil participera du Bien et mecircme deacutesirera le recevoir quoique

le Bien soit sa propre destruction puisque le contraire est destructif du

contraire458

457 Platon Pheacutedon 101b-c (trad L Robin) laquo Τί δέ ἑνὶ ἑνὸς προστεθέντος τὴν πρόσθεσιν αἰτίαν εἶναι τοῦ

δύο γενέσθαι ἢ διασχισθέντος τὴν σχίσιν οὐκ εὐλαβοῖο ἂν λέγειν καὶ μέγα ἂν βοῴης ὅτι οὐκ οἶσθα ἄλλως

πως ἕκαστον γιγνόμενον ἢ μετασχὸν τῆς ἰδίας οὐσίας ἑκάστου οὗ ἂν μετάσχῃ καὶ ἐν τούτοις οὐκ ἔχεις ἄλλην

τινὰ αἰτίαν τοῦ δύο γενέσθαι ἀλλrsquo ἢ τὴν τῆς δυάδος μετάσχεσιν καὶ δεῖν τούτου μετασχεῖν τὰ μέλλοντα δύο

ἔσεσθαι καὶ μονάδος ὃ ἂν μέλλῃ ἓν ἔσεσθαι raquo 458 Aristote Meacutetaphysique N 4 1091b35-1092a3 (trad J Tricot) laquo συμβαίνει δὴ πάντα τὰ ὄντα μετέχειν

τοῦ κακοῦ ἔξω ἑνὸς αὐτοῦ τοῦ ἑνός καὶ μᾶλλον ἀκράτου μετέχειν τοὺς ἀριθμοὺς ἢ τὰ μεγέθη καὶ τὸ κακὸν

τοῦ ἀγαθοῦ χώραν εἶναι καὶ μετέχειν καὶ ὀρέγεσθαι τοῦ φθαρτικοῦmiddot φθαρτικὸν γὰρ τοῦ ἐναντίου τὸ

ἐναντίον raquo

258

Aristote utilise le mecircme terme chocircra que Platon employait pour deacutesigner le reacuteceptacle des

Ideacutees crsquoest-agrave-dire la Dyade Bien plus il affirme que le Mal sera ce lieu et qursquoil recevra le

Bien pour geacuteneacuterer les Ideacutees-Nombres

Pour le moment donc il faut se mettre dans la tecircte qursquoil y a trois choses ce qui

devient ce en quoi cela devient et ce agrave la ressemblance de quoi naicirct ce qui

devient Et tout naturellement il convient de comparer le reacuteceptacle agrave une megravere

le modegravele agrave un pegravere et la nature qui tient le milieu entre les deux agrave un enfant459

Il est probable que ce soit eacutegalement ce passage du Timeacutee ougrave le reacuteceptacle est identifieacute agrave la

megravere et donc au principe feacuteminin de la geacuteneacuteration qui fasse lrsquoobjet de la critique drsquoAristote

agrave lrsquoeacutegard de la possibiliteacute de produire une multipliciteacute drsquoecirctres agrave partir de la Dyade alors que

la matiegravere dans la perspective aristoteacutelicienne demeure une cause indeacutetermineacutee qui ne peut

expliquer en elle-mecircme la diversiteacute du reacuteel

De la matiegravere il fait sortir en effet une multipliciteacute de choses tandis que lrsquoIdeacutee

nrsquoengendre qursquoune seule fois pourtant il est manifeste que drsquoune seule matiegravere

on ne tire qursquoune seule table tandis que une Ideacutee eacutetant donneacutee cette Ideacutee

quoiqursquounique produit plusieurs tables Il en est de mecircme du macircle par rapport agrave

la femelle celle-ci est feacutecondeacutee par un seul accouplement mais le macircle

feacuteconde plusieurs femelles crsquoest lagrave pourtant une image du rocircle que jouent ces

principes460

Par ailleurs le Timeacutee pourrait fournir une solution au problegraveme des contraires ce

qursquoAristote semble avoir neacutegligeacute consciemment ou non de prendre en consideacuteration sa

critique envers ce dialogue eacutetant sans concession

En effet si le reacuteceptacle ressemblait agrave lrsquoune des choses qui y entrent chaque

fois que des choses doteacutees drsquoune nature contraire ou radicalement heacuteteacuterogegravene agrave

celle-lagrave se preacutesenteraient le reacuteceptacle en prendrait mal la ressemblance eacutetant

donneacute qursquoil montrerait en mecircme temps lrsquoaspect qui est le sien Voilagrave pourquoi

459 Platon Timeacutee 50c-d (trad L Brisson) laquoἐν δrsquo οὖν τῷ παρόντι χρὴ γένη διανοηθῆναι τριττά τὸ μὲν

γιγνόμενον τὸ δrsquo ἐν ᾧ γίγνεται τὸ δrsquo ὅθεν ἀφομοιούμενον φύεται τὸ γιγνόμενον καὶ δὴ καὶ προσεικάσαι

πρέπει τὸ μὲν δεχόμενον μητρί τὸ δrsquo ὅθεν πατρί τὴν δὲ μεταξὺ τούτων φύσιν ἐκγόνῳ raquo 460 Aristote Meacutetaphysique A 6 988a2-7 (trad J Tricot) laquoοἱ μὲν γὰρ ἐκ τῆς ὕλης πολλὰ ποιοῦσιν τὸ δrsquo

εἶδος ἅπαξ γεννᾷ μόνον φαίνεται δrsquo ἐκ μιᾶς ὕλης μία τράπεζα ὁ δὲ τὸ εἶδος ἐπιφέρων εἷς ὢν πολλὰς ποιεῖ

ὁμοίως δrsquo ἔχει καὶ τὸ ἄρρεν πρὸς τὸ θῆλυmiddot τὸ μὲν γὰρ ὑπὸ μιᾶς πληροῦται ὀχείας τὸ δrsquo ἄρρεν πολλὰ πληροῖmiddot

καίτοι ταῦτα μιμήματα τῶν ἀρχῶν ἐκείνων ἐστίν raquo

259

il faut que soit deacutepourvue de toutes caracteacuteristiques ce qui recevra en elle des

choses de tout genre461

Drsquoapregraves cet extrait la matiegravere ou Dyade nrsquoest pas deacutefinie comme un contraire elle est

plutocirct reacuteceptive des contraires agrave lrsquoinstar de la matiegravere chez Aristote Elle peut recevoir des

formes qui sont contraires entre elles Elle joue donc le rocircle du troisiegraveme terme celui du

sujet des contraires Platon pourrait donc expliquer la geacuteneacuteration des Ideacutees-Nombres et par

la suite celle du monde sensible en ne se servant que de ces deux principes lrsquoUn et la

Dyade indeacutefinie du Grand et du Petit

Quelles conclusions pouvons-nous tirer de cette confrontation de la critique

aristoteacutelicienne aux exposeacutees doctrinaux des Dialogues platoniciens Est-ce qursquoAristote

srsquoabstient de traiter de la participation comme hypothegravese pour la geacuteneacuteration des Ideacutees-

Nombres parce qursquoelle nrsquoest pas preacutesente dans les Dialogues Si elle nrsquoest pas preacutesente

dans lrsquoœuvre de Platon est-elle du moins preacutesente dans lrsquoenseignement oral du maicirctre Et

si oui y est-elle argumenteacutee Nous ne pouvons reacutepondre de maniegravere conclusive agrave ces

questions faute de teacutemoignage Impossible aussi de savoir si Platon a distingueacute trois

niveaux de participation et si Aristote a suivi cette distinction dans ses critiques adresseacutees

envers cette doctrine

Quand Aristote critique la participation crsquoest celle du sensible aux Ideacutees qursquoil a en

tecircte Rien ne nous laisse croire qursquoil se prononce sur la seconde celle des Formes entre

elles ou sur la troisiegraveme celle de la Dyade agrave lrsquoUn Pouvons-nous supposer que les critiques

adresseacutees agrave la premiegravere forme de participation srsquoappliquent aux deux autres Crsquoest ce que

laisse entendre les livres M et N car bien qursquoAristote ait parleacute au livre A de la participation

de la Dyade agrave lrsquoUn il nrsquoen fait pas mention alors qursquoil traite explicitement de la geacuteneacuteration

des Ideacutees-Nombres Nous avons drsquoailleurs vu pour quelles raisons agrave notre avis Aristote nrsquoa

pas la pleine leacutegitimiteacute pour rejeter lrsquohypothegravese de la participation sans justifier clairement

ses motifs qui deacutependent souvent de cateacutegories fermeacutees aux principes de la penseacutee

platonicienne ou de preacutesupposeacutes meacutethodologiques ceux du naturaliste qui nrsquoinvalident

461 Platon Timeacutee 50e (trad L Brisson) laquo ὅμοιον γὰρ ὂν τῶν ἐπεισιόντων τινὶ τὰ τῆς ἐναντίας τά τε τῆς τὸ

παράπαν ἄλλης φύσεως ὁπότrsquo ἔλθοι δεχόμενον κακῶς ἂν ἀφομοιοῖ τὴν αὑτοῦ παρεμφαῖνον ὄψιν διὸ καὶ

πάντων ἐκτὸς εἰδῶν εἶναι χρεὼν τὸ τὰ πάντα ἐκδεξόμενον ἐν αὑτῷ γένη raquo

260

pas en soi la deacutemarche du dialecticien aussi abstraite et vide qursquoelle puisse paraicirctre pour le

Stagirite

5 La reacuteception neacuteoplatonicienne de la critique aristoteacutelicienne

La critique aristoteacutelicienne de lrsquoengendrement des Ideacutees-Nombres peut sembler

difficilement reacutefutable si nous faisons abstraction de tout autre teacutemoignage au sujet de cette

doctrine et surtout si nous conceacutedons agrave Aristote les postulats theacuteoregravemes et deacutefinitions ndash

souvent propres agrave la penseacutee aristoteacutelicienne et absents du corpus platonicien ndash sur lesquels

elle se fonde (et qui entrent en conflit avec les divisions essentielles du platonisme au sujet

notamment du statut des objets matheacutematiques) Mais puisque nous ne savons pas agrave quel

point Aristote est resteacute fidegravele agrave un enseignement oral de Platon sur le Bien et sur ce qursquoil est

convenu drsquoappeler drsquoapregraves le titre de lrsquoimposant ouvrage de L Robin la theacuteorie

platonicienne des Ideacutees et des Nombres en eacutetant conscient qursquoil aborde les principes de

cette doctrine agrave partir de ses propres cateacutegories conceptuelles en facilitant ainsi la critique

nous devons rester vigilants par rapport agrave sa validiteacute en tant reacutefutation drsquoun platonisme

eacutesoteacuterique dont lrsquohistoire ne peut ecirctre eacutetablie qursquoagrave partir de teacutemoignages indirects et

souvent peu charitables

En ne rapportant que certains aspects des doctrines preacutesocratiques au livre A de la

Meacutetaphysique Aristote a su construire une critique de ses devanciers dont la coheacuterence

interne est remarquable mais dont la probiteacute est discutable A-t-il fait de mecircme avec les

agrapha dogmata Si nous avons des teacutemoignages autres que ceux drsquoAristote par exemple

les extraits des preacutesocratiques chez Simplicius pour juger si le traitement doxographique

qursquoil fait de lrsquoœuvre philosophique de ses devanciers est fidegravele nous nrsquoavons pas la mecircme

chance en ce qui concerne la doctrine non-eacutecrite au sujet du Bien et de la geacuteneacuteration des

Ideacutees-Nombres Aristote en eacutetant le seul doxographe Nous avons vu que les dialogues

platoniciens sont peu diserts au sujet drsquoune doctrine de la geacuteneacuteration des Ideacutees par

participation agrave la Dyade et lrsquoUn Bien que les allusions agrave une telle doctrine soient peu

nombreuses comme nous lrsquoavons constateacute et qursquoelles ne permettent pas drsquooffrir un

contrepoids assureacute agrave la totaliteacute des critiques formuleacutees par drsquoAristote ndash notons que nous

nrsquoavons pas traiteacute de lrsquoensemble des problegravemes souleveacutes aux livres M et N de la

261

Meacutetaphysique ndash elles fournissent les assises drsquoune contre-argumentation platonicienne qui

recevra une structure theacuteorique forte dans la penseacutee neacuteoplatonicienne notamment chez

Syrianus et son disciple Proclus

263

ARTICLE I INTUITION ET PENSEacuteE DISCURSIVE SUR

LA FONCTION DE LrsquoEPIBOLEcirc DANS LES ENNEacuteADES DE

PLOTIN462

1 Mise en contexte philosophique et historique de la notion drsquoepibolecirc

Au cœur des preacuteoccupations eacutepisteacutemologiques de la tradition platonico-

aristoteacutelicienne se pose le problegraveme de la relation entre la penseacutee et son objet Le theacuteoricien

de la connaissance doit non seulement expliquer comment la penseacutee arrive agrave appreacutehender

son objet de maniegravere claire et distincte mais aussi identifier ce qui lui permet de le deacutefinir

sous une forme propositionnelle dans un discours agrave valeur scientifique Agrave ces problegravemes

dont la porteacutee philosophique transcende le cadre antique Plotin a apporteacute ses propres

reacuteponses en mobilisant des concepts aux origines diverses tout en restant fidegravele agrave lrsquoesprit

du platonisme

Crsquoest par lrsquoanalyse drsquoun concept fondamental de la penseacutee neacuteoplatonicienne que

nous aborderons la question des rapports entre lrsquointuition et la penseacutee discursive (dianoia)

dans les Enneacuteades463 Par lrsquoeacutetude de la notion drsquoepibolecirc nous espeacuterons contribuer agrave la

clarification de certains aspects de cette probleacutematique464 Plotin nrsquoest pas le premier

philosophe agrave avoir employeacute le terme epibolecirc pour signifier la viseacutee drsquoun objet cognitif par

la penseacutee ce sens est deacutejagrave attesteacute chez Eacutepicure et Alexandre drsquoAphrodise Toutefois il est

462 Nous preacutesentons ici une version leacutegegraverement remanieacutee de notre article laquo Intuition et penseacutee discursive sur

la fonction de lrsquoἐπιβολή dans les Enneacuteades de Plotin raquo Laval theacuteologique et philosophique 66 1 (2010)

p 45-59 463 Parmi les nombreux articles et chapitres de monographie consacreacutes agrave cette question au cours des derniegraveres

deacutecennies voir notamment A C Lloyd laquo Non-Discursive Thought ndash An Enigma of Greek Philosophy raquo

Proceedings of the Aristotelian Society 70 (1970) p 261-274 H J Blumenthal Plotinusrsquo Psychology La

Hague Martinus Nijhoff 1971 p 100-111 R Sorabji laquo Myths about Non-Propositional Thought raquo dans

Language and Logos eacuted par M Schofield and M C Nussbaum Cambridge Cambridge University Press

1982 p 295-314 M R Alfino laquo Plotinus and the Possibility of Non-Propositional Thought raquo Ancient

Philosophy 8 (1989) p 273-284 J Bussanich laquo Non-discursive Thought in Plotinus and Proclus raquo

Documenti e studi sulla tradizione filosofica medievale 8 (1997) p 191-210 E K Emilsson Plotinus on

Intellect Oxford Oxford University Press 2007 p 176-213 464 Les eacutetudes consacreacutees agrave lrsquoἐπιβολή ont principalement porteacute sur son acception laquo mystique raquo qui renvoie agrave

la conversion de lrsquoacircme humaine ndash ou de lrsquoIntellect hypostase ndash vers son principe ultime lrsquoUn-Bien Agrave ce

sujet voir J M Rist Plotinus The Road to Reality Cambridge Cambridge University Press 1967 p 48-52

J Bussanich The One and its Relation to Intellect in Plotinus LeidenNew York Brill 1988 p 94 sqq

J F Phillips laquo Plotinus and the lsquoEyersquo of Intellect raquo Dionysius 14 (1990) p 79-103 M Harrington laquo The

Drunken Epibole of Plotinus and its Reappearance in the Work of Dionysius the Areopagite raquo Dionysius

23 (2005) p 117-138 Agrave la diffeacuterence de ces commentateurs nous nous inteacuteresserons principalement agrave

lrsquoἐπιβολή associeacutee agrave la penseacutee proprement humaine (διάνοια)

264

le premier agrave avoir inteacutegreacute ce concept agrave un systegraveme philosophique reacutepondant agrave des principes

essentiellement platoniciens Crsquoest en comparant le premier sens philosophique attribueacute agrave

epibolecirc aux nouvelles acceptions que ce terme acquiert dans les Enneacuteades que lrsquoon arrivera

agrave mieux saisir sa fonction dans lrsquoeacuteconomie de la penseacutee plotinienne

Plusieurs traductions franccedilaises ont eacuteteacute offertes pour rendre manifeste la

signification philosophique du terme epibolecirc chacune reacuteveacutelant une interpreacutetation plus ou

moins adeacutequate de la fonction conceptuelle qui lui est propre En choisissant par exemple

de traduire par intuition on perdra de vue lrsquoimage concregravete que continue drsquoeacutevoquer ce

concept celle drsquoune viseacutee ou plus litteacuteralement drsquoune pro-jection de la penseacutee sur son

objet (le preacutefixe epi- indiquant une direction vers ou sur le radical -bolecirc signifiant un jet)

Lrsquoinclusion drsquoepibolecirc dans le lexique traditionnel de la noeacutetique ndash aux cocircteacutes des noein

lambanein aptesthai thigganein et de leurs formes nominales ndash risque donc de susciter un

contresens entraicircnant une compreacutehension inadeacutequate de sa fonction eacutepisteacutemologique En

effet ce terme ne renvoie pas speacutecifiquement agrave la saisie claire et distincte drsquoun objet

intelligible mais plus geacuteneacuteralement agrave la viseacutee et agrave la repreacutesentation de cet objet par la

penseacutee que celle-ci lui soit adeacutequate ou non465

Pour Plotin la faculteacute proprement humaine de lrsquoacircme la penseacutee discursive (dianoia)

opegravere une double activiteacute tout en contemplant les formes inheacuterentes agrave la partie supeacuterieure

de lrsquoacircme humaine ndash dont lrsquoactiviteacute est constamment dirigeacutee vers la reacutealiteacute intelligible ndash

elle porte ses jugements sur les donneacutees fournies par la sensation Crsquoest preacuteciseacutement agrave cette

faculteacute laquo biceacutephale raquo la dianoia que lrsquoepibolecirc se voit le plus souvent rattacheacutee comme

lrsquoattestent les nombreuses occurrences de lrsquoexpression epibolecirc tecircs dianoias dans les

Enneacuteades Notre eacutetude montrera que lrsquoepibolecirc plotinienne renvoie en premier lieu agrave la viseacutee

des notions inheacuterentes agrave lrsquoacircme humaine ainsi qursquoagrave leur repreacutesentation par la penseacutee Crsquoest

par analogie avec cette activiteacute que lrsquoon pourrait qualifier drsquointentionnelle que Plotin

attribuera agrave lrsquoIntellect hypostase une forme drsquoepibolecirc supeacuterieure agrave lrsquoactiviteacute de la penseacutee

465 Par sa dimension noeacutetique lrsquointention husserlienne peut ecirctre rapprocheacutee de lrsquoἐπιβολή plotinienne Pour une

preacutesentation syntheacutetique de lrsquohistoire de cette notion voir A de Libera laquo Intention raquo dans Vocabulaire

europeacuteen des philosophies sous la direction de B Cassin Paris Eacuteditions du SeuilDictionnaire le Robert

2004 p 608-619 Agrave lrsquoinstar drsquoἐπιβολή notons aussi que le terme latin intentio peut signifier la viseacutee drsquoun

objet et sa similitude crsquoest-agrave-dire sa repreacutesentation par la penseacutee (ibid p 610)

265

proprement humaine466 Afin de mieux distinguer les diffeacuterentes acceptions de lrsquoepibolecirc

dans les Enneacuteades nous traiterons drsquoabord de sa fonction eacutepisteacutemologique dans les eacutecrits

drsquoEacutepicure et les commentaires drsquoAlexandre drsquoAphrodise qui srsquoavegraverent aujourdrsquohui les

seuls teacutemoignages significatifs drsquoun usage philosophique de ce terme avant Plotin

2 Le sens philosophique drsquoepibolecirc avant Plotin

21 Eacutepicure et lrsquoeacutepicurisme

Crsquoest dans les eacutecrits drsquoEacutepicure que le terme epibolecirc prend pour la premiegravere fois un

sens technique dans le corpus philosophique grec on le rencontre sous diffeacuterentes formes

dans la Lettre agrave Heacuterodote et dans les Kuriai doxai467 Eacutetant donneacute lrsquoeacutetat fragmentaire du

corpus eacutepicurien et la concision avec laquelle les doctrines y sont exposeacutees peu de

commentateurs ont oseacute fournir une justification philosophique de sa fonction

eacutepisteacutemologique Ce concept nrsquoen constitue pas moins un des fondements de la penseacutee

eacutepicurienne En effet aux critegraveres de veacuteriteacute deacutefinis par leur maicirctre ndash la sensation (aisthecircsis)

la preacuteconception (prolecircpsis) et lrsquoaffection (pathos) ndash les eacutepicuriens ont jugeacute bon drsquoajouter

lrsquoepibolecirc tecircs dianoias468 Preacutecisons que cette notion est bien preacutesente dans les eacutecrits

drsquoEacutepicure mais qursquoelle nrsquoy compte pas au nombre des critegraveres de veacuteriteacute qui y sont

eacutenumeacutereacutes469

Lrsquoepibolecirc eacutepicurienne se deacutefinit geacuteneacuteralement comme la viseacutee consciente ou non470

drsquoun objet par les sens (aisthecirctecircria) ou par la penseacutee (dianoia) Crsquoest en reacutefeacuterence agrave cette

466 Le terme ἐπιβολή renvoie aussi agrave la viseacutee cognitive de la faculteacute perceptive tout comme le terme

προσβολή dont il est alors synonyme ἐπιβολή peut deacutesigner par analogie lrsquoactiviteacute de lrsquoIntellect hypostase

Voir J F Phillips art cit p 81 sqq 467 Dans Diogegravene Laeumlrce Vitae philosophorum X Pour les occurrences du terme ἐπιβολή employeacute seul cf sect

35 36 (deux fois) 69 70 83 dans la Lettre agrave Heacuterodote pour lrsquoexpression ἐπιβολὴ τῆς διανοίας et ses formes

deacuteriveacutees cf sect 35 38 50 (deux fois) 51 (deux fois) 62 dans la Lettre agrave Heacuterodote et Κύριαι δόξαι XXIV

Toutes les reacutefeacuterences renvoient agrave lrsquoeacutedition de H S Long Diogegravene Laeumlrce Vitae philosophorum 2 t Oxford

Clarendon Press 1964 468 Diogegravene Laeumlrce op cit X sect 31 469 Sur les raisons pour lesquelles Eacutepicure nrsquoaurait pas compteacute lrsquoἐπιβολὴ τῆς διανοίας au nombre des critegraveres

de veacuteriteacute voir C Bailey laquo On the meaning of ἐπιβολὴ τῆς διανοίας raquo dans Epicurus The Extant Remains

Oxford Clarendon Press 1926 p 271-272 470 Au sujet du caractegravere conscient et volontaire de lrsquoἐπιβολή voir C Bailey art cit p 259-274 dont les

conclusions ont eacuteteacute critiqueacutees entre autres par D J Furley Two Studies in the Greek Atomists Princeton

Princeton University Press 1967 p 206-208 et J M Rist Epicurus An Introduction Cambridge Cambridge

266

seconde acception que les eacutepicuriens auraient eacuteleveacute lrsquoepibolecirc au rang de critegravere de veacuteriteacute en

creacuteant ainsi un concept lrsquoepibolecirc tecircs dianoias destineacute agrave ecirctre reacutecupeacutereacute par la tradition

platonico-aristoteacutelicienne drsquoAlexandre drsquoAphrodise agrave Jean Philopon

Dans les eacutecrits drsquoEacutepicure le lexique de lrsquoimagination ndash phantasia phantasma etc ndash

accompagne geacuteneacuteralement lrsquoexpression epibolecirc tecircs dianoias Ainsi la dianoia prendrait

pour objet des images qui en raison de leur trop grande subtiliteacute nrsquoauraient pas eacuteteacute saisies

par les sens et auraient ainsi outrepasseacute lrsquointermeacutediaire de la sensation pour venir se fixer

directement dans la penseacutee Pour Eacutepicure ces images seraient notamment celles des dieux

et des morts imperceptibles aux sens mais accessibles agrave la penseacutee entre autres par la voie

des recircves471 Si reacuteellement lrsquoepibolecirc ne renvoie qursquoagrave une perception sensible ou agrave une saisie

drsquoimages subtiles et oniriques par la penseacutee on arrive difficilement agrave comprendre la

fonction eacutepisteacutemologique propre que lui reacuteservaient les eacutepicuriens en effet drsquoaucuns

pourraient objecter qursquoelle redouble inutilement ces autres critegraveres de veacuteriteacute que sont la

sensation et la preacuteconception Crsquoest contre ce genre drsquoobjections que C Bailey dans une

eacutetude faisant suite agrave sa traduction des fragments drsquoEacutepicure a voulu preacutemunir la penseacutee

eacutepicurienne Il y attribue un sens proprement eacutepisteacutemologique agrave lrsquoepibolecirc tecircs dianoias la

deacutefinissant comme la saisie immeacutediate et intuitive de concepts en particulier des concepts

eacutevidents de la penseacutee scientifique472 Par la juxtaposition de notions claires preacutealablement

saisies (prolecircpsis) la penseacutee arriverait agrave produire une nouvelle notion agrave son tour

appreacutehendeacutee par lrsquoacte cognitif qursquoest lrsquoepibolecirc Crsquoest alors qursquoune connaissance

scientifique viendrait se substituer agrave une opinion fausse causeacutee par une combinaison

inadeacutequate de notions en elles-mecircmes vraies issues de la sensation Ainsi bien que nos

sens soient en eux-mecircmes inaptes agrave saisir des notions telles que lrsquoatome ou le vide par une

juxtaposition adeacutequate de concepts plus eacuteleacutementaires acquis via nos sensations et par la

viseacutee cognitive du reacutesultat de cette synthegravese il nous serait possible drsquoen avoir une

connaissance certaine et donc scientifique

University Press 1972 p 25 et partiellement reacutehabiliteacutees par E Asmis dans une monographie portant sur

lrsquoeacutepisteacutemologie eacutepicurienne Epicurusrsquo Scientific Method Ithaca Cornell University Press 1984 p 125-126 471 Diogegravene Laeumlrce op cit X sect 50 51 472 C Bailey art cit p 260 voir p 267-274 pour la deacutemonstration

267

Aussi convaincante qursquoelle puisse sembler on peut douter agrave la suite de plusieurs

speacutecialistes actuels de lrsquoeacutepicurisme que lrsquointerpreacutetation proposeacutee par Bailey reflegravete

authentiquement la doctrine eacutepisteacutemologique drsquoEacutepicure Toutefois en deacutepit des critiques

qui peuvent lui ecirctre adresseacutees le modegravele interpreacutetatif deacutefendu par Bailey conserve ce meacuterite

indeacuteniable il fournit une justification agrave la thegravese eacutepicurienne voulant que des notions

complexes comme le vide et lrsquoatome puissent acqueacuterir une certitude scientifique pour la

penseacutee Comme la suite de notre eacutetude le montrera lrsquointerpreacutetation de lrsquoepibolecirc tecircs dianoias

proposeacutee par Bailey convient peut-ecirctre moins au sens qursquoEacutepicure a pu lui attribuer qursquoagrave la

fonction qursquoelle acquerra chez Plotin qui srsquoen servira pour conceptualiser le passage drsquoune

opinion confuse et injustifieacutee ndash par exemple lrsquoideacutee que chacun peut se faire de la notion de

temps ndash agrave une connaissance claire et certaine pouvant ecirctre exposeacutee dans un discours

scientifique

22 Alexandre drsquoAphrodise

Dans son Commentaire sur la Meacutetaphysique drsquoAristote Alexandre drsquoAphrodise

emploie agrave son tour le terme epibolecirc en reprenant litteacuteralement la formule apparue dans le

corpus eacutepicurien epibolecirc tecircs dianoias473 Davantage que sa signification dans les eacutecrits

drsquoEacutepicure crsquoest le sens que cette expression prend pour Alexandre qui permettra drsquoeacuteclairer

lrsquousage qursquoen fera Plotin Le syntagme apparaicirct dans lrsquoexeacutegegravese de ce locus classicus du

livre Γ (IV) de la Meacutetaphysique474 laquo Maintenant si lrsquoecirctre et lrsquouniteacute sont une mecircme chose

crsquoest-agrave-dire une mecircme nature au sens ougrave ils sont associeacutes lrsquoun agrave lrsquoautre comme le principe

et la cause mais non au sens ougrave ils seraient signifieacutes par une seule deacutefinition (logos)

[hellip]475 raquo Pour illustrer son propos Aristote montre que les expressions laquo un homme raquo et

laquo homme raquo renvoient agrave un mecircme sujet tout comme laquo homme existant raquo et laquo homme raquo qui

ont le mecircme reacutefeacuterent par conseacutequent les preacutedicats un et existant ne peuvent ecirctre distingueacutes

473 Il nous a eacuteteacute impossible de deacuteterminer si Alexandre reprend le syntagme ἐπιβολὴ τῆς διανοίας directement

des eacutecrits drsquoEacutepicure ou indirectement par lrsquoentremise drsquointermeacutediaires textuels qui nous sont aujourdrsquohui

inconnus 474 Notons que le terme reacuteapparaicirct ailleurs dans les commentaires drsquoAlexandre (eacutediteacutes dans la collection des

Commentaria in Aristotelem graeca [CAG]) ougrave il garde sensiblement la mecircme signification Cf In

metaphyica (CAG I) 384 21 In topicorum (CAG II 2) 233 5 392 2 409 28 475 Aristote Meacutetaphysique Γ 2 1003b22-26 (notre traduction) laquo εἰ δὴ τὸ ὂν καὶ τὸ ἓν ταὐτὸν καὶ μία φύσις

τῷ ἀκολουθεῖν ἀλλήλοις ὥσπερ ἀρχὴ καὶ αἴτιον ἀλλrsquo οὐχ ὡς ἑνὶ λόγῳ δηλούμενα (διαφέρει δὲ οὐθὲν οὐδrsquo ἂν

ὁμοίως ὑπολάβωμεν ἀλλὰ καὶ πρὸ ἔργου μᾶλλον) raquo Pour une interpreacutetation philosophique et philologique de

ce passage voir W D Ross Aristotlersquos Metaphysics t 1 Oxford Clarendon Press 1953 (2) p 257-258

268

en tant qursquoils deacutesignent une seule et mecircme reacutealiteacute substantielle par exemple tel homme

Aristote en conclut que lrsquouniteacute nrsquoest pas une nature distincte de lrsquoecirctre Lrsquoargument montre

ainsi que sur le plan ontologique lrsquoecirctre et lrsquouniteacute ont un mecircme reacutefeacuterent et partagent ainsi

une mecircme nature alors que du point de vue logique chacun se voit attribuer une deacutefinition

(logos) qui lui est propre En effet on ne saurait deacutefinir lrsquoecirctre de la mecircme maniegravere que

lrsquouniteacute

Crsquoest probablement en raison de lrsquoeacutequivociteacute du terme logos qui apparaicirct dans

lrsquoextrait commenteacute qursquoAlexandre a jugeacute bon drsquointroduire la notion drsquoepibolecirc tecircs dianoias

Il dit que lrsquouniteacute est la mecircme chose que lrsquoecirctre tout comme le principe et la

cause sont une mecircme chose en effet ils sont associeacutes lrsquoun agrave lrsquoautre et sont

preacutediqueacutes drsquoun mecircme sujet (car ce qui est principe est aussi cause et ce qui est

cause est aussi principe) Cependant la deacutefinition (logos) de ce sujet et sa viseacutee

par la penseacutee (epibolecirc tecircs dianoias) diffegraverent en tant qursquoil est dit principe ou

cause (en effet il est dit principe en tant qursquoil est premier par rapport agrave ce dont

il est principe et en tant que provient de lui ce dont il est principe alors qursquoil

est dit cause en tant qursquoil est ce par quoi ce dont il est la cause existe ce dont

une chose provient diffegravere de ce par quoi cette chose existe) il en est donc

ainsi dit-il du rapport entre lrsquoecirctre et lrsquouniteacute476

Selon lrsquointerpreacutetation alexandrinienne un sujet qui est principe est eacutegalement cause tout

comme une chose qui existe est eacutegalement une cependant selon le preacutedicat viseacute on

proposera telle ou telle deacutefinition (logos) de ce mecircme sujet Crsquoest ici qursquoAlexandre

introduit le concept drsquoepibolecirc Lrsquoanalyse syntaxique du passage en question montre que la

conjonction καί qui preacutecegravede le syntagme epibolecirc tecircs dianoias a une fonction explicative

Pour Alexandre le logos se deacutefinit comme ce qui est dit drsquoun sujet en tant qursquoun de ses

preacutedicats est viseacute par la penseacutee lrsquoepibolecirc tecircs dianoias vient donc expliciter la notion de

viseacutee relative au concept de logos En effet cette expression renvoie agrave la viseacutee cognitive

drsquoun des preacutedicats du sujet agrave deacutefinir autrement dit crsquoest le point de vue agrave partir duquel ce

sujet sera deacutefini Bref lrsquoepibolecirc deacutesigne la saisie intuitive et simple de son objet par la

penseacutee alors que le logos renvoie agrave son expression propositionnelle et degraves lors complexe

476 Alexandre drsquoAphrodise In metaphysica 247 8-16 (notre traduction) laquo λέγει δὲ τὸ ἓν τῷ ὄντι οὕτω

ταὐτὸν εἶναι ὡς ἔστι ταὐτὰ ἀρχή τε καὶ αἴτιον ὡς γὰρ ταῦτα ἀμφότερα μὲν ἀκολουθεῖ τε ἀλλήλοις καὶ κατὰ

τοῦ αὐτοῦ κατηγορεῖται (ὃ γὰρ ἀρχή τοῦτο καὶ αἴτιον καὶ ὃ αἴτιον τοῦτο καὶ ἀρχή) ἄλλος μέντοι λόγος

αὐτοῦ καὶ ἄλλη ἐπιβολὴ τῆς διανοίας καθὸ ἀρχὴ λέγεται καὶ ἄλλος καθὸ αἴτιον (ἡ μὲν γὰρ ἀρχὴ καθὸ πρῶτόν

ἐστι τοῦ οὗ ἐστιν ἀρχή καὶ καθὸ ἐξ αὐτοῦ τὰ ὧν ἐστιν ἀρχή τὸ δὲ αἴτιον καθό ἐστι διrsquo αὐτὸ τὸ οὗ αἴτιονmiddot

ἄλλο δὲ τὸ ἐξ οὗ ἐστι καὶ ἄλλο τὸ διrsquo ὅ) οὕτω δή φησιν ἔχειν πρὸς ἄλληλα τό τε ὂν καὶ τὸ ἕν raquo

269

Dans le cadre drsquoun autre modegravele celui de lrsquoinneacuteisme plotinien lrsquoepibolecirc tecircs

dianoias conservera somme toute la mecircme fonction que chez Alexandre toutefois la

penseacutee discursive (dianoia) nrsquoy visera plus lrsquoun des preacutedicats du sujet agrave deacutefinir mais une

notion inheacuterente agrave lrsquoacircme humaine en tant qursquoelle est tourneacutee vers une reacutealiteacute intelligible qui

la transcende

3 Lrsquoepibolecirc tecircs dianoias dans les Enneacuteades

31 La nature et les activiteacutes de la penseacutee discursive (dianoia)

En milieu du IIIe siegravecle de notre egravere alors que Plotin entreprend la reacutedaction de son

œuvre le terme epibolecirc a depuis longtemps acquis un sens technique en philosophie ce que

lrsquoauteur des Enneacuteades par une connaissance probable de la doxographie eacutepicurienne477 ou

plus vraisemblablement par un accegraves direct aux commentaires drsquoAlexandre478 ne pouvait

ignorer

Avant drsquoamorcer lrsquoeacutetude de lrsquoepibolecirc tecircs dianoias dans lrsquoœuvre de Plotin il

convient drsquoabord de deacutefinir cette faculteacute la dianoia agrave laquelle lrsquoepibolecirc se voit

freacutequemment rattacheacutee Au Traiteacute V 3 [49] Plotin livre un de ses plus brillants exposeacutes sur

la nature de la penseacutee discursive (dianoia) il en fait le siegravege de la cognition humaine en la

distinguant de lrsquoIntellect dont elle accueille les impressions et de la sensation dont elle

reccediloit les images Crsquoest ce qursquoillustre cette meacutetaphore agrave valeur proverbiale pour la tradition

neacuteoplatonicienne laquo la sensation est notre messager mais lrsquoIntellect est notre roi raquo479

Contrairement agrave lrsquoIntellect la dianoia ne saisit pas la totaliteacute de son contenu drsquoun seul

477 Sur les rapports entre Plotin et lrsquoeacutepicurisme voir J M Charrue laquo Plotin et Eacutepicure raquo Emerita 74 2

(2006) p 289-320 Ajoutons que lrsquoon retrouve plusieurs occurrences du terme ἐπιβολή dans lrsquoœuvre de

Sextus Empiricus ndash que Plotin aurait connue ndash et notamment lrsquoexpression ἐπιβολὴ τῆς διανοίας (Adversus

mathematicos 3 54 6-7) 478 Drsquoapregraves le teacutemoignage de Porphyre (Vita Plotini sect 14 5-7) Plotin aurait condenseacute la Meacutetaphysique

drsquoAristote dans ses eacutecrits De plus il aurait fait usage des commentaires drsquoAlexandre dans ses cours ce qui

nous amegravene agrave lui attribuer une bonne connaissance de son commentaire agrave la Meacutetaphysique (et a fortiori du

preacutesent passage ougrave Aristote anticipe involontairement le problegraveme fondamental du neacuteoplatonisme celui de la

distinction entre lrsquoun et lrsquoecirctre) Sur lrsquoinfluence qursquoa pu avoir Alexandre sur la penseacutee de Plotin voir

P L Donini Tre studi sullrsquoaristotelismo nel II secolo dC Torino Paravia 1974 p 5-62 479 Plotin Traiteacute V 3 [49] 3 44-45 Toutes les reacutefeacuterences aux traiteacutes de Plotin ainsi qursquoagrave la Vie de Plotin par

Porphyre se rapportent agrave lrsquoeacutedition critique (editio minor) eacutetablie par P Henry et H-R Schwyzer Plotini

Opera Oxford Clarendon Press 1964-1982

270

coup mais de maniegravere discursive par passage (diexodos) ou transition (metabasis) drsquoun

concept agrave un autre480

En tant que puissance intermeacutediaire entre la sensation et lrsquoIntellect crsquoest agrave la faculteacute

discursive que lrsquohomme srsquoidentifie essentiellement Crsquoest ce que confirmera le Traiteacute I 1

[53]481 ougrave Plotin fait correspondre le nous (hecircmeis) ndash ougrave lrsquoon peut voir une lointaine

anticipation du sujet moderne ndash aux activiteacutes de la penseacutee discursive Il y eacutenonce que

lrsquohomme veacuteritable ce que nous sommes par essence correspond agrave notre faculteacute rationnelle

(hecirc logikecirc psuchecirc)482 Agrave la suite de H J Blumenthal on considegravere communeacutement que les

termes dianoia et logos renvoient agrave une mecircme faculteacute483 Toutefois si cette faculteacute la plus

haute de lrsquoacircme humaine reste une ses activiteacutes sont quant agrave elles multiples Leur

distinction srsquoavegraverera drsquoailleurs fondamentale pour comprendre la fonction propre

qursquoattribue Plotin agrave lrsquoepibolecirc tecircs dianoias

Au chapitre 7 du Traiteacute I 1 [53] Plotin eacutenonce que la perception des choses

exteacuterieures est en reacutealiteacute lrsquoimage drsquoune contemplation inteacuterieure celle des formes

intelligibles par lrsquoacircme Non seulement ces formes rendent possible lrsquoactiviteacute perceptive

mais elles sont aussi agrave la source de ces trois activiteacutes rationnelles propres agrave lrsquohomme le

raisonnement (dianoia) lrsquoopinion (doxa) et lrsquointuition (noecircsis)484 Alors que lrsquoopinion et

dans une certaine mesure le raisonnement portent sur les images issues de la sensation485

on peut srsquointerroger sur la nature et lrsquoobjet de lrsquointuition En effet lrsquoanalyse des Traiteacutes V 3

[49] et I 1 [53] montre que noecircsis est un terme eacutequivoque dans les Enneacuteades Au chapitre 8

du Traiteacute I 1 [53] Plotin eacutenonce que nous posseacutedons les formes (eidecirc) de deux maniegraveres

480 Plotin Traiteacute IV 4 [28] 1 15-16 Crsquoest agrave ce type de discursiviteacute que renvoie le syntagme penseacutee

discursive que nous avons choisi pour traduire le terme διάνοια Pour Plotin la penseacutee discursive nrsquoest pas

drsquoembleacutee propositionnelle mecircme si la penseacutee propositionnelle relegraveve effectivement de lrsquoactiviteacute logique de la

διάνοια 481 Pour un traitement complet des doctrines eacutepisteacutemologiques exposeacutees dans le Traiteacute I 1 [53] voir

G Aubry Plotin Traiteacute 53 (I 1) Paris Les Eacuteditions du Cerf 2004 482 Plotin Traiteacute I 1 [53] 7 21-24 483 H J Blumenthal op cit p 100 sqq Notons toutefois que Plotin nrsquoest pas toujours rigoureux dans lrsquousage

qursquoil fait de ces termes selon les contextes le terme διάνοια peut signifier le jugement porteacute sur les images

sensibles celui porteacute sur les impressions intelligibles et mecircme lrsquoactiviteacute intuitive de la penseacutee comme dans

lrsquoexpression ἐπιβολὴ τῆς διανοίας Si le λόγος se confond le plus souvent avec la διάνοια au sens ougrave ils

deacutesignent tous deux la faculteacute supeacuterieure de lrsquoacircme humaine Plotin semble eacutegalement prendre λόγος terme

polyseacutemique par excellence plus speacutecifiquement au sens drsquoexpression propositionnelle ndash ou de la faculteacute qui

rend possible cette expression ndash de lrsquoactiviteacute intuitive de la διάνοια 484 Plotin Traiteacute I 1 [53] 7 14-17 485 Ibid 9 4-12

271

deacuteployeacutees et seacutepareacutees dans notre acircme et rassembleacutees dans lrsquoIntellect Lrsquoacircme supeacuterieure

que Plotin identifie agrave la penseacutee veacuteritable (hecirc dianoia hecirc alecircthecircs) saisit lrsquointelligible par une

multipliciteacute drsquoactes intuitifs486 Sommes-nous cette acircme pour Plotin Oui mais seulement

lorsque nous avons une appreacutehension consciente (antilecircpsis) des formes qursquoelle contemple

et qui lui sont degraves lors inheacuterentes En reacutefeacuterence agrave Aristote487 Plotin eacutenonce que nous

touchons ou nous ne touchons pas aux intelligibles qui sont dans lrsquoIntellect ou plutocirct agrave

ceux qui sont en nous agrave savoir dans notre acircme488 Bien que nous les posseacutedions tous en

puissance nous ne les appreacutehendons en acte que lorsque notre penseacutee en fait lrsquoobjet de sa

viseacutee (epibolecirc)

Si les formes psychiques sont seacutepareacutees les unes des autres comment la dianoia qui

les saisit une agrave une arrivera-t-elle agrave les relier entre elles afin de produire un discours

(logos) La solution plotinienne agrave ce problegraveme peut ecirctre trouveacutee au chapitre 5 du Traiteacute IV

9 [8]489 Plotin y fait lrsquoanalogie suivante une acircme particuliegravere est agrave lrsquoAcircme universelle ce

qursquoun theacuteoregraveme est agrave sa science soit une partie dont lrsquoexistence et lrsquointelligibiliteacute deacutependent

du tout auquel elle se rattache Par exemple la totaliteacute de la science du geacuteomegravetre est

contenue potentiellement dans le theacuteoregraveme particulier sur lequel porte sa deacutemonstration ce

qui signifie que la reacutesolution de ce theacuteoregraveme preacutesuppose la connaissance des principes

geacuteneacuteraux et speacutecifiques de cette science ces principes contenant en puissance la totaliteacute des

theacuteoregravemes que le geacuteomegravetre peut deacutemontrer Plus geacuteneacuteralement on peut dire que la penseacutee

humaine ne vise en acte qursquoune forme particuliegravere bien que par sa participation agrave

lrsquoIntellect ndash qui rassemble la totaliteacute des formes en une uniteacute conservant leurs diffeacuterences ndash

elle ait accegraves en puissance agrave lrsquoensemble des formes intelligibles Pour qualifier cette

saisie compreacutehensive du tout intelligible Plotin emploiera le terme athroos490 Ainsi en

tant qursquoil se rapporte agrave lrsquoacircme humaine le syntagme epibolecirc athroa deacutesignera une viseacutee

cognitive qui porte en acte (energeia) sur une notion particuliegravere mais qui comprend en 486 Ibid 9 20-23 487 Aristote Meacutetaphysique Θ 10 1051b23-26 488 Plotin Traiteacute I 1 [53] 9 12-15 489 Plotin Traiteacute IV 9 [8] 5 1-28 490 Ce terme qui pose une difficulteacute particuliegravere au traducteur peut ecirctre opposeacute agrave lrsquoeacutetalement (διάστημα)

temporel etou notionnel joint agrave lrsquoἐπιβολή il signifie que la penseacutee comprend drsquoun seul coup lrsquoensemble des

attributs de la notion qursquoelle vise Par ailleurs notons que ce terme apparaicirct deacutejagrave dans la Lettre agrave Heacuterodote

(sect 35) lrsquoἐπιβολὴ ἀθρόα y deacutesigne une notion philosophique universelle que le philosophe en herbe doit

assimiler afin de porter un jugement adeacutequat sur les cas particuliers qui se preacutesenteront agrave lui Mutatis

mutandis lrsquoἐπιβολή plotinienne aura la mecircme fonction

272

puissance (dunamei) lrsquoensemble des attributs qui serviront agrave la deacutefinir (drsquoougrave notre

traduction par viseacutee compreacutehensive) Ainsi crsquoest au moyen des concepts aristoteacuteliciens de

lrsquoen acte et lrsquoen puissance que la notion eacutepicurienne drsquoepibolecirc sera repenseacutee par Plotin491

Avant de conclure cette bregraveve preacutesentation des activiteacutes de la διάνοια il convient de

revenir sur le concept de jugement (krisis) Juger pour la penseacutee discursive consiste agrave

rassembler (sunagein) et agrave diviser (diairein) les impressions qursquoelle reccediloit de la sensation

certes mais aussi de lrsquoIntellect492 Alors que la plupart des hommes ne portent leurs

jugements que sur les images laisseacutees par leurs sensations le philosophe est apte agrave recevoir

les impressions des intelligibles celles-ci constituent mecircme les principes (archecirc) de sa

science la dialectique493 Dans les Traiteacutes V 3 [49] et I 1 [53] Plotin soutient que

lrsquohomme srsquoidentifie essentiellement agrave sa faculteacute discursive dont lrsquoactiviteacute est agrave la fois

raisonnante et intuitive laquo crsquoest nous-mecircmes qui raisonnons (logizomenoi) et nous-mecircmes

qui avons lrsquointuition (nooumen) des notions de notre penseacutee discursive raquo494 Lrsquoepibolecirc

correspond agrave lrsquoacte intuitif de la dianoia alors que le raisonnement (logos) constitue

lrsquoexpression propositionnelle de cet acte Mutatis mutandis lrsquoepibolecirc conservera pour

Plotin la fonction qursquoelle avait deacutejagrave pour Alexandre celle de principe du discours (logos)

32 La clarification de la viseacutee cognitive

Les premiegraveres lignes du Traiteacute III 7 [45] Sur lrsquoeacuteterniteacute et le temps offrent sans

doute lrsquoillustration la plus eacutevocatrice de la fonction attribueacutee agrave lrsquoepibolecirc dans les Enneacuteades

Plotin y montre comment lrsquohomme peut passer de lrsquoopinion agrave la science par une reacuteflexion

sur ses propres penseacutees Son traitement des notions drsquoeacuteterniteacute et de temps avec lesquelles

chacun se croit familier lui fournit lrsquooccasion drsquoillustrer les proceacutedeacutes et la fin de la meacutethode

dialectique

Lrsquoeacuteterniteacute et le temps disons-nous sont deux choses diffeacuterentes lrsquoeacuteterniteacute se

rapporte agrave la nature qui est perpeacutetuelle le temps agrave ce qui devient et agrave ce monde

Spontaneacutement comme si nous avions une viseacutee compreacutehensive de leur notion

491 Sur lrsquousage que fait Plotin de ces notions voir les notes et commentaires de J-M Narbonne dans Plotin

Traiteacute 25 (II 5) Paris Les Eacuteditions du Cerf 1998 492 Plotin Traiteacute V 3 [49] 2 7-13 493 Plotin Traiteacute I 1 [53] 5 1-5 494 Plotin Traiteacute V 3 [49] 3 35-36

273

(tais tecircs ennoias athroocircterais epibolais) nous croyons en avoir une impression

claire dans nos acircmes puisque nous en parlons toujours et agrave propos de tout

Cependant lorsque nous tentons de les examiner comme si nous nous

rapprochions de nos penseacutees nous sommes dans lrsquoembarras [hellip]495

Ce passage confirme ce que nous avons mentionneacute au sujet de la double activiteacute de la

penseacutee discursive Selon Plotin tout homme agrave partir des notions qursquoil possegravede porte un

jugement sur les donneacutees de son expeacuterience Ainsi crsquoest en ayant une certaine ideacutee du

temps qursquoil arrive agrave preacutevoir la dureacutee de ses activiteacutes agrave fixer un rendez-vous etc

cependant cette connaissance pratique essentielle agrave lrsquoaction humaine nrsquoimplique en rien

une connaissance theacuteorique de la nature du temps Tout comme le fera saint Augustin au

livre XI de ses Confessions Plotin teacutemoigne deacutejagrave dans les premiegraveres lignes du Traiteacute III 7

[45] de lrsquoeacutetonnement qui surgit en chaque homme lorsqursquoil est ameneacute agrave deacutefinir ce qursquoest le

temps Spontaneacutement il pensera en avoir une ideacutee claire pouvant ecirctre exprimeacutee dans une

proposition du genre le temps crsquoest [hellip] Toutefois en rapportant son attention sur cette

notion qursquoil croyait naguegravere eacutevidente il ne pourra que constater son ignorance Priveacute de la

viseacutee compreacutehensive (epibolecirc athroa) de ses attributs il nrsquoaura agrave lrsquoesprit qursquoune ideacutee vague

inexprimable dans un discours clair preacutecis et structureacute Pour Plotin cette connaissance

dont la plupart des hommes sont priveacutes ne peut ecirctre atteinte que par le veacuteritable philosophe

qui au terme du long exercice qursquoest la dialectique peut espeacuterer parvenir agrave une intelligence

parfaite de son objet496 Son discours (logos) par exemple celui que livre Plotin tout au

long du Traiteacute III 7 [45] ne sera que lrsquoexpression propositionnelle de cette viseacutee intuitive

par laquelle il saisit drsquoun seul coup lrsquoensemble des attributs de la notion traiteacutee

Ainsi lorsqursquoelle est qualifieacutee drsquoathroa lrsquoepibolecirc deacutesigne une saisie claire et distincte

drsquoune notion et de ses attributs par la penseacutee Drsquoautres occurrences montreront que le

terme epibolecirc lorsqursquoil apparaicirct sans lrsquoeacutepithegravete athroa ne renvoie pas forceacutement agrave la

connaissance adeacutequate des multiples attributs compris dans lrsquouniteacute du concept Au

Traiteacute V 3 [49] Plotin rappelle que lrsquoactiviteacute de la διάνοια porte drsquoune part sur les images

495 Plotin Traiteacute III 7 [45] 1 1-8 (notre traduction) laquo Τὸν αἰῶνα καὶ τὸν χρόνον ἕτερον λέγοντες ἑκάτερον

εἶναι καὶ τὸν μὲν περὶ τὴν ἀίδιον εἶναι φύσιν τὸν δὲ χρόνον περὶ τὸ γινόμενον καὶ τόδε τὸ πᾶν αὐτόθεν μὲν

καὶ ὥσπερ ταῖς τῆς ἐννοίας ἀθροωτέραις ἐπιβολαῖς ἐναργές τι παρrsquo αὐτοῖς περὶ αὐτῶν ἐν ταῖς ψυχαῖς ἔχειν

πάθος νομίζομεν λέγοντές τε ἀεὶ καὶ παρrsquo ἅπαντα ὀνομάζοντες Πειρώμενοι μὴν εἰς ἐπίστασιν αὐτῶν ἰέναι

καὶ οἷον ἐγγὺς προσελθεῖν πάλιν αὖ ταῖς γνώμαις ἀποροῦντες raquo 496 Plotin Traiteacute I 3 [20] 5 3-4

274

produites par la sensation et drsquoautre part sur les impressions qursquoelle reccediloit de lrsquoIntellect

Les images sensibles avec lesquelles la penseacutee discursive est naturellement plus familiegravere

constituent un obstacle agrave sa viseacutee compreacutehensive des formes intelligibles Afin drsquoacqueacuterir

une reacuteelle connaissance de ces notions lrsquohomme devra drsquoabord se deacutetourner des images qui

le trompent Crsquoest ce que rappelle Plotin en conclusion du Traiteacute IV 6 [41]

Il nrsquoest pas eacutetonnant qursquoen geacuteneacuteral tout ce qui se rapporte agrave lrsquoacircme soit diffeacuterent

de ce que les hommes en ont cru par manque drsquoexamen et des repreacutesentations

immeacutediates (procheiroi autois epibolai) qui leur sont venues des objets

sensibles et les ont trompeacutes par leur ressemblance497

Pour Plotin les hommes sont naturellement trompeacutes par leurs sensations les images

qursquoelles produisent amegravenent la penseacutee agrave concevoir les reacutealiteacutes incorporelles telles que

lrsquoacircme et ses faculteacutes sur le modegravele des objets sensibles Comme le laisse entendre Plotin en

tecircte du Traiteacute III 7 [45] chaque homme doit prendre conscience que ses repreacutesentations

(procheiroi autois epibolai) sont trompeuses afin que naisse en lui le deacutesir de reacuteexaminer

ces notions mecircmes qursquoil croyait naguegravere connaicirctre Cependant la deacutemarche reacuteflexive ne

suscite pas drsquoembleacutee lrsquointuition claire et distincte de celles-ci Au Traiteacute VI 2 [43] Plotin

preacutecise que la premiegravere repreacutesentation laquo critique raquo de lrsquoacircme (hocircs doxei tecirc procirctecirc tecircs dianoias

epibolecirc) reste inadeacutequate bien que la penseacutee se soit deacutejagrave deacutetourneacutee de ses modegraveles

sensibles et des images qui en proviennent498 Pour saisir clairement et distinctement la

nature de lrsquoacircme la penseacutee doit non seulement la concevoir comme simple et immateacuterielle

mais aussi reconnaicirctre la multipliciteacute de ses attributs En effet une viseacutee compreacutehensive

(epibolecirc athroa) de la nature de lrsquoacircme implique la connaissance de ses multiples puissances

(dunamis) Voilagrave preacuteciseacutement en quoi consiste la tacircche du dialecticien ndash deacutejagrave preacutesenteacutee par

Platon dans le Phegravedre (265d-e) et reformuleacutee par Plotin au Traiteacute I 1 [20] ndash agrave savoir

diviser son objet selon ses multiples puissances pour ensuite rassembler cette multipliciteacute

dans lrsquouniteacute du concept

497 Plotin Traiteacute IV 6 [41] 3 71-74 (notre traduction) laquo Καὶ ὅλως τὰ περὶ ψυχὴν πάντrsquo οὐ θαυμαστὸν ἄλλον

τρόπον ἔχειν ἢ ὡς ὑπειλήφασιν ὑπὸ τοῦ μὴ ἐξετάζειν ἄνθρωποι ἢ ὡς πρόχειροι αὐτοῖς ἐπιβολαὶ ἐξ αἰσθητῶν

ἐγγίνονται διrsquo ὁμοιοτήτων ἀπατῶσαι raquo 498 Plotin Traiteacute VI 2 [43] 4 21-24

275

Bref le philosophe doit rendre sa viseacutee intuitive semblable agrave son objet qui est agrave la

fois simple et multiple499 En cela Plotin se conforme au principe selon lequel le semblable

est connu par le semblable500 la viseacutee de la penseacutee doit ecirctre agrave la fois simple puisqursquoelle ne

porte en acte que sur une seule notion et multiple puisqursquoelle contient en puissance la

totaliteacute de ses attributs Il reste maintenant agrave deacuteterminer si lrsquoensemble des objets de la

penseacutee (dianoia) peuvent ecirctre ainsi conccedilus ou si certains restent essentiellement

insaisissables et indeacutefinissables

33 La penseacutee de lrsquoindeacutefini (aoristos) le cas de la matiegravere

Dans les extraits preacuteceacutedemment commenteacutes Plotin montre comment lrsquohomme en

se deacutetournant des images qui le trompent en prenant conscience de son ignorance et en

cherchant agrave redeacutefinir ses notions par les proceacutedeacutes de la dialectique peut espeacuterer acqueacuterir

une connaissance adeacutequate de son objet Cependant lrsquointuition des notions telles que le

temps lrsquoeacuteterniteacute et lrsquoacircme ne constitue pas pour lui le terme de la quecircte philosophique pour

Plotin le but ultime de lrsquoacircme demeure lrsquounion avec lrsquoUn-Bien le principe ultime de toutes

choses au-delagrave des ecirctres (epekeina tocircn ontocircn) viseacutes par la penseacutee En tant qursquoil est au-delagrave

de lrsquoecirctre comment lrsquoUn peut-il alors ecirctre penseacute En effet comment peut-on penser ce qui

pour Plotin est au-delagrave de lrsquoecirctre et donc nrsquoest pas

La mecircme question se pose au sujet de la matiegravere (hulecirc) qui elle reste toujours en

deccedilagrave de lrsquoecirctre La dianoia semble a priori incapable de la concevoir en raison de sa nature

essentiellement indeacutefinie En effet lrsquoacircme est naturellement porteacutee agrave projeter les formes

qursquoelle contient sur ce qui se preacutesente agrave elle501 et donc agrave deacutefinir son objet Au traiteacute II 4

[12] Sur les deux matiegraveres502 Plotin discute de la difficulteacute inheacuterente agrave la conception de la

matiegravere par lrsquoacircme humaine En reacutefeacuterence au Timeacutee (52b) ougrave Platon affirme qursquoelle ne peut

ecirctre saisie que par un raisonnement bacirctard (nothocirc logismocirc) Plotin fait appel au concept

499 Lrsquoἐπιβολή est qualifieacutee de simple (ἁπλῆ) dans un autre passage des Enneacuteades (VI 3 [44] 18 11-13) ougrave il

est question du νοῦς de lrsquoacircme humaine ndash et non du νοῦς seacutepareacute ndash en tant qursquoelle saisit ses objets par des

intuitions simples (ἐπιβολαῖς ἁπλαῖς) et non par des raisonnements (οὐ λόγοις) Notons que le syntagme

ἐπιβολὴ ἁπλῆ sera repris par la tradition neacuteoplatonicienne et notamment par les commentateurs alexandrins

drsquoAristote pour caracteacuteriser lrsquoactiviteacute intellective de lrsquoacircme humaine 500 Drsquoapregraves le teacutemoignage drsquoAristote (De lrsquoacircme I 2 404b8-19) on peut faire remonter cette doctrine jusqursquoagrave

Empeacutedocle 501 Plotin Traiteacute VI 6 [34] 3 32-35 502 Voir J-M Narbonne Plotin Les deux matiegraveres [Enneacuteade II 4 (12)] Paris Vrin 1993

276

drsquoepibolecirc pour montrer comment la matiegravere peut malgreacute tout ecirctre penseacutee et faire lrsquoobjet

drsquoun discours

Comment concevrai-je lrsquoabsence de grandeur dans la matiegravere Comment peut-

on concevoir quelque chose qui soit sans qualiteacute De quel genre sera notre

intuition ou la viseacutee de notre penseacutee (tecircs dianoias hecirc epibolecirc) Srsquoil est vrai que

le semblable est connu par le semblable lrsquoindeacutefini sera connu par lrsquoindeacutefini Le

concept de lrsquoindeacutefini sera donc deacutefini mais sa viseacutee (epibolecirc) indeacutefinie503

En reprenant lrsquoaxiome selon lequel le semblable est connu par le semblable Plotin montre

comment la matiegravere peut ecirctre conccedilue par lrsquoindeacutefinition inheacuterente agrave lrsquoacircme En outre il

deacutefinit dans ce passage les fonctions respectives du logos et de lrsquoepibolecirc qui relegravevent tous

deux de la διάνοια En srsquoinspirant drsquoun autre passage canonique du Timeacutee (28a) il rappelle

que chaque chose est connue par la deacutefinition (logocirc) et lrsquointuition (noecircsei) que nous en

avons Agrave la suite drsquoAlexandre Plotin fait ainsi du logos lrsquoexpression propositionnelle de la

viseacutee intuitive (epibolecirc) que son objet soit deacutefini comme le temps lrsquoeacuteterniteacute et lrsquoacircme ou

indeacutefini comme la matiegravere

4 Lrsquoacircme lrsquoIntellect et lrsquoUn-Bien

Plusieurs eacutetudes ont reacutecemment porteacute sur les rapports entre lrsquoIntellect et lrsquoUn Notre

but nrsquoest pas ici de redeacutefinir cette relation en elle-mecircme504 mais plutocirct de justifier lrsquousage

que fait Plotin du concept drsquoepibolecirc drsquoabord associeacute agrave la dianoia pour caracteacuteriser

lrsquoactiviteacute de lrsquoIntellect (qui constitue apregraves lrsquoUn-Bien le second principe du systegraveme

plotinien)

En quoi lrsquoactiviteacute de lrsquoIntellect se distingue-t-elle de celle de la dianoia Aux deux

premiers chapitres du Traiteacute IV 4 [28] Plotin formule cette question en des termes

diffeacuterents il nrsquoy traite pas directement de la dianoia mais de la partie de lrsquoacircme qui reste

aupregraves de lrsquoIntellect Contrairement agrave la penseacutee discursive qui saisit ses objets dans le

temps en passant drsquoune notion agrave une autre lrsquoacircme supeacuterieure a un accegraves immeacutediat agrave la

503 Plotin Traiteacute II 4 [12] 10 1-5 (notre traduction) laquo Τί οὖν νοήσω ἀμέγεθες ἐν ὕλῃ Τί δὲ νοήσεις ἄποιον

ὁπωσοῦν Καὶ τίς ἡ νόησις καὶ τῆς διανοίας ἡ ἐπιβολή Ἢ ἀοριστίαmiddot εἰ γὰρ τῷ ὁμοίῳ τὸ ὅμοιον καὶ τῷ

ἀορίστῳ τὸ ἀόριστον Λόγος μὲν οὖν γένοιτο ἂν περὶ τοῦ ἀορίστου ὡρισμένος ἡ δὲ πρὸς αὐτὸ ἐπιβολὴ

ἀόριστος raquo 504 Agrave ce sujet nous partageons les conclusions de J F Phillips (art cit)

277

totaliteacute des formes intelligibles505 Plotin prend toutefois le soin de distinguer son activiteacute

de celle de lrsquoIntellect en effet alors que cette acircme saisit ses objets par une multipliciteacute

drsquoactes intuitifs lrsquoIntellect a une viseacutee simple et compreacutehensive (epibolecircn athroan athroocircn)

de lrsquoensemble des formes qui le constituent506 La supeacuterioriteacute de lrsquoIntellect sur lrsquoacircme

srsquoexplique donc par la plus grande simpliciteacute de son activiteacute Quant agrave la penseacutee discursive

on peut affirmer que son activiteacute imite celle de lrsquoacircme supeacuterieure qui nrsquoest pas descendue

vers le monde sensible toutefois en raison de sa nature discursive cette penseacutee ne vise

(epiballocircn) en acte qursquoune seule forme agrave la fois507 Ainsi lrsquoactiviteacute de la dianoia relegraveve agrave la

fois de lrsquoacircme supeacuterieure par la multipliciteacute de ses actes intuitifs et de lrsquoIntellect par sa

viseacutee compreacutehensive du tout intelligible508

Contrairement agrave la penseacutee discursive lrsquoIntellect nrsquoest pas agrave la recherche de son

objet il possegravede en acte la totaliteacute de ses formes En tant qursquoil est Intellect sa viseacutee

compreacutehensive (epibolecirc athroa) est donc purement actuelle il ne connaicirct pas la potentialiteacute

inheacuterente agrave la penseacutee humaine et nrsquoa donc pas agrave actualiser son contenu Cependant la

connaissance parfaite et totale que lrsquoIntellect a de lui-mecircme nrsquoest rendue possible que par

son deacutesir drsquounion avec le principe dont il procegravede Pour faire comprendre cette tension de

lrsquoIntellect vers lrsquoUn-Bien Plotin introduit la notion drsquoIntellect aimant drsquoune puissance

supra-intellectuelle qui demande agrave ecirctre actualiseacutee par le principe dont elle eacutemane Cette

doctrine est exposeacutee au chapitre 35 du Traiteacute VI 7 [38]509 Plotin srsquoy inspire librement du

reacutecit de Poros tireacute du Banquet (203b) de Platon pour concevoir la procession premiegravere

menant agrave la formation de lrsquoIntellect Agrave cette mecircme reacutealiteacute il attribue ces deux puissances

lrsquoune par laquelle elle contemple son propre contenu intelligible lrsquoautre par laquelle elle

vise et reccediloit (epibolecirc tini kai paradochecirc) ce qui est au-delagrave drsquoelle-mecircme510 Pour Plotin

crsquoest cette seconde activiteacute qui rend possible la premiegravere non pas chronologiquement mais

ontologiquement Dans ce contexte lrsquoemploi du pronom indeacutefini tini pour qualifier

505 Plotin Traiteacute IV 4 [28] 1 20-25 506 Ibid 1 19-20 507 Plotin Traiteacute V 1 [10] 4 16-20 508 Sur le plan de lrsquoIntellect la penseacutee et lrsquoecirctre ne font qursquoun alors qursquoau niveau de la penseacutee discursive la

deacutefinition (λόγος) et la viseacutee intuitive (ἐπιβολή) restent distinctes de leur objet (πρᾶγμα) (VI 6 [34] 6 24-

26) 509 En plus des commentaires de J Bussanich et J F Phillips voir ceux de P Hadot dans Plotin Traiteacute 38

(VI 7) Paris Les Eacuteditions du Cerf 1987 p 197-201 510 Plotin Traiteacute VI 7 [38] 35 19-25

278

lrsquoepibolecirc ndash litteacuteralement par une sorte de viseacutee (epibolecirc tini)511 ndash pointe en direction drsquoun

usage analogique de lrsquoepibolecirc tecircs dianoias tout comme la penseacutee discursive ne peut

raisonner qursquoen visant ce qui est au-delagrave drsquoelle-mecircme lrsquointelligible lrsquoIntellect ne peut se

connaicirctre qursquoen visant ce qui le transcende lrsquoUn-Bien En bon platonicien Plotin se sert

donc drsquoun concept associeacute agrave lrsquoactiviteacute humaine lrsquoepibolecirc pour traiter des reacutealiteacutes divines agrave

savoir lrsquoIntellect et son principe

Par-delagrave lrsquoIntellect peut-on attribuer agrave lrsquoUn une sorte de connaissance de soi

Certains passages des Enneacuteades semblent a priori corroborer cette ideacutee Certes Plotin

srsquointerroge sur cette possibiliteacute dans un de ses premiers traiteacutes il va mecircme jusqursquoagrave doter

lrsquoUn drsquoune forme de conscience de soi (sunaisthecircsis)512 En reacuteponse agrave des critiques

peacuteripateacuteticiennes jugeant absurde lrsquoideacutee que le premier principe soit incapable de se penser

lui-mecircme lrsquoauteur des Enneacuteades a peut-ecirctre voulu preacutesenter sa doctrine de lrsquoUn en se

servant des concepts mecircmes de ses deacutetracteurs Toutefois si dans ses premiers traiteacutes

Plotin expose sa penseacutee heacutenologique en des termes qui lui sont encore impropres srsquoil se

sent contraint de preacutesenter son premier principe comme une reacutealiteacute consciente drsquoelle-mecircme

il prendra par la suite soin drsquoeacutevacuer toute forme de multipliciteacute au sein de lrsquoUn513 Ce

dernier ne se connaicirctra donc plus en lui-mecircme par-delagrave toute alteacuteriteacute mais seulement par la

meacutediation de lrsquoIntellect qui en se retournant vers la reacutealiteacute dont il eacutemane parviendra agrave se

connaicirctre Bref agrave la question peut-on attribuer agrave lrsquoUn une sorte de viseacutee simple (haplecirc tis

epibolecirc) de lui-mecircme514 la reacuteponse de Plotin sera neacutegative

5 Retour sur la penseacutee laquo non-discursive raquo et son objet

Lrsquoanalyse des occurrences du terme epibolecirc dans les Enneacuteades nous a permis de

distinguer quatre genres drsquointuition lrsquointuition de la penseacutee discursive lrsquointuition de lrsquoacircme

supeacuterieure lrsquointuition de lrsquoIntellect seacutepareacute et lrsquointuition de lrsquoIntellect aimant En neacutegligeant

511 Le mecircme adjectif indeacutefini qualifie lrsquoἐπιβολή dans le Traiteacute III 8 [30] 9 19-22 ce qui corrobore

lrsquohypothegravese drsquoun usage analogique de ce terme lorsqursquoil est appliqueacute agrave lrsquoIntellect 512 Plotin Traiteacute V 4 [7] 2 17-19 513 Dans le Traiteacute V 3 [49] reacutedigeacute au moment ougrave sa doctrine heacutenologique est deacutejagrave fermement eacutetablie Plotin

exhausse lrsquoUn au-delagrave de toute connaissance de soi 514 Plotin Traiteacute VI 7 [38] 39 1-5

279

de faire une telle distinction on ne peut que difficilement apporter une solution viable au

problegraveme des rapports entre lrsquointuition et la discursiviteacute chez Plotin

A C Lloyd et R Sorabji deux eacuteminents speacutecialistes de la penseacutee philosophique

grecque sont les protagonistes du deacutebat concernant lrsquoobjet de la penseacutee intuitive selon

Plotin515 Pour Lloyd516 la penseacutee laquo non-discursive raquo non-discursive thought (1)

nrsquoimplique aucune transition drsquoun concept agrave lrsquoautre (2) aucune distinction entre le sujet

connaissant et lrsquoobjet connu (3) et exige que lrsquoon pense tout du mecircme coup De fait

lrsquoensemble de ces caracteacuteristiques peuvent ecirctre attribueacutees agrave la penseacutee intuitive en geacuteneacuteral

Cependant lrsquointuition est pour Plotin un terme aux acceptions multiples elle doit donc ecirctre

deacutefinie plus speacutecifiquement en fonction de la faculteacute dont elle est lrsquoactiviteacute En ne prenant

pas le soin de distinguer ces diffeacuterentes faculteacutes dont la dianoia ndash agrave laquelle se voit

notamment associeacutee lrsquoepibolecirc ndash Lloyd ne rend pas explicitement compte du passage de la

simpliciteacute de lrsquointuition agrave la complexiteacute de la penseacutee discursive En fait lrsquoexposition de la

viseacutee intuitive en raisonnements propositionnels est rendue possible parce que ces deux

activiteacutes relegravevent drsquoune mecircme faculteacute la dianoia qui saisit les attributs des notions

inheacuterentes agrave lrsquoacircme supeacuterieure pour ensuite les combiner au moyen de sa puissance logique

par le logos

Contrairement agrave Lloyd R Sorabji517 a chercheacute agrave prouver que lrsquoobjet de lrsquointuition

est non seulement complexe mais qursquoil est deacutejagrave en soi propositionnel Selon Sorabji Plotin

distingue trois niveaux drsquoexpeacuterience celle de la penseacutee discursive celle de lrsquoIntellect qui

est non-discursive et celle de lrsquoUn qui est au-delagrave de la penseacutee Sorabji soutient avec

raison que par son activiteacute temporelle la διάνοια se distingue de lrsquoIntellect Toutefois la

διάνοια doit elle aussi se voir attribuer une activiteacute intuitive puisqursquoelle contemple comme

Sorabji lrsquoadmet lui-mecircme518 les formes qui sont inheacuterentes agrave lrsquoacircme En soutenant que la

515 Au sujet des autres contributions relatives agrave la penseacutee non-discursive chez Plotin voir note ci-dessus

Notons que la plupart des commentateurs ont chercheacute agrave deacutefendre une position intermeacutediaire entre celles de

Lloyd et Sorabji Toutefois aucun drsquoentre eux ne srsquoest agrave notre connaissance servi du concept drsquoἐπιβολή pour

le faire 516 A C Lloyd art cit p 262 sqq En reacuteponse aux critiques de Sorabji A C Lloyd publia un second article

laquo Non-propositional Thought in Plotinus raquo Phronesis 31 (1986) p 258-265 ougrave il eacutetablit cette fois une

distinction claire entre lrsquoIntellect seacutepareacute et lrsquointellect de la penseacutee humaine (διάνοια) 517 R Sorabji art cit p 309-314 518 Ibid p 310

280

penseacutee intuitive appreacutehende un reacuteseau de concepts deacutefinissables en termes de genre et

drsquoespegravece Sorabji attribue agrave lrsquoIntellect ce qui relegraveve agrave notre avis de la double activiteacute de la

penseacutee humaine (dianoia) agrave savoir viser de maniegravere compreacutehensive la multipliciteacute

contenue par son objet pour ensuite lrsquoexposer de maniegravere propositionnelle dans un discours

En effet le logos a pour fonction de traduire sous forme propositionnelle la viseacutee de la

penseacutee lrsquoepibolecirc tecircs dianoias La viseacutee intuitive de la διάνοια ndash et a fortiori celles de lrsquoacircme

supeacuterieure et de lrsquoIntellect ndash nrsquoest donc pas en soi propositionnelle bien qursquoelle contienne

en puissance la totaliteacute des concepts actualisables et eacutenonccedilables par le logos Bref si les

Anciens avaient une ideacutee de la propositionnaliteacute telle que nous la concevons aujourdrsquohui

crsquoest par la notion de logos qursquoils pouvaient le mieux lrsquoexprimer

6 Remarques conclusives sur lrsquoepibolecirc

Notre eacutetude de lrsquoepibolecirc tecircs dianoias dans les Enneacuteades a montreacute la fonction

essentielle que remplit ce concept dans lrsquoeacutepisteacutemologie plotinienne heacuteritiegravere du sens que

lui avaient donneacute Eacutepicure et Alexandre lrsquoepibolecirc y deacutesigne la viseacutee drsquoune notion inheacuterente

agrave lrsquoacircme supeacuterieure par la penseacutee Gracircce aux proceacutedeacutes de la dialectique par la division et le

rassemblement des notions appreacutehendeacutees par la penseacutee lrsquohomme peut espeacuterer atteindre une

connaissance parfaite de son objet Ainsi par-delagrave la notion particuliegravere qursquoelle appreacutehende

la penseacutee humaine conserve un accegraves potentiel agrave la totaliteacute des attributs de son objet ce qui

lui permet drsquoen discourir Comme nous lrsquoavons montreacute crsquoest par analogie avec la viseacutee de

la penseacutee discursive que Plotin emploiera le concept drsquoepibolecirc pour caracteacuteriser la double

activiteacute de lrsquoIntellect sa conversion vers lrsquoUn-Bien et la connaissance de soi qui en reacutesulte

Lrsquoanalyse des diffeacuterentes acceptions de lrsquoepibolecirc plotinienne permet drsquoen arriver agrave

cette conclusion Entre la position drsquoA C Lloyd pour qui lrsquointuition se comprend comme

une contemplation simple et indeacutetermineacutee de lrsquointelligible et celle de R Sorabji pour qui

la penseacutee intuitive est essentiellement propositionnelle notre eacutetude de lrsquoepibolecirc tecircs

dianoias permet drsquointroduire une tierce conception de lrsquoobjet de la penseacutee humaine Crsquoest

cette notion qui permet agrave Plotin de rendre compte du passage de la simpliciteacute de la viseacutee

intuitive agrave la complexiteacute propositionnelle de la penseacutee discursive En repensant le concept

eacutepicurien drsquoepibolecirc agrave partir des notions aristoteacuteliciennes drsquoenergeia et de dunamei Plotin

281

apporte sa propre solution aux problegravemes de lrsquoeacutepisteacutemologie classique La penseacutee peut ainsi

porter en acte sur une notion particuliegravere tout en conservant en puissance un accegraves agrave la

multipliciteacute de ses attributs ce que dans un langage plus moderne nous nommerions son

contenu intensionnel Pour Plotin crsquoest cette viseacutee compreacutehensive qui saisit drsquoun seul coup

une notion et ses attributs qui rend possible le raisonnement scientifique agrave savoir le

passage neacutecessaire drsquoun concept agrave un autre agrave partir de principes premiers saisis

intuitivement Bref lrsquointuition lorsqursquoelle appreacutehende adeacutequatement son objet est pour lui

le principe mecircme du discours scientifique

283

ARTICLE II INTELLECTION HUMAINE INSPIRATION

DEacuteMONIQUE ET ENTHOUSIASME DIVIN SELON

PROCLUS519

1 La connaissance divine deacutemonique et humaine selon Proclus

Dans la derniegravere section des Eacuteleacutements de theacuteologie (prop 184 agrave 211)520 Proclus

preacutesente dans un mode drsquoexposition inspireacute des Eacuteleacutements drsquoEuclide les principes de sa

doctrine de lrsquoacircme Drsquoapregraves un schegraveme tripartite il y deacutefinit lrsquoessence les puissances et les

activiteacutes des acircmes humaines deacutemoniques et divines ainsi que leurs relations aux principes

qui leur sont supeacuterieurs (les heacutenades et les intellects) et infeacuterieurs (les corps) dans la

procession du reacuteel Cette section (et lrsquoensemble du traiteacute) se conclut par la reacuteaffirmation de

la descente totale de lrsquoacircme humaine dans le Devenir (prop 211) Srsquoopposant agrave Plotin pour

qui la partie supeacuterieure de notre acircme demeure laquo en haut raquo toujours rattacheacutee aux principes

intelligibles Proclus srsquoappuie sur des raisons eacutepisteacutemologiques et eacutethiques pour reacutefuter la

thegravese plotinienne et par conseacutequent deacutemontrer la sienne521 Pour sauvegarder la possibiliteacute

drsquoune intuition intellectuelle que drsquoaucuns mettraient au fondement de lrsquoeacutepisteacutemologie

(neacuteo)platonicienne il doit degraves lors en redeacutefinir les conditions La solution proclienne

consiste agrave introduire une cause meacutediatrice le deacutemon entre lrsquoEcirctre intelligible et lrsquoacircme

humaine Priveacute drsquoune relation immeacutediate et continue aux principes intelligibles lrsquohomme

ne peut les saisir que par lrsquointermeacutediaire drsquoecirctres supeacuterieurs les acircmes deacutemoniques dont

lrsquoactiviteacute intellective est perpeacutetuelle inspireacutee par ces deacutemons la raison humaine dont

lrsquoactiviteacute est essentiellement discursive peut actualiser sa puissance intellective son logos

noeros et appreacutehender laquo lrsquoEcirctre qui est toujours raquo par noecircsis meta logou (Timeacutee 28a) par

intellection accompagneacutee de raison

519 Cette version leacutegegraverement remanieacutee drsquoun article qui sera publieacute dans les Actes du colloque Langage des

hommes langage des deacutemons langage des dieux Institut protestant de theacuteologie Paris 25-26 novembre

2010 reprend dans la perspective theacutematique de ce colloque certains deacuteveloppements des SECTIONS II et III

de notre thegravese 520 Notre ouvrage de reacutefeacuterence pour les Eacuteleacutements de theacuteologie est lrsquoeacutedition traduite et commenteacutee

drsquoE R Dodds Proclus The Elements of theology Oxford University Press 1963 521 Pour les reacutefeacuterences agrave la doctrine plotinienne dans les Enneacuteades et pour lrsquoinfluence de sa critique

jamblicheacuteenne sur les ideacutees ici deacutefendues par Proclus voir le commentaire drsquoE R Dodds op cit p 309-310

ainsi que son introduction p XX

284

Dans cet exposeacute des principes de sa psychologie ougrave la meacutethode du geacuteomegravetre fournit

un cadre deacuteductif et deacutemonstratif aux doctrines de la tradition platonicienne Proclus traite

de lrsquoessence des acircmes particuliegraveres (ou humaines) et de leurs relations aux dieux (ou

heacutenades) aux intellects aux autres acircmes (divines et deacutemoniques) et aux corps Cependant

il nrsquoy expose jamais vraiment ce qui dispose lrsquohomme agrave recevoir lrsquoinspiration deacutemonique

poseacutee comme condition de lrsquointellection humaine Ses Commentaires sur le Timeacutee et sur le

Premier Alcibiade offrent certes de plus amples preacutecisions sur les rapports entre lrsquoacircme

humaine et son deacutemon mais ils nrsquoapportent qursquoun eacuteclairage partiel sur les causes pratiques

de la noecircsis meta logou lrsquohomme active-t-il sa faculteacute intellective en srsquoexerccedilant agrave la

dialectique en pratiquant la vertu en accomplissant certains rites Bien que le

Commentaire de Proclus sur le Phegravedre soit perdu ndash œuvre agrave laquelle le reste de son corpus

renvoie parfois lorsqursquoil est question de psychologie (et de deacutemonologie)522 ndash on retrouve

chez son maicirctre Syrianus dont lrsquoexeacutegegravese du Phegravedre fut conserveacutee par Hermias (condisciple

de Proclus) lrsquoarriegravere-plan theacuteorique de la doctrine proclienne de lrsquoinspiration divine (et

deacutemonique) Dans son commentaire Syrianus traite des effets de lrsquoenthousiasme sur les

diffeacuterentes parties de lrsquoacircme humaine en y distinguant lrsquoenthousiasme au sens propre qui

touche agrave lrsquoun de lrsquoacircme de ses formes deacuteriveacutees qui se rapportent aux autres faculteacutes

psychiques Dans des contextes exeacutegeacutetiques et litteacuteraires diffeacuterents Proclus deacutefendra

essentiellement la mecircme doctrine au sujet de lrsquointellection humaine de lrsquoinspiration

deacutemonique et de lrsquoenthousiasme divin

Dans le cadre drsquoune recherche srsquointeacuteressant aux rapports entre les hommes les

deacutemons et les dieux notre eacutetude portera sur lrsquoun des principaux problegravemes

eacutepisteacutemologiques (et eacutethiques) poseacutes par la psychologie neacuteoplatonicienne comment la

penseacutee intellective est-elle possible pour une acircme totalement descendue dans le devenir et

par conseacutequent entiegraverement seacutepareacutee des principes intelligibles Dans son commentaire aux

lignes 28a1-4 du Timeacutee Proclus traite de la notion drsquointellection en deacutefinissant les

diffeacuterentes acceptions du terme noecircsis523 Lrsquoeacutetude de ce texte dans le cadre de la

522 Nous reviendrons plus tard sur ces raisons lorsqursquoil sera question entre autres de la doctrine du deacutemon

dans le Commentaire de Proclus sur le Premier Alcibiade 523 Proclus In Timaeum I 243 26-246 9 (le texte de reacutefeacuterence demeure celui eacutediteacute par E Diehl Procli

Diadochi in Platonis Timaeum commentaria t I-III Leipzig Teubner 1903-1906) Nos citations proviennent

de la traduction annoteacutee drsquoA J Festugiegravere Proclus Commentaire sur le Timeacutee livre II Paris Vrin 1967

285

psychologie (et de la deacutemonologie) exposeacutee dans les Eacuteleacutements de theacuteologie nous permettra

de situer lrsquoacircme deacutemonique dans la hieacuterarchie meacutetaphysique du systegraveme proclien et de

deacutefinir son rocircle dans lrsquoactivation de la puissance intellective de lrsquoacircme humaine Le

Commentaire de Proclus sur le Premier Alcibiade524 dans la section consacreacutee au deacutemon

de Socrate apportera de plus amples preacutecisions sur la fonction de cette entiteacute psychique

distincte agrave la fois de notre acircme et des principes intelligibles qui la transcendent Enfin le

Commentaire drsquoHermias sur le Phegravedre ndash drsquoapregraves lrsquoenseignement de son maicirctre

Syrianus525 ndash et lrsquoexposeacute sur la priegravere dans le Commentaire de Proclus sur le Timeacutee526 nous

amegraveneront agrave preacuteciser la nature de lrsquoinspiration deacutemonique dans son rapport agrave

lrsquoenthousiasme divin afin drsquoentrevoir les moyens par lesquels lrsquohomme peut disposer son

acircme agrave saisir laquo lrsquoEcirctre qui est toujours raquo

2 Lrsquointellection humaine et la fonction meacutediatrice du deacutemon

21 La noecircsis meta logou dans le Commentaire de Proclus sur le Timeacutee

Le Commentaire de Proclus sur le Timeacutee comprend un exposeacute systeacutematique sur

lrsquointellection (noecircsis) ougrave il est incidemment fait mention du deacutemon et de sa fonction

meacutediatrice dans lrsquoillumination intellective de la raison humaine Au moment drsquoanalyser le

syntagme noecircsis meta logou Proclus eacutenumegravere et deacutefinit les multiples significations du

terme noecircsis Une seule de ses acceptions preacutesenteacutees selon un ordre hieacuterarchique

descendant convient agrave la noecircsis telle que la conccediloit Timeacutee dans lrsquoextrait commenteacute

lrsquointellection intelligible lrsquointellection qui lie lrsquointellect agrave lrsquointelligible lrsquointellection de

lrsquointellect divin lrsquointellection des intellects particuliers lrsquointellection de lrsquoacircme

raisonnable527 et lrsquointellection imaginative Selon la mecircme meacutethode Proclus deacutecline le

524 Nous nous reacutefeacuterons agrave lrsquoeacutedition drsquoA-Ph Segonds Proclus Sur le Premier Alcibiade de Platon t I Paris

Les Belles Lettres 2003 525 Nous traduisons le texte eacutediteacute par P Couvreur Hermiae Alexandrini in Platonis Phaedrum scholia Paris

Bouillon 1901 Notons qursquoune nouvelle eacutedition de ce commentaire a eacuteteacute reacutecemment publieacutee par

C M Lucarini et Cl Moreschini (De Gruyter coll laquo Bibliotheca Teubneriana raquo 2012) 526 Proclus In Timaeum I 206 26-214 12 527 Agrave deacutefaut de pouvoir mieux deacutefinir la nature de cette intellection eacutetant donneacute les limites qursquoimpose lrsquoobjet

de notre eacutetude mentionnons que le λόγος de la νόησις μετὰ λόγου et le λόγος de la διάνοια relegravevent drsquoune

mecircme faculteacute geacuteneacuterique de lrsquoacircme son λόγος qui se deacutecline speacutecifiquement en fonction de lrsquoobjet de son

activiteacute Proclus semble baser sa distinction sur la fameuse image de la Ligne diviseacutee dans la Reacutepublique

286

second terme du syntagme logos528 en raison intellective raison discursive (ou

scientifique) et raison opinative529 En combinant les deux acceptions retenues il entend

deacutefinir par ses causes intellective et psycho-logique lrsquoactiviteacute cognitive signifieacutee par

lrsquoexpression noecircsis meta logou

Proclus se base sur diffeacuterents critegraveres pour eacutecarter les acceptions de noecircsis qursquoil juge

hors propos Drsquoune part puisque lrsquoobjet de lrsquointellection accompagneacutee de raison est lrsquoEcirctre

qui est deacutefini comme eacuteternel et invisible son intellection ne pourra srsquoeffectuer dans le

temps ou srsquoaccompagner drsquoimages les deux derniegraveres acceptions relatives agrave la discursiviteacute

et agrave lrsquoimagination sont ainsi rejeteacutees530 Drsquoautre part puisque la noecircsis en question se

rapporte agrave lrsquohomme (car crsquoest de connaissance humaine dont parle Timeacutee) elle ne pourra

signifier un mode drsquointellection reacuteserveacute aux dieux les trois premiegraveres acceptions relatives

agrave la diviniteacute sont agrave leur tour disqualifieacutees531 La combinaison de ces critegraveres permet donc de

deacutegager lrsquounique sens attribuable dans le preacutesent contexte exeacutegeacutetique au terme νόησις agrave

savoir lrsquointellection des intellects particuliers gracircce agrave laquelle la plus haute faculteacute

cognitive de lrsquoacircme humaine la raison intellective ou logos noeros ndash lrsquoacception de logos

ici retenue par le commentateur ndash srsquoactualisera en noecircsis meta logou532 Dans la suite de

son commentaire Proclus dont les propos sur les intellects particuliers restent ici

allusifs533 rappellera que cette intellection nrsquoest rendue possible que par lrsquointermeacutediaire

drsquoune tierce entiteacute le deacutemon (ou lrsquoange534)

(509d-511a) ougrave les Formes intelligibles (objets de la νόησις) sont distingueacutees des Formes intermeacutediaires

(objets de la διάνοια) 528 Comme lrsquoa souligneacute A J Festugiegravere dans ses notes (Proclus Commentaire sur le Timeacutee livre II p 80

n 5) la traduction du terme λόγος dans lrsquoexpression νόησις μετὰ λόγου pose problegraveme Festugiegravere croit que le

sens platonicien de λόγος en Timeacutee 28a est laquo deacutefinition raquo et juge que Proclus y voit une faculteacute discursive (le

λόγος) qui se fait intuitive (noeros) lorsqursquoelle entre en activiteacute Agrave notre avis le λόγος de νόησις μετὰ λόγου

peut signifier une forme cognitive de laquo deacutefinition raquo pour Proclus ce dont rend compte dans lrsquoacte intuitif

qursquoest la νόησις μετὰ λόγου la faculteacute discursive qui est activeacutee agrave savoir le λόγος (qui est la cause laquo passive raquo

de lrsquointellection accompagneacutee de raison alors que lrsquointellect particulier en est la cause laquo active raquo) 529 Proclus In Timaeum I 246 10-248 6 530 Ibid 245 1-8 531 Ibid 245 8-9 532 En rapport avec nos remarques anteacuterieures preacutecisons que la νόησις de la νόησις μετὰ λόγου nrsquoest pas agrave

proprement parler lrsquointellection des intellects particuliers mais bien le reacutesultat de lrsquoillumination du λόγος

νοερός de lrsquoacircme humaine par ces intellects qui en sont seacutepareacutes 533 Les principes de la meacutereacuteologie de Proclus agrave savoir sa theacuteorie des rapports entre un tout et ses parties que

lrsquoon retrouve dans les Eacuteleacutements de theacuteologie (aux prop 66 agrave 74 drsquoapregraves les divisions de Dodds mais aussi

ailleurs dans le reste du traiteacute) et qui y sont appliqueacutes aux intellects (aux prop 166 agrave 183 encore une fois

selon la section deacutelimiteacutee par Dodds) nous permettent de reconstruire une doctrine de lrsquointellect particulier

287

Maintenant quel est cet Intellect particulier535 et qursquoil nrsquoest pas

distributivement un pour chaque acircme individuelle ni nrsquoest participeacute par les

acircmes individuelles directement mais par lrsquointermeacutediaire des acircmes angeacuteliques et

deacutemoniques qui agissent continuellement selon cet Intellect et en vertu

desquelles les acircmes individuelles participent aussi quelquefois agrave la Lumiegravere

Intellective on lrsquoa expliqueacute en deacutetail plus longuement ailleurs536

Agrave notre connaissance lrsquoexposeacute deacutetailleacute auquel Proclus renvoie ici ne se retrouve dans

aucune de ses œuvres conserveacutees537 Eacutetant donneacute lrsquoimportance de lrsquoexeacutegegravese du Phegravedre dans

le deacuteveloppement de la psychologie (et de la deacutemonologie) neacuteoplatonicienne il est

probable qursquoun tel exposeacute soit apparu dans son Commentaire perdu sur la Palinodie de

Socrate538 œuvre agrave laquelle Proclus renvoie dans son Commentaire sur le Parmeacutenide alors

qursquoil est question drsquoenthousiasme539 Dans lrsquoeacutetat actuel du corpus proclien nous pouvons

neacuteanmoins nous reacutefeacuterer aux Eacuteleacutements de theacuteologie ougrave sont condenseacutees les doctrines que la

tradition neacuteoplatonicienne a voulu abstraire du Phegravedre

22 Les classes psychiques et lrsquointellect particulier dans les Eacuteleacutements de theacuteologie

Le deacutemon en tant qursquointermeacutediaire entre lrsquoacircme humaine agrave lrsquointellect particulier

constitue la solution apporteacutee par Proclus aux difficulteacutes eacutepisteacutemologiques (et eacutethiques)

inheacuterentes agrave la doctrine plotinienne de lrsquoacircme Se voulant fidegravele agrave la doctrine authentique de

doctrine qui nrsquoest jamais formellement exposeacutee du moins agrave notre connaissance (et agrave notre satisfaction) dans

lrsquoeacutetat actuel du corpus proclien 534 Agrave la suite de Jamblique (voir Mystegraveres drsquoEacutegypte) mais selon une reconfiguration qui semble originale

Proclus (et probablement deacutejagrave Syrianus) distingue diffeacuterentes entiteacutes intermeacutediaires entre les dieux et les

hommes selon la triade anges deacutemons heacuteros Nous nous limiterons agrave employer le terme deacutemon qui vaut

geacuteneacuteriquement dans le cadre des Eacuteleacutements de theacuteologie pour les trois termes de cette triade 535 Nous ne modifions pas le texte traduit toutes les traductions qui ne sont pas les nocirctres demeurent

inchangeacutees Nous conservons donc ici les majuscules dans la traduction de certains termes de la noeacutetique

proclienne par A J Festugiegravere Dans le corps de notre eacutetude nous avons cependant attribueacute des minuscules

initiales agrave ces mecircmes termes lorsqursquoils deacutesignent selon nous des principes qui ne sont pas uniques mais

pluriels 536 Proclus In Timaeum I 245 17-22 (trad A J Festugiegravere) laquo τίς δὲ ὁ μερικὸς νοῦς ἐστιν οὗτος καὶ ὡς οὐχ

εἷς ἐστι κατὰ μίαν ψυχὴν μερικήν οὐδὲ αὐτόθεν ὑπὸ τῶν μερικῶν μετέχεται ψυχῶν ἀλλὰ διὰ τῶν ἀγγελικῶν

καὶ δαιμονίων ψυχῶν τῶν ἀεὶ κατrsquo αὐτὸν ἐνεργουσῶν διrsquo ἃς καὶ αἱ μερικαὶ ψυχαί ποτε μετέχουσι τοῦ νοεροῦ

φωτός διήρθρωται διὰ πλειόνων ἐ ν ἄ λ λ ο ι ς raquo 537 Nous partageons la deacuteception de Festugiegravere qui nrsquoa pas su trouver ailleurs dans le corpus proclien une

laquo doctrine preacutecise et complegravete sur le μερικὸς νοῦς raquo (op cit p 81 n 5) 538 On pense agrave ce ceacutelegravebre passage du Phegravedre (246e sqq) ougrave Socrate parle drsquoune armeacutee de dieux et de deacutemons

qui srsquoeacutelancent agrave la suite du grand Zeus vers les hauteurs de la voucircte ceacuteleste 539 Proclus In Parmenidem 949 31-950 3 Nous citons agrave partir de lrsquoeacutedition de Carlos Steel Procli in

Platonis Parmenidem commentaria t II Oxford Oxford University Press 2008

288

Platon qursquoil interpregravete agrave partir de schegravemes meacutetaphysiques heacuteriteacutes de Jamblique540 Proclus

maintient une distinction nette entre la classe des acircmes et celle des intellects Pour lui

lrsquoacircme et a fortiori lrsquoacircme humaine ne peut en aucun cas ecirctre identifieacutee agrave un intellect par

essence elle est distincte et seacutepareacutee du plan intelligible (ou plus preacuteciseacutement du plan

intellectif) Elle ne peut activer sa puissance intellective que par participation agrave un intellect

seacutepareacutee drsquoelle-mecircme qui ne se reacuteduit pas agrave une disposition une faculteacute ou une partie de

lrsquoacircme541

Les propositions 183 et 184 des Eacuteleacutements de theacuteologie introduisent des distinctions

essentielles dans la classe des acircmes et contribuent agrave deacutefinir la relation eacutepisteacutemologique

entre les acircmes humaines et lrsquointellect particulier par lrsquointermeacutediaire des deacutemons

Prop 183 Tout intellect qui est participeacute mais qui est seulement intellectif est

participeacute par des acircmes qui ne sont ni divines ni soumises au changement de

lrsquointelligence agrave lrsquoinintelligence

Prop 184 Toute acircme est soit divine soit soumise au changement de

lrsquointelligence agrave lrsquoinintelligence soit intermeacutediaire entre celles-ci et toujours

intelligente quoiqursquoinfeacuterieure aux acircmes divines542

En rapprochant les deacuteveloppements doctrinaux des Eacuteleacutements de theacuteologie de ceux du

Commentaire sur le Timeacutee on peut ainsi reacutesumer la doctrine proclienne de lrsquointellection

Lrsquointellect particulier est le terme ultime de la procession des reacutealiteacutes eacuteternelles

constitutives de laquo lrsquoEcirctre qui est toujours543 raquo Bien qursquoil ne soit pas divin ndash car il ne

participe pas aux heacutenades divines (prop 181) ndash il possegravede sous un mode plus particulier

(ou moins universel) que les intellects divins la totaliteacute des Formes (prop 177) Gracircce agrave la

lumiegravere (phocircs) de cet intellect lrsquoacircme humaine dont lrsquoactiviteacute intellective est transitoire

parvient agrave connaicirctre laquo lrsquoEcirctre qui est toujours raquo mais nrsquoy arrive que par lrsquointermeacutediaire des

540 Agrave ce propos voir la section consacreacutee aux principes de la meacutetaphysique jamblicheacuteenne par J-M Narbonne

(avec la coll de M Achard) dans son introduction geacuteneacuterale aux Œuvres complegravetes de Plotin t I v I Paris

Les Belles Lettres 2012 p CLXXV-CCXLVIII 541 En raison sans doute drsquoun manque de clarteacute des passages ougrave apparaicirct lrsquoexpression μερικὸς νοῦς et peut-

ecirctre drsquoune influence inconsciente de doctrines noeacutetiques anteacuterieures (notamment celle de Plotin) certains

commentateurs ont identifieacute lrsquointellect particulier de Proclus agrave lrsquointellect humain (cf Festugiegravere op cit

p 237 n 4) 542 Proclus Eacuteleacutements de theacuteologie prop 183-184 (notre traduction) laquo Πᾶς νοῦς μετεχόμενος μέν νοερὸς δὲ

μόνον ὤν μετέχεται ὑπὸ ψυχῶν οὔτε θείων οὔτε νοῦ καὶ ἀνοίας ἐν μεταβολῇ γινομένων

Πᾶσα ψυχὴ ἢ θεία ἐστίν ἢ μεταβάλλουσα ἀπὸ νοῦ εἰς ἄνοιαν ἢ μεταξὺ τούτων ἀεὶ μὲν νοοῦσα

καταδεεστέρα δὲ τῶν θείων ψυχῶν raquo 543 Proclus In Timaeum I 256 13-18

289

deacutemons qui en deacutependent directement et dont lrsquointellection est perpeacutetuelle Les acircmes

deacutemoniques assurent ainsi la continuiteacute dans la procession du reacuteel (prop 28 et 29) tout en

expliquant comment lrsquoacircme humaine seacutepareacutee dans sa descente des principes intelligibles

(prop 211) peut activer sa puissance intellective

Cette preacutesentation scheacutematique des causes et principes de lrsquointellection humaine

recomposeacutee agrave partir drsquoeacuteleacutements abstraits des Eacuteleacutements de theacuteologie et du Commentaire sur

le Timeacutee se voit confirmeacutee par lrsquoexposeacute consacreacute au deacutemon de Socrate dans le

Commentaire sur le Premier Alcibiade (ougrave la science deacutemonologique mentionnons-le deacutejagrave

est nettement plus eacutelaboreacutee)

23 Le deacutemon et lrsquointellect particulier dans le Commentaire de Proclus sur le Premier

Alcibiade

Dans la section du Commentaire sur le Premier Alcibiade consacreacutee au deacutemon de

Socrate Proclus distingue drsquoabord les diffeacuterentes classes geacuteneacuteriques de deacutemons pour

ensuite deacutefinir le deacutemon laquo qui nous a reccedilu en lot544 raquo Afin drsquoexposer adeacutequatement la

nature de ce deacutemon tout en corrigeant les erreurs de ses preacutedeacutecesseurs laisseacutes ici

anonymes Proclus distingue cette entiteacute psychique de ce qursquoelle nrsquoest pas agrave savoir une acircme

(humaine) une partie de lrsquoacircme un intellect particulier Agrave la lumiegravere des preacutecisions

apporteacutees au sujet de lrsquointellect particulier les ideacutees deacutefendues dans cette section du

Commentaire se laissent plus facilement saisir

Enfin tous ceux qui identifient lrsquointellect particulier avec le deacutemon qui a reccedilu

lrsquohomme en lot me semblent avoir tort de confondre la proprieacuteteacute intellective

avec lrsquoexistence deacutemonique Tous les deacutemons en effet subsistent dans le plan

de lrsquoacircme et sont infeacuterieurs aux acircmes divines or la classe intellective est

diffeacuterente de la classe psychique et ni leur essence ni leurs puissances ni leurs

actes ne sont identiques Contre cette thegravese il faut encore dire que les acircmes ne

jouissent de lrsquointellect que lorsqursquoelles se convertissent vers lui reccediloivent la

lumiegravere qui vient de lui et unissent leur acte agrave lrsquointellect tandis que nous avons

part au soin du deacutemon pendant toute notre vie [hellip] Et en tant qursquoacircmes nous

deacutependons de lrsquointellect seulement mais en tant qursquoacircmes usant drsquoun corps nous

544 Proclus In Alcibiadem I 71 1-78 6 (p 53-63) (trad A-Ph Segonds) Nous nous limitons agrave parler

laquo geacuteneacuteriquement raquo du deacutemon bien que cela puisse occasionner quelques impreacutecisions eacutetant donneacute la

complexiteacute de la doctrine deacutemonologique exposeacutee dans le commentaire sur le Premier Alcibiade par rapport agrave

la simpliciteacute de celle preacutesenteacutee dans les Eacuteleacutements de theacuteologie (dont nous avons fait le cadre de reacutefeacuterence pour

notre eacutetude)

290

avons besoin drsquoun deacutemon Crsquoest pourquoi Platon appelle lrsquointellect pilote de

lrsquoacircme (visible au seul pilote de lrsquoacircme dit-il en effet) et le deacutemon eacutephore et

tuteur des hommes545

Si notre acircme ne deacutepend en elle-mecircme que de lrsquointellect particulier tandis qursquoen tant

qursquohomme (en tant qursquoacircme usant drsquoun corps) nous deacutependons du deacutemon ce dernier a-t-il

encore un rocircle agrave jouer dans lrsquoactivation de lrsquointellection humaine En effet si lrsquoacircme ne

deacutepend en elle-mecircme que de lrsquointellect quelle fonction eacutepisteacutemologique le deacutemon peut-il

conserver Dans les lignes qui suivent Proclus preacutecise que le deacutemon laquo parfait la raison

mesure les passions546 raquo il dispose ainsi lrsquoacircme descendue dans un corps agrave recevoir

lrsquoillumination de lrsquointellect particulier Srsquoil nrsquoest pas la cause essentielle de lrsquointellection de

lrsquoacircme rationnelle ce que Proclus reacuteserve en propre agrave lrsquointellect particulier il en demeure

toutefois comme cause auxiliaire une condition sine qua non en tant que lrsquoexistence de

lrsquoacircme incarneacutee demeure guideacutee par son deacutemon Par la perfection de son intellection le

deacutemon purifie lrsquoacircme humaine de son irrationaliteacute et la dispose agrave recevoir la lumiegravere de

lrsquointellect particulier

Cet extrait du Commentaire sur le Premier Alcibiade nous ramegravene ainsi agrave lrsquoultime

proposition des Eacuteleacutements de theacuteologie ougrave la descente totale de lrsquoacircme humaine est justifieacutee

non seulement par sa neacutecessaire subordination agrave un ecirctre supeacuterieur mais aussi par son

incapaciteacute factuelle agrave maicirctriser par elle-mecircme ses autres faculteacutes

545 Proclus In Alcibiadem I 76 20-77 13 (p 62-63) (trad A-Ph Segonds) laquo Καὶ μὴν καὶ ὅσοι τὸν νοῦν

τὸν μερικὸν εἰς ταὐτὸν ἄγουσι τῷ λαχόντι δαίμονι τὸν ἄνθρωπον οὐ καλῶς δοκοῦσί μοι συγχεῖν τὴν νοερὰν

ἰδιότητα πρὸς τὴν δαιμονίαν ὕπαρξιν ἅπαντες γὰρ οἱ δαίμονες ἐν τῷ πλάτει τῶν ψυχῶν ὑφεστήκασι καὶ

δεύτεροι τῶν θείων εἰσὶ ψυχῶνmiddot ἄλλη δὲ ἡ νοερὰ τάξις τῆς ψυχικῆς καὶ οὔτε οὐσίαν ἔλαχον τὴν αὐτὴν

οὔτεδύναμιν οὔτε ἐνέργειαν ἔτι δὲ πρὸς τοῦτο κἀκεῖνο ῥητέον ὅτι νοῦ μὲν ἀπολαύουσιν αἱ ψυχαὶ τότε μόνον

ὅταν πρὸς αὐτὸν ἐπιστραφῶσι καὶ δέξωνται τὸ ἐκεῖθεν φῶς καὶ συνάψωσι τὴν ἑαυτῶν ἐνέργειαν ἐκείνῳmiddot τῆς

δὲ τοῦ δαίμονος ἐπιστασίας κατὰ πᾶσαν ἡμῶν ltτὴνgt ζωὴν [hellip] kαὶ ὡς μὲν ψυχαὶ τοῦ νοῦ μόνον ἐξηρτήμεθα

ὡς δὲ ψυχαὶ σώματι χρώμεναι τοῦ δαίμονος δεόμεθα διὸ καὶ ὁ Πλάτων τὸν μὲν νοῦν lsquoψ υ χ ῆ ς κ υ β ε ρ -

ν ή τ η ν rsquo ἀποκαλεῖ (lsquoψ υ χ ῆ ς rsquo γάρ φησι lsquoκ υ β ε ρ ν ή τ ῃ μ ό ν ῳ θ ε α τ ὴ ν ῷ rsquo) τὸν δὲ δαίμονα ἀνθρώπων

lsquoἔ φ ο ρ ο ν rsquoκαὶ lsquoἐ π ί τ ρ ο π ο ν rsquo raquo 546 Ibid 78 1-2 (p 63)

291

3 Lrsquoinspiration deacutemonique et lrsquoenthousiasme divin

31 Lrsquoenthousiasme dans le Commentaire drsquoHermias (Syrianus) sur le Phegravedre

La noecircsis meta logou nrsquoest pas la plus haute activiteacute de lrsquoacircme humaine mais elle

constitue le sommet de la connaissance fondeacutee sur lrsquoessence de lrsquohomme le logos Dans

son Commentaire sur le Parmeacutenide Proclus mentionne un mode de connaissance supeacuterieur

agrave lrsquointellection accompagneacutee de raison agrave savoir lrsquointellection pure547 Selon la

compreacutehension que nous avons de ce passage en rapport agrave la section qui le preacutecegravede548 cette

connaissance permettrait agrave lrsquohomme divinement inspireacute drsquoappreacutehender des Formes

autrement accessibles qursquoagrave la seule Science divine (Epistecircmecirc) qui dans le Phegravedre (247c-e)

tout comme dans le Parmeacutenide (134b) est coordonneacutee aux Formes dites intelligibles-et-

intellectives (qui sont supeacuterieures aux Formes intellectives dont traite principalement le

Timeacutee toujours selon Proclus) Drsquoapregraves les Commentaires sur le Timeacutee et sur le Premier

Alcibiade mais aussi selon les Eacuteleacutements de theacuteologie la connaissance agrave laquelle accegravede

lrsquoacircme par lrsquointermeacutediaire de son deacutemon se limite agrave celle des Formes intellectives La

distinction entre diffeacuterents genres de Formes introduit de facto une distinction entre une

inspiration supeacuterieure (divine) permettant lrsquoappreacutehension de Formes plus universelles

(intelligibles-et-intellectives) et une inspiration infeacuterieure (deacutemonique) donnant accegraves agrave

des Formes plus particuliegraveres (intellectives) Notre but nrsquoest pas ici drsquoeacutetablir un accord

systeacutematique entre cette doctrine et celles deacutejagrave exposeacutees dans cette eacutetude mais plutocirct de

voir comment srsquoest justifieacutee agrave partir drsquoune exeacutegegravese du Phegravedre la subordination drsquoune

forme drsquoinspiration (deacutemonique) agrave une autre (divine)

Alors qursquoil traite de la folie divine dans son exeacutegegravese du Phegravedre549 Syrianus opegravere

essentiellement les mecircmes distinctions conceptuelles que celles retrouveacutees dans lrsquoœuvre de

son disciple Proclus au sujet de lrsquoacircme son interpreacutetation tient elle aussi compte du rocircle

des deacutemons dans la transmission de lrsquoenthousiasme divin qui srsquoeacutetend par leur

intermeacutediaire jusqursquoaux faculteacutes irrationnelles de lrsquoacircme humaine voire en deccedilagrave

Lrsquoenthousiasme au sens premier propre et veacuteritable celui qui vient des dieux

se produit en rapport avec lrsquoun de lrsquoacircme qui est au-delagrave de la penseacutee discursive

547 Proclus In Parmenidem 951 13 548 Ibid 949 10 sqq 549 Hermias (Syrianus) In Phaedrum 83-87

292

et de lrsquointellect qui est en elle Cet un mecircme agrave un autre moment semble inerte

et inactif pourtant lorsqursquoil est illumineacute crsquoest toute la vie qui lrsquoest aussi tout

comme lrsquointellect la penseacutee discursive et la partie irrationnelle de lrsquoacircme une

trace de cet enthousiasme se rendant mecircme jusqursquoau corps Drsquoautres formes

drsquoenthousiasme se produisent donc en rapport avec les autres parties de lrsquoacircme

que mettent en mouvement certains deacutemons ou plutocirct des dieux non sans ces

deacutemons550

La derniegravere phrase de cet extrait preacutesente les deacutemons comme les vecteurs drsquoune inspiration

qui illumine non seulement la faculteacute intellective (nous) de lrsquoacircme humaine mais aussi ces

autres faculteacutes que sont la penseacutee discursive (dianoia) lrsquoopinion (doxa) lrsquoimagination

(phantasia) lrsquoardeur (thumos) et le deacutesir (epithumia) Syrianus preacutecise que ces formes

deacuteriveacutees drsquoenthousiasme transmises par les deacutemons proviennent ultimement des dieux On

peut se demander agrave la lecture de cet extrait si le deacutemon contribue agrave susciter lrsquoenthousiasme

au sens laquo premier propre veacuteritable et divin raquo celui qui eacuteveille lrsquoun de lrsquoacircme qui est aussi

deacutesigneacute par le terme huparxis chez Proclus551 Bien que Syrianus reconnaisse la fonction

meacutediatrice du deacutemon en tant que vecteur drsquoun enthousiasme supeacuterieur cet enthousiasme

qursquoon le conccediloive comme une intellection pure ou comme une union au divin transcende la

noecircsis meta logou que ce deacutemon peut inspirer et nrsquoest plus agrave proprement parler

deacutemonique mais bien divin

Dans son Commentaire sur le Premier Alcibiade Proclus reprend agrave son compte la

doctrine deacutemonologique de son maicirctre Agrave la suite de Syrianus il y soutient que lrsquoinspiration

deacutemonique se transmet aux multiples faculteacutes de lrsquoacircme humaine

Il faut dire que crsquoest primordialement dans son intelligence et dans sa science

des ecirctres que Socrate beacuteneacuteficiait de lrsquoinspiration de son deacutemon qui le mouvait agrave

lrsquoamour divin et que secondairement mecircme dans le cas des choses de la vie

son deacutemon redressait et mettait en ordre son soin provident pour les ecirctres plus

imparfaits Drsquoautre part en ce qui concerne lrsquoaction mecircme du deacutemon il faut

550 Ibid 85 14-21 (notre traduction) laquo Ὁ οὖν πρώτως καὶ κυρίως καὶ ἀληθῶς ἐκ θεῶν ἐνθουσιασμὸς κατὰ

τὸ ἓν τοῦτο γίνεται τῆς ψυχῆς ὅ ἐστιν ὑπὲρ τὴν διάνοιαν καὶ ὑπὲρ τὸν ἐν αὐτῇ νοῦνmiddot ὅπερ ἓν ἐν τῷ ἄλλῳ

χρόνῳ παρειμένῳ καὶ καθεύδοντι ἔοικεmiddot τούτου μέντοι τοῦ ἑνὸς καταλαμφθέντος πᾶσα ἡ ζωὴ καταλάμπεται

καὶ ὁ νοῦς καὶ ἡ διάνοια καὶ ἡ ἀλογία καὶ μέχρι καὶ αὐτοῦ τοῦ σώματος ἴνδαλμα τοῦ ἐνθουσιασμοῦ

ἐνδίδοται Γίνονται μὲν οὖν καὶ ἄλλοι ἐνθουσιασμοὶ περὶ τὰ ἄλλα μέρη τῆς ψυχῆς δαιμόνων τινῶν αὐτὴν

κινούντων ἢ καὶ θεῶν οὐκ ἄνευ δαιμόνων raquo 551 Ce terme apparaicirct agrave de multiples reprises dans le corpus proclien mais lrsquoune des occurrences qui en

eacuteclairent le mieux le sens se retrouve dans lrsquointroduction programmatique de la Theacuteologie platonicienne t I

3 15 1-21 (nous nous reacutefeacuterons eacutevidemment agrave lrsquoeacutedition drsquoH D Saffrey et L G Westerink Proclus

Theacuteologie platonicienne t I Paris Les Belles Lettres 2003 [2])

293

dire qursquoil ne recevait pas seulement avec son intelligence ou avec ses

puissances opinatives la lumiegravere qui procegravede de cette source mais aussi avec

son pneuma car lrsquoillumination deacutemonique drsquoeacutetendait immeacutediatement agrave travers

toute son acircme et mettait degraves lors en branle la sensation elle-mecircme552

Il nrsquoest pas fait mention dans ce passage de la plus haute faculteacute de lrsquoacircme lrsquohuparxis selon

Proclus ni drsquoune forme drsquointuition supeacuterieure agrave la noecircsis meta logou (bien que nous ne

puissions pas strictement lrsquoexclure le deacutemon de Socrate eacutetant divin553) La fonction

providentielle du deacutemon en tant qursquoil preacuteside agrave la destineacutee de lrsquohomme agrave savoir drsquoune acircme

faisant usage drsquoun corps ne semble srsquoeacutetendre qursquoaux faculteacutes proprement humaines dont le

sommet est la raison intellective Encore une fois bien que les diffeacuterents contextes

exeacutegeacutetiques avec les viseacutees qui leur sont propres srsquoavegraverent un obstacle agrave la reconstruction

systeacutematique de sa doctrine Proclus nous semble avoir distingueacute tout comme son maicirctre

lrsquoinspiration deacutemonique drsquoune inspiration qui lui est supeacuterieure et qui eacutelegraveve lrsquoacircme vers la

penseacutee divine

32 Le rocircle de la priegravere dans le Commentaire sur le Timeacutee

Dans une section de son Commentaire sur le Timeacutee qui preacutecegravede lrsquoanalyse du

syntagme noecircsis meta logou Proclus reacuteserve un long traitement agrave la notion de priegravere en

distinguant les eacutetapes qui megravenent celui qui prie agrave srsquounir avec le divin554 En eacutenumeacuterant les

bienfaits que la priegravere apporte aux hommes il preacutecise qursquoelle laquo conjoint lrsquointellect des

dieux aux raisons de ceux qui prient555 raquo La nature de cet intellect attribueacute aux dieux pose

problegraveme Il ne saurait ecirctre question ici des intellects dits particuliers qui selon la

proposition 181 des Eacuteleacutements de theacuteologie sont infeacuterieurs aux intellects divins Il pourrait

srsquoagir drsquointellects supeacuterieurs au Deacutemiurge qui contient en lui sous un mode qui lui est

552 Proclus In Alcibiadem I 80 4-13 (p 65) (trad A-Ph Segonds) laquo λεκτέον δὴ ὅτι πρώτως μὲν κατὰ τὴν

ἑαυτοῦ διάνοιαν ὁ Σωκράτης καὶ τὴν τῶν ὄντων ἐπιστήμην ἀπήλαυε τῆς ἐπιπνοίας τοῦ δαίμονος ἀνακινούσης

αὐτὸν ἐπὶ τὸν ἔρωτα τὸν θεῖον δευτέρως δὲ καὶ ἐπὶ τοῖς κατὰ τὸν βίον πράγμασιν ἀνώρθου καὶ διεκόσμει τὴν

πρόνοιαν αὐτοῦ τὴν περὶ τοὺς ἀτελεστέρους καὶ κατrsquoαὐτὴν τοῦ δαίμονος τὴν ἐνέργειαν οὐ τῇ διανοίᾳ μόνον

οὐδὲ ταῖς δοξαστικαῖς δυνάμεσιν ὑπεδέχετο τὸ ἐκεῖθεν προϊὸν φῶς ἀλλὰ καὶ τῷ πνεύματι διὰ πάσης αὐτοῦ

τῆς ζωῆς χωρούσης ἐξαίφνης τῆς δαιμονίας ἐλλάμψεως καὶ αὐτὴν ἤδη τὴν αἴσθησιν κινούσης raquo 553 Ibid 78 11-12 (p 64) 554 Au sujet de la doctrine de la priegravere dans lrsquoIn Timaeum et de ses sources dans la tradition neacuteoplatonicienne

voir Ph Hoffmann laquo Erocircs Alegravetheia Pistishellip et Elpis Teacutetrade chaldaiumlque triade neacuteoplatonicienne (Fr 46

des Places p 26 Kroll) raquo dans H Seng et M Tardieu (eacuted) Die Chaldaeischen Orakel Kontext ndash

Interpretation ndash Rezeption Heidelberg Universitaumltsverlag Winter 2011 p 255-324 en particulier p 287-

301 555 Proclus In Timaeum I 211 4-5 (trad A J Festugiegravere)

294

propre tous les principes qui le preacutecegravedent dans lrsquoordre de la procession divine556 Toutefois

il nous paraicirct plus vraisemblable que Proclus fasse reacutefeacuterence agrave des intellects qui lui sont

infeacuterieurs agrave savoir ceux des dieux hypercosmiques hypercosmiques-et-encosmiques et

encosmiques et dont deacutependent sous diffeacuterents rapports les acircmes divines deacutemoniques et

humaines Certes celui qui agrave la suite de Timeacutee cherchera agrave connaicirctre lrsquoUnivers par ses

causes voudra adresser sa priegravere au dieu qui en est laquo le Creacuteateur et le Pegravere raquo (Timeacutee 28c)

au Deacutemiurge Mais plus modestement il se tournera vers les dieux qui procegravedent de

lrsquoArtisan divin notamment vers les douze dieux laquo seacutepareacutes du Monde raquo (hypercosmiques-et-

encosmiques) identifieacutes aux dieux du Phegravedre (246e sqq)557 afin de srsquoeacutelever agrave un niveau

plus universel dans sa compreacutehension du Monde

Si ses eacutetapes sont respecteacutees la priegravere est censeacutee mener agrave lrsquounion avec le divin et

par conseacutequent agrave une compreacutehension plus universelle de lrsquoEcirctre supeacuterieure agrave celle de

lrsquointellection proprement humaine Comme lrsquoenthousiasme des faculteacutes rationnelles et

irrationnelles de lrsquoacircme humaine eacutetait subordonneacute chez Syrianus agrave lrsquoenthousiasme

proprement divin lrsquoinspiration deacutemonique qui rend possible lrsquointellection humaine le sera

chez Proclus agrave laquo lrsquounion qui fixe lrsquoun de lrsquoacircme dans lrsquoun mecircme des dieux558 raquo Drsquoailleurs

556 Mais Proclus ferait plutocirct reacutefeacuterence agrave des intelligibles divins puisque les diviniteacutes supeacuterieures au

Deacutemiurge (Zeus) agrave lrsquoexception de Cronos et Rheacutea sont de lrsquoordre des intelligibles (ou des intelligibles-et-

intellectifs) Les diffeacuterentes acceptions de νόησις dans lrsquoIn Timaeum manifestaient drsquoailleurs une hieacuterarchie

descendante dans lrsquoordre divin de lrsquointellection des intelligibles (divins) en passant par lrsquointellection qui lie

lrsquointellect agrave lrsquointelligible jusqursquoagrave lrsquointellection des intellects divins (parmi lesquels nous comptons drsquoapregraves

notre compreacutehension de ce passage lrsquointellect du Deacutemiurge et ceux des dieux qui lui sont subordonneacutes) 557 Agrave propos des dieux laquo seacutepareacutes du monde raquo ou hypercosmiques-et-encosmiques voir Theacuteologie

platonicienne t VI ch 15-24 en particulier les ch 17-18 pour lrsquoexeacutegegravese du Phegravedre (toujours dans lrsquoeacutedition

drsquoH D Saffrey et L G Westerink Paris Les Belles Lettres 2003 [2]) 558 Proclus In Timaeum I 211 24-25 (trad A J Festugiegravere) Lrsquoenseignement de Proclus au sujet de cette

cinquiegraveme et derniegravere eacutetape de la priegravere dans le Commentaire sur le Timeacutee se preacutesente ainsi dans sa totaliteacute

toujours dans la traduction de Festugiegravere laquo Enfin lrsquounion qui fixe lrsquoun de lrsquoacircme dans lrsquoun mecircme des dieux et

fait une seule activiteacute de la nocirctre et de celle des dieux selon laquelle nous ne nous appartenons plus agrave nous-

mecircmes mais aux dieux degraves lagrave que nous demeurons dans la divine Lumiegravere et que nous sommes encercleacutes par

elle Et crsquoest bien lagrave le terme suprecircme de la priegravere afin qursquoelle rattache le retour agrave la permanence initiale

qursquoelle reacutetablisse dans lrsquouniteacute du Divin tout ce qui en est sorti qursquoelle enveloppe de la Lumiegravere divine la

lumiegravere qui est en nous raquo Le texte grec rend manifeste les similitudes entre le vocabulaire employeacute ici par

Proclus pour caracteacuteriser notre union avec le divin notamment par lrsquoimage de la lumiegravere et celui que nous

retrouvons dans les Eacuteleacutements de theacuteologie pour deacutecrire les rapports de participation les mouvements de

procession et de conversion entre diffeacuterents niveaux ontologiques Ibid I 211 24-212 1 laquo τελευταία δὲ ἡ

ἕνωσις αὐτῷ τῷ ἑνὶ τῶν θεῶν τὸ ἓν τῆς ψυχῆς ἐνιδρύουσα καὶ μίαν ἐνέργειαν ἡμῶν τε ποιοῦσα καὶ τῶν θεῶν

καθrsquo ἣν οὐδὲ ἑαυτῶν ἐσμεν ἀλλὰ τῶν θεῶν ἐν τῷ θείῳ φωτὶ μένοντες καὶ ὑπrsquo αὐτοῦ κύκλῳ περιεχόμενοι

καὶ τοῦτο πέρας ἐστὶ τὸ ἄριστον τῆς ἀληθινῆς εὐχῆς ἵνα ἐπισυνάψῃ τὴν ἐπιστροφὴν τῇ μονῇ καὶ πᾶν τὸ

προελθὸν ἀπὸ τοῦ τῶν θεῶν ἑνὸς αὖθις ἐνιδρύσῃ τῷ ἑνὶ καὶ τὸ ἐν ἡμῖν φῶς τῷ τῶν θεῶν φωτὶ περιλάβῃ raquo

295

les hommes ne visent pas les deacutemons par leurs priegraveres comme Proclus le mentionne les

destinataires de cet exercice spirituel sont les dieux et les deacuteesses

Crsquoest donc agrave bon droit que celui qui veut traiter de lrsquoUnivers invoque les dieux

et deacuteesses agrave partir desquels et desquelles lrsquoUnivers se trouve ecirctre complegravetement

acheveacute leur demandant que ce qui doit ecirctre dit laquo soit avant tout conforme agrave

leur penseacutee raquo Tel est en effet le terme suprecircme de la speacuteculation

philosophique srsquoeacutelever vers lrsquoIntellect divin et disposer son discours sur le

Reacuteel en accord avec la vue unique que cet Intellect srsquoest donneacutee drsquoavance de

toutes choses Au second rang et en conseacutequence de ce premier vient le fait de

conduire tout lrsquoexposeacute conformeacutement agrave lrsquointelligence humaine et agrave la lumiegravere de

la science Car ce qui est complet parfait unifique preacuteexiste dans lrsquoIntellect

divin ce qui est partiel en revanche et deacuteficient eu eacutegard agrave la simpliciteacute divine

est du ressort de lrsquointellect humain559

Cette opposition entre la connaissance posseacutedeacutee par lrsquointellect divin et celle atteinte par

lrsquointellect humain reacutevegravele une tension eacutepisteacutemologique Certes par la priegravere notre acircme doit

poursuivre le terme de la speacuteculation philosophique en assimilant son intellection agrave celle

des dieux mais elle ne peut le faire que dans les limites imposeacutees par sa propre nature en

tant que son essence est rationnelle et sa penseacutee discursive La connaissance qui laquo ressort de

lrsquointellect humain raquo vient laquo au second rang raquo bien qursquoelle puisse participer entre autres

par la priegravere agrave la penseacutee intellective des dieux la vue que lrsquoacircme conserve de la totaliteacute

intelligible reste malgreacute tout partielle En postulant lrsquoefficaciteacute de la priegravere telle que la

conccediloit Proclus attribuons agrave Timeacutee par sa raison inspireacutee des dieux la connaissance la

plus universelle qursquoun homme puisse acqueacuterir de lrsquoUnivers connaissance dont son discours

nous offre lrsquoimage vraisemblable

Crsquoest en visant la penseacutee universelle de lrsquointellect divin et en suivant les eacutetapes de la

priegravere que lrsquohomme peut bonifier sa connaissance intellective du Monde et de ses causes Il

doit tendre vers le divin dans le but de srsquoy unir et drsquoainsi eacutelargir la vision particuliegravere de

lrsquoEcirctre que lui procure son deacutemon Crsquoest par cet enthousiasme premier celui qui touche agrave

559 Ibid I 220 28-221 8 (trad A J Festugiegravere) laquo εἰκότως ἄρα ὁ τοὺς περὶ τοῦ παντὸς λόγους ποιεῖσθαι

μέλλων θεοὺς ἐπικαλεῖται καὶ θεάς ἀφrsquo ὧν ἑκατέρων συμπεπλήρωται τὸ πᾶν κατὰ νοῦν αὐτοῖς διαφερόντως

τοῖς θεοῖς λεχθῆναι τὰ μέλλοντα λέγεσθαι τοῦτο γάρ ἐστι τὸ ἀκρότατον θεωρίας τέλος τὸ εἰς τὸν θεῖον

ἀναδραμεῖν νοῦν καὶ ὡς ἐκείνῳ πάντα προείληπται ἑνοειδῶς οὕτω τὸν περὶ τῶν πραγμάτωνmiddot διαθεῖναι

λόγον δεύτερον δὲ δὴ καὶ ἑπόμενον τούτῳ τὸ κατὰ τὸν ἀνθρώπινον νοῦν καὶ τὸ τῆς ἐπιστήμης φῶς

διαπεράνασθαι τὴν ὅλην θεωρίαν τὸ γὰρ ὅλον καὶ τέλεον καὶ μονοειδὲς ἐν τῷ θείῳ νῷ προϋπάρχει τὸ δὲ

μερικὸν καὶ ἀπολειπόμενον τῆς θείας ἁπλότητος περὶ τὸν θνητόν ἐστι νοῦν raquo

296

lrsquoun de lrsquoacircme que la raison par lrsquointermeacutediaire du deacutemon qui lrsquoinspire peut espeacuterer

atteindre une compreacutehension plus universelle de lrsquoUnivers

4 Remarques conclusives sur la nature de lrsquointellection

Pour qursquoil y ait intellection accompagneacutee de raison de laquo lrsquoEcirctre qui est toujours raquo

pour que la puissance intellective de lrsquoacircme humaine soit activeacutee par un intellect qui en est

seacutepareacute lrsquoacircme doit-elle ecirctre directement posseacutedeacutee par les dieux ou plus modestement ne

recevoir que lrsquoinspiration de son deacutemon Agrave la suite de son maicirctre Proclus montre que

lrsquoenthousiasme proprement divin est agrave distinguer de lrsquoinspiration deacutemonique et qursquoune acircme

illumineacutee par les dieux saisit lrsquoEcirctre plus universellement qursquoune acircme inspireacutee par son seul

deacutemon Lrsquoenthousiasme au sens propre celui qui affecte la faculteacute unitive de lrsquoacircme ndash et que

peut eacuteveiller une priegravere parfaitement accomplie ndash amegravene lrsquohomme agrave transcender les limites

de sa connaissance et lrsquoeacutelegraveve pour un moment au niveau de la penseacutee divine Mais les

effets de la possession divine ne touchent pas qursquoagrave lrsquoun (ou lrsquohuparxis) de lrsquoacircme mis en

contact avec le divin ils srsquoeacutetendent aussi par lrsquointermeacutediaire des deacutemons aux autres

faculteacutes psychiques rationnelles et irrationnelles ndash celles de lrsquoacircme en tant qursquoelle fait usage

drsquoun corps selon le Commentaire sur le Premier Alcibiade ndash notamment agrave la raison

intellective (logos noeros) Bref crsquoest en se tournant vers les dieux que lrsquohomme peut

espeacuterer actualiser pleinement les potentialiteacutes de son acircme par lrsquoeffet de lrsquoinspiration divine

(sur lrsquoun de lrsquoacircme) et par lrsquointermeacutediaire du deacutemon qui guide la totaliteacute de son existence

La doctrine neacuteoplatonicienne enseigne que les dieux sont partout et que leurs

bienfaits sont toujours agrave la porteacutee de qui se dispose agrave les recevoir Si notre acircme peut

srsquoeacutelever agrave une contemplation partielle de lrsquoEcirctre sous lrsquoinspiration de son deacutemon elle peut

davantage lorsqursquoelle srsquounit aux dieux et eacutelargit ainsi lrsquohorizon de sa propre perspective sur

lrsquoUnivers En distinguant dans lrsquoœuvre de Proclus et de son maicirctre lrsquoinspiration

deacutemonique qui met la raison au contact drsquoun intellect particulier et lrsquoenthousiasme divin

qui lrsquounit agrave lrsquointellect des dieux peut-ecirctre avons-nous donneacute un sens plus concret ndash voire un

297

fondement speacuteculatif ndash aux eacutepithegravetes attribueacutees jadis aux fondateurs de lrsquoAcadeacutemie et du

Lyceacutee au divin Platon et au deacutemonique Aristote560

560 Nous avons ici agrave lrsquoesprit une note drsquoH D Saffrey et L G Westerink dans Theacuteologie platonicienne t I

p 141 (p 35 de la traduction n 5) au sujet de la distinction entre theios et daimonios

299

TABLEAUX ET SCHEacuteMAS

1 La place des intellects particuliers dans la procession intellective

a) Division triadique des intellects (Eacuteleacutements de theacuteologie prop 166 et 181)

1 Intellect divin universel et imparticipeacute (= Monade)

2 Intellect divin particulier et participeacute

3 Intellect particulier (seulement particulier non divin) et participeacute

b) Division binaire des intellects (Eacuteleacutements de theacuteologie prop 63)

1 Intellect perpeacutetuellement participeacute (participeacute par les acircmes divines et supeacuterieures)

2 Intellect participeacute de maniegravere intermittente (participeacute par les acircmes humaines)

c) Division binaire des intellects (Eacuteleacutements de theacuteologie prop 64)

1 Intellect complet et substantiel (participeacute par les acircmes divines et supeacuterieures)

2 Illuminations intellectives (perfectionnent lrsquoacircme humaine)

d) Division triadique des intellects (Commentaire sur le Premier Alcibiade p 65 17-22)

1 Intellect imparticipeacute

2 Intellect participeacute

3 Intellect immanent qui perfectionne les acircmes

2 Les diffeacuterentes acceptions de noecircsis et de logos dans lrsquoIn Timaeum

1 Intellection intelligible 1 Raison opinative

2 Intellection qui lie lrsquointellect agrave lrsquointelligible 2 Raison scientifique

3 Intellection de lrsquointellect divin 3 Raison intellective

4 Intellection de lrsquointellect particulier

5 Intellection de lrsquoacircme rationnelle Intellection accompagneacutee de raison

6 Intellection de lrsquoimagination

3 Intellect (nous) et raison (logos) dans le mythe du Phegravedre

Mythe du Phegravedre laquo capitaine raquo de lrsquoacircme

(kubernecirctecircs)

pilote de lrsquoacircme

(hecircniochos)

Jamblique (dans le

Commentaire

drsquoHermias)

un de lrsquoacircme

(hen tecircs psuchecircs)

intellect de lrsquoacircme

(nous tecircs psychecircs)

Proclus intellect particulier

(merikos nous)

Puissance intellective de lrsquoacircme

rationnelle (logos noeros)

300

4 La division des faculteacutes de lrsquoacircme humaine selon Jean Philopon

(drsquoapregraves le prologue de son Commentaire sur le De anima drsquoAristote CAG XV p 1-9)

5 Lrsquoordre de procession des reacutealiteacutes dans la philosophie de Proclus

(baseacute sur le scheacutema drsquoE R Dodds The Elements of Theology p 282)

301

BIBLIOGRAPHIE

I Ouvrages de reacutefeacuterence

BAILLY A Dictionnaire grec-franccedilais eacutedition revue et corrigeacutee par L Seacutechan et

P Chantraine Paris Hachette 2000 (eacuteditions preacuteceacutedentes 1894 1950 1963)

LIDDELL H G SCOTT R et STUART JONES H A Greek-English Lexicon Oxford

Clarendon Press 1940 (9e eacutedition) avec laquo revised supplement raquo 1996 Eacutegalement

consulteacute dans sa version eacutelectronique sur le site httpwwwtlguciedulsj

SMYTH H W Greek Grammar Cambridge Harvard University Press 1984

Thesaurus linguae graecae consulteacute agrave lrsquoadresse httpwwwtlguciedu

II Sources (eacuteditions et traductions)

1 Proclus

PROCLUS A Commentary on the First Book of Euclidrsquos Elements traduction introduction

et notes par G R Morrow Princeton Princeton University Press 1992 (2)

ndash Commentaire sur la Reacutepublique t 1-3 (dissertation I-XXVII) traduction et notes par

A J Festugiegravere Paris Vrin 1970

ndash Commentaire sur le Parmeacutenide de Platon t I-III (livres I-III) introduction geacuteneacuterale

texte eacutetabli traduit et annoteacute par C Luna et A-Ph Segonds Paris Les Belles Lettres

2007-2011

ndash Commentaire sur le Timeacutee livres 1-5 (t I-III) traduction et notes par A J Festugiegravere

Paris Vrin 1966-1968

ndash Commentary on Platorsquos Parmenides traduction par G R Morrow et J Dillon Princeton

Princeton University Press 1987

ndash Commentary on Platorsquos Timaeus vols 1-4 traduction introduction et notes par

H Tarrant (vol 1) D T Runia et M Share (vol 2) D Baltzly (vols 3-4)

Cambridge Cambridge University Press 2007-2009

ndash Eacuteleacutements de Theacuteologie traduction introduction et notes par J Trouillard Paris Eacuteditions

Montaigne 1965

ndash Eacutelements of Theology eacutedition traduction et commentaire par E R Dodds Oxford

Oxford University Press 1963

ndash In Platonis Parmenidem commentaria t 1-3 (livres I-VII) eacutedition sous la direction de

C Steel Oxford Oxford University Press 2007-2009

302

ndash In Platonis rem publicam commentarii t 1-2 eacutedition par W Kroll Leipzig Teubner

1899-1901

ndash In Platonis Timaeum commentarii t 1-3 eacutedition par E Diehl Leipzig Teubner

1903-1906

ndash In primum Euclidis elementorum librum commentarii eacutedition par G Friedlein Leipzig

Teubner 1873

ndash Sur le premier Alcibiade de Platon t 1-2 texte eacutetabli et traduit par A-Ph Segonds

Paris Les Belles Lettres 1985

ndash Theacuteologie platonicienne t 1-6 texte eacutetabli et traduit par H D Saffrey et

L G Westerink Paris Les Belles Lettres 1968-1997

ndash Trois eacutetudes sur la providence De lrsquoexistence du mal texte eacutetabli et traduit par D Isaac

Paris Les Belles Lettres 2003

2 Auteurs anciens

ALCINOOS Enseignement des doctrines de Platon introduction texte eacutetabli et commenteacute

par J Whittaker et traduit par P Louis Paris Les Belles Lettres 1990

ALEXANDRE DrsquoAPHRODISE De lrsquoacircme texte grec introduit traduit et annoteacute par M Bergeron

et R Dufour Paris Vrin 2008

ndash In Aristotelis metaphysica commentaria eacutedition critique par M Hayduck Berlin Reimer

(Commentaria in Aristotelem graeca [CAG] I) 1881

ndash In Aristotelis topicorum libros octo commentaria eacutedition critique par M Wallies Berlin

Reimer (CAG II 2) 1891

ndash On Aristotlersquos Metaphysics 1 traduction par WE Dooley Ithaca Cornell University

Press 1989

AMMONIUS In Aristotelis de interpretatione commentarius eacutedition critique par A Busse

Berlin Reimer (CAG IV 5) 1897

ndash On Aristotlersquos On Interpretation 1-8 traduit par D Blank Ithaca Cornell University

Press 1996

ANAXAGORE dans Les Preacutesocratiques eacutedition eacutetablie par J-P Dumont Paris Eacuteditions

Gallimard 1988 p 615-681

ANONYME Proleacutegomegravenes agrave la philosophie de Platon texte eacutetabli par L G Westerink et

traduit par J Trouillard avec la collaboration drsquoA-Ph Segonds Paris Les Belles

Lettres 1990

303

ARISTOTE Aristotlersquos De anima eacutedition avec introduction et commentaire par W D Ross

Oxford Oxford University Press 1961

ndash Aristotlersquos Metaphysics 2 t texte reacuteviseacute introduction et commentaire par W D Ross

Oxford Clarendon Press 1924

ndash Aristotlersquos Metaphysics Books M and N traduction avec introduction et notes par

J Annas Oxford Clarendon Press 1976

ndash De lrsquoacircme traduction par J Tricot Paris Vrin 1934

ndash De lrsquoacircme traduction preacutesentation notes et bibliographie par R Bodeacuteuumls Paris

Flammarion 1993

ndash Eacutethique agrave Nicomaque traduction preacutesentation notes et bibliographie par R Bodeacuteuumls

Paris Flammarion 2004

ndash La Meacutetaphysique t 1-2 nouvelle eacutedition entiegraverement refondue avec commentaire par

J Tricot Paris Vrin 1964

ndash Physique 2 t texte eacutetabli et traduit par H Carteron Paris Les Belles Lettres 1952-

1956

ndash Seconds Analytiques introduction traduction notes bibliographie et index par

P Pellegrin Paris Flammarion 2005

ndash The Works of Aristotle vol VIII Metaphysica traduction par W D Ross Oxford

Clarendon Press 1928 (2)

ASCLEacutePIUS In Aristotelis metaphysicorum libros A-Z commentaria eacutedition critique par

M Hayduck Berlin Reimer (CAG VI 2) 1888

BOEgraveCE De consolatione Philosophiae Opuscula theologica eacutediteacute par Cl Moreschini

MunichLeipzig K G Saur 2000

ndash La consolation de Philosophie introduction traduction et notes par J-Y Guillaumin

Paris Les Belles Lettres 2002

ndash The Theological Tractates The Consolation of Philosophy traduit par H F Stewart

E K Rand et S J Tester CambridgeLondon Harvard University Press 1973

DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vitae philosophorum 2 t eacutediteacute par H S Long Oxford Clarendon

Press 1964

HERMIAS In Platonis Phaedrum scholia eacutedition critique par P Couvreur Paris Librairie

Eacutemile Bouillon 1901 (reacuteimpr Hermiae Alexandrini in Platonis Phaedrum scholia

avec index verborum par C Zintzen Hildesheim G Olms 1971)

304

JAMBLIQUE De vita Pythagorica liber eacutediteacute par L Deubner et U Klein Leipzig Teubner

1937

ndash Les Mystegraveres drsquoEacutegypte texte eacutetabli et traduit par Eacute des Places Paris Les Belles Lettres

2003

JEAN PHILOPON Commentaire sur le De anima drsquoAristote Traduction de Guillaume de

Moerbeke eacutedition critique avec introduction sur la psychologie de Philopon par G

Verbeke LouvainParis Publications universitairesB Nauwelaerts 1966

Les Preacutesocratiques eacutedition eacutetablie par J-P Dumont (avec la coll de D Delattre et J-L

Poirier) Paris Eacuteditions Gallimard 1988

MARINUS Proclus ou sur le bonheur texte eacutetabli traduit et annoteacute par H D Saffrey et

A-Ph Segonds Paris Les Belles Lettres 2001

Oracles Chaldaiumlques texte eacutetabli et traduit par Eacute des Places Paris Les Belles Lettres

1971

PLATON La Reacutepublique traduction introduction et notes par G Leroux Paris

Flammarion 2002

ndash Meacutenon traduction introduction et notes par M Canto-Sperber Paris Flammarion

1993 (2)

ndash Œuvres complegravetes 2 t traduction et notes par L Robin (avec la collaboration de M-J

Moreau) Paris Eacuteditions Gallimard 1950

ndash Phaedrus eacutediteacute par H Yunis Cambridge Cambridge University Press 2011

ndash Pheacutedon traduction introduction et notes par M Dixsaut Paris Flammarion 1991

ndash Phegravedre texte eacutetabli et traduit par Cl Moreschini et P Vicaire Paris Les Belles Lettres

1995

ndash Philegravebe traduction introduction et notes par J-F Pradeau Paris Flammarion 2002

ndash Theacuteeacutetegravete traduction introduction et notes par M Narcy Paris Flammarion 1995

ndash Timeacutee Critias traduction introduction et notes par L Brisson Paris Flammarion 1992

PLOTIN Enneads I-VI 7 t traduction par A H Armstrong CambridgeLondon Harvard

University Press 1984

ndash Enneacuteades texte eacutetabli et traduit par Eacute Breacutehier Paris Les Belles Lettres 1924

ndash Œuvres complegravetes t I v I traduction introduction et commentaires par

J-M Narbonne (avec la coll de M Achard) Paris Les Belles Lettres 2012

305

ndash Plotini opera 3 t eacutedition critique par P Henry et H-R Schwyzer Leiden Brill

1951-1973

ndash Traiteacutes 7-21 traductions sous la direction de L Brisson et J-F Pradeau Paris

Flammarion 2003

ndash Traiteacute 25 introduction traduction commentaire et notes par J-M Narbonne Paris

Les Eacuteditions du Cerf 1998

ndash Traiteacute 38 introduction traduction commentaire et notes par P Hadot Paris

Les Eacuteditions du Cerf 1987

ndash Traiteacute 49 introduction traduction commentaire et notes par B Ham Paris Les Eacuteditions

du Cerf 2000

ndash Traiteacute 53 introduction traduction commentaire et notes par G Aubry Paris

Les Eacuteditions du Cerf 2004

PORPHYRE In Platonis Timaeum commentariorum fragmenta eacutediteacute par A R Sodano

Naples [impression priveacutee] 1964

ndash Sentences 2 t travaux eacutediteacutes sous la responsabiliteacute de L Brisson Paris Vrin 2005

SIMPLICIUS Commentaire sur les Cateacutegories traduction commenteacutee sous la direction

drsquoI Hadot fasc I Leiden Brill 1990

SYRIANUS In metaphysica commentaria eacutedition critique par W Kroll Berlin Reimer

(CAG VI 1) 1892

ndash On Aristotlersquos Metaphysics 3-4 traduit par D OrsquoMeara et J Dillon Ithaca Cornell

University Press 2006

ndash On Aristotlersquos Metaphysics 13-14 traduit par J Dillon et D OrsquoMeara Ithaca Cornell

University Press 2006

THEMISTIUS Paraphrase de la Meacutetaphysique drsquoAristote (livre lambda) introduction

traduction notes et indices par R Brague Paris Vrin 1999

III Eacutetudes (citeacutees ou consulteacutees)

ALFINO M R laquo Plotinus and the Possibility of Non-Propositional Thought raquo Ancient

Philosophy 8 (1989) p 273-284

ANCONA C drsquo laquo Les Sentences de Porphyre Entre les Enneacuteades de Plotin et les Eacuteleacutements

de theacuteologie de Proclus raquo dans Porphyre Sentences p 139-274

ARMSTRONG A H laquo The Background of the Doctrine ldquoThat the Intellegibles are not

outside the Intellectrdquo raquo dans Plotinian and Christian Studies Londres Variorum

Reprints 1979 p 393-413

306

ASMIS E Epicurusrsquo Scientific Method Ithaca Cornell University Press 1984

BAILEY C Epicurus The Extant Remains Oxford Clarendon Press 1926

BEIERWALTES W Denken des Einen Studien zur neuplatonischen Philosophie und ihrer

Wirkungsgeschichte Frankfurt am Main Klostermann 1985

ndash laquo Le vrai soi Reacutetractations dun eacuteleacutement de penseacutee par rapport agrave lEnneacuteade V 3 Et

remarques sur la signification philosophique de ce traiteacute dans son ensemble raquo dans

La connaissance de soi Eacutetudes sur le traiteacute 49 de Plotin eacutediteacute par M Dixsaut Paris

Vrin 2003 p 11-40

ndash Proklos Grundzuumlge seiner Metaphysik Frankfurt am Main Klostermann 1979

BERG R M van der laquo Proclus In Platonis Timaeum Commentarii 333328ff The Myth

ot the Winged Charioteer according to Iamblichus and Proclus raquo dans Syllecta

Classica VII (Iamblichus The Philosopher) Iowa City University of Iowa 1997

p 149-162

ndash laquo Towards the Paternal Harbour Proclean Theurgy and the Contemplation of the

Forms raquo dans Proclus et la Theacuteologie platonicienne Actes du Colloque International

de Louvain (13-16 mai 1998) eacutediteacute par A-Ph Segonds et C Steel LeuvenParis

Leuven University PressLes Belles Lettres 2000 p 425-443

BIONDI P C Aristotle Posterior Analytics II 19 Queacutebec Presses de lrsquoUniversiteacute Laval

2004

BLOCH D Aristotle on Memory and Recollection Text Translation Interpretation and

Reception in Western Scholasticism LeidenBoston Brill 2007

BLUMENTHAL H J Aristotle and Neoplatonism in Late Antiquity Interpretations of the

De anima Ithaca Cornell University Press 1996

ndash Plotinusrsquo Psychology La Hague Martinus Nijhoff 1971

ndash laquo Plutarchrsquos Exposition of the De anima and the Psychology of Proclus raquo dans De

Jamblique agrave Proclus Genegraveve Fondation Hardt 1975 p 123-151

BODEacuteUumlS R Aristote Une philosophie en quecircte de savoir Paris Vrin 2002

BUSSANICH J laquo Non-discursive Thought in Plotinus and Proclus raquo Documenti e studi

sulla tradizione filosofica medievale 8 (1997) p 191-210

ndash The One and its Relation to Intellect in Plotinus LeidenNew York Brill 1988

CARDULLO R L laquo Syrianus deacutefenseur de Platon contre Aristote selon le teacutemoignage

drsquoAscleacutepius raquo dans Contre Platon Le platonisme deacutevoileacute textes reacuteunis par

M Dixsaut Paris Vrin 1993 p 197-214

307

CHARRUE J M laquo Plotin et Eacutepicure raquo Emerita 74 2 (2006) p 289-320

CHERNISS H The Riddle of the Early Academy Los Angeles University of California

Press 1945

CHLUP R Proclus An Introduction Cambridge Cambridge University Press 2012

CLEARY J J laquo Proclus elaborate defense of platonic ideas raquo dans Il Parmenide di Platone

e la sua tradizione Atti del III Colloquio Internazionale del Centro di Ricerca sul

Neoplatonismo (Universitagrave degli Studi di Catania 31 mai - 2 juin 2001) eacutediteacute par M

Barbanti et F Romano (Symbolon Studi e testi di filosofia antica e medievale 24)

Catania CUECM 2002 p 341-353

CRYSTAL I laquo Plotinus on the Structure of Self-Intellection raquo Phronecircsis 43 3 (1998)

p 264-286

DILLON J The Middle Platonists Londres Duckworth 1977

DIXSAUT M Meacutetamorphoses de la dialectique dans les dialogues de Platon Paris Vrin

2001

DODDS E R The Greeks and the Irrational Berkeley University of California Press

1966

DONINI P L Tre studi sullrsquoaristotelismo nel II secolo dC Torino Paravia 1974

DORION L-A laquo Socrate le daimonion et la divination raquo dans Les dieux de Platon Actes

du colloque organiseacute agrave lUniversiteacute de Caen Basse-Normandie les 24 25 et 26

janvier 2002 eacutediteacute par J Laurent Caen Presses Universitaires de Caen 2003

p 169-192

EMILSSON E K Plotinus on Intellect Oxford Oxford University Press 2007

ndash laquo Plotinus on the Objects of Thought raquo Archiv fuumlr Geschichte der Philosophie 77 1

(1995) p 21-41

FESTUGIEgraveRE A J Contemplation et vie contemplative selon Platon Paris Vrin 1967

FINAMORE J F laquo The Rational Soul in Iamblichusrsquo Philosophy raquo dans Syllecta

Classica VII (Iamblichus The Philosopher) p 163-176

FURLEY D J Two Studies in the Greek Atomists Princeton Princeton University Press

1967

GERSCH S E ΚΙΝΗΣΙΣ ΑΚΙΝΗΤΟΣ A Study of Spiritual Motion in the Philosophy of

Proclus Leiden Brill 1973

308

ndash laquo Proclusrsquo Theological Methods The Programme of Theol Plat I 4 raquo dans Proclus et la

Theacuteologie platonicienne Actes du Colloque International de Louvain (13-16 mai

1998) p 15-27

GERSON L P laquo Being and Knowing in Plotinus raquo dans Neoplatonism and Indian

Philosophy eacutediteacute par P Gregorios Albany State University of New York Press

2002 p 107-126

GOULET R et AOUAD M laquo Alexandros drsquoAphrodisias raquo dans Dictionnaire des

philosophies antiques T1 R Goulet (dir) Paris CNRS Eacuteditions p125-139

GUEacuteRARD C laquo Lrsquohyparxis de lrsquoacircme et la fleur de lrsquointellect dans la mystagogie de

Proclus raquo dans Proclus lecteur et interpregravete des Anciens Paris Eacuteditions du CNRS

1987 p 335-349

HADOT I laquo La division neacuteoplatonicienne des eacutecrits drsquoAristote raquo dans Aristoteles Werk

und Wirkung (Meacutelanges Paul Moraux) t 2 Berlin Walter de Gruyter 1987

p 249-285

HADOT P laquo Ecirctre vie penseacutee chez Plotin et avant Plotin raquo dans Les sources de Plotin

Genegraveve Fondation Hardt 1960 p 107-141 repris dans Plotin Porphyre Eacutetudes

neacuteoplatoniciennes Paris Les Belles Lettres 1999 p 127-181

ndash laquo La conception plotinienne de lrsquoidentiteacute entre lrsquointellect et son objet Plotin et le De

anima drsquoAristote raquo dans Corps et acircme Sur le De anima drsquoAristote Paris Vrin 1996

p 367-376

HARRINGTON M laquo The Drunken Epibole of Plotinus and its Reappearance in the Work of

Dionysius the Areopagite raquo Dionysius 23 (2005) p 117-138

HELMIG Ch Forms and Concepts Concept Formation in the Platonic Tradition

BerlinBoston Walter de Gruyter 2012

ndash laquo What is the Systematic Place of Abstraction and Concept Formation in Platos

Philosophy Ancient and Modern Readings of Phaedrus 249b-c raquo dans Concept

Formation in Ancient and Medieval Thought eacutediteacute par G Van Riel et C Maceacute

Leuven Leuven University Press 2004 p 83-97

HOFFMANN Ph laquo La triade chaldaiumlque EROS ALETHEIA PISTIS de Proclus agrave

Simplicius raquo dans Proclus et la Theacuteologie platonicienne Actes du colloque

international de Louvain (13-16 mai 1998) p 459-489

ndash laquo Erocircs Alegravetheia Pistishellipet Elpis Teacutetrade chaldaiumlque triade neacuteoplatonicienne (Fr 46 des

Places p 26 Kroll) raquo dans Die Chaldaeischen Orakel Kontext ndashInterpretation ndash

Rezeption eacutediteacute par H Seng et M Tardieu Heidelberg Universitaumltsverlag Winter

2010 p 255-324

309

HOINE P drsquo laquo Four Problems Concerning the Theory of Ideas Proclus Syrianus and the

Ancient Commentaries on the Parmenidesraquo dans Platonic Ideas and Concept

Formation in Ancient and Medieval Thought p 9-29

ndash laquo Proclus and Syrianus on the Ideas of Artefacts A Test Case for Neoplatonic

Hermeneutics raquo dans Proklos Methode Seelenlehre Metaphysik Akten der

Konferenz in Jena am 18-20 September 2003 eacutediteacute par M Perkams et

R M Piccione LeidenBoston Brill 2006 p 279-302

La philosophie des matheacutematiques de lrsquoAntiquiteacute tardive Actes du colloque international

Fribourg Suisse (24-26 septembre 1998) eacutediteacute par G Bechtle et D J OrsquoMeara

Fribourg Editions Universitaires 2000

KRAumlMER H J Arete bei Platon und Aristoteles Zum Wesen und zur Geschichte der

platonischen Ontologie Amsterdam P Schippers 1967

KUumlHN W laquo Comment il ne faut pas expliquer la connaissance de soi-mecircme

(Enn V 3 [49] 5 1-17) raquo dans La connaissance de soi Eacutetudes sur le traiteacute 49 de

Plotin eacutediteacute par M Dixsaut Paris Vrin 2002 p 229-266

LAUTNER P laquo Philoponus in De anima III a quest for an author raquo Classical Quaterly

42 2 (1992) p 510-522

ndash laquo Some Clarifications on Proclusrsquo Fourfold Division of Sense-Perception in the Timaeus

Commentary raquo dans Proklos Methode Seelenlehre Metaphysik Akten der

Konferenz in Jena am 18-20 September 2003 p 117-135

ndash laquo The distinction between phantasia and doxa in Proclusrsquo In Timaeum raquo Classical

Quaterly 52 (2002) p 257-269

LAVAUD L laquo Structure et thegravemes du Traiteacute 49 raquo dans La connaissance de soi Eacutetudes sur

le traiteacute 49 de Plotin p 179-207

LERNOULD A laquo La dialectique comme science premiegravere chez Proclus raquo Revue des

sciences philosophiques et theacuteologiques 71 (1987) p 509-536

ndash Physique et theacuteologie Lecture du Timeacutee de Platon par Proclus Villeneuve drsquoAscq

Presses Universitaires du Septentrion 2001

LIBERA A de laquo Intention raquo dans Vocabulaire europeacuteen des philosophies sous la direction

de B Cassin Paris Eacuteditions du SeuilDictionnaire le Robert 2004 p 608-619

ndash La querelle des universaux De Platon agrave la fin du Moyen Acircge Paris Eacuteditions du Seuil

1996

LIEFFERINGE C van La theacuteurgie Des Oracles chaldaiumlques agrave Proclus Liegravege Centre

International drsquoEacutetude de la Religion Grecque Antique 1999

310

LLOYD A C laquo Non-Discursive Thought ndash An Enigma of Greek Philosophy raquo

Proceedings of the Aristotelian Society 70 (1970) p 261-274

ndash laquo Non-propositional Thought in Plotinus raquo Phronesis 31 (1986) p 258-265

LONGO A laquo In Euclidem Prologue I chapitre 6 ce que Proclus doit agrave son maicirctre Syrianus

dans les arguments avanceacutes contre la thegravese de lrsquoexistence ‟posteacuterieurerdquo des objets

matheacutematiques raquo dans Eacutetudes sur le Commentaire de Proclus au premier livre des

Eacuteleacutements drsquoEuclide eacutediteacute par A Lernould Villeneuve drsquoAscq Presses Universitaires

du Septentrion 2010 p 45-54

ndash Siriano e i principi della scienza Naples Bibliopolis 2005

LORTIE F Le Commentaire drsquoAscleacutepius agrave la Meacutetaphysique drsquoAristote (livre Alpha

chapitres 1 et 2) Introduction traduction annoteacutee et eacutetude doctrinale meacutemoire de

maicirctrise Queacutebec Universiteacute Laval (Faculteacute de philosophie) 2007

ndash laquo Intuition et penseacutee discursive sur la fonction de lrsquoἐπιβολή dans les Enneacuteades de

Plotin raquo Laval theacuteologique et philosophique 66 1 (2010) p 45-59

LUNA C laquo Syrianus dans la tradition exeacutegeacutetique de la Meacutetaphysique drsquoAristote Premiegravere

partie Syrianus entre Alexandre drsquoAphrodise et Ascleacutepius raquo dans Contre Platon Le

platonisme deacutevoileacute textes reacuteunis par M Dixsaut Paris Vrin 1993 p 301-327

ndash laquo La Meacutetaphysique Tradition grecque Les commentaires grecs agrave la Meacutetaphysique raquo

dans Dictionnaire des philosophies antiques Suppleacutement sous la direction de

R Goulet Paris CNRS Eacuteditions p 249-258

ndash Trois eacutetudes sur la tradition des commentaires anciens agrave la Meacutetaphysique drsquoAristote

Leiden Brill 2001

MACISAAC G laquo Noecircsis dialectique et matheacutematiques dans le Commentaire aux Eacuteleacutements

drsquoEuclide de Proclus raquo dans Eacutetudes sur le Commentaire de Proclus au premier livre

des Eacuteleacutements drsquoEuclide p 125-138

ndash laquo Phantasia between Soul and Body in Proclusrsquo Euclid Commentary raquo Dionysius 19

(2001) p 125-136

ndash laquo The Nous of the Partial Soul in Proclusrsquo Commentary on the First Alcibiades of Plato raquo

Dionysius 29 (2011) p 29-60

MADIGAN A laquo Syrianus and Asclepius on Forms and Intermediates in Plato and

Aristotle raquo Journal of the History of Philosophy 24 (1986) p 149-171

MARENBON J Boethius Oxford Oxford University Press 2003

MARTIJN M Proclus on Nature LeidonBoston Brill 2010

311

ndash laquo Theology naturally Proclus on Science of Nature as Theology and the Aristotelian

Principle of metabasis raquo dans Proklos Methode Seelenlehre Metaphysik Akten der

Konferenz in Jena am 18-20 September 2003 p 49-70

MATTEacuteI J-F Platon Paris Presses Universitaires de France 2005

MORAUX P Der Aristotelismus bei den Griechen Von Andronikos bis Alexander von

Aphrodisias Dritter Band Alexanders von Aphrodisias eacutediteacute par J Wiesner

BerlinNew York Walter de Gruyter 2001

MUELLER I laquo Aristotlersquos doctrine of abstraction in the commentators raquo dans Aristotle

Transformed The Ancient Commentators and their Influence eacutediteacute par R Sorabji

Ithaca Cornell University Press 1990 p 463-479

NARBONNE J-M Plotin Les deux matiegraveres [Enneacuteade II 4 (12)] Paris Vrin 1993

NIKULIN D laquo Imagination et matheacutematiques chez Proclus raquo dans Eacutetudes sur le

Commentaire de Proclus au premier livre des Eacuteleacutements drsquoEuclide p 139-160

OrsquoMEARA D J laquo Le problegraveme de la meacutetaphysique dans lrsquoantiquiteacute tardive raquo Freiburger

Zeitschrift fuumlr Philosophie und Theologie 33 (1986) p 2-22

ndash laquo Intentional Objects in Later Neoplatonism raquo dans Ancient and Medieval Theories on

Intentionality LeidenBoston Brill 2001 p 115-125

ndash Pythagoras Revived Oxford Oxford University Press 1989

OOSTHOUT H Modes of knowledge and the transcendental An introduction to Plotinus

Ennead 53 (49) with a commentary and translation AmsterdamPhiladephia

R B Gruumlner 1991

PEacutePIN J laquo Eacuteleacutements pour une histoire de la relation entre lrsquointelligence et lrsquointelligible

chez Platon et dans le neacuteoplatonisme raquo Revue Philosophique 146 (1956) p 39-64

ndash laquo Les modes de lrsquoenseignement theacuteologique dans la Theacuteologie platonicienne raquo dans

Proclus et la Theacuteologie platonicienne Actes du Colloque International de Louvain

(13-16 mai 1998) p 1-14

PERKAMS M laquo An Innovation by Proclus The Theory of the Substantial Diversity of the

Human Soul raquo dans Proklos Methode Seelenlehre Metaphysik Akten der

Konferenz in Jena am 18-20 September 2003 p 167-185

PHILLIPS J F laquo Plotinus and the lsquoEyersquo of Intellect raquo Dionysius 14 (1990) p 79-103

RICHARD M laquo Ἀπὸ φωνῆς raquo Byzantion 20 (1950) p 191-222

RICHARD M-D Lrsquoenseignement oral de Platon Paris Les Eacuteditions du Cerf 1986

RIST J M Epicurus An Introduction Cambridge Cambridge University Press 1972

312

ndash laquo On tracking Alexander of Aphrodisias raquo Archiv fuumlr Geschichte der Philosophie

48 (1966) p 82-90

ndash Plotinus The Road to Reality Cambridge Cambridge University Press 1967

ROBIN L La theacuteorie platonicienne des Ideacutees et des Nombres drsquoapregraves Aristote Paris

F Alcan 1908

ROSAacuteN L J The Philosophy of Proclus The Final Phase of Ancient Thought New York

Cosmos 1949

SAFFREY H D laquo Accorder entre elles les traditions theacuteologiques une caracteacuteristique du

neacuteoplatonisme atheacutenien raquo dans On Proclus and his Influence in Medieval

Philosophy eacutediteacute par E P Bos et PA Meijer LeidenNew YorkKoumlln 1992

p 35-50

ndash laquo Comment Syrianus le maicirctre de lrsquoeacutecole neacuteoplatonicienne drsquoAthegravenes consideacuterait-il

Aristote raquo dans Aristoteles Werk und Wirkung t 2 p 205-214

ndash laquo Le chreacutetien Jean Philopon et la survivance de lrsquoeacutecole drsquoAlexandrie au VIe siegravecle raquo

Revue des eacutetudes grecques 67 (1954) p 396-410

SANTA CRUZ M I laquo Division et dialectique dans le Phegravedre raquo dans Understanding the

Phaedrus Proceedings of the II Symposium Platonicum Sankt Augustine Academia

Verlag 1992 p 253-256

SHEPPARD A laquo Proclusrsquo Attitude to Theurgy raquo The Classical Quarterly 32 1 (1982)

p 212-224

SIORVANES L Neo-Platonic Philosophy and Science New HavenLondon Yale

University Press 1996

SORABJI R (eacuted) laquo Myths about Non-Propositional Thought raquo dans Language and Logos

eacutediteacute par M Schofield and M C Nussbaum Cambridge Cambridge University

Press 1982 p 295-314

ndash The Philosophy of the Commentators 200-600 AD A Sourcebook vol 1 Psychology

(with Ethics and Religion) Ithaca Cornell University Press 2005

ndash laquo Why the Neoplatonists did not have Intentional Objects of Intellection raquo dans Ancient

and Medieval Theories on Intentionality LeidenBoston Brill 2001 p 105-114

STEEL C laquo Deacutefinitions et ideacutees Aristote Proclus et le Socrate du Parmeacutenide raquo dans

Philosophie de la Forme Eidos idea morphegrave dans la philosophie grecque des

origines agrave Aristote eacutediteacute par A Motte Ch Rutten et P Somville Louvain Peeters

2003 p 489-505

313

ndash laquo Le Parmeacutenide est-il le fondement de la Theacuteologie platonicienne raquo dans Proclus et la

Theacuteologie platonicienne Actes du colloque international de Louvain (13-16 mai

1998) p 373-398

ndash laquo Puissance active et puissance reacuteceptive chez Proclus raquo dans Dunamis nel

neoplatonismo Atti del II Colloquio Internazionale del Centro di Ricerca sul

Neoplatonismo (Universitagrave degli Studi di Catania 6-8 octobre 1994) eacutediteacute par

F Romano et R L Cardullo Florence La Nuova Italia Editrice 1996 p 121-137

TARAacuteN L laquo Concetta Luna Trois eacutetudes sur la tradition des commentaires anciens agrave la

Meacutetaphysique drsquoAristote raquo Gnomon 53 (2005) p 196-209

TIMOTIN A La deacutemonologie platonicienne Histoire de la notion de daimocircn de Platon aux

derniers neacuteoplatoniciens LeidenBoston Brill 2012

TROUILLARD J La Mystagogie de Proclus Paris Les Belles Lettres 1982

ndash LrsquoUn et lrsquoAcircme selon Proclos Paris Les Belles Lettres 1972

WESTERINK L G laquo The Alexandrian Commentators and the Introductions to their

Commentaries raquo dans Aristotle Transformed The Ancient Commentators and their

Influence p 325-348

Page 2: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...

iii

REacuteSUMEacute

Dans son Commentaire sur le Timeacutee alors qursquoil analyse le lemme ougrave apparaicirct le

syntagme intellection accompagneacutee de raison (noecircsis meta logou) (Timeacutee 28a1-4) Proclus

srsquointerroge sur la nature de la connaissance par laquelle selon le discours de Timeacutee lrsquoacircme

humaine peut appreacutehender lrsquoEcirctre veacuteritable Drsquoapregraves les principes dialectiques (division

deacutefinition deacutemonstration et analyse) qui guident son travail de philosophe et de

commentateur le diadoque de lrsquoEacutecole drsquoAthegravenes preacutesente six acceptions de lrsquointellection

(noecircsis) parmi lesquelles il deacutetermine apregraves avoir eacutecarteacute les cinq autres la seule qui puisse

convenir aux propos de Timeacutee i) lrsquointellection intelligible ii) lrsquointellection qui lie

lrsquointellect agrave lrsquointelligible iii) lrsquointellection de lrsquointellect divin iv) lrsquointellection des intellects

particuliers v) lrsquointellection de lrsquoacircme raisonnable vi) lrsquointellection de lrsquoimagination Les

trois premiegraveres acceptions sont drsquoembleacutee rejeteacutees car elles transcendent la connaissance

humaine Lrsquointellection de lrsquoacircme raisonnable lieacutee au temps est jugeacutee inapte agrave saisir lrsquoEcirctre

par nature eacuteternel alors que lrsquointellection imaginative dont le correacutelat est une image

particuliegravere ne saurait convenir agrave sa connaissance lrsquoEcirctre eacutetant universel et sans figure Par

conseacutequent seule lrsquointellection drsquoun intellect dit particulier peut expliquer la connaissance

que lrsquoacircme humaine peut avoir de lrsquoEcirctre celle que deacutefinit lrsquoexpression noecircsis meta logou

Par lrsquoeacutetude des principes de la philosophie de Proclus et des sources platoniciennes

aristoteacuteliciennes et neacuteoplatoniciennes de sa noeacutetique nous avons analyseacute chacune des

acceptions de la noecircsis mentionneacutees dans son Commentaire sur le Timeacutee dont lrsquointellection

de cet intellect dit particulier qui en activant la puissance intellective de lrsquoacircme rationnelle

cause lrsquointellection humaine au sens propre En annexes nous avons joint deux eacutetudes sur

des thegravemes deacuteterminants pour lrsquoeacutelaboration de la doctrine proclienne drsquoabord une enquecircte

sur les rapports entre discours eacutepisteacutemologique et discours theacuteologique dans le Phegravedre de

Platon qui srsquointeacuteresse agrave la notion drsquoinspiration divine en tant que fondement de la

dialectique ensuite un exposeacute sur la critique de la theacuteorie des Ideacutees-Nombres dans la

Meacutetaphysique drsquoAristote une doctrine pythagorico-platonicienne que Proclus agrave la suite de

Syrianus a voulu reacutehabiliter et inteacutegrer agrave son systegraveme

v

ABSTRACT

In his Commentary on the Timaeus while analysing the passage containing the

expression ldquointellection accompanied by reason (noecircsis meta logou)rdquo Proclus launches

into a discussion of the nature of the mode of knowledge by which according to Timaeus

the human soul can reach real Being According to the dialectical principles (division

definition demonstration and analysis) that guide his work as a philosopher and

commentator the head of the School of Athens defines six meanings for the word noecircsis

amongst which he determines after having discarded the others the only one that can be

meant by Timaeus in his speech i) the intelligible intellection ii) the intellection linking

the Intellect to the Intelligible iii) the intellection of the divine Intellect iv) the intellection

of the particular intellects v) the intellection of the rational soul vi) the intellection of the

imagination The first three senses of lsquointellectionrsquo are promptly set aside as they imply an

intellection that transcends human knowledge The intellection of the rational soul because

of its temporal activity is judged unable to grasp Being in its eternity whereas imaginative

intellection whose object is a particular image cannot adequately grasp the universality

and shapelessness of Being Only the intellection of a so-called particular intellect can

therefore explain the human soulrsquos knowledge of Being that knowledge which Proclus

takes to be defined by the expression noecircsis meta logou

Through a study of the relevant passages in the works of Proclus and the Platonic

and Aristotelian sources of his noetics we offer an analysis of each of the various senses of

noecircsis mentioned in the Commentary on the Timaeus including that of the particular

intellect which by activating the intellective potential of the rational soul is the cause of

human intellection By way of annex we have added a pair of studies addressing two key

themes of the Procline doctrine of intellection Firstly we offer a study of the relation of

epistemological and theological discourses in Platorsquos Pheadrus a dialogue which takes a

particular interest in the notion of divine inspiration as the foundation of dialectic

Secondly we offer a study of the critique of the theory of ideal numbers in Aristotlersquos

Metaphysics a Pythagoro-platonic doctrine of which Proclus following Syrianus wished

to rehabilitate and integrate into his own thought

vii

TABLE DES MATIEgraveRES

REacuteSUMEacute iii

ABSTRACT v

TABLE DES MATIEgraveRES vii

REMERCIEMENTS xi

AVANT-PROPOS xiii

INTRODUCTION LA DOCTRINE DE LrsquoINTELLECTION DANS LA PHILOSOPHIE DE

PROCLUS PRINCIPES EXEacuteGEacuteTIQUES ET FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES 1

1 Noeacutetique gnoseacuteologie et eacutepisteacutemologie dans la tradition platonico-aristoteacutelicienne 1

2 Les acceptions multiples de lrsquointellection dans lrsquoIn Timaeum de Proclus 3

3 Principes directeurs pour lrsquoeacutetude de la doctrine proclienne 13

PREMIEgraveRE SECTION LA DIVISION DES FACULTEacuteS COGNITIVES LrsquoINTELLECTION DE

LrsquoIMAGINATION ET LrsquoINTELLECTION DE LrsquoAcircME RATIONNELLE 17

1 Les faculteacutes cognitives de lrsquoacircme dans la tradition platonico-aristoteacutelicienne 17

11 La deacutefinition de lrsquoEcirctre et du Devenir dans lrsquoIn Timaeum 17

12 La division des modes de connaissance chez Platon et Aristote 21

13 La doctrine des faculteacutes cognitives dans lrsquoIn Timaeum 24

14 Posteacuteriteacute de la doctrine proclienne chez Boegravece la distinction des modes de connaissance

en fonction des sujets connaissants dans la Consolation de Philosophie 27

15 Faculteacutes et connaissance dans la tradition platonico-aristoteacutelicienne 30

2 Lrsquointellection de lrsquoimagination 31

21 Lrsquoimagination selon Proclus question philosophique et problegraveme exeacutegeacutetique 31

22 La notion drsquoimagination dans la penseacutee platonicienne 36

23 La nature de lrsquoimagination dans le De anima drsquoAristote entre sensation et intellection 38

24 La notion drsquointellect passif drsquoAristote agrave Ammonius 45

25 Lrsquoimagination et la connaissance de lrsquoEcirctre sans accompagnement de formes ou de figures

son point de deacutepart dans le Phegravedre 58

26 Lrsquointeacuterioriteacute de lrsquoimagination et le veacutehicule de lrsquoacircme 59

27 Lrsquoimagination lrsquointellection et les mythes 63

3 Lrsquointellection de lrsquoacircme rationnelle et le rocircle de la dianoia 67

31 Uniteacute et multipliciteacute de lrsquoacircme rationnelle 67

32 Lrsquoacircme rationnelle dans la tradition platonico-aristoteacutelicienne 68

viii

33 La dianoia et les matheacutematiques drsquoapregraves Syrianus et Proclus 70

DEUXIEgraveME SECTION LrsquoINTELLECTION DE LrsquoINTELLECT PARTICULIER LA NATURE

DE LrsquoAcircME HUMAINE ET LA NOTION DrsquoINTUITION INTELLECTUELLE 85

1 Lrsquointellect particulier dans la noeacutetique neacuteoplatonicienne 85

11 La notion drsquointellect particulier chez Proclus 85

12 Lrsquointellect seacutepareacute dans la tradition anteacuterieure agrave Proclus 88

13 De lrsquointellect imparticipeacute aux intellects particuliers 93

2 Les acircmes particuliegraveres et les acircmes supeacuterieures 97

21 Le problegraveme philosophique de lrsquointermeacutediaire acircme non-seacutepareacutee et acircmes supeacuterieures 97

22 Les acircmes particuliegraveres et leur rapport aux acircmes divines et supeacuterieures dans le Commentaire

sur le Timeacutee 99

23 Lrsquoacircme (particuliegravere) descendue dans les Eacuteleacutements de theacuteologie 104

3 Lrsquointellection accompagneacutee de raison (noecircsis meta logou) 111

31 Lrsquoacte drsquointellection chez Proclus et ses sources platonico-aristoteacuteliciennes 111

32 Lrsquointellection et la dialectique dans les Dialogues de Platon 113

33 Un eacutequivalent aristoteacutelicien de la noecircsis meta logou la sagesse (sophia) 114

34 Dialectique et intellection chez Plotin synthegravese de lrsquoeacutepisteacutemologie et de la noeacutetique

platonico-aristoteacuteliciennes dans le Traiteacute I 3 [20] 118

4 Lrsquointuition intellectuelle dans la tradition neacuteoplatonicienne 121

41 Remarques introductives sur lrsquointellection (ou lrsquointuition intellectuelle) 121

42 Lrsquointellection chez Platon et Aristote 123

43 Lrsquointuition dans les Enneacuteades de Plotin 125

44 Lrsquointuition dans les Commentaires de Syrianus 129

45 Lrsquointuition dans la penseacutee de Proclus 131

46 Les intuitions simples chez Ascleacutepius 135

47 Remarques conclusives sur lrsquointuition intellectuelle 139

TROISIEgraveME SECTION LA TRIADE DE LrsquoINTELLECTION DIVINE LA CONNAISSANCE

DE SOI ET LES LIMITES DE LA PENSEacuteE HUMAINE 141

1 La triade de lrsquointellection divine 141

11 La structure triadique de lrsquointellection divine 141

12 Lrsquointellection de lrsquointellect divin 157

13 Lrsquointellection qui lie lrsquointellect agrave lrsquointelligible 163

14 Lrsquointellection de lrsquointelligible divin 166

ix

2 LrsquoIntellect et la connaissance de soi dans la tradition platonico-aristoteacutelicienne 169

21 La connaissance de soi et la noeacutetique platonico-aristoteacutelicienne 169

22 Lrsquoobjection sceptique 170

23 Lrsquoargument de Plotin 172

24 Lrsquointellect divin et la connaissance de soi chez Aristote 176

25 Quelques divergences entre Plotin et Aristote au sujet de lrsquoIntellect 178

26 La multipliciteacute et lrsquouniteacute de lrsquoIntellect 181

27 Remarques conclusives sur la connaissance de soi 182

3 Les limites de la penseacutee humaine dans son rapport au divin 183

31 Une intellection humaine supeacuterieure agrave la noecircsis meta logou 183

32 Les limites de la penseacutee humaine dans le neacuteoplatonisme apregraves Plotin 185

33 Les limites de la penseacutee humaine chez Jamblique et Syrianus 187

34 Retour sur la hieacuterarchie des faculteacutes de lrsquoacircme chez Proclus 193

35 La connaissance des Formes intelligibles-et-intellectives drsquoapregraves lrsquoexeacutegegravese du Parmeacutenide

et du Phegravedre 197

CONCLUSION LA PROCESSION INTELLECTIVE BILAN ET PERSPECTIVES 201

1 Retour sur les anteacuteceacutedents de la doctrine proclienne de lrsquointellection 201

2 La procession intellective de lrsquointelligible divin agrave lrsquoimagination humaine 203

3 Importance et posteacuteriteacute de la noeacutetique proclienne 208

ANNEXE I DIALECTIQUE ET INSPIRATION DIVINE DANS LE PHEgraveDRE DE PLATON211

1 Les fondements de la dialectique dans le Phegravedre une approche interpreacutetative 211

2 Les principes de la dialectique platonicienne 214

3 La science et lrsquoinspiration divine selon Platon 226

4 Remarques conclusives inspiration divine et interpreacutetation neacuteoplatonicienne 232

ANNEXE II LA CRITIQUE ARISTOTEacuteLICIENNE DE LA GEacuteNEacuteRATION DES IDEacuteES-

NOMBRES ET SA REacutePONSE NEacuteOPLATONICIENNE 235

1 La question de lrsquoenseignement oral de Platon et les agrapha dogmata 235

2 La doctrine des Ideacutees-Nombres drsquoapregraves Aristote 237

3 La critique de la geacuteneacuteration des Ideacutees-Nombres 240

4 Les principes des Ideacutees-Nombres et la participation dans les Dialogues de Platon 252

5 La reacuteception neacuteoplatonicienne de la critique aristoteacutelicienne 260

ARTICLE I INTUITION ET PENSEacuteE DISCURSIVE SUR LA FONCTION DE LrsquoEPIBOLEcirc

DANS LES ENNEacuteADES DE PLOTIN 263

x

1 Mise en contexte philosophique et historique de la notion drsquoepibolecirc 263

2 Le sens philosophique drsquoepibolecirc avant Plotin 265

3 Lrsquoepibolecirc tecircs dianoias dans les Enneacuteades 269

4 Lrsquoacircme lrsquoIntellect et lrsquoUn-Bien 276

5 Retour sur la penseacutee laquo non-discursive raquo et son objet 278

6 Remarques conclusives sur lrsquoepibolecirc 280

ARTICLE II INTELLECTION HUMAINE INSPIRATION DEacuteMONIQUE ET

ENTHOUSIASME DIVIN SELON PROCLUS 283

1 La connaissance divine deacutemonique et humaine selon Proclus 283

2 Lrsquointellection humaine et la fonction meacutediatrice du deacutemon 285

3 Lrsquoinspiration deacutemonique et lrsquoenthousiasme divin 291

4 Remarques conclusives sur la nature de lrsquointellection 296

TABLEAUX ET SCHEacuteMAS 299

1 La place des intellects particuliers dans la procession intellective 299

2 Les diffeacuterentes acceptions de noecircsis et de logos dans lrsquoIn Timaeum 299

3 Intellect (nous) et raison (logos) dans le mythe du Phegravedre 299

4 La division des faculteacutes de lrsquoacircme humaine selon Jean Philopon 300

5 Lrsquoordre de procession des reacutealiteacutes dans la philosophie de Proclus 300

BIBLIOGRAPHIE 301

xi

REMERCIEMENTS

Cette thegravese eacutelaboreacutee dans le cadre drsquoune cotutelle entre lrsquoUniversiteacute Laval et

lrsquoEacutecole Pratique des Hautes Eacutetudes doit beaucoup aux personnes qui mrsquoont offert leur aide

leurs conseils et leurs encouragements agrave divers moments de mon parcours universitaire

Je remercie vivement mes deux directeurs le professeur Jean-Marc Narbonne agrave

lrsquoUniversiteacute Laval et le professeur Philippe Hoffmann agrave lrsquoEacutecole Pratique des Hautes

Eacutetudes M Narbonne mrsquoa guideacute dans le monde acadeacutemique depuis le deacutebut de mes eacutetudes

universitaires en mrsquoinitiant drsquoabord agrave la philosophie ancienne et plus particuliegraverement au

neacuteoplatonisme puis en acceptant de diriger mes recherches agrave la maicirctrise et au doctorat Il

mrsquoimporte de souligner la qualiteacute et la constance de son accompagnement intellectuel et

moral aux diffeacuterentes eacutetapes de mon parcours acadeacutemique M Hoffmann mrsquoa

geacuteneacutereusement accueilli agrave Paris dans le cadre de ma cotutelle franco-queacutebeacutecoise Son

enseignement clair et inspirant mrsquoa permis drsquoaffiner ma compreacutehension du neacuteoplatonisme

tardif et drsquoaviver ma passion pour la langue grecque dont il sait manifester la richesse et la

beauteacute Je le remercie pour ses sages conseils et sa constante disponibiliteacute tout au long de

ma cotutelle mecircme lorsqursquoun oceacutean nous seacuteparait

Je tiens eacutegalement agrave remercier chaleureusement le professeur Claude Lafleur qui

en plus de mrsquoavoir fait connaicirctre et appreacutecier diverses figures de la penseacutee meacutedieacutevale agrave

lrsquooccasion de ses seacuteminaires (qui ont eacuteteacute formateurs stimulants ouverts agrave la discussion)

mrsquoa offert un soutien continu pendant mes eacutetudes supeacuterieures ainsi que sa preacutecieuse

collaboration pour divers projets en marge de mes recherches sur le neacuteoplatonisme

Enfin jrsquoai une penseacutee pour mon collegravegue Simon Fortier dont les recherches

doctorales ont elles aussi porteacute sur lrsquoœuvre de Proclus Nos discussions amicales autour de

thegravemes philosophiques et philologiques ont stimuleacute ma reacuteflexion sur la penseacutee ancienne

La poursuite de mes eacutetudes aux cycles supeacuterieurs et mes seacutejours universitaires agrave lrsquoeacutetranger

notamment dans le cadre de ma cotutelle nrsquoauraient pas eacuteteacute possibles sans les bourses qui

mrsquoont eacuteteacute offertes par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH) et

par le Fonds de recherche du Queacutebec ndash Socieacuteteacute et culture (FQRSC) Je remercie ces

organismes pour leur soutien financier

xiii

AVANT-PROPOS

Notre eacutetude sur la noeacutetique proclienne prend comme point de deacutepart la section du

Commentaire de Proclus sur le Timeacutee (I 243 26-246 9) ougrave sont deacutefinies les six acceptions

de lrsquointellection (noecircsis) Le texte grec de ce commentaire tel que citeacute en bas de page

provient de lrsquoeacutedition drsquoE Diehl Procli Diodochi in Platonis Timaeum commentaria

Leipzig Teubner t 1-3 1903-1906 (citeacute Proclus In Timaeum) Dans notre texte principal

nous citons la traduction drsquoA J Festugiegravere Commentaire sur le Timeacutee livres 1-5 Paris

Vrin 1966-1968 Nous avons eacutegalement consulteacute la reacutecente traduction anglaise sous la

direction de H Tarrant ndash Commentary on Platorsquos Timaeus vols 1-4 Cambridge

Cambridge University Press 2007-2009 ndash pour confirmer plus souvent qursquoinfirmer

lrsquointerpreacutetation du texte grec que suggegravere la traduction de Festugiegravere

Nous avons suivi un usage analogue agrave celui deacutefini par A Lernould dans

lrsquolaquo Avertissement raquo de sa monographie Physique et theacuteologie Lecture du Timeacutee de Platon

par Proclus en mettant une majuscule aux termes qui deacutesignent des reacutealiteacutes divines ou

principielles (lrsquoEcirctre lrsquoIntelligible le Vivant-en-soi etc) et agrave celles qui dans lrsquoordre des

principes divins occupent le premier rang (par exemple lrsquoIntellect divin et universel

duquel procegravede une seacuterie drsquointellects drsquoabord divins et particuliers puis seulement

particuliers) La complexiteacute de la structure ontotheacuteologique eacutelaboreacutee par Proclus fait

obstacle agrave une application uniforme de ce principe Dans certains cas plus probleacutematiques

nous avons jugeacute pertinent de justifier nos choix en deacutefinissant la nature et le rang des

entiteacutes et principes deacutesigneacutes selon les cas par une majuscule ou une minuscule En raison

de la speacutecificiteacute de notre eacutetude qui cible la noeacutetique proclienne nous avons parfois choisi

de traduire les termes relatifs agrave lrsquointellection autrement que ne le fait A J Festugiegravere ou les

autres traducteurs citeacutes ce que nous avons mentionneacute le cas eacutecheacuteant

Nous avons voulu donner accegraves dans leur langue drsquoorigine aux principaux concepts

et passages commenteacutes dans notre eacutetude en citant freacutequemment en bas de page le texte

grec (et exceptionnellement le texte latin) des traductions que nous reprenons et parfois

produisons nous-mecircme En dehors des citations infrapaginales les termes grecs sont

translitteacutereacutes drsquoapregraves un usage conventionnel (η = ecirc ω = ocirc esprit rude = h etc)

Dans le choix des sources platoniciennes aristoteacuteliciennes et neacuteoplatoniciennes

nous avons cibleacute les passages qui nous semblaient agrave la fois pertinents comme principes de

la noeacutetique proclienne et importants comme points de reacutefeacuterence pour mieux deacutemarquer la

doctrine de Proclus des thegraveses philosophiques qursquoelle critique ou cherche agrave concilier Nous

nrsquoavons fait usage que de quelques commentateurs modernes pour ces textes souvent

canoniques dans une preacutesentation qui cherche agrave mettre en avant les donneacutees qui sont les

points de deacutepart (les aphormai dans le vocabulaire de Proclus) explicites ou implicites

pour lrsquoeacutelaboration de la noeacutetique proclienne et plus geacuteneacuteralement de la gnoseacuteologie

neacuteoplatonicienne

Enfin nous preacutesentons deux articles leacutegegraverement remanieacutes qui apportent un

eacuteclairage suppleacutementaire sur la noeacutetique neacuteoplatonicienne le premier distingue les

multiples acceptions de lrsquoepibolecirc dans les Enneacuteades de Plotin le second reconsidegravere les

principes de la noeacutetique proclienne dans la perspective de la triade hommes-deacutemons-dieux

1

INTRODUCTION LA DOCTRINE DE LrsquoINTELLECTION

DANS LA PHILOSOPHIE DE PROCLUS PRINCIPES

EXEacuteGEacuteTIQUES ET FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES

1 Noeacutetique gnoseacuteologie et eacutepisteacutemologie dans la tradition platonico-

aristoteacutelicienne1

Au sein de la tradition platonico-aristoteacutelicienne lrsquoenquecircte sur la connaissance

humaine est indissociable drsquoun questionnement sur la nature de la plus haute faculteacute

cognitive de lrsquoacircme lrsquointellect (nous) ou la raison intellective (logos noeros)2 et sur les

causes de son activiteacute lrsquointellection (noecircsis) Alors que Platon dans des dialogues comme

le Timeacutee3 et le Phegravedre4 procegravede pour une premiegravere fois dans lrsquohistoire de la penseacutee agrave

lrsquoexamen dialectique de lrsquointellect en tant que cause de lrsquoordre et de la connaissance du

monde5 ses successeurs se chargeront de critiquer et de systeacutematiser ses reacuteflexions

noeacutetiques et eacutepisteacutemologiques Si les repreacutesentants du moyen platonisme avaient deacutejagrave

1 Preacutecisons drsquoabord le sens que nous attribuons agrave ces termes auquel nous chercherons agrave nous tenir dans la

suite de notre exposeacute La noeacutetique est pour nous la doctrine de lrsquointellect elle porte non seulement sur

lrsquointellect ou la potentialiteacute intellective de lrsquoacircme humaine mais aussi sur les principes intellectifs et

intelligibles qui sont seacutepareacutes de celle-ci qursquoils soient divins ou non (par exemple les intellects particuliers

dans la tradition neacuteoplatonicienne) Nous entendons par gnoseacuteologie un discours raisonneacute sur la connaissance

ce qui dans la tradition platonico-aristoteacutelicienne se confond avec lrsquoeacutetude des faculteacutes cognitives de lrsquoacircme

humaine Nous prenons le terme eacutepisteacutemologie dans son sens eacutetymologique de laquo discours sur la science raquo en

tant que la science ne comprend pas seulement les disciplines hypotheacutetiques telles que les matheacutematiques

mais eacutegalement la dialectique qui vise lrsquoanhypotheacutetique et cherche agrave produire un discours scientifique sur

lrsquoEcirctre Enfin la tradition platonico-aristoteacutelicienne comprend pour nous Platon Aristote et lrsquoensemble des

penseurs qui se sont reacuteclameacutes de leurs grands principes philosophiques et ont eacutelaboreacute leurs systegravemes agrave partir

drsquoune exeacutegegravese de leurs œuvres 2 Des preacutecisions seront apporteacutees afin de distinguer clairement chez Proclus la faculteacute intellective de lrsquoacircme

rationnelle (logos noeros) drsquoun intellect (nous) qui en est seacutepareacute Certes Proclus peut employer le terme

intellect (nous) pour parler de la faculteacute intellective de lrsquoacircme humaine mais il ne veut alors pas signifier un

intellect dont lrsquoexistence serait substantielle Lrsquointellect de lrsquohomme est de lrsquoordre de la potentialiteacute pour

Proclus alors que seule la raison est substantielle en lrsquoacircme humaine qui est essentiellement logos ce que

nous montrerons dans la SECTION II 3 En raison du problegraveme de la relation entre le Deacutemiurge et les Ideacutees (ou Vivant-en-soi) le Timeacutee compte

parmi les textes canoniques au fondement de la noeacutetique neacuteoplatonicienne Voir A H Armstrong laquo The

Background of the Doctrine ldquoThat the Intellegibles are not outside the Intellectrdquo raquo dans Plotinian and

Christian Studies Londres Variorum Reprints 1979 p 393-413 4 Lrsquoexeacutegegravese neacuteoplatonicienne du Phegravedre plus particuliegraverement celle de la section 246e-248c est lrsquoune des

principales sources de la noeacutetique proclienne Voir lrsquointroduction de H D Saffrey et L G Westerink dans

Proclus Theacuteologie platonicienne t IV Paris Belles Lettres 1981 p IX-XLV 5 Mecircme si Anaxagore nous apparaicirct comme le premier penseur de lrsquointellect (ou de lrsquoIntellect en tant qursquoil

serait pour lui seacutepareacute et divin) ce sont Platon et Aristote drsquoailleurs critiques envers la pertinence explicative

de lrsquoIntellect anaxagoreacuteen qui seront les reacuteels fondateurs de la noeacutetique ancienne

2

chercheacute agrave extraire des Dialogues une doctrine au sujet de lrsquointellect et des Ideacutees6 ce sont les

commentateurs neacuteoplatoniciens qui nous transmettront une doctrine de lrsquointellect

pleinement eacutelaboreacutee baseacutee sur lrsquoexeacutegegravese des œuvres de Platon et drsquoAristote drsquoune noeacutetique

dont plusieurs traditions philosophiques (byzantine arabe latine) seront les heacuteritiegraveres7

Dans le cadre drsquoune enquecircte sur les principes de la gnoseacuteologie platonico-

aristoteacutelicienne notre thegravese portera plus particuliegraverement sur la doctrine de lrsquointellection

dans la philosophie de Proclus nous montrerons qursquoelle se fonde sur les doctrines de ses

devanciers qursquoelle se structure agrave partir de principes dialectiques deacutefinis dans les dialogues

de Platon et qursquoelle a eu une influence sur drsquoautres penseurs et commentateurs de

lrsquoAntiquiteacute tardive dont son disciple Ammonius8 et du moins indirectement Boegravece9

Ainsi afin de mieux saisir le sens et la pertinence des thegraveses de Proclus au sujet de

lrsquointellect nous serons ameneacute agrave eacutetudier les doctrines de Plotin Porphyre Jamblique et

Syrianus qursquoil integravegre apregraves les avoir critiqueacutees agrave sa penseacutee Tout en partageant un corps

de doctrines tireacutees des Dialogues platoniciens ces penseurs deacutefendent des interpreacutetations

qui leur sont propres au sujet des principes intelligibles et des proceacutedeacutes cognitifs menant agrave

leur appreacutehension Puisque lrsquoeacutetude de la penseacutee de Proclus passe par celle de la tradition au

sein de laquelle il srsquoinsegravere notre thegravese retracera les grandes eacutetapes dans lrsquohistoire de la

6 Voir Alcinoos Enseignement des doctrines de Platon introduction texte eacutetabli et commenteacute

par J Whittaker et traduit par P Louis Paris Les Belles Lettres 1990 p 163 11-164 6 7 Nous pensons agrave des figures telles que Michel Psellus et Isaac Comnegravene dans le monde byzantin Al-Farabi

et Avicenne dans le monde arabe Albert le Grand et Thomas drsquoAquin dans le monde latin parmi drsquoautres

noms connus qui deacutefiniront leurs propres thegraveses noeacutetiques et gnoseacuteologiques dans la suite du commentarisme

platonico-aristoteacutelicien de lrsquoAntiquiteacute tardive Les travaux de Geacuterard Verbeke donnent une ideacutee de lrsquoinfluence

qursquoont pu avoir les commentaires grecs de lrsquoAntiquiteacute tardive sur la philosophie meacutedieacutevale Jean Philopon

Commentaire sur le De anima drsquoAristote Traduction de Guillaume de Moerbeke eacutedition critique avec

introduction sur la psychologie de Philopon LouvainParis Publications universitairesB Nauwelaerts 1966 8 En plus drsquoAmmonius nous pensons aux commentateurs neacuteoplatoniciens drsquoAristote Ascleacutepius et Jean

Philopon dont les eacutecrits sont eacutediteacutes dans la collection des Commentaria in Aristotelem graeca Ceux-ci sont

en grande partie tributaires des doctrines que lrsquoon retrouve chez Proclus mais preacutesentent celles-ci de maniegravere

simplifieacutee en raison notamment du contexte exeacutegeacutetique agrave savoir lrsquointerpreacutetation drsquoune œuvre drsquoAristote La

doctrine des faculteacutes de lrsquoacircme chez Philopon telle qursquoon la retrouve dans le prologue de son commentaire sur

le De anima (p 1-9) reprend les divisions de faculteacutes cognitives de lrsquoacircme par Proclus dans son Commentaire

sur le Timeacutee Voir TABLEAUX ET SCHEacuteMAS 4 La division des faculteacutes de lrsquoacircme humaine selon Jean Philopon 9 Nous avancerons quelques arguments en faveur drsquoune origine proclienne pour la doctrine gnoseacuteologique

exposeacutee par Boegravece au livre V chap 4 (prose) de sa Consolation de Philosophie

3

noeacutetique de Platon agrave Syrianus10 toujours dans le but drsquoeacuteclairer les six acceptions de

lrsquointellection du Commentaire sur le Timeacutee

Drsquoun point de vue philosophique nous travaillerons agrave deacutefinir la nature de

lrsquointellection proprement humaine deacutesigneacutee par lrsquoexpression laquo intuition simple raquo (epibolecirc

haplecirc) chez les commentateurs neacuteoplatoniciens ainsi nous serons drsquoabord ameneacute agrave

distinguer les diffeacuterents proceacutedeacutes cognitifs qui contribuent agrave activer la puissance intellective

de lrsquoacircme humaine pour ensuite montrer comment celle-ci par sa participation agrave un intellect

impersonnel qui lui est supeacuterieur peut arriver agrave connaicirctre les reacutealiteacutes les plus eacuteleveacutees et

donc les plus universelles dans lrsquoordre de lrsquoEcirctre Du point de vue philologique nous aurons

agrave eacutetablir dans quelle mesure le corpus proclien preacutesente une doctrine coheacuterente au sujet de

lrsquointellection malgreacute la diversiteacute des contextes dans lesquels celle-ci se preacutesente Par une

analyse des passages les plus pertinents disseacutemineacutes dans lrsquoensemble de lrsquoœuvre de Proclus

nous chercherons agrave systeacutematiser les diffeacuterents aspects de sa doctrine noeacutetique en tenant agrave

respecter le contexte de chaque œuvre en deacutefinissant la perspective prise par chacune sur la

notion drsquointellection Pour ce faire nous aurons agrave retracer lrsquoorigine des concepts cleacutes de la

penseacutee proclienne nous analyserons ainsi de maniegravere diachronique les principales notions

eacutepisteacutemologiques de la tradition platonico-aristoteacutelicienne

2 Les acceptions multiples de lrsquointellection dans lrsquoIn Timaeum de Proclus

Dans son commentaire aux lignes 28a1-4 du Timeacutee agrave lrsquooccasion de lrsquoexeacutegegravese de ce

bref passage qui syntheacutetise les grands principes du platonisme tel qursquointerpreacuteteacutes par la

tradition neacuteoplatonicienne Proclus attribue six acceptions au terme noecircsis i) lrsquointellection

intelligible ii) lrsquointellection qui lie lrsquointellect agrave lrsquointelligible iii) lrsquointellection de lrsquointellect

divin iv) lrsquointellection des intellects particuliers v) lrsquointellection de lrsquoacircme raisonnable vi)

lrsquointellection de lrsquoimagination11 Les deacutefinitions de chacune de ces acceptions sont

cateacutegoriques elles preacutesupposent une doctrine fermement eacutetablie dont elles exposent par

des propos parfois allusifs les principaux eacuteleacutements conceptuels Elles constitueront le

10 Voir J Peacutepin laquo Eacuteleacutements pour une histoire de la relation entre lrsquointelligence et lrsquointelligible chez Platon et

dans le neacuteoplatonisme raquo Revue Philosophique 146 (1956) p 39-64 11 Proclus In Timaeum I 243 26-246 9 (il srsquoagit de la section telle que deacutelimiteacutee par A J Festugiegravere qui

traite des diffeacuterentes acceptions de la noecircsis)

4

point de deacutepart de notre enquecircte sur les diffeacuterents sens pris par la noecircsis dans la philosophie

de Proclus Lrsquoexpression noecircsis meta logou sur laquelle Proclus projette la riche structure

de sa noeacutetique srsquoinsegravere dans un extrait du Timeacutee ougrave lrsquoEcirctre et le Devenir sont chacun deacutefinis

par leurs modes de connaissance respectifs agrave savoir lrsquointellection accompagneacutee de raison et

lrsquoopinion accompagneacutee de sensation12

Or il y a lieu agrave mon sens de commencer par faire cette distinction qursquoest-ce

qui est toujours sans jamais devenir et qursquoest-ce qui devient toujours sans ecirctre

jamais De toute eacutevidence peut ecirctre appreacutehendeacute par lrsquointellect et faire lrsquoobjet

drsquoune explication rationnelle ce qui toujours reste identique En revanche peut

devenir objet drsquoopinion au terme drsquoune perception sensible rebelle agrave toute

explication rationnelle ce qui naicirct et se corrompt ce qui nrsquoest reacuteellement

jamais13

Sur ce court extrait drsquoun dialogue de Platon le plus important apregraves le Parmeacutenide agrave ses

yeux14 Proclus agrave la suite des commentateurs platoniciens et neacuteoplatoniciens dont il est

tributaire fait reposer non seulement sa gnoseacuteologie mais eacutegalement sa meacutetaphysique en

tant que celle-ci srsquointeacuteresse agrave la nature des principes lrsquoEcirctre et le Devenir auxquels les

faculteacutes cognitives de lrsquoacircme sont relatives

Notre thegravese visera dans un premier temps agrave distinguer les modes de connaissance

propres agrave lrsquoacircme humaine Nous traiterons drsquoabord des trois derniegraveres acceptions deacutefinies

par Proclus dans lrsquoordre inverse de leur preacutesentation lrsquointellection imaginative

lrsquointellection de lrsquoacircme rationnelle et lrsquointellection de lrsquointellect particulier (qui nous le

verrons est la cause de lrsquointellection humaine au sens propre ou en drsquoautres termes des

intuitions simples de lrsquoacircme) Nous suivrons ainsi une voie inductive ou analytique15 qui

12 Nous conserverons ces deux expressions qui sont le calque du grec noecircsis meta logou et doxa

metrsquoaisthecircseocircs au datif dans le texte de Platon (noecircsei et doxecirc) mais que nous preacutesentons ici agrave la forme

nominative (noecircsis et doxa) en conservant le compleacutement au geacutenitif (meta logou et metrsquoaisthecircseocircs) 13 Platon Timeacutee 27d-28a (trad L Brisson) laquo Ἔστιν οὖν δὴ κατrsquo ἐμὴν δόξαν πρῶτον διαιρετέον τάδεmiddot τί τὸ

ὂν ἀεί γένεσιν δὲ οὐκ ἔχον καὶ τί τὸ γιγνόμενον μὲν ἀεί ὂν δὲ οὐδέποτε τὸ μὲν δὴ νοήσει μετὰ λόγου

περιληπτόν ἀεὶ κατὰ ταὐτὰ ὄν τὸ δrsquo αὖ δόξῃ μετrsquo αἰσθήσεως ἀλόγου δοξαστόν γιγνόμενον καὶ

ἀπολλύμενον ὄντως δὲ οὐδέποτε ὄν raquo 14 Ou peut-ecirctre mecircme le plus important du moins dans une perspective peacutedagogique qui eacuteviterait les

controverses et les interpreacutetations erroneacutees des principes theacuteologiques drsquoapregraves ce qursquoon peut lire dans ce

qursquoon appelle communeacutement la Vie de Proclus par Marinus au tout dernier chapitre (ch 38) Voir les notes

de H D Saffrey et A-Ph Segonds agrave ce propos dans Marinus Proclus ou sur le bonheur Paris Les Belles

Lettres 2002 p 44 notes 2 et 5 (p 181) 15 Nous comprenons ici la notion drsquoanalyse telle que peut la deacutefinir Proclus agrave savoir comme une remonteacutee

vers les premiers principes Voir Proclus In Parmenidem 1003 16-19 (trad G R Morrow et J Dillon)

5

nous fera remonter vers la forme la plus haute de lrsquointellection qui demeure proprement

humaine lrsquointellection accompagneacutee de raison agrave partir de sa forme la plus deacutegradeacutee

lrsquoimagination qui par son inteacuterioriteacute reste associeacutee agrave la noecircsis pour Proclus Dans un

deuxiegraveme temps nous nous inteacuteresserons aux formes divines de lrsquointellection qui deacutecrivent

les trois premiegraveres acceptions de la noecircsis encore une fois selon un ordre ascendant

lrsquointellection de lrsquointellect divin lrsquointellection qui lie lrsquointellect agrave lrsquointelligible et

lrsquointellection intelligible

21 Lrsquointellection imaginative

Comme le note A J Festugiegravere dans sa traduction du Commentaire sur le Timeacutee16

lrsquointellection imaginative la seule dont Proclus fait une passion pourrait avoir comme

source cette ligne du De anima drsquoAristote laquo si lrsquoon pose lrsquoimagination comme une certaine

forme drsquointellection17 raquo Lrsquoeacutepisteacutemologie aristoteacutelicienne et ses interpreacutetations

peacuteripateacuteticiennes ont fort probablement influenceacute ndash il restera agrave deacuteterminer dans quelle

mesure ndash les propos de Proclus au sujet de cette intellection imaginative18 Notons

qursquoAlexandre drsquoAphrodise est reconnu parmi drsquoautres pour avoir systeacutematiseacute et transmis

aux penseurs neacuteoplatoniciens dont Plotin19 les reacuteflexions parfois aporeacutetiques qursquooffre

Aristote dans ses traiteacutes Par ailleurs les ouvrages didactiques du meacutedioplatonisme20 ougrave les

doctrines platoniciennes sont souvent exprimeacutees au moyen de concepts aristoteacuteliciens ont

peut-ecirctre eux aussi preacutepareacute lrsquoapproche laquo conciliante raquo de lrsquoexeacutegegravese proclienne21 Notre

laquo Again sometimes one must make an analysis of things back to their first principles For the transition from

the subject under investigation to everything that is not the subject sometimes proceeds by analysis to the

causes sometimes to the accessory causes raquo 16 Notes drsquoA J Festugiegravere dans Commentaire sur le Timeacutee livre 2 Paris Vrin 1967 p 79 n 3 17 Cette phrase srsquoinsegravere dans ce passage drsquoAristote De lrsquoacircme III 10 433a9-12 laquo Φαίνεται δέ γε δύο ταῦτα

κινοῦντα ἢ ὄρεξις ἢ νοῦς εἴ τις τὴν φαντασίαν τιθείη ὡς νόησίν τιναmiddot πολλοὶ γὰρ παρὰ τὴν ἐπιστήμην

ἀκολουθοῦσι ταῖς φαντασίαις καὶ ἐν τοῖς ἄλλοις ζῴοις οὐ νόησις οὐδὲ λογισμὸς ἔστιν ἀλλὰ φαντασία raquo 18 Au sujet de lrsquoimportance de la tradition aristoteacutelicienne pour la conception neacuteoplatonicienne de la noeacutetique

voir P Hadot laquo La conception plotinienne de lrsquoidentiteacute entre lrsquointellect et son objet Plotin et le De anima

drsquoAristote raquo dans Corps et acircme Sur le De anima drsquoAristote Paris Vrin 1996 p 367-376 19 Voir Porphyre Vita Plotini 14 ougrave apparaissent entre autres les sources peacuteripateacuteticiennes de Plotin 20 Voir J Dillon The Middle Platonists Londres Duckworth 1977 21 Nous aurons lrsquooccasion de faire quelques remarques au cours de notre eacutetude sur lrsquoapproche parfois

laquo harmonisante raquo parfois laquo poleacutemique raquo des commentateurs neacuteoplatoniciens agrave lrsquoeacutegard drsquoAristote Nous

nrsquoeacutemettrons pas drsquoembleacutee un jugement cateacutegorique sur lrsquoattitude de Proclus ou sur celle de son maicirctre

Syrianus agrave lrsquoeacutegard du disciple de Platon Nous nous contenterons drsquoanalyser les passages ougrave les thegraveses

aristoteacuteliciennes sont discuteacutees sous lrsquoautoriteacute des doctrines que les neacuteoplatoniciens attribuent agrave Platon

6

enquecircte au sujet de cette intellection imaginative nous amegravenera donc revisiter les thegraveses

drsquoAristote sur lrsquoimagination et leur interpreacutetation chez ses commentateurs22

On peut se demander pourquoi Proclus fait de lrsquoimagination une forme

drsquointellection alors que lrsquoon tend plutocirct agrave la consideacuterer dans une perspective platonicienne

comme un obstacle agrave lrsquoexercice de la penseacutee pure Nrsquoest-ce pas la leccedilon que nous apprend

de lrsquoavis mecircme des neacuteoplatoniciens la seconde partie du Parmeacutenide23 Drsquoapregraves Proclus

crsquoest en raison de lrsquointeacuterioriteacute de son objet que lrsquoimagination peut ecirctre compteacutee au nombre

des formes drsquointellection Elle se distingue en cela de la sensation qui ne peut srsquoactiver

sans la preacutesence drsquoun objet exteacuterieur Toutefois lrsquoimagination ne permet pas agrave lrsquoacircme

drsquoappreacutehender une nature qui a le caractegravere de lrsquouniversaliteacute ce qui constitue la

caracteacuteristique commune agrave toutes les autres formes de noecircsis Dans son Commentaire sur le

Premier Alcibiade Proclus parle de la neacutecessiteacute pour lrsquoacircme de deacutepasser cette forme deacutevieacutee

drsquointellection conccedilue comme un obstacle agrave la conception de lrsquoimmateacuteriel

Il faut fuir les imaginations en tant que formatrices drsquoimages en tant que

particuliegraveres et en tant qursquoelles introduisent une incroyable diversiteacute en tant

qursquoelles nous empecircchent de remonter vers lrsquoindivis et lrsquoimmateacuteriel mais au

contraire nous entraicircnent dans lrsquointellection passive alors que nous nous

efforccedilons de saisir la nature immateacuterielle24

Ce passage qui reformule les thegraveses du Commentaire sur le Timeacutee concernant le rocircle de

chaque faculteacute psychique doit-il ecirctre interpreacuteteacute comme une condamnation sans appel de la

22 Au sujet du commentarisme peacuteripateacuteticien et sur lrsquoimportante figure drsquoAlexandre drsquoAphrodise on pourra

consulter P Moraux Der Aristotelismus bei den Griechen Von Andronikos bis Alexander von Aphrodisias

Dritter Band Alexanders von Aphrodisias eacutediteacute par J Wiesner BerlinNew York Walter de Gruyter 2001

Proclus ne cite pas Alexandre drsquoAphrodise dans son exposeacute sur la noecircsis dans son Commentaire sur le Timeacutee

mais on peut voir une influence de son interpreacutetation de la noeacutetique drsquoAristote certes indirecte sur la

conception proclienne drsquoun intellect conccedilu comme seacutepareacute de lrsquoacircme 23 Au sujet de lrsquoimagination comme obstacle pour la dialectique dans le Parmeacutenide voir lrsquointroduction

geacuteneacuterale et lrsquointroduction propre agrave chacun des sept livres du Commentraire de Proclus par J Dillon dans

Commentary on Platorsquos Parmenides traduction par G R Morrow et J Dillon Princeton Princeton

University Press 1987 Nous avons consulteacute (pour en faire un usage qui nrsquoa pu ecirctre que limiteacute) lrsquoeacutedition et la

traduction plus reacutecentes mais encore partielles de ce mecircme commentaire par C Luna et A-Ph Segonds

Proclus Commentaire sur le Parmeacutenide de Platon t I-III Paris Les Belles Lettres 2007-2011 Ces trois

tomes comprennent les livres I agrave III du Commentaire de Proclus alors que la plupart des deacuteveloppements

pertinents pour notre eacutetude (sur la gnoseacuteologie lrsquoeacutepisteacutemologie et la dialectique) se trouvent aux livres IV et

V Nous nrsquoavons pas pu tenir compte de la reacutecente parution du tome IV (sur le livre IV) dans la mecircme eacutedition 24 Proclus In Alcibiadem I 245 17-246 3 (p 293) (trad A-Ph Segonds) laquo φευκτέον τὰς φαντασίας ὡς

μορφωτικὰς καὶ ὡς μεριστὰς καὶ ὡς ποικιλίαν ἀμήχανον ὅσην ἐπεισαγούσας καὶ πρὸς τὸ ἀμέριστον καὶ

ἄϋλον οὐκ ἐώσας ἡμᾶς ἀναχωρεῖν ἀλλὰ σπεύδοντας τῆς τοιαύτης οὐσίας ἀντιλαβέσθαι κατασπώσας ἐπὶ τὴν

παθητικὴν νόησιν raquo

7

puissance imaginative En tant qursquoelle est consideacutereacutee par Proclus comme une forme

drsquointellection nous aurons donc agrave juger si dans lrsquoensemble de son corpus lrsquoimagination

peut drsquoune certaine maniegravere jouer un rocircle positif dans la remonteacutee vers lrsquointelligible ou si

elle ne constitue qursquoun obstacle agrave lrsquoactivation des puissances intellectives de lrsquoacircme

humaine Nous nous inteacuteresserons plus particuliegraverement agrave lrsquoexpression intellect passif

(nous pathecirctikos) qui apparaicirct entre autres dans le Commentaire de Proclus sur le premier

livre des Eacuteleacutements drsquoEuclide qui a reccedilu reacutecemment lrsquoattention de plusieurs speacutecialistes du

neacuteoplatonisme et des matheacutematiques dans lrsquoAntiquiteacute25

22 Lrsquointellection de lrsquoacircme rationnelle

Lrsquointellection de lrsquoacircme raisonnable quant agrave elle pose un problegraveme que nrsquoeacutelucide

qursquoen partie le commentaire de Proclus aux lignes 28a1-4 du Timeacutee Si cette intuition est

discursive si elle se produit dans le temps en ne saisissant drsquoun seul coup qursquoune partie du

tout intelligible celle-ci ne peut agrave proprement parler ecirctre qualifieacutee de laquo rassembleacutee raquo

(athroocircs) expression qui deacutesigne de maniegravere propre lrsquointuition simple Crsquoest ce que note

drsquoailleurs Proclus laquo tantocirct elle voit les Touts mais elle ne les voit agrave un seul et mecircme

instant que par fragments et non tout agrave la fois26 raquo Alors pourquoi ranger lrsquointuition

discursive parmi les intellections dont le critegravere premier demeure dans lrsquoensemble de la

tradition neacuteoplatonicienne la simpliciteacute et lrsquouniteacute La proposition 176 des Eacuteleacutements de

theacuteologie peut apporter des pistes de reacuteponse Proclus semble y distinguer une forme

discursive drsquointuition qui nrsquoactualise agrave la fois qursquoune partie drsquoun tout de lrsquointellection

proprement dite qui appreacutehende de maniegravere simple et rassembleacutee une totaliteacute de Formes

Toutes les ideacutees de lrsquoesprit sont inteacuterieures les unes aux autres de faccedilon unitaire

et chacune est agrave part de faccedilon discregravete Mais si apregraves ces deacutemonstrations on

25 Nous pensons principalement agrave lrsquoouvrage collectif Eacutetudes sur le Commentaire de Proclus au premier livre

des Eacuteleacutements drsquoEuclide eacutediteacute par A Lernould Villeneuve drsquoAscq Presses Universitaires du Septentrion

2010 Sans ignorer les deacutemonstrations des chercheurs contemporains au sujet de la notion drsquointellect passif

nous emprunterons une voie moins exploreacutee pour retracer sa geacuteneacutealogie en portant attention au Commentaire

drsquoAmmonius disciple de Proclus sur le De interpretatione drsquoAristote dont le prologue traite du nous

pathecirctikos 26 Proclus In Timaeum I 244 29-31 (trad A J Festugiegravere) laquo ὅπου δὲ ὁρᾷ μὲν τὰ ὅλα ἀλλὰ μερικῶς ἅμα

καὶ οὐκ ἀθρόως raquo

8

avait besoin drsquoexemples qursquoon songe aux theacuteoregravemes multiples qui habitent une

seule acircme27

Proclus reprend ici une analogie chegravere agrave la tradition neacuteoplatonicienne celle du tout et des

parties de la science que lrsquoon retrouve deacutejagrave chez Plotin

ndash Dans une science dira-t-on la partie nrsquoest pas le tout ndash Sans doute le savant

a actuellement en vue la partie de la science dont il a besoin cette partie est au

premier rang mais toutes les autres srsquoensuivent et y sont en puissance drsquoune

maniegravere latente ainsi toute la science est dans cette partie Et crsquoest en ce sens

sans doute qursquoon parle dans la science du tout et de la partie dans la science

intelligible tout est en acte agrave la fois et crsquoest pourquoi elle renferme toute precircte

chacune des parties dont vous deacutesirez actuellement vous occuper tout est precirct

dans chaque partie et la partie tire force de son voisinage avec le tout28

Dans une science ougrave les diffeacuterents theacuteoregravemes sont comme les multiples parties drsquoun tout

intelligible crsquoest la fonction discursive de lrsquoacircme qui permet de faire passer de la puissance

agrave lrsquoacte lrsquoune de ces parties La remonteacutee de lrsquointuition discursive qui dans son actualiteacute ne

peut appreacutehender que la partie drsquoun tout qursquoelle cherche agrave connaicirctre agrave lrsquointuition simple et

proprement intellective demandera agrave lrsquoacircme de viser lrsquouniteacute au principe de la multipliciteacute des

attributs qursquoelle saisit discursivement Notre tacircche consistera donc agrave montrer comment par

lrsquoexercice de la science le dialecticien peut arriver agrave transcender ses intuitions partielles et

temporelles de lrsquointelligible dans une viseacutee intuitive qui srsquoassimile aux intelligibles qui

sont simples et eacuteternels Crsquoest ce que laisse comprendre ce passage du Commentaire de

Proclus sur le Premier Alcibiade qui suit lrsquoextrait preacuteceacutedemment citeacute au sujet de

lrsquoimagination comme obstacle agrave la penseacutee (apregraves un court deacuteveloppement sur lrsquoopinion29)

27 Proclus Eacuteleacutements de theacuteologie prop 176 (trad J Trouillard leacutegegraverement modifieacutee [nous avons changeacute

thegravemes par theacuteoregravemes pour la traduction de theocircrecircmata]) laquo πάντα ἄρα τὰ νοερὰ εἴδη καὶ ἐν ἀλλήλοις ἐστὶν

ἡνωμένως καὶ χωρὶς ἕκαστον διακεκριμένως εἰ δέ τις ἐπὶ ταῖσδε ταῖς ἀποδείξεσι καὶ παραδειγμάτων δέοιτο

τὰ θεωρήματα νοείτω τὰ ἐν μιᾷ ψυχῇ raquo 28 Plotin Traiteacute IV 9 [8] 5 11-19 (trad Eacute Breacutehier) laquo Ἀλλrsquo ἐν τῇ ἐπιστήμῃ εἴποι τις ἄν τὸ μέρος οὐχ ὅλον

Ἢ κἀκεῖ ἐνεργείᾳ μὲν μέρος τὸ προχειρισθὲν οὗ χρεία καὶ τοῦτο προτέτακται ἕπεται μέντοι καὶ τὰ ἄλλα

δυνάμει λανθάνοντα καὶ ἔστι πάντα ἐν τῷ μέρει Καὶ ἴσως ταύτῃ ἡ ὅλη λέγεται τὸ δὲ μέροςmiddot ἐκεῖ μὲν οἷον

ἐνεργείᾳ ἅμα πάνταmiddot ἕτοιμον οὖν ἕκαστον ὃ προχειρίσασθαι θέλειςmiddot ἐν δὲ τῷ μέρει τὸ ἕτοιμον ἐνδυναμοῦται

δὲ οἷον πλησιάσαν τῷ ὅλῳ raquo Pour une traduction plus reacutecente qui reprend une interpreacutetation semblable du

texte grec on pourra consulter celle de L Brisson et J-F Pradeau dans Plotin Traiteacutes 7-21 Paris

Flammarion 2003 p 49 29 Lrsquoopinion ou doxa est parfois preacutesenteacutee comme un intermeacutediaire entre lrsquoimagination et la science ou

dianoia dans la hieacuterarchie des faculteacutes selon Proclus Dans notre exposeacute sur lrsquointellection de lrsquoacircme

rationnelle nous traiterons briegravevement de cette faculteacute qui ne correspond agrave aucune des acceptions de la noecircsis

9

Et bien donc fuyant toutes ces espegraveces diviseacutees et particuliegraveres de la vie

remontons vers la science elle-mecircme et lagrave ramenons la multitude de nos

connaissances agrave lrsquouniteacute et embrassons drsquoun lien unique la multitude des

sciences Car il nrsquoy a ni conflit ni contradiction entre les sciences mais toujours

les sciences de second rang servent celles qui leur sont anteacuterieures et tiennent

leurs principes propres de celles-lagrave Cependant il faut ici srsquoeacutelever des sciences

multiples vers la science unique la science anhypotheacutetique et premiegravere et faire

tendre toutes les autres sciences vers celle-lagrave30

Nous chercherons agrave comprendre la nature de cette intellection en tant qursquoelle deacutecrit

lrsquoactiviteacute de la dialectique et des sciences qui lui sont subordonneacutees notamment les

matheacutematiques dont lrsquoobjet selon un schegraveme heacuteriteacute de lrsquoAnalogie de la Ligne dans la

Reacutepublique est infeacuterieur agrave la nature intelligible viseacutee par lrsquoacte drsquointellection31

23 Lrsquointellection de lrsquointellect particulier et les intuitions simples

Puisque lrsquointellection discursive nrsquoarrive pas agrave saisir drsquoun seul coup la simpliciteacute des

intelligibles il faudra postuler une forme drsquointuition supeacuterieure agrave laquelle le logos de lrsquoacircme

humaine devra srsquoeacutelever Lrsquointellect particulier auquel une multipliciteacute drsquoacircmes humaines

participe apparaicirct alors dans la penseacutee proclienne comme la condition de possibiliteacute de la

connaissance proprement philosophique celle qui permet agrave lrsquoacircme drsquoatteindre lrsquoEcirctre Mais

alors que Proclus parle souvent drsquoune multipliciteacute drsquointellects dont le premier pourrait ecirctre

identifieacute au Deacutemiurge du Timeacutee il est cette fois question dans le passage qui nous

inteacuteresse drsquoun seul intellect dit particulier Lagrave ougrave le lecteur pourrait srsquoattendre agrave une

preacutecision sur la nature de cet intellect et sur les moyens pour lrsquoacircme de srsquoy unir Proclus

rappelle qursquoil a expliqueacute cela laquo en deacutetail plus longuement ailleurs raquo Agrave lrsquoexception de la

section consacreacutee agrave la noeacutetique dans les Eacuteleacutements de theacuteologie (prop 166-183) ougrave le

concept de merikos nous qui y apparaicirct nrsquoest drsquoailleurs pas vraiment expliciteacute les

commentateurs dont A J Festugiegravere nrsquoont pas eacuteteacute en mesure de repeacuterer dans le corpus

car elle porte essentiellement sur un universel qui apparaicirct dans les reacutealiteacutes exteacuterieures agrave lrsquoacircme alors que

lrsquointeacuterioriteacute est lrsquoun des critegraveres pour associer lrsquoexercice drsquoune faculteacute agrave la noecircsis 30 Proclus In Alcibiadem I 246 7-15 (p 293-294) (trad A-Ph Segonds) laquo ταῦτα δὴ πάντα τὰ μεριστὰ καὶ

ποικίλα τῆς ζωῆς εἴδη φεύγοντες ἐπrsquo αὐτὴν ἀναδράμωμεν τὴν ἐπιστήμην κἀκεῖ τὸ πλῆθος τῶν θεωρημάτων

εἰς ἕνωσιν συναγάγωμεν καὶ τὸ πλῆθος τῶν ἐπιστημῶν ἑνὶ συνδέσμῳ περιλάβωμεν οὔτε γὰρ στάσις οὔτε

ἐναντίωσίς ἐστιν ἐπιστημῶν πρὸς ἐπιστήμας ἀλλrsquo ἀεὶ ταῖς πρὸ αὐτῶν ὑπουργοῦσιν αἱ δεύτεραι καὶ ἔχουσι

τὰς οἰκείας ἀρχὰς ἀπrsquoἐκείνων δεῖ δὲ ὅμως ἐνταῦθα πρὸς τὴν μίαν ἐπιστήμην ἀπὸ τῶν πολλῶν ἑαυτὸν

περιάγειν τὴν ἀνυπόθετον καὶ πρώτην καὶ τὰς ἄλλας ἁπάσας εἰς ἐκείνην ἀνατείνειν raquo 31 Nous traiterons de cette question dans la troisiegraveme partie de la SECTION I ainsi que dans lrsquoANNEXE II au

sujet de la critique aristoteacutelicienne de la theacuteorie platonicienne des Ideacutees-Nombres

10

proclien tel qursquoil nous a eacuteteacute conserveacute cette exposition tant espeacutereacutee sur cet intellect vers

lequel lrsquoacircme humaine doit se tourner afin de saisir lrsquointelligible dans sa simpliciteacute Agrave ce

sujet le rocircle joueacute dans la noeacutetique proclienne par les acircmes deacutemoniques et angeacuteliques

entiteacutes intermeacutediaires entre lrsquoacircme humaine et lrsquointellect particulier reste encore agrave

deacuteterminer Crsquoest ce que nous essaierons de faire

Lrsquoillumination de lrsquoacircme par lrsquointellect particulier pose le problegraveme des

intermeacutediaires mais elle soulegraveve eacutegalement la question de lrsquoindividualiteacute de lrsquointellect dont

lrsquoimportance fut capitale dans la tradition platonico-aristoteacutelicienne Lrsquointellect est-il

constitutif de lrsquoacircme humaine ou lui est-il ajouteacute du dehors Crsquoest un thegraveme qui avec la

question du rapport de lrsquointellect agrave lrsquointelligible sera abordeacute dans notre thegravese Dans le

passage preacuteceacutedemment citeacute de son Commentaire sur le Timeacutee Proclus eacutenonce

Lrsquointellect particulier est eacutetabli immeacutediatement au-dessus de notre essence il

lrsquoeacutelegraveve et la perfectionne lui vers lequel nous nous tournons quand nous nous

sommes purifieacutes par la philosophie et nous avons lieacute notre faculteacute intellective agrave

son intellection agrave lui32

La doctrine peacuteripateacuteticienne de lrsquointellect actif et de lrsquointellect passif semble avoir influenceacute

la penseacutee de Proclus qui parle ici drsquoune faculteacute intellective de lrsquoacircme sans eacutetablir

lrsquoexistence drsquoun intellect qui ferait substantiellement partie de lrsquoacircme humaine Lrsquoactiviteacute

logique de lrsquoacircme qui ne saurait ecirctre une pure intellection puisqursquoelle est essentiellement

discursive ndash et donc temporelle ndash est ainsi deacutecrite par Proclus

Quand le logos intellige lrsquoEcirctre reacuteellement ecirctre en tant que logos il a une

activiteacute discursive en tant qursquointelligeant il agit par une intuition toute simple

puisqursquoil intellige tout drsquoun coup chaque objet comme simple sans pourtant

intelliger tous les objets ensemble mais en passant de lrsquoun agrave lrsquoautre cependant

que au cours de ce passage il intellige tout ce qursquoil intellige comme un et

comme simple33

32 Proclus In Timaeum I 245 13-17 (trad A J Festugiegravere leacutegegraverement modifieacutee) laquo ὁ γὰρ μερικὸς νοῦς

προσεχῶς ὑπερίδρυται τῆς ἡμετέρας οὐσίας ἀνάγων αὐτὴν καὶ τελειῶν πρὸς ὃν ἐπιστρεφόμεθα καθηράμενοι

διὰ φιλοσοφίας καὶ τὴν ἑαυτῶν νοερὰν δύναμιν τῇ ἐκείνου νοήσει συνάψαντες raquo Nous ferons une analyse

plus approfondie de ce passage agrave la SECTION II 33 Ibid I 246 5-9 (trad A J Festugiegravere) laquo ὡς ὅταν γε λόγος νοῇ τὸ ἀεὶ ὄν ὡς μὲν λόγος ἐνεργεῖ

μεταβατικῶς ὡς δὲ νοῶν μετὰ ἁπλότητος ἕκαστον μὲν ὡς ἁπλοῦν ἅμα νοῶν οὐ πάντα δὲ ἅμα ἀλλὰ

μεταβαίνων ἀπrsquo ἄλλων ἐπrsquo ἄλλα νοῶν δὲ πᾶν ὃ νοεῖ μεταβαίνων ὡς ἓν καὶ ἁπλοῦν raquo

11

Nous aurons donc agrave deacuteterminer chez Proclus et ses plus illustres preacutedeacutecesseurs les moyens

par lesquels lrsquoacircme humaine peut activer ses propres puissances intellectives et saisir lrsquoEcirctre

par des intuitions simples Agrave la suite de ses propos sur lrsquoimagination lrsquoopinion et la science

dans son Commentaire sur le Premier Alcibiade Proclus nous fait ainsi comprendre que la

connaissance humaine est couronneacutee par lrsquointellection qui est anteacuterieure agrave la science et lui

fournit ses principes

Mais apregraves la science et lrsquoentraicircnement dans la science il faut que lrsquoacircme

abandonne les synthegraveses les divisions et les discursus de toute sorte pour

eacutemigrer vers la vie intellective et les intuitions simples Car la science nrsquoest pas

le sommet des connaissances mais anteacuterieurement agrave la science il y a

lrsquointellect34

Par une enquecircte sur la notion drsquointuition simple (epibolecirc haplecirc) dans la tradition platonico-

aristoteacutelicienne35 nous chercherons agrave mieux saisir ce qursquoest lrsquointellection au sens propre

selon Proclus et le sens exact que prend pour lui le syntagme noecircsis meta logou

24 Les intellections divines (lrsquointellect lrsquointellection et lrsquointelligible) la connaissance de

soi et lrsquoinspiration divine

Les trois autres modes drsquointellection deacutefinis par Proclus se rattachent agrave des principes

supeacuterieurs non seulement agrave lrsquoacircme humaine mais aussi agrave lrsquointellect particulier Ils se laissent

comprendre selon lrsquointerpreacutetation drsquoA J Festugiegravere drsquoapregraves le schegraveme triadique Ecirctre-Vie-

Penseacutee (on-zocircecirc-nous)36 La possibiliteacute pour lrsquohomme drsquoy participer semble attesteacutee dans les

Eacuteleacutements de theacuteologie ougrave Proclus parle mecircme drsquoune participation indirecte des acircmes

particuliegraveres agrave lrsquoIntellect universel et divin

Tout intellect particulier participe agrave lrsquoHeacutenade toute premiegravere et supeacuterieure agrave

lrsquoIntellect et agrave travers lrsquoIntellect total et agrave travers lrsquoheacutenade particuliegravere qui lui

34 Proclus In Alcibiadem I 246 18-247 1 (p 294) (trad A-Ph Segonds) laquo μετὰ δὲ τὴν ἐπιστήμην καὶ τὴν

ἐν αὐτῇ γυμνασίαν τὰς μὲν συνθέσεις καὶ τὰς διαιρέσεις καὶ τὰς πολυειδεῖς μεταβάσεις ἀποθετέον ἐπὶ δὲ τὴν

νοερὰν ζωὴν καὶ τὰς ἁπλᾶς ἐπιβολὰς μεταστατέον τὴν ψυχήν οὐ γάρ ἐστιν ἐπιστήμη τῶν γνώσεων καὶ

ἀκρότης ἀλλὰ καὶ πρὸ ταύτης ὁ νοῦς raquo 35 Nous avons eacutegalement inclus agrave la suite de notre thegravese sur la doctrine de lrsquointellection dans la philosophie de

Proclus un article consacreacute agrave la notion drsquoepibolecirc chez Plotin Voir ARTICLE I 36 Voir les notes drsquoA J Festugiegravere dans sa traduction de lrsquoIn Timaeum I 243 26-246 9 en particulier livre

2 p 78 n 3

12

correspond Toute acircme particuliegravere participe agrave lrsquoIntellect total et agrave travers lrsquoAcircme

totale et agrave travers lrsquointellect particulier qui lui correspond37

En prenant toujours comme point de reacutefeacuterence lrsquointellection proprement humaine nous

voudrons deacuteterminer le mode par lequel lrsquoacircme de lrsquohomme par une inspiration divine qui

transcende lrsquoillumination des intellects particuliers peut atteindre une connaissance

supeacuterieure de lrsquoEcirctre Lrsquoexeacutegegravese du Parmeacutenide par Proclus qui deacutefinit une hieacuterarchie entre

les ecirctres intelligibles38 et son interpreacutetation du Phegravedre qui deacutegage un ordre de reacutealiteacutes

intelligibles-et-intellectives (supeacuterieures aux principes intellectifs viseacutes par la noecircsis meta

logou) fournit un cadre meacutetaphysique pour la distinction drsquoune intellection supeacuterieure qui

pourrait srsquoactiver dans lrsquoacircme humaine par-delagrave lrsquointellection accompagneacutee de raison Nous

nous inteacuteresserons agrave la lecture de ces deux dialogues par Proclus en plus de son

interpreacutetation du Timeacutee et du Premier Alcibiade dont nous avons commenceacute agrave preacutesenter les

thegraveses gnoseacuteologiques et noeacutetiques Nous traiterons eacutegalement de la connaissance de soi

dans la tradition platonico-aristoteacutelicienne dans le rapport de lrsquoacircme humaine agrave un Intelllect

seacutepareacute et des limites de la connaissance humaine et son deacutepassement dans lrsquoinspiration

divine

37 Proclus Eacuteleacutements de theacuteologie prop 109 (trad J Trouillard leacutegegraverement modifieacutee) laquo Πᾶς μερικὸς νοῦς

μετέχει τῆς ὑπὲρ νοῦν καὶ πρωτίστης ἑνάδος διά τε τοῦ ὅλου νοῦ καὶ διὰ τῆς ὁμοταγοῦς αὐτῷ μερικῆς

ἑνάδοςmiddot καὶ πᾶσα μερικὴ ψυχὴ τοῦ ὅλου μετέχει νοῦ διά τε τῆς ὅλης ψυχῆς καὶ τοῦ μερικοῦ νοῦmiddot raquo Voici

aussi la traduction drsquoE R Dodds de laquelle nous sommes resteacute plus pregraves pour notre traduction des termes

laquo techniques raquo de la meacutetaphysique proclienne (Heacutenade et heacutenade Intellect et intellect Acircme et acircme) laquo Every

particular intelligence participates the first Henad which is above intelligence both through the universal

Intelligence and through the particular henad co-ordinate with it every particular soul participates the

universal Intelligence both through the universal Soul and throught its particular intelligence raquo (trad E R

Dodds Elements of Theology Oxford Oxford University Press p 97) Notons une fois pour toutes que nous

reprenons les traductions franccedilaises (et parfois anglaises) disponibles dans nos citations des œuvres de

Proclus Nous indiquons laquo modifieacutee raquo ou laquo leacutegegraverement modifieacutee raquo lorsque le texte citeacute ne reprend pas

lrsquointeacutegraliteacute de la traduction ce qui concerne presque toujours les termes techniques de la meacutetaphysique (et de

la noeacutetique) proclienne que nous avons voulu traduire de maniegravere uniforme (ce qui inclut comme nous

lrsquoavons mentionneacute dans notre AVANT-PROPOS lrsquoattribution la plus rigoureuse possible des majuscules et des

minuscules aux reacutealiteacutes divines et principielles) 38 Voir H D Saffrey et L G Westerink laquo Introduction raquo dans Proclus Theacuteologie platonicienne t 1 Paris

Les Belles Lettres 1968 p LXXV-LXXXIX

13

3 Principes directeurs pour lrsquoeacutetude de la doctrine proclienne

31 Eacutetude des sources platoniciennes aristoteacuteliciennes et neacuteoplatoniciennes

Afin de distinguer et deacutefinir les diffeacuterentes modaliteacutes de la connaissance humaine et

divine selon Proclus nous analyserons les textes qui ont pu ecirctre deacuteterminants pour

lrsquoeacutelaboration de sa doctrine de lrsquointellection La multipliciteacute des acceptions prises par la

noecircsis dans le neacuteoplatonisme est systeacutematiseacutee par Proclus mais elle est deacutejagrave preacutesente chez

ses preacutedeacutecesseurs selon des divisions eacutepisteacutemologiques et meacutetaphysiques (ou

ontotheacuteologiques) qursquoil reprendra et adaptera agrave ses propres schegravemes theacuteoriques En plus du

Timeacutee on peut mettre au nombre des textes fondateurs de la gnoseacuteologie neacuteoplatonicienne

la ceacutelegravebre Analogie de la Ligne dans la Reacutepublique ougrave diffeacuterents modes drsquoappreacutehension du

reacuteel sont deacutejagrave deacutefinis dont la noecircsis et la dianoia (qui se rattachent agrave lrsquointellection de lrsquoacircme

rationnelle pour Proclus) La psychologie aristoteacutelicienne dans la perspective naturaliste

qui la distingue de la conception platonicienne de lrsquoacircme fournit des concepts tout aussi

importants pour la deacutefinition des faculteacutes de lrsquoacircme dans la penseacutee neacuteoplatonicienne

notamment au sujet de lrsquoimagination Lrsquoeacutetude du traiteacute De lrsquoacircme (De anima) combineacutee agrave

celle drsquoautres extraits du corpus aristoteacutelicien au sujet de la noeacutetique sera deacuteterminante

pour notre compreacutehension des enjeux philosophiques relatifs agrave la notion de noecircsis chez

Proclus Nous porterons aussi notre attention sur les thegraveses gnoseacuteologiques exposeacutees dans

les Enneacuteades de Plotin ougrave lrsquointellection deacutesigneacutee par le terme epibolecirc notamment

acquiert une multipliciteacute de sens dont certains seront repris par la doctrine proclienne de la

noecircsis Nous prendrons eacutegalement en consideacuteration les thegraveses meacutetaphysiques des auteurs

neacuteoplatoniciens qui apregraves Plotin ont modifieacute les structures ontotheacuteologiques du reacuteel en

affectant du mecircme coup la theacuteorie de la connaissance qui en deacutepend En plus de Jamblique

dont les schegravemes theacuteoriques eurent une influence deacuteterminante sur le neacuteoplatonisme tardif

nous porterons une attention particuliegravere aux eacutecrits de Syrianus dont Proclus srsquoeacuteloigne

rarement lorsqursquoil commente les eacutecrits de Platon et drsquoAristote

Lrsquoeacutetude de textes fondateurs de la gnoseacuteologie et de la noeacutetique dans la tradition

platonico-aristoteacutelicienne nrsquoa pas pour but de reacuteduire le systegraveme proclien aux sources

14

analyseacutees mais de mieux mesurer lrsquooriginaliteacute39 de Proclus crsquoest-agrave-dire drsquoappreacutecier la

pertinence de la doctrine qursquoil eacutelabore agrave partir de mateacuteriaux que lrsquoon peut en partie lorsque

les sources sont disponibles identifier et analyser

32 Principes philosophiques

En effectuant les recherches qui ont meneacute agrave la reacutedaction de notre thegravese nous avons

reacutefleacutechi aux mots de J Trouillard en introduction dans sa monographie LrsquoUn est lrsquoAcircme

selon Proclos

Jrsquoai la naiumlveteacute de croire que si on nrsquoest pas capable drsquoexposer dans un discours

bref et coheacuterent la deacutemarche fondamentale drsquoun philosophe la preuve est faite

qursquoil nous demeure eacutetranger On peut sans doute connaicirctre les conditionnements

historiques et les structures eacuteleacutementaires de sa doctrine On nrsquoa pas saisi sa

signification Car une penseacutee qui nrsquoest pas une nrsquoest pas une penseacutee40

Sans preacutetendre nous ecirctre conformeacute agrave la totaliteacute des critegraveres drsquoune bonne eacutetude

philosophique selon Trouillard nous avons voulu saisir et exposer dans un discours

coheacuterent plus ou moins bref les principes de la philosophie de Proclus dans la perspective

gnoseacuteologique et meacutetaphysique deacutefinie par les acceptions multiples de la noecircsis Nous nous

sommes certes inteacuteresseacute aux laquo conditionnements historiques raquo et aux laquo structures

eacuteleacutementaires raquo de sa doctrine par lrsquoeacutetude de ses sources platoniciennes aristoteacuteliciennes et

neacuteoplatoniciennes mais toujours dans le but de reacutefleacutechir avec Proclus au problegraveme

philosophique que pose implicitement lrsquoexeacutegegravese des lignes 24a1-4 du Timeacutee la deacutefinition

du savoir philosophique et de ses conditions de possibiliteacute

Lrsquoexamen de la tradition platonico-aristoteacutelicienne avait pour fonction de mieux

deacutefinir les problegravemes auxquels la doctrine de Proclus veut apporter une reacuteponse notamment

au sujet des conflits reacuteels ou apparents entre les thegraveses platoniciennes et aristoteacuteliciennes

qursquoelle cherche agrave concilier Ce qui nous importe avant tout dans le rapport de Proclus agrave la

tradition platonico-aristoteacutelicienne (dans laquelle il srsquoinsegravere agrave la suite de son maicirctre

Syrianus dont il reprend les orientations philosophiques) crsquoest son application des

39 Une originaliteacute qui est le produit drsquoun effort visant agrave concilier des traditions diverses dont Proclus cherche agrave

deacutefinir les principes communs guideacute par la philosophie de Platon par la dialectique platonicienne agrave laquelle

il veut rester fidegravele 40 J Trouillard LrsquoUn et lrsquoAcircme selon Proclos Paris Les Belles Lettres 1972 p 1

15

opeacuterations fondamentales de la dialectique (division deacutefinition deacutemonstration analyse)

pour produire un discours scientifique agrave partir des dialogues de Platon qui ne se preacutesentent

pas comme une autoriteacute scripturaire qui ne saurait ecirctre discuteacutee41 mais comme une

reacutefeacuterence qui fournit les points de deacutepart (aphormai42) du savoir philosophique que chaque

acircme peut reconstituer en elle-mecircme

Tels sont les principes philologiques et philosophiques qui guideront notre eacutetude

qui cherchera agrave deacutefinir et analyser les sources platoniciennes et aristoteacuteliciennes de la

doctrine de lrsquointellection dans la philosophie de Proclus et plus largement dans la penseacutee

neacuteoplatonicienne de Plotin aux commentateurs tardo-antiques drsquoAristote

41 Par notre analyse de lrsquointellection humaine et de lrsquoenthousiasme divin dans la tradition neacuteoplatonicienne et

par notre eacutetude de lrsquoinspiration divine dans son rapport agrave la dialectique chez Platon notamment dans

lrsquoANNEXE I qui porte plus particuliegraverement sur le Phegravedre nous espeacuterons pouvoir faire contrepoids aux

interpreacutetations qui condamneraient drsquoembleacutee lrsquoapproche des eacutecrits de Platon par les penseurs et

commentateurs neacuteoplatoniciens dont Proclus Les propos drsquoH Yunis dans sa reacutecente eacutedition du Phegravedre par

ailleurs remarquable teacutemoignent de cette opinion deacutefavorable agrave lrsquoeacutegard du projet philosophique qursquoest le

neacuteoplatonisme Lrsquoextrait que nous citons provient de ses notes sur la derniegravere section du Phegravedre au sujet du

discours eacutecrit (274b-278e) laquo Hence the Phaedrus does not constitute and does not contain a (written) technecirc

of rhetoric Hence also to treat writing as scripture (as Neoplatonists did with Platorsquos writings) is destructive

to the philosophical enterprise raquo Pour Proclus Platon est certes un penseur inspireacute ce qursquoil rappelle dans le

prologue de ses œuvres (dont la Theacuteologie platonicienne I 1 5) mais crsquoest aussi un dialecticien et donc un

penseur critique que ses commentateurs doivent imiter agrave lrsquooccasion de lrsquoexeacutegegravese des Dialogues aussi inspireacutes

et dignes de respect soient-ils 42 Une eacutetude de la notion drsquoaphormecirc (ou aphormai au pluriel) pourrait contribuer agrave une meilleure

compreacutehension du rapport que pouvait avoir Proclus aux œuvres de Platon et de lrsquoapproche hermeacuteneutique

par laquelle il a construit ou plus modestement contribueacute agrave construire agrave la suite de ses preacutedeacutecesseurs

neacuteoplatoniciens un riche et complexe systegraveme ontotheacuteologique baseacute sur sa lecture des Dialogues et drsquoapregraves

les principes de la dialectique Ce terme apparaicirct notamment dans la Theacuteologie platonicienne I 3 12 10 et I

12 55 24

17

PREMIEgraveRE SECTION LA DIVISION DES FACULTEacuteS

COGNITIVES LrsquoINTELLECTION DE LrsquoIMAGINATION ET

LrsquoINTELLECTION DE LrsquoAcircME RATIONNELLE

1 Les faculteacutes cognitives de lrsquoacircme dans la tradition platonico-

aristoteacutelicienne

11 La deacutefinition de lrsquoEcirctre et du Devenir dans lrsquoIn Timaeum

Lrsquoexposeacute de Proclus sur les six acceptions de la noecircsis apparaicirct agrave lrsquooccasion de

lrsquoexeacutegegravese des deacutefinitions de lrsquoEcirctre et du Devenir dans lrsquoIn Timaeum Ces notions sont

deacutefinies agrave partir du mode de connaissance qui leur correspond dans le discours de Timeacutee ndash

lrsquointellection accompagneacutee de raison et lrsquoopinion accompagneacutee de sensation ndash ce que

Proclus soutient et justifie contre des critiques et des interpreacutetations agrave son avis erroneacutees du

lemme 28a1-443

Or au sujet de ces deacutefinitions on a coutume de reprocher agrave Platon

premiegraverement de nrsquoavoir pas fait appel agrave un genre comme le veulent les regravegles

des deacutefinitions ensuite de nrsquoavoir pas indiqueacute de quelle sorte est la nature des

objets agrave deacutefinir eux-mecircmes mais de les avoir deacutetermineacutes agrave partir de la

connaissance que nous en prenons il eucirct fallu cependant avant cette relation agrave

nous consideacuterer les objets eux-mecircmes44

Nous nrsquoeffectuerons pas lrsquoanalyse de la reacuteponse de Proclus agrave la premiegravere critique agrave savoir

celle qui reproche agrave Platon de ne pas avoir fait appel agrave un genre Mentionnons seulement

que lrsquoEcirctre est la notion la plus geacuteneacuterale que lrsquoon puisse concevoir et qursquoil est donc

impossible de lui attribuer un genre qui lui serait supeacuterieur et auquel il serait subordonneacute en

tant qursquoespegravece selon les schegravemes de la logique aristoteacutelicienne Qursquoil soit pris comme

synonyme de lrsquoecirctre intelligible ou comme principe des puissances et des activiteacutes qui

eacutemanent des substances qursquoil comprend eacutegalement (selon la triade substance ndash- puissance

43 Pour un traitement de ce passage et de la maniegravere dont il srsquoinsegravere dans lrsquoeacuteconomie du livre II du

Commentaire sur le Timeacutee voir A Lernould Physique et theacuteologie Lecture du Timeacutee de Platon par Proclus

Villeneuve drsquoAscq Presses Universitaires du Septentrion 2001 p 153-171 44 Proclus In Timaeum I 241 31-242 3 (trad A J Festugiegravere) laquo ὑπὲρ ὧν ἐγκαλεῖν εἰώθασι τῷ Πλάτωνι

πρῶτον μέν ὅτι μὴ γένος παρείληφεν ὡς οἱ τῶν ὅρων βούλονται κανόνες ἔπειθrsquo ὅτι τὴν μὲν αὐτῶν τῶν

ὁριστῶν φύσιν οὐ δεδήλωκεν ὁποία τίς ἐστιν ἀπὸ δὲ τῶν γνώσεων αὐτὰ τῶν ἡμετέρων ἀφωρίσατοmiddot δεῖν δὲ

πρὸ τῆς σχέσεως ταύτης αὐτὰ καθrsquo ἑαυτὰ τὰ πράγματα σκοπεῖν raquo

18

ndash activiteacute45) lrsquoEcirctre nrsquoest subordonneacute agrave rien dans lrsquoordre des choses qui sont reacuteellement Il

ne saurait non plus avoir un non-ecirctre comme genre ce qui ferait de lui quelque chose qui

nrsquoest pas alors qursquoil est essentiellement46

Dans le cadre de notre enquecircte nous nous inteacuteresserons au deuxiegraveme membre de la

reacutefutation des critiques agrave lrsquoeacutegard des deacutefinitions platoniciennes Proclus juge que les

deacutefinitions de lrsquoEcirctre et du Devenir doivent ecirctre claires pour le lecteur de Platon

puisqursquoelles constituent les principes de ses deacutemonstrations sur le Monde et ses principes

dans le Timeacutee il est donc juste qursquoelles soient deacutetermineacutees agrave partir des modes de

connaissance censeacutes nous ecirctre plus clairs que les objets qursquoils nous permettent de connaicirctre

et dont la nature ne nous est pas drsquoembleacutee manifeste Nous preacutesentons ici le passage en

question commenteacute en trois sections

Drsquoautre part comment dire que la deacutetermination agrave partir des modes de

connaissance ne convient pas agrave la consideacuteration actuelle prise dans son

ensemble et aux preacutesentes deacutefinitions Si en effet comme nous lrsquoavons dit plus

haut Platon veut se servir de ces deacutefinitions comme de propositions

principielles et fondamentales pour les deacutemonstrations agrave venir il faut bien

qursquoelles nous soient familiegraveres et eacutevidentes47

Ces lignes ne sont pas sans rappeler les remarques introductives drsquoAristote agrave la premiegravere

page de sa Physique ougrave il eacutevoque un critegravere similaire de clarteacute et drsquoeacutevidence au sujet du

cheminement de la penseacutee agrave partir du plus connaissable pour nous vers le plus connaissable

en soi

Or la marche naturelle crsquoest drsquoaller des choses les plus connaissables pour

nous et les plus claires pour nous agrave celles qui sont plus claires en soi et plus

connaissables car ce ne sont pas les mecircmes choses qui sont connaissables pour

nous et absolument Crsquoest pourquoi il faut proceacuteder ainsi partir des choses

45 Voir SECTION III pour lrsquoanalyse de cette triade et de son application aux trois acceptions divines de

lrsquointellection 46 Proclus ne le mentionne pas ici mais lrsquoUn dont il faut le principe de lrsquoEcirctre ne peut pas non plus ecirctre

consideacutereacute comme son genre En eacutetant au-delagrave de lrsquoecirctre et donc une forme de non-ecirctre par eacuteminence lrsquoUn ne

peut pas ecirctre deacutefini comme un genre pour lrsquoEcirctre 47 Proclus In Timaeum I 242 14-19 (trad A J Festugiegravere) laquo πῶς δὲ οὐ προσήκων ἐστὶ τῇ ὅλῃ θεωρίᾳ καὶ

τοῖς προκειμένοις διορισμοῖς ὁ ἀπὸ τῶν γνώσεων ἀφορισμός εἰ γάρ ὥσπερ ε ἴ π ο μ ε ν π ρ ό τ ε ρ ο ν

ἀξιώμασι τούτοις ἐ θ έ λ ε ι χρῆσθαι καὶ ὑποθέσεσι τῶν ῥηθησομένων ἀποδείξεων δεῖ γνωρίμους εἶναι τὰς

ἀποδόσεις ταύτας καὶ ἐναργεῖς ἡμῖν raquo

19

moins claires en soi plus claires pour nous pour aller vers les choses plus

claires en soi et plus connaissables48

Le contexte est certes diffeacuterent la Physique ne srsquointeacuteresse pas agrave la connaissance

laquo abstraite raquo de lrsquoEcirctre et les propos drsquoAristote srsquoapparentent davantage agrave la conception

proclienne de lrsquoanalyse ndash qui chez Proclus se deacutefinit comme une remonteacutee de lrsquoeffet agrave la

cause49 ndash qursquoagrave un exposeacute eacutepisteacutemologique sur la deacutefinition que lrsquoon peut obtenir drsquoobjets

comme lrsquoEcirctre et le Devenir agrave partir de leurs modes de connaissance le corpus aristoteacutelicien

ne preacutesente pas agrave notre connaissance une telle theacuteorie de la deacutefinition Nous nrsquoeacutecartons

toutefois pas totalement la possibiliteacute que lrsquoenseignement drsquoAristote dans la Physique ait

influenceacute plus par lrsquoesprit que par la lettre Proclus dans sa deacutefense de la deacutefinition

platonicienne de lrsquoEcirctre et du Devenir dans le Timeacutee La suite de lrsquoextrait permet drsquoapporter

un peu plus de creacutedibiliteacute agrave lrsquohypothegravese drsquoune telle influence aristoteacutelicienne adapteacutee au

contexte propre du Timeacutee

Or srsquoil nous avait inviteacute agrave poursuivre la nature des objets isoleacutement en elle-

mecircme il eucirct agrave son insu rempli drsquoobscuriteacute toute la leccedilon Mais puisqursquoil veut

par les deacutefinitions nous rendre familiers et laquo lrsquoEcirctre raquo et laquo lrsquoecirctre qui devient raquo

pour tirer ses deacutemonstrations drsquohypothegraveses bien connues et tout eacutevidentes aux

auditeurs crsquoest agrave bon droit qursquoil preacutesente la speacutecificiteacute des objets agrave partir des

connaissances que nous en avons car ces connaissances une fois reacuteveilleacutees en

nous et meneacutees agrave perfection nous verrons plus distinctement la nature des

objets50

La deacutemarche deacutefinie par Proclus nrsquoest pas exactement la mecircme que celle drsquoAristote mais

elle a ceci en commun avec la viseacutee aristoteacutelicienne qursquoelle cherche agrave fournir un point de

deacutepart pour la poursuite de lrsquoenquecircte philosophique La nature de lrsquoEcirctre ne se manifeste pas

drsquoembleacutee en tant qursquoobjet agrave lrsquoacircme humaine les ecirctres intelligibles sont seacutepareacutes de nous de

nos faculteacutes cognitives Notre raison intellective (logos noeros) nrsquoest pas essentiellement et

48 Aristote Physique I 1 184a16-21 (trad H Carteron) laquo πέφυκε δὲ ἐκ τῶν γνωριμωτέρων ἡμῖν ἡ ὁδὸς καὶ

σαφεστέρων ἐπὶ τὰ σαφέστερα τῇ φύσει καὶ γνωριμώτεραmiddot οὐ γὰρ ταὐτὰ ἡμῖν τε γνώριμα καὶ ἁπλῶς διόπερ

ἀνάγκη τὸν τρόπον τοῦτον προάγειν ἐκ τῶν ἀσαφεστέρων μὲν τῇ φύσει ἡμῖν δὲ σαφεστέρων ἐπὶ τὰ

σαφέστερα τῇ φύσει καὶ γνωριμώτερα raquo 49 Voir Proclus In Parmenidem 982 19-21 50 Proclus In Timaeum I 242 19-27 (trad A J Festugiegravere) laquo ἀλλrsquo εἰ μὲν αὐτὴν ἐφrsquo ἑαυτῆς τὴν τῶν

πραγμάτων φύσιν ἡμῖν παρεκελεύσατο θηρᾶν ἔλαθεν ἂν ἀσαφείας ἐμπλήσας τὴν σύμπασαν διδασκαλίανmiddot

ἐπειδὴ δὲ γνώριμον ποιῆσαι βούλεται διὰ τῶν ὅρων τό τε ὂν καὶ τὸ γιγνόμενον ἵνα ἀπὸ γνωρίμων τὰς

ἀποδείξεις προάγῃ καὶ τοῖς ἀκούουσιν ἐναργῶν ὑποθέσεων εἰκότως ἀπὸ τῶν γνώσεων τῶν ἐν ἡμῖν οὐσῶν

τὴν ἰδιότητα παρίστησιν αὐτῶν ἃς καὶ ἀνεγείραντες καὶ τελεωσάμενοι θεασόμεθα τὴν ἐκείνων φύσιν

τρανέστερον raquo

20

perpeacutetuellement activeacutee par ces objets autrement dit elle nrsquoest pas une intellection laquo en

acte raquo de par sa seule nature (contrairement aux intellects seacutepareacutes divins et particuliers qui

possegravedent en eux-mecircmes lrsquoobjet de leur intellection et srsquoy identifie par une activiteacute

intellective eacuteternelle51) Proclus nous fait ici comprendre que par la puissance du discours

faire mention de ces connaissances crsquoest en quelque sorte les eacuteveiller en nous et donc

activer la potentialiteacute de la raison intellective pour que nous soyons progressivement meneacute

agrave la noecircsis des objets intelligibles ou autrement dit de lrsquoEcirctre

Dans la conclusion de son argument Proclus hieacuterarchise les faculteacutes cognitives de

lrsquoacircme humaine drsquoapregraves la distance qursquoelles prennent par rapport agrave leur objet Crsquoest une

deacutegradation progressive de leur puissance cognitive que structure Proclus au moyen de la

triade ecirctre ndash avoir ndash voir (sur laquelle nous reviendrons dans la troisiegraveme section) selon un

ordre deacutegradeacute qui preacutesente lrsquointellection la penseacutee discursive (ou dianoia) et la sensation

Nous conservons le caractegravere italique appliqueacute par A J Festugiegravere aux formes conjugueacutees

des verbes de la triade

Puisqursquoen effet tout sujet connaissant ou bien est lrsquoobjet connu lui-mecircme ou

voit cet objet ou le possegravede ndash lrsquointellect est lrsquoobjet intelligible la sensation voit

le sensible la penseacutee possegravede en elle le penseacute ndash et puisque nous ne pouvons par

nature devenir lrsquointelligible lui-mecircme mais le connaissons gracircce agrave la faculteacute

qui est en nous conjugueacutee agrave lrsquoobjet crsquoest de cette faculteacute donc que nous avons

besoin et par elle la nature de lrsquoecirctre nous devient familiegravere52

Il est eacutetonnant que Proclus ne fasse pas mention ici de lrsquoopinion qui avec la sensation

forme la doxa metrsquoaisthecircseocircs et deacutefinit le Devenir en tant que mode de connaissance

Lrsquoopinion est peut-ecirctre impliqueacutee dans la notion de sensation lorsqursquoil eacutecrit laquo la sensation

voit le sensible raquo qui sous-entendrait alors laquo lrsquoopinion accompagneacutee de sensation voit le

Devenir raquo ou laquo la sensation fait voir le Devenir agrave lrsquoopinion raquo Nous retrouverions ainsi la

triade des faculteacutes cognitives qui portent sur lrsquouniversel des puissances rationnelles de

51 Crsquoest ce qursquoexpriment la thegravese et la deacutemonstration de la proposition 167 des Eacuteleacutements de theacuteologie (trad

J Trouillard leacutegegraverement modifieacutee [esprit est remplaceacute par intellect pour traduire nous]) laquo Tout intellect se

pense lui-mecircme Mais lrsquointellect primordial ne pense que lui-mecircme et en lui intellect et intelligible sont

numeacuteriquement un En revanche chacun des intellects qui viennent agrave sa suite pense agrave la fois lui-mecircme et ce

qui le preacutecegravede et son intelligible est drsquoune part ce qursquoil est lui-mecircme drsquoautre part ce dont il procegravede raquo 52 Proclus In Timaeum I 242 27-243 1 (trad A J Festugiegravere) laquo ἐπεὶ γὰρ πᾶν τὸ γνωστικὸν ἢ αὐτό ἐστι τὸ

γνωστὸν ἢ ὁρᾷ ἢ ἔχει τὸ γνωστόν ndash νοῦς μὲν γάρ ἐστι τὸ νοητόν αἴσθησις δὲ ὁρᾷ τὸ αἰσθητόν διάνοια δὲ

ἔχει ἐν ἑαυτῇ τὸ διανοητόν ndash ἡμεῖς δὲ αὐτὸ γενέσθαι τὸ νοητὸν οὐ πεφύκαμεν γιγνώσκομεν δὲ αὐτὸ διὰ τῆς

ἐν ἡμῖν συζύγου πρὸς αὐτὸ δυνάμεως ταύτης οὖν δεῖ καὶ διὰ ταύτης γνώριμος ἡμῖν ἡ τοῦ ὄντος φύσις raquo

21

lrsquoacircme humaine agrave savoir lrsquointellect la penseacutee discursive et lrsquoopinion structureacutee selon la

triade ecirctre ndash avoir ndashvoir qui permet drsquoillustrer la distance progressive prise par le sujet

connaissant par rapport agrave lrsquoecirctre connu lrsquointellection deacutecrivant le plus haut degreacute drsquouniteacute

entre une puissance la faculteacute intellective et son objet lrsquointelligible Notre raison (logos)

ne peut certes pas devenir lrsquointelligible lui-mecircme preacutecise Proclus mais elle peut devenir

intellective lorsque sa puissance est activeacutee par un principe intellectif qui est lui-mecircme deacutejagrave

en acte lrsquointellect particulier drsquoapregraves le Commentaire sur le Timeacutee Proclus deacutecrit ainsi

une hieacuterarchie descendante des faculteacutes cognitives que lrsquoacircme peut activer en fonction de

lrsquoobjet sur lequel porte son activiteacute

12 La division des modes de connaissance chez Platon et Aristote

Lrsquoeacutetude de la doctrine proclienne de lrsquointellection de par la multipliciteacute des thegraveses

eacutepisteacutemologiques auxquelles elle touche nous amegravene agrave traiter de lrsquoensemble des faculteacutes

cognitives deacutefinies dans la tradition platonico-aristoteacutelicienne lrsquointellect la penseacutee

discursive lrsquoopinion lrsquoimagination et la sensation53 Toutes les formes de connaissances

humaines sont deacuteriveacutees drsquoune forme premiegravere drsquointellection et trouvent leur fondement

par-delagrave lrsquoessence de lrsquoacircme humaine dans lrsquoactiviteacute intellective du divin que Proclus divise

et deacutefinit selon plusieurs schegravemes meacutetaphysiques54 Selon une deacutegradation continue de cette

intellection premiegravere qui srsquoidentifie agrave lrsquointelligible divin apparaissent donc diffeacuterents

modes de connaissances caracteacuteriseacutes par une perte progressive drsquouniteacute et de puissance agrave

mesure que lrsquoon srsquoeacuteloigne de la source ultime de toute penseacutee55

Platon et Aristote nrsquoavaient pas conceptualiseacute un schegraveme theacuteorique capable drsquoopeacuterer

une deacuteduction des diffeacuterentes modaliteacutes de la connaissance agrave partir de sa forme premiegravere et

principielle Ils ont tout de mecircme produit une doctrine des faculteacutes cognitives que les

neacuteoplatoniciens dont Proclus chercheront agrave organiser agrave lrsquointeacuterieur drsquoun cadre

53 Voir TABLEAUX ET SCHEacuteMA 4 La division des faculteacutes de lrsquoacircme humaine selon Jean Philopon au sujet de

la division des faculteacutes cognitives de lrsquoacircme dans le neacuteoplatonisme tardif 54 Lrsquointellection de lrsquointellect particulier qui nrsquoa plus le caractegravere du divin est le dernier terme de la

procession intellective qui se situe au-delagrave du plan psychique Voir SECTION II 55 Crsquoest ce qursquoa bien montreacute lrsquoeacutetude drsquoA Lernould sur la dialectique de Proclus laquo La dialectique comme

science premiegravere chez Proclus raquo Revue des sciences philosophiques et theacuteologiques 71 (1987) p 509-536 et

le chapitre qui est eacutegalement consacreacute agrave cette science premiegravere dans la monographie du mecircme auteur

Physique et theacuteologie Lecture du Timeacutee de Platon par Proclus p 115-125

22

deacutemonstratif56 qui coiumlncide selon les principes de la dialectique proclienne avec la

procession de lrsquoEcirctre

Platon et apregraves lui Aristote ont eacuteteacute confronteacutes agrave la difficulteacute drsquoeacutetablir des critegraveres

permettant de distinguer et deacutefinir nos diffeacuterents modes de connaissance est-ce que nos

faculteacutes cognitives sont deacutefinies en fonction des objets sur lesquels portent leur activiteacute ou

agrave lrsquoinverse est-ce que ces objets sont deacutefinis en fonction des faculteacutes cognitives qui entrent

en activiteacute lorsque ces mecircmes objets sont connus En drsquoautres termes est-ce que la nature

du sujet connaissant est deacutefinie en fonction de lrsquoobjet connu ou lrsquoobjet connu en fonction du

sujet connaissant

Pour Aristote (nous reviendrons sur la position de Platon par la suite) ce problegraveme

surgit au deacutebut de son enquecircte sur lrsquoacircme Agrave la suite de Platon il se pose la question de

lrsquouniteacute et de la multipliciteacute de lrsquoacircme

De plus si lrsquoon nrsquoa pas affaire agrave plusieurs acircmes mais agrave des parties doit-on

prendre drsquoabord pour objet de recherche lrsquoacircme entiegravere ou bien ses parties

Difficile par ailleurs de preacuteciser quelles sont celles drsquoentre elles que la nature

distingue les unes des autres Et faut-il drsquoabord prendre pour objet de recherche

les parties ou les opeacuterations Ainsi lrsquoacte drsquointellection ou lrsquointelligence

Lrsquoacte de sensation ou le sensitif Et ainsi de suite Et il srsquoagit de consideacuterer

drsquoabord les opeacuterations on peut agrave nouveau se demander si leurs objets ne sont

pas agrave consideacuterer avant elles dans la recherche Ainsi le sensible avant le sensitif

et lrsquointelligible avant lrsquointellectif57

Ce passage du De anima conceptualise le problegraveme auquel sera confronteacute le philosophe qui

voudra distinguer les diffeacuterentes faculteacutes cognitives de lrsquoacircme avant mecircme de songer agrave les

articuler dans un schegraveme deacutemonstratif selon une procession deacutegradeacutee comme le fera

Proclus En reacuteponse agrave cette seacuterie de questions preacutealables agrave son enquecircte sur lrsquoacircme Aristote

dans la suite du De anima partira des objets cognitifs communeacutement distingueacutes ndash

notamment le sensible et lrsquointelligible ndash pour deacutegager les opeacuterations (ou activiteacutes) de lrsquoacircme

56 Nous prenons le terme deacutemonstration dans le sens que lui attribue Proclus en tant que cette opeacuteration

dialectique ordonne scientifiquement les ecirctres dans des rapports de causes agrave effet selon leur ordre dans la

procession du reacuteel Cf Proclus Theacuteologie platonicienne I 9 40 1-18 57 Aristote De lrsquoacircme I 402b9-16 (trad R Bodeacuteuumls) laquo ἔτι δέ εἰ μὴ πολλαὶ ψυχαὶ ἀλλὰ μόρια πότερον

δεῖζητεῖν πρότερον τὴν ὅλην ψυχὴν ἢ τὰ μόρια χαλεπὸν δὲ καὶ τούτων διορίσαι ποῖα πέφυκεν ἕτερα

ἀλλήλων καὶ πότερον τὰ μόρια χρὴ ζητεῖν πρότερον ἢ τὰ ἔργα αὐτῶν οἷον τὸ νοεῖν ἢ τὸν νοῦν καὶ τὸ

αἰσθάνεσθαι ἢ τὸ αἰσθητικόνmiddot ὁμοίωςδὲ καὶ ἐπὶ τῶν ἄλλων εἰ δὲ τὰ ἔργα πρότερον πάλιν ἄν τις ἀπορήσειεν

εἰ τὰ ἀντικείμενα πρότερον τούτων ζητητέον οἷον τὸ αἰσθητὸν τοῦ αἰσθητικοῦ καὶ τὸ νοητὸν τοῦ νοῦ raquo

23

puis il remontera jusqursquoaux faculteacutes (ou puissances) qui sont au principe de ces opeacuterations

Pour Aristote lrsquoacircme se laisse connaicirctre par ses faculteacutes celles-ci par leurs opeacuterations et ces

derniegraveres par les objets sur lesquels elles portent58

Sur ce point comme sur drsquoautres Aristote suit des principes heuristiques deacutejagrave

eacutenonceacutes par Platon notamment dans la Reacutepublique

Dans une puissance en effet je ne vois quant agrave moi aucune couleur ni aucune

forme ni rien de ce genre comme on en trouve dans plusieurs autres choses

Tout cela je le considegravere de maniegravere agrave distinguer pour moi-mecircme certaines

choses et dire que les unes sont diffeacuterentes des autres Dans une puissance par

contre je considegravere seulement ceci sur quoi elle porte et ce qursquoelle effectue59

Nous retrouvons des propos similaires ailleurs dans lrsquoœuvre platonicienne au sujet de la

connaissance des puissances agrave partir des objets sur lesquels elles portent et des actions

qursquoelles effectuent Nous pensons notamment au Phegravedre ougrave la connaissance de la nature et

des faculteacutes de lrsquoacircme est rendue possible par celle de ses actes et passions et ougrave la

puissance des discours (logoi) se reacutevegravele agrave partir de ses effets sur lrsquoacircme par la persuasion

qursquoelle peut susciter en elle60 Notons eacutegalement dans ce passage de la Reacutepublique comme

dans le mythe du Phegravedre61 que la puissance tout comme lrsquoessence agrave laquelle elle se

rattache est sans couleur et sans forme Proclus portera une attention toute particuliegravere agrave

ces attributs de lrsquoEcirctre ceux-ci lui servant de critegraveres pour mettre de cocircteacute lrsquoimagination dans

sa recherche de lrsquointellection humaine veacuteritable

Ce bref rappel concernant les modes drsquoaccegraves agrave la connaissance de la puissance selon

Platon et Aristote et plus particuliegraverement des puissances psychiques que sont les faculteacutes

de lrsquoacircme humaine permettra de mieux mettre en relief la doctrine eacutepisteacutemologique et plus

58 Agrave ce sujet voir lrsquointroduction de R Bodeacuteuumls dans sa traduction du traiteacute De lrsquoacircme et ses notes ad locum

Aristote De lrsquoacircme Paris Flammarion p 58-67 et p 80 59 Platon Reacutepublique 477c-d (trad G Leroux leacutegegraverement modifieacutee) laquo δυνάμεως γὰρ ἐγὼ οὔτε τινὰ χρόαν

ὁρῶ οὔτε σχῆμα οὔτε τι τῶν τοιούτων οἷον καὶ ἄλλων πολλῶν πρὸς ἃ ἀποβλέπων ἔνια διορίζομαι παρrsquo

ἐμαυτῷ τὰ μὲν ἄλλα εἶναι τὰ δὲ ἄλλαmiddot δυνάμεως δrsquo εἰς ἐκεῖνο μόνον βλέπω ἐφrsquo ᾧ τε ἔστι καὶ ὃ ἀπεργάζεται

καὶ ταύτῃ ἑκάστην αὐτῶν δύναμιν ἐκάλεσα καὶ τὴν μὲν ἐπὶ τῷ αὐτῷ τεταγμένην καὶ τὸ αὐτὸ ἀπεργαζομένην

τὴν αὐτὴν καλῶ τὴν δὲ ἐπὶ ἑτέρῳ καὶ ἕτερον ἀπεργαζομένην ἄλλην τί δὲ σύ πῶς ποιεῖς raquo 60 Nous ne citons aucun passage particulier pour le moment mais nous reviendrons sur cette question dans

lrsquoANNEXE I 61 Platon Phegravedre 247c

24

largement gnoseacuteologique que preacutesente Proclus dans la suite de son Commentaire sur le

Timeacutee

13 La doctrine des faculteacutes cognitives dans lrsquoIn Timaeum

Dans son exeacutegegravese drsquoun autre passage marquant du Timeacutee (28c-d) Proclus expose sa

theacuteorie au sujet de la distinction des modes de connaissances en fonction de la diversiteacute des

sujets connaissants Ces sujets comprennent comme nous le verrons non seulement une

multipliciteacute drsquoecirctres mais eacutegalement une multipliciteacute de faculteacutes (ou puissances) que

peuvent activer ces ecirctres selon la nature qui leur est propre Nous citons drsquoabord lrsquoextrait

du Timeacutee pour ensuite faire porter notre analyse sur le Commentaire de Proclus

Si donc Socrate en bien des points et sur bien des questions ndash les dieux et la

geacuteneacuteration de lrsquounivers ndash nous nous trouvons dans lrsquoimpossibiliteacute de proposer

des explications qui en tous points soient totalement coheacuterentes avec elles-

mecircmes et parfaitement exactes nrsquoen sois pas eacutetonneacute Mais si nous proposons

des explications qui ne sont pas des images plus infidegraveles qursquoune autre il faut

nous en contenter en nous souvenant que moi qui parle et vous qui ecirctes mes

juges sommes drsquohumaine nature de sorte que si en ces matiegraveres on nous

propose un mythe vraisemblable il ne sied pas de chercher plus loin62

Dans ce passage ougrave apparaicirct une expression laquo mythe vraisemblable raquo qui fera couler

beaucoup drsquoencre Platon souligne comme ailleurs dans son œuvre63 les limites de la

nature humaine et du pouvoir de connaissance de lrsquohomme Pour Proclus le degreacute de

scientificiteacute que peut atteindre un discours sur la Nature est non seulement limiteacute par la

faiblesse des faculteacutes humaines mais aussi par lrsquoessence mecircme des objets naturels qui ne

possegravedent pas lrsquouniversaliteacute lrsquoimmateacuterialiteacute et lrsquoindivisibiliteacute des Formes intelligibles sur

lesquelles doit porter la veacuteritable science agrave savoir la dialectique Voilagrave les deux principales

62 Platon Timeacutee 28c-d (trad L Brisson) laquo ἐὰν οὖν ὦ Σώκρατες πολλὰ πολλῶν πέρι θεῶν καὶ τῆς τοῦ

παντὸς γενέσεως μὴ δυνατοὶ γιγνώμεθα πάντῃ πάντως αὐτοὺς ἑαυτοῖς ὁμολογουμένους λόγους καὶ

ἀπηκριβωμένους ἀποδοῦναι μὴ θαυμάσῃςmiddot ἀλλrsquo ἐὰν ἄρα μηδενὸς ἧττον παρεχώμεθα εἰκότας ἀγαπᾶν χρή

μεμνημένους ὡς ὁ λέγων ἐγὼ ὑμεῖς τε οἱ κριταὶ φύσιν ἀνθρωπίνην ἔχομεν ὥστε περὶ τούτων τὸν εἰκότα

μῦθον ἀποδεχομένους πρέπει τούτου μηδὲν ἔτι πέρα ζητεῖν raquo Le lemme commenteacute par Proclus ne comprend

que la section 29c7-d2 mais nous avons eacutegalement inclus le lemme qui le preacutecegravede pour donner un meilleur

accegraves au contexte de ce passage du Timeacutee 63 Voir entre autres le Phegravedre (246a-b) ougrave lrsquoopposition entre le savoir divin et la connaissance humaine est

theacutematiseacutee dans le prologue du mythe de lrsquoattelage aileacute au sujet de la nature de lrsquoacircme (trad Cl Moreschini et

P Vicaire) laquo Agrave preacutesent voici comment on doit parler de sa nature pour exposer ce qursquoelle est il faudrait un

art absolument divin et ce serait fort long mais en donner une image nrsquoexcegravede pas les capaciteacutes humaines et

demande moins de temps prenons donc ce moyen raquo

25

ideacutees deacutefendues dans les lignes qui preacutecegravedent lrsquoimportant passage que nous commentons

ici

Nrsquoallons pas nous imaginer en effet que les connaissances des dieux soient

caracteacuteriseacutees par la nature des objets connus ni que ce qui nrsquoa point de fixiteacute

soit sans fixiteacute aux yeux des dieux comme le dit le philosophe Porphyre ndash car

cette parole aussi il lrsquoa prononceacutee laquo qursquoil eucirct mieux valu nrsquoecirctre point dite raquo

(Od XIV 466) ndash mais sachons que le mode du connaicirctre varie selon la diversiteacute

des sujets connaissants64

La premiegravere question que nous pouvons nous poser agrave la lecture de cet extrait concerne

lrsquoorigine de cette doctrine qui pourrait ecirctre ici attribueacutee du moins en partie agrave Porphyre

A J Festugiegravere ne consacre aucune note agrave cette question pas plus que D T Runia et

M Share qui dans leur reacutecente traduction anglaise du Commentaire sur le Timeacutee65

semblent eux aussi suspendre leur jugement agrave ce propos Trois interpreacutetations peuvent ecirctre

envisageacutees 1) la doctrine theacuteologico-gnoseacuteologique qursquoexpose Proclus dans cette section

de son Commentaire est la reprise de Porphyre agrave partir drsquoune source qui nrsquoest pas ailleurs

inconnue 2) seule cette ideacutee geacuteneacuterale laquo nrsquoallons pas nous imaginer en effet que les

connaissances des dieux soient caracteacuteriseacutees par la nature des objets connus ni que ce qui

nrsquoa point de fixiteacute soit sans fixiteacute aux yeux des dieux raquo doit ecirctre attribueacutee agrave Porphyre

3) seul le deuxiegraveme membre de cette phrase laquo ni que ce qui nrsquoa point de fixiteacute soit sans

fixiteacute aux yeux des dieux raquo lui est reacuteellement ducirc Quant agrave la citation homeacuterique peut-ecirctre

faisait-elle deacutejagrave partie de cet eacutecrit de Porphyre auquel Proclus fait reacutefeacuterence lrsquoautoriteacute

drsquoHomegravere ayant pu servir agrave deacutefendre une thegravese au sujet du mode de connaissance

attribuable aux dieux Le degreacute de techniciteacute de la theacuteorie exposeacutee dans les lignes qui

suivent agrave la conceptualiteacute proclienne caracteacuteristique notamment des Eacuteleacutements de

theacuteologie nous fait pencher en faveur des interpreacutetations 2 ou 3 Lrsquointerpreacutetation de la

seconde partie de cet extrait nous fait pencher en faveur drsquoune doctrine proclienne du

moins par sa formulation

64 Proclus In Timaeum I 352 11-16 (trad A J Festugiegravere) laquo μὴ γὰρ οἰηθῶμεν ὅτι ταῖς τῶν γνωστῶν

φύσεσιν αἱγνώσεις χαρακτηρίζονται μηδrsquo ὅτι τὸ μὴ ἀραρὸς οὐκ ἀραρός ἐστι παρὰ θεοῖς ὥς φησιν ὁ

φιλόσοφος Π ο ρ φ ύ ρ ι ο ς ndash τοῦτο γὰρ αὖ ἐκεῖνος ἀνεφθέγξατο ὅ π ε ρ τ rsquo ἄ ρ ρ η τ ο ν ἄ μ ε ι ν ο ν ndash ἀλλrsquo

ὅτι ταῖς τῶν γινωσκόντων διαφοραῖς ἀλλοῖος γίγνεται τῆς γνώσεως ὁ τρόπος raquo Ce passage est repris par

A R Sodano dans son eacutedition des fragments du Commentaire de Porphyre sur le Timeacutee Voir Porphyre In

Platonis Timaeum commentariorum fragmenta fr XLV 28 22-29 5 65 Proclus Commentary on Platorsquos Timaeus vol 2 Cambridge Cambrige University Press p 210

26

Car le mecircme objet le dieu le connaicirct sous lrsquoaspect drsquouniteacute lrsquointellect sous

lrsquoaspect du tout la raison sous lrsquoaspect drsquouniversel lrsquoimagination sous lrsquoaspect

de chose configureacutee la sensation sous lrsquoaspect drsquoimpression subie Et il nrsquoest

pas vrai que parce que lrsquoobjet connu est le mecircme la connaissance aussi est la

mecircme En outre si dans le cas des dieux les connaissances deacuterivent de

lrsquoessence et si lrsquointellection nrsquoest pas chez eux quelque chose de surajouteacute tels

ils sont telle est aussi leur faccedilon de connaicirctre ce qursquoils connaissent Or ils sont

immateacuteriels eacuteternels unifieacutes immarcescibles Ils conccediloivent donc agrave lrsquoavance

de faccedilon immateacuterielle le mateacuteriel de faccedilon unifieacutee la multipliciteacute disperseacutee de

faccedilon permanente et eacuteternelle ce qui change selon le temps de faccedilon

immarcescible ce qui est contre nature teacuteneacutebreux et impur66

Proclus preacutesente une hieacuterarchie agrave cinq termes le dieu67 lrsquointellect la raison lrsquoimagination

et la sensation comme sujets de la connaissance Les deux premiers termes sont des reacutealiteacutes

substantielles alors que les trois derniers sont des faculteacutes notamment associeacutees agrave la nature

de lrsquoacircme humaine qui est essentiellement raison mais qui possegravede eacutegalement ces

puissances infeacuterieures que sont lrsquoimagination et la sensation Dans le cas des dieux eacutecrit

Proclus laquo lrsquointellection nrsquoest pas quelque chose en eux de surajouteacute (epiktecirctos) raquo Il

distingue ainsi lrsquointellection propre agrave la diviniteacute qui eacutemane de son essence de celle

reacuteserveacutee agrave lrsquohomme qui est surajouteacutee agrave sa nature essentiellement rationnelle et dont le

mode de connaissance intellectif implique la discursiviteacute inheacuterente agrave la raison

Lrsquointellection humaine en tant qursquoelle nrsquoest pas constitutive de lrsquoessence de lrsquohomme

nrsquoaura donc pas les mecircmes attributs que lrsquointellection divine agrave laquelle elle ne pourra que

participer sur le mode qui lui est propre agrave savoir celui de la rationaliteacute

Les Eacuteleacutements de theacuteologie dans la section consacreacutee aux dieux (ou heacutenades) (prop

113-16568) deacutemontrent ce principe dans le cadre du systegraveme deacuteductif qursquoexpose lrsquoensemble

66 Proclus In Timaeum I 352 16-27 (trad A J Festugiegravere leacutegegraverement modifieacutee) laquo τὸ γὰρ αὐτὸ γινώσκει

θεὸς μὲν ἡνωμένως νοῦς δὲ ὁλικῶς λόγος δὲ καθολικῶς φαντασία δὲ μορφωτικῶς αἴσθησις δὲ παθητικῶς

καὶ οὐχ ὅτι τὸ γνωστὸν ἕν μία καὶ ἡ γνῶσις ἔτι δέ εἰ αἱ γνώσεις κατrsquo οὐσίαν εἰσὶν ἐπὶ τῶν θεῶν καὶ ἔστιν

οὐκ ἐπίκτητος ἡ νόησις αὐτῶν ὡς εἰσίν οὕτω καὶ γιγνώσκουσιν ἃ γινώσκουσινmiddot εἰσὶ δὲ ἄυλοι καὶ αἰώνιοι

καὶ ἡνωμένοι καὶ ἄχραντοιmiddot καὶ γινώσκουσιν ἄρα ἀύλως αἰωνίως ἡνωμένως ἀχράντωςmiddot τὸ ἄρα ἔνυλον

ἀύλως καὶ τὸ διεσπαρμένον πλῆθος ἑνοειδῶς καὶ τὸ κατὰ χρόνον μεταβαλλόμενον μονίμως καὶ αἰωνίως καὶ

τὸ παρὰ φύσιν πᾶν καὶ σκοτεινὸν καὶ μὴ καθαρὸν ἀχράντως προειλήφασι raquo 67 Nous preacutefeacuterons utiliser lrsquoexpression laquo le dieu raquo au lieu de laquo Dieu raquo (que nous avons modifieacute dans la

traduction de Festugiegravere) en conformiteacute avec les autres termes eacutenumeacutereacutes (lrsquointellect la raison lrsquoimagination

la sensation) et parce qursquoil nrsquoest pas preacuteciseacutement question du Dieu premier principe ou drsquoun Dieu universel

et imparticipeacute (selon la terminologie de Proclus) mais du divin du dieu de faccedilon geacuteneacuterale 68 Toujours selon les divisions drsquoE R Dodds

27

de cet ouvrage La proposition 124 baseacutee notamment sur la deacutemonstration de la

proposition 11869 eacutenonce

Chaque dieu connaicirct de faccedilon indivise les ecirctres diviseacutes de faccedilon intemporelle

les ecirctres temporels de faccedilon neacutecessaire les ecirctres non neacutecessaires de faccedilon

immuable les ecirctres changeants En un mot il connaicirct tous les ecirctres sous un

mode supeacuterieur agrave leur ordre70

La deacutemonstration qui suit lrsquoeacutenonceacute de la proposition reprend les mecircmes eacuteleacutements que nous

avons vus exposeacutes dans le passage du Commentaire sur le Timeacutee dans une terminologie

analogue Notons toutefois que la hieacuterarchie des sujets (et faculteacutes) connaissants nrsquoest pas

preacutesente dans les Eacuteleacutements de theacuteologie dont lrsquoexposeacute se limite agrave caracteacuteriser la

connaissance des dieux (ou heacutenades) alors que le Commentaire sur le Timeacutee srsquointerrogeait

sur la nature et les limites de la connaissance humaine qursquoil cherchait agrave deacutefinir en la

distinguant du mode de connaissance reacuteserveacute aux dieux

14 Posteacuteriteacute de la doctrine proclienne chez Boegravece la distinction des modes de

connaissance en fonction des sujets connaissants dans la Consolation de Philosophie

Parmi les penseurs de lrsquoAntiquiteacute tardive dont les thegraveses sont redevables aux

doctrines eacutepisteacutemologiques et noeacutetiques exposeacutees par Proclus notons Ammonius qui fut

son eacutelegraveve direct et dont le traitement de la notion drsquointellect passif est tributaire de

lrsquoenseignement de son maicirctre et Boegravece qui dans la Consolation de Philosophie preacutesente

une theacuteorie analogue agrave la conception proclienne des modes de connaissance en fonction des

sujets connaissants71

Le contexte dans lequel apparaicirct une doctrine similaire agrave celle de Proclus dans la

Consolation de Philosophie nrsquoest certes pas le mecircme ndash Boegravece veut apporter une reacuteponse au

problegraveme de la providence et du destin alors que Proclus cherche agrave deacutefinir la connaissance

69 Il srsquoagit de la seule proposition des Eacuteleacutements de theacuteologie identifieacutee explicitement par E R Dodds et

J Trouillard comme principe de la proposition 124 bien que Dodds dans ses notes (p 266-267) eacutetablit

drsquoautres parallegraveles entre cette doctrine et celles exposeacutees dans le reste du corpus proclien dont le passage du

Commentaire sur le Timeacutee que nous avons analyseacute 70 Proclus Eacuteleacutements de theacuteologie prop 124 (trad J Trouillard) laquo Πᾶς θεὸς ἀμερίστως μὲν τὰ μεριστὰ

γινώσκει ἀχρόνως δὲ τὰ ἔγχρονα τὰ δὲ μὴ ἀναγκαῖα ἀναγκαίως καὶ τὰ μεταβλητὰ ἀμεταβλήτως καὶ ὅλως

πάντα κρειττόνως ἢ κατὰ τὴν αὐτῶν τάξιν raquo 71 Au sujet des modes de connaissance au livre V chapitre 4 de la Consolation de philosophie voir

J Marenbon Boethius Oxford Oxford University Press p 130-138 consulter en particulier la p 134 ougrave

lrsquoauteur traite des sources neacuteoplatoniciennes de cette doctrine

28

humaine de la Nature ndash mais la hieacuterarchie des sujets connaissants et la description des

modes de connaissance reprennent un mecircme schegraveme Nous citons ce passage dans la

traduction de J-Y Guillaumin72 que nous commenterons en ayant agrave lrsquoesprit lrsquoexposeacute de

Proclus agrave lrsquoeacutegard duquel nous voulons souligner les eacuteleacutements de continuiteacute et noter les

points de rupture Dans le cadre drsquoun deacuteveloppement qui cherche agrave preacuteserver la providence

et la prescience divine Boegravece reacutefute la thegravese conforme au sens commun selon laquelle

laquo penser que les choses sont diffeacuterentes de ce qursquoelles sont crsquoest srsquoeacutecarter de lrsquointeacutegriteacute de

la connaissance raquo

La cause de cette erreur est dans lrsquoideacutee commune que toute notre connaissance

des choses nous vient de leurs caracteacuteristiques naturelles Mais crsquoest tout le

contraire car ce qui regravegle toujours la connaissance que lrsquoon a de la chose ce ne

sont pas les caracteacuteristiques de cette chose mais bien plutocirct les faculteacutes

cognitives73

Le principe de la doctrine proclienne se retrouve eacutegalement chez Boegravece pour lequel aussi le

laquo mode du connaicirctre varie selon la diversiteacute des sujets connaissants raquo Toutefois alors que

Proclus se positionne drsquoembleacutee du point de vue du savoir divin dont les autres modes de

connaissance procegravedent selon une laquo deacutegradation raquo continue Boegravece srsquointeacuteresse drsquoabord aux

faculteacutes cognitives dans la perspective de la connaissance humaine Dans une deacutemarche que

nous pourrions qualifier drsquoinductive ou analytique (telle que preacutealablement deacutefinie) Boegravece

traitera drsquoabord de ce qui nous est le plus familier agrave savoir les modes de la connaissance

humaine pour progressivement srsquoeacutelever avec son lecteur jusqursquoagrave la compreacutehension du

savoir divin Crsquoest ce qursquoillustre la suite du passage

Prenons briegravevement un exemple pour eacuteclairer cela un mecircme corps spheacuterique

est reconnu drsquoune maniegravere diffeacuterente par la vue et par le toucher la premiegravere

gracircce aux rayons qursquoelle envoie voit le corps de loin mais tout entier en mecircme

temps tandis que le second qui srsquoattache et srsquoapplique agrave ce corps dont il fait le

tour complet en saisit la spheacutericiteacute partie par partie Lrsquohomme lui-mecircme est

72 Boegravece La Consolation de Philosophie Paris Les Belles Lettres 2002 Par commoditeacute nous citons

lrsquoeacutedition du texte latin dans la collection Loeb Classical Library Boethius The Theological Tractates The

Consolation of Philosophy traduit par H F Stewart E K Rand et S J Tester CambridgeLondon Harvard

University Press 1973 On pourra aussi consulter cette eacutedition plus reacutecente Boethius De consolatione

Philosophiae Opuscula theologica eacutediteacute par Cl Moreschini MunichLeipzig K G Saur 2000 73 Boegravece La Consolation de Philosophie V 4 72-77 (trad J-Y Guillaumin) laquo Cujus erroris causa est quod

omnia quae quisque nouit ex ipsorum tantum ui atque natura cognosci aestimat quae sciuntur quod totum

contra est Omne enim quod cognoscitur non secundum sui uim sed secundum cognoscentium potius

comprehenditur facultatem raquo

29

perccedilu diffeacuteremment par les sens lrsquoimagination la raison et lrsquointelligence Car

les sens eacutevaluent seulement la forme imposeacutee agrave une matiegravere donneacutee et

lrsquoimagination seulement la forme sans la matiegravere La raison transcende la

forme et eacutevalue par rapport agrave lrsquouniversel la speacutecificiteacute mecircme que preacutesentent les

ecirctres pris isoleacutement Mais lrsquoœil de lrsquointelligence voit les choses de plus haut car

elle deacutepasse lrsquouniversel et contemple avec la pure vision de lrsquoesprit la simpliciteacute

de lrsquoessence74

Lrsquoargumentation de Boegravece part de ce qui nous est plus familier la diversiteacute de nos

expeacuteriences sensitives pour nous faire saisir une doctrine plus abstraite au sujet des faculteacutes

cognitives de lrsquoacircme Il donne drsquoabord un exemple des plus concrets celui drsquoun corps

spheacuterique que lrsquoon peut percevoir par deux sens distincts la vue et le toucher Le corps

demeure le mecircme mais la connaissance que nous en avons est deacutetermineacutee par le sens ou

par la faculteacute sensitive particuliegravere qui le perccediloit Cette distinction simple qui ressort de

lrsquoexpeacuterience concregravete introduit la distinction des quatre modes du connaicirctre que sont la

sensation lrsquoimagination la raison et lrsquointelligence Par rapport agrave Proclus les distinctions et

la structure de la doctrine sont conserveacutees agrave lrsquoexception du nombre de faculteacutes eacutenumeacutereacutees

La diffeacuterence majeure touche agrave la distinction du dieu et de lrsquointellect chez Proclus dans une

hieacuterarchie agrave cinq termes alors qursquoici Boegravece ne parle que de lrsquointelligence Au chapitre 5 du

mecircme livre (V) Boegravece associera ce mode de connaissance agrave Dieu alors que lrsquohomme sera

deacutefini par la raison Lrsquoanalyse de ce chapitre nous permettrait de porter un jugement sur les

impacts theacuteologiques et eacutepisteacutemologiques de la synthegravese du divin et du caractegravere intellectif

chez Proclus en un seul terme lrsquointelligence chez Boegravece Notons seulement que lrsquoessence

de la doctrine demeure la mecircme bien que la division du divin et de ses attributs nrsquoatteigne

pas chez Boegravece le mecircme degreacute de sophistication que chez Proclus et que le contexte de son

application comme nous lrsquoavons mentionneacute nrsquoest pas le mecircme Le dernier segment que

nous citons ici pointe en direction de cette continuiteacute malgreacute les diffeacuterences qursquoune eacutetude

comparative plus exhaustive des deux œuvres pourrait reacuteveacuteler

74 Ibid V 4 77-91 (trad J-Y Guillaumin) laquo Nam ut hoc brevi liqueat exemplo eandem corporis

rotunditatem aliter uisus aliter tactus agnoscit Ille eminus manens totum simul iactis radiis intuetur hic uero

cohaerens orbi atque coniunctus circa ipsum motus ambitum rotunditatem partibus comprehendit Ipsum

quoque hominem aliter sensus aliter imaginatio aliter ratio aliter intellegentia contuetur Sensus enim

figuram in subiecta materia constitutam imaginatio uero solam sine materia iudicat figuram Ratio uero hanc

quoque transcendit speciemque ipsam quae singularibus inest uniuersali consideratione perpendit

Intellegentiae uero celsior oculus exsistit supergressa namque uniuersitatis ambitum ipsam illam simplicem

formam pura mentis acie contuetur raquo

30

Et sur ce point voici ce qursquoil faut consideacuterer particuliegraverement la faculteacute de

compreacutehension supeacuterieure inclut celle qui lui est infeacuterieure et celle qui est

infeacuterieure ne peut en aucune maniegravere srsquoeacutelever jusqursquoagrave celle qui lui est

supeacuterieure Car en dehors de la matiegravere les sens nrsquoont aucune force

lrsquoimagination ne contemple pas les espegraveces universelles la raison ne sait pas la

Forme simple mais lrsquointelligence si lrsquoon peut dire regarde drsquoen haut conccediloit

la Forme et distingue aussi tout ce qui lui est subordonneacute mais de la maniegravere

dont elle comprend preacuteciseacutement la forme qui ne pourrait ecirctre connue par aucun

autre processus cognitif75

Boegravece annonce ici les deacuteveloppements de la suite du chapitre 4 et ceux du chapitre 5 qui

rejoindront les thegraveses de Proclus au sujet de la connaissance divine qui laquo preacutecontient raquo et

de laquelle procegravede le reste des modes de connaissance de la raison agrave la sensation

15 Faculteacutes et connaissance dans la tradition platonico-aristoteacutelicienne

En guise drsquointroduction agrave lrsquoeacutetude de la doctrine proclienne de lrsquointellection et de la

multipliciteacute des faculteacutes cognitives de lrsquoacircme nous avons voulu donner un aperccedilu des

proceacutedeacutes par lesquels les philosophes de la tradition platonico-aristoteacutelicienne ont chercheacute agrave

connaicirctre et deacutefinir les multiples modes de connaissance humains et divins

Le principe drsquoapregraves lequel la recherche philosophique doit cheminer agrave partir de ce

qui est le plus connu pour nous vers ce qui est le plus connu en soi eacutenonceacute agrave la premiegravere

page de la Physique drsquoAristote est repris selon diffeacuterentes modaliteacutes et diffeacuterents

contextes par Proclus mais eacutegalement par Boegravece dont la doctrine eacutepisteacutemologique du

chapitre V 4 de la Consolation de Philosophie nous est apparue tributaire des thegraveses

procliennes du Commentaire sur le Timeacutee Si Platon et Aristote nrsquoont pas encore deacutefini une

doctrine au sujet de la variation des modes du connaicirctre selon la diversiteacute des sujets

connaissants on trouve chez eux les principaux concepts gnoseacuteologiques et theacuteologiques

auxquels Proclus (et apregraves lui Boegravece) donnera un cadre theacuteorique permettant de structurer

les diffeacuterentes puissances cognitives dans une procession deacutegradeacutee agrave partir du savoir divin

De lrsquointellection divine (et mecircme au-delagrave dans le savoir unitif qui transcende toute forme de

75 Ibid V 4 92-100 (trad J-Y Guillaumin) laquo Nam superior comprehendendi uis amplectitur inferiorem

inferior uero ad superiorem nullo modo consurgit Neque enim sensus aliquid extra materiam ualet uel

uniuersales species imaginatio contuetur uel ratio capit simplicem formam sed intellegentia quasi desuper

spectans concepta forma quae subsunt etiam cuncta diiudicat sed eo modo quo formam ipsam quae nulli alii

nota esse poterat comprehendit raquo

31

connaissance) agrave la sensation Proclus deacutefinit une hieacuterarchie dans les modes de connaissance

que les six acceptions de la noecircsis dans le Commentaire sur le Timeacutee permettent drsquoeacutetudier

Lrsquoordre naturel des faculteacutes cognitives nous demanderait de faire deacutebuter notre exposeacute avec

la sensation Toutefois conformeacutement aux acceptions de la noecircsis nous nous inteacuteresserons

drsquoabord agrave la doctrine de lrsquoimagination dans la philosophie de Proclus ainsi qursquoagrave ses points

de deacutepart (aphormai) dans la tradition platonico-aristoteacutelicienne

2 Lrsquointellection de lrsquoimagination

21 Lrsquoimagination selon Proclus question philosophique et problegraveme exeacutegeacutetique

211 Lrsquoambivalence de lrsquoimagination

Avant drsquoanalyser lrsquointellection humaine au sens propre dans la seconde partie de

cette eacutetude nous deacutefinirons les deux formes deacuteriveacutees de noecircsis qui bien qursquohumaines

nrsquoont pas lrsquoEcirctre pour objet La connaissance dont parle Timeacutee au deacutebut de son discours est

relative agrave lrsquohomme crsquoest elle que le commentaire de Proclus cherche agrave deacutefinir par lrsquoanalyse

de deux modes de connaissance qui regroupent la totaliteacute des faculteacutes cognitives deacutefinies

par la tradition neacuteoplatonicienne Agrave la distinction fondamentale de lrsquoEcirctre et du Devenir

correspond la division de toute activiteacute cognitive entre lrsquointellection accompagneacutee de raison

et lrsquoopinion accompagneacutee de sensation

Rappelons que les trois premiegraveres acceptions de la noecircsis ndash lrsquointellection de

lrsquointelligible lrsquointellection qui lie lrsquointellect agrave lrsquointelligible et lrsquointellection de lrsquointellect

divin ndash ne peuvent convenir agrave la connaissance de lrsquoEcirctre dont il est question dans le Timeacutee

puisque la connaissance y est conccedilue dans la perspective de lrsquohomme et non dans celle des

dieux Dans la troisiegraveme section de notre eacutetude nous chercherons agrave deacutefinir le sens

qursquoattribue Proclus agrave ces trois formes drsquointellection divine en les associant aux diverses

cateacutegories du divin (principalement agrave partir de la triade ecirctre-vie-penseacutee qui se deacutecline de

multiples maniegraveres dans la procession des principes ontotheacuteologiques en rapport avec les

diffeacuterents degreacutes de la hieacuterarchie divine)

Dans notre INTRODUCTION nous avons formuleacute le problegraveme philosophique auquel

est confronteacute Proclus laquelle des trois autres acceptions de la noecircsis ndash lrsquointellection de

32

lrsquointellect particulier lrsquointellect de lrsquoacircme rationnelle et lrsquointellection imaginative ndash convient

agrave la connaissance par laquelle Timeacutee deacutefinit notre rapport agrave lrsquoEcirctre Et pourquoi deux de ces

acceptions sont disqualifieacutees

La derniegravere acception de la noecircsis pour nous la premiegravere selon lrsquoordre ascendant

est celle qui fait de lrsquoimagination une forme drsquointellection la plus deacutegradeacutee Elle est tout de

mecircme consideacutereacutee comme leacutegitime par Proclus Pour le dire en un mot crsquoest son inteacuterioriteacute

qui fait qursquoon lui attribue ce titre crsquoest ce qui la distingue de la sensation deacutefinie par son

exteacuterioriteacute que Proclus refuse comme Aristote avant lui76 drsquoidentifier agrave lrsquointellection (ou

de maniegravere plus geacuteneacuterique agrave la penseacutee) Proclus agrave la suite de lrsquoauteur du De anima fait de

lrsquoimagination une faculteacute intermeacutediaire entre la raison et la sensation dont la nature et les

activiteacutes sont deacutefinies en fonction de ces deux puissances psychiques qui la laquo ceinturent raquo

Les questions qursquoil se pose sont celles que lrsquoon voit deacutejagrave apparaicirctre dans le De anima

lrsquoimagination est-elle activiteacute ou passiviteacute est-elle production ou reacuteception drsquoimages Une

reacuteponse bregraveve mais agrave ce point de lrsquoenquecircte peu eacuteclairante serait de dire qursquoelle est les deux

agrave la fois selon Proclus selon ses rapports aux autres faculteacutes avec lesquelles elle interagit

Comment cela est-il theacuteoriquement possible Comment une seule faculteacute pourrait-elle

avoir deux activiteacutes distinctes voire opposeacutees Comme nous le verrons une mecircme

puissance ou faculteacute en lrsquooccurrence le logos peut ecirctre le principe de multiples activiteacutes

(intellective dianoeacutetique opinative) en fonction de la diversiteacute de ses objets (Formes

intelligibles formes intermeacutediaires formes naturelles) mais il ne semble pas que cela

puisse srsquoappliquer agrave lrsquoimagination qui nrsquoa que lrsquoimage pour objet de son activiteacute et correacutelat

de sa puissance Peut-ecirctre faut-il alors poser deux imaginations deux faculteacutes distinctes qui

seraient comme deux espegraveces du mecircme genre (ou deux espegraveces de genres diffeacuterents qui ne

partageraient que le nom en tant qursquoelles se rapportent agrave un mecircme objet lrsquoimage sous

diffeacuterents rapports) Crsquoest agrave ces questions qui se preacuteciseront au cours de notre eacutetude sur

lrsquoimagination dans la tradition platonico-aristoteacutelicienne pour lesquelles nous tenterons de

76 Nous voyons lagrave un apport de la penseacutee aristoteacutelicienne qui tranche avec la doctrine de ses devanciers

preacutesocratiques En raison de la pauvreteacute ou mecircme de lrsquoabsence de reacuteflexion portant en propre sur

lrsquoimagination chez Platon les neacuteoplatoniciens dans leurs traiteacutes ou leurs commentaires ont trouveacute dans la

psychologie drsquoAristote les mateacuteriaux conceptuels pour eacutelaborer leur propre doctrine en tentant avec la

difficulteacute que repreacutesente cette tacircche drsquoharmoniser les parties de lrsquoacircme deacutefinies par Platon sa hieacuterarchie des

faculteacutes cognitives dans lrsquoanalogie de la Ligne diviseacutee et la theacuteorie aristoteacutelicienne des faculteacutes de lrsquoacircme dans

le De anima et dans lrsquoEacutethique agrave Nicomaque notamment

33

faire valoir les reacuteponses fournies par Proclus et dont la deacutefinition de lrsquoimagination comme

forme drsquointellection passive dans lrsquoIn Timaeum constitue la synthegravese

212 Lrsquoimagination dans lrsquoœuvre de Proclus

Pour deacutefinir lrsquoimagination chez Proclus les commentateurs se sont surtout

inteacuteresseacutes au second prologue du Commentaire de Proclus sur le premier livre des Eacuteleacutements

drsquoEuclide77 sur lequel nous reviendrons au cours de cet exposeacute Par sa richesse ce texte

meacuteritait toute lrsquoattention qursquoon lui a porteacutee Cependant agrave lui seul cet exposeacute sur

lrsquoimagination dans un discours eacutepisteacutemologique qui porte sur la nature de lrsquoactiviteacute

psychique du geacuteomegravetre ne permet pas de comprendre comment lrsquoimagination srsquoinsegravere dans

le systegraveme des faculteacutes de Proclus et comment elle apparaicirct dans des processus cognitifs

autres que ceux des sciences hypotheacutetiques (ou dianoeacutetiques) et plus preacuteciseacutement de la

geacuteomeacutetrie Bien que Proclus ne possegravede pas notre concept moderne drsquoimaginaire le rocircle de

lrsquoimagination ne saurait ecirctre reacuteduit agrave la simple production drsquoun reacuteceptacle pour les formes

geacuteomeacutetriques que notre penseacutee contient potentiellement Dans le cadre de la philosophie de

Proclus nous pensons bien entendu aux images mythiques qui constituent en quelque sorte

la matiegravere premiegravere de la penseacutee ontotheacuteologique agrave laquelle la penseacutee dialectique cherchera

agrave donner une forme78 Les trois premiegraveres acceptions de lrsquointellection dont nous traiterons

semblent dessiner ce mouvement dialectique dont lrsquoimagination serait le premier moment

la penseacutee discursive le second et la noecircsis meta logou le troisiegraveme la premiegravere ne pouvant

connaicirctre lrsquoEcirctre car il est sans image la seconde nrsquoarrivant agrave saisir que les formes qui en

sont deacuteriveacutees agrave savoir les formes intermeacutediaires

77 Nous reprendrons au terme de notre chapitre sur lrsquoimagination diffeacuterentes hypothegraveses avanceacutees au sujet du

statut de lrsquoimagination par les commentateurs de Proclus auquel nous avons deacutejagrave fait reacutefeacuterence dans les notes

de notre INTRODUCTION 78 Voir Proclus Theacuteologie platonicienne I 4 au sujet des modes drsquoenseignement theacuteologiques symbolique

inspireacute imageacute et dialectique Les trois premiers modes theacuteologiques drsquoapregraves notre interpreacutetation de cette

doctrine manifestent les principes divins au moyen de la faculteacute imaginative (sous un mode symbolique

inspireacute ou par images) alors que le mode dialectique se deacutefinit par le travail opeacutereacute sur ces mecircmes images par

la raison discursive au moyen de ses opeacuterations fondamentales la division la deacutefinition la deacutemonstration et

lrsquoanalyse (cf Theacuteologie platonicienne I 9 40) Pour une eacutetude deacutetailleacutee de la question des modes

theacuteologiques de leur division leur nature et leurs combinaisons dans les eacutecrits de Platon voir et comparer les

deux eacutetudes que lrsquoon trouve dans Proclus et la Theacuteologie platonicienne Actes du colloque international de

Louvain (13-16 mai 1998) LeuvenParis Leuven University PressLes Belles Lettres 2000 J Peacutepin laquo Les

modes de lrsquoenseignement theacuteologique dans la Theacuteologie platonicienne raquo p 1-14 et S Gersh laquo Proclusrsquo

Theological Methods The Programme of Theol Plat I 4 raquo p 15-27

34

Nous pourrions ecirctre tenteacute de projeter une theacuteorie de lrsquoimaginaire sur les eacutecrits de

Proclus agrave partir des outils conceptuels dont est riche la penseacutee philosophique scientifique

et litteacuteraire du XXe siegravecle Aussi stimulant que cet exercice puisse ecirctre nous chercherons agrave

nous limiter aux textes eux-mecircmes ougrave apparaicirct la notion de phantasia en tant qursquoelle est

consideacutereacutee comme une forme drsquointellection Mais comme la consideacuteration de lrsquoimagination

en tant que faculteacute reacuteceptrice des formes geacuteomeacutetriques ne suffit pas pour permettre une

compreacutehension du rocircle de lrsquoimagination dans la connaissance de lrsquoEcirctre il faudra eacutelargir le

champ de lrsquoenquecircte et nous inteacuteresser au rocircle de lrsquoimagination dans la penseacutee mythique ou

plus largement dans le discours imageacute un questionnement qui recoupera celui sur les

quatre modes drsquoenseignement theacuteologiques deacutefinis par Proclus le mode par images le

mode inspireacute le mode symbolique et le mode dialectique auxquels nous avons fait

reacutefeacuterence

213 Eacuteleacutements notionnels de la deacutefinition de lrsquoimagination comme intellection dans

lrsquoIn Timaeum

Notre point de deacutepart pour acqueacuterir une vue drsquoensemble sur lrsquoimagination chez

Proclus sera le texte mecircme du Commentaire sur le Timeacutee ougrave elle est deacutefinie Lrsquointellection

comme imagination est la sixiegraveme et derniegravere acception de la noecircsis consideacutereacutee par Proclus

Ainsi se preacutesente la derniegravere deacutefinition de lrsquointellection dans lrsquoIn Timaeum

Sixiegravemement si tu veux celle-lagrave aussi la compter avec la connaissance

imaginative est dite par certains laquo intellection raquo et lrsquoimagination laquo intellect

passif raquo parce que bien qursquoelle connaisse ce qursquoelle connaicirct avec

accompagnement de formes et de figures cette connaissance se passe agrave

lrsquointeacuterieur Or crsquoest lagrave preacuteciseacutement un attribut commun de toute intellection le

fait de posseacuteder lrsquoobjet connu agrave lrsquointeacuterieur crsquoest par lagrave mecircme je preacutesume que

lrsquointellection diffegravere de la sensation79

Trois eacuteleacutements notionnels ressortent de ce passage Ils dirigeront notre enquecircte en vue de

saisir les raisons pour lesquelles Proclus fait de lrsquoimagination une forme drsquointellection

Premiegraverement lrsquoutilisation de lrsquoexpression laquo intellect passif raquo pour deacutesigner lrsquoimagination

Crsquoest sur ce syntagme qui apparaicirct pour la premiegravere fois dans le De anima drsquoAristote

79 Proclus In Timaeum I 244 19-24 (trad A J Festugiegravere) laquo ἕκτη δέ εἰ βούλει καὶ ταύτην συναριθμεῖν ἡ

φανταστικὴ γνῶσις ὑπό τινων προσαγορεύεται νόησις καὶ νοῦς ἡ φαντασία παθητικός ὅτι καὶ ἔνδον καὶ μετὰ

τύπων καὶ σχημάτων γινώσκει ὅσα γινώσκει κοινὸν δὲ κατὰ πάσης νοήσεως αὐτὸ τοῦτο τὸ ἔνδον ἔχειν τὸ

γνωστόνmiddot τούτῳ γὰρ δήπου καὶ διαφέρει νόησις αἰσθήσεως raquo

35

(drsquoailleurs la seule occurrence dans son corpus)80 que portera principalement notre enquecircte

dans cette section Par une interpreacutetation discutable de ce syntagme qui apparaicirct eacutegalement

dans le Commentaire sur le premier livre des Eacuteleacutements drsquoEuclide Proclus justifie le

caractegravere intellectif de lrsquoimagination Deuxiegravemement la formule qui deacutecrit lrsquoimagination

comme une intellection qui connaicirct laquo avec accompagnement de formes et de figures raquo Par

cette formule comme nous le verrons Proclus renvoie agrave un passage du Phegravedre (247c-d) ougrave

serait deacutefinie la veacuteritable intellection celle qui nous permet de connaicirctre lrsquoEcirctre une

connaissance qui en soi nrsquoest pas accompagneacutee de formes ou de figures Pour comprendre

cela nous citerons non seulement le Phegravedre mais eacutegalement lrsquoAnalogie de la Ligne dans la

Reacutepublique qui permettra aussi de comprendre la cinquiegraveme acception de la noecircsis en tant

que dianoia lrsquointellection de lrsquoacircme rationnelle Troisiegravemement lrsquointeacuterioriteacute de

lrsquoimagination qui la distingue de lrsquoopinion et de la sensation (ou de leur combinaison

laquo lrsquoopinion accompagneacutee de sensation raquo qui deacutefinit la connaissance du Devenir drsquoapregraves le

discours de Timeacutee et lrsquointerpreacutetation qursquoen fait Proclus) Pour ce faire nous citerons

quelques passages de lrsquoexposeacute sur la sensation que lrsquoon trouve dans la suite du

Commentaire sur le Timeacutee

Notre enquecircte au sujet des principes philosophiques de ces trois eacuteleacutements

conceptuels apparaissant dans le texte de la sixiegraveme acception de la noecircsis sera preacuteceacutedeacutee

drsquoune eacutetude sur la notion drsquoimagination dans la philosophie de Platon et drsquoAristote Le De

anima constituera notre point de deacutepart non seulement pour lrsquoeacutetude de lrsquoimagination

aristoteacutelicienne mais aussi pour identifier les passages du corpus platonicien ougrave une telle

notion peut apparaicirctre mecircme si le vocabulaire consacreacute par Aristote autour de lrsquoexpression

phantasia nrsquoest pas encore formaliseacute Puis avant de reacutecapituler lrsquoensemble de nos

conclusions sur lrsquoimagination proclienne et les comparer aux reacutesultats de la recherche

reacutecente sur cette notion dans lrsquoœuvre de Proclus nous nous inteacuteresserons agrave la dimension

mythique de lrsquoimagination dans son rapport aux principes ontotheacuteologiques et

psychologiques du systegraveme proclien

80 Aristote De lrsquoacircme III 5 430a20-25 laquo ἡ δὲ κατὰ δύναμιν χρόνῳ προτέρα ἐν τῷ ἑνί ὅλως δὲ οὐδὲ χρόνῳ

ἀλλrsquo οὐχ ὁτὲ μὲν νοεῖ ὁτὲ δrsquo οὐ νοεῖ χωρισθεὶς δrsquo ἐστὶ μόνον τοῦθrsquo ὅπερ ἐστί καὶ τοῦτο μόνον ἀθάνατον καὶ

ἀΐδιον (οὐ μνημονεύομεν δέ ὅτι τοῦτο μὲν ἀπαθές ὁ δὲ παθητικὸς νοῦς φθαρτός)middot καὶ ἄνευ τούτου οὐθὲν

νοεῖ raquo

36

22 La notion drsquoimagination dans la penseacutee platonicienne

Avant drsquoanalyser les trois eacuteleacutements notionnels qui distinguent la phantasia des

autres formes drsquointellection dans la sixiegraveme et derniegravere acception de la noecircsis ndash le syntagme

laquo intellect passif raquo qui explicite la nature duelle de lrsquoimagination son mode de

connaissance avec accompagnement de formes et de figures qui la distingue de

lrsquointellection veacuteritable de lrsquoEcirctre et son inteacuterioriteacute par laquelle elle diffegravere de la sensation ndash

nous retracerons les eacutetapes marquantes de lrsquoeacutelaboration drsquoune doctrine de lrsquoimagination

dans la tradition platonico-aristoteacutelicienne

Du point de vue de la penseacutee neacuteoplatonicienne et plus particuliegraverement dans la

perspective de la philosophie de Proclus qui recherche chez Platon les points de deacutepart

theacuteoriques pour lrsquoeacutelaboration de sa doctrine nous chercherons drsquoabord les eacuteleacutements drsquoune

theacuteorie de lrsquoimagination dans les dialogues platoniciens Pouvons-nous clairement identifier

des passages du corpus platonicien qui deacuteveloppent une reacuteflexion sur lrsquoimagination comme

faculteacute cognitive de lrsquoacircme humaine Agrave premiegravere vue les dialogues de Platon ne semblent

pas avoir constitueacute le point de deacutepart de la speacuteculation neacuteoplatonicienne sur la faculteacute

imaginative de lrsquoacircme Certains passages du corpus platonicien ont certes procureacute des

mateacuteriaux conceptuels pour lrsquoeacutelaboration drsquoune doctrine de lrsquoimagination dans la tradition

neacuteoplatonicienne pensons notamment agrave lrsquoAnalogie de la Ligne diviseacutee dans la Reacutepublique

ougrave apparaicirct la notion drsquoeikasia (que lrsquoon pourrait traduire par repreacutesentation) mais la

structure conceptuelle qui ressort drsquoune division des faculteacutes cognitives de lrsquoacircme humaine

est drsquoheacuteritage aristoteacutelicien surtout en ce qui concerne la notion drsquoimagination81

Du moins les neacuteoplatoniciens dont Proclus ne trouvent pas explicitement drsquoexposeacute

sur lrsquoimagination deacutefinie comme faculteacute de lrsquoacircme chez Platon et leur doctrine srsquoest

construite surtout agrave partir drsquoune exeacutegegravese du traiteacute De lrsquoacircme drsquoAristote enrichie par les

deacuteveloppements theacuteoriques de ses nombreux commentateurs dont Alexandre drsquoAphrodise

Nous verrons cependant que certains eacuteleacutements conceptuels tireacutes notamment du Timeacutee et du

Phegravedre qui ne sont pas rattacheacutes agrave une faculteacute que Platon nommerait laquo imagination raquo mais

agrave lrsquoactiviteacute de lrsquoacircme lorsqursquoelle se tourne vers le Devenir et qui srsquoidentifie agrave lrsquoopinion

81 Crsquoest une division agrave la fois aristoteacutelicienne et platonicienne des faculteacutes de lrsquoacircme rappelons-le qui apregraves

Proclus apparaicirct dans le prologue du Commentaire de Philopon sur le De anima Cf TABLEAUX ET SCHEacuteMAS

4 La division des faculteacutes de lrsquoacircme humaine selon Jean Philopon

37

accompagneacutee de sensation du Timeacutee servent tout de mecircme agrave la caracteacuteriser dans la

tradition neacuteoplatonicienne

Drsquoapregraves Aristote comme nous le verrons dans notre analyse de la phantasia dans le

De anima Platon aurait assimileacute lrsquoimagination agrave lrsquoopinion accompagneacutee de sensation

expression que nous retrouvons dans le Timeacutee pour deacutefinir le mode de connaissance associeacute

au Devenir (alors que lrsquoexpression intellection accompagneacutee de raison rappelons-le y

deacutefinit la connaissance de lrsquoEcirctre) Puisque lrsquoimagination est deacutefinie comme une forme

drsquointellection par Proclus theacuteoriquement elle ne saurait ecirctre assimileacutee ou reacuteduite agrave lrsquoun des

deux termes qui deacutecrivent le mode de connaissance qui porte sur le Devenir Pourtant

Aristote semble voir dans la doxa de Platon ou plus preacuteciseacutement dans la doxa

accompagneacutee de sensation la deacutefinition platonicienne de lrsquoimagination Proclus qui par

ailleurs ne se gecircne pas pour reacutefuter les arguments drsquoAristote surtout lorsque les thegraveses

aristoteacuteliciennes entrent en conflit avec ce qursquoil voit comme les principes de la penseacutee de

Platon ne critique pas dans la section ougrave il commente le lemme 24a1-4 du Timeacutee cette

assimilation de lrsquoimagination agrave lrsquoopinion accompagneacutee de sensation

Dans sa traduction annoteacutee du traiteacute De lrsquoacircme R Bodeacuteuumls commente le passage

suivant laquo Il est clair en tout cas que lrsquoimagination ne peut ecirctre ni lrsquoopinion lieacutee au sens ni

conccedilue agrave travers la sensation ni non plus un complexe drsquoopinion et de sensation82 raquo Il note

que cette remarque additionnelle qui apparaicirct apregraves qursquoAristote ait drsquoabord eacutecarteacute

lrsquoopinion prise en elle-mecircme comme eacuteleacutement deacutefinitionnel de lrsquoimagination prend en

compte les thegraveses de Platon Il cite quatre passages des Dialogues ougrave apparaicirctraient ces

thegraveses Timeacutee 52a Sophiste 264a Theacuteeacutetegravete 152c et Philegravebe 39b

Le passage du Timeacutee est sans doute le plus important des quatre reacutefeacuterences donneacutees

par Bodeacuteuumls peut-ecirctre mecircme la seule œuvre directement viseacutee par Aristote eacutetant donneacute

lrsquoimportance de ce dialogue agrave maintes reprises critiqueacute dans lrsquoeacutelaboration des thegraveses

proprement aristoteacuteliciennes du traiteacute De lrsquoacircme83 Les lignes qui preacutecegravedent la section agrave

82 Aristote De lrsquoacircme III 3 428a24-26 (trad R Bodeacuteuumls leacutegegraverement modifieacutee) laquo φανερὸν τοίνυν ὅτι οὐδὲ

δόξα μετrsquo αἰσθήσεως οὐδὲ διrsquo αἰσθήσεως οὐδὲ συμπλοκὴ δόξης καὶ αἰσθήσεως φαντασία ἂν εἴη διά τε

ταῦτα καὶ διότι οὐκ ἄλλου τινὸς ἔσται ἡ δόξα ἀλλrsquoἐκείνου εἴπερ ἔστιν οὗ καὶ ἡ αἴσθησις raquo 83 Voir la partie doxographique du De anima I 2-5 (selon la division traditionnelle de lrsquoouvrage) ougrave le

Timeacutee est la principale cible dAristote dans sa critique de la psychologie platonicienne

38

laquelle fait reacutefeacuterence Bodeacuteuumls reprennent en lrsquoexplicitant les eacuteleacutements conceptuels du

lemme 24a1-4 sur lequel porte lrsquoexposeacute de Proclus au sujet des faculteacutes cognitives de

lrsquoacircme humaine Toutefois elle ne deacutefinit pas une notion drsquoimagination qui serait distincte

de lrsquoopinion accompagneacutee de sensation acte qui dans le Timeacutee de Platon (et selon

lrsquointerpreacutetation de Proclus) porte sur le Devenir Le passage que Bodeacuteuumls semble avoir agrave

lrsquoesprit lorsque nous comparons les quatre reacutefeacuterences faites agrave lrsquoœuvre de Platon serait

celui ougrave apparaicirct le terme phantasma (52b) apparenteacute agrave la phantasia Ce phantasme serait

le produit dans lrsquoacircme de ce qui eacutemane de lrsquoecirctre en devenir (et donc le produit de lrsquoopinion

accompagneacutee de sensation) qui nrsquoest jamais veacuteritablement par opposition agrave lrsquoecirctre qui est

saisi par lrsquointellection accompagneacutee de raison (ou de discours84) Les trois autres exposent

sensiblement la mecircme ideacutee que nous retrouverons formuleacutee dans le De anima drsquoAristote

Nous aurions eacutegalement pu songer agrave lrsquoAnalogie de la Ligne dans la

Reacutepublique (509d-511a) qui peut donner un fondement agrave une doctrine de lrsquoimagination

chez Platon Cependant Platon ne traite pas explicitement des modes de connaissance

associeacutes agrave la section infeacuterieure de la Ligne soit la croyance (pistis) et la repreacutesentation

(eikasia) qui tels que deacutefinis ne peuvent pas ecirctre directement associeacutes agrave lrsquoopinion

accompagneacutee de raison du Timeacutee et agrave lrsquoimagination du De anima En contrepartie

lrsquoAnalogie de la Ligne fournira agrave la tradition neacuteoplatonicienne et plus particuliegraverement agrave

Proclus les concepts centraux de son eacutepisteacutemologie en opeacuterant la distinction entre la

dianoia associeacute au savoir matheacutematique et la noecircsis qui est la forme de connaissance

proprement philosophique

23 La nature de lrsquoimagination dans le De anima drsquoAristote entre sensation et intellection

231 Remarques introductives sur lrsquoimagination au livre III du traiteacute De lrsquoacircme

Mecircme si les dialogues platoniciens srsquointerrogent sur les rapports entre lrsquoimage et la

penseacutee crsquoest chez Aristote que sera nettement poseacute le problegraveme de la nature de

lrsquoimagination que sera deacutefinie la place qursquoelle doit occuper dans lrsquoeacuteconomie des faculteacutes de

84 Nous reviendrons sur cette question Doit-on traduire logos par laquo raison raquo ou par laquo discours raquo chez Platon

lorsqursquoil est question de ce qui accompagne lrsquointellection dans la connaissance de lrsquoEcirctre L Brisson et

A J Festugiegravere traduisent par discours mais la traduction par raison nrsquoest pas exclue en tant que la raison en

acte est discours qursquoil soit inteacuterieur ou exteacuterieur agrave lrsquoacircme

39

lrsquoacircme entre sensation et intellection Notons drsquoembleacutee que la noecircsis drsquoAristote nrsquoa pas la

mecircme signification que la noecircsis de Platon et des neacuteoplatoniciens Alors que le terme

noecircsis dans le traiteacute De lrsquoacircme peut ecirctre traduit par un terme geacuteneacuterique comme penseacutee la

noecircsis platonicienne acquiert une signification plus speacutecifique lorsqursquoelle renvoie agrave la

connaissance proprement philosophique celle qui vise lrsquoEcirctre dans le Timeacutee ou les

intelligibles dans la Reacutepublique Le De anima nrsquoest pas en soi un traiteacute drsquoeacutepisteacutemologie (ou

mecircme de gnoseacuteologie) bien qursquoil ait servi de fondement agrave lrsquoeacutelaboration drsquoune theacuteorie de la

connaissance et de la science dans la tradition neacuteoplatonicienne

Degraves le prologue de son traiteacute Aristote deacutefinit la perspective qui sera la sienne celle

du naturaliste en la distinguant de lrsquoapproche de ses devanciers mateacuterialistes ou

dialecticiens85 Crsquoest dans cette perspective qursquoil pose le problegraveme des rapports entre les

notions drsquoimagination et drsquointellection

Et crsquoest surtout lrsquoopeacuteration de lrsquointelligence qui ressemble agrave un pheacutenomegravene

propre Neacuteanmoins si cette derniegravere constitue une sorte drsquoimagination ou ne va

pas sans imagination il ne saurait ecirctre question drsquoadmettre non plus qursquoelle se

passe du corps86

Aristote cherche agrave savoir srsquoil y a des affections de lrsquoacircme qui lui sont propres qui sont

seacutepareacutees du corps Comme le fera Proclus dans son Commentaire sur le Timeacutee Aristote

dans la suite du traiteacute De lrsquoacircme distinguera lrsquointellection de la sensation mais restera

prudent quant au statut de lrsquoimagination qursquoil heacutesite agrave seacuteparer de la penseacutee Nous

preacutesenterons drsquoabord la doctrine de lrsquoimagination (phantasia) dans son rapport agrave lrsquoopinion

pour ensuite analyser les passages ougrave elle est mise en rapport avec la penseacutee (noecircsis)

Il est maintenant temps de preacutesenter la conception aristoteacutelicienne de la phantasia

plus preacuteciseacutement celle que lrsquoon retrouve au livre III du De anima Nous reprendrons

drsquoabord le deacuteveloppement argumentatif preacutesenteacute par Aristote dans cette section afin de nous

donner une vue geacuteneacuterale de ce concept Eacutetant donneacute la densiteacute et la briegraveveteacute de cette section

du De anima nous nous permettrons de reformuler certains arguments drsquoAristote dans le

85 Ce dont Aristote traite dans le prologue du traiteacute De lrsquoacircme I 1 402a1-403b19 86 Aristote De lrsquoacircme I 1 403a8-11 (trad R Bodeacuteuumls leacutegegraverement modifieacutee) laquo μάλιστα δrsquo ἔοικεν ἰδίῳ τὸ

νοεῖνmiddot εἰ δrsquo ἐστὶ καὶ τοῦτο φαντασία τις ἢ μὴ ἄνευ φαντασίας οὐκ ἐνδέχοιτrsquo ἂν οὐδὲ τοῦτrsquo ἄνευ σώματος

εἶναι εἰ μὲν οὖν ἔστι τι τῶν τῆς ψυχῆς ἔργων ἢ παθημάτων ἴδιον ἐνδέχοιτrsquo ἂν αὐτὴν χωρίζεσθαι raquo

40

but drsquoeacuteclairer un style qui reste souvent trop obscur pour le lecteur En effet un reacutesumeacute qui

ne reprendrait pas la totaliteacute de lrsquoargumentation ne saurait que trahir le meacutethodique travail

dialectique effectueacute par Aristote travail qui consiste agrave mettre de cocircteacute les opinions fausses agrave

propos de lrsquoobjet drsquoenquecircte afin de parvenir agrave une deacutefinition juste de cet objet (dans ce cas-

ci la deacutefinition juste de ce qursquoest la phantasia) Agrave la suite de ce travail de clarification

consacreacute agrave la section allant de 427b15 agrave 429a10 nous ferons lrsquoanalyse des autres

deacuteveloppements pertinents concernant la phantasia dans le reste du De anima Nous

soulegraveverons finalement certaines difficulteacutes que pose lrsquoexposition succincte que fait

Aristote du concept de phantasia dans ce traiteacute plus particuliegraverement celle de la polyseacutemie

des termes phantasia et phantasma(ta) Ce travail nous permettra dans la suite de notre

eacutetude de mieux juger de la conception proclienne de lrsquoimagination dans le cadre de

lrsquoexeacutegegravese drsquoune œuvre platonicienne le Timeacutee qui fait figure de repoussoir pour Aristote

dans lrsquoeacutelaboration de sa propre doctrine de lrsquoacircme et plus particuliegraverement de sa faculteacute

imaginative

232 La recherche drsquoune deacutefinition pour lrsquoimagination

Nous faisons deacutebuter lrsquoargumentation drsquoAristote agrave propos de la phantasia en

427b15 Il eacutenonce drsquoabord que la phantasia se distingue de la sensation (aisthecircsis) et de la

penseacutee (dianoia) Cette preacutecision fait suite agrave la confusion entre sens et intelligence qui eacutetait

justement causeacutee par la phantasia En effet celle-ci est agrave la charniegravere de ces deux faculteacutes

essentielles agrave la connaissance la phantasia deacutepend de la sensation alors que la croyance

(hupolecircpsis) genre commun agrave lrsquoopinion (doxa) et agrave la science (epistecircmecirc) deacutepend drsquoelle

(lrsquoimagination) Cette ambivalence de la phantasia amegravene drsquoabord Aristote agrave la distinguer

de la croyance Le premier argument qursquoil apporte stipule que la phantasia est agrave notre

discreacutetion tandis que lrsquoopinion qui est une espegravece de la croyance ne lrsquoest pas En effet

nous avons la liberteacute de nous repreacutesenter des images comme bon nous semble alors que

nous ne sommes pas libres de croire en une chose si nous la pensons vraie ou fausse De

plus la phantasia nrsquoest jamais accompagneacutee drsquoune eacutemotion alors que lrsquoopinion peut lrsquoecirctre

En effet si nous nous repreacutesentons une chose que lrsquoon pourrait consideacuterer comme

effrayante sans avoir jugeacute que cette chose eacutetait en effet effrayante crsquoest-agrave-dire sans srsquoecirctre

fait une opinion sur cette chose nous nrsquoeacuteprouverons aucune eacutemotion Le fait que lrsquoon

41

puisse avoir peur drsquoune chose sur laquelle nous nrsquoavons pas encore porteacute de jugement est

tout agrave fait inconcevable pour Aristote

La suite de lrsquoexposeacute nous amegravene agrave revenir sur le travail de division effectueacute par

Aristote Nous avons mentionneacute que la croyance est le genre commun agrave la science et agrave

lrsquoopinion Aristote a eacutegalement distingueacute la phantasia de la penseacutee (noecircsis) et de la

croyance Apregraves avoir fait ces distinctions comment peut-il affirmer que la penseacutee passe

pour ecirctre drsquoun cocircteacute la phantasia et de lrsquoautre la croyance87 Comment la penseacutee

qursquoAristote avait distingueacutee de la phantasia pourrait-elle maintenant y ecirctre identifieacutee

Pour comprendre la logique derriegravere cette apparente contradiction nous devons consideacuterer

ce passage comme une introduction meacutethodologique relative agrave la dialectique

aristoteacutelicienne ayant pour fonction de preacutesenter la position dont il faudra montrer

lrsquoabsurditeacute Dans ce cas-ci nous serons ameneacute agrave reacutefuter lrsquohypothegravese qui identifie la penseacutee

agrave la phantasia

Le passage suivant semble lui aussi en contradiction avec les conclusions

provisoirement eacutemises agrave propos de la distinction entre la phantasia la sensation et la

penseacutee

Si donc il srsquoagit de la repreacutesentation en vertu de laquelle nous disons avoir une

sorte drsquoapparition devant nous et qursquoon ne lrsquoentend pas dans quelque sens

deacuteriveacute crsquoest une quelconque de ces dispositions faculteacutes ou eacutetats en vertu de

laquelle nous exerccedilons notre discernement pour dire soit le vrai soit le faux

Or tels sont le sens lrsquoopinion lrsquointelligence la science88

En effet ce passage suscite beaucoup de questionnements Drsquoabord Aristote fait reacutefeacuterence

agrave lrsquoeacutetymologie du terme phantasia Selon cette eacutetymologie dont nous avons fait

anteacuterieurement lrsquoeacutetude nous pourrions ecirctre porteacute agrave assimiler la phantasia agrave la sensation En

effet la phantasia peut ecirctre prise comme la faculteacute (dunamis) ou lrsquoeacutetat (hexis) qui reccediloit ce

qui apparaicirct (phainein) de lrsquoobjet Les propos drsquoAristote se rapprocheraient alors de ceux de

Platon pour qui laquo imagination et sensation sont une mecircme chose89 raquo Mais lorsqursquoil

87 Aristote De lrsquoacircme III 3 427a25-30 88 Aristote De anima III 3 428a1-15 (trad R Bodeacuteuumls) laquo εἰ δή ἐστιν ἡ φαντασία καθrsquo ἣν λέγομεν

φάντασμά τι ἡμῖν γίγνεσθαι καὶ μὴ εἴ τι κατὰ μεταφορὰν λέγομεν ἆρα μία τις ἔστι τούτων δύναμις ἢ ἕξις

καθrsquo ἃς κρίνομεν καὶ ἀληθεύομεν ἢ ψευδόμεθα τοιαῦται δrsquo εἰσὶν αἴσθησις δόξα ἐπιστήμη νοῦς raquo 89 Platon Theacuteeacutetegravete 152c

42

mentionne que crsquoest par cette faculteacute ou eacutetat que nous jugeons du vrai et du faux nous

devons plutocirct assimiler la phantasia agrave lrsquoopinion agrave lrsquointelligence ou agrave la science Ce bref

passage soulegraveve donc quatre hypothegraveses (sens opinion intelligence et science) auxquelles

Aristote comme agrave son habitude fera passer le test discriminant de sa meacutethode dialectique

Il eacutecartera drsquoabord lrsquohypothegravese du sens en ayant recours agrave trois arguments En un

premier temps il preacutetendra que quelque chose peut apparaicirctre (phainetai ti)

indeacutependamment de la potentialiteacute (dunamis) ou de lrsquoactiviteacute (energeia) du sens Les

visions oniriques que nous avons pendant notre sommeil en sont la preuve En effet aucun

objet sensible nrsquoactive la potentialiteacute de nos sens lorsque nous dormons Les images

produites lorsque nous recircvons qui constituent une espegravece des phantasmata ne peuvent ecirctre

produites par le sens En un deuxiegraveme temps Aristote fera voir que le sens est preacutesent chez

tous les animaux alors que la phantasia ne lrsquoest pas chez tous Selon lui les insectes nrsquoont

pas la capaciteacute de repreacutesentation Ainsi si nous acceptions drsquoassimiler la phantasia agrave la

sensation nous devrions du mecircme coup accepter que tous les animaux possegravedent un

pouvoir de repreacutesentation ce qui va agrave lrsquoencontre des faits selon Aristote En un troisiegraveme

temps Aristote fait lrsquoassertion suivante laquo les sens sont toujours vrais alors que les

repreacutesentations (phantasiai) ont une allure presque toujours trompeuse90 raquo Selon lui les

sens dans leur appreacutehension des sensibles propres ne sont jamais dans lrsquoerreur tandis que

les phantasiai notamment celles dont sont composeacutes nos recircves (eidocircla) ne sont pas

neacutecessairement en adeacutequation avec la reacutealiteacute Cependant ce dernier argument conserve sa

pertinence seulement srsquoil fait abstraction des sensibles communs qui selon la theacuteorie de la

connaissance aristoteacutelicienne peuvent provoquer une erreur sensorielle

Aristote mettra ensuite rapidement de cocircteacute lrsquohypothegravese de la science ainsi que celle

de lrsquointelligence En effet puisque ces deux opeacuterations ne srsquoeacutecartent jamais de la veacuteriteacute

alors que nous savons que les phantasiai pouvaient ecirctre fausses la phantasia ne peut pas

ecirctre assimileacutee agrave lrsquoune drsquoelles

Nous en venons enfin agrave la derniegravere hypothegravese celle de lrsquoopinion dont Aristote avait

proposeacute une premiegravere reacutefutation en 427b16-24 Les deux arguments proposeacutes sont

90 Aristote De lrsquoacircme III 3 428a11-12 (trad R Bodeacuteuumls)

43

semblables au deuxiegraveme argument qursquoa preacutesenteacute Aristote pour reacutefuter lrsquohypothegravese du sens

si la phantasia est une telle chose (sens opinion intelligence science) alors elle nrsquoest

preacutesente que chez quelques animaux ce qui est absurde car nous constatons qursquoelle est

preacutesente chez beaucoup plus drsquoentre eux Ainsi si la phantasia est assimileacutee agrave lrsquoopinion et

eacutetant donneacute que lrsquoopinion entraicircne la conviction (pistis) qui se precircte agrave nous et agrave aucune

autre becircte nous serions ameneacute agrave conclure que la phantasia ne se precircte qursquoagrave nous ce qui va

agrave lrsquoencontre des donneacutees drsquoAristote Inutile ici de reprendre le second argument il

emprunte le mecircme schegraveme que le premier en ne faisant que remplacer la notion de

conviction par celle de raison (logos)

Pour srsquoassurer de la validiteacute de ses preacuteceacutedentes reacutefutations Aristote combinera le

sens et lrsquoopinion qui constituaient les deux hypothegraveses les plus longuement reacutefuteacutees afin

que la phantasia ne puisse ecirctre assimileacutee agrave une pareille combinaison Lrsquohypothegravese comme

quoi le fait drsquoapparaicirctre (to phainesthai) serait avoir une opinion de ce dont on a la

sensation sera vite rejeteacutee par Aristote Lrsquoexemple du Soleil qui selon la sensation semble

mesurer un pied de diamegravetre alors que nous avons lrsquoopinion sinon la conviction qursquoil est

immenseacutement plus grand que cela entre en contradiction avec lrsquohypothegravese drsquoune

combinaison de ces deux dispositions (sens et opinion)

Puisque Aristote nrsquoa pas reacuteussi agrave identifier la nature de la phantasia en lrsquoassimilant agrave

lrsquoune des dispositions ou opeacuterations sur lesquelles il avait enquecircteacute il cherchera agrave le faire

en trouvant sa cause (dia ti) Il preacutetendra drsquoabord que la phantasia semble ecirctre un

mouvement qui est engendreacute par un autre mouvement celui du sens Ce serait la

persistance du mouvement causeacute par la sensation alors que lrsquoobjet qui a activeacute la

potentialiteacute du sens nrsquoest plus preacutesent qui constituerait la phantasia Apregraves une parenthegravese

concernant les diverses espegraveces de sensibles (propres accidentels et communs) qui sont agrave

lrsquoorigine du mouvement de la sensation Aristote proposera sa deacutefinition de la phantasia

laquo la repreacutesentation (phantasia) sera le mouvement qui se produit sous lrsquoeffet du sens en

activiteacute91 raquo

91 Ibid III 3 429a1-2

44

Aristote compleacutetera sa deacutefinition conceptuelle par une deacutefinition eacutetymologique

semblable agrave celle que nous avons preacutesenteacutee au deacutebut de ce travail Il mentionnera

eacutegalement que la phantasia a pour fonction de guider dans leurs actions les animaux

deacutepourvus drsquointelligence ainsi que les hommes lorsque les circonstances (passion maladie

sommeil) les empecircchent drsquoavoir recours agrave leur faculteacute intellective Aristote conclut son

exposeacute en sous-entendant qursquoil nrsquoa pas fini drsquoexplorer la probleacutematique souleveacutee par la

phantasia laquo que tant soit dit (eirecircstho epi tosouton)92raquo

233 La phantasia ailleurs dans le De anima

Crsquoest dans la section traitant de la faculteacute intellective que drsquoautres deacuteveloppements

pertinents concernant la phantasia pourront ecirctre trouveacutes En 431a14-17 Aristote mentionne

que laquo lrsquoacircme doueacutee de reacuteflexion dispose des repreacutesentations (phantasmata) qui tiennent

lieu de sensations [hellip] Aussi lrsquoacircme ne pense-t-elle jamais sans repreacutesentation93 raquo Richard

Bodeacuteuumls preacutecise que cette deacutependance de lrsquointelligence agrave lrsquoeacutegard de la repreacutesentation est tout

aussi vraie dans lrsquoaction que dans la speacuteculation

En 434a5-9 Aristote preacutesente deux genres de la phantasia la repreacutesentation

sensitive (aisthecirctikecirc phantasia) et la repreacutesentation deacutelibeacuterative (bouleutikecirc phantasia)

cette derniegravere appartenant seulement aux animaux pourvus de raison (lrsquohomme) Aristote en

profite alors pour expliquer comment srsquoeffectue la deacutelibeacuteration

En effet deacutecider entre cette action-ci ou celle-lagrave crsquoest deacutejagrave une opeacuteration qui

relegraveve du calcul et qui neacutecessairement implique toujours une uniteacute de mesure

puisque de deux choses on poursuit celle qui offre le plus drsquointeacuterecirct drsquoougrave la

capaciteacute de faire lrsquouniteacute agrave partir de plusieurs repreacutesentations94

Crsquoest gracircce agrave cette capaciteacute drsquounir les diverses repreacutesentations sensibles que peut se

constituer lrsquoexpeacuterience Crsquoest au commencement de sa Meacutetaphysique qursquoapparaissent ces

ceacutelegravebres philosophegravemes en theacuteorie de la connaissance

92 Ibid III 3 429a8-9 93 Ibid III 7 431a14-17 (trad R Bodeacuteuumls) 94 Ibid III 11 434a7-10 (trad R Bodeacuteuumls) laquo πότερον γὰρ πράξει τόδε ἢ τόδε λογισμοῦ ἤδη ἐστὶν ἔργονmiddot

καὶ ἀνάγκη ἑνὶ μετρεῖνmiddot τὸ μεῖζον γὰρ διώκειmiddot ὥστε δύναται ἓν ἐκ πλειόνων φαντασμάτων ποιεῖν raquo

45

Ainsi les animaux autres que lrsquohomme ne vivent que sur des repreacutesentations

sensibles et sur des souvenirs mais ils ne profitent que meacutediocrement de

lrsquoexpeacuterience tandis que lrsquoespegravece humaine a pour se conduire dans la vie lrsquoart

et la reacuteflexion95

Nous arrecirctons ici notre enquecircte concernant les passages ougrave nous retrouvons la notion de

phantasia dans le De anima Agrave ce point-ci de notre eacutetude nous avons en main les outils de

base nous permettant drsquoamorcer notre travail critique et interpreacutetatif de ce concept chez

Proclus

24 La notion drsquointellect passif drsquoAristote agrave Ammonius

241 La question de lrsquointellect passif chez Proclus et Ammonius

Nous avons vu apparaicirctre lrsquoexpression laquo intellect passif raquo dans le Commentaire sur

le Timeacutee pour deacutefinir lrsquoimagination qui par son inteacuterioriteacute peut ecirctre assimileacutee agrave

lrsquointellection mais qui par son rapport aux sensations et aux images qui sont associeacutees agrave

son activiteacute est qualifieacutee de passive Crsquoest chez le disciple de Proclus Ammonius que

nous retrouverons un des traitements les plus complets de cette notion que nous pourrons

ensuite mieux saisir agrave lrsquointeacuterieur de la penseacutee proclienne

242 Le Commentaire drsquoAmmonius sur le traiteacute De lrsquointerpreacutetation

Le Commentaire drsquoAmmonius sur le De interpretatione drsquoAristote srsquoavegravere le seul

teacutemoin direct en langue grecque de lrsquoexeacutegegravese neacuteoplatonicienne de ce traiteacute Eacutecrit de la

main mecircme drsquoAmmonius contrairement aux autres ouvrages conserveacutes sous son nom et

reacutedigeacutes par ses disciples cet eacutecrit se fonde sur lrsquoenseignement oral de son maicirctre Proclus

Ce commentaire couvre la totaliteacute du traiteacute aristoteacutelicien deacutecoupeacute selon la division

traditionnelle par lemmes et est preacuteceacutedeacute drsquoune introduction ougrave son auteur reacutepond selon les

principes de la scolastique neacuteoplatonicienne agrave cinq questions jugeacutees preacutealables agrave

lrsquointerpreacutetation du texte La troisiegraveme question concerne lrsquoauthenticiteacute du traiteacute remise en

cause par le premier eacutediteur connu du corpus aristoteacutelicien Andronicus de Rhodes La

tacircche drsquoAmmonius y consiste agrave reacutefuter lrsquoargument andronicien afin de justifier la place du

95 Aristote Meacutetaphysique A 1 980a25-28 (trad J Tricot) laquo τὰ μὲν οὖν ἄλλα ταῖς φαντασίαις ζῇ καὶ ταῖς

μνήμαις ἐμπειρίας δὲ μετέχει μικρόνmiddot τὸ δὲ τῶν ἀνθρώπων γένος καὶ τέχνῃ καὶ λογισμοῖς raquo

46

De interpretatione au sein de lrsquoOrganon propyleacutees du cursus drsquoenseignement de lrsquoEacutecole

neacuteoplatonicienne

Drsquoapregraves Ammonius Andronicus de Rhodes aurait jugeacute le traiteacute De lrsquointerpreacutetation

inauthentique en raison drsquoun renvoi qursquoy fait son auteur au traiteacute De lrsquoacircme au sujet drsquoune

doctrine qui ne srsquoy retrouverait pourtant pas96 En effet Andronicus nrsquoaurait pas su

identifier dans le De anima un passage parallegravele agrave celui qui dans le De interpretatione

eacutenonce laquo que les passions de lrsquoacircme sont les mecircmes pour tous comme lrsquoeacutetaient deacutejagrave les

choses dont elles sont les similitudes97 raquo Lrsquoauthenticiteacute du traiteacute De lrsquoacircme eacutetant indubitable

drsquoapregraves le jugement de lrsquoeacutediteur drsquoAristote le traiteacute De lrsquointerpreacutetation devait ecirctre

apocryphe On peut se questionner sur les motifs profonds derriegravere ce rejet en apparence

cateacutegorique et radical par Andronicus sur la base de ce seul passage drsquoun ouvrage dont

lrsquoesprit et la lettre semblent typiquement aristoteacuteliciens Agrave ce problegraveme le Commentaire

drsquoAmmonius nous offre une piste de reacuteponse il nous apprend qursquoAndronicus comprenait

que les notions (noecircma[ta]) eacutetaient appeleacutees passions de lrsquoacircme (pathecircmata tecircs psuchecircs) par

Aristote Si lrsquoon ne peut confirmer que lrsquoauteur du De interpretatione dans lrsquoextrait

preacuteceacutedemment citeacute identifie explicitement les passions de lrsquoacircme agrave des notions on doit

toutefois reconnaicirctre qursquoil emploie dans les lignes subseacutequentes le terme noecircma pour

deacutesigner ce qursquoil y a dans lrsquoacircme agrave savoir ce que lrsquoon combine afin drsquoobtenir un eacutenonceacute

susceptible de veacuteriteacute ou de fausseteacute98 Force est donc de constater que dans le premier

chapitre du traiteacute passion et notion deacutesignent une mecircme reacutealiteacute qui est drsquoordre

psychologique On comprend degraves lors lrsquoobjection qui a pu venir agrave lrsquoesprit drsquoAndronicus

comment Aristote aurait-il pu qualifier de passion ce qursquoil appelle notion (noecircma) agrave savoir

le produit drsquoun intellect qui au chapitre III 4 du De anima est pourtant qualifieacute

drsquoimpassible99 Comme nous chercherons agrave le montrer dans cette eacutetude les diffeacuterentes

reacuteponses apporteacutees agrave cette question agrave lrsquooccasion de lrsquoexeacutegegravese du traiteacute De lrsquoacircme seront

deacuteterminantes pour lrsquoeacutelaboration de la noeacutetique ancienne et plus particuliegraverement

neacuteoplatonicienne

96 Ammonius In Aristotelis de interpretatione 5 24-6 4 97 Aristote De lrsquointerpreacutetation I 16a6-9 (agrave moins drsquoune mention contraire les traductions sont de nous) 98 Cf Aristote De lrsquoacircme III 6 430a26 sqq 99 Ibid III 4 429a15

47

La reacuteponse drsquoAmmonius aux doutes drsquoAndronicus de Rhodes se fonde sur sa

compreacutehension drsquoun syntagme dont on ne retrouve qursquoune seule occurrence dans tout le

corpus aristoteacutelicien lrsquointellect passif (pathecirctikos nous) Ammonius agrave la suite de son

maicirctre Proclus identifie cet intellect agrave lrsquoimagination Bien qursquoelle semble corroboreacutee par

plusieurs passages du traiteacute De lrsquoacircme ougrave Aristote rapproche lrsquoimagination de lrsquointellection

cette interpreacutetation ne srsquoimpose pas drsquoembleacutee en effet elle nrsquoa pas eacuteteacute adopteacutee par tous les

commentateurs anciens ndash Alexandre drsquoAphrodise et Theacutemistius nrsquoenvisagent pas cette

possibiliteacute100 ndash et peu de commentateurs modernes lrsquoont retenue Le chapitre III 5 du De

anima ougrave cette notion apparaicirct est lrsquoun des lieux les plus probleacutematiques et aussi lrsquoun des

plus discuteacutes de lrsquoœuvre drsquoAristote

Dans le cadre de notre enquecircte sur la conception neacuteoplatonicienne de lrsquoimagination

et de lrsquointellect passif notamment Ammonius lrsquoeacutelegraveve de Proclus nous chercherons drsquoabord

agrave deacuteterminer la fonction cognitive attribueacutee par Aristote agrave cet intellect au livre III du traiteacute

De lrsquoacircme en tenant compte dans notre analyse du traiteacute De la meacutemoire et de la

reacuteminiscence ougrave lrsquoon retrouve les exposeacutes les plus explicites au sujet des passions de lrsquoacircme

prises comme similitudes des choses (pragma[ta]) ce dont il est preacuteciseacutement question au

premier chapitre du traiteacute De lrsquointerpreacutetation Nous traiterons ensuite de lrsquointerpreacutetation

neacuteoplatonicienne de la nature et de la fonction de lrsquointellect passif en nous basant sur les

textes des preacutedeacutecesseurs immeacutediats drsquoAmmonius Proclus et son maicirctre Syrianus Enfin

nous tenterons drsquoidentifier les raisons qui ont pu motiver Ammonius agrave identifier les notions

de lrsquoacircme aux passions de lrsquointellect passif et jugerons dans quelle mesure son exeacutegegravese est

fidegravele ou non agrave la doctrine aristoteacutelicienne telle que nous la comprenons Nous pourrons

ainsi nous servir mutatis mutandis de nos conclusions au sujet de lrsquoimagination chez

Ammonius pour mieux deacutefinir les concepts relatifs agrave la sixiegraveme et derniegravere acception de

lrsquointellection dans le Commentaire de Proclus sur le Timeacutee

100 H J Blumenthal Aristotle and Neoplatonism in Late Antiquity Aristotle and Neoplatonism in Late

Antiquity Interpretations of the De anima Ithaca Cornell University Press 1996 p 155

48

243 Lrsquointellect passif et lrsquoimagination dans lrsquoœuvre drsquoAristote

2431 Lrsquointellect passif dans le traiteacute De lrsquoacircme chapitres III 4 et 5

La seule occurrence du syntagme nous pathecirctikos dans le corpus aristoteacutelicien

apparaicirct au chapitre III 5 du De anima Dans les premiegraveres lignes de cette section Aristote

met en application le principe selon lequel les pheacutenomegravenes naturels doivent ecirctre analyseacutes en

termes de forme et de matiegravere drsquoagent et de patient regravegle agrave laquelle la faculteacute intellective

ne saurait faire exception

Puisque dans chaque genre comme dans la totaliteacute de la nature il y a drsquoune

part une matiegravere (qui est en puissance toutes ces choses) et drsquoautre part une

cause un agent qui produit toutes choses comme un art relativement agrave une

matiegravere il est aussi neacutecessaire que ces distinctions se retrouvent dans

lrsquoacircme101

Ce passage succegravede au traitement dialectique de la faculteacute intellective ougrave Aristote discutait

les opinions de ses preacutedeacutecesseurs dont celles drsquoAnaxagore et arrivait agrave deacutegager le concept

drsquointellect en puissance Mecircme si lrsquoon ne saurait naiumlvement accepter la distinction

scolastique ndash adopteacutee par J Tricot dans sa traduction du De anima102 ndash qui fait de lrsquointellect

patient le sujet du chapitre III 4 et de lrsquointellect agent celui du chapitre III 5 ndash rappelons

que le syntagme nous poiecirctikos nrsquoapparaicirct pas avant Alexandre ndash il faut reconnaicirctre que ce

deacutecoupage suit assez fidegravelement les eacutetapes du raisonnement aristoteacutelicien En effet celui-ci

pose drsquoabord au chapitre III 4 la neacutecessiteacute drsquoune certaine communauteacute entre lrsquoagent et le

patient dans lrsquoacte drsquointellection et eacutenonce ensuite que la faculteacute intellective est en

puissance ses objets bien qursquoelle ne les soit pas en acte comme la tablette de cire qui nrsquoa

pas encore reccedilu lrsquoeacutecriture il lui restera donc agrave deacutefinir au chapitre suivant la nature de la

cause efficiente celle sans laquelle lrsquointellect en puissance ne pourrait jamais passer agrave

lrsquoacte ce que la tradition nommera laquo intellect agent raquo Deux points sont ici agrave retenir (1) agrave

101 Aristote De lrsquoacircme III 5 430a10-14 (trad J Tricot) laquo Ἐπεὶ δrsquo [ὥσπερ] ἐν ἁπάσῃ τῇ φύσει ἐστὶ [τι] τὸ μὲν

ὕλη ἑκάστῳ γένει (τοῦτο δὲ ὃ πάντα δυνάμει ἐκεῖνα) ἕτερον δὲ τὸ αἴτιον καὶ ποιητικόν τῷ ποιεῖν πάντα οἷον

ἡ τέχνη πρὸς τὴν ὕλην πέπονθεν ἀνάγκη καὶ ἐν τῇ ψυχῇ ὑπάρχειν ταύτας τὰς διαφοράς raquo Nous reproduisons

eacutegalement la traduction de R Bodeacuteuumls une seule traduction nous semblant insuffisante pour approcher ce texte

grec parmi les plus interpreacuteteacutes de la litteacuterature philosophique antique laquo Mais crsquoest un fait que partout dans la

nature une chose fait office de matiegravere pour chaque genre et repreacutesente ce agrave quoi srsquoidentifie lrsquoensemble des

objets potentiels du genre en question alors qursquoune autre chose tient le rocircle de responsable et de producteur

du fait qursquoelle produit tous ces objets agrave la maniegravere de lrsquoart par rapport agrave sa matiegravere Il faut donc

neacutecessairement que dans lrsquoacircme aussi se retrouvent ces diffeacuterences raquo 102 Aristote De lrsquoacircme III 4 et 5 traduction par J Tricot Paris Vrin 1934 p 173-183

49

la fin du chapitre III 4 et dans la totaliteacute du chapitre III 5 Aristote applique la meacutethode du

naturaliste en analysant la faculteacute intellective en termes drsquoagir et de pacirctir de cause

efficiente et de matiegravere (2) par conseacutequent il emploie lrsquoeacutepithegravete pathecirctikos pour qualifier

lrsquointellect en puissance en prenant toutefois le soin drsquoaccoler lrsquoadjectif indeacutefini ti au verbe

paschein afin de distinguer la passiviteacute intellective de la passiviteacute sensitive

Il nous reste maintenant agrave deacutefinir ce que peut deacutesigner le syntagme nous pathecirctikos

qui apparaicirct dans la derniegravere phrase du chapitre III 5 Aucun argument irreacutefutable ne nous

empecircche drsquoidentifier le nous pathecirctikos au nous dunamei lrsquoanalyse dichotomique de la

faculteacute intellectuelle par Aristote semble drsquoailleurs corroborer cette identification La

position objectant que lrsquointellect en tant qursquoil est seacutepareacute dans son activiteacute de la reacutealiteacute

passive qursquoest le corps ne saurait ecirctre qualifieacute de passif ndash objection que nous rencontrons

dans le commentarisme neacuteoplatonicien pour des raisons qursquoa identifieacutees H J

Blumenthal103 ndash est en deacutesaccord avec les ideacutees exprimeacutees au chapitre III 4 Pour Aristote

la faculteacute intellectuelle est agrave la fois impassible en tant qursquoimmateacuterielle et seacuteparable du

corps dans son activiteacute et passible en tant que reacuteceptive des formes intelligibles et de la

causaliteacute de lrsquointellect agent Selon ces consideacuterations nous preacutesentons une traduction que

nous jugeons coheacuterente de ce passage tregraves discuteacute

Seacutepareacute il [lrsquointellect agent] est seulement ce qursquoil est et cela seul est

immortel et eacuteternel (nous ne nous rappelons pas parce que celui-ci

[lrsquointellect agent] est impassible tandis que lrsquointellect passif est corruptible)

et sans lui [lrsquointellect agent] rien ne pense104

Toute traduction de cet obscur passage preacutesuppose une interpreacutetation philosophique de la

noeacutetique aristoteacutelicienne et une reconstruction syntaxique de la prose drsquoAristote Deux

principes ont guideacute notre interpreacutetation Drsquoune part Aristote semble conserver du deacutebut agrave la

fin du chapitre III 5 la distinction entre un intellect agent qui produit toutes choses et un

intellect patient qui devient toutes choses il est donc inutile drsquoidentifier le nous pathecirctikos

103 H J Blumenthal op cit p 153 104 Aristote De lrsquoacircme III 5 430a22-25 (notre traduction) laquo χωρισθεὶς δrsquo ἐστὶ μόνον τοῦθrsquo ὅπερ ἐστί καὶ

τοῦτο μόνον ἀθάνατον καὶ ἀΐδιον οὐ μνημονεύομεν δέ ὅτι τοῦτο μὲν ἀπαθές ὁ δὲ παθητικὸς νοῦς φθαρτός

καὶ ἄνευ τούτου οὐθὲν νοεῖ raquo Exceptionnellement nous avons mis de cocircteacute les parenthegraveses et autres signes de

ponctuation que nous trouvons dans lrsquoeacutedition du texte grec par Ross puisqursquoil srsquoagit deacutejagrave drsquoune interpreacutetation

de la doctrine drsquoAristote Lrsquoeacutedition de reacutefeacuterence nous donne laquoχωρισθεὶς δrsquo ἐστὶ μόνον τοῦθrsquo ὅπερ ἐστί καὶ

τοῦτο μόνον ἀθάνατον καὶ ἀΐδιον (οὐ μνημονεύομεν δέ ὅτι τοῦτο μὲν ἀπαθές ὁ δὲ παθητικὸς νοῦς φθαρτός)middot

καὶ ἄνευ τούτου οὐθὲν νοεῖ raquo

50

agrave une faculteacute autre que lrsquointellect en puissance une tierce faculteacute au sujet de laquelle

Aristote ne donnerait drsquoailleurs aucune autre preacutecision dans le reste du De anima drsquoautre

part puisque le chapitre III 5 porte principalement sur lrsquointellect dit agent ce

qursquoannonccedilaient deacutejagrave les discussions du chapitre III 4 en postulant la neacutecessiteacute drsquoune cause

efficiente capable drsquoactiver lrsquointellect en puissance les pronoms de la phrase traduite et

plus particuliegraverement celui de la derniegravere proposition ont agrave notre avis lrsquointellect agent

comme reacutefeacuterent en effet comme tout ecirctre en puissance a besoin drsquoun ecirctre en acte pour

srsquoactualiser lrsquointellect en puissance a besoin drsquoun intellect en acte pour penser sinon il ne

le peut tout simplement pas

Dans son interpreacutetation de ce passage Ammonius identifie lrsquointellect passif agrave

lrsquoimagination et comprend la derniegravere proposition de ce chapitre en ce sens sans lui agrave

savoir lrsquointellect passif ndash ou lrsquoimagination ndash on ne pense rien105 Ammonius justifie cette

exeacutegegravese en la comparant agrave deux autres passages du De anima ougrave Aristote semble affirmer

qursquoil nrsquoy a pas de penseacutee sans image laquo la faculteacute intellective pense donc les formes dans

des images106 raquo et laquo qursquoest-ce qui distinguera les notions premiegraveres des images Sans

doute elles ne sont pas des images mais elles ne vont pas sans images107 raquo Nous

reviendrons plus loin sur lrsquoarriegravere-plan philosophique de lrsquoexeacutegegravese drsquoAmmonius Pour

lrsquoinstant on peut retenir que la penseacutee est dans son activiteacute neacutecessairement lieacutee agrave

lrsquoimagination et que les images mentales accompagnent naturellement les notions de lrsquoacircme

(bien que leur nature soit essentiellement distincte pour Aristote ce que nous montrerons

par la suite)

La maniegravere dont Aristote deacutefinit lrsquoimagination au chapitre III 3 rend agrave notre avis

impossible son identification agrave la faculteacute intellective qui sous son aspect potentiel

conserve une fonction distincte de celle de lrsquoimagination Rappelons que lrsquoimagination est

deacutefinie comme laquo un mouvement produit par la sensation en acte108 raquo une deacutefinition

inapplication agrave lrsquointellect en puissance (ou agrave lrsquointellect passif si lrsquoon veut distinguer cette

105 Ammonius In Aristotelis de interpretatione 6 17-18 106 Aristote De lrsquoacircme III 7 431b2 107 Ibid III 8 432a12 108 Ibid III 3 429a2-3

51

notion de celle drsquolaquo intellect en puissance raquo) En effet on ne saurait deacutefinir comme

mouvement une faculteacute essentiellement passive

Le pathecirctikos nous ne semble donc pas pouvoir ecirctre identifieacute agrave lrsquoimagination bien

que son activiteacute la penseacutee en acte dont lrsquointellect agent est la cause sine qua non ne se

produise pas sans images Comme Aristote le mentionnait deacutejagrave les notions simples ne sont

pas des images mais elles ne vont pas sans images ainsi bien que lrsquointellect passif ne soit

pas lrsquoimagination son activiteacute en est indissociable Pourquoi alors Aristote qualifie-t-il

lrsquointellect passif de corruptible alors qursquoil est immateacuteriel et que son activiteacute est en elle-

mecircme seacutepareacutee du corps Deux raisons peuvent ecirctre eacutevoqueacutees pour rendre compte de sa

corruptibiliteacute (1) ce qui est en puissance est susceptible de ne pas ecirctre et est donc

essentiellement corruptible (2) cet intellect a besoin drsquoimages pour penser et donc des

organes sensitifs en eux-mecircmes corruptibles qui lui fournissent ces images Notre

interpreacutetation de la notion nous pathecirctikos se concluant ainsi il reste maintenant agrave montrer

ce qui distingue le noecircma du phantasma et agrave deacuteterminer la nature de leur rapport aux

choses extramentales

2432 Les passions de lrsquoacircme dans le traiteacute De la meacutemoire et de la reacuteminiscence109

Comme nous lrsquoavons mentionneacute plus haut Aristote dans le premier chapitre du De

interpretatione semble deacutesigner une mecircme reacutealiteacute psychologique par les termes noecircma(ta)

et pathecircmata tecircs psuchecircs ce qursquoAmmonius identifie par ailleurs aux phantasma(ta) Doit-

on penser qursquoAristote deacutesigne une mecircme chose par ces trois expressions ougrave doit-on

soutenir qursquoil opegravere des distinctions subtiles certes mais capitales pour sa theacuteorie de la

connaissance Le traiteacute De lrsquoacircme mentionne que les notions ne sont pas des images mais

nrsquoy explique pas ce qui les en distingue Crsquoest dans le court traiteacute De la meacutemoire et de la

reacuteminiscence qursquoAristote offre les deacuteveloppements les plus substantiels agrave ce sujet Nous

traduisons ici le passage central ndash ougrave nous voyons une reprise de la notion de dianoia telle

qursquoexposeacutee dans lrsquoAnalogie de la Ligne au livre VI de la Reacutepublique110ndash qui preacutesente une

109 Pour une analyse deacutetailleacutee et reacutecente de ce traiteacute drsquoAristote voir D Bloch Aristotle on Memory and

Recollection Text Translation Interpretation and Reception in Western Scholasticism LeidenBoston Brill

2007 110 Platon Reacutepublique VI 510d-511a

52

distinction entre lrsquoobjet de la penseacutee intellectuelle et lrsquoaffection imaginative qui

lrsquoaccompagne

Nous avons deacutejagrave discuteacute de lrsquoimagination dans notre traiteacute Sur lrsquoacircme il est

impossible de penser sans images La mecircme passion est impliqueacutee dans le

fait de penser comme dans celui de dessiner en effet bien qursquoon ne fasse

aucun usage du fait que le triangle ait une grandeur limiteacutee nous le

dessinons avec une grandeur limiteacutee il en est de mecircme pour celui qui

pense bien qursquoil ne pense pas une grandeur il en pose une devant ses yeux

mais ne pense pas son objet en tant que grandeur111

Aristote poursuit en mentionnant qursquoil nrsquoy a laquo pas de meacutemoire des intelligibles sans

images raquo et donc que la meacutemoire nrsquoest relative laquo agrave la faculteacute intellectuelle que par accident

alors qursquoelle se rattache essentiellement agrave la sensation premiegravere raquo La sensation premiegravere

ou sensation commune est la cause de la production de lrsquoimage mentale On comprend

ainsi que la notion (noecircma) ou lrsquointelligible (noecircton) ne puisse ecirctre penseacutee ou meacutemoriseacutee

sans image bien qursquoelle soit en soi distincte de lrsquoimage qui lrsquoaccompagne

Un autre passage du mecircme traiteacute permet drsquoeacuteclairer la fonction reacutefeacuterentielle attribueacutee

aux passions de lrsquoacircme dans le De interpretatione Aristote deacuteclare qursquoune mecircme image

mentale peut ecirctre consideacutereacutee comme un objet de contemplation en soi ou comme la

repreacutesentation drsquoune autre chose drsquoune reacutealiteacute ou drsquoun eacutetat de fait extramental

Tout comme ce qui est peint sur un tableau est agrave la fois un portrait et une

repreacutesentation les deux consistant en une seule et mecircme chose bien que

leur essence ne soit pas la mecircme et qursquoil est possible de le contempler en

tant que portrait ou en tant que repreacutesentation de mecircme on doit aussi

consideacuterer lrsquoimage qui est en nous comme une mecircme chose qui est agrave la fois

objet de contemplation en soi et image de quelque chose drsquoautre112

En tant qursquoil la considegravere comme une reacutealiteacute reacutefeacuterentielle lrsquoimage est parfois appeleacutee eikocircn

par Aristote un synonyme du terme homoiocircma(ta) employeacute pour qualifier la relation des

111 Aristote De la meacutemoire et de la reacuteminiscence I 449b30-450a6 (notre traduction) laquo ἐπεὶ δὲ περὶ

φαντασίας εἴρηται πρότερον ἐν τοῖς περὶ ψυχῆς καὶ νοεῖν οὐκ ἔστιν ἄνευ φαντάσματος ndash συμβαίνει γὰρ τὸ

αὐτὸ πάθος ἐν τῷ νοεῖν ὅπερ καὶ ἐν τῷ διαγράφεινmiddot ἐκεῖ τε γὰρ οὐθὲν προσχρώμενοι τῷ τὸ ποσὸν ὡρισμένον

εἶναι τοῦ τριγώνου ὅμως γράφομεν ὡρισμένον κατὰ τὸ ποσόν καὶ ὁ νοῶν ὡσαύτως κἂν μὴ ποσὸν νοῇ

τίθεται πρὸ ὀμμάτων ποσόν νοεῖ δrsquo οὐχ ᾗ ποσόν raquo 112 Ibid I 450b20-25 (notre traduction) laquo οἷον γὰρ τὸ ἐν πίνακι γεγραμμένον ζῷον καὶ ζῷόν ἐστι καὶ εἰκών

καὶ τὸ αὐτὸ καὶ ἓν τοῦτrsquo ἐστὶν ἄμφω τὸ μέντοι εἶναι οὐ ταὐτὸν ἀμφοῖν καὶ ἔστι θεωρεῖν καὶ ὡς ζῷον καὶ ὡς

εἰκόνα οὕτω καὶ τὸ ἐν ἡμῖν φάντασμα δεῖ ὑπολαβεῖν καὶ αὐτό τι καθrsquo αὑτὸ εἶναι καὶ ἄλλου [φάντασμα] raquo

53

passions de lrsquoacircme aux choses (pragmata) dans le traiteacute De lrsquointerpreacutetation Par ailleurs

dans le mecircme De memoria les images ou passions dans lrsquoacircme sont aussi deacutesigneacutees par le

terme kinecircsis ce qui certes srsquoaccorde avec les propos tenus dans le De anima ougrave

lrsquoimagination est deacutefinie comme un mouvement (kinecircsis) produit par la sensation premiegravere

Bref malgreacute une variation agrave premiegravere vue deacuteconcertante du vocabulaire conceptuel

employeacute par Aristote sa doctrine des passions de lrsquoacircme conserve sa coheacuterence drsquoun traiteacute agrave

lrsquoautre

Agrave la suite de cette bregraveve analyse des principaux passages concernant lrsquointellect

passif et les passions de lrsquoacircme dans le De anima et le De memoria il nous est permis de

conclure qursquoAristote deacutesigne une mecircme reacutealiteacute psychologique en employant les termes

pathos kinecircsis et phantasma et que le noecircma est indissociable de cette repreacutesentation

mentale bien qursquoil en soit essentiellement distinct

244 Lrsquointellect passif et lrsquoimagination chez Syrianus et Proclus

Chez les commentateurs neacuteoplatoniciens drsquoAristote le nous pathecirctikos nrsquoest plus

consideacutereacute comme la contrepartie passive de lrsquointellect agent De lrsquoavis de H J Blumenthal

ces commentateurs ne semblent pas avoir conserveacute la division dichotomique de lrsquointellect

opeacutereacutee aux chapitres III 4 et 5 du De anima laquo The important point for our purposes is that

pathecirctikos was no longer simply a correlative of poiecirctikos but a word that had associations

which made it unsuitable for use as a description of any purely rational or intellectual

function113 raquo Nous nrsquoavons pas en main tous les mateacuteriaux textuels pour corroborer

lrsquointerpreacutetation de Blumenthal les preacutedeacutecesseurs de Syrianus dont Jamblique avaient sans

doute des raisons philosophiques et exeacutegeacutetiques plus preacutecises pour identifier lrsquointellect

passif agrave lrsquoimagination raisons dont nous ne retrouvons plus que les reformulations

laquo scolaires raquo chez les commentateurs ulteacuterieurs Ce dont nous pouvons toutefois ecirctre

certain crsquoest que les repreacutesentants de lrsquoEacutecole neacuteoplatonicienne ne considegraverent plus le nous

pathecirctikos comme une faculteacute intellective au sens propre on peut voir lagrave un rejet de la

deacutemarche naturaliste drsquoAristote dans son traitement de lrsquointellect un refus drsquoaccepter la

113 H J Blumenthal op cit p 153

54

dimension passive de la faculteacute intellective deacutegageacutee par une analyse opeacutereacutee drsquoapregraves les

principes meacutethodologiques de la science physique

Syrianus est agrave notre connaissance le premier teacutemoin de cette exeacutegegravese

neacuteoplatonicienne qui identifie lrsquointellect passif agrave lrsquoimagination Dans son Commentaire sur

la Meacutetaphysique drsquoAristote ougrave sa tacircche consiste entre autres agrave reacutefuter les objections

aristoteacuteliciennes agrave lrsquoeacutegard de la theacuteorie des Formes Syrianus accuse le Stagirite de rabaisser

inducircment lrsquointellection au niveau de lrsquoimagination Il srsquoen prend particuliegraverement agrave

lrsquoargument de lrsquouniteacute au-delagrave de la multipliciteacute qui contraindrait les platoniciens agrave admettre

lrsquoexistence des Ideacutees de choses peacuterissables puisque nous avons une image de celles-ci114

Nous disions que lrsquointellect vise ce qui est les intellections de lrsquointellect

veacuteritable ne sont donc pas sans substance Et apregraves avoir traicircneacute lrsquointellect

jusqursquoau niveau de lrsquoimagination (car dans drsquoautres livres il appelle celle-ci

laquo intellect passif raquo) il [Aristote] dit qursquoil pourrait y avoir une substance des

choses peacuterissables car on peut avoir une image drsquoune telle chose Et il est

possible de comprendre agrave partir de ce passage vers quel genre drsquoarguments

sont forceacutes de se tourner ceux qui srsquoopposent aux Formes en descendant des

ecirctres jusqursquoaux privations de lrsquointellect en acte jusqursquoagrave lrsquoimagination et

lrsquoopinion115

Cet extrait du Commentaire de Syrianus expose la maniegravere dont on devait interpreacuteter la

philosophie drsquoAristote dans lrsquoEacutecole neacuteoplatonicienne drsquoAthegravenes Lrsquoassurance professorale

avec laquelle Syrianus contre les critiques aristoteacuteliciennes agrave lrsquoeacutegard de la theacuteorie des

Formes et surtout les fines distinctions introduites entre les diffeacuterentes faculteacutes de lrsquoacircme ndash

lrsquointellect lrsquoimagination lrsquoopinion ndash dont il se sert pour reacutefuter les arguments drsquoAristote

teacutemoignent drsquoune approche exeacutegeacutetique vraisemblablement heacuteriteacutee de ses preacutedeacutecesseurs Il

est possible que cette approche poleacutemique du De anima et de la Meacutetaphysique drsquoAristote

remonte agrave lrsquoinstaurateur du cursus des eacutetudes neacuteoplatoniciennes Jamblique pour qui la

lecture du traiteacute De lrsquoacircme est censeacutee introduire aux doctrines plus eacuteleveacutees reacuteveacuteleacutees dans les

dialogues platoniciens

114 Aristote Meacutetaphysique M 4 1079a10 sqq 115 Syrianus In metaphysica 110 31-111 4 (notre traduction) laquo Ἐλέγομεν ὅτι οἷς ὁ νοῦς ἐπιβάλλει ταῦτα

ὄντα ἐστίνmiddot οὐ γὰρ ἀνούσιοι τοῦ ἀληθινοῦ νοῦ αἱ νοήσειςmiddot ὁ δὲ ἐπὶ τὴν φαντασίαν ἑλκύσας τὸν νοῦν (καλεῖ

γὰρ καὶ ταύτην ἐν ἑτέροις παθητικὸν νοῦν) οὕτως ἄν φησί καὶ τῶν ἐφθαρμένων οὐσία εἴηmiddot φαντασθείη γὰρ

ἄν τις καὶ τὸ ἐφθαρμένον καὶ ἔξεστι κἀκ τούτων συνορᾶν εἰς ποίας ἐπιχειρήσεις ἐκτρέπεσθαι

καταναγκάζονται οἱ τοῖς εἴδεσιν ἀντιλέγοντες ἀπὸ μὲν τῶν ὄντων ἐπὶ τὰς στερήσεις ὑποφερόμενοι ἀπὸ δὲ

τοῦ νοῦ τοῦ κατrsquo ἐνέργειαν ἐπὶ φαντασίαν καὶ δόξαν raquo

55

Dans le second prologue de son Commentaire sur le premier livre des Eacuteleacutements

drsquoEuclide Proclus offre agrave son tour un traitement plutocirct scolaire de la notion drsquointellect

passif selon la meacutethode drsquoanalyse qui ressort de la dialectique

En effet lrsquoimagination en raison de son mouvement formateur et de son

existence avec et dans le corps est porteuse de figures toujours particuliegraveres

diviseacutees et scheacutematiseacutees et tout ce qursquoelle connaicirct se voit attribuer une telle

existence Crsquoest pourquoi quelqursquoun a oseacute lrsquoappeler laquo intellect passif raquo Mais

si elle est un intellect comment ne serait-elle pas impassible et

immateacuterielle Et si son activiteacute srsquoaccompagne de passion comment serait-il

encore juste qursquoelle soit appeleacutee intellect Lrsquoimpassibiliteacute convient agrave

lrsquointellect et agrave la nature intellective alors que ce qui est passif est tenu agrave

lrsquoeacutecart de cette substance Mais je crois qursquoil a voulu manifester son

caractegravere intermeacutediaire entre les connaissances premiegraveres et les derniegraveres en

lrsquoappelant agrave la fois intellect par sa ressemblance aux premiegraveres et passif

par sa parenteacute avec les derniegraveres116

Ces connaissances premiegraveres et derniegraveres dont il est ici question correspondent

respectivement aux activiteacutes de la plus haute faculteacute cognitive de lrsquoacircme rationnelle

lrsquointellect et agrave celles de la plus basse faculteacute cognitive de lrsquoacircme irrationnelle la sensation

Proclus donnera la mecircme explication du syntagme nous pathecirctikos dans son Commentaire

sur le Timeacutee agrave lrsquooccasion de son exeacutegegravese de la fameuse formule noecircsis meta logou que

lrsquoon retrouve aux lignes 28a1-4 de ce dialogue

Et lrsquoimagination [est dite] intellect passif parce que bien qursquoelle connaisse

ce qursquoelle connaicirct avec accompagnement de formes et de figures cette

connaissance se passe agrave lrsquointeacuterieur Or crsquoest lagrave preacuteciseacutement un attribut

commun de toute intellection le fait de posseacuteder lrsquoobjet connu agrave

lrsquointeacuterieur117

Les preacutedeacutecesseurs drsquoAmmonius Syrianus et Proclus srsquoentendent donc pour identifier

lrsquointellect passif agrave lrsquoimagination Syrianus dans le contexte poleacutemique de son Commentaire

116 Proclus In Euclidem 51 20-52 12 (notre traduction) laquo καὶ γὰρ ἡ φαντασία διά τε τὴν μορφωτικὴν

κίνησιν καὶ τὸ μετὰ σώματος καὶ ἐν σώματι τὴν ὑπόστασιν ἔχειν μεριστῶν ἀεὶ καὶ διῃρημένων ἐστὶν καὶ

ἐσχηματισμένων τύπων οἰστική καὶ πᾶν ὃ γιγνώσκει τοιαύτην ἔλαχεν ὕπαρξιν ὅθεν δὴ καὶ νοῦν παθητικόν

τις αὐτὴν προσειπεῖν οὐκ ὤκνησεν καίτοι γε εἰ νοῦς πῶς οὐκ ἀπαθὴς καὶ ἄϋλος εἰ δὲ μετὰ πάθους ἐνεργεῖ

πῶς ἔτι νοῦς ἂν κληθείη δικαίως ἀπάθεια μὲν γὰρ τῷ νῷ προσήκει καὶ τῇ νοερᾷ φύσει τὸ δὲ παθητικὸν

πόρρω τῆς οὐσίας ἐκείνης ἀλλrsquo οἶμαι τὸ μέσον αὐτῆς ἐμφῆναι βουλόμενος τῶν τε πρωτίστων γνώσεων καὶ

τῶν ἐσχάτων ἅμα καὶ νοῦν αὐτὴν προσεῖπεν ὡς ἐοικυῖαν ταῖς πρωτίσταις καὶ παθητικὸν κατὰ τὴν πρὸς τὰ

ἔσχατα συγγένειαν raquo 117 Proclus In Timaeum I 244 21-24 (trad A J Festugiegravere) laquoκαὶ νοῦς ἡ φαντασία παθητικός ὅτι καὶ ἔνδον

καὶ μετὰ τύπων καὶ σχημάτων γινώσκει ὅσα γινώσκει κοινὸν δὲ κατὰ πάσης νοήσεως αὐτὸ τοῦτο τὸ ἔνδον

ἔχειν τὸ γνωστόν raquo

56

sur la Meacutetaphysique accuse Aristote drsquoavoir rabaisseacute lrsquointellect et son objet au niveau de

lrsquoimagination et drsquoavoir fondeacute sa critique de la theacuteorie des Formes sur une confusion des

faculteacutes cognitives Proclus par la meacutethode scolastique qursquoil applique pour analyser le

syntagme nous pathecirctikos semble consolider une interpreacutetation qui par-delagrave Syrianus

remonte possiblement aux premiers commentateurs (neacuteo)platoniciens du traiteacute De lrsquoacircme

245 Lrsquointellect passif et les passions de lrsquoacircme dans le Commentaire drsquoAmmonius sur le

traiteacute De lrsquointerpreacutetation

Dans le Commentaire drsquoAmmonius le problegraveme philosophique que reacutevegravele la

question de lrsquoauthenticiteacute du traiteacute De lrsquointerpreacutetation peut ecirctre formuleacute en ces termes est-

ce que les notions (noecircmata) sont des passions de lrsquoacircme (pathecircmata tecircs psuchecircs) ou en

drsquoautres termes est-ce que lrsquoobjet mental se reacuteduit agrave une image Lrsquoanalyse des quelques

extraits tireacutes du De anima et du De memoria montre qursquoAristote opegravere deacutejagrave une distinction

entre les deux aspects notionnel et repreacutesentationnel drsquoune mecircme reacutealiteacute psychologique

une preacutecision cruciale que risquent de masquer les nombreux passages ougrave le noecircma semble

assimileacute au phantasma

Ammonius quant agrave lui semble reprendre lrsquoenseignement de son maicirctre en

reproduisant sans reacuteelle modification la mecircme analyse scolaire du syntagme nous

pathecirctikos Crsquoest en raison de son caractegravere passif qursquoAmmonius srsquoautorise agrave rapporter les

passions de lrsquoacircme agrave cette faculteacute Distingue-t-il pour autant les notions produits purement

rationnels des images produites par lrsquoimagination qui demeure tout de mecircme une faculteacute

irrationnelle Srsquoil a suivi agrave ce propos lrsquoenseignement de son maicirctre Proclus comme ce

dernier suivait deacutejagrave celui de Syrianus Ammonius a ducirc concevoir lrsquoimagination comme le

principe mateacuteriel de la reacutealiteacute intramentale et lrsquoimage comme la matiegravere qui reccediloit la forme

projeteacutee par la penseacutee discursive (dianoia) dans le cadre drsquoun raisonnement scientifique ou

possiblement celle imprimeacutee par lrsquoopinion qui pour Proclus et ses successeurs demeure

une faculteacute rationnelle ayant une connaissance de lrsquouniversel Ces subtiliteacutes

eacutepisteacutemologiques que lrsquoon retrouve notamment dans le second prologue du Commentaire

de Proclus sur les Eacuteleacutements drsquoEuclide118 nrsquoont pas reccedilu leur place dans le Commentaire

drsquoAmmonius Cette absence srsquoexplique raisonnablement par lrsquoobjet de cet ouvrage agrave savoir

118 Proclus In Euclidem 56 1 sqq

57

les doctrines du De interpretatione qui sont censeacutees introduire agrave la logique aristoteacutelicienne

Toutes les doctrines eacutepisteacutemologiques qursquoont accumuleacutees les commentateurs

neacuteoplatoniciens aupregraves de leurs preacutedeacutecesseurs ne pouvaient certes pas ecirctre incluses dans le

prologue drsquoun ouvrage censeacute introduire agrave la logique drsquoAristote

Un dernier point meacuterite notre attention dans la justification de lrsquoauthenticiteacute du traiteacute

par Ammonius Il est cette fois question de lrsquointellect en puissance qui est ici pris comme

une faculteacute proprement rationnelle de lrsquoacircme

Il est clair qursquoil ne refuse pas drsquoappeler lrsquointellection de la partie rationnelle

de notre acircme mecircme lorsqursquoelle se produit sans image une passion certes

dans un sens diffeacuterent de celui dont il eacutetait deacutejagrave question mais en raison du

fait que la puissance qui megravene agrave cette intellection est anteacuterieure selon le

temps agrave toute activiteacute [intellective]119

Ce passage ndash ougrave lrsquoexeacutegegravete fait drsquoailleurs eacuteclater le cadre de la noeacutetique aristoteacutelicienne en

posant lrsquoexistence drsquoune forme drsquointellection indeacutependante de lrsquoimage ndash confirme

qursquoAmmonius comme la plupart des commentateurs neacuteoplatoniciens distinguait le nous

dunamei du nous pathecirctikos une distinction qui comme nous avons tenteacute de le deacutemontrer

nrsquoest nullement neacutecessaire pour comprendre la doctrine des chapitres III 4 et 5 du De

anima et qui va mecircme agrave lrsquoencontre des principes meacutethodologiques qursquoy applique Aristote

Ce passage montre par ailleurs qursquoAmmonius ndash ce qui remet en question lrsquouniversaliteacute du

jugement de Blumenthal ndash ne refusait pas drsquoattribuer une forme de passiviteacute agrave une faculteacute

purement rationnelle de lrsquoacircme lrsquointellect en puissance Il resterait maintenant agrave montrer

par-delagrave les arguments textuels avanceacutes par Ammonius pour identifier lrsquointellect passif agrave

lrsquoimagination quelles pourraient ecirctre les autres raisons philosophiques poleacutemiques ou

autres qui ont contribueacute agrave consolider cette interpreacutetation de lrsquointellect passif adopteacutee par

Syrianus et ses successeurs neacuteoplatoniciens

119 Ammonius In Aristotelis de interpretatione 6 33-7 4 (notre traduction) laquo διrsquo ὧν δῆλός ἐστι καὶ τῆς

λογικῆς ἡμῶν ψυχῆς τὴν νόησιν καὶ εἰ χωρὶς γίνοιτο φαντασίας πάθος καλεῖν οὐ παραιτούμενος οὐ κατὰ

τὴν ἔννοιαν δηλονότι τὴν προειρημένην ἀλλὰ διὰ τὸ προϋπάρχειν ἐπrsquo αὐτῆς κατὰ χρόνον ἑκάστης ἐνεργείας

τὴν ἄγουσαν ἐπrsquo αὐτὴν δύναμιν raquo

58

246 Reacuteflexions conclusives sur lrsquoimagination comme intellect passif

Cette eacutetude drsquoAmmonius nous permet de mieux saisir le sens de lrsquointellect passif

dans le Commentaire sur le premier livre des Eacuteleacutements drsquoEuclide et dans le Commentaire

sur le Timeacutee ougrave elle qualifie lrsquoimagination drsquointellection Quelques eacutetudes dont certaines

auxquelles nous avons deacutejagrave fait reacutefeacuterence ont analyseacute lrsquoemploi de lrsquoexpression intellect

passif pour deacutesigner lrsquoimagination dans le neacuteoplatonisme tardif120 Agrave la lumiegravere de notre

analyse du prologue du Commentaire drsquoAmmonius nous aimerions comparer nos

conclusions agrave celles deacutefendues par les auteurs de ces eacutetudes Bien que nous soyons en

accord avec celles-ci le Commentaire de Proclus sur le Timeacutee nous donne une autre

perspective que nous pourrions chercher agrave reacuteconcilier dans la mesure du possible avec

celles de ces commentateurs Toutefois nous limiterons ici nos analyses des diverses

interpreacutetations possibles de la notion drsquointellect passif pour nous inteacuteresser agrave drsquoautres

aspects de lrsquoimagination chez Proclus

25 Lrsquoimagination et la connaissance de lrsquoEcirctre sans accompagnement de formes ou de

figures son point de deacutepart dans le Phegravedre

Apregraves avoir assembleacute les notions drsquointellect et de passiviteacute pour deacutefinir lrsquoimagination

selon sa propre interpreacutetation de lrsquoexpression aristoteacutelicienne Proclus paraphrase un

passage du Phegravedre (249c) au cœur du mythe de lrsquoattelage aileacute pour distinguer ce mode de

connaissance de lrsquointellection au sens propre Il eacutecrit laquo bien qursquoelle connaisse ce qursquoelle

connaicirct avec accompagnement de formes et de figures cette connaissance se passe agrave

lrsquointeacuterieur raquo La seconde partie de cette phrase qui contient deux des trois eacuteleacutements

deacutefinitionnels que nous avons preacuteceacutedemment isoleacutes explicite la notion drsquointellect passif

lrsquointeacuterioriteacute sur laquelle nous reviendrons rattache lrsquoimagination agrave lrsquointellection alors que

lrsquoaccompagnement de formes et de figures rend compte de sa passiviteacute Apregraves avoir redeacutefini

chacune des six acceptions de lrsquointellection agrave partir de la triade ecirctre-avoir-voir et avoir

rappeleacute la passiviteacute de lrsquoimagination en preacutecisant que laquo cette vue srsquoaccompagne drsquoun

pacirctir raquo Proclus eacutecarte les deacutefinitions de lrsquointellection qui ne peuvent convenir agrave la notion de

120 En plus des travaux de G MacIsaac qui apparaissent dans notre bibliographie notons la reacutecente lrsquoeacutetude de

D Nikulin laquo Imagination et matheacutematiques chez Proclus raquo dans Eacutetudes sur le Commentaire de Proclus au

premier livre des Eacuteleacutements drsquoEuclide p 139-160

59

noecircsis qui apparaicirct dans le discours de Timeacutee Lrsquoimagination en raison de sa passiviteacute est

la premiegravere acception ainsi rejeteacutee

Maintenant il ne faut admettre ni lrsquointellection imaginative ndash elle est en effet

par nature incapable de connaicirctre lrsquoEcirctre reacuteellement ecirctre (car il est invisible)

parce qursquoelle connaicirct lrsquoobjet imagineacute avec accompagnement de figure et de

forme tandis que lrsquoEcirctre eacuteternel est sans figure de faccedilon geacuteneacuterale drsquoailleurs

aucune connaissance irrationnelle ne peut contempler lrsquoEcirctre lui-mecircme degraves lagrave

qursquoelle nrsquoest mecircme pas naturellement capable de saisir lrsquouniversel ndash121

Proclus srsquoapproprie un des termes schecircma dans lrsquoexpression avec accompagnement de

figure (meta schecircmatos) dont Platon se sert sous sa forme privative (aschecircmatistos) pour

caracteacuteriser lrsquoEcirctre veacuteritable dans le Phegravedre (247c) Voici le passage canonique de ce

dialogue qui reacuteapparaicirctra dans la seconde partie de notre eacutetude au sujet cette fois de

lrsquointellection au sens propre

Cet espace qui srsquoeacutetend au-delagrave du ciel nrsquoa jamais encore eacuteteacute chanteacute par aucun

poegravete drsquoici-bas et ne sera jamais chanteacute drsquoune maniegravere digne de lui Or voilagrave

ce qui en est ndash car on doit oser dire le vrai surtout quand on parle sur la veacuteriteacute

Lrsquoessence qui nrsquoa point de couleur ni de forme et qursquoon ne saurait toucher

lrsquoessence qui est reacuteellement que seul est capable de voir le pilote de lrsquoacircme ndash

lrsquointelligence celle enfin qui est lrsquoobjet de la veacuteritable science occupe ce lieu-

lagrave122

Des trois eacutepithegravetes attribueacutees agrave lrsquoEcirctre veacuteritablement ecirctre dans le Phegravedre ndash sans couleur

(achromatocircs) sans figure (aschecircmatistos) et intangible (anaphecircs) ndash les deux derniegraveres sont

reprises par Proclus pour caracteacuteriser la connaissance intellective

26 Lrsquointeacuterioriteacute de lrsquoimagination et le veacutehicule de lrsquoacircme

Alors que lrsquointellection accompagneacutee de raison vise lrsquoEcirctre et lrsquoopinion

accompagneacutee de sensation se tourne vers le Devenir quel est lrsquoobjet reacuteserveacute agrave

lrsquoimagination Cette question nrsquoest pas directement poseacutee par Proclus mais selon le mode

121 Proclus In Timaeum I 244 31-245 5 (trad A J Festugiegravere) laquo ληπτέον δὲ νῦν οὔτε τὴν φανταστικὴν

νόησινmiddot οὐ γὰρ πέφυκεν αὕτη τὸ ὄντως ὂν γιγνώσκεινmiddot ἀόριστον γάρ ὅτι καὶ μετὰ σχήματος καὶ μορφῆς

γινώσκει τὸ φανταστόν τὸ δὲ ἀεὶ ὂν ἀσχημάτιστόν ἐστιmiddot καὶ ὅλως οὐδεμία γνῶσις ἄλογος αὐτὸ τὸ ὂν δύναται

θεωρεῖν ἥ γε μηδὲ τὸ καθόλου πέφυκεν αἱρεῖν raquo 122 Platon Phegravedre 247c-d (trad Cl Moreschini et P Vicaire) laquo Τὸν δὲ ὑπερουράνιον τόπον οὔτε τις ὕμνησέ

πω τῶν τῇδε ποιητὴς οὔτε ποτὲ ὑμνήσει κατrsquo ἀξίαν ἔχει δὲ ὧδε ndash τολμητέον γὰρ οὖν τό γε ἀληθὲς εἰπεῖν

ἄλλως τε καὶ περὶ ἀληθείας λέγοντα ndash ἡ γὰρ ἀχρώματός τε καὶ ἀσχημάτιστος καὶ ἀναφὴς οὐσία ὄντως οὖσα

ψυχῆς κυβερνήτῃ μόνῳ θεατὴ νῷ περὶ ἣν τὸ τῆς ἀληθοῦς ἐπιστήμης γένος τοῦτον ἔχει τὸν τόπον raquo

60

de connaissance qui deacutefinit lrsquoimagination ndash elle connaicirct avec accompagnement de formes et

de figures ndash et drsquoapregraves lrsquointerpreacutetation neacuteoplatonicienne du mythe du Phegravedre nous

comprenons pourquoi elle ne peut ecirctre consideacutereacutee comme une connaissance veacuteritable de

lrsquoEcirctre Est-elle alors une connaissance du Devenir Non plus en tant que cette

connaissance est deacutefinie par lrsquoexteacuterioriteacute et qursquoelle se rapporte agrave la sensation qui de Platon

agrave Aristote est jugeacutee distincte de lrsquoimagination Comment deacutefinir alors le mode drsquointellection

que Proclus reacuteserve agrave lrsquoimagination si son objet ne srsquoidentifie ni agrave lrsquoEcirctre ni au Devenir

Pour expliquer lrsquointeacuterioriteacute de lrsquoimagination Proclus ne reprend pas lrsquoargumentation

drsquoAristote mais se base sur une conception du corps eacutelaboreacute dans le neacuteoplatonisme Les

Eacuteleacutements de theacuteologie dont les propositions fournissent le cadre theacuteorique pour lrsquoanalyse

des cinq autres acceptions de lrsquointellection dans lrsquoIn Timaeum ne traitent pas directement

de lrsquoimagination Cet ouvrage comme son titre lrsquoindique porte sur les principes

theacuteologiques ce nrsquoest qursquoindirectement que son auteur y traite des faculteacutes de lrsquoacircme

humaine qui y reccediloit lrsquoappellation acircme particuliegravere qui apparaicirct au terme de la procession

des reacutealiteacutes agrave partir de lrsquoUn Agrave lrsquoinstar drsquoAristote Proclus fait de lrsquoimagination une faculteacute

dont lrsquoexistence deacutepend de la relation de lrsquoacircme avec un corps Cependant pour Proclus la

doctrine du corps deacutepasse le point de vue naturaliste drsquoAristote et se fonde de mythes

platoniciens ou un corps incorruptible est congeacutenital agrave lrsquoacircme Les propositions 196 205

207 208 209 et 210 deacutemontrent la neacutecessaire liaison entre lrsquoacircme et ce veacutehicule qui est le

premier corps par lequel elle est participeacutee Il nrsquoest pas explicitement question de

lrsquoimagination dans ces propositions cette faculteacute ne semble donc pas apparaicirctre par la

simple participation de ce corps premier agrave lrsquoacircme Toutefois agrave la proposition 209 il pourrait

ecirctre question de lrsquoapparition de cette faculteacute ougrave Proclus traite de la descente conjointe de

lrsquoacircme et de son veacutehicule dans le Devenir et ce faisant de lrsquoaddition de laquo tuniques raquo au

veacutehicule et de vies irrationnelles agrave lrsquoacircme qui est en elle-mecircme une essence rationnelle

Proclus ne deacutetaille pas ces vies irrationnelles ndash ou ces puissances irrationnelles - mais on

peut faire lrsquohypothegravese que lrsquoimagination compte au nombre de celles-ci

Le veacutehicule de lrsquoacircme particuliegravere descend en srsquoajoutant des tuniques

mateacuterielles et il remonte avec elle en retranchant tout ce qui est mateacuteriel et en

reacuteinteacutegrant sa propre forme selon un processus qui correspond agrave celui de lrsquoacircme

dont il est lrsquoinstrument Celle-ci en effet descend en srsquoadjoignant des vies

61

infraraisonnables et elle remonte en se deacutevecirctant de toutes les puissances de

geacuteneacuteration dont elle srsquoeacutetait enveloppeacutee dans sa descente en se purifiant et en se

deacutepouillant de toutes les puissances qui subviennent aux neacutecessiteacutes du

devenir123

Dans la note qursquoil consacre agrave ce passage E R Dodds fait remonter lrsquoimage de la tunique

(chitocircn) jusqursquoagrave Philon drsquoAlexandrie124 Il trouve deacutejagrave dans ses Leg allego une theacuteorie des

faculteacutes irrationnelles de lrsquoacircme associeacutees agrave ces tuniques au nombre desquels comptent

lrsquoopinion (doxa) et lrsquoimagination (phantasia) Nous reviendrons sur la nature de lrsquoopinion

qui conserve chez Proclus un caractegravere rationnel tant en demeurant associeacutee agrave la sensation

dont le mode de connaissance qui en reacutesulte porte sur le Devenir Quant agrave elle

lrsquoimagination prise comme laquo tunique raquo irrationnelle de lrsquoacircme rationnelle par Philon

annonce la doctrine que Proclus deacutefend agrave la proposition 209 Dodds eacutemet des hypothegraveses

dans sa note mais aussi dans son laquo Appendix II raquo125 sur les diffeacuterents moments drsquoune

histoire de cette conception des faculteacutes irrationnelles de lrsquoacircme en relation avec la theacuteorie

du veacutehicule astral de Platon aux neacuteoplatoniciens tardifs

Le Commentaire sur le Timeacutee nous offre une illustration de cette doctrine drsquoaccreacutetion

de faculteacutes irrationnelles sur les faculteacutes rationnelles de lrsquoacircme Dans la section qursquoil

consacre agrave la notion drsquoochecircma Proclus eacutecrit

Cette essence diviseacutee nous lrsquoavons crsquoest manifeste Car il existe attacheacute agrave

notre acircme comme il est attacheacute aux acircmes divines et deacutemoniques un veacutehicule

qui fait corps avec elle qui a sa vie propre et crsquoest lui qui est lrsquoessence diviseacutee

dont lrsquoacircme a assumeacute agrave lrsquoavance le modegravele degraves lagrave qursquoelle srsquoest proposeacute

lrsquoopinion pour modegravele de la sensation et sa propre faculteacute de choisir pour

modegravele de lrsquoimpulsion inheacuterente agrave son veacutehicule impulsion selon laquelle il se

meut et est pousseacute ici ou lagrave126

123 Proclus Eacuteleacutements de theacuteologie prop 209 (trad J Trouillard) laquo Πάσης μερικῆς ψυχῆς τὸ ὄχημα κάτεισι

μὲν προσθέσει χιτώνων ἐνυλοτέρων συltναgtνάγεται δὲ τῇ ψυχῇ διrsquo ἀφαιρέσεως παντὸς τοῦ ἐνύλου καὶ τῆς

εἰς τὸ οἰκεῖον εἶδος ἀναδρομῆς ἀνάλογον τῇ χρωμένῃ ψυχῇmiddot καὶ γὰρ ἐκείνη κάτεισι μὲν ἀλόγους

προσλαβοῦσα ζωάς ἄνεισι δὲ ἀποσκευασαμένη πάσας τὰς γενεσιουργοὺς δυνάμεις ἃς ἐν τῇ καθόδῳ

περιεβάλλετο καὶ γενομένη καθαρὰ καὶ γυμνὴ τῶν τοιούτων πασῶν δυνάμεων ὅσαι πρὸς τὴν τῆς γενέσεως

χρείαν ὑπηρετοῦσι raquo 124 E R Dodds laquo Commentary raquo dans Proclus Elements of Theology p 306-308 125 Ibid p 313-321 126 Proclus In Timaeum III 268 25-32 (trad A J Festugiegravere) laquo καὶ ἔχομεν ταύτην ἐναργῶςmiddot ἐξήρτηται γὰρ

αὐτῆς ὄχημα συμφυές ἔχον οἰκείαν ζωήν ὡς καὶ τῶν θείων ψυχῶν καὶ δαιμονίων καὶ αὕτη ἐστὶν ἡ

μερικὴ οὐσία ἧς ἡ ψυχὴ τὸ παράδειγμα προείληφε τῆς μὲν αἰσθήσεως τὴν δόξαν τῆς δὲ ὀρέξεως τῆς ἐν

τῷ οἰκείῳ ὀχήματι καθrsquo ἣν ὡδὶ κινεῖται ἢ ὡδὶ καὶ ὁρμᾷ τὴν ἑαυτῆς δύναμιν

προαιρετικὴν προστησαμένη παράδειγμα raquo

62

Qursquoest-ce que signifie lrsquointeacuterioriteacute de lrsquoimagination Deux autres passages de lrsquoœuvre

proclienne illustrent bien le sens donneacute agrave cette expression

Or si lrsquounique Deacutemiurge donne agrave tous part agrave lrsquointelligence il y a mecircme dans les

deacutemons irrationnels une trace la derniegravere de la proprieacuteteacute intellectuelle dans la

mesure ougrave ils sont prompts agrave imaginer ndash car crsquoest lagrave le dernier reflet de

lrsquointelligence et lrsquoimagination est pour cela dite un laquo intellect passif raquo par

drsquoautres gens aussi qui nrsquoemploient pas un mauvais langage ndash en sorte qursquoil en

va de mecircme aussi des laquo demi-mortels raquo parmi les deacutemons proprement nommeacutes

tels127

Qursquoen est-il maintenant de lrsquoimaginative Il faut examiner de nouveau srsquoil faut

la poser comme entiegraverement identique agrave la sensibiliteacute Drsquoune part comme

exerccedilant son activiteacute sur des objets exteacuterieurs elle est pourrait-il sembler du

sensitif mais en tant qursquoelle conserve les impressions des choses qursquoelle a

vues ou entendues ou perccedilues selon quelque autre sens elle est du meacutemoratif

Telle est donc lrsquoimaginative128

Nous avons deacutefini lrsquoimagination mais nous nrsquoavons pas parleacute de ses causes Nous nous

inteacuteresserons maintenant agrave son rapport agrave lrsquointellect et au discours mythique Cet extrait du

Commentaire sur le Timeacutee offre un aperccedilu de la doctrine meacutetaphysique derriegravere le discours

gnoseacuteologique de Proclus sur lrsquoimagination

Mais il existe avant celle-ci une sensation dans le veacutehicule de lrsquoacircme qui en

comparaison de la preacuteceacutedente est immateacuterielle et pure qui est une

connaissance par elle-mecircme impassible mais qui nrsquoest pas libre de toute forme

parce qursquoelle est elle aussi corporeacuteiforme degraves lagrave qursquoelle a son existence dans un

corps Cette sensation-lagrave a la mecircme nature que lrsquoimagination car le fait drsquoecirctre

laquo communes raquo leur appartient agrave toutes deux Mais quand elle se porte au-

dehors elle se nomme laquo sensation raquo quand elle reste au-dedans et qursquoau moyen

du corps pneumatique elle voit les figures et les formes elle est dite

laquo imagination raquo Et ltdans la mesure ougravehellip elle est imaginationgt dans la mesure

ougrave elle se divise dans le corps pneumatique elle est sensation Car lrsquoopinion est

la base de la vie rationnelle et lrsquoimagination est le sommet de la vie

immeacutediatement infeacuterieure et opinion et imagination sont lieacutees lrsquoune agrave lrsquoautre et

la faculteacute infeacuterieure est remplie de puissances par la supeacuterieure

127 Ibid III 158 5-11 (trad A J Festugiegravere) laquo εἰ δὲ νοῦ πᾶσι μεταδίδωσιν ὁ εἷς δημιουργός ἔστι τι καὶ ἐν

ἐκείνοις ἴχνος τῆς νοερᾶς ἰδιότητος ἔσχατον καθόσον εἰσὶν εὐφάνταστοι (τοῦτο γάρ ἐστιν ἀπήχημα τοῦ νοῦ

τελευταῖον καὶ νοῦς διὰ τοῦτο παθητικὸς ἡ φαντασία λέγεται καὶ ὑπrsquo ἄλλων οὐ κακῶς λεγόντων) ὥστε καὶ

οἱ ἡμιθνῆται τῶν ἰδίως καλουμένων δαιμόνων raquo 128 Proclus In Rempublicam I 233 3-8 (trad A J Festugiegravere) laquo τὸ δὲ αὖ φανταστικὸν ζητητέον εἰ ταὐτὸν

τῷ αἰσθητικῷ πάντως θετέονmiddot ἔξω μὲν γὰρ ἐνεργοῦν ὡς ἂν δόξειεν ἐστὶν αἰσθητικόν κατέχον δὲ ὧν εἶδεν ἢ

ἤκουσεν ἢ ἄλλην τινὰ αἴσθησιν ἔλαβεν τοὺς τύπους μνημονευτικόν τοῦτο δὴ τὸ φανταστικόν raquo

63

La sensation meacutediane est celle qui dans la vie irrationnelle tout en eacutetant

reacuteceptive seulement des objets du dehors et non pas des types ideacuteaux drsquoen haut

est cependant elle aussi commune connaissant drsquoailleurs le sensible au moyen

drsquoun affect

La sensation mateacuterielle ne connaicirct que les objets qui la heurtent du dehors et

qui lrsquoeacutebranlent et elle ne peut retenir en elle-mecircme ce qursquoelle voit car elle est

fragmentaire et non une elle se divise en effet selon les organes des sens129

La suite de lrsquoextrait propose une tripartition de la sensation dont lrsquoimagination est le

sommet On comprend pourquoi agrave partir de ce scheacutema lrsquoimagination qui reccediloit les

principes drsquoen haut peut dans le discours mythique fournir les principes du discours

theacuteologique

27 Lrsquoimagination lrsquointellection et les mythes

Dans la La Mystagogie de Proclus J Trouillard remarque laquo Il nrsquoest paradoxal

qursquoen apparence que cette feacuteconditeacute imaginative engendre agrave la fois les raisons

matheacutematiques et les mythes raquo Crsquoest au sujet du rocircle de lrsquoimagination dans le mythe que

nous poursuivrons notre preacutesentation sur la phantasia avant de reacutecapituler les principaux

eacuteleacutements de la doctrine proclienne de lrsquoimagination

Lrsquoune des plus pertinentes justifications de lrsquousage des mythes par Platon se trouve

dans le Commentaire de Proclus sur la Reacutepublique dans le prologue de la dissertation

(XVI) sur le Mythe drsquoEr Selon un proceacutedeacute meacutethodologique qui lui est habituel en

ouverture de ses commentaires Proclus pose une seacuterie de questions capitales (kephalaia)

dont les reacuteponses guideront son exeacutegegravese de lrsquoœuvre commenteacutee Proclus srsquoy attaque aux

objections faites par un eacutepicurien du nom de Colotegraves qui reproche agrave Platon drsquoavoir mis de

129 Proclus In Timaeum III 286 20-287 7 (trad A J Festugiegravere) laquo ἄλλη δέ ἐστιν ἡ πρὸ ταύτης αἴσθησις ἐν

τῷ ὀχήματι τῆς ψυχῆς ὡς πρὸς ταύτην ἄυλος καὶ καθαρὰ καὶ γνῶσις ἀπαθὴς αὐτὴ καθrsquo ἑαυτήν μορφῆς δὲ

οὐκ ἀπηλλαγμένη διότι καὶ αὐτὴ σωματοειδής ἐστιν ὡς ἐν σώματι λαχοῦσα τὴν ὑπόστασιν καὶ ἐκείνη μὲν ἡ

αἴσθησις τῇ φαντασίᾳ τὴν αὐτὴν ἔχει φύσινmiddot τὸ γὰρ εἶναι κοινὸν ἀμφοῖνmiddot ἀλλrsquo ἔξω μὲν προϊοῦσα καλεῖται

αἴσθησις ἔνδον δὲ μένουσα καὶ ἐν τῷ πνεύματι θεωροῦσα τὰς μορφὰς καὶ τὰσχήματα φαντασία καὶ ltκαθrsquo

ὅσον μὲν φαντασίαgt καθrsquo ὅσον δὲ μερίζεται περὶ τὸ πνεῦμα αἴσθησιςmiddot ἔστι γὰρ βάσις μὲν τῆς λογικῆς

ζωῆς ἡ δόξα κορυφὴ δὲ ἡ φαντασία τῆς δευτέρας καὶ συνάπτουσιν ἀλλήλαις ἥ τε δόξα καὶ ἡ φαντασία καὶ

πληροῦται δυνάμεων ἡ δευτέρα παρὰ τῆς κρείττονος ἡ δὲ μέση ltἡgt τῆς ἀλόγου ζωῆς τῶν μὲν ἄνωθεν τύπων

ἄδεκτός ἐστι τῶν δὲ ἔξωθεν δεκτικὴ μόνων κοινὴ δὲ ὅμως ἐστὶ καὶ αὕτη παθητικῶς γιγνώσκουσα τὸ

αἰσθητόν ἡ δὲ ἔνυλος αἴσθησις τῶν ἔξωθεν προσπιπτόντων ἐστὶ μόνον καὶ τῶν κινούντων αὐτήν ἐν ἑαυτῇ τὰ

θεάματα κατέχειν οὐ δυναμένη μεριστὴ οὖσα καὶ οὐ μίαmiddot διῄρηται γὰρ περὶ τοῖς αἰσθητηρίοις raquo

64

cocircteacute lrsquoexplication scientifique en ayant recours agrave une fable mensongegravere au sujet de la justice

reacuteserveacutee agrave lrsquoacircme130

Ce passage permet de comprendre le rocircle de lrsquoimagination dans un contexte autre

que celui des exposeacutes offrant une analyse du savoir matheacutematique Dans une autre

perspective toujours selon la procession qui fait de lrsquointellect le modegravele rationnel de la

faculteacute irrationnelle qui srsquoy rattache agrave savoir lrsquoimagination ce passage offre un autre

eacuteclairage sur la notion drsquointellect passif et sur des notions connexes par lesquelles Proclus

deacutefinit la sixiegraveme acception de lrsquointellection de lrsquoIn Timaeum Un peu comme le

Parmeacutenide qui pour Proclus preacutesente dans un unique exposeacute lrsquoensemble des processions

divines qui apparaissent de maniegravere rhapsodique dans les autres dialogues de Platon cet

extrait rassemble la plupart des notions relatives agrave lrsquoimagination preacuteceacutedemment analyseacutees

dans drsquoautres contextes exeacutegeacutetiques

Il faut ajouter agrave cela que puisque les acircmes qui de par leur ecirctre mecircme sont

intellectives et pleines de principes rationnels incorporels et intellectifs ont

revecirctu lrsquointellect imaginatif et ne peuvent vivre sans lui en ce lieu-ci de la

geacuteneacutesis ndash en sorte que parmi les Anciens certains disent que lrsquoimagination est

mecircme chose que lrsquointellect et drsquoautres ont deacutecideacute aussi de nrsquoadmettre aucune

intellection qui ne comporte une image ndash puisque ces acircmes donc comme nous

disions sont devenues drsquoimpassibles passibles de non configurantes donnant

une configuration le mode drsquoenseignement qui leur convient est agrave bon droit

celui qui procegravede par ces sortes de mythes Ceux-ci contiennent sans doute en

grande part au-dedans la lumiegravere intellective de la veacuteriteacute mais ils projettent

au-dehors le revecirctement fictif qui cache cette lumiegravere gracircce agrave une similitude

lrsquoimagination qui est en nous couvrant drsquoombre lrsquointellect partiel131

Ce texte confirme lrsquoinclusion de lrsquoimagination au nombre des faculteacutes irrationnelles

laquo revecirctues raquo par lrsquoacircme rationnelle dans sa descente La terminologie nrsquoest pas identique agrave

celle des Eacuteleacutements de theacuteologie mais lrsquoimage de la laquo vecircture raquo y reacuteapparaicirct132 Agrave la

130 Proclus In Rempublicam II 105 24 sqq 131 Ibid II 107 14-26 (trad A J Festugiegravere) laquo προσθετέον δὲ τούτοις καὶ ὅτι ταῖς ψυχαῖς νοεραῖς μὲν

οὔσαις κατὰ τὴν ἑαυτῶν ὕπαρξιν καὶ λόγων πλήρεσιν ἀσωμάτων καὶ νοερῶν ἐνδυσαμέναις [δὲ] τὸν

φανταστικὸν νοῦν καὶ ζῆν ἄνευ τούτου μὴ δυναμέναις ἐν τῷδε τῷ τόπῳ τῆς γενέσεως (ὥστε καὶ τῶν παλαιῶν

τινας τοὺς μὲν φαντασίαν ταὐτὸν εἰπεῖν εἶναι καὶ νοῦν τοὺς δὲ καὶ διακρίναντας ἀφάνταστον νόησιν

μηδεμίαν ἀπολείπειν) ταύταις δrsquo οὖν ὡς εἴπομεν γενομέναις ἀπαθέσι παθητικαῖς ἀμορφώτοις μορφωτικαῖς

πρέπων ἐστὶν τρόπος διδασκαλίας εἰκότως ὁ διὰ τῶν τοιῶνδε μύθωνmiddot οἷς πολὺ μέν ἐστιν ἔνδον τὸ νοερὸν τῆς

ἀληθείας φέγγος προβέβληται δὲ τὸ πλασματῶδες ἀποκρύπτον ἐκεῖνο κατὰ μίμησιν τῆς ἐν ἡμῖν φαντασίας

ἐπιλυγαζούσης τὸν μερικὸν νοῦν raquo 132 Proclus Eacuteleacutements de theacuteologie prop 209

65

proposition 209 Proclus eacutecrit que lrsquoacircme laquo descend en srsquoadjoignant des vies

infraraisonnables raquo ce qui srsquoaccorde avec la thegravese selon laquelle les acircmes rationnelles laquo ont

revecirctu lrsquointellect imaginatif et ne peuvent vivre sans lui en ce lieu-ci de la geacuteneacutesis raquo

eacutenonceacutee dans le Commentaire sur la Reacutepublique La vie de lrsquoacircme rationnelle dans le

Devenir ou la geacuteneacutesis nrsquoest donc pas indeacutependante de lrsquoimagination qursquoelle laquo revecirct raquo

neacutecessairement lors de sa descente

Pour Proclus lrsquoopinion de certains Anciens au sujet de lrsquoimagination relegraveve drsquoune

conception deacuteficiente de sa veacuteritable nature qursquoil expose notamment dans son

Commentaire sur la Reacutepublique et agrave la proposition 209 des Eacuteleacutements de theacuteologie Crsquoest

pourquoi lisons-nous dans lrsquoIn republicam laquo certains disent que lrsquoimagination est mecircme

chose que lrsquointellect et drsquoautres ont deacutecideacute aussi de nrsquoadmettre aucune intellection qui ne

comporte une image raquo Lrsquoanalyse effectueacutee de la phantasia aristoteacutelicienne nous permet de

reconnaicirctre ici une reacutefeacuterence au traiteacute De lrsquoacircme ougrave Aristote reacutefute lrsquoidentification de

lrsquointellect entendons la penseacutee agrave lrsquoimagination chez certains de ses devanciers en prenant

tout de mecircme soin de preacuteciser que lrsquointellection est toujours accompagneacutee drsquoimages

Proclus (re)trouve sa doctrine de lrsquoimagination dans les Dialogues de Platon ou du moins

ses points de deacutepart (aphormai) notamment dans les mythes qui illustrent la descente de

lrsquoacircme dans la geacuteneacutesis

Crsquoest un extrait du Commentaire sur la Reacutepublique qui nous offre une des

meilleures illustrations du rocircle joueacute par lrsquoimagination dans son rapport aux discours

mythiques

Drsquoune part ce qui est purement fiction mythique convient seulement agrave ceux qui

ne vivent que selon lrsquoimagination et qui nrsquoont en tout et pour tout que

lrsquointellect passible Drsquoautre part lrsquoeacuteclat de la science la proprieacuteteacute qursquoa la

connaissance intellective de se reacuteveacuteler elle-mecircme conviennent agrave ceux qui ont

fixeacute toute leur activiteacute dans des intellections pures133

Tout en eacuteclairant la fonction cognitive de lrsquointellect passible (ou passif) Proclus contraste

du mecircme coup deux deux acceptions de lrsquointellection celle de lrsquoimagination et celle qui est

133 Proclus In Rempublicam II 107 26-108 2 (trad A J Festugiegravere) laquo τὸ μὲν γὰρ μυθῶδες πᾶν ὅσον

πέπλασται μόνον τοῖς κατὰ μόνην τὴν φαντασίαν ζῶσίν ἐστιν οἰκεῖον καὶ ὧν ἐστιν τὸ ὅλον ὁ παθητικὸς νοῦς

τὸ δὲ φανὸν τῆς ἐπιστήμης καὶ αὐτοφανὲς τῆς νοερᾶς γνώσεως τοῖς ἱδρύσασιν ἐν νοήσεσιν καθαραῖς τὴν

ἑαυτῶν ὅλην ἐνέργειαν raquo

66

au principe de la noecircsis meta logou la premiegravere pouvant ecirctre associeacutee aux formes

symbolique et imageacutee134 du discours sur le divin la seconde relavant du discours

scientifique crsquoest-agrave-dire la dialectique Le passage suivant poursuit lrsquoanalyse du rocircle de

lrsquoimagination dans la fiction mythique

Quant agrave ce qui est agrave la fois exteacuterieurement fictif inteacuterieurement intellectif il

reste pour nous je suppose que ce soit approprieacute agrave ceux qui sont le composeacute

des deux et qui ont un double intellect celui que nous sommes vraiment et

celui que nous avons revecirctu et que nous avons projeteacute au-dehors Crsquoest pour

cela aussi je suppose que nous prenons plaisir aussi aux mythes comme nous

eacutetant congeacutenegraveres Les deux intellects en nous y trouvent leurs deacutelices lrsquoun de

nos moi nourri par les veacuteriteacutes du dedans est devenu contemplateur du vrai

lrsquoautre fascineacute par le revecirctement exteacuterieur a acquis bonne disposition pour la

course vers la science Et de mecircme que lors mecircme que nous agissons selon

lrsquoimagination il nous faut user drsquoimages pures non souilleacutees par de certains

phantasmes obscegravenes de mecircme je suppose convient-il aussi que les mythes

aient leur appareil exteacuterieur ressemblant aux belles figures intellectives qui

ornent le dedans Voilagrave pourquoi Platon rejetait les repreacutesentations des mythes

des poegravetes parce qursquoelles infectent les acircmes non initieacutees de sous-entendus

grossiers135

Les propos ingeacutenieux de Proclus combinent agrave la fois une theacuteorie des faculteacutes de lrsquoacircme qui

fait mention drsquoun double intellect ndash lrsquoimagination et fort probablement le logos intellectif

activeacute par un intellect en acte et seacutepareacute ndash correspondant aux deux faces du mythe ndash le vrai et

et le vraisemblable ndash et une harmonisation des propos drsquoAristote136 et de Platon137 sur

lrsquoattrait et les dangers de la fiction mythique

134 On pourrait eacutegalement associer le discours inspireacute agrave lrsquoactivation de lrsquointellect passif bien que la faculteacute

premiegraverement eacuteveilleacutee lorsqursquoun tel discours est prononceacute soit lrsquoun (ou lrsquohuparxis) de lrsquoacircme Au sujet des

discours ou modes drsquoenseignement theacuteologiques chez Platon drsquoapregraves Proclus voir Theacuteologie platonicienne I

4 17 9-23 11 135 Proclus In Rempublicam 108 2-108 16 (trad A J Festugiegravere) laquo τὸ δὲ αὖ κατὰ μὲν τὸ ἔξω

πλασματῶδες κατὰ δὲ τὸ ἔσω νοερὸν ἡμῖν δήπου λείπεται σύζυγον εἶναι τοῖς τὸ συναμφότερον οὖσιν καὶ

διττὸν ἔχουσι νοῦν τὸν μὲν ὃν ἐσμέν τὸν δὲ ὃν ἐνδυσάμενοι προβεβλήμεθα καὶ διὰ τοῦτο δήπου καὶ

χαίρομεν ὡς συμφυέσι τοῖς μύθοιςmiddot εὐφραίνεται γὰρ ὁ διττὸς ἐν ἡμῖν νοῦς καὶ ὃ μέν τις ἡμῶν ὑπὸ τῶν ἔνδον

τραφεὶς ἐγένετο θεατὴς τῶν ἀληθῶν ὃ δὲ ὑπὸ τῶν ἔξω καταπλαγεὶς ἐπιτήδειος κατέστη πρὸς τὴν εἰς

ἐπιστήμην ὁδόν ὥσπερ δὲ καὶ εἰ φανταστικῶς ἐνεργοῦμεν ὅμως δεῖ καθαραῖς χρῆσθαι φαντασίαις ἀλλrsquo οὐ

μεμιασμέναις ὑπό τινων αἰσχρῶν φαντασμάτων οὕτω δήπου καὶ τοὺς μύθους πρέπουσαν ἔχειν προσήκει καὶ

τὴν ἔξωθεν σκευὴν τοῖς ἔνδον νοεροῖς ἀγάλμασιν διὸ καὶ Πλάτων ἀπεσκευάζετο τὰς τῶν ποιητικῶν μύθων

διαθέσεις ἀναπιμπλάσας τὰς ἀτελέστους ψυχὰς ὑπονοιῶν φορτικῶν raquo 136 Nous pensons agrave cette ceacutelegravebre phrase du chapitre A 1 de la Meacutetaphysique 982b17-19 que Proclus a peut-

ecirctre en tecircte ici (trad J Tricot) laquo Or apercevoir une difficulteacute et srsquoeacutetonner crsquoest reconnaicirctre sa propre

ignorance (crsquoest pourquoi mecircme lrsquoamour des mythes est en quelque maniegravere amour de la Sagesse car le

mythe est un assemblage de merveilleux) raquo

67

Lrsquoeacutetude de ces extraits du Commentaire sur la Reacutepublique complegravete notre

preacutesentation de lrsquoimagination en tant qursquoelle peut ecirctre deacutefinie comme une forme

drsquointellection dans la philosophie de Proclus Nous nous inteacuteresserons maintenant agrave la

seconde acception de lrsquointellection dans lrsquoordre inductif que nous avons deacutefini qui

correspond agrave lrsquoactiviteacute rationnelle de lrsquoacircme humaine

3 Lrsquointellection de lrsquoacircme rationnelle et le rocircle de la dianoia

31 Uniteacute et multipliciteacute de lrsquoacircme rationnelle

311 Lrsquoacircme rationnelle

Lrsquointellection de lrsquoacircme raisonnable quant agrave elle pose un problegraveme que nrsquoeacutelucide

qursquoen partie lrsquoexeacutegegravese des lignes 28a1-4 du Timeacutee Si lrsquoacircme rationnelle est essentiellement

discursive si son intellection se produit dans le temps en ne saisissant drsquoun seul coup

qursquoune partie du tout intelligible celle-ci ne peut agrave proprement parler ecirctre qualifieacutee de

laquo rassembleacutee raquo ou drsquo laquo unitive raquo (athroocircs) expression qui deacutesigne de maniegravere propre

lrsquointuition simple Crsquoest ce que note drsquoailleurs Proclus laquo tantocirct elle voit les Touts mais

elle ne les voit agrave un seul et mecircme instant que par fragments et non tout agrave la fois138 raquo

Comment pourrait-on alors assimiler lrsquointuition discursive agrave une intellection au sens propre

dont le critegravere premier demeure dans lrsquoensemble de la tradition neacuteoplatonicienne la

simpliciteacute et lrsquouniteacute La reacuteponse courte est que cette forme drsquointellection nrsquoest justement

pas une forme drsquointellection agrave proprement parler mais une forme deacutegradeacutee de la noecircsis

supeacuterieure agrave lrsquoimagination puisque la connaissance de son objet demeure rationnelle et

universelle mais infeacuterieure agrave lrsquointellection des intellects particuliers en tant que celle-ci

procure agrave lrsquoacircme une connaissance totale sous un mode particulier de lrsquointelligible

La cinquiegraveme acception de lrsquointellection concerne lrsquoacircme rationnelle elle-mecircme et son

activiteacute discursive

137 Tout en reacutehabilitant le mythe contre une interpreacutetation radicale de ses critiques dans la Reacutepublique Proclus

doit tout de mecircme preacuteciser les dangers drsquoun discours aux laquo phantasmes obscegravenes raquo qui peuvent se preacutesenter

dans un enseignement symbolique sur le divin et dont le rapport au vrai risquerait drsquoecirctre mal interpreacuteteacute et les

images de pervertir lrsquoacircme 138 Proclus In Timaeum I 244 29-30 (trad A J Festugiegravere) laquo ὅπου δὲ ὁρᾷ μὲν τὰ ὅλα ἀλλὰ μερικῶς ἅμα

καὶ οὐκ ἀθρόως raquo

68

La cinquiegraveme intellection est celle de lrsquoacircme raisonnable Car de mecircme que

lrsquoacircme raisonnable est dite un intellect de mecircme son mode de connaissance est

une intellection crsquoest agrave savoir une intellection discursive qui implique comme

concomitant naturel le temps139

Comme pour lrsquoacception qui fait de lrsquoimagination une forme drsquointellection certains

eacuteleacutements conceptuels permettent de mieux deacutefinir comment lrsquointellection peut ecirctre

conceptualiseacutee comme lrsquoactiviteacute de lrsquoacircme logique Drsquoabord cette intellection nrsquoest pas

associeacutee agrave une activiteacute particuliegravere de lrsquoacircme logique mais agrave cette acircme logique en elle-mecircme

qui comme le deacutefinira Proclus dans les pages suivantes de son commentaire est lrsquouniteacute

drsquoune multipliciteacute drsquoactiviteacute de lrsquointellection au sens propre agrave lrsquoopinion (doxa) en passant

par la penseacutee dianoeacutetique (dianoia) Ensuite ce sont les attributs de discursiviteacute

(metabatikecirc) et de temporaliteacute (ton chronon echousa sumphuecirc pros heautecircn) qui la

disqualifient au titre drsquointellection au sens propre Ce passage preacutecise pourquoi

Ni lrsquointellection inheacuterente agrave lrsquoacircme raisonnable ndash car elle nrsquoa pas la vue

drsquoensemble drsquoun seul coup et lrsquoeacutetroite coordination avec les ecirctres eacuteternels mais

progresse selon le temps140

Nous ferons maintenant une analyse partielle des sources de cette doctrine et de la nature de

lrsquoacircme rationnelle dans les pages qui suivent en portant notre attention sur le rocircle joueacute par la

dianoia dans la connaissance des objets matheacutematiques ou des Formes intermeacutediaires

selon la tradition platonicienne

32 Lrsquoacircme rationnelle dans la tradition platonico-aristoteacutelicienne

321 Les sources platoniciennes

Alors que les Dialogues de Platon ne servaient pas de fondement agrave la doctrine

neacuteoplatonicienne de lrsquoimagination sa source eacutetant dans le De anima et dans la tradition de

ses commentateurs crsquoest sur la Reacutepublique et encore une fois sur la Ligne diviseacutee que la

deacutefinition de la penseacutee discursive comme intellection trouvera sa principale source textuelle

dans lrsquoœuvre platonicienne Nous proposerons plus loin une analyse de la notion de

139 Ibid I 244 16-19 (trad A J Festugiegravere) laquo πέμπτη δrsquo ἐστὶν ἡ τῆς ψυχῆς τῆς λογικῆς νόησιςmiddot ὡς γὰρ

νοῦς λέγεται ἡ λογικὴ ψυχή οὕτω καὶ ἡ γνῶσις αὐτῆς νόησις καὶ μεταβατικὴ νόησις καὶ τὸν χρόνον ἔχουσα

συμφυῆ πρὸς ἑαυτήν raquo 140 Ibid I 245 6-7 (trad A J Festugiegravere) laquo οὔτε τὴν ἐν τῇ λογικῇ ψυχῇmiddot τὸ γὰρ ἀθρόον οὐκ ἔχει καὶ τὸ τοῖς

αἰωνίοις σύστοιχον ἀλλὰ κατὰ χρόνον πρόεισιν raquo

69

dianoia et un commentaire des principaux concepts eacutepisteacutemologiques de la fameuse

Analogie de la Ligne agrave lrsquooccasion de nos discussions sur la dialectique et la noeacutetique dans

les Dialogues de Platon141

322 Les sources aristoteacuteliciennes

LrsquoEacutethique agrave Nicomaque VI preacutesente la division des faculteacutes intellectuelles selon

Aristote Bien que nous nrsquoayons trouveacute aucune citation directe de ce livre dans les passages

analyseacutes de Commentaire sur le Timeacutee la conception aristoteacutelicienne de la sagesse et des

autres puissances cognitives de lrsquoacircme se preacutesente comme une des sources les plus

importantes de la psychologie et de lrsquoeacutepisteacutemologie neacuteoplatonicienne et plus

particuliegraverement proclienne

Ainsi donc on a dit auparavant qursquoil existe deux parties de lrsquoacircme la partie

rationnelle et la partie irrationnelle Mais maintenant la partie rationnelle doit

faire lrsquoobjet drsquoune distinction du mecircme genre

Autrement dit il faut supposer deux parties rationnelles lrsquoune nous permet de

consideacuterer le genre de reacutealiteacutes dont les principes ne peuvent ecirctre autrement

qursquoils ne sont tandis que lrsquoautre nous fait consideacuterer ce qui peut ecirctre autrement

Car en rapport avec ces reacutealiteacutes de genres diffeacuterents on trouve aussi parmi les

parties de lrsquoacircme une diffeacuterence de genre entre celles qui sont naturellement

relatives agrave lrsquoune et agrave lrsquoautre puisque crsquoest en vertu drsquoune certaine ressemblance

ou drsquoune affiniteacute avec leurs objets respectifs qursquoelles en ont la connaissance On

peut drsquoailleurs appeler lrsquoune la partie scientifique et lrsquoautre la partie

calculatrice142

Le De anima nrsquooffre pas agrave notre avis une distinction nette entre les diffeacuterentes faculteacutes

cognitives Mais telle nrsquoeacutetait pas sa viseacutee Ce traiteacute nrsquoa pas pour but de distinguer une

puissance rationnelle par rapport agrave une autre par exemple la saisie des premiers principes

de la connaissance par opinion mais de distinguer la penseacutee rationnelle et conceptuelle de

ce avec quoi elle a pu ecirctre confondue agrave savoir la sensation et lrsquoimagination

141 Voir SECTION II et ANNEXE I 142 Aristote Eacutethique agrave Nicomaque VI 1139a3-12 (trad R Bodeacuteuumls) laquo πρότερον μὲν οὖν ἐλέχθη δύrsquo εἶναι

μέρη τῆς ψυχῆς τό τε λόγον ἔχον καὶ τὸ ἄλογονmiddot νῦν δὲ περὶ τοῦ λόγον ἔχοντος τὸν αὐτὸν τρόπον διαιρετέον

καὶ ὑποκείσθω δύο τὰ λόγον ἔχοντα ἓν μὲν ᾧ θεωροῦμεν τὰ τοιαῦτα τῶν ὄντων ὅσων αἱ ἀρχαὶ μὴ ἐνδέχονται

ἄλλως ἔχειν ἓν δὲ ᾧ τὰ ἐνδεχόμεναmiddot πρὸς γὰρ τὰ τῷ γένει ἕτερα καὶ τῶν τῆς ψυχῆς μορίων ἕτερον τῷ γένει τὸ

πρὸς ἑκάτερον πεφυκός εἴπερ καθrsquo ὁμοιότητά τινα καὶ οἰκειότητα ἡ γνῶσις ὑπάρχει αὐτοῖς λεγέσθω δὲ

τούτων τὸ μὲν ἐπιστημονικὸν τὸ δὲ λογιστικόν raquo

70

323 Distinctions dans le neacuteoplatonisme chez Plotin Traiteacute I 1 [53]

Le Traiteacute I 1 [53] de Plotin preacutesente lrsquoune des meilleures probleacutematisations des

rapports entre les diffeacuterentes faculteacutes laquo logiques raquo de lrsquoacircme humaine Nous pouvons nous

baser sur ce traiteacute pour comprendre la contribution que Proclus a voulu apporter agrave

lrsquoeacutelaboration et au perfectionnement drsquoune doctrine drsquoabord exposeacutee dans lrsquoœuvre

plotinienne Notre eacutetude sur Plotin notamment dans lrsquoARTICLE I preacutesente une analyse

drsquoextraits de ce traiteacute et drsquoautres passages pertinents des Enneacuteades qui ont eacuteteacute deacuteterminants

comme sources de lrsquoeacutepisteacutemologie neacuteoplatonicienne tardive telle qursquoelle se manifeste dans

lrsquoœuvre de Proclus

Nos analyses des notions de dianoia et de logos chez Proclus et son maicirctre Syrianus

reacutevegravelent des continuiteacutes mais aussi des ruptures dans la tradition neacuteoplatonicienne Nous

allons aborder cette question agrave lrsquooccasion drsquoune eacutetude qui srsquointeacuteressera agrave la nature et au

statut de lrsquoobjet matheacutematique chez Platon et Aristote mais aussi agrave la faculteacute qui dans une

perspective platonicienne heacuteriteacutee de lrsquoAnalogie de la Ligne dans la Reacutepublique correspond

agrave la dianoia

33 La dianoia et les matheacutematiques drsquoapregraves Syrianus et Proclus143

331 Consideacuterations introductives sur les objets matheacutematiques

La question du statut ontologique des objets matheacutematiques chez Proclus a reccedilu

reacutecemment lrsquoattention de plusieurs commentateurs Notre but ici sera de comprendre

comment la connaissance des objets matheacutematiques sert de paradigme pour exposer

lrsquoactiviteacute de la dianoia

Les Formes intermeacutediaires qui sont lrsquoobjet de la dianoia ne doivent pas ecirctre

identifieacutees aux objets matheacutematiques Les objets matheacutematiques sont un cas drsquoobjets

intermeacutediaires et ils en constituent le paradigme crsquoest-agrave-dire que les objets matheacutematiques

sont ceux qui montrent le mieux ce que sont ces Formes intermeacutediaires mais elles ne leur

143 LrsquoANNEXE II expose une partie des fondements de la conception neacuteoplatonicienne des ecirctres matheacutematiques

par une eacutetude de la theacuteorie platonicienne des Ideacutees et des Nombres telle que preacutesenteacutee et critiqueacutee par

Aristote

71

sont pas identiques Cette interpreacutetation sans ecirctre originale ne semble pas avoir eacuteteacute

deacutefendue par la plupart des commentateurs modernes de Proclus

Notons que dans le passage qui nous inteacuteresse du Commentaire sur le Timeacutee agrave

aucune reprise Proclus nrsquoidentifie explicitement les Formes intermeacutediaires aux objets

matheacutematiques celles-lagrave ayant une extension beaucoup plus grande que ceux-ci La

quantiteacute qui est le principe des nombres est une Forme parmi drsquoautres Ce qui manque agrave la

dianoia crsquoest lrsquouniteacute acquise par lrsquoanalyse qui permet de remonter agrave la cause

332 Syrianus et la doctrine de lrsquoabstraction

Dans son Commentaire sur la Meacutetaphysique drsquoAristote Syrianus cherche agrave reacutefuter

les arguments aristoteacuteliciens contre la theacuteorie des Ideacutees et des Nombres Aux chapitres 1-3

du livre M (XIII) Aristote refuse drsquoaccorder lrsquoexistence substantielle aux objets

matheacutematiques ceux-ci nrsquoexisteraient que par abstraction crsquoest-agrave-dire par un acte de

lrsquoesprit portant sur certaines proprieacuteteacutes deacutefinies des substances sensibles Fidegravele aux

doctrines platoniciennes Syrianus se porte agrave la deacutefense de la substantialiteacute des ecirctres

matheacutematiques il subordonne les universaux engendreacutes par abstraction agrave ceux qursquoil dit

produits par projection (probolecirc) des raisons-principes (logoi) de lrsquoacircme sur lrsquoimagination

Agrave la theacuteorie aristoteacutelicienne de lrsquoabstraction Syrianus oppose un modegravele que lrsquoon a qualifieacute

de laquo projectionniste raquo144 ougrave les universaux ndash ou du moins les universaux geacuteomeacutetriques ndash

sont saisis par la penseacutee une fois deacuteployeacutes dans lrsquoimagination par la raison discursive

Au-delagrave drsquoune opposition au sujet du mode drsquoexistence des ecirctres matheacutematiques les

eacutepisteacutemologies aristoteacutelicienne et platonicienne ndash ou neacuteoplatonicienne ndash proposent deux

modegraveles explicatifs de lrsquoorigine des principes de la science Pour sa part Aristote cherche agrave

reacutefuter la thegravese faisant des ecirctres matheacutematiques des substances seacutepareacutees tout en maintenant

lrsquoexactitude (akribeia) et la perfection de ces ecirctres dont le mode drsquoexistence est abstrait

quant agrave Syrianus il soutient qursquoun concept ne pourra ecirctre jugeacute exact et donc scientifique si

la seule source de sa constitution srsquoavegravere lrsquoexpeacuterience sensible

144 I Mueller laquo Aristotlersquos doctrine of abstraction in the commentators raquo dans Aristotle Transformed The

Ancient Commentators and their Influence eacutediteacute par R Sorabji Ithaca Cornell University Press 1990

p 463-479

72

Afin de saisir les enjeux de ce conflit eacutepisteacutemologique nous preacutesenterons drsquoabord

les principaux aspects du modegravele abstractionniste drsquoAristote Nous poursuivrons par

lrsquoanalyse de la theacuteorie projectionniste de Syrianus pour ensuite montrer en quoi elle

srsquooppose agrave la doctrine de lrsquoabstraction Nous traiterons enfin des difficulteacutes poseacutees par

lrsquoextension du paradigme geacuteomeacutetrique agrave lrsquoabstraction ndash ou agrave la projection ndash de tout genre

drsquouniversaux

333 Le modegravele abstractionniste drsquoAristote

Aux chapitres 1 agrave 3 du livre M Aristote pose la question du mode drsquoexistence des

choses matheacutematiques (ta mathecircmatika) Aristote soutient que si elles sont des reacutealiteacutes

propres crsquoest-agrave-dire si elles sont en acte et substantielles elles seront neacutecessairement soit

dans les ecirctres sensibles soit seacutepareacutees de ces mecircmes ecirctres145

Apregraves avoir fourni plusieurs arguments montrant que les choses matheacutematiques ne

peuvent ni ecirctre immanentes aux substances sensibles ni ecirctre seacutepareacutees drsquoelles Aristote pour

qui elles ne sauraient ecirctre de pures fictions ndash sa science serait alors amputeacutee de son

fondement mecircme ndash eacutemet lrsquohypothegravese drsquoun troisiegraveme mode drsquoexistence lrsquoecirctre par

abstraction (to ex aphaireseocircs) Crsquoest au chapitre M 3 qursquoest exposeacute lrsquoessentiel de cette

theacuteorie

Il y a dans les choses un grand nombre drsquoattributs essentiels qui ne leur

appartiennent qursquoen tant que chacun des attributs de cette sorte reacuteside en elles

par exemple il y a des proprieacuteteacutes speacuteciales agrave lrsquoanimal en tant que femelle ou en

tant que macircle bien qursquoil nrsquoy ait rien qui soit femelle ou macircle indeacutependamment

des animaux il en reacutesulte qursquoil en est de mecircme si on considegravere seulement les

choses en tant que longueurs ou en tant que surfaces Et plus les objets de notre

connaissance ont drsquoanteacuterioriteacute logique et de simpliciteacute plus aussi notre savoir a

drsquoexactitude lrsquoexactitude nrsquoeacutetant rien drsquoautre que la simpliciteacute146

Dans ce passage Aristote eacutetablit une correacutelation entre le degreacute drsquoexactitude des objets

connus et leur degreacute drsquoanteacuterioriteacute logique Nous verrons que pour Syrianus lrsquoanteacuterioriteacute

145 Aristote Meacutetaphysique M 2 1076a33-35 146 Ibid M 3 1078a5-11 (trad J Tricot) laquo πολλὰ δὲ συμβέβηκε καθrsquo αὑτὰ τοῖς πράγμασιν ᾗ ἕκαστον

ὑπάρχει τῶν τοιούτων ἐπεὶ καὶ ᾗ θῆλυ τὸ ζῷον καὶ ᾗ ἄρρεν ἴδια πάθη ἔστιν (καίτοι οὐκ ἔστι τι θῆλυ οὐδrsquo

ἄρρεν κεχωρισμένον τῶν ζῴων)middot ὥστε καὶ ᾗ μήκη μόνον καὶ ᾗ ἐπίπεδα καὶ ὅσῳ δὴ ἂν περὶ προτέρων τῷ

λόγῳ καὶ ἁπλουστέρων τοσούτῳ μᾶλλον ἔχει τὸ ἀκριβές (τοῦτο δὲ τὸ ἁπλοῦν ἐστίν) raquo

73

logique des choses matheacutematiques ne suffira pas agrave assurer leur exactitude du point de vue

platonicien il faudra eacutegalement accorder lrsquoanteacuterioriteacute ontologique et donc le statut de

substance seacutepareacutee aux ecirctres matheacutematiques et plus geacuteneacuteralement agrave tous les universaux

pour en faire des objets de science

La fin du chapitre 3 offre drsquoautres preacutecisions concernant les notions impliqueacutees dans

la doctrine de lrsquoabstraction

Aussi les geacuteomegravetres raisonnent-ils correctement crsquoest sur des ecirctres que roulent

leurs discussions et les objets de leur science sont bien des ecirctres car il y a deux

sens de lrsquoEcirctre lrsquoEcirctre qui est en enteacuteleacutechie et lrsquoEcirctre en tant que matiegravere147

Cette distinction entre lrsquoecirctre en acte ndash en enteacuteleacutechie ndash et lrsquoecirctre en puissance ndash en tant que

matiegravere ndash est ce qui fonde et caracteacuterise lrsquoeacutepisteacutemologie aristoteacutelicienne Aristote reacutefleacutechit

ici sur lrsquoecirctre de lrsquoobjet scientifique son questionnement est ontologique il cherche agrave savoir

quel est le mode drsquoexistence de la chose matheacutematique et fait appel agrave lrsquoacception de lrsquoecirctre

selon lrsquoacte et la puissance pour conserver un mode drsquoexistence minimale agrave lrsquoobjet de la

science tout en eacutevitant les apories du chapitre M 2 concernant la substance seacutepareacutee

Apregraves avoir appliqueacute les concepts drsquoecirctre en puissance et drsquoecirctre en acte agrave lrsquoobjet de la

science Aristote donne une plus grande coheacutesion agrave sa doctrine en concevant la science

selon cette mecircme opposition

La science en effet ainsi que le terme savoir preacutesente une double

signification il y a la science en puissance et la science en acte La puissance

eacutetant comme matiegravere universelle et indeacutetermineacutee a rapport agrave lrsquouniversel et agrave

lrsquoindeacutetermineacute mais lrsquoacte de la science eacutetant deacutetermineacute porte sur tel objet

deacutetermineacute [hellip] et dans ce cas il nrsquoy aura plus rien de seacutepareacute et il nrsquoy aura

plus de substance Mais eacutevidemment crsquoest en un sens que la science est

universelle en un autre sens elle ne lrsquoest pas148

147 Ibid M 3 1078a28-31 (trad J Tricot) laquo ὥστε διὰ τοῦτο ὀρθῶς οἱ γεωμέτραι λέγουσι καὶ περὶ ὄντων

διαλέγονται καὶ ὄντα ἐστίνmiddot διττὸν γὰρ τὸ ὄν τὸ μὲν ἐντελεχείᾳ τὸ δrsquo ὑλικῶς raquo 148 Ibid M 10 1087a15-25 (trad J Tricot) laquo ἡ γὰρ ἐπιστήμη ὥσπερ καὶ τὸ ἐπίστασθαι διττόν ὧν τὸ μὲν

δυνάμει τὸ δὲ ἐνεργείᾳ ἡ μὲν οὖν δύναμις ὡς ὕλη τοῦ καθόλου οὖσα καὶ ἀόριστος τοῦ καθόλου καὶ ἀορίστου

ἐστίν ἡ δrsquo ἐνέργεια ὡρισμένη καὶ ὡρισμένου τόδε τι οὖσα τοῦδέ τινος ἀλλὰ κατὰ συμβεβηκὸς ἡ ὄψις τὸ

καθόλου χρῶμα ὁρᾷ ὅτι τόδε τὸ χρῶμα ὃ ὁρᾷ χρῶμά ἐστιν καὶ ὃ θεωρεῖ ὁ γραμματικός τόδε τὸ ἄλφα ἄλφαmiddot

ἐπεὶ εἰ ἀνάγκη τὰς ἀρχὰς καθόλου εἶναι ἀνάγκη καὶ τὰ ἐκ τούτων καθόλου ὥσπερ ἐπὶ τῶν ἀποδείξεωνmiddot εἰ δὲ

τοῦτο οὐκ ἔσται χωριστὸν οὐθὲν οὐδrsquo οὐσία ἀλλὰ δῆλον ὅτι ἔστι μὲν ὡς ἡ ἐπιστήμη καθόλου ἔστι δrsquo ὡς

οὔ raquo

74

Avec ce ceacutelegravebre passage qui conclut le livre M de la Meacutetaphysique nous pourrions croire

qursquoAristote a tout dit sur son modegravele abstractionniste et que le recours aux concepts drsquoecirctre

en acte et drsquoecirctre en puissance tout autant pour lrsquoobjet de la science que pour la science elle-

mecircme a permis de reacutesoudre les apories de lrsquoeacutepisteacutemologie platonicienne de proposer un

modegravele qui tout en faisant lrsquoeacuteconomie des substances seacutepareacutees preacutetend rendre compte de la

genegravese des concepts universels de la science

Toutefois lrsquointerpreacutetation de la theacuteorie de lrsquoabstraction au livre M se doit drsquoecirctre

compleacuteteacutee par la lecture drsquoautres passages de la Meacutetaphysique Le livre Θ (IX) offre un

eacuteclairage preacutecieux sur les arguments avanceacutes par Aristote au moment de sa critique des

theacuteories platoniciennes Il y est deacutejagrave question du fonctionnement de la science du geacuteomegravetre

mais surtout Aristote y fait clairement mention de la faculteacute qui permet la saisie des

universaux

Il est donc manifeste qursquoon deacutecouvre les constructions geacuteomeacutetriques en

puissance en les faisant passer agrave lrsquoacte et la cause en est que lrsquointellection du

geacuteomegravetre est un acte par conseacutequent crsquoest de lrsquoacte que procegravede la puissance

et crsquoest pourquoi crsquoest en faisant les constructions geacuteomeacutetriques qursquoon les

connaicirct avec cette reacuteserve toutefois que lrsquoactualiteacute particuliegravere de la figure

geacuteomeacutetrique est posteacuterieure dans lrsquoordre de la geacuteneacuteration agrave la puissance

particuliegravere de cette figure149

En restant dans le cadre de la Meacutetaphysique cet extrait permet drsquoentrevoir le sens du rocircle

joueacute par lrsquointellect dans le modegravele aristoteacutelicien ce que Syrianus ne semble pas avoir

reacuteellement pris en consideacuteration

334 Le modegravele projectionniste de Syrianus

Le Commentaire de Syrianus ne couvre que les livres B Γ M et N de la

Meacutetaphysique Son intention est avant tout poleacutemique lrsquoauteur cherche agrave reacutefuter les

arguments drsquoAristote contre la theacuteorie des Ideacutees et des Nombres Syrianus ne partage donc

pas le souci peacutedagogique des autres commentateurs neacuteoplatoniciens de lrsquoœuvre drsquoAristote

149 Ibid Θ 9 1051a29-33 (trad J Tricot) laquo ὥστε φανερὸν ὅτι τὰ δυνάμει ὄντα εἰς ἐνέργειαν ἀγόμενα

εὑρίσκεταιmiddot αἴτιον δὲ ὅτι ἡ νόησις ἐνέργειαmiddot ὥστrsquo ἐξ ἐνεργείας ἡ δύναμις καὶ διὰ τοῦτο ποιοῦντες

γιγνώσκουσιν (ὕστερον γὰρ γενέσει ἡ ἐνέργεια ἡ κατrsquo ἀριθμόν) raquo Certes drsquoautres interpreacutetations du texte

grec ici ndash comme souvent ailleurs chez Aristote ndash tregraves laconique et du sens attribueacute aux notions drsquoacte et de

puissance dont traite cet extrait seraient possibles

75

Contrairement agrave Ascleacutepius par exemple qui approche la penseacutee meacutetaphysique drsquoAristote

en visant son harmonisation agrave celle de Platon Syrianus cherche moins agrave expliquer Aristote

agrave partir drsquoAristote comme lrsquoa fait brillamment Alexandre qursquoagrave montrer les failles de son

systegraveme Par exemple le livre Θ ougrave Aristote discute longuement des concepts drsquoacte et de

puissance ne semble pas avoir guideacute son exeacutegegravese alors que certaines pages y sont

essentielles agrave la compreacutehension des doctrines du livre M ougrave ces mecircmes notions structurent

la doctrine de lrsquoabstraction

En se portant agrave la deacutefense des thegraveses platoniciennes critiqueacutees par Aristote Syrianus

expose son modegravele projectionniste censeacute contrer les thegraveses abstractionnistes

And say that it [geometry] concerns itself with objects of the imagination

insofar as these arise as a by-product of the essential reason-principles in the

discursive intellect from precisely which it derives its demonstration causality

or say rather that geometry aims to contemplate the actual partless reason-

principles of the soul but being too feeble to employ intellections free of

images it extends its powers to imaged and extended shapes and magnitudes

and thus contemplates in them those former entities150

Dans le modegravele projectionniste lrsquoacircme crsquoest-agrave-dire la raison discursive nrsquoarrive pas agrave saisir

directement ses propres contenus agrave savoir les logoi Pour pouvoir appreacutehender les logoi

qui constituent les veacuteritables objets de la science lrsquoacircme devra les projeter sur lrsquoimagination

Par la meacutediation de lrsquoimagination le geacuteomegravetre cherchera agrave viser les contenus de la raison

discursive il se servira ainsi des images creacuteeacutees par projection des raisons substantielles et

seacutepareacutees de lrsquoacircme

Dans un autre passage Syrianus cette fois plus conciliant agrave lrsquoeacutegard des thegraveses

aristoteacuteliciennes semble concevoir la projection des formes substantielles comme un

compleacutement essentiel de lrsquoabstraction

For one can see figure and number and natural surface and its limits in the

sensible activities of nature and these things also exist in our imagination and

opinion whether they are taken by abstraction from sensibles as Aristotle

150 Syrianus In metaphysica 91 29-35 (trad J Dillon et D OrsquoMeara) laquo περὶ δὲ τὰ φανταστὰ διατρίβειν

φαθί καθόσον ταῦτα τοῖς οὐσιώδεσι λόγοις τῆς διανοίας παρυφίσταται ἐξ ὧν καὶ τὴν ἀποδεικτικὴν αἰτίαν

κομίζεται μᾶλλον δὲ τὴν μὲν γεωμετρίαν αὐτοὺς τοὺς ἀμερεῖς λόγους τῆς ψυχῆς βούλεσθαι θεωρεῖν

ἀσθενοῦσαν δὲ χρῆσθαι ταῖς ἀφαντάστοις νοήσεσιν ἐκτείνειν τοὺς λόγους εἰς φανταστὰ καὶ διαστατὰ

σχήματα καὶ μεγέθη καὶ οὕτως ἐν ἐκείνοις αὐτοὺς θεωρεῖν raquo

76

thinks or whether they are completed by us from the substantial forms of the

soul These imagined and opined things participate in being but they are not

substances151

On nrsquoa pas manqueacute de souligner le parallegravele entre le modegravele neacuteoplatonicien qui oppose et

articule le concept a posteriori (husterogenes) et la forme substantielle de lrsquoacircme et le

criticisme kantien ougrave laquo le concept de lrsquoentendement et lrsquoIdeacutee de la Raison sont agrave la fois

opposeacutes et articuleacutes152 raquo Une plus grande harmonisation des doctrines aristoteacuteliciennes sera

drsquoailleurs tenteacutee par les successeurs de Syrianus au nombre desquels nous pouvons

compter Philopon et Simplicius

335 Sens et porteacutee des critiques de Syrianus agrave lrsquoeacutegard du modegravele aristoteacutelicien

Qursquoest-ce que Syrianus reproche au modegravele proposeacute par Aristote Certes Aristote

rejette les acquis fondamentaux de la tradition platonicienne dont le statut seacutepareacute des

substances intelligibles ce qui nrsquoest pas sans susciter la reacuteplique drsquoun neacuteoplatonicien tel

Syrianus Avant tout Syrianus critique lrsquoabstraction aristoteacutelicienne sous le preacutetexte qursquoelle

ne peut procurer lrsquoexactitude aux concepts universels qursquoelle preacutetend saisir Lrsquoessentiel des

arguments de Syrianus se concentre dans ce passage

In view of all this we will speak frankly to him and declare that those who

despise the mathematical sciences derive their charge of worthlessness against

them from nothing less than the fact of not granting them a distinct reality but

taking it that they are mere playthings of the imagination which derives them

from the sensible realm If he himself were prepared to deny the validity of this

assumption he would be in effect condemning those who lack any

consciousness of the beauty of the mathematical sciences and hold opinions

about them more consonant with his own views for in respect of entities devoid

of reality and later-born and mere likeness of sensible objects what degree of

beauty or order could there be For as to the dimness and worthlessness and

total unknowability of the objects of conjecture even if we learn from nowhere

else certainly we learn with accuracy from the division of the Line in the

Republic and if one were to relegate the mathematical sciences to this status as

151 Syrianus In metaphysica 12 29-34 (trad I Mueller [cette traduction est celle que propose Mueller agrave la

p 471 de son article preacuteceacutedemment citeacute]) laquo καὶ γὰρ ἐν τοῖς αἰσθητοῖς τῆς φύσεως ἔργοις ἴδοι ἄν τις καὶ

σχῆμα καὶ ἀριθμὸν καὶ ἐπιφάνειαν φυσικὴν καὶ ταύτης πέρατα ἔτι δὲ καὶ ἐν τῇ φαντασίᾳ ἡμῶν καὶ ἐν τῇ

δόξῃ ταῦτα συνίσταται εἴτε ἐξ ἀφαιρέσεως τῶν αἰσθητῶν ὡς αὐτῷ ἀρέσκει ληφθέντα εἴτε καὶ τελειωθέντα

παρrsquo ἡμῖν ἐκ τῶν οὐσιωδῶν τῆς ψυχῆς εἰδῶν ταῦτα οὖν τὰ φανταστὰ καὶ τὰ δοξαστὰ τοῦ μὲν εἶναι μετέχει

οὐσίαι δὲ οὔκ εἰσι raquo 152 A de Libera La querelle des universaux De Platon agrave la fin du Moyen Acircge Paris Eacuteditions du Seuil 1996

p 105

77

being mere images of sensible objects what sort of probativeness or order or

definition or beauty could one any longer assign to them if one wished to

maintain a coherent position153

Dillon et OrsquoMeara dans lrsquointroduction de leur traduction paraphrasent un autre passage du

Commentaire qui expose clairement les raisons de la critique de Syrianus

He complains that we do not see every shape and that the shapes we do see are

not precise If it be replied that they could be made precise he has a very good

answer how would we know what changes to make except through our

possessing precise concepts recollected in Platorsquos way from before birth154

Dans cette paraphrase mais eacutegalement dans la citation preacuteceacutedente Syrianus fait appel aux

principes de la philosophie platonicienne pour reacutefuter la critique drsquoAristote Il reprend

lrsquoAnalogie de la Ligne diviseacutee dans la Reacutepublique et associe le concept drsquohusterogenes

drsquoAristote agrave lrsquoimage (eikasia) qui constitue selon le scheacutema platonicien lrsquoobjet le plus

deacutegradeacute de la connaissance humaine Dans une perspective platonicienne il srsquoavegravere absurde

de situer les objets matheacutematiques ndash dont lrsquoexactitude la simpliciteacute et la beauteacute sont

reconnues par Aristote lui-mecircme au livre M ndash au plus bas niveau de la hieacuterarchie des objets

de connaissance

Le fait que lrsquoexistence soit accordeacutee davantage au particulier qursquoagrave lrsquouniversel bien

que ce dernier ait plus drsquoexactitude et de simpliciteacute que le particulier pose eacutegalement

problegraveme au platonicien qursquoest Syrianus J Tricot dans les notes qui accompagnent sa

traduction de la Meacutetaphysique soutient que pour Aristote il nrsquoest pas besoin de postuler

lrsquoexistence de substances seacutepareacutees et en soi mais qursquolaquo il suffit drsquoadmettre une seacuteparation

per solum modum cognosendi155 raquo Aristote en recentrant sa theacuteorie sur les modes de

153 Syrianus In metaphyisca 100 34-101 8 (trad J Dillon et D OrsquoMeara) laquo ἐφrsquo ἅπασι δὲ τούτοις

παρρησιασόμεθα πρὸς αὐτόν οὐκ ἀλλαχόθεν εὐτέλειαν ltἐγκαλεῖνgt τοῖς μαθήμασι φήσαντες τοὺς

ὑπεριδόντας αὐτῶν ἢ ἐκ τοῦ μὴ δοῦναι αὐτοῖς οὐσίαν ἀφωρισμένην ἀλλὰ φαντασίας ἀθύρματα τῶν

αἰσθητῶν αὐτὰ παρασπωμένης ὑπολαβεῖν εἶναιmiddot ἣν εἰ ἀκυρώσειεν αὐτὸς ὑπόληψιν κατεγνωκὼς ἔσται τῶν

ἀνεπαισθήτως μὲν ἐσχηκότων τοῦ κάλλους τῶν μαθημάτων ἀκολουθότερον δὲ ταῖς ἑαυτοῦ ὑποθέσεσι περὶ

αὐτῶν δοξασάντωνmiddot περὶ ἀνούσια γὰρ πράγματα καὶ ὑστερογενῆ καὶ τῶν αἰσθητῶν ἀφομοιώματα τί ἂν εἴη

κάλλους ἢ τάξεως ἐχόμενον τὴν γὰρ τῶν εἰκαστῶν ἀμυδρότητα καὶ οὐδένειαν καὶ ἀγνωσίαν εἰς πάντα

πάντως εἰ καὶ μὴ ἀλλαχόθεν ἀλλrsquoοὖν ἐκ τῶν ἐν τῇ Πολιτείᾳ διαιρέσεων τῆς γραμμῆς ἀκριβῶς

κατανενοήκαμενmiddot εἰς ἃ εἴ τις ἀποπέμψαιτο τὰ μαθήματα ὡς τῶν αἰσθητῶν εἰκόνας ὄντα ποίαν ἔτrsquo ἂν

ἀπόδειξιν ἢ τάξιν ἢ ὅρον ἢ κάλλος ἀπονείμειε τῆς πρὸς ἑαυτὸν συμφωνίας ἀντεχόμενος raquo 154 J Dillon et D OrsquoMeara laquo Introduction raquo dans Syrianus On Aristotlersquos Metaphysics 13-14 p 4

(paraphrase de la page 95 29-35) 155 J Tricot dans Aristote Meacutetaphysique t 2 p 794 n 1

78

connaissance plutocirct que sur les objets de connaissance pourrait alors faire lrsquoeacuteconomie des

substances seacutepareacutees tout en rendant possible la saisie du simple du neacutecessaire agrave savoir

lrsquoobjet veacuteritable de la science

Mais si crsquoest lrsquointellect qui remplit ce rocircle agrave savoir la saisie du simple comment

pourra-t-il abstraire un triangle parfait drsquoun objet sensible quelconque srsquoil ne possegravede pas

deacutejagrave en lui le modegravele de ce triangle parfait156 Par quoi le geacuteomegravetre sera-t-il ameneacute agrave fixer

son attention sur telles proprieacuteteacutes deacutefinies de la substance sensible srsquoil ne possegravede pas deacutejagrave

en sa raison le modegravele de ces proprieacuteteacutes Pour Syrianus la distinction de lrsquoecirctre en acte et

de lrsquoecirctre en puissance nrsquoapparaicirct pas suffisante pour assurer la neacutecessiteacute de lrsquouniversel

Comment lrsquointelligence en acte saisira-t-elle le triangle parfait et neacutecessaire celui qui

constitue lrsquoobjet de la science si elle ne le connaicirct pas deacutejagrave en acte Mecircme avec cette

concession au platonisme celle qui accorde la primauteacute agrave lrsquointellection dans le modegravele

abstractionniste Aristote nrsquoarriverait pas agrave reacutesoudre tous les problegravemes que peut poser la

theacuteorie de lrsquoabstraction concernant le fondement drsquoune science matheacutematique exacte dont

les objets sont neacutecessaires

Aristote soutient dans le traiteacute De lrsquoacircme que laquo lrsquoacircme est lieu des formes sauf qursquoil

ne srsquoagit pas de lrsquoacircme entiegravere mais de lrsquoacircme intellective et que les formes nrsquoy sont pas

reacuteellement mais des formes potentielles157 raquo Syrianus aurait pu eacutevoquer ce passage pour

mieux faire voir ce qui distingue son modegravele projectionniste de lrsquoabstractionnisme du

Stagirite En effet la noeacutetique du De anima permet drsquoexpliciter le modegravele de lrsquoabstraction

ou du moins lui fournit les concepts pour qursquoil precircte moins le flanc aux critiques de

Syrianus

Syrianus aurait eacutegalement pu srsquointerroger au sujet de cette affirmation drsquoAristote

laquo crsquoest potentiellement que lrsquointelligence srsquoidentifie drsquoune certaine faccedilon aux intelligibles

mais elle nrsquoest effectivement rien avant drsquoopeacuterer158 raquo Comment lrsquointelligence saisira-t-elle

cet intelligible plutocirct que tel autre Comment saisira-t-elle cet intelligible particulier si elle

ne possegravede pas deacutejagrave en elle un modegravele un intelligible en acte qui lrsquooriente vers sa saisie

156 Syrianus In metaphysica 95 29 sqq 157 Aristote De lrsquoacircme III 4 429a27-29 158 Ibid III 4 429b31-32

79

alors que cet intelligible particulier est indeacutefini en tant qursquoil nrsquoest potentiel Est-ce que la

doctrine de lrsquointellect agent qursquoAristote soutient en De anima III 5 permet de saisir un

intelligible plutocirct qursquoun autre et de lrsquoimprimer sur lrsquointellect potentiel Crsquoest ce qui semble

impossible agrave moins de postuler que cet intellect seacutepareacute contient actuellement toutes les

formes en acte ndash et aller ainsi vers une position meacutediane entre le platonisme et

lrsquoaristoteacutelisme ndash ce qui irait au-delagrave de la noeacutetique proprement aristoteacutelicienne puisque

Aristote veut justement faire lrsquoeacuteconomie de ces substances eacuteternelles causes et modegraveles

pour le platonisme de nos concepts mais eacutegalement des substances sensibles agrave partir

desquelles nous formons ces mecircmes concepts

Lrsquoopposition eacutepisteacutemologique entre la conception de lrsquoacte et de la puissance se

transpose donc sur le plan ontologique Aristote refuse drsquoaccorder lrsquoecirctre substantiel crsquoest-

agrave-dire lrsquoecirctre en acte aux objets matheacutematiques et plus geacuteneacuteralement aux universaux alors

que pour Syrianus lrsquouniversel existe en acte anteacuterieurement Comment la science peut-elle

ecirctre fondeacutee dans les deux cas Pour Aristote crsquoest le nous qui permet de saisir avec

exactitude les principes de la science alors que pour Syrianus crsquoest la projection des logoi

de la raison discursive sur lrsquoimagination qui fournit les principes neacutecessaires agrave

lrsquoactualisation du raisonnement scientifique Bref pour Aristote crsquoest lrsquointellect agent qui

permet la science alors que pour Syrianus crsquoest la raison discursive

336 Lrsquouniversaliteacute du modegravele geacuteomeacutetrique

De lrsquoavis drsquoI Mueller les neacuteoplatoniciens nrsquoont pas toujours clairement distingueacute

les universaux matheacutematiques et les objets matheacutematiques Bien qursquoil soit possible que

certains commentateurs neacuteoplatoniciens aient entretenu sans doute malgreacute eux une telle

ambiguiumlteacute il semble toutefois que chez Syrianus les distinctions soient clairement faites

Pour Syrianus les ecirctres matheacutematiques en tant qursquoils sont objets de la science sont agrave

compter au nombre des logoi de lrsquoacircme Il ne faut toutefois pas confondre les objets produits

par projection des logoi sur une matiegravere imaginative et ces logoi eux-mecircmes La

repreacutesentation que nous nous formons drsquoune figure geacuteomeacutetrique ne constitue pas lrsquoobjet sur

lequel porte la deacutemonstration mais le moyen par lequel la penseacutee peut rendre disponibles

ses contenus sinon inaccessibles

80

Les objets matheacutematiques constituent-ils un genre drsquouniversaux parmi drsquoautres ou

doivent-ils ecirctre pris dans une classe agrave part La classification des diffeacuterents universaux peut

permettre de clarifier ce point Pour Syrianus du moins les ecirctres matheacutematiques et les

universaux ceux qursquoil juge substantiels comptent au nombre des logoi substantiels de

lrsquoacircme On doit toutefois noter que le modegravele projectionniste du moins en tant qursquoil

implique une projection des raisons de lrsquoacircme sur lrsquoimagination ne semble pas pouvoir

rendre compte de la production de tout genre drsquouniversaux En effet en ce qui concerne

lrsquoarithmeacutetique dont les objets sont plus simples et donc plus exacts que ceux de la

geacuteomeacutetrie lrsquoimagination pourrait sembler inapte agrave recevoir les logoi En effet les objets de

la geacuteomeacutetrie et les objets de lrsquoarithmeacutetique ne sont pas projeteacutes sur la mecircme faculteacute selon

Syrianus et Proclus crsquoest la doxa qui permet de penser les nombres et non pas

lrsquoimagination Lrsquoopinion qui est freacutequemment preacutesenteacutee comme un obstacle au

deacuteveloppement de la penseacutee scientifique se voit attribuer un rocircle positif rendant possible la

connaissance arithmeacutetique

Peut-on aller jusqursquoagrave affirmer que la doxa est reacuteceptive de tous les logoi contenus

par la raison discursive qursquoils soient quantitatifs comme les nombres ou qualitatifs

comme les couleurs Syrianus nrsquoest pas explicite sur ce point mais il est fort possible que

son eacutelegraveve Proclus ait soutenu une telle thegravese Cependant celui-ci comme la lecture de son

Commentaire sur les Eacuteleacutements drsquoEuclide le laisse voir se limite souvent aux exemples

matheacutematiques pour traiter de lrsquoactiviteacute de la doxa ce qui nous empecircche drsquoeacutemettre un

jugement cateacutegorique sur lrsquoextension et la nature des logoi que la faculteacute opinative peut

contenir

Quant agrave Aristote il semble avoir voulu faire du modegravele abstractionniste comme

lrsquoillustrent les exemples matheacutematiques auxquels il fait appel la meacutethode agrave appliquer non

seulement pour les sciences particuliegraveres mais eacutegalement pour la philosophie les sciences

eacutetudient lrsquohomme en tant qursquoindivisible (arithmeacutetique) et en tant que solide matheacutematique

(geacuteomeacutetrie) et non en tant qursquohomme ce que fait la philosophie elle qui eacutetudie les choses

en elles-mecircmes le point en tant que point la figure en tant que figure etc Crsquoest ce que

confirme ce passage laquo On peut mecircme arriver par cette meacutethode agrave drsquoexcellents reacutesultats

dans lrsquoeacutetude de chaque question en posant seacutepareacute ce qui nrsquoest pas seacutepareacute comme le font

81

preacuteciseacutement lrsquoarithmeacuteticien et le geacuteomegravetre159 raquo On voit ainsi que le modegravele

abstractionniste qui se laisse le plus clairement exposer et comprendre agrave lrsquoaide drsquoexemples

matheacutematiques peut srsquoappliquer agrave toutes les sciences ainsi qursquoagrave la connaissance proprement

philosophique des ecirctres

Un second problegraveme se preacutesente concernant lrsquoextension du modegravele geacuteomeacutetrique Il

srsquoagit cette fois drsquoune question propre agrave la tradition neacuteoplatonicienne celui des diffeacuterents

genres drsquoobjets matheacutematiques En conclusion de son article I Mueller eacutemet ce jugement

Iamblichus put forward the doctrine of projectionism as an account of

Pythagorean mathematics which he glorified at the expense of ordinary

mathematics he was followed by Syrianus but Proclus transformed

projectionism into an account of ordinary mathematics to which he restore its

Platonic role160

Il semble drsquoapregraves lrsquoanalyse partielle que nous avons meneacutee du Commentaire de Syrianus

que celui-ci applique deacutejagrave le modegravele projectionniste aux matheacutematiques ordinaires agrave la

science matheacutematique qui porte sur les formes substantielles de lrsquoacircme La meacutethode est

peut-ecirctre pythagoricienne mais les matheacutematiques de Nicomaque et celles de Jamblique

bien qursquoelles se fondent sur une meacutetaphysique commune pythagorico-platonicienne ne

semblent pas porter sur les mecircmes ecirctres alors que les matheacutematiques ordinaires portent sur

les logoi dans lrsquoacircme on peut eacutemettre lrsquohypothegravese que les matheacutematiques pythagoriciennes

ont pour objets des ecirctres supeacuterieurs agrave savoir les Nombres ideacuteaux dont il est question aux

livres M et N Les matheacutematiques ordinaires agrave savoir celles que lrsquoon pourrait voir comme

une propeacutedeutique agrave la philosophie ont pour objet les logoi pas en tant que logoi mais en

tant que ces logoi sont projeteacutes dans lrsquoimagination le produit de cette projection nrsquoest pas

un universel substantiel pour Syrianus161 mais cet universel constitue tout de mecircme lrsquoobjet

par lequel le geacuteomegravetre peut penser les raisons-principes auxquelles il ne peut avoir accegraves

sans la meacutediation de lrsquoimagination Ce laquo by-product raquo ou deacuteriveacute (du verbe paruphistastai)

mecircme srsquoil nrsquoest pas substantiel sert de matiegravere aux formes psychiques de support agrave la

penseacutee scientifique qui cherche agrave se tourner vers les logoi alors que les universaux qui sont

159 Aristote Meacutetaphysique M 3 1078a21-23 (trad J Tricot) 160 I Mueller art cit p 480 161 Syrianus In metaphysica 91 20

82

abstraits des substances sensibles ne sont pas en mesure de provoquer une telle conversion

drsquoun point de vue platonicien

337 Conclusion sur la dianoia et les objets matheacutematiques

Crsquoest un traitement diffeacuterent des concepts drsquoacte de puissance drsquoecirctre en acte et

drsquoecirctre en puissance qui semble le plus fondamentalement opposer Syrianus comme deacutejagrave

Plotin avant lui agrave Aristote Pour le Stagirite crsquoest lrsquoacte qui fait apparaicirctre la forme

geacuteomeacutetrique lrsquoacte divise il permet la saisie drsquoobjets scientifiques appartenant en

puissance aux substances sensibles Syrianus a donc raison drsquoaffirmer que pour une

position eacutepisteacutemologique comme celle drsquoAristote que lrsquoon peut nommer abstractionnisme

lrsquoactualiteacute de la forme geacuteomeacutetrique est posteacuterieure dans lrsquoordre de la geacuteneacuteration162 agrave la

potentialiteacute de cette mecircme forme En effet avant qursquoil nrsquoy ait science en acte la forme

geacuteomeacutetrique nrsquoexiste qursquoen puissance En apparence Aristote srsquooppose donc au principe

suivant lequel ce qui est en acte nrsquoest porteacute agrave la perfection et agrave lrsquoactualiteacute que par ce qui en

acte En effet son modegravele fait lrsquoeacuteconomie des formes geacuteomeacutetriques seacutepareacutees et anteacuterieures

qui orienterait le geacuteomegravetre vers la saisie ou la deacutefinition drsquoune forme qui avant lrsquoexercice

de la science nrsquoest que potentielle et indeacutetermineacutee Sans ces formes il lui faut poser

lrsquoexistence drsquoun autre principe en acte agrave savoir lrsquointellect dont la nature humaine ou

divine est sujet de controverse dans lrsquointerpreacutetation du corpus aristoteacutelicien notamment du

chapitre III 5 du De anima

Srsquoil est vrai que chez Aristote la forme en acte nrsquoest pas anteacuterieure agrave la forme en

puissance on ne peut dire de mecircme de lrsquointellect du nous qui lui est anteacuterieur sur le plan

ontologique agrave tout objet de connaissance issu du monde une anteacuterioriteacute qursquoil partage avec

les formes substantielles de lrsquoacircme dans la tradition platonicienne Bien que cela ne soit pas

explicite aux chapitres 1-3 du livre M crsquoest bien lrsquointellect qui constitue cet acte permettant

drsquoactualiser ce qui est en puissance dans les sensibles Pourquoi alors Syrianus ne prend-il

pas seacuterieusement en consideacuteration le fondement noeacutetique de la theacuteorie aristoteacutelicienne de

lrsquoabstraction Peut-ecirctre juge-t-il que lrsquointellect seul sans postuler des ecirctres intermeacutediaires

substantiels nrsquoest pas en mesure de produire des concepts exacts parfaits et neacutecessaires

Peut-ecirctre croit-il que lrsquointellect srsquoil ne dispose pas deacutejagrave de modegraveles en acte ndash agrave savoir les

162 Aristote Meacutetaphysique Θ 9 1051a30

83

Ideacutees et les logoi dans le modegravele projectionniste ndash nrsquoaura aucune raison drsquoabstraire telle

forme plutocirct qursquoune autre de lrsquoindeacutetermination universelle qursquoon pourrait consideacuterer agrave la

suite de Mueller comme une pure extension Avec Syrianus le pari de lrsquoharmonisation des

doctrines platonicienne et aristoteacutelicienne lrsquoun des principaux principes du neacuteoplatonisme

deacuteclineacute de multiples maniegraveres selon la diversiteacute des approches exeacutegeacutetiques ne semble donc

pas avoir eacuteteacute complegravetement assumeacute Syrianus pour des raisons qui ne sont pas rendues

explicites ne semble pas avoir voulu engager le deacutebat autour de la noeacutetique

aristoteacutelicienne lagrave ougrave une possible conciliation des modegraveles abstractionniste et

projectionniste aurait pu ecirctre envisageacutee

Il restera agrave voir si Proclus parmi les autres philosophes et commentateurs

neacuteoplatoniciens de lrsquoAntiquiteacute tardive a chercheacute agrave concilier ces deux modegraveles dans un

contexte exeacutegeacutetique moins poleacutemique en repensant les concepts drsquoacte et de puissance en

lien avec la noeacutetique platonicienne et aristoteacutelicienne163

163 Nous trouverons des pistes de reacuteponse agrave cette question dans notre eacutetude sur les triades procliennes dont la

triade substance ndash puissance ndash activiteacute dans la premiegravere partie de la SECTION III

85

DEUXIEgraveME SECTION LrsquoINTELLECTION DE

LrsquoINTELLECT PARTICULIER LA NATURE DE LrsquoAcircME

HUMAINE ET LA NOTION DrsquoINTUITION

INTELLECTUELLE

1 Lrsquointellect particulier dans la noeacutetique neacuteoplatonicienne

11 La notion drsquointellect particulier chez Proclus

111 Un problegraveme philosophique et exeacutegeacutetique

Pour des raisons philosophiques mais aussi exeacutegeacutetiques qui reposent sur des

speacuteculations internes agrave la tradition platonico-aristoteacutelicienne Proclus fait de lrsquointellect

particulier (merikos nous) la cause de la connaissance intellective propre agrave lrsquohomme Dans

son Commentaire sur le Timeacutee il montre que lrsquointellection accompagneacutee de raison (noecircsis

meta logou Timeacutee 28a) syntagme par lequel Platon deacutefinit notre mode drsquoappreacutehension de

lrsquoEcirctre est causeacutee par lrsquointellection (noecircsis) drsquoune reacutealiteacute seacutepareacutee de lrsquoacircme lrsquointellect

particulier qui illumine et megravene agrave sa perfection la raison humaine (logos)

Lrsquoobjet de la preacutesente section est drsquoune part drsquoappreacutehender la nature de cet intellect

dans son rapport aux principes meacutetaphysiques dont il deacutepend et drsquoautre part de deacutefinir son

rocircle dans lrsquoactivation de la puissance intellective de lrsquoacircme Pour Proclus la veacuteriteacute se reacutevegravele

agrave lrsquooccasion drsquoune exeacutegegravese systeacutematique de textes faisant autoriteacute dans un dialogue avec

ses commentateurs les plus autoriseacutes Sa doctrine de lrsquointellect particulier doit ecirctre comprise

agrave la lumiegravere des thegraveses de ses preacutedeacutecesseurs selon les contraintes drsquoune interpreacutetation

concordiste des dialogues de Platon Lrsquoeacutetude de la tradition platonicienne anteacuterieure agrave

Proclus permet de retrouver la source doctrinale de la notion drsquointellect particulier dans les

Enneacuteades de Plotin dans les deacuteveloppements consacreacutes aux rapports entre le tout et les

parties au sein de lrsquoIntellect et sa source lexicale dans la Sentence 22 de Porphyre ougrave

apparaicirct expressis verbis le syntagme merikos nous Bien qursquoelles eacutetablissent les

fondements meacutereacuteologiques de la doctrine proclienne ces sources nrsquooffrent qursquoun faible

eacuteclairage sur la nature de lrsquointellect particulier et ne justifient en rien son rang dans la

procession des reacutealiteacutes intelligibles Nous ne saurions nier lrsquoinfluence deacuteterminante de la

penseacutee de Jamblique et de ses successeurs au sein du mouvement neacuteoplatonicien sur la

86

noeacutetique de Proclus mais faute de sources pertinentes crsquoest par la seule exeacutegegravese du corpus

proclien que nous chercherons agrave comprendre la place attribueacutee agrave cet intellect dans lrsquoordre

des principes et agrave en deacutefinir la nature164

Par souci de clarteacute dans le traitement drsquoune notion sur laquelle nous ne pourrons

apporter qursquoun eacuteclairage partiel nous ferons correspondre chacune des sections de cette

eacutetude agrave lrsquoune des questions suivantes quelle est lrsquoorigine de la notion drsquointellect

particulier quelle place occupe-t-il dans la procession des reacutealiteacutes comment lrsquoacircme

humaine lui est-elle relieacutee comment Proclus deacutefinit-il lrsquoactiviteacute de cet intellect comment

celui-ci active-t-il la puissance intellective de lrsquoacircme humaine et quelle est la contribution

de lrsquoexeacutegegravese du Phegravedre agrave cette doctrine

112 Analyse de lrsquoacception dans le Commentaire sur le Timeacutee

Avant drsquointroduire la notion drsquointellect particulier rappelons son contexte

drsquoapparition Dans son Commentaire sur le Timeacutee au fil de son analyse du passage ougrave

apparaicirct le syntagme noecircsis meta logou Proclus srsquointerroge sur la nature de cette

intellection par laquelle Timeacutee affirme que lrsquoacircme humaine peut appreacutehender lrsquoEcirctre Fidegravele agrave

lrsquoapproche laquo scolastique raquo qui caracteacuterise lrsquoensemble de son Commentaire il y deacutefinit six

acceptions du terme noecircsis parmi lesquelles il identifiera apregraves avoir eacutecarteacute les cinq autres

la seule qui puisse convenir au contexte du passage analyseacute i) lrsquointellection intelligible

ii) lrsquointellection qui lie lrsquoIntellect agrave lrsquoIntelligible iii) lrsquointellection de lrsquoIntellect divin

iv) lrsquointellection des intellects particuliers v) lrsquointellection de lrsquoacircme raisonnable

vi) lrsquointellection de lrsquoimagination Puisque les trois premiegraveres acceptions transcendent les

modes de connaissance de lrsquoacircme humaine celles-ci ne peuvent deacutesigner un acte de

cognition propre agrave lrsquohomme Lrsquointellection de lrsquoacircme raisonnable doit agrave son tour ecirctre rejeteacutee

car elle connaicirct son objet dans le temps alors que lrsquoEcirctre est eacuteternel et doit ecirctre saisi drsquoun

seul coup par la penseacutee Quant agrave lrsquoimagination elle ne saurait ecirctre retenue sa connaissance

est particuliegravere et srsquoaccompagne drsquoimages alors que lrsquoEcirctre est universel et sans figure

164 Faute de sources explicites au sujet de la doctrine de lrsquointellect particulier chez Jamblique ou Syrianus il

faut juger agrave partir du seul corpus proclien la part qui leur revient dans le deacuteveloppement de la noeacutetique

neacuteoplatonicienne Les Eacuteleacutements de theacuteologie offrent agrave ce sujet lrsquoexposeacute le plus explicite et le plus

systeacutematique concernant la structure du monde intelligible selon Proclus

87

Ainsi seule lrsquointellection de lrsquointellect particulier peut expliquer le mode de connaissance

de lrsquoEcirctre deacutefini par lrsquoexpression noecircsis meta logou

En effet lrsquoIntellect particulier est eacutetabli immeacutediatement au-dessus de notre

essence il lrsquoeacutelegraveve et la perfectionne lui vers lequel nous nous tournons quand

nous nous sommes purifieacutes par la philosophie et que nous avons lieacute notre

faculteacute intellective agrave son intellection agrave lui Maintenant quel est cet Intellect

particulier et qursquoil nrsquoest pas distributivement un pour chaque acircme

individuelle165 ni nrsquoest participeacute par les acircmes individuelles directement mais

par lrsquointermeacutediaire des acircmes angeacuteliques et deacutemoniques qui agissent

continuellement selon cet Intellect166 et en vertu desquelles les acircmes

individuelles participent aussi quelquefois agrave la Lumiegravere intellective on lrsquoa

expliqueacute en deacutetail plus longuement ailleurs167

Cet extrait pose plusieurs difficulteacutes au commentateur au premier rang desquelles vient

lrsquoabsence dans lrsquoeacutetat actuel du corpus proclien de cette explication deacutetailleacutee agrave laquelle

Proclus renvoie ici168 La suite du commentaire comblera en partie cette lacune en nous

deacutecrivant la raison humaine dans son rapport aux reacutealiteacutes intellectuelles auxquelles elle

participe et qui lui permettent de srsquoeacutelever momentaneacutement au-delagrave de sa propre nature

Le quatriegraveme rang revient agrave lrsquointellection des Intellects particuliers puisque

chacun drsquoeux possegravede et un certain intelligible qui de toute faccedilon fait paire avec

lui et une intellection ou plutocirct chacun drsquoeux possegravede toutes choses

partiellement intellect intellection intelligible gracircce auxquels chacun de ces

Intellects lui aussi non seulement est lieacute aux Touts mais encore intellige tout le

Monde intelligible169

165 On peut identifier ici une critique de la doctrine plotinienne qui associerait agrave chaque acircme particuliegravere un

intellect individuel 166 Cf Proclus Eacuteleacutements de theacuteologie prop 184 167 Proclus In Timaeum I 245 13-22 (trad A J Festugiegravere) laquo ὁ γὰρ μερικὸς νοῦς προσεχῶς ὑπερίδρυται

τῆς ἡμετέρας οὐσίας ἀνάγων αὐτὴν καὶ τελειῶν πρὸς ὃν ἐπιστρεφόμεθα καθηράμενοι διὰ φιλοσοφίας καὶ

τὴν ἑαυτῶν νοερὰν δύναμιν τῇ ἐκείνου νοήσει συνάψαντες τίς δὲ ὁ μερικὸς νοῦς ἐστιν οὗτος καὶ ὡς οὐχ εἷς

ἐστι κατὰ μίαν ψυχὴν μερικήν οὐδὲ αὐτόθεν ὑπὸ τῶν μερικῶν μετέχεται ψυχῶν ἀλλὰ διὰ τῶν ἀγγελικῶν καὶ

δαιμονίων ψυχῶν τῶν ἀεὶ κατrsquo αὐτὸν ἐνεργουσῶν διrsquo ἃς καὶ αἱ μερικαὶ ψυχαί ποτε μετέχουσι τοῦ νοεροῦ

φωτός διήρθρωται διὰ πλειόνων ἐ ν ἄ λ λ ο ι ς raquo 168 Les nombreuses reacutefeacuterences au mythe du Phegravedre que lrsquoon retrouve dans cette section du commentaire nous

amegravenent agrave eacutemettre lrsquohypothegravese que Proclus renvoie agrave son exeacutegegravese aujourdrsquohui perdue de la Palinodie de

Socrate 169 Proclus In Timaeum I 244 11-16 (trad A J Festugiegravere) laquo τετάρτην δὲ ἔχει τάξιν ἡ τῶν μερικῶν νόων

νόησις ἐπεὶ καὶ τούτων ἕκαστος ἔχει καὶ νοητόν τι πάντως ἑαυτῷ συζυγοῦν καὶ νόησιν μᾶλλον δὲ ἕκαστος

πάντα ἔχει μερικῶς νοῦν νόησιν νοητόν διrsquo ὧν καὶ συνάπτεται τοῖς ὅλοις καὶ τὸν ὅλον νοητὸν κόσμον νοεῖ

καὶ τούτων ἕκαστος raquo

88

12 Lrsquointellect seacutepareacute dans la tradition anteacuterieure agrave Proclus

121 Lrsquointellect chez Platon Aristote et Alexandre drsquoAphrodise

Peut-on trouver les preacutemices drsquoune doctrine de lrsquointellect particulier dans la

philosophie de Platon Trouvons-nous une doctrine noeacutetique formuleacutee et deacutefendue par

Platon abstraction faite du mythe de la creacuteation du Monde dans le Timeacutee ougrave lrsquoon peut voir

dans le Deacutemiurge une figure de lrsquoIntellect En prenant une distance par rapport agrave

lrsquointerpreacutetation neacuteoplatonicienne des Dialogues il est difficile voire impossible de

reacutepondre positivement agrave ces questions

LrsquoAnalogie de la Ligne dans la Reacutepublique offre des deacuteveloppements majeurs sur

une forme de connaissance intellective qui deacutepasse la connaissance scientifique de mode

matheacutematique mais Platon ne parle pas des conditions de possibiliteacutes de lrsquointellection elle-

mecircme Il semble y avoir des reacutefeacuterences agrave lrsquoexistence drsquoun intellect seacutepareacute dans le Phegravedre

un intellect qui ne serait pas limiteacute agrave une faculteacute de lrsquoacircme humaine bien que Proclus y

reconnaisse les points de deacutepart de sa propre doctrine On pourrait y voir une influence de

la doctrine drsquoAnaxagore qui est explicitement citeacute comme modegravele pour la formation du

philosophe dans le mecircme dialogue170 Mecircme dans le Pheacutedon171 ougrave Platon discute

explicitement des thegraveses drsquoAnaxagore que lrsquoon pourra voir comme le premier penseur de

lrsquoIntellect dans la tradition grecque lrsquoideacutee drsquoun intellect seacutepareacute qui serait la cause de la

connaissance humaine nrsquoest pas deacuteveloppeacutee et ne sert pas

Agrave la suite de Platon crsquoest aussi vers Anaxagore que se tournera Aristote quand

viendra le temps de reacutefleacutechir sur la nature de lrsquointellect comme principe de la penseacutee

humaine Aristote tout comme Platon avant lui est critique envers lrsquoIntellect poseacute comme

raison suffisante dans la doctrine drsquoAnaxagore agrave laquelle il reproche son manque de

puissance explicative Les ceacutelegravebres pages du livre III chapitres 4 et 5 du traiteacute De lrsquoacircme

(auxquelles nous avons deacutejagrave fait reacutefeacuterence) sont construites agrave partir drsquoune exeacutegegravese de la

noeacutetique drsquoAnaxagore qui malgreacute les critiques qursquoon pourrait lui adresser constitue le

principal fondement de la doctrine eacutelaboreacutee par Aristote pour expliquer la connaissance

humaine

170 Platon Phegravedre 269e-270a 171 Platon Pheacutedon 97b-99c

89

Mais la tradition platonico-aristoteacutelicienne nrsquoa pas abandonneacute la tentative

drsquoexpliquer lrsquointelligibiliteacute du monde agrave partir drsquoun principe intellectif seacutepareacute de lrsquoacircme

humaine Lrsquoexpression laquo intellect en acte raquo qui apparaicirct dans le De anima drsquoAlexandre

drsquoAphrodise est reprise par Proclus lui-mecircme

Par conseacutequent lrsquointellect qui pense un tel objet est lui aussi incorruptible [hellip]

mais lrsquointellect qui devient identique en acte agrave son objet quand il le pense [hellip]

crsquoest-agrave-dire que lrsquointellect en acte devient cet intellect qui vient en nous du

dehors et qui est incorruptible [hellip] Tel est donc lrsquointellect que lrsquoon considegravere

incorruptible ndash car il existe en nous un intellect seacutepareacute et incorruptible

qursquoAristote appelle eacutegalement un intellect laquo qui vient du dehors raquo crsquoest-agrave-dire

un intellect qui vient en nous de lrsquoexteacuterieur ndash et il ne srsquoagit pas de la puissance

de lrsquoacircme qui se trouve en nous ni de la disposition selon laquelle lrsquointellect en

puissance pense les autres formes et cet intellect Mais il est faux que la penseacutee

en tant que penseacutee soit incorruptible en raison de lrsquoobjet alors penseacute Crsquoest

pourquoi ceux qui se preacuteoccupent drsquoavoir en eux-mecircmes quelque chose de

divin devront veiller agrave pouvoir penser quelque chose qui est aussi de cette

nature172

Ce long passage dont nous avons tronqueacute quelques clauses explicatives est drsquoune

importance capitale pour deacutefinir les rapports entre la puissance intellective de lrsquoacircme

humaine et un intellect qui en est seacutepareacute Sans deacutefinir son influence possible sur les

penseurs ulteacuterieurs tels que Plotin qui fut un lecteur drsquoAlexandre Lrsquoexeacutegegravese grecque du

traiteacute De lrsquoacircme qui fait de lrsquointellect en acte la cause de lrsquointellection humaine a certes eacuteteacute

marquante dans lrsquohistoire de la noeacutetique elle influencera directement ou indirectement les

doctrines ulteacuterieures ndash notamment meacutedieacutevales ndash au sujet de lrsquointellect et de son activiteacute

172 Alexandre drsquoAphrodise De lrsquoacircme 90 12-91 6 (trad M Bergeron et R Dufour) Nous reproduisons le

texte grec en entier pour donner le contexte complet de lrsquoextrait traduit en franccedilais (90 11-91 6) Les

parenthegraveses et autres signes de ponctuation que nous conservons de lrsquoeacutedition du texte grec ne preacutesupposent

pas notre interpreacutetation du texte ni celle des traducteurs que nous citons laquo ἐν οἷς δὲ τὸ νοούμενον κατὰ τὴν

αὑτοῦ φύσιν ἐστὶ τοιοῦτον οἷον νοεῖται (ἔστι δὲ τοιοῦτον ὂν καὶ ἄφθαρτον) ἐν τούτοις καὶ χωρισθὲν τοῦ

νοεῖσθαι ἄφθαρτον μένει καὶ ὁ νοῦς ἄρα ὁ τοῦτο νοήσας ἄφθαρτός ἐστιν οὐχ ὁ ὑποκείμενός τε καὶ ὑλικός

(ἐκεῖνος μὲν γὰρ σὺν τῇ ψυχῇ ἧς ἐστι δύναμις φθειρομένῃ φθείρεται ᾧ φθειρομένῳ συμφθείροιτο ἂν καὶ ἡ

ἕξις τε καὶ ἡ δύναμις καὶ τελειότης αὐτοῦ) ἀλλrsquo ὁ ἐνεργείᾳ τούτῳ ὅτε ἐνόει αὐτό ὁ αὐτὸς γινόμενος (τῷ γὰρ

ὁμοιοῦσθαι τῶν νοουμένων ἑκάστῳ ὅτε νοεῖται ὁποῖον ἂν ᾖ τὸ νοούμενον τοιοῦτος καὶ αὐτὸς ὅτε αὐτὸ νοεῖ

γίνεται) καὶ ἔστιν οὗτος ὁ νοῦς ὁ θύραθέν τε ἐν ἡμῖν γινόμενος καὶ ἄφθαρτος θύραθεν μὲν γὰρ καὶ τὰ ἄλλα

νοήματα ἀλλrsquo οὐ νοῦς ὄντα ἀλλrsquo ἐν τῷ νοεῖσθαι γενόμενα νοῦς οὗτος δὲ καὶ ὡς νοῦς θύραθεν μόνον γὰρ

τοῦτο τῶν νοουμένων νοῦς καθrsquo αὑτό τε καὶ χωρὶς τοῦ νοεῖσθαι ἄφθαρτος δέ ὅτι ἡ φύσις αὐτοῦ τοιαύτη ὁ

οὖν νοούμενος ἄφθαρτος ἐν ἡμῖν νοῦς οὗτός ἐστιν [ὅτι χωριστός τε ἐν ἡμῖν καὶ ἄφθαρτος νοῦς ὃν καὶ

θύραθεν Ἀριστοτέλης λέγει νοῦς ὁ ἔξωθεν γινόμενος ἐν ἡμῖν] ἀλλrsquo οὐχ ἡ δύναμις τῆς ἐν ἡμῖν ψυχῆς οὐδὲ ἡ

ἕξις καθrsquo ἣν ἕξιν ὁ δυνάμει νοῦς τά τε ἄλλα καὶ τοῦτον νοεῖ ἀλλrsquo οὐδὲ τὸ νόημα ὡς νόημα ἄφθαρτον διὰ τὸ

νοούμενον τότε διὸ οἷς μέλει τοῦ ἔχειν τι θεῖον ἐν αὑτοῖς τούτοις προνοητέον τοῦ δύνασθαι νοεῖν τι καὶ

τοιοῦτον raquo

90

122 Lrsquointellect particulier chez Plotin

Les chapitres 18 agrave 21 du second traiteacute de Plotin Sur les genres de lrsquoEcirctre (VI 2 [43])

peuvent ecirctre consideacutereacutes comme lrsquoune des principales sources de la doctrine proclienne de

lrsquointellect particulier et plus geacuteneacuteralement de la meacutereacuteologie neacuteoplatonicienne173 Au cours

drsquoun long exposeacute visant agrave reacuteduire une seacuterie de notions ontologiques aux cinq grands genres

(megista genecirc) du Sophiste (lrsquoEcirctre le Mouvement le Repos le Mecircme et lrsquoAutre) Plotin

srsquoarrecircte agrave lrsquointellect dont il expose la nature agrave la fois une et multiple Au chapitre 18 il

eacutenonce laquo que lrsquointellect est un ecirctre pensant et composeacute agrave partir de toutes choses sans ecirctre

un genre en particulier et que lrsquoIntellect veacuteritable est lrsquoecirctre accompagneacute par tous les genres

et degraves lors la totaliteacute des ecirctres lrsquoecirctre en lui-mecircme pris en tant que genre nrsquoeacutetant qursquoun

eacuteleacutement de celui-ci174 raquo Pour empecirccher que lrsquointellect en tant que genre ne disparaisse

dans les espegraveces dont il est preacutediqueacute175 Plotin introduit une distinction qursquoil explicitera et

justifiera au chapitre 20 entre un Intellect universel qui est toutes choses et un intellect

particulier qui est composeacute de toutes choses Crsquoest ainsi qursquoil pourra apporter une solution

agrave la difficulteacute qui lui apparaicirct drsquoembleacutee laquo Puisque nous avons dit que ce qui est composeacute

de tous les ecirctres est tout intellect et poseacute que lrsquoecirctre ou la substance qui est avant toutes

choses prises en tant qursquoespegraveces ou parties eacutetait un intellect nous affirmons degraves lors que

cet intellect est posteacuterieur176 raquo

Confronteacute agrave cette aporie qui reacuteduit lrsquoIntellect veacuteritable au mecircme titre que tout autre

intellect agrave une reacutealiteacute speacutecifique (et donc posteacuterieure aux genres de lrsquoEcirctre) Plotin introduit

deux notions aristoteacuteliciennes lrsquoen acte et lrsquoen puissance177 afin drsquoexposer le rapport de

tout agrave parties et du coup de genre agrave espegraveces entre lrsquoIntellect universel et les intellects

particuliers laquo Et tous ces intellects sont en puissance en lui qui existe par soi et qui est en

acte toutes choses simultaneacutement mais en puissance chacune drsquoelles seacutepareacutement alors

qursquoeux sont en acte ce qursquoils sont mais en puissance le Tout178 raquo Ainsi la posteacuterioriteacute

173 Nous pouvons compter ce traiteacute au nombre des sources probables des notions meacutereacuteologiques exposeacutees aux

propositions 67 68 et 69 des Eacuteleacutements de theacuteologie 174 Plotin Traiteacute VI 2 [43] 18 11-15 (trad Eacute Breacutehier) 175 Ibid 19 13-14 (trad Eacute Breacutehier) 176 Ibid 19 18-21 (trad Eacute Breacutehier) 177 Plotin emploie eacutegalement la forme dunamis pour deacutesigner la puissance active de lrsquoIntellect Cf Traiteacute

VI 2 [43] 20 lignes 5 14 et 26 178 Ibid 20 20-22

91

ontologique qui caracteacuterise ses espegraveces ne pourra ecirctre preacutediqueacutee de lrsquoIntellect puisque sa

totaliteacute est le principe et non le produit des parties qui le composent et dont il est la

puissance (dunamis)

Cet extrait montre que la notion drsquointellect particulier est deacutejagrave conceptualiseacutee par

Plotin agrave lrsquooccasion de lrsquoexeacutegegravese du Sophiste Il nous reste maintenant agrave eacutetablir ce qursquoest en

soi indeacutependamment de sa relation meacutereacuteologique agrave lrsquoIntellect total un intellect particulier

Lorsqursquoil emploie les expressions ekastos nous ou tis nous Plotin renvoie-t-il aux seules

formes individuelles dont deacutependent les acircmes humaines179 ou a-t-il en tecircte plus

geacuteneacuteralement toute forme au sein de lrsquoIntellect total Bien que la premiegravere option soit

plausible la partie supeacuterieure de lrsquoacircme eacutetant parfois deacutefinie comme une ideacutee180 ou un

intellect181 elle srsquoadapte mal au contexte de lrsquoargument Rappelons que les preacuteoccupations

de Plotin au Traiteacute VI 2 [43] sont avant tout ontologiques elles concernent les relations

entre les genres et espegraveces de lrsquoEcirctre la question des rapports entre lrsquoacircme et les Formes nrsquoy

eacutetant discuteacutee qursquoindirectement Comme une remarque anteacuterieure du mecircme traiteacute le laissait

deacutejagrave entendre lrsquointellect particulier se confond avec une ideacutee speacutecifique ou pour mieux le

dire il est lrsquoaspect dynamique de cette ideacutee laquo Lrsquoideacutee au repos est la limite de lrsquointellect

lrsquointellect est le mouvement de lrsquoideacutee182 raquo Srsquoil existe au sein de lrsquoIntellect des formes

individuelles dont deacutependent les acircmes particuliegraveres comme Plotin le laisse entendre elles

ne repreacutesentent qursquoune espegravece parmi drsquoautres intellects particuliers

179 Plotin Traiteacute IV 8 [6] 8 16 180 Plotin Traiteacute V 7 [18] 1 1-2 181 Ce que soutient C drsquoAncona qui semble faire des intellects particuliers des reacutealiteacutes relatives aux acircmes En

IV 3 [27] 5 9-11 Plotin eacutenonce que laquo les acircmes sont en ordre deacutependantes de chaque intellect particulier et

sont les expressions des intellects raquo et en IV 3 [27] 6 15-17 que laquo lrsquoAcircme du tout regarde en direction de

lrsquoIntellect total alors que les acircmes regardent en direction de leurs propres intellects particuliers raquo

C drsquoAncona laquo Les Sentences de Porphyre Entre les Enneacuteades de Plotin et les Eacuteleacutements de theacuteologie de

Proclus raquo dans Porphyre Sentences t 1 travaux eacutediteacutes sous la responsabiliteacute de L Brisson Paris Vrin

p 139-274 182 Plotin Traiteacute VI 2 [43] 8 22-24 (notre traduction) En VI 7 [38] 17 27-28 les intellects particuliers (hoi

ekastoi noi) sont conccedilus par Plotin comme des formes internes agrave la Forme universelle qursquoest lrsquoIntellect

Comme le fera plus tard Proclus (Eacuteleacutements de theacuteologie prop 176) Plotin prend pour paradigme la relation

entre la science et ses parties (theacuteoregravemes) pour illustrer les rapports entre le tout et les parties au sein de

lrsquoIntellect Plus preacuteciseacutement Proclus montrera que les Formes se compeacutenegravetrent tout en restant essentiellement

distinctes les unes des autres comme les divers theacuteoregravemes drsquoune mecircme science agrave lrsquointeacuterieur de lrsquoacircme Cf

Traiteacute V 9 [5] 8 4-6 ougrave Plotin confirme que chaque forme est un intellect particulier (ekaston de eidos nous

ekastos)

92

123 Lrsquointellect particulier chez Porphyre

La Sentence 22 de Porphyre ne fait agrave notre avis que reprendre sous une forme plus

concise les thegraveses meacutereacuteologiques eacutetablies par Plotin dans le Traiteacute VI 2 [43]

Lrsquoessence intellective est homeacuteomegravere de sorte que les ecirctres sont aussi bien

dans lrsquointellect particulier que dans lrsquointellect total mais dans lrsquointellect

universel mecircme les ecirctres particuliers sont sous un mode universel tandis que

dans lrsquointellect particulier mecircme les universels sont sous un mode

particulier183

Cristina drsquoAncona dans une eacutetude intituleacutee laquo Les Sentences de Porphyre Entre les

Enneacuteades de Plotin et les Eacuteleacutements de theacuteologie de Proclus raquo184 laisse entendre que cette

sentence opegravere la synthegravese drsquoeacuteleacutements doctrinaux et lexicaux disperseacutes dans lrsquoœuvre de

Plotin Plus simplement on peut eacutemettre lrsquohypothegravese sur la base des extraits preacuteceacutedemment

commenteacutes que les chapitres 18 agrave 20 du Traiteacute VI 2 [43] peuvent fournir agrave eux seuls

lrsquoessentiel des notions meacutereacuteologiques et noeacutetiques rassembleacutees agrave la Sentence 22185 Crsquoest ce

que confirme cet autre passage que semble calquer la deuxiegraveme partie de la sentence

porphyrienne laquo Il [lrsquoIntellect] est leur [intellects particuliers] puissance et les contient sous

un mode universel alors qursquoils contiennent en eux-mecircmes lrsquoIntellect universel sous un

mode particulier186 raquo

Bien que la Sentence 22 doive ecirctre retenue comme source intermeacutediaire de la

doctrine proclienne de lrsquointellect particulier elle ne peut rendre compte agrave elle seule des

deacutemonstrations sur lesquelles reposent les propositions 170 176 177 178 et 180 des

183 Porphyre Sentence 22 (trad coll sous la direction de L Brisson) 184 C drsquoAncona art cit 185 Aucun des passages citeacutes par C drsquoAncona ne semble apporter une contribution suppleacutementaire agrave notre

compreacutehension de la Sentence de Porphyre Cf p 218-219 Le passage (a) V 3 [49] 5 3-5 ougrave apparaicirct le

terme homoiomerecircs est pris dans un contexte doctrinal diffeacuterent et ne peut constituer comme drsquoailleurs le

reconnaicirct C drsquoAncona qursquoune source lexicale indirecte de la Sentence 22 le passage (i) I 1 [53] 8 1-8

concerne lrsquoacircme humaine et sa relation agrave lrsquoIntellect alors que la Sentence de Porphyre ne traite que de la seule

substance intelligible (noera ousia) les passages (ii) V 9 [5] 5 4-16 et (iii) V 9 [5] 8 2-7 exposent des

lieux communs de la noeacutetique plotinienne parfaitement inteacutegreacutes agrave lrsquoexposeacute de VI 2 [43] 18-20 le passage

(iv) V 9 [5] 8 21-22 ougrave C drsquoAncona voit dans le syntagme ho merizon nous entendu comme activiteacute de

lrsquoacircme humaine une source lexicale possible de lrsquoexpression merikos nous impose une interpreacutetation

anthropologique (et eacutepisteacutemologique) donc reacuteductrice de la Sentence 22 le passage (v) VI 7 [38] 17 27-

32 distingue lrsquoIntellect universel des intellects particuliers distinction qui sera pleinement justifieacutee en VI 2

[43] 20 186 Plotin Traiteacute VI 2 [43] 20 14-15 (notre traduction) laquo δύναμιν δὲ αὐτῶν εἶναι καὶ ἔχειν ἐν τῷ καθόλου

ἐκείνους ἐκείνους τε αὖ ἐν αὐτοῖς ἐν μέρει οὖσιν ἔχειν τὸν καθόλου raquo

93

Eacuteleacutements de theacuteologie qui se fondent essentiellement drsquoapregraves lrsquoanalyse que nous en avons

meneacutee sur les speacuteculations du Traiteacute VI 2 [43]187 Certes la noeacutetique de Proclus ne saurait

ecirctre reacuteduite agrave celle de Plotin les neacuteoplatoniciens agrave partir de Jamblique ayant fait eacuteclater le

cadre jugeacute trop eacutetroit de la seconde hypostase plotinienne toutefois malgreacute lrsquoinfluence

deacuteterminante des speacuteculations post-plotiniennes sur la noeacutetique proclienne les principes

meacutereacuteologiques de celle-ci reposent ultimement sur les solutions apporteacutees par Plotin aux

problegravemes de la participation dans le Sophiste et le Parmeacutenide

13 De lrsquointellect imparticipeacute aux intellects particuliers

131 Lrsquointellect particulier dans les Eacuteleacutements de theacuteologie

Afin de saisir la fonction eacutepisteacutemologique attribueacutee aux intellects particuliers nous

devons drsquoabord identifier le rang qui leur est reacuteserveacute dans la hieacuterarchie des ecirctres Proclus

distingue au moins trois genres drsquointellects drsquoabord lrsquoIntellect divin non participeacute et

universel qursquoil appelle aussi la monade de lrsquoordre intellectif puis les intellects divins

participeacutes et particuliers et finalement les intellects non divins ou seulement intellectifs

(noeros monon) participeacutes et particuliers Il srsquoagit du scheacutema preacutesenteacute aux propositions 166

et 181 des Eacuteleacutements de theacuteologie Cette division tripartite qui revient freacutequemment dans

lrsquoœuvre de Proclus doit ecirctre preacuteceacutedeacutee dans lrsquoordre de lrsquoouvrage par une seconde division

dichotomique cette fois aux propositions 63 et 64

Agrave la proposition 63 Proclus eacutecrit que laquo Tout terme imparticipeacute produit deux ordres

de termes participeacutes lrsquoun en ce qui en participe de maniegravere intermittente lrsquoautre en ce qui

en participe perpeacutetuellement en raison de sa nature raquo Il poursuit agrave la proposition 64 en

eacutenonccedilant que laquo Toute monade principielle produit deux seacuteries une seacuterie de substances

complegravetes en soi et une seacuterie drsquoilluminations qui acquiegraverent leur existence dans ce qui leur

est diffeacuterent raquo Une question se pose drsquoembleacutee est-il possible de concilier la division

tripartite des propositions 166 et 181 avec la division dichotomique des propositions 63 et

64 Bien que Proclus nrsquoharmonise jamais explicitement ces deux maniegraveres de diviser le

187 Le style concis des Sentences a certes ducirc influencer Proclus dans la reacutedaction des propositions de ses

Eacuteleacutements de theacuteologie cependant les deacutemonstrations sur lesquelles reposent ces propositions reprennent

freacutequemment un argumentaire plotinien ce qui est drsquoailleurs le cas pour notre Sentence Nous savons par

ailleurs que Proclus fut un lecteur attentif des Enneacuteades puisqursquoil reacutedigea selon le teacutemoignage de Psellus un

commentaire sur Plotin (L G Westerink Exzepte aus Proklosrsquos Enneaden-Kommentar bei Psellos dans Byz

Zeitschift 52 (1959) p 1-10 citeacute dans Theacuteologie platonicienne I p LVII)

94

plan intellectif rien ne nous empecircche drsquoeffectuer une telle harmonisation afin de cerner les

conseacutequences logiques de la noeacutetique proclienne

Reprenons drsquoabord les propositions 63 et 64 afin de deacuteterminer la place que

devraient y occuper les intellects particuliers Dans lrsquoapplication de la proposition 63 faut-

il rapporter les intellects particuliers agrave lrsquoordre des termes participeacutes de maniegravere intermittente

ou agrave celui des termes perpeacutetuellement participeacutes Drsquoapregraves la proposition 184 qui preacutesente

une tripartition des acircmes les intellects particuliers semblent pouvoir appartenir aux deux

ordres au premier dans la mesure ougrave ils ne sont que ponctuellement participeacutes par les acircmes

particuliegraveres agrave savoir les acircmes humaines mais aussi au second puisqursquoils sont

perpeacutetuellement participeacutes par les acircmes angeacuteliques et deacutemoniques Le mecircme problegraveme se

pose en rapport agrave la proposition 64 On peut consideacuterer les intellects particuliers comme des

substances complegravetes en soi dans la mesure ougrave ils sont participeacutes directement et

perpeacutetuellement par les acircmes angeacuteliques et deacutemoniques tout en reconnaissant que des

illuminations intellectuelles srsquoen deacutegagent et megravenent agrave leur perfection les acircmes

particuliegraveres qui participent ainsi de maniegravere indirecte et intermittente agrave ces mecircmes

intellects Sans vouloir laquo sursysteacutematiser raquo la meacutetaphysique proclienne il nous semble que

la logique interne aux propositions des Eacuteleacutements de theacuteologie nous megravene agrave ces conclusions

132 Lrsquointellect particulier dans le Commentaire sur le Premier Alcibiade

Drsquoautres extraits de lrsquoœuvre de Proclus permettent de corroborer cette

reconstruction de la procession des reacutealiteacutes intellectives Par exemple dans le Commentaire

sur le Premier Alcibiade nous trouvons agrave nouveau une division tripartite qui inclut cette

fois les illuminations intellectuelles mais semble ignorer la distinction entre les intellects

divins et participeacutes et les intellects non divins et participeacutes

Et de fait dans le cas de lrsquointellect autre est lrsquointellect imparticipeacute qui

transcende la totaliteacute des espegraveces particuliegraveres autre le participeacute auquel

participent mecircme les acircmes des dieux parce qursquoil leur est supeacuterieur autre

enfin celui qui agrave partir de celui-lagrave vient dans les acircmes et constitue la

perfection des acircmes elles-mecircmes188

188 Proclus In Alcibiadem I 65 16-19 (p 53-54) (trad A-Ph Segonds) laquo καὶ γὰρ ὁ νοῦς ἄλλος μὲν ὁ

ἀμέθεκτος ἐξῃρημένος ἀφrsquo ὅλων τῶν μερικῶν γενῶν ἄλλος δὲ ὁ μεθεκτός οὗ καὶ αἱ ψυχαὶ τῶν θεῶν

95

Par le rapprochement des propositions 63 64 166 181 des Eacuteleacutements de theacuteologie et de cet

extrait du Commentaire sur le Premier Alcibiade nous pouvons conclure que Proclus

envisage au plus quatre diffeacuterents genres drsquointellects les trois premiers portant le titre de

substances complegravetes en soi (prop 64) le dernier se constituant drsquoilluminations qui

requiegraverent la rencontre drsquoun substrat de rang ontologique infeacuterieur pour exister Le

Commentaire sur le Timeacutee confirmera que ce substrat est lrsquoacircme ou plus preacuteciseacutement la

puissance rationnelle de lrsquoacircme humaine

133 Le pilote de lrsquoacircme dans le Phegravedre et lrsquointellect particulier

Lrsquoexeacutegegravese du mythe de lrsquoattelage aileacute que lrsquoon retrouve dans le Phegravedre donne lieu agrave

lrsquoexposition de divers aspects de la noeacutetique neacuteoplatonicienne au sujet notamment de

lrsquointellect particulier Dans son Commentaire sur le Phegravedre baseacute sur lrsquoenseignement de son

maicirctre Syrianus Hermias rapporte lrsquointerpreacutetation proposeacutee par Jamblique de lrsquoexpression

laquo pilote de lrsquoacircme raquo kubernecirctecircs tecircs psuchecircs en 247c189 Pour Jamblique le kubernecirctecircs

deacutesigne laquo lrsquoun de lrsquoacircme raquo to hen tecircs psuchecircs et doit ecirctre distingueacute de lrsquohecircniochos le

cocher qui pour lui repreacutesente lrsquointellect de lrsquoacircme ho nous tecircs psuchecircs Par lrsquoun en elle

lrsquoacircme humaine peut srsquounir aux dieux et atteindre un eacutetat de contemplation unitive de

lrsquointelligible un acte que Jamblique considegravere supeacuterieur agrave la simple intellection humaine

qui saisit son objet dans une relation drsquoalteacuteriteacute kathrsquoheterota epiballei toutocirc tocirc noecirctocirc eacutecrit

Hermias

Proclus souscrit-il agrave cette interpreacutetation du passage central du mythe de lrsquoattelage

aileacute Nous nrsquoavons trouveacute aucune confirmation textuelle agrave ce propos mais lrsquohypothegravese

demeure plausible aucune raison apparente ne pouvant motiver un reacuteel deacutesaccord avec la

distinction poseacutee par Jamblique Cependant pour Proclus le pilote ne repreacutesente pas lrsquoun

de lrsquoacircme mais lrsquointellect particulier crsquoest du moins ce qursquoon peut comprendre agrave la lecture

de son Commentaire sur le Timeacutee laquo Et de mecircme que dans le Phegravedre il a appeleacute lrsquointellect

pilote de lrsquoacircme et a dit que seul lrsquointellect intellige lrsquoEcirctre190 raquo Lrsquoextrait se poursuit par le

passage citeacute dans la section preacuteceacutedente de notre eacutetude au sujet de la rencontre entre

μετέχουσι κρείττονος ὄντος ἄλλος δὲ ὁ ἀπὸ τούτου ταῖς ψυχαῖς ἐγγινόμενος ὃς δὴ καὶ ἔστιν αὐτῶν τῶν

ψυχῶν τελειότης raquo 189 Hermias In Phaedrum 150 23-151 3 190 Proclus In Timaeum I 245 25-28 (trad A J Festugiegravere)

96

lrsquointellect particulier et lrsquoacircme rationnelle Tout porte agrave croire que Proclus y identifie le

pilote de lrsquoacircme en tout ou en partie agrave lrsquointellect particulier Cette hypothegravese se voit

drsquoailleurs confirmeacutee par cet extrait du livre IV de la Theacuteologie platonicienne nettement

plus cateacutegorique

Platon dit que la classe de la science veacuteritable est installeacutee autour de cet ecirctre

En effet ces deux reacutealiteacutes srsquoeacutelegravevent jusqursquoagrave la contemplation de cet ecirctre

lrsquointellect qui est le pilote de lrsquoacircme (il srsquoagit de lrsquointellect particulier qui est

installeacute au-dessus des acircmes et qui les eacutelegraveve vers le havre paternel) et la

science veacuteritable qui est la perfection de lrsquoacircme191

Si le pilote de lrsquoacircme repreacutesente pour lui lrsquointellect particulier quelle notion Proclus

pouvait-il concevoir derriegravere lrsquoimage du cocher Drsquoapregraves notre eacutetude des faculteacutes de lrsquoacircme

humaine dans le Commentaire sur le Timeacutee le cocher deacutesignerait vraisemblablement la

raison (logos) de lrsquoacircme et sa tecircte (kephalecirc) sa puissance intellective (dunamis noera)

guideacutee par le pilote de lrsquoacircme crsquoest-agrave-dire illumineacutee par lrsquointellect particulier Bien entendu

il ne srsquoagit lagrave que drsquoune hypothegravese que le Commentaire de Proclus sur le Phegravedre nous aurait

peut-ecirctre permis de corroborer

134 Remarques conclusives sur lrsquointellect particulier

Nous sommes malheureusement priveacutes drsquoune bonne partie du corpus proclien ce

qui nous empecircche drsquoavoir une vision drsquoensemble des contextes ougrave la notion drsquointellect

particulier serait apparue Proclus attribue un rang distinct agrave cet intellect dans lrsquoordre des

reacutealiteacutes et expose clairement sa fonction eacutepisteacutemologique toutefois il nrsquoen deacutefinit jamais

vraiment la nature Cet intellect est-il une Forme intellective ou plutocirct un ensemble de

Formes et si oui lesquelles Qursquoest-ce qui distingue un intellect particulier drsquoun autre

intellect particulier Les sources de Proclus notamment le Traiteacute VI 2 [43] de Plotin

offrent un certain eacuteclairage sur le rapport de ces intellects dits particuliers agrave lrsquoIntellect total

mais dans le cadre drsquoune penseacutee que fera eacuteclater le neacuteoplatonisme post-plotinien avec la

multiplication des divisions dialectiques agrave lrsquointeacuterieur du plan intelligible Comme bon

191 Proclus Theacuteologie platonicienne IV 14 43 14-20 (trad H D Saffrey et L G Westerink leacutegegraverement

modifieacutee) laquo Τὸ τρίτον τοίνυν περὶ αὐτὴν λέγεται τ ὸ τ ῆ ς ἀ λ η θ ο ῦ ς ἐ π ι σ τ ή μ η ς γ έ ν ο ς ἱδρῦσθαι

Δύο γὰρ ταῦτα ἄνεισιν ἐπὶ τὴν ἐκείνης τῆς οὐσίας θεωρίαν ν ο ῦ ς ὁ κ υ β ε ρ ν ή τ η ς τῆς ψ υ χ ῆ ς (ἔστι δὲ

οὗτος ὁ μερικός ὑπεριδρυμένος μὲν τῶν ψυχῶν ἀνάγων δὲ αὐτὰς εἰς τὸν ὅρμον τὸν πατρικόν) καὶ ἡ

ἀ λ η θ ὴ ς ἐ π ι σ τ ή μ η ψυχῆς οὖσα τελειότης raquo

97

nombre de reacutealiteacutes meacutetaphysiques lrsquointellect particulier semble ecirctre deacutefini avant tout par

ses relations agrave ses principes intellectifs et aux acircmes qursquoil illumine

En raison de la continuiteacute de la procession des reacutealiteacutes dans la philosophie de

Proclus il est impossible de pleinement saisir la nature drsquoun ecirctre comme lrsquointellect

particulier sans connaicirctre eacutegalement celle de ces causes mais aussi celle de ces effets dans

lrsquoordre du reacuteel Crsquoest pourquoi lrsquoeacutetude de lrsquoacircme qursquoillumine lrsquointellect particulier

permettra de mieux deacutefinir ce dernier Notre eacutetude de la psychologie proclienne montrera

non seulement la nature du rapport entre les acircmes humaines et cet intellect particulier mais

soulignera eacutegalement le rocircle des acircmes dites supeacuterieures et plus particuliegraverement des

deacutemons dans lrsquoactivation de la puissance rationnelle de lrsquoacircme humaine par la lumiegravere

intellective

2 Les acircmes particuliegraveres et les acircmes supeacuterieures

21 Le problegraveme philosophique de lrsquointermeacutediaire acircme non-seacutepareacutee et acircmes supeacuterieures

La deacutemonologie proclienne est une doctrine riche et complexe dont les sources

philosophiques et religieuses sont multiples et diverses dans la tradition grecque En raison

de nos inteacuterecircts preacutesents qui sont principalement eacutepisteacutemologiques nous nous limiterons

aux deacuteveloppements qui se rapportent essentiellement agrave la doctrine de lrsquointellection dans la

philosophie de Proclus en mettant de cocircteacute le rocircle proprement eacutethique ou soteacuteriologique des

deacutemons et des autres acircmes supeacuterieures Nous ne traiterons pas non plus de la question du

deacutemon de Socrate192 que Proclus cherche agrave identifier parmi les diffeacuterentes classes

deacutemoniques dans son Commentaire sur le Premier Alcibiade193

192 Pour la question du deacutemon de Socrate nous renvoyons aux travaux de L-A Dorion notamment agrave lrsquoarticle

suivant qui srsquoattaque agrave plusieurs preacutejugeacutes tenaces au sujet du sens agrave attribuer aux termes laquo deacutemonologiques raquo

dans le corpus platonicien laquo Socrate le daimonion et la divination raquo dans Les dieux de Platon Actes du

colloque organiseacute agrave lUniversiteacute de Caen Basse-Normandie les 24 25 et 26 janvier 2002 eacutediteacute par J Laurent

Caen Presses Universitaires de Caen 2003 p 169-192 193 Pour une eacutetude complegravete et reacutecente au sujet du deacutemon dans la tradition platonicienne de Platon aux

derniers neacuteoplatoniciens voir A Timotin La deacutemonologie platonicienne Histoire de la notion de daimocircn de

Platon aux derniers neacuteoplatoniciens LeidenBoston Brill 2012

98

La plupart des neacuteoplatoniciens posteacuterieurs agrave Plotin ont rejeteacute la doctrine voulant

qursquoune partie de lrsquoacircme humaine demeure perpeacutetuellement rattacheacutee aux principes

intelligibles Agrave la suite de Jamblique Proclus critique cette thegravese plotinienne agrave de

nombreuses occasions notamment dans lrsquoultime proposition (211) des Eacuteleacutements de

theacuteologie qui preacutesente la thegravese centrale de la reacutefutation proclienne reprise et deacuteveloppeacutee

dans le reste de son corpus laquo Toute acircme lorsqursquoelle descend dans le devenir y descend en

totaliteacute et aucune partie drsquoelle-mecircme ne demeure en haut alors qursquoune autre

descendrait194 raquo En deacutecidant de rejeter la conception plotinienne de lrsquoacircme en raison des

problegravemes eacutepisteacutemologiques (et eacutethiques) qursquoelle entraicircne Proclus se voit contraint

drsquoexpliquer comment il demeure possible pour lrsquohomme drsquoatteindre une connaissance de

lrsquoEcirctre des reacutealiteacutes intelligibles ce qui demeure au fondement de lrsquoeacutepisteacutemologie

(neacuteo)platonicienne

Proclus refuse drsquoadmettre la possibiliteacute que lrsquoacircme humaine puisse jouir drsquoune

perpeacutetuelle intellection de lrsquoEcirctre Srsquoil en eacutetait ainsi pense-t-il pourquoi lrsquoacircme deacutelaisserait-

elle de maniegravere intermittente son activiteacute purement intellectuelle pour penser de maniegravere

transitive en passant drsquoun ecirctre particulier agrave un autre en cessant ainsi de saisir drsquoun seul

coup la totaliteacute de lrsquoEcirctre sous un mode certes particulier mais eacuteternel Pour Proclus la

substance de lrsquoacircme ne peut ecirctre intellectuelle en soi notre expeacuterience lorsque nous

pensons montre qursquoelle est rationnelle et discursive (crsquoest lrsquoun des principes qui fondent

lrsquoargumentation de la proposition 211 des Eacuteleacutements de theacuteologie)

Bien que lrsquoacircme humaine ne puisse en soi profiter drsquoune perpeacutetuelle intellection du

monde intelligible drsquoautres entiteacutes psychiques le peuvent Drsquoapregraves ce qursquoE R Dodds a

nommeacute laquo la meacutethode du terme intermeacutediaire raquo laquo the method of the mean term raquo195 eacutenonceacutee

agrave la proposition 28 des Eacuteleacutements de theacuteologie laquo Toute cause productrice donne lrsquoexistence

agrave des produits semblables agrave elle-mecircme avant de la donner agrave ceux qui lui sont

dissemblables196 raquo Proclus a jugeacute neacutecessaire drsquointroduire des entiteacutes intermeacutediaires dans

son systegraveme afin de conserver une continuiteacute dans la procession des reacutealiteacutes Par son choix

194 Proclus Eacuteleacutements de theacuteologie prop 211 (notre traduction) Le reste de la proposition dont nous ne

donnons ici que la thegravese sera traduite en totaliteacute et commenteacutee dans la suite de notre exposeacute 195 E R Dodds laquo Commentary raquo dans Proclus The Elements of Theology p 216 196 Proclus Eacuteleacutements de theacuteologie prop 28 (notre traduction)

99

de rejeter la doctrine plotinienne de lrsquoacircme non-descendue il se trouvait contraint

drsquointroduire un intermeacutediaire entre la connaissance intuitive des reacutealiteacutes intellectives et la

connaissance discursive de lrsquoacircme rationnelle Ce vide fut combleacute par lrsquointroduction des

acircmes angeacuteliques et deacutemoniques auxquelles il attribue une reacuteelle fonction eacutepisteacutemologique

Mutatis mutandis celles-ci occupent la place de la partie supeacuterieure de lrsquoacircme humaine dans

la philosophie de Plotin et srsquoinsegraverent en tant que moyen terme entre la faculteacute rationnelle

de lrsquohomme et les intellects seacutepareacutes qui actualisent la puissance intellective du logos

humain

Aux propositions 183 et 184 des Eacuteleacutements de theacuteologie Proclus deacutefinit la fonction

de ces acircmes supeacuterieures qui ne peuvent ecirctre consideacutereacutees comme divines mais qui

demeurent perpeacutetuellement en contact avec les intellects particuliers Agrave la proposition 183

il deacutemontre la thegravese suivante laquo Tout intellect qui est participeacute mais qui est seulement

intellectif est participeacute par des acircmes qui sont ni divines ni sujettes au passage de

lrsquointellection agrave son absence197 raquo Il poursuit agrave la proposition 184 en affirmant laquo Toute acircme

est soit divine soit sujette au passage de lrsquointellection agrave son absence soit intermeacutediaire

entre celles-ci toujours intelligeante198 mais infeacuterieure aux acircmes divines199 raquo Ces acircmes

qui sont parfois laquo intelligeante raquo en acte parfois au repos sont bien entendu les acircmes

particuliegraveres agrave savoir les nocirctres Il srsquoagit maintenant de montrer le rapport dynamique entre

ces diffeacuterents niveaux psychiques afin de deacuteterminer pourquoi et comment lrsquoacircme humaine

deacutepend des acircmes supeacuterieures pour lrsquoactivation de sa puissance intellective

22 Les acircmes particuliegraveres et leur rapport aux acircmes divines et supeacuterieures dans le

Commentaire sur le Timeacutee

Comment les acircmes particuliegraveres procegravedent-elles des acircmes supeacuterieures tout en

demeurant rattacheacutees agrave celles-ci Un extrait capital du Commentaire sur le Timeacutee (III 245

19-246 28) offre une vue drsquoensemble de la doctrine de Proclus au sujet de lrsquoacircme humaine

et de ses rapports aux entiteacutes psychiques et noeacutetiques qui lui sont supeacuterieures Nous

197 Proclus Eacuteleacutements de theacuteologie prop 183 (notre traduction) 198 Nous traduisons par laquo intelligeante raquo au lieu de par laquo intelligente raquo pour faire ressortir la dimension active

du verbe laquo intelliger raquo 199 Proclus Eacuteleacutements de theacuteologie prop 184 (notre traduction)

100

deacutecouperons pour mieux le commenter ce passage qui cherche agrave expliquer le

faccedilonnement des acircmes particuliegraveres par le Deacutemiurge (Timeacutee 41d4-6)

Nous nrsquoaccepterons donc pas ceux des Platoniciens plus reacutecents qui deacuteclarent

notre acircme laquo de mecircme digniteacute raquo ou laquo de mecircme substance raquo ou je ne sais quoi

qursquoils veuillent dire que lrsquoacircme divine Qursquoils eacutecoutent en effet Platon qui parle

de laquo deuxiegraveme et troisiegraveme degreacute raquo qui seacutepare du Crategravere les acircmes partielles et

qui les fait produire par le Deacutemiurge selon une laquo deuxiegraveme raquo penseacutee ce qui

revient agrave dire une penseacutee laquo plus partielle raquo Celui qui parle ainsi reconnaicirct des

diffeacuterences substantielles entre les acircmes et ne les distingue pas seulement selon

leurs activiteacutes comme veut le montrer le divin Plotin200

Bien que les fondements de la critique adresseacutee par Proclus agrave lrsquoendroit de Plotin (et sans

doute aussi Theacuteodore drsquoAsineacutee comme nous le laisse croire la suite de lrsquoextrait) semblent

ne reposer que sur lrsquointerpreacutetation drsquoun discours imageacute le Deacutemiurge y proceacutedant agrave une

seconde creacuteation celle-ci est en reacutealiteacute tout agrave fait pertinente si lrsquoon garde agrave lrsquoesprit que les

images du Timeacutee sont la traduction meacutetaphorique de distinctions dialectiques reacutecurrentes

dans les Dialogues En effet on retrouve notamment une division analogue des types

drsquoacircmes dans le mythe du Phegravedre Toutes les acircmes ne sont pas drsquoune mecircme nature et donc

leurs rapports aux principes intelligibles ne peuvent ecirctre identiques nrsquoen deacuteplaise agrave Plotin

Un dialecticien attentif tel que Proclus ne peut donc pas accepter que lrsquoon se reacuteclame de la

psychologie platonicienne tout en neacutegligeant de tenir compte des distinctions

psychologiques fondamentales qursquoopegravere Platon dans un dialogue aussi important que le

Timeacutee (sans parler du Phegravedre) La suite du commentaire de Proclus aux lignes 41d4-6 du

Timeacutee montre que non seulement la conception plotinienne de lrsquoacircme ne se fonde pas sur

lrsquoautoriteacute textuelle de Platon mais aussi qursquoelle ne peut se justifier par la seule raison201

Admettons en effet que parmi les acircmes les unes aient regard aux intellects

totaux les autres aux partiels que les unes pensent toujours purement les

autres se deacutetournent parfois de lrsquoecirctre vrai que les unes ordonnent et organisent

toujours lrsquoUnivers les autres nrsquoaccompagnent que par intermittences les dieux

200 Proclus In Timaeum III 245 19-27 (trad A J Festugiegravere) laquo οὐκ ἄρα ἀποδεξόμεθα τ ῶ ν ν ε ω τ έ ρ ω ν

ὅσοι τὴν ἡμετέραν ψυχὴν ἰ σ ά ξ ι ο ν ἀποφαίνουσι τῆς θείας ἢ ὁ μ ο ο ύ σ ι ο ν ἢ οὐκ οἶδrsquo ὅπως βούλονται

λέγεινmiddot ἀκουέτωσαν γὰρ τοῦ Πλάτωνος δεύτερα καὶ τρίτα λέγοντος καὶ χωρίζοντος ἀπὸ τοῦ κρατῆρος τὰς

μερικὰς ψυχὰς καὶ κατὰ δευτέραν νόησιν ὃ δὴ ταὐτὸν τῷ μερικωτέραν ἀπὸ τοῦ δημιουργοῦ παράγοντος

αὐτάςmiddot ὁ γὰρ ταῦτα λέγων οὐσιώδεις διαφορὰς τῶν ψυχῶν ἀλλrsquo οὐ κατὰ τὰς ἐνεργείας μόνον ὥσπερ ὁ θεῖος

ἐνδείκνυται Πλωτῖνοςmiddot raquo 201 Proclus applique un autre enseignement platonicien Voir Platon Phegravedre 270c-d agrave propos de lrsquoautoriteacute

drsquoHippocrate agrave laquelle il faut joindre le critegravere de la pure raison pour juger de la veacuteriteacute de lrsquoopinion discuteacutee

101

dans leurs rondes ceacutelestes que les unes meuvent et dirigent toujours

lrsquoHeimarmeacutenegrave les autres deviennent parfois sujettes agrave lrsquoHeimarmeacutenegrave et aux lois

fatales que les unes marchent en tecircte vers lrsquoIntelligible les autres aient parfois

le sort drsquoacircmes qui suivent que les unes soient seulement divines les autres

passent agrave un rang infeacuterieur tantocirct celui-ci tantocirct celui-lagrave drsquoacircme deacutemonique

heacuteroiumlque humaine que les unes aient leurs chevaux tous bons et issus de bons

lrsquoautre des chevaux de caractegravere meacutelangeacute que les unes aient seulement la vie

qui leur a eacuteteacute adjugeacutee par la premiegravere deacutemiurgie les autres aient aussi lrsquoespegravece

mortelle entretisseacutee agrave lrsquoimmortelle par les dieux reacutecents que les unes agissent

toujours drsquoapregraves toutes leurs puissances les autres mettent en avant tantocirct telle

forme de vie tantocirct telle autre202

Les propos de Proclus au sujet de la nature des acircmes particuliegraveres sont principalement tireacutes

du mythe de lrsquoattelage aileacute dans le Phegravedre autrement deacutesigneacute comme la Palinodie de

Socrate Ces distinctions entre la classe des acircmes humaines et celles qui leur sont

supeacuterieures ndash que lrsquoon retrouve drsquoailleurs dans la derniegravere section des Eacuteleacutements de

theacuteologie (prop 184-211) ndash sont reporteacutees selon les principes drsquoune interpreacutetation

systeacutematique des Dialogues de Platon sur le discours de Timeacutee La rationaliteacute de

lrsquoargumentation ici deacuteveloppeacutee resterait agrave ecirctre pleinement actualiseacutee lrsquoautoriteacute textuelle du

Phegravedre eacutetant davantage mise de lrsquoavant que les fondements philosophiques de la doctrine

exposeacutee mais Plotin pour qui ce dialogue est aussi drsquoune importance capitale comme

source de sa psychologie ne peut que difficilement faire abstraction des distinctions que

lrsquoon retrouve non seulement dans le Timeacutee mais eacutegalement dans la Palinodie Cependant

dans la suite de ses propos Proclus revient agrave lrsquoautoriteacute du Timeacutee et opegravere des distinctions

au sujet de la rationaliteacute (et lrsquoirrationaliteacute) attribuable aux diffeacuterentes classes drsquoacircmes Ici

comme le montreront les Eacuteleacutements de theacuteologie crsquoest non seulement lrsquoautoriteacute de deux des

plus importants dialogues laquo psychologiques raquo de Platon qui fonde la reacutefutation de la

doctrine plotinienne crsquoest eacutegalement lrsquoexpeacuterience des limites de notre puissance

rationnelle qui est essentiellement distincte de la raison parfaite attribuable au divin

202 Proclus In Timaeum 245 27-246 10 (trad A J Festugiegravere) laquo ἔστωσαν γὰρ αἳ μὲν πρὸς τοὺς ὁλικοὺς

ὁρῶσαι νόας αἳ δὲ πρὸς τοὺς μερικούς καὶ αἳ μὲν ἀχράντοις χρώμεναι νοήσεσιν αἳ δὲ ἀποστρεφόμεναί ποτε

τὰ ὄντα καὶ αἳ μὲν ἀεὶ δημιουργικαὶ καὶ κοσμητικαὶ τῶν ὅλων αἳ δὲ ποτὲ συμπεριπολοῦσαι τοῖς θεοῖς καὶ αἳ

μὲν ἀεὶ κινοῦσαι καὶ ποδηγετοῦσαι τὴν εἱμαρμένην αἳ δὲ ὑπὸ εἱμαρμένην ποτὲ γιγνόμεναι καὶ τοὺς

εἱμαρμένους νόμους καὶ αἳ μὲν ἡγούμεναι πρὸς τὸ νοητόναἳ δὲ ἑπομένων ποτὲ λαγχάνουσαι τάξιν καὶ αἳ

μὲν θεῖαι μόνον αἳ δὲ εἰς ἄλλοτε ἄλλην μεθιστάμεναι τάξιν δαιμονίαν ἡρωϊκὴν ἀνθρωπίνην καὶ αἳ μὲν

ἵπποις χρώμεναι πᾶσιν ἀγαθοῖς καὶ ἐξ ἀγαθῶν αἳ δὲ μεμιγμένοις καὶ αἳ μὲν ταύτην ἔχουσαι τὴν ζωὴν μόνην

ἣν παρὰ τῆς μιᾶς δημιουργίας εἰλήφασιν αἳ δὲ καὶ τὸ θνητὸν εἶδος τὸ προσυφαινόμενον ἀπὸ τῶν νέων θεῶν

καὶ αἳ μὲν κατὰ πάσας ἀεὶ τὰς ἑαυτῶν ἐνεργοῦσαι δυνάμεις αἳ δὲ ἄλλοτε ἄλλας προβάλλουσαι ζωάς raquo

102

Oui admettons qursquoexistent aussi entre les acircmes ces diffeacuterences il nrsquoen reste pas

moins comme diffeacuterence qui les preacutecegravede toutes celle qui reacutesulte de la substance

et la division due au Deacutemiurge car il a eacutetabli entre elles une seacuteparation quant

au temps agrave la cause agrave la procession au mode drsquoexistence agrave la deacutegradation des

espegraveces Ces acircmes donc qui diffegraverent par tous ces traits quel raisonnement

pourra jamais dire qursquoil les rend laquo consubstantielles raquo laquo Car jamais ne seront

semblables la race des dieux immortels et celle des hommes qui rampent sur la

terre raquo Bien plus le rationnel lui-mecircme est en elles diffegraverent Dans les dieux il

est de lrsquoordre de lrsquointellect dans nos acircmes il est mecircleacute agrave lrsquoirrationnel dans les

genres meacutedians il est deacutefini par sa propre meacutedianiteacute Et chacune des autres

proprieacuteteacutes se trouve dans les acircmes divines sous un mode divin dans les nocirctres

sous un mode humain qursquoil srsquoagisse des principes creacuteatifs du type de la vie de

lrsquointellection du temps

Mais en voilagrave assez dit contre ceux qui estiment que notre acircme est

laquo consubstantielle raquo et agrave lrsquoAcircme du Tout et aux autres acircmes et que nous sommes

irreacutesistiblement toutes choses planegravetes astres fixes tout le reste au mecircme titre

que ces acircmes-lagrave comme le dit Theacuteodore drsquoAsineacute un langage aussi emphatique

est bien eacuteloigneacute de la doctrine de Platon203

Proclus applique une thegravese deacutemontreacutee dans les Eacuteleacutements de theacuteologie (prop 103) aux

acircmes divines (et deacutemoniques) et aux nocirctres tout est en tout mais en chacun sous son mode

propre 204 Ainsi laquo les principes creacuteatifs le type de la vie de lrsquointellection du temps raquo sont

attribueacutes agrave nos acircmes mais sous un mode proprement humain crsquoest-agrave-dire selon la nature et

les limites inheacuterentes agrave la nature de lrsquohomme Parmi ces attributs notre intellection des

principes intelligibles comme nous en faisons lrsquoexpeacuterience nrsquoest pas continue alors que la

contemplation intellective reacuteserveacutee agrave la diviniteacute est perpeacutetuelle

Pour conclure lrsquoanalyse de ce passage notons la reacutefeacuterence agrave Theacuteodore drsquoAsineacutee

Dans les sections du Commentaire sur le Timeacutee ougrave il preacutesente les opinions de ses

203 Ibid III 246 10-28 (trad A J Festugiegravere) laquo ἔστωσαν μὲν οὖν αὐτῶν καὶ αὗται διαφορότητες ἀλλὰ

προηγεῖται τούτων πασῶν ἡ κατrsquo οὐσίαν ἐξαλλαγὴ καὶ ἡ δημιουργικὴ διαίρεσιςmiddot ἐχώρισε γὰρ αὐτὰς τῷ χρόνῳ

τῇ αἰτίᾳ τῇ προόδῳ τῷ τρόπῳ τῆς ὑποστάσεως τῇ τῶν γενῶν ὑφέσει τούτοις οὖν ἅπασι διαφερούσας αὐτὰς

ποῖος ἐρεῖ λόγος ὁμοουσίους ποιεῖν ο ὐ γ ά ρ π ο τ ε φ ῦ λ ο ν ὅ μ ο ι ο ν ἀ θ α ν ά τ ω ν τ ε θ ε ῶ ν

χ α μ α ὶ ἐ ρ χ ο μ έ ν ω ν τ rsquo ἀ ν θ ρ ώ π ω ν middot ἀλλὰ καὶ τὸ λογικὸν αὐτὸ διάφορόν ἐστινmiddot ἐν μὲν γὰρ θεοῖς

νοερόν ἐν δὲ ταῖς ἡμετέραις ψυχαῖς τῷ ἀλόγῳ συμμιγές ἐν δὲ τοῖς μέσοις γένεσιν κατὰ τὴν ἑαυτοῦ μεσότητα

ἀφώρισταιmiddot καὶ ἕκαστον τῶν ἄλλων θείως μέν ἐστιν ἐν ταῖς θείαις ψυχαῖς ἀνθρωπίνως δὲ ἐν ταῖς ἡμετέραις

οἱ λόγοι τὸ εἶδος τῆς ζωῆς ἡ νόησις ὁ χρόνος ταῦτα μὲν οὖν πρὸς τοὺς οἰομένους τὴν ἡμετέραν ψυχὴν

ὁμοούσιον εἶναι τῇ τε τε τοῦ παντὸς καὶ ταῖς ἄλλαις καὶ εἶναι ἡμᾶς πάντα ἀσχέτως πλάνητας καὶ ἀπλανεῖς

καὶ τὰ ἄλλα καθάπερ ἐκείνας ὥσπερ πού φησι καὶ ὁ Ἀ σ ι ν α ῖ ο ς Θ ε ό δ ω ρ ο ς middot ἡ γὰρ τοιαύτη

μεγαλορρημοσύνη πόρρω τῆς Πλάτωνός ἐστι θεωρίας raquo 204 Proclus Eacuteleacutements de theacuteologie prop 103 laquo Πάντα ἐν πᾶσιν οἰκείως δὲ ἐν ἑκάστῳ raquo Nous reviendrons

sur le contenu de cette proposition agrave lrsquooccasion de notre analyse des trois formes de lrsquointellection divine et de

la triade ecirctre ndash vie ndash penseacutee dans la troisiegraveme section de notre thegravese

103

devanciers Proclus identifie la plupart du temps ses sources205 qursquoil critique selon un

proceacutedeacute semblable agrave celui pratiqueacute par Aristote dans ses traiteacutes notamment dans le De

anima ougrave lrsquoon trouve lrsquoune des plus claires applications de sa meacutethode doxographique Ici

le nom de Theacuteodore drsquoAsineacutee apparaicirct agrave la toute fin drsquoune critique qui semblait drsquoabord

adresseacutee agrave la doctrine de Plotin que Proclus mentionne plus haut Nous comprenons ainsi

que les arguments procliens tout en visant principalement la doctrine plotinienne prennent

aussi pour cible sa reprise et vraisemblable deacuteformation par Theacuteodore qui en aurait fait une

sorte de caricature aux yeux de Proclus crsquoest du moins ce que semble indiquer le

vocabulaire qursquoil emploie dans son Commentaire irreacutesistiblement (aschetocircs) langage

emphatique (megalorrecircmosunecirc) En effet crsquoest une chose de dire que notre acircme est de

nature laquo consubstantielle raquo au divin en tant qursquoelle demeure toujours rattacheacutee aux

principes dont elle provient mais crsquoest autre chose de dire que notre acircme est laquo toutes

choses planegravetes astres fixes tout le reste raquo Mecircme le principe de la proposition 103 des

Eacuteleacutements de theacuteologie aussi grande que puisse ecirctre son extension meacutetaphysique nrsquoest pas

susceptible drsquoune aussi geacuteneacutereuse application

Agrave la diffeacuterence des distinctions opeacutereacutees par Proclus dans la derniegravere section des

Eacuteleacutements de theacuteologie lrsquoexposeacute du Commentaire sur le Timeacutee preacutesente une classification

plus complexe des acircmes supeacuterieures alors qursquoelles sont parfois associeacutees au premier

membre de la division faisant ainsi partie de la mecircme classe que les acircmes divines elles le

sont aussi au second alors qursquoelles sont mises en compagnie des acircmes particuliegraveres Nous

reviendrons donc agrave la doctrine rigoureusement exposeacutee dans ses traiteacutes theacuteologiques plus

preacuteciseacutement dans les Eacuteleacutements de theacuteologie qui dans la section consacreacutee aux acircmes (prop

184 agrave 211) offrent les deacuteveloppements doctrinaux les plus clairs au sujet des diffeacuterentes

classes drsquoacircmes ce qui permettra drsquoeacuteclairer les propos du Commentaire de Proclus sur le

Timeacutee

205 Ce qui nrsquoest pas le cas dans tous ses commentaires notamment dans le Commentaire sur le Parmeacutenide ougrave

les auteurs des opinions preacutesenteacutees critiqueacutees et parfois reprises par Proclus pour lrsquoeacutelaboration de sa doctrine

sont beaucoup plus rarement identifieacutes

104

23 Lrsquoacircme (particuliegravere) descendue dans les Eacuteleacutements de theacuteologie

231 Les principes theacuteologiques de la proposition 211 des Eacuteleacutements de theacuteologie

La noecircsis attribueacutee agrave lrsquohomme est deacutefinie en fonction de lrsquoessence de lrsquoacircme humaine

que Proclus distingue des acircmes dites supeacuterieures et des intellects seacutepareacutes qui de maniegravere

conjointe sont la cause de son intellection Par lrsquoultime proposition (211) des Eacuteleacutements de

theacuteologie Proclus deacutemontre que lrsquoacircme particuliegravere (ou humaine) est une entiteacute totalement

descendue dans le Devenir (ou geacuteneacuteration ou geacuteneacutesis) Nous reprenons la traduction de

J Trouillard en modifiant les termes en conformiteacute avec la terminologie que nous avons

deacutefinie206

211 Toute acircme particuliegravere qui descend dans la geacuteneacuteration y descend tout

entiegravere et il nrsquoest aucune partie drsquoelle-mecircme qui demeure en haut alors qursquoune

autre descend

Si une partie de lrsquoacircme demeure dans lrsquointelligible ou bien elle aura une

penseacutee toujours immuable ou bien une penseacutee changeante Mais si elle a une

penseacutee immuable elle sera un intellect et non une partie de lrsquoacircme et ainsi cette

acircme particuliegravere participera immeacutediatement agrave lrsquointellect ce qui est impossible

Et si elle a une penseacutee changeante on aura une seule et mecircme substance formeacutee

drsquoun ecirctre qui pense toujours et drsquoun autre qui pense de faccedilon intermittente Ce

qui est impossible Car ces ecirctres sont drsquoespegraveces diffeacuterentes comme on lrsquoa

montreacute En outre il est absurde que la cime de lrsquoacircme si elle est toujours

parfaite ne maicirctrise pas les autres puissances et ne les rende pas parfaites Par

conseacutequent toute acircme particuliegravere descend tout entiegravere dans la geacuteneacuteration207

Nous divisons la deacutemonstration de cette proposition en deux arguments le premier repose

sur la distinction entre lrsquoactiviteacute intellective des acircmes particuliegraveres et celle des acircmes

deacutemoniques (qui ne sont pas expresseacutement nommeacutees) le second sur la neacutecessiteacute pour la

partie supeacuterieure de lrsquoacircme dans lrsquohypothegravese ougrave sa contemplation des principes intelligibles

demeure ininterrompue drsquoecirctre en mesure de maicirctriser et perfectionner ses faculteacutes

infeacuterieures

206 Nous reprenons la traduction de J Trouillard en y substituant ponctuellement en vue drsquoatteindre une plus

grande uniformiteacute et coheacuterence avec le reste de notre exposeacute le vocabulaire noeacutetique que nous avons deacutefini 207 Proclus Eacuteleacutements de theacuteologie prop 211 (trad J Trouillard leacutegegraverement modifieacutee) laquo Πᾶσα μερικὴ ψυχὴ

κατιοῦσα εἰς γένεσιν ὅλη κάτεισι καὶ οὐ τὸ μὲν αὐτῆς ἄνω μένει τὸ δὲ κάτεισιν

εἰ γάρ τι μένοι τῆς ψυχῆς ἐν τῷ νοητῷ ἢ ἀμεταβάτως νοήσει ἀεὶ ἢ μεταβατικῶς ἀλλrsquo εἰ μὲν ἀμεταβάτως

νοῦς ἔσται καὶ οὐ μέρος ψυχῆς καὶ ἔσται ἡ ψυχὴ προσεχῶς νοῦ μετέχουσαmiddot τοῦτο δὲ ἀδύνατον εἰ δὲ

μεταβατικῶς ἐκ τοῦ ἀεὶ νοοῦντος καὶ ltτοῦgt ποτὲ νοοῦντος μία οὐσία ἔσται ἀλλrsquo ἀδύνατονmiddot ταῦτα γὰρ εἴδει

διαφέρει ὡς δέδεικται πρὸς τῷ καὶ ἄτοπον εἶναι τὸ τῆς ψυχῆς ἀκρότατον ἀεὶ τέλειον ὄν μὴ κρατεῖν τῶν

ἄλλων δυνάμεων κἀκείνας τελείας ποιεῖν πᾶσα ἄρα ψυχὴ ltμερικὴ ὅληgt κάτεισιν raquo

105

232 Premier argument de la proposition 211

La traduction de J Trouillard et lrsquointerpreacutetation qursquoelle suppose208 semble

srsquoeacuteloigner de celle drsquoER Dodds209 Deux distinctions sont deacuteterminantes pour la

compreacutehension du premier argument deacuteveloppeacute par Proclus afin de deacutemontrer la descente

totale de lrsquoacircme particuliegravere dans le Devenir (la geacuteneacuteration dans la traduction de

Trouillard) la notion drsquointellect (nous) et lrsquoopposition entre une penseacutee laquo immuable raquo

(ametabatocircs) et une penseacutee laquo changeante raquo (metabatikocircs)

Le terme metabasis et ses deacuteriveacutes adverbiaux (metabatikocircs et ametabatocircs) signifie

communeacutement le caractegravere transitif de la connaissance attribueacutee agrave lrsquoacircme le fait qursquoelle

saisit ses objets les uns apregraves les autres cette activiteacute discursive commune agrave toutes les

acircmes210 srsquooppose agrave lrsquointellection qui est une forme de connaissance immeacutediate qui exclut

toute transitiviteacute Agrave la proposition 211 Proclus nrsquoemploie pas agrave notre avis les deacuteriveacutes de

metabasis en ce sens puisqursquoil cherche implicitement agrave distinguer les acircmes particuliegraveres

des acircmes supeacuterieures qui ont en commun le caractegravere transitif de leur activiteacute cognitive

Ces derniegraveres bien qursquoelles aient une activiteacute transitive pensent toujours leur penseacutee

intellective eacutetant toujours activeacutee (ou perfectionneacutee) par un intellect seacutepareacute ce qui nrsquoest pas

208 Le format choisi par J Trouillard pour sa traduction des Eacuteleacutements de theacuteologie ne laisse place qursquoagrave

quelques notes explicatives ce qui dans ce cas-ci ne permet pas de rendre manifeste son interpreacutetation du

texte grec qui semble toutefois prendre ses distances par rapport agrave celle drsquoER Dodds 209 Voici la traduction inteacutegrale de J Trouillard laquo Toute acircme particuliegravere qui descend dans la geacuteneacuteration y

descend tout entiegravere et il nrsquoest aucune partie drsquoelle-mecircme qui demeure en haut alors qursquoune autre descend

Si une partie de lrsquoacircme demeure dans lrsquointelligible ou bien elle aura une penseacutee toujours immuable ou bien

une penseacutee changeante Mais si elle a une penseacutee immuable elle sera un esprit et non une partie de lrsquoacircme et

ainsi cette acircme particuliegravere participera immeacutediatement agrave lrsquoesprit ce qui est impossible Et si elle a une penseacutee

changeante on aura une seule et mecircme substance formeacutee drsquoun ecirctre qui pense toujours et drsquoun autre qui pense

de faccedilon intermittente Ce qui est impossible Car ces ecirctres sont drsquoespegraveces diffeacuterentes comme on lrsquoa montreacute

En outre il est absurde que la cime de lrsquoacircme si elle est toujours parfaite ne maicirctrise pas les autres puissances

et ne les rende pas parfaites Par conseacutequent toute acircme particuliegravere descend tout entiegravere dans la geacuteneacuteration raquo

Nous pouvons comparer cette traduction agrave celle drsquoE R Dodds dont nous ne citons ici que la premiegravere partie

de la deacutemonstration laquo For suppose that some part of the soul remains in the intelligible It will exercice

perpetual intellection either without transition from object to object or transitively But if without transition

it will be an intelligence and not a fragment of a soul and the soul in question will be one which directly

participates an intelligence and this is impossible (prop 202) And if transitively the part which has

perpetual intellection and that which has intermittent intellection will be one substance But this is

impossible for they differ in kind as has been shown raquo 210 Le terme metabatikocircs apparaicirct eacutegalement agrave la prop 199 (p 174 l 3 de lrsquoeacutedition Dodds) des Eacuteleacutements de

theacuteologie pour deacutecrire le caractegravere transitif de lrsquoactiviteacute de toute acircme encosmique Le terme metabatikecirc deacutecrit

eacutegalement la cinquiegraveme acception de lrsquointellection celle de lrsquoacircme rationnelle dans lrsquoIn Timaeum (I 244 19)

Les deacuteriveacutes du verbe metabainocirc dans la prop 211 ont le mecircme sens que les deacuteriveacutes du verbe metaballocirc aux

propositions 183 et 184

106

le cas pour les acircmes particuliegraveres En ce sens elles peuvent ecirctre consideacutereacutees comme des

intellects en tant que leur intellection est perpeacutetuelle bien qursquoelles ne soient pas

essentiellement intellectives Ainsi le terme metabasis nous apparaicirct ici comme un

synonyme de metabolecirc qui apparaicirct aux propositions 183 et 184 qui fournissent agrave la

proposition 202 certains eacuteleacutements de sa deacutemonstration211 laquo si drsquoautre part lrsquoesprit qui nrsquoest

que pensant est participeacute par des acircmes qui ne sont ni divines ni sujettes agrave osciller de la

penseacutee agrave lrsquoinconscience212 raquo Trouillard traduit metabolecircs dektikocircn par sujettes agrave osciller agrave

la proposition 184 ce qui pour nous est au centre de la deacutemonstration de la la proposition

211 Il srsquoagit drsquoune oscillation entre lrsquointellection (la penseacutee) et son absence (inconscience)

Il nrsquoest pas question de la transitiviteacute ou de la non-transitiviteacute de lrsquoactiviteacute de cette partie

supeacuterieure de lrsquoacircme (toute acircme ayant une activiteacute transitive) mais de la distinction entre

lrsquoacircme humaine et lrsquoacircme deacutemonique

Le commentaire du texte phrase par phrase avec des reacutefeacuterences aux propositions

pertinentes des sections preacuteceacutedentes des Eacuteleacutements de theacuteologie permettra de deacutefendre notre

interpreacutetation de la proposition 211 Nous suivrons la version leacutegegraverement modifieacutee de la

traduction de J Trouillard agrave partir de laquelle nous deacutevelopperons notre interpreacutetation de la

penseacutee de Proclus sans preacutesupposer qursquoelle soit identique agrave celle du traducteur (en

lrsquoabsence de notes substantielles chez la traduction de Trouillard ndash ce qui est aussi le cas

dans lrsquoeacutedition de Dodds ndash il nous est impossible de nous assurer de lrsquointerpreacutetation du texte

grec et de sa doctrine par son traducteur)

Si une partie de lrsquoacircme demeure dans lrsquointelligible ou bien elle aura une penseacutee

toujours immuable ou bien une penseacutee changeante213 Proclus eacutemet lrsquohypothegravese qursquoune

partie de lrsquoacircme demeure dans lrsquointelligible ce dont il montrera lrsquoabsurditeacute Lrsquoalternative qui

211 Nous preacutesentons le texte grec de la proposition 202 celle-ci contenant certains des principaux eacuteleacutements

doctrinaux permettant de comprendre la nature de lrsquointellection propre agrave chacune des classes drsquoacircmes divines

deacutemoniques et particuliegraveres (humaines) laquo Πᾶσαι ψυχαὶ θεῶν ὁπαδοὶ καὶ ἀεὶ ἑπόμεναι θεοῖς καταδεέστεραι

μέν εἰσι τῶν θείων ὑπερήπλωνται δὲ τῶν μερικῶν ψυχῶν

αἱ μὲν γὰρ θεῖαι καὶ νοῦ μετέχουσι καὶ θεότητος (διὸ νοεραί τέ εἰσιν ἅμα καὶ θεῖαι) καὶ τῶν ἄλλων ψυχῶν

ἡγεμονοῦσι καθόσον καὶ οἱ θεοὶ τῶν ὄντων ἁπάντωνmiddot αἱ δὲ μερικαὶ ψυχαὶ καὶ τῆς εἰς νοῦν ἀναρτήσεως

παρῄρηνται μὴ δυνάμεναι προσεχῶς τῆς νοερᾶς οὐσίας μετέχεινmiddot οὐδὲ γὰρ ἂν τῆς νοερᾶς ἐνεργείας

ἀπέπιπτον κατrsquo οὐσίαν μετέχουσαι τοῦ νοῦ καθάπερ δέδεικται πρότερον μέσαι ἄρα εἰσὶν αἱ ἀεὶ θεοῖς

ἑπόμεναι ψυχαί νοῦν μὲν ὑποδεξάμεναι τέλειον καὶ ταύτῃ τῶν μερικῶν ὑπερφέρουσαι οὐκέτι δὲ καὶ θείων

ἑνάδων ἐξημμέναιmiddot οὐ γὰρ θεῖος ἦν ὁ μετεχόμενος ὑπrsquo αὐτῶν νοῦς raquo 212 Proclus Eacuteleacutements de theacuteologie prop 184 (trad J Trouillard) 213 Les extraits de la proposition 211 sont en caractegravere italique dans notre exposeacute

107

se preacutesente alors est celle drsquoune penseacutee immuable ou celle drsquoune penseacutee changeante Nous

serions drsquoembleacutee tenteacute de comprendre ici par penseacutee immuable la penseacutee purement

intellective deacutefinie par lrsquoeacuteterniteacute par lrsquoabsence de discursus par opposition agrave une penseacutee

changeante transitive qui passe sans cesse drsquoun objet agrave un autre sous un mode temporel

Crsquoest drsquoailleurs lrsquointerpreacutetation que semble adopter Dodds en traduisant laquo It will exercice

perpetual intellection either without transition from object to object or transitively raquo La

traduction de Trouillard ne rend pas le texte grec de la mecircme maniegravere nous pourrions la

paraphraser ainsi si une partie de lrsquoacircme demeure dans lrsquointelligible il faut voir si

lrsquointellection de cette acircme sera immuable ou changeante agrave savoir si elle passe de la penseacutee

agrave lrsquoinconscience pour reprendre les termes franccedilais de Trouillard agrave la proposition 184

Mais si elle a une penseacutee immuable elle sera un intellect et non une partie de

lrsquoacircme et ainsi cette acircme particuliegravere participera immeacutediatement agrave lrsquointellect ce qui est

impossible Lorsque Proclus affirme qursquoelle sera un intellect il ne veut pas dire qursquoelle sera

substantiellement un esprit (pour reprendre la traduction de nous par Trouillard) mais que

son activiteacute intellective sera ininterrompue et qursquoelle se deacutefinira par cette activiteacute qursquoelle

nrsquoabandonnera jamais Crsquoest bien agrave notre avis de lrsquoacircme deacutemonique dont il est ici question

drsquoune acircme qui peut ecirctre dite intellect en tant que son activiteacute cognitive bien qursquoelle soit

transitive est perpeacutetuellement intellective constamment activiteacute et perfectionneacutee par un

intellect seacutepareacute nommeacutement lrsquointellect particulier Drsquoailleurs cette acircme comme lrsquoa montreacute

Proclus participe immeacutediatement agrave lrsquointellect ce qui est impossible pour lrsquoacircme humaine

puisque celle-ci comme cela fut deacutemontreacute (prop 184) ne participe agrave lrsquointellect que de

maniegravere indirecte En parlant de lrsquoimpossibiliteacute pour lrsquoacircme particuliegravere si elle eacutetait un

laquo intellect raquo (une acircme constamment intellective) de participer directement agrave lrsquointellect

Proclus sous-entend certes qursquoune acircme capable drsquoune telle participation existe agrave savoir

lrsquoacircme deacutemonique qui cependant partage le caractegravere transitif de son activiteacute cognitive

avec lrsquoacircme humaine tout en demeurant constamment illumineacutee par lrsquointellect particulier

La laquo penseacutee immuable raquo (ametabatocircs) dont il est ici question ne deacutecrit donc pas le caractegravere

transitif partageacute par toutes les acircmes qui nrsquoest pas un critegravere discriminant entre les acircmes

mais la participation constante agrave lrsquointellect drsquoune acircme essentiellement intellective agrave savoir

lrsquoacircme deacutemonique

108

Et si elle a une penseacutee changeante on aura une seule et mecircme substance formeacutee

drsquoun ecirctre qui pense toujours et drsquoun autre qui pense de faccedilon intermittente Ce qui est

impossible Car ces ecirctres sont drsquoespegraveces diffeacuterentes comme on lrsquoa montreacute Proclus montre

ici que si lrsquoacircme est une penseacutee changeante et que lrsquoon continue de postuler qursquoune partie

drsquoelle-mecircme demeure en haut on formera une seule substance agrave partir drsquoun ecirctre qui pense

toujours agrave savoir lrsquoacircme deacutemonique dont on peut dire qursquoune partie drsquoelle-mecircme demeure

constamment en haut en tant que sa penseacutee est immuable et drsquoun autre qui pense de faccedilon

intermittente agrave savoir lrsquoacircme humaine Puisque crsquoest un fait que la penseacutee de lrsquoacircme humaine

est changeante on ne peut postuler qursquoune partie drsquoelle demeure en haut ce qui est reacuteserveacute

agrave lrsquoacircme deacutemonique avec laquelle il ne faut pas la confondre Ce nrsquoest donc pas la

transitiviteacute en sens de passage drsquoun objet agrave un autre qui deacutefinit la distinction entre les acircmes

particuliegraveres et les acircmes deacutemoniques transitiviteacute que partagent toutes les acircmes et dont il nrsquoa

pas reacuteellement eacuteteacute question drsquoailleurs dans les propositions preacuteceacutedentes des Eacuteleacutements de

theacuteologie mais de cette distinction entre une activiteacute intellective continue et une activiteacute

intellective interrompue Crsquoest drsquoailleurs ce que confirme la derniegravere phrase de cet extrait

Car ces ecirctres sont drsquoespegraveces diffeacuterentes comme on lrsquoa montreacute qui renvoie aux propositions

preacuteceacutedentes au sujet des diffeacuterentes classes drsquoacircmes notamment les propositions 184 et 202

Dans cette ultime proposition des Eacuteleacutements de theacuteologie Proclus reprend

implicitement la distinction eacutetablie agrave la proposition 184 ndash et reprise agrave la proposition 202 ndash

entre lrsquoacircme particuliegravere et lrsquoacircme deacutemonique en deacutemontrant lrsquoabsurditeacute de la laquo non-

descente raquo de la totaliteacute de lrsquoacircme dans le Devenir La thegravese drsquoorigine plotinienne est

infirmeacutee par lrsquoimpossibiliteacute drsquoaccorder agrave lrsquoacircme humaine une laquo penseacutee immuable raquo agrave savoir

une penseacutee perpeacutetuellement intellective reacuteserveacutee aux acircmes qui lui sont supeacuterieures (divines

et deacutemoniques) Lui attribuer une intellection perpeacutetuelle serait drsquoune part nier la

distinction entre sa nature et celle des acircmes deacutemoniques qui participent directement agrave

lrsquointellect (prop 202) et drsquoautre part srsquoopposer agrave lrsquoexpeacuterience que tout homme fait de la

nature fugitive de son intellection qui caracteacuterise lrsquoactiviteacute de son acircme et la distingue

essentiellement lrsquoacircme deacutemonique Pour que la viseacutee de la proposition 211 demeure

coheacuterente avec celle des propositions preacuteceacutedentes celles qui eacutetablissent les critegraveres de

distinction entre les diffeacuterentes classes drsquoacircmes le terme metabatikocircs ne devrait pas y

deacutesigner le caractegravere discursif de la penseacutee psychique (qui est partageacute par toute acircme en tant

109

qursquoacircme) mais le passage de lrsquointellection agrave son absence qui distingue essentiellement la

penseacutee humaine de la penseacutee deacutemonique

233 Deuxiegraveme argument de la proposition 211

Le second argument qui infirme la thegravese de la non-descente totale de lrsquoacircme humaine

se comprend agrave partir des mecircmes distinctions sous-entendues par le premier argument

Encore une fois crsquoest parce que lrsquoacircme humaine ne partage pas la nature de lrsquoacircme

deacutemonique qursquoil est impossible qursquoune partie drsquoelle-mecircme reste laquo en haut raquo Puisqursquoelle

nrsquoest pas perpeacutetuellement parfaite lrsquoacircme humaine nrsquoa pas la constante capaciteacute de maicirctriser

ses faculteacutes infeacuterieures les faculteacutes irrationnelles de lrsquoacircme ce que Proclus attribue plutocirct

aux acircmes deacutemoniques En outre il est absurde que la cime de lrsquoacircme si elle est toujours

parfaite ne maicirctrise pas les autres puissances et ne les rende pas parfaites Par

conseacutequent toute acircme particuliegravere descend tout entiegravere dans la geacuteneacuteration La cime de

lrsquoacircme humaine nrsquoest pas toujours parfaite agrave savoir comme nous le preacuteciserons sa

puissance intellective nrsquoest pas toujours activeacutee par un intellect seacutepareacute mais celle de lrsquoacircme

deacutemonique qui jouit drsquoune participation constante est dite parfaite (prop 202) Crsquoest en ce

sens aussi que Proclus dans le premier argument attribue agrave cette derniegravere une penseacutee

immuable et la participation immeacutediate et perpeacutetuelle agrave lrsquointellect seacutepareacute Crsquoest aussi

pourquoi la cime de cette acircme peut ecirctre dite un intellect en tant que sa puissance

intellective est toujours active ce qui nrsquoest pas le cas pour lrsquoacircme humaine

Il nous resterait agrave preacuteciser quelle est la nature de la cime de lrsquoacircme humaine Selon

une division des faculteacutes de lrsquoacircme que lrsquoon retrouve entre autres dans la Theacuteologie

platonicienne cette cime serait lrsquohuparxis ou lrsquoun de lrsquoacircme au-dessus de toute puissance

rationnelle Cependant dans le cadre des Eacuteleacutements de theacuteologie ougrave lrsquoacircme deacutemonique se

distingue de lrsquoacircme humaine par son intellection laquo immuable raquo la cime de lrsquoacircme semble

plus modestement deacutesigner lrsquointellect de lrsquoacircme ou plus preacuteciseacutement sa puissance

intellective la plus haute des puissances de lrsquoacircme rationnelle de lrsquohomme au-dessus de la

doxa et de la dianoia

110

234 Paraphrase de la proposition 211

En conclusion de notre analyse de lrsquoacircme particuliegravere et de sa descente drsquoapregraves la

doctrine des Eacuteleacutements de theacuteologie nous proposons une traduction commenteacutee ndash tout ce qui

nrsquoest pas en caractegravere italique dans le texte constitue notre commentaire ndash de la proposition

211 Nous avons voulu nous limiter agrave lrsquoessentiel en ce qui concerne les preacutecisions

doctrinales et conceptuelles qui agrave notre avis permettent de rendre explicite les notions

noeacutetiques psychologiques et eacutepisteacutemologiques sur lesquelles repose la deacutemonstration

proclienne de la descente totale de lrsquoacircme dans le monde de la geacuteneacuteration

Toute acircme particuliegravere qui descend dans la geacuteneacuteration y descend tout entiegravere et il

nrsquoest aucune partie drsquoelle-mecircme qui demeure en haut alors qursquoune autre descend

Si une partie de lrsquoacircme demeure dans lrsquointelligible ou bien elle aura une penseacutee

toujours immuable (qui est toujours active parfaite intellective ce qui est le cas de la

penseacutee de lrsquoacircme deacutemonique) ou bien une penseacutee changeante (parfois active parfaite et

intellective parfois non ce qui est le cas de lrsquoacircme humaine) Mais si elle a une penseacutee

immuable elle sera un intellect (elle sera une acircme intellective constamment actualiseacutee et

donc identique agrave lrsquoacircme deacutemonique) et non une partie de lrsquoacircme (humaine) et ainsi cette

acircme particuliegravere participera immeacutediatement agrave lrsquointellect (et serait donc une acircme

intellective constamment actualiseacutee) ce qui est impossible Et si elle a une penseacutee

changeante on aura une seule et mecircme substance formeacutee drsquoun ecirctre qui pense toujours

(lrsquoacircme deacutemonique) et drsquoun autre qui pense de faccedilon intermittente (lrsquoacircme humaine) Ce qui

est impossible Car ces ecirctres sont drsquoespegraveces diffeacuterentes comme on lrsquoa montreacute (aux

propositions 184 et 202 notamment) En outre il est absurde que la cime de lrsquoacircme (la

puissance intellective de la raison) si elle est toujours parfaite (toujours activeacutee par

lrsquointellect particulier) ne maicirctrise pas les autres puissances (irrationnelles) et ne les rende

pas parfaites Par conseacutequent toute acircme particuliegravere descend tout entiegravere dans la

geacuteneacuteration

Avec ce commentaire inseacutereacute dans la traduction de Trouillard nous concluons notre

eacutetude des principes intellectifs et psychologiques au principe de lrsquointellection humaine

Nous nous inteacuteresserons maintenant agrave la notion drsquointellection elle-mecircme et agrave son histoire

dans la tradition platonico-aristoteacutelicienne de Platon agrave Proclus voire au-delagrave Nous ferons

111

drsquoabord une courte preacutesentation de diffeacuterents savoirs relatifs agrave la noecircsis pour ensuite

retracer quelques moments dans lrsquohistoire de la doctrine noeacutetique par lrsquoeacutetude drsquoun concept

lrsquoepibolecirc auquel nous avons eacutegalement consacreacute un article214

3 Lrsquointellection accompagneacutee de raison (noecircsis meta logou)

31 Lrsquoacte drsquointellection chez Proclus et ses sources platonico-aristoteacuteliciennes

En termes peacuteripateacuteticiens lrsquointellect particulier qui active la puissance intellective

de lrsquoacircme rationnelle pourrait ecirctre nommeacute nous poiecirctikos Pour Proclus cet intellect est en

soi une reacutealiteacute seacutepareacutee agrave lrsquoacircme humaine il nrsquoest donc ni une faculteacute ni une activiteacute de lrsquoacircme

humaine Cependant cet intellect nrsquoest pour lui ni unique ni divin bien qursquoil procegravede de

lrsquoIntellect universel (et divin) qui est au principe du plan intellectif qui en est la monade

selon un schegraveme que Proclus deacutefinit agrave la proposition 108 des Eacuteleacutements de theacuteologie et qursquoil

applique agrave la proposition 109 aux diffeacuterents degreacutes du reacuteel dont le diacosme intellectif

Lrsquoexeacutegegravese du lemme 28a1-4 dans le Commentaire sur le Timeacutee vise agrave deacutefinir la

forme drsquointellection reacuteserveacutee agrave lrsquohomme Agrave proprement parler lrsquointellection des intellects

particuliers la quatriegraveme acception de la noecircsis selon Proclus nrsquoest pas lrsquointellection

propre agrave lrsquoacircme humaine celle que deacutefinit lrsquoexpression noecircsis meta logou mais bien la

cause de celle-ci Par ses illuminations (ellampsis) ou sa lumiegravere (phocircs) Proclus emploie

les deux termes lrsquointellect particulier eacutelegraveve et megravene agrave sa perfection la substance rationnelle

de lrsquohomme son logos Comme pour la noecircsis Proclus distingue les diffeacuterentes acceptions

du mot logos afin drsquoidentifier le sens que Platon a pu donner agrave ce terme dans le syntagme

noecircsis meta logou Des logos opinatif (doxastikos) scientifique (epistecircmonikos) et

intellectif (noeros) seul ce dernier peut ecirctre meneacute agrave sa perfection par lrsquoactiviteacute rayonnante

de lrsquointellect particulier puisque lrsquoopinion (doxa) est une forme de connaissance

irrationnelle et la raison scientifique est un savoir qui drsquoapregraves lrsquoenseignement de la

Reacutepublique porte sur les formes intermeacutediaires infeacuterieures aux intelligibles (noecircta) selon

lrsquoAnalogie de la Ligne (509d-511a)

214 Voir ARTICLE I

112

La noecircsis meta logou est le produit de cette rencontre entre lrsquointellection de

lrsquointellect particulier et la raison intellective (logos noeros)

Et il semble ainsi que le preacutesent texte parce qursquoil veut mettre sous les yeux

toute connaissance de lrsquoEcirctre qui est toujours ait nommeacute drsquoabord cette

connaissance laquo intellectuelle raquo et que drsquoautre part pour ne pas assumer

lrsquointellection seule il lui a ajouteacute le logos la notion du laquo discursif raquo servant

de caractegravere distinctif en ce sens que quand le logos intellige lrsquoEcirctre

reacuteellement ecirctre en tant que logos il a une activiteacute discursive en tant

qursquointelligeant il agit par une intuition toute simple puisqursquoil intellige tout

drsquoun coup chaque objet comme simple sans pourtant intelliger tous les

objets ensemble mais en passant de lrsquoun agrave lrsquoautre cependant que au cours

de ce passage il intellige tout ce qursquoil intellige comme un et comme

simple215

Bien que ce soit la puissance la plus haute de la raison sa puissance intellective qursquoeacutelegraveve et

megravene agrave sa perfection lrsquoillumination de lrsquointellect particulier lrsquoacte cognitif qui en sera le

produit conservera un aspect transitif la transitiviteacute eacutetant lrsquoun des caractegraveres essentiels et

donc inalieacutenables de lrsquoacircme humaine

Une telle explication des causes de lrsquointellection accompagneacutee de raison nrsquoapparaicirct

pas dans les Dialogues de Platon nrsquoest pas preacutesente dans le corpus platonicien et ne se

manifeste pas agrave notre connaissance dans les Enneacuteades de Plotin sous la forme que lui

donne Proclus En effet on ne saurait trouver mecircme dans lrsquoœuvre plotinienne une

tripartition du logos humain une deacutefinition de la nature de lrsquointellection et encore moins

une preacutecision sur la fonction eacutepisteacutemologique (et eacutethique) drsquoune entiteacute intermeacutediaire

comme lrsquoacircme deacutemonique Cependant les notions de dialectique chez Platon et Plotin et de

sagesse chez Aristote (et eacutegalement chez Plotin) comprennent lrsquoaspect intuitif et discursif

que deacutefinit la noecircsis meta logou Lrsquoeacutetude de quelques extraits des œuvres platonicienne

aristoteacutelicienne et plotinienne permet de voir lrsquoimportance de la dimension intuitive de

lrsquoactiviteacute philosophique mecircme quand lrsquoattention porte davantage sur la nature de la science

que sur lrsquoactiviteacute qui nous permet drsquoen saisir les principes et sur laquelle drsquoailleurs des

penseurs comme Aristote avait bien peu de choses agrave dire (rappelons-nous lrsquoexpression

215 Proclus In Timaeum I 246 2-9 (trad A J Festugiegravere) laquo καὶ ἔοικεν ὁ λόγος πᾶσαν γνῶσιν τοῦ ἀεὶ ὄντος

ἐκφαίνων νόησιν μὲν αὐτὴν εἰπεῖν τὴν πρώτην ὅπως δὲ μὴ μόνην αὐτὴν ὑπολάβῃ προσθεῖναι τῇ νοήσει τὸν

λόγον τῷ μεταβατικῷ διελών ὡς ὅταν γε λόγος νοῇ τὸ ἀεὶ ὄν ὡς μὲν λόγος ἐνεργεῖ μεταβατικῶς ὡς δὲ

νοῶν μετὰ ἁπλότητος ἕκαστον μὲν ὡς ἁπλοῦν ἅμα νοῶν οὐ πάντα δὲ ἅμα ἀλλὰ μεταβαίνων ἀπrsquo ἄλλων ἐπrsquo

ἄλλα νοῶν δὲ πᾶν ὃ νοεῖ μεταβαίνων ὡς ἓν καὶ ἁπλοῦν raquo

113

laconique de la fin des Seconds Analytiques II 19 pour deacutecrire lrsquointuition intellectuelle

nous tocircn archocircn)

32 Lrsquointellection et la dialectique dans les Dialogues de Platon

La reacuteflexion eacutepisteacutemologique dans les Dialogues de Platon porte davantage sur la

dialectique que sur la noeacutetique Platon ne met pas tant lrsquoaccent sur la noecircsis que sur le

logos la partie rationnelle de la division tripartite de lrsquoacircme qui apparaicirct dans des dialogues

de maturiteacute comme la Reacutepublique et le Phegravedre Dans la Reacutepublique toutefois cette

tripartition ndash que Proclus commente amplement dans la dissertation VII de son

Commentaire216 ndash laisse eacutegalement place agrave une division de la faculteacute rationnelle en noecircsis et

dianoia ce qui fournit deux des puissances de lrsquoacircme rationnelle auxquelles srsquoajoute

lrsquoopinion (doxa) selon une structure triadique projeteacutee par lrsquointerpreacutetation neacuteoplatonicienne

sur le texte de Platon217 Crsquoest bien sucircr dans lrsquoAnalogie de la Ligne dont il est encore ici

question que nous trouvons la division la plus claire des faculteacutes rationnelles de lrsquoacircme

humaine crsquoest lagrave que la penseacutee neacuteoplatonicienne trouvera ses principaux mateacuteriaux

conceptuels pour lrsquoeacutelaboration de ses discours eacutepisteacutemologique

La reacuteflexion eacutepisteacutemologique de Platon mecircme lorsqursquoil utilise le terme noecircsis porte

rarement sur lrsquointellection elle-mecircme Il concentre son discours sur la diversiteacute des activiteacutes

dialectiques qui peuvent exercer notre acircme agrave saisir les principes ou lrsquoEcirctre selon la formule

que lrsquoon retrouve dans le Timeacutee Lorsqursquoil srsquointerroge sur la nature drsquoune intuition qui serait

indeacutependante de la dialectique ndash qui est pour lui la science veacuteritable ndash Platon ne parle plus

de noecircsis au sens propre mais de quelque chose qui se rapproche de lrsquoinspiration divine

une forme de connaissance qui nrsquoest pas en soi fausse mais qui ne reacutepond pas aux critegraveres

deacutefinis pour le discours le discours scientifique En effet le discours inspireacute peut dire le

vrai mais il ne cherche pas agrave justifier cette veacuteriteacute agrave donner ses raisons agrave laquo lrsquoenchaicircner par

un raisonnement de causaliteacute raquo drsquoapregraves la formule que lrsquoon retrouve dans le Meacutenon218

Crsquoest comme nous lrsquoavons vu la forme de savoir qui est agrave lrsquoorigine du discours

216 Proclus In Rempublicam I 206 3 sqq (dissertation VII livre II de la traduction drsquoA J Festugiegravere) 217 Notons que la triade noecircsis ndash dianoia ndash doxa qui deacutecrit les trois puissances de lrsquoacircme rationnelle dans

lrsquooeuvre de Proclus nrsquoapparaicirct pas sous cette forme dans les Dialogues bien que ces notions soient deacutefinies

par Platon notamment dans lrsquoAnalogie de la Ligne 218 Platon Meacutenon 98a

114

symbolique celui des mythes que critique Platon sans toutefois le rejeter219 Nous

reviendrons sur cette forme drsquointuition qui deacutepasse lrsquointellection proprement humaine

dans la troisiegraveme section de notre eacutetude

Sans nous lancer ici dans une analyse des diffeacuterents passages du corpus platonicien

qui exposent les principes de la meacutethode dialectique ce que nous reacuteservons agrave une eacutetude

ulteacuterieure220 nous pouvons affirmer que Platon nrsquoest pas un theacuteoricien de la noeacutetique Par

cela nous voulons dire que Platon ne srsquoattarde pas agrave distinguer les diffeacuterents aspects de

lrsquointelligible221 afin drsquoexpliquer preacuteciseacutement les causes transcendantes de lrsquointellection

humaine (mecircme le deacutemon dans le corpus platonicien ne semble pas se voir attribuer une

reacuteelle fonction dans lrsquoactivation de la noecircsis) Bref Platon est un penseur de la dialectique

et il est plus important pour lui de lrsquoexercer que de deacutetailler les causes qui rendent possible

lrsquointuition de lrsquoEcirctre qursquoest censeacute produire ce mecircme exercice

33 Un eacutequivalent aristoteacutelicien de la noecircsis meta logou la sagesse (sophia)

331 La sagesse chez Aristote et le statut de la dialectique

Trouve-t-on un eacutequivalent eacutepisteacutemologique agrave la noecircsis meta logou chez Aristote agrave

une forme de connaissance qui serait agrave la fois intuitive en tant qursquoelle saisit drsquoun seul

coup dans une vue drsquoensemble les principes premiers de tout savoir et rationnelle en tant

qursquoelle comprend et explique les relations naturelles et causales entre ces diffeacuterents

principes et leurs effets Pour les neacuteoplatoniciens et deacutejagrave chez Plotin (comme nous le

verrons) cette forme de savoir qui conjugue science et saisie des principes lrsquoeacutequivalent

pour eux de la dialectique platonicienne peut se nommer la sophia et se trouve deacutefinie

pour la premiegravere fois dans lrsquoœuvre drsquoAristote

Si les neacuteoplatoniciens reconnaissent la notion de sagesse et lrsquoassimilent agrave leur

conception de la dialectique en tant qursquoelle est une science de lrsquoecirctre et des premiers

principes Aristote en retour ne considegravere pas la dialectique comme une forme de

219 Du moins drsquoapregraves Proclus qui en fait une des quatre formes du logos theacuteologique 220 LrsquoANNEXE I preacutesente notre traitement le plus complet des rapports entre la dialectique et lrsquoinspiration

divine dans la penseacutee de Platon 221 Agrave moins bien sucircr que nous lisions le Parmeacutenide de Platon de la mecircme maniegravere que Proclus et la tradition

neacuteoplatonicienne posteacuterieure agrave Plotin crsquoest-agrave-dire comme un traiteacute de theacuteologie scientifique qui deacutetaille les

diffeacuterents niveaux dans la procession du reacuteel de lrsquoUn agrave la matiegravere

115

connaissance scientifique Quelle incarnation de la dialectique platonicienne avait-il en

tecircte Nous savons que les figures de la dialectique sont plurielles dans lrsquoœuvre de Platon

la dialectique de la division par exemple celle qui est pratiqueacutee dans le Sophiste et le

Politique est critiqueacutee par Aristote dans les Seconds Analytiques222 alors qursquoil cherche agrave

eacutetablir les principes du savoir scientifique La dialectique du Phegravedre qui pourrait davantage

correspondre aux critegraveres eacutepisteacutemologiques deacutefinis dans les Seconds Analytiques ne semble

pas avoir eacuteteacute prise en consideacuteration par Aristote Pour lui la dialectique nrsquoest pas la forme

acheveacutee du savoir elle peut tout au mieux preacuteparer la penseacutee rationnelle agrave lrsquoexercice de la

science Bref la dialectique ne serait ecirctre compteacutee parmi les vertus intellectuelles de lrsquoacircme

humaine ce sont plutocirct les notions de science drsquointelligence et de sagesse qui chez

Aristote pourront correspondre agrave la noecircsis meta logou platonicienne et agrave la dialectique

comme science telle que la deacutefinirons les commentateurs neacuteoplatoniciens de Platon

332 La science lrsquointelligence et la sagesse dans lrsquoEacutethique agrave Nicomaque

Nous retrouvons une deacutefinition de la sagesse au livre VI de lrsquoEacutethique agrave Nicomaque

Dans la tradition neacuteoplatonicienne la sagesse aristoteacutelicienne deviendra lrsquoeacutequivalent de la

dialectique platonicienne ou de la noecircsis meta logou du Timeacutee le mode de connaissance

propre au philosophe223 Comme lrsquointellection accompagneacutee de raison la sagesse telle que

la deacutefinit Aristote rassemble un acte intuitif lrsquointelligence et une activiteacute discursive la

science

Le livre VI de lrsquoEacutethique agrave Nicomaque a pour objet les vertus intellectuelles dont la

science lrsquointelligence et la sagesse Ces vertus appartiennent agrave la partie de lrsquoacircme rationnelle

qui laquo nous permet de consideacuterer le genre de reacutealiteacutes dont les principes ne peuvent ecirctre

autrement qursquoils ne sont224 raquo alors que les autres vertus intellectuelles la sagaciteacute et la

technique se rapportent agrave ce qui peut ecirctre autrement

222 Aristote Seconds Analytiques II 5 91b12-92a5 223 Crsquoest ce que fait drsquoailleurs Plotin dans le Traiteacute I 3 [20] Sur la dialectique sur lequel portera notre

analyse 224 Aristote Eacutethique agrave Nicomaque VI 1 1139a6-8 (trad R Bodeacuteuumls) laquo ἓν μὲν ᾧ θεωροῦμεν τὰ τοιαῦτα τῶν

ὄντων ὅσων αἱ ἀρχαὶ μὴ ἐνδέχονται ἄλλως ἔχειν raquo

116

Aristote deacutefinit drsquoabord la science en des termes qui rappellent ceux du Timeacutee ougrave

Platon fait de de la reacutealiteacute eacuteternelle qursquoest lrsquoEcirctre lrsquoobjet de lrsquointellection accompagneacutee de

raison

Tous en effet nous croyons que ce que la science nous permet de savoir ne peut

ecirctre non plus autrement Or les choses qui peuvent ecirctre autrement une fois

qursquoon cesse de les regarder on ne sait plus si elles sont ou non Crsquoest donc par

neacutecessiteacute qursquoest ce qursquoon peut connaicirctre scientifiquement

Donc cet objet est eacuteternel Car les choses qui sont par neacutecessiteacute pures et

simples sont toutes eacuteternelles Et celles qui sont eacuteternelles ne peuvent ni naicirctre

ni disparaicirctre225

Prises en elles-mecircmes sans avoir agrave lrsquoesprit la critique de la theacuteorie aristoteacutelicienne des

Formes et de lrsquoacircme automotrice que lrsquoon retrouve ailleurs dans le corpus aristoteacutelicien on

peut ecirctre porteacute comme les neacuteoplatoniciens agrave voir ici une deacutefinition de la science qui est

dans la suite de celle proposeacutee par Platon dans le Timeacutee alors qursquoil parle de la noecircsis meta

logou

Aristote poursuit sa deacutefinition de la notion de science par une reacutefeacuterence aux Seconds

Analytiques Pour Aristote tout comme pour Platon le pouvoir drsquoecirctre enseigneacutee et drsquoecirctre

apprise est un attribut essentiel de la science En elle-mecircme la science nrsquoa pas la capaciteacute

de fournir les principes agrave partir desquels elle opegravere ses deacutemonstrations

De plus toute science est semble-t-il susceptible drsquoenseignement et ce qursquoon

sait de science peut ecirctre appris Or tout enseignement procegravede de connaissances

preacutealables comme nous le disons dans les Exposeacutes de reacutesolution car il procegravede

tantocirct par induction tantocirct par deacuteduction Lrsquoinduction degraves lors est son point de

deacutepart et conduit agrave lrsquouniversel tandis que la deacuteduction part des universels Il y

a donc des principes qui sont agrave lrsquoorigine de la deacuteduction et ne sont pas eux-

mecircmes le reacutesultat de la deacuteduction Ils sont donc le reacutesultat drsquoune induction

La science est donc un eacutetat qui permet de deacutemontrer226

225 Ibid VI 1 1139b19-24 (trad R Bodeacuteuumls) laquo πάντες γὰρ ὑπολαμβάνομεν ὃ ἐπιστάμεθα μηδrsquo ἐνδέχεσθαι

ἄλλως ἔχεινmiddot τὰ δrsquo ἐνδεχόμενα ἄλλως ὅταν ἔξω τοῦ θεωρεῖν γένηται λανθάνει εἰ ἔστιν ἢ μή ἐξ ἀνάγκης ἄρα

ἐστὶ τὸ ἐπιστητόν ἀίδιον ἄραmiddot τὰ γὰρ ἐξ ἀνάγκης ὄντα ἁπλῶς πάντα ἀίδια τὰ δrsquo ἀίδια ἀγένητα καὶ

ἄφθαρτα raquo 226 Ibid VI 1 1139b25-32 (trad R Bodeacuteuumls) laquo ἔτι διδακτὴ ἅπασα ἐπιστήμη δοκεῖ εἶναι καὶ τὸ ἐπιστητὸν

μαθητόν ἐκ προγινωσκομένων δὲ πᾶσα διδασκαλία ὥσπερ καὶ ἐν τοῖς ἀναλυτικοῖς λέγομενmiddot ἣ μὲν γὰρ διrsquo

ἐπαγωγῆς ἣ δὲ συλλογισμῷ ἡ μὲν δὴ ἐπαγωγὴ ἀρχή ἐστι καὶ τοῦ καθόλου ὁ δὲ συλλογισμὸς ἐκ τῶν

καθόλου εἰσὶν ἄρα ἀρχαὶ ἐξ ὧν ὁ συλλογισμός ὧν οὐκ ἔστι συλλογισμόςmiddot ἐπαγωγὴ ἄρα ἡ μὲν ἄρα ἐπιστήμη

ἐστὶν ἕξις ἀποδεικτική raquo

117

Aristote montre la neacutecessiteacute pour la science de partir de principes preacutealables dans son

enseignement Comme elle ne peut pas prouver lrsquouniversel qui est au principe de ses

deacuteductions la science ne suffit pas en elle-mecircme agrave expliquer la connaissance neacutecessaire de

lrsquoeacuteternel Crsquoest par induction que la connaissance de lrsquouniversel peut ecirctre atteinte et la vertu

intellectuelle qui permettra la saisie de ces principes est pour lui lrsquointelligence Est-ce que

lrsquointelligence est ce qui permet lrsquoinduction ou le reacutesultat de lrsquoinduction Aristote ne le

preacutecise pas mais une chose est certaine pour lui les principes de la science lui sont fournis

par un acte drsquointellection Avant de deacutefinir la sagesse il lui convient donc de preacuteciser les

limites de la science et deacutefinir la nature de lrsquointelligence ou de lrsquoacte drsquointellection qui est

au principe du savoir deacutemonstratif

Drsquoun autre cocircteacute crsquoest un fait que la science est une croyance portant sur les

universels et les choses qui sont par neacutecessiteacute mais aussi qursquoil y a des principes

pour tout ce qui peut ecirctre deacutemontreacute et pour chaque science puisque la science

srsquoaccompagne de raison

Il en reacutesulte que le principe de ce qui est connaissable scientifiquement ne

peut ecirctre objet ni de la science ni de la technique ni de la sagaciteacute Car drsquoune

part ce qui est connaissable scientifiquement peut ecirctre deacutemontreacute et drsquoautre part

il se trouve que les deux autres eacutetats concernent les choses qui peuvent ecirctre

autrement

Ce nrsquoest donc pas non plus le rocircle de la sagesse de saisir ces principes car le

rocircle du sage est drsquoadministrer une deacutemonstration sur certaines choses

Or les moyens qui nous permettent drsquoeacutenoncer la veacuteriteacute sans jamais nous

tromper sur les choses (que celles-ci ne puissent pas ecirctre autrement ou mecircme

qursquoelles le puissent) sont la science la sagaciteacute la sagesse et lrsquointelligence Si

donc aucune des trois ne peut jouer ce rocircle (je parle de la sagaciteacute de la science

et de la sagesse) reste alors lrsquointelligence crsquoest elle qui saisit les principes227

Notons que cette derniegravere formule ndash laquo crsquoest elle qui saisit les principes raquo ndash qui traduit un

grec laconique ndash laquo noun einai tocircn archocircn raquo ndash trouvera son eacutecho au dernier chapitre des

Seconds Analytiques (II 19)

227 Ibid VI 6 1140b31-1141a8 (trad R Bodeacuteuumls) laquo Ἐπεὶ δrsquo ἡ ἐπιστήμη περὶ τῶν καθόλου ἐστὶν ὑπόληψις

καὶ τῶν ἐξ ἀνάγκης ὄντων εἰσὶ δrsquo ἀρχαὶ τῶν ἀποδεικτῶν καὶ πάσης ἐπιστήμης (μετὰ λόγου γὰρ ἡ ἐπιστήμη)

τῆς ἀρχῆς τοῦ ἐπιστητοῦ οὔτrsquo ἂν ἐπιστήμη εἴη οὔτε τέχνη οὔτε φρόνησιςmiddot τὸ μὲν γὰρ ἐπιστητὸν ἀποδεικτόν

αἳ δὲ τυγχάνουσιν οὖσαι περὶ τὰ ἐνδεχόμενα ἄλλως ἔχειν οὐδὲ δὴ σοφία τούτων ἐστίνmiddot τοῦ γὰρ σοφοῦ περὶ

ἐνίων ἔχειν ἀπόδειξίν ἐστιν εἰ δὴ οἷς ἀληθεύομεν καὶ μηδέποτε διαψευδόμεθα περὶ τὰ μὴ ἐνδεχόμενα ἢ καὶ

ἐνδεχόμενα ἄλλως ἔχειν ἐπιστήμη καὶ φρόνησίς ἐστι καὶ σοφία καὶ νοῦς τούτων δὲ τῶν τριῶν μηδὲν

ἐνδέχεται εἶναι (λέγω δὲ τρία φρόνησιν ἐπιστήμην σοφίαν) λείπεται νοῦν εἶναι τῶν ἀρχῶν raquo

118

Apregraves avoir deacutefini la science et lrsquointelligence Aristote deacutetient les eacuteleacutements

conceptuels qui lui serviront agrave deacutefinir la sagesse Apregraves avoir traiteacute de lrsquoacception courante

de la sagesse comme savoir-faire associeacutee technique vertu de la part de lrsquoacircme rationnelle

qui porte sur ce qui peut ecirctre autrement Aristote deacutefinit la sagesse proprement theacuteorique

celle qui doit porter sur ce qui ne peut ecirctre autrement

Nous croyons cependant qursquoil est des personnes sages en geacuteneacuteral qui nrsquoont pas

de secteur particulier et ne sont pas par ailleurs des sages dans un domaine

quelconque [hellip] Il est clair par conseacutequent que la sagesse doit ecirctre la plus

rigoureuse des sciences

Donc le sage doit non seulement savoir ce qui reacutesulte des principes mais

quand les principes sont en jeu atteindre encore agrave la veacuteriteacute Si bien que la

sagesse doit ecirctre intelligence et science une science en quelque sorte pourvue

de tecircte qui connaicirctrait ce qursquoil y a de plus honorable228

Nous retrouverons ce critegravere de lrsquohonorabiliteacute dans le traiteacute De lrsquoacircme et dans la

Meacutetaphysique pour hieacuterarchiser un savoir selon la valeur de son objet

La sagesse couronne donc toutes les sciences dans la penseacutee aristoteacutelicienne et

prend la place de la dialectique platonicienne le terme dialectique pour Aristote eacutetant

reacuteserveacute agrave une autre forme de savoir dont il traite entre autres dans les Topiques et la

Rheacutetorique et qui ne se preacutesente plus comme une forme de connaissance scientifique ce

qursquoelle eacutetait dans lrsquoœuvre de maturiteacute de Platon et ce qursquoelle redeviendra dans la tradition

neacuteoplatonicienne

34 Dialectique et intellection chez Plotin synthegravese de lrsquoeacutepisteacutemologie et de la noeacutetique

platonico-aristoteacuteliciennes dans le Traiteacute I 3 [20]

Dans son Traiteacute I 3 [20] Sur la dialectique Plotin rassemble les eacuteleacutements

conceptuels des principaux exposeacutes de Platon sur la dialectique Aux notions

platoniciennes ils entremecirclent des concepts emprunteacutes aux oeuvres drsquoAristote notamment

la notion de sagesse (sophia) qui apparaicirct comme lrsquoeacutequivalent aristoteacutelicien de la science

dialectique deacutefinie dans les Dialogues

228 Ibid VI 7 1141a12-20 (trad R Bodeacuteuumls) laquo εἶναι δέ τινας σοφοὺς οἰόμεθα ὅλως οὐ κατὰ μέρος οὐδrsquo

ἄλλο τι σοφούς [hellip] ὥστε δῆλον ὅτι ἀκριβεστάτη ἂν τῶν ἐπιστημῶν εἴη ἡ σοφία δεῖ ἄρα τὸν σοφὸν μὴ μόνον

τὰ ἐκ τῶν ἀρχῶν εἰδέναι ἀλλὰ καὶ περὶ τὰς ἀρχὰς ἀληθεύειν ὥστrsquo εἴη ἂν ἡ σοφία νοῦς καὶ ἐπιστήμη ὥσπερ

κεφαλὴν ἔχουσα ἐπιστήμη τῶν τιμιωτάτων raquo

119

Nous nous inteacuteresserons aux chapitres 4 et 5 de ce traiteacute dont nous offrirons un

commentaire partiel toujours en lien avec la doctrine de lrsquointellection dans la penseacutee

neacuteoplatonicienne et lrsquoeacutetude de ses sources dans les traditions platonicienne et

aristoteacutelicienne Nous verrons par la suite quelles sont les thegraveses plotiniennes que Proclus

fait siennes au sujet de lrsquointellection et de la dialectique et comme celui-ci a enrichi et

systeacutematiseacute les grands principes eacutepisteacutemologiques que lrsquoon retrouve chez Plotin

notamment dans son traiteacute Sur la dialectique

En ouverture du traiteacute Plotin rappelle que la fin de la philosophie est la recherche

du Bien Agrave partir drsquoune lecture assez libre drsquoun passage du mythe du Phegravedre ougrave Platon

preacutesente une hieacuterarchie entre les existences humaines Plotin distingue trois types

drsquohommes le musicien lrsquoamoureux et le philosophe229 Apregraves avoir parleacute des eacutetudes

preacuteparatoires agrave lrsquoapprentissage de la dialectique lrsquoenseignement matheacutematique ougrave lrsquoon

reconnaicirct les activiteacutes de la penseacutee dianoeacutetique dont nous avons traiteacute dans la premiegravere

section de cette eacutetude Plotin deacutefinit la disposition de lrsquoacircme qursquoest la dialectique et traite de

la nature de ses objets

229Platon Phegravedre 248c-d (trad Cl Moreschini et P Vicaire) laquo Voici maintenant le deacutecret drsquoAdrasteacutee Toute

acircme qui dans le cortegravege drsquoun dieu aura contempleacute de quelque faccedilon les reacutealiteacutes veacuteritables est jusqursquoagrave la

reacutevolution suivante exempte drsquoeacutepreuve et si elle est capable de le faire toujours exempte de dommage Mais

quand incapable de suivre comme il faut elle nrsquoa pas vu et que par quelque malchance gorgeacutee drsquooubli et de

perversion elle srsquoest alourdie et sous lrsquoeffet de ce poids a perdu ses ailes et srsquoest abattue sur la terre alors une

loi veut qursquoelle ne srsquoimplante en aucune sorte de becircte agrave la premiegravere geacuteneacuteration mais que lrsquoacircme qui eut la plus

vaste vision aille dans la semence drsquoun homme appeleacute agrave devenir ami du savoir ou un ami de la beauteacute ou un

inspireacute des Muses et de lrsquoamour raquo Le texte grec nous donne laquo θεσμός τε Ἀδραστείας ὅδε ἥτις ἂν ψυχὴ θεῷ

συνοπαδὸς γενομένη κατίδῃ τι τῶν ἀληθῶν μέχρι τε τῆς ἑτέρας περιόδου εἶναι ἀπήμονα κἂν ἀεὶ τοῦτο

δύνηται ποιεῖν ἀεὶ ἀβλαβῆ εἶναιmiddot ὅταν δὲ ἀδυνατήσασα ἐπισπέσθαι μὴ ἴδῃ καί τινι συντυχίᾳ χρησαμένη

λήθης τε καὶ κακίας πλησθεῖσα βαρυνθῇ βαρυνθεῖσα δὲ πτερορρυήσῃ τε καὶ ἐπὶ τὴν γῆν πέσῃ τότε νόμος

ταύτην μὴ φυτεῦσαι εἰς μηδεμίαν θήρειον φύσιν ἐν τῇ πρώτῃ γενέσει ἀλλὰ τὴν μὲν πλεῖστα ἰδοῦσαν εἰς

γονὴν ἀνδρὸς γενησομένου φιλοσόφου ἢ φιλοκάλου ἢ μουσικοῦ τινος καὶ ἐρωτικοῦ raquo La faccedilon dont Plotin

srsquoapproprie ce passage du Phegravedre pour introduire son exposeacute sur la dialectique est pour le moins eacutetonnante

Alors que les trois expressions employeacutees (ou les quatre si nous dissocions les deux membres du dernier

syntagme) ndash philosophou philokalou et mousikou tinos kai erocirctikou ndash semblent deacutecrire trois (ou quatre)

attributs drsquoun mecircme type drsquoacircme agrave la fois amie de la sagesse amie de la beauteacute drsquoune certaine (tinos) maniegravere

musicienne et amante Plotin voit trois types drsquohommes le musicien lrsquoamant et le philosophe La qualiteacute de

musicien (mousikou tinos) que mentionne le Phegravedre ne correspond sans doute pas agrave celle du poegravete imitateur

dont le type drsquoacircme est releacutegueacute au sixiegraveme rang dans une hieacuterarchie descendante proposeacutee par le mythe mais

plutocirct au dialecticien qui arrive agrave saisir lrsquoharmonie entre les Formes leurs rapports de participation La qualiteacute

drsquoamant ne semble pas plus associeacutee agrave celle du seacuteducteur qui recherche la beauteacute des corps et les plaisirs

charnels mais encore une fois au dialecticien qui poursuit les formes immateacuterielles de la beauteacute pour srsquoeacutelever

jusqursquoau Beau en soi Plotin ne nous semble donc pas fidegravele agrave lrsquoesprit du Phegravedre et preacutesente la conception

courante pour ne pas dire vulgaire du musicien-poegravete et de lrsquoamant

120

ndash Qursquoest-ce donc que la dialectique qursquoil faut enseigner aussi au musicien et agrave

lrsquoamant ndash Crsquoest bien sucircr la disposition qui rend capable drsquoexprimer par un

discours concernant chaque chose ce qursquoelle est en quoi elle diffegravere des autres

et ce qursquoelle a de commun avec elles en quoi et ougrave se situe chacune drsquoelles et

si elle est ce qursquoelle est et combien il y a drsquoecirctres et combien au rebours il y a

de non-ecirctres qui diffegraverent des ecirctres La dialectique porte sur ce qui est bien et

sur ce qui nrsquoest pas bien elle deacutetermine combien de choses se rangent sous le

bien combien sous son contraire elle srsquointeacuteresse aussi agrave ce qui est eacuteternel et agrave

ce qui ne lrsquoest pas par le moyen drsquoune science qui porte sur toutes choses et

non par le moyen drsquoune opinion Apregraves avoir arrecircteacute ses errances dans le

sensible elle srsquoeacutetablit dans lrsquointelligible ougrave lagrave-bas elle exerce son activiteacute en

ayant eacutecarteacute lrsquoerreur et en nourrissant son acircme dans la laquo plaine de la veacuteriteacute raquo

en ayant recours agrave la meacutethode de division de Platon lrsquoutilisant drsquoune part pour

distinguer les formes lrsquoutilisant drsquoautre part pour deacuteterminer ce qursquoest chaque

chose drsquoautre part encore pour arriver aux genres premiers en combinant gracircce

agrave lrsquointellect les choses qui en proviennent jusqursquoagrave ce qursquoelle ait parcouru la

totaliteacute de lrsquointelligible puis au rebours en ayant recours agrave lrsquoanalyse elle

revient au principe Alors elle reste au repos car elle est en repos tant qursquoelle

est lagrave-bas elle ne se preacuteoccupe plus de rien et parvenue en lrsquouniteacute elle peut

contempler230

Plusieurs eacuteleacutements de cette section permettent drsquoeacuteclairer en amont la conception de

lrsquointellection chez Proclus La suite de lrsquoexposeacute reprend plusieurs eacuteleacutements de

lrsquoeacutepisteacutemologie aristoteacutelicienne telle qursquoexposeacutee dans lrsquoEacutethique agrave Nicomaque et dans les

Seconds Analytiques notamment la notion drsquointelligence deacutefinie comme source des

principes de la science

ndash Mais drsquoougrave la dialectique tient-elle ses principes ndash Crsquoest lrsquoIntellect qui donne

ses principes eacutevidents agrave condition que lrsquoacircme puisse les recevoir Ensuite elle

reacuteunit relie et divise jusqursquoagrave ce qursquoelle arrive agrave lrsquoIntellect parfait Platon dit en

effet que la dialectique laquo est ce qursquoil y a de plus pur dans lrsquointellect et dans la

reacuteflexion raquo Ainsi de toute neacutecessiteacute puisqursquoelle est la disposition la plus

preacutecieuse parmi celles qui se trouvent en nous elle concerne lrsquoecirctre et ce qursquoil y

230 Plotin Traiteacute I 3 [20] 4 1-18 (trad J-M Charrue) laquo Τίς δὲ ἡ διαλεκτική ἣν δεῖ καὶ τοῖς προτέροις

παραδιδόναι Ἔστι μὲν δὴ ἡ λόγῳ περὶ ἑκάστου δυναμένη ἕξις εἰπεῖν τί τε ἕκαστον καὶ τί ἄλλων διαφέρει καὶ

τίς ἡ κοινότηςmiddot ἐν οἷς ἐστι καὶ ποῦ τούτων ἕκαστον καὶ εἰ ἔστιν ὅ ἐστι καὶ τὰ ὄντα ὁπόσα καὶ τὰ μὴ ὄντα αὖ

ἕτερα δὲ ὄντων Αὕτη καὶ περὶ ἀγαθοῦ διαλέγεται καὶ περὶ μὴ ἀγαθοῦ καὶ ὅσα ὑπὸ τὸ ἀγαθὸν καὶ ὅσα ὑπὸ τὸ

ἐναντίον καὶ τί τὸ ἀίδιον δηλονότι καὶ τὸ μὴ τοιοῦτον ἐπιστήμῃ περὶ πάντων οὐ δόξῃ Παύσασα δὲ τῆς περὶ

τὸ αἰσθητὸν πλάνης ἐνιδρύει τῷ νοητῷ κἀκεῖ τὴν πραγματείαν ἔχει τὸ ψεῦδος ἀφεῖσα ἐν τῷ λεγομένῳ

ἀ λ η θ ε ί α ς π ε δ ί ῳ τὴν ψυχὴν τρέφουσα τῇ διαιρέσει τῇ Πλάτωνος χρωμένη μὲν καὶ εἰς διάκρισιν τῶν

εἰδῶν χρωμένη δὲ καὶ εἰς τὸ τί ἐστι χρωμένη δὲ καὶ ἐπὶ τὰ πρῶτα γένη καὶ τὰ ἐκ τούτων νοερῶς πλέκουσα

ἕως ἂν διέλθῃ πᾶν τὸ νοητόν καὶ ἀνάπαλιν ἀναλύουσα εἰς ὃ ἂν ἐπrsquo ἀρχὴν ἔλθῃ τότε δὲ ἡσυχίαν ἄγουσα ὡς

μέχρι γε τοῦ ἐκεῖ εἶναι ἐν ἡσυχίᾳ οὐδὲν ἔτι πολυπραγμονοῦσα εἰς ἓν γενομένη βλέπει raquo

121

a de plus preacutecieux Comme reacuteflexion elle porte sur lrsquoecirctre et comme intellect

elle porte sur ce qui est au-delagrave de lrsquoecirctre231

Lrsquoexposeacute de Plotin sur la dialectique dont nous avons citeacute quelques-uns des principaux

extraits preacutesente une synthegravese des theacuteories et du vocabulaire conceptuel de Platon au sujet

de la dialectique et drsquoAristote agrave propos de la sagesse Le traitement de la science et de

lrsquointuition intellectuelle dans le reste de la tradition neacuteoplatonicienne jusqursquoagrave

lrsquointerpreacutetation de la noecircsis meta logou dans le Commentaire de Proclus sur le Timeacutee

cherchera agrave conjuguer ce double heacuteritage

La suite de notre enquecircte srsquointeacuteressera directement agrave la notion de noecircsis dans la

tradition neacuteoplatonicienne par une eacutetude qui cette fois ne srsquointeacuteressera pas aux formes de

connaissance connexes agrave lrsquointellection accompagneacutee de raison ndash la dialectique chez Platon

la sagesse chez Aristote ndash mais agrave la penseacutee elle-mecircme dans sa dimension intuitive Parmi

drsquoautres lrsquousage du terme epibolecirc dans la tradition neacuteoplatonicienne permet drsquoimager lrsquoacte

intellectif au principe du discours scientifique que lrsquoon appelle celui dialectique ou sagesse

Lrsquoeacutetude des diffeacuterentes occurrences de cette notion permettra de mieux deacutefinir la nature de

lrsquointuition intellectuelle dans la tradition platonico-aristoteacutelicienne et plus particuliegraverement

dans le neacuteoplatonisme

4 Lrsquointuition intellectuelle dans la tradition neacuteoplatonicienne232

41 Remarques introductives sur lrsquointellection (ou lrsquointuition intellectuelle)

Lrsquointellection (noecircsis) que Platon eacutetablit comme mode suprecircme de la connaissance

au livre VI de la Reacutepublique est tout aussi essentielle agrave la philosophie drsquoAristote qui en

fait le principe de la connaissance scientifique Une juste appreacuteciation de la reacuteflexion

eacutepisteacutemologique de ces deux penseurs doit aller au-delagrave drsquoune simple opposition entre un

ideacutealisme platonicien et un empirisme aristoteacutelicien De telles geacuteneacuteralisations peuvent

231 Ibid 5 1-8 (trad J-M Charrue) laquo Ἀλλὰ πόθεν τὰς ἀρχὰς ἔχει ἡ ἐπιστήμη αὕτη Ἢ νοῦς δίδωσιν

ἐναργεῖς ἀρχάς εἴ τις λαβεῖν δύναιτο ψυχῇmiddot εἶτα τὰ ἑξῆς καὶ συντίθησι καὶ συμπλέκει καὶ διαιρεῖ ἕως εἰς

τέλεον νοῦν ἥκῃ Ἔστι γάρ φησιν αὕτη τ ὸ κ α θ α ρ ώ τ α τ ο ν ν ο ῦ κ α ὶ φ ρ ο ν ή σ ε ω ς Ἀνάγκη οὖν

τιμιωτάτην οὖσαν ἕξιν τῶν ἐν ἡμῖν περὶ τὸ ὂν καὶ τὸ τιμιώτατον εἶναι φρόνησιν μὲν περὶ τὸ ὄν νοῦν δὲ περὶ

τὸ ἐπέκεινα τοῦ ὄντος raquo 232 Cette sous-section reprend certains deacuteveloppements deacutejagrave preacutesenteacutes dans notre meacutemoire de maicirctrise Le

Commentaire drsquoAscleacutepius agrave la Meacutetaphysique drsquoAristote (livre Alpha chapitres 1 et 2) Introduction

traduction annoteacutee et eacutetude doctrinale Queacutebec Universiteacute Laval (Faculteacute de philosophie) 2007 p 81-95

122

mecircme constituer un obstacle agrave une compreacutehension authentique de ce qui unit et divise

Platon et Aristote au sujet des principes de la connaissance Agrave ce propos le problegraveme de

lrsquointellection srsquoavegravere une des meilleures occasions pour preacuteciser les rapports doctrinaux

entre leurs penseacutees

La question de lrsquointellect et de son acte lrsquointellection fut une des plus discuteacutees

dans lrsquohistoire de la philosophie du moins jusqursquoagrave la fin du Moyen Acircge Eacutetant donneacute le

nombre impressionnant drsquoeacutetudes qui y furent consacreacutees notre contribution ne saurait ecirctre

que modeste Nous croyons toutefois qursquoelle pourra nous familiariser avec certains aspects

encore mal connus ndash notamment en raison de lrsquoignorance des sources grecques ndash de

lrsquointerpreacutetation neacuteoplatonicienne de la noeacutetique Crsquoest par une eacutetude de lrsquoepibolecirc un

concept forgeacute par les commentateurs neacuteoplatoniciens pour deacutesigner lrsquointellection que nous

montrerons comment leur exeacutegegravese peut enrichir notre reacuteflexion sur cet eacuteternel problegraveme en

philosophie de la connaissance

Nos recherches ont porteacute principalement sur les commentateurs neacuteoplatoniciens

drsquoAristote plus particuliegraverement sur le Commentaire drsquoAscleacutepius (VIe siegravecle) sur la

Meacutetaphysique Par conseacutequent nous avons moins chercheacute agrave relever exhaustivement les

occurrences de lrsquoepibolecirc chez ses preacutedeacutecesseurs qursquoagrave montrer en lui lrsquoun des derniers

maillons drsquoune longue laquo chaicircne exeacutegeacutetique raquo Puisque crsquoest par lrsquoeacutetude des Anciens que les

penseurs neacuteoplatoniciens en sont venus agrave forger de nouveaux concepts nous preacutesenterons

drsquoabord les textes sources de Platon et drsquoAristote ougrave la notion drsquoepibolecirc est en germe bien

qursquoelle ne soit pas litteacuteralement exprimeacutee Nous deacutefinirons ensuite les deux principales

acceptions de lrsquoepibolecirc chez Plotin qui le premier a utiliseacute ce terme pour lrsquoexeacutegegravese des

doctrines platoniciennes Nous poursuivrons notre enquecircte en abordant le Commentaire sur

la Meacutetaphysique de Syrianus ougrave lrsquoepibolecirc deacutesigne lrsquointellection des principes de la science

et en preacutesentant certains extraits de la Theacuteologie platonicienne de Proclus chez qui

lrsquoepibolecirc devient un veacuteritable pollachocircs legomenon Nous conclurons en commentant les

occurrences de ce terme chez Ascleacutepius qui dans un contexte plus scolaire fait figure de

modeste mais tout de mecircme digne heacuteritier de cette tradition neacuteoplatonicienne

123

42 Lrsquointellection chez Platon et Aristote

Il srsquoavegravere vain de chercher un sens technique agrave lrsquoepibolecirc chez Platon et Aristote agrave

lrsquoinstar de leurs contemporains ils ne connaissaient que les significations courantes du

verbe epiballein et de ses deacuteriveacutes se jeter sur lancer sur poser sur srsquoappliquer agrave etc233

Par conseacutequent notre enquecircte devra porter sur drsquoautres termes agrave savoir la νόησις et le νοῦς

afin de cerner leurs thegraveses fondamentales sur lrsquointellection Notons drsquoabord que ces deux

termes connotent davantage la vision contrairement agrave lrsquoepibolecirc qui renvoie plutocirct au

toucher Bien qursquoun tel substantif tactile leur ait fait deacutefaut pour figurer lrsquoacte drsquointellection

Platon et Aristote ont toutefois eu recours agrave des verbes notamment haptesthai et

thigganein qui appartiennent au mecircme champ lexical que lrsquoepibolecirc Tout comme celle-ci

ils connotent le toucher la saisie le contact Nous verrons ulteacuterieurement comment les

commentateurs se serviront de ces outils conceptuels pour figurer par voie drsquoanalogie

pourrait-on dire lrsquointellection

Pour la tradition neacuteoplatonicienne notamment pour Proclus le livre VI de la

Reacutepublique constitue lrsquoune des principales sources de la noeacutetique platonicienne

Et maintenant comprends-moi bien quand je parle de lrsquoautre section de

lrsquointelligible celle qursquoatteint le raisonnement lui-mecircme par la force du

dialogue il a recours agrave la construction drsquohypothegraveses sans les consideacuterer comme

des principes mais pour ce qursquoelles sont des hypothegraveses crsquoest-agrave-dire des points

drsquoappui et des tremplins pour srsquoeacutelancer jusqursquoagrave ce qui est anhypotheacutetique

jusqursquoau principe du tout Quand il lrsquoatteint il srsquoattache agrave suivre les

conseacutequences qui deacutecoulent de ce principe et il redescend ainsi jusqursquoagrave la

conclusion sans avoir recours drsquoaucune maniegravere agrave quelque chose de sensible

mais uniquement agrave ces formes en soi qui existent par elles-mecircmes et pour

elles-mecircmes et sa recherche srsquoachegraveve sur ces formes234

Il faut porter une attention particuliegravere au verbe atteindre en italique dans le texte235 qui

traduit le grec haptetai que nous pouvons aussi rendre en franccedilais par le verbe toucher

233 Cf Bailly Dictionnaire grec-franccedilais p 741 234 Platon Reacutepublique 511b-c (trad G Leroux) le verbe que nous traduisons par atteindre est eacutegalement mis

en italique dans le texte grec laquo Τὸ τοίνυν ἕτερον μάνθανε τμῆμα τοῦ νοητοῦ λέγοντά με τοῦτο οὗ αὐτὸς ὁ

λόγος ἅπτεται τῇ τοῦ διαλέγεσθαι δυνάμει τὰς ὑποθέσεις ποιούμενος οὐκ ἀρχὰς ἀλλὰ τῷ ὄντι ὑποθέσεις

οἷον ἐπιβάσεις τε καὶ ὁρμάς ἵνα μέχρι τοῦ ἀνυποθέτου ἐπὶ τὴν τοῦ παντὸς ἀρχὴν ἰών ἁψάμενος αὐτῆς πάλιν

αὖ ἐχόμενος τῶν ἐκείνης ἐχομένων οὕτως ἐπὶ τελευτὴν καταβαίνῃ αἰσθητῷ παντάπασιν οὐδενὶ

προσχρώμενος ἀλλrsquo εἴδεσιν αὐτοῖς διrsquo αὐτῶν εἰς αὐτά καὶ τελευτᾷ εἰς εἴδη raquo 235 Le caractegravere italique est toujours de nous

124

Notons que pour un penseur neacuteoplatonicien qui voit dans ce passage la preuve drsquoune

distinction voire drsquoune seacuteparation entre le monde intelligible et son principe

anhypotheacutetique le verbe haptesthai peut avoir deux significations soit pour la premiegravere

occurrence lrsquointuition des intelligibles soit pour la seconde la saisie du principe

anhypotheacutetique agrave savoir le Bien Nous pouvons preacutesumer que Plotin a vu dans ce passage

la justification textuelle lui permettant drsquoutiliser une seule meacutetaphore tactile agrave savoir

lrsquoepibolecirc pour illustrer agrave la fois lrsquointuition proprement intellective et la saisie du premier

principe

Dans le cas drsquoAristote nous disposons peut-ecirctre de plus drsquoextraits traitant de

lrsquointellection mais chacun drsquoeux pose ses propres difficulteacutes drsquointerpreacutetation notamment

en raison du style elliptique propre au Stagirite Notons qursquoagrave lrsquoexception du livre Λ de la

Meacutetaphysique et du De anima la noecircsis qui connote lrsquoaspect dynamique de lrsquointellection

apparaicirct plus rarement que le nous Il se contente parfois mecircme de cette expression qui nrsquoa

cesseacute de troubler ses commentateurs nous tocircn archocircn236 (intelligence des principes)

Comment interpreacuteter le substantif nous qui contrairement agrave la noecircsis connote moins

lrsquoaction le processus de la connaissance mais renvoie plutocirct au sujet de cet acte

Bien qursquoil soit priveacute drsquoun substantif tactile pour deacutesigner la saisie des principes par

lrsquointellect Aristote se sert toutefois agrave lrsquoinstar de Platon de verbes qui connotent le toucher

Au chapitre 10 du livre Θ de la Meacutetaphysique Aristote affirme que laquo le vrai crsquoest saisir

(thigein) et eacutenoncer ce qursquoon saisit237 raquo Notons que le verbe thigein la forme aoriste de

thigganein est un synonyme drsquohaptesthai qui apparaicirct au livre VI de la Reacutepublique

Cet aperccedilu des noeacutetiques de Platon et drsquoAristote nous force agrave reconnaicirctre que

lrsquoeacutelegraveve du moins par son vocabulaire ne srsquoest pas tant eacuteloigneacute du maicirctre Certes les eacutetapes

propres agrave chacun drsquoeux qui megravenent agrave lrsquointellection semblent irreacuteconciliables Tandis que la

sensation est la condition sine qua non de la connaissance pour Aristote que crsquoest du

composeacute sensible que lrsquoacircme doit abstraire une forme intelligible pour Platon la sensation

nrsquoest que lrsquo laquo occasion raquo drsquoune remonteacutee de lrsquoacircme vers lrsquointelligible qui lui demeure

intrinsegravequement seacutepareacute du monde sensible Cela dit le terme de lrsquoabstraction

236 Aristote Seconds Analytiques II 19 100b12 237 Aristote Meacutetaphysique Θ 10 1051b24

125

aristoteacutelicienne tout comme le sommet de la remonteacutee platonicienne est mutatis mutandis

le mecircme agrave savoir lrsquointellection Ainsi les commentateurs neacuteoplatoniciens en cherchant agrave

harmoniser les doctrines de Platon et drsquoAristote seront en droit drsquoemployer une seule

expression lrsquoepibolecirc pour deacutesigner un acte drsquointellection qui leur est somme toute

commun

43 Lrsquointuition dans les Enneacuteades de Plotin238

Pour trouver les premiegraveres occurrences philosophiques de lrsquoepibolecirc il faut attendre

la Lettre agrave Heacuterodote drsquoEacutepicure239 et quelques siegravecles plus tard les eacutecrits de Philon

drsquoAlexandrie240 Ce nrsquoest toutefois qursquoau IIIe siegravecle apr J-C que Plotin appliquera ce terme

agrave la noeacutetique platonicienne On relegraveve seize occurrences du substantif epibolecirc dans les

Enneacuteades en ne tenant compte ni des deacuteriveacutes du verbe epiballein ni des synonymes tels

prosbolecirc (qui se distingue seulement par son preacutefixe pros-) Doit-on degraves lors attribuer une

pluraliteacute de significations agrave lrsquoepibolecirc plotinienne Notre eacutetude des seize occurrences nous a

permis drsquoidentifier au moins trois sens techniques de lrsquoepibolecirc dans les Enneacuteades que nous

deacutesignons ainsi 1 la saisie de lrsquoUn 2 lrsquointuition proprement intellective 3 lrsquointuition

sensible qui produit lrsquoopinion (doxa)241

431 La saisie de lrsquoUn

Au chapitre 39 du Traiteacute VI 7 [38] on retrouve pour une des rares fois dans les

Enneacuteades le syntagme haplecirc epibolecirc Lrsquoepibolecirc qualifieacutee ici de simple (haplecirc) y deacutesigne

lrsquoacte par lequel le premier principe entre en contact avec lui-mecircme dans un rapport agrave soi

au-delagrave de la penseacutee Rappelons que Plotin dans le cadre drsquoune meacutetaphysique de

lrsquoeacutemanation cherche agrave savoir si le premier principe se laquo connaicirct lui-mecircme raquo et si oui de

quelle maniegravere

238 Les analyses de cette sous-section sont en partie reprises et poursuivies dans lrsquoARTICLE I 239 Cf J M Rist Plotinus The Road to Reality Cambridge Cambridge University Press 1967 p 49-50 240 Bien que la doctrine philosophique de Philon soit drsquoinspiration platonicienne ce nrsquoest pas dans le cadre

drsquoune exeacutegegravese de Platon qursquoil emploie le terme epibolecirc Certains commentateurs croient mecircme que lrsquoepibolecirc

nrsquoa pas chez lui un sens technique Cf J M Rist opcit p 49 241 Il ne sera pas question de ce dernier genre drsquoepibolecirc dans cette eacutetude Notons toutefois qursquoelle apparaicirct au

tout deacutebut du Traiteacute III 7 [45] 1 4

126

Afin de faire nocirctre la reacuteflexion plotinienne nous devons preacuteciser quelles nuances

seacutemantiques distinguent la connaissance de la saisie La connaissance agrave proprement parler

neacutecessite une dualiteacute que lrsquoUn nrsquoa pas et ne doit pas avoir Nous ne pourrions

qursquoimproprement lui accorder la connaissance de soi puisqursquoil faudrait degraves lors poser en

lui un sujet et un objet et donc une multipliciteacute qui par stipulation lui est eacutetrangegravere Mais

peut-on parler drsquoune saisie du premier principe Bien qursquoil ne puisse se connaicirctre sous le

mode drsquoune division sujetobjet ce qui est le propre de lrsquoIntellect lrsquoUn peut-il se

saisir preacuteintellectuellement dans son uniteacute Agrave nouveau il faudrait une distance entre ce qui

saisit et ce qui est saisi et donc une certaine forme de dualiteacute de multipliciteacute242 Crsquoest une

tangente que semble parfois prendre Plotin bien que le postulat de lrsquouniteacute absolue de son

premier principe lrsquoamegravene agrave se raviser

Et si le Bien se suffit agrave lui-mecircme avant la penseacutee se suffisant alors agrave lui-mecircme

pour ecirctre Bien on peut dire qursquoil nrsquoaura pas besoin de la penseacutee de lui-mecircme

en sorte qursquoen tant que Bien il ne se pense pas lui-mecircme ndash Mais alors par quel

moyen se pensera-t-il lui-mecircme Ne pourrait-on pas dire que rien drsquoautre ne

srsquoajoutera agrave lui mais qursquoil aura une sorte de toucher immeacutediat de lui-mecircme

ndash Pourtant puisqursquoil nrsquoa aucune sorte de distance ou de diffeacuterence par rapport agrave

lui-mecircme cet acte de se toucher lui-mecircme que peut-il ecirctre drsquoautre sinon lui-

mecircme243

Il appert donc que lrsquoUn ou le Bien peut drsquoune certaine maniegravere se saisir se toucher agrave la

condition drsquoexclure par un tour de force de lrsquoimagination toute connotation dualiste de ces

verbes Rappelons que pour Plotin et les mystiques qui srsquoinspireront de sa penseacutee le

langage ne peut qursquoapproximativement deacutecrire lrsquoexpeacuterience unitive Crsquoest en ayant agrave

lrsquoesprit cette mise en garde qursquoil faut aborder ce passage du Traiteacute III 9 [13] ougrave certaines

expressions prises litteacuteralement font croire agrave une dualiteacute au sein mecircme de lrsquoUn ce que la

meacutetaphysique plotinienne ne peut eacutevidemment pas admettre laquo ndash Ne se pense-t-il pas lui-

mecircme ndash Oui si se posseacuteder soi-mecircme voulait dire penser mais la possession de soi-

242 Le preacutedicat de la multipliciteacute ne peut en aucun cas ecirctre attribueacute agrave lrsquoUn selon lrsquoexeacutegegravese plotinienne du

Parmeacutenide laquo Mais en lrsquoappelant lrsquoUn dans ses eacutecrits il [Parmeacutenide] encourait un reproche puisque ce

preacutetendu un se trouve multiple Le Parmeacutenide de Platon est plus exact il distingue le premier un ou un au

sens propre le second un qui est une uniteacute multiple et le troisiegraveme qui est uniteacute et multipliciteacute raquo Plotin

Traiteacute V 1 [10] 8 23-26 (trad Eacute Breacutehier) 243 Plotin Traiteacute VI 7 [38] 38 22-39 3 (trad P Hadot) laquo Εἰ δrsquo ἔστι πρὸ τῆς νοήσεως τὸ ἀγαθὸν αὔταρκες

αὔταρκες ὂν αὐτῷ εἰς ἀγαθὸν οὐδὲν ἂν δέοιτο τῆς νοήσεως τῆς περὶ αὐτοῦmiddot ὥστε ᾗ ἀγαθὸν οὐ νοεῖ ἑαυτό

Ἀλλὰ ᾗ τί Ἢ οὐδὲν ἄλλο πάρεστιν αὐτῷ ἀλλrsquo ἁπλῆ τις ἐπιβολὴ αὐτῷ πρὸς αὐτὸν ἔσται Ἀλλὰ οὐκ ὄντος

οἷον διαστήματός τινος οὐδὲ διαφορᾶς πρὸς αὐτὸ τὸ ἐπιβάλλειν ἑαυτῷ τί ἂν εἴη ἢ αὐτό raquo

127

mecircme nrsquoest pas la penseacutee penser crsquoest contempler le Premier244 raquo Afin drsquoeacutelucider le sens

de cette derniegravere phrase laquo penser crsquoest contempler le Premier raquo il faut revenir au Traiteacute

VI 7 [38] ougrave Plotin distingue du moins conceptuellement deux Intellects lrsquoun qui

contemple les Formes ndash et qui constitue avec elles le monde intelligible ndash et lrsquoautre nommeacute

Intellect aimant qui se retourne vers son principe agrave savoir lrsquoUn Plotin peut difficilement

concevoir la conversion de ce qui eacutemane du premier principe comme une connaissance au

risque de revenir agrave lrsquoopposition sujetobjet celle qui deacutefinit preacuteciseacutement le rapport de

lrsquoautre Intellect agrave lrsquoeacutegard des Ideacutees Il serait donc plus approprieacute de parler drsquoune saisie

preacuteintellective du principe une saisie agrave lrsquoorigine de la conversion de ce qui eacutemane du Bien

et de la formation de la seconde hypostase De ces deux Intellects crsquoest donc lrsquoIntellect

aimant qui conceptuellement parlant est mis en contact avec son principe par une laquo saisie

simple raquo Cependant pouvons-nous nettement distinguer lrsquoIntellect aimant de lrsquoUn lui-

mecircme Est-ce lrsquoIntellect aimant en tant que nature distincte de lrsquoUn qui saisit son principe

ou est-ce plutocirct lrsquoUn qui se saisit lui-mecircme dans la laquo figure raquo de lrsquoIntellect aimant245 Tout

comme Pierre Hadot nous nrsquoarrivons pas agrave fournir une solution deacutefinitive agrave ce problegraveme

432 Lrsquointuition proprement intellective

Crsquoest au Traiteacute VI 3 [44] qursquoapparaicirct une autre des plus significatives occurrences de

lrsquoepibolecirc Alors qursquoau Traiteacute VI 7 [38] le contexte eacutetait propre agrave la theacuteorie plotinienne de

lrsquoeacutemanation la reacuteflexion se veut cette fois plus eacutepisteacutemologique il srsquoagit en fait de la

ceacutelegravebre critique de la doctrine aristoteacutelicienne des cateacutegories Le vocabulaire qursquoy emploie

Plotin sans doute pour se trouver agrave armes eacutegales avec son adversaire est reacutesolument plus

aristoteacutelicien Il ne faut donc pas srsquoeacutetonner qursquoil y fasse abstraction de la relation entre la

seconde et la premiegravere hypostase Inutile degraves lors de preacuteciser que la signification de

lrsquoepibolecirc ne pourra plus ecirctre la mecircme qursquoau Traiteacute VI 7 [38]

La sensation comme lrsquointelligence indiquent bien que des choses sont

diffeacuterentes mais sans en donner de raison la sensation parce que la raison ne

lui appartient pas et qursquoelle se borne agrave donner des indications diffeacuterentes

244 Plotin Traiteacute III 9 [13] 9 5-7 (trad Eacute Breacutehier) 245 Nous sommes tributaire de la fine analyse de lrsquoIntellect aimant faite par P Hadot dans le commentaire qui

fait suite agrave sa traduction du Traiteacute VI 7 [38] Cf p 342

128

lrsquointelligence parce qursquoelle est toute simple en ses intuitions et nrsquouse pas de

raisonnements pour deacuteclarer que tel objet est tel objet246

Crsquoest cette acception de lrsquoepibolecirc que nous avons qualifieacutee de proprement intellective qui

sera reprise via Syrianus par Proclus et les commentateurs neacuteoplatoniciens drsquoAristote Elle

deviendra alors un lieu commun de lrsquoexeacutegegravese pour deacutesigner la saisie des intelligibles ou en

des termes plus aristoteacuteliciens des principes de la science

Avant de passer agrave lrsquoanalyse de lrsquoepibolecirc chez les neacuteoplatoniciens posteacuterieurs agrave

Plotin il nous apparaicirct essentiel drsquoapporter une solution agrave ce problegraveme de traduction laisseacute

en suspens par quel terme devons-nous traduire lrsquoepibolecirc En franccedilais mais aussi en

anglais lrsquointuition connote la dualiteacute une relation entre un sujet pensant et un objet penseacute

Ce nrsquoest donc pas ce terme qui convient agrave notre avis pour deacutesigner le rapport de lrsquoUn agrave lui-

mecircme qui est rappelons-le au-delagrave de la penseacutee Dans ce cas nous optons agrave la suite de

Pierre Hadot pour le terme saisie qui connote un aspect moins cognitif ougrave subsiste encore

toutefois une trace de dualiteacute247 Cependant lorsque Plotin emploie lrsquoepibolecirc dans le

contexte plus aristoteacutelicien du Traiteacute VI 3 [44] le terme intuition peut convenir pour

traduire epibolecirc qui signifie eacutetymologiquement agrave lrsquoinstar du latin intueor laquo appliquer sa

penseacutee sur raquo Par ailleurs les traducteurs drsquoAristote rendent parfois le nous tocircn archocircn des

Seconds Analytiques par intuition des principes248 Nous pourrions eacutegalement nous

demander pourquoi lrsquoepibolecirc est parfois qualifieacutee de simple (haplecirc) par Plotin Son sens en

est-il modifieacute lorsqursquoelle apparaicirct sans cet attribut Davantage que ses eacutepithegravetes crsquoest

geacuteneacuteralement le contexte ougrave ce terme se rencontre qui deacutetermine sa signification Preacutecisons

toutefois que lrsquohaplecirc epibolecirc ne peut deacutesigner que la saisie du premier principe ou

lrsquointuition proprement intellective car seuls les laquo objets raquo de ces deux laquo actes raquo agrave savoir

lrsquoUn et lrsquointelligible sont simples

246 Plotin Traiteacute VI 3 [44] 18 12 (trad Eacute Breacutehier) laquo Ἀλλὰ γάρ ὅτι ἕτερα ἡ αἴσθησις ἢ ὁ νοῦς ἐρεῖ καὶ οὐ

δώσουσι λόγον ἡ μὲν αἴσθησις ὅτι μηδrsquo αὐτῆς ὁ λόγος ἀλλὰ μόνον μηνύσεις διαφόρους ποιήσασθαι ὁ δὲ

νοῦς ἐν ταῖς αὐτοῦ ἐπιβολαῖς ἁπλαῖς καὶ οὐ λόγοις χρῆται πανταχοῦ ὡς λέγειν ἕκαστον τόδε τόδε raquo 247 Le terme saisie ne rend toutefois pas le sens eacutetymologique de lrsquoepibolecirc Une alternative serait de traduire

par projection dont la signification eacutetymologique ndash un jet vers ndash srsquoapparente agrave lrsquoepibolecirc en gardant toutefois

agrave lrsquoesprit que ce terme dans son usage courant connote plutocirct lrsquoexteacuteriorisation que lrsquounion et eacutevoque peut-

ecirctre davantage la dualiteacute que le mot saisie 248 Cf PC Biondi Aristotle Posterior Analytics II 19 p 11

129

44 Lrsquointuition dans les Commentaires de Syrianus

441 Le Commentaire sur la Meacutetaphysique

Pour relever drsquoautres occurrences significatives de lrsquoepibolecirc il faut attendre le

Ve siegravecle et les commentaires des repreacutesentants de lrsquoEacutecole drsquoAthegravenes249 Syrianus le maicirctre

de Proclus a repris la notion drsquoepibolecirc directement ou indirectement de Plotin250 dans son

Commentaire sur la Meacutetaphysique drsquoAristote Eacutetant donneacute lrsquoobjet de lrsquoexeacutegegravese agrave savoir la

doctrine aristoteacutelicienne nous pouvons degraves lors preacutesumer que lrsquoepibolecirc y deacutesignera

lrsquointuition proprement intellective des principes

Lrsquoepibolecirc apparaicirct tout au deacutebut du commentaire de Syrianus au livre B ougrave Aristote

soulegraveve diffeacuterentes apories relativement agrave la science rechercheacutee (hecirc zecirctoumenecirc epistecircmecirc)

crsquoest-agrave-dire la philosophie premiegravere et agrave son objet

La sagesse dit-il enquecircte-t-elle seulement sur les substances des choses ou

aussi sur leurs accidents essentiels Nous disons qursquoelle enquecircte et sur les

substances et sur les choses qui lui appartiennent ainsi crsquoest par lrsquoanalyse

qursquoelle saisit les principes de lrsquoeacutetant par la division et la deacutefinition qursquoelle

contemple les substances de toutes choses par la deacutemonstration qursquoelle fait des

syllogismes sur ce qui appartient essentiellement aux substances Mais tout cela

ne srsquoapplique pas aux substances les plus simples et proprement intelligibles

qui sont un tout qui est ce qursquoil est (crsquoest pourquoi elles ne sont ni deacutefinissables

ni deacutemontrables mais seulement contempleacutees par une intuition comme il

lrsquoaffirme lui-mecircme agrave de nombreux endroits en disant laquo lrsquointellect soit touche

soit non raquo et le divin Platon laquo ce qui peut-ecirctre contempleacute seulement par le pilote

de lrsquoacircme raquo) mais aux substances intermeacutediaires qui sont deacutemontrables par les

choses qui leur appartiennent251

Cet extrait est en quelque sorte une synthegravese des principaux concepts eacutepisteacutemologiques

drsquoAristote Pour reacutesumer le propos de Syrianus on doit rappeler que selon le livre VI de

249 Bien que le terme epibolecirc apparaisse dans les œuvres de Jamblique il deacutesigne principalement une intuition

divine que nous ne pouvons identifier ni agrave la saisie de lrsquoUn ni agrave lrsquointuition proprement intellective 250 Jamblique dans ses commentaires perdus aux traiteacutes drsquoAristote reprenait peut-ecirctre lrsquoacception de lrsquoepibolecirc

qui deacutesigne lrsquointuition proprement intellective 251 Syrianus In metaphysica 4 24-24 (notre traduction) laquo Ἡ σοφία φησί πότερον τὰς οὐσίας μόνας

ἐπισκέπτεται τῶν πραγμάτων ἢ τὰ καθrsquo αὑτὰ συμβεβηκότα φήσομεν ὅτι καὶ τὰς οὐσίας καὶ τὰ οὕτως

ὑπάρχοντα διὰ μὲν τῆς ἀναλυτικῆς τὰς ἀρχὰς τοῦ ὄντος λαμβάνουσα διὰ δὲ τῆς διαιρετικῆς καὶ τῆς

ὁριστικῆς τὰς οὐσίας τῶν πάντων θεωροῦσα διὰ δὲ τῆς ἀποδεικτικῆς τὰ καθrsquo αὑτὰ ταῖς οὐσίαις ὑπάρχοντα

συλλογιζομένη τοῦτο δὲ οὐκ ἐν ταῖς ἁπλουστάταις καὶ κυρίως νοηταῖς οὐσίαις αἳ πᾶν ὅπερ εἰσὶ τοῦτό εἰσι

(διὸ μήτε ὁρισταὶ μήτε ἀποδεικταὶ γίγνονται μόνῃ δὲ ἐπιβολῇ θεωροῦνται καθά φησιν αὐτός τε πολλαχοῦ

λέγωνmiddot lsquoὁ δὲ νοῦς εἴτε ἔθιγεν ἢ οὔrsquo καὶ ὁ θεῖος Πλάτωνmiddot ldquoψυχῆς κυβερνήτῃ μόνῳ νῷ θεατήrdquo) ἀλλrsquo ἐν ταῖς

μέσαις οὐσίαις αἳ καὶ ἀποδεικταί εἰσι κατὰ τὰ ὑπάρχοντα ἑαυταῖς raquo

130

lrsquoEacutethique agrave Nicomaque la sagesse (hecirc sophia) comprend drsquoune part la science (hecirc

epistecircmecirc) qui procegravede de maniegravere discursive ndash Syrianus mentionne que la science analyse

divise deacutefinit les substances et deacutemontre ses attributs essentiels ndash et drsquoautre part

lrsquointelligence (ho nous) qui est une saisie immeacutediate de la substance En diffeacuterenciant la

science de lrsquointelligence Syrianus distingue du mecircme coup deux types de substances les

substances intermeacutediaires qui sont lrsquoobjet de la science discursive et les substances

simples et proprement intelligibles qui sont lrsquoobjet de lrsquointelligence Dans ce cadre

eacutepisteacutemologique lrsquoacte de saisie de la substance agrave savoir lrsquoepibolecirc est donc preacutealable et

neacutecessaire agrave tout exercice de la science

Par ailleurs Syrianus nrsquoattribue pas dans cet extrait la simpliciteacute agrave lrsquoepibolecirc elle-

mecircme mais agrave son objet la substance (tais aploustataishellipousiais) Neacuteanmoins puisque dans

la connaissance intellectuelle il y a identiteacute entre le sujet lrsquoobjet et lrsquoacte lrsquoepibolecirc ndash agrave

savoir lrsquoacte ndash pourra ecirctre dite simple Crsquoest drsquoailleurs ce que confirme Werner Beierwaltes

qui a consacreacute plusieurs eacutetudes agrave la penseacutee de Proclus dans Denken des Einen laquo Dans

lrsquoecirctre simple sans parties et invariable qui est donc seulement saisi adeacutequatement par des

intuitions simples (einfachen Hinblick) crsquoest-agrave-dire par une penseacutee [hellip] qui (das Sein) reste

totalement en lui-mecircme parce que ce qui pense et ce qui est penseacute forment dans la

dimension de la penseacutee pure une identiteacute dynamique252 raquo Lrsquoepibolecirc dont il est ici question

est manifestement celle que nous avions deacutesigneacutee comme proprement intellective elle ne

renvoie donc plus agrave la saisie de lrsquoUn chez Plotin

442 Le Commentaire sur le Phegravedre

Dans lrsquoextrait preacuteceacutedent Syrianus citait ce fameux passage du Phegravedre (247c)

laquo ltlrsquoessencegt que seul est capable de voir le pilote de lrsquoacircme lrsquointelligence raquo Le seul

commentaire antique sur le Phegravedre que nous ayons bien qursquoil soit attribueacute agrave Hermias par

les manuscrits srsquoavegravere en fait la reacutedaction apo phonecircs253 ndash litteacuteralement de la voix de ndash du

252 W Beierwaltes Denken des Einen Studien zur neuplatonischen Philosophie und ihrer

Wirkungsgeschichte Frankfurt am Main Klostermann 1985 p 271-272 laquo in das einfache teillose

invariable Sein welches auch nur durch den einfachen Hinblick (aplais epibolais adiectionibushellipvelut

autopticis) adaumlquat erfaszligbar ist [hellip] ganz bei ihr selbst bleibt weil Denkendes und Zu-Denkendes in der

Dimension des reinen Denkens eine dynamische Identitaumlt ausmachen raquo 253 Sur cette notion relative agrave la tradition de lrsquoenseignement et du commentarisme dans lrsquoAntiquiteacute voir

M Richard laquo Ἀπὸ φωνῆς raquo Byzantion 20 (1950) p 191-222

131

cours de son maicirctre Syrianus Ce commentaire nous inteacuteresse drsquoautant plus qursquoon y relegraveve

plusieurs occurrences du syntagme epibolecirc haplecirc

Nous constatons dans ce commentaire que lrsquoexpression epibolecirc ne deacutesigne plus que

lrsquointuition proprement intellective Hermias preacutecise que lrsquoon laquo saisit les Ideacutees par des

intuitions simples et non de maniegravere discursive254 raquo Comment expliquer que pour lrsquoexeacutegegravese

drsquoun dialogue des plus inspireacutes le commentateur emploie le vocabulaire reacutesolument

prosaiumlque de lrsquoeacutepisteacutemologie aristoteacutelicienne pour expliciter la noeacutetique de Platon Notre

hypothegravese est la suivante Crsquoest agrave notre avis lrsquoeacutetude que les neacuteoplatoniciens ont faite de

lrsquoeacutepisteacutemologie drsquoAristote contenue notamment dans le De anima la Meacutetaphysique

lrsquoEacutethique agrave Nicomaque et les Seconds Analytiques qui leur a permis de mieux comprendre

et drsquoexpliciter la fonction de lrsquoIntellect dans les dialogues de Platon dont le Phegravedre en la

distinguant de la fonction discursive de lrsquoacircme agrave lrsquoœuvre dans les sciences Crsquoest pourquoi

les commentateurs dans un effort de clarification srsquoachevant dans une harmonisation des

doctrines anciennes en sont venus agrave deacutesigner par une mecircme expression lrsquoepibolecirc lrsquoacte

drsquointellection chez Platon et Aristote

45 Lrsquointuition dans la penseacutee de Proclus

Notre eacutetude du corpus proclien bien qursquoelle ne se veuille pas exhaustive ndash nous y

retrouvons pregraves de 200 occurrences du substantif epibolecirc ndash nous a permis de deacutegager

quatre acceptions techniques de lrsquoepibolecirc lrsquointuition divine lrsquointuition proprement

intellective (eacutegalement dite humaine [anthropinecirc] par opposition agrave la premiegravere) lrsquointuition

discursive et lrsquointuition sensible Nous nous concentrerons sur les deux premiegraveres qui ont

pour objet soit lrsquointelligible (pour lrsquointuition proprement intellective) soit ce qui est au-delagrave

ou au sommet de lrsquointelligible (pour lrsquointuition divine) Lrsquointroduction dans le systegraveme de

Proclus drsquointermeacutediaires entre lrsquoIntellect et lrsquoUn nommeacutement les heacutenades ne nous permet

pas de voir une parfaite adeacutequation entre la saisie de lrsquoUn ndash par lrsquoIntellect aimant ou par lui-

254 Hermias In Pheadrum 85 6-7 (notre traduction)

132

mecircme ndash chez Plotin et lrsquointuition divine255 chez Proclus Ce dernier heacuteritera cependant de

lrsquoepibolecirc qui deacutesigne lrsquointuition proprement intellective256

Lrsquoepibolecirc divine se laisse difficilement saisir chez Proclus en raison principalement

du caractegravere eacuteclectique de sa penseacutee Cette intuition nrsquoest pas le propre du philosophe elle

peut eacutegalement ecirctre attribueacutee aux poegravetes qui tel Homegravere sont directement inspireacutes par les

dieux De plus la complexiteacute du monde intelligible chez Proclus lrsquointroduction de

nouvelles laquo strates raquo ontologiques fait en sorte que le rapport de lrsquoIntellect agrave lrsquoUn nrsquoest plus

immeacutediat contrairement agrave ce que preacutesentait le systegraveme de Plotin Agrave quel niveau de la

hieacuterarchie intelligible devons-nous situer lrsquointuition divine en consideacuterant qursquoil y des dieux

sur tous les plans Crsquoest un problegraveme qui demanderait une enquecircte approfondie sur le

concept de diviniteacute chez Proclus

Nous nous limiterons ici en reprenant la question de lrsquointellection divine plus loin

dans cette eacutetude agrave un extrait de la Theacuteologie platonicienne ougrave il est question de ces deux

types drsquointuition divine et proprement intellective Au troisiegraveme chapitre du livre I

Proclus preacutecise que ce nrsquoest pas par lrsquointuition (epibolecirc) que lrsquoacircme laquo saisit raquo lrsquoUn mais

plutocirct par sa simple existence (hecirc huparxis)

Quant agrave la consideacuteration qui regarde lrsquointellect avec les formes et les genres

qursquoil contient Platon la juge seconde par rapport agrave la science qui traite des

dieux eux-mecircmes et il pense qursquoelle atteint des formes encore intelligibles et

qui peuvent ecirctres connues par lrsquoacircme par une saisie intuitive tandis que au

contraire la science qui lui est supeacuterieure recherche au sujet des existences

indicibles et inexprimables la maniegravere dont elles se distinguent les unes drsquoavec

les autres et dont elles eacutemergent drsquoune unique cause De lagrave vient je crois que

crsquoest la fonction proprement intellective de lrsquoacircme qui est capable de saisir les

formes de lrsquointellect et les diffeacuterences qursquoelles comportent et que crsquoest le

sommet de lrsquointellect et comme lrsquoon dit sa fleur et son existence pure qui

srsquounit aux heacutenades de tout ce qui existe et par leur intermeacutediaire agrave cette Uniteacute

cacheacutee de toutes les heacutenades divines Car il y a en nous plusieurs pouvoirs de

connaissance mais crsquoest celui-lagrave seul qui nous permet drsquoentrer naturellement en

255 Cette intuition divine que nous ne retrouvons pas chez Plotin est sans doute un heacuteritage de Jamblique qui

dans la Vie de Pythagore (ch 25 section 112 ligne 11) parle drsquoune intuition divine supeacuterieure agrave lrsquointuition

humaine 256 Quant agrave lrsquointuition discursive et agrave lrsquointuition sensible la premiegravere est vraisemblablement une creacuteation de

Proclus alors que la seconde est une reprise de Plotin Cette epibolecirc serait peut-ecirctre mecircme la reprise

plotinienne de lrsquoepibolecirc eacutepicurienne Cf J M Rist Plotinus The Road to Reality p 49 (crsquoest une thegravese que

Rist ne soutient pas ouvertement mais que nous pouvons extrapoler de ses analyses)

133

relation avec le divin et drsquoen participer En effet la classe des dieux nrsquoest

appreacutehendeacutee ni par la sensation [hellip] ni par lrsquoactiviteacute de lrsquointelligence assisteacutee

de la raison car ce genre de connaissance est relatif aux ecirctres reacuteellement ecirctres

tandis que la pure existence des dieux surmonte le domaine de lrsquoecirctre et se

deacutefinit par cette uniteacute elle-mecircme qui se rencontre dans lrsquoensemble de ce qui

existe Si donc le divin peut ecirctre connu de quelque maniegravere il reste que ce soit

par la pure existence de lrsquoacircme qursquoil soit saisi et par ce moyen connu pour

autant qursquoil peut lrsquoecirctre257

Dans ce passage Proclus cherchait peut-ecirctre agrave reacutepondre agrave cette question poseacutee par Plotin au

Traiteacute III 8 [30] laquo mais par quelle sorte drsquoimpression pouvons-nous saisir drsquoun coup ce

qui deacutepasse la nature de lrsquointelligence ndash Expliquons-le autant qursquoil est possible par ce

qui en nous est semblable agrave ce principe reacutepondrons-nous258 raquo Plotin tente drsquoapporter une

reacuteponse agrave sa propre interrogation mais agrave deacutefaut drsquoavoir un concept pour deacutesigner ce par

quoi nous saisissons lrsquoUn il se contente de paraphrases telles laquo il y a en nous quelque chose

de lui raquo et laquo en lui preacutesentant ce qui en nous est capable de le recevoir raquo Plotin ne dispose

pas du concept drsquohuparxis (existence) qui chez Proclus deviendra le mode de saisie de lrsquoUn

Il appert donc que Proclus dans lrsquoextrait citeacute de la Theacuteologie platonicienne reprend le

questionnement de Plotin en syntheacutetisant toutefois les paraphrases plotiniennes en ce seul

concept lrsquohuparxis

Dans cet extrait de la Theacuteologie platonicienne lrsquoepibolecirc deacutesigne la saisie intuitive

des intelligibles donc un niveau infeacuterieur agrave la saisie de lrsquoUn Par contre les termes

employeacutes pour deacutecrire la saisie de lrsquoUn pour expliciter le concept drsquohuparxis participent

au mecircme champ lexical que lrsquoepibolecirc en effet Proclus parle notamment drsquoun toucher unitif

(sunaptesthai) Rappelons-nous que crsquoest ce mecircme verbe le preacutefixe συν en moins

257 Proclus Theacuteoogie platonicienne I 14 21-15 17 (trad H D Saffrey et L G Westerink) laquo τὴν δὲ περὶ

νοῦν καὶ τὰ εἴδη καὶ τὰ γένη τοῦ νοῦ στρεφομένην θεωρίαν δευτέραν εἶναι τῆς περὶ αὐτῶν τῶν θεῶν

πραγματευομένης ἐπιστήμηςmiddot καὶ ταύτην μὲν ἔτι νοητῶν ἀντιλαμβάνεσθαι καὶ τῇ ψυχῇ διrsquo ἐπιβολῆς

γινώσκεσθαι δυναμένων εἰδῶν τὴν δὲ ταύτης ὑπερέχουσαν ἀρρήτων καὶ ἀφθέγκτων ὑπάρξεων μεταθεῖν τήν

τε ἐν ἀλλήλαις [αὐτῶν] διάκρισιν καὶ τὴν ἀπὸ μιᾶς αἰτίας ἔκφανσιν Ὅθεν οἶμαι καὶ τῆς ψυχῆς τὸ μὲν νοερὸν

ἰδίωμα καταληπτικὸν ὑπάρχειν τῶν νοερῶν εἰδῶν καὶ τῆς ἐν αὐτοῖς διαφορᾶς τὴν δὲ ἀκρότητα τοῦ ν ο ῦ καί

ὥς φασι τὸ ἄ ν θ ο ς καὶ τὴν ὕπαρξιν συνάπτεσθαι πρὸς τὰς ἑνάδας τῶν ὄντων καὶ διὰ τούτων πρὸς αὐτὴν τὴν

πασῶν τῶν θείων ἑνάδων ἀπόκρυφον ἕνωσιν Πολλῶν γὰρ ἐν ἡμῖν δυνάμεων οὐσῶν γνωριστικῶν κατὰ

ταύτην μόνην τῷ θείῳ συγγίνεσθαι καὶ μετέχειν ἐκείνου πεφύκαμενmiddot οὔτε γὰρ αἰσθήσει τ ὸ θ ε ῶ ν γ έ ν ο ς

ληπτόν [hellip] οὔτε ν ο ή σ ε ι μ ε τ ὰ λ ό γ ο υ τῶν γὰρ ὄντως ὄντων εἰσὶν αἱ τοιαῦται γνώσεις ἡ δὲ τῶν θεῶν

ὕπαρξις ἐ π ο χ ε ῖ τ α ι τοῖς οὖσι καὶ κατrsquo αὐτὴν ἀφώρισται τὴν ἕνωσιν τῶν ὅλων Λείπεται οὖν εἴπερ ἐστὶ καὶ

ὁπωσοῦν τὸ θεῖον γνωστόν τῇ τῆς ψυχῆς ὑπάρξει καταληπτὸν ὑπάρχειν καὶ διὰ ταύτης γνωρίζεσθαι καθrsquo

ὅσον δυνατόν raquo 258 Plotin Traiteacute III 8 [30] 9 20-22 (trad Eacute Breacutehier)

134

qursquoemployait Platon dans la Reacutepublique pour parler de la connaissance des intelligibles et

de la saisie du principe anhypotheacutetique Proclus ne peut faire autrement qursquoemployer agrave

nouveau un vocabulaire dualiste pour expliciter ce qursquoil entend par la notion huparxis qui

connote si on la compare avec le concept epibolecirc drsquoun progregraves vers une plus grande

proximiteacute avec le principe

Lrsquoepibolecirc est un terme eacutequivoque employeacute par les neacuteoplatoniciens pour deacutesigner

lrsquoactiviteacute de lrsquoacircme agrave diffeacuterents niveaux ontologiques Preacutecisons toutefois que lorsque

Proclus parle de lrsquointuition simple (haplecirc epibolecirc) il deacutesigne un niveau infeacuterieur agrave lrsquounion

avec le premier principe pour laquelle il privileacutegie lrsquohuparxis

Donc il [Parmeacutenide] soutient dans le mecircme temps et que les connaissances et

que tous les instruments de connaissance restent loin derriegravere la supeacuterioriteacute de

lrsquoUn et il achegraveve enfin de belle faccedilon sur lrsquoineffabiliteacute du dieu qui est au-delagrave

de tout En effet apregraves les activiteacutes de la science et les saisies de lrsquointellect (tas

noeras epibolas) vient lrsquounion avec lrsquoinconnaissable259

Dans ce traiteacute lrsquounion avec lrsquoinconnaissable nrsquoest donc plus deacutesigneacutee comme elle lrsquoeacutetait

chez Plotin par lrsquoepibolecirc

La Vie de Proclus reacutedigeacutee par son successeur Marinus abonde dans ce sens En

effet lrsquoepibolecirc y deacutesigne lrsquointuition proprement intellective et non une forme drsquounion avec

le divin ce qursquoune des acceptions de ce terme pouvait deacutesigner dans les Enneacuteades de

Plotin laquo il nrsquoen acqueacuterait plus la science par raisonnement discursif et deacutemonstratif mais

contemplait comme par une vue gracircce aux saisies simples de son activiteacute intellective les

modegraveles contenus dans lrsquoIntellect divin260 raquo Crsquoest cette acception de lrsquoepibolecirc que nous

259 Proclus Theacuteologie platonicienne II 12 73 11-16 (trad H D Saffrey et L G Westerink) laquo Καὶ τὰς

γνώσεις τοίνυν καὶ τὰ τῶν γνώσεων ὄργανα πάντα τῆς τοῦ ἑνὸς ὑπεροχῆς ἀπολείπεσθαι κατὰ τὸν αὐτὸν

χρόνον διατείνεται καὶ τελευτᾷ δὴ καλῶς εἰς τὸ ἄρρητον τοῦ πάντων ἐπέκεινα θεοῦ Μετὰ γὰρ τὰς κατrsquo

ἐπιστήμην ἐνεργείας καὶ τὰς νοερὰς ἐπιβολὰς ἡ πρὸς τὸ ἄγνωστον ἕνωσίς ἐστιν raquo 260 Marinus Proclus ou Sur le bonheur sect 22 9-12 (trad H D Saffrey et A-Ph Segonds) laquo οὐκέτι μὲν

διεξοδικῶς καὶ ἀποδεικτικῶς συλλογιζόμενος αὐτῶν τὴν ἐπιστήμην ὥσπερ δὲ ὄψει ἁπλαῖς ἐπιβολαῖς τῆς

νοερᾶς ἐνεργείας θεώμενος τὰ ἐν τῷ θείῳ νῷ παραδείγματα raquo Notons que la leccedilon du texte de lrsquoeacutedition de

Saffrey et Segonds pour le syntagme ἁπλαῖς ἐπιβολαῖς τῆς νοερᾶς ἐνεργείας est distinct de celle de lrsquoeacutedition

italienne de ce mecircme ouvrage (nous mettons ces termes en caractegravere italique) laquo οὐκέτι μὲν διεξοδικῶς καὶ

ἀποδεικτικῶς συλλογιζόμενος αὐτῶν τὴν ἐπιστήμην ὥσπερ δὲ ὄψει ἁπλαῖς ἐπιβολαῖς ταῖς ltτεgt νοεραῖς

ἐνεργείαις θεώμενος τὰ ἐν τῷ θείῳ νῷ παραδείγματα raquo dans Marino di Neapoli Vita di Proclo eacutediteacute par

R Masullo Naples DAuria 1985 l 532-535 (crsquoest encore lrsquoeacutedition que fournit la version eacutelectronique du

Thesaurus linguae graecae)

135

avons vue preacutesente chez Plotin et Proclus qui sera reprise par les commentateurs

neacuteoplatoniciens drsquoAristote

Pour conclure agrave propos de Proclus rappelons que par une intuition supeacuterieure agrave

celle que nous avions qualifieacutee de proprement intellective nous pouvons saisir les heacutenades

qui sont les repreacutesentantes de lrsquoUn et donc nous eacutelever leacutegegraverement au-dessus de

lrsquointelligible mais ce nrsquoest plus dans son systegraveme par une epibolecirc que nous saisissons

lrsquoUn mais plutocirct par notre simple existence (huparxis)261

46 Les intuitions simples chez Ascleacutepius

LrsquoEacutecole drsquoAlexandrie est reacuteputeacutee pour ses commentaires plus scolaires qui portent

principalement sur les ouvrages drsquoAristote Les commentateurs de cette eacutecole sont les

heacuteritiers drsquoune longue laquo chaicircne exeacutegeacutetique raquo qui remonte du moins jusqursquoagrave Alexandre

drsquoAphrodise Les termes techniques qursquoils utilisent se sont enrichis drsquoune multipliciteacute de

significations lrsquohistorien de la philosophie doit en quelque sorte se faire archeacuteologue afin

drsquoidentifier ces diffeacuterentes laquo strates exeacutegeacutetiques raquo

Contrairement aux autres commentaires neacuteoplatoniciens preacutesenteacutes jusqursquoagrave

maintenant exception faite pour Syrianus celui drsquoAscleacutepius de Tralles a pour objet un

traiteacute drsquoAristote la Meacutetaphysique Le chapitre 1 du livre A tout comme le ceacutelegravebre chapitre

II 19 des Seconds analytiques fait allusion agrave lrsquointellection des principes Ascleacutepius dans

son Commentaire srsquoest donc naturellement servi de ce traiteacute de lrsquoOrganon pour commenter

les premiegraveres lignes de la Meacutetaphysique ougrave Aristote se montre plus discret au sujet du

mode de connaissance des principes

Dans son Commentaire Ascleacutepius utilise agrave cinq reprises le terme epibolecirc262 Il srsquoagit

agrave chaque fois du syntagme haplais epibolais le datif pluriel drsquohaplecirc epibolecirc que nous nous

261 Est-ce que Syrianus le maicirctre de Proclus employait deacutejagrave ce terme dans un sens technique Nous nrsquoavons

releveacute aucune occurrence significative de lrsquo ὕπαρξις dans son Commentaire agrave la Meacutetaphysique et qursquoune seule

dans le commentaire au Phegravedre laquo lrsquoexistence (ὕπαρξις) de lrsquoacircme crsquoest-agrave-dire lrsquoun en elle est donc

proprement enthousiaste lorsqursquoelle voit la plaine de la veacuteriteacute raquo Hermias (Syrianus) In Pheadrum 152 11

(notre traduction) laquo ἡ δὲ ὕπαρξις τῆς ψυχῆς ὅ ἐστι τὸ ἓν αὐτῆς κυρίως τότε ἐνθουσιᾷ ὅταν τὸ τ ῆ ς

ἀ λ η θ ε ί α ς ἴδῃ π ε δ ί ο ν raquo 262 Une eacutetude minutieuse de lrsquoapparat critique voire une nouvelle eacutedition critique du commentaire permettrait

peut-ecirctre de noter drsquoautres occurrences

136

traduisons ainsi laquo par des intuitions simples raquo Cette expression correspond dans le

contexte de lrsquoexeacutegegravese drsquoAristote agrave lrsquointellection proprement intellective preacutesente chez tous

les commentateurs ci-dessus mentionneacutes

Ascleacutepius tout comme Syrianus avant lui ne fait-il pas de lrsquoepibolecirc haplecirc un terme

eacutequivoque en lrsquoemployant pour lrsquoexeacutegegravese drsquoune penseacutee celle drsquoAristote qui semble agrave

plusieurs eacutegards en opposition avec celle de Platon Est-ce qursquoun mecircme terme peut

deacutesigner lrsquointellection qui chez Aristote srsquoeffectue au terme drsquoun processus

laquo drsquoabstraction raquo ndash ougrave une forme qui nrsquoeacutetait pas deacutejagrave dans lrsquointellect est abstraite du

composeacute sensible ndash et celle qui chez Platon se comprend comme un retour agrave soi une

(re)deacutecouverte ou une reacuteminiscence drsquoideacutees inneacutees Crsquoest le pari qursquoont pris les

commentateurs comme Ascleacutepius ou plutocirct crsquoest ce qui pour Ascleacutepius est devenu un lieu

commun de lrsquoexeacutegegravese drsquoAristote Et force est de constater que dans ce cas contrairement agrave

drsquoautres interpreacutetations neacuteoplatoniciennes ougrave le primat de lrsquoharmonisation occulte le

caractegravere distinct de la penseacutee aristoteacutelicienne lrsquoaccord semble aller de soi Pour srsquoen

convaincre il suffit drsquoanalyser ces extraits du Commentaire drsquoAscleacutepius ougrave apparaicirct

lrsquoepibolecirc

De lagrave agrave partir des sensations il remonte vers lrsquoIntellect contemplatif En effet

crsquoest pour cela que nous connaissons les deacutefinitions de telle sorte qursquoil dit que

lrsquoIntellect contemplatif est divin Car certes nous saisissons les choses divines

par lui agrave lrsquoaide drsquointuitions simples263

Cette exeacutegegravese nrsquoest pas contrairement agrave celle drsquoAlexandre drsquoAphrodise entiegraverement

orthodoxe Aristote nrsquoemploie pas lrsquoexpression choses divines (ta theia) pour deacutesigner les

formes pas plus que Platon chez qui cette expression nrsquoest pas textuellement preacutesente pour

deacutesigner les Ideacutees264 Ce sont les platoniciens ulteacuterieurs qui ont fixeacute lrsquoappellation choses

divines pour deacutesigner les Ideacutees Il srsquoagit donc ici drsquoune projection faite par les

commentateurs sur la theacuteorie des formes intelligibles drsquoAristote qui nous amegravene agrave croire

263 Ascleacutepius In metaphysica 6 19-21 (notre traduction) laquo Ἐντεῦθεν ἀπὸ τῶν αἰσθήσεων ἀνέρχεται μέχρι

τοῦ θεωρητικοῦ νοῦmiddot διὰ γὰρ τούτου τοὺς ὅρους γινώσκομεν ὥστε θεῖον λέγει εἶναι τὸν θεωρητικὸν νοῦν

εἴγε ἁπλαῖς ἐπιβολαῖς διrsquo αὐτοῦ τὰ θεῖα λαμβάνομεν raquo 264 Cf A J Festugiegravere Contemplation et vie contemplative selon Platon Paris Vrin 1967 p 111 Festugiegravere

considegravere comme un acquis platonicien lrsquoidentification des Ideacutees aux diviniteacutes Il cite agrave lrsquoappui ce passage du

Pheacutedon (80b) ougrave lrsquoidentiteacute entre le divin et lrsquointelligible semble confirmeacutee par Platon laquo τῷ μὲν θείῳ καὶ

ἀθανάτῳ καὶ νοητῷ καὶ μονοειδεῖ καὶ ἀδιαλύτῳ καὶ ἀεὶ ὡσαύτως κατὰ ταὐτὰ ἔχοντι ἑαυτῷ ὁμοιότατον εἶναι

ψυχή raquo

137

qursquoAristote admettait lrsquoexistence drsquoIdeacutees diviniseacutees Notons toutefois qursquoen faisant

abstraction de cette terminologie theacuteologique appliqueacutee aux formes intelligibles drsquoAristote

ndash ce que la lettre de certains traiteacutes drsquoAristote nrsquoexclut peut-ecirctre pas expresseacutement ndash lrsquoacte

drsquointellection reste sensiblement le mecircme chez Aristote que chez Platon Un second extrait

soutient cette interpreacutetation Ascleacutepius y commente le deuxiegraveme chapitre du livre A ougrave

Aristote montre comment lrsquohomme en est venu agrave la notion de philosophie crsquoest-agrave-dire agrave

saisir ndash pour reprendre la terminologie neacuteoplatonicienne ndash la deacutefinition de la philosophie

par des intuitions simples laquo Ainsi agrave partir du particulier ils en vinrent agrave la notion de

philosophie et selon lrsquoIntellect ils agirent en saisissant par des intuitions simples les

intelligibles265 raquo Agrave la troisiegraveme apparition de lrsquoepibolecirc Ascleacutepius introduit agrave nouveau dans

son exeacutegegravese des eacuteleacutements neacuteoplatoniciens Bien qursquoil ne trahisse pas la lettre des traiteacutes

aristoteacuteliciens nous ne pouvons pas dire qursquoil conserve fidegravelement lrsquoesprit de la doctrine

drsquoAristote

Certes en allant jusqursquoau sommet et en se heurtant agrave lrsquoIntellect et au Bien

comme celui-ci le dit laquo le bien vers lequel tout srsquoeacutelance raquo elle a en elle-mecircme

les principes des toutes les sciences et eacutetant ainsi elle deacutemontre en ayant saisi

les eacutetants par des intuitions simples266

Bien que cette citation ndash laquo le bien vers lequel tout srsquoeacutelance raquo ndash provienne de lrsquoEacutethique agrave

Nicomaque267 son interpreacutetation par Ascleacutepius est tendancieusement platonicienne En

effet le motif de la remonteacutee vers le sommet vers le Bien nous ramegravene eacutemis par Socrate agrave

la fin du livre VI de la Reacutepublique lagrave ougrave Platon eacutevoquait la possibiliteacute drsquoune saisie du

principe anhypotheacutetique Nous pourrions ecirctre tenteacute drsquoidentifier ce Bien-principe agrave lrsquoIntellect

aristoteacutelicien mais ce serait trahir la penseacutee drsquoAristote En effet celui-ci srsquooppose agrave la thegravese

platonicienne drsquoun Bien unique drsquoune Ideacutee du Bien participeacutee par tous les biens

particuliers Pour Aristote le bien agrave lrsquoinstar de lrsquoecirctre et de lrsquoun est un pollachocircs

legomenon une chose dite de maniegravere multiple dont la multipliciteacute des acceptions ne peut

265Ascleacutepius In metaphysica 11 34-35 (notre traduction) laquo οὕτως οὖν κατὰ μέρος ἦλθον εἰς ἔννοιαν τῆς

σοφίας καὶ κατὰ νοῦν ἐνήργουν ἁπλαῖς ἐπιβολαῖς ἀντιλαμβανόμενοι τῶν νοητῶν raquo 266 Ibid 15 6-10 (notre traduction) laquo ἅτε δὴ μέχρι τῆς κορυφῆς ἐλθοῦσα καὶ σύνδρομος οὖσα τοῦ νοῦ καὶ

τοῦ ἀγαθοῦ ὥς φησιν ἐκεῖνος ldquoτἀγαθὸν οὗ πάντα ἐφίεταιrdquo ἔχει πασῶν τῶν ἐπιστημῶν τὰς ἀρχὰς ἐν ἑαυτῇ

καὶ ὡς ἔχουσα ἀποδείκνυσιν αὕτη ἁπλαῖς ἐπιβολαῖς τῶν ὄντων ἀντιλαμβανομένη raquo 267 Aristote Eacutethique agrave Nicomaque I 11094a3

138

ecirctre rameneacutee agrave lrsquouniteacute du genre mais qui ont tout de mecircme entre elles un rapport

drsquoanalogie

Mais si les choses en question font partie des biens en soi la formule qui deacutefinit

le bien devra se montrer identique dans tous les cas [hellip] Or honneur sagaciteacute

et plaisir se deacutefinissent par drsquoautres formules qui sont diffeacuterentes lorsqursquoon les

deacutefinit en tant que biens Par conseacutequent il nrsquoy a pas agrave tenir le bien pour une

quelconque reacutealiteacute commune et il ne reacutepond pas agrave une seule forme ideacuteale Mais

comment alors srsquoentend-il Car il nrsquoa pas lrsquoallure en tout cas de ces reacutealiteacutes

dont lrsquoeacutequivociteacute tient au hasard Mais ne serait-ce pas qursquoelles deacuterivent drsquoun

seul bien Ou que toutes contribuent agrave un seul Ou plutocirct qursquoelles ont un

rapport drsquoanalogie Comme dans le corps en effet crsquoest la vue dans lrsquoacircme

crsquoest lrsquointelligence et donc crsquoest autre chose dans chaque autre genre268

Mise agrave part lrsquointerpreacutetation laquo platonisante raquo de ce passage de lrsquoEacutethique agrave Nicomaque par

Ascleacutepius la suite de lrsquoexeacutegegravese reste fidegravele agrave la doctrine des Seconds analytiques qui fait de

lrsquoIntelligence la puissance (dunamis) par laquelle nous saisissons les principes des sciences

En fait Ascleacutepius ne fait qursquoajouter lrsquoexpression intuitions simples pour expliciter la penseacutee

drsquoAristote qui srsquoexprime dans un style parfois sibyllin Et pour cause au chapitre II 19 des

Seconds Analytiques il nrsquoeacutetait question que drsquoune laquo intelligence des principes raquo (nous an

ein tocircn archocircn)

Lrsquoeacutetude de ces extraits nous amegravene agrave soutenir qursquoAscleacutepius a toute la leacutegitimiteacute

drsquoemployer cette expression ndash introduite par Plotin dans le cadre drsquoune exeacutegegravese

platonicienne ndash pour deacutesigner lrsquoacte drsquointellection chez Aristote Cependant Ascleacutepius ne

peut reprendre lrsquoacception de lrsquoepibolecirc qui deacutesigne un acte preacuteintellectif la saisie de lrsquoUn

chez Plotin ou celle des heacutenades divines chez Proclus Ce serait attribuer agrave Aristote une

hieacuterarchie intelligible complexe et deacutetailleacutee qui sort du cadre drsquoune penseacutee qui enquecircte et

raisonne de maniegravere phusikocircs agrave partir des faits du monde naturel plutocirct que theologikocircs de

maniegravere abstraite (et vide dirait Aristote) Lrsquoideacutee drsquoun au-delagrave (epekeina) du Dieu-Intellect

nrsquoaurait pu ecirctre theacutematiseacutee par le Stagirite la pure activiteacute divine qursquoest la penseacutee de la

penseacutee ne pouvant ecirctre conccedilue comme un principe second Les commentateurs

268 Aristote Eacutethique agrave Nicomaque I 1096b21-29 (trad R Bodeacuteuumls) laquo εἰ δὲ καὶ ταῦτrsquo ἐστὶ τῶν καθrsquo αὑτά τὸν

τἀγαθοῦ λόγον ἐν ἅπασιν αὐτοῖς τὸν αὐτὸν ἐμφαίνεσθαι δεήσει καθάπερ ἐν χιόνι καὶ ψιμυθίῳ τὸν τῆς

λευκότητος τιμῆς δὲ καὶ φρονήσεως καὶ ἡδονῆς ἕτεροι καὶ διαφέροντες οἱ λόγοι ταύτῃ ᾗ ἀγαθά οὐκ ἔστιν

ἄρα τὸ ἀγαθὸν κοινόν τι κατὰ μίαν ἰδέαν ἀλλὰ πῶς δὴ λέγεται οὐ γὰρ ἔοικε τοῖς γε ἀπὸ τύχης ὁμωνύμοις

ἀλλrsquo ἆρά γε τῷ ἀφrsquo ἑνὸς εἶναι ἢ πρὸς ἓν ἅπαντα συντελεῖν ἢ μᾶλλον κατrsquo ἀναλογίαν ὡς γὰρ ἐν σώματι ὄψις

ἐν ψυχῇ νοῦς καὶ ἄλλο δὴ ἐν ἄλλῳ raquo

139

neacuteoplatoniciens se limiteront donc agrave harmoniser le Dieu aristoteacutelicien qui est par essence

connaissance de lui-mecircme (hecirc noecircsis noecircseocircs noecircsis269) avec le second principe du

(neacuteo)platonisme lrsquoIntellect total et divin

47 Remarques conclusives sur lrsquointuition intellectuelle

En optant pour une preacutesentation diachronique de lrsquoepibolecirc nous avons voulu fournir

une premiegravere eacutetude geacuteneacuterale de ses nuances seacutemantiques dans lrsquoAntiquiteacute tardive en

preacutecisant drsquoabord quels sont les textes sources de Platon et drsquoAristote qui ont permis aux

neacuteoplatoniciens de forger un tel concept Des recherches plus approfondies nous

permettront de preacuteciser chez chacun des commentateurs mentionneacutes les diverses

significations que peut prendre lrsquoepibolecirc ainsi que lrsquoensemble de ses deacuteriveacutes et synonymes

Cette eacutetude cherchait plus particuliegraverement agrave expliciter le sens de lrsquoepibolecirc proprement

intellective qui fut moins analyseacutee par les speacutecialistes du neacuteoplatonisme

En guise de rappel voici un reacutesumeacute des principales conclusions de notre eacutetude de

lrsquoepibolecirc dans la tradition neacuteoplatonicienne

1 Deacutejagrave chez Plotin lrsquoepibolecirc est un terme eacutequivoque qui deacutesigne notamment la saisie de

lrsquoUn par lui-mecircme et lrsquointuition des intelligibles

2 Chez Syrianus lrsquoepibolecirc deacutesigne exclusivement lrsquointuition proprement intellective qui

renvoie pour lrsquoexeacutegegravese de la Meacutetaphysique drsquoAristote agrave la saisie des principes de la

deacutemonstration et pour celle du Phegravedre270 agrave celle de lrsquointelligible

3 Chez Proclus lrsquoepibolecirc redevient un terme eacutequivoque elle ne deacutesignera toutefois plus la

saisie de lrsquoUn Crsquoest doreacutenavant lrsquoexistence (huparxis) qui rend possible la saisie du

premier principe par ce qui en nous lui est semblable

269 Aristote Meacutetaphysique Λ 9 1074b34 270 Notons que lrsquoharmonisation de lrsquoaristoteacutelisme et du platonisme dans le Commentaire sur le Phegravedre

rappelle une tentative de conciliation analogue dans lrsquoEacutepitomeacute drsquoAlbinus (IIe siegravecle) un reacutesumeacute de la penseacutee

de Platon ougrave lrsquoauteur emploie pour expliciter la doctrine des Dialogues de nombreux concepts

eacutepisteacutemologiques tireacutes des œuvres drsquoAristote Lrsquoeacutedition la plus reacutecente agrave laquelle nous avons deacutejagrave fait

reacutefeacuterence nous donne un nom drsquoauteur diffeacuterent et un nouveau titre pour ce mecircme ouvrage Alcinoos

Enseignement des doctrines de Platon

140

4 Dans le Commentaire drsquoAscleacutepius ndash et en geacuteneacuteral dans les commentaires de lrsquoEacutecole

drsquoAlexandrie sur Aristote ndash lrsquoepibolecirc est devenue un lieu commun de lrsquoexeacutegegravese qui

deacutesigne lrsquointuition proprement intellective agrave savoir la connaissance de lrsquointelligible

ou des principes de la science

141

TROISIEgraveME SECTION LA TRIADE DE LrsquoINTELLECTION

DIVINE LA CONNAISSANCE DE SOI ET LES LIMITES DE

LA PENSEacuteE HUMAINE

1 La triade de lrsquointellection divine271

11 La structure triadique de lrsquointellection divine

111 Le rocircle de la triade dans la penseacutee proclienne

Les trois premiegraveres acceptions de la noecircsis deacutefinissent trois formes drsquointellection

appartenant agrave la diviniteacute Notre enquecircte nous megravenera agrave deacutefinir les principales triades ndash agrave

savoir les uniteacutes de trois concepts que lrsquoon retrouve dans lrsquoensemble du systegraveme proclien ndash

qui structurent ces trois premiegraveres acceptions i) lrsquointellection intelligible ii) lrsquointellection

qui lie lrsquointellect agrave lrsquointelligible iii) lrsquointellection de lrsquointellect divin Nous parlons drsquoune

multipliciteacute de triades et non drsquoune seule bien qursquoen reacutealiteacute celles dont nous allons traiter

sont le produit drsquoune seule matrice agrave lrsquoorigine de la multipliciteacute des structures triadiques

deacuteclineacutees selon diffeacuterents schegravemes conceptuels principalement heacuteriteacutes de la tradition

platonico-aristoteacutelicienne

La penseacutee de Proclus est caracteacuteriseacutee voire deacutefinie par le nombre trois par la

triade qui oriente agrave tort ou agrave raison la plupart des opeacuterations dialectiques ndash en premier

lieu la division mais aussi et comme effet la deacutefinition la deacutemonstration et lrsquoanalyse ndash

par lesquelles le philosophe laquo deacutecoupe raquo pour ainsi le connaicirctre le Monde et ses principes

dans ses dimensions divines naturelles et humaines Les historiens de la philosophie

notamment ceux qui se sont inteacuteresseacutes agrave lrsquoideacutealisme allemand et agrave la penseacutee heacutegeacutelienne ont

noteacute lrsquoimportance du schegraveme triadique dans la philosophie de Proclus Lrsquoœuvre du

271 Dans le cadre de cette thegravese nous limitons agrave lrsquoessentiel notre analyse des trois acceptions de la noecircsis

relatives aux principes divins principalement par lrsquoeacutetude des diffeacuterentes triades qui structurent la procession

de lrsquointellection divine Un traitement plus complet demanderait une preacutesentation plus deacutetailleacutee des

hieacuterarchies divines dans la penseacutee de Proclus agrave partir drsquoune eacutetude comparative des Eacuteleacutements de theacuteologie de

la Theacuteologie platonicienne et des autres passages pertinents du Commentaire sur le Timeacutee (ce que nous ne

ferons qursquoesquisser ici) Cependant nos recherches sur la connaissance de soi et sur les limites de la penseacutee

humaine dans son rapport au divin que nous preacutesentons dans ce chapitre apportent un eacuteclairage

compleacutementaire sur lrsquointellection divine en tant qursquoelles portent sur lrsquoIntellect divin ndash les grands principes

philosophiques de la noeacutetique plotinienne que nous exposons ayant eacuteteacute repris par Proclus ndash et sur lrsquoactivation

de la part divine de notre acircme

142

Diadoque est agrave notre connaissance la premiegravere manifestation drsquoune dialectique

essentiellement ternaire dans lrsquohistoire de la penseacutee grecque272 Les eacutetudes de

W Beierwaltes notamment son Proklos Grundzuumlge seiner Metaphysik273 preacutesentent des

analyses toujours pertinentes au sujet des diffeacuterentes structures triadiques au fondement de

lrsquoarchitecture meacutetaphysique de la penseacutee proclienne Dans sa thegravese drsquohabilitation

Beierwaltes eacutenumegravere et deacutefinit les termes compris dans quelques-unes de ces triades qui

deacutecrivent la hieacuterarchie du Monde et de ses principes dans le systegraveme de Proclus Nous y

trouvons entre autres cette liste qui reprend certains des principaux concepts relatifs agrave la

procession de lrsquoEcirctre

(1) limite (peras) ndash illimiteacute (apeiron) ndash mixte (mikton)

(2) substanceecirctre (ousia) ndash alteacuteriteacute (heterotecircs) ndash identiteacute (tautotecircs)

(3) principe (archecirc) ndash milieu (meson) ndash fin (telos)

(4) intelligible (noecircton) ndash intelligible-et-intellectif (noecircton hama kai noeron) ndash

intellectif (noeron)

(5) substanceecirctre (ousia) ndash vie (zocircecirc) ndash penseacutee (nous)

(6) manence274 (monecirc) ndash procession (proodos) ndash conversion (epistrophecirc)275

Parmi ces triades nous traiterons de celles dont les termes apparaissent explicitement dans

la description que fait Proclus dans son commentaire aux lignes 28a1-4 du Timeacutee des six

acceptions de la noecircsis soit la triade (4) intelligible ndash intelligible-et-intellectif ndash intellectif

et la triade (5) substanceecirctre ndash vie ndash penseacutee Mais drsquoabord nous discuterons de la triade (6)

manence ndash procession ndash conversion qui bien qursquoelle ne soit pas mise de lrsquoavant dans

lrsquoexeacutegegravese proclienne de ce passage du Timeacutee peut ecirctre conccedilue comme la matrice de toute

procession triadique Deux autres triades qui nrsquoapparaissent pas dans la liste extraite de

lrsquoouvrage de Beierwaltes nous inteacuteresseront eacutegalement puisqursquoelles structurent de maniegravere

explicite les divisions dialectiques opeacutereacutees par Proclus agrave cet endroit de son Commentaire

sur le Timeacutee Drsquoabord la triade substance (ecirctre) ndash puissance ndash activiteacute dont les principes

272 La tradition pythagoricienne de par lrsquoimportance qursquoelle consacre au nombre a certes laisseacute des traces

chez Platon et les platoniciens anteacuterieurs agrave Proclus mais nous nrsquoavons pas pu identifier un corpus ougrave la

structure triadique eacutetait aussi nettement dominante Certes les Dialogues platoniciens preacutesentent plusieurs

divisions ternaires mais comme lrsquoa noteacute J-F Matteacutei drsquoautres structures numeacuteriques notamment celle baseacutee

sur le nombre cinq sont tout aussi importantes dans la penseacutee de Platon Voir J-F Matteacutei Platon Paris

Presses Universitaires de France 2005 273 W Beierwaltes Proklos Grundzuumlge seiner Metaphysik Frankfurt am Main Klostermann 1979 274 Bien que le terme manence ne soit pas usuel en franccedilais crsquoest peut-ecirctre celui qui rend le mieux de par sa

racine latine manere le sens du substantif grec monecirc 275 W Beierwaltes op cit p 20

143

philosophiques ont deacutejagrave eacuteteacute mis en lumiegravere par nos analyses sur la penseacutee de Platon et

drsquoAristote276 puis la triade ecirctre ndash avoir ndash voir qui occupe un rocircle deacuteterminant dans la

hieacuterarchisation des formes drsquointellection de lrsquointelligible divin agrave lrsquoimagination humaine Il

sera eacutegalement question de la triade intelligible ndash intellection ndash intellect qursquoil faut

distinguer de la triade intelligible ndash intelligible-et-intellectif ndash intellectif bien que les termes

extrecircmes de celles-ci ndash intelligible et intelligible intellectif et intellect ndash soient

pratiquement de mecircme nature et que lrsquointellection srsquoidentifie en quelque sorte agrave

lrsquointelligible-et-intellectif en tant que la notion de noecircsis deacutecrit le mouvement de

procession ou reacuteciproquement de conversion qui lie lrsquointellect au principe intelligible dont

il procegravede Une fois ces principales triades deacutefinies nous pourrons revenir agrave la deacutefinition

des trois premiegraveres acceptions de la noecircsis dans le Commentaire sur le Timeacutee en y

reconnaissant les principaux concepts qui permettent agrave Proclus de les analyser et distinguer

entre elles

112 La triade manence ndash la procession ndash la conversion

La triade manence ndash la procession ndash la conversion que lrsquoon pourrait qualifier de

triade des triades en tant qursquoelle structure toutes les autres deacutecrit le mouvement ternaire de

la procession des reacutealiteacutes intelligibles (au sens large du terme) et eacuteternelles un

laquo mouvement immobile raquo comme lrsquoa deacutecrit S Gersh dans ΚΙΝΗΣΙΣ ΑΚΙΝΗΤΟΣ A Study

of Spiritual Motion in the Philosophy of Proclus277 une eacutetude maintes fois citeacutee dans la

litteacuterature secondaire et lrsquoune des plus importantes contributions philosophiques au sujet

des fondements meacutetaphysiques du neacuteoplatonisme tardif Les apories relatives agrave la

multipliciteacute et au mouvement de procession des reacutealiteacutes divines et eacuteternelles ndash auxquelles

on serait plutocirct porteacutes drsquoattribuer les preacutedicats de lrsquouniteacute et lrsquoimmobiliteacute ndash peuvent certes

poser problegraveme dans lrsquoesprit drsquoun lecteur critique du corpus proclien (et plus geacuteneacuteralement

neacuteoplatonicien) ce que nous nrsquoessaierons pas de reacutesoudre speacutecifiquement dans cette eacutetude

les propos de Gersh demeurant encore agrave ce jour pertinents pour trouver une justification

philosophique agrave la doctrine eacutemanatiste de Proclus Cependant preacutecisons que le scheacutema de

la procession malgreacute ses apories permet drsquoillustrer drsquoapregraves des notions et images qui

276 Voir SECTION I 277 S Gersh ΚΙΝΗΣΙΣ ΑΚΙΝΗΤΟΣ A Study of Spiritual Motion in the Philosophy of Proclus Leiden Brill

1973

144

conviennent plus proprement aux ecirctres dont lrsquoactiviteacute srsquoinscrit dans le temps le dynamisme

et la multipliciteacute au sein monde intelligible savamment hieacuterarchiseacute dans le neacuteoplatonisme

tardif

Avant drsquoappliquer ce schegraveme aux triades que nous voulons analyser un retour aux

Eacuteleacutements de theacuteologie srsquoimpose afin de justifier les fondements et la fonction de la triade

manence ndash procession ndash conversion dans lrsquoexplication du reacuteel Comme lrsquoa constateacute et

identifieacute E R Dodds dans son eacutedition de ce traiteacute les propositions 25 agrave 39 laquo D Of

Procession and Reversion raquo278 concernent les termes de cette triade (on pourrait ajouter la

notion de manence au sous-titre donneacute par lrsquoeacutediteur) les deacutemonstrations de Proclus

cherchent agrave justifier son existence et sa place dans lrsquoeacuteconomie de la penseacutee meacutetaphysique

neacuteoplatonicienne Toutes les propositions de cette section ont leur importance pour

comprendre la nature et les causes de la procession divine mais lrsquoune drsquoentre elles nous

apparaicirct plus centrale et sa deacutemonstration plus essentielle pour comprendre et justifier

lrsquouniteacute et la multipliciteacute lrsquoimmobiliteacute et le mouvement au sein des principes eacuteternels et

divins agrave savoir la proposition 35

Prop 35 Tout effet agrave la fois demeure dans sa cause procegravede drsquoelle et se

convertit vers elle

Si lrsquoeffet se contentait de demeurer dans sa cause il nrsquoen diffeacutererait en rien et

il en serait indistinct Car la procession va de pair avec la distinction Srsquoil ne

faisait que proceacuteder il nrsquoaurait aucun point de coiumlncidence ni drsquoaccord avec sa

cause nrsquoayant avec elle rien de commun Srsquoil se bornait agrave se convertir on

demande comment un ecirctre qui ne tiendrait pas drsquoun principe sa substance

pourrait orienter sa conversion substantielle vers cet eacutetranger Srsquoil demeurait

dans sa cause et proceacutedait sans se convertir comment y aurait-il en chaque ecirctre

une aspiration de nature vers son bien et le bien et une tension vers son

geacuteneacuterateur Srsquoil proceacutedait et se convertissait sans demeurer dans sa cause

comment un ecirctre qui srsquoest eacutecarteacute de sa cause chercherait-il agrave coiumlncider avec elle

alors qursquoil nrsquoavait aucun point de coiumlncidence avant cet eacutecart Car srsquoil avait un

point de coiumlncidence assureacutement de ce point de vue il demeurerait en elle

Enfin srsquoil demeurait dans sa cause et se convertissait vers elle sans proceacuteder

comment un ecirctre qui est resteacute indistinct de sa cause pourrait-il se convertir vers

elle Car tout ce qui se convertit ressemble agrave un ecirctre qui se reacutesout dans ce dont

il est diviseacute par essence

Il faut ou bien qursquoun ecirctre demeure seulement dans sa cause ou bien qursquoil se

convertisse seulement ou bien qursquoil procegravede seulement ou bien qursquoil conjugue

les deux extrecircmes ou bien qursquoil joigne lrsquointermeacutediaire avec lrsquoun ou avec lrsquoautre

278 E R Dodds dans Proclus Elements of Theology p 29 (les propositions 25 agrave 39 vont de la p 29 agrave 43)

145

des deux extrecircmes ou enfin qursquoil cumule toutes les hypothegraveses Reste donc que

tout effet agrave la fois demeure dans sa cause en procegravede et se convertisse vers

elle279

Cette proposition dans le deacutetail de sa deacutemonstration preacutesuppose un ensemble de notions

postulats et thegraveses que nous nrsquoaurons pas lrsquooccasion drsquoanalyser ici Bien qursquoE R Dodds

nrsquoidentifie dans la traduction annoteacutee du texte grec aucune proposition anteacuterieure dont

deacutependrait la preacutesente deacutemonstration (J Trouillard ne mentionnant que la proposition 30 ndash

laquo Tout ce qui est produit immeacutediatement par un principe demeure en lui tout en proceacutedant

de lui280 raquo ndash sur laquelle elle se base entre autres) la fine argumentation preacutesenteacutee par

Proclus deacutepend de plusieurs propositions anteacuterieures ndash non seulement celles de la section

deacutefinie par Dodds (agrave partir de la prop 25) ndash et illustre la complexiteacute scientifique de la

doctrine de la procession dans la penseacutee proclienne Dans lrsquoexposeacute de la proposition 35 on

note lrsquoimportance qursquoattache Proclus agrave justifier lrsquouniteacute de lrsquoeffet et de sa cause malgreacute la

multipliciteacute qursquoil y deacutecrit celle qui correspond agrave la triade manence ndash procession ndash

conversion Lrsquoeffet est agrave la fois dans sa cause crsquoest le moment de la manence elle procegravede

de celle-ci la procession et se convertir enfin vers elle la conversion toute autre

conception de la causaliteacute eacutetant deacutemontreacutee absurde par Proclus

La thegravese de la proposition 35 des Eacuteleacutements de theacuteologie srsquoapplique agrave lrsquoensemble des

triades dont les termes apparaissent dans la deacutefinition et lrsquoanalyse des diffeacuterentes acceptions

de lrsquointellection dans lrsquoIn Timaeum Ainsi lrsquointellection de lrsquointellect divin le troisiegraveme

moment de la procession de lrsquointellection divine demeure dans sa cause (manence)

lrsquointellection intelligible procegravede de celle-ci (procession) dans lrsquointellection qui lie

lrsquointellect agrave lrsquointelligible et se convertit vers elle (conversion) de par son activiteacute qui est

279 Proclus Eacuteleacutements de theacuteologie prop 35 (trad J Trouillard) laquo Πᾶν τὸ αἰτιατὸν καὶ μένει ἐν τῇ αὐτοῦ

αἰτίᾳ καὶ πρόεισιν ἀπrsquo αὐτῆς καὶ ἐπιστρέφει πρὸς αὐτήν

εἰ γὰρ μένοι μόνον οὐδὲν διοίσει τῆς αἰτίας ἀδιάκριτον ὄνmiddot ἅμα γὰρ διακρίσει πρόοδος εἰ δὲ προΐοι μόνον

ἀσύναπτον ἔσται πρὸς αὐτὴν καὶ ἀσυμπαθές μηδαμῇ τῇ αἰτίᾳ κοινωνοῦν εἰ δὲ ἐπιστρέφοιτο μόνον πῶς τὸ

μὴ τὴν οὐσίαν ἀπrsquo αὐτῆς ἔχον κατrsquo οὐσίαν ποιεῖται τὴν πρὸς τὸ ἀλλότριον ἐπιστροφήν εἰ δὲ μένοι μὲν καὶ

προΐοι μὴ ἐπιστρέφοιτο δέ πῶς ἡ κατὰ φύσιν ὄρεξις ἑκάστῳ πρὸς τὸ εὖ καὶ τὸ ἀγαθὸν καὶ ἡ ἐπὶ τὸ γεννῆσαν

ἀνάτασις εἰ δὲ προΐοι μὲν καὶ ἐπιστρέφοιτο μὴ μένοι δέ πῶς ἀποστὰν μὲν τῆς αἰτίας συνάπτεσθαι σπεύδει

πρὸς αὐτήν ἀσύναπτον δὲ ἦν πρὸ τῆς ἀποστάσεως εἰ γὰρ συνῆπτο κατrsquoἐκεῖνο πάντως ἔμενεν εἰ δὲ μένοι

καὶ ἐπιστρέφοιτο μὴ προέρχοιτο δέ πῶς τὸ μὴ διακριθὲν ἐπιστρέφειν δυνατόν τὸ γὰρ ἐπιστρέφον πᾶν

ἀναλύοντι ἔοικεν εἰς ἐκεῖνο ἀφrsquo οὗ διῄρηται κατrsquo οὐσίαν raquo

ἀνάγκη δὲ ἢ μένειν μόνον ἢ ἐπιστρέφειν μόνον ἢ προϊέναι μόνον ἢ συνδεῖν τὰ ἄκρα μετrsquoἀλλήλων ἢ τὸ

μεταξὺ μεθrsquoἑκατέρου τῶν ἄκρων ἢ τὰ σύμπαντα λείπεται ἄρα καὶ μένειν πᾶν ἐν τῷ αἰτίῳ καὶ προϊέναι ἀπrsquo

αὐτοῦ καὶ ἐπιστρέφειν πρὸς αὐτό raquo 280 Ibid prop 30 (trad J Trouillard)

146

contemplation de lrsquointelligible divin et premier (dont lrsquointellect divin nrsquoest jamais

reacuteellement seacutepareacute) Crsquoest ce mecircme scheacutema agrave porteacutee universelle qui sera preacutesent dans

chacune des autres triades qui structurent les trois premiegraveres acceptions de la noecircsis les

relations causales deacutefinies et deacutemontreacutees dans la proposition 35 des Eacuteleacutements de theacuteologie

eacutetant reprises dans chacune drsquoelles

113 La triade intelligible ndash intellection ndash intellect et la triade intelligible ndash intelligible-et-

intellectif ndash intellectif

La triade qui apparaicirct drsquoembleacutee dans lrsquoextrait commenteacute de lrsquoIn Timaeum se preacutesente

sous cette forme intelligible ndash intellection ndash intellect Les trois acceptions divines de

lrsquointellection deacutefinies par Proclus sont certes toutes trois des formes de la noecircsis mais seul

le terme meacutedian de la triade peut ecirctre proprement identifieacute agrave lrsquointellection de par son aspect

dynamique qui est de lrsquoordre de la puissance processive et qui srsquoidentifie au mouvement

produit agrave partir de lrsquointelligible la source laquo statique raquo de la procession intellective vers

lrsquointellect qui est en quelque sorte le reacutesultat acheveacute du processus drsquointellection Elle se

superpose agrave la triade intelligible ndash intelligible-et-intellectif ndash intellectif qui nrsquoapparaicirct pas

sous cette forme dans les Eacuteleacutements de theacuteologie mais qui est nettement deacutefinie par Proclus

dans la Theacuteologie platonicienne notamment au premier chapitre du livre IV qui introduit

les principes intelligibles-et-intellectifs comme entiteacutes meacutedianes entre les intelligibles et les

intellectifs

Nous devons mettre ici un terme au traiteacute des dieux intelligibles qui a deacuteployeacute

lrsquoinitiation par laquelle Platon nous conduit aux mystegraveres qui les concernent

ensuite il faut absolument examiner de la mecircme maniegravere son enseignement sur

les dieux intellectifs Mais puisque parmi les intellectifs les uns sont

intelligibles et intellectifs crsquoest-agrave-dire ceux qui tout en pensant sont penseacutes

comme le dit lrsquoOracle les autres sont intellectifs seulement commenccedilons ce

traiteacute par les dieux qui sont agrave la fois intellectifs et intelligibles en deacutefinissant

drsquoabord ce qursquoils ont de commun entre eux ce qui rendra plus clair

lrsquoenseignement au sujet de chacune de leurs classes281

281 Proclus Theacuteologie platonicienne IV 1 1 6-10 (trad H D Saffrey et L G Westerink) laquo Ὁ μὲν δὴ περὶ

τῶν νοητῶν λόγος ἡμῖν ἐνταῦθα περιγεγράφθω τὴν τοῦ Πλάτωνος περὶ αὐτῶν ἀναπλώσας μυσταγωγίανmiddot

ἐχόμενον δέ ἐστι πάντως τὴν περὶ τῶν νοερῶν θεῶν ἀνασκέψασθαι κατὰ τὸν αὐτὸν τρόπον ὑφήγησιν Ἀλλrsquo

ἐπειδὴ τῶν νοερῶν τὰ μέν ἐστι νοητὰ καὶ νοερά ὅσα ν ο ο ῦ ν τ α ν ο ε ῖ τ α ι κατὰ τὸ λόγιον τὰ δὲ νοερὰ

μόνον ἀπὸ τῶν νοερῶν ἅμα καὶ νοητῶν ἀρξάμενοι λέγωμεν τὰ κοινὰ πρῶτον περὶ αὐτῶν διοριζόμενοι ἀφrsquo

ὧν καὶ τὴν περὶ ἑκάστης τάξεως διδασκαλίαν σαφεστέραν ποιησόμεθα raquo

147

Dans le cadre de ce traiteacute Proclus srsquoexprime en termes theacuteologiques la triade intelligible ndash

intelligibles-et-intellectifs ndash intellectifs srsquoy preacutesente donc sous cette forme la relation entre

les trois termes demeurant inchangeacutee dieux intelligibles ndash dieux intelligibles-et-intellectifs

ndash dieux intellectifs Il est aussi important de remarquer que les intelligibles-et-intellectifs se

trouvent au sommet de la classe geacuteneacuterique de dieux intellectifs qui se divise entre ces

mecircmes dieux intelligibles-et-intellectifs et les dieux speacutecifiquement intellectifs (Proclus

eacutecrit intellectifs seulement [noera monon]) Cette division opeacutereacutee par le dialecticien que

nous ne retrouvons pas systeacutematiquement dans le reste du corpus proclien et qui nrsquoest pas

preacutesente dans la section du Commentaire sur le Timeacutee qui nous importe se reacutevegravele cruciale

du point de vue theacuteologique puisqursquoelle marque le caractegravere transcendant de lrsquointelligible

par rapport aux reacutealiteacutes ndash intelligibles-et-intellectives et intellectives seulement ndash qui

procegravedent agrave partir de lui En effet les dieux intelligibles sont dans une classe agrave part et

supeacuterieure agrave celle qui comprend les dieux intelligibles-et-intellectifs et les dieux intellectifs

agrave savoir la classe geacuteneacuterique des dieux intellectifs

Notre eacutetude sur les limites de la penseacutee humaine dans son rapport au divin dans la

troisiegraveme sous-section de ce chapitre permet drsquoentrevoir les conseacutequences psychologiques

et eacutepisteacutemologiques de la fine division theacuteologique opeacutereacutee par Proclus telle qursquoexposeacutee agrave la

premiegravere page du livre IV de la Theacuteologie platonicienne Si notre acircme est naturellement

mise en contact avec les principes intellectifs puisqursquoelle porte en elle les traces

intellectives qui sont au principe de la reacuteminiscence des Formes282 lrsquoaccegraves aux reacutealiteacutes

intelligibles-et-intellectives et par-delagrave celles-ci aux principes intelligibles ne semble pas

pouvoir ecirctre acquise naturellement pour lrsquohomme de par la seule activation de la puissance

intellective de sa raison La connaissance des principes intelligibles-et-intellectifs

demanderait une possession de lrsquoacircme par le divin une forme drsquoenthousiasme alors que

celle des reacutealiteacutes proprement intelligibles est peut-ecirctre mecircme hors drsquoatteinte pour notre

acircme mecircme lorsque celle-ci est posseacutedeacutee par un dieu

282 Bien que cette doctrine au sujet de la continuiteacute entre lrsquointellect et lrsquoacircme ne soit pas pleinement et

preacuteciseacutement exposeacutee dans les Eacuteleacutements de theacuteologie on peut tout de mecircme y trouver sa thegravese centrale agrave la

proposition 194 laquo Toute acircme contient toutes les formes que lrsquointellect contient agrave titre premier raquo (notre

traduction)

148

Si les triades intelligible ndash intellection ndash intellect et intelligible ndash intelligible-et-

intellectif ndash intellectif se superposent clairement dans lrsquoexposeacute de Proclus sur les lignes

28a1-4 du Timeacutee et appliquent clairement le scheacutema manence ndash procession ndash conversion

drsquoautres triades tout aussi importantes permettent de saisir la continuiteacute dans la procession

intellective agrave partir de lrsquointelligible divin drsquoabord la triade substance ndash puissance ndash

activiteacute qui illustre agrave partir de concepts drsquoabord deacutefinis par Aristote dans le cadre de ses

recherches physiques et meacutetaphysiques la relation entre les diffeacuterents degreacutes de

lrsquointellection divine

114 La triade substance ndash puissance ndash activiteacute

Les philosophes et commentateurs neacuteoplatoniciens eacutevitent souvent de reconnaicirctre

ouvertement lrsquoinfluence drsquoAristote sur lrsquoeacutelaboration de leur penseacutee pour eux la plupart

des doctrines aristoteacuteliciennes sont tributaires de la penseacutee platonicienne voire de la

tradition pythagoricienne dont se serait inspireacute le fondateur de lrsquoAcadeacutemie283 Cependant

notre analyse de la triade substance ndash puissance ndash activiteacute notamment dans les sous-

sections consacreacutees agrave lrsquoeacutetude de la notion drsquoimagination dans le De anima et de la theacuteorie

des matheacutematiques dans la Meacutetaphysique284 permet de saisir lrsquoimportance des schegravemes

aristoteacuteliciens dans lrsquoeacutelaboration theacuteologique de cette structure triadique chez Proclus En

effet bien que la relation entre la substance (ou lrsquoecirctre) la puissance et lrsquoactiviteacute soit

discuteacutee par Platon notamment dans le passage de la Reacutepublique que nous avons

commenteacute285 crsquoest chez Aristote pour la premiegravere fois que le rapport entre ces trois

concepts est clairement theacuteoriseacute et appliqueacute notamment dans ses recherches sur la nature

et plus particuliegraverement dans ses eacutecrits sur lrsquoacircme

Proclus ne semble pas avoir extrait directement la triade substance ndash puissance ndash

activiteacute des œuvres drsquoAristote puisque le sens qursquoil lui est attribueacute diffegravere sur certains

points de celui que lrsquoon trouve dans la penseacutee aristoteacutelicienne Cette triade a connu une

283 Sur la question de lrsquoorthodoxie drsquoAristote et de Platon par rapport agrave la penseacutee pythagoricienne dans la

perspective neacuteoplatonicienne voir lrsquoeacutetude de D OrsquoMeara Pythagoras Revived Oxford Oxford University

Press 1989 284 Voir SECTION I mais aussi lrsquoANNEXE II au sujet de la critique de la theacuteorie platonicienne des Ideacutees et des

Nombres par Aristote 285 Platon Reacutepublique 477c-d Voir la SECTION I mais aussi lrsquoANNEXE I

149

longue histoire et ses termes ont subi de multiples modifications conceptuelles en

particulier la notion de puissance (dunamis) qui par lrsquointermeacutediaire de Plotin a acquis une

acception qursquoelle nrsquoavait pas chez Aristote alors qursquoelle prend le pas sur lrsquoacte ou

lrsquoactiviteacute au principe de toutes choses dans les Enneacuteades Chez Proclus dans le cadre de la

triade substance ndash puissance ndash activiteacute la dunamis deacutecrit plutocirct comme lrsquoeacutetymologie du

terme franccedilais nous lrsquoindique le dynamisme crsquoest-agrave-dire le mouvement la procession qui

rattache les deux termes extrecircmes de la triade la substance (ou lrsquoecirctre) et lrsquoactiviteacute

Lrsquointelligible est substance en soi lrsquointellect est seulement activiteacute alors que lrsquointellection

est le terme intermeacutediaire associeacute agrave la notion de vie qui procegravede du premier au second et

convertit ce dernier vers son principe On comprend donc pourquoi la triade substance ndash

puissance ndash activiteacute se superpose agrave la triade ecirctre ndash vie ndash penseacutee en tant que la puissance a le

caractegravere geacuteneacuterateur de la vie et que lrsquoactiviteacute de lrsquointellect est essentiellement penseacutee lrsquoecirctre

et la substance eacutetant des termes interchangeables

Il est difficile drsquoidentifier une proposition en particulier des Eacuteleacutements de theacuteologie

qui offrirait un exposeacute clair et satisfaisant de la structure et des fondements de la triade

substance ndash puissance ndash activiteacute Dans la section intituleacutee laquo I Of the Relation of Causes to

their Effects and of Potency raquo et deacutefinie par E R Dodds286 qui comprend les propositions

75 agrave 86 on trouve les deacuteveloppements les plus importants de ce traiteacute agrave propos du concept

de puissance (dunamis) notamment aux propositions 77 agrave 86 (agrave lrsquoexception des

propositions 82 et 83 qui concernent plutocirct la conversion) Proclus y reprend plusieurs

principes doctrinaux de la Meacutetaphysique drsquoAristote En tant qursquoelle srsquoapplique aux reacutealiteacutes

qui ont leur activiteacute dans le temps par exemple lrsquoacircme la theacuteorie aristoteacutelicienne de lrsquoacte et

de la puissance convient tout agrave fait pour conceptualiser les rapports de causaliteacute entre

diffeacuterentes substances Nous pouvons donner lrsquoexemple de la puissance sensitive qui

appartient agrave la substance qursquoest lrsquoacircme humaine et qui entre en activiteacute lorsqursquoelle est

stimuleacutee par un objet sensible Dans ce cas la puissance est imparfaite elle est meneacutee agrave sa

perfection dans lrsquoactiviteacute par un objet qui lui est exteacuterieur Cependant dans le cas des

principes eacuteternels la puissance qui leur est attribueacutee ne peut ecirctre que parfaite la diviniteacute

286 E R Dodds dans Proclus Elements of Theology p 71 (les propositions 75 agrave 86 couvrent les p71 agrave 81)

Remarquons que la proposition 86 aurait peut-ecirctre davantage sa place dans la section suivante du traiteacute que

lrsquoeacutediteur intitule laquo J Of Being Limit and Infinitude raquo

150

de par lrsquoeacuteterniteacute de son ecirctre mais aussi de ses activiteacutes ne peut ecirctre actualiseacutee sa puissance

eacutetant eacuteternellement telle qursquoelle est La proposition 78 agrave la suite la proposition 77 ndash qui est

construite agrave partir des notions deacutefinies par Aristote au livre Θ de la Meacutetaphysique ndash effectue

la distinction entre une puissance parfaite agrave partir de laquelle on peut concevoir le terme

central de toute triade associeacutee agrave la procession divine et la puissance imparfaite qui ne

saurait ecirctre attribueacutee agrave la diviniteacute mais est reacuteserveacutee aux ecirctres naturels ou aux entiteacutes dont

lrsquoactiviteacute est engageacutee dans le Devenir par exemple les acircmes particuliegraveres

Prop 78 Toute puissance est parfaite ou imparfaite

La puissance qui confegravere lrsquoactualiteacute est parfaite car elle rend les autres

parfaits par ses propres eacutenergies et ce qui est capable de parfaire les autres

possegravede soi-mecircme un meilleur mode de perfection Au contraire la puissance

qui a besoin drsquoun acte distinct drsquoelle-mecircme qui lui preacuteexiste et auquel elle

correspond en tant que puissance est imparfaite Car elle requiert alors pour

devenir parfaite la perfection drsquoun autre ecirctre agrave laquelle elle participe Par elle-

mecircme donc une telle puissance est imparfaite En sorte que la puissance de

lrsquoecirctre en acte est parfaite parce qursquoelle est grosse drsquoactualiteacute tandis que celle de

lrsquoecirctre en puissance est imparfaite parce qursquoelle tient de lrsquoecirctre en acte sa

perfection287

La puissance qui lie lrsquoIntelligible agrave lrsquoIntellect dans le contexte de six acceptions de

lrsquointellection dans le Commentaire sur le Timeacutee ne doit donc pas ecirctre conccedilue comme une

potentialiteacute actualisable et donc imparfaite mais bien comme le principe parfait drsquoune

activiteacute dont elle est au principe en tant que cette puissance procegravede de la cause

lrsquoIntelligible vers laquelle se convertit lrsquoeffet qui lui est le terme dernier de la procession

proclienne agrave savoir lrsquoIntellect divin288

Drsquoune part la triade substance ndash puissance ndash activiteacute srsquoapplique aux ecirctres qui ont

leur activiteacute dans le temps les acircmes et les corps et reprend chez Proclus les principes de la

doctrine aristoteacutelicienne de lrsquoacte et de la puissance drsquoautre part elle permet drsquoillustrer la

287 Proclus Eacuteleacutements de theacuteologie prop 78 (trad J Trouillard) laquo Πᾶσα δύναμις ἢ τελεία ἐστὶν ἢ ἀτελής

ἡ μὲν γὰρ τῆς ἐνεργείας οἰστικὴ τελεία δύναμιςmiddot καὶ γὰρ ἄλλα ποιεῖ τέλεια διὰ τῶν ἑαυτῆς ἐνεργειῶν τὸ δὲ

τελειωτικὸν ἄλλων μειζόνως αὐτὸ τελειότερον ἡ δὲ ἄλλου του δεομένη τοῦ κατrsquo ἐνέργειαν προϋπάρχοντος

καθrsquo ἣν δυνάμει τι ἔστιν ἀτελήςmiddot δεῖται γὰρ τοῦ τελείου ἐν ἄλλῳ ὄντος ἵνα μετασχοῦσα ἐκείνου τελεία

γένηταιmiddot καθrsquo αὑτὴν ἄρα ἀτελής ἐστιν ἡ τοιαύτη δύναμις ὥστε τελεία μὲν ἡ τοῦ κατrsquo ἐνέργειαν δύναμις

ἐνεργείας οὖσα γόνιμοςmiddot ἀτελὴς δὲ ἡ τοῦ δυνάμει παρrsquo ἐκείνου κτωμένη τὸ τέλειον raquo 288 Au sujet des diffeacuterents sens pris par la notion de puissance dans la penseacutee de Proclus voir C Steel

laquo Puissance active et puissance reacuteceptive chez Proclus raquo dans Dunamis nel neoplatonismo Atti del II

Colloquio Internazionale del Centro di Ricerca sul Neoplatonismo (Universitagrave degli Studi di Catania 6-8

octobre 1994) eacutediteacute par F Romano et R L Cardullo Florence La Nuova Italia Editrice 1996 p 121-137

151

continuiteacute dans la procession du divin alors que toute notion drsquoimperfection est eacutevacueacutee de

la notion de puissance celle-ci srsquoidentifiant agrave la notion vie dans la triade agrave laquelle elle

srsquoapparente agrave savoir la triade ecirctre ndash vie ndash penseacutee qui degraves Plotin se preacutesente comme une des

plus importantes structures de la meacutetaphysique neacuteoplatonicienne

115 La triade ecirctre ndash vie ndash penseacutee

La triade ecirctre ndash vie ndash penseacutee srsquoapplique aux diffeacuterentes acceptions de lrsquointellection

notamment celles qui concernent le divin dans le Commentaire de Proclus sur le Timeacutee

Nos exposeacutes sur la penseacutee de Plotin notamment sur la connaissance de soi et lrsquoIntellect

divin apporteront un eacuteclairage suppleacutementaire sur la nature de cette triade dans la tradition

neacuteoplatonicienne Les travaux de Pierre Hadot289 ont permis de mieux faire comprendre

lrsquoimportance de cette structure triadique dans la penseacutee plotinienne heacuteritiegravere des

speacuteculations au sujet de lrsquoecirctre de la vie et de la penseacutee dans les Dialogues platoniciens et

annonciatrice des efforts de systeacutematisation dans le neacuteoplatonisme posteacuterieur notamment

chez Proclus et Damascius

Chez Proclus lrsquoapplication de cette triade au monde intelligible a pour effet de

multiplier les divisions drsquoainsi rendre manifeste la multipliciteacute des principes sans toutefois

porter atteinte agrave leur uniteacute La proposition 103 des Eacuteleacutements de theacuteologie qui eacutenonce un des

principes les plus geacuteneacuteraux mais aussi un des plus importants de la meacutetaphysique

proclienne tout est en tout mais en chacun sous son mode propre est drsquoabord appliqueacute agrave

cette triade ecirctre ndash vie ndash penseacutee qui peacutenegravetre toutes choses des premiers principes aux plus

humbles manifestations du divin dans le monde naturel290

Prop 103 Tout est en tout mais en chacun sous son mode propre Dans lrsquoecirctre

en effet se trouvent la vie et lrsquoesprit dans la vie lrsquoecirctre et la penseacutee dans lrsquoesprit

lrsquoecirctre et la vie Mais dans un cas sous le mode noeacutetique dans un autre sous le

mode vital dans un autre enfin selon le mode de lrsquoecirctre

Puisque chaque ordre peut exister ou bien dans sa cause ou bien dans sa

propre subsistence ou bien dans une participation puisque dans le premier

289 P Hadot laquo Ecirctre vie penseacutee chez Plotin et avant Plotin raquo dans Les sources de Plotin Genegraveve Fondation

Hardt 1960 p 107-141 repris dans Plotin Porphyre Eacutetudes neacuteoplatoniciennes Paris Les Belles Lettres

1999 p 127-181 290 Ce que manifeste deacutejagrave sans le mecircme degreacute de systeacutematiciteacute le Traiteacute III 8 (30) de Plotin ougrave lrsquoon apprend

que tout contemple autrement dit que tout pense sous un mode qui lui est propre

152

ordre les autres existent comme dans leur cause puisque dans lrsquoordre meacutedian le

premier existe par participation et le troisiegraveme comme dans sa cause puisque

enfin dans le troisiegraveme ordre les deux preacuteceacutedents existent par participation on

dira que dans lrsquoecirctre vie et esprit sont preacutecontenus Mais chaque ordre eacutetant

caracteacuteriseacute par sa propre subsistence et non par ce qursquoil cause puisqursquoil cause

autre que soi ni par ce dont il participe puisqursquoil tient drsquoun autre ses

participations crsquoest le mode de lrsquoecirctre que la vie et la penseacutee existent dans lrsquoecirctre

comme vie substantielle et comme esprit substantiel On ajoutera que dans la

vie lrsquoecirctre existe par participation et la penseacutee comme dans sa cause mais que

ces deux derniers y revecirctent le mode vital puisque telle est la maniegravere de

subsister dans cet ordre Enfin dans lrsquoesprit la vie et la substantialiteacute existent

par participation et chacune drsquoelles noeacutetiquement Car lrsquoecirctre de lrsquoesprit est

cognitif et sa vie est connaissance291

Appliqueacute agrave la triade de lrsquointellection divine ce principe montre la coheacutesion la continuiteacute et

lrsquointerpeacuteneacutetration de chacune des formes de la noecircsis divine Lrsquointelligible preacutecontient

lrsquointellection et lrsquointellect sous le mode qui lui ecirctre propre selon le mode de lrsquoecirctre

lrsquointellection possegravede sous le mode vital lrsquointelligible auquel elle participe et preacutecontient

lrsquointellect dont elle est la cause et lrsquointellect contient en lui sous le mode propre de la

penseacutee lrsquointelligible et lrsquointellection auxquels il participe292 La proposition 103 srsquoinscrit

aussi dans la continuiteacute de la proposition 35 les relations entre les termes de la triade ecirctre ndash

vie ndash penseacutee pouvant ecirctre compris agrave partir du schegraveme de la procession exposeacute par la triade

manence ndash procession ndash conversion En effet la penseacutee en tant qursquoeffet demeure dans sa

cause lrsquoecirctre procegravede drsquoelle sous un mode vital et se convertit vers elle de par son activiteacute

(qui est aussi sa nature) agrave savoir la penseacutee

Proclus se sert ainsi de la structure triadique ecirctre ndash vie ndash penseacutee pour montrer la

multipliciteacute dans lrsquouniteacute de lrsquointellection divine ce qursquoil fera eacutegalement au moyen de la

291 Proclus Eacuteleacutements de theacuteologie prop 103 (trad J Trouillard) laquo Πάντα ἐν πᾶσιν οἰκείως δὲ ἐν ἑκάστῳmiddot

καὶ γὰρ ἐν τῷ ὄντι καὶ ἡ ζωὴ καὶ ὁ νοῦς καὶ ἐν τῇ ζωῇ τὸ εἶναι καὶ τὸ νοεῖν καὶ ἐν τῷ νῷ τὸ εἶναι καὶ τὸ ζῆν

ἀλλrsquo ὅπου μὲν νοερῶς ὅπου δὲ ζωτικῶς ὅπου δὲ ὄντως ὄντα πάντα

ἐπεὶ γὰρ ἕκαστον ἢ κατrsquo αἰτίαν ἔστιν ἢ καθrsquo ὕπαρξιν ἢ κατὰ μέθεξιν ἔν τε τῷ πρώτῳ τὰ λοιπὰ κατrsquo αἰτίαν

ἔστι καὶ ἐν τῷ μέσῳ τὸ μὲν πρῶτον κατὰ μέθεξιν τὸ δὲ τρίτον κατrsquo αἰτίαν καὶ ἐν τῷ τρίτῳ τὰ πρὸ αὐτοῦ κατὰ

μέθεξιν καὶ ἐν τῷ ὄντι ἄρα ζωὴ προείληπται καὶ νοῦς ἑκάστου δὲ κατὰ τὴν ὕπαρξιν χαρακτηριζομένου καὶ

οὔτε κατὰ τὴν αἰτίαν (ἄλλων γάρ ἐστιν αἴτιον) οὔτε κατὰ τὴν μέθεξιν (ἀλλαχόθεν γὰρ ἔχει τοῦτο οὗ

μετείληφεν) ὄντως ἐστὶν ἐκεῖ καὶ τὸ ζῆν καὶ τὸ νοεῖν ζωὴ οὐσιώδης καὶ νοῦς οὐσιώδηςmiddot καὶ ἐν τῇ ζωῇ κατὰ

μέθεξιν μὲν τὸ εἶναι κατrsquoαἰτίαν δὲ τὸ νοεῖν ἀλλὰ ζωτικῶς ἑκάτερον (κατὰ τοῦτο γὰρ ἡ ὕπαρξις)middot καὶ ἐν τῷ

νῷ καὶ ἡ ζωὴ καὶ ἡ οὐσία κατὰ μέθεξιν καὶ νοερῶς ἑκάτερον (καὶ γὰρ τὸ εἶναι τοῦ νοῦ γνωστικὸν καὶ ἡ ζωὴ

γνῶσις) raquo 292 Les termes de la triade ecirctre ndash avoir ndash voir permettront de deacutecrire de maniegravere encore plus preacutecise les

diffeacuterents rapports de causaliteacute et de participation entre les termes de la triade intelligible ndash intellection ndash

intellect

153

triade ecirctre ndash avoir ndash voir qursquoil nrsquoappliquera pas qursquoagrave sa seule analyse des formes divines de

la noecircsis mais qursquoil eacutetendra jusqursquoaux types drsquointellection qui appartiennent aux reacutealiteacutes

infeacuterieures celles des acircmes supeacuterieures et particuliegraveres couvrant ainsi la totaliteacute des six

acceptions de la noecircsis agrave partir drsquoune laquo translation raquo de cette triade de lrsquointelligible divin agrave

lrsquoimagination humaine

116 La triade ecirctre ndash avoir ndash voir

La derniegravere triade sur laquelle nous ferons porter notre analyse nrsquoapparaicirct pas

explicitement dans lrsquoeacutenonceacute des trois premiegraveres acceptions de la noecircsis mais agrave la suite de la

preacutesentation des six degreacutes de lrsquointellection alors qursquoelle ordonne selon une deacutegradation de

la puissance intellective non seulement les intellections divines mais eacutegalement les

intellections humaines Revenons sur la derniegravere partie de ce passage dont nous avons

traiteacute en introduction de la premiegravere section de notre eacutetude293 cette fois en portant attention

agrave la triade ecirctre ndash avoir ndash voir ou est ndash possegravede ndash voit qui y apparaicirct

Puisqursquoen effet tout sujet connaissant ou bien est lrsquoobjet connu lui-mecircme ou

voit cet objet ou le possegravede ndash lrsquointellect est lrsquoobjet intelligible la sensation voit

le sensible la penseacutee possegravede en elle le penseacute ndash et puisque nous ne pouvons par

nature devenir lrsquointelligible lui-mecircme mais le connaissons gracircce agrave la faculteacute

qui est en nous conjugueacutee agrave lrsquoobjet crsquoest de cette faculteacute donc que nous avons

besoin et par elle la nature de lrsquoecirctre nous devient familiegravere294

La traduction de Festugiegravere met en relief les eacuteleacutements de cette triade en utilisant le caractegravere

italique conserveacute dans notre citation pour les termes est voit et possegravede les deux derniers

termes de la triade voit et possegravede eacutetant ici inverseacutes La triade se preacutesente normalement

ainsi est possegravede voit ou agrave lrsquoinfinitif ecirctre avoir voir Pourquoi Proclus inverse-t-il ces

deux derniers eacuteleacutements dans ce passage Drsquoapregraves notre analyse des faculteacutes cognitives de

lrsquoacircme dans lrsquoIn Timaeum il nous semble que ce soit pour mieux distinguer le moyen terme

entre lrsquointellection et la sensation agrave savoir la penseacutee (dianoia) qui prise dans son acception

large correspond au logos agrave lrsquoessence de lrsquoacircme humaine Nous ne croyons donc pas qursquoil

293 Voir SECTION I au sujet des modes de connaissance dans la tradition platonico-aristoteacutelicienne 294 Proclus In Timaeum I 242 27-243 1 (trad A J Festugiegravere) laquo ἐπεὶ γὰρ πᾶν τὸ γνωστικὸν ἢ αὐτό ἐστι τὸ

γνωστὸν ἢ ὁρᾷ ἢ ἔχει τὸ γνωστόν ndash νοῦς μὲν γάρ ἐστι τὸ νοητόν αἴσθησις δὲ ὁρᾷ τὸ αἰσθητόν διάνοια δὲ

ἔχει ἐν ἑαυτῇ τὸ διανοητόν ndash ἡμεῖς δὲ αὐτὸ γενέσθαι τὸ νοητὸν οὐ πεφύκαμεν γιγνώσκομεν δὲ αὐτὸ διὰ τῆς

ἐν ἡμῖν συζύγου πρὸς αὐτὸ δυνάμεως ταύτης οὖν δεῖ καὶ διὰ ταύτης γνώριμος ἡμῖν ἡ τοῦ ὄντος φύσις raquo

154

soit question de la dianoia en un sens technique et restreint telle que nous lrsquoavons deacutefinie

dans la premiegravere section de notre eacutetude Bien que cet extrait ne concerne directement les

acceptions de lrsquointellection divine il permet drsquoillustrer lrsquoutiliteacute de la triade ecirctre ndash avoir ndash

voir pour conceptualiser les rapports entre les diffeacuterentes formes de connaissance et la

deacutegradation progressive de celles-ci dans ce cas-ci de lrsquointellection agrave la sensation en

passant par la penseacutee rationnelle

Le plus important passage qui preacutesente cette structure triadique ecirctre ndash avoir ndash voir

apparaicirct apregraves lrsquoeacutenumeacuteration et la deacutefinition de chacune des acceptions de lrsquointellection

non seulement divine mais aussi humaine dans le Commentaire sur le Timeacutee Agrave lrsquoaide des

eacuteleacutements de cette triade ndash est possegravede et voit dans la traduction citeacutee et pour laquelle nous

conservons encore ici le caractegravere italique ndash Proclus reprend les six formes drsquointellection

comme Festugiegravere lrsquoa clairement identifieacute

Mais (1) tantocirct lrsquointellection est lrsquoobjet connu lui-mecircme (2) tantocirct elle est

intellection elle possegravede lrsquoIntelligible (3) tantocirct elle est intellect elle possegravede

lrsquointellection elle voit lrsquoIntelligible sous un mode universel (4) tantocirct elle est

lrsquoobjet connu sous un mode partiel mais elle voit aussi les Touts par lrsquointellect

partiel (5) tantocirct elle voit les Touts mais elle ne les voit agrave un seul et mecircme

instant que par fragments et non tout agrave la fois (6) tantocirct cette vue

srsquoaccompagne drsquoun pacirctir295

Ce passage illustre clairement la distance de plus en plus grande prise par les formes

infeacuterieures drsquointellection par rapport agrave lrsquoobjet ultime de toute connaissance intellective agrave

savoir lrsquointelligible On peut constater que la triade srsquoapplique tregraves clairement aux trois

premiegraveres acceptions un nouveau terme srsquoajoutant agrave chaque nouvelle forme de

lrsquointellection est est et possegravede puis est possegravede et voit Cependant les trois derniegraveres

acceptions deacutelaissent les termes ecirctre et avoir (ou posseacuteder) seul lrsquointellect particulier est

encore lrsquoobjet connu agrave savoir lrsquointelligible sous le mode intellectif partiel alors que la

penseacutee rationnelle et lrsquoimagination ne font que voir ces mecircmes objets intelligibles cette

derniegravere ne pouvant mecircme plus ecirctre deacutefinie comme une vue proprement intellective de ces

objets puisque sa connaissance laquo srsquoaccompagne drsquoun pacirctir raquo

295 Ibid I 244 25-30 (trad A J Festugiegravere) laquo ἀλλrsquo ὅπου μέν ἐστιν αὐτὸ τὸ γνωστὸν ἡ νόησιςmiddot ὅπου δὲ ἔστι

μὲν τὸ δεύτερον ἔχει δὲ τὸ πρῶτονmiddot ὅπου δὲ ἔστι μὲν τὸ τρίτον ἔχει δὲ τὸ δεύτερον ὁρᾷ δὲ τὸ πρῶτον

ὁλικῶςmiddot ὅπου δὲ ἔστι μὲν τὸ γνωστὸν μερικῶς ὁρᾷ δὲ καὶ τὰ ὅλα διὰ τοῦ μερικοῦmiddot ὅπου δὲ ὁρᾷ μὲν τὰ ὅλα

ἀλλὰ μερικῶς ἅμα καὶ οὐκ ἀθρόωςmiddot ὅπου δὲ καὶ μετὰ πάθους ἡ ὅρασις raquo

155

Avant de conclure la preacutesentation de cette triade qui se distingue des autres et qui

nrsquoapparaicirct pas explicitement dans un ouvrage systeacutematique de Proclus comme les Eacuteleacutements

de theacuteologie nous pouvons nous poser la question de son origine Est-ce un schegraveme

conceptuel eacutelaboreacute par Proclus ou par son maicirctre Syrianus Sa creacuteation est-elle attribuable

agrave un neacuteoplatonicien anteacuterieur Bien qursquoaucun nom ne soit mentionneacute dans lrsquoexeacutegegravese des

lignes 28a1-4 du Timeacutee plus loin dans le Commentaire cette triade est ouvertement

associeacutee au nom drsquoAmeacutelius disciple de Plotin au cocircteacute de Porphyre appliqueacute agrave sa doctrine

du Deacutemiurge ou devrions-nous dire des deacutemiurges Ici encore nous conservons le

caractegravere italique pour identifier les termes de la triade en reproduisant la traduction de

Festugiegravere

Ameacutelius imagine le Deacutemiurge comme triple et dit qursquoil y a trois Intellects trois

Rois celui qui est celui qui a celui qui voit Ces trois sont diffeacuterents le

Premier Intellect est reacuteellement ce qursquoil est le Second est lrsquoIntelligible qui est

en lui mais il a lrsquoIntelligible qui le preacutecegravede et de toute faccedilon participe

seulement agrave celui-ci drsquoougrave vient aussi qursquoil est second le Troisiegraveme est lui aussi

lrsquoIntelligible qui est en lui ndash car tout intellect est identique agrave lrsquointelligible qui

fait couple avec lui ndash mais il a lrsquoIntelligible qui est dans le Second et il voit

seulement le premier Intelligible car plus on srsquoeacuteloigne plus est faible la

possession296 Ces trois Intellects donc ces trois Deacutemiurges Ameacutelius assume

que ce sont aussi les trois Rois297 dont parle Platon et les trois drsquoOrpheacutee

Phanegraves Ouranos et Kronos et celui qui agrave ses yeux est le plus Deacutemiurge est

Phanegraves298

Lrsquoexeacutegegravese de la Lettre II et de ses trois Rois auxquels les auteurs neacuteoplatoniciens ont

identifieacute diffeacuterents principes intelligibles a connu une histoire riche et longue dans la

tradition platonicienne En introduction au livre II de la Theacuteologie platonicienne H D

Saffrey et L G Westerink retracent les principaux moments de celle-ci et font entre autres

296 Tout comme la puissance de lrsquointellection se deacutegrade agrave mesure qursquoelle srsquoeacuteloigne de lrsquointelligible premier 297 A J Festugiegravere (Commentaire sur le Timeacutee livre II p 161 n 1) a bien compris que la reacutefeacuterence eacutetait au

texte des Lettres II 312 e1-4 de Platon et non au Timeacutee 40e sqq comme lrsquoindique lrsquoeacutediteur Diehl 298 Proclus In Timaeum I 306 1-14 (trad A J Festugiegravere) laquo Ἀ μ έ λ ι ο ς δὲ τριττὸν ποιεῖ τὸν δημιουργὸν

καὶ τρεῖς νοῦς βασιλέας τρεῖς τὸν ὄντα τὸν ἔχοντα τὸν ὁρῶντα διαφέρουσι δὲ οὗτοι διότι ὁ μὲν πρῶτος

νοῦς ὄντως ἐστὶν ὅ ἐστιν ὁ δὲ δεύτερος ἔστι μὲν τὸ ἐν αὐτῷ νοητόν ἔχει δὲ τὸ πρὸ αὐτοῦ καὶ μετέχει

πάντως ἐκείνου καὶ διὰ τοῦτο δεύτερος ὁ δὲ τρίτος ἔστι μὲν τὸ ἐν αὐτῷ καὶ οὗτοςmiddot πᾶς γὰρ νοῦς τῷ

συζυγοῦντι νοητῷ ὁ αὐτός ἐστινmiddot ἔχει δὲ τὸ ἐν τῷ δευτέρῳ καὶ ὁρᾷ τὸ πρῶτονmiddot ὅσῳ γὰρ πλείων ἡ ἀπόστασις

τοσούτῳ τὸ ἔχειν ἀμυδρότερον τούτους οὖν τοὺς τρεῖς νόας καὶ δημιουργοὺς ὑποτίθεται καὶ τοὺς παρὰ τῷ

Π λ ά τ ω ν ι τρεῖς βασιλέας καὶ τοὺς παρrsquo Ὀ ρ φ ε ῖ τρεῖς Φάνητα καὶ Οὐρανὸν καὶ Κρόνον καὶ ὁ μάλιστα

παρrsquo αὐτῷ δημιουργὸς ὁ Φάνης ἐστίν raquo

156

porter leurs analyses sur les fragments et teacutemoignages drsquoAmeacutelius299 La triade ecirctre ndash avoir ndash

voir qui est associeacutee agrave ces trois Rois proviendrait drsquoun rapprochement effectueacute par le

disciple de Plotin entre une phrase du Timeacutee (39e8-9) ougrave apparaissent ces expressions et le

contenu theacuteologique que lrsquoon a trouveacute dans la Lettre II Dans son Commentaire Proclus est

cateacutegorique crsquoest sur de ce passage du Timeacutee qursquoAmeacutelius extrait sa triade pour ensuite la

projeter sur lrsquoimage des trois Rois de la Lettre II et y fonder sa doctrine deacutemiurgique en se

reacuteclamant du mecircme coup de lrsquoautoriteacute textuelle de Platon

Crsquoest principalement sur ce passage qursquoAmeacutelius fonde sa triade des Intellects

deacutemiurgiques Il deacutenomme le premier laquo celui qui est raquo agrave partir de lrsquoexpression

laquo le Vivant qui est raquo le second laquo celui qui a raquo agrave partir de lrsquoexpression laquo incluses

dans raquo ndash car ce second Intellect nrsquoest pas ce sont les Formes qui sont en lui ndash

le troisiegraveme laquo celui qui voit raquo agrave partir de lrsquoexpression laquo voit raquo cela bien que

Platon ait dit que les Formes sont dans laquo ce qui est le Vivant raquo et qursquoil ne fasse

pas de distinction entre le Vivant-en-soi et le sujet dans lequel sont les Formes

des vivants en sorte que laquo celui qui est raquo nrsquoest pas diffeacuterent de laquo celui qui a raquo

srsquoil est vrai que lrsquoun est laquo ce qui est le Vivant raquo lrsquoautre le sujet dans lequel sont

les Formes300

Si la lecture de cet extrait agrave la lumiegravere des analyses de Saffrey et Westerink au sujet des

sources de la triade ecirctre ndash avoir ndash voir dans la lecture compareacutee de la Lettre II et du Timeacutee

nous permet de comprendre la pertinence des rapports deacutecrits par cette triade entre trois

niveaux du divin une question demeure toutefois pourquoi Proclus reprend-il cette triade

drsquoAmeacutelius qursquoil critique pourtant pour lrsquoapplication theacuteologique qursquoil en a faite afin de

caracteacuteriser non seulement les trois acceptions divines de lrsquointellection mais aussi les

formes humaines de la noecircsis Notre hypothegravese est que Proclus a reconnu la pertinence et

la force speacuteculative de cette triade drsquoabord associeacutee par Ameacutelius ndash selon une interpreacutetation

jugeacutee inadeacutequate de lrsquoesprit et de la lettre des lignes 39e8-9 du Timeacutee ndash aux figures

intelligibles et deacutemiurgiques pour deacutecrire la deacutegradation progressive et complegravete de

lrsquointellection de son principe dans lrsquointelligible divin agrave sa derniegravere manifestation dans

299 H D Saffrey et L G Westerink laquo Introduction 2 Histoire des exeacutegegraveses de la Lettre II de Platon dans la

tradition platonicienne raquo dans Theacuteologie platonicienne II p XX-LIX (en particulier p LII-LIII pour Ameacutelius) 300 Proclus In Timaeum III 103 18-28 (trad A J Festugiegravere) laquo Ἀ μ έ λ ι ο ς μὲν οὖν τὴν τριάδα τῶν

δημιουργικῶν νόων ἀπὸ τούτων μάλιστα συνίστησι τῶν ῥημάτων τὸν μὲν πρῶτον lsquoὄνταrsquo καλῶν ἀπὸ τοῦ ὅ

ἐ σ τ ι ζ ῷ ο ν τὸν δὲ δεύτερον lsquoἔχονταrsquo ἀπὸ τοῦ ἐ ν ο ύ σ α ς (οὐ γὰρ ἔστιν ὁ δεύτερος ἀλλrsquo εἴσεισιν ἐν

αὐτῷ)τὸν δὲ τρίτον lsquoὁρῶνταrsquo ἀπὸ τοῦ κ α θ ο ρ ᾶ ν καίτοι τοῦ Πλάτωνος ἐν τῷ ὅ ἐ σ τ ι ζ ῷ ο ν εἶναι τὰς

ἰδέας εἰπόντος καὶ οὐκ ἄλλο μὲν εἶναι τὸ αὐτοζῷον ἄλλο δὲ τὸ ἐν ᾧ ἔνεισιν αἱ ἰδέαι τῶν ζῴων ὥστε οὐκ

ἄλλος ἐστὶν ὁ ὢν τοῦ ἔχοντος εἴπερ ὃ μέν ἐστι τὸ ὅ ἐ σ τ ι ζ ῷ ο ν ὃ δὲ ἐν ᾧ ἔνεισιν αἱ ἰδέαι raquo

157

lrsquoimagination humaine Lrsquoingeacuteniositeacute exeacutegeacutetique drsquoun devancier mecircme si elle produit une

interpreacutetation fautive drsquoune doctrine platonicienne peut toujours ecirctre reacutecupeacutereacutee dans un

autre cadre meacutetaphysique ce que Proclus se prive rarement de faire

117 Remarques conclusives sur le rocircle des triades dans la meacutetaphysique proclienne

Agrave lrsquoaide des analyses que nous avons fournies de diffeacuterents passages du Commentaire

sur le Timeacutee des Eacuteleacutements de theacuteologie et de la Theacuteologie platonicienne nous avons pu

constater lrsquoimportance de la structure triadique dans la penseacutee meacutetaphysique de Proclus et

plus particuliegraverement dans sa conception de la nature des diffeacuterentes formes de

lrsquointellection et des rapports deacutefinis par la triade manence ndash procession ndash conversion que

lrsquoon peut eacutetablir entre elles Nous avons anticipeacute plusieurs deacuteveloppements que lrsquoanalyse

des deacutefinitions fournies pour chacune des trois acceptions de la noecircsis divine nous

demanderait de faire Nous nous limiterons donc agrave preacutesenter ces passages en gardant agrave

lrsquoesprit nos exposeacutes et les analyses conceptuelles qursquoils contiennent au sujet des

diffeacuterentes triades qui structurent la procession de lrsquointellection divine de lrsquointelligible agrave

lrsquointellect

Reppelons que notre traitement des trois acceptions de lrsquointellection divine se fera

dans lrsquoordre inverse de la procession crsquoest-agrave-dire selon le mouvement de conversion qui agrave

partir de lrsquointellection de lrsquointellect divin nous megravenera jusqursquoagrave la noecircsis qui srsquoidentifie agrave la

substance de lrsquointelligible divin Nous traiterons briegravevement des sources platonico-

aristoteacutelicienne de cette doctrine proclienne non seulement dans la suite de cette sous-

section en ce qui concerne principalement la nature de lrsquointellect divin mais aussi dans

notre eacutetude de la connaissance de soi et de lrsquoIntellect laquo hypostase raquo dans la penseacutee

neacuteoplatonicienne principalement dans lrsquoœuvre de Plotin

12 Lrsquointellection de lrsquointellect divin

121 Uniteacute et multipliciteacute de la notion drsquointellect divin

Quand Proclus emploie lrsquoexpression intellect divin renvoie-t-il agrave une reacutealiteacute unique

ou agrave une multipliciteacute drsquoentiteacutes intellectives et divines Une analyse non exhaustive des

diffeacuterentes occurrences de cette expression ne nous permet pas drsquoen arriver agrave un jugement

158

deacutefinitif agrave ce sujet mais nous pouvons tout de mecircme distinguer un Intellect divin unique et

principiel que lrsquoon peut identifier au Deacutemiurge du Timeacutee et une multipliciteacute drsquointellects

divins qui correspondent agrave plusieurs figures du pantheacuteon grec traiteacutees au livre V de la

Theacuteologie platonicienne Bien que nous reprenions la traduction drsquoA J Festugiegravere pour

lrsquoextrait suivant qui preacutesente la troisiegraveme acception de la noecircsis avec la majuscule

attribueacutee au terme laquo Intellect raquo nous restons prudent quant agrave lrsquointerpreacutetation de la nature de

cet intellect et eacutevitons drsquoattribuer la forme drsquointellection deacutecrite qursquoagrave la cette seule entiteacute

intellective qursquoest le Deacutemiurge ou seul Intellect qui au principe de la procession de la

multipliciteacute des intellects divins301

En troisiegraveme lieu il y a lrsquointellection conjugueacutee agrave lrsquoIntellect Divin lui-mecircme

qui est activiteacute de lrsquoIntellect gracircce agrave laquelle il se saisit de lrsquoIntelligible qui est

en lui et selon laquelle il srsquointellige lui-mecircme et perccediloit en quelle maniegravere il est

Intellect car elle est activiteacute et laquo intellection en soi raquo mais non plus

laquo Intellection intelligible raquo elle nrsquoa plus valeur de Puissance mais est

seulement activiteacute comme je lrsquoai dit et elle est laquo intellection intellective raquo302

Nous nrsquoutiliserons pas lrsquoexpression Intellect Divin au singulier puisqursquoil y a selon nous

une multipliciteacute drsquointellects divins drsquoentiteacutes qui partagent par participation aux heacutenades

cette essence intellective et divine Nous comprenons toutefois le choix du traducteur de

conserver la majuscule puisqursquoil est vrai que le plan intellectif forme une uniteacute et que les

caracteacuteristiques attribueacutees agrave la monade agrave lrsquoIntellect divin peuvent aussi lrsquoecirctre aux entiteacutes

qui en procegravedent

La question de lrsquouniteacute et de la multipliciteacute de lrsquointellect nrsquoapparaicirct bien sucircr pas avec

Proclus elle est deacutejagrave theacuteoriseacutee par Plotin qui dans de multiples traiteacutes notamment ceux que

lrsquoon retrouve dans la cinquiegraveme Enneacuteade cherche agrave montrer le caractegravere un et multiple de

lrsquohypostase303 qursquoest lrsquoIntellect Les apories au sujet de la nature de lrsquoIntellect sont deacutefinies

par ses deux principales sources Platon et Aristote le premier traitant de noeacutetique dans la

perspective du dialecticien le second du point de vue du naturaliste Nous ne nous

301 Voir Proclus Eacuteleacutements de theacuteologie prop 181 (et les propositions dont celle-ci deacutepend) comme preuve de

la multipliciteacute des intellects divins dans la meacutetaphysique proclienne 302 Proclus In Timaeum I 244 6-11 (trad A J Festugiegravere) laquo τρίτη δὲ ἡ ἐν αὐτῷ τῷ θείῳ νῷ σύ-ζυγος

νόησις ἐνέργεια οὖσα τοῦ νοῦ διrsquo ἧς τὸ ἐν αὐτῷ νοητὸν συνείληφε καὶ καθrsquo ἣν ἑαυτὸν νοεῖ καὶ ᾗ αὐτός

ἐστινmiddot ἐνέργεια γάρ ἐστι καὶ αὐτονόησις ἀλλrsquo οὐ νοητὴ νόησις οὐδὲ ὡς δύναμις ἀλλrsquo ὡς ἐνέργεια καθάπερ

εἴρηται καὶ νοερὰ νόησις raquo 303 Rappelons que le terme hypostase nrsquoest pas encore employeacute dans ce sens technique par Plotin

159

inteacuteressons pas tant aux propos mecircmes de ces deux autoriteacutes pour la penseacutee

neacuteoplatonicienne qursquoau point de vue proclien sur les divergences entre les noeacutetiques

platonicienne et aristoteacutelicienne la premiegravere devant ecirctre toujours deacutefendue contre les

critiques et les deacuteformations que lui a fait subir la seconde

122 Les doctrines de Platon et drsquoAristote sur lrsquoIntellect drsquoapregraves Proclus

Alors qursquoil traite de la relation entre lrsquoAcircme du Monde et son intellect ndash rappelons que

la cosmologie aristoteacutelicienne fait lrsquoeacuteconomie de ce principe psychique universel ndash Proclus

contraste ainsi les conceptions theacuteologiques et noeacutetiques de Platon et drsquoAristote dans son

Commentaire sur le Timeacutee

Platon donc avec un geacutenie tout agrave fait admirable pose en principe deux

Intellects lrsquoun imparticipeacute et creacuteateur lrsquoautre participeacute et non seacutepareacute ndash car ce

qui subsiste en autre chose et qui est coordonneacute aux reacutealiteacutes infeacuterieures deacutepend

des reacutealiteacutes subsistant en elles-mecircmes ndash et il accorde agrave lrsquoUnivers une double

vie lrsquoune qui lui est congeacutenitale lrsquoautre seacutepareacutee pour que le Monde soit vivant

par la vie qui est en lui doueacute drsquoacircme par lrsquoAcircme intellective et doueacute

drsquointelligence gracircce au tregraves preacutecieux Intellect lui-mecircme304

Apregraves lrsquoeacuteloge reacuteserveacute agrave la doctrine de lrsquoIntellect chez Platon vient le blacircme agrave lrsquoendroit de la

noeacutetique drsquoAristote Lrsquoessentiel de sa critique qursquoil reprend et deacuteveloppe plus loin dans lrsquoIn

Timaeum se trouve dans ces quelques lignes du premier tome de son Commentaire

Aristote lui a fait une soustraction par moitieacute dans sa propre philosophie en lui

enlevant lrsquoIntellect imparticipeacute Car pour Aristote le premier Intellect est celui

de la sphegravere des fixes De plus il retranche lrsquoAcircme intellective intermeacutediaire

entre lrsquoIntellect et le Corps animeacute du Monde et il joint directement lrsquoIntellect agrave

ce Corps doueacute de vie305

Plotin au Traiteacute V 1 [10] avait deacutejagrave formuleacute une critique semblable agrave lrsquoendroit de la

noeacutetique aristoteacutelicienne lui reprochant drsquoecirctre deacutetermineacutee par la physique une science qui

304 Ibid I 403 31-404 6 (trad A J Festugiegravere) laquo ὁ μὲν οὖν Πλάτων πάνυ δαιμονίως νοῦν τε ὑποτίθεται

διττόν τὸν μὲν ἀμέθεκτον καὶ δημιουργικόν τὸν δὲ μεθεκτὸν καὶ ἀχώριστον mdash ἀπὸ γὰρ τῶν ἐν αὐτοῖς ὄντων

τὰ ἐν ἄλλοις ὄντα καὶ συντεταγμένα τοῖς ὑφειμένοις mdash καὶ τῷ παντὶ διττὴν ἐνδίδωσι ζωήν τὴν μὲν

σύμφυτον τὴν δὲ χωριστήν ἵνα καὶ ζῷον ὁ κόσμος ᾖ διὰ τὴν ἐν αὐτῷ ζωήν καὶ ἔμψυχον διὰ τὴν νοερὰν

ψυχήν καὶ ἔννουν διrsquo αὐτὸν τὸν πολυτίμητον νοῦν raquo 305 Ibid I 404 7-11 (trad A J Festugiegravere) laquo ὁ δέ γε Ἀ ρ ι σ τ ο τ έ λ η ς ἐξ ἡμισείας τὸν μὲν ἀμέθεκτον νοῦν

ὑφεῖλεν τῆς αὑτοῦ φιλοσοφίαςmiddot ὁ γὰρ πρῶτος αὐτῷ νοῦς τῆς ἀπλανοῦς ἐστιmiddot τὴν δὲ νοερὰν ψυχὴν μέσην

οὖσαν τοῦ τε νοῦ καὶ τοῦ ἐψυχωμένου σώματος ὑποτέμνεται συνάπτει δὲ αὐτόθεν τῷ ζῶντι σώματι τὸν

νοῦν raquo

160

ne saurait avoir le mecircme degreacute drsquoexactitude que la dialectique qui seule permet de

connaicirctre adeacutequatement la nature drsquoune reacutealiteacute eacuteternelle immuable et transcendante telle

que lrsquoIntellect

Plus tard Aristote dit que ce qui est premier est laquo seacutepareacute raquo et laquo intelligible raquo

mais en disant qursquoil laquo se pense soi-mecircme raquo il revient en arriegravere et nrsquoen fait plus

le premier Et en faisant de beaucoup drsquoautres choses des intelligibles en aussi

grand nombre qursquoil y a de sphegraveres dans le ciel pour faire que chaque

intelligible meuve chaque sphegravere il parle de ce qui ressortit aux intelligibles

drsquoune autre maniegravere que Platon en avanccedilant un argument qui a la force de la

probabiliteacute et non celle de la neacutecessiteacute306

Dans le conflit opposant les deux conceptions classiques de la science de la nature celle du

Timeacutee de Platon agrave celle de la Physique drsquoAristote307 lrsquoalleacutegeance de Plotin est manifeste

Le dialogue platonicien nous apprend que la science de la nature nrsquoest qursquoun savoir

probable qui ne se fonde pas sur des principes neacutecessaires (Timeacutee 29c-d) Elle ne saurait

donc en aucune maniegravere deacuteterminer le contenu de la doctrine noeacutetique alors que lrsquoIntellect

transcendant doit ecirctre lrsquoobjet drsquoune science exacte de ce savoir dialectique qui porte sur les

reacutealiteacutes eacuteternelles et immuables

Agrave la suite de lrsquoAlexandrin ndash et peut-ecirctre inspireacute par sa lecture des Enneacuteades qursquoil a

pris le soin de commenter ndash Proclus srsquoattaque aux incoheacuterences de la noeacutetique

laquo cosmologiseacutee raquo drsquoAristote

Outre cela il me semble encore ecirctre fautif sur un autre point Car apregraves avoir

assigneacute des Intellects aux sphegraveres ceacutelestes il nrsquoa fondeacute sur aucun Intellect le

Monde pris en sa totaliteacute Or crsquoest lagrave chose tout agrave fait absurde Comment en

effet le Monde est-il un srsquoil nrsquoy a pas en lui un Intellect unique qui le domine

Quel ordre peut-il y avoir dans la pluraliteacute des Intellects ceacutelestes si cette

pluraliteacute nrsquoest pas suspendue agrave une Monade propre Comment toutes choses

sont-elles organiquement unies en vue du bon eacutetat srsquoil nrsquoexiste pas un Intellect

commun pour tous les ecirctres du Monde Or il nrsquoy en a pas puisque lrsquoIntellect

de la sphegravere des fixes nrsquoappartient qursquoagrave cette sphegravere et de mecircme lrsquoIntellect de la

306 Plotin Traiteacute V 1 [10] 9 7-12 (trad F Fronterotta) laquo Ἀριστοτέλης δὲ ὕστερον χ ω ρ ι σ τ ὸ ν μὲν τὸ

πρῶτον καὶ ν ο η τ ό ν ν ο ε ῖ ν δὲ αὐτὸ ἑ α υ τ ὸ λέγων πάλιν αὖ οὐ τὸ πρῶτον ποιεῖmiddot πολλὰ δὲ καὶ ἄλλα

νοητὰ ποιῶν καὶ τοσαῦτα ὁπόσαι ἐν οὐρανῷ σφαῖραι ἵνrsquo ἕκαστον ἑκάστην κινῇ ἄλλον τρόπον λέγει τὰ ἐν

τοῖς νοητοῖς ἢ Πλάτων τὸ εὔλογον οὐκ ἔχον ἀνάγκην τιθέμενος raquo 307 Remarquons que le traiteacute De lrsquoacircme principalement dans sa partie introductive expose sans doute mieux

les principes du naturalisme drsquoAristote que la Physique en plus de preacutesenter la plus importante critique du

Timeacutee dans le corpus aristoteacutelicien

161

sphegravere du soleil celui de la lune et pareillement pour les autres Mais jrsquoai

composeacute un eacutecrit particulier contre Aristote sur ces questions308

Ce passage se base principalement sur une exeacutegegravese du chapitre Λ 8 de la Meacutetaphysique

qui srsquoinsegravere entre deux chapitres Λ 7 et 9 qui preacutesente une noeacutetique beaucoup plus eacutepureacutee

de ses liens avec la science de la nature et surtout de la cosmologie Nous reviendrons sur

ces thegravemes noeacutetiques et theacuteologiques dans notre eacutetude subseacutequente de la connaissance de

soi chez Plotin et dans la tradition neacuteoplatonicienne Notons pour lrsquoinstant que les critiques

de Proclus envers la noeacutetique drsquoAristote sont multiples certaines ayant deacutejagrave eacuteteacute formuleacutees

par Plotin drsquoautres deacutependant directement des structures conceptuelles de sa propre

doctrine Mecircme srsquoil projette de nombreux eacuteleacutements doctrinaux propres au neacuteoplatonisme

tardif sur la noeacutetique de Platon faisant de celle-ci une science hypersophistiqueacutee qursquoelle

nrsquoest pas dans les Dialogues Proclus semble avoir bien saisi lrsquoesprit du discours platonicien

sur lrsquointellect un discours qui prend peut-ecirctre le risque de se perdre dans lrsquoabstraction ndash

jusqursquoagrave ecirctre qualifieacute de vide (kenos) par Aristote ndash mais qui eacutevite celui drsquoecirctre deacutetermineacute par

une science de la nature dont le Timeacutee a voulu montrer les limites eacutepisteacutemologiques

123 Lrsquointellection de lrsquointellect divin chez Proclus

Le Timeacutee constitue pour Proclus la source premiegravere de la doctrine de lrsquoIntellect

divin chez Platon Son exeacutegegravese du Timeacutee est avec celle de la deuxiegraveme partie du

Parmeacutenide (nous pourrions eacutegalement inclure son interpreacutetation de la Palinodie du Phegravedre)

un des fondements structurels de la science du divin dans la Theacuteologie platonicienne Les

livres III et V portent respectivement sur les dieux intelligibles et sur les dieux intellectifs

La place preacutepondeacuterante qursquooccupe lrsquoexeacutegegravese du Timeacutee dans ce traiteacute srsquoexplique par

lrsquoimportance de deux principes divins deacutefinis dans ce dialogue le Vivant-en-soi parmi les

dieux intelligibles et le Deacutemiurge parmi les dieux intellectifs

308 Proclus In Timaeum I 404 11-21 (trad A J Festugiegravere) laquo πρὸς δὲ τούτοις καὶ ἄλλο τι πλημμελεῖν

δοκεῖ μοι νοῦς γὰρ ἐπιστήσας ταῖς σφαίραις ὅλον τὸν κόσμον οὐκ ἐνίδρυσεν οὐδενὶ νῷmiddot τοῦτο δέ ἐστι

πάντων ἀτοπώτατονmiddot πῶς γάρ ἐστιν εἷς ὁ κόσμος εἰ μὴ νοῦς εἷς ἐν αὐτῷ κρατοίη τίς δὲ σύνταξις τοῦ νοεροῦ

πλήθους εἰ μὴ μονάδος οἰκείας ἐξηρτημένον εἴη πῶς δὲ πάντα συντέτακται πρὸς τὸ εὖ εἰ μὴ κοινός τις εἴη

τῶν ἐγκοσμίων ἁπάντων νοῦς ὁ γὰρ τῆς ἀπλανοῦς ἐκείνης ἐστὶ τῆς σφαίρας καὶ ὁ τῆς ἡλιακῆς καὶ ὁ τῆς

σελήνης καὶ ἐπὶ τῶν ἄλλων ὡσαύτως πρὸς μὲν οὖν Ἀριστοτέλη καὶ ἰδίᾳ περὶ τούτων γέγραπται raquo

162

Lrsquointroduction du chapitre V 17 de la Theacuteologie platonicienne offre un bon

exemple de lrsquointeacutegration de lrsquoexeacutegegravese proclienne du Timeacutee agrave la conception scientifique des

classes divines

En quatriegraveme lieu examinons comment Timeacutee nous reacutevegravele lrsquointellect

deacutemiurgique Ayant fait son raisonnement il deacutecouvrit donc que agrave partir des

choses visibles par nature ne pouvait jamais se produire un ouvrage deacutepourvu

drsquointellect qui soit plus beau que ce qui a un intellect Quel est donc ce

raisonnement et quelle est cette deacutecouverte et drsquoougrave vient-elle Ainsi donc le

raisonnement est une intellection diviseacutee qui regarde vers elle-mecircme et

recherche en elle-mecircme le bien-ecirctre Car quiconque raisonne passe drsquoune ideacutee

agrave une autre et crsquoest en se convertissant vers lui-mecircme qursquoil cherche le bien

Dans la mise en ordre du tout lrsquointellect deacutemiurge se comporte donc drsquoune

maniegravere analogue en projetant drsquoune maniegravere diviseacutee les causes des ecirctres

encosmiques lesquels preacuteexistent drsquoune maniegravere unifieacutee dans les intelligibles

En effet les ecirctres que lrsquointellect intelligible fait exister drsquoune maniegravere unifieacutee et

transcendante ces ecirctres-lagrave lrsquointellect intellectif les engendre en les distinguant

en les partageant et pour ainsi dire en les fabriquant de ses propres mains Le

raisonnement donc est une pleacutenitude de lrsquointelligence et une totale uniteacute avec

lui ce qui met aussi en eacutevidence qursquoil ne faut pas regarder le raisonnement

comme une recherche une aporie ou une errance de lrsquointellect divin mais

comme une intellection stable qui intellige les causes multiples des ecirctres Car

lrsquointellect est toujours uni agrave lrsquointelligible et rempli de ses propres intelligibles et

il est au mecircme degreacute intellect en acte et intelligible309

Proclus agrave la suite de ses devanciers (neacuteo)platoniciens doit proposer une exeacutegegravese du terme

logismos qui soit en accord avec lrsquoidentification du Deacutemiurge agrave un intellect et donc une

reacutealiteacute eacuteternelle Le logismos agrave savoir le raisonnement eacutetant associeacute agrave lrsquoactiviteacute discursive

de lrsquoacircme il lui fallait proposer une interpreacutetation imageacutee de ce terme pour rendre compte de

lrsquointellection propre au Deacutemiurge Cet extrait de la Theacuteologie platonicienne rappelle non

seulement que le terme logismos nrsquoest qursquoune image servant agrave illustrer la multipliciteacute

309 Proclus Theacuteologie platonicienne V 17 62 4-24 (trad H D Saffrey et L G Westerink) laquo Τέταρτον

τοίνυν τὸν νοῦν τὸν δημιουργικὸν ὅπως ἡμῖν ἐκφαίνει θεασώμεθα Λ ο γ ι σ ά μ ε ν ο ς ο ὖ ν η ὕ ρ ι σ κ ε ν

ἐ κ τ ῶ ν κ α τ ὰ φ ύ σ ι ν ὁ ρ α τ ῶ ν μ η δ ὲ ν ἀ ν ό η τ ο ν τ ο ῦ ν ο ῦ ν ἔ χ ο ν τ ο ς κ ά λ λ ι ο ν ἄ ν π ο τ ε

γ ε ν έ σ θ α ι ἔ ρ γ ο ν Τίς οὖν ὁ λογισμὸς οὗτος καὶ τίς ἡ εὕρεσις καὶ πόθεν Οὐκοῦν ὁ μὲν λογισμὸς νόησίς

ἐστι διῃρημένη καὶ πρὸς ἑαυτὴν βλέπουσα καὶ ἐν ἑαυτῇ ζητοῦσα τὸ εὖ Πᾶς γὰρ ὁ λογιζόμενος ἀπrsquo ἄλλου

πρὸς ἄλλο μεθίσταται καὶ εἰς αὑτὸνἐπιστρεφόμενος ζητεῖ τὸ ἀγαθόν Ταῦτrsquo οὖν ἀνάλογον καὶ ὁ δημιουργὸς

νοῦς ἐν τῇ διακοσμήσει τοῦ παντὸς ἔχει διῃρημένας αἰτίας προβάλλων τῶν ἐγκοσμίων ἡνωμένως ἐν τοῖς

νοητοῖς προϋπαρχόντων Ἃ γὰρ ὑφίστησιν ἑνοειδῶς καὶ ἐξῃρημένως ὁ νοητὸς νοῦς ταῦτα ὁ νοερὸς

διακρίνων καὶ μερίζων καὶ οἷον αὐτουργῶν ἀπογεννᾷ Ὁ μὲν οὖν λογισμὸς πλήρωσις τοῦ νοητοῦ ἐστι καὶ

ἕνωσις πρὸς αὐτὸ παντελήςmiddot ᾧ καὶ δῆλον ὅτι τὸν λογισμὸν οὐ ζήτησιν οὐδrsquo ἀπορίαν οὐδὲ πλάνην τοῦ θείου

νοῦ προσήκει νομίζειν ἀλλὰ νόησιν σταθερὰν τὰς πολυειδεῖς αἰτίας τῶν ὄντων νοοῦσαν Ἥνωται γὰρ ἀεὶ

πρὸς τὸ νοητὸν ὁ νοῦς καὶ πεπλήρωται τῶν ἑαυτοῦ νοητῶν καὶ τὸν ἴσον τρόπον νοῦς τε κατrsquo ἐνέργειάν ἐστι

καὶ νοητόν raquo

163

inheacuterente aux Formes agrave partir desquelles le Deacutemiurge creacutee le Monde mais il distingue aussi

le plan intellectif du plan intelligible sans que cette distinction ne coupe totalement le Dieu

creacuteateur des Formes intelligibles qursquoil possegravede sous le mode qui lui est propre selon

lrsquoenseignement de la proposition 103 des Eacuteleacutements de Theacuteologie tout est en tout mais en

chacun sous son mode propre Lrsquoacception suivante de lrsquointellection dans le Commentaire

sur le Timeacutee celle qui lit lrsquointellect agrave lrsquointelligible (et qui est drsquoailleurs absente de ce

passage) aurait pour fonction de rendre encore plus manifeste la continuiteacute entre

lrsquointelligible dont le Vivant-en-soi est un des aspects et lrsquointellectif repreacutesenteacute par le

Deacutemiurge

13 Lrsquointellection qui lie lrsquointellect agrave lrsquointelligible

Dans la remonteacutee qui megravene de lrsquointellection de lrsquointellect divin agrave celle de

lrsquointelligible apparaicirct lrsquooccurrence agrave notre avis la plus probleacutematique ndash et la moins bien

deacutefinie dans le reste du corpus proclien ce dont teacutemoigne son absence dans les Eacuteleacutements de

theacuteologie ndash de la noecircsis dans le Commentaire sur le Timeacutee agrave savoir celle qui lie lrsquointellect agrave

lrsquointelligible De quels principes (ou dieux) est-elle lrsquointellection Quelle est lrsquoorigine de

cette acception de la noecircsis dont Proclus ne saurait trouver les fondements dans sa seule

lecture du Timeacutee Comme le livre V de la Theacuteologie platonicienne offrait lrsquoexposeacute

systeacutematique le plus important au sujet de lrsquoIntellect divin (et des intellects divins) crsquoest au

livre IV de ce mecircme ouvrage qursquoon trouve les deacuteveloppements les plus complets agrave propos

de la nature des principes intelligibles-et-intellectifs et de leur acte drsquointellection qui

procegravede de lrsquointelligible et convertit lrsquointellect vers son principe Alors que le Timeacutee livre

un enseignement sur les dieux intelligibles et sur les dieux speacutecifiquement intellectifs en

traitant respectivement du Vivant-en-soi et du Deacutemiuge crsquoest le Phegravedre qui donne agrave

Proclus sa principale source platonicienne pour lrsquoeacutelaboration de sa doctrine des dieux

intelligibles-et-intellectifs qui rappelons-le constituent le rang supeacuterieur de la classe

geacuteneacuterique des dieux intellectifs310

310 Nous comprenons que Proclus fait reacutefeacuterence agrave cette sous-classe des dieux intellectifs lorsqursquoil mentionne

les diffeacuterentes classes divines du Phegravedre dans la section programmatique de la Theacuteologie platonicienne I 4

18 2-4 (trad H D Saffrey et L G Westerink) laquo il eacutenonce de bout en bout un grand nombre de doctrines

secregravetes tant au sujet des dieux intellectifs qursquoau sujet de ces dieux chefs deacutetacheacutes du monde raquo

164

La seconde acception de la noecircsis dans son rapport aux formes drsquointellection entre

lesquelles elle srsquoinsegravere (celles de lrsquointelligible et de lrsquointellect) se comprend agrave partir de la

superposition effectueacutee plus haut de la triade intelligible ndash intellection ndash intellect et agrave la

triade intelligible ndash intelligible-et-intellectif ndash intellectif cette intellection eacutetant associeacutee agrave

lrsquoactiviteacute intellective du second terme de cette triade lrsquointelligible-et-intellectif Bien que

cette intellection soit deacutefinie comme une puissance drsquoapregraves la triade substance ndash puissance

ndash activiteacute et comme une vie selon la triade ecirctre ndash vie ndash penseacutee elle demeure une forme

drsquoactiviteacute une forme de penseacutee des concepts qui srsquoappliquent plus speacutecifiquement certes

agrave lrsquointellect divin mais que lrsquoon peut aussi attribuer de maniegravere plus geacuteneacuterale agrave

lrsquointellection qui lie lrsquointellect agrave lrsquointelligible

La courte deacutefinition qursquooffre Proclus de lrsquointellection qui lie lrsquointellect agrave lrsquointelligible

se laisse comprendre agrave partir des concepts que nous avons deacutefinis dans notre eacutetude des

triades procliennes Comme nous lrsquoavons mentionneacute cette forme drsquointellection de par la

nature des dieux auxquels elle est associeacutee occupe peu de place dans lrsquoexeacutegegravese des lignes

28a1-4 et dans le reste du Commentaire sur le Timeacutee lrsquoattention de Proclus y est

concentreacutee sur la nature du Vivant-en-soi et sur celle du Deacutemiurge de mecircme que sur les

formes de la noecircsis qui leur sont associeacutees Notre analyse ne saurait donc aller plus loin

sans reprendre le livre IV de la Theacuteologie platonicienne et les commentaires fragmentaires

sur le Phegravedre dans les autres œuvres de Proclus ce que nous ne ferons pas ici311 Encore

une fois nous reprenons la traduction drsquoA J Festugiegravere sans eacutemettre un jugement sur

lrsquouniteacute ou la multipliciteacute des entiteacutes auxquelles est rattacheacutee la deuxiegraveme forme

drsquointellection preacutesenteacutee dans le Commentaire de Proclus sur le Timeacutee

En second lieu il y a lrsquointellection qui lie lrsquoIntellect agrave lrsquoIntelligible qui a pour

proprieacuteteacute de rassembler et reacuteunir les deux sommets et qui est Vie et Puissance

remplissant de lrsquoIntelligible lrsquoIntellect et fondant lrsquoIntellect dans

lrsquoIntelligible312

311 Dans la troisiegraveme sous-section de ce chapitre dans notre eacutetude des limites de la penseacutee humaine dans son

rapport au divin nous traiterons agrave nouveau de la classe des dieux intelligible-et-intellectives et donc

indirectement de la forme drsquointellection qui leur est associeacutee bien que nos propos chercheront plutocirct agrave deacutefinir

la forme de connaissance que notre acircme peut avoir de ces principes 312 Proclus In Timaeaum I 244 2-6 (trad A J Festugiegravere) laquo δευτέρα δὲ ἡ συνάπτουσα τῷ νοητῷ τὸν νοῦν

συνεκτικὴν ἔχουσα καὶ συναγωγὸν τῶν ἄκρων ἰδιότητα καὶ οὖσα ζωὴ καὶ δύναμις πληροῦσα μὲν ἀπὸ τοῦ

νοητοῦ τὸν νοῦν ἐνιδρύουσα δὲ τὸν νοῦν εἰς τὸ νοητόνraquo

165

Avant de conclure notre bregraveve description de lrsquointellection qui lie lrsquointellect agrave lrsquointelligible

celle que lrsquoon a associeacutee aux principes intelligibles-et-intellectifs de la Theacuteologie

platonicienne on peut se reposer la question suivante y a-t-il une doctrine de lrsquointellection

en tant qursquoactiviteacute drsquoune essence intermeacutediaire entre lrsquointelligible et lrsquointellect dans les

Eacuteleacutements de theacuteologie ou autrement dit y a-t-il un enseignement au sujet de principes

intelligibles-et-intellectifs et de leur forme de noecircsis dans ce mecircme traiteacute Lrsquoapparente

absence drsquoune telle doctrine dans cette œuvre de Proclus pourrait nous porter agrave croire qursquoil

srsquoagit drsquoun ouvrage de jeunesse et que cette doctrine serait progressivement apparue dans le

parcours intellectuel de Proclus agrave mesure qursquoil affinait sa compreacutehension des classes

divines dans la Phegravedre dans une perspective drsquoharmonisation des traditions platonicienne

orphique et chaldaiumlque dont le produit acheveacute serait le livre IV de la Theacuteologie

platonicienne Il nous apparaicirct toutefois difficile voire impossible de souscrire agrave une telle

hypothegravese qui ferait alors des Eacuteleacutements de theacuteologie un ouvrage anteacuterieur au Commentaire

sur le Timeacutee eacutecrit selon Marinus alors que Proclus nrsquoavait que vingt-sept ans313 La

deuxiegraveme acception de lrsquointellection dont traite le Commentaire pointe en direction de

lrsquoexistence drsquoune essence intermeacutediaire entre lrsquointellect divin et lrsquointelligible laquo intelligible-

et-intellective raquo qui nrsquoest pas explicitement conceptualiseacutee dans les Eacuteleacutements de theacuteologie

Au lieu drsquoavoir recours agrave une explication laquo geacuteneacutetique raquo de lrsquoœuvre de Proclus pour

expliquer lrsquoabsence ou la preacutesence drsquoune doctrine dans lrsquoun de ses ouvrages nous pouvons

simplement eacutemettre lrsquohypothegravese que les Eacuteleacutements de theacuteologie en tant que ce traiteacute

preacutesente les principes eacuteleacutementaires de la science theacuteologique nrsquoavaient pas agrave offrir un

enseignement preacutecis au sujet des principes intelligibles-et-intelligibles pas plus que le

Commentaire sur le Timeacutee qui nrsquoen traite qursquoindirectement puisqursquoil porte prioritairement

sur les reacutealiteacutes divines que sont le Vivant-en-soi et le Deacutemiurge Agrave viseacutee (skopos)

diffeacuterente propos diffeacuterents Le Commentaire perdu sur le Phegravedre nous aurait sans doute

permis de veacuterifier lrsquoexistence de cette doctrine (et de bien drsquoautres) avant la reacutedaction de la

Theacuteologie platonicienne que lrsquoon situe au terme de la production litteacuteraire Proclus

313 Marinus Proclus ou sur le bonheur sect 13 14-17 (trad H D Saffrey et A Ph Segonds) laquo agrave lrsquoacircge de

vingt-sept ans il avait composeacute bon nombre drsquoouvrages et en particulier le Commentaire sur le Timeacutee raquo

Mecircme si les Eacuteleacutements de theacuteologie est un ouvrage anteacuterieur au Commentaire sur le Timeacutee il ne peut avoir eacuteteacute

composeacute que quelques anneacutees auparavant ce qui ne laisserait guegravere place agrave une eacutevolution doctrinale aussi

marqueacutee

166

Notre enquecircte sur lrsquointellection qui lie lrsquointellect agrave lrsquointelligible se termine sur ce

questionnement au sujet de doctrines sur lesquels encore une fois lrsquoœuvre perdue de

Proclus nous aurait sans doute fourni un enseignement plus complet Nous nous

inteacuteresserons donc finalement toujours dans les limites deacutefinies par notre eacutetude agrave la

premiegravere acception selon lrsquoordre des principes de lrsquointellection dans la philosophie de

Proclus celle qui srsquoidentifie agrave lrsquointelligible divin

14 Lrsquointellection de lrsquointelligible divin

La derniegravere acception de lrsquointellection la premiegravere dans lrsquoordre de la procession des

reacutealiteacutes eacuteternelles et dans la hieacuterarchie des faculteacutes humaines se confond avec le terme

premier de chacune des triades deacutefinies plus haut manence intelligible intelligible (agrave

nouveau) substance ecirctre (en tant que substantif) et ecirctre (en tant que verbe) Il srsquoagit de

lrsquointellection de lrsquointelligible divin agrave la source de toutes les autres formes drsquointellection

deacutecrites par Proclus dans son Commentaire sur le Timeacutee Ici comme ailleurs nous

reproduisons la traduction de Festugiegravere sans supposer que la notion drsquointelligible qui

apparaicirct avec une majuscule (Intelligible) ne renvoie qursquoagrave la monade intelligible qui est au

principe de toute la procession intelligible Comme dans le cas de la noecircsis de lrsquointellect

divin cette deacutefinition srsquoapplique selon nous agrave lrsquointellection de tout intelligible divin peu

importe son rang dans la classe intelligible

Eh bien donc il y a drsquoabord lrsquolaquo Intellection intelligible raquo qui revenant au

mecircme que lrsquoIntelligible et nrsquoeacutetant pas autre chose que lrsquoIntelligible est aussi

Intellection ayant le caractegravere drsquoune substance et une laquo Substance en soi raquo

parce que tout ce qui est dans lrsquoIntelligible existe de cette faccedilon agrave la fois de

maniegravere substantielle et de maniegravere intelligible314

En plus des triades eacutetudieacutees plus haut et dont nous avons identifieacute les termes premiers

associeacutes agrave lrsquointelligible divin notons encore une lrsquoimportance de la proposition 103 des

Eacuteleacutements de theacuteologie pour comprendre comment le principe de lrsquointellection agrave savoir

lrsquointelligible peut ecirctre sous le mode qui lui est propre agrave savoir laquo de maniegravere substantielle

et de maniegravere intelligible raquo deacutefinie comme une forme de noecircsis

314 Proclus In Timaeum I 243 29-244 2 (trad A J Festugiegravere) laquo πρώτη μὲν οὖν ἐστι νόησις ἡ νοητή εἰς

ταὐτὸν ἥκουσα τῷ νοητῷ καὶ οὐχ ἕτερον οὖσα παρὰ τὸ νοητόν ἣ καὶ οὐσιώδης ἐστὶ νόησις καὶ αὐτοουσία

διότι πᾶν τὸ ἐν τῷ νοητῷ τοῦτον ὑφέστηκε τὸν τρόπον οὐσιωδῶς καὶ νοητῶς raquo

167

Puisque notre analyse des triades procliennes nous a deacutejagrave permis de dire lrsquoessentiel au sujet

de la deacutefinition de la noecircsis intelligible dans le Commentaire sur le Timeacutee nous nous

tournons agrave nouveau vers la Theacuteologie platonicienne pour commenter un extrait du dernier

chapitre du livre III consacreacute aux dieux intelligibles et donc agrave lrsquointellection suprecircme qui

leur est relative Rappelons que ce livre reprend et systeacutematise plusieurs eacuteleacutements

doctrinaux tireacutes de lrsquoexeacutegegravese du Timeacutee puisque le Vivant-en-soi compte au nombre des

dieux intelligibles dont traite Proclus

Abandonnons donc la consideacuteration morceleacutee des intelligibles pour remonter agrave

la science unique et complegravete de ces intelligibles et disons-nous agrave nous-mecircmes

que cette classe intelligible des dieux transcende unitairement tous les autres

mondes de dieux et qursquoelle nrsquoest appeleacutee intelligible ni en tant qursquoelle est

connue par un intellect particulier ni en tant qursquoelle est saisissable par une

intellection accompagneacutee de raison ni non plus en tant qursquoelle preacuteexiste comme

objet de connaissance de lrsquointellect complet En effet elle transcende les ecirctres

intelligibles universels et particuliers et elle preacuteexiste agrave tous les objets

drsquointellection parce qursquoelle est un intelligible imparticipable et divin315

Les thegraveses noeacutetiques que Proclus reacutesume ici pour mieux deacutefinir de maniegravere sureacuteminente la

nature de lrsquointelligible sont en accord avec celles dont nous avons discuteacute preacuteceacutedemment

dans drsquoautres contextes agrave lrsquooccasion de lrsquoanalyse de passages relatifs agrave la doctrine de

lrsquointellection dans le corpus proclien Le traitement y est toutefois plus theacuteologique

qursquoeacutepisteacutemologique en tant qursquoil concerne davantage les dieux que lrsquoactiviteacute intellective

elle-mecircme Si lrsquoextrait eacutetudieacute du Commentaire sur le Timeacutee srsquointeacuteresse agrave la notion

drsquointellection pour elle-mecircme dans la multipliciteacute de ces formes la Theacuteologie

platonicienne nrsquoy touche qursquoindirectement Proclus y cherche agrave exposer et agrave deacutefendre une

science du divin les consideacuterations noeacutetiques et eacutepisteacutemologiques eacutetant secondaires et

accessoires au discours theacuteologique

Ce qui est marquant dans ce passage de la Theacuteologie platonicienne crsquoest lrsquoabsolue

transcendance de la classe intelligible des dieux non seulement par rapport agrave lrsquohomme

315 Proclus Theacuteologie platonicienne III 28 100 1-11 (trad H D Saffrey et L G Westerink) laquo Εἶεν δὴ οὖν

πάλιν ἀπὸ τῆς διῃρημένης τῶν νοητῶν θεωρίας ἐπὶ τὴν παντελῆ καὶ μίαν αὐτῶν ἐπιστήμην ἀναδράμωμεν καὶ

πρὸς ἡμᾶς αὐτοὺς εἴπωμεν ὅτι τὸ νοητὸν τοῦτο τ ῶ ν θ ε ῶ ν γ έ ν ο ς ἐξῄρηται πάντων ἑνιαίως τῶν ἄλλων

θείων διακόσμων καὶ οὔτε ὡς τῷ μερικῷ νῷ γινωσκόμενον οὔτε ὡς ν ο ή σ ε ι μ ε τ ὰ λ ό γ ο υ

π ε ρ ι λ η π τ ὸ ν καλεῖται νοητόν ἀλλrsquo οὐδὲ ὡς τῷ παντελεῖ νῷ προϋπάρχον Ἐκβέβηκε γὰρ ἀπό τε τῶν ὅλων

καὶ τῶν μερικῶν νοητῶν καὶ προϋπάρχει τῶν νοουμένων ἁπάντων ἀμέθεκτον ὂν καὶ θεῖον νοητόν raquo

168

mais aussi en relation avec les diviniteacutes qui apparaissent agrave un niveau infeacuterieur dans la

procession divine En effet la classe intelligible des dieux nrsquoest pas connaissable par notre

intellection accompagneacutee de raison (noecircsis meta logou) ni par le principe immeacutediat de

celle-ci lrsquointellect particulier bien que celui-ci soit seacutepareacute de nous et transcende le plan des

acircmes Plus encore cette classe divine est situeacutee par-delagrave lrsquoobjet de connaissance de

lrsquointellect complet qui semble correspondre agrave lrsquointellect divin deacutefini dans le Commentaire

sur le Timeacutee Nous pouvons degraves lors comprendre lrsquoeacuteminence de la forme drsquointellection

associeacutee agrave lrsquointelligible qui loin drsquoecirctre directement accessible agrave notre acircme ne constitue

mecircme pas lrsquoobjet propre de lrsquointellect total et divin Bien que cet extrait nrsquoen fasse pas

mention on peut comprendre lrsquoimportance drsquointroduire une notion telle que lrsquointelligible-

et-intellectif dans lrsquoeacuteconomie de la penseacutee proclienne En effet pour assurer la continuiteacute

dans la procession des principes tout en conservant la transcendance absolue de

lrsquointelligible relativement aux formes infeacuterieures de la penseacutee mecircme divine lrsquointermeacutediaire

qursquoest lrsquointelligible-et-intellectif est tout agrave fait pertinent La forme drsquointellection qursquoon peut

lui associer lrsquointellection qui lie lrsquointellect agrave lrsquointelligible dans le Commentaire sur le

Timeacutee offre ainsi un moyen terme entre lrsquointellection intelligible qui nous est

complegravetement inaccessible et la noecircsis de lrsquointellect divin dont nous avons en nous les

traces (comme lrsquoenseigne la proposition 194 des Eacuteleacutements de theacuteologie) La continuiteacute dans

la procession du reacuteel semble ainsi assureacutee et les trois formes de lrsquointellection divine peuvent

former une belle et solide structure ternaire ou tout est en tout mais en chacun sous son

mode propre

Comme nous lrsquoavons annonceacute nous nous inteacuteresserons dans cette section de notre

thegravese agrave la question de la connaissance de soi dans la tradition platonico-aristoteacutelicienne

notamment chez Plotin qui a voulu reacutepondre aux objections sceptiques envers la possibiliteacute

de cette forme de connaissance qui est non seulement au principe de la dialectique (et donc

de la philosophie dans ce qursquoelle a de plus pur) mais aussi le fondement de toute doctrine

qui fait de lrsquointellection divine le principe de toutes les autres formes de penseacutee La doctrine

de la connaissance de soi chez Plotin constitue lrsquoune des principales sources des thegraveses

noeacutetiques que deacutefend Proclus dans sa conception de lrsquointellection divine

169

2 LrsquoIntellect et la connaissance de soi dans la tradition platonico-

aristoteacutelicienne

21 La connaissance de soi et la noeacutetique platonico-aristoteacutelicienne

Selon la leacutegende en visitant le sanctuaire de Delphes les Grecs de lrsquoeacutepoque de

Socrate pouvaient lire sur le fronton du temple drsquoApollon la ceacutelegravebre formule laquo Connais-

toi toi-mecircme raquo Ce preacutecepte dont la signification eacutetait alors plus religieuse que

philosophique exhortait lrsquohomme agrave ne pas commettre le crime de deacutemesure (hubris) agrave ne

pas transgresser la limite qui le seacutepare des dieux Cependant cette formule fut tregraves tocirct

reprise et adapteacutee aux preacuteoccupations philosophiques par des penseurs tels qursquoHeacuteraclite

qui firent de la connaissance de soi la condition premiegravere de tout savoir (physique

meacutetaphysique eacutethique etc)

Les penseurs du courant sceptique parmi lesquels figure le ceacutelegravebre Sextus

Empiricus ont voulu deacutemontrer lrsquoimpossibiliteacute de la connaissance de soi Si une telle

connaissance constitue effectivement la condition premiegravere de tout savoir lrsquoentreprise

philosophique risquerait drsquoecirctre condamneacutee par une objection qui en montrerait

lrsquoimpossibiliteacute Par cette eacutetude nous montrerons en quoi un penseur tel que Plotin a reacuteagi agrave

cette objection et soutint contrairement agrave ce qursquoen pensent les Sceptiques que la

connaissance de soi est possible sur le plan de lrsquoIntellect Pour clarifier ce qui oppose les

penseurs laquo dogmatiques raquo et les Sceptiques nous aborderons plusieurs questions

fondamentales en philosophie le problegraveme de lrsquouniteacute et de la multipliciteacute lrsquoopposition

entre la penseacutee intellectuelle et penseacutee discursive et la distinction entre lrsquoontologie et la

gnoseacuteologie Par le traitement de ces questions nous montrerons en quoi lrsquoargument de

Plotin se reacutevegravele une reacuteplique pertinente agrave lrsquoobjection sceptique

Pour commencer notre eacutetude nous commenterons lrsquoobjection de Sextus Empiricus

qui condamne la connaissance de soi Nous poursuivrons notre enquecircte en preacutesentant

lrsquoargument de Plotin qui soutient la possibiliteacute drsquoune connaissance de soi de lrsquoIntellect

nous concentrerons ainsi notre analyse sur le chapitre 5 du Traiteacute V 3 [49] Nous

preacutesenterons ensuite la deacutemonstration de la connaissance de soi par Aristote au livre Λ

(XII) de la Meacutetaphysique afin de pouvoir juger de lrsquooriginaliteacute de Plotin par rapport agrave sa

source principale Nous conclurons ce travail en rappelant certains concepts centraux de

170

lrsquoargument de Plotin et en preacutesentant sommairement le rapport qursquoentretient lrsquoIntellect avec

son principe lrsquoUn

22 Lrsquoobjection sceptique

Sextus Empiricus lrsquoun des plus importants repreacutesentants du courant sceptique a

voulu montrer lrsquoimpossibiliteacute de la connaissance de soi Si comme le deacutefendent les

philosophes dits laquodogmatiquesraquo la connaissance de soi est la condition premiegravere de toute

philosophie les Sceptiques srsquoils en venaient agrave reacutefuter la connaissance de soi

condamneraient du mecircme coup lrsquoensemble de lrsquoentreprise philosophique (physique

eacutethique theacuteologie etc) Les deacutefenseurs de la philosophie nrsquoont donc pas pris cette menace

agrave la leacutegegravere deacutemontrer la possibiliteacute de la connaissance de soi ne repreacutesentait pas pour eux

qursquoun simple exercice dialectique

Lrsquoobjection de Sextus Empiricus est tireacutee de son ouvrage Adversus mathematicos

Si lrsquointellect se saisit lui-mecircme soit il sera tout entier agrave se connaicirctre lui-mecircme

soit non pas tout entier mais en utilisant pour cela une partie de lui-mecircme Car

srsquoil est tout entier agrave se saisir lui-mecircme il sera tout entier acte de saisie et sujet

qui saisit et puisqursquoil est tout entier sujet qui saisit lrsquoobjet saisi se reacuteduira agrave

rien or il est tout agrave fait absurde qursquoil y ait drsquoun cocircteacute le sujet qui connaicirct sans

qursquoil y ait de lrsquoautre lrsquoobjet dont il y a saisie Et bien sucircr lrsquointellect ne peut pas

non plus utiliser pour cela une partie Car la partie elle comment se saisira-t-

elle elle-mecircme Car si crsquoest tout entier lrsquoobjet chercheacute se reacuteduira agrave rien et si

crsquoest par une partie cette partie agrave son tour comment se connaicirctra-t-elle elle-

mecircme Et ainsi de suite agrave lrsquoinfini316

Cette objection est agrave vrai dire double elle srsquoattaque aux deux faccedilons possibles de

concevoir la connaissance de soi La branche de lrsquoalternative qui srsquoattaque agrave la

connaissance partie par partie ne srsquoapplique pas directement aux arguments en faveur de la

connaissance de soi de lrsquoIntellect Cet argument ne fait qursquoinvalider la connaissance de soi

de lrsquoacircme ou connaissance discursive une conception que des penseurs tels qursquoAristote et

Plotin nrsquoont pas cru bon de soutenir317

316 Sextus Empiricus Adversus mathematicos VII 310-312 tireacute de lrsquointroduction au Traiteacute 49 par B Ham 317 Les chapitres 2 agrave 4 du Traiteacute V 3 [49] montrent en quoi la connaissance de soi de lrsquoacircme est incomplegravete

171

Selon Plotin lrsquoobjection qui vise la connaissance partie par partie ne meacuterite pas

reacuteellement drsquoecirctre consideacutereacutee car elle suppose une division absurde de lrsquoIntellect laquo Mais

drsquoabord la division de lui-mecircme est absurde comment divisera-t-il Car ce nrsquoest pas au

hasard je suppose et celui qui divise lui qui est-il Celui qui se met en position de se

contempler soi-mecircme ou celui qui se met en position drsquoecirctre contempleacute318 raquo

W Beierwaltes dans un article intituleacute Le vrai soi mentionne que lrsquoobjection sceptique ne

srsquoapplique qursquoagrave la connaissance discursive qursquoagrave la penseacutee de lrsquoacircme et non agrave celle de

lrsquoIntellect laquo Lrsquoobjection sceptique agrave la possibiliteacute drsquoune connaissance de soi suit le modegravele

de la penseacutee discursive progressive et ne concerne donc pas au moins la penseacutee absolue et

exempte de temporaliteacute du Noucircs319 raquo Est-ce que cette critique srsquoapplique aux deux

branches de lrsquoobjection sceptique crsquoest-agrave-dire autant agrave celle visant la connaissance partie

par partie qursquoagrave celle srsquoen prenant agrave la connaissance du tout par le tout Est-ce que

Beierwaltes considegravere que ces deux objections sont construites sur le modegravele de la penseacutee

discursive

Lrsquoobjection agrave la connaissance du tout par le tout est de loin la plus percutante elle

srsquoattaque directement agrave la thegravese soutenue par Plotin Cependant selon Beierwaltes cette

objection est elle aussi construite sur le modegravele drsquoune laquo penseacutee discursive progressive raquo

Exposons drsquoabord en quoi consiste cette objection afin de voir la pertinence de cette

critique qui lui est adresseacutee Cette branche de lrsquoobjection deacutefend que si drsquoun cocircteacute la totaliteacute

de lrsquoIntellect est sujet et acte de connaissance de lrsquoautre il ne restera plus rien agrave connaicirctre

Comment lrsquoIntellect pourrait-il alors se connaicirctre lui-mecircme srsquoil ne peut se prendre comme

objet de sa propre intellection

Si lrsquoobjection agrave la connaissance partie par partie posait une division ontologique au

sein de lrsquoIntellect ndash division dont Plotin a souligneacute lrsquoabsurditeacute ndash lrsquoobjection agrave la

connaissance du tout par le tout pose eacutegalement une division que nous nommerons

laquo division gnoseacuteologique raquo Nous montrerons que pour Plotin cette division lorsqursquoelle est

correctement conccedilue nrsquoinvalide pas la connaissance de soi de lrsquoIntellect Il doit y avoir une

318 Plotin Traiteacute V 3 [49] 5 7-10 (trad B Ham) Agrave moins drsquoune indication contraire nous renvoyons

toujours agrave la traduction de ce traiteacute par B Ham 319 W Beierwaltes laquo Le vrai soi Reacutetractations dun eacuteleacutement de penseacutee par rapport agrave lEnneacuteade V 3 Et

remarques sur la signification philosophique de ce traiteacute dans son ensemble raquo dans La connaissance de soi

Eacutetudes sur le traiteacute 49 de Plotin eacutediteacute par M Dixsaut Paris Vrin 2003 p 15

172

division au sein de lrsquoIntellect une certaine forme de multipliciteacute qui le distingue du premier

principe Cette multipliciteacute nrsquoinvalide pas pour autant la connaissance de soi elle est plutocirct

essentielle pour qursquoil y ait un acte drsquointellection

Selon B Ham qui reprend lrsquoargument de Plotin320 le fractionnement de lrsquoIntellect

par les deux branches de lrsquoobjection sceptique ndash connaissance partie par partie et

connaissance du tout par le tout ndash ne possegravede drsquoailleurs aucune validiteacute Agrave son avis

lrsquoattention que les sceptiques portent agrave la multipliciteacute de lrsquoIntellect est exageacutereacutee et tend agrave

nous faire oublier lrsquouniteacute que conserve la seconde hypostase laquo Plus on voit alors la

multipliciteacute peacuteneacutetrer la structure profonde de lrsquoIntellect plus elle apparaicirct finalement

compatible avec lrsquouniteacute plus elle assure la coiumlncidence de lrsquoobjet et du sujet dans la penseacutee

et moins on est tenteacute de se repreacutesenter lrsquoIntellect agrave la faccedilon du sceptique comme un

composeacute fractionnable lrsquoIntellect est ldquoun-toutrdquo ldquoun partoutrdquo et ldquotout reacuteunirdquo321 raquo

23 Lrsquoargument de Plotin

Lrsquoobjection sceptique pose le problegraveme de lrsquouniteacute et de la multipliciteacute Ce problegraveme

que nous retrouvions dans le Philegravebe de Platon est preacutesent dans lrsquoensemble de la tradition

philosophique grecque pensons notamment aux livres M (XIII) et N (XIV) de la

Meacutetaphysique drsquoAristote ougrave cette question est longuement discuteacutee

Lrsquointellect est agrave la fois un et multiple (hen polla322) Sa faille ce que les sceptiques

ont eu tocirct fait drsquoexploiter est bien entendu sa multipliciteacute Sa chance de salut crsquoest son

uniteacute celle qursquoelle reccediloit de lrsquoUn (dans le systegraveme plotinien des hypostases) LrsquoIntellect est-

il laquo assez un raquo pour arriver agrave se connaicirctre lui-mecircme ou est-il laquo trop multiple raquo pour reacutesister

agrave lrsquoobjection sceptique Nous mettrons lrsquoaccent sur ce qui constitue lrsquouniteacute de lrsquoIntellect

lrsquoidentiteacute de lrsquoEcirctre et de la Penseacutee une des contributions originales de Plotin agrave la solution

du problegraveme de la connaissance de soi

Selon Plotin la multipliciteacute de lrsquoIntellect qui le distingue essentiellement de son

principe nrsquoinvalide pas la connaissance de soi La multipliciteacute attribueacutee agrave lrsquoIntellect nrsquoest

320 Cf Plotin Traiteacute V 3 [49] 15 19-25 321 B Ham laquo Introduction au Traiteacute 49 raquo dans Plotin Traiteacute 49 p 24 322 Voir la deuxiegraveme partie du Parmeacutenide ougrave sont preacutesenteacutees les diffeacuterentes hypothegraveses sur lrsquolaquo un raquo

173

pas celle de lrsquoAcircme Agrave son avis lrsquoobjection sceptique qui serait pertinente si elle ne

srsquoadressait qursquoagrave la connaissance discursive devient impertinente lorsqursquoelle vise lrsquoIntellect

Cependant si Plotin nrsquoavait pas mis lrsquoaccent sur lrsquouniteacute ontologique de lrsquoIntellect srsquoil ne

srsquoeacutetait attardeacute qursquoagrave la multipliciteacute de la Penseacutee son argument nrsquoaurait pu reacutesister agrave

lrsquoobjection sceptique visant la connaissance du tout par le tout

Ses consideacuterations preacuteliminaires nous amegravenent maintenant agrave consideacuterer lrsquoargument du

chapitre 5 en lui-mecircme Dans la premiegravere section consacreacutee au commentaire de lrsquoobjection

sceptique nous avons traiteacute sommairement des problegravemes discuteacutes aux lignes 1 agrave 20 Crsquoest

cependant agrave partir de la ligne 21 que Plotin reacutepond reacuteellement aux attaques de Sextus

Empiricus crsquoest dans ce passage qursquoil identifie ouvertement lrsquoEcirctre lrsquoIntellect et

lrsquointelligible

Srsquoil en est ainsi il faut que la contemplation soit la mecircme chose que le

contempleacute et que lrsquoIntellect soit la mecircme chose que lrsquointelligible Car si ce

nrsquoest pas la mecircme chose il nrsquoy aura pas de veacuteriteacute ce sera une empreinte que

posseacutedera celui qui possegravede les eacutetants une empreinte diffeacuterente des eacutetants ce

qui justement nrsquoest pas la veacuteriteacute Donc la veacuteriteacute ne doit pas ecirctre la veacuteriteacute drsquoautre

chose mais ce qursquoelle dit il faut aussi qursquoelle le soit Ainsi donc lrsquoIntellect

lrsquointelligible et lrsquoEacutetant sont un et crsquoest le premier Eacutetant et eacutegalement le premier

Intellect qui possegravede les eacutetants ou plutocirct qui est identique aux eacutetants Mais si la

penseacutee et lrsquointelligible sont un comment cela implique-t-il que ce qui pense se

pense soi-mecircme Car la penseacutee embrasse bien lrsquointelligible ou sera la mecircme

chose que lrsquointelligible mais il nrsquoest pas encore eacutevident que lrsquoIntellect se pense

lui-mecircme323

Dans cet extrait Plotin cite implicitement Parmeacutenide (Fragment B 3) en affirmant que

lrsquoEcirctre et la Penseacutee sont identiques Plotin interpregravete agrave sa maniegravere cette identiteacute reprise et

interpreacuteteacutee de maniegraveres diverses par un nombre consideacuterable de penseurs antiques L P

Gerson laisse entendre que Plotin citait directement le texte de Parmeacutenide324 Mecircme srsquoil

connaissait selon Gerson le poegraveme ougrave nous retrouvons la ceacutelegravebre thegravese eacuteleacuteate son

interpreacutetation nrsquoest toutefois pas libre crsquoest plutocirct par lrsquointermeacutediaire du Sophiste que

Plotin fait sienne lrsquoidentiteacute de lrsquoEcirctre et de la Penseacutee

323 Plotin Traiteacute V 3 [49] 5 21-32 (trad B Ham) 324 L P Gerson laquo Being and Knowing in Plotinus raquo dans Neoplatonism and Indian Philosophy eacutediteacute par

P Gregorios Albany State University of New York Press 2002 p 107

174

Nous en sommes maintenant agrave la derniegravere section du chapitre 5 (l 32-48) Notons

drsquoabord que pour en comprendre lrsquoargument nous devons ecirctre familiers avec les concepts

drsquoacte et de puissance auxquels Plotin a fondamentalement recours Ces concepts sont bien

entendu aristoteacuteliciens et sont deacutefinis notamment au livre Θ (IX) de la Meacutetaphysique Nous

allons cependant nous reacutefeacuterer ici au Traiteacute II 5 [25] intituleacute De la puissance et de lrsquoacte

puisque Plotin y applique ces concepts directement agrave lrsquoIntellect

LrsquoIntelligence ne passe pas de la puissance agrave lrsquoacte drsquoun eacutetat ougrave elle est capable

de penser agrave un eacutetat ougrave elle pense effectivement (car il faudrait alors avant elle

une autre intelligence qui ne fucirct pas passeacutee de la puissance agrave lrsquoacte) mais le

tout de son ecirctre est en elle325

Il faut eacutegalement porter attention dans cette section au concept de substance Lrsquoessence de

la substance qursquoest lrsquoIntellect est de penser Il nrsquoy a pas eu un moment ougrave il ne pensait pas

ougrave il eacutetait Penseacutee en puissance

Voyons maintenant comment Plotin combine ces diffeacuterents concepts qui constituent

la force de son argument

Mais si la penseacutee et lrsquointelligible sont la mecircme chose ndash puisque lrsquointelligible est

un acte il nrsquoest eacutevidemment pas puissance ni bien sucircr sans intelligence ni priveacute

de vie et la vie et la penseacutee ne sont pas introduites de lrsquoexteacuterieur dans quelque

chose drsquoautre comme pour une pierre ou un ecirctre inanimeacute ndash lrsquointelligible est

aussi la substance premiegravere Si donc il est acte le premier acte et bien sucircr le

plus beau il sera penseacutee et penseacutee substantielle car crsquoest aussi la plus vraie eh

bien une telle penseacutee qui est premiegravere et agrave titre premier sera lrsquoIntellect premier

Car cet Intellect nrsquoest pas en puissance il nrsquoest pas lui quelque chose et la

penseacutee autre chose car alors cela reviendrait agrave dire que ce qui fait sa substance

serait en puissance Si donc il est acte et sa substance acte il sera une seule et

mecircme chose que lrsquoacte or lrsquoecirctre et lrsquointelligible sont un avec lrsquoacte tout en

mecircme temps sera un Intellect penseacutee intelligible326

Nous tenons agrave mentionner que dans ce seul extrait nous recensons sept occurrences du

terme energeia ainsi que trois occurrences du terme dunamis Crsquoest gracircce agrave ces concepts

que Plotin pourra confirmer agrave la ligne 45 la triple identiteacute de lrsquoIntellect de lrsquointellection et

de lrsquointelligible

325 Plotin Traiteacute II 5 [25] 3 25-28 (trad Eacute Breacutehier) 326 Plotin Traiteacute V 3 [49] 5 32-45 (trad B Ham)

175

Si donc sa penseacutee est lrsquointelligible et si lrsquointelligible crsquoest lui il se pensera donc

lui-mecircme il pensera par la penseacutee qui est exactement lui-mecircme et il pensera

lrsquointelligible qui est exactement lui-mecircme Selon les deux points de vue il se

pensera donc lui-mecircme selon que la penseacutee est lui-mecircme et selon que

lrsquointelligible est lui-mecircme exactement ce qursquoil pense par la penseacutee ce qui est

lui-mecircme327

Nous devons surtout retenir de ces deux derniers extraits que lrsquointelligible est lui aussi en

acte il est acte drsquointellection et donc identique agrave lrsquoIntellect et agrave la Penseacutee LrsquoIntellect se

pense totalement car ce qursquoil pense est identique agrave lui-mecircme LrsquoIntellect est identique agrave la

Penseacutee qui tous les deux sont identiques agrave lrsquointelligible

L Lavaud rappelle que lrsquoobjectif de Plotin dans ce chapitre est de montrer lrsquouniteacute de

lrsquoIntellect laquo tout le chapitre cinq a pour but de deacutemontrer lrsquouniteacute de lrsquointelligence ainsi

qursquoen teacutemoigne ces deux affirmations ldquolrsquointelligence lrsquointelligible et lrsquoecirctre sont un328rdquo et

ldquolrsquointelligence lrsquointellection et lrsquointelligible ne font qursquoun329rdquo330 raquo Cette uniteacute de lrsquoIntellect

sera drsquoailleurs confirmeacutee dans la suite du traiteacute par lrsquoexposition du rapport entre la seconde

et la premiegravere hypostase

Contrairement agrave Lavaud et agrave Beierwaltes qui sont plus critiques agrave lrsquoeacutegard de

lrsquoobjection des sceptiques qursquoenvers lrsquoargument de Plotin Wilfried Kuumlhn dans un article

au titre drsquoouverture poleacutemique Comment il ne faut pas expliquer la connaissance de soi-

mecircme souligne le manque de clarteacute du chapitre 5 Selon Kuumlhn lrsquoargument de Plotin

manque de preacutecision

Comme crsquoest souvent le cas dans les Enneacuteades le texte nous fournit non pas la

cleacute de sa compreacutehension mais uniquement quelques eacuteleacutements dont on peut tirer

une hypothegravese Tout drsquoabord il y a lieu de supposer que Plotin utilise le terme

laquo connaissance de soi-mecircme raquo de faccedilon polyseacutemique et plus preacuteciseacutement en

un sens propre principal et en un sens deacuteriveacute331

327 Ibid 5 45-48 (trad B Ham) 328 Ibid 5 26 329 Ibid 5 43 330 L Lavaud laquo Structure et thegravemes du Traiteacute 49 raquo dans La connaissance de soi Eacutetudes sur le traiteacute 49 de

Plotin eacutediteacute par M Dixsaut Paris Vrin 2002 p 196 331 W Kuumlhn laquo Comment il ne faut pas expliquer la connaissance de soi-mecircme (Enn V 3 [49] 5 1-17) raquo

dans La connaissance de soi Eacutetudes sur le traiteacute 49 de Plotin p 237

176

Plotin utilise peut-ecirctre certains termes de faccedilon polyseacutemique mais crsquoest selon nous pour

mieux srsquoadapter agrave lrsquoobjection sceptique qui est elle-mecircme polyseacutemique Qursquoest-ce que

lrsquoIntellect pour Sextus Empiricus Il ne srsquoagit certainement pas de lrsquoIntellect

neacuteoplatonicien Plotin nrsquoa drsquoautre choix que drsquoutiliser un vocabulaire polyseacutemique en

voulant reacutepliquer agrave une objection dont les termes ne sont pas clairement deacutefinis Quant agrave

affirmer que le texte du chapitre 5 ne laquo nous fournit pas la cleacute de sa compreacutehension mais

uniquement quelques eacuteleacutements dont on peut tirer une hypothegravese raquo crsquoest agrave notre avis juger

trop seacutevegraverement un passage tout de mecircme assez clair surtout si lrsquoon connaicirct les sources

auxquelles il renvoie332 En jugeant lrsquoexposeacute de Plotin relativement agrave celui drsquoAristote au

livre Λ (XII) de la Meacutetaphysique nous ne pouvons que constater la compleacutetude et la clarteacute

du chapitre 5

Kuumlhn reproche eacutegalement agrave Plotin de ne pas reprendre fidegravelement lrsquoobjection

sceptique333 Lrsquoobjection de Sextus Empiricus nrsquoa pas eacuteteacute formuleacutee dans un vocabulaire

neacuteoplatonicien Plotin se devait de la reformuler pour mieux y reacutepondre

24 Lrsquointellect divin et la connaissance de soi chez Aristote

Nous concluons ainsi notre bref commentaire du chapitre 5 du Traiteacute V 3 [49]

Nous allons maintenant nous concentrer sur la conception aristoteacutelicienne de lrsquoIntellect

deacuteveloppeacutee principalement au livre Λ de la Meacutetaphysique Il nous faut auparavant noter que

lrsquoargument drsquoAristote est moins explicite que celui de Plotin principalement pour cette

raison Aristote nrsquoa pas eacuteteacute confronteacute agrave lrsquoobjection sceptique telle que formuleacutee par Sextus

Empiricus il nrsquoa donc pas eacuteteacute porteacute comme lrsquoa eacuteteacute Plotin agrave expliciter sa penseacutee afin de

reacutepliquer aux sceptiques Lrsquoargument nrsquoest pas invalideacute pour autant il est seulement plus

complexe de montrer en quoi il reacutesiste agrave lrsquoobjection sceptique

Dans le cas drsquoAristote nous pouvons citer trois passages de la Meacutetaphysique ougrave la

connaissance de soi de lrsquoIntellect est deacutefendue Le premier est tireacute du chapitre 7 alors que

les deux suivants le sont du chapitre 9

332 Comme nous lrsquoavons mentionneacute ces sources sont aristoteacuteliciennes sceptiques et platoniciennes 333 W Kuumlhn art cit p 232

177

Lrsquointelligence se pense elle-mecircme en saisissant lrsquointelligible car elle devient

elle-mecircme intelligible en entrant en contact avec son objet et en le pensant de

sorte qursquoil y a identiteacute entre lrsquointelligence et lrsquointelligible car le reacuteceptacle de

lrsquointelligible et de lrsquoessence crsquoest lrsquointelligence et lrsquointelligence en acte est

possession de lrsquointelligible334

Il est agrave noter qursquoAristote fait intervenir la notion drsquoacte qui occupe eacutegalement une place

centrale dans lrsquoargument de Plotin

Le second passage est lrsquoun des plus citeacutes du corpus aristoteacutelicien laquo Lrsquointelligence

suprecircme se pense donc elle-mecircme puisqursquoelle est ce qursquoil y a de plus excellent et sa

Penseacutee est penseacutee de penseacutee335 raquo Malgreacute la posteacuteriteacute historique de cet extrait ce nrsquoest pas

ce passage de la Meacutetaphysique dont Plotin srsquoest principalement inspireacute pour son Traiteacute V 3

[49] Crsquoest plutocirct cet autre extrait du chapitre 9 qui est agrave la base de lrsquoargument plotinien

laquo Puis donc qursquoil nrsquoy a pas de diffeacuterence entre ce qui est penseacute et la penseacutee pour les objets

immateacuteriels la Penseacutee divine et son objet seront identiques et la penseacutee sera une avec

lrsquoobjet de la penseacutee336 raquo

Nous pouvons comparer ce passage agrave celui du De anima ougrave est poseacutee lrsquoidentiteacute entre

le sujet et lrsquoobjet dans lrsquoacte drsquointellection laquo Par ailleurs elle est elle aussi intelligible au

mecircme titre que les intelligibles car dans le cas des choses immateacuterielles il y a identiteacute du

sujet intelligent et de lrsquoobjet intelligeacute La science de nature speacuteculative et lrsquoobjet de cette

science sont en effet identiques337 raquo Nous verrons que cette maniegravere de concevoir

lrsquoidentiteacute entre le sujet et lrsquoobjet de lrsquointellection fut critiqueacutee par Plotin

Selon Aristote crsquoest donc lrsquoimmateacuterialiteacute de lrsquoIntellect de la Penseacutee et de

lrsquointelligible qui rend possible la connaissance de soi Sextus Empiricus sous-entend qursquoune

diffeacuterence entre la penseacutee et ce qui est penseacute est inheacuterente agrave lrsquoIntellect il ignore qursquoune telle

diffeacuterence ne peut pas srsquoappliquer selon Aristote agrave un ecirctre immateacuteriel divin et indivisible

Lrsquoargument de lrsquoimmateacuterialiteacute de lrsquoIntellect dont Aristote se sert pour deacutemontrer la

possibiliteacute de la connaissance de soi ne sera toutefois pas suffisant aux yeux de Plotin pour

reacutesister agrave lrsquoobjection sceptique

334 Aristote Meacutetaphysique Λ 7 1072b19-23 (trad J Tricot) 335 Ibid Λ 9 1074b32-33 (trad J Tricot) 336 Ibid Λ 9 1075a4-5 (trad J Tricot) 337 Aristote De lrsquoacircme III 4 430a2-5 (trad R Bodeacuteuumls)

178

25 Quelques divergences entre Plotin et Aristote au sujet de lrsquoIntellect

Cette preacutesentation de la connaissance de soi chez Aristote nrsquoest que sommaire Nous

avons fait cette digression seulement afin de nous familiariser avec la source principale

dont srsquoinspire Plotin au chapitre 5 du Traiteacute V 3 [49] Comme nous avons pu le constater

lrsquoargument plotinien est sur de nombreux points presque identique agrave celui drsquoAristote

Cependant Plotin en plus de proposer un argument plus explicite que celui drsquoAristote

apporte quelques eacuteleacutements conceptuels originaux Nous avons noteacute quatre divergences

entre les deux deacutemonstrations visant agrave assurer la possibiliteacute de la connaissance de soi de

lrsquoIntellect

1 Nous pouvons drsquoabord nous poser la question suivante est-ce que lrsquoimmateacuterialiteacute

de lrsquoIntellect est un argument suffisant pour se deacutebarrasser de lrsquoobjection sceptique Est-ce

que lrsquoidentiteacute de lrsquoIntellect et de lrsquointelligible prouve que lrsquoIntellect se pense lui-mecircme

Selon Plotin cet argument de lrsquoimmateacuterialiteacute de lrsquoacircme ne suffit pas laquo Car la penseacutee

embrasse bien lrsquointelligible ou sera la mecircme chose que lrsquointelligible mais il nrsquoest pas

encore eacutevident que lrsquoIntellect se pense lui-mecircme338 raquo

2 Le deuxiegraveme point sur lequel insister porte sur la diffeacuterence entre la formule

aristoteacutelicienne du noecircsis noecircseocircs noecircsis et lrsquoidentification du noucircs de la noecircsis du noecircton

et de lrsquoon chez Plotin Aristote laisse de cocircteacute lrsquoaspect subjectif de la connaissance de soi

pour se concentrer sur lrsquoacte de connaissance lui-mecircme Oosthout dans son eacutetude sur le

Traiteacute V 3 [49] souligne en quoi Plotin se distingue drsquoAristote sur ce point

Aristotle does not fully work out this argument To him the identity of the

mind and its object is sufficiently explained by the fact that the mind is

immaterial and therefore indivisible The mind he argues (1072b) is itself a

laquothing that can be thought raquo (noecircton) therefore it is able to laquo think itself raquo For

Plotinus however the single identity of the act of thinking and the object of

thought entails the disappearance of the subject-aspect The mindrsquos self-

knowledge being based on the identity of the act of thinking and the object of

thought appears to allow no room for a thinking subject339

338 Plotin Traiteacute V 3 [49] 5 30-32 (trad B Ham) 339 H Oosthout Modes of knowledge and the transcendental An introduction to Plotinus Ennead 53 (49)

with a commentary and translation AmsterdamPhiladephia R B Gruumlner 1991 p 105-106

179

Encore une fois lrsquoexposeacute de Plotin est plus complet que celui drsquoAristote il preacutesente plus

distinctement le sujet lrsquoacte et lrsquoobjet de lrsquointellection afin de montrer par la suite

pourquoi ils sont tous identiques Aristote ne fait pas mention de cette triple identiteacute il

preacutefegravere plutocirct attirer notre attention sur lrsquoacte drsquointellection en lui-mecircme sur

lrsquoautoreacuteflexiviteacute de la Penseacutee

3 Ce qui distingue eacutegalement lrsquoargument de Plotin de celui drsquoAristote est le rocircle qursquoy

joue lrsquoEcirctre La reacuteflexion drsquoAristote est avant tout gnoseacuteologique (de lrsquoordre de la

connaissance) alors que celle de Plotin nrsquoest pas seulement gnoseacuteologique mais aussi

ontologique (de lrsquoordre de lrsquoecirctre) Crsquoest sur ce point que lrsquoinfluence de Parmeacutenide (pour qui

Ecirctre et Penseacutee sont identiques) et de Platon (pour qui les reacutealiteacutes intelligibles sont les ecirctres

veacuteritables) est la plus marqueacutee On ne voit pas chez Aristote une identification explicite de

lrsquoEcirctre et de la Penseacutee contrairement agrave ce que lrsquoon constate aiseacutement au chapitre 5 du Traiteacute

V 3 [49] Nous ne preacutetendons pas que cette identiteacute nrsquoest pas preacutesupposeacutee par Aristote

mais seulement qursquoelle nrsquoest pas explicitement mentionneacutee

Selon lrsquoanalyse de L P Gerson le concept drsquoousia drsquoeacutetant est mecircme central dans

tout lrsquoargument du chapitre 9 du livre Λ (XII) En effet alors qursquoAristote parle de

puissance et drsquoacte il renvoie constamment agrave lrsquoecirctre lrsquoousia qui peut ecirctre dit en acte ou en

puissance

Viewed form the Eleatic perspective it is indeed strange that Aristotle should

endorse the indentification of being and knowing That he does so on the basis

of explicitly anti-Platonic principles indicates the strength of the claim The

unmoved mover putatively being in the primary sense is identical with a pure

activity which is nothing but noesis340

Le fait qursquoAristote nrsquoidentifie pas explicitement lrsquoEcirctre et la Penseacutee comme le fait Plotin au

chapitre 5 ne signifie pas que cette identiteacute nrsquoest pas constitutive de lrsquoargument Cela

nrsquoenlegraveve cependant rien agrave lrsquooriginaliteacute de Plotin Aristote comme lrsquoexplique Gerson

identifie lrsquoEcirctre et la Penseacutee drsquoune maniegravere antiplatonicienne laquo anti-Platonic raquo

contrairement agrave Plotin il ne reacutefegravere pas aux dialogues platoniciens du Sophiste et du

340 L P Gerson art cit p 110

180

Parmeacutenide341 pour conceptualiser cette identiteacute Lrsquooriginaliteacute de Plotin par rapport agrave

Aristote ndash bien que les concepts drsquoacte et de puissance soient repris au chapitre 5 ndash se

trouve dans les reacutefeacuterences implicites qursquoil fait aux dialogues de Platon sur lrsquoEcirctre et la

Penseacutee

4 Nous notons une quatriegraveme et derniegravere divergence au sujet de lrsquoIntellect entre

Plotin et Aristote ou plus preacuteciseacutement entre la penseacutee plotinienne et une interpreacutetation de

la penseacutee aristoteacutelicienne que lrsquoon retrouve dans le Suppleacutement au livre sur lrsquoacircme342

ouvrage attribueacute agrave Alexandre drsquoAphrodise Dans ce livre la connaissance de soi de

lrsquoIntellect y est deacutecrite comme lrsquoabstraction drsquoune forme intelligible de la matiegravere Le

modegravele de lrsquoabstraction ne satisfaisait pas Plotin Que lrsquoIntellect pense un objet intelligible

ne signifie pas pour autant qursquoil se pense lui-mecircme

Cette preacutesentation des divergences entre le Traiteacute V 3 [49] et le livre Λ (XII) de la

Meacutetaphysique sans se vouloir exhaustive permet cependant de saisir en quoi lrsquoargument de

Plotin se distingue de celui drsquoAristote tout en lui eacutetant redevable de plusieurs concepts

Bien que nous reviendrons sur la question de la premiegravere hypostase dans la section

suivante nous nrsquoavons pas voulu insister sur cette originaliteacute de la meacutetaphysique de Plotin

par rapport au systegraveme drsquoAristote Laurent Lavaud convient avec nous des similitudes entre

la penseacutee des deux philosophes Il souligne toutefois qursquoagrave partir du chapitre 6 les concepts

du systegraveme aristoteacutelicien sont moins preacutesents Plotin cherchera alors agrave assurer la

connaissance de soi de lrsquoIntellect en preacutecisant la nature du rapport qursquoil entretient avec son

principe lrsquoUn laquo Lrsquoenjeu est alors de montrer en quoi cette structure meacutetaphysique de la

ldquopenseacutee de la penseacuteerdquo heacuteriteacutee de la Meacutetaphysique semble insuffisante agrave Plotin pour assurer

les conditions de toute intelligibiliteacute Lrsquointelligence devra agrave son tour ecirctre reacutefeacutereacutee agrave un

principe supeacuterieur ultime343 raquo

Lrsquointelligible dans le systegraveme aristoteacutelicien nrsquoest pas aussi bien deacutefini que dans la

meacutetaphysique plotinienne Il nrsquoy a pas agrave proprement parler de monde ou de lieu intelligible

chez Aristote agrave moins que lrsquoon parle du Dieu premier moteur ou de la connaissance

341 Cf Platon Sophiste 245d et Parmeacutenide 142b 342 Voir H Oosthout op cit p 109-110 343 L Lavaud art cit p 196

181

intellectuelle telle qursquoelle est preacutesenteacutee dans le De anima Par conseacutequent il serait

impertinent de pousser plus loin la comparaison entre deux systegravemes qui se conforment agrave

des paradigmes diffeacuterents

26 La multipliciteacute et lrsquouniteacute de lrsquoIntellect

Apregraves avoir ainsi mentionneacute ce qui distingue et rapproche Platon drsquoAristote quant agrave

la question de la connaissance de soi de lrsquoIntellect il nous faut finalement juger si sa

deacutemonstration du chapitre 5 reacutesiste agrave lrsquoobjection sceptique

Le but de Plotin eacutetait de montrer lrsquouniteacute de lrsquoIntellect Bien entendu lrsquoIntellect est

eacutegalement multiple ce que Plotin nrsquooserait pas nier ndash rappelons-nous lrsquoen polla (un-

multiple) du Parmeacutenide ndash mais ce nrsquoest pas seulement par sa multipliciteacute qursquoil arrive agrave se

connaicirctre mais eacutegalement et surtout par son uniteacute Si dans le systegraveme que Plotin deacutefend

lrsquoUn est laquo un raquo et lrsquoIntellect laquo un et multiple raquo les sceptiques ont eu tort drsquoaffirmer que la

connaissance de soi de lrsquoIntellect est impossible en raison de sa multipliciteacute Ils ont neacutegligeacute

son uniteacute laquo La Penseacutee qui rend lrsquoIntellect multiple (10 28-30) ne peut saisir lrsquoecirctre qursquoen

vertu de sa multipliciteacute Mais en mecircme temps elle reacuteunifie la multipliciteacute de lrsquoEcirctre en

assurant la coheacutesion de lrsquoun-tout344 raquo

Selon les arguments de Plotin la division sceptique traduit une incompreacutehension de

la nature de la Penseacutee et de lrsquoEcirctre Sextus prend la multipliciteacute qui est la conseacutequence de la

connaissance de soi pour invalider cette mecircme connaissance Ian Crystal souligne en quoi

cette multipliciteacute ne peut constituer un argument valable une faille agrave exploiter pour les

sceptiques laquo For a start that the activity of the intellect is constitutive of multiplicity

within itself is clear Plotinus speaks of there being a sort of internal occurrence when the

intellect thinks itself and it is this which makes it the intellect many345 raquo P Hadot partage

lrsquoopinion de Crystal et preacutecise que pour Plotin lrsquoEcirctre preacutecegravede la Penseacutee

Pour lui la penseacutee ne peut preacuteceacuteder lrsquoEcirctre mais ce sont lrsquoEcirctre et la forme qui

preacutecegravedent la penseacutee parce qursquoils sont la trace de lrsquoUn trace qui permet agrave

344 B Ham op cit p 25 345 I Crystal laquo Plotinus on the Structure of Self-Intellection raquo Phronecircsis 43 3 (1998) p 279

182

lrsquoIntellect prenant cette trace pour son objet de se constituer preacuteciseacutement

comme Intellect en se pensant comme identique agrave lrsquoobjet de sa penseacutee346

Si lrsquoEcirctre preacutecegravede la Penseacutee lrsquouniteacute preacutecegravede donc la multipliciteacute Les sceptiques nrsquoavaient

sans doute pas pris en consideacuteration cette conception de lrsquoIntellect avant de formuler leur

objection

E K Emilsson deacutefend lui aussi la conception plotinienne de lrsquoIntellect contre

lrsquoobjection sceptique Sa critique ne concerne pas lrsquoincompreacutehension de ce qursquoest lrsquoIntellect

par les sceptiques de sa multipliciteacute gnoseacuteologique et de son uniteacute ontologique premiegravere

elle srsquoattaque plutocirct au fait qursquoils aient neacutegligeacute la distinction entre la penseacutee discursive et la

penseacutee intellectuelle Il deacutefend que selon Plotin la penseacutee divine celle de lrsquoIntellect ne

peut ecirctre repreacutesenteacutee laquo However Plotinus may well have believed that if divine thought

is non-representational it must be non-propositional347 raquo Lrsquoobjection sceptique essaie

pourtant de repreacutesenter la penseacutee divine elle pose drsquoun cocircteacute le sujet de lrsquoautre lrsquoobjet elle

divise en fait une reacutealiteacute qui ne saurait ecirctre diviseacutee

Plotin cherche agrave deacutemontrer que lrsquoIntellect se connaicirct lui-mecircme pour les raisons

mentionneacutees au chapitre 5 Cependant pour assurer la sauvegarde de la connaissance de soi

de lrsquoIntellect Plotin cherchera agrave montrer que celui-ci se pense lui-mecircme en se retournant

vers son principe lrsquoUn Par ce retournement vers laquo lrsquouniteacute en elle-mecircme raquo Plotin srsquoeacutecartera

du peacuteril de la multipliciteacute qursquoAristote nrsquoa pu complegravetement eacuteviter en nrsquoayant pas poseacute un

principe anteacuterieur agrave lrsquoIntellect Ceci ne constitue pas pour autant un deacutesaveu de sa

deacutemonstration du chapitre 5 le reste du traiteacute doit plutocirct ecirctre interpreacuteteacute comme une

explicitation de cet argument

27 Remarques conclusives sur la connaissance de soi

Lrsquoargument de Plotin reacutesiste-t-il agrave lrsquoobjection sceptique La multipliciteacute preacutesente

dans lrsquoIntellect ndash rappelons que lrsquoIntellect est dit en polla (un-multiple) ndash constitue-t-elle la

346 P Hadot laquo La conception plotinienne de lrsquoidentiteacute entre lrsquointellect et son objet Plotin et le De anima

drsquoAristote raquo dans Corps et acircme Sur le De anima drsquoAristote Paris Vrin 1996 p 376 347 E K Emilsson laquo Plotinus on the Objects of Thought raquo Archiv fuumlr Geschichte der Philosophie 77 1

(1995) p 31 Les conclusions de cet article sont reprises par lrsquoauteur et inteacutegreacutees aux deacuteveloppements que

lrsquoon retrouve dans une monographie qursquoil consacre agrave lrsquoIntellect plotinien Plotinus on Intellect Oxford

Oxford University Press 2007

183

faille de toute deacutemonstration de la connaissance de soi Si lrsquoIntellect est multiple comme

le croient les sceptiques il sera divisible et srsquoil est divisible nous en revenons aux deux

branches de lrsquoobjection sceptique Mais la multipliciteacute que la Penseacutee ou lrsquoacte

drsquointellection apporte agrave lrsquoIntellect nrsquoest qursquoun moment de la connaissance de soi la

Penseacutee ramegravene ultimement lrsquoEcirctre de lrsquoIntellect agrave lrsquouniteacute

Du point de vue de la connaissance les sceptiques ont raison drsquoaffirmer que

lrsquoIntellect est multiple et donc divisible il faut bien poser qursquoil y ait un sujet connaissant

et un objet connu et donc une division pour qursquoil y ait connaissance Cette division nrsquoest

cependant pas ontologique selon Plotin Beierwaltes dirait mecircme qursquoelle ne srsquoapplique pas

agrave la penseacutee absolue348 nous repreacutesentons un Intellect diviseacute afin de comprendre en quoi

cette reacutealiteacute qui nous est supeacuterieure se connaicirct elle-mecircme mais nous ne la divisons pas pour

autant dans son ecirctre Plotin et crsquoest lagrave sa plus grande originaliteacute par rapport agrave Aristote met

lrsquoaccent sur lrsquouniteacute ontologique de lrsquoIntellect et sur lrsquoidentiteacute heacuteriteacutee de Parmeacutenide entre

lrsquoEcirctre et la Penseacutee

Bien entendu les philosophes laquo dogmatiques raquo doivent conserver agrave tout prix lrsquouniteacute

de lrsquoIntellect afin de reacutesister aux attaques des sceptiques il leur faut montrer en quoi une

division ne peut ecirctre que de lrsquoordre de la connaissance et non de lrsquoecirctre Bien que lrsquoIntellect

soit en polla il conserve lrsquouniteacute suffisante celle que lui procure lrsquoidentiteacute de lrsquoEcirctre et de la

Penseacutee afin de sauvegarder la connaissance de soi

3 Les limites de la penseacutee humaine dans son rapport au divin

31 Une intellection humaine supeacuterieure agrave la noecircsis meta logou

Agrave partir drsquoun travail dialectique sur les principes meacutetaphysiques agrave lrsquoaide de

schegravemes theacuteoriques progressivement eacutelaboreacutes et affineacutes par la tradition platonico-

aristoteacutelicienne Proclus deacutefinit trois grandes cateacutegories de lrsquoEcirctre et donc du divin

lrsquointelligible lrsquointelligible-et-intellectif et lrsquointellectif auxquelles il rattache trois formes

drsquointellection qui transcendent les limites de la connaissance humaine

348 Voir W Beierwaltes art cit p 15

184

Il est toutefois difficile comme nous lrsquoavons reconnu drsquoassocier ces trois formes

drsquointellections divines aux diverses entiteacutes que deacutefinit Proclus drsquoabord dans les Eacuteleacutements

de theacuteologie mais surtout dans la Theacuteologie platonicienne ougrave la multipliciteacute des

perspectives theacuteologiques empecircche agrave notre avis toute association qui serait reacuteductrice pour

la philosophie de Proclus Par prudence nous avons voulu nous limiter aux schegravemes

theacuteologiques des Eacuteleacutements de theacuteologie en eacutelargissant agrave la Theacuteologie platonicienne

De mecircme en effet que par la vie qui leur est propre les corps sont conjoints agrave

lrsquoacircme et que par leur part intellective propre les acircmes sont tendues vers

lrsquointellect universel et lrsquointellection toute premiegravere de mecircme je pense les ecirctres

reacuteellement ecirctres eux aussi par lrsquoun qui leur est immanent sont eacuteleveacutes jusqursquoagrave

lrsquouniteacute transcendante et par suite sont inseacuteparables de la cause toute

premiegravere349

Nous poursuivons avec un passage tireacute du mecircme livre au chapitre 14

Quant agrave lrsquointellect qui possegravede lrsquoacte de vivre dans lrsquoeacuteterniteacute qui par essence

est un acte et qui a fixeacute son acte drsquointellection en lrsquoimmobilisant dans le preacutesent

drsquoune totale simultaneacuteiteacute il est diviniseacute totalement par le ministegravere de la cause

qui lui est supeacuterieure350

Selon ce schegraveme ougrave la dialectique est reine ougrave le philosophe semble ecirctre celui qui par le

perfectionnement de son logos de sa rationaliteacute peut srsquoeacutelever de la dianoia agrave la noecircsis meta

logou par un long et patient entraicircnement en empruntant un chemin long et tortueux

comment rendre compte de la possibiliteacute drsquoune forme intellection supeacuterieure pour lrsquohomme

qursquoelle soit celle du philosophe parfait ou celle drsquoune acircme inspireacutee qui nrsquoa pas

neacutecessairement reacuteussi agrave parfaire ses vertus intellectuelles et morales Si lrsquoun des dieux est

supeacuterieur agrave lrsquointellect qui en eacutemane est-il possible pour lrsquohomme drsquoentrer en contact avec

lrsquouniteacute divine srsquoil nrsquoa pas drsquoabord parfait son intellect Lrsquoacircme humaine peut-elle mecircme si

elle nrsquoa pas su cultiver la sagesse par lrsquoexercice de sa raison et la pratique des vertus

atteindre une connaissance veacuteritable du divin La theacuteorie de lrsquoinspiration divine et

lrsquoenseignement au sujet des diffeacuterentes formes de discours theacuteologiques chez Proclus nous

349 Proclus Theacuteologie platoniciennne I 12 57 2-7 (trad H D Saffrey et L G Westerink) laquo Ὡς γὰρ τὰ

σώματα τῇ ἑαυτῶν ζωῇ συνάπτεται πρὸς τὴν ψυχήν καὶ ὡς αἱ ψυχαὶ τῷ ἑαυτῶν νοητικῷ πρὸς τὸν ὅλον νοῦν

ἀνατείνονται καὶ τὴν πρωτίστην νόησιν οὕτω δήπου καὶ τὰ ὄντως ὄντα τῷ ἑαυτῶν ἑνὶ πρὸς τὴν ἐξῃρημένην

ἕνωσιν ἀνῆκται καὶ ταύτῃ τῆς πρωτίστης αἰτίας ἐστὶν ἀνεκφοίτητα raquo 350 Ibid I 14 66 23-26 (trad H D Saffrey et L G Westerink) laquo νοῦς δὲ ἐν αἰῶνι τὸ ζῆν ἔχων καὶ τ ῇ

ο ὐ σ ί ᾳ ὢ ν ἐ ν έ ρ γ ε ι α καὶ πᾶσαν ὁμοῦ τὴν νόησιν ἐν τῷ νῦν ἑστῶσαν πηξάμενος ἔνθεός ἐστι διὰ τὴν πρὸ

αὐτοῦ πάντως αἰτίαν raquo

185

apprend qursquoune telle connaissance du divin est possible tout en preacutecisant que le veacuteritable

savoir celui qui unit toutes les autres formes de connaissance sur le divin demeure la

science dialectique qui permet lrsquoactivation de la plus haute faculteacute proprement humaine de

notre acircme agrave savoir la noecircsis meta logou

32 Les limites de la penseacutee humaine dans le neacuteoplatonisme apregraves Plotin

Les ceacutelegravebres eacutetudes drsquoE R Dodds rassembleacutees sous le titre The Greeks and the

Irrational351 ont bien montreacute la part que les penseurs grecs reacuteservaient agrave lrsquoinspiration

divine dans leur conception de la sagesse humaine On ne saurait penser la philosophie

grecque du moins celle de ceux qui acceptent lrsquoexistence et la providence des dieux

comme une deacutemarche qui ne fait appel qursquoagrave la rationaliteacute humaine indeacutependamment de

toute relation avec le divin Plusieurs dialogues platoniciens teacutemoignent des bienfaits de

lrsquoinspiration divine sur lrsquohumaniteacute au premier rang desquels figure le Phegravedre352 Dans son

second discours sa Palinodie ougrave il fait lrsquoeacuteloge drsquoEacuteros Socrate montre que lrsquohomme inspireacute

par le(s) dieu(x) est agrave lrsquoorigine de plus grands bienfaits pour lui et son aimeacute que lrsquohomme

tempeacutereacute Ce principe est appliqueacute successivement aux quatre espegraveces de folies ndash

divinatoire initiatique musicale et amoureuse ndash mais Socrate consacre la presque totaliteacute

de son discours au deacutelire amoureux dans le but de persuader Phegravedre qursquoil est preacutefeacuterable

drsquoaccorder ses faveurs agrave celui qui est posseacutedeacute par lrsquoamour divin qursquoagrave celui qui ne lrsquoest pas

Dans la suite de sa palinodie Socrate relate le parcours de lrsquoacircme de lrsquoamant divinement

inspireacute ndash ou du dialecticien avec qui la figure de lrsquoamant semble se confondre ndash dans son

eacuteleacutevation vers la Beauteacute intelligible Toutefois dans la seconde partie du dialogue Socrate

relativise le caractegravere mystique de son second discours en preacutecisant que lrsquoessentiel y

concernait les divisions et les rassemblements qursquoil y a opeacutereacutes Doit-on deacuteceler ici une part

drsquoironie visant agrave faire ressortir la supeacuterioriteacute du dialecticien sur lrsquohomme posseacutedeacute par les

dieux ou plutocirct mettre lrsquoinspiration divine au principe mecircme de lrsquoactiviteacute dialectique La

comparaison avec le reste du corpus rend probleacutematique toute assertion cateacutegorique au sujet

des rapports entre la philosophie et lrsquoinspiration divine En effet des dialogues de jeunesse

351 E R Dodds The Greeks and the Irrational Berkeley University of California Press 1966 352 Nous renvoyons agrave notre ANNEXE I pour une analyse plus complegravete du rocircle de la folie divine dans lrsquoœuvre

de Platon notamment dans le Phegravedre Nos propos agrave ce sujet dans cette sous-section nrsquoont pour but que

drsquointroduire agrave la conception neacuteoplatonicienne des limites de la penseacutee humaine dans son rapport aux principes

divins

186

comme lrsquoIon et le Meacutenon semblent opposer lrsquoinspiration divine agrave la science veacuteritable agrave

savoir la dialectique qui lui est supeacuterieure par son universaliteacute Cependant dans le Phegravedre

mais aussi dans le Timeacutee lrsquoassistance divine agrave laquelle Timeacutee et Socrate font appel en

commenccedilant leurs exposeacutes sur lrsquoacircme ou sur le Monde apparaicirct comme la condition de

possibiliteacute de leur discours comme la cause motrice permettant drsquoopeacuterer les divisions et les

rassemblements qui reacutevegravelent lrsquoessence des choses

Alors que la position de Platon sur la fonction cognitive de lrsquoinspiration divine reste

peut-ecirctre insaisissable lrsquoironie socratique et le changement de thegraveme drsquoun dialogue agrave

lrsquoautre nous la dissimulant la doctrine neacuteoplatonicienne de lrsquoenthousiasme de lrsquoactivation

des puissances de lrsquoacircme humaine sous lrsquoeffet drsquoune gracircce divine est preacutesenteacutee de maniegravere

nettement plus systeacutematique Chez Proclus la multiplication des divisions opeacutereacutees agrave

lrsquointeacuterieur du monde intelligible ainsi que les fines distinctions introduites entre les faculteacutes

de lrsquoacircme rendent possible lrsquoidentification des limites de la penseacutee humaine dans son rapport

au divin Par les seules forces de sa penseacutee lrsquohomme ne peut espeacuterer atteindre que la

connaissance des Formes intellectives agrave la marge infeacuterieure du plan intelligible lui-mecircme

situeacute entre lrsquoordre proprement divin lrsquoUn et ses heacutenades et la seacuterie psychique srsquoeacutetendant

des Acircmes divines aux acircmes humaines Reacuteparties de maniegravere hieacuterarchique selon la triade

Ecirctre-Vie-Penseacutee les Formes intelligibles peuvent ecirctre associeacutees agrave lrsquoEcirctre les Formes

intelligibles-et-intellectives agrave la Vie et les Formes intellectives agrave la Penseacutee la connaissance

de ces deux premiers ordres nrsquoeacutetant reacuteserveacutee qursquoagrave un petit nombre drsquoeacutelus toucheacutes par la

gracircce divine Alors que le Timeacutee de lrsquoavis de Proclus traite de la connaissance des Formes

intellectuelles coordonneacutees agrave lrsquoIntellect deacutemiurgique le Phegravedre dans le Second discours

de Socrate et le Parmeacutenide dans son traitement des apories de la participation porteraient

sur les Formes intelligibles-et-intellectives

Mecircme srsquoil est impossible drsquoatteindre une parfaite systeacutematiciteacute dans la preacutesentation

des doctrines de Proclus et ce malgreacute le caractegravere fondamentalement scolastique de ses

traiteacutes et commentaires il nous est toutefois possible drsquoabstraire et drsquoeacutenoncer les principes

geacuteneacuteraux qui structurent sa theacuteorie de la connaissance Bien qursquoelle fasse preuve

drsquoinventiviteacute dans sa reacuteflexion philosophique et surtout dans son approche exeacutegeacutetique la

penseacutee de Proclus reste avant tout tributaire drsquoune tradition scolaire elle se preacutesente

187

comme la reprise des enseignements de son maicirctre Syrianus et par-delagrave des principes de la

theacuteologie eacutelaboreacutee par Jamblique Conscient de lrsquoinfluence des preacutedeacutecesseurs de Proclus sur

son oeuvre nous commenterons drsquoabord des extraits du De Mysteriis de Jamblique et de

lrsquoIn Phaedrum drsquoHermias ndash qui rapporte lrsquoenseignement de son maicirctre Syrianus ndash ougrave leurs

auteurs deacuteterminent la part de lrsquoinitiative humaine et celle de la gracircce divine relativement agrave

la connaissance des dieux et des intelligibles Nous preacutesenterons ensuite deux extraits ougrave

Proclus hieacuterarchise les faculteacutes de lrsquoacircme humaine nous pourrons ainsi porter un jugement

sur la coheacuterence interne du corpus proclien et sur les rapports avec les doctrines de ses

devanciers Nous conclurons notre enquecircte par lrsquoanalyse drsquoun passage de lrsquoIn Parmenidem

ougrave Proclus distingue les Formes intellectives que nous avons en soi la capaciteacute de

connaicirctre des Formes intelligibles-et-intellectives rendues uniquement connaissables pour

nous par une illumination divine

33 Les limites de la penseacutee humaine chez Jamblique et Syrianus

Plusieurs extraits du De Mysteriis esquissent les limites de la penseacutee humaine

Puisqursquoil srsquoagit drsquoune œuvre poleacutemique drsquoune argumentation ad hominem ndash rappelons que

Jamblique reacutefute les objections formuleacutees par Porphyre dans sa lettre agrave Aneacutebon ndash cet

exposeacute ne preacutesente pas le mecircme degreacute de systeacutematiciteacute que les commentaires de Proclus

Certes Jamblique mobilise nombre drsquoeacuteleacutements doctrinaux qui reacutevegravelent une approche

systeacutematique de la theacuteologie il preacutetend drsquoailleurs pouvoir viser une science divine353 mais

la finaliteacute de son ouvrage reste de lever les apories porphyriennes Nous ne retrouvons donc

pas dans lrsquoœuvre conserveacutee de Jamblique du moins dans le De Mysteriis de ces

preacutesentations scolaires omnipreacutesentes chez Proclus ougrave les faculteacutes de lrsquoacircme et leurs objets

seraient clairement distingueacutes agrave lrsquoexception peut-ecirctre de ce passage ougrave lrsquoon peut voir la

matrice de la doctrine proclienne au sujet de lrsquoinspiration divine

Ainsi donc aux immortels compagnons des dieux correspondra la perception

inneacutee que nous en avons de mecircme qursquoils ont eux-mecircmes lrsquoecirctre drsquoune maniegravere

constamment identique de mecircme lrsquoacircme humaine doit srsquoattacher agrave eux en vertu

du mecircme principe par la connaissance et sans poursuivre drsquoaucune faccedilon par

la conjecture lrsquoopinion ou un raisonnement quelconque qui prennent leur point

de deacutepart dans le temps lrsquoessence supeacuterieure agrave tous ces modes de connaissance

353 Jamblique De Mysteriis I 8 29 12

188

crsquoest par les intellections pures et irreacuteprochables reccedilues des dieux de toute

eacuteterniteacute qursquoelle se reliera agrave eux354

Ce passage srsquoinsegravere dans lrsquoargument visant agrave montrer que nous nrsquoavons pas une

connaissance exteacuterieure des dieux et des ecirctres supeacuterieurs ndash les deacutemons les heacuteros les acircmes

immaculeacutees ndash mais une connaissance inheacuterente agrave notre acircme ou agrave plus proprement parler

un contact continuel avec le divin Des diffeacuterentes activiteacutes cognitives de lrsquoacircme deacutefinies par

Platon dans lrsquoAnalogie de la Ligne Jamblique reprend la conjecture lrsquoopinion et le

raisonnement et montre qursquoen raison de leur assise temporelle elles sont inadeacutequates pour

deacutecrire notre relation avec les dieux Dans la terminologie platonicienne seule lrsquointellection

convient pour deacutecrire notre appreacutehension du divin mais celle-ci est soigneusement

qualifieacutee laquo de pure et drsquoirreacuteprochable raquo par Jamblique sans doute pour la distinguer drsquoune

intellection proprement humaine qui lui serait infeacuterieure probablement celle dont il est

question en Timeacutee 28a1-4 lrsquointellection accompagneacutee de raison La suite du passage

complegravete la reacutefutation des objections porphyriennes en distinguant la science divine des

sciences humaines

Mais toi tu as lrsquoair de croire que laquo la mecircme connaissance vaut pour les choses

divines et pour les autres quelles qursquoelles soient raquo et que laquo les contraires

fournissent le membre opposeacute comme crsquoest lrsquoordinaire dans les problegravemes

dialectiques raquo en reacutealiteacute ce nrsquoest pas du tout pareil la connaissance des dieux

est agrave part seacutepareacutee de toute opposition et elle ne consiste pas dans le fait qursquoon

la concegravede maintenant ou qursquoelle prend naissance de toute eacuteterniteacute elle

coexistait dans lrsquoacircme en une forme unique Voilagrave donc ce que je te dis du

premier principe en nous drsquoougrave doivent partir ceux qui disent ou entendent quoi

que ce soit au sujet des ecirctres qui nous sont supeacuterieurs355

Ce qui apparaicirct dans ce passage ce qui sera drsquoailleurs repris et deacuteveloppeacute par Proclus crsquoest

une nette opposition entre theacuteologie et philosophie Les proceacutedeacutes de la dialectique

notamment la connaissance par les contraires ne srsquoappliqueraient pas selon Jamblique agrave

354 Ibid I 3 30-38 (trad E des Places) laquo Ἐοικέτω δὴ οὖν τοῖς ἀιδίοις τῶν θεῶν συνοπαδοῖς καὶ ἡ σύμφυτος

αὐτῶν κατανόησιςmiddot ὥσπερ οὖν αὐτοὶ τὸ εἶναι ἔχουσιν ἀεὶ ὡσαύτως οὕτω καὶ ἡ ἀνθρωπίνη ψυχὴ κατὰ τὰ

αὐτὰ τῇ γνώσει πρὸς αὐτοὺς συναπτέσθω εἰκασίᾳ μὲν ἢ δόξῃ ἢ συλλογισμῷ τινι ἀρχομένοις ποτὲ ἀπὸ

χρόνου μηδαμῶς τὴν ὑπὲρ ταῦτα πάντα οὐσίαν μεταδιώκουσα ταῖς δὲ καθαραῖς καὶ ἀμέμπτοις νοήσεσιν αἷς

εἴληφεν ἐξ ἀιδίου παρὰ τῶν θεῶν ταύταις αὐτοῖς συνηρτημένη raquo 355 Ibid I 3 38-46 (trad E des Places) laquo σὺ δrsquo ἔοικας ἡγεῖσθαι τὴν αὐτὴν εἶναι τῶν θείων καὶ τῶν ἄλλων

ὁποιωνοῦν γνῶσιν δίδοσθαί τε ἀπὸ τῶν ἀντικειμένων τὸ ἕτερον μόριον ὥσπερ εἴωθε καὶ ἐπὶ τῶν ἐν ταῖς

διαλέκτοις προτεινομένωνmiddot τὸ δrsquo οὐκ ἔστιν οὐδαμῶς παραπλήσιονmiddot ἐξήλλακται γὰρ αὐτῶν ἡ εἴδησις

ἀντιθέσεώς τε πάσης κεχώρισται καὶ οὐκ ἐν τῷ συγχωρεῖσθαι νῦν ἢ ἐν τῷ γίγνεσθαι ὑφέστηκεν ἀλλrsquo ἦν ἐξ

ἀιδίου μονοειδὴς ἐπὶ τῇ ψυχῇ συνυπάρχουσα raquo

189

lrsquoappreacutehension des dieux Lrsquounion continuelle de notre acircme avec le divin nrsquoest rendue

possible que par un principe divin qui est en nous Dans la suite du De Mysteriis Jamblique

reprendra le principe empeacutedocleacuteen selon lequel le semblable est connu par le semblable

pour justifier cette doctrine

En effet apregraves avoir dit laquo les intellects purs inflexibles et non mecircleacutes agrave du

sensible raquo tu te demandes avec encore plus drsquoheacutesitation laquo srsquoil faut les prier raquo

Pour moi je vais jusqursquoagrave penser qursquoil nrsquoen faut pas prier drsquoautres Car ce qui en

nous est divin intelligent et un ou si tu preacutefegraveres lrsquoappeler ainsi intelligible

srsquoeacuteveille alors manifestement dans la priegravere en srsquoeacuteveillant cet eacuteleacutement aspire

supeacuterieurement agrave lrsquoeacuteleacutement semblable et srsquounit agrave la perfection en soi356

Ces passages nrsquoindiquent pas que lrsquoacircme humaine est en soi incapable de srsquounir avec le

divin mais seulement que les faculteacutes cognitives qui lui sont propres sont inadeacutequates pour

cette union Toutefois Jamblique preacutecisera plus loin que le principe qui en nous permet

lrsquounion avec les dieux est de nature divine et que son activation ne relegraveve pas de lrsquoinitiative

humaine Nous sommes ici au cœur de la deacutefense jamblicheacuteenne de lrsquoart hieacuteratique contre

les attaques porphyriennes ougrave est reacutefuteacutee lrsquoideacutee voulant que la theacuteurgie consiste agrave agir sur

les dieux

Ce nrsquoest pas non plus lrsquoacte de penser qui unit aux dieux les theacuteurges car alors

qursquoest-ce qui empecirccherait ceux qui philosophent theacuteoreacutetiquement drsquoarriver agrave

lrsquounion avec les dieux Mais la veacuteriteacute est tout autre crsquoest lrsquoaccomplissement

religieux des actions ineffables dont les effets deacutepassent toute intellection ainsi

que le pouvoir des symboles muets entendus des dieux seuls qui opegraverent

lrsquounion theacuteurgique Crsquoest pourquoi ce nrsquoest pas notre penseacutee qui opegravere ces

actes car alors leur efficaciteacute serait intellectuelle et deacutependrait de nous [hellip]

Nos penseacutees ne provoquent donc pas en les preacutevenant les causes divines agrave

srsquoexercer mais elles doivent avec toutes les dispositions excellentes de lrsquoacircme

et avec notre pureteacute preacuteexister comme causes auxiliaires ce qui eacuteveille

proprement le vouloir divin ce sont les signes divins eux-mecircmes et ainsi le

divin est deacutetermineacute par le divin et ne reccediloit drsquoaucun des ecirctres infeacuterieurs un

principe quelconque de son action propre357

356 Ibid I 15 19-25 (trad E des Places) laquo Ἔτι γὰρ μᾶλλον ἀκλίτους καὶ ἀμιγεῖς αἰσθητοῖς εἰπὼν εἶναι τοὺς

καθαροὺς νόας ἀπορεῖς εἰ δεῖ πρὸς αὐτοὺς εὔχεσθαι Ἐγὼ δrsquo οὐδrsquo ἄλλοις τισὶν ἡγοῦμαι δεῖν εὔχεσθαι Τὸ γὰρ

θεῖον ἐν ἡμῖν καὶ νοερὸν καὶ ἕν ἢ εἰ νοητὸν αὐτὸ καλεῖν ἐθέλοις ἐγείρεται τότε ἐναργῶς ἐν ταῖς εὐχαῖς

ἐγειρόμενον δὲ ἐφίεται τοῦ ὁμοίου διαφερόντως καὶ συνάπτεται πρὸς αὐτοτελειότητα raquo 357 Ibid II 11 16-37 (trad E des Places) laquo οὐδὲ γὰρ ἡ ἔννοια συνάπτει τοῖς θεοῖς τοὺς θεουργούςmiddot ἐπεὶ τί

ἐκώλυε τοὺς θεωρητικῶς φιλοσοφοῦντας ἔχειν τὴν θεουργικὴν ἕνωσιν πρὸς τοὺς θεούς νῦν δrsquo οὐκ ἔχει τό γε

ἀληθὲς οὕτωςmiddot ἀλλrsquo ἡ τῶν ἔργων τῶν ἀρρήτων καὶ ὑπὲρ πᾶσαν νόησιν θεοπρεπῶς ἐνεργουμένων

τελεσιουργία ἥ τε τῶν νοουμένων τοῖς θεοῖς μόνον συμβόλων ἀφθέγκτων δύναμις ἐντίθησι τὴν θεουργικὴν

ἕνωσιν Διόπερ οὐδὲ τῷ νοεῖν αὐτὰ ἐνεργοῦμενmiddot ἔσται γὰρ οὕτω νοερὰ αὐτῶν ἡ ἐνέργεια καὶ ἀφrsquo ἡμῶν

190

Jamblique poursuit en affirmant que lrsquounion active avec le divin implique la connaissance

mais qursquoelle ne lui est pas identique Les faculteacutes cognitives de lrsquoacircme ou celle de sa partie

supeacuterieure lrsquointellect ne permettent donc pas agrave lrsquohomme de srsquounir avec le divin ou en

drsquoautres termes drsquoen ecirctre posseacutedeacute Crsquoest ce que confirme cet autre extrait du De Mysteriis

Mais on aurait tort drsquoattribuer lrsquoenthousiasme agrave lrsquoacircme ou agrave quelqursquoune de ses

puissances agrave lrsquointellect ou agrave quelqursquoune de ses puissances ou activiteacute ou agrave une

faiblesse physique ou agrave lrsquoabsence de celle-ci et on nrsquoaurait pas raison de

supposer qursquoil en va ainsi car la theacuteophorie nrsquoest pas œuvre humaine ni ne tient

toute son efficaciteacute de parties ou drsquoactiviteacutes de lrsquohomme358

Lrsquoessentiel de la position jamblicheacuteenne au sujet des limites de la penseacutee humaine est

concentreacute dans les extraits que nous avons preacutesenteacutes Comme nous pourrons le constater

les distinctions opeacutereacutees par Jamblique entre les classes de dieux et les faculteacutes ou activiteacutes

de lrsquoacircme humaine sont moins nombreuses que celles que lrsquoon voit apparaicirctre chez Proclus

Toutefois ce dernier se limite souvent aux divisions jamblicheacuteennes lorsqursquoil preacutesente de

maniegravere scheacutematique les principes de sa theacuteologie par exemple dans lrsquointroduction de sa

Theacuteologie platonicienne Malgreacute les preacutecisions qursquoil apportera Proclus conservera ces deux

principes de la theacuteologie jamblicheacuteenne lrsquoexistence drsquoun principe divin dans lrsquoacircme par

lequel lrsquohomme peut srsquounir aux dieux et lrsquoincapaciteacute pour celui-ci de connaicirctre le divin agrave

lrsquoaide de ses propres faculteacutes cognitives

Les limites de la penseacutee humaine seront plus clairement deacutefinies dans lrsquoœuvre de

Proclus que dans le De Mysteriis jugement que nous pourrions eacutetendre agrave la penseacutee de

Jamblique dans son ensemble si cette œuvre en est reacuteellement repreacutesentative Cela

srsquoexplique par le deacuteveloppement et la systeacutematisation de la science theacuteologique chez ses

successeurs dont Syrianus qui apportera de nouvelles distinctions au sein des classes

divines dans son exeacutegegravese du Parmeacutenide De lrsquoœuvre philosophique de Syrianus la tradition

manuscrite nrsquoa conserveacute que son Commentaire sur les livres B Γ M et N de la

Meacutetaphysique drsquoAristote et les notes reacutedigeacutees par son disciple Hermias agrave partir de son

ἐνδιδομένη`[hellip] Ὅθεν δὴ οὐδrsquoὑπὸ τῶν ἡμετέρων νοήσεων προηγουμένως τὰ θεῖα αἴτια προκαλεῖται εἰς

ἐνέργειανmiddot ἀλλὰ ταύτας μὲν καὶ τὰς ὅλας τῆς ψυχῆς ἀρίστας διαθέσεις καὶ τὴν περὶ ἡμᾶς καθαρότητα ὡς

συναίτια ἄττα προϋποκεῖσθαι χρή raquo 358 Ibid III 7 15-21 (trad E des Places) laquo Ψυχῆς μὲν οὖν καί τινος τῶν ἐν αὐτῇ δυνάμεων ἢ νοῦ καί τινος

τῶν ἐν αὐτῷ δυνάμεων ἢ ἐνεργειῶν ἢ σωματικῆς ἀσθενείας ἢ ἄνευ ταύτης οὐκ ἄν τις ὑπολάβοι δικαίως τὸν

ἐνθουσιασμὸν εἶναι οὐδrsquo ἂν οὕτω γίγνεσθαι εἰκότως ἂν ὑπόθοιτοmiddot οὔτε γὰρ ἀνθρώπινόν ἐστι τὸ τῆς

θεοφορίας ἔργον οὔτε ἀνθρωπίνοις μορίοις ἢ ἐνεργήμασι τὸ πᾶν ἔχει κῦρος raquo

191

enseignement sur le Phegravedre de Platon LrsquoIn Phaedrum srsquoavegravere un teacutemoin preacutecieux de

lrsquointerpreacutetation neacuteoplatonicienne du Phegravedre et plus particuliegraverement de la palinodie de

Socrate ougrave Proclus et sans doute deacutejagrave Syrianus voyait un exposeacute theacuteologique sur la classe

des dieux intelligibles-et-intellectifs Ce qui nous inteacuteresse dans lrsquoimmeacutediat crsquoest

lrsquointerpreacutetation neacuteoplatonicienne de lrsquoenthousiasme divin dont Socrate fait lrsquoeacuteloge dans son

second discours Par son exeacutegegravese Syrianus prend le relais de Jamblique ndash le De Mysteriis

se fondant en partie sur une interpreacutetation des ideacutees du Phegravedre ndash mais ne se refuse pas agrave

corriger son estimeacute preacutedeacutecesseur En effet alors que Jamblique subordonne

cateacutegoriquement la penseacutee humaine agrave lrsquoinspiration divine le maicirctre de Proclus distingue

plusieurs formes drsquoenthousiasme qursquoil hieacuterarchise selon les parties de lrsquoacircme auxquelles

elles sont relatives ce qursquoexpose ce passage

Lrsquoenthousiasme qui vient des dieux celui qui est premier propre et vrai touche

agrave lrsquoun de lrsquoacircme qui est au-delagrave de la penseacutee discursive et de lrsquointellect en elle

Crsquoest le mecircme un qui en un autre temps semble ecirctre en attente ou srsquoecirctre

endormi Cependant lorsque cet un est illumineacute toute la vie lrsquoest aussi tout

comme lrsquointellect la penseacutee discursive et la partie irrationnelle de lrsquoacircme une

trace de cet enthousiasme se rendant mecircme jusqursquoau corps Il y a donc drsquoautres

enthousiasmes qui touchent aux autres parties de lrsquoacircme mue par certains

deacutemons ou par des dieux accompagneacutes de ces deacutemons En effet on dit aussi

que la penseacutee discursive est enthousiaste lorsqursquoelle deacutecouvre des sciences et

des theacuteoregravemes instantaneacutement en montrant sa supeacuterioriteacute sur les autres

hommes359

De mecircme il y a un enthousiasme relatif agrave lrsquoopinion agrave lrsquoimagination agrave lrsquoardeur et mecircme au

deacutesir ce qui couvre la presque totaliteacute des faculteacutes de lrsquoacircme distingueacutees par la tradition

platonico-aristoteacutelicienne Cette section du Commentaire drsquoHermias qui traite de maniegravere

exhaustive de lrsquoenthousiasme divin et des quatre formes de folie divine est drsquoune densiteacute

conceptuelle remarquable et renferme encore plusieurs eacutenigmes pour les eacuterudits

Lrsquoopposition trancheacutee entre inspiration divine et penseacutee humaine preacutesente chez Jamblique

srsquoy transforme en une sorte de pantheacuteisme lrsquoenthousiasme divin nrsquoeacutetant plus seulement

359 Hermias In Phaedrum 85 14-23 (notre traduction) laquo Ὁ οὖν πρώτως καὶ κυρίως καὶ ἀληθῶς ἐκ θεῶν

ἐνθουσιασμὸς κατὰ τὸ ἓν τοῦτο γίνεται τῆς ψυχῆς ὅ ἐστιν ὑπὲρ τὴν διάνοιαν καὶ ὑπὲρ τὸν ἐν αὐτῇ νοῦνmiddot ὅπερ

ἓν ἐν τῷ ἄλλῳ χρόνῳ παρειμένῳ καὶ καθεύδοντι ἔοικεmiddot τούτου μέντοι τοῦ ἑνὸς καταλαμφθέντος πᾶσα ἡ ζωὴ

καταλάμπεται καὶ ὁ νοῦς καὶ ἡ διάνοια καὶ ἡ ἀλογία καὶ μέχρι καὶ αὐτοῦ τοῦ σώματος ἴνδαλμα τοῦ

ἐνθουσιασμοῦ ἐνδίδοται Γίνονται μὲν οὖν καὶ ἄλλοι ἐνθουσιασμοὶ περὶ τὰ ἄλλα μέρη τῆς ψυχῆς δαιμόνων

τινῶν αὐτὴν κινούντων ἢ καὶ θεῶν οὐκ ἄνευ δαιμόνωνmiddot καὶ γὰρ ἡ διάνοια ἐνθουσιᾶν λέγεται ὅταν ἐπιστήμας

καὶ θεωρήματα ἐξευρίσκῃ ἐν ἀκαρεῖ χρόνῳ καὶ ὑπὲρ τὸν ἄλλον ἄνθρωπον raquo

192

relatif agrave la partie divine de lrsquoacircme humaine lrsquoun en elle mais agrave la totaliteacute de ses faculteacutes et

mecircme au corps Mais si cet enthousiasme se deacutecline selon toutes les faculteacutes de lrsquoacircme il en

demeure toutefois que lrsquoenthousiasme au sens propre ne touche que lrsquoun de lrsquoacircme et qursquoil

est le seul permettant agrave lrsquohomme de srsquounir aux dieux Malgreacute les innovations exeacutegeacutetiques

qursquoon peut lui attribuer Syrianus est en ce sens fidegravele agrave la doctrine exposeacutee par Jamblique

dans le De Mysteriis

Lrsquoauteur de lrsquoIn Phaedrum tient drsquoailleurs compte explicitement de lrsquoexeacutegegravese

jamblicheacuteenne dans une autre section de son Commentaire Au moment drsquointerpreacuteter le

passage central du mythe de lrsquoattelage aileacute ougrave Platon eacutenonce que laquo lrsquoessence veacuteritable ne

peut ecirctre contempleacutee que par le pilote de lrsquoacircme lrsquointellect raquo (Phegravedre 247c) Syrianus

rappelle lrsquointerpreacutetation proposeacutee par Jamblique

Le divin Jamblique entend par laquo pilote raquo lrsquoun de lrsquoacircme et par le laquo conducteur raquo

son intellect Le terme laquo contempleacutee raquo nrsquoest pas employeacute pour signifier qursquoelle

vise cet intelligible en tant qursquoalteacuteriteacute mais qursquoelle est unie agrave lui et en tire ainsi

profit Cela montre en effet que le pilote est une reacutealiteacute plus parfaite que le

conducteur et ses chevaux car lrsquoun de lrsquoacircme est naturellement uni aux dieux360

Cet extrait montre que pour Jamblique le lexique de lrsquointellection peut ecirctre employeacute au

sens large pour signifier lrsquounion avec le divin ce qui apparaissait drsquoailleurs dans le De

Mysteriis Tout en reconnaissant la supeacuterioriteacute du pilote sur le conducteur Proclus ne

partagera toutefois pas lrsquoexeacutegegravese jamblicheacuteenne de ce passage du Phegravedre et identifiera le

pilote agrave lrsquoIntellect particulier qui rend possible lrsquointellection humaine et le conducteur

selon toute vraisemblance agrave la faculteacute rationnelle lrsquoacircme

Bref malgreacute quelques divergences mineures Syrianus reprendra lrsquoessentiel de la

doctrine jamblicheacuteenne au sujet de lrsquoenthousiasme humain et des limites de la penseacutee

humaine Proclus sera tributaire de lrsquoenseignement de son maicirctre en multipliant les

distinctions agrave lrsquointeacuterieur du plan intelligible pour cerner plus preacuteciseacutement lrsquoobjet ultime que

peut appreacutehender la connaissance humaine

360 Ibid 150 24-28 (notre traduction) laquo Ὁ θεῖος Ἰάμβλιχος κυβερνήτην τὸ ἓν τῆς ψυχῆς ἀκούειmiddot ἡνίοχον δὲ

τὸν νοῦν αὐτῆςmiddot τὸ δὲ θ ε α τ ῇ οὐχ ὅτι καθrsquo ἑτερότητα ἐπιβάλλει τούτῳ τῷ νοητῷ ἀλλrsquo ὅτι ἑνοῦται αὐτῷ καὶ

οὕτως αὐτοῦ ἀπολαύειmiddot τοῦτο γὰρ δηλοῖ τὸν κυβερνήτην τελειότερόν τι τοῦ ἡνιόχου καὶ τῶν ἵππωνmiddot τὸ γὰρἓν

τῆς ψυχῆς ἑνοῦσθαι τοῖς θεοῖς πέφυκεν raquo

193

34 Retour sur la hieacuterarchie des faculteacutes de lrsquoacircme chez Proclus

Se poser la question des limites de la raison humaine revient agrave se poser celle de

lrsquoobjet et de la nature de la sagesse humaine Alors que pour Plotin la philosophie dans ses

dimensions eacutethique et contemplative demeure la voie royale pour srsquoeacutelever jusqursquoau

Premier principe dans le neacuteoplatonisme post-plotinien une opposition srsquoest installeacutee entre

la philosophie et lrsquoart theacuteurgique consacreacutee par cette formule de Damascius le dernier

diadoque de lrsquoEacutecole drsquoAthegravenes

Quelques-uns preacutefegraverent la philosophie comme Porphyre Plotin et beaucoup

drsquoautres philosophes drsquoautres lrsquoart hieacuteratique361 comme Jamblique Syrianus

Proclus en un mot tous les hieacuteratiques Platon de son cocircteacute ayant discerneacute les

nombreux arguments en faveur de chacune des deux opinions les a reacuteunies en

une seule veacuteriteacute ce qursquoil exprime en appelant le philosophe un Bacchant362

Agrave la suite drsquoAnne Sheppard363 Philippe Hoffmann soutient que pour Proclus la sagesse

humaine est infeacuterieure agrave la folie amoureuse agrave la divine philosophie et agrave la puissance

theacuteurgique conccedilues comme trois moyens distincts mais eacutequivalents drsquounion avec les

dieux364 Proclus demeure ainsi fidegravele au paradigme theacuteologique instaureacute par Jamblique et

dont le De Mysteriis teacutemoigne explicitement Le problegraveme reste toutefois entier il faut

distinguer la nature de la divine philosophie de celle de la sagesse humaine et montrer

quelles sont les faculteacutes et les activiteacutes cognitives que chacune de ces formes de

connaissance implique

La hieacuterarchie des faculteacutes de lrsquoacircme preacutesenteacutees dans le De Mysteriis est reprise par

Proclus avec quelques modifications dans lrsquointroduction programmatique de sa Theacuteologie

platonicienne

361 Au sujet de lrsquoart hieacuteratique crsquoest-agrave-dire la theacuteurgie dans la tradition neacuteoplatonicienne voir le livre de

C van Liefferinge La theacuteurgie Des Oracles chaldaiumlques agrave Proclus Liegravege Centre International drsquoEacutetude de la

Religion Grecque Antique 1999 362 Damascius In Phaedonem I sect 172 1-5 (trad Ph Hoffmann) laquo Ὅτι οἱ μὲν τὴν φιλοσοφίαν προτιμῶσιν

ὡς Πορφύριος καὶ Πλωτῖνος καὶ ἄλλοι πολλοὶ φιλόσοφοιmiddot οἱ δὲ τὴν ἱερατικήν ὡς Ἰάμβλιχος καὶ Συριανὸς

καὶ Πρόκλος καὶ οἱ ἱερατικοὶ πάντες ὁ δὲ Πλάτων τὰς ἑκατέρωθεν συνηγορίας ἐννοήσας πολλὰς οὔσας εἰς

μίαν αὐτὰς συνήγαγεν ἀλήθειαν τὸν φιλόσοφον lsquoΒάκχονrsquo ὀνομάζων raquo 363 A Sheppard laquo Proclusrsquo Attitude to Theurgy raquo The Classical Quarterly 32 1 (1982) p 218-220 364 Ph Hoffmann laquo La triade chaldaiumlque erocircs alecirctheia pistis de Proclus agrave Simplicius raquo dans Proclus et la

Theacuteologie platonicienne Actes du colloque international de Louvain (13-16 mai 1998) eacutediteacute par A-Ph

Segonds et C Steel LeuvenParis Leuven University PressLes Belles Lettres 2000 p 475 n 85

194

De lagrave vient je crois que crsquoest la fonction proprement intellective de lrsquoacircme qui

est capable de saisir les formes de lrsquointellect et les diffeacuterences qursquoelles

comportent et que crsquoest le sommet de lrsquointellect et comme lrsquoon dit sa fleur et

son existence pure qui srsquounit aux heacutenades de tout ce qui existe et par leur

intermeacutediaire agrave cette Uniteacute cacheacutee de toutes les heacutenades divines Car il y a en

nous plusieurs pouvoirs de connaissance mais crsquoest celui-lagrave seul qui nous

permet drsquoentrer naturellement en relation avec le divin et drsquoen participer En

effet la classe des dieux nrsquoest appreacutehendeacutee ni par la sensation puisqursquoelle

transcende tout ce qui est corporel ni par lrsquoopinion ou le raisonnement car ce

sont des opeacuterations divisibles en partie et adapteacutees aux reacutealiteacutes multiformes ni

par lrsquoactiviteacute de lrsquointelligence assisteacutee par la raison car ce genre de

connaissance est relatif aux ecirctres reacuteellement ecirctres tandis que la pure existence

des dieux surmonte le domaine de lrsquoecirctre et se deacutefinit par cette uniteacute elle-mecircme

qui se rencontre dans lrsquoensemble de ce qui existe Si donc le divin peut ecirctre

connu de quelque maniegravere il reste que ce soit par la pure existence de lrsquoacircme

qursquoil soit saisi et par ce moyen connu pour autant qursquoil puisse lrsquoecirctre En effet agrave

tous les degreacutes nous disons que le semblable est connu par le semblable

autrement dit la sensation connaicirct le sensible lrsquoopinion lrsquoobjet drsquoopinion le

raisonnement le rationnel lrsquointellect lrsquointelligible de telle sorte que crsquoest par

lrsquoun aussi que lrsquoon connaicirct le suprecircme degreacute de lrsquoUniteacute et par lrsquoindicible

lrsquoIndicible365

Selon Christian Gueacuterard366 ce passage nous permettrait de distinguer la fleur de lrsquointellect

par laquelle lrsquoacircme pour srsquounir au Pegravere intelligible et la fleur ou lrsquoun de lrsquoacircme rendant

possible lrsquounion avec lrsquoUn par lrsquointermeacutediaire des heacutenades tous deux constituant des

moments successifs dans lrsquoactivation de lrsquoexistence pure de lrsquoacircme Nous devons certes

reconnaicirctre que la penseacutee de Proclus multiplie les divisions conceptuelles (la division eacutetant

pour lui lrsquoopeacuteration premiegravere de la dialectique) et qursquoune distinction entre deux fleurs

baseacutee sur une exeacutegegravese fine des Oracles chaldaiumlques est une hypothegravese plausible Toutefois

il faut agrave notre avis reacutesister agrave la tentation de systeacutematiser agrave outrance la penseacutee proclienne

365 Proclus Theacuteologie platonicienne I 3 15 1-21 (trad H D Saffrey et L G Westerink) laquo Ὅθεν οἶμαι καὶ

τῆς ψυχῆς τὸ μὲν νοερὸν ἰδίωμα καταληπτικὸν ὑπάρχειν τῶν νοερῶν εἰδῶν καὶ τῆς ἐν αὐτοῖς διαφορᾶς τὴν

δὲ ἀκρότητα τοῦ ν ο ῦ καί ὥς φασι τὸ ἄ ν θ ο ς καὶ τὴν ὕπαρξιν συνάπτεσθαι πρὸς τὰς ἑνάδας τῶν ὄντων καὶ

διὰ τούτων πρὸς αὐτὴν τὴν πασῶν τῶν θείων ἑνάδων ἀπόκρυφον ἕνωσιν Πολλῶν γὰρ ἐν ἡμῖν δυνάμεων

οὐσῶν γνωριστικῶν κατὰ ταύτην μόνην τῷ θείῳ συγγίνεσθαι καὶ μετέχειν ἐκείνου πεφύκαμενmiddot οὔτε γὰρ

αἰσθήσει τ ὸ θ ε ῶ ν γ έ ν ο ς ληπτόν εἴπερ ἐστὶ σωμάτων ἁπάντων ἐξῃρημένον οὔτε δόξῃ καὶ διανοίᾳ

μερισταὶ γὰρ αὗται καὶ πολυειδῶν ἐφάπτονται πραγμάτων οὔτε ν ο ή σ ε ι μ ε τ ὰ λ ό γ ο υ τῶν γὰρ ὄντως

ὄντων εἰσὶν αἱ τοιαῦται γνώσεις ἡ δὲ τῶν θεῶν ὕπαρξις ἐ π ο χ ε ῖ τ α ι τοῖς οὖσι καὶ κατrsquo αὐτὴν ἀφώρισται τὴν

ἕνωσιν τῶν ὅλων Λείπεται οὖν εἴπερ ἐστὶ καὶ ὁπωσοῦν τὸ θεῖον γνωστόν τῇ τῆς ψυχῆς ὑπάρξει καταληπτὸν

ὑπάρχειν καὶ διὰ ταύτης γνωρίζεσθαι καθrsquo ὅσον δυνατόν Τ ῷ γ ὰ ρ ὁ μ ο ί ῳ πανταχοῦ φ α μ ὲ ν τ ὰ

ὅ μ ο ι α γ ι ν ώ σ κ ε σ θ α ι middot τῇ μὲν αἰσθήσει δηλαδὴ τὸ αἰσθητόν τῇ δὲ δόξῃ τὸ δοξαστόν τῇ δὲ διανοίᾳ τὸ

διανοητόν τῷ δὲ νῷ τὸ νοητόν ὥστε καὶ τῷ ἑνὶ τὸ ἑνικώτατον καὶ τῷ ἀρρήτῳ τὸ ἄρρητον raquo 366 C Gueacuterard laquo Lrsquohyparxis de lrsquoacircme et la fleur de lrsquointellect dans la mystagogie de Proclus raquo dans Proclus

lecteur et interpregravete des Anciens Paris Eacuteditions du CNRS 1987 p 344-345

195

lorsque les textes eux-mecircmes ne semblent pas lrsquoexiger surtout agrave partir de passages ougrave elle

srsquoexprime en des termes plus geacuteneacuteraux ndash et donc par des divisions plus geacuteneacuteriques ndash ougrave elle

reprend agrave son compte les grands principes de la theacuteologie jamblicheacuteenne Lrsquointroduction de

la Theacuteologie platonicienne fait agrave notre avis partie de ces passages elle ne confirmerait

donc en rien lrsquointerpreacutetation de Gueacuterard En effet dans la hieacuterarchie des faculteacutes de lrsquoacircme

ougrave il applique lrsquoantique principe selon lequel le semblable est connu par le semblable367

Proclus nrsquointroduit pas une faculteacute intermeacutediaire entre lrsquointellect et lrsquoun comme on aurait

pu srsquoy attendre si la fleur de lrsquointellect avait eacuteteacute une faculteacute distincte de lrsquoun de lrsquoacircme Agrave

notre avis Proclus conserve ici lrsquoambivalence terminologique preacutesente dans le De Mysteriis

et continue drsquoemployer le vocabulaire de la noeacutetique avec lrsquoexpression laquo fleur de

lrsquointellect raquo pour deacutesigner la capaciteacute drsquounion avec le divin Pour autant nous ne rejetons

pas la possibiliteacute que Proclus ait deacutefini une faculteacute ou une activiteacute de lrsquoacircme humaine par

laquelle lrsquohomme peut appreacutehender les dieux intelligibles ou intelligibles-et-intellectifs et

qui serait donc supeacuterieure agrave lrsquointellection proprement humaine mais infeacuterieure agrave lrsquoun de son

acircme

Au fil de son exeacutegegravese du Parmeacutenide au sujet du passage ougrave Parmeacutenide et Socrate

discutent des apories de la participation (130c4-135b2) Proclus preacutesente une hieacuterarchie des

faculteacutes cognitives leacutegegraverement diffeacuterente de celle qui se trouve en introduction de sa

Theacuteologie platonicienne

Cela je veux dire la Bonteacute et la Beauteacute se retrouvent sous une mode cacheacute et

unifieacute dans les premiers ecirctres tandis qursquoelles changent en eacutetant coordonneacutees agrave

chacune des autres seacuteries Par conseacutequent il nrsquoest pas eacutetonnant qursquoune certaine

beauteacute soit connaissable par la seule sensation une autre connue par lrsquoopinion

une autre contempleacutee par lrsquointellection discursive une autre par lrsquointellection

accompagneacutee de raison une autre par lrsquointellection pure une autre

inconnaissable en tant qursquoelle est complegravetement transcendante et qursquoelle ne

peut ecirctre vue que par sa seule lumiegravere368

367 Drsquoapregraves le teacutemoignage drsquoAristote dans son traiteacute De lrsquoacircme (cf I 2 404b11-15) on peut faire remonter ce

principe au moins jusqursquoagrave Empeacutedocle Il reacuteapparaicirct dans diffeacuterents contextes chez Platon Aristote et chez les

penseurs neacuteoplatoniciens 368 Proclus In Parmenidem IV 951 10-19 (notre traduction) laquo Ταῦτrsquo οὖν τὸ ἀγαθὸν λέγω καὶ τὸ καλὸν

κρυφίως μὲν ἔστι καὶ ἑνοειδῶς ἐν τοῖς πρώτοις συστοίχως δὲ λοιπὸν ἑκάστοις ἐν ταῖς διαφόροις τάξεσι

συνεξαλλάττεταιmiddot ὥστrsquo οὐ θαυμαστὸν εἰ ἔστι τι καλὸν αἰσθήσει μόνῃ γνωστὸν ἄλλο δὲ δόξῃ γνωριζόμενον

ἄλλο δὲ διανοήσει θεωρούμενον ἄλλο δὲ νοήσει μετὰ λόγου ἄλλο δὲ νοήσει καθαρᾷ ἄλλο δὲ καὶ ἄγνωστον

καθrsquo αὑτὸ παντελῶς ἐξῃρημένον καὶ τῷ ἑαυτοῦ φωτὶ μόνῳ καθορᾶσθαι δυνάμενον raquo

196

Alors que Proclus deacutesignait dans son Commentaire sur le Timeacutee lrsquointellection

accompagneacutee de raison comme la plus haute forme de cognition proprement humaine il

postule ici lrsquoexistence drsquoune intellection pure puis drsquoune beauteacute qui ne peut ecirctre

contempleacutee que par sa propre lumiegravere Si comme lrsquoa reconnu Proclus dans son

Commentaire sur le Timeacutee lrsquointellection accompagneacutee de raison permet drsquoatteindre la

connaissance des Formes intellectuelles par lrsquounion de lrsquoacircme agrave un Intellect dit particulier

par lrsquointermeacutediaire drsquoacircmes deacutemoniques et angeacuteliques on peut se demander quel peut ecirctre

lrsquoobjet de lrsquointellection pure et ougrave situer la beauteacute inconnaissable qui lui est supeacuterieure

Puisque cette Beauteacute se retrouve drsquoabord au sommet du monde intelligible comme Proclus

le mentionne en commentant le lemme 134b-c du Parmeacutenide et que cette Beauteacute est

inconnaissable et cacheacutee on peut eacutemettre lrsquohypothegravese qursquoon la retrouve sur le plan des

Formes intelligibles ou intelligibles-et-intellectives qui sont en soi inconnaissables par les

faculteacutes cognitives de lrsquoacircme humaine Il nous resterait alors agrave faire de lrsquointellection pure la

dimension purement intuitive de la connaissance humaine agrave savoir ce qui rend possible

lrsquointellection accompagneacutee de raison des Formes intellectuelles ce que nous tenterons de

confirmer dans la suite de cette eacutetude en soulignant lrsquoimportance de lrsquoexeacutegegravese du Phegravedre et

du Timeacutee dans lrsquoeacutelaboration de la gnoseacuteologie proclienne

Agrave partir de la lecture et de lrsquoanalyse des deux extraits que nous avons seacutelectionneacutes

parmi drsquoautres dans le corpus proclien on peut conclure que les exposeacutes de Proclus au sujet

des faculteacutes de lrsquoacircme humaine ne preacutesentent pas toujours le mecircme degreacute de systeacutematiciteacute

Cela srsquoexplique comme nous lrsquoavons montreacute par le contexte litteacuteraire dans lequel on

trouve ces passages ndash lrsquoexeacutegegravese du Parmeacutenide demande une plus grande preacutecision

conceptuelle que lrsquointroduction geacuteneacuterale de la Theacuteologie platonicienne ndash et par la reprise de

principes theacuteologiques formuleacutes par Jamblique ceux-ci lorsqursquoils sont traiteacutes par Proclus

ajoutant une plus grande complexiteacute au discours proclien Tout jugement cateacutegorique sur la

doctrine des faculteacutes de lrsquoacircme et des limites de la raison devrait donc prendre en

consideacuteration le changement de registre drsquoune œuvre agrave lrsquoautre agrave lrsquointeacuterieur du corpus

proclien

197

35 La connaissance des Formes intelligibles-et-intellectives drsquoapregraves lrsquoexeacutegegravese du

Parmeacutenide et du Phegravedre

Un autre passage du Commentaire sur le Parmeacutenide permet drsquoidentifier plus

clairement les limites de la raison humaine selon Proclus Cette doctrine srsquoest

principalement eacutelaboreacutee agrave partir de lrsquoexeacutegegravese du Phegravedre et du Timeacutee eacutevoqueacutee par Proclus

alors qursquoil commente les apories de la participation

En effet elles ne peuvent ecirctre contempleacutees que par lrsquoIntellect divin Et il en est

de mecircme pour toutes les Formes mais plus speacutecialement pour toutes celles qui

sont au-delagrave des dieux intellectifs En effet ni la sensation ni la connaissance

opinative ni la pure raison ni notre connaissance intellective unit notre acircme agrave

ces Formes mais seule lrsquoillumination qui provient des dieux intellectifs nous

rend capable de nous unir agrave ces Formes intelligibles-et-intellectives comme le

disait drsquoailleurs quelqursquoun drsquoinspireacute La nature de ces Formes nous est donc

inconnaissable en tant qursquoelle est supeacuterieure agrave notre intellection et aux viseacutees

particuliegraveres de notre acircme Crsquoest pourquoi le Socrate du Phegravedre comme nous

lrsquoavons deacutejagrave mentionneacute compare leur contemplation aux rites aux initiations et

aux reacuteveacutelations conduisant les acircmes jusqursquoagrave la voucircte subceacuteleste au ciel et au

lieu supraceacuteleste appelant ces objets de contemplation visions pures

invariables simples et heureuses Nous avons certes deacutejagrave montreacute dans nos

eacutecrits sur la Palinodie que toutes ces seacuteries sont intermeacutediaires entre les dieux

intellectifs et les premiers dieux intelligibles comme je le crois par des

explications tout agrave fait claires Il est donc manifeste que ce qui est dit ici

contient un certain degreacute de veacuteriteacute Comme il a eacuteteacute mentionneacute auparavant le

Deacutemiurge et Pegravere des acircmes a lui-mecircme mis en nous la connaissance des Formes

intellectives mais la connaissance de celles qui sont supeacuterieures agrave lrsquoIntellect

telles que le sont les Formes qui sont dans ces seacuteries transcende nos viseacutees

cognitives et vient drsquoelle-mecircme nrsquoeacutetant connaissable que pour les seules acircmes

toucheacutees par lrsquoenthousiasme369

369 Ibid 949 20-950 10 (notre traduction) laquo νῷ γὰρ μόνῳ τῷ θείῳ θεατά ἐστιmiddot καὶ πάντα μὲν τὰ εἴδη

διαφερόντως δὲ ὅσα καὶ τῶν νοερῶν ἐστιν ἐπrsquo ἐκεῖνα θεῶνmiddot οὔτε γὰρ ἡ αἴσθησις οὔτε ἡ δοξαστικὴ γνῶσις

οὔτε ὁ καθαρὸς λόγος οὔτε ἡ νοερὰ γνῶσις ἡ ἡμετέρα συνάπτει τὴν ψυχὴν τοῖς εἴδεσιν ἐκείνοις μόνη δὲ ἡ

ἀπὸ τῶν νοερῶν θεῶν ἔλλαμψις δυνατοὺς ἡμᾶς ἀποφαίνει συνάπτεσθαι τοῖς νοητοῖς ἐκείνοις καὶ νοεροῖς

εἴδεσιν ὥς πού φησί τις λέγων ἐνθέως Ἄγνωστος οὖν ἡμῖν ἡ φύσις τῶν εἰδῶν ἐκείνων ὡς κρείττων τῆς

ἡμετέρας νοήσεως καὶ τῶν μεριστῶν ἐπιβολῶν τῆς ἡμετέρας ψυχῆςmiddot διὸ καὶ ὁ ἐν Φαίδρῳ Σωκράτης ὡς

προείπομεν τελεταῖς ἀπεικάζει καὶ μυήσεσι καὶ ἐποπτείαις τὴν ἐκείνων θεωρίαν ἀνάγων τὰς ψυχὰς εἰς τὴν

ὑπrsquo οὐρανὸν ἁψῖδα καὶ τὸν οὐρανὸν καὶ τὸν ὑπερουράνιον τόπον ὁλόκληρα καὶ ἀτρεμῆ φάσματα καὶ ἁπλᾶ

καὶ εὐδαίμονα καλῶν αὐτῶν ἐκείνων τὰ θεάματα Δεδείχαμεν γοῦν πάλαι διὰ τῶν εἰς τὴν παλινῳδίαν

γραφέντων ὅτι πᾶσαι αἱ τάξεις ἐκεῖναι μέσαι τῶν νοερῶν εἰσι θεῶν καὶ τῶν πρώτων νοητῶν ὡς οἶμαι διrsquo

ἐναργεστάτων ἐφόδωνmiddot ὥστε δῆλον ὅπως ἔχει τινὰ καὶ τὸ νῦν λεγόμενον ἀλήθειαν Τῶν οὖν νοερῶν εἰδῶν

ὅπερ εἴρηται καὶ πρότερον τὴν γνῶσιν αὐτὸς ἡμῖν ἐνέθηκεν ὁ δημιουργὸς καὶ πατὴρ τῶν ψυχῶνmiddot τῶν δὲ ὑπὲρ

νοῦν οἷα δή ἐστι τὰ εἴδη τὰ ἐν ἐκείναις ταῖς τάξεσιν ἡ γνῶσις ἐξῄρηται τῶν ἡμετέρων ἐπιβολῶν καὶ ἔστιν

αὐτοφυὴς αὐταῖς μόναις γνώριμος ταῖς ἐνθεαστικαῖς ψυχαῖς raquo

198

Ce passage confirme que les Formes intelligibles-et-intellectives sont en soi

inconnaissables pour lrsquohomme elles ne peuvent ecirctre appreacutehendeacutees ni par lrsquointellection

accompagneacutee de raison ni semble-t-il par lrsquointellection pure Comme lrsquoavait montreacute

lrsquoexeacutegegravese du Timeacutee le Deacutemiurge rend possible pour lrsquoacircme humaine la connaissance des

Formes intellectuelles cette connaissance eacutetant inneacutee en lrsquoacircme elle ne demande qursquoagrave ecirctre

activeacutee par un processus de reacuteminiscence La doctrine psychologique deacutefendue par Proclus

pour rendre compte de notre connaissance des Formes dont les principes apparaissaient

deacutejagrave dans la penseacutee Jamblique se distingue des thegraveses plotiniennes sur lrsquoacircme dans son

rapport aux principes intelligibles comme lrsquoillustre ce passage adjacent de lrsquoIn

Parmenidem

Notre science est diffeacuterente de la science divine mais nous pouvons remonter

jusqursquoagrave elle par son intermeacutediaire Et il ne faut ni postuler que le monde

intelligible est en nous comme certains lrsquoaffirment afin que nous puissions

connaicirctre en nous les intelligibles [hellip] ni dire qursquoune partie de lrsquoacircme demeure

en haut afin que nous soyons en contact avec lrsquointelligible [hellip] Mais il faut dire

qursquoen restant dans notre propre ordre et en posseacutedant les images essentielles de

tous les Ecirctres nous nous convertissons gracircce agrave ces images vers ces Ecirctres et

nous les connaissons agrave partir des symboles que nous en avons sans leur ecirctre

coordonneacutes mais de maniegravere deacuteriveacutee selon la valeur qui est la nocirctre370

Sur un ton poleacutemique qui vise entre autres Plotin (et sans doute aussi Theacuteodore drsquoAsineacutee

dont nous ne connaissons la penseacutee que par fragments et teacutemoignages) et sa doctrine de

lrsquoacircme non-descendue Proclus montre qursquoil est possible pour lrsquohomme drsquoatteindre une

connaissance lrsquoEcirctre mais dans la mesure la puissance propre agrave lrsquoacircme humaine dont

lrsquoactiviteacute est essentiellement discursive Lrsquohomme peut atteindre au moyen de la

reacuteminiscence par le passage de la copie au modegravele intelligible une connaissance des Ecirctres

tels qursquoils peuvent ecirctre connus sur le plan intellectif celui auquel le Deacutemiurge a donneacute

370 Ibid 948 12-36 (notre traduction) laquo Ἔστι μὲν οὖν ἡ παρrsquo ἡμῖν ἐπιστήμη τῆς θείας ἐξηλλαγμένη διὰ δὲ

ταύτης ἐπrsquo ἐκείνην ἄνιμενmiddot καὶ οὔτε τὸν νοητὸν κόσμον ἐν ἡμῖν δεῖ τιθέναι καθάπερ λέγουσί τινες ἵνα

γιγνώσκωμεν ἐν ἡμῖν ὄντα τὰ νοητάmiddot ἐξῄρηται γὰρ ἡμῶν καὶ αἰτία ἐστὶ τῆς ἡμετέρας οὐσίαςmiddot οὔτε μένειν τι

τῆς ψυχῆς ἄνω ῥητέον ἵνα διrsquo ἐκείνου τὴν πρὸς τὰ νοητὰ συνάφειαν ἔχωμενmiddot τὸ γὰρ ἄνω μένον ἀεὶ τῷ

ἀφισταμένῳ τῆς οἰκείας νοήσεως οὐκ ἄν ποτε γένοιτο σύζυγον οὐδrsquo ἂν τὴν αὐτὴν συμπληρώσειεν οὐσίανmiddot

οὔτε ὁμοούσιον τὴν ψυχὴν ὑποθετέον τοῖς θεοῖςmiddot καὶ γὰρ τὴν ἐξ ἀρχῆς ἡμῶν ὑπόστασιν ἐκ δευτέρων καὶ

τρίτων παρήγαγεν ὁ γεννήσας πατήρmiddot τοιαῦτα γάρ τινες ἠναγκάσθησαν θέσθαι δόγματα ζητοῦντες ὅπως

ἡμεῖς οἱ πεσόντες εἰς τόνδε τὸν τόπον τὰ ὄντα γιγνώσκομεν καὶ ταῦτα τῆς ἐκείνων γνώσεως οὐ πεσόντων

οὔσης ἐγερθέντων δὲ καὶ νηψάντων ἀπὸ τῆς πτώσεωςmiddot ἀλλὰ μένοντας ἡμᾶς ἐν τῇ οἰκείᾳ τάξει καὶ εἰκόνας

ἔχοντας οὐσιώδεις τῶν ὅλων διὰ τούτων ἐπιστρέφειν εἰς ἐκεῖνα λεκτέον καὶ νοεῖν ἀφrsquo ὧν ἔχομεν

συνθημάτων τὰ ὄντα συστοίχως μὲν οὖσι δευτέρως δὲ καὶ κατὰ τὴν ἑαυτῶν ἀξίαν raquo

199

accegraves aux hommes mais il ne peut connaicirctre lrsquoEcirctre intelligible tel qursquoil est en lui-mecircme par

ses propres efforts

En revenant sur le preacuteceacutedent passage on peut constater que les limites de la penseacutee

humaine y eacutetaient assez clairement deacutefinies lrsquohomme srsquoil peut espeacuterer atteindre par un

effort de reacuteminiscence au moyen des opeacuterations de la science dialectique une connaissance

relative de lrsquoEcirctre en remontant au moyen des images qui sont en lui aux Formes

intellectuelles il ne peut toutefois connaicirctre les Formes intelligibles-et-intellectives par ses

propres efforts intellectuels mais doit pour ce faire beacuteneacuteficier drsquoune gracircce divine reacuteserveacutee

qursquoagrave un petit nombre drsquoeacutelus parmi lesquels Proclus mentionne Pythagore Parmeacutenide et

bien sucircr Platon

36 Remarques conclusives sur les limites de la penseacutee humaine

Les passages que nous avons citeacutes et commenteacutes nous ont permis drsquoesquisser

drsquoapregraves les doctrines des philosophes neacuteoplatoniciens sur lesquelles nous avons fait porter

nos analyses les limites que peut atteindre la penseacutee humaine dans son effort de connaicirctre

le Monde et les dieux Malgreacute la perte regrettable pour lrsquohistoire des ideacutees du Commentaire

de Proclus sur le Phegravedre et lrsquoeacutetat fragmentaire de lrsquoœuvre de Syrianus et Jamblique nous

pouvons voir se dessiner une eacutevolution dans lrsquoeacutelaboration de la theacuteologie neacuteoplatonicienne

et ainsi reconnaicirctre plus preacuteciseacutement la teneur des rapports entre la raison humaine et

lrsquoinspiration divine

Cette eacutetude a entre autres permis de montrer le rocircle deacuteterminant qursquoa pu avoir le

Phegravedre sur lrsquoeacutelaboration des doctrines theacuteologiques psychologiques et eacutepisteacutemologiques

dans le neacuteoplatonisme plus particuliegraverement chez les penseurs posteacuterieurs agrave Plotin Degraves

Jamblique ce dialogue donne une justification aux deacutefenseurs de la supeacuterioriteacute de lrsquoart

hieacuteratique sur la sagesse humaine une opinion qui sera reprise et adapteacutee selon des

distinctions conceptuelles nouvelles dans le neacuteoplatonisme tardif de Syrianus et Proclus

Ceux-ci reconnaissent certes que la penseacutee humaine a ses limites mais preacutesenteront gracircce

agrave la multiplication de divisions conceptuelles agrave lrsquointeacuterieur de leur systegraveme meacutetaphysique

une doctrine beaucoup plus eacutelaboreacutee que celle que nous retrouvons par exemple dans les

200

Mystegraveres drsquoEacutegypte et dont nous espeacuterons avoir deacutefini les grands principes par une eacutetude

des extraits que nous ont sembleacute pertinents

201

CONCLUSION LA PROCESSION INTELLECTIVE BILAN

ET PERSPECTIVES

1 Retour sur les anteacuteceacutedents de la doctrine proclienne de lrsquointellection

La doctrine de lrsquointellection dans la philosophie de Proclus srsquoest eacutelaboreacutee dans un

dialogue avec les grandes figures de la tradition platonico-aristoteacutelicienne Notre eacutetude

avait pour but de montrer comment agrave partir des premiegraveres reacuteflexions grecques sur

lrsquointellection (celles de Platon et drsquoAristote) Proclus dans la tradition philosophique

neacuteoplatonicienne a voulu apporter ses solutions aux difficulteacutes laisseacutees par ses illustres

devanciers Une interpreacutetation adeacutequate des Dialogues platoniciens qui chez Proclus

repreacutesente le point de deacutepart (aphormecirc) de la speacuteculation philosophique au sujet

notamment de la plus haute activiteacute cognitive de lrsquoacircme humaine lrsquointellection peut

produire un savoir systeacutematique qui met en accord les diffeacuterentes donneacutees de la noeacutetique

grecque

Les Dialogues de Platon par la vue synoptique qursquoils deacutegagent et par leur caractegravere

inspireacute371 seraient pour Proclus la source potentielle de la totaliteacute du savoir sur la

connaissance humaine et sur son activiteacute rationnelle suprecircme lrsquointellection Le Timeacutee par

le caractegravere cateacutegorique que Proclus lui reconnaicirct contient une somme sur la nature du

Monde et de ses principes Lrsquoexeacutegegravese du lemme qui condense les principales divisions de la

gnoseacuteologie platonicienne (Timeacutee 28a1-4) est lrsquooccasion pour Proclus drsquoun exposeacute qui

cherche agrave montrer lrsquoaccord entre les thegraveses eacutepisteacutemologiques dont il heacuterite de ses

preacutedeacutecesseurs et qursquoil contribue agrave systeacutematiser en fonction drsquoune exeacutegegravese qui doit non

seulement montrer la coheacuterence de la penseacutee platonicienne mais aussi inteacutegrer les

contributions pertinentes de la tradition philosophique drsquoAristote agrave Syrianus

Nous avons vu que la psychologie et la gnoseacuteologie drsquoAristote ont joueacute un rocircle de

premier plan dans le deacuteveloppement et lrsquoenrichissement de la noeacutetique dans la tradition

371 Il resterait agrave deacuteterminer de maniegravere plus preacutecise le sens que Proclus attribue au discours inspireacute qursquoil

retrouve notamment chez Platon ce dont nous nrsquoavons traiteacute qursquoindirectement dans la troisiegraveme partie de

notre eacutetude au sujet des formes de connaissance supeacuterieures agrave lrsquointellection accompagneacutee de raison Notre

ANNEXE I traite de la notion drsquoinspiration dans les Dialogues de Platon sans toutefois caracteacuteriser le discours

inspireacute en tant que tel

202

neacuteoplatonicienne Bien qursquoil nrsquooffre pas un enseignement cateacutegorique sur lrsquoimagination (ou

la repreacutesentation) et sur lrsquointellect au troisiegraveme livre de son traiteacute De lrsquoacircme qursquoil y cherche

plutocirct agrave montrer la neacutecessaire existence de ces faculteacutes agrave distinguer de la sensation qursquoagrave

deacutefinir leur essence et leurs activiteacutes Aristote offre les principaux mateacuteriaux conceptuels

qui permettront aux neacuteoplatoniciens drsquoenrichir leur exeacutegegravese systeacutematique des Dialogues et

de reacutepondre agrave la place de Platon aux critiques que lrsquoillustre disciple a adresseacutees agrave son

maicirctre Les interpreacutetations de lrsquoeacutenigmatique laquo intellect agent raquo sur lequel Aristote dit bien

peu de choses discuteacutees par la tradition platonico-aristoteacutelicienne depuis Alexandre

drsquoAphrodise seront pour Proclus et ses preacutedeacutecesseurs neacuteoplatoniciens lrsquooccasion

drsquoexpliquer le rapport de lrsquoacircme agrave ses principes pour tenter non seulement de rendre compte

de la possibiliteacute drsquoune intellection humaine mais aussi pour expliquer les limites de nos

capaciteacutes intellectuelles qui ne peuvent ecirctre continuellement en activiteacute

La noeacutetique de Plotin et les divisions de sa meacutetaphysique ont eu un impact

deacuteterminant sur le deacuteveloppement des theacuteories de la connaissance chez ses successeurs

Nous avons marqueacute les eacuteleacutements de continuiteacute au sein de la tradition neacuteoplatonicienne

jusqursquoagrave Proclus notamment au sujet de la dialectique et de la division des faculteacutes de

lrsquoacircme ougrave srsquoopegravere une synthegravese des psychologies platonicienne et aristoteacutelicienne

Cependant crsquoest le point de rupture au sujet du statut de lrsquoacircme qui meacuterite le plus drsquoecirctre

rappeleacute puisque Plotin sur cette question srsquooppose agrave lrsquointerpreacutetation orthodoxe dans la

tradition platonicienne au sujet du statut de lrsquoacircme dans le Devenir (ce qui demeure le point

de deacutepart de la speacuteculation pour son eacuteventuel statut lorsqursquoelle serait seacutepareacutee de ce

Devenir) La doctrine de lrsquointellect particulier et des acircmes supeacuterieures (deacutemoniques et

autres) que propose Proclus dans une tentative de rationalisation et de systeacutematisation des

maigres donneacutees de la deacutemonologie platonicienne cherche agrave rendre compte des activiteacutes de

lrsquoacircme humaine Ce sont ces activiteacutes qui a posteriori nous reacutevegravelent comme lrsquoa montreacute

Aristote les faculteacutes de lrsquoacircme puis indirectement son essence et permettent ainsi de

deacutefinir le cadre meacutetaphysique neacutecessaire pour expliquer lrsquoexpeacuterience humaine

En regard de la doctrine de Plotin Proclus partage une position analogue agrave celle de

Jamblique et critiquera eacutegalement les thegraveses de Theacuteodore qursquoil range au cocircteacute des vues

plotiniennes comme interpreacutetation inadeacutequate de la nature de lrsquoacircme dans son rapport aux

203

principes intellectifs Proclus reprendra eacutegalement de Jamblique une division nette entre les

ecirctres intellectifs drsquoune part et les ecirctres intelligibles de lrsquoautre une distinction qui reviendra

freacutequemment dans ses eacutecrits bien que la division tripartite du plan noeacutetique en ecirctres

intelligibles intelligibles-et-intellectifs et intellectifs srsquoimpose agrave lui comme le schegraveme

meacutetaphysique le plus preacutecis et le plus conforme agrave la structuration triadique du Monde et de

ses principes

Des principales doctrines de son maicirctre Syrianus Proclus reprendra agrave peu pregraves tout

Nous nrsquoavons pas chercheacute agrave preacuteciser les diffeacuterences mineures entre les deux penseurs

Lrsquoœuvre conserveacutee de Syrianus et la diversiteacute des contextes exeacutegeacutetiques ne permettent pas

agrave notre avis drsquoeacutetablir de reacuteelles distinctions entre les eacuteleacutements de leurs noeacutetiques mais

plutocirct des continuiteacutes assez claires manifesteacutees par un vocabulaire conceptuel dont les

variations srsquoexpliquent par diffeacuterentes circonstances de reacutedaction

2 La procession intellective de lrsquointelligible divin agrave lrsquoimagination

humaine

Notre eacutetude des diffeacuterentes acceptions de lrsquointellection a suivi une deacutemarche que

lrsquoon pourrait qualifier drsquoinductive ou plus preacuteciseacutement drsquoanalytique selon le sens que

Proclus attribue agrave la notion drsquoanalyse dans son Commentaire sur le Parmeacutenide une

remonteacutee de lrsquoeffet agrave la cause Nous voudrions maintenant en guise de conclusion

parcourir le chemin inverse sous la forme drsquoune deacuteduction ou plutocirct drsquoune deacutemonstration

(selon la distinction des opeacuterations de la dialectique drsquoapregraves Proclus) en suivant la

procession des reacutealiteacutes du premier principe de lrsquointellection lrsquointelligible divin jusqursquoagrave sa

manifestation derniegravere lrsquoimagination humaine

Drsquoabord il faut reconnaicirctre la part de reconstruction theacuteorique dans un tel exercice

qui ne se preacutesente pas sous la forme drsquoune deacutemonstration rigoureuse dans les eacutecrits de

Proclus Lrsquoauteur du Commentaire sur le Timeacutee ne cherche pas tant agrave montrer la continuiteacute

de la procession intellective (ou celle des essences ou faculteacutes qui sont au principe des

multiples formes prises par lrsquointellection) qursquoagrave cerner lrsquoacception de la noecircsis qui lui

permettra drsquoanalyser le syntagme noecircsis meta logou au lemme 24a1-4 du Timeacutee Certes la

204

thegravese de la continuiteacute dans la procession du reacuteel deacutemontreacutee dans les Eacuteleacutements de theacuteologie

(prop 28) sert agrave structurer lrsquoensemble de son systegraveme meacutetaphysique mais la deacuteduction des

activiteacutes intellectives demanderait un exposeacute plus complet que celui que lrsquoon retrouve dans

lrsquoIn Timaeum qui ne fait que deacutefinir et briegravevement qualifier chacune des acceptions de

lrsquointellection Toutefois le vocabulaire employeacute par Proclus lorsqursquoil introduit ses

diffeacuterentes acceptions pointe en direction drsquoune structure deacutemonstrative mecircme si celle-ci

nrsquoest pas expliciteacutee et ne reccediloit pas un traitement scientifique comparable agrave celui que nous

retrouvons dans les Eacuteleacutements de theacuteologie Rappelons que Proclus en preacutesentant les

multiples sens pris par le terme noecircsis veut litteacuteralement traiter de la laquo procession

complegravete raquo de lrsquointellection372 Nous ne ferons ici qursquoune esquisse de la deacutemonstration qui

correspond agrave cette procession intellective celle que nous permettent drsquoinduire les six

acceptions de la noecircsis dans le Commentaire de Proclus

Pour la premiegravere partie de cette procession celle qui concerne lrsquointellection des

reacutealiteacutes divines crsquoest dans la Theacuteologie platonicienne que nous trouvons la deacutemonstration

la plus acheveacutee et la plus continue celle que lrsquoon trouve aux livres III agrave VI agrave partir drsquoun

exposeacute sur lrsquoIntelligible au livre III ougrave apparaicirct la premiegravere forme drsquointellection selon

Proclus jusqursquoagrave lrsquointellection des intellects divins particuliers au livre VI agrave savoir

lrsquointellection des dieux hypercosmiques et hypercosmiques-encosmiques (les dieux

encosmiques eacutetant absents de lrsquoexposeacute de Proclus dans lrsquoeacutetat actuel du traiteacute transmis par la

tradition textuelle) Cette procession nrsquoest pas incompatible avec celle que lrsquoon peut

reconstituer agrave partir de quelques propositions des Eacuteleacutements de theacuteologie La Theacuteologie

platonicienne selon notre interpreacutetation reprend les structures premiegraveres des Eacuteleacutements de

theacuteologie et vise agrave renforcer la continuiteacute du systegraveme par lrsquointeacutegration et lrsquoharmonisation

drsquoune multipliciteacute de discours sur le divin orphiques chaldaiumlques mais avant tout

platoniciens

La premiegravere forme drsquointellection celle de lrsquointelligible divin se confond avec

lrsquoEcirctre qui apparaicirct au principe des multiples structures triadiques de la meacutetaphysique

372 A J Festugiegravere ne semble pas avoir voulu donner un sens technique aux termes sullogisocircmetha et

proodous en traduisant καὶ τὰς ὅλας αὐτῆς συλλογισώμεθα προόδους par laquo faisons le compte complet des

sens ougrave il apparaicirct raquo Nous heacutesitons agrave donner un sens technique agrave ces termes mais la conception proclienne de

la deacutemonstration qui reflegravete scientifiquement la procession des ecirctres agrave partir des principes nous y invite

205

proclienne Selon la triade Ecirctre-Vie-Penseacutee cette intellection constitue la source de toutes

les autres formes de cognition relatives auxquelles peut ecirctre attribueacute le caractegravere de

lrsquointeacuterioriteacute Ces formes de connaissance intellectives de par lrsquointeacuterioriteacute de leur activiteacute ne

deacutependent que drsquoelles-mecircmes pour srsquoactiver ce qui disqualifie drsquoembleacutee lrsquoopinion et la

sensation les deux seules puissances cognitives de lrsquoacircme que Proclus refuse de compter au

nombre des acceptions de lrsquointellection Aristote avait deacutejagrave fourni dans son traiteacute De lrsquoacircme

un schegraveme qui anticipait la triade proclienne en concevant lrsquoacircme selon une structure

analogue agrave celle que lrsquoon retrouve chez Proclus dans la triade Ecirctre-Vie-Penseacutee en

distinguant son essence ses puissances et ses activiteacutes Crsquoest agrave partir de ses activiteacutes (ou

opeacuterations) que les puissances (ou faculteacutes) psychiques peuvent ecirctre connues alors que

celles-ci contribuent agrave la deacutefinition de lrsquoecirctre (ou substance) agrave savoir lrsquoacircme dont elles sont

les attributs Dans la perspective du theacuteologien (ou du dialecticien) ce schegraveme triadique

srsquoapplique agrave la connaissance des attributs et de la nature de lrsquoacircme parce qursquoil deacuterive des

principes divins que sont lrsquoEcirctre la Vie et la Penseacutee (que lrsquoon retrouve eacutegalement dans

diffeacuterentes formes de discours theacuteologiques [cateacutegorique symbolique imageacute et dialectique]

recueillis par Proclus notamment dans la Theacuteologie platonicienne) Lrsquoimportant est ici de

voir que ce schegraveme triadique qui trouve son analogue dans lrsquoenquecircte du naturaliste celle

drsquoAristote dans le De anima permet de structurer les premiegraveres acceptions de lrsquointellection

et trouve son fondement non seulement dans une perspective dialectique mais eacutegalement

du point de vue du naturaliste

Drsquoapregraves le second eacuteleacutement de la triade divine la Vie Proclus conccediloit lrsquointellection

qui lie lrsquoIntellect agrave lrsquoIntelligible La Vie correspond agrave la Puissance qui eacutemane de lrsquoecirctre

qursquoest lrsquointelligible au principe drsquoune procession qui srsquoeacutetendra jusqursquoaux derniegraveres

manifestations de la penseacutee divine Proclus nrsquoest pas explicite au sujet de cette forme

drsquointellection qui dans les Eacuteleacutements de theacuteologie nrsquoapparaicirct pas distincte de la noecircsis

associeacutee aux principes intelligibles drsquoune part et aux principes intellectifs drsquoautre part

alors qursquoelle assure dans le Commentaire sur le Timeacutee et ailleurs dans le corpus proclien la

continuiteacute entre intelligible et lrsquointellectif Les expressions qursquoil emploie permettent

toutefois de concevoir clairement la neacutecessiteacute de ce principe intermeacutediaire qui tel le

moyen terme drsquoun raisonnement syllogistique rattache la conclusion agrave la preacutemisse

lrsquoactiviteacute agrave lrsquoessence par lrsquointermeacutediaire de la puissance

206

Lrsquointellection intellective le troisiegraveme moment de cette triade correspond

proprement agrave la Penseacutee qui eacutemane de lrsquoEcirctre et se convertit vers lui par lrsquointermeacutediaire de la

Vie La proposition 103 des Eacuteleacutements de theacuteologie a montreacute lrsquouniteacute de cette triade ecirctre ndash

vie ndash penseacutee malgreacute la multipliciteacute des moments de sa procession dont la Penseacutee divine est

le dernier moment Cette intellection est eacutegalement associeacutee agrave lrsquoActiviteacute (energeia) pour

Proclus ndash elle est seulement activiteacute eacutecrit Proclus ndash en tant qursquoelle procegravede de la Puissance

drsquoune maniegravere analogue aux activiteacutes cognitives des faculteacutes de lrsquoacircme humaine dont elle

est le principe Elle apparaicirct ainsi au terme de la procession des intellections divines et

totales qui transcendent la connaissance humaine et auxquelles nos acircmes particuliegraveres ne

peuvent participer qursquoindirectement par une seacuterie drsquointermeacutediaires plus particuliers de

natures noeacutetique et psychique Parmi ces intellects divins il faut mentionner lrsquoIntellect du

Deacutemiurge qui a ensemenceacute nos acircmes mais nous nous devons eacutegalement de penser agrave la

multipliciteacute des intellects divins dont Proclus traite au livre VI de la Theacuteologie

platonicienne

Les intellects particuliers qui en quelque sorte repreacutesentent le laquo fractionnement raquo

des intellects divins et totaux apparaissent comme la cause transcendante qui permet agrave

lrsquohomme drsquoactualiser en lui sa faculteacute drsquointellection Leur nature nrsquoest pas expliciteacutee par

Proclus qui ne donne pas drsquoexemples drsquointellects particuliers On peut toutefois

comprendre que ces intellects qui activent la plus haute potentialiteacute de lrsquoacircme rationnelle

font connaicirctre les formes les plus universelles celles que vise la dialectique et qui se

manifestent agrave lrsquohomme dans la multipliciteacute des objets saisis successivement par sa penseacutee

puisque la nature de son acircme est essentiellement discursive et ne peut saisir qursquoun objet agrave la

fois Crsquoest lrsquointellection des intellects particuliers qui rend donc possible lrsquointellection

proprement humaine (la noecircsis meta logou nrsquoeacutetant pas agrave proprement parler lrsquoune des six

intellections eacutenumeacutereacutees par Proclus) qui rend possible la plus haute forme de cognition

accessible agrave lrsquohomme dans la mesure de ses propres forces lorsque la plus haute

potentialiteacute rationnelle de lrsquoacircme est activeacutee

Lrsquointellection dianoeacutetique qui semble a priori se confondre avec la noecircsis meta

logou en raison du caractegravere discursif de leur activiteacute se distingue toutefois de la plus

haute forme de lrsquointellection humaine qui lui est supeacuterieure et dont elle est selon les

207

principes platoniciens heacuteriteacutes de la Reacutepublique lrsquoimage Proclus reste fidegravele aux

distinctions effectueacutees par Platon dans lrsquoAnalogie de la Ligne pour lui si la connaissance

dianoeacutetique peut ecirctre qualifieacutee de scientifique puisqursquoelle donne le laquo pourquoi raquo des

choses elle porte tout de mecircme sur des formes intermeacutediaires deacutefinies comme des objets

matheacutematiques ou du moins comme des objets pour lesquelles lrsquoecirctre matheacutematique nous

offre le meilleur paradigme Ainsi sa connaissance bien que scientifique et en ce sens

formellement analogue agrave la noecircsis meta logou reste hypotheacutetique et ne cherche pas agrave

connaicirctre lrsquoessence des choses elle ne se tourne pas vers les Formes intelligibles que vise la

connaissance dialectique ou lrsquointellection accompagneacutee de raison mais porte sur les images

de celles-ci

La derniegravere forme drsquointellection lrsquoimagination ne peut ecirctre dite noecircsis que par

lrsquointeacuterioriteacute de son activiteacute Si on ne peut lui attribuer le postulat de lrsquouniversaliteacute qui

revient agrave la penseacutee dianoeacutetique et mecircme celle de lrsquoopinion (qui ne saurait ecirctre consideacutereacutee

comme une forme drsquointellection par Proclus en raison de son exteacuterioriteacute par le fait qursquoelle

deacutepend de la sensation selon lrsquoexpression du Timeacutee doxa metrsquoaisthecircseocircs) elle demeure

tout de mecircme pour des raisons philosophiques renforceacutees par lrsquoexeacutegegravese du De anima

drsquoAristote une forme drsquointellection ou plus preacuteciseacutement lrsquoeacutetat le plus deacutegradeacute de

lrsquointellection premiegravere celle qui srsquoidentifie agrave lrsquointelligible divin Elle conserve le caractegravere

intuitif de la noecircsis qui fonde lrsquointellection accompagneacutee de raison mais sans sa dimension

rationnelle sans cette rationaliteacute ou cette discursiviteacute qui deacutefinit les faculteacutes scientifiques

de lrsquoacircme construites autour du logos Elle est en ce sens une eacutemanation de la noecircsis et

partage avec elle lrsquointeacuterioriteacute de lrsquoacte de la connaissance sans qursquoon puisse lui attribuer le

caractegravere de lrsquouniversaliteacute qui revient des intellections proprement rationnelles

La procession intellective se conclut ainsi du plus grand degreacute drsquouniteacute dans

lrsquointelligble divin agrave la derniegravere trace laisseacutee par la lumiegravere de lrsquointellection divine dans la

faculteacute imaginative de lrsquoacircme humaine Par les outils conceptuels de sa philosophie

notamment par ses triades qui se chevauchent se superposent se multiplient Proclus a

voulu rendre manifeste la continuiteacute que lrsquoon retrouve entre les diffeacuterentes acceptions de la

noecircsis

208

3 Importance et posteacuteriteacute de la noeacutetique proclienne

La doctrine proclienne de lrsquointellection se preacutesente dans lrsquohistoire des ideacutees comme

un des grands efforts de systeacutematisation des formes de la connaissance humaine et des

principes divins agrave la source de tout savoir humain En accordant aux Dialogues de Platon

une forme drsquoautoriteacute textuelle afin de structurer sa doctrine Proclus a su inteacutegrer les thegraveses

de la gnoseacuteologie antique notamment celles de la penseacutee aristoteacutelicienne ndash deacutefinies dans la

perspective du naturaliste ndash pour enrichir la doctrine platonicienne de lrsquoacircme agrave laquelle

Aristote reprochait peut-ecirctre pas sans raison de srsquoecirctre trop eacuteloigneacutee des faits naturels dans

lrsquoabstraction du discours dialectique qualifieacute de laquo vide raquo de laquo creux raquo par le plus illustre

disciple de lrsquoAcadeacutemie

Lrsquoexeacutegegravese antique du Timeacutee dont le Commentaire de Proclus preacutesente le

teacutemoignage le plus complet conserveacute par la tradition textuelle fut lrsquooccasion de riches

deacutebats philosophiques au sujet de la nature de lrsquointellection comme lrsquoillustrent les noms

des preacutedeacutecesseurs notamment platoniciens dont les thegraveses sont discuteacutees au fil de

lrsquoexeacutegegravese proclienne Les noms de Plotin de Porphyre mais eacutegalement drsquoAmeacutelius

apparaissent parmi drsquoautres sous la plume du commentateur eacuterudit qursquoest Proclus chacun

drsquoentre eux a contribueacute agrave lrsquoenrichissement conceptuel drsquoun dialogue au contenu physique et

theacuteologique deacutejagrave extrecircmement dense Ammonius lrsquoeacutelegraveve direct de Proclus reprendra les

thegraveses de son maicirctre ndash dont certaines eacutetaient sans doute deacutejagrave des doctrines transmises depuis

des siegravecles dans une longue tradition scolaire et acadeacutemique pour commenter les œuvres

drsquoAristote Boegravece sans que nous ne puissions deacutefendre un jugement cateacutegorique sur son

rapport agrave lrsquoœuvre proclienne srsquoinspirera agrave son tour des thegraveses que lrsquoon retrouve dans le

Commentaire de Proclus sur le Timeacutee pour opeacuterer une distinction entre diffeacuterents modes de

connaissance en fonction des sujets connaissants une doctrine que la Consolation de

Philosophie leacuteguera au Moyen Acircge

Nous nous arrecirctons ici sans mentionner les heacuteritiers immeacutediats de Proclus les

derniers philosophes et commentateurs neacuteoplatoniciens de lrsquoAntiquiteacute tardive qui auront

bien sucircr pris en compte sa doctrine de lrsquointellection pour fournir un cadre theacuteorique agrave leurs

commentaires drsquoœuvres classiques de Platon et drsquoAristote ou pour deacutefinir une noeacutetique

209

plus preacutecise en fonction de difficulteacutes qui nrsquoauraient pas trouveacute leurs pleines solutions dans

les eacutecrits de Proclus

Par cette eacutetude nous avons voulu montrer lrsquoimportance et la coheacuterence de la

contribution proclienne agrave lrsquoeacutetablissement drsquoune noeacutetique qui se veut scientifique agrave savoir

qui se preacutesente comme un discours rationnel reacutepondant au principe de continuiteacute dans la

procession du reacuteel

211

ANNEXE I DIALECTIQUE ET INSPIRATION DIVINE

DANS LE PHEgraveDRE DE PLATON

1 Les fondements de la dialectique dans le Phegravedre une approche

interpreacutetative

Pour Platon le philosophe doit-il lrsquoacquisition de sa science (epistecircmecirc) de la seule

veacuteritable science celle qui porte lrsquoEcirctre373 qursquoagrave ses seuls efforts en vue de parfaire sa

raison Ne reconnaicirct-il pas au contraire que lrsquoacircme humaine est incapable drsquoatteindre par

ses propres forces une telle forme de connaissance et qursquoelle doit se tourner vers une cause

qui la transcende vers le divin pour fonder sa connaissance de lrsquoEcirctre Nous pourrions

ainsi formuler la question des fondements de la science selon Platon dont la reacuteflexion sur

les conditions de possibiliteacute du savoir dialectique conjugue des consideacuterations

eacutepisteacutemologiques psychologiques et theacuteologiques Ce questionnement complexe apparaicirct

dans le Phegravedre dialogue qui souligne les limites de la raison et srsquointerroge sur les rapports

entre la connaissance humaine et lrsquoinspiration divine cette folie (mania) beacuteneacutefique qui

sous diffeacuterentes formes est offerte aux hommes par les dieux

Le Phegravedre nous enseigne que tout discours qui se veut utile et beau doit ecirctre

composeacute en fonction du destinataire agrave persuader ou encore mieux agrave eacuteduquer374 Dans ce

dialogue Platon fournit agrave son lecteur les moyens pour interpreacuteter son œuvre les principes

hermeacuteneutiques permettant drsquoacceacuteder aux ideacutees essentielles drsquoune penseacutee qui srsquoexprime

dans la forme du dialogue litteacuteraire Une lecture attentive du Phegravedre nous fait comprendre

que les formes varieacutees de discours deacuteployeacutees par Platon dans ses dialogues se comprennent

en fonction des types drsquointerlocuteurs qui y sont repreacutesenteacutes de leurs types drsquoacircmes parmi

lesquels le lecteur trouve celui ou ceux auxquels sa laquo personnaliteacute raquo srsquoapparente Ainsi le

discours de Socrate dans le Phegravedre ou plutocirct ses discours car ils sont multiples et varieacutes375

373 Pour cette eacutetude nous nous baserons sur les passages du corpus platonicien (dont le mythe du Phegravedre) qui

font de la connaissance de lrsquoEcirctre veacuteritable (immuable toujours identique agrave soi eacuteternel etc) lrsquoobjet de la

dialectique autrement dit la science veacuteritable 374 Nous proposons ici les lignes directrices de notre interpreacutetation des dialogues de Platon agrave partir des propos

de Socrate sur la rheacutetorique et lrsquoeacutecrit dans la deuxiegraveme partie du Phegravedre 375 Pour une division des parties du Phegravedre et donc des diffeacuterents types de discours qui se rattachent agrave

chacune de ces parties voir H Yunis Phaedrus Cambridge Cambridge University Press 2011 p 250-251

Comme dans bon nombre de dialogues platoniciens les deux grands types de discours qui se succegravedent sont

212

sont adapteacutes agrave lrsquoacircme de Phegravedre son interlocuteur qui elle aussi est multiple et varieacutee376

afin drsquoy susciter un deacutesir de conversion vers la philosophie

Crsquoest agrave partir de leur repreacutesentation dans les dialogues qursquoil nous est possible de

cerner le caractegravere de chacun des personnages que Platon met en scegravene Les donneacutees

biographiques fournies par des sources exteacuterieures au corpus platonicien ne contribuent

qursquoaccessoirement agrave notre compreacutehension du discours psychagogique377 de Platon bien

qursquoelles nous permettent lorsqursquoelles sont suffisantes drsquoappreacutecier la vraisemblance du

tableau dramatique deacutepeint Crsquoest surtout agrave partir de la dynamique des eacutechanges mis en

scegravene dans chaque dialogue qursquoon peut arriver agrave deacutefinir le type de personnaliteacute dirions-

nous aujourdrsquohui le type drsquoacircme dirait Platon agrave laquelle on a affaire et donc au discours

qui lui est adapteacute Toute entreprise visant agrave harmoniser les eacuteleacutements doctrinaux exposeacutes

dans diffeacuterents dialogues doit tenir compte de la souplesse drsquoune penseacutee qui varie sans

cesse ses discours afin de les adapter aux multipliciteacutes des configurations de lrsquoacircme

humaine

Par ces reacuteflexions sur lrsquoart drsquointerpreacuteter les dialogues platoniciens agrave partir des lignes

directrices laisseacutees par Platon lui-mecircme dans le Phegravedre nous avons voulu exposer lrsquoun des

principaux obstacles que nous aurons agrave surmonter dans notre traitement du rapport entre la

dialectique et lrsquoinspiration divine dans le Phegravedre soit celui de la mise en contexte des ideacutees

introduites et deacutefendues par Socrate Est-ce que Platon croit vraiment que lrsquoenthousiasme

est au principe de la penseacutee philosophique de lrsquoexercice dialectique du travail discursif

effectueacute par divisions et rassemblements Drsquoapregraves son traitement de lrsquoinspiration divine

dans lrsquoIon ougrave il expose lrsquoignorance des poegravetes inspireacutes et dans le Meacutenon ougrave il assimile le

preacutetendu savoir des hommes politiques aux intuitions des devins drsquoaucuns srsquoattendraient agrave

le discours mythique sous la forme drsquoune narration continue et le discours dialectique qui est un dialogue

entre les interlocuteurs dans ce cas-ci Socrate et Phegravedre 376 Chaque acircme est agrave la fois une et multiple pour Platon Mais cette multipliciteacute qui srsquoexplique drsquoabord par les

multiples faculteacutes que chaque acircme humaine possegravede essentiellement se comprend ensuite en fonction du type

drsquoacircmes dans une hieacuterarchie agrave neuf degreacutes allant du philosophe au tyran auquel chacune de ces acircmes

appartient et qui est deacutetermineacute drsquoapregraves la qualiteacute de sa contemplation de lrsquointelligible avant sa chute dans le

corps selon le mythe du Phegravedre Platon ne rationalise pas cette composante du mythe dans la seconde partie

du Phegravedre mais en reprend le schegraveme pour deacutefinir les grandes lignes drsquoune rheacutetorique qui se fonde sur la

connaissance de lrsquoacircme 377 Litteacuteralement laquo qui guide lrsquoacircme raquo Crsquoest ainsi que Platon conccediloit la rheacutetorique philosophique dans le

Phegravedre comme une puissance capable de guider lrsquoacircme vers la connaissance et le Bien ou autrement dit vers

la vie philosophique

213

ce que cette forme de connaissance ndash si elle en est veacuteritablement une ndash reccediloive un

traitement similaire dans le Phegravedre qursquoelle y soit condamneacutee ou du moins qursquoelle y soit

jugeacutee deacuteficiente par rapport au veacuteritable savoir philosophique Pourtant Socrate qui y

prend un ton cateacutegorique et inspireacute auquel le corpus platonicien nrsquooffre aucun parallegravele y

avoue ne pas deacutetenir de savoir technique et que seules les diviniteacutes de lrsquoendroit les Muses

et les Nymphes lui soufflent ses discours Est-ce que Socrate ironise du deacutebut agrave la fin du

dialogue en se jouant de la creacuteduliteacute drsquoun Phegravedre trop superstitieux attacheacute agrave une

conception inspireacutee et poeacutetique du savoir Peut-on douter de la pieacuteteacute dont le maicirctre de

Platon semble honnecirctement teacutemoigner envers les diviniteacutes eacutevoqueacutees tout au long du

dialogue Agrave notre avis aucun indice probant ne permet de remettre en cause la sinceacuteriteacute de

Socrate lorsqursquoil honore et invoque les dieux associeacutes agrave la campagne atheacutenienne sur les

rives de lrsquoIlissos du moins aucun eacuteleacutement interne au dialogue ne nous contraint agrave reacuteduire

lrsquoinspiration divine agrave une meacutetaphore vide de sens agrave un artifice servant agrave mieux convertir un

Phegravedre trop superstitieux et le lecteur qui se reconnaicirctra en lui agrave la vie philosophique

Malgreacute la part de jeu dans les discours du Phegravedre ce que Socrate est le premier agrave

reconnaicirctre la question de lrsquoinspiration divine doit agrave notre avis ecirctre prise au seacuterieux Nous

chercherons donc agrave la deacutefinir dans son rapport agrave lrsquoactiviteacute dialectique dont Platon deacutefinit les

principes dans ce dialogue

Pour amener Phegravedre agrave se deacutetourner drsquoune fausse rheacutetorique celle de Lysias378 afin

de le convertir agrave la vraie rheacutetorique celle que veut fonder Platon Socrate montre que lrsquoart

de persuader doit se baser sur une connaissance reacuteelle des ecirctres et se structurer agrave partir de

ces activiteacutes essentielles de la penseacutee que sont le rassemblement et la division Nous

montrerons que lrsquoinspiration divine est conccedilue par Platon comme la laquo condition de

possibiliteacute raquo du discours vrai qursquoelle accompagne une penseacutee qui rassemble et divise les

Formes ou les Ideacutees

Seul un commentaire suivi du Phegravedre ougrave chacun des passages ougrave la notion

drsquoinspiration divine serait mise en contexte permettrait de confirmer notre thegravese et de

378 Ou celle drsquoIsocrate Ce rival de Platon est mentionneacute agrave la fin du dialogue (278e) sans doute pour montrer

que le reacuteel adversaire de Platon nrsquoest pas tant Lysias contemporain du Socrate mis en scegravene dans le dialogue

qursquoIsocrate dont la maniegravere de concevoir lrsquoeacuteducation entrait en conflit avec la sienne Agrave travers le personnage

de Phegravedre et celui de Lysias (257b) ce sont sans doute Isocrate et ses disciples que Platon cherchait agrave

convertir agrave la philosophie

214

rejeter toute interpreacutetation visant agrave reacuteduire la notion drsquoinspiration agrave une simple figure de

style introduite de maniegravere ironique par le Socrate de Platon pour mieux charmer son

interlocuteur Comme ce projet outrepasse le cadre de la preacutesente eacutetude nous nous

limiterons agrave deacutefendre par lrsquoexeacutegegravese des passages que nous jugeons les plus pertinents la

coheacuterence drsquoune interpreacutetation voulant que la pratique de la dialectique deacutepende drsquoune

inspiration venant des dieux ou en des termes plus eacutepisteacutemologiques drsquoune intuition de

lrsquoEcirctre drsquoune vision synoptique des Formes agrave rassembler et agrave diviser Pour deacutefendre cette

lecture nous traiterons drsquoabord des deux opeacuterations philosophiques exposeacutees dans le

Phegravedre soit le rassemblement et la division et attribuerons une porteacutee universelle agrave cette

conception de la dialectique bien qursquoelle soit deacuteveloppeacutee dans le contexte particulier drsquoune

discussion au sujet des fondements de la rheacutetorique Par lrsquoanalyse des discussions relatives

agrave lrsquoinspiration divine dans lrsquoIon et dans le Meacutenon ougrave elle est presque assimileacutee agrave une forme

drsquoignorance puis dans le Phegravedre ougrave elle est reacutehabiliteacutee agrave titre de principe de la

connaissance nous montrerons que les discussions aporeacutetiques visant agrave deacutefinir la science

(epistecircmecirc) trouvent leur reacuteponse dans le mythe de lrsquoattelage aileacute ougrave srsquoharmonisent

lrsquointuition de lrsquoEcirctre et les proceacutedeacutes discursifs de la dialectique le rassemblement et la

division et dans la figure du Socrate poegravete et de devin esquisseacutee dans le Pheacutedon

2 Les principes de la dialectique platonicienne

Dans un premier temps nous chercherons agrave montrer que le Phegravedre offre un

enseignement clair et coheacuterent au sujet de la dialectique et que les principes

meacutethodologiques qui y sont eacutenonceacutes bien qursquoils soient appliqueacutes agrave un art particulier la

rheacutetorique conservent une porteacutee universelle Pour ce faire nous commenterons la section

265c-266d de ce dialogue ougrave sont deacutefinis les proceacutedeacutes dialectiques du rassemblement et de

la division afin de les comparer aux principes eacutepisteacutemologiques enseigneacutes dans la

Reacutepublique Nous analyserons ensuite un second extrait du Phegravedre 270c-271b ougrave Platon

reacutecapitule la marche agrave suivre dans lrsquoapplication de la meacutethode dialectique Nous

poursuivrons notre enquecircte en nous interrogeant sur lrsquouniversaliteacute ou la particulariteacute de la

meacutethode dialectique exposeacutee dans le Phegravedre en la comparant agrave la dialectique telle que

215

preacutesenteacutee par Platon dans la Reacutepublique Enfin nous montrerons que Platon met reacuteellement

en pratique dans la premiegravere partie du Phegravedre les proceacutedeacutes qursquoil expose dans la seconde

21 Rassemblement et division (Phegravedre 265c-266d)

Le Phegravedre semble ecirctre le premier dialogue selon un ordre chronologique qui le juge

anteacuterieur agrave des œuvres comme le Sophiste et Politique ougrave Platon deacutefinit les proceacutedeacutes de la

dialectique le rassemblement et la division Il faut toutefois attendre la seconde moitieacute du

dialogue pour rencontrer ces deacutefinitions la premiegravere preacutesentant une succession de discours

sur lrsquoamour

Rappelons la deacutelicate mise en scegravene de Platon qui nrsquoest pas sans importance sur les

thegraveses philosophiques introduites dans le dialogue Hors des murs drsquoAthegravenes Socrate

rencontre Phegravedre qui porte avec lui un eacutecrit Agrave la demande de Socrate Phegravedre se met agrave lire

le texte qursquoil a en main son auteur le rheacuteteur Lysias cherche agrave nous persuader qursquoil est

preacutefeacuterable drsquoaccorder ses faveurs agrave celui qui nrsquoaime pas plutocirct qursquoagrave celui qui aime Inspireacute

par la passion de Phegravedre pour ce discours Socrate en reprend la thegravese selon laquelle la

passion amoureuse entraicircnerait des conseacutequences neacutefastes pour lrsquoecirctre aimeacute mais

contrairement agrave Lysias en prenant soin de deacutefinir drsquoentreacutee de jeu ce qursquoest lrsquoamour

Honteux drsquoavoir prononceacute un discours rendant Eacuterocircs un dieu responsable de maux pour

lrsquohomme Socrate srsquoempresse de composer une palinodie un chant de reacutetractation ougrave il fait

cette fois un eacuteloge de lrsquoamour Agrave cette occasion il nous rapporte le fameux mythe de

lrsquoattelage aileacute il deacutecrit ainsi par une image la nature de lrsquoacircme et de ses puissances Ce

nrsquoest qursquoapregraves avoir conclu ce long reacutecit que Socrate eacutenonce au fil de son dialogue avec

Phegravedre les principes meacutethodologiques qui ont structureacute ses deux discours

Avant de commenter le ceacutelegravebre passage ougrave Platon deacutefinit les proceacutedeacutes de

rassemblement et de division voici ce qursquoen dit Monique Dixsaut dans Meacutetamorphoses de

la dialectique dans les dialogues de Platon

Refuser de voir dans les deux discours de Socrate lrsquoapplication de la meacutethode

qursquoil eacutenonce me semble ecirctre lrsquoindice de la lecture reacuteellement perverse que ce

texte semble susciter on commence par le prendre pour ce qursquoil nrsquoest pas

crsquoest-agrave-dire lrsquoeacutenonceacute drsquoune meacutethode universelle On deacutecide ensuite que Socrate

deacutefinit deux proceacutedeacutes rassemblement et division que tout examen dialectique

216

ou en tout cas que tout exposeacute de la meacutethode dialectique ne pourra que

reprendre et appliquer Moyennant quoi on est neacutecessairement ameneacute agrave reacutecuser

le fait que les discours preacuteceacutedents aient appliqueacute une telle meacutethode puisque

celle-ci nrsquoexiste que dans lrsquoesprit des commentateurs379

Pour lrsquoessentiel ce que Dixsaut reproche aux commentateurs modernes du Phegravedre crsquoest de

ne pas avoir saisi que rassemblement et division sont des termes eacutequivoques dans le corpus

platonicien et parfois agrave lrsquointeacuterieur drsquoun mecircme dialogue Dixsaut soutient que lrsquoon a mal

compris en quoi consistent le rassemblement et la division dans le Phegravedre plusieurs

commentateurs auraient interpreacuteteacute lrsquoapplication qursquoon y fait de ces proceacutedeacutes agrave partir de ce

que Platon en dit dans des dialogues comme le Sophiste ougrave serait exposeacute un autre proceacutedeacute

celui de la division dichotomique qui nrsquoest jamais vraiment pratiqueacute dans le Phegravedre On

aurait ainsi voulu abstraire des dialogues de vieillesse une meacutethode qui nrsquoexisterait que

dans lrsquoesprit des commentateurs pour ensuite srsquoeacutetonner que Platon ne lrsquoait pas appliqueacutee

dans le Phegravedre dans les deux discours qursquoil met dans la bouche de Socrate Nous ne

pouvons que partager la critique de Dixsaut agrave lrsquoeacutegard de ceux qui confondent la division

telle que pratiqueacutee dans le Sophiste avec celle dont traite le Phegravedre Cependant nous nous

refusons agrave condamner a priori toute tentative drsquouniversalisation des proceacutedeacutes de la meacutethode

dialectique exposeacutes dans le Phegravedre bien que nous reconnaissions avec Dixsaut que

plusieurs eacuteleacutements meacutethodologiques sont propres agrave la rheacutetorique philosophique que veut y

fonder Platon Lrsquoexeacutegegravese que nous proposons des lignes 270c-271b visera agrave justifier cette

position

Lrsquoerreur commise au sujet du rassemblement et de la division dans le Phegravedre consiste

agrave extraire ces deux proceacutedeacutes du contexte dans lequel ils sont deacutefinis et employeacutes Rien ne

nous empecircche de comparer leurs deacutefinitions en 265c-266d avec ce que Platon dit de la

meacutethode dialectique dans drsquoautres dialogues cependant il convient drsquoabord de saisir

comment les principes meacutethodologiques eacutenonceacutes dans ce passage srsquoappliquent

concregravetement au sujet traiteacute par le Phegravedre agrave savoir la rheacutetorique Socrate deacutefinit drsquoabord ce

qursquoil entend par rassemblement

ndash Pour moi crsquoest eacutevident tout le reste en fait nrsquoa eacuteteacute qursquoun jeu mais dans ce

qursquoun heureux hasard nous a fait dire il y a deux proceacutedeacutes dont il ne serait pas

379 M Dixsaut Meacutetamorphoses de la dialectique dans les dialogues de Platon Paris Vrin p 111

217

sans inteacuterecirct de pouvoir eacutetudier techniquement la fonction ndash Lesquels ndash Tout

drsquoabord saisir drsquoune seule vue et ramener agrave une forme unique les notions

eacuteparses de tous cocircteacutes afin de rendre clair en le deacutefinissant chaque point sur

lequel on veut faire porter lrsquoinstruction Ainsi tout agrave lrsquoheure agrave propos de

lrsquoamour la deacutefinition que nous avons donneacutee fut bonne ou mauvaise en tout

cas elle a permis agrave notre discours drsquoatteindre agrave la clarteacute et agrave lrsquoaccord avec soi-

mecircme380

La discursiviteacute philosophique a pour fondement une vue synoptique des diffeacuterentes Formes

qursquoil faut relier agrave lrsquoIdeacutee que lrsquoon cherche agrave deacutefinir Le lecteur familier avec des dialogues

comme le Parmeacutenide saura que cette vision drsquoensemble ne peut ecirctre atteinte qursquoau terme

drsquoun long entraicircnement exigeant de faire et de refaire rassemblements et divisions381 Ces

exercices dont la viseacutee ultime est de permettre agrave celui qui les pratique drsquoacqueacuterir une

compreacutehension claire et complegravete de son objet ont souvent pour effet plus immeacutediat de

purifier lrsquoacircme de lui faire prendre conscience de son ignorance Le vieux Parmeacutenide

enseigne au jeune Socrate que la veacuteriteacute ne pourra ecirctre atteinte qursquoau prix des longs et

peacutenibles exercices logiques par lrsquoeacutemission drsquohypothegraveses provisoires desquelles on deacuteduira

des conclusions qui agrave nouveau amegraveneront agrave redeacutefinir de nouvelles hypothegraveses et ainsi de

suite jusqursquoau moment ougrave lrsquoacircme purifieacutee de ses erreurs et disposeacutee agrave saisir en toute clarteacute

les Formes et leurs liens de participation effectuera des rassemblements justes et produira

une deacutefinition adeacutequate agrave son objet Crsquoest alors que le dialecticien pourra diviser crsquoest-agrave-

dire distinguer les diffeacuterentes Formes qui deacutependent de celle qursquoil aura deacutefinie

ndash Et le second proceacutedeacute quel est-il Socrate ndash Il consiste en retour agrave pouvoir

deacutetailler par espegraveces suivant les articulations naturelles en tacircchant de ne briser

aucune partie comme le ferait un mauvais deacutecoupeur de viande Crsquoest ainsi que

nous avons proceacutedeacute tout agrave lrsquoheure nos deux discours ont rameneacute le trouble de

lrsquoesprit agrave lrsquouniteacute drsquoune forme commune382

380 Platon Phegravedre 265c-d (trad Cl Moreschini et P Vicaire) laquo Ἐμοὶ μὲν φαίνεται τὰ μὲν ἄλλα τῷ ὄντι

παιδιᾷ πεπαῖσθαιmiddot τούτων δέ τινων ἐκ τύχης ῥηθέντων δυοῖν εἰδοῖν εἰ αὐτοῖν τὴν δύναμιν τέχνῃ λαβεῖν

δύναιτό τις οὐκ ἄχαρι Τίνων δή Εἰς μίαν τε ἰδέαν συνορῶντα ἄγειν τὰ πολλαχῇ διεσπαρμένα ἵνα ἕκαστον

ὁριζόμενος δῆλον ποιῇ περὶ οὗ ἂν ἀεὶ διδάσκειν ἐθέλῃ ὥσπερ τὰ νυνδὴ περὶ Ἔρωτος ndash ὃ ἔστιν ὁρισθέν ndash εἴτrsquo

εὖ εἴτε κακῶς ἐλέχθη τὸ γοῦν σαφὲς καὶ τὸ αὐτὸ αὑτῷ ὁμολογούμενον διὰ ταῦτα ἔσχεν εἰπεῖν ὁ λόγος raquo 381 Nous reprenons en les paraphrasant les eacuteleacutements meacutethodologiques exposeacutes dans la premiegravere partie du

Parmeacutenide plus particuliegraverement tireacutes de la section 135a-136e 382 Platon Phegravedre 265d-266a (trad Cl Moreschini et P Vicaire) laquo Τὸ δrsquo ἕτερον δὴ εἶδος τί λέγεις ὦ

Σώκρατες Τὸ πάλιν κατrsquo εἴδη δύνασθαι διατέμνειν κατrsquo ἄρθρα ᾗ πέφυκεν καὶ μὴ ἐπιχειρεῖν καταγνύναι

μέρος μηδέν κακοῦ μαγείρου τρόπῳ χρώμενονmiddot ἀλλrsquo ὥσπερ ἄρτι τὼ λόγω τὸ μὲν ἄφρον τῆς διανοίας ἕν τι

κοινῇ εἶδος ἐλαβέτην raquo

218

Apregraves avoir saisi lrsquoIdeacutee et les Formes qui en participent le dialecticien sera en mesure de

diviser les diffeacuterentes espegraveces qui composent le genre en question Ainsi dans sa Palinodie

apregraves avoir exposeacute la nature de lrsquoacircme en geacuteneacuteral Socrate y distingue les diffeacuterentes classes

drsquoacircmes sous lesquelles se rangent les acircmes particuliegraveres

Le passage en question nrsquoexpose donc pas les principes drsquoune dialectique en quecircte

de savoir il nrsquoy est pas question de cet art maiumleutique pratiqueacute dans ces dialogues ougrave

aucune deacutefinition positive nrsquoest produite Dans ces entretiens les interlocuteurs de Socrate

et peut-ecirctre Socrate lui-mecircme ne preacutetendent nullement posseacuteder cette disposition

permettant la saisie des Formes alors que dans le Phegravedre Socrate gracircce agrave une inspiration

divine ndash et en raison drsquoune existence consacreacutee au deacuteveloppement de ses faculteacutes

dialectiques motiveacute par les conseils fictifs ou reacuteels du vieux Parmeacutenide ndash expose de

maniegravere cateacutegorique sa connaissance des Formes dont celle de lrsquoacircme par un mythe que

structure une suite de rassemblements et de divisions

22 LrsquoAnalogie de la Ligne dans la Reacutepublique

LrsquoAnalogie de la Ligne peut nous permettre de mieux saisir ce qui caracteacuterise la

dialectique pratiqueacutee par Socrate dans le Phegravedre par opposition agrave une dialectique que lrsquoon

pourrait qualifier drsquoheuristique de maiumleutique ou de zeacuteteacutetique agrave savoir celle pratiqueacutee par

une acircme en quecircte de la connaissance Nous nous rapportons au passage concernant la

section supeacuterieure de la ligne qui repreacutesente la reacutealiteacute intelligible

Et maintenant comprends-moi bien quand je parle de lrsquoautre section de

lrsquointelligible celle qursquoatteint le raisonnement lui-mecircme par la force du

dialogue il a recours agrave la construction drsquohypothegraveses sans les consideacuterer comme

des principes mais pour ce qursquoelles sont des hypothegraveses crsquoest-agrave-dire des points

drsquoappui et des tremplins pour srsquoeacutelancer jusqursquoagrave ce qui est anhypotheacutetique

jusqursquoau principe du tout383

Dans ce passage est-il implicitement question de rassemblements ou de divisions Si lrsquoon

compare ce qui y est eacutenonceacute avec lrsquoapplication que peut en faire Platon dans des dialogues

comme le Parmeacutenide et le Theacuteeacutetegravete il semble que oui La dialectique contrairement aux

383 Platon Reacutepublique 511b (trad G Leroux) laquo Τὸ τοίνυν ἕτερον μάνθανε τμῆμα τοῦ νοητοῦ λέγοντά με

τοῦτο οὗ αὐτὸς ὁ λόγος ἅπτεται τῇ τοῦ διαλέγεσθαι δυνάμει τὰς ὑποθέσεις ποιούμενος οὐκ ἀρχὰς ἀλλὰ τῷ

ὄντι ὑποθέσεις οἷον ἐπιβάσεις τε καὶ ὁρμάς ἵνα μέχρι τοῦ ἀνυποθέτου ἐπὶ τὴν τοῦ παντὸς ἀρχὴν ἰών raquo

219

sciences comme la geacuteomeacutetrie qui lui sont infeacuterieures considegravere que ses hypothegraveses ne

sont que des hypothegraveses des principes provisoires qui doivent ecirctre remis en question afin

de progresser dans la compreacutehension de la nature de lrsquoobjet agrave saisir Mais qursquoest-ce au juste

qursquoune hypothegravese pour un dialecticien Crsquoest minimalement lrsquoattribution drsquoun preacutedicat agrave

un sujet par exemple laquo lrsquoun est384 raquo qui est lrsquoune des neuf hypothegraveses du Parmeacutenide ou

laquo la science est une opinion droite385 raquo qui est lrsquoune de celles eacutemises par Theacuteeacutetegravete dans le

dialogue eacuteponyme

Au cœur du mythe du Phegravedre Platon interrompt son discours sur la destineacutee des

acircmes pour une thegravese eacutepisteacutemologique qursquoexplicitera la tradition platonico-aristoteacutelicienne

en commenccedilant par Aristote386

Il faut en effet que lrsquohomme saisisse le langage des Ideacutees lequel part drsquoune

multipliciteacute de sensations et trouve lrsquouniteacute dans lrsquoacte de raisonnement Or il

srsquoagit lagrave drsquoune reacuteminiscence des reacutealiteacutes jadis vues par notre acircme quand elle

suivait le voyage du dieu et que deacutedaignant ce que nous appelons agrave preacutesent des

ecirctres reacuteels elle levait la tecircte pour contempler lrsquoecirctre veacuteritable387

Le problegraveme qui srsquoest poseacute aux commentateurs de cette formule laconique touche agrave la

nature de ce qui est rassembleacute la reacuteminiscence est-elle le simple rassemblement de

sensations eacuteparses en une notion mentale la structuration de ces notions acquises par

expeacuterience au moyen du raisonnement ou la totaliteacute de ce processus qui agrave partir des

sensations parvient agrave lrsquouniteacute du savoir scientifique par lrsquoexercice de la dialectique Nous

penchons vers cette derniegravere possibiliteacute Peut-on trouver dans ce passage un eacutecho des

propos de la Reacutepublique concernant la remonteacutee vers lrsquointelligible agrave partir drsquohypothegraveses

Sans doute si nous voyons dans le raisonnement (logismos) mentionneacute un eacutequivalent de la

dialectique ascendante Ce qui semble commun aux deux dialogues crsquoest le rocircle joueacute par le

384 Platon Parmeacutenide 137c sqq 385 Platon Theacuteeacutetegravete 187a sqq 386 On peut voir au chapitre II 19 des Seconds Analytiques dans un contexte qui est autre une description

analogue drsquoun processus cognitif qui part de la multipliciteacute des sensations pour trouver lrsquouniteacute intuitive au

fondement de la science Cf P C Biondi op cit pour une analyse deacutetailleacutee de ce chapitre 387 Platon Phegravedre 249b-c (trad Cl Moreschini et P Vicaire) laquo δεῖ γὰρ ἄνθρωπον συνιέναι κατrsquo εἶδος

λεγόμενον ἐκ πολλῶν ἰὸν αἰσθήσεων εἰς ἓν λογισμῷ συναιρούμενονmiddot τοῦτο δrsquo ἐστὶν ἀνάμνησις ἐκείνων ἅ

ποτrsquo εἶδεν ἡμῶν ἡ ψυχὴ συμπορευθεῖσα θεῷ καὶ ὑπεριδοῦσα ἃ νῦν εἶναί φαμεν καὶ ἀνακύψασα εἰς τὸ ὂν

ὄντως raquo

220

logos ou logismos388 dans la recherche de lrsquouniteacute selon les propos du Phegravedre ou dans la

remonteacutee vers lrsquoanhypotheacutetique drsquoapregraves lrsquoexposeacute de la Reacutepublique Certes le

rassemblement que vise agrave effectuer le dialecticien est un rassemblement de Formes autour

de lrsquoIdeacutee qursquoil cherche agrave saisir et agrave deacutefinir mais rien ne lrsquoempecircche de se servir de ses

sensations (aisthecircsis) et des expeacuteriences qursquoelles lui procurent afin de constituer une

hypothegravese un premier rassemblement qui servira de tremplin agrave la penseacutee pour srsquoeacutelever vers

lrsquoanhypotheacutetique Lrsquohypothegravese preacuteliminaire peut ainsi se constituer agrave partir des expeacuteriences

fournies par nos sensations agrave partir de nos conjectures sur ce qursquoest une chose par

exemple lrsquoacircme conccedilue comme une harmonie qui est lrsquoune des hypothegraveses du Pheacutedon389

Cependant le veacuteritable rassemblement celui qursquoon pourrait qualifier de scientifique est

celui qursquoeffectue le dialecticien lorsqursquoil accegravede enfin agrave une vue synoptique des Formes

lorsqursquoil atteint lrsquoanhypotheacutetique dans la mesure du possible pour lrsquohomme

Aux lignes suivantes de la Reacutepublique Platon nous introduit agrave la meacutethode qursquoexerce

le dialecticien apregraves srsquoecirctre eacuteleveacute jusqursquoagrave lrsquoanhypotheacutetique

Quand il lrsquoatteint il srsquoattache agrave suivre les conseacutequences qui deacutecoulent de ce

principe et il redescend ainsi jusqursquoagrave la conclusion sans avoir recours drsquoaucune

maniegravere agrave quelque chose de sensible mais uniquement agrave ces formes en soi qui

existent par elles-mecircmes et pour elles-mecircmes et sa recherche srsquoachegraveve sur ces

formes390

Dans la descente ou dans la deacuteduction des Formes agrave partir de lrsquoIdeacutee viseacutee Platon nous

enseigne que le dialecticien ne doit plus avoir recours au sensible Cette preacutecision indique

qursquoau contraire dans la remonteacutee vers lrsquoanhypotheacutetique lrsquohomme peut et doit se servir du

sensible des sensations qui selon le Phegravedre peuvent mener gracircce agrave lrsquoactiviteacute de la penseacutee

discursive agrave la reacuteminiscence des Ideacutees (249b-c) Le sensible nrsquoest donc pas complegravetement

disqualifieacute du point de vue eacutepisteacutemologique mais il faut reconnaicirctre qursquoil est releacutegueacute au

second plan et que le raisonnement doit en corriger les impreacutecisions afin de permettre agrave

lrsquoacircme de srsquoeacutelever vers lrsquointelligible

388 Ces deux termes semblent signifier la penseacutee raisonnante Nous nrsquoattribuons donc pas un sens technique agrave

logismos qui se distinguerait de logos 389 Platon Pheacutedon 85e 390 Platon Reacutepublique 511b-c (trad G Leroux) laquo ἁψάμενος αὐτῆς πάλιν αὖ ἐχόμενος τῶν ἐκείνης

ἐχομένων οὕτως ἐπὶ τελευτὴν καταβαίνῃ αἰσθητῷ παντάπασιν οὐδενὶ προσχρώμενος ἀλλrsquo εἴδεσιν αὐτοῖς διrsquo

αὐτῶν εἰς αὐτά καὶ τελευτᾷ εἰς εἴδη raquo

221

Crsquoest donc ce second passage qui deacutefinirait le plus clairement la dialectique que

pratique Socrate dans le Phegravedre Posseacutedeacute par les dieux Socrate deacutetient un savoir ou du

moins possegravede cette vue synoptique que cherche agrave acqueacuterir lrsquoapprenti dialecticien cette

saisie drsquoun seul coup drsquoune Ideacutee et de son laquo reacuteseau logique raquo Le Phegravedre contrairement agrave

la plupart des dialogues socratiques pratique une dialectique laquo descendante raquo qui agrave partir

drsquoune intuition des principes expose la nature et les puissances de lrsquoacircme Les deux discours

de Socrate sur lrsquoamour ne sont donc pas des exercices de rassemblement et de division en

vue de produire la reacuteminiscence bien qursquoils preacutesupposent ces proceacutedeacutes comme conditions

drsquoaccegraves agrave la connaissance de lrsquoEcirctre Lrsquoinspiration divine dont jouit Socrate celle que Platon

reacuteserve agrave lrsquoamant du Beau veacuteritable nous apparaicirct comme la fin du patient travail meneacute par

le philosophe en empruntant laquo la longue et tortueuse route raquo de la formation dialectique sur

laquelle les rassemblements et les divisions visent agrave activer une faculteacute dialectique qui nrsquoest

que potentiellement preacutesente en tout homme

Bref ce qui a eacuteteacute deacutefini dans le Phegravedre ce sont le rassemblement et la division

relatifs agrave la rheacutetorique philosophique ce sont les proceacutedeacutes que doit suivre le peacutedagogue ou

le psychagogue (celui qui guide les acircmes) afin de rendre son discours persuasif et eacuteducatif

Le Phegravedre nrsquoexpose donc pas les principes drsquoune dialectique heuristique drsquoune meacutethode

permettant de deacutevelopper la vue synoptique de la structure intelligible Cet exposeacute nrsquoen

conserve pas moins une porteacutee universelle car il deacutecrit la meacutethode qursquoemploie le

dialecticien pour discourir sur les ecirctres ce qui constitue en soi la fin et le critegravere de

lrsquoeacuteducation philosophique

23 Puissance et participation dans le Phegravedre (270c-271b)

Dans un article consacreacute agrave la dialectique dans le Phegravedre Maria Isabel Santa Cruz

propose une comparaison entre ce dialogue et le Sophiste

Il nrsquoy a pas pleine coiumlncidence entre le Phegravedre et le Sophiste sur la maniegravere de

caracteacuteriser la dialectique tandis que dans le Sophiste (253a-254a) il y a une

description complexe de la dialectique comme un savoir discerner les

combinaisons licites entre formes dans le Phegravedre il est seulement dit qursquoil

222

convient de donner le nom de dialecticien agrave celui qui possegravede la capaciteacute de

saisir lrsquouniteacute et la multipliciteacute naturelles391

Alors que Santa Cruz juge que le Phegravedre nrsquooffre aucun enseignement explicite sur la nature

des relations entre les Formes ce dialogue nous apparaicirct au contraire comme lrsquoun des plus

clairs agrave ce sujet En 270c-271b apregraves une digression ougrave sont eacutenumeacutereacutees les parties

traditionnelles du discours rheacutetorique Platon revient sur les principes de sa meacutethode

dialectique afin de les appliquer agrave lrsquoart de la persuasion Apregraves avoir eacutevoqueacute lrsquoautoriteacute

drsquoHippocrate qui aurait appliqueacute les proceacutedeacutes de la dialectique agrave sa propre discipline la

meacutedecine Platon deacutefend lrsquouniversaliteacute de sa meacutethode en preacutetendant refonder la rheacutetorique

sur ses principes Alors qursquoen 265c il exposait pour une premiegravere fois et sans grande

preacutecision il faut le noter les proceacutedeacutes dialectiques du rassemblement et de la division cette

fois il eacutenonce les conditions de leur exercice agrave savoir la saisie des relations entre les

Formes Certes lrsquoexemple canonique de la participation entre les Formes est tireacutee du

Sophiste ougrave lrsquoEacutetranger drsquoEacuteleacutee sauve le discours vrai en montrant la possibiliteacute drsquoune

communication entre genres suprecircmes que sont lrsquoEcirctre le Repos le Mouvement le Mecircme et

lrsquoAutre (251e sqq) Mais cette doctrine de la participation est deacutejagrave traiteacutee par le Phegravedre

alors qursquoil est question des relations entre les discours et les acircmes ce qui constitue il faut le

reconnaicirctre un exemple beaucoup plus concret pour un Grec de lrsquoeacutepoque classique que la

communication entre les genres abstraits du Sophiste

Dans le chapitre qursquoelle consacre agrave la dialectique dans le Phegravedre Monique Dixsaut

nrsquooffre aucune analyse de la section 270c-271b alors que Socrate y reacutecapitule on ne peut

plus clairement les principes de la meacutethode sur lesquels se fonde la rheacutetorique

philosophique Pourquoi si peu drsquoattention agrave ce passage qui semble pourtant deacutefinir les

fondements drsquoune dialectique traiteacutee dans des dialogues plus tardifs comme le Sophiste

Lrsquoexeacutegegravese du passage en question en fournira sans doute la reacuteponse

Par lrsquoapplication de sa meacutethode telle que preacutesenteacutee en 270c-271b le philosophe

cherche agrave se faire une ideacutee adeacutequate de la nature de son objet Comme nous lrsquoavons montreacute

cela ne se fait qursquoau terme drsquoun long processus heuristique de divisions et de

391 M I Santa Cruz laquo Division et dialectique dans le Phegravedre raquo dans Understanding the Phaedrus

Proceedings of the II Symposium Platonicum Sankt Augustine Academia Verlag 1992 p 253

223

rassemblements ce que preacutesuppose lrsquoenseignement de Socrate Quelques lignes plus bas

Platon eacutecrit laquo qursquoil faut drsquoabord commencer par deacutecrire lrsquoacircme avec toute lrsquoexactitude

possible et par faire voir si de sa nature elle est une et homogegravene ou si comme la forme

corporelle elle est complexe Crsquoest cela que nous appelons montrer la nature drsquoune chose raquo

(271a) La premiegravere eacutetape consiste agrave montrer si sa nature est simple ou multiple La suite

nous informe sur la seconde eacutetape de la proceacutedure laquo En second lieu il deacutecrira ce qui

permet naturellement agrave lrsquoobjet de produire une action et quelle action de subir passivement

une action et sous lrsquoeffet de quel agent raquo (271a) La dialectique doit remonter aux causes

de lrsquoagir et du pacirctir crsquoest-agrave-dire aux puissances de lrsquoagent et du patient dont la rencontre

constitue un eacuteveacutenement un fait qui srsquoavegravere le point de deacutepart de la reacuteminiscence Mais

comment peut-on connaicirctre la puissance drsquoune nature telle que lrsquoacircme comment arrive-t-on

agrave acqueacuterir une connaissance agrave propos de ce qursquoon ne peut se repreacutesenter Platon est

conscient de cette difficulteacute puisqursquoil la soulegraveve dans la Reacutepublique

Dans une puissance en effet je ne vois quant agrave moi aucune couleur ni aucune

forme ni rien de ce genre comme on en trouve dans plusieurs autres choses

Tout cela je le considegravere de maniegravere agrave distinguer pour moi-mecircme certaines

choses et dire que les unes sont diffeacuterentes des autres Dans une puissance par

contre je considegravere seulement ceci sur quoi elle porte et ce qursquoelle effectue392

Quant agrave lrsquoapplication de la meacutethode dialectique dans le Phegravedre on peut dire que ce sur quoi

porte la laquo puissance active raquo du discours est lrsquoacircme laquo puissance passive raquo qui reccediloit ce

discours afin que se produise la persuasion Le discours est lrsquoagent de la persuasion lrsquoacircme

en est le patient

Crsquoest sans doute la troisiegraveme eacutetape de la meacutethode qui se rapproche le plus de ce qui

est preacutesenteacute dans le Sophiste agrave savoir la theacuteorie de la participation entre les genres

En troisiegraveme lieu il classera les espegraveces de discours et drsquoacircmes et leurs divers

eacutetats et il fera la revue des relations causales il eacutetablira un lien de chaque genre

agrave chaque genre et enseignera par quelle cause dans le cas drsquoune acircme de quelle

392 Platon Reacutepublique 477c-e (trad G Leroux leacutegegraverement modifieacutee) laquo δυνάμεως γὰρ ἐγὼ οὔτε τινὰ χρόαν

ὁρῶ οὔτε σχῆμα οὔτε τι τῶν τοιούτων οἷον καὶ ἄλλων πολλῶν πρὸς ἃ ἀποβλέπων ἔνια διορίζομαι παρrsquo

ἐμαυτῷ τὰ μὲν ἄλλα εἶναι τὰ δὲ ἄλλαmiddot δυνάμεως δrsquo εἰς ἐκεῖνο μόνον βλέπω ἐφrsquo ᾧ τε ἔστι καὶ ὃ

ἀπεργάζεται raquo

224

nature il est neacutecessaire que telle acircme soit persuadeacutee et que telle autre ne le soit

pas393

La cause (aitia) est la puissance drsquoune Forme crsquoest elle qui est responsable des affections

(pathecircmata) de la nature qui en participe ou qui communique avec elle Dans le monde du

devenir ou les relations sont agrave lrsquoimage de la communication entre les reacutealiteacutes intelligibles

les affections (pathecirc) reacutesultent des actions (erga) qursquoune puissance peut exercer sur une

autre Le dialecticien-peacutedagogue du Phegravedre mais aussi le philosophe-roi de la Reacutepublique

qui possegravede la capaciteacute de saisir les relations entre les Formes intelligibles sera aussi

capable de reconnaicirctre leurs copies sensibles afin de pouvoir guider les acircmes dans le monde

du devenir

Lrsquoimportance accordeacutee au concept de puissance lagrave ougrave dans le Sophiste Platon

preacutesente sa meacutethode dialectique agrave son plus haut degreacute drsquoabstraction apporte un eacuteclairage

suppleacutementaire sur la dialectique du Phegravedre plus preacuteciseacutement sur ce qursquoen dit Platon en

270c-271b Platon y reacutecapitule les proceacutedeacutes de sa meacutethode il met ainsi en application la

regravegle rheacutetorique voulant que lrsquoorateur ou le peacutedagogue reprenne succinctement chacun des

eacuteleacutements de son discours (une regravegle qursquoa drsquoailleurs suivie Socrate dans ses deux discours

sur lrsquoamour) Ainsi dans sa totaliteacute le Phegravedre se veut lrsquoapplication de cette rheacutetorique

philosophique qui par tous les moyens pertinents (la deacutemonstration le mythe le dialogue

la reacutecapitulationhellip) cherche agrave rendre clairs les principes de la meacutethode dialectique ainsi

que la nature des objets sur lesquels elle srsquoexerce agrave savoir lrsquoacircme et les discours

24 Application de la meacutethode dialectique dans le Phegravedre

Agrave la lumiegravere de cet exposeacute portant sur les principes de la meacutethode dialectique

meacutethode qui sert davantage agrave lrsquoexposition qursquoagrave la recherche que peut-on reacutepondre aux

commentateurs qui soutiennent que Platon omettrait drsquoappliquer agrave ses propres dialogues les

proceacutedeacutes dialectiques qursquoil y enseigne En gardant agrave lrsquoesprit que la dialectique rheacutetorique

ou psychagogique correspond agrave la dialectique descendante de la Reacutepublique qui

preacutesuppose que le dialecticien possegravede une vue synoptique de la structure intelligible de

393 Platon Phegravedre 271b (trad Cl Moreschini et P Vicaire) laquo Τρίτον δὲ δὴ διαταξάμενος τὰ λόγων τε καὶ

ψυχῆς γένη καὶ τὰ τούτων παθήματα δίεισι πάσας αἰτίας προσαρμόττων ἕκαστον ἑκάστῳ καὶ διδάσκων οἵα

οὖσα ὑφrsquo οἵων λόγων διrsquo ἣν αἰτίαν ἐξ ἀνάγκης ἡ μὲν πείθεται ἡ δὲ ἀπειθεῖ raquo

225

ses Formes et des relations qui se tissent entre elles la relecture des deux discours de

Socrate sur lrsquoamour nous force agrave admettre que Platon applique concregravetement les proceacutedeacutes

de sa meacutethode

Pour corriger Lysias qui nrsquoa jamais deacutefini lrsquoobjet de son discours agrave savoir lrsquoamour

Socrate propose drsquoeacutetablir drsquoun commun accord avec son interlocuteur laquo ce qursquoest lrsquoamour

et quelle est sa puissance raquo (237c) Comme lrsquoa enseigneacute Platon dans la Reacutepublique on ne

connaicirct une puissance qursquoen consideacuterant laquo ce sur quoi elle porte et ce qursquoelle effectue raquo

(477d) Dans son premier discours malgreacute lrsquoimpieacuteteacute dont il se rend coupable envers Eacuterocircs

Socrate procegravede en bon dialecticien puisqursquoil propose drsquoembleacutee une deacutefinition de son

objet lrsquoamour ainsi par une vue synoptique il a rassembleacute des Formes eacuteparses qursquoil a

rameneacutees agrave lrsquouniteacute de lrsquoIdeacutee agrave deacutefinir Si la connaissance de la nature drsquoun objet passe par

celle de ses puissances comme lrsquoenseigne Socrate dans la seconde partie du dialogue un

discours sur lrsquoamour devrait prendre en consideacuteration la nature de lrsquoacircme puisque crsquoest sur

elle qursquoil exerce sa puissance Crsquoest ce que le premier discours de Socrate ne fait

qursquoimparfaitement certes il montre les conseacutequences neacutefastes de lrsquoamour tant au niveau

psychologique que physique et mateacuteriel mais il omet drsquoexposer la nature de ce agrave quoi

lrsquoamour est relatif agrave savoir lrsquoacircme humaine

Le second discours remeacutedie aux manques du premier en exposant par une

deacutemonstration et un mythe la nature et les puissances de lrsquoacircme Apregraves avoir deacutefini lrsquoamour

comme un deacutelire divin Socrate illustre par un reacutecit mythique la nature de lrsquoacircme en

consideacuterant ses eacutetats (pathecirc) et ses actes (erga) conformeacutement aux principes qui seront

eacutenonceacutes en 270c-271b

Les discours de Socrate mettent en pratique lrsquoart de la division qui contrairement agrave

ce que Platon enseigne dans le Sophiste nrsquoa pas agrave proceacuteder systeacutematiquement de maniegravere

dichotomique mais doit impeacuterativement suivre les articulations naturelles des Formes

intelligibles Ainsi Socrate divise la folie divine en quatre espegraveces ndash la folie divinatoire la

folie initiatique la folie poeacutetique et la folie amoureuse ndash et les acircmes en neuf classes celles

des philosophes celle des rois jusqursquoagrave celle des tyrans La division dichotomique a certes

sa fonction dans la penseacutee platonicienne mais celle-ci est heuristique elle est un mode de

226

recherche et non drsquoexposition son rocircle consiste agrave fournir des notions eacuteparses au

dialecticien afin qursquoil puisse par la suite proceacuteder agrave leur rassemblement

Agrave la lumiegravere de ces analyses peut-on affirmer que le Phegravedre srsquoavegravere un dialogue de

reacutefeacuterence au sujet des proceacutedeacutes dialectiques En partie puisqursquoil offre un enseignement

explicite sur la meacutethode drsquoexposition du savoir philosophique Contrairement au Theacuteeacutetegravete

ougrave Socrate et son interlocuteur cheminent ensemble vers lrsquoanhypotheacutetique en se servant

drsquohypothegraveses comme de tremplins vers lrsquointelligible (pour paraphraser lrsquoAnalogie de la

Ligne dans la Reacutepublique) la dialectique du Phegravedre du moins celle dont Socrate preacutetend

appliquer les principes dans ses deux discours se fonde sur une connaissance preacutetendument

reacuteelle des relations entre les Formes et srsquoenseigne par les proceacutedeacutes discursifs du

rassemblement et de la division Nous croyons avoir montreacute que Platon offre un exposeacute

coheacuterent au sujet de la dialectique et qursquoil applique de maniegravere conseacutequente les principes de

cette meacutethode dans le Phegravedre Il reste maintenant agrave montrer que la science dialectique ne

srsquooppose pas agrave lrsquoinspiration divine mais qursquoelle en deacutepend en tant qursquoelle en est le

deacuteploiement discursif

3 La science et lrsquoinspiration divine selon Platon

Bien que le Phegravedre en offre le traitement le plus deacutetailleacute dans lrsquoœuvre de Platon la

notion drsquoinspiration divine apparaicirct eacutegalement dans des dialogues qui lui sont anteacuterieurs et

posteacuterieurs On la retrouve sous diffeacuterentes expressions (part divine enthousiasme folie

donhellip) de maniegravere reacutecurrente dans le corpus platonicien Agrave deacutefaut drsquoeffectuer une eacutetude

exhaustive des passages ougrave Platon traite de lrsquoinspiration divine nous nous limiterons agrave deux

dialogues jugeacutes anteacuterieurs au Phegravedre ougrave Platon discute explicitement de cette ideacutee lrsquoIon

et le Meacutenon Nous reprendrons ensuite quelques ideacutees preacutesenteacutees dans la section preacuteceacutedente

au sujet du rapport entre la meacutethode dialectique et lrsquoinspiration divine et conclurons cette

eacutetude en analysant la figure du Socrate inspireacute preacutesenteacutee dans le Pheacutedon

227

31 La critique de lrsquoinspiration divine dans lrsquoIon et dans le Meacutenon

LrsquoIon est un court dialogue mettant en scegravene Socrate et Ion drsquoEacutephegravese un rhapsode

qui se consacre agrave la narration et agrave lrsquoexeacutegegravese des œuvres drsquoHomegravere Dans la suite des propos

tenus par le Socrate de lrsquoApologie (22a-b) Platon y montre que les poegravetes ne possegravedent

aucune science Non seulement ils ne peuvent preacutetendre agrave cette connaissance universelle

que selon une certaine tradition des poegravetes comme Homegravere et Heacutesiode auraient transmise

dans leurs œuvres ndash en ce qui concerne notamment un savoir-faire politique et militaire ndash

ils ne peuvent mecircme pas se targuer de posseacuteder un art poeacutetique Selon Platon seule

lrsquoinspiration des dieux par lrsquointermeacutediaire de celle des poegravetes ndash selon lrsquoanalogie de la pierre

drsquoHeacuteracleacutee qui transmet sa puissance magneacutetique agrave une seacuterie drsquoanneaux meacutetalliques

(533d-e) ndash permet au rhapsode drsquointerpreacuteter et de reacuteciter correctement la poeacutesie des

Anciens

Le poegravete en effet est chose leacutegegravere chose aileacutee chose sainte et il nrsquoest pas

encore capable de creacuteer jusqursquoagrave ce qursquoil soit devenu lrsquohomme qursquohabite un

Dieu qursquoil ait perdu la tecircte que son propre esprit ne soit plus en lui Tant que

cela au contraire sera sa possession aucun ecirctre humain ne sera capable ni de

creacuteer ni de vaticiner Ainsi donc en tant que ce nrsquoest pas par un effet de lrsquoart

qursquoils disent tant et de si belles choses sur les sujets dont ils parlent (ainsi que tu

le fais toi sur Homegravere) mais par lrsquoeffet drsquoune gracircce divine chacun drsquoeux nrsquoest

capable drsquoune belle creacuteation que dans la voie sur laquelle lrsquoa pousseacute la Muse394

Deux points sont agrave noter dans cet extrait en rapport avec les propos tenus par Socrate dans

le Phegravedre Premiegraverement le poegravete pris par le deacutelire divin a perdu la tecircte il nrsquoest plus maicirctre

de lui-mecircme Deuxiegravemement lrsquohomme inspireacute des dieux ne possegravede aucun art ce nrsquoest

qursquoen tant qursquoil est posseacutedeacute par les dieux qursquoil est capable de creacuteer srsquoil est poegravete ou de

propheacutetiser srsquoil est devin Si le premier point est repris tel quel dans le Phegravedre Socrate y

soulignant que lrsquohomme affecteacute par la folie divine nrsquoest plus dans son eacutetat mental habituel

qursquoil devient insenseacute le second est modifieacute du moins en ce qui concerne la figure du

philosophe Certes Socrate preacutetend ne pas posseacuteder lrsquoart qursquoest la rheacutetorique mais ce nrsquoest

que pour faire valoir sa possession drsquoun art qui lui est supeacuterieure la dialectique Celle-ci

394 Platon Ion 534b-c (trad L Robin) laquo κοῦφον γὰρ χρῆμα ποιητής ἐστιν καὶ πτηνὸν καὶ ἱερόν καὶ οὐ

πρότερον οἷός τε ποιεῖν πρὶν ἂν ἔνθεός τε γένηται καὶ ἔκφρων καὶ ὁ νοῦς μηκέτι ἐν αὐτῷ ἐνῇmiddot ἕως δrsquo ἂν τουτὶ

ἔχῃ τὸ κτῆμα ἀδύνατος πᾶς ποιεῖν ἄνθρωπός ἐστιν καὶ χρησμῳδεῖν ἅτε οὖν οὐ τέχνῃ ποιοῦντες καὶ πολλὰ

λέγοντες καὶ καλὰ περὶ τῶν πραγμάτων ὥσπερ σὺ περὶ Ὁμήρου ἀλλὰ θείᾳ μοίρᾳ τοῦτο μόνον οἷός τε

ἕκαστος ποιεῖν καλῶς ἐφrsquo ὃ ἡ Μοῦσα αὐτὸν ὥρμησεν raquo

228

nrsquoest pas un art au sens commun du terme elle nrsquoest pas un ensemble de connaissances

techniques exteacuterieures agrave lrsquoacircme humaine mais une disposition que Socrate assimile agrave une

gracircce divine qui permet drsquoopeacuterer des rassemblements et des divisions agrave partir des Formes

et agrave travers elles La dialectique est science car elle peut justifier ses opinions et peut

srsquoenseigner

La critique des hommes politiques dans le Meacutenon srsquoeffectue dans un contexte

semblable Dans un dialogue qui allie la recherche de la vertu agrave celle de la science Platon

conclut que les hommes politiques par leur incapaciteacute agrave transmettre leur savoir sont priveacutes

de science ou de vertu et que leurs accomplissements ne peuvent ecirctre dus qursquoagrave une forme

drsquoinspiration divine

Ce nrsquoest donc pas gracircce au savoir qursquoils possegravedent ce nrsquoest pas non plus parce

qursquoils eacutetaient savants que pareils hommes ont eacuteteacute les guides de leurs citeacutes ndash je

parle des Theacutemistocle et autres que celui-lagrave Anytos a mentionneacutes tout agrave

lrsquoheure Lrsquoabsence drsquoun tel savoir est aussi la raison pour laquelle ils ne sont

pas capables de rendre drsquoautres hommes pareils agrave eux-mecircmes En effet ce

qursquoils sont ils ne le doivent pas agrave une connaissance395

Dans le contexte de la discussion Socrate montre que les hommes politiques ne sont pas

ces maicirctres de vertu que lrsquoon recherche la preuve en eacutetant qursquoils sont incapables de

transmettre leur preacutetendu savoir La suite de lrsquoentretien les assimilera agrave ces autres hommes

laquo divins raquo mais ignorants que sont les poegravetes et les devins

Nrsquoaurait-on pas raison drsquoappeler divins tous ceux dont nous venons de parler

prophegravetes devins et poegravetes Et des hommes politiques nous dirons qursquoils ne

sont pas moins que ceux-lagrave des hommes divins nous dirons qursquoun dieu les

habite et que lorsqursquoils prononcent bien des choses drsquoimportance et en

accomplissent autant mais sans savoir de quoi ils parlent ils sont inspireacutes et

posseacutedeacutes par le dieu396

Est-ce que Platon veut reacuteellement signifier que lrsquoinspiration divine est la cause des

accomplissements que lrsquoon reconnaicirct aux hommes politiques ou ne fait-il que se moquer

395 Platon Meacutenon 99b (trad M Canto-Sperber) laquo Οὐκ ἄρα σοφίᾳ τινὶ οὐδὲ σοφοὶ ὄντες οἱ τοιοῦτοι ἄνδρες

ἡγοῦντο ταῖς πόλεσιν οἱ ἀμφὶ Θεμιστοκλέα τε καὶ οὓς ἄρτι Ἄνυτος ὅδε ἔλεγενmiddot διὸ δὴ καὶ οὐχ οἷοί τε ἄλλους

ποιεῖν τοιούτους οἷοι αὐτοί εἰσι ἅτε οὐ διrsquo ἐπιστήμην ὄντες τοιοῦτοι raquo 396 Ibid 99c-d (trad M Canto-Sperber) laquo Ὀρθῶς ἄρrsquo ἂν καλοῖμεν θείους τε οὓς νυνδὴ ἐλέγομεν

χρησμῳδοὺς καὶ μάντεις καὶ τοὺς ποιητικοὺς ἅπανταςmiddot καὶ τοὺς πολιτικοὺς οὐχ ἥκιστα τούτων φαῖμεν ἂν

θείους τε εἶναι καὶ ἐνθουσιάζειν ἐπίπνους ὄντας καὶ κατεχομένους ἐκ τοῦ θεοῦ ὅταν κατορθῶσι λέγοντες

πολλὰ καὶ μεγάλα πράγματα μηδὲν εἰδότες ὧν λέγουσιν raquo

229

drsquoeux en les rabaissant au rang des prophegravetes devins et poegravetes et en les qualifiant

ironiquement de laquo divins raquo Comme dans lrsquoIon Platon ne semble pas faire de lrsquoinspiration

divine une notion vide elle est certes une forme drsquoignorance mais relative agrave la reacuteelle

connaissance qursquoapporte la philosophie Platon reconnaicirct que les hommes politiques tout

comme les devins et les poegravetes sont parfois en mesure drsquoaccomplir de grandes choses et

sont agrave lrsquoorigine de bienfaits pour lrsquohumaniteacute Il lui faut alors attribuer une cause aux effets

dont ils sont agrave lrsquoorigine cause que Platon ramegravene faute de mieux agrave une inspiration divine

Certes Platon ne prend pas le temps de deacutefinir la nature de cette inspiration Peut-ecirctre la

concevait-il comme une vague intuition ne pouvant se justifier par le discours le logos

mais posseacutedant tout de mecircme un certain rapport avec la veacuteriteacute

32 Lrsquoinspiration divine dans le Phegravedre

Le traitement positif de lrsquoinspiration divine dans le Phegravedre pointe-t-il en direction

drsquoun deacuteveloppement dans la penseacutee de Platon drsquoune modification de lrsquoopinion tenue agrave

lrsquoeacutegard de lrsquoinspiration divine dans des dialogues comme lrsquoIon et le Meacutenon Nous devons

agrave notre avis relativiser le caractegravere apparemment neacutegatif de la critique de lrsquoinspiration dans

ces dialogues Certes Platon cherche agrave y montrer que le philosophe possegravede une

connaissance supeacuterieure agrave celle du poegravete ou de lrsquohomme politique mais il se garde de

refuser au dialecticien lrsquoaccegraves agrave la gracircce divine

Notre but nrsquoest pas ici de commenter chacun des extraits ougrave Socrate fait lrsquoeacuteloge de la

folie ougrave il remercie les dieux du don qui lui ont offert agrave savoir cette capaciteacute agrave deacutefinir agrave

rassembler et diviser ses ideacutees afin de produire un discours clair persuasif et eacuteducatif Des

expressions relatives agrave lrsquoinspiration divine apparaissent au fil du dialogue mais Platon

nrsquooffre jamais de deacutefinition claire de celle-ci Drsquoailleurs aucune deacutefinition de lrsquoinspiration

divine nrsquoavait eacuteteacute proposeacutee dans lrsquoIon ou dans le Meacutenon ougrave cette notion eacutetait introduite

pour caracteacuteriser une forme de connaissance dont on sait qursquoelle est priveacutee de science

Certes Platon nous informe quant agrave son origine les dieux et agrave ses effets les

accomplissements des hommes inspireacutes qursquoils soient poegravetes ou politiques mais il ne la

deacutefinit jamais en elle-mecircme Le pouvait-il Lui eacutetait-il possible de deacutefinir ce qui dans le

Phegravedre apparaicirct comme la source de la penseacutee discursive avec les outils mecircmes du logos

230

Peut-ecirctre mais pour le paraphraser cela aurait exigeacute un long discours presque divin

demandant beaucoup de temps et drsquoefforts397 Crsquoest sans doute pourquoi il se sert du mythe

comme veacutehicule pour deacutecrire lrsquoexpeacuterience veacutecue par la philosophie alors qursquoil est pris par la

folie divine Crsquoest au cœur du mythe de lrsquoattelage aileacute que Platon nous offre dans les

limites du possible pour lrsquohomme une description de la contemplation de lrsquoEcirctre dont il fait

le principe de la connaissance dialectique

Cet espace qui srsquoeacutetend au-delagrave du ciel nrsquoa jamais encore eacuteteacute chanteacute par aucun

poegravete drsquoici-bas et ne sera jamais chanteacute drsquoune maniegravere digne de lui Or voici

ce qui en est ndash car on doit oser dire le vrai surtout quand on parle sur la veacuteriteacute

Lrsquoessence qui nrsquoa point de couleur ni de forme et qursquoon ne saurait toucher

lrsquoessence qui est reacuteellement que seul est capable de voir le pilote de lrsquoacircme ndash

lrsquointelligence celle enfin qui est lrsquoobjet de la veacuteritable science occupe ce lieu-

lagrave398

Cette section du mythe que nous avons deacutejagrave analyseacute dans une perspective

neacuteoplatonicienne peut ecirctre interpreacuteteacutee de plusieurs faccedilons Est-il question ici de la vision

laquo beacuteatifique raquo reacuteserveacutee agrave lrsquoacircme une fois seacutepareacutee du corps apregraves la mort Est-ce que cette

connaissance est deacutejagrave accessible pour une acircme incarneacutee capable de sublimer son amour

pour le porter vers les objets en soi les plus deacutesirables soit le Beau le Bon le Vrai la

Justice etc Plusieurs interpreacutetations concurrentes du mythe semblent possibles En ce qui

concerne notre lecture du dialogue que nous subordonnons agrave la question de lrsquoinspiration

divine ce mythe semble nous enseigner que le philosophe peut et doit srsquoassimiler au divin

pour jouir pour un moment alors qursquoil est inspireacute de cette connaissance de lrsquoEcirctre qursquoil

aura par ailleurs preacutepareacutee et cultiveacutee par la dialectique Agrave deacutefaut de pouvoir constamment

contempler les Formes dans cette vie preacutesente le philosophe peut beacuteneacuteficier

momentaneacutement de cette connaissance synoptique des ecirctres dont les dieux jouissent

perpeacutetuellement

397 Nous paraphrasons le Phegravedre 246a 398 Platon Phegravedre 247c-d (trad Cl Moreschini et P Vicaire) laquo Τὸν δὲ ὑπερουράνιον τόπον οὔτε τις ὕμνησέ

πω τῶν τῇδε ποιητὴς οὔτε ποτὲ ὑμνήσει κατrsquo ἀξίαν ἔχει δὲ ὧδε ndash τολμητέον γὰρ οὖν τό γε ἀληθὲς εἰπεῖν

ἄλλως τε καὶ περὶ ἀληθείας λέγοντα ndash ἡ γὰρ ἀχρώματός τε καὶ ἀσχημάτιστος καὶ ἀναφὴς οὐσία ὄντως οὖσα

ψυχῆς κυβερνήτῃ μόνῳ θεατὴ νῷ περὶ ἣν τὸ τῆς ἀληθοῦς ἐπιστήμης γένος τοῦτον ἔχει τὸν τόπον raquo

231

33 La figure du Socrate inspireacute le Pheacutedon

Les commentateurs modernes srsquoentendent pour faire du Pheacutedon un dialogue

contemporain du Phegravedre Il nrsquoest donc pas eacutetonnant drsquoy retrouver la figure drsquoun Socrate

inspireacute non seulement philosophe mais aussi poegravete et devin Avec le Phegravedre ce dialogue

contribue agrave la reacutehabilitation de lrsquoinspiration divine que lrsquoIon et le Meacutenon preacutesentaient

comme un pis-aller agrave la science et qui maintenant est associeacutee agrave la dialectique Dans un

contexte tout agrave fait diffeacuterent ndash dans le Pheacutedon Socrate est emprisonneacute dans lrsquoattente de son

exeacutecution alors que dans le Phegravedre il se promegravene librement inspireacute par les lieux

bucoliques de la campagne atheacutenienne ndash le thegraveme de lrsquoinspiration divine reacuteapparaicirct et les

figures du poegravete et du devin sont encore une fois attribueacutees agrave Socrate Agrave quelques heures de

sa mort Socrate justifie ainsi sa vocation philosophique

Voici ce qursquoil en eacutetait souvent tout au long de ma vie le mecircme recircve mrsquoa

visiteacute ce que je voyais dans mon recircve pouvait varier drsquoune fois agrave lrsquoautre mais

ce qursquoil disait crsquoeacutetait toujours la mecircme chose laquo Socrate disait-il fais une

œuvre drsquoart travaille raquo Et moi du moins dans le passeacute je croyais comprendre

ce que je faisais crsquoeacutetait ce agrave quoi le recircve mrsquoincitait et qursquoil mrsquoencourageait agrave

poursuivre comme lorsqursquoon acclame les coureurs le long de la piste ainsi le

recircve mrsquoencourageait agrave continuer exactement ce que jrsquoeacutetais en train de faire une

œuvre drsquoart Car dans mon esprit la philosophie eacutetait lrsquoœuvre drsquoart la plus

haute et crsquoeacutetait elle que je pratiquais399

Le Pheacutedon confirme ou anticipe cette conception unificatrice des diffeacuterentes espegraveces de la

folie divine que lrsquoon retrouve dans le Phegravedre et que theacuteoriseront par la suite les

commentateurs neacuteoplatoniciens Srsquoil y a vraiment un deacuteveloppement dans la penseacutee de

Platon au sujet de lrsquoinspiration divine il se manifeste par lrsquounification des diffeacuterentes

formes de folie sous lrsquoeacutegide de la philosophie Cette ideacutee nrsquoentre pas en contradiction avec

les propos critiques de lrsquoIon et du Meacutenon mais nous ne pouvons affirmer qursquoelle soit deacutejagrave

preacutesente dans ces dialogues mecircme potentiellement agrave notre avis En affirmant que la

philosophie est la seule reacuteelle musique Platon ne laisse plus aucune place aux disciplines

qui lui sont concurrentes au titre de savoir veacuteritable les poegravetes qui ne sont pas philosophes

399 Platon Pheacutedon 60e-61a (trad M Dixsaut) laquo πολλάκις μοι φοιτῶν τὸ αὐτὸ ἐνύπνιον ἐν τῷ παρελθόντι

βίῳ ἄλλοτrsquo ἐν ἄλλῃ ὄψει φαινόμενον τὰ αὐτὰ δὲ λέγον ldquoὮ Σώκρατεςrdquo ἔφη ldquoμουσικὴν ποίει καὶ ἐργάζουrdquo

καὶ ἐγὼ ἔν γε τῷ πρόσθεν χρόνῳ ὅπερ ἔπραττον τοῦτο ὑπελάμβανον αὐτό μοι παρακελεύεσθαί τε καὶ

ἐπικελεύειν ὥσπερ οἱ τοῖς θέουσι διακελευόμενοι καὶ ἐμοὶ οὕτω τὸ ἐνύπνιον ὅπερ ἔπραττον τοῦτο

ἐπικελεύειν μουσικὴν ποιεῖν ὡς φιλοσοφίας μὲν οὔσης μεγίστης μουσικῆς ἐμοῦ δὲ τοῦτο πράττοντος raquo

232

sont releacutegueacutes au rang de vulgaires imitateurs loin dans la hieacuterarchie des acircmes deacutefinie

cateacutegoriquement dans le mythe du Phegravedre Celle-ci est non seulement la reine dans le

domaine du discours apregraves avoir deacutetrocircneacute la rheacutetorique de ses contemporains elle devient la

plus haute forme drsquoart inspireacute Le philosophe nrsquoa donc rien agrave envier aux poegravetes aux devins

et aux hommes politiques car il beacuteneacuteficie non seulement de la gracircce des dieux mais il

possegravede en propre la seule veacuteritable forme de savoir que lrsquohomme puisse posseacuteder sur

lrsquoEcirctre celle qui peut se justifier et srsquoenseigner

4 Remarques conclusives inspiration divine et interpreacutetation

neacuteoplatonicienne

Bien qursquoil reacutevegravele lrsquoincoheacuterence de la preacutetention au savoir des poegravetes et des hommes

politiques dans lrsquoApologie de Socrate lrsquoIon et le Meacutenon Platon en preacutesentant Socrate

comme un homme inspireacute dans le Phegravedre et le Pheacutedon nrsquoinvalide pas en soi la source

divine du savoir dialectique La question de lrsquoinspiration divine est poseacutee dans diffeacuterents

contextes dans les dialogues de Platon tout jugement quant agrave sa nature et agrave ses effets doit

tenir compte de lrsquoadaptabiliteacute de la penseacutee platonicienne aux problegravemes qursquoil se pose Sans

pour autant faire lrsquohypothegravese drsquoun deacuteveloppement de la reacuteflexion platonicienne au sujet de

lrsquoinspiration divine on peut noter que crsquoest agrave partir du Phegravedre que celle-ci semble

revaloriseacutee sur le plan philosophique davantage par le mythe et le discours imageacute il faut le

reconnaicirctre que par une deacutemonstration destineacutee aux laquo esprits forts400 raquo Lrsquoapparente

opposition entre la science et lrsquoinspiration divine dans des dialogues anteacuterieurs au Phegravedre

semble dissipeacutee par les propos de Socrate qui montre que la dialectique et ses proceacutedeacutes le

rassemblement et la division deacutependent drsquoune inspiration divine encore agrave deacutefinir au

principe et agrave la fin du savoir dialectique

La notion drsquoinspiration divine que lrsquoon peut mettre au fondement de la science

veacuteritable de la connaissance de lrsquoEcirctre sera laquo deacutemythologiseacutee raquo par les commentateurs

400 La seconde partie du dialogue qui succegravede agrave la Palinodie de Socrate se centre sur la question des

fondements dialectiques de la rheacutetorique et sur le statut de lrsquoeacutecrit Platon nrsquoy offre aucun exposeacute theacuteorique

satisfaisant sur les rapports entre la raison dialectique et lrsquoinspiration divine

233

neacuteoplatoniciens401 qui chercheront agrave la comprendre par la dialectique par une division

adeacutequate des principes meacutetaphysiques par leur deacutefinition leur deacutemonstration et leur

analyse La doctrine de lrsquointellection dans la philosophie de Proclus repreacutesente lrsquoun de ces

efforts speacuteculatifs pour expliquer la relation de la penseacutee humaine agrave ce qui la deacutepasse ce

que les Grecs appelaient le divin Va-t-elle agrave lrsquoencontre des principes qui guident la

reacuteflexion platonicienne au sujet de lrsquoinspiration divine et de la dialectique dans le Phegravedre

Deacutenature-t-elle la penseacutee de Platon au sujet des limites de la penseacutee humaine et des rapports

entre la raison qui possegravede les hommes et la folie qui leur vient des dieux Nous espeacuterons

que notre eacutetude sur la noeacutetique proclienne et ses reacuteflexions sur les fondements de la science

dans le Phegravedre ont pu montrer les eacuteleacutements de continuiteacute dans la tradition platonicienne de

Platon agrave ses derniers commentateurs qui ont vu dans ce dialogue les points de deacutepart pour

lrsquoeacutelaboration drsquoune doctrine qui tout en donnant le rocircle directeur et reacutegulateur au savoir

dialectique sait srsquoouvrir agrave diffeacuterents modes de connaissance du divin

401 En fait sa laquo vecircture raquo mythologique sera doubleacutee voire tripleacutee au livre IV de la Theacuteologie platonicienne

par Proclus dans sa tentative drsquoharmonisation des doctrines de Platon avec les traditions orphique et

chaldaiumlque Cette superposition de discours mythologiques agrave la doctrine du Phegravedre qui est deacutejagrave preacutesenteacutee

dans un discours imageacute fait peut-ecirctre eacutecran comme laisse entendre C Steel dans un contexte semblable (laquo Le

Parmeacutenide est ndashil le fondement de la Theacuteologie platonicienne raquo dans Proclus et la Theacuteologie platonicienne

Actes du colloque international de Louvain [13-16 mai 1998] p 373-397) au travail dialectique que megravene

Proclus pour qui cette science est le principe structurant de la diversiteacute des discours theacuteologiques

235

ANNEXE II LA CRITIQUE ARISTOTEacuteLICIENNE DE LA

GEacuteNEacuteRATION DES IDEacuteES-NOMBRES ET SA REacutePONSE

NEacuteOPLATONICIENNE

1 La question de lrsquoenseignement oral de Platon et les agrapha dogmata

Depuis la parution au deacutebut du siegravecle dernier de La theacuteorie platonicienne des Ideacutees

et des Nombres drsquoapregraves Aristote par Leacuteon Robin les speacutecialistes de lrsquoaristoteacutelisme et du

platonisme ont chercheacute agrave preacuteciser la nature et lrsquoorigine des doctrines viseacutees par les critiques

drsquoAristote aux livres M et N de la Meacutetaphysique Ces deux livres auxquels srsquoajoute une

seacuterie de passages tireacutes des livres A et Λ nous offrent le plus important teacutemoignage au sujet

des thegraveses ontologiques et matheacutematiques qui ont pu ecirctre deacutefendues par Platon et ses

successeurs au sein de lrsquoAcadeacutemie Lrsquoouvrage de Robin participa agrave lrsquoessor drsquoun des

principaux champs de recherche du XXe siegravecle en histoire de la philosophie ancienne

lrsquoenquecircte sur lrsquoexistence et la nature de doctrines non eacutecrites (agrapha dogmata)

irreacuteductibles aux thegraveses discuteacutees dans les Dialogues402 que le fondateur de lrsquoAcadeacutemie

aurait communiqueacutees oralement agrave ses disciples notamment dans ses leccedilons Sur le Bien403

Dans la perspective de nos recherches sur les fondements platonicien et aristoteacutelicien de la

noeacutetique proclienne crsquoest aussi la question du sujet et de lrsquoobjet de la penseacutee que mettent

en jeu ces doctrines puisque les Ideacutees et les Nombres reacuteinterpreacuteteacutes agrave partir des schegravemes

theacuteoriques neacuteoplatoniciens demeurent les conditions de possibiliteacute de la connaissance pour

Proclus et son maicirctre Syrianus

La Meacutetaphysique drsquoAristote demeure notre principal teacutemoignage sur lrsquoexistence

drsquoune doctrine platonicienne des principes premiers Eacutetant donneacute la complexiteacute et la densiteacute

de lrsquoargumentation deacuteveloppeacutee aux livres M et N que les commentateurs reacutecents ont

contribueacute agrave clarifier404 nous nous limiterons ici agrave un aspect de la critique aristoteacutelicienne

Nous chercherons agrave comprendre pour ensuite porter sur elles un jugement critique les

402 Nous ne nous pencherons pas ici sur le cas du Timeacutee qui est lrsquoune des cibles principales des critiques

qursquoAristote formule ailleurs notamment dans la partie doxographique du traiteacute De lrsquoacircme agrave lrsquoeacutegard des

doctrines platoniciennes 403 M-D Richard Lrsquoenseignement oral de Platon Paris Les Eacuteditions du Cerf 1986 p 70-80 404 Soulignons entre autres la contribution de J Annas Aristotlersquos Metaphysics Oxford Clarendon Press

1976

236

principales raisons invoqueacutees par Aristote pour reacutefuter la doctrine de la geacuteneacuteration des

Ideacutees-Nombres agrave partir de lrsquoUn et de la Dyade indeacutefinie du Grand et du Petit Notre travail

consistera principalement agrave expliciter lrsquoargumentation drsquoAristote en rappelant les postulats

souvent implicites sur lesquels elle se fonde Alors que Robin a voulu circonscrire son

enquecircte aux seuls propos aristoteacuteliciens nous prendrons aussi en consideacuteration certains

passages du corpus platonicien qui parmi drsquoautres nous semblent pertinents afin de mieux

cerner lrsquoobjet des critiques aristoteacuteliciennes

Dans un premier temps nous commenterons les quelques extraits de la

Meacutetaphysique ougrave la paterniteacute de la doctrine des Ideacutees-Nombres est attribueacutee agrave Platon Nous

preacuteciserons alors srsquoil y a lieu de distinguer les Nombres des Ideacutees et discuterons de leur

mode de geacuteneacuteration Dans un deuxiegraveme temps nous preacutesenterons les principales raisons

pour lesquelles selon Aristote la geacuteneacuteration des Ideacutees-Nombres est absurde (atopos) Nous

aborderons ce qui constitue agrave notre avis les quatre principaux thegravemes de cette critique

lrsquoassociation du Bien et du Mal aux principes la relation entre les contraires les principes

conccedilus comme eacuteleacutements et le concept de participation Crsquoest agrave ce dernier problegraveme que sera

consacreacute le plus long deacuteveloppement Nous approfondirons la critique aristoteacutelicienne de la

participation et ses non-dits non pas de la participation des choses sensibles aux Ideacutees dont

Robin a tregraves bien deacutefini les enjeux dans la premiegravere partie de son ouvrage405 mais drsquoune

participation qui serait agrave lrsquoorigine des Ideacutees-Nombres Dans un troisiegraveme temps nous

confronterons le teacutemoignage drsquoAristote sur la doctrine des Ideacutees-Nombres aux dialogues de

Platon Nous identifierons les passages qui nous laissent croire que Platon fait allusion agrave

une telle doctrine Nous pourrons ainsi juger si ces dialogues contiennent des arguments

des concepts ou des thegraveses permettant de contrer la critique formuleacutee en Meacutetaphysique

Dans un quatriegraveme et dernier temps nous traiterons de la reacuteception de ces critiques dans la

tradition neacuteoplatonicienne En lien avec les thegraveses gnoseacuteologiques analyseacutees dans notre

eacutetude sur la doctrine de lrsquointellection dans la tradition platonico-aristoteacutelicienne notamment

au sujet de lrsquoimagination de la penseacutee discursive et de lrsquointellection nous deacutefinirons les

principes de la reacutefutation de cette critique chez Syrianus puis chez Proclus Nous

montrerons ainsi que la gnoseacuteologie neacuteoplatonicienne cherche agrave deacutesamorcer les attaques

405 L Robin La theacuteorie platonicienne des Ideacutees et des Nombres drsquoapregraves Aristote Paris F Alcan 1908 p 73-

120

237

contre ce que le neacuteoplatonisme considegravere au fondement mecircme de la penseacutee platonicienne

soit la theacuteorie des Ideacutees et sa version pythagorisante notamment exposeacutee dans le Timeacutee la

theacuteorie des Nombres

2 La doctrine des Ideacutees-Nombres drsquoapregraves Aristote

21 Les Ideacutees et les Nombres

Dans son ceacutelegravebre ouvrage L Robin a preacuteciseacute la signification des concepts drsquoIdeacutee et

de Nombre La principale difficulteacute de ce travail de deacutefinition eacutetait due agrave la multipliciteacute des

doctrines au sein de lrsquoAcadeacutemie ndash celles de Platon de Speusippe et de Xeacutenocrate ndash au sujet

des Ideacutees et surtout des Nombres Comme ailleurs dans son corpus Aristote reste souvent

allusif quant agrave lrsquoorigine des doctrines dont il fait lrsquoobjet de ses critiques Alors que la thegravese

en question peut nous sembler proprement platonicienne Aristote peut se reacutefeacuterer agrave

Speusippe ou agrave Xeacutenocrate tout autant qursquoagrave Platon

Dans lrsquoensemble Aristote laisse entendre que Platon identifie les Ideacutees aux

Nombres laquo En effet ceux qui admettent lrsquoexistence des Ideacutees disent que les Ideacutees sont

nombres et les nombres sont pour eux tantocirct infinis tantocirct limiteacutes agrave la Deacutecade406 raquo Il

preacutecise que Platon se distingue en cela de ses successeurs Speusippe et Xeacutenocrate en

seacuteparant les Nombres ideacuteaux des nombres matheacutematiques ces derniers eacutetant deacutesigneacutes par le

lrsquoexpression ta metaxu (les intermeacutediaires) laquo Certains philosophes [Platon]407 preacutetendent

ainsi qursquoil y a deux espegraveces de nombres les nombres dans lesquels il y a de lrsquoanteacuterieur et

du posteacuterieur ce sont les Nombres ideacuteaux et le nombre matheacutematique en dehors des Ideacutees

et des choses sensibles ces deux sortes de nombres eacutetant drsquoailleurs eacutegalement seacutepareacutes du

sensible408 raquo Aristote garde-t-il une certaine reacuteserve concernant cette distinction entre

Nombres et Ideacutees laquo Mais si les Ideacutees ne sont pas des Nombres il nrsquoest absolument pas

possible qursquoelles existent car de quels principes viendraient les Ideacutees Le Nombre en

effet procegravede de lrsquoUn et de la Dyade indeacutefinie et ces principes des Ideacutees sont aussi appeleacutes

406 Aristote Meacutetaphysique Λ 8 1073a18 La Deacutecade est le nombre parfait des pythagoriciens laquo Par

exemple comme la Deacutecade semble ecirctre un nombre parfait et embrasser toute la nature des nombres ils disent

que les Corps ceacutelestes en mouvement sont au nombre de dix raquo (A 5 986a8) 407 Nous avons indiqueacute le nom des philosophes dont parle implicitement Aristote en suivant les indications de

Tricot dans sa traduction de la Meacutetaphysique 408 Aristote Meacutetaphysique M 6 1080b11-14

238

eacuteleacutements du nombre mais alors il nrsquoy a aucune raison de placer les Ideacutees avant ou apregraves les

Nombres409 raquo Ce passage nrsquoinvalide donc en rien lrsquoidentification des Nombres aux Ideacutees

chez Platon Aristote nrsquoy distingue provisoirement les Nombres des Ideacutees que pour mieux

les identifier Drsquoailleurs plusieurs autres extraits teacutemoignent en faveur de la thegravese selon

laquelle Platon drsquoapregraves Aristote nrsquoaurait pas distingueacute les Ideacutees des Nombres laquo Et celui

[Platon] qui le premier posa lrsquoexistence des Ideacutees et des Nombres seacutepara avec raison les

choses matheacutematiques410 [mathematica] des Ideacutees411 raquo Bien que les Nombres ne soient pas

identifieacutes explicitement aux Ideacutees dans ce passage cette identification y est contenue

implicitement En effet ce ne sont pas les Nombres et les Ideacutees qui srsquoopposent entre eux ce

sont plutocirct les choses ou nombres matheacutematiques qui doivent ecirctre conccedilues seacutepareacutement

des Ideacutees-Nombres

En se basant sur drsquoautres teacutemoignages antiques que ceux drsquoAristote notamment sur

ceux des commentateurs neacuteoplatoniciens412 les repreacutesentants de lrsquoEacutecole de Tubingen qui

ont soutenu la primauteacute de lrsquoenseignement oral de Platon sur les dialogues ont chercheacute agrave

deacutefinir les diffeacuterents niveaux ontologiques du monde intelligible platonicien Ils ont apporteacute

une distinction entre des Ideacutees supeacuterieures identifieacutees aux Nombres ideacuteaux de la Deacutecade

et des Ideacutees particuliegraveres qui sont laquodeacutefinies par des rapports intervenant dans la division

dichotomique des genres413 raquo Une telle distinction mecircme si elle nrsquoest pas formuleacutee dans

409 Ibid M 7 1081a12-17 (trad J Tricot) 410 En traduisant mathematica par Nombres Tricot creacutee agrave notre avis une confusion pour son lecteur puisque

dans sa traduction Nombres avec majuscule deacutesigne habituellement les Nombres ideacuteaux par opposition agrave

nombres avec minuscule qui renvoie aux nombres matheacutematiques Par ailleurs Tricot nrsquoest pas constant

dans sa traduction du syntagme mathematicoi arithmoi en effet il utilise sans distinction la majuscule et la

minuscule (cf 1086a7-9) Il avait traduit mathematica par Choses matheacutematiques en 1086a2 Nous devrions

donc rendre mathematica en 1086a12 par Choses matheacutematiques pour ne pas que la traduction laisse croire

que Platon ait opeacutereacute une distinction entre les Nombres ideacuteaux et les Ideacutees Par ailleurs la construction de la

phrase pose problegraveme en raison des deux εἶναι laquo ὁ δὲ πρῶτος θέμενος τὰ εἴδη εἶναι καὶ ἀριθμοὺς τὰ εἴδη καὶ

τὰ μαθηματικὰ εἶναι εὐλόγως ἐχώρισεν raquo La traduction de Ross laquo And he who first supposed that the Forms

exist and that the Forms are numbers and that the objects of mathematics exist naturally separated the two raquo

(W D Ross The Works of Aristotle vol VIII Metaphysica ad locum) est par ailleurs moins preacutecise que

celle proposeacutee dans son eacutedition commenteacutee de la Meacutetaphysique laquo He who first posited that the Ideas were

also numbers naturally separated the Ideas and the mathemathical objects raquo (W D Ross Aristotlersquos

Metaphysics t 2 p 460) Cette traduction nrsquoest toutefois possible que si nous suivons la suggestion de

W Christ ndash voir commentaires de Ross ad locum ndash drsquoomettre le second εἶναι et drsquoainsi donner τὰ εἴδη καὶ τὰ

μαθηματικὰ pour compleacutement agrave ἐχώρισεν 411 Aristote Meacutetaphysique M 9 1086a12-13 (trad J Tricot) 412 Cf M-D Richard op cit p 243-381 M-D Richard a recueilli dans ces pages le teacutemoignage de

nombreux penseurs antiques au sujet de lrsquoenseignement oral de Platon 413 Ibid p 233

239

ces termes chez Aristote permet de deacutefinir plus preacuteciseacutement lrsquoobjet de sa critique Ce qursquoil

cherche principalement agrave reacutefuter aux livres M et N crsquoest la geacuteneacuteration des Ideacutees

supeacuterieures que nous appelons Ideacutees-Nombres et qursquoAristote deacutesigne freacutequemment par le

syntagme Nombres ideacuteaux par opposition agrave la production des Ideacutees particuliegraveres par

exemple lrsquoIdeacutee de lrsquohomme ou du cheval par division des Ideacutees supeacuterieures

22 La geacuteneacuteration des Ideacutees-Nombres

Maintenant apregraves avoir clarifieacute sommairement la notion drsquoIdeacutees-Nombres ou

Nombres ideacuteaux nous abordons lrsquoeacutepineux problegraveme de leur geacuteneacuteration Selon Aristote les

principes des Ideacutees-Nombres sont lrsquoUn et la Dyade indeacutefinie du Grand et du Petit drsquoune

part lrsquoUn joue le rocircle de la cause formelle qui est principe de deacutetermination drsquoautre part

la Dyade qui subit cette deacutetermination repreacutesente la cause mateacuterielle Crsquoest au livre A

qursquoAristote parle pour la premiegravere fois drsquoune geacuteneacuteration des Ideacutees bien qursquoil ne les associe

pas encore aux Nombres de la Deacutecade

Les Ideacutees eacutetant les causes des autres ecirctres il estima que leurs eacuteleacutements sont les

eacuteleacutements de toutes choses ainsi comme matiegravere les principes des Ideacutees sont le

Grand et le Petit et comme forme crsquoest lrsquoUn car crsquoest agrave partir du Grand et du

Petit et par participation du Grand et du Petit agrave lrsquoUn que naissent les Nombres

ideacuteaux414

Les consideacuterations qui preacutecegravedent montrent avec eacutevidence qursquoil ne srsquoest servi

que de deux causes de la cause formelle et de la cause mateacuterielle (en effet les

Ideacutees sont causes de lrsquoessence pour le monde sensible et lrsquoUn agrave son tour est

cause pour les Ideacutees415) et cette matiegravere qui est substrat (et de laquelle se

414 Aristote Meacutetaphysique A 6 987b18-22 (trad J Tricot) laquo ἐπεὶ δrsquo αἴτια τὰ εἴδη τοῖς ἄλλοις τἀκείνων

στοιχεῖα πάντων ᾠήθη τῶν ὄντων εἶναι στοιχεῖα ὡς μὲν οὖν ὕλην τὸ μέγα καὶ τὸ μικρὸν εἶναι ἀρχάς ὡς δrsquo

οὐσίαν τὸ ἕνmiddot ἐξ ἐκείνων γὰρ κατὰ μέθεξιν τοῦ ἑνὸς [τὰ εἴδη] εἶναι τοὺς ἀριθμούς raquo 415 Dans son commentaire Alexandre cite une leccedilon divergente de ce passage Paul Moraux reacutefute

lrsquohypothegravese selon laquelle Eudore un meacutedioplatonicien aurait voulu falsifier le texte pour le faire concorder

avec son systegraveme moniste drsquoinspiration pythagoricienne et faire de lrsquoUn la cause de la matiegravere Cf Alexander

of Aphrodisias On Aristotlersquos Metaphysics 1 p 88 note 187 Outre la leccedilon de la Meacutetaphysique dans

lrsquoeacutedition de Ross nous avons plusieurs leccedilons pour le texte grec suivant laquoτὰ γὰρ εἴδη τοῦ τί ἐστιν αἴτια τοῖς

ἄλλοις τοῖς δrsquo εἴδεσι τὸ ἕν raquo que nous traduisons par laquo les formes sont les causes de lrsquoessence pour les autres

choses et lrsquoUn pour les formes raquo 1 Alexandre drsquoAphrodise In metaphysica commentaria p 59 laquo En effet

les formes sont les causes de lrsquoessence pour les autres tandis que pour ceux qui savent crsquoest lrsquoUn aussi pour

la matiegravere raquo 2 Ibid p 60 laquo En effet les formes sont les causes de lrsquoessence pour les autres choses et lrsquoUn

pour les formes raquo 3 Ascleacutepius In metaphysica commentaria p 52 laquo En effet les formes sont les causes de

lrsquoessence pour les autres choses et lrsquoUn pour les formes raquo Le second extrait drsquoAlexandre celui drsquoAsclepius

et la majoriteacute des manuscrits sont conformes agrave la leccedilon du texte de la Meacutetaphysique eacutediteacute par Ross La

logique syntaxique nous amegravene aussi agrave croire que la leccedilon eidesi (pour les formes) est la bonne mais la leccedilon

240

disent les Ideacutees pour les choses sensibles et lrsquoUn pour les Ideacutees) crsquoest la

Dyade du Grand et du Petit ndash Platon a encore placeacute dans lrsquoun de ces deux

principes la cause du Bien et dans lrsquoautre celle du Mal ce qui avait deacutejagrave eacuteteacute

avons-nous dit lrsquoobjet des recherches de certains philosophes anteacuterieurs tels

qursquoEmpeacutedocle et Anaxagore416

La critique des chapitres 6 et 9 du livre A vise la participation du sensible aux Ideacutees et non

la participation de la Dyade agrave lrsquoUn Toutefois Aristote y jette les bases de sa reacutefutation de

la geacuteneacuteration des Ideacutees-Nombres en soutenant que les Ideacutees et les choses sensibles

proviennent drsquoun mecircme principe mateacuteriel la Dyade Nous verrons comment Aristote

concevra la Dyade platonicienne et comment elle sera agrave son avis ce qui entraicircnera les

conseacutequences absurdes de la doctrine platonicienne des principes

3 La critique de la geacuteneacuteration des Ideacutees-Nombres

31 Critique axiologique

Lrsquoun des principaux problegravemes identifieacutes par Aristote dans sa critique de la

geacuteneacuteration des Ideacutees-Nombres est drsquoordre axiologique Agrave son avis en associant le Bien au

premier principe lrsquoUn Platon se voit contraint drsquoassocier son contraire le Mal au second

la Dyade417

Ce sont lagrave des conseacutequences absurdes En voici une autre Le principe opposeacute agrave

lrsquoUn qursquoil soit le Multiple [Speusippe] ou lrsquoIneacutegal [Platon] savoir le Grand et

le Petit sera le Mal en soi Aussi un philosophe [Speusippe] a-t-il eacuteviteacute de

mettre le Bien dans lrsquoUn parce que la geacuteneacuteration se faisant dans cette

doctrine agrave partir des contraires on serait contraint drsquoadmettre que lrsquoautre

contraire savoir le Multiple a pour nature le Mal Il en est drsquoautres pour qui

crsquoest lrsquoIneacutegal qui est le Mal [Platon et Xeacutenocrate] mais de toute faccedilon il reacutesulte

que tous les ecirctres participeront du Mal418 [sauf Speusippe] sauf lrsquoUn qui est

qui nous donne eidosi (pour ceux qui savent) bien qursquoelle soit fautive peut avoir eacuteteacute tregraves laquo inspirante raquo pour

les lecteurs neacuteoplatoniciens et neacuteopythagoriciens de la Meacutetaphysique surtout pour ceux qui auraient eacuteteacute tenteacutes

drsquoattribuer aux agrapha dogmata la paterniteacute de la doctrine de lrsquoengendrement de la matiegravere agrave partir de lrsquoUn 416 Aristote Meacutetaphysique A 6 988a8-17 (trad J Tricot) laquo φανερὸν δrsquoἐκ τῶν εἰρημένων ὅτι δυοῖν αἰτίαιν

μόνον κέχρηται τῇ τε τοῦ τί ἐστι καὶ τῇ κατὰ τὴν ὕλην (τὰ γὰρ εἴδη τοῦ τί ἐστιν αἴτια τοῖς ἄλλοις τοῖς δrsquo

εἴδεσι τὸ ἕν) καὶ τίς ἡ ὕλη ἡ ὑποκειμένη καθrsquo ἧς τὰ εἴδη μὲν ἐπὶ τῶν αἰσθητῶν τὸ δrsquoἓν ἐν τοῖς εἴδεσι λέγεται

ὅτι αὕτη δυάς ἐστι τὸ μέγα καὶ τὸ μικρόν ἔτι δὲ τὴν τοῦ εὖ καὶ τοῦ κακῶς αἰτίαν τοῖς στοιχείοις ἀπέδωκεν

ἑκατέροις ἑκατέραν ὥσπερ φαμὲν καὶ τῶν προτέρων ἐπιζητῆσαί τινας φιλοσόφων οἷον Ἐμπεδοκλέα καὶ

Ἀναξαγόραν raquo 417 Cf L Robin op cit p 571-580 418 On pourrait distinguer deux formulations leacutegegraverement diffeacuterentes pour parler de la participation Nous

distinguons participer agrave prendre part agrave avoir part agrave quelque chose (on dit par exemple que le sensible

241

lrsquoUn en soi en outre les Nombres participeront du Mal en soi plus

complegravetement que les Grandeurs il en reacutesulte aussi que le Mal sera le lieu du

Bien qursquoil participera du Bien et mecircme deacutesirera le recevoir quoique le Bien

soit sa propre destruction puisque le contraire est destructif du contraire Et si

comme nous lrsquoavons eacutetabli la matiegravere de chaque ecirctre est ce que cet ecirctre est en

puissance par exemple le feu en puissance est la matiegravere du feu en acte alors

le Mal sera le Bien mecircme en puissance ndash Toutes ces conseacutequences reacutesultent

drsquoune part de ce que les platoniciens prennent chaque principe au sens

drsquoeacuteleacutement drsquoautre part de ce que les principes sont des contraires drsquoautre part

encore de ce que le principe est lrsquoUn enfin de ce que les nombres sont des

substances premiegraveres des reacutealiteacutes seacutepareacutees et des Ideacutees419

Nous pouvons ainsi reformuler lrsquoargument axiologique drsquoAristote Si les principes de tous

les ecirctres et a fortiori des Ideacutees sont lrsquoUn et la Dyade et si le Bien est associeacute agrave lrsquoUn et le

Mal agrave la Dyade tous les ecirctres participeront du Mal agrave lrsquoexception de lrsquoUn420 Les Ideacutees-

Nombres participeront donc du Mal plus encore puisqursquoelles sont plus pregraves des principes

que les reacutealiteacutes infeacuterieures par exemple les Grandeurs elles participeront de lrsquoavis

drsquoAristote davantage du Mal que celles-ci421 Ainsi seul Speusippe eacutechapperait agrave ces

conseacutequences absurdes en eacutevitant de laquo mettre le Bien dans lrsquoUn raquo et conseacutequemment laquo le

Mal dans la Dyade raquo

Bien qursquoil semble impossible de contester une association entre le Bien et lrsquoUn ndash il

faudrait alors srsquoopposer non seulement aux propos mecircmes drsquoAristote mais aussi aux

participe aux Ideacutees) et participer de tenir de la nature de (on dira plutocirct participer du mal car on ne peut

dire que lrsquoon participe aux Ideacutees qui sont des paradigmes des modegraveles comme on participe au Mal celui-ci

ne pouvant ecirctre conccedilu comme un paradigme Tricot semble donc avoir choisi lrsquoexpression participer de pour

deacutesigner ce second genre de participation Bien entendu il srsquoagit drsquoun choix avant tout conventionnel 419 Aristote Meacutetaphysique N 4 1091b30-1092a8 (trad J Tricot leacutegegraverement modifieacutee) laquo ταῦτά τε δὴ

συμβαίνει ἄτοπα καὶ τὸ ἐναντίον στοιχεῖον εἴτε πλῆθος ὂν εἴτε τὸ ἄνισον καὶ μέγα καὶ μικρόν τὸ κακὸν

αὐτό (διόπερ ὁ μὲν ἔφευγε τὸ ἀγαθὸν προσάπτειν τῷ ἑνὶ ὡς ἀναγκαῖον ὄν ἐπειδὴ ἐξ ἐναντίων ἡ γένεσις τὸ

κακὸν τὴν τοῦ πλήθους φύσιν εἶναιmiddot οἱ δὲ λέγουσι τὸ ἄνισον τὴν τοῦ κακοῦ φύσιν)middot συμβαίνει δὴ πάντα τὰ

ὄντα μετέχειν τοῦ κακοῦ ἔξω ἑνὸς αὐτοῦ τοῦ ἑνός καὶ μᾶλλον ἀκράτου μετέχειν τοὺς ἀριθμοὺς ἢ τὰ μεγέθη

καὶ τὸ κακὸν τοῦ ἀγαθοῦ χώραν εἶναι καὶ μετέχειν καὶ ὀρέγεσθαι τοῦ φθαρτικοῦmiddot φθαρτικὸν γὰρ τοῦ

ἐναντίου τὸ ἐναντίον καὶ εἰ ὥσπερ ἐλέγομεν ὅτι ἡ ὕλη ἐστὶ τὸ δυνάμει ἕκαστον οἷον πυρὸς τοῦ ἐνεργείᾳ τὸ

δυνάμει πῦρ τὸ κακὸν ἔσται αὐτὸ τὸ δυνάμει ἀγαθόν ταῦτα δὴ πάντα συμβαίνει τὸ μὲν ὅτι ἀρχὴν πᾶσαν

στοιχεῖον ποιοῦσι τὸ δrsquo ὅτι τἀναντία ἀρχάς τὸ δrsquo ὅτι τὸ ἓν ἀρχήν τὸ δrsquo ὅτι τοὺς ἀριθμοὺς τὰς πρώτας οὐσίας

καὶ χωριστὰ καὶ εἴδη raquo 420 Aristote associe agrave deux autres reprises dans la Meacutetaphysique la Mal agrave la Dyade laquo Platon a encore placeacute

dans lrsquoun de ces deux principes la cause du Bien et dans lrsquoautre celle du Mal raquo (A 6 988a8) laquo La matiegravere

indeacutetermineacutee nrsquoest le contraire de rien Drsquoailleurs tout alors participera du Mal hormis lrsquoUn car le Mal est

lui-mecircme lrsquoun des deux eacuteleacutements raquo (Λ 10 1075a32) 421 Nous concevons mal en quoi ce qui est plus pregraves des principes participera davantage de la Dyade puisque

les reacutealiteacutes infeacuterieures aux Ideacutees-Nombres participeront tout autant qursquoelles de la Dyade celle-ci eacutetant le

principe mateacuteriel de toute reacutealiteacute agrave lrsquoexception de lrsquoUn Cf A 6 988a8

242

arguments avanceacutes par tradition platonicienne ndash avons-nous des raisons suffisantes pour

affirmer que Platon a eacutegalement associeacute le Mal en soi agrave la Dyade Aristote se base-t-il sur

le teacutemoignage des dialogues ou des leccedilons Sur le Bien pour faire cette association ou la

conccediloit-il comme une simple conseacutequence logique de celle entre le Bien et lrsquoUn Selon

Robin lrsquoidentification du second principe au Mal ne serait que la simple conseacutequence

deacuteduite par Aristote de ces deux thegraveses agrave savoir la contrarieacuteteacute des principes et lrsquoidentiteacute

de lrsquoUn et du Bien Selon H J Kraumlmer fondateur avec K Gaiser de lrsquoEacutecole de Tuumlbingen

la Dyade est principe du mal pour cette raison que le principe de lrsquoIllimiteacute et du Deacutemesureacute

est le principe de tout ce qui meacuterite le nom de mal Il eacutemet toutefois la reacuteserve que la Dyade

du Grand et du Petit nrsquoagit pas agrave tous les niveaux en tant que Mal422 Faire de la Dyade la

cause du mal dans les choses sensibles ce nrsquoest pas lrsquoidentifier au Mal en soi

Quant agrave la doctrine non eacutecrite si elle fait de lrsquoUn le Bien en soi la Dyade doit-elle

ecirctre neacutecessairement identifieacutee au Mal en soi Robin entrevoit la possibiliteacute que le Dyade ne

soit pas le Mal en soi mais qursquoelle soit tout de mecircme la cause des maux

Nous sommes en droit de nous demander si la penseacutee du Maicirctre nrsquoa pas eacuteteacute

forceacutee et si cette ideacutee que le principe de toute indeacutetermination et de toute

diversiteacute est aussi le principe du Mal dans les choses nrsquoa pas eacuteteacute transformeacutee en

cette autre que ce principe est le Mal lui-mecircme le Mal absolu et en soi [hellip] et

si drsquoautre part le second principe se deacutefinit par lrsquoIndeacutetermination et par la

possibiliteacute indeacutefinie de lrsquoaccroissement et du deacutecroissement il ne semble pas

que ce dernier principe puisse ecirctre autre chose qursquoun terme indiffeacuterent au Bien

mais capable de le recevoir comme il est capable de recevoir la Forme qui

deacutetermine et qui unifie Il nrsquoest donc pas le Mal Cependant srsquoil y a du mal ce

ne peut-ecirctre que par lui et en raison de ce que au lieu de posseacuteder le bien en lui-

mecircme il est lrsquoindeacutetermination agrave lrsquoeacutegard du Bien Par conseacutequent il faudrait dire

que pour Platon et Aristote le Mal nrsquoest pas dans les principes mais seulement

le Bien423

Les Ideacutees-Nombres en eacutetant produites agrave partir de la Dyade ne participeraient donc pas

neacutecessairement du Mal mais du principe des maux qui serait en soi qursquoun principe

indiffeacuterent au Bien Tout en conservant son eacuteconomie de principes Platon pourrait donc

drsquoune part engendrer la multipliciteacute des Ideacutees-Nombres agrave partir de lrsquoUn et de la Dyade en

422 M-D Richard opcit p 228 n 145 qui reacutesume la position de L Robin op cit SS 277 et 288 et celle

de H J Kraumlmer Arete bei Platon und Aristoteles Zum Wesen und zur Geschichte der platonischen

Ontologie Amsterdam P Schippers 1967 p 279 n 79 423 L Robin op cit p 578-579

243

tant qursquoelle est lrsquolaquo Indeacutetermination en soi raquo mais non le Mal en soi et drsquoautre part

expliquer le mal dans le monde sensible comme lrsquoeffet de cette Dyade indeacutetermineacutee

reacutefractaire agrave sa deacutetermination par les Ideacutees La critique drsquoAristote ne peut donc ecirctre valable

que si Platon a identifieacute le Mal en soi agrave la Dyade424

Dans son Commentaire sur la Meacutetaphysique Syrianus deacutefend cette interpreacutetation du

mal dans le systegraveme platonicien Il le conccediloit comme un effet comme un produit de causes

anteacuterieures et non comme un principe originel

Le mal nrsquoa pas eacuteteacute chasseacute autrefois de la seule substance intelligible mais de

lrsquoeacutether total il court autour de la nature mortelle et se tient aux cocircteacutes des biens

particuliers apregraves avoir chuteacute de ceux-ci Ils nous transmirent donc correctement

les principes et dirent que lrsquoUn est davantage le Bien que lrsquoIntelligence Celui

qui dit que lrsquoUn en soi est le Bien absolu considegravere que seul il est Bon En

effet lrsquoUn ne consent pas agrave ecirctre uni agrave quelque chose Tandis que celui qui traite

de lrsquoIntellect nrsquoen fait pas seulement un bien Srsquoil est aussi vivant ecirctre et

intelligible il est clair qursquoen descendant du Bien vers les choses qui ont la

forme de Bien et en srsquoeacutetant eacutechappeacute de lrsquoUn veacuteritable il distribua lrsquoun-

multiple425

Sur un ton poleacutemique Syrianus se porte agrave la deacutefense des fondements de la doctrine

platonico-pythagoricienne contre les attaques drsquoAristote et srsquooppose agrave lrsquoassociation du Mal

agrave la Dyade Agrave son avis le Mal nrsquoest pas un principe originel mais un laquo sous-produit raquo qui a

fui de lrsquoeacutether un mal qui subsiste aupregraves de la nature mortelle Crsquoest ici au Theacuteeacutetegravete (176a)

que Syrianus renvoie implicitement

Syrianus preacutecise eacutegalement le rocircle des principes et leur nombre Les principes dont

il est question dans la Meacutetaphysique lrsquoUn qursquoAristote confond avec la Monade selon

424 Cette hypothegravese qui fait du mal un effet plutocirct qursquoune cause semble correspondre agrave lrsquohypothegravese de Proclus

dans son De malorum existentia Il ne faudrait donc pas faire de la Dyade-Matiegravere le Mal en soi mais la

cause du mal au niveau du monde sensible Ce serait alors seulement la Dyade en tant qursquoelle est

lrsquoIndeacutetermination en soi et non le Mal en soi qui permettrait la geacuteneacuteration drsquoune multipliciteacute drsquoIdeacutees-

Nombres Celles-ci ne participeraient donc pas du Mal en soi mais seulement de lrsquoIndeacutetermination en soi qui

est en elle-mecircme indiffeacuterente au Bien Les paragraphes suivants montreront qursquoune telle interpreacutetation du mal

eacutetait deacutejagrave chez Syrianus le maicirctre de Proclus 425 Syrianus In metaphysica 185 19-27 (notre traduction) laquo τοῦ κακοῦ πεφυγαδευμένου πάλαι οὐκ ἐκ τῆς

νοητῆς μόνης οὐσίας ἀλλὰ καὶ ἐκ τοῦ σύμπαντος αἰθέρος ἐνταῦθα δὲ περὶ τὴν θνητὴν φύσιν περιπλανωμένου

καὶ παρυφισταμένου τοῖς μερικωτέροις τῶν ἀγαθῶν κατὰ τὴν ἐξ αὐτῶν ἀπόπτωσιν καλῶς οὖν ἀπεδόθησαν αἱ

ἀρχαί καὶ ἄμεινον τἀγαθὸν ἓν λέγειν ἢ νοῦνmiddot ὁ μὲν γὰρ ἓν αὐτὸ καλῶν ἄκρατον τἀγαθὸν φυλάττει καὶ μόνως

ἀγαθόν τὸ γὰρ ἓν οὐκ ἐθέλει συνδυάζεσθαί τινιmiddot ὁ δὲ νοῦν καλῶν οὐ μόνον ἀγαθὸν ποιεῖmiddot ἐὰν δὲ καὶ ζῷον

καὶ ὂν καὶ νοητόν δῆλός ἐστιν ἀπὸ τἀγαθοῦ ἐπὶ τὸ ἀγαθοειδὲς ἀποφερόμενος καὶ τοῦ μὲν ὄντως ἑνὸς

ἀποτετυχηκώς ἐπὶ δὲ τὸ ἓν πολλὰ κατανείμας raquo

244

Syrianus et la Dyade sont seconds par rapport agrave un principe plus originel qui est lrsquoUn

premier

Aussi quelle neacutecessiteacute y a-t-il alors que lrsquoUn est bon que lrsquoautre principe soit

mauvais En effet ils affirment drsquoabord que cet Un est le Bien qui transcende

toute composition avec autre chose et qui est au-delagrave des deux principes qui

viennent apregraves lui et mecircme srsquoils affirmaient que le principe premier le plus

divin des deux qursquoils appellent Monade est le Bien il ne suivrait pas de cela

que la Dyade mecircme si elle eacutetait opposeacutee agrave la Monade soit dite mauvaise En

effet les choses divines ne sont pas engendreacutees et ne procegravedent par agrave partir

drsquoune telle opposition mais de ce qui est totalement bon et pur le Bien426

Selon Syrianus les choses divines (ta theia) auxquelles nous faisons correspondre les

Ideacutees-Nombres ne proviennent donc pas des deux principes identifieacutes par Aristote soit de

lrsquoUn-Monade et la Dyade mais de lrsquoUn qui est le Bien pur (akratocircs) Elles nrsquoont donc pas

part au Mal Nous pouvons ainsi conclure provisoirement que Syrianus ne reacutefute pas la

critique drsquoAristote mais qursquoil interpregravete diffeacuteremment la doctrine platonicienne des

principes drsquoapregraves un paradigme neacuteopythagoricien ndash lrsquoUn premier principe de lrsquoUn-Monade

et de la Dyade ndash qursquoAristote nrsquoavait pu prendre en consideacuteration en Meacutetaphysique

32 Critique des principes contraires

Au chapitre 4 du livre N drsquoougrave nous avons extrait la critique axiologique Aristote

srsquooppose eacutegalement agrave la possibiliteacute drsquoune geacuteneacuteration quelconque agrave partir de contraires Pour

Aristote les contraires nrsquoont pas drsquoaction reacuteciproque Cette critique excegravede donc le cadre

axiologique car non seulement la geacuteneacuteration des Ideacutees-Nombres agrave partir du Bien et du Mal

abstraction faite de leur contrarieacuteteacute megravene agrave la conclusion absurde que ces mecircmes Ideacutees

auraient part au Mal mais la geacuteneacuteration drsquoune chose quelconque agrave partir de contraires

quelconques est en soi irrecevable comme Aristote le soutient agrave plusieurs reprises dans la

Meacutetaphysique et dans la Physique Aristote srsquooppose agrave lrsquoideacutee que lrsquoUn et la Dyade qui sont

agrave son avis des contraires puissent avoir une action lrsquoun sur lrsquoautre

426 Ibid 184 8-15 (notre traduction) laquo τίς δὲ ἀνάγκη καὶ τοῦ ἑνὸς ἀγαθοῦ ὄντος τὴν ἑτέραν ἀρχὴν κακὸν

εἶναι πρῶτον μὲν γὰρ ἐκεῖνο τὸ ἓν λέγουσιν εἶναι τἀγαθόν ὃ ἐξῄρηται πάσης τῆς πρὸς ἕτερον συντάξεως καὶ

ἔστιν ἐπέκεινα καὶ τῶν μετrsquo αὐτὸ δυεῖν ἀρχῶνmiddot κἂν τὴν προτέραν δὲ καὶ θειοτέραν τῶν δυεῖν ἀρχῶν ἣν

μονάδα καλοῦσι τὸ ἀγαθὸν εἶναι λέγωσιν οὐχ ἕπεται αὐτοῖς τὴν δυάδα κἂν ἄλλην ἀντίθεσιν ἔχῃ πρὸς τὴν

μονάδα κακὸν λέγεινmiddot οὐ γὰρ ἐκ τοιαύτης ἀντιθέσεως τὰ θεῖα γεννᾶται καὶ πρόεισιν ἀλλrsquo ἐκ παναρίστου καὶ

ἀκράτως ἐχούσης τὸ ἀγαθόν raquo

245

Tous les philosophes font partir toutes choses des contraires Mais les termes

laquo toutes choses raquo et laquo des contraires raquo sont mal poseacutes drsquoailleurs les choses dans

lesquelles existent les contraires comment proviendraient-elles des contraires

Crsquoest ce qursquoils nrsquoexpliquent pas car les contraires nrsquoont pas drsquoaction les uns sur

les autres427 Mais pour nous la difficulteacute est reacutesolue tout naturellement par

lrsquoexistence drsquoun troisiegraveme terme Il y a des philosophes [platoniciens] qui font

de la matiegravere mecircme un des deux contraires tels ceux qui opposent lrsquoineacutegal agrave

lrsquoeacutegal et le Multiple agrave lrsquoUn Cette doctrine aussi se reacutefute de la mecircme maniegravere

La matiegravere indeacutetermineacutee nrsquoest le contraire de rien Drsquoailleurs tout alors

participera du Mal hormis lrsquoUn car le Mal est lui-mecircme lrsquoun des deux

eacuteleacutements428

Nous sommes cependant en droit de nous demander quel est le fondement de cette assertion

selon laquelle laquo les contraires nrsquoont pas drsquoaction les uns sur les autres raquo Est-ce le terme

drsquoun syllogisme expliciteacute ailleurs par Aristote une conclusion agrave laquelle on ne peut

parvenir qursquoagrave partir de preacutemisses conceptuelles propres de son systegraveme ou srsquoagit-il plutocirct

drsquoun axiome drsquoun principe indeacutemontrable qui devrait ecirctre au fondement de tout systegraveme

philosophique incluant celui de Platon Nous verrons en effet que Platon avait deacutejagrave

admis un postulat semblable dans le Pheacutedon

Ce ne sont eacutevidemment pas les premiers contraires qui sont les seuls agrave ne pas se

recevoir mutuellement mais aussi tous ces termes qui sans ecirctre mutuellement

contraires possegravedent toujours ces contraires termes vraisemblablement

incapables eux aussi de recevoir la nature essentielle contraire de celle qui leur

est inheacuterente mais qui agrave lrsquoapproche de la premiegravere ou bien peacuterissent ou bien

cegravedent la place429

Mecircme si le maicirctre et son eacutelegraveve semblent admettre ce mecircme postulat il reste agrave savoir si

lrsquoextension du concept de contraire est pour eux la mecircme Est-ce que Platon conccediloit la

Dyade comme le contraire de lrsquoUn Nous reviendrons ulteacuterieurement sur la solution

platonicienne agrave cet apparent problegraveme des contraires

427 Ce mecircme postulat avait eacuteteacute affirmeacute en Physique I 7 190b32 laquo il ne peut y avoir de passion reacuteciproque

entre les contraires raquo 428 Aristote Meacutetaphysique Λ 10 1075a28-36 (trad J Tricot leacutegegraverement modifieacutee) laquo πάντες γὰρ ἐξ

ἐναντίων ποιοῦσι πάντα οὔτε δὲ τὸ πάντα οὔτε τὸ ἐξ ἐναντίων ὀρθῶς οὔτrsquo ἐν ὅσοις τὰ ἐναντία ὑπάρχει πῶς

ἐκ τῶν ἐναντίων ἔσται οὐ λέγουσινmiddot ἀπαθῆ γὰρ τὰ ἐναντία ὑπrsquo ἀλλήλων ἡμῖν δὲ λύεται τοῦτο εὐλόγως τῷ

τρίτον τι εἶναι οἱ δὲ τὸ ἕτερον τῶν ἐναντίων ὕλην ποιοῦσιν ὥσπερ οἱ τὸ ἄνισον τῷ ἴσῳ ἢ τῷ ἑνὶ τὰ πολλά

λύεται δὲ καὶ τοῦτο τὸν αὐτὸν τρόπονmiddot ἡ γὰρ ὕλη ἡ μία οὐδενὶ ἐναντίον ἔτι ἅπαντα τοῦ φαύλου μεθέξει ἔξω

τοῦ ἑνόςmiddot τὸ γὰρ κακὸν αὐτὸ θάτερον τῶν στοιχείων raquo 429 Platon Pheacutedon 104b-c (trad L Robin) laquo ἔστιν δὲ τόδε ὅτι φαίνεται οὐ μόνον ἐκεῖνα τὰ ἐναντία ἄλληλα

οὐ δεχόμενα ἀλλὰ καὶ ὅσα οὐκ ὄντrsquo ἀλλήλοις ἐναντία ἔχει ἀεὶ τἀναντία οὐδὲ ταῦτα ἔοικε δεχομένοις ἐκείνην

τὴν ἰδέαν ἣ ἂν τῇ ἐν αὐτοῖς οὔσῃ ἐναντία ᾖ ἀλλrsquo ἐπιούσης αὐτῆς ἤτοι ἀπολλύμενα ἢ ὑπεκχωροῦντα raquo

246

La solution drsquoAristote pour expliquer le changement tout en conservant ce postulat

selon lequel laquo le contraire est destructif du contraire raquo sera de poser un troisiegraveme terme

substrat des contraires la matiegravere430 Alors que les platoniciens identifiaient la matiegravere agrave ce

qursquoAristote identifie comme un contraire la Dyade Aristote la dissocie que de maniegravere

conceptuelle toutefois du contraire laquo neacutegatif raquo de la forme crsquoest-agrave-dire la privation et

lrsquoautonomise Crsquoest une distinction conceptuelle et non reacuteelle pourrions-nous dire puisque

dans la matiegravere est toujours laquo priveacutee raquo de quelque forme

Donc si lrsquoUn et la Dyade sont des contraires ils ne peuvent avoir une action lrsquoun

sur lrsquoautre Mais il reste agrave voir si chez Platon ils peuvent reacuteellement ecirctre traiteacutes comme des

contraires Nous verrons drsquoailleurs que la contrarieacuteteacute est un pollachocircs legomenon pour

Aristote et qursquoil ne convient peut-ecirctre pas drsquoappliquer certaines acceptions de ce terme aux

principes que sont lrsquoUn et la Dyade

33 Critique des principes pris au sens drsquoeacuteleacutements

De lrsquoavis drsquoAristote les platoniciens confondent les principes premiers et les

eacuteleacutements laquo Toutes ces conseacutequences reacutesultent drsquoune part de ce que les platoniciens

prennent chaque principe au sens drsquoeacuteleacutement431 raquo Crsquoest une autre des raisons qui agrave son

avis rendent leurs thegraveses absurdes Pour juger de la valeur de lrsquoargument drsquoAristote il faut

drsquoabord se deacutefaire de lrsquohomonymie ou en des termes plus techniques de lrsquoeacutequivociteacute des

termes Quelle est lrsquoacception preacutecise dans ce passage des concepts de principe (archecirc) et

drsquoeacuteleacutement (stoicheion) Dans le livre Δ le livre des acceptions multiples Aristote propose

deux deacutefinitions du principe pouvant convenir agrave la critique du chapitre N 4 (1) laquo Le

principe est encore lrsquoeacuteleacutement premier et immanent de la geacuteneacuteration432 raquo qursquoil fait suivre de

cette seconde acception (2) laquo Principe se dit aussi de la cause primitive et non immanente

de la geacuteneacuteration du point de deacutepart naturel du mouvement ou du changement433 raquo Quant

au concept drsquoeacuteleacutement son sens premier selon Aristote est le suivant laquo Eacuteleacutement se dit du

premier composant immanent drsquoun ecirctre et indivisible en partie speacutecifiquement

430 Aristote Physique A 9 431 Aristote Meacutetaphysique N 4 1092a5 432 Ibid Δ 1 1013a4 433 Ibid Δ 1 1013a7

247

diffeacuterente434 raquo Une preacutecision est par ailleurs apporteacutee au livre Z laquo Un eacuteleacutement drsquoautre

part crsquoest ce en quoi une chose se divise et qui la constitue comme matiegravere435 raquo Nous

devons donc retenir que lrsquoeacuteleacutement peut ecirctre conccedilu comme une matiegravere

Si Aristote reproche aux platoniciens de prendre chaque principe au sens drsquoeacuteleacutement

ce ne peut ecirctre que dans la mesure ougrave ils conccediloivent leurs principes drsquoapregraves la premiegravere

acception comme un laquo eacuteleacutement premier et immanent de la geacuteneacuteration raquo et non au sens de la

seconde qui fait du principe la laquo cause primitive et non immanente de la geacuteneacuteration raquo Pour

Aristote les principes premiers doivent correspondre agrave la seconde deacutefinition et non agrave la

premiegravere Le premier moteur drsquoAristote constitue lrsquoexemple par excellence drsquoun principe

conccedilu comme une cause primitive et non immanente Srsquoil avait cru au contraire que les

platoniciens concevaient leurs principes comme des causes non immanentes Aristote

nrsquoaurait eu aucune raison de formuler cette critique

Quant agrave savoir maintenant si les platoniciens consideacuteraient reacuteellement que les

principes premiers eacutetaient des eacuteleacutements et donc des causes immanentes il nous est permis

drsquoen douter Il est vrai que la Dyade en tant qursquoelle est le principe mateacuteriel pour les

platoniciens est en quelque sorte un eacuteleacutement dans le sens vu au chapitre Z 17 ougrave lrsquoeacuteleacutement

est laquo ce en quoi une chose se divise et qui la constitue comme matiegravere raquo mais le concept

de Dyade ne peut pas ecirctre identifieacute agrave celui drsquoeacuteleacutement tel que ce dernier est deacutefini par

Aristote En effet la Dyade nrsquoest pas deacutefinie comme le premier niveau de deacutetermination de

la matiegravere A fortiori en ce qui concerne lrsquoUn il ne peut plus ecirctre question drsquoun principe

pris au sens drsquoeacuteleacutement au sens de cause immanente agrave moins de deacutenaturer la doctrine de la

participation Puisque lrsquoUn joue le rocircle du principe formel agrave lrsquoeacutegard des Ideacutees identique agrave

celui que les Ideacutees jouent agrave lrsquoeacutegard des choses sensibles et que les Ideacutees comme le

soutiendrait tout bon platonicien ne sont pas immanentes aux choses sensibles ndash ce qui

causerait drsquoailleurs les difficulteacutes souleveacutees dans le Parmeacutenide ndash lrsquoUn ne peut donc pas

ecirctre consideacutereacute comme un principe immanent crsquoest-agrave-dire comme un eacuteleacutement des Ideacutees Les

propos drsquoAristote seraient eux-mecircmes absurdes srsquoils faisaient de lrsquoUn un eacuteleacutement des

Ideacutees et donc en quelque sorte une matiegravere ainsi que lrsquoeacuteleacutement est deacutefini en Z 17

434 Ibid Δ 1 1014a26 435 Ibid Z 17 1041b31

248

Aristote entrerait drsquoailleurs en contradiction avec lui-mecircme puisqursquoil a deacutejagrave admis que lrsquoUn

est la quidditeacute des Ideacutees comme celles-ci sont la quidditeacute des ecirctres sensibles

En effet ils ne voient pas dans les Ideacutees la matiegravere du monde sensible ni dans

lrsquoUn la matiegravere des Ideacutees et ce nrsquoest pas non plus pour eux le principe de

mouvement (ce seraient plutocirct disent-ils des causes drsquoimmobiliteacute et de repos)

ils preacutesentent les Ideacutees comme la quidditeacute de chacune des autres choses et lrsquoUn

comme la quidditeacute des Ideacutees436

Si les Ideacutees en eacutetant la quidditeacute des ecirctres sensibles ne sont pas immanentes agrave ceux-ci et ne

sont donc pas des eacuteleacutements pris au sens aristoteacutelicien lrsquoUn qui est la quidditeacute des Ideacutees ne

peut donc pas ecirctre penseacute comme un eacuteleacutement de celles-ci

En reacutesumeacute les platoniciens identifieraient donc lrsquoeacuteleacutement qursquoil deacutefinit comme le

premier niveau de deacutetermination de la matiegravere et le principe pris comme cause non

immanente du changement La Dyade platonicienne serait agrave la fois principe non immanent

et eacuteleacutement et dans une moindre mesure lrsquoUn eacutegalement Il est donc difficile de

comprendre cet argument drsquoAristote dont lrsquoincoheacuterence est due agrave notre avis agrave

lrsquohomonymie des termes ou agrave une mauvaise interpreacutetation du rocircle des principes dans la

geacuteneacuteration des Ideacutees-Nombres par participation

34 Critique de la participation

Nous ne pouvons comprendre pourquoi Aristote a formuleacute ces trois critiques que si

nous supposons qursquoil a deacutejagrave rejeteacute la doctrine de la participation Crsquoest parce qursquoil ne

considegravere plus la geacuteneacuteration des Ideacutees-Nombres sous le mode drsquoune participation mais

plutocirct sous celui drsquoun contact drsquoune fusion des principes qursquoil en vient agrave formuler ces

critiques Ainsi conccedilue la geacuteneacuteration des Ideacutees-Nombres precircte le flanc agrave toutes les attaques

orchestreacutees par Aristote

Mais pourquoi aux livres M et N Aristote ne considegravere-t-il plus la participation

comme mode de geacuteneacuteration des Ideacutees-nombres Rappelons avant de tenter drsquoapporter une

436 Aristote Meacutetaphysique A 7 988b1-7 (trad J Tricot) laquo οὔτε γὰρ ὡς ὕλην τοῖς αἰσθητοῖς τὰ εἴδη καὶ τὸ

ἓν τοῖς εἴδεσιν οὔθrsquo ὡς ἐντεῦθεν τὴν ἀρχὴν τῆς κινήσεως γιγνομένην ὑπολαμβάνουσιν ndash ἀκινησίας γὰρ αἴτια

μᾶλλον καὶ τοῦ ἐν ἠρεμίᾳ εἶναι φασιν ndash ἀλλὰ τὸ τί ἦν εἶναι ἑκάστῳ τῶν ἄλλων τὰ εἴδη παρέχονται τοῖς

δrsquoεἴδεσι τὸ ἕν raquo

249

reacuteponse agrave cette question que la doctrine de la participation avait eacuteteacute critiqueacutee par Platon lui-

mecircme dans la premiegravere partie du Parmeacutenide Les arguments qursquoil met dans la bouche du

vieux Parmeacutenide faisant la leccedilon au jeune Socrate seront repris en grande partie par

Aristote au chapitre A 9 de la Meacutetaphysique Lrsquooriginaliteacute de la critique aristoteacutelicienne de

la participation du sensible aux Ideacutees est donc relative Cependant Platon nrsquoa pas formuleacute

dans ses dialogues une critique de la participation comme mode drsquoexplication de la

geacuteneacuteration des Ideacutees-Nombres agrave partir des principes Dans les quelques passages du Philegravebe

et du Sophiste ougrave nous identifions des allusions agrave une telle doctrine Platon nrsquoeacutemet aucune

reacuteserve Son exposeacute nrsquoest toutefois pas explicite La participation de la Dyade agrave lrsquoUn est-

elle de mecircme nature que la participation du sensible aux Ideacutees Platon ne se prononce pas

sur cette possible identiteacute et Aristote notre seul teacutemoin direct mais souvent peu charitable

semble limiter sa critique agrave la participation deacutejagrave critiqueacutee par Platon celle du monde

sensible aux Ideacutees

Au livre A Aristote affirme que la participation nrsquoest qursquoune meacutetaphore cette

condamnation a pour motif son incapaciteacute agrave expliquer le changement ou plus preacuteciseacutement

la geacuteneacuteration laquo Quant agrave dire que les Ideacutees sont des paradigmes et que les autres choses en

participent crsquoest prononcer des mots vides et faire des meacutetaphores poeacutetiques437 raquo La

participation est vide de sens car les ecirctres qui participent aux paradigmes que seront les

Ideacutees ne peuvent ecirctre engendreacutes sans que soit aussi postuleacutee une cause efficiente de cet

engendrement laquo Dans le Pheacutedon il est dit que les causes de lrsquoecirctre et du devenir sont les

Ideacutees pourtant mecircme en admettant lrsquoexistence des Ideacutees les ecirctres participeacutes ne sont pas

engendreacutes sans lrsquointervention drsquoune cause motrice438 raquo Cette critique de la participation est

reacuteiteacutereacutee ailleurs dans la Meacutetaphysique drsquoabord au livre A

Drsquoune faccedilon geacuteneacuterale alors que la Philosophie a pour objet la recherche de la

cause des pheacutenomegravenes crsquoest preacuteciseacutement ce que nous platoniciens laissons de

cocircteacute (car nous ne disons rien de la cause qui est le principe du changement) et

croyant expliquer la substance des ecirctres sensibles nous posons lrsquoexistence

drsquoautres espegraveces de substances Mais quant agrave expliquer comment ces derniegraveres

437 Aristote Meacutetaphysique A 9 991a20 438 Ibid A 9 991b3-6

250

sont les substances des preacuteceacutedentes nous nous contentons de paroles creuses

car laquo participer raquo comme nous lrsquoavons dit plus haut ne signifie rien439

Puis nous trouvons un passage analogue cette fois au livre Λ

En outre pourquoi y aura-t-il toujours geacuteneacuteration Personne ne le dit Ceux qui

admettent deux contraires comme principes doivent neacutecessairement reconnaicirctre

lrsquoexistence drsquoun autre principe supeacuterieur il en est de mecircme des partisans des

Ideacutees qui doivent admettre aussi un principe supeacuterieur aux Ideacutees En effet

pourquoi y a-t-il eu ou y a-t-il participation440

Aristote est-il en droit drsquoaffirmer lrsquoabsence chez Platon drsquoune cause efficiente agrave lrsquoorigine de

la geacuteneacuteration des ecirctres sensibles Nous pouvons en douter Pourquoi Aristote qui eacutetait

pourtant familier avec le Timeacutee de Platon comme le prouve la critique virulente qursquoil en

fait dans son De anima nrsquoa pas jugeacute bon de consideacuterer lrsquoAcircme du Monde comme cause

efficiente du changement dans le monde sensible Agrave notre connaissance Aristote ne fournit

aucune justification valable dans la Meacutetaphysique Croit-il veacuteritablement que Platon

nrsquoaurait mecircme pas conccedilu la neacutecessiteacute drsquoune cause explicative du changement Nous devons

toutefois conceacuteder agrave Aristote que mecircme si nous pouvions expliquer la geacuteneacuteration des ecirctres

sensibles par une cause efficiente telle que lrsquoAcircme du Monde elle ne serait pas en mesure

drsquoexpliquer la geacuteneacuteration des Ideacutees-Nombres qui sont ontologiquement supeacuterieures agrave cette

Acircme

Aristote ne considegravere jamais aux livres M et N de la Meacutetaphysique la participation

comme mode drsquoexplication leacutegitime de la geacuteneacuteration des Ideacutees-Nombres ne serait-ce que

pour en offrir une reacutefutation digne de ce nom il ne prend mecircme pas la peine de reacuteiteacuterer

afin de la critiquer son assertion du chapitre A 6 ougrave il eacutetait pourtant question drsquoune telle

participation laquo car crsquoest agrave partir du Grand et du Petit et par participation du Grand et du

Petit agrave lrsquoUn que naissent les Nombres ideacuteaux441 raquo Aristote a peut-ecirctre toujours agrave lrsquoesprit le

postulat selon lequel un contraire (la Dyade lrsquoIneacutegal) ne peut subir lrsquoaction de son contraire

439 Aristote Meacutetaphysique A 9 992a24-29 (trad J Tricot) laquo ὅλως δὲ ζητούσης τῆς σοφίας περὶ τῶν

φανερῶν τὸ αἴτιον τοῦτο μὲν εἰάκαμεν (οὐθὲν γὰρ λέγομεν περὶ τῆς αἰτίας ὅθεν ἡ ἀρχὴ τῆς μεταβολῆς) τὴν

δrsquo οὐσίαν οἰόμενοι λέγειν αὐτῶν ἑτέρας μὲν οὐσίας εἶναί φαμεν ὅπως δrsquo ἐκεῖναι τούτων οὐσίαι διὰ κενῆς

λέγομενmiddot τὸ γὰρ μετέχειν ὥσπερ καὶ πρότερον εἴπομεν οὐθέν ἐστιν raquo 440 Aristote Meacutetaphysique Λ 10 1075b16-20 (trad J Tricot) laquo ἔτι διὰ τί ἀεὶ ἔσται γένεσις καὶ τί αἴτιον

γενέσεως οὐδεὶς λέγει καὶ τοῖς δύο ἀρχὰς ποιοῦσιν ἄλλην ἀνάγκη ἀρχὴν κυριωτέραν εἶναι καὶ τοῖς τὰ εἴδη

ἔτι ἄλλη ἀρχὴ κυριωτέραmiddot διὰ τί γὰρ μετέσχεν ἢ μετέχει raquo 441 Ibid A 6 987b21-22

251

(lrsquoUn lrsquoEacutegal) et qursquoil est neacutecessaire de poser un troisiegraveme terme substrat de ces

contraires442

Au chapitre N 5 Aristote ne fait donc plus mention de la participation sans autre

raison apparente que celles fournies au livre A il ne considegravere que le contact le meacutelange et

la juxtaposition comme modes drsquoexplication de la geacuteneacuteration des Ideacutees-Nombres

laquo Lrsquounification se fait encore tantocirct par contact tantocirct par meacutelange tantocirct par

juxtaposition443 raquo Robin propose une inteacuteressante discussion des arguments drsquoAristote agrave ce

sujet mais il nrsquoeacutemet aucune hypothegravese pour expliquer son rejet de la participation444 Nous

pourrions comprendre que la critique formuleacutee aux chapitres A 6 et 9 concernant la

participation des choses sensibles aux Ideacutees srsquoapplique dans lrsquoesprit drsquoAristote agrave la

participation de la Dyade agrave lrsquoUn Aristote ne le mentionne toutefois pas explicitement et

nous sommes en droit de le lui reprocher En effet les critiques drsquoAristote agrave lrsquoeacutegard de la

participation eacutetaient principalement baseacutees sur son incapaciteacute agrave expliquer le changement sa

causaliteacute eacutetant uniquement formelle Cette critique est fort pertinente lorsqursquoelle srsquoapplique

aux ecirctres sensibles dont il faut fournir une cause du changement445 mais en ce qui concerne

les Ideacutees-Nombres qui sont en soi immobiles et eacuteternelles pouvons-nous reacuteellement parler

de changement Devons-nous concevoir la geacuteneacuteration des Ideacutees-Nombres comme un

changement Nous pouvons certes parler drsquoune laquo geacuteneacuteration logique raquo agrave partir de lrsquoUn et

de la Dyade En effet Platon a besoin de ces deux principes pour expliquer drsquoune part la

multipliciteacute des Ideacutees-Nombres et drsquoautre part lrsquouniciteacute de chacune drsquoelles mais cette

geacuteneacuteration nrsquoest qursquoun homonyme de la geacuteneacuteration propre au sensible et qui a stimuleacute la

critique drsquoAristote agrave lrsquoeacutegard de la participation Alors que le changement le devenir du

monde sensible neacutecessite il est vrai une cause efficiente et que lrsquoexplication de ce

changement par le concept de participation est selon Aristote que des laquo paroles vides raquo

nous pouvons nous demander si nous avons besoin drsquoune telle cause pour rendre compte de

lrsquoexistence drsquoIdeacutees eacuteternelles et immuables La seule cause formelle semble suffire dans ce

cas puisque nous nrsquoavons pas agrave identifier une cause motrice agrave lrsquoorigine de cette geacuteneacuteration

442 Nous verrons toutefois qursquoil ne faut pas de lrsquoavis mecircme de Platon consideacuterer la Dyade prise comme

reacuteceptacle comme un contraire 443 Aristote Meacutetaphysique M 7 1082a20 444 L Robin opcit p 378 445 En plus de la critique du livre A voir M 5

252

En effet les Ideacutees sont eacuteternelles et donc laquo inengendreacutees raquo en comparaison des choses

sensibles qui elles sont sujettes agrave la geacuteneacuteration et agrave la corruption La geacuteneacuteration des Ideacutees

nrsquoest donc qursquoun homonyme de la geacuteneacuteration dans le monde sensible La critique que

formule Aristote agrave lrsquoeacutegard de la participation laquo sensible raquo ne peut donc pas ecirctre identique agrave

celle qursquoil pourrait sous-entendre aux livres M et N agrave lrsquoeacutegard de la participation

laquo intelligible raquo

Nous devons cependant conceacuteder agrave Aristote que lrsquoengendrement des Ideacutees-Nombres

de la Deacutecade pose drsquoautres problegravemes que ceux relieacutes agrave la participation qui drsquoailleurs sont

abordeacutes aux chapitres M 7 agrave 9 En effet mecircme si les raisons de rejeter la participation

comme mode drsquoexplication de la geacuteneacuteration des Ideacutees-Nombres devaient ecirctre invalideacutees

faute drsquoecirctre expliciteacutees la doctrine des Ideacutees-Nombres aurait toutefois agrave contrer les

nombreux autres arguments du livre M446

4 Les principes des Ideacutees-Nombres et la participation dans les Dialogues

de Platon

Depuis Schleiermacher lrsquoexistence drsquoun enseignement oral de Platon ou plutocirct la

primauteacute de cet enseignement sur la doctrine des dialogues ne fait pas lrsquounanimiteacute dans la

communauteacute scientifique Il nrsquoest pas question ici drsquoentrer dans les deacutetails du deacutebat

opposant les partisans de Schleiermacher et de Cherniss agrave ceux de lrsquoEacutecole de Tuumlbingen

mais drsquoen voir lrsquoimpact sur notre traitement de la critique aristoteacutelicienne en Meacutetaphysique

La question que nous posons est la suivante la critique que fait Aristote de la doctrine de

la participation srsquoapplique-t-elle uniquement aux Dialogues de Platon ou concerne-t-elle

une participation propre aux doctrines non eacutecrites Nous sortirons donc des limites du

corpus aristoteacutelicien auquel a voulu se limiter L Robin et nous confronterons le

teacutemoignage drsquoAristote agrave quelques passages pertinents du corpus platonicien Nous

montrerons en quoi la thegravese de Cherniss qui soutient qursquoAristote prend pour objet dans sa

critique des Ideacutees-Nombres des doctrines tireacutees des dialogues ne suffit pas agrave rendre

446 Crsquoest drsquoailleurs ce que Syrianus cherchera agrave faire dans son Commentaire sur la Meacutetaphysique

253

compte de la complexiteacute et de la preacutecision de la critique eacutelaboreacutee par Aristote447 Nous

verrons toutefois qursquoen incluant les dialogues dans notre eacutetude sur la geacuteneacuteration des Ideacutees-

Nombres par participation nous pourrons voir que Platon nous fournit par ses oeuvres une

reacuteplique aux critiques drsquoAristote

Nous pouvons identifier trois espegraveces de participation chez Platon les deux

premiegraveres sont preacutesenteacutees dans les dialogues tandis que la troisiegraveme nous est rapporteacutee que

par les teacutemoignages drsquoAristote et des commentateurs antiques La premiegravere participation

qui nous est la plus familiegravere a pour rocircle drsquoexpliquer la relation entre les choses sensibles

et les Ideacutees Cette doctrine est discuteacutee dans plusieurs dialogues (Pheacutedon Reacutepublique

Timeacutee) et notamment dans le Parmeacutenide (131a) ougrave Platon par lrsquoentremise de Parmeacutenide

en fait lui-mecircme la critique

Le Sophiste nous introduit agrave la seconde espegravece de participation ougrave il nrsquoest plus

question drsquoune relation entre le sensible et lrsquointelligible mais drsquoune participation des Ideacutees

entre elles ou plus particuliegraverement des Genres suprecircmes lrsquoEcirctre le Mouvement le

Repos le Mecircme et lrsquoAutre Crsquoest le laquo meacutelange reacutegleacute raquo de ces genres qui est agrave lrsquoorigine de la

multipliciteacute des laquo Ideacutees particuliegraveres raquo pour reprendre ici les expressions de lrsquoEacutecole de

Tuumlbingen

Mais quoi puisque nous sommes tombeacutes drsquoaccord que les genres eux aussi

comportent de la mecircme faccedilon un mutuel meacutelange nrsquoest-il pas forceacute que celui

qui voudra voir correctement lesquels parmi les genres sont concertants et

avec lesquels lesquels ne srsquoacceptent pas lrsquoun lrsquoautre nrsquoest-il pas forceacute que

celui-lagrave srsquoaccompagne drsquoune certaine connaissance dans la route qursquoil suit agrave

travers ses propos et comme de juste en supposant qursquoil y a certains genres

qui circulant agrave travers la totaliteacute des autres servent de traits drsquounion pour

donner agrave ceux-ci une possibiliteacute de se mecircler et en supposant inversement dans

447 H Cherniss The Riddle of the Ancient Academy Los Angeles University of California Press 1945 p 60

laquo That the theory of idea-numbers which Aristotle ascribes to Plato is just Aristotlersquos own interpretation of the

necessary consequences implied in the doctrine of the Platonic dialogues that it was this doctrine of the

dialogues and not some different system taught orally by Plato which Speusippus rejected when he rejected

the theory of ideas that it was the dialogues of Plato to which Xenocrates appealed and into which he tried to

read his own compromise between Speusippus and Plato all this bears significantly upon the nature of the

Academy in its first generation upon the question of Platorsquos activity there and of his relation to these men

who are usually called his pupils raquo

254

le cas ougrave les genres se seacuteparent qursquoils sont par ailleurs agrave travers des ensembles

entiers des causes de cette seacuteparation448

Quelques lignes plus bas Platon identifie ces diverses opeacuterations qui portent qui sur les

genres deacutefinis comme eacutetant la science dialectique

Diviser selon les genres et ne point juger la mecircme une nature qui est autre ni

une autre celle qui est la mecircme nrsquoaffirmerons-nous pas que cela est du ressort

de la connaissance dialectique449

Nous retrouvons plus loin dans le mecircme dialogue le ceacutelegravebre passage ougrave Platon srsquointerroge

sur lrsquoecirctre des autres genres que lrsquoEcirctre et sur leur neacutecessaire non-ecirctre rendu neacutecessaire par

leur diffeacuterence par rapport agrave lrsquoEcirctre dont ils participent toutefois

Sur ce qursquoon ne dise pas que crsquoest de lrsquoaudace agrave nous qui dans le Non-ecirctre

manifestons un contraire de lrsquoEcirctre de dire qursquoil laquo est raquo Il y a en effet une

certaine contrarieacuteteacute agrave lrsquoeacutegard de lrsquoEcirctre de laquelle nous disons depuis

longtemps que nous nous deacutesinteacuteressons quant agrave la question de savoir si cette

contrarieacuteteacute est reacuteelle ou si elle ne lrsquoest pas si elle se justifie ou si elle est et

mecircme totalement injustifiable Quant agrave ce en quoi nous venons agrave preacutesent de

faire consister lrsquoexistence du Non-ecirctre ou bien qursquoon nous convainque apregraves

nous avoir reacutefuteacutes de lrsquoinexactitude de notre conception ou bien tant qursquoil

arrivera qursquoon y soit impuissant alors il faudra que lrsquoon srsquoexprime aussi comme

nous le faisons nous-mecircmes laquo Les genres devra-t-on dire avec nous se mecirclent

entre eux lrsquoEcirctre et lrsquoAutre circulent agrave travers tous et ces deux genres agrave travers

lrsquoun lrsquoautre lrsquoAutre participant agrave lrsquoEcirctre laquo est raquo non qursquoil soit cependant ce

dont il participe mais autre chose et drsquoautre part eacutetant autre chose que lrsquoEcirctre

forceacutement il est en toute certitude non-ecirctre Quant agrave lrsquoEcirctre puisque agrave son tour il

participe agrave lrsquoAutre il doit ecirctre autre que le reste des genres450

448 Platon Sophiste 253b-c (trad L Robin) laquo Τί δrsquo ἐπειδὴ καὶ τὰ γένη πρὸς ἄλληλα κατὰ ταὐτὰ μείξεως

ἔχειν ὡμολογήκαμεν ἆρrsquo οὐ μετrsquo ἐπιστήμης τινὸς ἀναγκαῖον διὰ τῶν λόγων πορεύεσθαι τὸν ὀρθῶς μέλλοντα

δείξειν ποῖα ποίοις συμφωνεῖ τῶν γενῶν καὶ ποῖα ἄλληλα οὐ δέχεται καὶ δὴ καὶ διὰ πάντων εἰ συνέχοντrsquo ἄττrsquo

αὔτrsquoἐστιν ὥστε συμμείγνυσθαι δυνατὰ εἶναι καὶ πάλιν ἐν ταῖς διαιρέσεσιν εἰ διrsquo ὅλων ἕτερα τῆς διαιρέσεως

αἴτια raquo 449 Ibid 253d (trad L Robin) laquo Τὸ κατὰ γένη διαιρεῖσθαι καὶ μήτε ταὐτὸν εἶδος ἕτερον ἡγήσασθαι μήτε

ἕτερον ὂν ταὐτὸν μῶν οὐ τῆς διαλεκτικῆς φήσομεν ἐπιστήμης εἶναι raquo 450 Ibid 258d-259b (trad L Robin) laquo Μὴ τοίνυν ἡμᾶς εἴπῃ τις ὅτι τοὐναντίον τοῦ ὄντος τὸ μὴ ὂν

ἀποφαινόμενοι τολμῶμεν λέγειν ὡς ἔστιν ἡμεῖς γὰρ περὶ μὲν ἐναντίου τινὸς αὐτῷ χαίρειν πάλαι λέγομεν εἴτrsquo

ἔστιν εἴτε μή λόγον ἔχον ἢ καὶ παντάπασιν ἄλογονmiddot ὃ δὲ νῦν εἰρήκαμεν εἶναι τὸ μὴ ὄν ἢ πεισάτω τις ὡς οὐ

καλῶς λέγομεν ἐλέγξας ἢ μέχριπερ ἂν ἀδυνατῇ λεκτέον καὶ ἐκείνῳ καθάπερ ἡμεῖς λέγομεν ὅτι

συμμείγνυταί τε ἀλλήλοις τὰ γένη καὶ τό τε ὂν καὶ θάτερον διὰ πάντων καὶ διrsquo ἀλλήλων διεληλυθότε τὸ μὲν

ἕτερον μετασχὸν τοῦ ὄντος ἔστι μὲν διὰ ταύτην τὴν μέθεξιν οὐ μὴν ἐκεῖνό γε οὗ μετέσχεν ἀλλrsquo ἕτερον

ἕτερον δὲ τοῦ ὄντος ὂν ἔστι σαφέστατα ἐξ ἀνάγκης εἶναι μὴ ὄνmiddot τὸ δὲ ὂν αὖ θατέρου μετειληφὸς ἕτερον τῶν

ἄλλων ἂν εἴη γενῶν raquo

255

Le non-ecirctre dont il est ici question dans le Sophiste nrsquoest donc pas le contraire de lrsquoecirctre

mais seulement autre que lrsquoecirctre pris comme genre suprecircme et auquel ce non-ecirctre participe

De lagrave le parricide agrave lrsquoeacutegard de Parmeacutenide pour Platon le non-ecirctre est Par ailleurs les

contraires sur ce plan ontologique semblent pouvoir participer lrsquoun agrave lrsquoautre puisque le

Mecircme participe agrave lrsquoAutre en tant qursquoil est diffeacuterent des autres genres et lrsquoAutre au Mecircme

en tant qursquoil est identique agrave lui-mecircme Mais peut-ecirctre nrsquoest-il pas permis de qualifier de

contraires les genres suprecircmes Si nous suivons la theacuteorie drsquoAristote le contraire est un

pollachocircs legomenon quelque chose qui se dit de maniegraveres multiples et si on entend par

contraire la deacutefinition principale qursquoil en donne ndash ce ne sont pas les genres qui sont

contraires au sens premier mais les espegraveces les plus opposeacutees agrave lrsquointeacuterieur drsquoun mecircme

genre451 ndash il nous est donc impossible drsquoappliquer aux principes des genres suprecircmes ou

dans le vocabulaire des doctrines non eacutecrites aux principes des Ideacutees-Nombres la notion

de contrarieacuteteacute car lrsquoUn et la Dyade sont au-delagrave des genres puisqursquoils en sont en veacuteriteacute les

principes Quant agrave savoir si les genres suprecircmes du Sophiste correspondent aux Ideacutees-

Nombres dont parle Aristote nous ne pouvons pas apporter de confirmation Il semble

qursquoune correspondance exacte soit inconcevable puisque les Ideacutees supeacuterieures sont au

nombre de dix crsquoest la Deacutecade heacuteriteacutee des pythagoriciens alors que les genres se limitent agrave

cinq452

Quant agrave la troisiegraveme espegravece de participation celle de la Dyade indeacutefinie agrave lrsquoUn

pouvons-nous dire qursquoelle soit repreacutesenteacutee dans les dialogues Nous nrsquoavons que quelques

allusions agrave ces deux principes dans lrsquoensemble de lrsquoœuvre de Platon mais aucun

deacuteveloppement suivi et argumenteacute qui soutiendrait une doctrine de la geacuteneacuteration des Ideacutees-

Nombres Bien entendu la seconde partie du Parmeacutenide parle drsquoune opposition entre lrsquoun

et le multiple le Philegravebe drsquoune opposition entre le fini et lrsquoinfini entre le limiteacute et

lrsquoillimiteacute

En outre les Anciens qui nous eacutetaient supeacuterieurs et dont lrsquoexistence eacutetait plus

proche des Dieux nous ont comme une reacuteveacutelation transmis cette veacuteriteacute que ce

dont chaque fois on dit qursquoil existe se compose drsquoun et de plusieurs et

451 Cf Aristote Meacutetaphysique Δ 10 452 Il nrsquoest cependant pas impossible que des commentateurs anciens du Parmeacutenide et du Sophiste aient tenteacute

drsquoharmoniser la Deacutecade de la Leccedilon sur le Bien et les cinq genres suprecircmes du Sophiste Mais ceci constitue

un autre sujet drsquoenquecircte

256

drsquoautre part possegravede en soi lieacute agrave sa nature propre limite et illimitation que par

conseacutequent nous devons du moment que les choses sont organiseacutees de cette

maniegravere admettre en chaque cas pour toute chose lrsquoexistence drsquoune nature

unique et la chercher sans reacutepit que puisqursquoelle y est immanente nous la

trouverons en effet453

Le dialogue se poursuit apregraves un bref eacutechange entre les interlocuteurs par une critique

adresseacutee par Socrate envers les preacutetendus savants qui sont ses contemporains des hommes

de science qui sont en reacutealiteacute priveacutes de cette deacutelicatesse neacutecessaire au dialecticien dans son

approche du reacuteel454

Mais les doctes du monde drsquoaujourdrsquohui font laquo un raquo au petit bonheur et

laquo plusieurs raquo trop vite ou trop lentement passant immeacutediatement de lrsquoun agrave

lrsquoinfini tandis que les intermeacutediaires leur eacutechappent ce qui diffeacuterencie la faccedilon

dialectique455 et inversement la faccedilon disputeuse laquo eacuteristique raquo dont sont

meneacutees les discussions que nous avons les uns avec les autres456

Bien que ces dialogues traitent des diffeacuterences entre lrsquouniteacute et le fini des attributs de lrsquoUn

et le multiple et lrsquoinfini preacutediqueacutes de la Dyade il nrsquoy est pas clairement question drsquoune

participation entre ces principes comme mode de geacuteneacuteration des Ideacutees-Nombres Qursquoen est-

il toutefois de ce passage du Pheacutedon ougrave les concepts de participation et de dualiteacute sont

reacuteunis Devons-nous y reconnaicirctre la Dyade (hecirc duas) dont parle Aristote en

Meacutetaphysique Bien qursquoil srsquoagisse en effet du mecircme terme grec hecirc duas le sens qui lui est

attribueacute dans le contexte de ce dialogue est-il pour autant identique agrave celui deacutefini dans la

Meacutetaphysique alors qursquoil est question drsquoune doctrine eacutesoteacuterique agrave laquelle Platon ne fait

jamais ouvertement reacutefeacuterence Notre analyse de lrsquoextrait penche davantage en faveur drsquoune

notion distincte de celle traiteacutee par Aristote

453 Platon Philegravebe 16c-d (trad L Robin) laquo καὶ οἱ μὲν παλαιοί κρείττονες ἡμῶν καὶ ἐγγυτέρω θεῶν

οἰκοῦντες ταύτην φήμην παρέδοσαν ὡς ἐξ ἑνὸς μὲν καὶ πολλῶν ὄντων τῶν ἀεὶ λεγομένων εἶναι πέρας δὲ

καὶ ἀπειρίαν ἐν αὑτοῖς σύμφυτον ἐχόντων δεῖν οὖν ἡμᾶς τούτων οὕτω διακεκοσμημένων ἀεὶ μίαν ἰδέαν περὶ

παντὸς ἑκάστοτε θεμένους ζητεῖν ndash εὑρήσειν γὰρ ἐνοῦσαν ndashraquo 454 Platon critique aussi ailleurs ces preacutetendus sages pour leur manque de finesse dans lrsquoapproche des discours

notamment dans le Phegravedre au deacutebut de la Palinodie de Socrate (245c) 455 La dialectique prend en consideacuteration les intermeacutediaires (τὰ δὲ μέσα αὐτοὺς) qui ne sont pas pris au sens

technique qursquoattribue Aristote aux τὰ μεταξὺ de la Meacutetaphysique (qui deacutesignent les choses matheacutematiques)

mais au sens drsquoIdeacutees dont les combinaisons sont lrsquoobjet de la science du dialecticien (cf Sophiste 253 b) Les

Ideacutees seraient donc des intermeacutediaires entre lrsquoun et lrsquoinfini Il nrsquoest cependant pas dit explicitement que lrsquoun et

lrsquoinfini engendrent ces intermeacutediaires 456 Platon Philegravebe 16e-17a (trad L Robin) laquoοἱ δὲ νῦν τῶν ἀνθρώπων σοφοὶ ἓν μέν ὅπως ἂν τύχωσι καὶ

πολλὰ θᾶττον καὶ βραδύτερον ποιοῦσι τοῦ δέοντος μετὰ δὲ τὸ ἓν ἄπειρα εὐθύς τὰ δὲ μέσα αὐτοὺς ἐκφεύγει

ndash οἷς διακεχώρισται τό τε διαλεκτικῶς πάλιν καὶ τὸ ἐριστικῶς ἡμᾶς ποιεῖσθαι πρὸς ἀλλήλους τοὺς λόγους raquo

257

Mais quoi lorsqursquoune uniteacute est adjointe agrave une uniteacute que cette adjonction soit

la cause de la production du 2 ou si lrsquouniteacute est fractionneacutee que ce soit ce

fractionnement ne te garderais-tu pas de le dire Agrave grands cris tu proclamerais

en outre que agrave ta connaissance il nrsquoy a pour chaque chose pas drsquoautre faccedilon de

commencer drsquoexister que de participer agrave ce qui est en propre la reacutealiteacute de ce agrave

quoi en chaque cas elle participe que dans ces deux cas tu ne possegravedes pas

drsquoautre cause expliquant que 2 commence drsquoexister sinon sa participation agrave la

Dualiteacute et que doivent en participer aussi tous les 2 futurs sinon enfin la

participation agrave lrsquoUniteacute pour tout ce qui doit ecirctre uniteacute457

Cet extrait du Pheacutedon ne traite donc qursquoen apparence de la Dyade de la Meacutetaphysique La

Dualiteacute est seulement prise comme un exemple drsquoIdeacutee agrave laquelle participe une pluraliteacute

sensible Platon prend lrsquoexemple du deux en soi de la Dualiteacute mais il aurait pu prendre

nrsquoimporte quelle autre Ideacutee si cet extrait du dialogue nrsquoavait pas porteacute sur lrsquoarithmeacutetique

La Dyade ne peut donc pas ecirctre conccedilue dans ce dialogue comme un principe Puisque

nous ne trouvons pas dans les œuvres de Platon une exposition claire sur la geacuteneacuteration des

Ideacutees-Nombres la critique drsquoune participation de la Dyade agrave lrsquoUn agrave moins de suivre

lrsquohypothegravese de Cherniss ne peut donc avoir pour objet que des enseignements que Platon

nrsquoaurait pas mis par eacutecrit

Nous devons cependant conceacuteder agrave Cherniss que le ceacutelegravebre passage du Timeacutee ougrave il

est question de la chocircra du reacuteceptacle peut avoir inspireacute en partie cette critique drsquoAristote

agrave lrsquoeacutegard des principes

Mais de toute faccedilon il reacutesulte que tous les ecirctres participeront du Mal sauf lrsquoUn

qui est lrsquoUn en soi en outre les Nombres participeront du Mal en soi plus

complegravetement que les Grandeurs il en reacutesulte aussi que le Mal sera le lieu

[chocircra] du Bien qursquoil participera du Bien et mecircme deacutesirera le recevoir quoique

le Bien soit sa propre destruction puisque le contraire est destructif du

contraire458

457 Platon Pheacutedon 101b-c (trad L Robin) laquo Τί δέ ἑνὶ ἑνὸς προστεθέντος τὴν πρόσθεσιν αἰτίαν εἶναι τοῦ

δύο γενέσθαι ἢ διασχισθέντος τὴν σχίσιν οὐκ εὐλαβοῖο ἂν λέγειν καὶ μέγα ἂν βοῴης ὅτι οὐκ οἶσθα ἄλλως

πως ἕκαστον γιγνόμενον ἢ μετασχὸν τῆς ἰδίας οὐσίας ἑκάστου οὗ ἂν μετάσχῃ καὶ ἐν τούτοις οὐκ ἔχεις ἄλλην

τινὰ αἰτίαν τοῦ δύο γενέσθαι ἀλλrsquo ἢ τὴν τῆς δυάδος μετάσχεσιν καὶ δεῖν τούτου μετασχεῖν τὰ μέλλοντα δύο

ἔσεσθαι καὶ μονάδος ὃ ἂν μέλλῃ ἓν ἔσεσθαι raquo 458 Aristote Meacutetaphysique N 4 1091b35-1092a3 (trad J Tricot) laquo συμβαίνει δὴ πάντα τὰ ὄντα μετέχειν

τοῦ κακοῦ ἔξω ἑνὸς αὐτοῦ τοῦ ἑνός καὶ μᾶλλον ἀκράτου μετέχειν τοὺς ἀριθμοὺς ἢ τὰ μεγέθη καὶ τὸ κακὸν

τοῦ ἀγαθοῦ χώραν εἶναι καὶ μετέχειν καὶ ὀρέγεσθαι τοῦ φθαρτικοῦmiddot φθαρτικὸν γὰρ τοῦ ἐναντίου τὸ

ἐναντίον raquo

258

Aristote utilise le mecircme terme chocircra que Platon employait pour deacutesigner le reacuteceptacle des

Ideacutees crsquoest-agrave-dire la Dyade Bien plus il affirme que le Mal sera ce lieu et qursquoil recevra le

Bien pour geacuteneacuterer les Ideacutees-Nombres

Pour le moment donc il faut se mettre dans la tecircte qursquoil y a trois choses ce qui

devient ce en quoi cela devient et ce agrave la ressemblance de quoi naicirct ce qui

devient Et tout naturellement il convient de comparer le reacuteceptacle agrave une megravere

le modegravele agrave un pegravere et la nature qui tient le milieu entre les deux agrave un enfant459

Il est probable que ce soit eacutegalement ce passage du Timeacutee ougrave le reacuteceptacle est identifieacute agrave la

megravere et donc au principe feacuteminin de la geacuteneacuteration qui fasse lrsquoobjet de la critique drsquoAristote

agrave lrsquoeacutegard de la possibiliteacute de produire une multipliciteacute drsquoecirctres agrave partir de la Dyade alors que

la matiegravere dans la perspective aristoteacutelicienne demeure une cause indeacutetermineacutee qui ne peut

expliquer en elle-mecircme la diversiteacute du reacuteel

De la matiegravere il fait sortir en effet une multipliciteacute de choses tandis que lrsquoIdeacutee

nrsquoengendre qursquoune seule fois pourtant il est manifeste que drsquoune seule matiegravere

on ne tire qursquoune seule table tandis que une Ideacutee eacutetant donneacutee cette Ideacutee

quoiqursquounique produit plusieurs tables Il en est de mecircme du macircle par rapport agrave

la femelle celle-ci est feacutecondeacutee par un seul accouplement mais le macircle

feacuteconde plusieurs femelles crsquoest lagrave pourtant une image du rocircle que jouent ces

principes460

Par ailleurs le Timeacutee pourrait fournir une solution au problegraveme des contraires ce

qursquoAristote semble avoir neacutegligeacute consciemment ou non de prendre en consideacuteration sa

critique envers ce dialogue eacutetant sans concession

En effet si le reacuteceptacle ressemblait agrave lrsquoune des choses qui y entrent chaque

fois que des choses doteacutees drsquoune nature contraire ou radicalement heacuteteacuterogegravene agrave

celle-lagrave se preacutesenteraient le reacuteceptacle en prendrait mal la ressemblance eacutetant

donneacute qursquoil montrerait en mecircme temps lrsquoaspect qui est le sien Voilagrave pourquoi

459 Platon Timeacutee 50c-d (trad L Brisson) laquoἐν δrsquo οὖν τῷ παρόντι χρὴ γένη διανοηθῆναι τριττά τὸ μὲν

γιγνόμενον τὸ δrsquo ἐν ᾧ γίγνεται τὸ δrsquo ὅθεν ἀφομοιούμενον φύεται τὸ γιγνόμενον καὶ δὴ καὶ προσεικάσαι

πρέπει τὸ μὲν δεχόμενον μητρί τὸ δrsquo ὅθεν πατρί τὴν δὲ μεταξὺ τούτων φύσιν ἐκγόνῳ raquo 460 Aristote Meacutetaphysique A 6 988a2-7 (trad J Tricot) laquoοἱ μὲν γὰρ ἐκ τῆς ὕλης πολλὰ ποιοῦσιν τὸ δrsquo

εἶδος ἅπαξ γεννᾷ μόνον φαίνεται δrsquo ἐκ μιᾶς ὕλης μία τράπεζα ὁ δὲ τὸ εἶδος ἐπιφέρων εἷς ὢν πολλὰς ποιεῖ

ὁμοίως δrsquo ἔχει καὶ τὸ ἄρρεν πρὸς τὸ θῆλυmiddot τὸ μὲν γὰρ ὑπὸ μιᾶς πληροῦται ὀχείας τὸ δrsquo ἄρρεν πολλὰ πληροῖmiddot

καίτοι ταῦτα μιμήματα τῶν ἀρχῶν ἐκείνων ἐστίν raquo

259

il faut que soit deacutepourvue de toutes caracteacuteristiques ce qui recevra en elle des

choses de tout genre461

Drsquoapregraves cet extrait la matiegravere ou Dyade nrsquoest pas deacutefinie comme un contraire elle est

plutocirct reacuteceptive des contraires agrave lrsquoinstar de la matiegravere chez Aristote Elle peut recevoir des

formes qui sont contraires entre elles Elle joue donc le rocircle du troisiegraveme terme celui du

sujet des contraires Platon pourrait donc expliquer la geacuteneacuteration des Ideacutees-Nombres et par

la suite celle du monde sensible en ne se servant que de ces deux principes lrsquoUn et la

Dyade indeacutefinie du Grand et du Petit

Quelles conclusions pouvons-nous tirer de cette confrontation de la critique

aristoteacutelicienne aux exposeacutees doctrinaux des Dialogues platoniciens Est-ce qursquoAristote

srsquoabstient de traiter de la participation comme hypothegravese pour la geacuteneacuteration des Ideacutees-

Nombres parce qursquoelle nrsquoest pas preacutesente dans les Dialogues Si elle nrsquoest pas preacutesente

dans lrsquoœuvre de Platon est-elle du moins preacutesente dans lrsquoenseignement oral du maicirctre Et

si oui y est-elle argumenteacutee Nous ne pouvons reacutepondre de maniegravere conclusive agrave ces

questions faute de teacutemoignage Impossible aussi de savoir si Platon a distingueacute trois

niveaux de participation et si Aristote a suivi cette distinction dans ses critiques adresseacutees

envers cette doctrine

Quand Aristote critique la participation crsquoest celle du sensible aux Ideacutees qursquoil a en

tecircte Rien ne nous laisse croire qursquoil se prononce sur la seconde celle des Formes entre

elles ou sur la troisiegraveme celle de la Dyade agrave lrsquoUn Pouvons-nous supposer que les critiques

adresseacutees agrave la premiegravere forme de participation srsquoappliquent aux deux autres Crsquoest ce que

laisse entendre les livres M et N car bien qursquoAristote ait parleacute au livre A de la participation

de la Dyade agrave lrsquoUn il nrsquoen fait pas mention alors qursquoil traite explicitement de la geacuteneacuteration

des Ideacutees-Nombres Nous avons drsquoailleurs vu pour quelles raisons agrave notre avis Aristote nrsquoa

pas la pleine leacutegitimiteacute pour rejeter lrsquohypothegravese de la participation sans justifier clairement

ses motifs qui deacutependent souvent de cateacutegories fermeacutees aux principes de la penseacutee

platonicienne ou de preacutesupposeacutes meacutethodologiques ceux du naturaliste qui nrsquoinvalident

461 Platon Timeacutee 50e (trad L Brisson) laquo ὅμοιον γὰρ ὂν τῶν ἐπεισιόντων τινὶ τὰ τῆς ἐναντίας τά τε τῆς τὸ

παράπαν ἄλλης φύσεως ὁπότrsquo ἔλθοι δεχόμενον κακῶς ἂν ἀφομοιοῖ τὴν αὑτοῦ παρεμφαῖνον ὄψιν διὸ καὶ

πάντων ἐκτὸς εἰδῶν εἶναι χρεὼν τὸ τὰ πάντα ἐκδεξόμενον ἐν αὑτῷ γένη raquo

260

pas en soi la deacutemarche du dialecticien aussi abstraite et vide qursquoelle puisse paraicirctre pour le

Stagirite

5 La reacuteception neacuteoplatonicienne de la critique aristoteacutelicienne

La critique aristoteacutelicienne de lrsquoengendrement des Ideacutees-Nombres peut sembler

difficilement reacutefutable si nous faisons abstraction de tout autre teacutemoignage au sujet de cette

doctrine et surtout si nous conceacutedons agrave Aristote les postulats theacuteoregravemes et deacutefinitions ndash

souvent propres agrave la penseacutee aristoteacutelicienne et absents du corpus platonicien ndash sur lesquels

elle se fonde (et qui entrent en conflit avec les divisions essentielles du platonisme au sujet

notamment du statut des objets matheacutematiques) Mais puisque nous ne savons pas agrave quel

point Aristote est resteacute fidegravele agrave un enseignement oral de Platon sur le Bien et sur ce qursquoil est

convenu drsquoappeler drsquoapregraves le titre de lrsquoimposant ouvrage de L Robin la theacuteorie

platonicienne des Ideacutees et des Nombres en eacutetant conscient qursquoil aborde les principes de

cette doctrine agrave partir de ses propres cateacutegories conceptuelles en facilitant ainsi la critique

nous devons rester vigilants par rapport agrave sa validiteacute en tant reacutefutation drsquoun platonisme

eacutesoteacuterique dont lrsquohistoire ne peut ecirctre eacutetablie qursquoagrave partir de teacutemoignages indirects et

souvent peu charitables

En ne rapportant que certains aspects des doctrines preacutesocratiques au livre A de la

Meacutetaphysique Aristote a su construire une critique de ses devanciers dont la coheacuterence

interne est remarquable mais dont la probiteacute est discutable A-t-il fait de mecircme avec les

agrapha dogmata Si nous avons des teacutemoignages autres que ceux drsquoAristote par exemple

les extraits des preacutesocratiques chez Simplicius pour juger si le traitement doxographique

qursquoil fait de lrsquoœuvre philosophique de ses devanciers est fidegravele nous nrsquoavons pas la mecircme

chance en ce qui concerne la doctrine non-eacutecrite au sujet du Bien et de la geacuteneacuteration des

Ideacutees-Nombres Aristote en eacutetant le seul doxographe Nous avons vu que les dialogues

platoniciens sont peu diserts au sujet drsquoune doctrine de la geacuteneacuteration des Ideacutees par

participation agrave la Dyade et lrsquoUn Bien que les allusions agrave une telle doctrine soient peu

nombreuses comme nous lrsquoavons constateacute et qursquoelles ne permettent pas drsquooffrir un

contrepoids assureacute agrave la totaliteacute des critiques formuleacutees par drsquoAristote ndash notons que nous

nrsquoavons pas traiteacute de lrsquoensemble des problegravemes souleveacutes aux livres M et N de la

261

Meacutetaphysique ndash elles fournissent les assises drsquoune contre-argumentation platonicienne qui

recevra une structure theacuteorique forte dans la penseacutee neacuteoplatonicienne notamment chez

Syrianus et son disciple Proclus

263

ARTICLE I INTUITION ET PENSEacuteE DISCURSIVE SUR

LA FONCTION DE LrsquoEPIBOLEcirc DANS LES ENNEacuteADES DE

PLOTIN462

1 Mise en contexte philosophique et historique de la notion drsquoepibolecirc

Au cœur des preacuteoccupations eacutepisteacutemologiques de la tradition platonico-

aristoteacutelicienne se pose le problegraveme de la relation entre la penseacutee et son objet Le theacuteoricien

de la connaissance doit non seulement expliquer comment la penseacutee arrive agrave appreacutehender

son objet de maniegravere claire et distincte mais aussi identifier ce qui lui permet de le deacutefinir

sous une forme propositionnelle dans un discours agrave valeur scientifique Agrave ces problegravemes

dont la porteacutee philosophique transcende le cadre antique Plotin a apporteacute ses propres

reacuteponses en mobilisant des concepts aux origines diverses tout en restant fidegravele agrave lrsquoesprit

du platonisme

Crsquoest par lrsquoanalyse drsquoun concept fondamental de la penseacutee neacuteoplatonicienne que

nous aborderons la question des rapports entre lrsquointuition et la penseacutee discursive (dianoia)

dans les Enneacuteades463 Par lrsquoeacutetude de la notion drsquoepibolecirc nous espeacuterons contribuer agrave la

clarification de certains aspects de cette probleacutematique464 Plotin nrsquoest pas le premier

philosophe agrave avoir employeacute le terme epibolecirc pour signifier la viseacutee drsquoun objet cognitif par

la penseacutee ce sens est deacutejagrave attesteacute chez Eacutepicure et Alexandre drsquoAphrodise Toutefois il est

462 Nous preacutesentons ici une version leacutegegraverement remanieacutee de notre article laquo Intuition et penseacutee discursive sur

la fonction de lrsquoἐπιβολή dans les Enneacuteades de Plotin raquo Laval theacuteologique et philosophique 66 1 (2010)

p 45-59 463 Parmi les nombreux articles et chapitres de monographie consacreacutes agrave cette question au cours des derniegraveres

deacutecennies voir notamment A C Lloyd laquo Non-Discursive Thought ndash An Enigma of Greek Philosophy raquo

Proceedings of the Aristotelian Society 70 (1970) p 261-274 H J Blumenthal Plotinusrsquo Psychology La

Hague Martinus Nijhoff 1971 p 100-111 R Sorabji laquo Myths about Non-Propositional Thought raquo dans

Language and Logos eacuted par M Schofield and M C Nussbaum Cambridge Cambridge University Press

1982 p 295-314 M R Alfino laquo Plotinus and the Possibility of Non-Propositional Thought raquo Ancient

Philosophy 8 (1989) p 273-284 J Bussanich laquo Non-discursive Thought in Plotinus and Proclus raquo

Documenti e studi sulla tradizione filosofica medievale 8 (1997) p 191-210 E K Emilsson Plotinus on

Intellect Oxford Oxford University Press 2007 p 176-213 464 Les eacutetudes consacreacutees agrave lrsquoἐπιβολή ont principalement porteacute sur son acception laquo mystique raquo qui renvoie agrave

la conversion de lrsquoacircme humaine ndash ou de lrsquoIntellect hypostase ndash vers son principe ultime lrsquoUn-Bien Agrave ce

sujet voir J M Rist Plotinus The Road to Reality Cambridge Cambridge University Press 1967 p 48-52

J Bussanich The One and its Relation to Intellect in Plotinus LeidenNew York Brill 1988 p 94 sqq

J F Phillips laquo Plotinus and the lsquoEyersquo of Intellect raquo Dionysius 14 (1990) p 79-103 M Harrington laquo The

Drunken Epibole of Plotinus and its Reappearance in the Work of Dionysius the Areopagite raquo Dionysius

23 (2005) p 117-138 Agrave la diffeacuterence de ces commentateurs nous nous inteacuteresserons principalement agrave

lrsquoἐπιβολή associeacutee agrave la penseacutee proprement humaine (διάνοια)

264

le premier agrave avoir inteacutegreacute ce concept agrave un systegraveme philosophique reacutepondant agrave des principes

essentiellement platoniciens Crsquoest en comparant le premier sens philosophique attribueacute agrave

epibolecirc aux nouvelles acceptions que ce terme acquiert dans les Enneacuteades que lrsquoon arrivera

agrave mieux saisir sa fonction dans lrsquoeacuteconomie de la penseacutee plotinienne

Plusieurs traductions franccedilaises ont eacuteteacute offertes pour rendre manifeste la

signification philosophique du terme epibolecirc chacune reacuteveacutelant une interpreacutetation plus ou

moins adeacutequate de la fonction conceptuelle qui lui est propre En choisissant par exemple

de traduire par intuition on perdra de vue lrsquoimage concregravete que continue drsquoeacutevoquer ce

concept celle drsquoune viseacutee ou plus litteacuteralement drsquoune pro-jection de la penseacutee sur son

objet (le preacutefixe epi- indiquant une direction vers ou sur le radical -bolecirc signifiant un jet)

Lrsquoinclusion drsquoepibolecirc dans le lexique traditionnel de la noeacutetique ndash aux cocircteacutes des noein

lambanein aptesthai thigganein et de leurs formes nominales ndash risque donc de susciter un

contresens entraicircnant une compreacutehension inadeacutequate de sa fonction eacutepisteacutemologique En

effet ce terme ne renvoie pas speacutecifiquement agrave la saisie claire et distincte drsquoun objet

intelligible mais plus geacuteneacuteralement agrave la viseacutee et agrave la repreacutesentation de cet objet par la

penseacutee que celle-ci lui soit adeacutequate ou non465

Pour Plotin la faculteacute proprement humaine de lrsquoacircme la penseacutee discursive (dianoia)

opegravere une double activiteacute tout en contemplant les formes inheacuterentes agrave la partie supeacuterieure

de lrsquoacircme humaine ndash dont lrsquoactiviteacute est constamment dirigeacutee vers la reacutealiteacute intelligible ndash

elle porte ses jugements sur les donneacutees fournies par la sensation Crsquoest preacuteciseacutement agrave cette

faculteacute laquo biceacutephale raquo la dianoia que lrsquoepibolecirc se voit le plus souvent rattacheacutee comme

lrsquoattestent les nombreuses occurrences de lrsquoexpression epibolecirc tecircs dianoias dans les

Enneacuteades Notre eacutetude montrera que lrsquoepibolecirc plotinienne renvoie en premier lieu agrave la viseacutee

des notions inheacuterentes agrave lrsquoacircme humaine ainsi qursquoagrave leur repreacutesentation par la penseacutee Crsquoest

par analogie avec cette activiteacute que lrsquoon pourrait qualifier drsquointentionnelle que Plotin

attribuera agrave lrsquoIntellect hypostase une forme drsquoepibolecirc supeacuterieure agrave lrsquoactiviteacute de la penseacutee

465 Par sa dimension noeacutetique lrsquointention husserlienne peut ecirctre rapprocheacutee de lrsquoἐπιβολή plotinienne Pour une

preacutesentation syntheacutetique de lrsquohistoire de cette notion voir A de Libera laquo Intention raquo dans Vocabulaire

europeacuteen des philosophies sous la direction de B Cassin Paris Eacuteditions du SeuilDictionnaire le Robert

2004 p 608-619 Agrave lrsquoinstar drsquoἐπιβολή notons aussi que le terme latin intentio peut signifier la viseacutee drsquoun

objet et sa similitude crsquoest-agrave-dire sa repreacutesentation par la penseacutee (ibid p 610)

265

proprement humaine466 Afin de mieux distinguer les diffeacuterentes acceptions de lrsquoepibolecirc

dans les Enneacuteades nous traiterons drsquoabord de sa fonction eacutepisteacutemologique dans les eacutecrits

drsquoEacutepicure et les commentaires drsquoAlexandre drsquoAphrodise qui srsquoavegraverent aujourdrsquohui les

seuls teacutemoignages significatifs drsquoun usage philosophique de ce terme avant Plotin

2 Le sens philosophique drsquoepibolecirc avant Plotin

21 Eacutepicure et lrsquoeacutepicurisme

Crsquoest dans les eacutecrits drsquoEacutepicure que le terme epibolecirc prend pour la premiegravere fois un

sens technique dans le corpus philosophique grec on le rencontre sous diffeacuterentes formes

dans la Lettre agrave Heacuterodote et dans les Kuriai doxai467 Eacutetant donneacute lrsquoeacutetat fragmentaire du

corpus eacutepicurien et la concision avec laquelle les doctrines y sont exposeacutees peu de

commentateurs ont oseacute fournir une justification philosophique de sa fonction

eacutepisteacutemologique Ce concept nrsquoen constitue pas moins un des fondements de la penseacutee

eacutepicurienne En effet aux critegraveres de veacuteriteacute deacutefinis par leur maicirctre ndash la sensation (aisthecircsis)

la preacuteconception (prolecircpsis) et lrsquoaffection (pathos) ndash les eacutepicuriens ont jugeacute bon drsquoajouter

lrsquoepibolecirc tecircs dianoias468 Preacutecisons que cette notion est bien preacutesente dans les eacutecrits

drsquoEacutepicure mais qursquoelle nrsquoy compte pas au nombre des critegraveres de veacuteriteacute qui y sont

eacutenumeacutereacutes469

Lrsquoepibolecirc eacutepicurienne se deacutefinit geacuteneacuteralement comme la viseacutee consciente ou non470

drsquoun objet par les sens (aisthecirctecircria) ou par la penseacutee (dianoia) Crsquoest en reacutefeacuterence agrave cette

466 Le terme ἐπιβολή renvoie aussi agrave la viseacutee cognitive de la faculteacute perceptive tout comme le terme

προσβολή dont il est alors synonyme ἐπιβολή peut deacutesigner par analogie lrsquoactiviteacute de lrsquoIntellect hypostase

Voir J F Phillips art cit p 81 sqq 467 Dans Diogegravene Laeumlrce Vitae philosophorum X Pour les occurrences du terme ἐπιβολή employeacute seul cf sect

35 36 (deux fois) 69 70 83 dans la Lettre agrave Heacuterodote pour lrsquoexpression ἐπιβολὴ τῆς διανοίας et ses formes

deacuteriveacutees cf sect 35 38 50 (deux fois) 51 (deux fois) 62 dans la Lettre agrave Heacuterodote et Κύριαι δόξαι XXIV

Toutes les reacutefeacuterences renvoient agrave lrsquoeacutedition de H S Long Diogegravene Laeumlrce Vitae philosophorum 2 t Oxford

Clarendon Press 1964 468 Diogegravene Laeumlrce op cit X sect 31 469 Sur les raisons pour lesquelles Eacutepicure nrsquoaurait pas compteacute lrsquoἐπιβολὴ τῆς διανοίας au nombre des critegraveres

de veacuteriteacute voir C Bailey laquo On the meaning of ἐπιβολὴ τῆς διανοίας raquo dans Epicurus The Extant Remains

Oxford Clarendon Press 1926 p 271-272 470 Au sujet du caractegravere conscient et volontaire de lrsquoἐπιβολή voir C Bailey art cit p 259-274 dont les

conclusions ont eacuteteacute critiqueacutees entre autres par D J Furley Two Studies in the Greek Atomists Princeton

Princeton University Press 1967 p 206-208 et J M Rist Epicurus An Introduction Cambridge Cambridge

266

seconde acception que les eacutepicuriens auraient eacuteleveacute lrsquoepibolecirc au rang de critegravere de veacuteriteacute en

creacuteant ainsi un concept lrsquoepibolecirc tecircs dianoias destineacute agrave ecirctre reacutecupeacutereacute par la tradition

platonico-aristoteacutelicienne drsquoAlexandre drsquoAphrodise agrave Jean Philopon

Dans les eacutecrits drsquoEacutepicure le lexique de lrsquoimagination ndash phantasia phantasma etc ndash

accompagne geacuteneacuteralement lrsquoexpression epibolecirc tecircs dianoias Ainsi la dianoia prendrait

pour objet des images qui en raison de leur trop grande subtiliteacute nrsquoauraient pas eacuteteacute saisies

par les sens et auraient ainsi outrepasseacute lrsquointermeacutediaire de la sensation pour venir se fixer

directement dans la penseacutee Pour Eacutepicure ces images seraient notamment celles des dieux

et des morts imperceptibles aux sens mais accessibles agrave la penseacutee entre autres par la voie

des recircves471 Si reacuteellement lrsquoepibolecirc ne renvoie qursquoagrave une perception sensible ou agrave une saisie

drsquoimages subtiles et oniriques par la penseacutee on arrive difficilement agrave comprendre la

fonction eacutepisteacutemologique propre que lui reacuteservaient les eacutepicuriens en effet drsquoaucuns

pourraient objecter qursquoelle redouble inutilement ces autres critegraveres de veacuteriteacute que sont la

sensation et la preacuteconception Crsquoest contre ce genre drsquoobjections que C Bailey dans une

eacutetude faisant suite agrave sa traduction des fragments drsquoEacutepicure a voulu preacutemunir la penseacutee

eacutepicurienne Il y attribue un sens proprement eacutepisteacutemologique agrave lrsquoepibolecirc tecircs dianoias la

deacutefinissant comme la saisie immeacutediate et intuitive de concepts en particulier des concepts

eacutevidents de la penseacutee scientifique472 Par la juxtaposition de notions claires preacutealablement

saisies (prolecircpsis) la penseacutee arriverait agrave produire une nouvelle notion agrave son tour

appreacutehendeacutee par lrsquoacte cognitif qursquoest lrsquoepibolecirc Crsquoest alors qursquoune connaissance

scientifique viendrait se substituer agrave une opinion fausse causeacutee par une combinaison

inadeacutequate de notions en elles-mecircmes vraies issues de la sensation Ainsi bien que nos

sens soient en eux-mecircmes inaptes agrave saisir des notions telles que lrsquoatome ou le vide par une

juxtaposition adeacutequate de concepts plus eacuteleacutementaires acquis via nos sensations et par la

viseacutee cognitive du reacutesultat de cette synthegravese il nous serait possible drsquoen avoir une

connaissance certaine et donc scientifique

University Press 1972 p 25 et partiellement reacutehabiliteacutees par E Asmis dans une monographie portant sur

lrsquoeacutepisteacutemologie eacutepicurienne Epicurusrsquo Scientific Method Ithaca Cornell University Press 1984 p 125-126 471 Diogegravene Laeumlrce op cit X sect 50 51 472 C Bailey art cit p 260 voir p 267-274 pour la deacutemonstration

267

Aussi convaincante qursquoelle puisse sembler on peut douter agrave la suite de plusieurs

speacutecialistes actuels de lrsquoeacutepicurisme que lrsquointerpreacutetation proposeacutee par Bailey reflegravete

authentiquement la doctrine eacutepisteacutemologique drsquoEacutepicure Toutefois en deacutepit des critiques

qui peuvent lui ecirctre adresseacutees le modegravele interpreacutetatif deacutefendu par Bailey conserve ce meacuterite

indeacuteniable il fournit une justification agrave la thegravese eacutepicurienne voulant que des notions

complexes comme le vide et lrsquoatome puissent acqueacuterir une certitude scientifique pour la

penseacutee Comme la suite de notre eacutetude le montrera lrsquointerpreacutetation de lrsquoepibolecirc tecircs dianoias

proposeacutee par Bailey convient peut-ecirctre moins au sens qursquoEacutepicure a pu lui attribuer qursquoagrave la

fonction qursquoelle acquerra chez Plotin qui srsquoen servira pour conceptualiser le passage drsquoune

opinion confuse et injustifieacutee ndash par exemple lrsquoideacutee que chacun peut se faire de la notion de

temps ndash agrave une connaissance claire et certaine pouvant ecirctre exposeacutee dans un discours

scientifique

22 Alexandre drsquoAphrodise

Dans son Commentaire sur la Meacutetaphysique drsquoAristote Alexandre drsquoAphrodise

emploie agrave son tour le terme epibolecirc en reprenant litteacuteralement la formule apparue dans le

corpus eacutepicurien epibolecirc tecircs dianoias473 Davantage que sa signification dans les eacutecrits

drsquoEacutepicure crsquoest le sens que cette expression prend pour Alexandre qui permettra drsquoeacuteclairer

lrsquousage qursquoen fera Plotin Le syntagme apparaicirct dans lrsquoexeacutegegravese de ce locus classicus du

livre Γ (IV) de la Meacutetaphysique474 laquo Maintenant si lrsquoecirctre et lrsquouniteacute sont une mecircme chose

crsquoest-agrave-dire une mecircme nature au sens ougrave ils sont associeacutes lrsquoun agrave lrsquoautre comme le principe

et la cause mais non au sens ougrave ils seraient signifieacutes par une seule deacutefinition (logos)

[hellip]475 raquo Pour illustrer son propos Aristote montre que les expressions laquo un homme raquo et

laquo homme raquo renvoient agrave un mecircme sujet tout comme laquo homme existant raquo et laquo homme raquo qui

ont le mecircme reacutefeacuterent par conseacutequent les preacutedicats un et existant ne peuvent ecirctre distingueacutes

473 Il nous a eacuteteacute impossible de deacuteterminer si Alexandre reprend le syntagme ἐπιβολὴ τῆς διανοίας directement

des eacutecrits drsquoEacutepicure ou indirectement par lrsquoentremise drsquointermeacutediaires textuels qui nous sont aujourdrsquohui

inconnus 474 Notons que le terme reacuteapparaicirct ailleurs dans les commentaires drsquoAlexandre (eacutediteacutes dans la collection des

Commentaria in Aristotelem graeca [CAG]) ougrave il garde sensiblement la mecircme signification Cf In

metaphyica (CAG I) 384 21 In topicorum (CAG II 2) 233 5 392 2 409 28 475 Aristote Meacutetaphysique Γ 2 1003b22-26 (notre traduction) laquo εἰ δὴ τὸ ὂν καὶ τὸ ἓν ταὐτὸν καὶ μία φύσις

τῷ ἀκολουθεῖν ἀλλήλοις ὥσπερ ἀρχὴ καὶ αἴτιον ἀλλrsquo οὐχ ὡς ἑνὶ λόγῳ δηλούμενα (διαφέρει δὲ οὐθὲν οὐδrsquo ἂν

ὁμοίως ὑπολάβωμεν ἀλλὰ καὶ πρὸ ἔργου μᾶλλον) raquo Pour une interpreacutetation philosophique et philologique de

ce passage voir W D Ross Aristotlersquos Metaphysics t 1 Oxford Clarendon Press 1953 (2) p 257-258

268

en tant qursquoils deacutesignent une seule et mecircme reacutealiteacute substantielle par exemple tel homme

Aristote en conclut que lrsquouniteacute nrsquoest pas une nature distincte de lrsquoecirctre Lrsquoargument montre

ainsi que sur le plan ontologique lrsquoecirctre et lrsquouniteacute ont un mecircme reacutefeacuterent et partagent ainsi

une mecircme nature alors que du point de vue logique chacun se voit attribuer une deacutefinition

(logos) qui lui est propre En effet on ne saurait deacutefinir lrsquoecirctre de la mecircme maniegravere que

lrsquouniteacute

Crsquoest probablement en raison de lrsquoeacutequivociteacute du terme logos qui apparaicirct dans

lrsquoextrait commenteacute qursquoAlexandre a jugeacute bon drsquointroduire la notion drsquoepibolecirc tecircs dianoias

Il dit que lrsquouniteacute est la mecircme chose que lrsquoecirctre tout comme le principe et la

cause sont une mecircme chose en effet ils sont associeacutes lrsquoun agrave lrsquoautre et sont

preacutediqueacutes drsquoun mecircme sujet (car ce qui est principe est aussi cause et ce qui est

cause est aussi principe) Cependant la deacutefinition (logos) de ce sujet et sa viseacutee

par la penseacutee (epibolecirc tecircs dianoias) diffegraverent en tant qursquoil est dit principe ou

cause (en effet il est dit principe en tant qursquoil est premier par rapport agrave ce dont

il est principe et en tant que provient de lui ce dont il est principe alors qursquoil

est dit cause en tant qursquoil est ce par quoi ce dont il est la cause existe ce dont

une chose provient diffegravere de ce par quoi cette chose existe) il en est donc

ainsi dit-il du rapport entre lrsquoecirctre et lrsquouniteacute476

Selon lrsquointerpreacutetation alexandrinienne un sujet qui est principe est eacutegalement cause tout

comme une chose qui existe est eacutegalement une cependant selon le preacutedicat viseacute on

proposera telle ou telle deacutefinition (logos) de ce mecircme sujet Crsquoest ici qursquoAlexandre

introduit le concept drsquoepibolecirc Lrsquoanalyse syntaxique du passage en question montre que la

conjonction καί qui preacutecegravede le syntagme epibolecirc tecircs dianoias a une fonction explicative

Pour Alexandre le logos se deacutefinit comme ce qui est dit drsquoun sujet en tant qursquoun de ses

preacutedicats est viseacute par la penseacutee lrsquoepibolecirc tecircs dianoias vient donc expliciter la notion de

viseacutee relative au concept de logos En effet cette expression renvoie agrave la viseacutee cognitive

drsquoun des preacutedicats du sujet agrave deacutefinir autrement dit crsquoest le point de vue agrave partir duquel ce

sujet sera deacutefini Bref lrsquoepibolecirc deacutesigne la saisie intuitive et simple de son objet par la

penseacutee alors que le logos renvoie agrave son expression propositionnelle et degraves lors complexe

476 Alexandre drsquoAphrodise In metaphysica 247 8-16 (notre traduction) laquo λέγει δὲ τὸ ἓν τῷ ὄντι οὕτω

ταὐτὸν εἶναι ὡς ἔστι ταὐτὰ ἀρχή τε καὶ αἴτιον ὡς γὰρ ταῦτα ἀμφότερα μὲν ἀκολουθεῖ τε ἀλλήλοις καὶ κατὰ

τοῦ αὐτοῦ κατηγορεῖται (ὃ γὰρ ἀρχή τοῦτο καὶ αἴτιον καὶ ὃ αἴτιον τοῦτο καὶ ἀρχή) ἄλλος μέντοι λόγος

αὐτοῦ καὶ ἄλλη ἐπιβολὴ τῆς διανοίας καθὸ ἀρχὴ λέγεται καὶ ἄλλος καθὸ αἴτιον (ἡ μὲν γὰρ ἀρχὴ καθὸ πρῶτόν

ἐστι τοῦ οὗ ἐστιν ἀρχή καὶ καθὸ ἐξ αὐτοῦ τὰ ὧν ἐστιν ἀρχή τὸ δὲ αἴτιον καθό ἐστι διrsquo αὐτὸ τὸ οὗ αἴτιονmiddot

ἄλλο δὲ τὸ ἐξ οὗ ἐστι καὶ ἄλλο τὸ διrsquo ὅ) οὕτω δή φησιν ἔχειν πρὸς ἄλληλα τό τε ὂν καὶ τὸ ἕν raquo

269

Dans le cadre drsquoun autre modegravele celui de lrsquoinneacuteisme plotinien lrsquoepibolecirc tecircs

dianoias conservera somme toute la mecircme fonction que chez Alexandre toutefois la

penseacutee discursive (dianoia) nrsquoy visera plus lrsquoun des preacutedicats du sujet agrave deacutefinir mais une

notion inheacuterente agrave lrsquoacircme humaine en tant qursquoelle est tourneacutee vers une reacutealiteacute intelligible qui

la transcende

3 Lrsquoepibolecirc tecircs dianoias dans les Enneacuteades

31 La nature et les activiteacutes de la penseacutee discursive (dianoia)

En milieu du IIIe siegravecle de notre egravere alors que Plotin entreprend la reacutedaction de son

œuvre le terme epibolecirc a depuis longtemps acquis un sens technique en philosophie ce que

lrsquoauteur des Enneacuteades par une connaissance probable de la doxographie eacutepicurienne477 ou

plus vraisemblablement par un accegraves direct aux commentaires drsquoAlexandre478 ne pouvait

ignorer

Avant drsquoamorcer lrsquoeacutetude de lrsquoepibolecirc tecircs dianoias dans lrsquoœuvre de Plotin il

convient drsquoabord de deacutefinir cette faculteacute la dianoia agrave laquelle lrsquoepibolecirc se voit

freacutequemment rattacheacutee Au Traiteacute V 3 [49] Plotin livre un de ses plus brillants exposeacutes sur

la nature de la penseacutee discursive (dianoia) il en fait le siegravege de la cognition humaine en la

distinguant de lrsquoIntellect dont elle accueille les impressions et de la sensation dont elle

reccediloit les images Crsquoest ce qursquoillustre cette meacutetaphore agrave valeur proverbiale pour la tradition

neacuteoplatonicienne laquo la sensation est notre messager mais lrsquoIntellect est notre roi raquo479

Contrairement agrave lrsquoIntellect la dianoia ne saisit pas la totaliteacute de son contenu drsquoun seul

477 Sur les rapports entre Plotin et lrsquoeacutepicurisme voir J M Charrue laquo Plotin et Eacutepicure raquo Emerita 74 2

(2006) p 289-320 Ajoutons que lrsquoon retrouve plusieurs occurrences du terme ἐπιβολή dans lrsquoœuvre de

Sextus Empiricus ndash que Plotin aurait connue ndash et notamment lrsquoexpression ἐπιβολὴ τῆς διανοίας (Adversus

mathematicos 3 54 6-7) 478 Drsquoapregraves le teacutemoignage de Porphyre (Vita Plotini sect 14 5-7) Plotin aurait condenseacute la Meacutetaphysique

drsquoAristote dans ses eacutecrits De plus il aurait fait usage des commentaires drsquoAlexandre dans ses cours ce qui

nous amegravene agrave lui attribuer une bonne connaissance de son commentaire agrave la Meacutetaphysique (et a fortiori du

preacutesent passage ougrave Aristote anticipe involontairement le problegraveme fondamental du neacuteoplatonisme celui de la

distinction entre lrsquoun et lrsquoecirctre) Sur lrsquoinfluence qursquoa pu avoir Alexandre sur la penseacutee de Plotin voir

P L Donini Tre studi sullrsquoaristotelismo nel II secolo dC Torino Paravia 1974 p 5-62 479 Plotin Traiteacute V 3 [49] 3 44-45 Toutes les reacutefeacuterences aux traiteacutes de Plotin ainsi qursquoagrave la Vie de Plotin par

Porphyre se rapportent agrave lrsquoeacutedition critique (editio minor) eacutetablie par P Henry et H-R Schwyzer Plotini

Opera Oxford Clarendon Press 1964-1982

270

coup mais de maniegravere discursive par passage (diexodos) ou transition (metabasis) drsquoun

concept agrave un autre480

En tant que puissance intermeacutediaire entre la sensation et lrsquoIntellect crsquoest agrave la faculteacute

discursive que lrsquohomme srsquoidentifie essentiellement Crsquoest ce que confirmera le Traiteacute I 1

[53]481 ougrave Plotin fait correspondre le nous (hecircmeis) ndash ougrave lrsquoon peut voir une lointaine

anticipation du sujet moderne ndash aux activiteacutes de la penseacutee discursive Il y eacutenonce que

lrsquohomme veacuteritable ce que nous sommes par essence correspond agrave notre faculteacute rationnelle

(hecirc logikecirc psuchecirc)482 Agrave la suite de H J Blumenthal on considegravere communeacutement que les

termes dianoia et logos renvoient agrave une mecircme faculteacute483 Toutefois si cette faculteacute la plus

haute de lrsquoacircme humaine reste une ses activiteacutes sont quant agrave elles multiples Leur

distinction srsquoavegraverera drsquoailleurs fondamentale pour comprendre la fonction propre

qursquoattribue Plotin agrave lrsquoepibolecirc tecircs dianoias

Au chapitre 7 du Traiteacute I 1 [53] Plotin eacutenonce que la perception des choses

exteacuterieures est en reacutealiteacute lrsquoimage drsquoune contemplation inteacuterieure celle des formes

intelligibles par lrsquoacircme Non seulement ces formes rendent possible lrsquoactiviteacute perceptive

mais elles sont aussi agrave la source de ces trois activiteacutes rationnelles propres agrave lrsquohomme le

raisonnement (dianoia) lrsquoopinion (doxa) et lrsquointuition (noecircsis)484 Alors que lrsquoopinion et

dans une certaine mesure le raisonnement portent sur les images issues de la sensation485

on peut srsquointerroger sur la nature et lrsquoobjet de lrsquointuition En effet lrsquoanalyse des Traiteacutes V 3

[49] et I 1 [53] montre que noecircsis est un terme eacutequivoque dans les Enneacuteades Au chapitre 8

du Traiteacute I 1 [53] Plotin eacutenonce que nous posseacutedons les formes (eidecirc) de deux maniegraveres

480 Plotin Traiteacute IV 4 [28] 1 15-16 Crsquoest agrave ce type de discursiviteacute que renvoie le syntagme penseacutee

discursive que nous avons choisi pour traduire le terme διάνοια Pour Plotin la penseacutee discursive nrsquoest pas

drsquoembleacutee propositionnelle mecircme si la penseacutee propositionnelle relegraveve effectivement de lrsquoactiviteacute logique de la

διάνοια 481 Pour un traitement complet des doctrines eacutepisteacutemologiques exposeacutees dans le Traiteacute I 1 [53] voir

G Aubry Plotin Traiteacute 53 (I 1) Paris Les Eacuteditions du Cerf 2004 482 Plotin Traiteacute I 1 [53] 7 21-24 483 H J Blumenthal op cit p 100 sqq Notons toutefois que Plotin nrsquoest pas toujours rigoureux dans lrsquousage

qursquoil fait de ces termes selon les contextes le terme διάνοια peut signifier le jugement porteacute sur les images

sensibles celui porteacute sur les impressions intelligibles et mecircme lrsquoactiviteacute intuitive de la penseacutee comme dans

lrsquoexpression ἐπιβολὴ τῆς διανοίας Si le λόγος se confond le plus souvent avec la διάνοια au sens ougrave ils

deacutesignent tous deux la faculteacute supeacuterieure de lrsquoacircme humaine Plotin semble eacutegalement prendre λόγος terme

polyseacutemique par excellence plus speacutecifiquement au sens drsquoexpression propositionnelle ndash ou de la faculteacute qui

rend possible cette expression ndash de lrsquoactiviteacute intuitive de la διάνοια 484 Plotin Traiteacute I 1 [53] 7 14-17 485 Ibid 9 4-12

271

deacuteployeacutees et seacutepareacutees dans notre acircme et rassembleacutees dans lrsquoIntellect Lrsquoacircme supeacuterieure

que Plotin identifie agrave la penseacutee veacuteritable (hecirc dianoia hecirc alecircthecircs) saisit lrsquointelligible par une

multipliciteacute drsquoactes intuitifs486 Sommes-nous cette acircme pour Plotin Oui mais seulement

lorsque nous avons une appreacutehension consciente (antilecircpsis) des formes qursquoelle contemple

et qui lui sont degraves lors inheacuterentes En reacutefeacuterence agrave Aristote487 Plotin eacutenonce que nous

touchons ou nous ne touchons pas aux intelligibles qui sont dans lrsquoIntellect ou plutocirct agrave

ceux qui sont en nous agrave savoir dans notre acircme488 Bien que nous les posseacutedions tous en

puissance nous ne les appreacutehendons en acte que lorsque notre penseacutee en fait lrsquoobjet de sa

viseacutee (epibolecirc)

Si les formes psychiques sont seacutepareacutees les unes des autres comment la dianoia qui

les saisit une agrave une arrivera-t-elle agrave les relier entre elles afin de produire un discours

(logos) La solution plotinienne agrave ce problegraveme peut ecirctre trouveacutee au chapitre 5 du Traiteacute IV

9 [8]489 Plotin y fait lrsquoanalogie suivante une acircme particuliegravere est agrave lrsquoAcircme universelle ce

qursquoun theacuteoregraveme est agrave sa science soit une partie dont lrsquoexistence et lrsquointelligibiliteacute deacutependent

du tout auquel elle se rattache Par exemple la totaliteacute de la science du geacuteomegravetre est

contenue potentiellement dans le theacuteoregraveme particulier sur lequel porte sa deacutemonstration ce

qui signifie que la reacutesolution de ce theacuteoregraveme preacutesuppose la connaissance des principes

geacuteneacuteraux et speacutecifiques de cette science ces principes contenant en puissance la totaliteacute des

theacuteoregravemes que le geacuteomegravetre peut deacutemontrer Plus geacuteneacuteralement on peut dire que la penseacutee

humaine ne vise en acte qursquoune forme particuliegravere bien que par sa participation agrave

lrsquoIntellect ndash qui rassemble la totaliteacute des formes en une uniteacute conservant leurs diffeacuterences ndash

elle ait accegraves en puissance agrave lrsquoensemble des formes intelligibles Pour qualifier cette

saisie compreacutehensive du tout intelligible Plotin emploiera le terme athroos490 Ainsi en

tant qursquoil se rapporte agrave lrsquoacircme humaine le syntagme epibolecirc athroa deacutesignera une viseacutee

cognitive qui porte en acte (energeia) sur une notion particuliegravere mais qui comprend en 486 Ibid 9 20-23 487 Aristote Meacutetaphysique Θ 10 1051b23-26 488 Plotin Traiteacute I 1 [53] 9 12-15 489 Plotin Traiteacute IV 9 [8] 5 1-28 490 Ce terme qui pose une difficulteacute particuliegravere au traducteur peut ecirctre opposeacute agrave lrsquoeacutetalement (διάστημα)

temporel etou notionnel joint agrave lrsquoἐπιβολή il signifie que la penseacutee comprend drsquoun seul coup lrsquoensemble des

attributs de la notion qursquoelle vise Par ailleurs notons que ce terme apparaicirct deacutejagrave dans la Lettre agrave Heacuterodote

(sect 35) lrsquoἐπιβολὴ ἀθρόα y deacutesigne une notion philosophique universelle que le philosophe en herbe doit

assimiler afin de porter un jugement adeacutequat sur les cas particuliers qui se preacutesenteront agrave lui Mutatis

mutandis lrsquoἐπιβολή plotinienne aura la mecircme fonction

272

puissance (dunamei) lrsquoensemble des attributs qui serviront agrave la deacutefinir (drsquoougrave notre

traduction par viseacutee compreacutehensive) Ainsi crsquoest au moyen des concepts aristoteacuteliciens de

lrsquoen acte et lrsquoen puissance que la notion eacutepicurienne drsquoepibolecirc sera repenseacutee par Plotin491

Avant de conclure cette bregraveve preacutesentation des activiteacutes de la διάνοια il convient de

revenir sur le concept de jugement (krisis) Juger pour la penseacutee discursive consiste agrave

rassembler (sunagein) et agrave diviser (diairein) les impressions qursquoelle reccediloit de la sensation

certes mais aussi de lrsquoIntellect492 Alors que la plupart des hommes ne portent leurs

jugements que sur les images laisseacutees par leurs sensations le philosophe est apte agrave recevoir

les impressions des intelligibles celles-ci constituent mecircme les principes (archecirc) de sa

science la dialectique493 Dans les Traiteacutes V 3 [49] et I 1 [53] Plotin soutient que

lrsquohomme srsquoidentifie essentiellement agrave sa faculteacute discursive dont lrsquoactiviteacute est agrave la fois

raisonnante et intuitive laquo crsquoest nous-mecircmes qui raisonnons (logizomenoi) et nous-mecircmes

qui avons lrsquointuition (nooumen) des notions de notre penseacutee discursive raquo494 Lrsquoepibolecirc

correspond agrave lrsquoacte intuitif de la dianoia alors que le raisonnement (logos) constitue

lrsquoexpression propositionnelle de cet acte Mutatis mutandis lrsquoepibolecirc conservera pour

Plotin la fonction qursquoelle avait deacutejagrave pour Alexandre celle de principe du discours (logos)

32 La clarification de la viseacutee cognitive

Les premiegraveres lignes du Traiteacute III 7 [45] Sur lrsquoeacuteterniteacute et le temps offrent sans

doute lrsquoillustration la plus eacutevocatrice de la fonction attribueacutee agrave lrsquoepibolecirc dans les Enneacuteades

Plotin y montre comment lrsquohomme peut passer de lrsquoopinion agrave la science par une reacuteflexion

sur ses propres penseacutees Son traitement des notions drsquoeacuteterniteacute et de temps avec lesquelles

chacun se croit familier lui fournit lrsquooccasion drsquoillustrer les proceacutedeacutes et la fin de la meacutethode

dialectique

Lrsquoeacuteterniteacute et le temps disons-nous sont deux choses diffeacuterentes lrsquoeacuteterniteacute se

rapporte agrave la nature qui est perpeacutetuelle le temps agrave ce qui devient et agrave ce monde

Spontaneacutement comme si nous avions une viseacutee compreacutehensive de leur notion

491 Sur lrsquousage que fait Plotin de ces notions voir les notes et commentaires de J-M Narbonne dans Plotin

Traiteacute 25 (II 5) Paris Les Eacuteditions du Cerf 1998 492 Plotin Traiteacute V 3 [49] 2 7-13 493 Plotin Traiteacute I 1 [53] 5 1-5 494 Plotin Traiteacute V 3 [49] 3 35-36

273

(tais tecircs ennoias athroocircterais epibolais) nous croyons en avoir une impression

claire dans nos acircmes puisque nous en parlons toujours et agrave propos de tout

Cependant lorsque nous tentons de les examiner comme si nous nous

rapprochions de nos penseacutees nous sommes dans lrsquoembarras [hellip]495

Ce passage confirme ce que nous avons mentionneacute au sujet de la double activiteacute de la

penseacutee discursive Selon Plotin tout homme agrave partir des notions qursquoil possegravede porte un

jugement sur les donneacutees de son expeacuterience Ainsi crsquoest en ayant une certaine ideacutee du

temps qursquoil arrive agrave preacutevoir la dureacutee de ses activiteacutes agrave fixer un rendez-vous etc

cependant cette connaissance pratique essentielle agrave lrsquoaction humaine nrsquoimplique en rien

une connaissance theacuteorique de la nature du temps Tout comme le fera saint Augustin au

livre XI de ses Confessions Plotin teacutemoigne deacutejagrave dans les premiegraveres lignes du Traiteacute III 7

[45] de lrsquoeacutetonnement qui surgit en chaque homme lorsqursquoil est ameneacute agrave deacutefinir ce qursquoest le

temps Spontaneacutement il pensera en avoir une ideacutee claire pouvant ecirctre exprimeacutee dans une

proposition du genre le temps crsquoest [hellip] Toutefois en rapportant son attention sur cette

notion qursquoil croyait naguegravere eacutevidente il ne pourra que constater son ignorance Priveacute de la

viseacutee compreacutehensive (epibolecirc athroa) de ses attributs il nrsquoaura agrave lrsquoesprit qursquoune ideacutee vague

inexprimable dans un discours clair preacutecis et structureacute Pour Plotin cette connaissance

dont la plupart des hommes sont priveacutes ne peut ecirctre atteinte que par le veacuteritable philosophe

qui au terme du long exercice qursquoest la dialectique peut espeacuterer parvenir agrave une intelligence

parfaite de son objet496 Son discours (logos) par exemple celui que livre Plotin tout au

long du Traiteacute III 7 [45] ne sera que lrsquoexpression propositionnelle de cette viseacutee intuitive

par laquelle il saisit drsquoun seul coup lrsquoensemble des attributs de la notion traiteacutee

Ainsi lorsqursquoelle est qualifieacutee drsquoathroa lrsquoepibolecirc deacutesigne une saisie claire et distincte

drsquoune notion et de ses attributs par la penseacutee Drsquoautres occurrences montreront que le

terme epibolecirc lorsqursquoil apparaicirct sans lrsquoeacutepithegravete athroa ne renvoie pas forceacutement agrave la

connaissance adeacutequate des multiples attributs compris dans lrsquouniteacute du concept Au

Traiteacute V 3 [49] Plotin rappelle que lrsquoactiviteacute de la διάνοια porte drsquoune part sur les images

495 Plotin Traiteacute III 7 [45] 1 1-8 (notre traduction) laquo Τὸν αἰῶνα καὶ τὸν χρόνον ἕτερον λέγοντες ἑκάτερον

εἶναι καὶ τὸν μὲν περὶ τὴν ἀίδιον εἶναι φύσιν τὸν δὲ χρόνον περὶ τὸ γινόμενον καὶ τόδε τὸ πᾶν αὐτόθεν μὲν

καὶ ὥσπερ ταῖς τῆς ἐννοίας ἀθροωτέραις ἐπιβολαῖς ἐναργές τι παρrsquo αὐτοῖς περὶ αὐτῶν ἐν ταῖς ψυχαῖς ἔχειν

πάθος νομίζομεν λέγοντές τε ἀεὶ καὶ παρrsquo ἅπαντα ὀνομάζοντες Πειρώμενοι μὴν εἰς ἐπίστασιν αὐτῶν ἰέναι

καὶ οἷον ἐγγὺς προσελθεῖν πάλιν αὖ ταῖς γνώμαις ἀποροῦντες raquo 496 Plotin Traiteacute I 3 [20] 5 3-4

274

produites par la sensation et drsquoautre part sur les impressions qursquoelle reccediloit de lrsquoIntellect

Les images sensibles avec lesquelles la penseacutee discursive est naturellement plus familiegravere

constituent un obstacle agrave sa viseacutee compreacutehensive des formes intelligibles Afin drsquoacqueacuterir

une reacuteelle connaissance de ces notions lrsquohomme devra drsquoabord se deacutetourner des images qui

le trompent Crsquoest ce que rappelle Plotin en conclusion du Traiteacute IV 6 [41]

Il nrsquoest pas eacutetonnant qursquoen geacuteneacuteral tout ce qui se rapporte agrave lrsquoacircme soit diffeacuterent

de ce que les hommes en ont cru par manque drsquoexamen et des repreacutesentations

immeacutediates (procheiroi autois epibolai) qui leur sont venues des objets

sensibles et les ont trompeacutes par leur ressemblance497

Pour Plotin les hommes sont naturellement trompeacutes par leurs sensations les images

qursquoelles produisent amegravenent la penseacutee agrave concevoir les reacutealiteacutes incorporelles telles que

lrsquoacircme et ses faculteacutes sur le modegravele des objets sensibles Comme le laisse entendre Plotin en

tecircte du Traiteacute III 7 [45] chaque homme doit prendre conscience que ses repreacutesentations

(procheiroi autois epibolai) sont trompeuses afin que naisse en lui le deacutesir de reacuteexaminer

ces notions mecircmes qursquoil croyait naguegravere connaicirctre Cependant la deacutemarche reacuteflexive ne

suscite pas drsquoembleacutee lrsquointuition claire et distincte de celles-ci Au Traiteacute VI 2 [43] Plotin

preacutecise que la premiegravere repreacutesentation laquo critique raquo de lrsquoacircme (hocircs doxei tecirc procirctecirc tecircs dianoias

epibolecirc) reste inadeacutequate bien que la penseacutee se soit deacutejagrave deacutetourneacutee de ses modegraveles

sensibles et des images qui en proviennent498 Pour saisir clairement et distinctement la

nature de lrsquoacircme la penseacutee doit non seulement la concevoir comme simple et immateacuterielle

mais aussi reconnaicirctre la multipliciteacute de ses attributs En effet une viseacutee compreacutehensive

(epibolecirc athroa) de la nature de lrsquoacircme implique la connaissance de ses multiples puissances

(dunamis) Voilagrave preacuteciseacutement en quoi consiste la tacircche du dialecticien ndash deacutejagrave preacutesenteacutee par

Platon dans le Phegravedre (265d-e) et reformuleacutee par Plotin au Traiteacute I 1 [20] ndash agrave savoir

diviser son objet selon ses multiples puissances pour ensuite rassembler cette multipliciteacute

dans lrsquouniteacute du concept

497 Plotin Traiteacute IV 6 [41] 3 71-74 (notre traduction) laquo Καὶ ὅλως τὰ περὶ ψυχὴν πάντrsquo οὐ θαυμαστὸν ἄλλον

τρόπον ἔχειν ἢ ὡς ὑπειλήφασιν ὑπὸ τοῦ μὴ ἐξετάζειν ἄνθρωποι ἢ ὡς πρόχειροι αὐτοῖς ἐπιβολαὶ ἐξ αἰσθητῶν

ἐγγίνονται διrsquo ὁμοιοτήτων ἀπατῶσαι raquo 498 Plotin Traiteacute VI 2 [43] 4 21-24

275

Bref le philosophe doit rendre sa viseacutee intuitive semblable agrave son objet qui est agrave la

fois simple et multiple499 En cela Plotin se conforme au principe selon lequel le semblable

est connu par le semblable500 la viseacutee de la penseacutee doit ecirctre agrave la fois simple puisqursquoelle ne

porte en acte que sur une seule notion et multiple puisqursquoelle contient en puissance la

totaliteacute de ses attributs Il reste maintenant agrave deacuteterminer si lrsquoensemble des objets de la

penseacutee (dianoia) peuvent ecirctre ainsi conccedilus ou si certains restent essentiellement

insaisissables et indeacutefinissables

33 La penseacutee de lrsquoindeacutefini (aoristos) le cas de la matiegravere

Dans les extraits preacuteceacutedemment commenteacutes Plotin montre comment lrsquohomme en

se deacutetournant des images qui le trompent en prenant conscience de son ignorance et en

cherchant agrave redeacutefinir ses notions par les proceacutedeacutes de la dialectique peut espeacuterer acqueacuterir

une connaissance adeacutequate de son objet Cependant lrsquointuition des notions telles que le

temps lrsquoeacuteterniteacute et lrsquoacircme ne constitue pas pour lui le terme de la quecircte philosophique pour

Plotin le but ultime de lrsquoacircme demeure lrsquounion avec lrsquoUn-Bien le principe ultime de toutes

choses au-delagrave des ecirctres (epekeina tocircn ontocircn) viseacutes par la penseacutee En tant qursquoil est au-delagrave

de lrsquoecirctre comment lrsquoUn peut-il alors ecirctre penseacute En effet comment peut-on penser ce qui

pour Plotin est au-delagrave de lrsquoecirctre et donc nrsquoest pas

La mecircme question se pose au sujet de la matiegravere (hulecirc) qui elle reste toujours en

deccedilagrave de lrsquoecirctre La dianoia semble a priori incapable de la concevoir en raison de sa nature

essentiellement indeacutefinie En effet lrsquoacircme est naturellement porteacutee agrave projeter les formes

qursquoelle contient sur ce qui se preacutesente agrave elle501 et donc agrave deacutefinir son objet Au traiteacute II 4

[12] Sur les deux matiegraveres502 Plotin discute de la difficulteacute inheacuterente agrave la conception de la

matiegravere par lrsquoacircme humaine En reacutefeacuterence au Timeacutee (52b) ougrave Platon affirme qursquoelle ne peut

ecirctre saisie que par un raisonnement bacirctard (nothocirc logismocirc) Plotin fait appel au concept

499 Lrsquoἐπιβολή est qualifieacutee de simple (ἁπλῆ) dans un autre passage des Enneacuteades (VI 3 [44] 18 11-13) ougrave il

est question du νοῦς de lrsquoacircme humaine ndash et non du νοῦς seacutepareacute ndash en tant qursquoelle saisit ses objets par des

intuitions simples (ἐπιβολαῖς ἁπλαῖς) et non par des raisonnements (οὐ λόγοις) Notons que le syntagme

ἐπιβολὴ ἁπλῆ sera repris par la tradition neacuteoplatonicienne et notamment par les commentateurs alexandrins

drsquoAristote pour caracteacuteriser lrsquoactiviteacute intellective de lrsquoacircme humaine 500 Drsquoapregraves le teacutemoignage drsquoAristote (De lrsquoacircme I 2 404b8-19) on peut faire remonter cette doctrine jusqursquoagrave

Empeacutedocle 501 Plotin Traiteacute VI 6 [34] 3 32-35 502 Voir J-M Narbonne Plotin Les deux matiegraveres [Enneacuteade II 4 (12)] Paris Vrin 1993

276

drsquoepibolecirc pour montrer comment la matiegravere peut malgreacute tout ecirctre penseacutee et faire lrsquoobjet

drsquoun discours

Comment concevrai-je lrsquoabsence de grandeur dans la matiegravere Comment peut-

on concevoir quelque chose qui soit sans qualiteacute De quel genre sera notre

intuition ou la viseacutee de notre penseacutee (tecircs dianoias hecirc epibolecirc) Srsquoil est vrai que

le semblable est connu par le semblable lrsquoindeacutefini sera connu par lrsquoindeacutefini Le

concept de lrsquoindeacutefini sera donc deacutefini mais sa viseacutee (epibolecirc) indeacutefinie503

En reprenant lrsquoaxiome selon lequel le semblable est connu par le semblable Plotin montre

comment la matiegravere peut ecirctre conccedilue par lrsquoindeacutefinition inheacuterente agrave lrsquoacircme En outre il

deacutefinit dans ce passage les fonctions respectives du logos et de lrsquoepibolecirc qui relegravevent tous

deux de la διάνοια En srsquoinspirant drsquoun autre passage canonique du Timeacutee (28a) il rappelle

que chaque chose est connue par la deacutefinition (logocirc) et lrsquointuition (noecircsei) que nous en

avons Agrave la suite drsquoAlexandre Plotin fait ainsi du logos lrsquoexpression propositionnelle de la

viseacutee intuitive (epibolecirc) que son objet soit deacutefini comme le temps lrsquoeacuteterniteacute et lrsquoacircme ou

indeacutefini comme la matiegravere

4 Lrsquoacircme lrsquoIntellect et lrsquoUn-Bien

Plusieurs eacutetudes ont reacutecemment porteacute sur les rapports entre lrsquoIntellect et lrsquoUn Notre

but nrsquoest pas ici de redeacutefinir cette relation en elle-mecircme504 mais plutocirct de justifier lrsquousage

que fait Plotin du concept drsquoepibolecirc drsquoabord associeacute agrave la dianoia pour caracteacuteriser

lrsquoactiviteacute de lrsquoIntellect (qui constitue apregraves lrsquoUn-Bien le second principe du systegraveme

plotinien)

En quoi lrsquoactiviteacute de lrsquoIntellect se distingue-t-elle de celle de la dianoia Aux deux

premiers chapitres du Traiteacute IV 4 [28] Plotin formule cette question en des termes

diffeacuterents il nrsquoy traite pas directement de la dianoia mais de la partie de lrsquoacircme qui reste

aupregraves de lrsquoIntellect Contrairement agrave la penseacutee discursive qui saisit ses objets dans le

temps en passant drsquoune notion agrave une autre lrsquoacircme supeacuterieure a un accegraves immeacutediat agrave la

503 Plotin Traiteacute II 4 [12] 10 1-5 (notre traduction) laquo Τί οὖν νοήσω ἀμέγεθες ἐν ὕλῃ Τί δὲ νοήσεις ἄποιον

ὁπωσοῦν Καὶ τίς ἡ νόησις καὶ τῆς διανοίας ἡ ἐπιβολή Ἢ ἀοριστίαmiddot εἰ γὰρ τῷ ὁμοίῳ τὸ ὅμοιον καὶ τῷ

ἀορίστῳ τὸ ἀόριστον Λόγος μὲν οὖν γένοιτο ἂν περὶ τοῦ ἀορίστου ὡρισμένος ἡ δὲ πρὸς αὐτὸ ἐπιβολὴ

ἀόριστος raquo 504 Agrave ce sujet nous partageons les conclusions de J F Phillips (art cit)

277

totaliteacute des formes intelligibles505 Plotin prend toutefois le soin de distinguer son activiteacute

de celle de lrsquoIntellect en effet alors que cette acircme saisit ses objets par une multipliciteacute

drsquoactes intuitifs lrsquoIntellect a une viseacutee simple et compreacutehensive (epibolecircn athroan athroocircn)

de lrsquoensemble des formes qui le constituent506 La supeacuterioriteacute de lrsquoIntellect sur lrsquoacircme

srsquoexplique donc par la plus grande simpliciteacute de son activiteacute Quant agrave la penseacutee discursive

on peut affirmer que son activiteacute imite celle de lrsquoacircme supeacuterieure qui nrsquoest pas descendue

vers le monde sensible toutefois en raison de sa nature discursive cette penseacutee ne vise

(epiballocircn) en acte qursquoune seule forme agrave la fois507 Ainsi lrsquoactiviteacute de la dianoia relegraveve agrave la

fois de lrsquoacircme supeacuterieure par la multipliciteacute de ses actes intuitifs et de lrsquoIntellect par sa

viseacutee compreacutehensive du tout intelligible508

Contrairement agrave la penseacutee discursive lrsquoIntellect nrsquoest pas agrave la recherche de son

objet il possegravede en acte la totaliteacute de ses formes En tant qursquoil est Intellect sa viseacutee

compreacutehensive (epibolecirc athroa) est donc purement actuelle il ne connaicirct pas la potentialiteacute

inheacuterente agrave la penseacutee humaine et nrsquoa donc pas agrave actualiser son contenu Cependant la

connaissance parfaite et totale que lrsquoIntellect a de lui-mecircme nrsquoest rendue possible que par

son deacutesir drsquounion avec le principe dont il procegravede Pour faire comprendre cette tension de

lrsquoIntellect vers lrsquoUn-Bien Plotin introduit la notion drsquoIntellect aimant drsquoune puissance

supra-intellectuelle qui demande agrave ecirctre actualiseacutee par le principe dont elle eacutemane Cette

doctrine est exposeacutee au chapitre 35 du Traiteacute VI 7 [38]509 Plotin srsquoy inspire librement du

reacutecit de Poros tireacute du Banquet (203b) de Platon pour concevoir la procession premiegravere

menant agrave la formation de lrsquoIntellect Agrave cette mecircme reacutealiteacute il attribue ces deux puissances

lrsquoune par laquelle elle contemple son propre contenu intelligible lrsquoautre par laquelle elle

vise et reccediloit (epibolecirc tini kai paradochecirc) ce qui est au-delagrave drsquoelle-mecircme510 Pour Plotin

crsquoest cette seconde activiteacute qui rend possible la premiegravere non pas chronologiquement mais

ontologiquement Dans ce contexte lrsquoemploi du pronom indeacutefini tini pour qualifier

505 Plotin Traiteacute IV 4 [28] 1 20-25 506 Ibid 1 19-20 507 Plotin Traiteacute V 1 [10] 4 16-20 508 Sur le plan de lrsquoIntellect la penseacutee et lrsquoecirctre ne font qursquoun alors qursquoau niveau de la penseacutee discursive la

deacutefinition (λόγος) et la viseacutee intuitive (ἐπιβολή) restent distinctes de leur objet (πρᾶγμα) (VI 6 [34] 6 24-

26) 509 En plus des commentaires de J Bussanich et J F Phillips voir ceux de P Hadot dans Plotin Traiteacute 38

(VI 7) Paris Les Eacuteditions du Cerf 1987 p 197-201 510 Plotin Traiteacute VI 7 [38] 35 19-25

278

lrsquoepibolecirc ndash litteacuteralement par une sorte de viseacutee (epibolecirc tini)511 ndash pointe en direction drsquoun

usage analogique de lrsquoepibolecirc tecircs dianoias tout comme la penseacutee discursive ne peut

raisonner qursquoen visant ce qui est au-delagrave drsquoelle-mecircme lrsquointelligible lrsquoIntellect ne peut se

connaicirctre qursquoen visant ce qui le transcende lrsquoUn-Bien En bon platonicien Plotin se sert

donc drsquoun concept associeacute agrave lrsquoactiviteacute humaine lrsquoepibolecirc pour traiter des reacutealiteacutes divines agrave

savoir lrsquoIntellect et son principe

Par-delagrave lrsquoIntellect peut-on attribuer agrave lrsquoUn une sorte de connaissance de soi

Certains passages des Enneacuteades semblent a priori corroborer cette ideacutee Certes Plotin

srsquointerroge sur cette possibiliteacute dans un de ses premiers traiteacutes il va mecircme jusqursquoagrave doter

lrsquoUn drsquoune forme de conscience de soi (sunaisthecircsis)512 En reacuteponse agrave des critiques

peacuteripateacuteticiennes jugeant absurde lrsquoideacutee que le premier principe soit incapable de se penser

lui-mecircme lrsquoauteur des Enneacuteades a peut-ecirctre voulu preacutesenter sa doctrine de lrsquoUn en se

servant des concepts mecircmes de ses deacutetracteurs Toutefois si dans ses premiers traiteacutes

Plotin expose sa penseacutee heacutenologique en des termes qui lui sont encore impropres srsquoil se

sent contraint de preacutesenter son premier principe comme une reacutealiteacute consciente drsquoelle-mecircme

il prendra par la suite soin drsquoeacutevacuer toute forme de multipliciteacute au sein de lrsquoUn513 Ce

dernier ne se connaicirctra donc plus en lui-mecircme par-delagrave toute alteacuteriteacute mais seulement par la

meacutediation de lrsquoIntellect qui en se retournant vers la reacutealiteacute dont il eacutemane parviendra agrave se

connaicirctre Bref agrave la question peut-on attribuer agrave lrsquoUn une sorte de viseacutee simple (haplecirc tis

epibolecirc) de lui-mecircme514 la reacuteponse de Plotin sera neacutegative

5 Retour sur la penseacutee laquo non-discursive raquo et son objet

Lrsquoanalyse des occurrences du terme epibolecirc dans les Enneacuteades nous a permis de

distinguer quatre genres drsquointuition lrsquointuition de la penseacutee discursive lrsquointuition de lrsquoacircme

supeacuterieure lrsquointuition de lrsquoIntellect seacutepareacute et lrsquointuition de lrsquoIntellect aimant En neacutegligeant

511 Le mecircme adjectif indeacutefini qualifie lrsquoἐπιβολή dans le Traiteacute III 8 [30] 9 19-22 ce qui corrobore

lrsquohypothegravese drsquoun usage analogique de ce terme lorsqursquoil est appliqueacute agrave lrsquoIntellect 512 Plotin Traiteacute V 4 [7] 2 17-19 513 Dans le Traiteacute V 3 [49] reacutedigeacute au moment ougrave sa doctrine heacutenologique est deacutejagrave fermement eacutetablie Plotin

exhausse lrsquoUn au-delagrave de toute connaissance de soi 514 Plotin Traiteacute VI 7 [38] 39 1-5

279

de faire une telle distinction on ne peut que difficilement apporter une solution viable au

problegraveme des rapports entre lrsquointuition et la discursiviteacute chez Plotin

A C Lloyd et R Sorabji deux eacuteminents speacutecialistes de la penseacutee philosophique

grecque sont les protagonistes du deacutebat concernant lrsquoobjet de la penseacutee intuitive selon

Plotin515 Pour Lloyd516 la penseacutee laquo non-discursive raquo non-discursive thought (1)

nrsquoimplique aucune transition drsquoun concept agrave lrsquoautre (2) aucune distinction entre le sujet

connaissant et lrsquoobjet connu (3) et exige que lrsquoon pense tout du mecircme coup De fait

lrsquoensemble de ces caracteacuteristiques peuvent ecirctre attribueacutees agrave la penseacutee intuitive en geacuteneacuteral

Cependant lrsquointuition est pour Plotin un terme aux acceptions multiples elle doit donc ecirctre

deacutefinie plus speacutecifiquement en fonction de la faculteacute dont elle est lrsquoactiviteacute En ne prenant

pas le soin de distinguer ces diffeacuterentes faculteacutes dont la dianoia ndash agrave laquelle se voit

notamment associeacutee lrsquoepibolecirc ndash Lloyd ne rend pas explicitement compte du passage de la

simpliciteacute de lrsquointuition agrave la complexiteacute de la penseacutee discursive En fait lrsquoexposition de la

viseacutee intuitive en raisonnements propositionnels est rendue possible parce que ces deux

activiteacutes relegravevent drsquoune mecircme faculteacute la dianoia qui saisit les attributs des notions

inheacuterentes agrave lrsquoacircme supeacuterieure pour ensuite les combiner au moyen de sa puissance logique

par le logos

Contrairement agrave Lloyd R Sorabji517 a chercheacute agrave prouver que lrsquoobjet de lrsquointuition

est non seulement complexe mais qursquoil est deacutejagrave en soi propositionnel Selon Sorabji Plotin

distingue trois niveaux drsquoexpeacuterience celle de la penseacutee discursive celle de lrsquoIntellect qui

est non-discursive et celle de lrsquoUn qui est au-delagrave de la penseacutee Sorabji soutient avec

raison que par son activiteacute temporelle la διάνοια se distingue de lrsquoIntellect Toutefois la

διάνοια doit elle aussi se voir attribuer une activiteacute intuitive puisqursquoelle contemple comme

Sorabji lrsquoadmet lui-mecircme518 les formes qui sont inheacuterentes agrave lrsquoacircme En soutenant que la

515 Au sujet des autres contributions relatives agrave la penseacutee non-discursive chez Plotin voir note ci-dessus

Notons que la plupart des commentateurs ont chercheacute agrave deacutefendre une position intermeacutediaire entre celles de

Lloyd et Sorabji Toutefois aucun drsquoentre eux ne srsquoest agrave notre connaissance servi du concept drsquoἐπιβολή pour

le faire 516 A C Lloyd art cit p 262 sqq En reacuteponse aux critiques de Sorabji A C Lloyd publia un second article

laquo Non-propositional Thought in Plotinus raquo Phronesis 31 (1986) p 258-265 ougrave il eacutetablit cette fois une

distinction claire entre lrsquoIntellect seacutepareacute et lrsquointellect de la penseacutee humaine (διάνοια) 517 R Sorabji art cit p 309-314 518 Ibid p 310

280

penseacutee intuitive appreacutehende un reacuteseau de concepts deacutefinissables en termes de genre et

drsquoespegravece Sorabji attribue agrave lrsquoIntellect ce qui relegraveve agrave notre avis de la double activiteacute de la

penseacutee humaine (dianoia) agrave savoir viser de maniegravere compreacutehensive la multipliciteacute

contenue par son objet pour ensuite lrsquoexposer de maniegravere propositionnelle dans un discours

En effet le logos a pour fonction de traduire sous forme propositionnelle la viseacutee de la

penseacutee lrsquoepibolecirc tecircs dianoias La viseacutee intuitive de la διάνοια ndash et a fortiori celles de lrsquoacircme

supeacuterieure et de lrsquoIntellect ndash nrsquoest donc pas en soi propositionnelle bien qursquoelle contienne

en puissance la totaliteacute des concepts actualisables et eacutenonccedilables par le logos Bref si les

Anciens avaient une ideacutee de la propositionnaliteacute telle que nous la concevons aujourdrsquohui

crsquoest par la notion de logos qursquoils pouvaient le mieux lrsquoexprimer

6 Remarques conclusives sur lrsquoepibolecirc

Notre eacutetude de lrsquoepibolecirc tecircs dianoias dans les Enneacuteades a montreacute la fonction

essentielle que remplit ce concept dans lrsquoeacutepisteacutemologie plotinienne heacuteritiegravere du sens que

lui avaient donneacute Eacutepicure et Alexandre lrsquoepibolecirc y deacutesigne la viseacutee drsquoune notion inheacuterente

agrave lrsquoacircme supeacuterieure par la penseacutee Gracircce aux proceacutedeacutes de la dialectique par la division et le

rassemblement des notions appreacutehendeacutees par la penseacutee lrsquohomme peut espeacuterer atteindre une

connaissance parfaite de son objet Ainsi par-delagrave la notion particuliegravere qursquoelle appreacutehende

la penseacutee humaine conserve un accegraves potentiel agrave la totaliteacute des attributs de son objet ce qui

lui permet drsquoen discourir Comme nous lrsquoavons montreacute crsquoest par analogie avec la viseacutee de

la penseacutee discursive que Plotin emploiera le concept drsquoepibolecirc pour caracteacuteriser la double

activiteacute de lrsquoIntellect sa conversion vers lrsquoUn-Bien et la connaissance de soi qui en reacutesulte

Lrsquoanalyse des diffeacuterentes acceptions de lrsquoepibolecirc plotinienne permet drsquoen arriver agrave

cette conclusion Entre la position drsquoA C Lloyd pour qui lrsquointuition se comprend comme

une contemplation simple et indeacutetermineacutee de lrsquointelligible et celle de R Sorabji pour qui

la penseacutee intuitive est essentiellement propositionnelle notre eacutetude de lrsquoepibolecirc tecircs

dianoias permet drsquointroduire une tierce conception de lrsquoobjet de la penseacutee humaine Crsquoest

cette notion qui permet agrave Plotin de rendre compte du passage de la simpliciteacute de la viseacutee

intuitive agrave la complexiteacute propositionnelle de la penseacutee discursive En repensant le concept

eacutepicurien drsquoepibolecirc agrave partir des notions aristoteacuteliciennes drsquoenergeia et de dunamei Plotin

281

apporte sa propre solution aux problegravemes de lrsquoeacutepisteacutemologie classique La penseacutee peut ainsi

porter en acte sur une notion particuliegravere tout en conservant en puissance un accegraves agrave la

multipliciteacute de ses attributs ce que dans un langage plus moderne nous nommerions son

contenu intensionnel Pour Plotin crsquoest cette viseacutee compreacutehensive qui saisit drsquoun seul coup

une notion et ses attributs qui rend possible le raisonnement scientifique agrave savoir le

passage neacutecessaire drsquoun concept agrave un autre agrave partir de principes premiers saisis

intuitivement Bref lrsquointuition lorsqursquoelle appreacutehende adeacutequatement son objet est pour lui

le principe mecircme du discours scientifique

283

ARTICLE II INTELLECTION HUMAINE INSPIRATION

DEacuteMONIQUE ET ENTHOUSIASME DIVIN SELON

PROCLUS519

1 La connaissance divine deacutemonique et humaine selon Proclus

Dans la derniegravere section des Eacuteleacutements de theacuteologie (prop 184 agrave 211)520 Proclus

preacutesente dans un mode drsquoexposition inspireacute des Eacuteleacutements drsquoEuclide les principes de sa

doctrine de lrsquoacircme Drsquoapregraves un schegraveme tripartite il y deacutefinit lrsquoessence les puissances et les

activiteacutes des acircmes humaines deacutemoniques et divines ainsi que leurs relations aux principes

qui leur sont supeacuterieurs (les heacutenades et les intellects) et infeacuterieurs (les corps) dans la

procession du reacuteel Cette section (et lrsquoensemble du traiteacute) se conclut par la reacuteaffirmation de

la descente totale de lrsquoacircme humaine dans le Devenir (prop 211) Srsquoopposant agrave Plotin pour

qui la partie supeacuterieure de notre acircme demeure laquo en haut raquo toujours rattacheacutee aux principes

intelligibles Proclus srsquoappuie sur des raisons eacutepisteacutemologiques et eacutethiques pour reacutefuter la

thegravese plotinienne et par conseacutequent deacutemontrer la sienne521 Pour sauvegarder la possibiliteacute

drsquoune intuition intellectuelle que drsquoaucuns mettraient au fondement de lrsquoeacutepisteacutemologie

(neacuteo)platonicienne il doit degraves lors en redeacutefinir les conditions La solution proclienne

consiste agrave introduire une cause meacutediatrice le deacutemon entre lrsquoEcirctre intelligible et lrsquoacircme

humaine Priveacute drsquoune relation immeacutediate et continue aux principes intelligibles lrsquohomme

ne peut les saisir que par lrsquointermeacutediaire drsquoecirctres supeacuterieurs les acircmes deacutemoniques dont

lrsquoactiviteacute intellective est perpeacutetuelle inspireacutee par ces deacutemons la raison humaine dont

lrsquoactiviteacute est essentiellement discursive peut actualiser sa puissance intellective son logos

noeros et appreacutehender laquo lrsquoEcirctre qui est toujours raquo par noecircsis meta logou (Timeacutee 28a) par

intellection accompagneacutee de raison

519 Cette version leacutegegraverement remanieacutee drsquoun article qui sera publieacute dans les Actes du colloque Langage des

hommes langage des deacutemons langage des dieux Institut protestant de theacuteologie Paris 25-26 novembre

2010 reprend dans la perspective theacutematique de ce colloque certains deacuteveloppements des SECTIONS II et III

de notre thegravese 520 Notre ouvrage de reacutefeacuterence pour les Eacuteleacutements de theacuteologie est lrsquoeacutedition traduite et commenteacutee

drsquoE R Dodds Proclus The Elements of theology Oxford University Press 1963 521 Pour les reacutefeacuterences agrave la doctrine plotinienne dans les Enneacuteades et pour lrsquoinfluence de sa critique

jamblicheacuteenne sur les ideacutees ici deacutefendues par Proclus voir le commentaire drsquoE R Dodds op cit p 309-310

ainsi que son introduction p XX

284

Dans cet exposeacute des principes de sa psychologie ougrave la meacutethode du geacuteomegravetre fournit

un cadre deacuteductif et deacutemonstratif aux doctrines de la tradition platonicienne Proclus traite

de lrsquoessence des acircmes particuliegraveres (ou humaines) et de leurs relations aux dieux (ou

heacutenades) aux intellects aux autres acircmes (divines et deacutemoniques) et aux corps Cependant

il nrsquoy expose jamais vraiment ce qui dispose lrsquohomme agrave recevoir lrsquoinspiration deacutemonique

poseacutee comme condition de lrsquointellection humaine Ses Commentaires sur le Timeacutee et sur le

Premier Alcibiade offrent certes de plus amples preacutecisions sur les rapports entre lrsquoacircme

humaine et son deacutemon mais ils nrsquoapportent qursquoun eacuteclairage partiel sur les causes pratiques

de la noecircsis meta logou lrsquohomme active-t-il sa faculteacute intellective en srsquoexerccedilant agrave la

dialectique en pratiquant la vertu en accomplissant certains rites Bien que le

Commentaire de Proclus sur le Phegravedre soit perdu ndash œuvre agrave laquelle le reste de son corpus

renvoie parfois lorsqursquoil est question de psychologie (et de deacutemonologie)522 ndash on retrouve

chez son maicirctre Syrianus dont lrsquoexeacutegegravese du Phegravedre fut conserveacutee par Hermias (condisciple

de Proclus) lrsquoarriegravere-plan theacuteorique de la doctrine proclienne de lrsquoinspiration divine (et

deacutemonique) Dans son commentaire Syrianus traite des effets de lrsquoenthousiasme sur les

diffeacuterentes parties de lrsquoacircme humaine en y distinguant lrsquoenthousiasme au sens propre qui

touche agrave lrsquoun de lrsquoacircme de ses formes deacuteriveacutees qui se rapportent aux autres faculteacutes

psychiques Dans des contextes exeacutegeacutetiques et litteacuteraires diffeacuterents Proclus deacutefendra

essentiellement la mecircme doctrine au sujet de lrsquointellection humaine de lrsquoinspiration

deacutemonique et de lrsquoenthousiasme divin

Dans le cadre drsquoune recherche srsquointeacuteressant aux rapports entre les hommes les

deacutemons et les dieux notre eacutetude portera sur lrsquoun des principaux problegravemes

eacutepisteacutemologiques (et eacutethiques) poseacutes par la psychologie neacuteoplatonicienne comment la

penseacutee intellective est-elle possible pour une acircme totalement descendue dans le devenir et

par conseacutequent entiegraverement seacutepareacutee des principes intelligibles Dans son commentaire aux

lignes 28a1-4 du Timeacutee Proclus traite de la notion drsquointellection en deacutefinissant les

diffeacuterentes acceptions du terme noecircsis523 Lrsquoeacutetude de ce texte dans le cadre de la

522 Nous reviendrons plus tard sur ces raisons lorsqursquoil sera question entre autres de la doctrine du deacutemon

dans le Commentaire de Proclus sur le Premier Alcibiade 523 Proclus In Timaeum I 243 26-246 9 (le texte de reacutefeacuterence demeure celui eacutediteacute par E Diehl Procli

Diadochi in Platonis Timaeum commentaria t I-III Leipzig Teubner 1903-1906) Nos citations proviennent

de la traduction annoteacutee drsquoA J Festugiegravere Proclus Commentaire sur le Timeacutee livre II Paris Vrin 1967

285

psychologie (et de la deacutemonologie) exposeacutee dans les Eacuteleacutements de theacuteologie nous permettra

de situer lrsquoacircme deacutemonique dans la hieacuterarchie meacutetaphysique du systegraveme proclien et de

deacutefinir son rocircle dans lrsquoactivation de la puissance intellective de lrsquoacircme humaine Le

Commentaire de Proclus sur le Premier Alcibiade524 dans la section consacreacutee au deacutemon

de Socrate apportera de plus amples preacutecisions sur la fonction de cette entiteacute psychique

distincte agrave la fois de notre acircme et des principes intelligibles qui la transcendent Enfin le

Commentaire drsquoHermias sur le Phegravedre ndash drsquoapregraves lrsquoenseignement de son maicirctre

Syrianus525 ndash et lrsquoexposeacute sur la priegravere dans le Commentaire de Proclus sur le Timeacutee526 nous

amegraveneront agrave preacuteciser la nature de lrsquoinspiration deacutemonique dans son rapport agrave

lrsquoenthousiasme divin afin drsquoentrevoir les moyens par lesquels lrsquohomme peut disposer son

acircme agrave saisir laquo lrsquoEcirctre qui est toujours raquo

2 Lrsquointellection humaine et la fonction meacutediatrice du deacutemon

21 La noecircsis meta logou dans le Commentaire de Proclus sur le Timeacutee

Le Commentaire de Proclus sur le Timeacutee comprend un exposeacute systeacutematique sur

lrsquointellection (noecircsis) ougrave il est incidemment fait mention du deacutemon et de sa fonction

meacutediatrice dans lrsquoillumination intellective de la raison humaine Au moment drsquoanalyser le

syntagme noecircsis meta logou Proclus eacutenumegravere et deacutefinit les multiples significations du

terme noecircsis Une seule de ses acceptions preacutesenteacutees selon un ordre hieacuterarchique

descendant convient agrave la noecircsis telle que la conccediloit Timeacutee dans lrsquoextrait commenteacute

lrsquointellection intelligible lrsquointellection qui lie lrsquointellect agrave lrsquointelligible lrsquointellection de

lrsquointellect divin lrsquointellection des intellects particuliers lrsquointellection de lrsquoacircme

raisonnable527 et lrsquointellection imaginative Selon la mecircme meacutethode Proclus deacutecline le

524 Nous nous reacutefeacuterons agrave lrsquoeacutedition drsquoA-Ph Segonds Proclus Sur le Premier Alcibiade de Platon t I Paris

Les Belles Lettres 2003 525 Nous traduisons le texte eacutediteacute par P Couvreur Hermiae Alexandrini in Platonis Phaedrum scholia Paris

Bouillon 1901 Notons qursquoune nouvelle eacutedition de ce commentaire a eacuteteacute reacutecemment publieacutee par

C M Lucarini et Cl Moreschini (De Gruyter coll laquo Bibliotheca Teubneriana raquo 2012) 526 Proclus In Timaeum I 206 26-214 12 527 Agrave deacutefaut de pouvoir mieux deacutefinir la nature de cette intellection eacutetant donneacute les limites qursquoimpose lrsquoobjet

de notre eacutetude mentionnons que le λόγος de la νόησις μετὰ λόγου et le λόγος de la διάνοια relegravevent drsquoune

mecircme faculteacute geacuteneacuterique de lrsquoacircme son λόγος qui se deacutecline speacutecifiquement en fonction de lrsquoobjet de son

activiteacute Proclus semble baser sa distinction sur la fameuse image de la Ligne diviseacutee dans la Reacutepublique

286

second terme du syntagme logos528 en raison intellective raison discursive (ou

scientifique) et raison opinative529 En combinant les deux acceptions retenues il entend

deacutefinir par ses causes intellective et psycho-logique lrsquoactiviteacute cognitive signifieacutee par

lrsquoexpression noecircsis meta logou

Proclus se base sur diffeacuterents critegraveres pour eacutecarter les acceptions de noecircsis qursquoil juge

hors propos Drsquoune part puisque lrsquoobjet de lrsquointellection accompagneacutee de raison est lrsquoEcirctre

qui est deacutefini comme eacuteternel et invisible son intellection ne pourra srsquoeffectuer dans le

temps ou srsquoaccompagner drsquoimages les deux derniegraveres acceptions relatives agrave la discursiviteacute

et agrave lrsquoimagination sont ainsi rejeteacutees530 Drsquoautre part puisque la noecircsis en question se

rapporte agrave lrsquohomme (car crsquoest de connaissance humaine dont parle Timeacutee) elle ne pourra

signifier un mode drsquointellection reacuteserveacute aux dieux les trois premiegraveres acceptions relatives

agrave la diviniteacute sont agrave leur tour disqualifieacutees531 La combinaison de ces critegraveres permet donc de

deacutegager lrsquounique sens attribuable dans le preacutesent contexte exeacutegeacutetique au terme νόησις agrave

savoir lrsquointellection des intellects particuliers gracircce agrave laquelle la plus haute faculteacute

cognitive de lrsquoacircme humaine la raison intellective ou logos noeros ndash lrsquoacception de logos

ici retenue par le commentateur ndash srsquoactualisera en noecircsis meta logou532 Dans la suite de

son commentaire Proclus dont les propos sur les intellects particuliers restent ici

allusifs533 rappellera que cette intellection nrsquoest rendue possible que par lrsquointermeacutediaire

drsquoune tierce entiteacute le deacutemon (ou lrsquoange534)

(509d-511a) ougrave les Formes intelligibles (objets de la νόησις) sont distingueacutees des Formes intermeacutediaires

(objets de la διάνοια) 528 Comme lrsquoa souligneacute A J Festugiegravere dans ses notes (Proclus Commentaire sur le Timeacutee livre II p 80

n 5) la traduction du terme λόγος dans lrsquoexpression νόησις μετὰ λόγου pose problegraveme Festugiegravere croit que le

sens platonicien de λόγος en Timeacutee 28a est laquo deacutefinition raquo et juge que Proclus y voit une faculteacute discursive (le

λόγος) qui se fait intuitive (noeros) lorsqursquoelle entre en activiteacute Agrave notre avis le λόγος de νόησις μετὰ λόγου

peut signifier une forme cognitive de laquo deacutefinition raquo pour Proclus ce dont rend compte dans lrsquoacte intuitif

qursquoest la νόησις μετὰ λόγου la faculteacute discursive qui est activeacutee agrave savoir le λόγος (qui est la cause laquo passive raquo

de lrsquointellection accompagneacutee de raison alors que lrsquointellect particulier en est la cause laquo active raquo) 529 Proclus In Timaeum I 246 10-248 6 530 Ibid 245 1-8 531 Ibid 245 8-9 532 En rapport avec nos remarques anteacuterieures preacutecisons que la νόησις de la νόησις μετὰ λόγου nrsquoest pas agrave

proprement parler lrsquointellection des intellects particuliers mais bien le reacutesultat de lrsquoillumination du λόγος

νοερός de lrsquoacircme humaine par ces intellects qui en sont seacutepareacutes 533 Les principes de la meacutereacuteologie de Proclus agrave savoir sa theacuteorie des rapports entre un tout et ses parties que

lrsquoon retrouve dans les Eacuteleacutements de theacuteologie (aux prop 66 agrave 74 drsquoapregraves les divisions de Dodds mais aussi

ailleurs dans le reste du traiteacute) et qui y sont appliqueacutes aux intellects (aux prop 166 agrave 183 encore une fois

selon la section deacutelimiteacutee par Dodds) nous permettent de reconstruire une doctrine de lrsquointellect particulier

287

Maintenant quel est cet Intellect particulier535 et qursquoil nrsquoest pas

distributivement un pour chaque acircme individuelle ni nrsquoest participeacute par les

acircmes individuelles directement mais par lrsquointermeacutediaire des acircmes angeacuteliques et

deacutemoniques qui agissent continuellement selon cet Intellect et en vertu

desquelles les acircmes individuelles participent aussi quelquefois agrave la Lumiegravere

Intellective on lrsquoa expliqueacute en deacutetail plus longuement ailleurs536

Agrave notre connaissance lrsquoexposeacute deacutetailleacute auquel Proclus renvoie ici ne se retrouve dans

aucune de ses œuvres conserveacutees537 Eacutetant donneacute lrsquoimportance de lrsquoexeacutegegravese du Phegravedre dans

le deacuteveloppement de la psychologie (et de la deacutemonologie) neacuteoplatonicienne il est

probable qursquoun tel exposeacute soit apparu dans son Commentaire perdu sur la Palinodie de

Socrate538 œuvre agrave laquelle Proclus renvoie dans son Commentaire sur le Parmeacutenide alors

qursquoil est question drsquoenthousiasme539 Dans lrsquoeacutetat actuel du corpus proclien nous pouvons

neacuteanmoins nous reacutefeacuterer aux Eacuteleacutements de theacuteologie ougrave sont condenseacutees les doctrines que la

tradition neacuteoplatonicienne a voulu abstraire du Phegravedre

22 Les classes psychiques et lrsquointellect particulier dans les Eacuteleacutements de theacuteologie

Le deacutemon en tant qursquointermeacutediaire entre lrsquoacircme humaine agrave lrsquointellect particulier

constitue la solution apporteacutee par Proclus aux difficulteacutes eacutepisteacutemologiques (et eacutethiques)

inheacuterentes agrave la doctrine plotinienne de lrsquoacircme Se voulant fidegravele agrave la doctrine authentique de

doctrine qui nrsquoest jamais formellement exposeacutee du moins agrave notre connaissance (et agrave notre satisfaction) dans

lrsquoeacutetat actuel du corpus proclien 534 Agrave la suite de Jamblique (voir Mystegraveres drsquoEacutegypte) mais selon une reconfiguration qui semble originale

Proclus (et probablement deacutejagrave Syrianus) distingue diffeacuterentes entiteacutes intermeacutediaires entre les dieux et les

hommes selon la triade anges deacutemons heacuteros Nous nous limiterons agrave employer le terme deacutemon qui vaut

geacuteneacuteriquement dans le cadre des Eacuteleacutements de theacuteologie pour les trois termes de cette triade 535 Nous ne modifions pas le texte traduit toutes les traductions qui ne sont pas les nocirctres demeurent

inchangeacutees Nous conservons donc ici les majuscules dans la traduction de certains termes de la noeacutetique

proclienne par A J Festugiegravere Dans le corps de notre eacutetude nous avons cependant attribueacute des minuscules

initiales agrave ces mecircmes termes lorsqursquoils deacutesignent selon nous des principes qui ne sont pas uniques mais

pluriels 536 Proclus In Timaeum I 245 17-22 (trad A J Festugiegravere) laquo τίς δὲ ὁ μερικὸς νοῦς ἐστιν οὗτος καὶ ὡς οὐχ

εἷς ἐστι κατὰ μίαν ψυχὴν μερικήν οὐδὲ αὐτόθεν ὑπὸ τῶν μερικῶν μετέχεται ψυχῶν ἀλλὰ διὰ τῶν ἀγγελικῶν

καὶ δαιμονίων ψυχῶν τῶν ἀεὶ κατrsquo αὐτὸν ἐνεργουσῶν διrsquo ἃς καὶ αἱ μερικαὶ ψυχαί ποτε μετέχουσι τοῦ νοεροῦ

φωτός διήρθρωται διὰ πλειόνων ἐ ν ἄ λ λ ο ι ς raquo 537 Nous partageons la deacuteception de Festugiegravere qui nrsquoa pas su trouver ailleurs dans le corpus proclien une

laquo doctrine preacutecise et complegravete sur le μερικὸς νοῦς raquo (op cit p 81 n 5) 538 On pense agrave ce ceacutelegravebre passage du Phegravedre (246e sqq) ougrave Socrate parle drsquoune armeacutee de dieux et de deacutemons

qui srsquoeacutelancent agrave la suite du grand Zeus vers les hauteurs de la voucircte ceacuteleste 539 Proclus In Parmenidem 949 31-950 3 Nous citons agrave partir de lrsquoeacutedition de Carlos Steel Procli in

Platonis Parmenidem commentaria t II Oxford Oxford University Press 2008

288

Platon qursquoil interpregravete agrave partir de schegravemes meacutetaphysiques heacuteriteacutes de Jamblique540 Proclus

maintient une distinction nette entre la classe des acircmes et celle des intellects Pour lui

lrsquoacircme et a fortiori lrsquoacircme humaine ne peut en aucun cas ecirctre identifieacutee agrave un intellect par

essence elle est distincte et seacutepareacutee du plan intelligible (ou plus preacuteciseacutement du plan

intellectif) Elle ne peut activer sa puissance intellective que par participation agrave un intellect

seacutepareacutee drsquoelle-mecircme qui ne se reacuteduit pas agrave une disposition une faculteacute ou une partie de

lrsquoacircme541

Les propositions 183 et 184 des Eacuteleacutements de theacuteologie introduisent des distinctions

essentielles dans la classe des acircmes et contribuent agrave deacutefinir la relation eacutepisteacutemologique

entre les acircmes humaines et lrsquointellect particulier par lrsquointermeacutediaire des deacutemons

Prop 183 Tout intellect qui est participeacute mais qui est seulement intellectif est

participeacute par des acircmes qui ne sont ni divines ni soumises au changement de

lrsquointelligence agrave lrsquoinintelligence

Prop 184 Toute acircme est soit divine soit soumise au changement de

lrsquointelligence agrave lrsquoinintelligence soit intermeacutediaire entre celles-ci et toujours

intelligente quoiqursquoinfeacuterieure aux acircmes divines542

En rapprochant les deacuteveloppements doctrinaux des Eacuteleacutements de theacuteologie de ceux du

Commentaire sur le Timeacutee on peut ainsi reacutesumer la doctrine proclienne de lrsquointellection

Lrsquointellect particulier est le terme ultime de la procession des reacutealiteacutes eacuteternelles

constitutives de laquo lrsquoEcirctre qui est toujours543 raquo Bien qursquoil ne soit pas divin ndash car il ne

participe pas aux heacutenades divines (prop 181) ndash il possegravede sous un mode plus particulier

(ou moins universel) que les intellects divins la totaliteacute des Formes (prop 177) Gracircce agrave la

lumiegravere (phocircs) de cet intellect lrsquoacircme humaine dont lrsquoactiviteacute intellective est transitoire

parvient agrave connaicirctre laquo lrsquoEcirctre qui est toujours raquo mais nrsquoy arrive que par lrsquointermeacutediaire des

540 Agrave ce propos voir la section consacreacutee aux principes de la meacutetaphysique jamblicheacuteenne par J-M Narbonne

(avec la coll de M Achard) dans son introduction geacuteneacuterale aux Œuvres complegravetes de Plotin t I v I Paris

Les Belles Lettres 2012 p CLXXV-CCXLVIII 541 En raison sans doute drsquoun manque de clarteacute des passages ougrave apparaicirct lrsquoexpression μερικὸς νοῦς et peut-

ecirctre drsquoune influence inconsciente de doctrines noeacutetiques anteacuterieures (notamment celle de Plotin) certains

commentateurs ont identifieacute lrsquointellect particulier de Proclus agrave lrsquointellect humain (cf Festugiegravere op cit

p 237 n 4) 542 Proclus Eacuteleacutements de theacuteologie prop 183-184 (notre traduction) laquo Πᾶς νοῦς μετεχόμενος μέν νοερὸς δὲ

μόνον ὤν μετέχεται ὑπὸ ψυχῶν οὔτε θείων οὔτε νοῦ καὶ ἀνοίας ἐν μεταβολῇ γινομένων

Πᾶσα ψυχὴ ἢ θεία ἐστίν ἢ μεταβάλλουσα ἀπὸ νοῦ εἰς ἄνοιαν ἢ μεταξὺ τούτων ἀεὶ μὲν νοοῦσα

καταδεεστέρα δὲ τῶν θείων ψυχῶν raquo 543 Proclus In Timaeum I 256 13-18

289

deacutemons qui en deacutependent directement et dont lrsquointellection est perpeacutetuelle Les acircmes

deacutemoniques assurent ainsi la continuiteacute dans la procession du reacuteel (prop 28 et 29) tout en

expliquant comment lrsquoacircme humaine seacutepareacutee dans sa descente des principes intelligibles

(prop 211) peut activer sa puissance intellective

Cette preacutesentation scheacutematique des causes et principes de lrsquointellection humaine

recomposeacutee agrave partir drsquoeacuteleacutements abstraits des Eacuteleacutements de theacuteologie et du Commentaire sur

le Timeacutee se voit confirmeacutee par lrsquoexposeacute consacreacute au deacutemon de Socrate dans le

Commentaire sur le Premier Alcibiade (ougrave la science deacutemonologique mentionnons-le deacutejagrave

est nettement plus eacutelaboreacutee)

23 Le deacutemon et lrsquointellect particulier dans le Commentaire de Proclus sur le Premier

Alcibiade

Dans la section du Commentaire sur le Premier Alcibiade consacreacutee au deacutemon de

Socrate Proclus distingue drsquoabord les diffeacuterentes classes geacuteneacuteriques de deacutemons pour

ensuite deacutefinir le deacutemon laquo qui nous a reccedilu en lot544 raquo Afin drsquoexposer adeacutequatement la

nature de ce deacutemon tout en corrigeant les erreurs de ses preacutedeacutecesseurs laisseacutes ici

anonymes Proclus distingue cette entiteacute psychique de ce qursquoelle nrsquoest pas agrave savoir une acircme

(humaine) une partie de lrsquoacircme un intellect particulier Agrave la lumiegravere des preacutecisions

apporteacutees au sujet de lrsquointellect particulier les ideacutees deacutefendues dans cette section du

Commentaire se laissent plus facilement saisir

Enfin tous ceux qui identifient lrsquointellect particulier avec le deacutemon qui a reccedilu

lrsquohomme en lot me semblent avoir tort de confondre la proprieacuteteacute intellective

avec lrsquoexistence deacutemonique Tous les deacutemons en effet subsistent dans le plan

de lrsquoacircme et sont infeacuterieurs aux acircmes divines or la classe intellective est

diffeacuterente de la classe psychique et ni leur essence ni leurs puissances ni leurs

actes ne sont identiques Contre cette thegravese il faut encore dire que les acircmes ne

jouissent de lrsquointellect que lorsqursquoelles se convertissent vers lui reccediloivent la

lumiegravere qui vient de lui et unissent leur acte agrave lrsquointellect tandis que nous avons

part au soin du deacutemon pendant toute notre vie [hellip] Et en tant qursquoacircmes nous

deacutependons de lrsquointellect seulement mais en tant qursquoacircmes usant drsquoun corps nous

544 Proclus In Alcibiadem I 71 1-78 6 (p 53-63) (trad A-Ph Segonds) Nous nous limitons agrave parler

laquo geacuteneacuteriquement raquo du deacutemon bien que cela puisse occasionner quelques impreacutecisions eacutetant donneacute la

complexiteacute de la doctrine deacutemonologique exposeacutee dans le commentaire sur le Premier Alcibiade par rapport agrave

la simpliciteacute de celle preacutesenteacutee dans les Eacuteleacutements de theacuteologie (dont nous avons fait le cadre de reacutefeacuterence pour

notre eacutetude)

290

avons besoin drsquoun deacutemon Crsquoest pourquoi Platon appelle lrsquointellect pilote de

lrsquoacircme (visible au seul pilote de lrsquoacircme dit-il en effet) et le deacutemon eacutephore et

tuteur des hommes545

Si notre acircme ne deacutepend en elle-mecircme que de lrsquointellect particulier tandis qursquoen tant

qursquohomme (en tant qursquoacircme usant drsquoun corps) nous deacutependons du deacutemon ce dernier a-t-il

encore un rocircle agrave jouer dans lrsquoactivation de lrsquointellection humaine En effet si lrsquoacircme ne

deacutepend en elle-mecircme que de lrsquointellect quelle fonction eacutepisteacutemologique le deacutemon peut-il

conserver Dans les lignes qui suivent Proclus preacutecise que le deacutemon laquo parfait la raison

mesure les passions546 raquo il dispose ainsi lrsquoacircme descendue dans un corps agrave recevoir

lrsquoillumination de lrsquointellect particulier Srsquoil nrsquoest pas la cause essentielle de lrsquointellection de

lrsquoacircme rationnelle ce que Proclus reacuteserve en propre agrave lrsquointellect particulier il en demeure

toutefois comme cause auxiliaire une condition sine qua non en tant que lrsquoexistence de

lrsquoacircme incarneacutee demeure guideacutee par son deacutemon Par la perfection de son intellection le

deacutemon purifie lrsquoacircme humaine de son irrationaliteacute et la dispose agrave recevoir la lumiegravere de

lrsquointellect particulier

Cet extrait du Commentaire sur le Premier Alcibiade nous ramegravene ainsi agrave lrsquoultime

proposition des Eacuteleacutements de theacuteologie ougrave la descente totale de lrsquoacircme humaine est justifieacutee

non seulement par sa neacutecessaire subordination agrave un ecirctre supeacuterieur mais aussi par son

incapaciteacute factuelle agrave maicirctriser par elle-mecircme ses autres faculteacutes

545 Proclus In Alcibiadem I 76 20-77 13 (p 62-63) (trad A-Ph Segonds) laquo Καὶ μὴν καὶ ὅσοι τὸν νοῦν

τὸν μερικὸν εἰς ταὐτὸν ἄγουσι τῷ λαχόντι δαίμονι τὸν ἄνθρωπον οὐ καλῶς δοκοῦσί μοι συγχεῖν τὴν νοερὰν

ἰδιότητα πρὸς τὴν δαιμονίαν ὕπαρξιν ἅπαντες γὰρ οἱ δαίμονες ἐν τῷ πλάτει τῶν ψυχῶν ὑφεστήκασι καὶ

δεύτεροι τῶν θείων εἰσὶ ψυχῶνmiddot ἄλλη δὲ ἡ νοερὰ τάξις τῆς ψυχικῆς καὶ οὔτε οὐσίαν ἔλαχον τὴν αὐτὴν

οὔτεδύναμιν οὔτε ἐνέργειαν ἔτι δὲ πρὸς τοῦτο κἀκεῖνο ῥητέον ὅτι νοῦ μὲν ἀπολαύουσιν αἱ ψυχαὶ τότε μόνον

ὅταν πρὸς αὐτὸν ἐπιστραφῶσι καὶ δέξωνται τὸ ἐκεῖθεν φῶς καὶ συνάψωσι τὴν ἑαυτῶν ἐνέργειαν ἐκείνῳmiddot τῆς

δὲ τοῦ δαίμονος ἐπιστασίας κατὰ πᾶσαν ἡμῶν ltτὴνgt ζωὴν [hellip] kαὶ ὡς μὲν ψυχαὶ τοῦ νοῦ μόνον ἐξηρτήμεθα

ὡς δὲ ψυχαὶ σώματι χρώμεναι τοῦ δαίμονος δεόμεθα διὸ καὶ ὁ Πλάτων τὸν μὲν νοῦν lsquoψ υ χ ῆ ς κ υ β ε ρ -

ν ή τ η ν rsquo ἀποκαλεῖ (lsquoψ υ χ ῆ ς rsquo γάρ φησι lsquoκ υ β ε ρ ν ή τ ῃ μ ό ν ῳ θ ε α τ ὴ ν ῷ rsquo) τὸν δὲ δαίμονα ἀνθρώπων

lsquoἔ φ ο ρ ο ν rsquoκαὶ lsquoἐ π ί τ ρ ο π ο ν rsquo raquo 546 Ibid 78 1-2 (p 63)

291

3 Lrsquoinspiration deacutemonique et lrsquoenthousiasme divin

31 Lrsquoenthousiasme dans le Commentaire drsquoHermias (Syrianus) sur le Phegravedre

La noecircsis meta logou nrsquoest pas la plus haute activiteacute de lrsquoacircme humaine mais elle

constitue le sommet de la connaissance fondeacutee sur lrsquoessence de lrsquohomme le logos Dans

son Commentaire sur le Parmeacutenide Proclus mentionne un mode de connaissance supeacuterieur

agrave lrsquointellection accompagneacutee de raison agrave savoir lrsquointellection pure547 Selon la

compreacutehension que nous avons de ce passage en rapport agrave la section qui le preacutecegravede548 cette

connaissance permettrait agrave lrsquohomme divinement inspireacute drsquoappreacutehender des Formes

autrement accessibles qursquoagrave la seule Science divine (Epistecircmecirc) qui dans le Phegravedre (247c-e)

tout comme dans le Parmeacutenide (134b) est coordonneacutee aux Formes dites intelligibles-et-

intellectives (qui sont supeacuterieures aux Formes intellectives dont traite principalement le

Timeacutee toujours selon Proclus) Drsquoapregraves les Commentaires sur le Timeacutee et sur le Premier

Alcibiade mais aussi selon les Eacuteleacutements de theacuteologie la connaissance agrave laquelle accegravede

lrsquoacircme par lrsquointermeacutediaire de son deacutemon se limite agrave celle des Formes intellectives La

distinction entre diffeacuterents genres de Formes introduit de facto une distinction entre une

inspiration supeacuterieure (divine) permettant lrsquoappreacutehension de Formes plus universelles

(intelligibles-et-intellectives) et une inspiration infeacuterieure (deacutemonique) donnant accegraves agrave

des Formes plus particuliegraveres (intellectives) Notre but nrsquoest pas ici drsquoeacutetablir un accord

systeacutematique entre cette doctrine et celles deacutejagrave exposeacutees dans cette eacutetude mais plutocirct de

voir comment srsquoest justifieacutee agrave partir drsquoune exeacutegegravese du Phegravedre la subordination drsquoune

forme drsquoinspiration (deacutemonique) agrave une autre (divine)

Alors qursquoil traite de la folie divine dans son exeacutegegravese du Phegravedre549 Syrianus opegravere

essentiellement les mecircmes distinctions conceptuelles que celles retrouveacutees dans lrsquoœuvre de

son disciple Proclus au sujet de lrsquoacircme son interpreacutetation tient elle aussi compte du rocircle

des deacutemons dans la transmission de lrsquoenthousiasme divin qui srsquoeacutetend par leur

intermeacutediaire jusqursquoaux faculteacutes irrationnelles de lrsquoacircme humaine voire en deccedilagrave

Lrsquoenthousiasme au sens premier propre et veacuteritable celui qui vient des dieux

se produit en rapport avec lrsquoun de lrsquoacircme qui est au-delagrave de la penseacutee discursive

547 Proclus In Parmenidem 951 13 548 Ibid 949 10 sqq 549 Hermias (Syrianus) In Phaedrum 83-87

292

et de lrsquointellect qui est en elle Cet un mecircme agrave un autre moment semble inerte

et inactif pourtant lorsqursquoil est illumineacute crsquoest toute la vie qui lrsquoest aussi tout

comme lrsquointellect la penseacutee discursive et la partie irrationnelle de lrsquoacircme une

trace de cet enthousiasme se rendant mecircme jusqursquoau corps Drsquoautres formes

drsquoenthousiasme se produisent donc en rapport avec les autres parties de lrsquoacircme

que mettent en mouvement certains deacutemons ou plutocirct des dieux non sans ces

deacutemons550

La derniegravere phrase de cet extrait preacutesente les deacutemons comme les vecteurs drsquoune inspiration

qui illumine non seulement la faculteacute intellective (nous) de lrsquoacircme humaine mais aussi ces

autres faculteacutes que sont la penseacutee discursive (dianoia) lrsquoopinion (doxa) lrsquoimagination

(phantasia) lrsquoardeur (thumos) et le deacutesir (epithumia) Syrianus preacutecise que ces formes

deacuteriveacutees drsquoenthousiasme transmises par les deacutemons proviennent ultimement des dieux On

peut se demander agrave la lecture de cet extrait si le deacutemon contribue agrave susciter lrsquoenthousiasme

au sens laquo premier propre veacuteritable et divin raquo celui qui eacuteveille lrsquoun de lrsquoacircme qui est aussi

deacutesigneacute par le terme huparxis chez Proclus551 Bien que Syrianus reconnaisse la fonction

meacutediatrice du deacutemon en tant que vecteur drsquoun enthousiasme supeacuterieur cet enthousiasme

qursquoon le conccediloive comme une intellection pure ou comme une union au divin transcende la

noecircsis meta logou que ce deacutemon peut inspirer et nrsquoest plus agrave proprement parler

deacutemonique mais bien divin

Dans son Commentaire sur le Premier Alcibiade Proclus reprend agrave son compte la

doctrine deacutemonologique de son maicirctre Agrave la suite de Syrianus il y soutient que lrsquoinspiration

deacutemonique se transmet aux multiples faculteacutes de lrsquoacircme humaine

Il faut dire que crsquoest primordialement dans son intelligence et dans sa science

des ecirctres que Socrate beacuteneacuteficiait de lrsquoinspiration de son deacutemon qui le mouvait agrave

lrsquoamour divin et que secondairement mecircme dans le cas des choses de la vie

son deacutemon redressait et mettait en ordre son soin provident pour les ecirctres plus

imparfaits Drsquoautre part en ce qui concerne lrsquoaction mecircme du deacutemon il faut

550 Ibid 85 14-21 (notre traduction) laquo Ὁ οὖν πρώτως καὶ κυρίως καὶ ἀληθῶς ἐκ θεῶν ἐνθουσιασμὸς κατὰ

τὸ ἓν τοῦτο γίνεται τῆς ψυχῆς ὅ ἐστιν ὑπὲρ τὴν διάνοιαν καὶ ὑπὲρ τὸν ἐν αὐτῇ νοῦνmiddot ὅπερ ἓν ἐν τῷ ἄλλῳ

χρόνῳ παρειμένῳ καὶ καθεύδοντι ἔοικεmiddot τούτου μέντοι τοῦ ἑνὸς καταλαμφθέντος πᾶσα ἡ ζωὴ καταλάμπεται

καὶ ὁ νοῦς καὶ ἡ διάνοια καὶ ἡ ἀλογία καὶ μέχρι καὶ αὐτοῦ τοῦ σώματος ἴνδαλμα τοῦ ἐνθουσιασμοῦ

ἐνδίδοται Γίνονται μὲν οὖν καὶ ἄλλοι ἐνθουσιασμοὶ περὶ τὰ ἄλλα μέρη τῆς ψυχῆς δαιμόνων τινῶν αὐτὴν

κινούντων ἢ καὶ θεῶν οὐκ ἄνευ δαιμόνων raquo 551 Ce terme apparaicirct agrave de multiples reprises dans le corpus proclien mais lrsquoune des occurrences qui en

eacuteclairent le mieux le sens se retrouve dans lrsquointroduction programmatique de la Theacuteologie platonicienne t I

3 15 1-21 (nous nous reacutefeacuterons eacutevidemment agrave lrsquoeacutedition drsquoH D Saffrey et L G Westerink Proclus

Theacuteologie platonicienne t I Paris Les Belles Lettres 2003 [2])

293

dire qursquoil ne recevait pas seulement avec son intelligence ou avec ses

puissances opinatives la lumiegravere qui procegravede de cette source mais aussi avec

son pneuma car lrsquoillumination deacutemonique drsquoeacutetendait immeacutediatement agrave travers

toute son acircme et mettait degraves lors en branle la sensation elle-mecircme552

Il nrsquoest pas fait mention dans ce passage de la plus haute faculteacute de lrsquoacircme lrsquohuparxis selon

Proclus ni drsquoune forme drsquointuition supeacuterieure agrave la noecircsis meta logou (bien que nous ne

puissions pas strictement lrsquoexclure le deacutemon de Socrate eacutetant divin553) La fonction

providentielle du deacutemon en tant qursquoil preacuteside agrave la destineacutee de lrsquohomme agrave savoir drsquoune acircme

faisant usage drsquoun corps ne semble srsquoeacutetendre qursquoaux faculteacutes proprement humaines dont le

sommet est la raison intellective Encore une fois bien que les diffeacuterents contextes

exeacutegeacutetiques avec les viseacutees qui leur sont propres srsquoavegraverent un obstacle agrave la reconstruction

systeacutematique de sa doctrine Proclus nous semble avoir distingueacute tout comme son maicirctre

lrsquoinspiration deacutemonique drsquoune inspiration qui lui est supeacuterieure et qui eacutelegraveve lrsquoacircme vers la

penseacutee divine

32 Le rocircle de la priegravere dans le Commentaire sur le Timeacutee

Dans une section de son Commentaire sur le Timeacutee qui preacutecegravede lrsquoanalyse du

syntagme noecircsis meta logou Proclus reacuteserve un long traitement agrave la notion de priegravere en

distinguant les eacutetapes qui megravenent celui qui prie agrave srsquounir avec le divin554 En eacutenumeacuterant les

bienfaits que la priegravere apporte aux hommes il preacutecise qursquoelle laquo conjoint lrsquointellect des

dieux aux raisons de ceux qui prient555 raquo La nature de cet intellect attribueacute aux dieux pose

problegraveme Il ne saurait ecirctre question ici des intellects dits particuliers qui selon la

proposition 181 des Eacuteleacutements de theacuteologie sont infeacuterieurs aux intellects divins Il pourrait

srsquoagir drsquointellects supeacuterieurs au Deacutemiurge qui contient en lui sous un mode qui lui est

552 Proclus In Alcibiadem I 80 4-13 (p 65) (trad A-Ph Segonds) laquo λεκτέον δὴ ὅτι πρώτως μὲν κατὰ τὴν

ἑαυτοῦ διάνοιαν ὁ Σωκράτης καὶ τὴν τῶν ὄντων ἐπιστήμην ἀπήλαυε τῆς ἐπιπνοίας τοῦ δαίμονος ἀνακινούσης

αὐτὸν ἐπὶ τὸν ἔρωτα τὸν θεῖον δευτέρως δὲ καὶ ἐπὶ τοῖς κατὰ τὸν βίον πράγμασιν ἀνώρθου καὶ διεκόσμει τὴν

πρόνοιαν αὐτοῦ τὴν περὶ τοὺς ἀτελεστέρους καὶ κατrsquoαὐτὴν τοῦ δαίμονος τὴν ἐνέργειαν οὐ τῇ διανοίᾳ μόνον

οὐδὲ ταῖς δοξαστικαῖς δυνάμεσιν ὑπεδέχετο τὸ ἐκεῖθεν προϊὸν φῶς ἀλλὰ καὶ τῷ πνεύματι διὰ πάσης αὐτοῦ

τῆς ζωῆς χωρούσης ἐξαίφνης τῆς δαιμονίας ἐλλάμψεως καὶ αὐτὴν ἤδη τὴν αἴσθησιν κινούσης raquo 553 Ibid 78 11-12 (p 64) 554 Au sujet de la doctrine de la priegravere dans lrsquoIn Timaeum et de ses sources dans la tradition neacuteoplatonicienne

voir Ph Hoffmann laquo Erocircs Alegravetheia Pistishellip et Elpis Teacutetrade chaldaiumlque triade neacuteoplatonicienne (Fr 46

des Places p 26 Kroll) raquo dans H Seng et M Tardieu (eacuted) Die Chaldaeischen Orakel Kontext ndash

Interpretation ndash Rezeption Heidelberg Universitaumltsverlag Winter 2011 p 255-324 en particulier p 287-

301 555 Proclus In Timaeum I 211 4-5 (trad A J Festugiegravere)

294

propre tous les principes qui le preacutecegravedent dans lrsquoordre de la procession divine556 Toutefois

il nous paraicirct plus vraisemblable que Proclus fasse reacutefeacuterence agrave des intellects qui lui sont

infeacuterieurs agrave savoir ceux des dieux hypercosmiques hypercosmiques-et-encosmiques et

encosmiques et dont deacutependent sous diffeacuterents rapports les acircmes divines deacutemoniques et

humaines Certes celui qui agrave la suite de Timeacutee cherchera agrave connaicirctre lrsquoUnivers par ses

causes voudra adresser sa priegravere au dieu qui en est laquo le Creacuteateur et le Pegravere raquo (Timeacutee 28c)

au Deacutemiurge Mais plus modestement il se tournera vers les dieux qui procegravedent de

lrsquoArtisan divin notamment vers les douze dieux laquo seacutepareacutes du Monde raquo (hypercosmiques-et-

encosmiques) identifieacutes aux dieux du Phegravedre (246e sqq)557 afin de srsquoeacutelever agrave un niveau

plus universel dans sa compreacutehension du Monde

Si ses eacutetapes sont respecteacutees la priegravere est censeacutee mener agrave lrsquounion avec le divin et

par conseacutequent agrave une compreacutehension plus universelle de lrsquoEcirctre supeacuterieure agrave celle de

lrsquointellection proprement humaine Comme lrsquoenthousiasme des faculteacutes rationnelles et

irrationnelles de lrsquoacircme humaine eacutetait subordonneacute chez Syrianus agrave lrsquoenthousiasme

proprement divin lrsquoinspiration deacutemonique qui rend possible lrsquointellection humaine le sera

chez Proclus agrave laquo lrsquounion qui fixe lrsquoun de lrsquoacircme dans lrsquoun mecircme des dieux558 raquo Drsquoailleurs

556 Mais Proclus ferait plutocirct reacutefeacuterence agrave des intelligibles divins puisque les diviniteacutes supeacuterieures au

Deacutemiurge (Zeus) agrave lrsquoexception de Cronos et Rheacutea sont de lrsquoordre des intelligibles (ou des intelligibles-et-

intellectifs) Les diffeacuterentes acceptions de νόησις dans lrsquoIn Timaeum manifestaient drsquoailleurs une hieacuterarchie

descendante dans lrsquoordre divin de lrsquointellection des intelligibles (divins) en passant par lrsquointellection qui lie

lrsquointellect agrave lrsquointelligible jusqursquoagrave lrsquointellection des intellects divins (parmi lesquels nous comptons drsquoapregraves

notre compreacutehension de ce passage lrsquointellect du Deacutemiurge et ceux des dieux qui lui sont subordonneacutes) 557 Agrave propos des dieux laquo seacutepareacutes du monde raquo ou hypercosmiques-et-encosmiques voir Theacuteologie

platonicienne t VI ch 15-24 en particulier les ch 17-18 pour lrsquoexeacutegegravese du Phegravedre (toujours dans lrsquoeacutedition

drsquoH D Saffrey et L G Westerink Paris Les Belles Lettres 2003 [2]) 558 Proclus In Timaeum I 211 24-25 (trad A J Festugiegravere) Lrsquoenseignement de Proclus au sujet de cette

cinquiegraveme et derniegravere eacutetape de la priegravere dans le Commentaire sur le Timeacutee se preacutesente ainsi dans sa totaliteacute

toujours dans la traduction de Festugiegravere laquo Enfin lrsquounion qui fixe lrsquoun de lrsquoacircme dans lrsquoun mecircme des dieux et

fait une seule activiteacute de la nocirctre et de celle des dieux selon laquelle nous ne nous appartenons plus agrave nous-

mecircmes mais aux dieux degraves lagrave que nous demeurons dans la divine Lumiegravere et que nous sommes encercleacutes par

elle Et crsquoest bien lagrave le terme suprecircme de la priegravere afin qursquoelle rattache le retour agrave la permanence initiale

qursquoelle reacutetablisse dans lrsquouniteacute du Divin tout ce qui en est sorti qursquoelle enveloppe de la Lumiegravere divine la

lumiegravere qui est en nous raquo Le texte grec rend manifeste les similitudes entre le vocabulaire employeacute ici par

Proclus pour caracteacuteriser notre union avec le divin notamment par lrsquoimage de la lumiegravere et celui que nous

retrouvons dans les Eacuteleacutements de theacuteologie pour deacutecrire les rapports de participation les mouvements de

procession et de conversion entre diffeacuterents niveaux ontologiques Ibid I 211 24-212 1 laquo τελευταία δὲ ἡ

ἕνωσις αὐτῷ τῷ ἑνὶ τῶν θεῶν τὸ ἓν τῆς ψυχῆς ἐνιδρύουσα καὶ μίαν ἐνέργειαν ἡμῶν τε ποιοῦσα καὶ τῶν θεῶν

καθrsquo ἣν οὐδὲ ἑαυτῶν ἐσμεν ἀλλὰ τῶν θεῶν ἐν τῷ θείῳ φωτὶ μένοντες καὶ ὑπrsquo αὐτοῦ κύκλῳ περιεχόμενοι

καὶ τοῦτο πέρας ἐστὶ τὸ ἄριστον τῆς ἀληθινῆς εὐχῆς ἵνα ἐπισυνάψῃ τὴν ἐπιστροφὴν τῇ μονῇ καὶ πᾶν τὸ

προελθὸν ἀπὸ τοῦ τῶν θεῶν ἑνὸς αὖθις ἐνιδρύσῃ τῷ ἑνὶ καὶ τὸ ἐν ἡμῖν φῶς τῷ τῶν θεῶν φωτὶ περιλάβῃ raquo

295

les hommes ne visent pas les deacutemons par leurs priegraveres comme Proclus le mentionne les

destinataires de cet exercice spirituel sont les dieux et les deacuteesses

Crsquoest donc agrave bon droit que celui qui veut traiter de lrsquoUnivers invoque les dieux

et deacuteesses agrave partir desquels et desquelles lrsquoUnivers se trouve ecirctre complegravetement

acheveacute leur demandant que ce qui doit ecirctre dit laquo soit avant tout conforme agrave

leur penseacutee raquo Tel est en effet le terme suprecircme de la speacuteculation

philosophique srsquoeacutelever vers lrsquoIntellect divin et disposer son discours sur le

Reacuteel en accord avec la vue unique que cet Intellect srsquoest donneacutee drsquoavance de

toutes choses Au second rang et en conseacutequence de ce premier vient le fait de

conduire tout lrsquoexposeacute conformeacutement agrave lrsquointelligence humaine et agrave la lumiegravere de

la science Car ce qui est complet parfait unifique preacuteexiste dans lrsquoIntellect

divin ce qui est partiel en revanche et deacuteficient eu eacutegard agrave la simpliciteacute divine

est du ressort de lrsquointellect humain559

Cette opposition entre la connaissance posseacutedeacutee par lrsquointellect divin et celle atteinte par

lrsquointellect humain reacutevegravele une tension eacutepisteacutemologique Certes par la priegravere notre acircme doit

poursuivre le terme de la speacuteculation philosophique en assimilant son intellection agrave celle

des dieux mais elle ne peut le faire que dans les limites imposeacutees par sa propre nature en

tant que son essence est rationnelle et sa penseacutee discursive La connaissance qui laquo ressort de

lrsquointellect humain raquo vient laquo au second rang raquo bien qursquoelle puisse participer entre autres

par la priegravere agrave la penseacutee intellective des dieux la vue que lrsquoacircme conserve de la totaliteacute

intelligible reste malgreacute tout partielle En postulant lrsquoefficaciteacute de la priegravere telle que la

conccediloit Proclus attribuons agrave Timeacutee par sa raison inspireacutee des dieux la connaissance la

plus universelle qursquoun homme puisse acqueacuterir de lrsquoUnivers connaissance dont son discours

nous offre lrsquoimage vraisemblable

Crsquoest en visant la penseacutee universelle de lrsquointellect divin et en suivant les eacutetapes de la

priegravere que lrsquohomme peut bonifier sa connaissance intellective du Monde et de ses causes Il

doit tendre vers le divin dans le but de srsquoy unir et drsquoainsi eacutelargir la vision particuliegravere de

lrsquoEcirctre que lui procure son deacutemon Crsquoest par cet enthousiasme premier celui qui touche agrave

559 Ibid I 220 28-221 8 (trad A J Festugiegravere) laquo εἰκότως ἄρα ὁ τοὺς περὶ τοῦ παντὸς λόγους ποιεῖσθαι

μέλλων θεοὺς ἐπικαλεῖται καὶ θεάς ἀφrsquo ὧν ἑκατέρων συμπεπλήρωται τὸ πᾶν κατὰ νοῦν αὐτοῖς διαφερόντως

τοῖς θεοῖς λεχθῆναι τὰ μέλλοντα λέγεσθαι τοῦτο γάρ ἐστι τὸ ἀκρότατον θεωρίας τέλος τὸ εἰς τὸν θεῖον

ἀναδραμεῖν νοῦν καὶ ὡς ἐκείνῳ πάντα προείληπται ἑνοειδῶς οὕτω τὸν περὶ τῶν πραγμάτωνmiddot διαθεῖναι

λόγον δεύτερον δὲ δὴ καὶ ἑπόμενον τούτῳ τὸ κατὰ τὸν ἀνθρώπινον νοῦν καὶ τὸ τῆς ἐπιστήμης φῶς

διαπεράνασθαι τὴν ὅλην θεωρίαν τὸ γὰρ ὅλον καὶ τέλεον καὶ μονοειδὲς ἐν τῷ θείῳ νῷ προϋπάρχει τὸ δὲ

μερικὸν καὶ ἀπολειπόμενον τῆς θείας ἁπλότητος περὶ τὸν θνητόν ἐστι νοῦν raquo

296

lrsquoun de lrsquoacircme que la raison par lrsquointermeacutediaire du deacutemon qui lrsquoinspire peut espeacuterer

atteindre une compreacutehension plus universelle de lrsquoUnivers

4 Remarques conclusives sur la nature de lrsquointellection

Pour qursquoil y ait intellection accompagneacutee de raison de laquo lrsquoEcirctre qui est toujours raquo

pour que la puissance intellective de lrsquoacircme humaine soit activeacutee par un intellect qui en est

seacutepareacute lrsquoacircme doit-elle ecirctre directement posseacutedeacutee par les dieux ou plus modestement ne

recevoir que lrsquoinspiration de son deacutemon Agrave la suite de son maicirctre Proclus montre que

lrsquoenthousiasme proprement divin est agrave distinguer de lrsquoinspiration deacutemonique et qursquoune acircme

illumineacutee par les dieux saisit lrsquoEcirctre plus universellement qursquoune acircme inspireacutee par son seul

deacutemon Lrsquoenthousiasme au sens propre celui qui affecte la faculteacute unitive de lrsquoacircme ndash et que

peut eacuteveiller une priegravere parfaitement accomplie ndash amegravene lrsquohomme agrave transcender les limites

de sa connaissance et lrsquoeacutelegraveve pour un moment au niveau de la penseacutee divine Mais les

effets de la possession divine ne touchent pas qursquoagrave lrsquoun (ou lrsquohuparxis) de lrsquoacircme mis en

contact avec le divin ils srsquoeacutetendent aussi par lrsquointermeacutediaire des deacutemons aux autres

faculteacutes psychiques rationnelles et irrationnelles ndash celles de lrsquoacircme en tant qursquoelle fait usage

drsquoun corps selon le Commentaire sur le Premier Alcibiade ndash notamment agrave la raison

intellective (logos noeros) Bref crsquoest en se tournant vers les dieux que lrsquohomme peut

espeacuterer actualiser pleinement les potentialiteacutes de son acircme par lrsquoeffet de lrsquoinspiration divine

(sur lrsquoun de lrsquoacircme) et par lrsquointermeacutediaire du deacutemon qui guide la totaliteacute de son existence

La doctrine neacuteoplatonicienne enseigne que les dieux sont partout et que leurs

bienfaits sont toujours agrave la porteacutee de qui se dispose agrave les recevoir Si notre acircme peut

srsquoeacutelever agrave une contemplation partielle de lrsquoEcirctre sous lrsquoinspiration de son deacutemon elle peut

davantage lorsqursquoelle srsquounit aux dieux et eacutelargit ainsi lrsquohorizon de sa propre perspective sur

lrsquoUnivers En distinguant dans lrsquoœuvre de Proclus et de son maicirctre lrsquoinspiration

deacutemonique qui met la raison au contact drsquoun intellect particulier et lrsquoenthousiasme divin

qui lrsquounit agrave lrsquointellect des dieux peut-ecirctre avons-nous donneacute un sens plus concret ndash voire un

297

fondement speacuteculatif ndash aux eacutepithegravetes attribueacutees jadis aux fondateurs de lrsquoAcadeacutemie et du

Lyceacutee au divin Platon et au deacutemonique Aristote560

560 Nous avons ici agrave lrsquoesprit une note drsquoH D Saffrey et L G Westerink dans Theacuteologie platonicienne t I

p 141 (p 35 de la traduction n 5) au sujet de la distinction entre theios et daimonios

299

TABLEAUX ET SCHEacuteMAS

1 La place des intellects particuliers dans la procession intellective

a) Division triadique des intellects (Eacuteleacutements de theacuteologie prop 166 et 181)

1 Intellect divin universel et imparticipeacute (= Monade)

2 Intellect divin particulier et participeacute

3 Intellect particulier (seulement particulier non divin) et participeacute

b) Division binaire des intellects (Eacuteleacutements de theacuteologie prop 63)

1 Intellect perpeacutetuellement participeacute (participeacute par les acircmes divines et supeacuterieures)

2 Intellect participeacute de maniegravere intermittente (participeacute par les acircmes humaines)

c) Division binaire des intellects (Eacuteleacutements de theacuteologie prop 64)

1 Intellect complet et substantiel (participeacute par les acircmes divines et supeacuterieures)

2 Illuminations intellectives (perfectionnent lrsquoacircme humaine)

d) Division triadique des intellects (Commentaire sur le Premier Alcibiade p 65 17-22)

1 Intellect imparticipeacute

2 Intellect participeacute

3 Intellect immanent qui perfectionne les acircmes

2 Les diffeacuterentes acceptions de noecircsis et de logos dans lrsquoIn Timaeum

1 Intellection intelligible 1 Raison opinative

2 Intellection qui lie lrsquointellect agrave lrsquointelligible 2 Raison scientifique

3 Intellection de lrsquointellect divin 3 Raison intellective

4 Intellection de lrsquointellect particulier

5 Intellection de lrsquoacircme rationnelle Intellection accompagneacutee de raison

6 Intellection de lrsquoimagination

3 Intellect (nous) et raison (logos) dans le mythe du Phegravedre

Mythe du Phegravedre laquo capitaine raquo de lrsquoacircme

(kubernecirctecircs)

pilote de lrsquoacircme

(hecircniochos)

Jamblique (dans le

Commentaire

drsquoHermias)

un de lrsquoacircme

(hen tecircs psuchecircs)

intellect de lrsquoacircme

(nous tecircs psychecircs)

Proclus intellect particulier

(merikos nous)

Puissance intellective de lrsquoacircme

rationnelle (logos noeros)

300

4 La division des faculteacutes de lrsquoacircme humaine selon Jean Philopon

(drsquoapregraves le prologue de son Commentaire sur le De anima drsquoAristote CAG XV p 1-9)

5 Lrsquoordre de procession des reacutealiteacutes dans la philosophie de Proclus

(baseacute sur le scheacutema drsquoE R Dodds The Elements of Theology p 282)

301

BIBLIOGRAPHIE

I Ouvrages de reacutefeacuterence

BAILLY A Dictionnaire grec-franccedilais eacutedition revue et corrigeacutee par L Seacutechan et

P Chantraine Paris Hachette 2000 (eacuteditions preacuteceacutedentes 1894 1950 1963)

LIDDELL H G SCOTT R et STUART JONES H A Greek-English Lexicon Oxford

Clarendon Press 1940 (9e eacutedition) avec laquo revised supplement raquo 1996 Eacutegalement

consulteacute dans sa version eacutelectronique sur le site httpwwwtlguciedulsj

SMYTH H W Greek Grammar Cambridge Harvard University Press 1984

Thesaurus linguae graecae consulteacute agrave lrsquoadresse httpwwwtlguciedu

II Sources (eacuteditions et traductions)

1 Proclus

PROCLUS A Commentary on the First Book of Euclidrsquos Elements traduction introduction

et notes par G R Morrow Princeton Princeton University Press 1992 (2)

ndash Commentaire sur la Reacutepublique t 1-3 (dissertation I-XXVII) traduction et notes par

A J Festugiegravere Paris Vrin 1970

ndash Commentaire sur le Parmeacutenide de Platon t I-III (livres I-III) introduction geacuteneacuterale

texte eacutetabli traduit et annoteacute par C Luna et A-Ph Segonds Paris Les Belles Lettres

2007-2011

ndash Commentaire sur le Timeacutee livres 1-5 (t I-III) traduction et notes par A J Festugiegravere

Paris Vrin 1966-1968

ndash Commentary on Platorsquos Parmenides traduction par G R Morrow et J Dillon Princeton

Princeton University Press 1987

ndash Commentary on Platorsquos Timaeus vols 1-4 traduction introduction et notes par

H Tarrant (vol 1) D T Runia et M Share (vol 2) D Baltzly (vols 3-4)

Cambridge Cambridge University Press 2007-2009

ndash Eacuteleacutements de Theacuteologie traduction introduction et notes par J Trouillard Paris Eacuteditions

Montaigne 1965

ndash Eacutelements of Theology eacutedition traduction et commentaire par E R Dodds Oxford

Oxford University Press 1963

ndash In Platonis Parmenidem commentaria t 1-3 (livres I-VII) eacutedition sous la direction de

C Steel Oxford Oxford University Press 2007-2009

302

ndash In Platonis rem publicam commentarii t 1-2 eacutedition par W Kroll Leipzig Teubner

1899-1901

ndash In Platonis Timaeum commentarii t 1-3 eacutedition par E Diehl Leipzig Teubner

1903-1906

ndash In primum Euclidis elementorum librum commentarii eacutedition par G Friedlein Leipzig

Teubner 1873

ndash Sur le premier Alcibiade de Platon t 1-2 texte eacutetabli et traduit par A-Ph Segonds

Paris Les Belles Lettres 1985

ndash Theacuteologie platonicienne t 1-6 texte eacutetabli et traduit par H D Saffrey et

L G Westerink Paris Les Belles Lettres 1968-1997

ndash Trois eacutetudes sur la providence De lrsquoexistence du mal texte eacutetabli et traduit par D Isaac

Paris Les Belles Lettres 2003

2 Auteurs anciens

ALCINOOS Enseignement des doctrines de Platon introduction texte eacutetabli et commenteacute

par J Whittaker et traduit par P Louis Paris Les Belles Lettres 1990

ALEXANDRE DrsquoAPHRODISE De lrsquoacircme texte grec introduit traduit et annoteacute par M Bergeron

et R Dufour Paris Vrin 2008

ndash In Aristotelis metaphysica commentaria eacutedition critique par M Hayduck Berlin Reimer

(Commentaria in Aristotelem graeca [CAG] I) 1881

ndash In Aristotelis topicorum libros octo commentaria eacutedition critique par M Wallies Berlin

Reimer (CAG II 2) 1891

ndash On Aristotlersquos Metaphysics 1 traduction par WE Dooley Ithaca Cornell University

Press 1989

AMMONIUS In Aristotelis de interpretatione commentarius eacutedition critique par A Busse

Berlin Reimer (CAG IV 5) 1897

ndash On Aristotlersquos On Interpretation 1-8 traduit par D Blank Ithaca Cornell University

Press 1996

ANAXAGORE dans Les Preacutesocratiques eacutedition eacutetablie par J-P Dumont Paris Eacuteditions

Gallimard 1988 p 615-681

ANONYME Proleacutegomegravenes agrave la philosophie de Platon texte eacutetabli par L G Westerink et

traduit par J Trouillard avec la collaboration drsquoA-Ph Segonds Paris Les Belles

Lettres 1990

303

ARISTOTE Aristotlersquos De anima eacutedition avec introduction et commentaire par W D Ross

Oxford Oxford University Press 1961

ndash Aristotlersquos Metaphysics 2 t texte reacuteviseacute introduction et commentaire par W D Ross

Oxford Clarendon Press 1924

ndash Aristotlersquos Metaphysics Books M and N traduction avec introduction et notes par

J Annas Oxford Clarendon Press 1976

ndash De lrsquoacircme traduction par J Tricot Paris Vrin 1934

ndash De lrsquoacircme traduction preacutesentation notes et bibliographie par R Bodeacuteuumls Paris

Flammarion 1993

ndash Eacutethique agrave Nicomaque traduction preacutesentation notes et bibliographie par R Bodeacuteuumls

Paris Flammarion 2004

ndash La Meacutetaphysique t 1-2 nouvelle eacutedition entiegraverement refondue avec commentaire par

J Tricot Paris Vrin 1964

ndash Physique 2 t texte eacutetabli et traduit par H Carteron Paris Les Belles Lettres 1952-

1956

ndash Seconds Analytiques introduction traduction notes bibliographie et index par

P Pellegrin Paris Flammarion 2005

ndash The Works of Aristotle vol VIII Metaphysica traduction par W D Ross Oxford

Clarendon Press 1928 (2)

ASCLEacutePIUS In Aristotelis metaphysicorum libros A-Z commentaria eacutedition critique par

M Hayduck Berlin Reimer (CAG VI 2) 1888

BOEgraveCE De consolatione Philosophiae Opuscula theologica eacutediteacute par Cl Moreschini

MunichLeipzig K G Saur 2000

ndash La consolation de Philosophie introduction traduction et notes par J-Y Guillaumin

Paris Les Belles Lettres 2002

ndash The Theological Tractates The Consolation of Philosophy traduit par H F Stewart

E K Rand et S J Tester CambridgeLondon Harvard University Press 1973

DIOGEgraveNE LAEumlRCE Vitae philosophorum 2 t eacutediteacute par H S Long Oxford Clarendon

Press 1964

HERMIAS In Platonis Phaedrum scholia eacutedition critique par P Couvreur Paris Librairie

Eacutemile Bouillon 1901 (reacuteimpr Hermiae Alexandrini in Platonis Phaedrum scholia

avec index verborum par C Zintzen Hildesheim G Olms 1971)

304

JAMBLIQUE De vita Pythagorica liber eacutediteacute par L Deubner et U Klein Leipzig Teubner

1937

ndash Les Mystegraveres drsquoEacutegypte texte eacutetabli et traduit par Eacute des Places Paris Les Belles Lettres

2003

JEAN PHILOPON Commentaire sur le De anima drsquoAristote Traduction de Guillaume de

Moerbeke eacutedition critique avec introduction sur la psychologie de Philopon par G

Verbeke LouvainParis Publications universitairesB Nauwelaerts 1966

Les Preacutesocratiques eacutedition eacutetablie par J-P Dumont (avec la coll de D Delattre et J-L

Poirier) Paris Eacuteditions Gallimard 1988

MARINUS Proclus ou sur le bonheur texte eacutetabli traduit et annoteacute par H D Saffrey et

A-Ph Segonds Paris Les Belles Lettres 2001

Oracles Chaldaiumlques texte eacutetabli et traduit par Eacute des Places Paris Les Belles Lettres

1971

PLATON La Reacutepublique traduction introduction et notes par G Leroux Paris

Flammarion 2002

ndash Meacutenon traduction introduction et notes par M Canto-Sperber Paris Flammarion

1993 (2)

ndash Œuvres complegravetes 2 t traduction et notes par L Robin (avec la collaboration de M-J

Moreau) Paris Eacuteditions Gallimard 1950

ndash Phaedrus eacutediteacute par H Yunis Cambridge Cambridge University Press 2011

ndash Pheacutedon traduction introduction et notes par M Dixsaut Paris Flammarion 1991

ndash Phegravedre texte eacutetabli et traduit par Cl Moreschini et P Vicaire Paris Les Belles Lettres

1995

ndash Philegravebe traduction introduction et notes par J-F Pradeau Paris Flammarion 2002

ndash Theacuteeacutetegravete traduction introduction et notes par M Narcy Paris Flammarion 1995

ndash Timeacutee Critias traduction introduction et notes par L Brisson Paris Flammarion 1992

PLOTIN Enneads I-VI 7 t traduction par A H Armstrong CambridgeLondon Harvard

University Press 1984

ndash Enneacuteades texte eacutetabli et traduit par Eacute Breacutehier Paris Les Belles Lettres 1924

ndash Œuvres complegravetes t I v I traduction introduction et commentaires par

J-M Narbonne (avec la coll de M Achard) Paris Les Belles Lettres 2012

305

ndash Plotini opera 3 t eacutedition critique par P Henry et H-R Schwyzer Leiden Brill

1951-1973

ndash Traiteacutes 7-21 traductions sous la direction de L Brisson et J-F Pradeau Paris

Flammarion 2003

ndash Traiteacute 25 introduction traduction commentaire et notes par J-M Narbonne Paris

Les Eacuteditions du Cerf 1998

ndash Traiteacute 38 introduction traduction commentaire et notes par P Hadot Paris

Les Eacuteditions du Cerf 1987

ndash Traiteacute 49 introduction traduction commentaire et notes par B Ham Paris Les Eacuteditions

du Cerf 2000

ndash Traiteacute 53 introduction traduction commentaire et notes par G Aubry Paris

Les Eacuteditions du Cerf 2004

PORPHYRE In Platonis Timaeum commentariorum fragmenta eacutediteacute par A R Sodano

Naples [impression priveacutee] 1964

ndash Sentences 2 t travaux eacutediteacutes sous la responsabiliteacute de L Brisson Paris Vrin 2005

SIMPLICIUS Commentaire sur les Cateacutegories traduction commenteacutee sous la direction

drsquoI Hadot fasc I Leiden Brill 1990

SYRIANUS In metaphysica commentaria eacutedition critique par W Kroll Berlin Reimer

(CAG VI 1) 1892

ndash On Aristotlersquos Metaphysics 3-4 traduit par D OrsquoMeara et J Dillon Ithaca Cornell

University Press 2006

ndash On Aristotlersquos Metaphysics 13-14 traduit par J Dillon et D OrsquoMeara Ithaca Cornell

University Press 2006

THEMISTIUS Paraphrase de la Meacutetaphysique drsquoAristote (livre lambda) introduction

traduction notes et indices par R Brague Paris Vrin 1999

III Eacutetudes (citeacutees ou consulteacutees)

ALFINO M R laquo Plotinus and the Possibility of Non-Propositional Thought raquo Ancient

Philosophy 8 (1989) p 273-284

ANCONA C drsquo laquo Les Sentences de Porphyre Entre les Enneacuteades de Plotin et les Eacuteleacutements

de theacuteologie de Proclus raquo dans Porphyre Sentences p 139-274

ARMSTRONG A H laquo The Background of the Doctrine ldquoThat the Intellegibles are not

outside the Intellectrdquo raquo dans Plotinian and Christian Studies Londres Variorum

Reprints 1979 p 393-413

306

ASMIS E Epicurusrsquo Scientific Method Ithaca Cornell University Press 1984

BAILEY C Epicurus The Extant Remains Oxford Clarendon Press 1926

BEIERWALTES W Denken des Einen Studien zur neuplatonischen Philosophie und ihrer

Wirkungsgeschichte Frankfurt am Main Klostermann 1985

ndash laquo Le vrai soi Reacutetractations dun eacuteleacutement de penseacutee par rapport agrave lEnneacuteade V 3 Et

remarques sur la signification philosophique de ce traiteacute dans son ensemble raquo dans

La connaissance de soi Eacutetudes sur le traiteacute 49 de Plotin eacutediteacute par M Dixsaut Paris

Vrin 2003 p 11-40

ndash Proklos Grundzuumlge seiner Metaphysik Frankfurt am Main Klostermann 1979

BERG R M van der laquo Proclus In Platonis Timaeum Commentarii 333328ff The Myth

ot the Winged Charioteer according to Iamblichus and Proclus raquo dans Syllecta

Classica VII (Iamblichus The Philosopher) Iowa City University of Iowa 1997

p 149-162

ndash laquo Towards the Paternal Harbour Proclean Theurgy and the Contemplation of the

Forms raquo dans Proclus et la Theacuteologie platonicienne Actes du Colloque International

de Louvain (13-16 mai 1998) eacutediteacute par A-Ph Segonds et C Steel LeuvenParis

Leuven University PressLes Belles Lettres 2000 p 425-443

BIONDI P C Aristotle Posterior Analytics II 19 Queacutebec Presses de lrsquoUniversiteacute Laval

2004

BLOCH D Aristotle on Memory and Recollection Text Translation Interpretation and

Reception in Western Scholasticism LeidenBoston Brill 2007

BLUMENTHAL H J Aristotle and Neoplatonism in Late Antiquity Interpretations of the

De anima Ithaca Cornell University Press 1996

ndash Plotinusrsquo Psychology La Hague Martinus Nijhoff 1971

ndash laquo Plutarchrsquos Exposition of the De anima and the Psychology of Proclus raquo dans De

Jamblique agrave Proclus Genegraveve Fondation Hardt 1975 p 123-151

BODEacuteUumlS R Aristote Une philosophie en quecircte de savoir Paris Vrin 2002

BUSSANICH J laquo Non-discursive Thought in Plotinus and Proclus raquo Documenti e studi

sulla tradizione filosofica medievale 8 (1997) p 191-210

ndash The One and its Relation to Intellect in Plotinus LeidenNew York Brill 1988

CARDULLO R L laquo Syrianus deacutefenseur de Platon contre Aristote selon le teacutemoignage

drsquoAscleacutepius raquo dans Contre Platon Le platonisme deacutevoileacute textes reacuteunis par

M Dixsaut Paris Vrin 1993 p 197-214

307

CHARRUE J M laquo Plotin et Eacutepicure raquo Emerita 74 2 (2006) p 289-320

CHERNISS H The Riddle of the Early Academy Los Angeles University of California

Press 1945

CHLUP R Proclus An Introduction Cambridge Cambridge University Press 2012

CLEARY J J laquo Proclus elaborate defense of platonic ideas raquo dans Il Parmenide di Platone

e la sua tradizione Atti del III Colloquio Internazionale del Centro di Ricerca sul

Neoplatonismo (Universitagrave degli Studi di Catania 31 mai - 2 juin 2001) eacutediteacute par M

Barbanti et F Romano (Symbolon Studi e testi di filosofia antica e medievale 24)

Catania CUECM 2002 p 341-353

CRYSTAL I laquo Plotinus on the Structure of Self-Intellection raquo Phronecircsis 43 3 (1998)

p 264-286

DILLON J The Middle Platonists Londres Duckworth 1977

DIXSAUT M Meacutetamorphoses de la dialectique dans les dialogues de Platon Paris Vrin

2001

DODDS E R The Greeks and the Irrational Berkeley University of California Press

1966

DONINI P L Tre studi sullrsquoaristotelismo nel II secolo dC Torino Paravia 1974

DORION L-A laquo Socrate le daimonion et la divination raquo dans Les dieux de Platon Actes

du colloque organiseacute agrave lUniversiteacute de Caen Basse-Normandie les 24 25 et 26

janvier 2002 eacutediteacute par J Laurent Caen Presses Universitaires de Caen 2003

p 169-192

EMILSSON E K Plotinus on Intellect Oxford Oxford University Press 2007

ndash laquo Plotinus on the Objects of Thought raquo Archiv fuumlr Geschichte der Philosophie 77 1

(1995) p 21-41

FESTUGIEgraveRE A J Contemplation et vie contemplative selon Platon Paris Vrin 1967

FINAMORE J F laquo The Rational Soul in Iamblichusrsquo Philosophy raquo dans Syllecta

Classica VII (Iamblichus The Philosopher) p 163-176

FURLEY D J Two Studies in the Greek Atomists Princeton Princeton University Press

1967

GERSCH S E ΚΙΝΗΣΙΣ ΑΚΙΝΗΤΟΣ A Study of Spiritual Motion in the Philosophy of

Proclus Leiden Brill 1973

308

ndash laquo Proclusrsquo Theological Methods The Programme of Theol Plat I 4 raquo dans Proclus et la

Theacuteologie platonicienne Actes du Colloque International de Louvain (13-16 mai

1998) p 15-27

GERSON L P laquo Being and Knowing in Plotinus raquo dans Neoplatonism and Indian

Philosophy eacutediteacute par P Gregorios Albany State University of New York Press

2002 p 107-126

GOULET R et AOUAD M laquo Alexandros drsquoAphrodisias raquo dans Dictionnaire des

philosophies antiques T1 R Goulet (dir) Paris CNRS Eacuteditions p125-139

GUEacuteRARD C laquo Lrsquohyparxis de lrsquoacircme et la fleur de lrsquointellect dans la mystagogie de

Proclus raquo dans Proclus lecteur et interpregravete des Anciens Paris Eacuteditions du CNRS

1987 p 335-349

HADOT I laquo La division neacuteoplatonicienne des eacutecrits drsquoAristote raquo dans Aristoteles Werk

und Wirkung (Meacutelanges Paul Moraux) t 2 Berlin Walter de Gruyter 1987

p 249-285

HADOT P laquo Ecirctre vie penseacutee chez Plotin et avant Plotin raquo dans Les sources de Plotin

Genegraveve Fondation Hardt 1960 p 107-141 repris dans Plotin Porphyre Eacutetudes

neacuteoplatoniciennes Paris Les Belles Lettres 1999 p 127-181

ndash laquo La conception plotinienne de lrsquoidentiteacute entre lrsquointellect et son objet Plotin et le De

anima drsquoAristote raquo dans Corps et acircme Sur le De anima drsquoAristote Paris Vrin 1996

p 367-376

HARRINGTON M laquo The Drunken Epibole of Plotinus and its Reappearance in the Work of

Dionysius the Areopagite raquo Dionysius 23 (2005) p 117-138

HELMIG Ch Forms and Concepts Concept Formation in the Platonic Tradition

BerlinBoston Walter de Gruyter 2012

ndash laquo What is the Systematic Place of Abstraction and Concept Formation in Platos

Philosophy Ancient and Modern Readings of Phaedrus 249b-c raquo dans Concept

Formation in Ancient and Medieval Thought eacutediteacute par G Van Riel et C Maceacute

Leuven Leuven University Press 2004 p 83-97

HOFFMANN Ph laquo La triade chaldaiumlque EROS ALETHEIA PISTIS de Proclus agrave

Simplicius raquo dans Proclus et la Theacuteologie platonicienne Actes du colloque

international de Louvain (13-16 mai 1998) p 459-489

ndash laquo Erocircs Alegravetheia Pistishellipet Elpis Teacutetrade chaldaiumlque triade neacuteoplatonicienne (Fr 46 des

Places p 26 Kroll) raquo dans Die Chaldaeischen Orakel Kontext ndashInterpretation ndash

Rezeption eacutediteacute par H Seng et M Tardieu Heidelberg Universitaumltsverlag Winter

2010 p 255-324

309

HOINE P drsquo laquo Four Problems Concerning the Theory of Ideas Proclus Syrianus and the

Ancient Commentaries on the Parmenidesraquo dans Platonic Ideas and Concept

Formation in Ancient and Medieval Thought p 9-29

ndash laquo Proclus and Syrianus on the Ideas of Artefacts A Test Case for Neoplatonic

Hermeneutics raquo dans Proklos Methode Seelenlehre Metaphysik Akten der

Konferenz in Jena am 18-20 September 2003 eacutediteacute par M Perkams et

R M Piccione LeidenBoston Brill 2006 p 279-302

La philosophie des matheacutematiques de lrsquoAntiquiteacute tardive Actes du colloque international

Fribourg Suisse (24-26 septembre 1998) eacutediteacute par G Bechtle et D J OrsquoMeara

Fribourg Editions Universitaires 2000

KRAumlMER H J Arete bei Platon und Aristoteles Zum Wesen und zur Geschichte der

platonischen Ontologie Amsterdam P Schippers 1967

KUumlHN W laquo Comment il ne faut pas expliquer la connaissance de soi-mecircme

(Enn V 3 [49] 5 1-17) raquo dans La connaissance de soi Eacutetudes sur le traiteacute 49 de

Plotin eacutediteacute par M Dixsaut Paris Vrin 2002 p 229-266

LAUTNER P laquo Philoponus in De anima III a quest for an author raquo Classical Quaterly

42 2 (1992) p 510-522

ndash laquo Some Clarifications on Proclusrsquo Fourfold Division of Sense-Perception in the Timaeus

Commentary raquo dans Proklos Methode Seelenlehre Metaphysik Akten der

Konferenz in Jena am 18-20 September 2003 p 117-135

ndash laquo The distinction between phantasia and doxa in Proclusrsquo In Timaeum raquo Classical

Quaterly 52 (2002) p 257-269

LAVAUD L laquo Structure et thegravemes du Traiteacute 49 raquo dans La connaissance de soi Eacutetudes sur

le traiteacute 49 de Plotin p 179-207

LERNOULD A laquo La dialectique comme science premiegravere chez Proclus raquo Revue des

sciences philosophiques et theacuteologiques 71 (1987) p 509-536

ndash Physique et theacuteologie Lecture du Timeacutee de Platon par Proclus Villeneuve drsquoAscq

Presses Universitaires du Septentrion 2001

LIBERA A de laquo Intention raquo dans Vocabulaire europeacuteen des philosophies sous la direction

de B Cassin Paris Eacuteditions du SeuilDictionnaire le Robert 2004 p 608-619

ndash La querelle des universaux De Platon agrave la fin du Moyen Acircge Paris Eacuteditions du Seuil

1996

LIEFFERINGE C van La theacuteurgie Des Oracles chaldaiumlques agrave Proclus Liegravege Centre

International drsquoEacutetude de la Religion Grecque Antique 1999

310

LLOYD A C laquo Non-Discursive Thought ndash An Enigma of Greek Philosophy raquo

Proceedings of the Aristotelian Society 70 (1970) p 261-274

ndash laquo Non-propositional Thought in Plotinus raquo Phronesis 31 (1986) p 258-265

LONGO A laquo In Euclidem Prologue I chapitre 6 ce que Proclus doit agrave son maicirctre Syrianus

dans les arguments avanceacutes contre la thegravese de lrsquoexistence ‟posteacuterieurerdquo des objets

matheacutematiques raquo dans Eacutetudes sur le Commentaire de Proclus au premier livre des

Eacuteleacutements drsquoEuclide eacutediteacute par A Lernould Villeneuve drsquoAscq Presses Universitaires

du Septentrion 2010 p 45-54

ndash Siriano e i principi della scienza Naples Bibliopolis 2005

LORTIE F Le Commentaire drsquoAscleacutepius agrave la Meacutetaphysique drsquoAristote (livre Alpha

chapitres 1 et 2) Introduction traduction annoteacutee et eacutetude doctrinale meacutemoire de

maicirctrise Queacutebec Universiteacute Laval (Faculteacute de philosophie) 2007

ndash laquo Intuition et penseacutee discursive sur la fonction de lrsquoἐπιβολή dans les Enneacuteades de

Plotin raquo Laval theacuteologique et philosophique 66 1 (2010) p 45-59

LUNA C laquo Syrianus dans la tradition exeacutegeacutetique de la Meacutetaphysique drsquoAristote Premiegravere

partie Syrianus entre Alexandre drsquoAphrodise et Ascleacutepius raquo dans Contre Platon Le

platonisme deacutevoileacute textes reacuteunis par M Dixsaut Paris Vrin 1993 p 301-327

ndash laquo La Meacutetaphysique Tradition grecque Les commentaires grecs agrave la Meacutetaphysique raquo

dans Dictionnaire des philosophies antiques Suppleacutement sous la direction de

R Goulet Paris CNRS Eacuteditions p 249-258

ndash Trois eacutetudes sur la tradition des commentaires anciens agrave la Meacutetaphysique drsquoAristote

Leiden Brill 2001

MACISAAC G laquo Noecircsis dialectique et matheacutematiques dans le Commentaire aux Eacuteleacutements

drsquoEuclide de Proclus raquo dans Eacutetudes sur le Commentaire de Proclus au premier livre

des Eacuteleacutements drsquoEuclide p 125-138

ndash laquo Phantasia between Soul and Body in Proclusrsquo Euclid Commentary raquo Dionysius 19

(2001) p 125-136

ndash laquo The Nous of the Partial Soul in Proclusrsquo Commentary on the First Alcibiades of Plato raquo

Dionysius 29 (2011) p 29-60

MADIGAN A laquo Syrianus and Asclepius on Forms and Intermediates in Plato and

Aristotle raquo Journal of the History of Philosophy 24 (1986) p 149-171

MARENBON J Boethius Oxford Oxford University Press 2003

MARTIJN M Proclus on Nature LeidonBoston Brill 2010

311

ndash laquo Theology naturally Proclus on Science of Nature as Theology and the Aristotelian

Principle of metabasis raquo dans Proklos Methode Seelenlehre Metaphysik Akten der

Konferenz in Jena am 18-20 September 2003 p 49-70

MATTEacuteI J-F Platon Paris Presses Universitaires de France 2005

MORAUX P Der Aristotelismus bei den Griechen Von Andronikos bis Alexander von

Aphrodisias Dritter Band Alexanders von Aphrodisias eacutediteacute par J Wiesner

BerlinNew York Walter de Gruyter 2001

MUELLER I laquo Aristotlersquos doctrine of abstraction in the commentators raquo dans Aristotle

Transformed The Ancient Commentators and their Influence eacutediteacute par R Sorabji

Ithaca Cornell University Press 1990 p 463-479

NARBONNE J-M Plotin Les deux matiegraveres [Enneacuteade II 4 (12)] Paris Vrin 1993

NIKULIN D laquo Imagination et matheacutematiques chez Proclus raquo dans Eacutetudes sur le

Commentaire de Proclus au premier livre des Eacuteleacutements drsquoEuclide p 139-160

OrsquoMEARA D J laquo Le problegraveme de la meacutetaphysique dans lrsquoantiquiteacute tardive raquo Freiburger

Zeitschrift fuumlr Philosophie und Theologie 33 (1986) p 2-22

ndash laquo Intentional Objects in Later Neoplatonism raquo dans Ancient and Medieval Theories on

Intentionality LeidenBoston Brill 2001 p 115-125

ndash Pythagoras Revived Oxford Oxford University Press 1989

OOSTHOUT H Modes of knowledge and the transcendental An introduction to Plotinus

Ennead 53 (49) with a commentary and translation AmsterdamPhiladephia

R B Gruumlner 1991

PEacutePIN J laquo Eacuteleacutements pour une histoire de la relation entre lrsquointelligence et lrsquointelligible

chez Platon et dans le neacuteoplatonisme raquo Revue Philosophique 146 (1956) p 39-64

ndash laquo Les modes de lrsquoenseignement theacuteologique dans la Theacuteologie platonicienne raquo dans

Proclus et la Theacuteologie platonicienne Actes du Colloque International de Louvain

(13-16 mai 1998) p 1-14

PERKAMS M laquo An Innovation by Proclus The Theory of the Substantial Diversity of the

Human Soul raquo dans Proklos Methode Seelenlehre Metaphysik Akten der

Konferenz in Jena am 18-20 September 2003 p 167-185

PHILLIPS J F laquo Plotinus and the lsquoEyersquo of Intellect raquo Dionysius 14 (1990) p 79-103

RICHARD M laquo Ἀπὸ φωνῆς raquo Byzantion 20 (1950) p 191-222

RICHARD M-D Lrsquoenseignement oral de Platon Paris Les Eacuteditions du Cerf 1986

RIST J M Epicurus An Introduction Cambridge Cambridge University Press 1972

312

ndash laquo On tracking Alexander of Aphrodisias raquo Archiv fuumlr Geschichte der Philosophie

48 (1966) p 82-90

ndash Plotinus The Road to Reality Cambridge Cambridge University Press 1967

ROBIN L La theacuteorie platonicienne des Ideacutees et des Nombres drsquoapregraves Aristote Paris

F Alcan 1908

ROSAacuteN L J The Philosophy of Proclus The Final Phase of Ancient Thought New York

Cosmos 1949

SAFFREY H D laquo Accorder entre elles les traditions theacuteologiques une caracteacuteristique du

neacuteoplatonisme atheacutenien raquo dans On Proclus and his Influence in Medieval

Philosophy eacutediteacute par E P Bos et PA Meijer LeidenNew YorkKoumlln 1992

p 35-50

ndash laquo Comment Syrianus le maicirctre de lrsquoeacutecole neacuteoplatonicienne drsquoAthegravenes consideacuterait-il

Aristote raquo dans Aristoteles Werk und Wirkung t 2 p 205-214

ndash laquo Le chreacutetien Jean Philopon et la survivance de lrsquoeacutecole drsquoAlexandrie au VIe siegravecle raquo

Revue des eacutetudes grecques 67 (1954) p 396-410

SANTA CRUZ M I laquo Division et dialectique dans le Phegravedre raquo dans Understanding the

Phaedrus Proceedings of the II Symposium Platonicum Sankt Augustine Academia

Verlag 1992 p 253-256

SHEPPARD A laquo Proclusrsquo Attitude to Theurgy raquo The Classical Quarterly 32 1 (1982)

p 212-224

SIORVANES L Neo-Platonic Philosophy and Science New HavenLondon Yale

University Press 1996

SORABJI R (eacuted) laquo Myths about Non-Propositional Thought raquo dans Language and Logos

eacutediteacute par M Schofield and M C Nussbaum Cambridge Cambridge University

Press 1982 p 295-314

ndash The Philosophy of the Commentators 200-600 AD A Sourcebook vol 1 Psychology

(with Ethics and Religion) Ithaca Cornell University Press 2005

ndash laquo Why the Neoplatonists did not have Intentional Objects of Intellection raquo dans Ancient

and Medieval Theories on Intentionality LeidenBoston Brill 2001 p 105-114

STEEL C laquo Deacutefinitions et ideacutees Aristote Proclus et le Socrate du Parmeacutenide raquo dans

Philosophie de la Forme Eidos idea morphegrave dans la philosophie grecque des

origines agrave Aristote eacutediteacute par A Motte Ch Rutten et P Somville Louvain Peeters

2003 p 489-505

313

ndash laquo Le Parmeacutenide est-il le fondement de la Theacuteologie platonicienne raquo dans Proclus et la

Theacuteologie platonicienne Actes du colloque international de Louvain (13-16 mai

1998) p 373-398

ndash laquo Puissance active et puissance reacuteceptive chez Proclus raquo dans Dunamis nel

neoplatonismo Atti del II Colloquio Internazionale del Centro di Ricerca sul

Neoplatonismo (Universitagrave degli Studi di Catania 6-8 octobre 1994) eacutediteacute par

F Romano et R L Cardullo Florence La Nuova Italia Editrice 1996 p 121-137

TARAacuteN L laquo Concetta Luna Trois eacutetudes sur la tradition des commentaires anciens agrave la

Meacutetaphysique drsquoAristote raquo Gnomon 53 (2005) p 196-209

TIMOTIN A La deacutemonologie platonicienne Histoire de la notion de daimocircn de Platon aux

derniers neacuteoplatoniciens LeidenBoston Brill 2012

TROUILLARD J La Mystagogie de Proclus Paris Les Belles Lettres 1982

ndash LrsquoUn et lrsquoAcircme selon Proclos Paris Les Belles Lettres 1972

WESTERINK L G laquo The Alexandrian Commentators and the Introductions to their

Commentaries raquo dans Aristotle Transformed The Ancient Commentators and their

Influence p 325-348

Page 3: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 4: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 5: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 6: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 7: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 8: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 9: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 10: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 11: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 12: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 13: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 14: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 15: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 16: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 17: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 18: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 19: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 20: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 21: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 22: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 23: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 24: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 25: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 26: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 27: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 28: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 29: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 30: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 31: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 32: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 33: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 34: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 35: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 36: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 37: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 38: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 39: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 40: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 41: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 42: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 43: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 44: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 45: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 46: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 47: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 48: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 49: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 50: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 51: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 52: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 53: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 54: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 55: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 56: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 57: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 58: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 59: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 60: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 61: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 62: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 63: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 64: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 65: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 66: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 67: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 68: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 69: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 70: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 71: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 72: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 73: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 74: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 75: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 76: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 77: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 78: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 79: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 80: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 81: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 82: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 83: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 84: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 85: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 86: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 87: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 88: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 89: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 90: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 91: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 92: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 93: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 94: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 95: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 96: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 97: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 98: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 99: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 100: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 101: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 102: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 103: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 104: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 105: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 106: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 107: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 108: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 109: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 110: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 111: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 112: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 113: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 114: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 115: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 116: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 117: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 118: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 119: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 120: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 121: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 122: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 123: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 124: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 125: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 126: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 127: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 128: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 129: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 130: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 131: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 132: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 133: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 134: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 135: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 136: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 137: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 138: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 139: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 140: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 141: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 142: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 143: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 144: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 145: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 146: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 147: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 148: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 149: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 150: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 151: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 152: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 153: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 154: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 155: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 156: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 157: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 158: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 159: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 160: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 161: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 162: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 163: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 164: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 165: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 166: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 167: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 168: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 169: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 170: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 171: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 172: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 173: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 174: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 175: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 176: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 177: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 178: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 179: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 180: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 181: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 182: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 183: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 184: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 185: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 186: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 187: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 188: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 189: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 190: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 191: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 192: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 193: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 194: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 195: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 196: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 197: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 198: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 199: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 200: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 201: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 202: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 203: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 204: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 205: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 206: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 207: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 208: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 209: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 210: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 211: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 212: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 213: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 214: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 215: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 216: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 217: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 218: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 219: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 220: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 221: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 222: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 223: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 224: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 225: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 226: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 227: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 228: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 229: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 230: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 231: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 232: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 233: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 234: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 235: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 236: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 237: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 238: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 239: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 240: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 241: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 242: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 243: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 244: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 245: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 246: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 247: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 248: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 249: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 250: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 251: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 252: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 253: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 254: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 255: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 256: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 257: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 258: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 259: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 260: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 261: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 262: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 263: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 264: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 265: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 266: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 267: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 268: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 269: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 270: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 271: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 272: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 273: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 274: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 275: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 276: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 277: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 278: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 279: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 280: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 281: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 282: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 283: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 284: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 285: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 286: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 287: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 288: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 289: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 290: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 291: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 292: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 293: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 294: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 295: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 296: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 297: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 298: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 299: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 300: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 301: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 302: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 303: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 304: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 305: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 306: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 307: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 308: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 309: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 310: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 311: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 312: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 313: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 314: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
Page 315: La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...