La doctrine de l'intellection dans la philosophie de ...
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La doctrine de lrsquointellection dans la philosophie de
Proclus Eacutetude sur les principes de la noeacutetique neacuteoplatonicienne
Thegravese en cotutelle
Doctorat en philosophie
Franccedilois Lortie
Universiteacute Laval
Queacutebec Canada
Philosophiae Doctor (PhD)
et
Eacutecole Pratique des Hautes Eacutetudes
Paris France
Docteur
copy Franccedilois Lortie 2015
iii
REacuteSUMEacute
Dans son Commentaire sur le Timeacutee alors qursquoil analyse le lemme ougrave apparaicirct le
syntagme intellection accompagneacutee de raison (noecircsis meta logou) (Timeacutee 28a1-4) Proclus
srsquointerroge sur la nature de la connaissance par laquelle selon le discours de Timeacutee lrsquoacircme
humaine peut appreacutehender lrsquoEcirctre veacuteritable Drsquoapregraves les principes dialectiques (division
deacutefinition deacutemonstration et analyse) qui guident son travail de philosophe et de
commentateur le diadoque de lrsquoEacutecole drsquoAthegravenes preacutesente six acceptions de lrsquointellection
(noecircsis) parmi lesquelles il deacutetermine apregraves avoir eacutecarteacute les cinq autres la seule qui puisse
convenir aux propos de Timeacutee i) lrsquointellection intelligible ii) lrsquointellection qui lie
lrsquointellect agrave lrsquointelligible iii) lrsquointellection de lrsquointellect divin iv) lrsquointellection des intellects
particuliers v) lrsquointellection de lrsquoacircme raisonnable vi) lrsquointellection de lrsquoimagination Les
trois premiegraveres acceptions sont drsquoembleacutee rejeteacutees car elles transcendent la connaissance
humaine Lrsquointellection de lrsquoacircme raisonnable lieacutee au temps est jugeacutee inapte agrave saisir lrsquoEcirctre
par nature eacuteternel alors que lrsquointellection imaginative dont le correacutelat est une image
particuliegravere ne saurait convenir agrave sa connaissance lrsquoEcirctre eacutetant universel et sans figure Par
conseacutequent seule lrsquointellection drsquoun intellect dit particulier peut expliquer la connaissance
que lrsquoacircme humaine peut avoir de lrsquoEcirctre celle que deacutefinit lrsquoexpression noecircsis meta logou
Par lrsquoeacutetude des principes de la philosophie de Proclus et des sources platoniciennes
aristoteacuteliciennes et neacuteoplatoniciennes de sa noeacutetique nous avons analyseacute chacune des
acceptions de la noecircsis mentionneacutees dans son Commentaire sur le Timeacutee dont lrsquointellection
de cet intellect dit particulier qui en activant la puissance intellective de lrsquoacircme rationnelle
cause lrsquointellection humaine au sens propre En annexes nous avons joint deux eacutetudes sur
des thegravemes deacuteterminants pour lrsquoeacutelaboration de la doctrine proclienne drsquoabord une enquecircte
sur les rapports entre discours eacutepisteacutemologique et discours theacuteologique dans le Phegravedre de
Platon qui srsquointeacuteresse agrave la notion drsquoinspiration divine en tant que fondement de la
dialectique ensuite un exposeacute sur la critique de la theacuteorie des Ideacutees-Nombres dans la
Meacutetaphysique drsquoAristote une doctrine pythagorico-platonicienne que Proclus agrave la suite de
Syrianus a voulu reacutehabiliter et inteacutegrer agrave son systegraveme
v
ABSTRACT
In his Commentary on the Timaeus while analysing the passage containing the
expression ldquointellection accompanied by reason (noecircsis meta logou)rdquo Proclus launches
into a discussion of the nature of the mode of knowledge by which according to Timaeus
the human soul can reach real Being According to the dialectical principles (division
definition demonstration and analysis) that guide his work as a philosopher and
commentator the head of the School of Athens defines six meanings for the word noecircsis
amongst which he determines after having discarded the others the only one that can be
meant by Timaeus in his speech i) the intelligible intellection ii) the intellection linking
the Intellect to the Intelligible iii) the intellection of the divine Intellect iv) the intellection
of the particular intellects v) the intellection of the rational soul vi) the intellection of the
imagination The first three senses of lsquointellectionrsquo are promptly set aside as they imply an
intellection that transcends human knowledge The intellection of the rational soul because
of its temporal activity is judged unable to grasp Being in its eternity whereas imaginative
intellection whose object is a particular image cannot adequately grasp the universality
and shapelessness of Being Only the intellection of a so-called particular intellect can
therefore explain the human soulrsquos knowledge of Being that knowledge which Proclus
takes to be defined by the expression noecircsis meta logou
Through a study of the relevant passages in the works of Proclus and the Platonic
and Aristotelian sources of his noetics we offer an analysis of each of the various senses of
noecircsis mentioned in the Commentary on the Timaeus including that of the particular
intellect which by activating the intellective potential of the rational soul is the cause of
human intellection By way of annex we have added a pair of studies addressing two key
themes of the Procline doctrine of intellection Firstly we offer a study of the relation of
epistemological and theological discourses in Platorsquos Pheadrus a dialogue which takes a
particular interest in the notion of divine inspiration as the foundation of dialectic
Secondly we offer a study of the critique of the theory of ideal numbers in Aristotlersquos
Metaphysics a Pythagoro-platonic doctrine of which Proclus following Syrianus wished
to rehabilitate and integrate into his own thought
vii
TABLE DES MATIEgraveRES
REacuteSUMEacute iii
ABSTRACT v
TABLE DES MATIEgraveRES vii
REMERCIEMENTS xi
AVANT-PROPOS xiii
INTRODUCTION LA DOCTRINE DE LrsquoINTELLECTION DANS LA PHILOSOPHIE DE
PROCLUS PRINCIPES EXEacuteGEacuteTIQUES ET FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES 1
1 Noeacutetique gnoseacuteologie et eacutepisteacutemologie dans la tradition platonico-aristoteacutelicienne 1
2 Les acceptions multiples de lrsquointellection dans lrsquoIn Timaeum de Proclus 3
3 Principes directeurs pour lrsquoeacutetude de la doctrine proclienne 13
PREMIEgraveRE SECTION LA DIVISION DES FACULTEacuteS COGNITIVES LrsquoINTELLECTION DE
LrsquoIMAGINATION ET LrsquoINTELLECTION DE LrsquoAcircME RATIONNELLE 17
1 Les faculteacutes cognitives de lrsquoacircme dans la tradition platonico-aristoteacutelicienne 17
11 La deacutefinition de lrsquoEcirctre et du Devenir dans lrsquoIn Timaeum 17
12 La division des modes de connaissance chez Platon et Aristote 21
13 La doctrine des faculteacutes cognitives dans lrsquoIn Timaeum 24
14 Posteacuteriteacute de la doctrine proclienne chez Boegravece la distinction des modes de connaissance
en fonction des sujets connaissants dans la Consolation de Philosophie 27
15 Faculteacutes et connaissance dans la tradition platonico-aristoteacutelicienne 30
2 Lrsquointellection de lrsquoimagination 31
21 Lrsquoimagination selon Proclus question philosophique et problegraveme exeacutegeacutetique 31
22 La notion drsquoimagination dans la penseacutee platonicienne 36
23 La nature de lrsquoimagination dans le De anima drsquoAristote entre sensation et intellection 38
24 La notion drsquointellect passif drsquoAristote agrave Ammonius 45
25 Lrsquoimagination et la connaissance de lrsquoEcirctre sans accompagnement de formes ou de figures
son point de deacutepart dans le Phegravedre 58
26 Lrsquointeacuterioriteacute de lrsquoimagination et le veacutehicule de lrsquoacircme 59
27 Lrsquoimagination lrsquointellection et les mythes 63
3 Lrsquointellection de lrsquoacircme rationnelle et le rocircle de la dianoia 67
31 Uniteacute et multipliciteacute de lrsquoacircme rationnelle 67
32 Lrsquoacircme rationnelle dans la tradition platonico-aristoteacutelicienne 68
viii
33 La dianoia et les matheacutematiques drsquoapregraves Syrianus et Proclus 70
DEUXIEgraveME SECTION LrsquoINTELLECTION DE LrsquoINTELLECT PARTICULIER LA NATURE
DE LrsquoAcircME HUMAINE ET LA NOTION DrsquoINTUITION INTELLECTUELLE 85
1 Lrsquointellect particulier dans la noeacutetique neacuteoplatonicienne 85
11 La notion drsquointellect particulier chez Proclus 85
12 Lrsquointellect seacutepareacute dans la tradition anteacuterieure agrave Proclus 88
13 De lrsquointellect imparticipeacute aux intellects particuliers 93
2 Les acircmes particuliegraveres et les acircmes supeacuterieures 97
21 Le problegraveme philosophique de lrsquointermeacutediaire acircme non-seacutepareacutee et acircmes supeacuterieures 97
22 Les acircmes particuliegraveres et leur rapport aux acircmes divines et supeacuterieures dans le Commentaire
sur le Timeacutee 99
23 Lrsquoacircme (particuliegravere) descendue dans les Eacuteleacutements de theacuteologie 104
3 Lrsquointellection accompagneacutee de raison (noecircsis meta logou) 111
31 Lrsquoacte drsquointellection chez Proclus et ses sources platonico-aristoteacuteliciennes 111
32 Lrsquointellection et la dialectique dans les Dialogues de Platon 113
33 Un eacutequivalent aristoteacutelicien de la noecircsis meta logou la sagesse (sophia) 114
34 Dialectique et intellection chez Plotin synthegravese de lrsquoeacutepisteacutemologie et de la noeacutetique
platonico-aristoteacuteliciennes dans le Traiteacute I 3 [20] 118
4 Lrsquointuition intellectuelle dans la tradition neacuteoplatonicienne 121
41 Remarques introductives sur lrsquointellection (ou lrsquointuition intellectuelle) 121
42 Lrsquointellection chez Platon et Aristote 123
43 Lrsquointuition dans les Enneacuteades de Plotin 125
44 Lrsquointuition dans les Commentaires de Syrianus 129
45 Lrsquointuition dans la penseacutee de Proclus 131
46 Les intuitions simples chez Ascleacutepius 135
47 Remarques conclusives sur lrsquointuition intellectuelle 139
TROISIEgraveME SECTION LA TRIADE DE LrsquoINTELLECTION DIVINE LA CONNAISSANCE
DE SOI ET LES LIMITES DE LA PENSEacuteE HUMAINE 141
1 La triade de lrsquointellection divine 141
11 La structure triadique de lrsquointellection divine 141
12 Lrsquointellection de lrsquointellect divin 157
13 Lrsquointellection qui lie lrsquointellect agrave lrsquointelligible 163
14 Lrsquointellection de lrsquointelligible divin 166
ix
2 LrsquoIntellect et la connaissance de soi dans la tradition platonico-aristoteacutelicienne 169
21 La connaissance de soi et la noeacutetique platonico-aristoteacutelicienne 169
22 Lrsquoobjection sceptique 170
23 Lrsquoargument de Plotin 172
24 Lrsquointellect divin et la connaissance de soi chez Aristote 176
25 Quelques divergences entre Plotin et Aristote au sujet de lrsquoIntellect 178
26 La multipliciteacute et lrsquouniteacute de lrsquoIntellect 181
27 Remarques conclusives sur la connaissance de soi 182
3 Les limites de la penseacutee humaine dans son rapport au divin 183
31 Une intellection humaine supeacuterieure agrave la noecircsis meta logou 183
32 Les limites de la penseacutee humaine dans le neacuteoplatonisme apregraves Plotin 185
33 Les limites de la penseacutee humaine chez Jamblique et Syrianus 187
34 Retour sur la hieacuterarchie des faculteacutes de lrsquoacircme chez Proclus 193
35 La connaissance des Formes intelligibles-et-intellectives drsquoapregraves lrsquoexeacutegegravese du Parmeacutenide
et du Phegravedre 197
CONCLUSION LA PROCESSION INTELLECTIVE BILAN ET PERSPECTIVES 201
1 Retour sur les anteacuteceacutedents de la doctrine proclienne de lrsquointellection 201
2 La procession intellective de lrsquointelligible divin agrave lrsquoimagination humaine 203
3 Importance et posteacuteriteacute de la noeacutetique proclienne 208
ANNEXE I DIALECTIQUE ET INSPIRATION DIVINE DANS LE PHEgraveDRE DE PLATON211
1 Les fondements de la dialectique dans le Phegravedre une approche interpreacutetative 211
2 Les principes de la dialectique platonicienne 214
3 La science et lrsquoinspiration divine selon Platon 226
4 Remarques conclusives inspiration divine et interpreacutetation neacuteoplatonicienne 232
ANNEXE II LA CRITIQUE ARISTOTEacuteLICIENNE DE LA GEacuteNEacuteRATION DES IDEacuteES-
NOMBRES ET SA REacutePONSE NEacuteOPLATONICIENNE 235
1 La question de lrsquoenseignement oral de Platon et les agrapha dogmata 235
2 La doctrine des Ideacutees-Nombres drsquoapregraves Aristote 237
3 La critique de la geacuteneacuteration des Ideacutees-Nombres 240
4 Les principes des Ideacutees-Nombres et la participation dans les Dialogues de Platon 252
5 La reacuteception neacuteoplatonicienne de la critique aristoteacutelicienne 260
ARTICLE I INTUITION ET PENSEacuteE DISCURSIVE SUR LA FONCTION DE LrsquoEPIBOLEcirc
DANS LES ENNEacuteADES DE PLOTIN 263
x
1 Mise en contexte philosophique et historique de la notion drsquoepibolecirc 263
2 Le sens philosophique drsquoepibolecirc avant Plotin 265
3 Lrsquoepibolecirc tecircs dianoias dans les Enneacuteades 269
4 Lrsquoacircme lrsquoIntellect et lrsquoUn-Bien 276
5 Retour sur la penseacutee laquo non-discursive raquo et son objet 278
6 Remarques conclusives sur lrsquoepibolecirc 280
ARTICLE II INTELLECTION HUMAINE INSPIRATION DEacuteMONIQUE ET
ENTHOUSIASME DIVIN SELON PROCLUS 283
1 La connaissance divine deacutemonique et humaine selon Proclus 283
2 Lrsquointellection humaine et la fonction meacutediatrice du deacutemon 285
3 Lrsquoinspiration deacutemonique et lrsquoenthousiasme divin 291
4 Remarques conclusives sur la nature de lrsquointellection 296
TABLEAUX ET SCHEacuteMAS 299
1 La place des intellects particuliers dans la procession intellective 299
2 Les diffeacuterentes acceptions de noecircsis et de logos dans lrsquoIn Timaeum 299
3 Intellect (nous) et raison (logos) dans le mythe du Phegravedre 299
4 La division des faculteacutes de lrsquoacircme humaine selon Jean Philopon 300
5 Lrsquoordre de procession des reacutealiteacutes dans la philosophie de Proclus 300
BIBLIOGRAPHIE 301
xi
REMERCIEMENTS
Cette thegravese eacutelaboreacutee dans le cadre drsquoune cotutelle entre lrsquoUniversiteacute Laval et
lrsquoEacutecole Pratique des Hautes Eacutetudes doit beaucoup aux personnes qui mrsquoont offert leur aide
leurs conseils et leurs encouragements agrave divers moments de mon parcours universitaire
Je remercie vivement mes deux directeurs le professeur Jean-Marc Narbonne agrave
lrsquoUniversiteacute Laval et le professeur Philippe Hoffmann agrave lrsquoEacutecole Pratique des Hautes
Eacutetudes M Narbonne mrsquoa guideacute dans le monde acadeacutemique depuis le deacutebut de mes eacutetudes
universitaires en mrsquoinitiant drsquoabord agrave la philosophie ancienne et plus particuliegraverement au
neacuteoplatonisme puis en acceptant de diriger mes recherches agrave la maicirctrise et au doctorat Il
mrsquoimporte de souligner la qualiteacute et la constance de son accompagnement intellectuel et
moral aux diffeacuterentes eacutetapes de mon parcours acadeacutemique M Hoffmann mrsquoa
geacuteneacutereusement accueilli agrave Paris dans le cadre de ma cotutelle franco-queacutebeacutecoise Son
enseignement clair et inspirant mrsquoa permis drsquoaffiner ma compreacutehension du neacuteoplatonisme
tardif et drsquoaviver ma passion pour la langue grecque dont il sait manifester la richesse et la
beauteacute Je le remercie pour ses sages conseils et sa constante disponibiliteacute tout au long de
ma cotutelle mecircme lorsqursquoun oceacutean nous seacuteparait
Je tiens eacutegalement agrave remercier chaleureusement le professeur Claude Lafleur qui
en plus de mrsquoavoir fait connaicirctre et appreacutecier diverses figures de la penseacutee meacutedieacutevale agrave
lrsquooccasion de ses seacuteminaires (qui ont eacuteteacute formateurs stimulants ouverts agrave la discussion)
mrsquoa offert un soutien continu pendant mes eacutetudes supeacuterieures ainsi que sa preacutecieuse
collaboration pour divers projets en marge de mes recherches sur le neacuteoplatonisme
Enfin jrsquoai une penseacutee pour mon collegravegue Simon Fortier dont les recherches
doctorales ont elles aussi porteacute sur lrsquoœuvre de Proclus Nos discussions amicales autour de
thegravemes philosophiques et philologiques ont stimuleacute ma reacuteflexion sur la penseacutee ancienne
La poursuite de mes eacutetudes aux cycles supeacuterieurs et mes seacutejours universitaires agrave lrsquoeacutetranger
notamment dans le cadre de ma cotutelle nrsquoauraient pas eacuteteacute possibles sans les bourses qui
mrsquoont eacuteteacute offertes par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH) et
par le Fonds de recherche du Queacutebec ndash Socieacuteteacute et culture (FQRSC) Je remercie ces
organismes pour leur soutien financier
xiii
AVANT-PROPOS
Notre eacutetude sur la noeacutetique proclienne prend comme point de deacutepart la section du
Commentaire de Proclus sur le Timeacutee (I 243 26-246 9) ougrave sont deacutefinies les six acceptions
de lrsquointellection (noecircsis) Le texte grec de ce commentaire tel que citeacute en bas de page
provient de lrsquoeacutedition drsquoE Diehl Procli Diodochi in Platonis Timaeum commentaria
Leipzig Teubner t 1-3 1903-1906 (citeacute Proclus In Timaeum) Dans notre texte principal
nous citons la traduction drsquoA J Festugiegravere Commentaire sur le Timeacutee livres 1-5 Paris
Vrin 1966-1968 Nous avons eacutegalement consulteacute la reacutecente traduction anglaise sous la
direction de H Tarrant ndash Commentary on Platorsquos Timaeus vols 1-4 Cambridge
Cambridge University Press 2007-2009 ndash pour confirmer plus souvent qursquoinfirmer
lrsquointerpreacutetation du texte grec que suggegravere la traduction de Festugiegravere
Nous avons suivi un usage analogue agrave celui deacutefini par A Lernould dans
lrsquolaquo Avertissement raquo de sa monographie Physique et theacuteologie Lecture du Timeacutee de Platon
par Proclus en mettant une majuscule aux termes qui deacutesignent des reacutealiteacutes divines ou
principielles (lrsquoEcirctre lrsquoIntelligible le Vivant-en-soi etc) et agrave celles qui dans lrsquoordre des
principes divins occupent le premier rang (par exemple lrsquoIntellect divin et universel
duquel procegravede une seacuterie drsquointellects drsquoabord divins et particuliers puis seulement
particuliers) La complexiteacute de la structure ontotheacuteologique eacutelaboreacutee par Proclus fait
obstacle agrave une application uniforme de ce principe Dans certains cas plus probleacutematiques
nous avons jugeacute pertinent de justifier nos choix en deacutefinissant la nature et le rang des
entiteacutes et principes deacutesigneacutes selon les cas par une majuscule ou une minuscule En raison
de la speacutecificiteacute de notre eacutetude qui cible la noeacutetique proclienne nous avons parfois choisi
de traduire les termes relatifs agrave lrsquointellection autrement que ne le fait A J Festugiegravere ou les
autres traducteurs citeacutes ce que nous avons mentionneacute le cas eacutecheacuteant
Nous avons voulu donner accegraves dans leur langue drsquoorigine aux principaux concepts
et passages commenteacutes dans notre eacutetude en citant freacutequemment en bas de page le texte
grec (et exceptionnellement le texte latin) des traductions que nous reprenons et parfois
produisons nous-mecircme En dehors des citations infrapaginales les termes grecs sont
translitteacutereacutes drsquoapregraves un usage conventionnel (η = ecirc ω = ocirc esprit rude = h etc)
Dans le choix des sources platoniciennes aristoteacuteliciennes et neacuteoplatoniciennes
nous avons cibleacute les passages qui nous semblaient agrave la fois pertinents comme principes de
la noeacutetique proclienne et importants comme points de reacutefeacuterence pour mieux deacutemarquer la
doctrine de Proclus des thegraveses philosophiques qursquoelle critique ou cherche agrave concilier Nous
nrsquoavons fait usage que de quelques commentateurs modernes pour ces textes souvent
canoniques dans une preacutesentation qui cherche agrave mettre en avant les donneacutees qui sont les
points de deacutepart (les aphormai dans le vocabulaire de Proclus) explicites ou implicites
pour lrsquoeacutelaboration de la noeacutetique proclienne et plus geacuteneacuteralement de la gnoseacuteologie
neacuteoplatonicienne
Enfin nous preacutesentons deux articles leacutegegraverement remanieacutes qui apportent un
eacuteclairage suppleacutementaire sur la noeacutetique neacuteoplatonicienne le premier distingue les
multiples acceptions de lrsquoepibolecirc dans les Enneacuteades de Plotin le second reconsidegravere les
principes de la noeacutetique proclienne dans la perspective de la triade hommes-deacutemons-dieux
1
INTRODUCTION LA DOCTRINE DE LrsquoINTELLECTION
DANS LA PHILOSOPHIE DE PROCLUS PRINCIPES
EXEacuteGEacuteTIQUES ET FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES
1 Noeacutetique gnoseacuteologie et eacutepisteacutemologie dans la tradition platonico-
aristoteacutelicienne1
Au sein de la tradition platonico-aristoteacutelicienne lrsquoenquecircte sur la connaissance
humaine est indissociable drsquoun questionnement sur la nature de la plus haute faculteacute
cognitive de lrsquoacircme lrsquointellect (nous) ou la raison intellective (logos noeros)2 et sur les
causes de son activiteacute lrsquointellection (noecircsis) Alors que Platon dans des dialogues comme
le Timeacutee3 et le Phegravedre4 procegravede pour une premiegravere fois dans lrsquohistoire de la penseacutee agrave
lrsquoexamen dialectique de lrsquointellect en tant que cause de lrsquoordre et de la connaissance du
monde5 ses successeurs se chargeront de critiquer et de systeacutematiser ses reacuteflexions
noeacutetiques et eacutepisteacutemologiques Si les repreacutesentants du moyen platonisme avaient deacutejagrave
1 Preacutecisons drsquoabord le sens que nous attribuons agrave ces termes auquel nous chercherons agrave nous tenir dans la
suite de notre exposeacute La noeacutetique est pour nous la doctrine de lrsquointellect elle porte non seulement sur
lrsquointellect ou la potentialiteacute intellective de lrsquoacircme humaine mais aussi sur les principes intellectifs et
intelligibles qui sont seacutepareacutes de celle-ci qursquoils soient divins ou non (par exemple les intellects particuliers
dans la tradition neacuteoplatonicienne) Nous entendons par gnoseacuteologie un discours raisonneacute sur la connaissance
ce qui dans la tradition platonico-aristoteacutelicienne se confond avec lrsquoeacutetude des faculteacutes cognitives de lrsquoacircme
humaine Nous prenons le terme eacutepisteacutemologie dans son sens eacutetymologique de laquo discours sur la science raquo en
tant que la science ne comprend pas seulement les disciplines hypotheacutetiques telles que les matheacutematiques
mais eacutegalement la dialectique qui vise lrsquoanhypotheacutetique et cherche agrave produire un discours scientifique sur
lrsquoEcirctre Enfin la tradition platonico-aristoteacutelicienne comprend pour nous Platon Aristote et lrsquoensemble des
penseurs qui se sont reacuteclameacutes de leurs grands principes philosophiques et ont eacutelaboreacute leurs systegravemes agrave partir
drsquoune exeacutegegravese de leurs œuvres 2 Des preacutecisions seront apporteacutees afin de distinguer clairement chez Proclus la faculteacute intellective de lrsquoacircme
rationnelle (logos noeros) drsquoun intellect (nous) qui en est seacutepareacute Certes Proclus peut employer le terme
intellect (nous) pour parler de la faculteacute intellective de lrsquoacircme humaine mais il ne veut alors pas signifier un
intellect dont lrsquoexistence serait substantielle Lrsquointellect de lrsquohomme est de lrsquoordre de la potentialiteacute pour
Proclus alors que seule la raison est substantielle en lrsquoacircme humaine qui est essentiellement logos ce que
nous montrerons dans la SECTION II 3 En raison du problegraveme de la relation entre le Deacutemiurge et les Ideacutees (ou Vivant-en-soi) le Timeacutee compte
parmi les textes canoniques au fondement de la noeacutetique neacuteoplatonicienne Voir A H Armstrong laquo The
Background of the Doctrine ldquoThat the Intellegibles are not outside the Intellectrdquo raquo dans Plotinian and
Christian Studies Londres Variorum Reprints 1979 p 393-413 4 Lrsquoexeacutegegravese neacuteoplatonicienne du Phegravedre plus particuliegraverement celle de la section 246e-248c est lrsquoune des
principales sources de la noeacutetique proclienne Voir lrsquointroduction de H D Saffrey et L G Westerink dans
Proclus Theacuteologie platonicienne t IV Paris Belles Lettres 1981 p IX-XLV 5 Mecircme si Anaxagore nous apparaicirct comme le premier penseur de lrsquointellect (ou de lrsquoIntellect en tant qursquoil
serait pour lui seacutepareacute et divin) ce sont Platon et Aristote drsquoailleurs critiques envers la pertinence explicative
de lrsquoIntellect anaxagoreacuteen qui seront les reacuteels fondateurs de la noeacutetique ancienne
2
chercheacute agrave extraire des Dialogues une doctrine au sujet de lrsquointellect et des Ideacutees6 ce sont les
commentateurs neacuteoplatoniciens qui nous transmettront une doctrine de lrsquointellect
pleinement eacutelaboreacutee baseacutee sur lrsquoexeacutegegravese des œuvres de Platon et drsquoAristote drsquoune noeacutetique
dont plusieurs traditions philosophiques (byzantine arabe latine) seront les heacuteritiegraveres7
Dans le cadre drsquoune enquecircte sur les principes de la gnoseacuteologie platonico-
aristoteacutelicienne notre thegravese portera plus particuliegraverement sur la doctrine de lrsquointellection
dans la philosophie de Proclus nous montrerons qursquoelle se fonde sur les doctrines de ses
devanciers qursquoelle se structure agrave partir de principes dialectiques deacutefinis dans les dialogues
de Platon et qursquoelle a eu une influence sur drsquoautres penseurs et commentateurs de
lrsquoAntiquiteacute tardive dont son disciple Ammonius8 et du moins indirectement Boegravece9
Ainsi afin de mieux saisir le sens et la pertinence des thegraveses de Proclus au sujet de
lrsquointellect nous serons ameneacute agrave eacutetudier les doctrines de Plotin Porphyre Jamblique et
Syrianus qursquoil integravegre apregraves les avoir critiqueacutees agrave sa penseacutee Tout en partageant un corps
de doctrines tireacutees des Dialogues platoniciens ces penseurs deacutefendent des interpreacutetations
qui leur sont propres au sujet des principes intelligibles et des proceacutedeacutes cognitifs menant agrave
leur appreacutehension Puisque lrsquoeacutetude de la penseacutee de Proclus passe par celle de la tradition au
sein de laquelle il srsquoinsegravere notre thegravese retracera les grandes eacutetapes dans lrsquohistoire de la
6 Voir Alcinoos Enseignement des doctrines de Platon introduction texte eacutetabli et commenteacute
par J Whittaker et traduit par P Louis Paris Les Belles Lettres 1990 p 163 11-164 6 7 Nous pensons agrave des figures telles que Michel Psellus et Isaac Comnegravene dans le monde byzantin Al-Farabi
et Avicenne dans le monde arabe Albert le Grand et Thomas drsquoAquin dans le monde latin parmi drsquoautres
noms connus qui deacutefiniront leurs propres thegraveses noeacutetiques et gnoseacuteologiques dans la suite du commentarisme
platonico-aristoteacutelicien de lrsquoAntiquiteacute tardive Les travaux de Geacuterard Verbeke donnent une ideacutee de lrsquoinfluence
qursquoont pu avoir les commentaires grecs de lrsquoAntiquiteacute tardive sur la philosophie meacutedieacutevale Jean Philopon
Commentaire sur le De anima drsquoAristote Traduction de Guillaume de Moerbeke eacutedition critique avec
introduction sur la psychologie de Philopon LouvainParis Publications universitairesB Nauwelaerts 1966 8 En plus drsquoAmmonius nous pensons aux commentateurs neacuteoplatoniciens drsquoAristote Ascleacutepius et Jean
Philopon dont les eacutecrits sont eacutediteacutes dans la collection des Commentaria in Aristotelem graeca Ceux-ci sont
en grande partie tributaires des doctrines que lrsquoon retrouve chez Proclus mais preacutesentent celles-ci de maniegravere
simplifieacutee en raison notamment du contexte exeacutegeacutetique agrave savoir lrsquointerpreacutetation drsquoune œuvre drsquoAristote La
doctrine des faculteacutes de lrsquoacircme chez Philopon telle qursquoon la retrouve dans le prologue de son commentaire sur
le De anima (p 1-9) reprend les divisions de faculteacutes cognitives de lrsquoacircme par Proclus dans son Commentaire
sur le Timeacutee Voir TABLEAUX ET SCHEacuteMAS 4 La division des faculteacutes de lrsquoacircme humaine selon Jean Philopon 9 Nous avancerons quelques arguments en faveur drsquoune origine proclienne pour la doctrine gnoseacuteologique
exposeacutee par Boegravece au livre V chap 4 (prose) de sa Consolation de Philosophie
3
noeacutetique de Platon agrave Syrianus10 toujours dans le but drsquoeacuteclairer les six acceptions de
lrsquointellection du Commentaire sur le Timeacutee
Drsquoun point de vue philosophique nous travaillerons agrave deacutefinir la nature de
lrsquointellection proprement humaine deacutesigneacutee par lrsquoexpression laquo intuition simple raquo (epibolecirc
haplecirc) chez les commentateurs neacuteoplatoniciens ainsi nous serons drsquoabord ameneacute agrave
distinguer les diffeacuterents proceacutedeacutes cognitifs qui contribuent agrave activer la puissance intellective
de lrsquoacircme humaine pour ensuite montrer comment celle-ci par sa participation agrave un intellect
impersonnel qui lui est supeacuterieur peut arriver agrave connaicirctre les reacutealiteacutes les plus eacuteleveacutees et
donc les plus universelles dans lrsquoordre de lrsquoEcirctre Du point de vue philologique nous aurons
agrave eacutetablir dans quelle mesure le corpus proclien preacutesente une doctrine coheacuterente au sujet de
lrsquointellection malgreacute la diversiteacute des contextes dans lesquels celle-ci se preacutesente Par une
analyse des passages les plus pertinents disseacutemineacutes dans lrsquoensemble de lrsquoœuvre de Proclus
nous chercherons agrave systeacutematiser les diffeacuterents aspects de sa doctrine noeacutetique en tenant agrave
respecter le contexte de chaque œuvre en deacutefinissant la perspective prise par chacune sur la
notion drsquointellection Pour ce faire nous aurons agrave retracer lrsquoorigine des concepts cleacutes de la
penseacutee proclienne nous analyserons ainsi de maniegravere diachronique les principales notions
eacutepisteacutemologiques de la tradition platonico-aristoteacutelicienne
2 Les acceptions multiples de lrsquointellection dans lrsquoIn Timaeum de Proclus
Dans son commentaire aux lignes 28a1-4 du Timeacutee agrave lrsquooccasion de lrsquoexeacutegegravese de ce
bref passage qui syntheacutetise les grands principes du platonisme tel qursquointerpreacuteteacutes par la
tradition neacuteoplatonicienne Proclus attribue six acceptions au terme noecircsis i) lrsquointellection
intelligible ii) lrsquointellection qui lie lrsquointellect agrave lrsquointelligible iii) lrsquointellection de lrsquointellect
divin iv) lrsquointellection des intellects particuliers v) lrsquointellection de lrsquoacircme raisonnable vi)
lrsquointellection de lrsquoimagination11 Les deacutefinitions de chacune de ces acceptions sont
cateacutegoriques elles preacutesupposent une doctrine fermement eacutetablie dont elles exposent par
des propos parfois allusifs les principaux eacuteleacutements conceptuels Elles constitueront le
10 Voir J Peacutepin laquo Eacuteleacutements pour une histoire de la relation entre lrsquointelligence et lrsquointelligible chez Platon et
dans le neacuteoplatonisme raquo Revue Philosophique 146 (1956) p 39-64 11 Proclus In Timaeum I 243 26-246 9 (il srsquoagit de la section telle que deacutelimiteacutee par A J Festugiegravere qui
traite des diffeacuterentes acceptions de la noecircsis)
4
point de deacutepart de notre enquecircte sur les diffeacuterents sens pris par la noecircsis dans la philosophie
de Proclus Lrsquoexpression noecircsis meta logou sur laquelle Proclus projette la riche structure
de sa noeacutetique srsquoinsegravere dans un extrait du Timeacutee ougrave lrsquoEcirctre et le Devenir sont chacun deacutefinis
par leurs modes de connaissance respectifs agrave savoir lrsquointellection accompagneacutee de raison et
lrsquoopinion accompagneacutee de sensation12
Or il y a lieu agrave mon sens de commencer par faire cette distinction qursquoest-ce
qui est toujours sans jamais devenir et qursquoest-ce qui devient toujours sans ecirctre
jamais De toute eacutevidence peut ecirctre appreacutehendeacute par lrsquointellect et faire lrsquoobjet
drsquoune explication rationnelle ce qui toujours reste identique En revanche peut
devenir objet drsquoopinion au terme drsquoune perception sensible rebelle agrave toute
explication rationnelle ce qui naicirct et se corrompt ce qui nrsquoest reacuteellement
jamais13
Sur ce court extrait drsquoun dialogue de Platon le plus important apregraves le Parmeacutenide agrave ses
yeux14 Proclus agrave la suite des commentateurs platoniciens et neacuteoplatoniciens dont il est
tributaire fait reposer non seulement sa gnoseacuteologie mais eacutegalement sa meacutetaphysique en
tant que celle-ci srsquointeacuteresse agrave la nature des principes lrsquoEcirctre et le Devenir auxquels les
faculteacutes cognitives de lrsquoacircme sont relatives
Notre thegravese visera dans un premier temps agrave distinguer les modes de connaissance
propres agrave lrsquoacircme humaine Nous traiterons drsquoabord des trois derniegraveres acceptions deacutefinies
par Proclus dans lrsquoordre inverse de leur preacutesentation lrsquointellection imaginative
lrsquointellection de lrsquoacircme rationnelle et lrsquointellection de lrsquointellect particulier (qui nous le
verrons est la cause de lrsquointellection humaine au sens propre ou en drsquoautres termes des
intuitions simples de lrsquoacircme) Nous suivrons ainsi une voie inductive ou analytique15 qui
12 Nous conserverons ces deux expressions qui sont le calque du grec noecircsis meta logou et doxa
metrsquoaisthecircseocircs au datif dans le texte de Platon (noecircsei et doxecirc) mais que nous preacutesentons ici agrave la forme
nominative (noecircsis et doxa) en conservant le compleacutement au geacutenitif (meta logou et metrsquoaisthecircseocircs) 13 Platon Timeacutee 27d-28a (trad L Brisson) laquo Ἔστιν οὖν δὴ κατrsquo ἐμὴν δόξαν πρῶτον διαιρετέον τάδεmiddot τί τὸ
ὂν ἀεί γένεσιν δὲ οὐκ ἔχον καὶ τί τὸ γιγνόμενον μὲν ἀεί ὂν δὲ οὐδέποτε τὸ μὲν δὴ νοήσει μετὰ λόγου
περιληπτόν ἀεὶ κατὰ ταὐτὰ ὄν τὸ δrsquo αὖ δόξῃ μετrsquo αἰσθήσεως ἀλόγου δοξαστόν γιγνόμενον καὶ
ἀπολλύμενον ὄντως δὲ οὐδέποτε ὄν raquo 14 Ou peut-ecirctre mecircme le plus important du moins dans une perspective peacutedagogique qui eacuteviterait les
controverses et les interpreacutetations erroneacutees des principes theacuteologiques drsquoapregraves ce qursquoon peut lire dans ce
qursquoon appelle communeacutement la Vie de Proclus par Marinus au tout dernier chapitre (ch 38) Voir les notes
de H D Saffrey et A-Ph Segonds agrave ce propos dans Marinus Proclus ou sur le bonheur Paris Les Belles
Lettres 2002 p 44 notes 2 et 5 (p 181) 15 Nous comprenons ici la notion drsquoanalyse telle que peut la deacutefinir Proclus agrave savoir comme une remonteacutee
vers les premiers principes Voir Proclus In Parmenidem 1003 16-19 (trad G R Morrow et J Dillon)
5
nous fera remonter vers la forme la plus haute de lrsquointellection qui demeure proprement
humaine lrsquointellection accompagneacutee de raison agrave partir de sa forme la plus deacutegradeacutee
lrsquoimagination qui par son inteacuterioriteacute reste associeacutee agrave la noecircsis pour Proclus Dans un
deuxiegraveme temps nous nous inteacuteresserons aux formes divines de lrsquointellection qui deacutecrivent
les trois premiegraveres acceptions de la noecircsis encore une fois selon un ordre ascendant
lrsquointellection de lrsquointellect divin lrsquointellection qui lie lrsquointellect agrave lrsquointelligible et
lrsquointellection intelligible
21 Lrsquointellection imaginative
Comme le note A J Festugiegravere dans sa traduction du Commentaire sur le Timeacutee16
lrsquointellection imaginative la seule dont Proclus fait une passion pourrait avoir comme
source cette ligne du De anima drsquoAristote laquo si lrsquoon pose lrsquoimagination comme une certaine
forme drsquointellection17 raquo Lrsquoeacutepisteacutemologie aristoteacutelicienne et ses interpreacutetations
peacuteripateacuteticiennes ont fort probablement influenceacute ndash il restera agrave deacuteterminer dans quelle
mesure ndash les propos de Proclus au sujet de cette intellection imaginative18 Notons
qursquoAlexandre drsquoAphrodise est reconnu parmi drsquoautres pour avoir systeacutematiseacute et transmis
aux penseurs neacuteoplatoniciens dont Plotin19 les reacuteflexions parfois aporeacutetiques qursquooffre
Aristote dans ses traiteacutes Par ailleurs les ouvrages didactiques du meacutedioplatonisme20 ougrave les
doctrines platoniciennes sont souvent exprimeacutees au moyen de concepts aristoteacuteliciens ont
peut-ecirctre eux aussi preacutepareacute lrsquoapproche laquo conciliante raquo de lrsquoexeacutegegravese proclienne21 Notre
laquo Again sometimes one must make an analysis of things back to their first principles For the transition from
the subject under investigation to everything that is not the subject sometimes proceeds by analysis to the
causes sometimes to the accessory causes raquo 16 Notes drsquoA J Festugiegravere dans Commentaire sur le Timeacutee livre 2 Paris Vrin 1967 p 79 n 3 17 Cette phrase srsquoinsegravere dans ce passage drsquoAristote De lrsquoacircme III 10 433a9-12 laquo Φαίνεται δέ γε δύο ταῦτα
κινοῦντα ἢ ὄρεξις ἢ νοῦς εἴ τις τὴν φαντασίαν τιθείη ὡς νόησίν τιναmiddot πολλοὶ γὰρ παρὰ τὴν ἐπιστήμην
ἀκολουθοῦσι ταῖς φαντασίαις καὶ ἐν τοῖς ἄλλοις ζῴοις οὐ νόησις οὐδὲ λογισμὸς ἔστιν ἀλλὰ φαντασία raquo 18 Au sujet de lrsquoimportance de la tradition aristoteacutelicienne pour la conception neacuteoplatonicienne de la noeacutetique
voir P Hadot laquo La conception plotinienne de lrsquoidentiteacute entre lrsquointellect et son objet Plotin et le De anima
drsquoAristote raquo dans Corps et acircme Sur le De anima drsquoAristote Paris Vrin 1996 p 367-376 19 Voir Porphyre Vita Plotini 14 ougrave apparaissent entre autres les sources peacuteripateacuteticiennes de Plotin 20 Voir J Dillon The Middle Platonists Londres Duckworth 1977 21 Nous aurons lrsquooccasion de faire quelques remarques au cours de notre eacutetude sur lrsquoapproche parfois
laquo harmonisante raquo parfois laquo poleacutemique raquo des commentateurs neacuteoplatoniciens agrave lrsquoeacutegard drsquoAristote Nous
nrsquoeacutemettrons pas drsquoembleacutee un jugement cateacutegorique sur lrsquoattitude de Proclus ou sur celle de son maicirctre
Syrianus agrave lrsquoeacutegard du disciple de Platon Nous nous contenterons drsquoanalyser les passages ougrave les thegraveses
aristoteacuteliciennes sont discuteacutees sous lrsquoautoriteacute des doctrines que les neacuteoplatoniciens attribuent agrave Platon
6
enquecircte au sujet de cette intellection imaginative nous amegravenera donc revisiter les thegraveses
drsquoAristote sur lrsquoimagination et leur interpreacutetation chez ses commentateurs22
On peut se demander pourquoi Proclus fait de lrsquoimagination une forme
drsquointellection alors que lrsquoon tend plutocirct agrave la consideacuterer dans une perspective platonicienne
comme un obstacle agrave lrsquoexercice de la penseacutee pure Nrsquoest-ce pas la leccedilon que nous apprend
de lrsquoavis mecircme des neacuteoplatoniciens la seconde partie du Parmeacutenide23 Drsquoapregraves Proclus
crsquoest en raison de lrsquointeacuterioriteacute de son objet que lrsquoimagination peut ecirctre compteacutee au nombre
des formes drsquointellection Elle se distingue en cela de la sensation qui ne peut srsquoactiver
sans la preacutesence drsquoun objet exteacuterieur Toutefois lrsquoimagination ne permet pas agrave lrsquoacircme
drsquoappreacutehender une nature qui a le caractegravere de lrsquouniversaliteacute ce qui constitue la
caracteacuteristique commune agrave toutes les autres formes de noecircsis Dans son Commentaire sur le
Premier Alcibiade Proclus parle de la neacutecessiteacute pour lrsquoacircme de deacutepasser cette forme deacutevieacutee
drsquointellection conccedilue comme un obstacle agrave la conception de lrsquoimmateacuteriel
Il faut fuir les imaginations en tant que formatrices drsquoimages en tant que
particuliegraveres et en tant qursquoelles introduisent une incroyable diversiteacute en tant
qursquoelles nous empecircchent de remonter vers lrsquoindivis et lrsquoimmateacuteriel mais au
contraire nous entraicircnent dans lrsquointellection passive alors que nous nous
efforccedilons de saisir la nature immateacuterielle24
Ce passage qui reformule les thegraveses du Commentaire sur le Timeacutee concernant le rocircle de
chaque faculteacute psychique doit-il ecirctre interpreacuteteacute comme une condamnation sans appel de la
22 Au sujet du commentarisme peacuteripateacuteticien et sur lrsquoimportante figure drsquoAlexandre drsquoAphrodise on pourra
consulter P Moraux Der Aristotelismus bei den Griechen Von Andronikos bis Alexander von Aphrodisias
Dritter Band Alexanders von Aphrodisias eacutediteacute par J Wiesner BerlinNew York Walter de Gruyter 2001
Proclus ne cite pas Alexandre drsquoAphrodise dans son exposeacute sur la noecircsis dans son Commentaire sur le Timeacutee
mais on peut voir une influence de son interpreacutetation de la noeacutetique drsquoAristote certes indirecte sur la
conception proclienne drsquoun intellect conccedilu comme seacutepareacute de lrsquoacircme 23 Au sujet de lrsquoimagination comme obstacle pour la dialectique dans le Parmeacutenide voir lrsquointroduction
geacuteneacuterale et lrsquointroduction propre agrave chacun des sept livres du Commentraire de Proclus par J Dillon dans
Commentary on Platorsquos Parmenides traduction par G R Morrow et J Dillon Princeton Princeton
University Press 1987 Nous avons consulteacute (pour en faire un usage qui nrsquoa pu ecirctre que limiteacute) lrsquoeacutedition et la
traduction plus reacutecentes mais encore partielles de ce mecircme commentaire par C Luna et A-Ph Segonds
Proclus Commentaire sur le Parmeacutenide de Platon t I-III Paris Les Belles Lettres 2007-2011 Ces trois
tomes comprennent les livres I agrave III du Commentaire de Proclus alors que la plupart des deacuteveloppements
pertinents pour notre eacutetude (sur la gnoseacuteologie lrsquoeacutepisteacutemologie et la dialectique) se trouvent aux livres IV et
V Nous nrsquoavons pas pu tenir compte de la reacutecente parution du tome IV (sur le livre IV) dans la mecircme eacutedition 24 Proclus In Alcibiadem I 245 17-246 3 (p 293) (trad A-Ph Segonds) laquo φευκτέον τὰς φαντασίας ὡς
μορφωτικὰς καὶ ὡς μεριστὰς καὶ ὡς ποικιλίαν ἀμήχανον ὅσην ἐπεισαγούσας καὶ πρὸς τὸ ἀμέριστον καὶ
ἄϋλον οὐκ ἐώσας ἡμᾶς ἀναχωρεῖν ἀλλὰ σπεύδοντας τῆς τοιαύτης οὐσίας ἀντιλαβέσθαι κατασπώσας ἐπὶ τὴν
παθητικὴν νόησιν raquo
7
puissance imaginative En tant qursquoelle est consideacutereacutee par Proclus comme une forme
drsquointellection nous aurons donc agrave juger si dans lrsquoensemble de son corpus lrsquoimagination
peut drsquoune certaine maniegravere jouer un rocircle positif dans la remonteacutee vers lrsquointelligible ou si
elle ne constitue qursquoun obstacle agrave lrsquoactivation des puissances intellectives de lrsquoacircme
humaine Nous nous inteacuteresserons plus particuliegraverement agrave lrsquoexpression intellect passif
(nous pathecirctikos) qui apparaicirct entre autres dans le Commentaire de Proclus sur le premier
livre des Eacuteleacutements drsquoEuclide qui a reccedilu reacutecemment lrsquoattention de plusieurs speacutecialistes du
neacuteoplatonisme et des matheacutematiques dans lrsquoAntiquiteacute25
22 Lrsquointellection de lrsquoacircme rationnelle
Lrsquointellection de lrsquoacircme raisonnable quant agrave elle pose un problegraveme que nrsquoeacutelucide
qursquoen partie le commentaire de Proclus aux lignes 28a1-4 du Timeacutee Si cette intuition est
discursive si elle se produit dans le temps en ne saisissant drsquoun seul coup qursquoune partie du
tout intelligible celle-ci ne peut agrave proprement parler ecirctre qualifieacutee de laquo rassembleacutee raquo
(athroocircs) expression qui deacutesigne de maniegravere propre lrsquointuition simple Crsquoest ce que note
drsquoailleurs Proclus laquo tantocirct elle voit les Touts mais elle ne les voit agrave un seul et mecircme
instant que par fragments et non tout agrave la fois26 raquo Alors pourquoi ranger lrsquointuition
discursive parmi les intellections dont le critegravere premier demeure dans lrsquoensemble de la
tradition neacuteoplatonicienne la simpliciteacute et lrsquouniteacute La proposition 176 des Eacuteleacutements de
theacuteologie peut apporter des pistes de reacuteponse Proclus semble y distinguer une forme
discursive drsquointuition qui nrsquoactualise agrave la fois qursquoune partie drsquoun tout de lrsquointellection
proprement dite qui appreacutehende de maniegravere simple et rassembleacutee une totaliteacute de Formes
Toutes les ideacutees de lrsquoesprit sont inteacuterieures les unes aux autres de faccedilon unitaire
et chacune est agrave part de faccedilon discregravete Mais si apregraves ces deacutemonstrations on
25 Nous pensons principalement agrave lrsquoouvrage collectif Eacutetudes sur le Commentaire de Proclus au premier livre
des Eacuteleacutements drsquoEuclide eacutediteacute par A Lernould Villeneuve drsquoAscq Presses Universitaires du Septentrion
2010 Sans ignorer les deacutemonstrations des chercheurs contemporains au sujet de la notion drsquointellect passif
nous emprunterons une voie moins exploreacutee pour retracer sa geacuteneacutealogie en portant attention au Commentaire
drsquoAmmonius disciple de Proclus sur le De interpretatione drsquoAristote dont le prologue traite du nous
pathecirctikos 26 Proclus In Timaeum I 244 29-31 (trad A J Festugiegravere) laquo ὅπου δὲ ὁρᾷ μὲν τὰ ὅλα ἀλλὰ μερικῶς ἅμα
καὶ οὐκ ἀθρόως raquo
8
avait besoin drsquoexemples qursquoon songe aux theacuteoregravemes multiples qui habitent une
seule acircme27
Proclus reprend ici une analogie chegravere agrave la tradition neacuteoplatonicienne celle du tout et des
parties de la science que lrsquoon retrouve deacutejagrave chez Plotin
ndash Dans une science dira-t-on la partie nrsquoest pas le tout ndash Sans doute le savant
a actuellement en vue la partie de la science dont il a besoin cette partie est au
premier rang mais toutes les autres srsquoensuivent et y sont en puissance drsquoune
maniegravere latente ainsi toute la science est dans cette partie Et crsquoest en ce sens
sans doute qursquoon parle dans la science du tout et de la partie dans la science
intelligible tout est en acte agrave la fois et crsquoest pourquoi elle renferme toute precircte
chacune des parties dont vous deacutesirez actuellement vous occuper tout est precirct
dans chaque partie et la partie tire force de son voisinage avec le tout28
Dans une science ougrave les diffeacuterents theacuteoregravemes sont comme les multiples parties drsquoun tout
intelligible crsquoest la fonction discursive de lrsquoacircme qui permet de faire passer de la puissance
agrave lrsquoacte lrsquoune de ces parties La remonteacutee de lrsquointuition discursive qui dans son actualiteacute ne
peut appreacutehender que la partie drsquoun tout qursquoelle cherche agrave connaicirctre agrave lrsquointuition simple et
proprement intellective demandera agrave lrsquoacircme de viser lrsquouniteacute au principe de la multipliciteacute des
attributs qursquoelle saisit discursivement Notre tacircche consistera donc agrave montrer comment par
lrsquoexercice de la science le dialecticien peut arriver agrave transcender ses intuitions partielles et
temporelles de lrsquointelligible dans une viseacutee intuitive qui srsquoassimile aux intelligibles qui
sont simples et eacuteternels Crsquoest ce que laisse comprendre ce passage du Commentaire de
Proclus sur le Premier Alcibiade qui suit lrsquoextrait preacuteceacutedemment citeacute au sujet de
lrsquoimagination comme obstacle agrave la penseacutee (apregraves un court deacuteveloppement sur lrsquoopinion29)
27 Proclus Eacuteleacutements de theacuteologie prop 176 (trad J Trouillard leacutegegraverement modifieacutee [nous avons changeacute
thegravemes par theacuteoregravemes pour la traduction de theocircrecircmata]) laquo πάντα ἄρα τὰ νοερὰ εἴδη καὶ ἐν ἀλλήλοις ἐστὶν
ἡνωμένως καὶ χωρὶς ἕκαστον διακεκριμένως εἰ δέ τις ἐπὶ ταῖσδε ταῖς ἀποδείξεσι καὶ παραδειγμάτων δέοιτο
τὰ θεωρήματα νοείτω τὰ ἐν μιᾷ ψυχῇ raquo 28 Plotin Traiteacute IV 9 [8] 5 11-19 (trad Eacute Breacutehier) laquo Ἀλλrsquo ἐν τῇ ἐπιστήμῃ εἴποι τις ἄν τὸ μέρος οὐχ ὅλον
Ἢ κἀκεῖ ἐνεργείᾳ μὲν μέρος τὸ προχειρισθὲν οὗ χρεία καὶ τοῦτο προτέτακται ἕπεται μέντοι καὶ τὰ ἄλλα
δυνάμει λανθάνοντα καὶ ἔστι πάντα ἐν τῷ μέρει Καὶ ἴσως ταύτῃ ἡ ὅλη λέγεται τὸ δὲ μέροςmiddot ἐκεῖ μὲν οἷον
ἐνεργείᾳ ἅμα πάνταmiddot ἕτοιμον οὖν ἕκαστον ὃ προχειρίσασθαι θέλειςmiddot ἐν δὲ τῷ μέρει τὸ ἕτοιμον ἐνδυναμοῦται
δὲ οἷον πλησιάσαν τῷ ὅλῳ raquo Pour une traduction plus reacutecente qui reprend une interpreacutetation semblable du
texte grec on pourra consulter celle de L Brisson et J-F Pradeau dans Plotin Traiteacutes 7-21 Paris
Flammarion 2003 p 49 29 Lrsquoopinion ou doxa est parfois preacutesenteacutee comme un intermeacutediaire entre lrsquoimagination et la science ou
dianoia dans la hieacuterarchie des faculteacutes selon Proclus Dans notre exposeacute sur lrsquointellection de lrsquoacircme
rationnelle nous traiterons briegravevement de cette faculteacute qui ne correspond agrave aucune des acceptions de la noecircsis
9
Et bien donc fuyant toutes ces espegraveces diviseacutees et particuliegraveres de la vie
remontons vers la science elle-mecircme et lagrave ramenons la multitude de nos
connaissances agrave lrsquouniteacute et embrassons drsquoun lien unique la multitude des
sciences Car il nrsquoy a ni conflit ni contradiction entre les sciences mais toujours
les sciences de second rang servent celles qui leur sont anteacuterieures et tiennent
leurs principes propres de celles-lagrave Cependant il faut ici srsquoeacutelever des sciences
multiples vers la science unique la science anhypotheacutetique et premiegravere et faire
tendre toutes les autres sciences vers celle-lagrave30
Nous chercherons agrave comprendre la nature de cette intellection en tant qursquoelle deacutecrit
lrsquoactiviteacute de la dialectique et des sciences qui lui sont subordonneacutees notamment les
matheacutematiques dont lrsquoobjet selon un schegraveme heacuteriteacute de lrsquoAnalogie de la Ligne dans la
Reacutepublique est infeacuterieur agrave la nature intelligible viseacutee par lrsquoacte drsquointellection31
23 Lrsquointellection de lrsquointellect particulier et les intuitions simples
Puisque lrsquointellection discursive nrsquoarrive pas agrave saisir drsquoun seul coup la simpliciteacute des
intelligibles il faudra postuler une forme drsquointuition supeacuterieure agrave laquelle le logos de lrsquoacircme
humaine devra srsquoeacutelever Lrsquointellect particulier auquel une multipliciteacute drsquoacircmes humaines
participe apparaicirct alors dans la penseacutee proclienne comme la condition de possibiliteacute de la
connaissance proprement philosophique celle qui permet agrave lrsquoacircme drsquoatteindre lrsquoEcirctre Mais
alors que Proclus parle souvent drsquoune multipliciteacute drsquointellects dont le premier pourrait ecirctre
identifieacute au Deacutemiurge du Timeacutee il est cette fois question dans le passage qui nous
inteacuteresse drsquoun seul intellect dit particulier Lagrave ougrave le lecteur pourrait srsquoattendre agrave une
preacutecision sur la nature de cet intellect et sur les moyens pour lrsquoacircme de srsquoy unir Proclus
rappelle qursquoil a expliqueacute cela laquo en deacutetail plus longuement ailleurs raquo Agrave lrsquoexception de la
section consacreacutee agrave la noeacutetique dans les Eacuteleacutements de theacuteologie (prop 166-183) ougrave le
concept de merikos nous qui y apparaicirct nrsquoest drsquoailleurs pas vraiment expliciteacute les
commentateurs dont A J Festugiegravere nrsquoont pas eacuteteacute en mesure de repeacuterer dans le corpus
car elle porte essentiellement sur un universel qui apparaicirct dans les reacutealiteacutes exteacuterieures agrave lrsquoacircme alors que
lrsquointeacuterioriteacute est lrsquoun des critegraveres pour associer lrsquoexercice drsquoune faculteacute agrave la noecircsis 30 Proclus In Alcibiadem I 246 7-15 (p 293-294) (trad A-Ph Segonds) laquo ταῦτα δὴ πάντα τὰ μεριστὰ καὶ
ποικίλα τῆς ζωῆς εἴδη φεύγοντες ἐπrsquo αὐτὴν ἀναδράμωμεν τὴν ἐπιστήμην κἀκεῖ τὸ πλῆθος τῶν θεωρημάτων
εἰς ἕνωσιν συναγάγωμεν καὶ τὸ πλῆθος τῶν ἐπιστημῶν ἑνὶ συνδέσμῳ περιλάβωμεν οὔτε γὰρ στάσις οὔτε
ἐναντίωσίς ἐστιν ἐπιστημῶν πρὸς ἐπιστήμας ἀλλrsquo ἀεὶ ταῖς πρὸ αὐτῶν ὑπουργοῦσιν αἱ δεύτεραι καὶ ἔχουσι
τὰς οἰκείας ἀρχὰς ἀπrsquoἐκείνων δεῖ δὲ ὅμως ἐνταῦθα πρὸς τὴν μίαν ἐπιστήμην ἀπὸ τῶν πολλῶν ἑαυτὸν
περιάγειν τὴν ἀνυπόθετον καὶ πρώτην καὶ τὰς ἄλλας ἁπάσας εἰς ἐκείνην ἀνατείνειν raquo 31 Nous traiterons de cette question dans la troisiegraveme partie de la SECTION I ainsi que dans lrsquoANNEXE II au
sujet de la critique aristoteacutelicienne de la theacuteorie platonicienne des Ideacutees-Nombres
10
proclien tel qursquoil nous a eacuteteacute conserveacute cette exposition tant espeacutereacutee sur cet intellect vers
lequel lrsquoacircme humaine doit se tourner afin de saisir lrsquointelligible dans sa simpliciteacute Agrave ce
sujet le rocircle joueacute dans la noeacutetique proclienne par les acircmes deacutemoniques et angeacuteliques
entiteacutes intermeacutediaires entre lrsquoacircme humaine et lrsquointellect particulier reste encore agrave
deacuteterminer Crsquoest ce que nous essaierons de faire
Lrsquoillumination de lrsquoacircme par lrsquointellect particulier pose le problegraveme des
intermeacutediaires mais elle soulegraveve eacutegalement la question de lrsquoindividualiteacute de lrsquointellect dont
lrsquoimportance fut capitale dans la tradition platonico-aristoteacutelicienne Lrsquointellect est-il
constitutif de lrsquoacircme humaine ou lui est-il ajouteacute du dehors Crsquoest un thegraveme qui avec la
question du rapport de lrsquointellect agrave lrsquointelligible sera abordeacute dans notre thegravese Dans le
passage preacuteceacutedemment citeacute de son Commentaire sur le Timeacutee Proclus eacutenonce
Lrsquointellect particulier est eacutetabli immeacutediatement au-dessus de notre essence il
lrsquoeacutelegraveve et la perfectionne lui vers lequel nous nous tournons quand nous nous
sommes purifieacutes par la philosophie et nous avons lieacute notre faculteacute intellective agrave
son intellection agrave lui32
La doctrine peacuteripateacuteticienne de lrsquointellect actif et de lrsquointellect passif semble avoir influenceacute
la penseacutee de Proclus qui parle ici drsquoune faculteacute intellective de lrsquoacircme sans eacutetablir
lrsquoexistence drsquoun intellect qui ferait substantiellement partie de lrsquoacircme humaine Lrsquoactiviteacute
logique de lrsquoacircme qui ne saurait ecirctre une pure intellection puisqursquoelle est essentiellement
discursive ndash et donc temporelle ndash est ainsi deacutecrite par Proclus
Quand le logos intellige lrsquoEcirctre reacuteellement ecirctre en tant que logos il a une
activiteacute discursive en tant qursquointelligeant il agit par une intuition toute simple
puisqursquoil intellige tout drsquoun coup chaque objet comme simple sans pourtant
intelliger tous les objets ensemble mais en passant de lrsquoun agrave lrsquoautre cependant
que au cours de ce passage il intellige tout ce qursquoil intellige comme un et
comme simple33
32 Proclus In Timaeum I 245 13-17 (trad A J Festugiegravere leacutegegraverement modifieacutee) laquo ὁ γὰρ μερικὸς νοῦς
προσεχῶς ὑπερίδρυται τῆς ἡμετέρας οὐσίας ἀνάγων αὐτὴν καὶ τελειῶν πρὸς ὃν ἐπιστρεφόμεθα καθηράμενοι
διὰ φιλοσοφίας καὶ τὴν ἑαυτῶν νοερὰν δύναμιν τῇ ἐκείνου νοήσει συνάψαντες raquo Nous ferons une analyse
plus approfondie de ce passage agrave la SECTION II 33 Ibid I 246 5-9 (trad A J Festugiegravere) laquo ὡς ὅταν γε λόγος νοῇ τὸ ἀεὶ ὄν ὡς μὲν λόγος ἐνεργεῖ
μεταβατικῶς ὡς δὲ νοῶν μετὰ ἁπλότητος ἕκαστον μὲν ὡς ἁπλοῦν ἅμα νοῶν οὐ πάντα δὲ ἅμα ἀλλὰ
μεταβαίνων ἀπrsquo ἄλλων ἐπrsquo ἄλλα νοῶν δὲ πᾶν ὃ νοεῖ μεταβαίνων ὡς ἓν καὶ ἁπλοῦν raquo
11
Nous aurons donc agrave deacuteterminer chez Proclus et ses plus illustres preacutedeacutecesseurs les moyens
par lesquels lrsquoacircme humaine peut activer ses propres puissances intellectives et saisir lrsquoEcirctre
par des intuitions simples Agrave la suite de ses propos sur lrsquoimagination lrsquoopinion et la science
dans son Commentaire sur le Premier Alcibiade Proclus nous fait ainsi comprendre que la
connaissance humaine est couronneacutee par lrsquointellection qui est anteacuterieure agrave la science et lui
fournit ses principes
Mais apregraves la science et lrsquoentraicircnement dans la science il faut que lrsquoacircme
abandonne les synthegraveses les divisions et les discursus de toute sorte pour
eacutemigrer vers la vie intellective et les intuitions simples Car la science nrsquoest pas
le sommet des connaissances mais anteacuterieurement agrave la science il y a
lrsquointellect34
Par une enquecircte sur la notion drsquointuition simple (epibolecirc haplecirc) dans la tradition platonico-
aristoteacutelicienne35 nous chercherons agrave mieux saisir ce qursquoest lrsquointellection au sens propre
selon Proclus et le sens exact que prend pour lui le syntagme noecircsis meta logou
24 Les intellections divines (lrsquointellect lrsquointellection et lrsquointelligible) la connaissance de
soi et lrsquoinspiration divine
Les trois autres modes drsquointellection deacutefinis par Proclus se rattachent agrave des principes
supeacuterieurs non seulement agrave lrsquoacircme humaine mais aussi agrave lrsquointellect particulier Ils se laissent
comprendre selon lrsquointerpreacutetation drsquoA J Festugiegravere drsquoapregraves le schegraveme triadique Ecirctre-Vie-
Penseacutee (on-zocircecirc-nous)36 La possibiliteacute pour lrsquohomme drsquoy participer semble attesteacutee dans les
Eacuteleacutements de theacuteologie ougrave Proclus parle mecircme drsquoune participation indirecte des acircmes
particuliegraveres agrave lrsquoIntellect universel et divin
Tout intellect particulier participe agrave lrsquoHeacutenade toute premiegravere et supeacuterieure agrave
lrsquoIntellect et agrave travers lrsquoIntellect total et agrave travers lrsquoheacutenade particuliegravere qui lui
34 Proclus In Alcibiadem I 246 18-247 1 (p 294) (trad A-Ph Segonds) laquo μετὰ δὲ τὴν ἐπιστήμην καὶ τὴν
ἐν αὐτῇ γυμνασίαν τὰς μὲν συνθέσεις καὶ τὰς διαιρέσεις καὶ τὰς πολυειδεῖς μεταβάσεις ἀποθετέον ἐπὶ δὲ τὴν
νοερὰν ζωὴν καὶ τὰς ἁπλᾶς ἐπιβολὰς μεταστατέον τὴν ψυχήν οὐ γάρ ἐστιν ἐπιστήμη τῶν γνώσεων καὶ
ἀκρότης ἀλλὰ καὶ πρὸ ταύτης ὁ νοῦς raquo 35 Nous avons eacutegalement inclus agrave la suite de notre thegravese sur la doctrine de lrsquointellection dans la philosophie de
Proclus un article consacreacute agrave la notion drsquoepibolecirc chez Plotin Voir ARTICLE I 36 Voir les notes drsquoA J Festugiegravere dans sa traduction de lrsquoIn Timaeum I 243 26-246 9 en particulier livre
2 p 78 n 3
12
correspond Toute acircme particuliegravere participe agrave lrsquoIntellect total et agrave travers lrsquoAcircme
totale et agrave travers lrsquointellect particulier qui lui correspond37
En prenant toujours comme point de reacutefeacuterence lrsquointellection proprement humaine nous
voudrons deacuteterminer le mode par lequel lrsquoacircme de lrsquohomme par une inspiration divine qui
transcende lrsquoillumination des intellects particuliers peut atteindre une connaissance
supeacuterieure de lrsquoEcirctre Lrsquoexeacutegegravese du Parmeacutenide par Proclus qui deacutefinit une hieacuterarchie entre
les ecirctres intelligibles38 et son interpreacutetation du Phegravedre qui deacutegage un ordre de reacutealiteacutes
intelligibles-et-intellectives (supeacuterieures aux principes intellectifs viseacutes par la noecircsis meta
logou) fournit un cadre meacutetaphysique pour la distinction drsquoune intellection supeacuterieure qui
pourrait srsquoactiver dans lrsquoacircme humaine par-delagrave lrsquointellection accompagneacutee de raison Nous
nous inteacuteresserons agrave la lecture de ces deux dialogues par Proclus en plus de son
interpreacutetation du Timeacutee et du Premier Alcibiade dont nous avons commenceacute agrave preacutesenter les
thegraveses gnoseacuteologiques et noeacutetiques Nous traiterons eacutegalement de la connaissance de soi
dans la tradition platonico-aristoteacutelicienne dans le rapport de lrsquoacircme humaine agrave un Intelllect
seacutepareacute et des limites de la connaissance humaine et son deacutepassement dans lrsquoinspiration
divine
37 Proclus Eacuteleacutements de theacuteologie prop 109 (trad J Trouillard leacutegegraverement modifieacutee) laquo Πᾶς μερικὸς νοῦς
μετέχει τῆς ὑπὲρ νοῦν καὶ πρωτίστης ἑνάδος διά τε τοῦ ὅλου νοῦ καὶ διὰ τῆς ὁμοταγοῦς αὐτῷ μερικῆς
ἑνάδοςmiddot καὶ πᾶσα μερικὴ ψυχὴ τοῦ ὅλου μετέχει νοῦ διά τε τῆς ὅλης ψυχῆς καὶ τοῦ μερικοῦ νοῦmiddot raquo Voici
aussi la traduction drsquoE R Dodds de laquelle nous sommes resteacute plus pregraves pour notre traduction des termes
laquo techniques raquo de la meacutetaphysique proclienne (Heacutenade et heacutenade Intellect et intellect Acircme et acircme) laquo Every
particular intelligence participates the first Henad which is above intelligence both through the universal
Intelligence and through the particular henad co-ordinate with it every particular soul participates the
universal Intelligence both through the universal Soul and throught its particular intelligence raquo (trad E R
Dodds Elements of Theology Oxford Oxford University Press p 97) Notons une fois pour toutes que nous
reprenons les traductions franccedilaises (et parfois anglaises) disponibles dans nos citations des œuvres de
Proclus Nous indiquons laquo modifieacutee raquo ou laquo leacutegegraverement modifieacutee raquo lorsque le texte citeacute ne reprend pas
lrsquointeacutegraliteacute de la traduction ce qui concerne presque toujours les termes techniques de la meacutetaphysique (et de
la noeacutetique) proclienne que nous avons voulu traduire de maniegravere uniforme (ce qui inclut comme nous
lrsquoavons mentionneacute dans notre AVANT-PROPOS lrsquoattribution la plus rigoureuse possible des majuscules et des
minuscules aux reacutealiteacutes divines et principielles) 38 Voir H D Saffrey et L G Westerink laquo Introduction raquo dans Proclus Theacuteologie platonicienne t 1 Paris
Les Belles Lettres 1968 p LXXV-LXXXIX
13
3 Principes directeurs pour lrsquoeacutetude de la doctrine proclienne
31 Eacutetude des sources platoniciennes aristoteacuteliciennes et neacuteoplatoniciennes
Afin de distinguer et deacutefinir les diffeacuterentes modaliteacutes de la connaissance humaine et
divine selon Proclus nous analyserons les textes qui ont pu ecirctre deacuteterminants pour
lrsquoeacutelaboration de sa doctrine de lrsquointellection La multipliciteacute des acceptions prises par la
noecircsis dans le neacuteoplatonisme est systeacutematiseacutee par Proclus mais elle est deacutejagrave preacutesente chez
ses preacutedeacutecesseurs selon des divisions eacutepisteacutemologiques et meacutetaphysiques (ou
ontotheacuteologiques) qursquoil reprendra et adaptera agrave ses propres schegravemes theacuteoriques En plus du
Timeacutee on peut mettre au nombre des textes fondateurs de la gnoseacuteologie neacuteoplatonicienne
la ceacutelegravebre Analogie de la Ligne dans la Reacutepublique ougrave diffeacuterents modes drsquoappreacutehension du
reacuteel sont deacutejagrave deacutefinis dont la noecircsis et la dianoia (qui se rattachent agrave lrsquointellection de lrsquoacircme
rationnelle pour Proclus) La psychologie aristoteacutelicienne dans la perspective naturaliste
qui la distingue de la conception platonicienne de lrsquoacircme fournit des concepts tout aussi
importants pour la deacutefinition des faculteacutes de lrsquoacircme dans la penseacutee neacuteoplatonicienne
notamment au sujet de lrsquoimagination Lrsquoeacutetude du traiteacute De lrsquoacircme (De anima) combineacutee agrave
celle drsquoautres extraits du corpus aristoteacutelicien au sujet de la noeacutetique sera deacuteterminante
pour notre compreacutehension des enjeux philosophiques relatifs agrave la notion de noecircsis chez
Proclus Nous porterons aussi notre attention sur les thegraveses gnoseacuteologiques exposeacutees dans
les Enneacuteades de Plotin ougrave lrsquointellection deacutesigneacutee par le terme epibolecirc notamment
acquiert une multipliciteacute de sens dont certains seront repris par la doctrine proclienne de la
noecircsis Nous prendrons eacutegalement en consideacuteration les thegraveses meacutetaphysiques des auteurs
neacuteoplatoniciens qui apregraves Plotin ont modifieacute les structures ontotheacuteologiques du reacuteel en
affectant du mecircme coup la theacuteorie de la connaissance qui en deacutepend En plus de Jamblique
dont les schegravemes theacuteoriques eurent une influence deacuteterminante sur le neacuteoplatonisme tardif
nous porterons une attention particuliegravere aux eacutecrits de Syrianus dont Proclus srsquoeacuteloigne
rarement lorsqursquoil commente les eacutecrits de Platon et drsquoAristote
Lrsquoeacutetude de textes fondateurs de la gnoseacuteologie et de la noeacutetique dans la tradition
platonico-aristoteacutelicienne nrsquoa pas pour but de reacuteduire le systegraveme proclien aux sources
14
analyseacutees mais de mieux mesurer lrsquooriginaliteacute39 de Proclus crsquoest-agrave-dire drsquoappreacutecier la
pertinence de la doctrine qursquoil eacutelabore agrave partir de mateacuteriaux que lrsquoon peut en partie lorsque
les sources sont disponibles identifier et analyser
32 Principes philosophiques
En effectuant les recherches qui ont meneacute agrave la reacutedaction de notre thegravese nous avons
reacutefleacutechi aux mots de J Trouillard en introduction dans sa monographie LrsquoUn est lrsquoAcircme
selon Proclos
Jrsquoai la naiumlveteacute de croire que si on nrsquoest pas capable drsquoexposer dans un discours
bref et coheacuterent la deacutemarche fondamentale drsquoun philosophe la preuve est faite
qursquoil nous demeure eacutetranger On peut sans doute connaicirctre les conditionnements
historiques et les structures eacuteleacutementaires de sa doctrine On nrsquoa pas saisi sa
signification Car une penseacutee qui nrsquoest pas une nrsquoest pas une penseacutee40
Sans preacutetendre nous ecirctre conformeacute agrave la totaliteacute des critegraveres drsquoune bonne eacutetude
philosophique selon Trouillard nous avons voulu saisir et exposer dans un discours
coheacuterent plus ou moins bref les principes de la philosophie de Proclus dans la perspective
gnoseacuteologique et meacutetaphysique deacutefinie par les acceptions multiples de la noecircsis Nous nous
sommes certes inteacuteresseacute aux laquo conditionnements historiques raquo et aux laquo structures
eacuteleacutementaires raquo de sa doctrine par lrsquoeacutetude de ses sources platoniciennes aristoteacuteliciennes et
neacuteoplatoniciennes mais toujours dans le but de reacutefleacutechir avec Proclus au problegraveme
philosophique que pose implicitement lrsquoexeacutegegravese des lignes 24a1-4 du Timeacutee la deacutefinition
du savoir philosophique et de ses conditions de possibiliteacute
Lrsquoexamen de la tradition platonico-aristoteacutelicienne avait pour fonction de mieux
deacutefinir les problegravemes auxquels la doctrine de Proclus veut apporter une reacuteponse notamment
au sujet des conflits reacuteels ou apparents entre les thegraveses platoniciennes et aristoteacuteliciennes
qursquoelle cherche agrave concilier Ce qui nous importe avant tout dans le rapport de Proclus agrave la
tradition platonico-aristoteacutelicienne (dans laquelle il srsquoinsegravere agrave la suite de son maicirctre
Syrianus dont il reprend les orientations philosophiques) crsquoest son application des
39 Une originaliteacute qui est le produit drsquoun effort visant agrave concilier des traditions diverses dont Proclus cherche agrave
deacutefinir les principes communs guideacute par la philosophie de Platon par la dialectique platonicienne agrave laquelle
il veut rester fidegravele 40 J Trouillard LrsquoUn et lrsquoAcircme selon Proclos Paris Les Belles Lettres 1972 p 1
15
opeacuterations fondamentales de la dialectique (division deacutefinition deacutemonstration analyse)
pour produire un discours scientifique agrave partir des dialogues de Platon qui ne se preacutesentent
pas comme une autoriteacute scripturaire qui ne saurait ecirctre discuteacutee41 mais comme une
reacutefeacuterence qui fournit les points de deacutepart (aphormai42) du savoir philosophique que chaque
acircme peut reconstituer en elle-mecircme
Tels sont les principes philologiques et philosophiques qui guideront notre eacutetude
qui cherchera agrave deacutefinir et analyser les sources platoniciennes et aristoteacuteliciennes de la
doctrine de lrsquointellection dans la philosophie de Proclus et plus largement dans la penseacutee
neacuteoplatonicienne de Plotin aux commentateurs tardo-antiques drsquoAristote
41 Par notre analyse de lrsquointellection humaine et de lrsquoenthousiasme divin dans la tradition neacuteoplatonicienne et
par notre eacutetude de lrsquoinspiration divine dans son rapport agrave la dialectique chez Platon notamment dans
lrsquoANNEXE I qui porte plus particuliegraverement sur le Phegravedre nous espeacuterons pouvoir faire contrepoids aux
interpreacutetations qui condamneraient drsquoembleacutee lrsquoapproche des eacutecrits de Platon par les penseurs et
commentateurs neacuteoplatoniciens dont Proclus Les propos drsquoH Yunis dans sa reacutecente eacutedition du Phegravedre par
ailleurs remarquable teacutemoignent de cette opinion deacutefavorable agrave lrsquoeacutegard du projet philosophique qursquoest le
neacuteoplatonisme Lrsquoextrait que nous citons provient de ses notes sur la derniegravere section du Phegravedre au sujet du
discours eacutecrit (274b-278e) laquo Hence the Phaedrus does not constitute and does not contain a (written) technecirc
of rhetoric Hence also to treat writing as scripture (as Neoplatonists did with Platorsquos writings) is destructive
to the philosophical enterprise raquo Pour Proclus Platon est certes un penseur inspireacute ce qursquoil rappelle dans le
prologue de ses œuvres (dont la Theacuteologie platonicienne I 1 5) mais crsquoest aussi un dialecticien et donc un
penseur critique que ses commentateurs doivent imiter agrave lrsquooccasion de lrsquoexeacutegegravese des Dialogues aussi inspireacutes
et dignes de respect soient-ils 42 Une eacutetude de la notion drsquoaphormecirc (ou aphormai au pluriel) pourrait contribuer agrave une meilleure
compreacutehension du rapport que pouvait avoir Proclus aux œuvres de Platon et de lrsquoapproche hermeacuteneutique
par laquelle il a construit ou plus modestement contribueacute agrave construire agrave la suite de ses preacutedeacutecesseurs
neacuteoplatoniciens un riche et complexe systegraveme ontotheacuteologique baseacute sur sa lecture des Dialogues et drsquoapregraves
les principes de la dialectique Ce terme apparaicirct notamment dans la Theacuteologie platonicienne I 3 12 10 et I
12 55 24
17
PREMIEgraveRE SECTION LA DIVISION DES FACULTEacuteS
COGNITIVES LrsquoINTELLECTION DE LrsquoIMAGINATION ET
LrsquoINTELLECTION DE LrsquoAcircME RATIONNELLE
1 Les faculteacutes cognitives de lrsquoacircme dans la tradition platonico-
aristoteacutelicienne
11 La deacutefinition de lrsquoEcirctre et du Devenir dans lrsquoIn Timaeum
Lrsquoexposeacute de Proclus sur les six acceptions de la noecircsis apparaicirct agrave lrsquooccasion de
lrsquoexeacutegegravese des deacutefinitions de lrsquoEcirctre et du Devenir dans lrsquoIn Timaeum Ces notions sont
deacutefinies agrave partir du mode de connaissance qui leur correspond dans le discours de Timeacutee ndash
lrsquointellection accompagneacutee de raison et lrsquoopinion accompagneacutee de sensation ndash ce que
Proclus soutient et justifie contre des critiques et des interpreacutetations agrave son avis erroneacutees du
lemme 28a1-443
Or au sujet de ces deacutefinitions on a coutume de reprocher agrave Platon
premiegraverement de nrsquoavoir pas fait appel agrave un genre comme le veulent les regravegles
des deacutefinitions ensuite de nrsquoavoir pas indiqueacute de quelle sorte est la nature des
objets agrave deacutefinir eux-mecircmes mais de les avoir deacutetermineacutes agrave partir de la
connaissance que nous en prenons il eucirct fallu cependant avant cette relation agrave
nous consideacuterer les objets eux-mecircmes44
Nous nrsquoeffectuerons pas lrsquoanalyse de la reacuteponse de Proclus agrave la premiegravere critique agrave savoir
celle qui reproche agrave Platon de ne pas avoir fait appel agrave un genre Mentionnons seulement
que lrsquoEcirctre est la notion la plus geacuteneacuterale que lrsquoon puisse concevoir et qursquoil est donc
impossible de lui attribuer un genre qui lui serait supeacuterieur et auquel il serait subordonneacute en
tant qursquoespegravece selon les schegravemes de la logique aristoteacutelicienne Qursquoil soit pris comme
synonyme de lrsquoecirctre intelligible ou comme principe des puissances et des activiteacutes qui
eacutemanent des substances qursquoil comprend eacutegalement (selon la triade substance ndash- puissance
43 Pour un traitement de ce passage et de la maniegravere dont il srsquoinsegravere dans lrsquoeacuteconomie du livre II du
Commentaire sur le Timeacutee voir A Lernould Physique et theacuteologie Lecture du Timeacutee de Platon par Proclus
Villeneuve drsquoAscq Presses Universitaires du Septentrion 2001 p 153-171 44 Proclus In Timaeum I 241 31-242 3 (trad A J Festugiegravere) laquo ὑπὲρ ὧν ἐγκαλεῖν εἰώθασι τῷ Πλάτωνι
πρῶτον μέν ὅτι μὴ γένος παρείληφεν ὡς οἱ τῶν ὅρων βούλονται κανόνες ἔπειθrsquo ὅτι τὴν μὲν αὐτῶν τῶν
ὁριστῶν φύσιν οὐ δεδήλωκεν ὁποία τίς ἐστιν ἀπὸ δὲ τῶν γνώσεων αὐτὰ τῶν ἡμετέρων ἀφωρίσατοmiddot δεῖν δὲ
πρὸ τῆς σχέσεως ταύτης αὐτὰ καθrsquo ἑαυτὰ τὰ πράγματα σκοπεῖν raquo
18
ndash activiteacute45) lrsquoEcirctre nrsquoest subordonneacute agrave rien dans lrsquoordre des choses qui sont reacuteellement Il
ne saurait non plus avoir un non-ecirctre comme genre ce qui ferait de lui quelque chose qui
nrsquoest pas alors qursquoil est essentiellement46
Dans le cadre de notre enquecircte nous nous inteacuteresserons au deuxiegraveme membre de la
reacutefutation des critiques agrave lrsquoeacutegard des deacutefinitions platoniciennes Proclus juge que les
deacutefinitions de lrsquoEcirctre et du Devenir doivent ecirctre claires pour le lecteur de Platon
puisqursquoelles constituent les principes de ses deacutemonstrations sur le Monde et ses principes
dans le Timeacutee il est donc juste qursquoelles soient deacutetermineacutees agrave partir des modes de
connaissance censeacutes nous ecirctre plus clairs que les objets qursquoils nous permettent de connaicirctre
et dont la nature ne nous est pas drsquoembleacutee manifeste Nous preacutesentons ici le passage en
question commenteacute en trois sections
Drsquoautre part comment dire que la deacutetermination agrave partir des modes de
connaissance ne convient pas agrave la consideacuteration actuelle prise dans son
ensemble et aux preacutesentes deacutefinitions Si en effet comme nous lrsquoavons dit plus
haut Platon veut se servir de ces deacutefinitions comme de propositions
principielles et fondamentales pour les deacutemonstrations agrave venir il faut bien
qursquoelles nous soient familiegraveres et eacutevidentes47
Ces lignes ne sont pas sans rappeler les remarques introductives drsquoAristote agrave la premiegravere
page de sa Physique ougrave il eacutevoque un critegravere similaire de clarteacute et drsquoeacutevidence au sujet du
cheminement de la penseacutee agrave partir du plus connaissable pour nous vers le plus connaissable
en soi
Or la marche naturelle crsquoest drsquoaller des choses les plus connaissables pour
nous et les plus claires pour nous agrave celles qui sont plus claires en soi et plus
connaissables car ce ne sont pas les mecircmes choses qui sont connaissables pour
nous et absolument Crsquoest pourquoi il faut proceacuteder ainsi partir des choses
45 Voir SECTION III pour lrsquoanalyse de cette triade et de son application aux trois acceptions divines de
lrsquointellection 46 Proclus ne le mentionne pas ici mais lrsquoUn dont il faut le principe de lrsquoEcirctre ne peut pas non plus ecirctre
consideacutereacute comme son genre En eacutetant au-delagrave de lrsquoecirctre et donc une forme de non-ecirctre par eacuteminence lrsquoUn ne
peut pas ecirctre deacutefini comme un genre pour lrsquoEcirctre 47 Proclus In Timaeum I 242 14-19 (trad A J Festugiegravere) laquo πῶς δὲ οὐ προσήκων ἐστὶ τῇ ὅλῃ θεωρίᾳ καὶ
τοῖς προκειμένοις διορισμοῖς ὁ ἀπὸ τῶν γνώσεων ἀφορισμός εἰ γάρ ὥσπερ ε ἴ π ο μ ε ν π ρ ό τ ε ρ ο ν
ἀξιώμασι τούτοις ἐ θ έ λ ε ι χρῆσθαι καὶ ὑποθέσεσι τῶν ῥηθησομένων ἀποδείξεων δεῖ γνωρίμους εἶναι τὰς
ἀποδόσεις ταύτας καὶ ἐναργεῖς ἡμῖν raquo
19
moins claires en soi plus claires pour nous pour aller vers les choses plus
claires en soi et plus connaissables48
Le contexte est certes diffeacuterent la Physique ne srsquointeacuteresse pas agrave la connaissance
laquo abstraite raquo de lrsquoEcirctre et les propos drsquoAristote srsquoapparentent davantage agrave la conception
proclienne de lrsquoanalyse ndash qui chez Proclus se deacutefinit comme une remonteacutee de lrsquoeffet agrave la
cause49 ndash qursquoagrave un exposeacute eacutepisteacutemologique sur la deacutefinition que lrsquoon peut obtenir drsquoobjets
comme lrsquoEcirctre et le Devenir agrave partir de leurs modes de connaissance le corpus aristoteacutelicien
ne preacutesente pas agrave notre connaissance une telle theacuteorie de la deacutefinition Nous nrsquoeacutecartons
toutefois pas totalement la possibiliteacute que lrsquoenseignement drsquoAristote dans la Physique ait
influenceacute plus par lrsquoesprit que par la lettre Proclus dans sa deacutefense de la deacutefinition
platonicienne de lrsquoEcirctre et du Devenir dans le Timeacutee La suite de lrsquoextrait permet drsquoapporter
un peu plus de creacutedibiliteacute agrave lrsquohypothegravese drsquoune telle influence aristoteacutelicienne adapteacutee au
contexte propre du Timeacutee
Or srsquoil nous avait inviteacute agrave poursuivre la nature des objets isoleacutement en elle-
mecircme il eucirct agrave son insu rempli drsquoobscuriteacute toute la leccedilon Mais puisqursquoil veut
par les deacutefinitions nous rendre familiers et laquo lrsquoEcirctre raquo et laquo lrsquoecirctre qui devient raquo
pour tirer ses deacutemonstrations drsquohypothegraveses bien connues et tout eacutevidentes aux
auditeurs crsquoest agrave bon droit qursquoil preacutesente la speacutecificiteacute des objets agrave partir des
connaissances que nous en avons car ces connaissances une fois reacuteveilleacutees en
nous et meneacutees agrave perfection nous verrons plus distinctement la nature des
objets50
La deacutemarche deacutefinie par Proclus nrsquoest pas exactement la mecircme que celle drsquoAristote mais
elle a ceci en commun avec la viseacutee aristoteacutelicienne qursquoelle cherche agrave fournir un point de
deacutepart pour la poursuite de lrsquoenquecircte philosophique La nature de lrsquoEcirctre ne se manifeste pas
drsquoembleacutee en tant qursquoobjet agrave lrsquoacircme humaine les ecirctres intelligibles sont seacutepareacutes de nous de
nos faculteacutes cognitives Notre raison intellective (logos noeros) nrsquoest pas essentiellement et
48 Aristote Physique I 1 184a16-21 (trad H Carteron) laquo πέφυκε δὲ ἐκ τῶν γνωριμωτέρων ἡμῖν ἡ ὁδὸς καὶ
σαφεστέρων ἐπὶ τὰ σαφέστερα τῇ φύσει καὶ γνωριμώτεραmiddot οὐ γὰρ ταὐτὰ ἡμῖν τε γνώριμα καὶ ἁπλῶς διόπερ
ἀνάγκη τὸν τρόπον τοῦτον προάγειν ἐκ τῶν ἀσαφεστέρων μὲν τῇ φύσει ἡμῖν δὲ σαφεστέρων ἐπὶ τὰ
σαφέστερα τῇ φύσει καὶ γνωριμώτερα raquo 49 Voir Proclus In Parmenidem 982 19-21 50 Proclus In Timaeum I 242 19-27 (trad A J Festugiegravere) laquo ἀλλrsquo εἰ μὲν αὐτὴν ἐφrsquo ἑαυτῆς τὴν τῶν
πραγμάτων φύσιν ἡμῖν παρεκελεύσατο θηρᾶν ἔλαθεν ἂν ἀσαφείας ἐμπλήσας τὴν σύμπασαν διδασκαλίανmiddot
ἐπειδὴ δὲ γνώριμον ποιῆσαι βούλεται διὰ τῶν ὅρων τό τε ὂν καὶ τὸ γιγνόμενον ἵνα ἀπὸ γνωρίμων τὰς
ἀποδείξεις προάγῃ καὶ τοῖς ἀκούουσιν ἐναργῶν ὑποθέσεων εἰκότως ἀπὸ τῶν γνώσεων τῶν ἐν ἡμῖν οὐσῶν
τὴν ἰδιότητα παρίστησιν αὐτῶν ἃς καὶ ἀνεγείραντες καὶ τελεωσάμενοι θεασόμεθα τὴν ἐκείνων φύσιν
τρανέστερον raquo
20
perpeacutetuellement activeacutee par ces objets autrement dit elle nrsquoest pas une intellection laquo en
acte raquo de par sa seule nature (contrairement aux intellects seacutepareacutes divins et particuliers qui
possegravedent en eux-mecircmes lrsquoobjet de leur intellection et srsquoy identifie par une activiteacute
intellective eacuteternelle51) Proclus nous fait ici comprendre que par la puissance du discours
faire mention de ces connaissances crsquoest en quelque sorte les eacuteveiller en nous et donc
activer la potentialiteacute de la raison intellective pour que nous soyons progressivement meneacute
agrave la noecircsis des objets intelligibles ou autrement dit de lrsquoEcirctre
Dans la conclusion de son argument Proclus hieacuterarchise les faculteacutes cognitives de
lrsquoacircme humaine drsquoapregraves la distance qursquoelles prennent par rapport agrave leur objet Crsquoest une
deacutegradation progressive de leur puissance cognitive que structure Proclus au moyen de la
triade ecirctre ndash avoir ndash voir (sur laquelle nous reviendrons dans la troisiegraveme section) selon un
ordre deacutegradeacute qui preacutesente lrsquointellection la penseacutee discursive (ou dianoia) et la sensation
Nous conservons le caractegravere italique appliqueacute par A J Festugiegravere aux formes conjugueacutees
des verbes de la triade
Puisqursquoen effet tout sujet connaissant ou bien est lrsquoobjet connu lui-mecircme ou
voit cet objet ou le possegravede ndash lrsquointellect est lrsquoobjet intelligible la sensation voit
le sensible la penseacutee possegravede en elle le penseacute ndash et puisque nous ne pouvons par
nature devenir lrsquointelligible lui-mecircme mais le connaissons gracircce agrave la faculteacute
qui est en nous conjugueacutee agrave lrsquoobjet crsquoest de cette faculteacute donc que nous avons
besoin et par elle la nature de lrsquoecirctre nous devient familiegravere52
Il est eacutetonnant que Proclus ne fasse pas mention ici de lrsquoopinion qui avec la sensation
forme la doxa metrsquoaisthecircseocircs et deacutefinit le Devenir en tant que mode de connaissance
Lrsquoopinion est peut-ecirctre impliqueacutee dans la notion de sensation lorsqursquoil eacutecrit laquo la sensation
voit le sensible raquo qui sous-entendrait alors laquo lrsquoopinion accompagneacutee de sensation voit le
Devenir raquo ou laquo la sensation fait voir le Devenir agrave lrsquoopinion raquo Nous retrouverions ainsi la
triade des faculteacutes cognitives qui portent sur lrsquouniversel des puissances rationnelles de
51 Crsquoest ce qursquoexpriment la thegravese et la deacutemonstration de la proposition 167 des Eacuteleacutements de theacuteologie (trad
J Trouillard leacutegegraverement modifieacutee [esprit est remplaceacute par intellect pour traduire nous]) laquo Tout intellect se
pense lui-mecircme Mais lrsquointellect primordial ne pense que lui-mecircme et en lui intellect et intelligible sont
numeacuteriquement un En revanche chacun des intellects qui viennent agrave sa suite pense agrave la fois lui-mecircme et ce
qui le preacutecegravede et son intelligible est drsquoune part ce qursquoil est lui-mecircme drsquoautre part ce dont il procegravede raquo 52 Proclus In Timaeum I 242 27-243 1 (trad A J Festugiegravere) laquo ἐπεὶ γὰρ πᾶν τὸ γνωστικὸν ἢ αὐτό ἐστι τὸ
γνωστὸν ἢ ὁρᾷ ἢ ἔχει τὸ γνωστόν ndash νοῦς μὲν γάρ ἐστι τὸ νοητόν αἴσθησις δὲ ὁρᾷ τὸ αἰσθητόν διάνοια δὲ
ἔχει ἐν ἑαυτῇ τὸ διανοητόν ndash ἡμεῖς δὲ αὐτὸ γενέσθαι τὸ νοητὸν οὐ πεφύκαμεν γιγνώσκομεν δὲ αὐτὸ διὰ τῆς
ἐν ἡμῖν συζύγου πρὸς αὐτὸ δυνάμεως ταύτης οὖν δεῖ καὶ διὰ ταύτης γνώριμος ἡμῖν ἡ τοῦ ὄντος φύσις raquo
21
lrsquoacircme humaine agrave savoir lrsquointellect la penseacutee discursive et lrsquoopinion structureacutee selon la
triade ecirctre ndash avoir ndashvoir qui permet drsquoillustrer la distance progressive prise par le sujet
connaissant par rapport agrave lrsquoecirctre connu lrsquointellection deacutecrivant le plus haut degreacute drsquouniteacute
entre une puissance la faculteacute intellective et son objet lrsquointelligible Notre raison (logos)
ne peut certes pas devenir lrsquointelligible lui-mecircme preacutecise Proclus mais elle peut devenir
intellective lorsque sa puissance est activeacutee par un principe intellectif qui est lui-mecircme deacutejagrave
en acte lrsquointellect particulier drsquoapregraves le Commentaire sur le Timeacutee Proclus deacutecrit ainsi
une hieacuterarchie descendante des faculteacutes cognitives que lrsquoacircme peut activer en fonction de
lrsquoobjet sur lequel porte son activiteacute
12 La division des modes de connaissance chez Platon et Aristote
Lrsquoeacutetude de la doctrine proclienne de lrsquointellection de par la multipliciteacute des thegraveses
eacutepisteacutemologiques auxquelles elle touche nous amegravene agrave traiter de lrsquoensemble des faculteacutes
cognitives deacutefinies dans la tradition platonico-aristoteacutelicienne lrsquointellect la penseacutee
discursive lrsquoopinion lrsquoimagination et la sensation53 Toutes les formes de connaissances
humaines sont deacuteriveacutees drsquoune forme premiegravere drsquointellection et trouvent leur fondement
par-delagrave lrsquoessence de lrsquoacircme humaine dans lrsquoactiviteacute intellective du divin que Proclus divise
et deacutefinit selon plusieurs schegravemes meacutetaphysiques54 Selon une deacutegradation continue de cette
intellection premiegravere qui srsquoidentifie agrave lrsquointelligible divin apparaissent donc diffeacuterents
modes de connaissances caracteacuteriseacutes par une perte progressive drsquouniteacute et de puissance agrave
mesure que lrsquoon srsquoeacuteloigne de la source ultime de toute penseacutee55
Platon et Aristote nrsquoavaient pas conceptualiseacute un schegraveme theacuteorique capable drsquoopeacuterer
une deacuteduction des diffeacuterentes modaliteacutes de la connaissance agrave partir de sa forme premiegravere et
principielle Ils ont tout de mecircme produit une doctrine des faculteacutes cognitives que les
neacuteoplatoniciens dont Proclus chercheront agrave organiser agrave lrsquointeacuterieur drsquoun cadre
53 Voir TABLEAUX ET SCHEacuteMA 4 La division des faculteacutes de lrsquoacircme humaine selon Jean Philopon au sujet de
la division des faculteacutes cognitives de lrsquoacircme dans le neacuteoplatonisme tardif 54 Lrsquointellection de lrsquointellect particulier qui nrsquoa plus le caractegravere du divin est le dernier terme de la
procession intellective qui se situe au-delagrave du plan psychique Voir SECTION II 55 Crsquoest ce qursquoa bien montreacute lrsquoeacutetude drsquoA Lernould sur la dialectique de Proclus laquo La dialectique comme
science premiegravere chez Proclus raquo Revue des sciences philosophiques et theacuteologiques 71 (1987) p 509-536 et
le chapitre qui est eacutegalement consacreacute agrave cette science premiegravere dans la monographie du mecircme auteur
Physique et theacuteologie Lecture du Timeacutee de Platon par Proclus p 115-125
22
deacutemonstratif56 qui coiumlncide selon les principes de la dialectique proclienne avec la
procession de lrsquoEcirctre
Platon et apregraves lui Aristote ont eacuteteacute confronteacutes agrave la difficulteacute drsquoeacutetablir des critegraveres
permettant de distinguer et deacutefinir nos diffeacuterents modes de connaissance est-ce que nos
faculteacutes cognitives sont deacutefinies en fonction des objets sur lesquels portent leur activiteacute ou
agrave lrsquoinverse est-ce que ces objets sont deacutefinis en fonction des faculteacutes cognitives qui entrent
en activiteacute lorsque ces mecircmes objets sont connus En drsquoautres termes est-ce que la nature
du sujet connaissant est deacutefinie en fonction de lrsquoobjet connu ou lrsquoobjet connu en fonction du
sujet connaissant
Pour Aristote (nous reviendrons sur la position de Platon par la suite) ce problegraveme
surgit au deacutebut de son enquecircte sur lrsquoacircme Agrave la suite de Platon il se pose la question de
lrsquouniteacute et de la multipliciteacute de lrsquoacircme
De plus si lrsquoon nrsquoa pas affaire agrave plusieurs acircmes mais agrave des parties doit-on
prendre drsquoabord pour objet de recherche lrsquoacircme entiegravere ou bien ses parties
Difficile par ailleurs de preacuteciser quelles sont celles drsquoentre elles que la nature
distingue les unes des autres Et faut-il drsquoabord prendre pour objet de recherche
les parties ou les opeacuterations Ainsi lrsquoacte drsquointellection ou lrsquointelligence
Lrsquoacte de sensation ou le sensitif Et ainsi de suite Et il srsquoagit de consideacuterer
drsquoabord les opeacuterations on peut agrave nouveau se demander si leurs objets ne sont
pas agrave consideacuterer avant elles dans la recherche Ainsi le sensible avant le sensitif
et lrsquointelligible avant lrsquointellectif57
Ce passage du De anima conceptualise le problegraveme auquel sera confronteacute le philosophe qui
voudra distinguer les diffeacuterentes faculteacutes cognitives de lrsquoacircme avant mecircme de songer agrave les
articuler dans un schegraveme deacutemonstratif selon une procession deacutegradeacutee comme le fera
Proclus En reacuteponse agrave cette seacuterie de questions preacutealables agrave son enquecircte sur lrsquoacircme Aristote
dans la suite du De anima partira des objets cognitifs communeacutement distingueacutes ndash
notamment le sensible et lrsquointelligible ndash pour deacutegager les opeacuterations (ou activiteacutes) de lrsquoacircme
56 Nous prenons le terme deacutemonstration dans le sens que lui attribue Proclus en tant que cette opeacuteration
dialectique ordonne scientifiquement les ecirctres dans des rapports de causes agrave effet selon leur ordre dans la
procession du reacuteel Cf Proclus Theacuteologie platonicienne I 9 40 1-18 57 Aristote De lrsquoacircme I 402b9-16 (trad R Bodeacuteuumls) laquo ἔτι δέ εἰ μὴ πολλαὶ ψυχαὶ ἀλλὰ μόρια πότερον
δεῖζητεῖν πρότερον τὴν ὅλην ψυχὴν ἢ τὰ μόρια χαλεπὸν δὲ καὶ τούτων διορίσαι ποῖα πέφυκεν ἕτερα
ἀλλήλων καὶ πότερον τὰ μόρια χρὴ ζητεῖν πρότερον ἢ τὰ ἔργα αὐτῶν οἷον τὸ νοεῖν ἢ τὸν νοῦν καὶ τὸ
αἰσθάνεσθαι ἢ τὸ αἰσθητικόνmiddot ὁμοίωςδὲ καὶ ἐπὶ τῶν ἄλλων εἰ δὲ τὰ ἔργα πρότερον πάλιν ἄν τις ἀπορήσειεν
εἰ τὰ ἀντικείμενα πρότερον τούτων ζητητέον οἷον τὸ αἰσθητὸν τοῦ αἰσθητικοῦ καὶ τὸ νοητὸν τοῦ νοῦ raquo
23
puis il remontera jusqursquoaux faculteacutes (ou puissances) qui sont au principe de ces opeacuterations
Pour Aristote lrsquoacircme se laisse connaicirctre par ses faculteacutes celles-ci par leurs opeacuterations et ces
derniegraveres par les objets sur lesquels elles portent58
Sur ce point comme sur drsquoautres Aristote suit des principes heuristiques deacutejagrave
eacutenonceacutes par Platon notamment dans la Reacutepublique
Dans une puissance en effet je ne vois quant agrave moi aucune couleur ni aucune
forme ni rien de ce genre comme on en trouve dans plusieurs autres choses
Tout cela je le considegravere de maniegravere agrave distinguer pour moi-mecircme certaines
choses et dire que les unes sont diffeacuterentes des autres Dans une puissance par
contre je considegravere seulement ceci sur quoi elle porte et ce qursquoelle effectue59
Nous retrouvons des propos similaires ailleurs dans lrsquoœuvre platonicienne au sujet de la
connaissance des puissances agrave partir des objets sur lesquels elles portent et des actions
qursquoelles effectuent Nous pensons notamment au Phegravedre ougrave la connaissance de la nature et
des faculteacutes de lrsquoacircme est rendue possible par celle de ses actes et passions et ougrave la
puissance des discours (logoi) se reacutevegravele agrave partir de ses effets sur lrsquoacircme par la persuasion
qursquoelle peut susciter en elle60 Notons eacutegalement dans ce passage de la Reacutepublique comme
dans le mythe du Phegravedre61 que la puissance tout comme lrsquoessence agrave laquelle elle se
rattache est sans couleur et sans forme Proclus portera une attention toute particuliegravere agrave
ces attributs de lrsquoEcirctre ceux-ci lui servant de critegraveres pour mettre de cocircteacute lrsquoimagination dans
sa recherche de lrsquointellection humaine veacuteritable
Ce bref rappel concernant les modes drsquoaccegraves agrave la connaissance de la puissance selon
Platon et Aristote et plus particuliegraverement des puissances psychiques que sont les faculteacutes
de lrsquoacircme humaine permettra de mieux mettre en relief la doctrine eacutepisteacutemologique et plus
58 Agrave ce sujet voir lrsquointroduction de R Bodeacuteuumls dans sa traduction du traiteacute De lrsquoacircme et ses notes ad locum
Aristote De lrsquoacircme Paris Flammarion p 58-67 et p 80 59 Platon Reacutepublique 477c-d (trad G Leroux leacutegegraverement modifieacutee) laquo δυνάμεως γὰρ ἐγὼ οὔτε τινὰ χρόαν
ὁρῶ οὔτε σχῆμα οὔτε τι τῶν τοιούτων οἷον καὶ ἄλλων πολλῶν πρὸς ἃ ἀποβλέπων ἔνια διορίζομαι παρrsquo
ἐμαυτῷ τὰ μὲν ἄλλα εἶναι τὰ δὲ ἄλλαmiddot δυνάμεως δrsquo εἰς ἐκεῖνο μόνον βλέπω ἐφrsquo ᾧ τε ἔστι καὶ ὃ ἀπεργάζεται
καὶ ταύτῃ ἑκάστην αὐτῶν δύναμιν ἐκάλεσα καὶ τὴν μὲν ἐπὶ τῷ αὐτῷ τεταγμένην καὶ τὸ αὐτὸ ἀπεργαζομένην
τὴν αὐτὴν καλῶ τὴν δὲ ἐπὶ ἑτέρῳ καὶ ἕτερον ἀπεργαζομένην ἄλλην τί δὲ σύ πῶς ποιεῖς raquo 60 Nous ne citons aucun passage particulier pour le moment mais nous reviendrons sur cette question dans
lrsquoANNEXE I 61 Platon Phegravedre 247c
24
largement gnoseacuteologique que preacutesente Proclus dans la suite de son Commentaire sur le
Timeacutee
13 La doctrine des faculteacutes cognitives dans lrsquoIn Timaeum
Dans son exeacutegegravese drsquoun autre passage marquant du Timeacutee (28c-d) Proclus expose sa
theacuteorie au sujet de la distinction des modes de connaissances en fonction de la diversiteacute des
sujets connaissants Ces sujets comprennent comme nous le verrons non seulement une
multipliciteacute drsquoecirctres mais eacutegalement une multipliciteacute de faculteacutes (ou puissances) que
peuvent activer ces ecirctres selon la nature qui leur est propre Nous citons drsquoabord lrsquoextrait
du Timeacutee pour ensuite faire porter notre analyse sur le Commentaire de Proclus
Si donc Socrate en bien des points et sur bien des questions ndash les dieux et la
geacuteneacuteration de lrsquounivers ndash nous nous trouvons dans lrsquoimpossibiliteacute de proposer
des explications qui en tous points soient totalement coheacuterentes avec elles-
mecircmes et parfaitement exactes nrsquoen sois pas eacutetonneacute Mais si nous proposons
des explications qui ne sont pas des images plus infidegraveles qursquoune autre il faut
nous en contenter en nous souvenant que moi qui parle et vous qui ecirctes mes
juges sommes drsquohumaine nature de sorte que si en ces matiegraveres on nous
propose un mythe vraisemblable il ne sied pas de chercher plus loin62
Dans ce passage ougrave apparaicirct une expression laquo mythe vraisemblable raquo qui fera couler
beaucoup drsquoencre Platon souligne comme ailleurs dans son œuvre63 les limites de la
nature humaine et du pouvoir de connaissance de lrsquohomme Pour Proclus le degreacute de
scientificiteacute que peut atteindre un discours sur la Nature est non seulement limiteacute par la
faiblesse des faculteacutes humaines mais aussi par lrsquoessence mecircme des objets naturels qui ne
possegravedent pas lrsquouniversaliteacute lrsquoimmateacuterialiteacute et lrsquoindivisibiliteacute des Formes intelligibles sur
lesquelles doit porter la veacuteritable science agrave savoir la dialectique Voilagrave les deux principales
62 Platon Timeacutee 28c-d (trad L Brisson) laquo ἐὰν οὖν ὦ Σώκρατες πολλὰ πολλῶν πέρι θεῶν καὶ τῆς τοῦ
παντὸς γενέσεως μὴ δυνατοὶ γιγνώμεθα πάντῃ πάντως αὐτοὺς ἑαυτοῖς ὁμολογουμένους λόγους καὶ
ἀπηκριβωμένους ἀποδοῦναι μὴ θαυμάσῃςmiddot ἀλλrsquo ἐὰν ἄρα μηδενὸς ἧττον παρεχώμεθα εἰκότας ἀγαπᾶν χρή
μεμνημένους ὡς ὁ λέγων ἐγὼ ὑμεῖς τε οἱ κριταὶ φύσιν ἀνθρωπίνην ἔχομεν ὥστε περὶ τούτων τὸν εἰκότα
μῦθον ἀποδεχομένους πρέπει τούτου μηδὲν ἔτι πέρα ζητεῖν raquo Le lemme commenteacute par Proclus ne comprend
que la section 29c7-d2 mais nous avons eacutegalement inclus le lemme qui le preacutecegravede pour donner un meilleur
accegraves au contexte de ce passage du Timeacutee 63 Voir entre autres le Phegravedre (246a-b) ougrave lrsquoopposition entre le savoir divin et la connaissance humaine est
theacutematiseacutee dans le prologue du mythe de lrsquoattelage aileacute au sujet de la nature de lrsquoacircme (trad Cl Moreschini et
P Vicaire) laquo Agrave preacutesent voici comment on doit parler de sa nature pour exposer ce qursquoelle est il faudrait un
art absolument divin et ce serait fort long mais en donner une image nrsquoexcegravede pas les capaciteacutes humaines et
demande moins de temps prenons donc ce moyen raquo
25
ideacutees deacutefendues dans les lignes qui preacutecegravedent lrsquoimportant passage que nous commentons
ici
Nrsquoallons pas nous imaginer en effet que les connaissances des dieux soient
caracteacuteriseacutees par la nature des objets connus ni que ce qui nrsquoa point de fixiteacute
soit sans fixiteacute aux yeux des dieux comme le dit le philosophe Porphyre ndash car
cette parole aussi il lrsquoa prononceacutee laquo qursquoil eucirct mieux valu nrsquoecirctre point dite raquo
(Od XIV 466) ndash mais sachons que le mode du connaicirctre varie selon la diversiteacute
des sujets connaissants64
La premiegravere question que nous pouvons nous poser agrave la lecture de cet extrait concerne
lrsquoorigine de cette doctrine qui pourrait ecirctre ici attribueacutee du moins en partie agrave Porphyre
A J Festugiegravere ne consacre aucune note agrave cette question pas plus que D T Runia et
M Share qui dans leur reacutecente traduction anglaise du Commentaire sur le Timeacutee65
semblent eux aussi suspendre leur jugement agrave ce propos Trois interpreacutetations peuvent ecirctre
envisageacutees 1) la doctrine theacuteologico-gnoseacuteologique qursquoexpose Proclus dans cette section
de son Commentaire est la reprise de Porphyre agrave partir drsquoune source qui nrsquoest pas ailleurs
inconnue 2) seule cette ideacutee geacuteneacuterale laquo nrsquoallons pas nous imaginer en effet que les
connaissances des dieux soient caracteacuteriseacutees par la nature des objets connus ni que ce qui
nrsquoa point de fixiteacute soit sans fixiteacute aux yeux des dieux raquo doit ecirctre attribueacutee agrave Porphyre
3) seul le deuxiegraveme membre de cette phrase laquo ni que ce qui nrsquoa point de fixiteacute soit sans
fixiteacute aux yeux des dieux raquo lui est reacuteellement ducirc Quant agrave la citation homeacuterique peut-ecirctre
faisait-elle deacutejagrave partie de cet eacutecrit de Porphyre auquel Proclus fait reacutefeacuterence lrsquoautoriteacute
drsquoHomegravere ayant pu servir agrave deacutefendre une thegravese au sujet du mode de connaissance
attribuable aux dieux Le degreacute de techniciteacute de la theacuteorie exposeacutee dans les lignes qui
suivent agrave la conceptualiteacute proclienne caracteacuteristique notamment des Eacuteleacutements de
theacuteologie nous fait pencher en faveur des interpreacutetations 2 ou 3 Lrsquointerpreacutetation de la
seconde partie de cet extrait nous fait pencher en faveur drsquoune doctrine proclienne du
moins par sa formulation
64 Proclus In Timaeum I 352 11-16 (trad A J Festugiegravere) laquo μὴ γὰρ οἰηθῶμεν ὅτι ταῖς τῶν γνωστῶν
φύσεσιν αἱγνώσεις χαρακτηρίζονται μηδrsquo ὅτι τὸ μὴ ἀραρὸς οὐκ ἀραρός ἐστι παρὰ θεοῖς ὥς φησιν ὁ
φιλόσοφος Π ο ρ φ ύ ρ ι ο ς ndash τοῦτο γὰρ αὖ ἐκεῖνος ἀνεφθέγξατο ὅ π ε ρ τ rsquo ἄ ρ ρ η τ ο ν ἄ μ ε ι ν ο ν ndash ἀλλrsquo
ὅτι ταῖς τῶν γινωσκόντων διαφοραῖς ἀλλοῖος γίγνεται τῆς γνώσεως ὁ τρόπος raquo Ce passage est repris par
A R Sodano dans son eacutedition des fragments du Commentaire de Porphyre sur le Timeacutee Voir Porphyre In
Platonis Timaeum commentariorum fragmenta fr XLV 28 22-29 5 65 Proclus Commentary on Platorsquos Timaeus vol 2 Cambridge Cambrige University Press p 210
26
Car le mecircme objet le dieu le connaicirct sous lrsquoaspect drsquouniteacute lrsquointellect sous
lrsquoaspect du tout la raison sous lrsquoaspect drsquouniversel lrsquoimagination sous lrsquoaspect
de chose configureacutee la sensation sous lrsquoaspect drsquoimpression subie Et il nrsquoest
pas vrai que parce que lrsquoobjet connu est le mecircme la connaissance aussi est la
mecircme En outre si dans le cas des dieux les connaissances deacuterivent de
lrsquoessence et si lrsquointellection nrsquoest pas chez eux quelque chose de surajouteacute tels
ils sont telle est aussi leur faccedilon de connaicirctre ce qursquoils connaissent Or ils sont
immateacuteriels eacuteternels unifieacutes immarcescibles Ils conccediloivent donc agrave lrsquoavance
de faccedilon immateacuterielle le mateacuteriel de faccedilon unifieacutee la multipliciteacute disperseacutee de
faccedilon permanente et eacuteternelle ce qui change selon le temps de faccedilon
immarcescible ce qui est contre nature teacuteneacutebreux et impur66
Proclus preacutesente une hieacuterarchie agrave cinq termes le dieu67 lrsquointellect la raison lrsquoimagination
et la sensation comme sujets de la connaissance Les deux premiers termes sont des reacutealiteacutes
substantielles alors que les trois derniers sont des faculteacutes notamment associeacutees agrave la nature
de lrsquoacircme humaine qui est essentiellement raison mais qui possegravede eacutegalement ces
puissances infeacuterieures que sont lrsquoimagination et la sensation Dans le cas des dieux eacutecrit
Proclus laquo lrsquointellection nrsquoest pas quelque chose en eux de surajouteacute (epiktecirctos) raquo Il
distingue ainsi lrsquointellection propre agrave la diviniteacute qui eacutemane de son essence de celle
reacuteserveacutee agrave lrsquohomme qui est surajouteacutee agrave sa nature essentiellement rationnelle et dont le
mode de connaissance intellectif implique la discursiviteacute inheacuterente agrave la raison
Lrsquointellection humaine en tant qursquoelle nrsquoest pas constitutive de lrsquoessence de lrsquohomme
nrsquoaura donc pas les mecircmes attributs que lrsquointellection divine agrave laquelle elle ne pourra que
participer sur le mode qui lui est propre agrave savoir celui de la rationaliteacute
Les Eacuteleacutements de theacuteologie dans la section consacreacutee aux dieux (ou heacutenades) (prop
113-16568) deacutemontrent ce principe dans le cadre du systegraveme deacuteductif qursquoexpose lrsquoensemble
66 Proclus In Timaeum I 352 16-27 (trad A J Festugiegravere leacutegegraverement modifieacutee) laquo τὸ γὰρ αὐτὸ γινώσκει
θεὸς μὲν ἡνωμένως νοῦς δὲ ὁλικῶς λόγος δὲ καθολικῶς φαντασία δὲ μορφωτικῶς αἴσθησις δὲ παθητικῶς
καὶ οὐχ ὅτι τὸ γνωστὸν ἕν μία καὶ ἡ γνῶσις ἔτι δέ εἰ αἱ γνώσεις κατrsquo οὐσίαν εἰσὶν ἐπὶ τῶν θεῶν καὶ ἔστιν
οὐκ ἐπίκτητος ἡ νόησις αὐτῶν ὡς εἰσίν οὕτω καὶ γιγνώσκουσιν ἃ γινώσκουσινmiddot εἰσὶ δὲ ἄυλοι καὶ αἰώνιοι
καὶ ἡνωμένοι καὶ ἄχραντοιmiddot καὶ γινώσκουσιν ἄρα ἀύλως αἰωνίως ἡνωμένως ἀχράντωςmiddot τὸ ἄρα ἔνυλον
ἀύλως καὶ τὸ διεσπαρμένον πλῆθος ἑνοειδῶς καὶ τὸ κατὰ χρόνον μεταβαλλόμενον μονίμως καὶ αἰωνίως καὶ
τὸ παρὰ φύσιν πᾶν καὶ σκοτεινὸν καὶ μὴ καθαρὸν ἀχράντως προειλήφασι raquo 67 Nous preacutefeacuterons utiliser lrsquoexpression laquo le dieu raquo au lieu de laquo Dieu raquo (que nous avons modifieacute dans la
traduction de Festugiegravere) en conformiteacute avec les autres termes eacutenumeacutereacutes (lrsquointellect la raison lrsquoimagination
la sensation) et parce qursquoil nrsquoest pas preacuteciseacutement question du Dieu premier principe ou drsquoun Dieu universel
et imparticipeacute (selon la terminologie de Proclus) mais du divin du dieu de faccedilon geacuteneacuterale 68 Toujours selon les divisions drsquoE R Dodds
27
de cet ouvrage La proposition 124 baseacutee notamment sur la deacutemonstration de la
proposition 11869 eacutenonce
Chaque dieu connaicirct de faccedilon indivise les ecirctres diviseacutes de faccedilon intemporelle
les ecirctres temporels de faccedilon neacutecessaire les ecirctres non neacutecessaires de faccedilon
immuable les ecirctres changeants En un mot il connaicirct tous les ecirctres sous un
mode supeacuterieur agrave leur ordre70
La deacutemonstration qui suit lrsquoeacutenonceacute de la proposition reprend les mecircmes eacuteleacutements que nous
avons vus exposeacutes dans le passage du Commentaire sur le Timeacutee dans une terminologie
analogue Notons toutefois que la hieacuterarchie des sujets (et faculteacutes) connaissants nrsquoest pas
preacutesente dans les Eacuteleacutements de theacuteologie dont lrsquoexposeacute se limite agrave caracteacuteriser la
connaissance des dieux (ou heacutenades) alors que le Commentaire sur le Timeacutee srsquointerrogeait
sur la nature et les limites de la connaissance humaine qursquoil cherchait agrave deacutefinir en la
distinguant du mode de connaissance reacuteserveacute aux dieux
14 Posteacuteriteacute de la doctrine proclienne chez Boegravece la distinction des modes de
connaissance en fonction des sujets connaissants dans la Consolation de Philosophie
Parmi les penseurs de lrsquoAntiquiteacute tardive dont les thegraveses sont redevables aux
doctrines eacutepisteacutemologiques et noeacutetiques exposeacutees par Proclus notons Ammonius qui fut
son eacutelegraveve direct et dont le traitement de la notion drsquointellect passif est tributaire de
lrsquoenseignement de son maicirctre et Boegravece qui dans la Consolation de Philosophie preacutesente
une theacuteorie analogue agrave la conception proclienne des modes de connaissance en fonction des
sujets connaissants71
Le contexte dans lequel apparaicirct une doctrine similaire agrave celle de Proclus dans la
Consolation de Philosophie nrsquoest certes pas le mecircme ndash Boegravece veut apporter une reacuteponse au
problegraveme de la providence et du destin alors que Proclus cherche agrave deacutefinir la connaissance
69 Il srsquoagit de la seule proposition des Eacuteleacutements de theacuteologie identifieacutee explicitement par E R Dodds et
J Trouillard comme principe de la proposition 124 bien que Dodds dans ses notes (p 266-267) eacutetablit
drsquoautres parallegraveles entre cette doctrine et celles exposeacutees dans le reste du corpus proclien dont le passage du
Commentaire sur le Timeacutee que nous avons analyseacute 70 Proclus Eacuteleacutements de theacuteologie prop 124 (trad J Trouillard) laquo Πᾶς θεὸς ἀμερίστως μὲν τὰ μεριστὰ
γινώσκει ἀχρόνως δὲ τὰ ἔγχρονα τὰ δὲ μὴ ἀναγκαῖα ἀναγκαίως καὶ τὰ μεταβλητὰ ἀμεταβλήτως καὶ ὅλως
πάντα κρειττόνως ἢ κατὰ τὴν αὐτῶν τάξιν raquo 71 Au sujet des modes de connaissance au livre V chapitre 4 de la Consolation de philosophie voir
J Marenbon Boethius Oxford Oxford University Press p 130-138 consulter en particulier la p 134 ougrave
lrsquoauteur traite des sources neacuteoplatoniciennes de cette doctrine
28
humaine de la Nature ndash mais la hieacuterarchie des sujets connaissants et la description des
modes de connaissance reprennent un mecircme schegraveme Nous citons ce passage dans la
traduction de J-Y Guillaumin72 que nous commenterons en ayant agrave lrsquoesprit lrsquoexposeacute de
Proclus agrave lrsquoeacutegard duquel nous voulons souligner les eacuteleacutements de continuiteacute et noter les
points de rupture Dans le cadre drsquoun deacuteveloppement qui cherche agrave preacuteserver la providence
et la prescience divine Boegravece reacutefute la thegravese conforme au sens commun selon laquelle
laquo penser que les choses sont diffeacuterentes de ce qursquoelles sont crsquoest srsquoeacutecarter de lrsquointeacutegriteacute de
la connaissance raquo
La cause de cette erreur est dans lrsquoideacutee commune que toute notre connaissance
des choses nous vient de leurs caracteacuteristiques naturelles Mais crsquoest tout le
contraire car ce qui regravegle toujours la connaissance que lrsquoon a de la chose ce ne
sont pas les caracteacuteristiques de cette chose mais bien plutocirct les faculteacutes
cognitives73
Le principe de la doctrine proclienne se retrouve eacutegalement chez Boegravece pour lequel aussi le
laquo mode du connaicirctre varie selon la diversiteacute des sujets connaissants raquo Toutefois alors que
Proclus se positionne drsquoembleacutee du point de vue du savoir divin dont les autres modes de
connaissance procegravedent selon une laquo deacutegradation raquo continue Boegravece srsquointeacuteresse drsquoabord aux
faculteacutes cognitives dans la perspective de la connaissance humaine Dans une deacutemarche que
nous pourrions qualifier drsquoinductive ou analytique (telle que preacutealablement deacutefinie) Boegravece
traitera drsquoabord de ce qui nous est le plus familier agrave savoir les modes de la connaissance
humaine pour progressivement srsquoeacutelever avec son lecteur jusqursquoagrave la compreacutehension du
savoir divin Crsquoest ce qursquoillustre la suite du passage
Prenons briegravevement un exemple pour eacuteclairer cela un mecircme corps spheacuterique
est reconnu drsquoune maniegravere diffeacuterente par la vue et par le toucher la premiegravere
gracircce aux rayons qursquoelle envoie voit le corps de loin mais tout entier en mecircme
temps tandis que le second qui srsquoattache et srsquoapplique agrave ce corps dont il fait le
tour complet en saisit la spheacutericiteacute partie par partie Lrsquohomme lui-mecircme est
72 Boegravece La Consolation de Philosophie Paris Les Belles Lettres 2002 Par commoditeacute nous citons
lrsquoeacutedition du texte latin dans la collection Loeb Classical Library Boethius The Theological Tractates The
Consolation of Philosophy traduit par H F Stewart E K Rand et S J Tester CambridgeLondon Harvard
University Press 1973 On pourra aussi consulter cette eacutedition plus reacutecente Boethius De consolatione
Philosophiae Opuscula theologica eacutediteacute par Cl Moreschini MunichLeipzig K G Saur 2000 73 Boegravece La Consolation de Philosophie V 4 72-77 (trad J-Y Guillaumin) laquo Cujus erroris causa est quod
omnia quae quisque nouit ex ipsorum tantum ui atque natura cognosci aestimat quae sciuntur quod totum
contra est Omne enim quod cognoscitur non secundum sui uim sed secundum cognoscentium potius
comprehenditur facultatem raquo
29
perccedilu diffeacuteremment par les sens lrsquoimagination la raison et lrsquointelligence Car
les sens eacutevaluent seulement la forme imposeacutee agrave une matiegravere donneacutee et
lrsquoimagination seulement la forme sans la matiegravere La raison transcende la
forme et eacutevalue par rapport agrave lrsquouniversel la speacutecificiteacute mecircme que preacutesentent les
ecirctres pris isoleacutement Mais lrsquoœil de lrsquointelligence voit les choses de plus haut car
elle deacutepasse lrsquouniversel et contemple avec la pure vision de lrsquoesprit la simpliciteacute
de lrsquoessence74
Lrsquoargumentation de Boegravece part de ce qui nous est plus familier la diversiteacute de nos
expeacuteriences sensitives pour nous faire saisir une doctrine plus abstraite au sujet des faculteacutes
cognitives de lrsquoacircme Il donne drsquoabord un exemple des plus concrets celui drsquoun corps
spheacuterique que lrsquoon peut percevoir par deux sens distincts la vue et le toucher Le corps
demeure le mecircme mais la connaissance que nous en avons est deacutetermineacutee par le sens ou
par la faculteacute sensitive particuliegravere qui le perccediloit Cette distinction simple qui ressort de
lrsquoexpeacuterience concregravete introduit la distinction des quatre modes du connaicirctre que sont la
sensation lrsquoimagination la raison et lrsquointelligence Par rapport agrave Proclus les distinctions et
la structure de la doctrine sont conserveacutees agrave lrsquoexception du nombre de faculteacutes eacutenumeacutereacutees
La diffeacuterence majeure touche agrave la distinction du dieu et de lrsquointellect chez Proclus dans une
hieacuterarchie agrave cinq termes alors qursquoici Boegravece ne parle que de lrsquointelligence Au chapitre 5 du
mecircme livre (V) Boegravece associera ce mode de connaissance agrave Dieu alors que lrsquohomme sera
deacutefini par la raison Lrsquoanalyse de ce chapitre nous permettrait de porter un jugement sur les
impacts theacuteologiques et eacutepisteacutemologiques de la synthegravese du divin et du caractegravere intellectif
chez Proclus en un seul terme lrsquointelligence chez Boegravece Notons seulement que lrsquoessence
de la doctrine demeure la mecircme bien que la division du divin et de ses attributs nrsquoatteigne
pas chez Boegravece le mecircme degreacute de sophistication que chez Proclus et que le contexte de son
application comme nous lrsquoavons mentionneacute nrsquoest pas le mecircme Le dernier segment que
nous citons ici pointe en direction de cette continuiteacute malgreacute les diffeacuterences qursquoune eacutetude
comparative plus exhaustive des deux œuvres pourrait reacuteveacuteler
74 Ibid V 4 77-91 (trad J-Y Guillaumin) laquo Nam ut hoc brevi liqueat exemplo eandem corporis
rotunditatem aliter uisus aliter tactus agnoscit Ille eminus manens totum simul iactis radiis intuetur hic uero
cohaerens orbi atque coniunctus circa ipsum motus ambitum rotunditatem partibus comprehendit Ipsum
quoque hominem aliter sensus aliter imaginatio aliter ratio aliter intellegentia contuetur Sensus enim
figuram in subiecta materia constitutam imaginatio uero solam sine materia iudicat figuram Ratio uero hanc
quoque transcendit speciemque ipsam quae singularibus inest uniuersali consideratione perpendit
Intellegentiae uero celsior oculus exsistit supergressa namque uniuersitatis ambitum ipsam illam simplicem
formam pura mentis acie contuetur raquo
30
Et sur ce point voici ce qursquoil faut consideacuterer particuliegraverement la faculteacute de
compreacutehension supeacuterieure inclut celle qui lui est infeacuterieure et celle qui est
infeacuterieure ne peut en aucune maniegravere srsquoeacutelever jusqursquoagrave celle qui lui est
supeacuterieure Car en dehors de la matiegravere les sens nrsquoont aucune force
lrsquoimagination ne contemple pas les espegraveces universelles la raison ne sait pas la
Forme simple mais lrsquointelligence si lrsquoon peut dire regarde drsquoen haut conccediloit
la Forme et distingue aussi tout ce qui lui est subordonneacute mais de la maniegravere
dont elle comprend preacuteciseacutement la forme qui ne pourrait ecirctre connue par aucun
autre processus cognitif75
Boegravece annonce ici les deacuteveloppements de la suite du chapitre 4 et ceux du chapitre 5 qui
rejoindront les thegraveses de Proclus au sujet de la connaissance divine qui laquo preacutecontient raquo et
de laquelle procegravede le reste des modes de connaissance de la raison agrave la sensation
15 Faculteacutes et connaissance dans la tradition platonico-aristoteacutelicienne
En guise drsquointroduction agrave lrsquoeacutetude de la doctrine proclienne de lrsquointellection et de la
multipliciteacute des faculteacutes cognitives de lrsquoacircme nous avons voulu donner un aperccedilu des
proceacutedeacutes par lesquels les philosophes de la tradition platonico-aristoteacutelicienne ont chercheacute agrave
connaicirctre et deacutefinir les multiples modes de connaissance humains et divins
Le principe drsquoapregraves lequel la recherche philosophique doit cheminer agrave partir de ce
qui est le plus connu pour nous vers ce qui est le plus connu en soi eacutenonceacute agrave la premiegravere
page de la Physique drsquoAristote est repris selon diffeacuterentes modaliteacutes et diffeacuterents
contextes par Proclus mais eacutegalement par Boegravece dont la doctrine eacutepisteacutemologique du
chapitre V 4 de la Consolation de Philosophie nous est apparue tributaire des thegraveses
procliennes du Commentaire sur le Timeacutee Si Platon et Aristote nrsquoont pas encore deacutefini une
doctrine au sujet de la variation des modes du connaicirctre selon la diversiteacute des sujets
connaissants on trouve chez eux les principaux concepts gnoseacuteologiques et theacuteologiques
auxquels Proclus (et apregraves lui Boegravece) donnera un cadre theacuteorique permettant de structurer
les diffeacuterentes puissances cognitives dans une procession deacutegradeacutee agrave partir du savoir divin
De lrsquointellection divine (et mecircme au-delagrave dans le savoir unitif qui transcende toute forme de
75 Ibid V 4 92-100 (trad J-Y Guillaumin) laquo Nam superior comprehendendi uis amplectitur inferiorem
inferior uero ad superiorem nullo modo consurgit Neque enim sensus aliquid extra materiam ualet uel
uniuersales species imaginatio contuetur uel ratio capit simplicem formam sed intellegentia quasi desuper
spectans concepta forma quae subsunt etiam cuncta diiudicat sed eo modo quo formam ipsam quae nulli alii
nota esse poterat comprehendit raquo
31
connaissance) agrave la sensation Proclus deacutefinit une hieacuterarchie dans les modes de connaissance
que les six acceptions de la noecircsis dans le Commentaire sur le Timeacutee permettent drsquoeacutetudier
Lrsquoordre naturel des faculteacutes cognitives nous demanderait de faire deacutebuter notre exposeacute avec
la sensation Toutefois conformeacutement aux acceptions de la noecircsis nous nous inteacuteresserons
drsquoabord agrave la doctrine de lrsquoimagination dans la philosophie de Proclus ainsi qursquoagrave ses points
de deacutepart (aphormai) dans la tradition platonico-aristoteacutelicienne
2 Lrsquointellection de lrsquoimagination
21 Lrsquoimagination selon Proclus question philosophique et problegraveme exeacutegeacutetique
211 Lrsquoambivalence de lrsquoimagination
Avant drsquoanalyser lrsquointellection humaine au sens propre dans la seconde partie de
cette eacutetude nous deacutefinirons les deux formes deacuteriveacutees de noecircsis qui bien qursquohumaines
nrsquoont pas lrsquoEcirctre pour objet La connaissance dont parle Timeacutee au deacutebut de son discours est
relative agrave lrsquohomme crsquoest elle que le commentaire de Proclus cherche agrave deacutefinir par lrsquoanalyse
de deux modes de connaissance qui regroupent la totaliteacute des faculteacutes cognitives deacutefinies
par la tradition neacuteoplatonicienne Agrave la distinction fondamentale de lrsquoEcirctre et du Devenir
correspond la division de toute activiteacute cognitive entre lrsquointellection accompagneacutee de raison
et lrsquoopinion accompagneacutee de sensation
Rappelons que les trois premiegraveres acceptions de la noecircsis ndash lrsquointellection de
lrsquointelligible lrsquointellection qui lie lrsquointellect agrave lrsquointelligible et lrsquointellection de lrsquointellect
divin ndash ne peuvent convenir agrave la connaissance de lrsquoEcirctre dont il est question dans le Timeacutee
puisque la connaissance y est conccedilue dans la perspective de lrsquohomme et non dans celle des
dieux Dans la troisiegraveme section de notre eacutetude nous chercherons agrave deacutefinir le sens
qursquoattribue Proclus agrave ces trois formes drsquointellection divine en les associant aux diverses
cateacutegories du divin (principalement agrave partir de la triade ecirctre-vie-penseacutee qui se deacutecline de
multiples maniegraveres dans la procession des principes ontotheacuteologiques en rapport avec les
diffeacuterents degreacutes de la hieacuterarchie divine)
Dans notre INTRODUCTION nous avons formuleacute le problegraveme philosophique auquel
est confronteacute Proclus laquelle des trois autres acceptions de la noecircsis ndash lrsquointellection de
32
lrsquointellect particulier lrsquointellect de lrsquoacircme rationnelle et lrsquointellection imaginative ndash convient
agrave la connaissance par laquelle Timeacutee deacutefinit notre rapport agrave lrsquoEcirctre Et pourquoi deux de ces
acceptions sont disqualifieacutees
La derniegravere acception de la noecircsis pour nous la premiegravere selon lrsquoordre ascendant
est celle qui fait de lrsquoimagination une forme drsquointellection la plus deacutegradeacutee Elle est tout de
mecircme consideacutereacutee comme leacutegitime par Proclus Pour le dire en un mot crsquoest son inteacuterioriteacute
qui fait qursquoon lui attribue ce titre crsquoest ce qui la distingue de la sensation deacutefinie par son
exteacuterioriteacute que Proclus refuse comme Aristote avant lui76 drsquoidentifier agrave lrsquointellection (ou
de maniegravere plus geacuteneacuterique agrave la penseacutee) Proclus agrave la suite de lrsquoauteur du De anima fait de
lrsquoimagination une faculteacute intermeacutediaire entre la raison et la sensation dont la nature et les
activiteacutes sont deacutefinies en fonction de ces deux puissances psychiques qui la laquo ceinturent raquo
Les questions qursquoil se pose sont celles que lrsquoon voit deacutejagrave apparaicirctre dans le De anima
lrsquoimagination est-elle activiteacute ou passiviteacute est-elle production ou reacuteception drsquoimages Une
reacuteponse bregraveve mais agrave ce point de lrsquoenquecircte peu eacuteclairante serait de dire qursquoelle est les deux
agrave la fois selon Proclus selon ses rapports aux autres faculteacutes avec lesquelles elle interagit
Comment cela est-il theacuteoriquement possible Comment une seule faculteacute pourrait-elle
avoir deux activiteacutes distinctes voire opposeacutees Comme nous le verrons une mecircme
puissance ou faculteacute en lrsquooccurrence le logos peut ecirctre le principe de multiples activiteacutes
(intellective dianoeacutetique opinative) en fonction de la diversiteacute de ses objets (Formes
intelligibles formes intermeacutediaires formes naturelles) mais il ne semble pas que cela
puisse srsquoappliquer agrave lrsquoimagination qui nrsquoa que lrsquoimage pour objet de son activiteacute et correacutelat
de sa puissance Peut-ecirctre faut-il alors poser deux imaginations deux faculteacutes distinctes qui
seraient comme deux espegraveces du mecircme genre (ou deux espegraveces de genres diffeacuterents qui ne
partageraient que le nom en tant qursquoelles se rapportent agrave un mecircme objet lrsquoimage sous
diffeacuterents rapports) Crsquoest agrave ces questions qui se preacuteciseront au cours de notre eacutetude sur
lrsquoimagination dans la tradition platonico-aristoteacutelicienne pour lesquelles nous tenterons de
76 Nous voyons lagrave un apport de la penseacutee aristoteacutelicienne qui tranche avec la doctrine de ses devanciers
preacutesocratiques En raison de la pauvreteacute ou mecircme de lrsquoabsence de reacuteflexion portant en propre sur
lrsquoimagination chez Platon les neacuteoplatoniciens dans leurs traiteacutes ou leurs commentaires ont trouveacute dans la
psychologie drsquoAristote les mateacuteriaux conceptuels pour eacutelaborer leur propre doctrine en tentant avec la
difficulteacute que repreacutesente cette tacircche drsquoharmoniser les parties de lrsquoacircme deacutefinies par Platon sa hieacuterarchie des
faculteacutes cognitives dans lrsquoanalogie de la Ligne diviseacutee et la theacuteorie aristoteacutelicienne des faculteacutes de lrsquoacircme dans
le De anima et dans lrsquoEacutethique agrave Nicomaque notamment
33
faire valoir les reacuteponses fournies par Proclus et dont la deacutefinition de lrsquoimagination comme
forme drsquointellection passive dans lrsquoIn Timaeum constitue la synthegravese
212 Lrsquoimagination dans lrsquoœuvre de Proclus
Pour deacutefinir lrsquoimagination chez Proclus les commentateurs se sont surtout
inteacuteresseacutes au second prologue du Commentaire de Proclus sur le premier livre des Eacuteleacutements
drsquoEuclide77 sur lequel nous reviendrons au cours de cet exposeacute Par sa richesse ce texte
meacuteritait toute lrsquoattention qursquoon lui a porteacutee Cependant agrave lui seul cet exposeacute sur
lrsquoimagination dans un discours eacutepisteacutemologique qui porte sur la nature de lrsquoactiviteacute
psychique du geacuteomegravetre ne permet pas de comprendre comment lrsquoimagination srsquoinsegravere dans
le systegraveme des faculteacutes de Proclus et comment elle apparaicirct dans des processus cognitifs
autres que ceux des sciences hypotheacutetiques (ou dianoeacutetiques) et plus preacuteciseacutement de la
geacuteomeacutetrie Bien que Proclus ne possegravede pas notre concept moderne drsquoimaginaire le rocircle de
lrsquoimagination ne saurait ecirctre reacuteduit agrave la simple production drsquoun reacuteceptacle pour les formes
geacuteomeacutetriques que notre penseacutee contient potentiellement Dans le cadre de la philosophie de
Proclus nous pensons bien entendu aux images mythiques qui constituent en quelque sorte
la matiegravere premiegravere de la penseacutee ontotheacuteologique agrave laquelle la penseacutee dialectique cherchera
agrave donner une forme78 Les trois premiegraveres acceptions de lrsquointellection dont nous traiterons
semblent dessiner ce mouvement dialectique dont lrsquoimagination serait le premier moment
la penseacutee discursive le second et la noecircsis meta logou le troisiegraveme la premiegravere ne pouvant
connaicirctre lrsquoEcirctre car il est sans image la seconde nrsquoarrivant agrave saisir que les formes qui en
sont deacuteriveacutees agrave savoir les formes intermeacutediaires
77 Nous reprendrons au terme de notre chapitre sur lrsquoimagination diffeacuterentes hypothegraveses avanceacutees au sujet du
statut de lrsquoimagination par les commentateurs de Proclus auquel nous avons deacutejagrave fait reacutefeacuterence dans les notes
de notre INTRODUCTION 78 Voir Proclus Theacuteologie platonicienne I 4 au sujet des modes drsquoenseignement theacuteologiques symbolique
inspireacute imageacute et dialectique Les trois premiers modes theacuteologiques drsquoapregraves notre interpreacutetation de cette
doctrine manifestent les principes divins au moyen de la faculteacute imaginative (sous un mode symbolique
inspireacute ou par images) alors que le mode dialectique se deacutefinit par le travail opeacutereacute sur ces mecircmes images par
la raison discursive au moyen de ses opeacuterations fondamentales la division la deacutefinition la deacutemonstration et
lrsquoanalyse (cf Theacuteologie platonicienne I 9 40) Pour une eacutetude deacutetailleacutee de la question des modes
theacuteologiques de leur division leur nature et leurs combinaisons dans les eacutecrits de Platon voir et comparer les
deux eacutetudes que lrsquoon trouve dans Proclus et la Theacuteologie platonicienne Actes du colloque international de
Louvain (13-16 mai 1998) LeuvenParis Leuven University PressLes Belles Lettres 2000 J Peacutepin laquo Les
modes de lrsquoenseignement theacuteologique dans la Theacuteologie platonicienne raquo p 1-14 et S Gersh laquo Proclusrsquo
Theological Methods The Programme of Theol Plat I 4 raquo p 15-27
34
Nous pourrions ecirctre tenteacute de projeter une theacuteorie de lrsquoimaginaire sur les eacutecrits de
Proclus agrave partir des outils conceptuels dont est riche la penseacutee philosophique scientifique
et litteacuteraire du XXe siegravecle Aussi stimulant que cet exercice puisse ecirctre nous chercherons agrave
nous limiter aux textes eux-mecircmes ougrave apparaicirct la notion de phantasia en tant qursquoelle est
consideacutereacutee comme une forme drsquointellection Mais comme la consideacuteration de lrsquoimagination
en tant que faculteacute reacuteceptrice des formes geacuteomeacutetriques ne suffit pas pour permettre une
compreacutehension du rocircle de lrsquoimagination dans la connaissance de lrsquoEcirctre il faudra eacutelargir le
champ de lrsquoenquecircte et nous inteacuteresser au rocircle de lrsquoimagination dans la penseacutee mythique ou
plus largement dans le discours imageacute un questionnement qui recoupera celui sur les
quatre modes drsquoenseignement theacuteologiques deacutefinis par Proclus le mode par images le
mode inspireacute le mode symbolique et le mode dialectique auxquels nous avons fait
reacutefeacuterence
213 Eacuteleacutements notionnels de la deacutefinition de lrsquoimagination comme intellection dans
lrsquoIn Timaeum
Notre point de deacutepart pour acqueacuterir une vue drsquoensemble sur lrsquoimagination chez
Proclus sera le texte mecircme du Commentaire sur le Timeacutee ougrave elle est deacutefinie Lrsquointellection
comme imagination est la sixiegraveme et derniegravere acception de la noecircsis consideacutereacutee par Proclus
Ainsi se preacutesente la derniegravere deacutefinition de lrsquointellection dans lrsquoIn Timaeum
Sixiegravemement si tu veux celle-lagrave aussi la compter avec la connaissance
imaginative est dite par certains laquo intellection raquo et lrsquoimagination laquo intellect
passif raquo parce que bien qursquoelle connaisse ce qursquoelle connaicirct avec
accompagnement de formes et de figures cette connaissance se passe agrave
lrsquointeacuterieur Or crsquoest lagrave preacuteciseacutement un attribut commun de toute intellection le
fait de posseacuteder lrsquoobjet connu agrave lrsquointeacuterieur crsquoest par lagrave mecircme je preacutesume que
lrsquointellection diffegravere de la sensation79
Trois eacuteleacutements notionnels ressortent de ce passage Ils dirigeront notre enquecircte en vue de
saisir les raisons pour lesquelles Proclus fait de lrsquoimagination une forme drsquointellection
Premiegraverement lrsquoutilisation de lrsquoexpression laquo intellect passif raquo pour deacutesigner lrsquoimagination
Crsquoest sur ce syntagme qui apparaicirct pour la premiegravere fois dans le De anima drsquoAristote
79 Proclus In Timaeum I 244 19-24 (trad A J Festugiegravere) laquo ἕκτη δέ εἰ βούλει καὶ ταύτην συναριθμεῖν ἡ
φανταστικὴ γνῶσις ὑπό τινων προσαγορεύεται νόησις καὶ νοῦς ἡ φαντασία παθητικός ὅτι καὶ ἔνδον καὶ μετὰ
τύπων καὶ σχημάτων γινώσκει ὅσα γινώσκει κοινὸν δὲ κατὰ πάσης νοήσεως αὐτὸ τοῦτο τὸ ἔνδον ἔχειν τὸ
γνωστόνmiddot τούτῳ γὰρ δήπου καὶ διαφέρει νόησις αἰσθήσεως raquo
35
(drsquoailleurs la seule occurrence dans son corpus)80 que portera principalement notre enquecircte
dans cette section Par une interpreacutetation discutable de ce syntagme qui apparaicirct eacutegalement
dans le Commentaire sur le premier livre des Eacuteleacutements drsquoEuclide Proclus justifie le
caractegravere intellectif de lrsquoimagination Deuxiegravemement la formule qui deacutecrit lrsquoimagination
comme une intellection qui connaicirct laquo avec accompagnement de formes et de figures raquo Par
cette formule comme nous le verrons Proclus renvoie agrave un passage du Phegravedre (247c-d) ougrave
serait deacutefinie la veacuteritable intellection celle qui nous permet de connaicirctre lrsquoEcirctre une
connaissance qui en soi nrsquoest pas accompagneacutee de formes ou de figures Pour comprendre
cela nous citerons non seulement le Phegravedre mais eacutegalement lrsquoAnalogie de la Ligne dans la
Reacutepublique qui permettra aussi de comprendre la cinquiegraveme acception de la noecircsis en tant
que dianoia lrsquointellection de lrsquoacircme rationnelle Troisiegravemement lrsquointeacuterioriteacute de
lrsquoimagination qui la distingue de lrsquoopinion et de la sensation (ou de leur combinaison
laquo lrsquoopinion accompagneacutee de sensation raquo qui deacutefinit la connaissance du Devenir drsquoapregraves le
discours de Timeacutee et lrsquointerpreacutetation qursquoen fait Proclus) Pour ce faire nous citerons
quelques passages de lrsquoexposeacute sur la sensation que lrsquoon trouve dans la suite du
Commentaire sur le Timeacutee
Notre enquecircte au sujet des principes philosophiques de ces trois eacuteleacutements
conceptuels apparaissant dans le texte de la sixiegraveme acception de la noecircsis sera preacuteceacutedeacutee
drsquoune eacutetude sur la notion drsquoimagination dans la philosophie de Platon et drsquoAristote Le De
anima constituera notre point de deacutepart non seulement pour lrsquoeacutetude de lrsquoimagination
aristoteacutelicienne mais aussi pour identifier les passages du corpus platonicien ougrave une telle
notion peut apparaicirctre mecircme si le vocabulaire consacreacute par Aristote autour de lrsquoexpression
phantasia nrsquoest pas encore formaliseacute Puis avant de reacutecapituler lrsquoensemble de nos
conclusions sur lrsquoimagination proclienne et les comparer aux reacutesultats de la recherche
reacutecente sur cette notion dans lrsquoœuvre de Proclus nous nous inteacuteresserons agrave la dimension
mythique de lrsquoimagination dans son rapport aux principes ontotheacuteologiques et
psychologiques du systegraveme proclien
80 Aristote De lrsquoacircme III 5 430a20-25 laquo ἡ δὲ κατὰ δύναμιν χρόνῳ προτέρα ἐν τῷ ἑνί ὅλως δὲ οὐδὲ χρόνῳ
ἀλλrsquo οὐχ ὁτὲ μὲν νοεῖ ὁτὲ δrsquo οὐ νοεῖ χωρισθεὶς δrsquo ἐστὶ μόνον τοῦθrsquo ὅπερ ἐστί καὶ τοῦτο μόνον ἀθάνατον καὶ
ἀΐδιον (οὐ μνημονεύομεν δέ ὅτι τοῦτο μὲν ἀπαθές ὁ δὲ παθητικὸς νοῦς φθαρτός)middot καὶ ἄνευ τούτου οὐθὲν
νοεῖ raquo
36
22 La notion drsquoimagination dans la penseacutee platonicienne
Avant drsquoanalyser les trois eacuteleacutements notionnels qui distinguent la phantasia des
autres formes drsquointellection dans la sixiegraveme et derniegravere acception de la noecircsis ndash le syntagme
laquo intellect passif raquo qui explicite la nature duelle de lrsquoimagination son mode de
connaissance avec accompagnement de formes et de figures qui la distingue de
lrsquointellection veacuteritable de lrsquoEcirctre et son inteacuterioriteacute par laquelle elle diffegravere de la sensation ndash
nous retracerons les eacutetapes marquantes de lrsquoeacutelaboration drsquoune doctrine de lrsquoimagination
dans la tradition platonico-aristoteacutelicienne
Du point de vue de la penseacutee neacuteoplatonicienne et plus particuliegraverement dans la
perspective de la philosophie de Proclus qui recherche chez Platon les points de deacutepart
theacuteoriques pour lrsquoeacutelaboration de sa doctrine nous chercherons drsquoabord les eacuteleacutements drsquoune
theacuteorie de lrsquoimagination dans les dialogues platoniciens Pouvons-nous clairement identifier
des passages du corpus platonicien qui deacuteveloppent une reacuteflexion sur lrsquoimagination comme
faculteacute cognitive de lrsquoacircme humaine Agrave premiegravere vue les dialogues de Platon ne semblent
pas avoir constitueacute le point de deacutepart de la speacuteculation neacuteoplatonicienne sur la faculteacute
imaginative de lrsquoacircme Certains passages du corpus platonicien ont certes procureacute des
mateacuteriaux conceptuels pour lrsquoeacutelaboration drsquoune doctrine de lrsquoimagination dans la tradition
neacuteoplatonicienne pensons notamment agrave lrsquoAnalogie de la Ligne diviseacutee dans la Reacutepublique
ougrave apparaicirct la notion drsquoeikasia (que lrsquoon pourrait traduire par repreacutesentation) mais la
structure conceptuelle qui ressort drsquoune division des faculteacutes cognitives de lrsquoacircme humaine
est drsquoheacuteritage aristoteacutelicien surtout en ce qui concerne la notion drsquoimagination81
Du moins les neacuteoplatoniciens dont Proclus ne trouvent pas explicitement drsquoexposeacute
sur lrsquoimagination deacutefinie comme faculteacute de lrsquoacircme chez Platon et leur doctrine srsquoest
construite surtout agrave partir drsquoune exeacutegegravese du traiteacute De lrsquoacircme drsquoAristote enrichie par les
deacuteveloppements theacuteoriques de ses nombreux commentateurs dont Alexandre drsquoAphrodise
Nous verrons cependant que certains eacuteleacutements conceptuels tireacutes notamment du Timeacutee et du
Phegravedre qui ne sont pas rattacheacutes agrave une faculteacute que Platon nommerait laquo imagination raquo mais
agrave lrsquoactiviteacute de lrsquoacircme lorsqursquoelle se tourne vers le Devenir et qui srsquoidentifie agrave lrsquoopinion
81 Crsquoest une division agrave la fois aristoteacutelicienne et platonicienne des faculteacutes de lrsquoacircme rappelons-le qui apregraves
Proclus apparaicirct dans le prologue du Commentaire de Philopon sur le De anima Cf TABLEAUX ET SCHEacuteMAS
4 La division des faculteacutes de lrsquoacircme humaine selon Jean Philopon
37
accompagneacutee de sensation du Timeacutee servent tout de mecircme agrave la caracteacuteriser dans la
tradition neacuteoplatonicienne
Drsquoapregraves Aristote comme nous le verrons dans notre analyse de la phantasia dans le
De anima Platon aurait assimileacute lrsquoimagination agrave lrsquoopinion accompagneacutee de sensation
expression que nous retrouvons dans le Timeacutee pour deacutefinir le mode de connaissance associeacute
au Devenir (alors que lrsquoexpression intellection accompagneacutee de raison rappelons-le y
deacutefinit la connaissance de lrsquoEcirctre) Puisque lrsquoimagination est deacutefinie comme une forme
drsquointellection par Proclus theacuteoriquement elle ne saurait ecirctre assimileacutee ou reacuteduite agrave lrsquoun des
deux termes qui deacutecrivent le mode de connaissance qui porte sur le Devenir Pourtant
Aristote semble voir dans la doxa de Platon ou plus preacuteciseacutement dans la doxa
accompagneacutee de sensation la deacutefinition platonicienne de lrsquoimagination Proclus qui par
ailleurs ne se gecircne pas pour reacutefuter les arguments drsquoAristote surtout lorsque les thegraveses
aristoteacuteliciennes entrent en conflit avec ce qursquoil voit comme les principes de la penseacutee de
Platon ne critique pas dans la section ougrave il commente le lemme 24a1-4 du Timeacutee cette
assimilation de lrsquoimagination agrave lrsquoopinion accompagneacutee de sensation
Dans sa traduction annoteacutee du traiteacute De lrsquoacircme R Bodeacuteuumls commente le passage
suivant laquo Il est clair en tout cas que lrsquoimagination ne peut ecirctre ni lrsquoopinion lieacutee au sens ni
conccedilue agrave travers la sensation ni non plus un complexe drsquoopinion et de sensation82 raquo Il note
que cette remarque additionnelle qui apparaicirct apregraves qursquoAristote ait drsquoabord eacutecarteacute
lrsquoopinion prise en elle-mecircme comme eacuteleacutement deacutefinitionnel de lrsquoimagination prend en
compte les thegraveses de Platon Il cite quatre passages des Dialogues ougrave apparaicirctraient ces
thegraveses Timeacutee 52a Sophiste 264a Theacuteeacutetegravete 152c et Philegravebe 39b
Le passage du Timeacutee est sans doute le plus important des quatre reacutefeacuterences donneacutees
par Bodeacuteuumls peut-ecirctre mecircme la seule œuvre directement viseacutee par Aristote eacutetant donneacute
lrsquoimportance de ce dialogue agrave maintes reprises critiqueacute dans lrsquoeacutelaboration des thegraveses
proprement aristoteacuteliciennes du traiteacute De lrsquoacircme83 Les lignes qui preacutecegravedent la section agrave
82 Aristote De lrsquoacircme III 3 428a24-26 (trad R Bodeacuteuumls leacutegegraverement modifieacutee) laquo φανερὸν τοίνυν ὅτι οὐδὲ
δόξα μετrsquo αἰσθήσεως οὐδὲ διrsquo αἰσθήσεως οὐδὲ συμπλοκὴ δόξης καὶ αἰσθήσεως φαντασία ἂν εἴη διά τε
ταῦτα καὶ διότι οὐκ ἄλλου τινὸς ἔσται ἡ δόξα ἀλλrsquoἐκείνου εἴπερ ἔστιν οὗ καὶ ἡ αἴσθησις raquo 83 Voir la partie doxographique du De anima I 2-5 (selon la division traditionnelle de lrsquoouvrage) ougrave le
Timeacutee est la principale cible dAristote dans sa critique de la psychologie platonicienne
38
laquelle fait reacutefeacuterence Bodeacuteuumls reprennent en lrsquoexplicitant les eacuteleacutements conceptuels du
lemme 24a1-4 sur lequel porte lrsquoexposeacute de Proclus au sujet des faculteacutes cognitives de
lrsquoacircme humaine Toutefois elle ne deacutefinit pas une notion drsquoimagination qui serait distincte
de lrsquoopinion accompagneacutee de sensation acte qui dans le Timeacutee de Platon (et selon
lrsquointerpreacutetation de Proclus) porte sur le Devenir Le passage que Bodeacuteuumls semble avoir agrave
lrsquoesprit lorsque nous comparons les quatre reacutefeacuterences faites agrave lrsquoœuvre de Platon serait
celui ougrave apparaicirct le terme phantasma (52b) apparenteacute agrave la phantasia Ce phantasme serait
le produit dans lrsquoacircme de ce qui eacutemane de lrsquoecirctre en devenir (et donc le produit de lrsquoopinion
accompagneacutee de sensation) qui nrsquoest jamais veacuteritablement par opposition agrave lrsquoecirctre qui est
saisi par lrsquointellection accompagneacutee de raison (ou de discours84) Les trois autres exposent
sensiblement la mecircme ideacutee que nous retrouverons formuleacutee dans le De anima drsquoAristote
Nous aurions eacutegalement pu songer agrave lrsquoAnalogie de la Ligne dans la
Reacutepublique (509d-511a) qui peut donner un fondement agrave une doctrine de lrsquoimagination
chez Platon Cependant Platon ne traite pas explicitement des modes de connaissance
associeacutes agrave la section infeacuterieure de la Ligne soit la croyance (pistis) et la repreacutesentation
(eikasia) qui tels que deacutefinis ne peuvent pas ecirctre directement associeacutes agrave lrsquoopinion
accompagneacutee de raison du Timeacutee et agrave lrsquoimagination du De anima En contrepartie
lrsquoAnalogie de la Ligne fournira agrave la tradition neacuteoplatonicienne et plus particuliegraverement agrave
Proclus les concepts centraux de son eacutepisteacutemologie en opeacuterant la distinction entre la
dianoia associeacute au savoir matheacutematique et la noecircsis qui est la forme de connaissance
proprement philosophique
23 La nature de lrsquoimagination dans le De anima drsquoAristote entre sensation et intellection
231 Remarques introductives sur lrsquoimagination au livre III du traiteacute De lrsquoacircme
Mecircme si les dialogues platoniciens srsquointerrogent sur les rapports entre lrsquoimage et la
penseacutee crsquoest chez Aristote que sera nettement poseacute le problegraveme de la nature de
lrsquoimagination que sera deacutefinie la place qursquoelle doit occuper dans lrsquoeacuteconomie des faculteacutes de
84 Nous reviendrons sur cette question Doit-on traduire logos par laquo raison raquo ou par laquo discours raquo chez Platon
lorsqursquoil est question de ce qui accompagne lrsquointellection dans la connaissance de lrsquoEcirctre L Brisson et
A J Festugiegravere traduisent par discours mais la traduction par raison nrsquoest pas exclue en tant que la raison en
acte est discours qursquoil soit inteacuterieur ou exteacuterieur agrave lrsquoacircme
39
lrsquoacircme entre sensation et intellection Notons drsquoembleacutee que la noecircsis drsquoAristote nrsquoa pas la
mecircme signification que la noecircsis de Platon et des neacuteoplatoniciens Alors que le terme
noecircsis dans le traiteacute De lrsquoacircme peut ecirctre traduit par un terme geacuteneacuterique comme penseacutee la
noecircsis platonicienne acquiert une signification plus speacutecifique lorsqursquoelle renvoie agrave la
connaissance proprement philosophique celle qui vise lrsquoEcirctre dans le Timeacutee ou les
intelligibles dans la Reacutepublique Le De anima nrsquoest pas en soi un traiteacute drsquoeacutepisteacutemologie (ou
mecircme de gnoseacuteologie) bien qursquoil ait servi de fondement agrave lrsquoeacutelaboration drsquoune theacuteorie de la
connaissance et de la science dans la tradition neacuteoplatonicienne
Degraves le prologue de son traiteacute Aristote deacutefinit la perspective qui sera la sienne celle
du naturaliste en la distinguant de lrsquoapproche de ses devanciers mateacuterialistes ou
dialecticiens85 Crsquoest dans cette perspective qursquoil pose le problegraveme des rapports entre les
notions drsquoimagination et drsquointellection
Et crsquoest surtout lrsquoopeacuteration de lrsquointelligence qui ressemble agrave un pheacutenomegravene
propre Neacuteanmoins si cette derniegravere constitue une sorte drsquoimagination ou ne va
pas sans imagination il ne saurait ecirctre question drsquoadmettre non plus qursquoelle se
passe du corps86
Aristote cherche agrave savoir srsquoil y a des affections de lrsquoacircme qui lui sont propres qui sont
seacutepareacutees du corps Comme le fera Proclus dans son Commentaire sur le Timeacutee Aristote
dans la suite du traiteacute De lrsquoacircme distinguera lrsquointellection de la sensation mais restera
prudent quant au statut de lrsquoimagination qursquoil heacutesite agrave seacuteparer de la penseacutee Nous
preacutesenterons drsquoabord la doctrine de lrsquoimagination (phantasia) dans son rapport agrave lrsquoopinion
pour ensuite analyser les passages ougrave elle est mise en rapport avec la penseacutee (noecircsis)
Il est maintenant temps de preacutesenter la conception aristoteacutelicienne de la phantasia
plus preacuteciseacutement celle que lrsquoon retrouve au livre III du De anima Nous reprendrons
drsquoabord le deacuteveloppement argumentatif preacutesenteacute par Aristote dans cette section afin de nous
donner une vue geacuteneacuterale de ce concept Eacutetant donneacute la densiteacute et la briegraveveteacute de cette section
du De anima nous nous permettrons de reformuler certains arguments drsquoAristote dans le
85 Ce dont Aristote traite dans le prologue du traiteacute De lrsquoacircme I 1 402a1-403b19 86 Aristote De lrsquoacircme I 1 403a8-11 (trad R Bodeacuteuumls leacutegegraverement modifieacutee) laquo μάλιστα δrsquo ἔοικεν ἰδίῳ τὸ
νοεῖνmiddot εἰ δrsquo ἐστὶ καὶ τοῦτο φαντασία τις ἢ μὴ ἄνευ φαντασίας οὐκ ἐνδέχοιτrsquo ἂν οὐδὲ τοῦτrsquo ἄνευ σώματος
εἶναι εἰ μὲν οὖν ἔστι τι τῶν τῆς ψυχῆς ἔργων ἢ παθημάτων ἴδιον ἐνδέχοιτrsquo ἂν αὐτὴν χωρίζεσθαι raquo
40
but drsquoeacuteclairer un style qui reste souvent trop obscur pour le lecteur En effet un reacutesumeacute qui
ne reprendrait pas la totaliteacute de lrsquoargumentation ne saurait que trahir le meacutethodique travail
dialectique effectueacute par Aristote travail qui consiste agrave mettre de cocircteacute les opinions fausses agrave
propos de lrsquoobjet drsquoenquecircte afin de parvenir agrave une deacutefinition juste de cet objet (dans ce cas-
ci la deacutefinition juste de ce qursquoest la phantasia) Agrave la suite de ce travail de clarification
consacreacute agrave la section allant de 427b15 agrave 429a10 nous ferons lrsquoanalyse des autres
deacuteveloppements pertinents concernant la phantasia dans le reste du De anima Nous
soulegraveverons finalement certaines difficulteacutes que pose lrsquoexposition succincte que fait
Aristote du concept de phantasia dans ce traiteacute plus particuliegraverement celle de la polyseacutemie
des termes phantasia et phantasma(ta) Ce travail nous permettra dans la suite de notre
eacutetude de mieux juger de la conception proclienne de lrsquoimagination dans le cadre de
lrsquoexeacutegegravese drsquoune œuvre platonicienne le Timeacutee qui fait figure de repoussoir pour Aristote
dans lrsquoeacutelaboration de sa propre doctrine de lrsquoacircme et plus particuliegraverement de sa faculteacute
imaginative
232 La recherche drsquoune deacutefinition pour lrsquoimagination
Nous faisons deacutebuter lrsquoargumentation drsquoAristote agrave propos de la phantasia en
427b15 Il eacutenonce drsquoabord que la phantasia se distingue de la sensation (aisthecircsis) et de la
penseacutee (dianoia) Cette preacutecision fait suite agrave la confusion entre sens et intelligence qui eacutetait
justement causeacutee par la phantasia En effet celle-ci est agrave la charniegravere de ces deux faculteacutes
essentielles agrave la connaissance la phantasia deacutepend de la sensation alors que la croyance
(hupolecircpsis) genre commun agrave lrsquoopinion (doxa) et agrave la science (epistecircmecirc) deacutepend drsquoelle
(lrsquoimagination) Cette ambivalence de la phantasia amegravene drsquoabord Aristote agrave la distinguer
de la croyance Le premier argument qursquoil apporte stipule que la phantasia est agrave notre
discreacutetion tandis que lrsquoopinion qui est une espegravece de la croyance ne lrsquoest pas En effet
nous avons la liberteacute de nous repreacutesenter des images comme bon nous semble alors que
nous ne sommes pas libres de croire en une chose si nous la pensons vraie ou fausse De
plus la phantasia nrsquoest jamais accompagneacutee drsquoune eacutemotion alors que lrsquoopinion peut lrsquoecirctre
En effet si nous nous repreacutesentons une chose que lrsquoon pourrait consideacuterer comme
effrayante sans avoir jugeacute que cette chose eacutetait en effet effrayante crsquoest-agrave-dire sans srsquoecirctre
fait une opinion sur cette chose nous nrsquoeacuteprouverons aucune eacutemotion Le fait que lrsquoon
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puisse avoir peur drsquoune chose sur laquelle nous nrsquoavons pas encore porteacute de jugement est
tout agrave fait inconcevable pour Aristote
La suite de lrsquoexposeacute nous amegravene agrave revenir sur le travail de division effectueacute par
Aristote Nous avons mentionneacute que la croyance est le genre commun agrave la science et agrave
lrsquoopinion Aristote a eacutegalement distingueacute la phantasia de la penseacutee (noecircsis) et de la
croyance Apregraves avoir fait ces distinctions comment peut-il affirmer que la penseacutee passe
pour ecirctre drsquoun cocircteacute la phantasia et de lrsquoautre la croyance87 Comment la penseacutee
qursquoAristote avait distingueacutee de la phantasia pourrait-elle maintenant y ecirctre identifieacutee
Pour comprendre la logique derriegravere cette apparente contradiction nous devons consideacuterer
ce passage comme une introduction meacutethodologique relative agrave la dialectique
aristoteacutelicienne ayant pour fonction de preacutesenter la position dont il faudra montrer
lrsquoabsurditeacute Dans ce cas-ci nous serons ameneacute agrave reacutefuter lrsquohypothegravese qui identifie la penseacutee
agrave la phantasia
Le passage suivant semble lui aussi en contradiction avec les conclusions
provisoirement eacutemises agrave propos de la distinction entre la phantasia la sensation et la
penseacutee
Si donc il srsquoagit de la repreacutesentation en vertu de laquelle nous disons avoir une
sorte drsquoapparition devant nous et qursquoon ne lrsquoentend pas dans quelque sens
deacuteriveacute crsquoest une quelconque de ces dispositions faculteacutes ou eacutetats en vertu de
laquelle nous exerccedilons notre discernement pour dire soit le vrai soit le faux
Or tels sont le sens lrsquoopinion lrsquointelligence la science88
En effet ce passage suscite beaucoup de questionnements Drsquoabord Aristote fait reacutefeacuterence
agrave lrsquoeacutetymologie du terme phantasia Selon cette eacutetymologie dont nous avons fait
anteacuterieurement lrsquoeacutetude nous pourrions ecirctre porteacute agrave assimiler la phantasia agrave la sensation En
effet la phantasia peut ecirctre prise comme la faculteacute (dunamis) ou lrsquoeacutetat (hexis) qui reccediloit ce
qui apparaicirct (phainein) de lrsquoobjet Les propos drsquoAristote se rapprocheraient alors de ceux de
Platon pour qui laquo imagination et sensation sont une mecircme chose89 raquo Mais lorsqursquoil
87 Aristote De lrsquoacircme III 3 427a25-30 88 Aristote De anima III 3 428a1-15 (trad R Bodeacuteuumls) laquo εἰ δή ἐστιν ἡ φαντασία καθrsquo ἣν λέγομεν
φάντασμά τι ἡμῖν γίγνεσθαι καὶ μὴ εἴ τι κατὰ μεταφορὰν λέγομεν ἆρα μία τις ἔστι τούτων δύναμις ἢ ἕξις
καθrsquo ἃς κρίνομεν καὶ ἀληθεύομεν ἢ ψευδόμεθα τοιαῦται δrsquo εἰσὶν αἴσθησις δόξα ἐπιστήμη νοῦς raquo 89 Platon Theacuteeacutetegravete 152c
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mentionne que crsquoest par cette faculteacute ou eacutetat que nous jugeons du vrai et du faux nous
devons plutocirct assimiler la phantasia agrave lrsquoopinion agrave lrsquointelligence ou agrave la science Ce bref
passage soulegraveve donc quatre hypothegraveses (sens opinion intelligence et science) auxquelles
Aristote comme agrave son habitude fera passer le test discriminant de sa meacutethode dialectique
Il eacutecartera drsquoabord lrsquohypothegravese du sens en ayant recours agrave trois arguments En un
premier temps il preacutetendra que quelque chose peut apparaicirctre (phainetai ti)
indeacutependamment de la potentialiteacute (dunamis) ou de lrsquoactiviteacute (energeia) du sens Les
visions oniriques que nous avons pendant notre sommeil en sont la preuve En effet aucun
objet sensible nrsquoactive la potentialiteacute de nos sens lorsque nous dormons Les images
produites lorsque nous recircvons qui constituent une espegravece des phantasmata ne peuvent ecirctre
produites par le sens En un deuxiegraveme temps Aristote fera voir que le sens est preacutesent chez
tous les animaux alors que la phantasia ne lrsquoest pas chez tous Selon lui les insectes nrsquoont
pas la capaciteacute de repreacutesentation Ainsi si nous acceptions drsquoassimiler la phantasia agrave la
sensation nous devrions du mecircme coup accepter que tous les animaux possegravedent un
pouvoir de repreacutesentation ce qui va agrave lrsquoencontre des faits selon Aristote En un troisiegraveme
temps Aristote fait lrsquoassertion suivante laquo les sens sont toujours vrais alors que les
repreacutesentations (phantasiai) ont une allure presque toujours trompeuse90 raquo Selon lui les
sens dans leur appreacutehension des sensibles propres ne sont jamais dans lrsquoerreur tandis que
les phantasiai notamment celles dont sont composeacutes nos recircves (eidocircla) ne sont pas
neacutecessairement en adeacutequation avec la reacutealiteacute Cependant ce dernier argument conserve sa
pertinence seulement srsquoil fait abstraction des sensibles communs qui selon la theacuteorie de la
connaissance aristoteacutelicienne peuvent provoquer une erreur sensorielle
Aristote mettra ensuite rapidement de cocircteacute lrsquohypothegravese de la science ainsi que celle
de lrsquointelligence En effet puisque ces deux opeacuterations ne srsquoeacutecartent jamais de la veacuteriteacute
alors que nous savons que les phantasiai pouvaient ecirctre fausses la phantasia ne peut pas
ecirctre assimileacutee agrave lrsquoune drsquoelles
Nous en venons enfin agrave la derniegravere hypothegravese celle de lrsquoopinion dont Aristote avait
proposeacute une premiegravere reacutefutation en 427b16-24 Les deux arguments proposeacutes sont
90 Aristote De lrsquoacircme III 3 428a11-12 (trad R Bodeacuteuumls)
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semblables au deuxiegraveme argument qursquoa preacutesenteacute Aristote pour reacutefuter lrsquohypothegravese du sens
si la phantasia est une telle chose (sens opinion intelligence science) alors elle nrsquoest
preacutesente que chez quelques animaux ce qui est absurde car nous constatons qursquoelle est
preacutesente chez beaucoup plus drsquoentre eux Ainsi si la phantasia est assimileacutee agrave lrsquoopinion et
eacutetant donneacute que lrsquoopinion entraicircne la conviction (pistis) qui se precircte agrave nous et agrave aucune
autre becircte nous serions ameneacute agrave conclure que la phantasia ne se precircte qursquoagrave nous ce qui va
agrave lrsquoencontre des donneacutees drsquoAristote Inutile ici de reprendre le second argument il
emprunte le mecircme schegraveme que le premier en ne faisant que remplacer la notion de
conviction par celle de raison (logos)
Pour srsquoassurer de la validiteacute de ses preacuteceacutedentes reacutefutations Aristote combinera le
sens et lrsquoopinion qui constituaient les deux hypothegraveses les plus longuement reacutefuteacutees afin
que la phantasia ne puisse ecirctre assimileacutee agrave une pareille combinaison Lrsquohypothegravese comme
quoi le fait drsquoapparaicirctre (to phainesthai) serait avoir une opinion de ce dont on a la
sensation sera vite rejeteacutee par Aristote Lrsquoexemple du Soleil qui selon la sensation semble
mesurer un pied de diamegravetre alors que nous avons lrsquoopinion sinon la conviction qursquoil est
immenseacutement plus grand que cela entre en contradiction avec lrsquohypothegravese drsquoune
combinaison de ces deux dispositions (sens et opinion)
Puisque Aristote nrsquoa pas reacuteussi agrave identifier la nature de la phantasia en lrsquoassimilant agrave
lrsquoune des dispositions ou opeacuterations sur lesquelles il avait enquecircteacute il cherchera agrave le faire
en trouvant sa cause (dia ti) Il preacutetendra drsquoabord que la phantasia semble ecirctre un
mouvement qui est engendreacute par un autre mouvement celui du sens Ce serait la
persistance du mouvement causeacute par la sensation alors que lrsquoobjet qui a activeacute la
potentialiteacute du sens nrsquoest plus preacutesent qui constituerait la phantasia Apregraves une parenthegravese
concernant les diverses espegraveces de sensibles (propres accidentels et communs) qui sont agrave
lrsquoorigine du mouvement de la sensation Aristote proposera sa deacutefinition de la phantasia
laquo la repreacutesentation (phantasia) sera le mouvement qui se produit sous lrsquoeffet du sens en
activiteacute91 raquo
91 Ibid III 3 429a1-2
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Aristote compleacutetera sa deacutefinition conceptuelle par une deacutefinition eacutetymologique
semblable agrave celle que nous avons preacutesenteacutee au deacutebut de ce travail Il mentionnera
eacutegalement que la phantasia a pour fonction de guider dans leurs actions les animaux
deacutepourvus drsquointelligence ainsi que les hommes lorsque les circonstances (passion maladie
sommeil) les empecircchent drsquoavoir recours agrave leur faculteacute intellective Aristote conclut son
exposeacute en sous-entendant qursquoil nrsquoa pas fini drsquoexplorer la probleacutematique souleveacutee par la
phantasia laquo que tant soit dit (eirecircstho epi tosouton)92raquo
233 La phantasia ailleurs dans le De anima
Crsquoest dans la section traitant de la faculteacute intellective que drsquoautres deacuteveloppements
pertinents concernant la phantasia pourront ecirctre trouveacutes En 431a14-17 Aristote mentionne
que laquo lrsquoacircme doueacutee de reacuteflexion dispose des repreacutesentations (phantasmata) qui tiennent
lieu de sensations [hellip] Aussi lrsquoacircme ne pense-t-elle jamais sans repreacutesentation93 raquo Richard
Bodeacuteuumls preacutecise que cette deacutependance de lrsquointelligence agrave lrsquoeacutegard de la repreacutesentation est tout
aussi vraie dans lrsquoaction que dans la speacuteculation
En 434a5-9 Aristote preacutesente deux genres de la phantasia la repreacutesentation
sensitive (aisthecirctikecirc phantasia) et la repreacutesentation deacutelibeacuterative (bouleutikecirc phantasia)
cette derniegravere appartenant seulement aux animaux pourvus de raison (lrsquohomme) Aristote en
profite alors pour expliquer comment srsquoeffectue la deacutelibeacuteration
En effet deacutecider entre cette action-ci ou celle-lagrave crsquoest deacutejagrave une opeacuteration qui
relegraveve du calcul et qui neacutecessairement implique toujours une uniteacute de mesure
puisque de deux choses on poursuit celle qui offre le plus drsquointeacuterecirct drsquoougrave la
capaciteacute de faire lrsquouniteacute agrave partir de plusieurs repreacutesentations94
Crsquoest gracircce agrave cette capaciteacute drsquounir les diverses repreacutesentations sensibles que peut se
constituer lrsquoexpeacuterience Crsquoest au commencement de sa Meacutetaphysique qursquoapparaissent ces
ceacutelegravebres philosophegravemes en theacuteorie de la connaissance
92 Ibid III 3 429a8-9 93 Ibid III 7 431a14-17 (trad R Bodeacuteuumls) 94 Ibid III 11 434a7-10 (trad R Bodeacuteuumls) laquo πότερον γὰρ πράξει τόδε ἢ τόδε λογισμοῦ ἤδη ἐστὶν ἔργονmiddot
καὶ ἀνάγκη ἑνὶ μετρεῖνmiddot τὸ μεῖζον γὰρ διώκειmiddot ὥστε δύναται ἓν ἐκ πλειόνων φαντασμάτων ποιεῖν raquo
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Ainsi les animaux autres que lrsquohomme ne vivent que sur des repreacutesentations
sensibles et sur des souvenirs mais ils ne profitent que meacutediocrement de
lrsquoexpeacuterience tandis que lrsquoespegravece humaine a pour se conduire dans la vie lrsquoart
et la reacuteflexion95
Nous arrecirctons ici notre enquecircte concernant les passages ougrave nous retrouvons la notion de
phantasia dans le De anima Agrave ce point-ci de notre eacutetude nous avons en main les outils de
base nous permettant drsquoamorcer notre travail critique et interpreacutetatif de ce concept chez
Proclus
24 La notion drsquointellect passif drsquoAristote agrave Ammonius
241 La question de lrsquointellect passif chez Proclus et Ammonius
Nous avons vu apparaicirctre lrsquoexpression laquo intellect passif raquo dans le Commentaire sur
le Timeacutee pour deacutefinir lrsquoimagination qui par son inteacuterioriteacute peut ecirctre assimileacutee agrave
lrsquointellection mais qui par son rapport aux sensations et aux images qui sont associeacutees agrave
son activiteacute est qualifieacutee de passive Crsquoest chez le disciple de Proclus Ammonius que
nous retrouverons un des traitements les plus complets de cette notion que nous pourrons
ensuite mieux saisir agrave lrsquointeacuterieur de la penseacutee proclienne
242 Le Commentaire drsquoAmmonius sur le traiteacute De lrsquointerpreacutetation
Le Commentaire drsquoAmmonius sur le De interpretatione drsquoAristote srsquoavegravere le seul
teacutemoin direct en langue grecque de lrsquoexeacutegegravese neacuteoplatonicienne de ce traiteacute Eacutecrit de la
main mecircme drsquoAmmonius contrairement aux autres ouvrages conserveacutes sous son nom et
reacutedigeacutes par ses disciples cet eacutecrit se fonde sur lrsquoenseignement oral de son maicirctre Proclus
Ce commentaire couvre la totaliteacute du traiteacute aristoteacutelicien deacutecoupeacute selon la division
traditionnelle par lemmes et est preacuteceacutedeacute drsquoune introduction ougrave son auteur reacutepond selon les
principes de la scolastique neacuteoplatonicienne agrave cinq questions jugeacutees preacutealables agrave
lrsquointerpreacutetation du texte La troisiegraveme question concerne lrsquoauthenticiteacute du traiteacute remise en
cause par le premier eacutediteur connu du corpus aristoteacutelicien Andronicus de Rhodes La
tacircche drsquoAmmonius y consiste agrave reacutefuter lrsquoargument andronicien afin de justifier la place du
95 Aristote Meacutetaphysique A 1 980a25-28 (trad J Tricot) laquo τὰ μὲν οὖν ἄλλα ταῖς φαντασίαις ζῇ καὶ ταῖς
μνήμαις ἐμπειρίας δὲ μετέχει μικρόνmiddot τὸ δὲ τῶν ἀνθρώπων γένος καὶ τέχνῃ καὶ λογισμοῖς raquo
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De interpretatione au sein de lrsquoOrganon propyleacutees du cursus drsquoenseignement de lrsquoEacutecole
neacuteoplatonicienne
Drsquoapregraves Ammonius Andronicus de Rhodes aurait jugeacute le traiteacute De lrsquointerpreacutetation
inauthentique en raison drsquoun renvoi qursquoy fait son auteur au traiteacute De lrsquoacircme au sujet drsquoune
doctrine qui ne srsquoy retrouverait pourtant pas96 En effet Andronicus nrsquoaurait pas su
identifier dans le De anima un passage parallegravele agrave celui qui dans le De interpretatione
eacutenonce laquo que les passions de lrsquoacircme sont les mecircmes pour tous comme lrsquoeacutetaient deacutejagrave les
choses dont elles sont les similitudes97 raquo Lrsquoauthenticiteacute du traiteacute De lrsquoacircme eacutetant indubitable
drsquoapregraves le jugement de lrsquoeacutediteur drsquoAristote le traiteacute De lrsquointerpreacutetation devait ecirctre
apocryphe On peut se questionner sur les motifs profonds derriegravere ce rejet en apparence
cateacutegorique et radical par Andronicus sur la base de ce seul passage drsquoun ouvrage dont
lrsquoesprit et la lettre semblent typiquement aristoteacuteliciens Agrave ce problegraveme le Commentaire
drsquoAmmonius nous offre une piste de reacuteponse il nous apprend qursquoAndronicus comprenait
que les notions (noecircma[ta]) eacutetaient appeleacutees passions de lrsquoacircme (pathecircmata tecircs psuchecircs) par
Aristote Si lrsquoon ne peut confirmer que lrsquoauteur du De interpretatione dans lrsquoextrait
preacuteceacutedemment citeacute identifie explicitement les passions de lrsquoacircme agrave des notions on doit
toutefois reconnaicirctre qursquoil emploie dans les lignes subseacutequentes le terme noecircma pour
deacutesigner ce qursquoil y a dans lrsquoacircme agrave savoir ce que lrsquoon combine afin drsquoobtenir un eacutenonceacute
susceptible de veacuteriteacute ou de fausseteacute98 Force est donc de constater que dans le premier
chapitre du traiteacute passion et notion deacutesignent une mecircme reacutealiteacute qui est drsquoordre
psychologique On comprend degraves lors lrsquoobjection qui a pu venir agrave lrsquoesprit drsquoAndronicus
comment Aristote aurait-il pu qualifier de passion ce qursquoil appelle notion (noecircma) agrave savoir
le produit drsquoun intellect qui au chapitre III 4 du De anima est pourtant qualifieacute
drsquoimpassible99 Comme nous chercherons agrave le montrer dans cette eacutetude les diffeacuterentes
reacuteponses apporteacutees agrave cette question agrave lrsquooccasion de lrsquoexeacutegegravese du traiteacute De lrsquoacircme seront
deacuteterminantes pour lrsquoeacutelaboration de la noeacutetique ancienne et plus particuliegraverement
neacuteoplatonicienne
96 Ammonius In Aristotelis de interpretatione 5 24-6 4 97 Aristote De lrsquointerpreacutetation I 16a6-9 (agrave moins drsquoune mention contraire les traductions sont de nous) 98 Cf Aristote De lrsquoacircme III 6 430a26 sqq 99 Ibid III 4 429a15
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La reacuteponse drsquoAmmonius aux doutes drsquoAndronicus de Rhodes se fonde sur sa
compreacutehension drsquoun syntagme dont on ne retrouve qursquoune seule occurrence dans tout le
corpus aristoteacutelicien lrsquointellect passif (pathecirctikos nous) Ammonius agrave la suite de son
maicirctre Proclus identifie cet intellect agrave lrsquoimagination Bien qursquoelle semble corroboreacutee par
plusieurs passages du traiteacute De lrsquoacircme ougrave Aristote rapproche lrsquoimagination de lrsquointellection
cette interpreacutetation ne srsquoimpose pas drsquoembleacutee en effet elle nrsquoa pas eacuteteacute adopteacutee par tous les
commentateurs anciens ndash Alexandre drsquoAphrodise et Theacutemistius nrsquoenvisagent pas cette
possibiliteacute100 ndash et peu de commentateurs modernes lrsquoont retenue Le chapitre III 5 du De
anima ougrave cette notion apparaicirct est lrsquoun des lieux les plus probleacutematiques et aussi lrsquoun des
plus discuteacutes de lrsquoœuvre drsquoAristote
Dans le cadre de notre enquecircte sur la conception neacuteoplatonicienne de lrsquoimagination
et de lrsquointellect passif notamment Ammonius lrsquoeacutelegraveve de Proclus nous chercherons drsquoabord
agrave deacuteterminer la fonction cognitive attribueacutee par Aristote agrave cet intellect au livre III du traiteacute
De lrsquoacircme en tenant compte dans notre analyse du traiteacute De la meacutemoire et de la
reacuteminiscence ougrave lrsquoon retrouve les exposeacutes les plus explicites au sujet des passions de lrsquoacircme
prises comme similitudes des choses (pragma[ta]) ce dont il est preacuteciseacutement question au
premier chapitre du traiteacute De lrsquointerpreacutetation Nous traiterons ensuite de lrsquointerpreacutetation
neacuteoplatonicienne de la nature et de la fonction de lrsquointellect passif en nous basant sur les
textes des preacutedeacutecesseurs immeacutediats drsquoAmmonius Proclus et son maicirctre Syrianus Enfin
nous tenterons drsquoidentifier les raisons qui ont pu motiver Ammonius agrave identifier les notions
de lrsquoacircme aux passions de lrsquointellect passif et jugerons dans quelle mesure son exeacutegegravese est
fidegravele ou non agrave la doctrine aristoteacutelicienne telle que nous la comprenons Nous pourrons
ainsi nous servir mutatis mutandis de nos conclusions au sujet de lrsquoimagination chez
Ammonius pour mieux deacutefinir les concepts relatifs agrave la sixiegraveme et derniegravere acception de
lrsquointellection dans le Commentaire de Proclus sur le Timeacutee
100 H J Blumenthal Aristotle and Neoplatonism in Late Antiquity Aristotle and Neoplatonism in Late
Antiquity Interpretations of the De anima Ithaca Cornell University Press 1996 p 155
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243 Lrsquointellect passif et lrsquoimagination dans lrsquoœuvre drsquoAristote
2431 Lrsquointellect passif dans le traiteacute De lrsquoacircme chapitres III 4 et 5
La seule occurrence du syntagme nous pathecirctikos dans le corpus aristoteacutelicien
apparaicirct au chapitre III 5 du De anima Dans les premiegraveres lignes de cette section Aristote
met en application le principe selon lequel les pheacutenomegravenes naturels doivent ecirctre analyseacutes en
termes de forme et de matiegravere drsquoagent et de patient regravegle agrave laquelle la faculteacute intellective
ne saurait faire exception
Puisque dans chaque genre comme dans la totaliteacute de la nature il y a drsquoune
part une matiegravere (qui est en puissance toutes ces choses) et drsquoautre part une
cause un agent qui produit toutes choses comme un art relativement agrave une
matiegravere il est aussi neacutecessaire que ces distinctions se retrouvent dans
lrsquoacircme101
Ce passage succegravede au traitement dialectique de la faculteacute intellective ougrave Aristote discutait
les opinions de ses preacutedeacutecesseurs dont celles drsquoAnaxagore et arrivait agrave deacutegager le concept
drsquointellect en puissance Mecircme si lrsquoon ne saurait naiumlvement accepter la distinction
scolastique ndash adopteacutee par J Tricot dans sa traduction du De anima102 ndash qui fait de lrsquointellect
patient le sujet du chapitre III 4 et de lrsquointellect agent celui du chapitre III 5 ndash rappelons
que le syntagme nous poiecirctikos nrsquoapparaicirct pas avant Alexandre ndash il faut reconnaicirctre que ce
deacutecoupage suit assez fidegravelement les eacutetapes du raisonnement aristoteacutelicien En effet celui-ci
pose drsquoabord au chapitre III 4 la neacutecessiteacute drsquoune certaine communauteacute entre lrsquoagent et le
patient dans lrsquoacte drsquointellection et eacutenonce ensuite que la faculteacute intellective est en
puissance ses objets bien qursquoelle ne les soit pas en acte comme la tablette de cire qui nrsquoa
pas encore reccedilu lrsquoeacutecriture il lui restera donc agrave deacutefinir au chapitre suivant la nature de la
cause efficiente celle sans laquelle lrsquointellect en puissance ne pourrait jamais passer agrave
lrsquoacte ce que la tradition nommera laquo intellect agent raquo Deux points sont ici agrave retenir (1) agrave
101 Aristote De lrsquoacircme III 5 430a10-14 (trad J Tricot) laquo Ἐπεὶ δrsquo [ὥσπερ] ἐν ἁπάσῃ τῇ φύσει ἐστὶ [τι] τὸ μὲν
ὕλη ἑκάστῳ γένει (τοῦτο δὲ ὃ πάντα δυνάμει ἐκεῖνα) ἕτερον δὲ τὸ αἴτιον καὶ ποιητικόν τῷ ποιεῖν πάντα οἷον
ἡ τέχνη πρὸς τὴν ὕλην πέπονθεν ἀνάγκη καὶ ἐν τῇ ψυχῇ ὑπάρχειν ταύτας τὰς διαφοράς raquo Nous reproduisons
eacutegalement la traduction de R Bodeacuteuumls une seule traduction nous semblant insuffisante pour approcher ce texte
grec parmi les plus interpreacuteteacutes de la litteacuterature philosophique antique laquo Mais crsquoest un fait que partout dans la
nature une chose fait office de matiegravere pour chaque genre et repreacutesente ce agrave quoi srsquoidentifie lrsquoensemble des
objets potentiels du genre en question alors qursquoune autre chose tient le rocircle de responsable et de producteur
du fait qursquoelle produit tous ces objets agrave la maniegravere de lrsquoart par rapport agrave sa matiegravere Il faut donc
neacutecessairement que dans lrsquoacircme aussi se retrouvent ces diffeacuterences raquo 102 Aristote De lrsquoacircme III 4 et 5 traduction par J Tricot Paris Vrin 1934 p 173-183
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la fin du chapitre III 4 et dans la totaliteacute du chapitre III 5 Aristote applique la meacutethode du
naturaliste en analysant la faculteacute intellective en termes drsquoagir et de pacirctir de cause
efficiente et de matiegravere (2) par conseacutequent il emploie lrsquoeacutepithegravete pathecirctikos pour qualifier
lrsquointellect en puissance en prenant toutefois le soin drsquoaccoler lrsquoadjectif indeacutefini ti au verbe
paschein afin de distinguer la passiviteacute intellective de la passiviteacute sensitive
Il nous reste maintenant agrave deacutefinir ce que peut deacutesigner le syntagme nous pathecirctikos
qui apparaicirct dans la derniegravere phrase du chapitre III 5 Aucun argument irreacutefutable ne nous
empecircche drsquoidentifier le nous pathecirctikos au nous dunamei lrsquoanalyse dichotomique de la
faculteacute intellectuelle par Aristote semble drsquoailleurs corroborer cette identification La
position objectant que lrsquointellect en tant qursquoil est seacutepareacute dans son activiteacute de la reacutealiteacute
passive qursquoest le corps ne saurait ecirctre qualifieacute de passif ndash objection que nous rencontrons
dans le commentarisme neacuteoplatonicien pour des raisons qursquoa identifieacutees H J
Blumenthal103 ndash est en deacutesaccord avec les ideacutees exprimeacutees au chapitre III 4 Pour Aristote
la faculteacute intellectuelle est agrave la fois impassible en tant qursquoimmateacuterielle et seacuteparable du
corps dans son activiteacute et passible en tant que reacuteceptive des formes intelligibles et de la
causaliteacute de lrsquointellect agent Selon ces consideacuterations nous preacutesentons une traduction que
nous jugeons coheacuterente de ce passage tregraves discuteacute
Seacutepareacute il [lrsquointellect agent] est seulement ce qursquoil est et cela seul est
immortel et eacuteternel (nous ne nous rappelons pas parce que celui-ci
[lrsquointellect agent] est impassible tandis que lrsquointellect passif est corruptible)
et sans lui [lrsquointellect agent] rien ne pense104
Toute traduction de cet obscur passage preacutesuppose une interpreacutetation philosophique de la
noeacutetique aristoteacutelicienne et une reconstruction syntaxique de la prose drsquoAristote Deux
principes ont guideacute notre interpreacutetation Drsquoune part Aristote semble conserver du deacutebut agrave la
fin du chapitre III 5 la distinction entre un intellect agent qui produit toutes choses et un
intellect patient qui devient toutes choses il est donc inutile drsquoidentifier le nous pathecirctikos
103 H J Blumenthal op cit p 153 104 Aristote De lrsquoacircme III 5 430a22-25 (notre traduction) laquo χωρισθεὶς δrsquo ἐστὶ μόνον τοῦθrsquo ὅπερ ἐστί καὶ
τοῦτο μόνον ἀθάνατον καὶ ἀΐδιον οὐ μνημονεύομεν δέ ὅτι τοῦτο μὲν ἀπαθές ὁ δὲ παθητικὸς νοῦς φθαρτός
καὶ ἄνευ τούτου οὐθὲν νοεῖ raquo Exceptionnellement nous avons mis de cocircteacute les parenthegraveses et autres signes de
ponctuation que nous trouvons dans lrsquoeacutedition du texte grec par Ross puisqursquoil srsquoagit deacutejagrave drsquoune interpreacutetation
de la doctrine drsquoAristote Lrsquoeacutedition de reacutefeacuterence nous donne laquoχωρισθεὶς δrsquo ἐστὶ μόνον τοῦθrsquo ὅπερ ἐστί καὶ
τοῦτο μόνον ἀθάνατον καὶ ἀΐδιον (οὐ μνημονεύομεν δέ ὅτι τοῦτο μὲν ἀπαθές ὁ δὲ παθητικὸς νοῦς φθαρτός)middot
καὶ ἄνευ τούτου οὐθὲν νοεῖ raquo
50
agrave une faculteacute autre que lrsquointellect en puissance une tierce faculteacute au sujet de laquelle
Aristote ne donnerait drsquoailleurs aucune autre preacutecision dans le reste du De anima drsquoautre
part puisque le chapitre III 5 porte principalement sur lrsquointellect dit agent ce
qursquoannonccedilaient deacutejagrave les discussions du chapitre III 4 en postulant la neacutecessiteacute drsquoune cause
efficiente capable drsquoactiver lrsquointellect en puissance les pronoms de la phrase traduite et
plus particuliegraverement celui de la derniegravere proposition ont agrave notre avis lrsquointellect agent
comme reacutefeacuterent en effet comme tout ecirctre en puissance a besoin drsquoun ecirctre en acte pour
srsquoactualiser lrsquointellect en puissance a besoin drsquoun intellect en acte pour penser sinon il ne
le peut tout simplement pas
Dans son interpreacutetation de ce passage Ammonius identifie lrsquointellect passif agrave
lrsquoimagination et comprend la derniegravere proposition de ce chapitre en ce sens sans lui agrave
savoir lrsquointellect passif ndash ou lrsquoimagination ndash on ne pense rien105 Ammonius justifie cette
exeacutegegravese en la comparant agrave deux autres passages du De anima ougrave Aristote semble affirmer
qursquoil nrsquoy a pas de penseacutee sans image laquo la faculteacute intellective pense donc les formes dans
des images106 raquo et laquo qursquoest-ce qui distinguera les notions premiegraveres des images Sans
doute elles ne sont pas des images mais elles ne vont pas sans images107 raquo Nous
reviendrons plus loin sur lrsquoarriegravere-plan philosophique de lrsquoexeacutegegravese drsquoAmmonius Pour
lrsquoinstant on peut retenir que la penseacutee est dans son activiteacute neacutecessairement lieacutee agrave
lrsquoimagination et que les images mentales accompagnent naturellement les notions de lrsquoacircme
(bien que leur nature soit essentiellement distincte pour Aristote ce que nous montrerons
par la suite)
La maniegravere dont Aristote deacutefinit lrsquoimagination au chapitre III 3 rend agrave notre avis
impossible son identification agrave la faculteacute intellective qui sous son aspect potentiel
conserve une fonction distincte de celle de lrsquoimagination Rappelons que lrsquoimagination est
deacutefinie comme laquo un mouvement produit par la sensation en acte108 raquo une deacutefinition
inapplication agrave lrsquointellect en puissance (ou agrave lrsquointellect passif si lrsquoon veut distinguer cette
105 Ammonius In Aristotelis de interpretatione 6 17-18 106 Aristote De lrsquoacircme III 7 431b2 107 Ibid III 8 432a12 108 Ibid III 3 429a2-3
51
notion de celle drsquolaquo intellect en puissance raquo) En effet on ne saurait deacutefinir comme
mouvement une faculteacute essentiellement passive
Le pathecirctikos nous ne semble donc pas pouvoir ecirctre identifieacute agrave lrsquoimagination bien
que son activiteacute la penseacutee en acte dont lrsquointellect agent est la cause sine qua non ne se
produise pas sans images Comme Aristote le mentionnait deacutejagrave les notions simples ne sont
pas des images mais elles ne vont pas sans images ainsi bien que lrsquointellect passif ne soit
pas lrsquoimagination son activiteacute en est indissociable Pourquoi alors Aristote qualifie-t-il
lrsquointellect passif de corruptible alors qursquoil est immateacuteriel et que son activiteacute est en elle-
mecircme seacutepareacutee du corps Deux raisons peuvent ecirctre eacutevoqueacutees pour rendre compte de sa
corruptibiliteacute (1) ce qui est en puissance est susceptible de ne pas ecirctre et est donc
essentiellement corruptible (2) cet intellect a besoin drsquoimages pour penser et donc des
organes sensitifs en eux-mecircmes corruptibles qui lui fournissent ces images Notre
interpreacutetation de la notion nous pathecirctikos se concluant ainsi il reste maintenant agrave montrer
ce qui distingue le noecircma du phantasma et agrave deacuteterminer la nature de leur rapport aux
choses extramentales
2432 Les passions de lrsquoacircme dans le traiteacute De la meacutemoire et de la reacuteminiscence109
Comme nous lrsquoavons mentionneacute plus haut Aristote dans le premier chapitre du De
interpretatione semble deacutesigner une mecircme reacutealiteacute psychologique par les termes noecircma(ta)
et pathecircmata tecircs psuchecircs ce qursquoAmmonius identifie par ailleurs aux phantasma(ta) Doit-
on penser qursquoAristote deacutesigne une mecircme chose par ces trois expressions ougrave doit-on
soutenir qursquoil opegravere des distinctions subtiles certes mais capitales pour sa theacuteorie de la
connaissance Le traiteacute De lrsquoacircme mentionne que les notions ne sont pas des images mais
nrsquoy explique pas ce qui les en distingue Crsquoest dans le court traiteacute De la meacutemoire et de la
reacuteminiscence qursquoAristote offre les deacuteveloppements les plus substantiels agrave ce sujet Nous
traduisons ici le passage central ndash ougrave nous voyons une reprise de la notion de dianoia telle
qursquoexposeacutee dans lrsquoAnalogie de la Ligne au livre VI de la Reacutepublique110ndash qui preacutesente une
109 Pour une analyse deacutetailleacutee et reacutecente de ce traiteacute drsquoAristote voir D Bloch Aristotle on Memory and
Recollection Text Translation Interpretation and Reception in Western Scholasticism LeidenBoston Brill
2007 110 Platon Reacutepublique VI 510d-511a
52
distinction entre lrsquoobjet de la penseacutee intellectuelle et lrsquoaffection imaginative qui
lrsquoaccompagne
Nous avons deacutejagrave discuteacute de lrsquoimagination dans notre traiteacute Sur lrsquoacircme il est
impossible de penser sans images La mecircme passion est impliqueacutee dans le
fait de penser comme dans celui de dessiner en effet bien qursquoon ne fasse
aucun usage du fait que le triangle ait une grandeur limiteacutee nous le
dessinons avec une grandeur limiteacutee il en est de mecircme pour celui qui
pense bien qursquoil ne pense pas une grandeur il en pose une devant ses yeux
mais ne pense pas son objet en tant que grandeur111
Aristote poursuit en mentionnant qursquoil nrsquoy a laquo pas de meacutemoire des intelligibles sans
images raquo et donc que la meacutemoire nrsquoest relative laquo agrave la faculteacute intellectuelle que par accident
alors qursquoelle se rattache essentiellement agrave la sensation premiegravere raquo La sensation premiegravere
ou sensation commune est la cause de la production de lrsquoimage mentale On comprend
ainsi que la notion (noecircma) ou lrsquointelligible (noecircton) ne puisse ecirctre penseacutee ou meacutemoriseacutee
sans image bien qursquoelle soit en soi distincte de lrsquoimage qui lrsquoaccompagne
Un autre passage du mecircme traiteacute permet drsquoeacuteclairer la fonction reacutefeacuterentielle attribueacutee
aux passions de lrsquoacircme dans le De interpretatione Aristote deacuteclare qursquoune mecircme image
mentale peut ecirctre consideacutereacutee comme un objet de contemplation en soi ou comme la
repreacutesentation drsquoune autre chose drsquoune reacutealiteacute ou drsquoun eacutetat de fait extramental
Tout comme ce qui est peint sur un tableau est agrave la fois un portrait et une
repreacutesentation les deux consistant en une seule et mecircme chose bien que
leur essence ne soit pas la mecircme et qursquoil est possible de le contempler en
tant que portrait ou en tant que repreacutesentation de mecircme on doit aussi
consideacuterer lrsquoimage qui est en nous comme une mecircme chose qui est agrave la fois
objet de contemplation en soi et image de quelque chose drsquoautre112
En tant qursquoil la considegravere comme une reacutealiteacute reacutefeacuterentielle lrsquoimage est parfois appeleacutee eikocircn
par Aristote un synonyme du terme homoiocircma(ta) employeacute pour qualifier la relation des
111 Aristote De la meacutemoire et de la reacuteminiscence I 449b30-450a6 (notre traduction) laquo ἐπεὶ δὲ περὶ
φαντασίας εἴρηται πρότερον ἐν τοῖς περὶ ψυχῆς καὶ νοεῖν οὐκ ἔστιν ἄνευ φαντάσματος ndash συμβαίνει γὰρ τὸ
αὐτὸ πάθος ἐν τῷ νοεῖν ὅπερ καὶ ἐν τῷ διαγράφεινmiddot ἐκεῖ τε γὰρ οὐθὲν προσχρώμενοι τῷ τὸ ποσὸν ὡρισμένον
εἶναι τοῦ τριγώνου ὅμως γράφομεν ὡρισμένον κατὰ τὸ ποσόν καὶ ὁ νοῶν ὡσαύτως κἂν μὴ ποσὸν νοῇ
τίθεται πρὸ ὀμμάτων ποσόν νοεῖ δrsquo οὐχ ᾗ ποσόν raquo 112 Ibid I 450b20-25 (notre traduction) laquo οἷον γὰρ τὸ ἐν πίνακι γεγραμμένον ζῷον καὶ ζῷόν ἐστι καὶ εἰκών
καὶ τὸ αὐτὸ καὶ ἓν τοῦτrsquo ἐστὶν ἄμφω τὸ μέντοι εἶναι οὐ ταὐτὸν ἀμφοῖν καὶ ἔστι θεωρεῖν καὶ ὡς ζῷον καὶ ὡς
εἰκόνα οὕτω καὶ τὸ ἐν ἡμῖν φάντασμα δεῖ ὑπολαβεῖν καὶ αὐτό τι καθrsquo αὑτὸ εἶναι καὶ ἄλλου [φάντασμα] raquo
53
passions de lrsquoacircme aux choses (pragmata) dans le traiteacute De lrsquointerpreacutetation Par ailleurs
dans le mecircme De memoria les images ou passions dans lrsquoacircme sont aussi deacutesigneacutees par le
terme kinecircsis ce qui certes srsquoaccorde avec les propos tenus dans le De anima ougrave
lrsquoimagination est deacutefinie comme un mouvement (kinecircsis) produit par la sensation premiegravere
Bref malgreacute une variation agrave premiegravere vue deacuteconcertante du vocabulaire conceptuel
employeacute par Aristote sa doctrine des passions de lrsquoacircme conserve sa coheacuterence drsquoun traiteacute agrave
lrsquoautre
Agrave la suite de cette bregraveve analyse des principaux passages concernant lrsquointellect
passif et les passions de lrsquoacircme dans le De anima et le De memoria il nous est permis de
conclure qursquoAristote deacutesigne une mecircme reacutealiteacute psychologique en employant les termes
pathos kinecircsis et phantasma et que le noecircma est indissociable de cette repreacutesentation
mentale bien qursquoil en soit essentiellement distinct
244 Lrsquointellect passif et lrsquoimagination chez Syrianus et Proclus
Chez les commentateurs neacuteoplatoniciens drsquoAristote le nous pathecirctikos nrsquoest plus
consideacutereacute comme la contrepartie passive de lrsquointellect agent De lrsquoavis de H J Blumenthal
ces commentateurs ne semblent pas avoir conserveacute la division dichotomique de lrsquointellect
opeacutereacutee aux chapitres III 4 et 5 du De anima laquo The important point for our purposes is that
pathecirctikos was no longer simply a correlative of poiecirctikos but a word that had associations
which made it unsuitable for use as a description of any purely rational or intellectual
function113 raquo Nous nrsquoavons pas en main tous les mateacuteriaux textuels pour corroborer
lrsquointerpreacutetation de Blumenthal les preacutedeacutecesseurs de Syrianus dont Jamblique avaient sans
doute des raisons philosophiques et exeacutegeacutetiques plus preacutecises pour identifier lrsquointellect
passif agrave lrsquoimagination raisons dont nous ne retrouvons plus que les reformulations
laquo scolaires raquo chez les commentateurs ulteacuterieurs Ce dont nous pouvons toutefois ecirctre
certain crsquoest que les repreacutesentants de lrsquoEacutecole neacuteoplatonicienne ne considegraverent plus le nous
pathecirctikos comme une faculteacute intellective au sens propre on peut voir lagrave un rejet de la
deacutemarche naturaliste drsquoAristote dans son traitement de lrsquointellect un refus drsquoaccepter la
113 H J Blumenthal op cit p 153
54
dimension passive de la faculteacute intellective deacutegageacutee par une analyse opeacutereacutee drsquoapregraves les
principes meacutethodologiques de la science physique
Syrianus est agrave notre connaissance le premier teacutemoin de cette exeacutegegravese
neacuteoplatonicienne qui identifie lrsquointellect passif agrave lrsquoimagination Dans son Commentaire sur
la Meacutetaphysique drsquoAristote ougrave sa tacircche consiste entre autres agrave reacutefuter les objections
aristoteacuteliciennes agrave lrsquoeacutegard de la theacuteorie des Formes Syrianus accuse le Stagirite de rabaisser
inducircment lrsquointellection au niveau de lrsquoimagination Il srsquoen prend particuliegraverement agrave
lrsquoargument de lrsquouniteacute au-delagrave de la multipliciteacute qui contraindrait les platoniciens agrave admettre
lrsquoexistence des Ideacutees de choses peacuterissables puisque nous avons une image de celles-ci114
Nous disions que lrsquointellect vise ce qui est les intellections de lrsquointellect
veacuteritable ne sont donc pas sans substance Et apregraves avoir traicircneacute lrsquointellect
jusqursquoau niveau de lrsquoimagination (car dans drsquoautres livres il appelle celle-ci
laquo intellect passif raquo) il [Aristote] dit qursquoil pourrait y avoir une substance des
choses peacuterissables car on peut avoir une image drsquoune telle chose Et il est
possible de comprendre agrave partir de ce passage vers quel genre drsquoarguments
sont forceacutes de se tourner ceux qui srsquoopposent aux Formes en descendant des
ecirctres jusqursquoaux privations de lrsquointellect en acte jusqursquoagrave lrsquoimagination et
lrsquoopinion115
Cet extrait du Commentaire de Syrianus expose la maniegravere dont on devait interpreacuteter la
philosophie drsquoAristote dans lrsquoEacutecole neacuteoplatonicienne drsquoAthegravenes Lrsquoassurance professorale
avec laquelle Syrianus contre les critiques aristoteacuteliciennes agrave lrsquoeacutegard de la theacuteorie des
Formes et surtout les fines distinctions introduites entre les diffeacuterentes faculteacutes de lrsquoacircme ndash
lrsquointellect lrsquoimagination lrsquoopinion ndash dont il se sert pour reacutefuter les arguments drsquoAristote
teacutemoignent drsquoune approche exeacutegeacutetique vraisemblablement heacuteriteacutee de ses preacutedeacutecesseurs Il
est possible que cette approche poleacutemique du De anima et de la Meacutetaphysique drsquoAristote
remonte agrave lrsquoinstaurateur du cursus des eacutetudes neacuteoplatoniciennes Jamblique pour qui la
lecture du traiteacute De lrsquoacircme est censeacutee introduire aux doctrines plus eacuteleveacutees reacuteveacuteleacutees dans les
dialogues platoniciens
114 Aristote Meacutetaphysique M 4 1079a10 sqq 115 Syrianus In metaphysica 110 31-111 4 (notre traduction) laquo Ἐλέγομεν ὅτι οἷς ὁ νοῦς ἐπιβάλλει ταῦτα
ὄντα ἐστίνmiddot οὐ γὰρ ἀνούσιοι τοῦ ἀληθινοῦ νοῦ αἱ νοήσειςmiddot ὁ δὲ ἐπὶ τὴν φαντασίαν ἑλκύσας τὸν νοῦν (καλεῖ
γὰρ καὶ ταύτην ἐν ἑτέροις παθητικὸν νοῦν) οὕτως ἄν φησί καὶ τῶν ἐφθαρμένων οὐσία εἴηmiddot φαντασθείη γὰρ
ἄν τις καὶ τὸ ἐφθαρμένον καὶ ἔξεστι κἀκ τούτων συνορᾶν εἰς ποίας ἐπιχειρήσεις ἐκτρέπεσθαι
καταναγκάζονται οἱ τοῖς εἴδεσιν ἀντιλέγοντες ἀπὸ μὲν τῶν ὄντων ἐπὶ τὰς στερήσεις ὑποφερόμενοι ἀπὸ δὲ
τοῦ νοῦ τοῦ κατrsquo ἐνέργειαν ἐπὶ φαντασίαν καὶ δόξαν raquo
55
Dans le second prologue de son Commentaire sur le premier livre des Eacuteleacutements
drsquoEuclide Proclus offre agrave son tour un traitement plutocirct scolaire de la notion drsquointellect
passif selon la meacutethode drsquoanalyse qui ressort de la dialectique
En effet lrsquoimagination en raison de son mouvement formateur et de son
existence avec et dans le corps est porteuse de figures toujours particuliegraveres
diviseacutees et scheacutematiseacutees et tout ce qursquoelle connaicirct se voit attribuer une telle
existence Crsquoest pourquoi quelqursquoun a oseacute lrsquoappeler laquo intellect passif raquo Mais
si elle est un intellect comment ne serait-elle pas impassible et
immateacuterielle Et si son activiteacute srsquoaccompagne de passion comment serait-il
encore juste qursquoelle soit appeleacutee intellect Lrsquoimpassibiliteacute convient agrave
lrsquointellect et agrave la nature intellective alors que ce qui est passif est tenu agrave
lrsquoeacutecart de cette substance Mais je crois qursquoil a voulu manifester son
caractegravere intermeacutediaire entre les connaissances premiegraveres et les derniegraveres en
lrsquoappelant agrave la fois intellect par sa ressemblance aux premiegraveres et passif
par sa parenteacute avec les derniegraveres116
Ces connaissances premiegraveres et derniegraveres dont il est ici question correspondent
respectivement aux activiteacutes de la plus haute faculteacute cognitive de lrsquoacircme rationnelle
lrsquointellect et agrave celles de la plus basse faculteacute cognitive de lrsquoacircme irrationnelle la sensation
Proclus donnera la mecircme explication du syntagme nous pathecirctikos dans son Commentaire
sur le Timeacutee agrave lrsquooccasion de son exeacutegegravese de la fameuse formule noecircsis meta logou que
lrsquoon retrouve aux lignes 28a1-4 de ce dialogue
Et lrsquoimagination [est dite] intellect passif parce que bien qursquoelle connaisse
ce qursquoelle connaicirct avec accompagnement de formes et de figures cette
connaissance se passe agrave lrsquointeacuterieur Or crsquoest lagrave preacuteciseacutement un attribut
commun de toute intellection le fait de posseacuteder lrsquoobjet connu agrave
lrsquointeacuterieur117
Les preacutedeacutecesseurs drsquoAmmonius Syrianus et Proclus srsquoentendent donc pour identifier
lrsquointellect passif agrave lrsquoimagination Syrianus dans le contexte poleacutemique de son Commentaire
116 Proclus In Euclidem 51 20-52 12 (notre traduction) laquo καὶ γὰρ ἡ φαντασία διά τε τὴν μορφωτικὴν
κίνησιν καὶ τὸ μετὰ σώματος καὶ ἐν σώματι τὴν ὑπόστασιν ἔχειν μεριστῶν ἀεὶ καὶ διῃρημένων ἐστὶν καὶ
ἐσχηματισμένων τύπων οἰστική καὶ πᾶν ὃ γιγνώσκει τοιαύτην ἔλαχεν ὕπαρξιν ὅθεν δὴ καὶ νοῦν παθητικόν
τις αὐτὴν προσειπεῖν οὐκ ὤκνησεν καίτοι γε εἰ νοῦς πῶς οὐκ ἀπαθὴς καὶ ἄϋλος εἰ δὲ μετὰ πάθους ἐνεργεῖ
πῶς ἔτι νοῦς ἂν κληθείη δικαίως ἀπάθεια μὲν γὰρ τῷ νῷ προσήκει καὶ τῇ νοερᾷ φύσει τὸ δὲ παθητικὸν
πόρρω τῆς οὐσίας ἐκείνης ἀλλrsquo οἶμαι τὸ μέσον αὐτῆς ἐμφῆναι βουλόμενος τῶν τε πρωτίστων γνώσεων καὶ
τῶν ἐσχάτων ἅμα καὶ νοῦν αὐτὴν προσεῖπεν ὡς ἐοικυῖαν ταῖς πρωτίσταις καὶ παθητικὸν κατὰ τὴν πρὸς τὰ
ἔσχατα συγγένειαν raquo 117 Proclus In Timaeum I 244 21-24 (trad A J Festugiegravere) laquoκαὶ νοῦς ἡ φαντασία παθητικός ὅτι καὶ ἔνδον
καὶ μετὰ τύπων καὶ σχημάτων γινώσκει ὅσα γινώσκει κοινὸν δὲ κατὰ πάσης νοήσεως αὐτὸ τοῦτο τὸ ἔνδον
ἔχειν τὸ γνωστόν raquo
56
sur la Meacutetaphysique accuse Aristote drsquoavoir rabaisseacute lrsquointellect et son objet au niveau de
lrsquoimagination et drsquoavoir fondeacute sa critique de la theacuteorie des Formes sur une confusion des
faculteacutes cognitives Proclus par la meacutethode scolastique qursquoil applique pour analyser le
syntagme nous pathecirctikos semble consolider une interpreacutetation qui par-delagrave Syrianus
remonte possiblement aux premiers commentateurs (neacuteo)platoniciens du traiteacute De lrsquoacircme
245 Lrsquointellect passif et les passions de lrsquoacircme dans le Commentaire drsquoAmmonius sur le
traiteacute De lrsquointerpreacutetation
Dans le Commentaire drsquoAmmonius le problegraveme philosophique que reacutevegravele la
question de lrsquoauthenticiteacute du traiteacute De lrsquointerpreacutetation peut ecirctre formuleacute en ces termes est-
ce que les notions (noecircmata) sont des passions de lrsquoacircme (pathecircmata tecircs psuchecircs) ou en
drsquoautres termes est-ce que lrsquoobjet mental se reacuteduit agrave une image Lrsquoanalyse des quelques
extraits tireacutes du De anima et du De memoria montre qursquoAristote opegravere deacutejagrave une distinction
entre les deux aspects notionnel et repreacutesentationnel drsquoune mecircme reacutealiteacute psychologique
une preacutecision cruciale que risquent de masquer les nombreux passages ougrave le noecircma semble
assimileacute au phantasma
Ammonius quant agrave lui semble reprendre lrsquoenseignement de son maicirctre en
reproduisant sans reacuteelle modification la mecircme analyse scolaire du syntagme nous
pathecirctikos Crsquoest en raison de son caractegravere passif qursquoAmmonius srsquoautorise agrave rapporter les
passions de lrsquoacircme agrave cette faculteacute Distingue-t-il pour autant les notions produits purement
rationnels des images produites par lrsquoimagination qui demeure tout de mecircme une faculteacute
irrationnelle Srsquoil a suivi agrave ce propos lrsquoenseignement de son maicirctre Proclus comme ce
dernier suivait deacutejagrave celui de Syrianus Ammonius a ducirc concevoir lrsquoimagination comme le
principe mateacuteriel de la reacutealiteacute intramentale et lrsquoimage comme la matiegravere qui reccediloit la forme
projeteacutee par la penseacutee discursive (dianoia) dans le cadre drsquoun raisonnement scientifique ou
possiblement celle imprimeacutee par lrsquoopinion qui pour Proclus et ses successeurs demeure
une faculteacute rationnelle ayant une connaissance de lrsquouniversel Ces subtiliteacutes
eacutepisteacutemologiques que lrsquoon retrouve notamment dans le second prologue du Commentaire
de Proclus sur les Eacuteleacutements drsquoEuclide118 nrsquoont pas reccedilu leur place dans le Commentaire
drsquoAmmonius Cette absence srsquoexplique raisonnablement par lrsquoobjet de cet ouvrage agrave savoir
118 Proclus In Euclidem 56 1 sqq
57
les doctrines du De interpretatione qui sont censeacutees introduire agrave la logique aristoteacutelicienne
Toutes les doctrines eacutepisteacutemologiques qursquoont accumuleacutees les commentateurs
neacuteoplatoniciens aupregraves de leurs preacutedeacutecesseurs ne pouvaient certes pas ecirctre incluses dans le
prologue drsquoun ouvrage censeacute introduire agrave la logique drsquoAristote
Un dernier point meacuterite notre attention dans la justification de lrsquoauthenticiteacute du traiteacute
par Ammonius Il est cette fois question de lrsquointellect en puissance qui est ici pris comme
une faculteacute proprement rationnelle de lrsquoacircme
Il est clair qursquoil ne refuse pas drsquoappeler lrsquointellection de la partie rationnelle
de notre acircme mecircme lorsqursquoelle se produit sans image une passion certes
dans un sens diffeacuterent de celui dont il eacutetait deacutejagrave question mais en raison du
fait que la puissance qui megravene agrave cette intellection est anteacuterieure selon le
temps agrave toute activiteacute [intellective]119
Ce passage ndash ougrave lrsquoexeacutegegravete fait drsquoailleurs eacuteclater le cadre de la noeacutetique aristoteacutelicienne en
posant lrsquoexistence drsquoune forme drsquointellection indeacutependante de lrsquoimage ndash confirme
qursquoAmmonius comme la plupart des commentateurs neacuteoplatoniciens distinguait le nous
dunamei du nous pathecirctikos une distinction qui comme nous avons tenteacute de le deacutemontrer
nrsquoest nullement neacutecessaire pour comprendre la doctrine des chapitres III 4 et 5 du De
anima et qui va mecircme agrave lrsquoencontre des principes meacutethodologiques qursquoy applique Aristote
Ce passage montre par ailleurs qursquoAmmonius ndash ce qui remet en question lrsquouniversaliteacute du
jugement de Blumenthal ndash ne refusait pas drsquoattribuer une forme de passiviteacute agrave une faculteacute
purement rationnelle de lrsquoacircme lrsquointellect en puissance Il resterait maintenant agrave montrer
par-delagrave les arguments textuels avanceacutes par Ammonius pour identifier lrsquointellect passif agrave
lrsquoimagination quelles pourraient ecirctre les autres raisons philosophiques poleacutemiques ou
autres qui ont contribueacute agrave consolider cette interpreacutetation de lrsquointellect passif adopteacutee par
Syrianus et ses successeurs neacuteoplatoniciens
119 Ammonius In Aristotelis de interpretatione 6 33-7 4 (notre traduction) laquo διrsquo ὧν δῆλός ἐστι καὶ τῆς
λογικῆς ἡμῶν ψυχῆς τὴν νόησιν καὶ εἰ χωρὶς γίνοιτο φαντασίας πάθος καλεῖν οὐ παραιτούμενος οὐ κατὰ
τὴν ἔννοιαν δηλονότι τὴν προειρημένην ἀλλὰ διὰ τὸ προϋπάρχειν ἐπrsquo αὐτῆς κατὰ χρόνον ἑκάστης ἐνεργείας
τὴν ἄγουσαν ἐπrsquo αὐτὴν δύναμιν raquo
58
246 Reacuteflexions conclusives sur lrsquoimagination comme intellect passif
Cette eacutetude drsquoAmmonius nous permet de mieux saisir le sens de lrsquointellect passif
dans le Commentaire sur le premier livre des Eacuteleacutements drsquoEuclide et dans le Commentaire
sur le Timeacutee ougrave elle qualifie lrsquoimagination drsquointellection Quelques eacutetudes dont certaines
auxquelles nous avons deacutejagrave fait reacutefeacuterence ont analyseacute lrsquoemploi de lrsquoexpression intellect
passif pour deacutesigner lrsquoimagination dans le neacuteoplatonisme tardif120 Agrave la lumiegravere de notre
analyse du prologue du Commentaire drsquoAmmonius nous aimerions comparer nos
conclusions agrave celles deacutefendues par les auteurs de ces eacutetudes Bien que nous soyons en
accord avec celles-ci le Commentaire de Proclus sur le Timeacutee nous donne une autre
perspective que nous pourrions chercher agrave reacuteconcilier dans la mesure du possible avec
celles de ces commentateurs Toutefois nous limiterons ici nos analyses des diverses
interpreacutetations possibles de la notion drsquointellect passif pour nous inteacuteresser agrave drsquoautres
aspects de lrsquoimagination chez Proclus
25 Lrsquoimagination et la connaissance de lrsquoEcirctre sans accompagnement de formes ou de
figures son point de deacutepart dans le Phegravedre
Apregraves avoir assembleacute les notions drsquointellect et de passiviteacute pour deacutefinir lrsquoimagination
selon sa propre interpreacutetation de lrsquoexpression aristoteacutelicienne Proclus paraphrase un
passage du Phegravedre (249c) au cœur du mythe de lrsquoattelage aileacute pour distinguer ce mode de
connaissance de lrsquointellection au sens propre Il eacutecrit laquo bien qursquoelle connaisse ce qursquoelle
connaicirct avec accompagnement de formes et de figures cette connaissance se passe agrave
lrsquointeacuterieur raquo La seconde partie de cette phrase qui contient deux des trois eacuteleacutements
deacutefinitionnels que nous avons preacuteceacutedemment isoleacutes explicite la notion drsquointellect passif
lrsquointeacuterioriteacute sur laquelle nous reviendrons rattache lrsquoimagination agrave lrsquointellection alors que
lrsquoaccompagnement de formes et de figures rend compte de sa passiviteacute Apregraves avoir redeacutefini
chacune des six acceptions de lrsquointellection agrave partir de la triade ecirctre-avoir-voir et avoir
rappeleacute la passiviteacute de lrsquoimagination en preacutecisant que laquo cette vue srsquoaccompagne drsquoun
pacirctir raquo Proclus eacutecarte les deacutefinitions de lrsquointellection qui ne peuvent convenir agrave la notion de
120 En plus des travaux de G MacIsaac qui apparaissent dans notre bibliographie notons la reacutecente lrsquoeacutetude de
D Nikulin laquo Imagination et matheacutematiques chez Proclus raquo dans Eacutetudes sur le Commentaire de Proclus au
premier livre des Eacuteleacutements drsquoEuclide p 139-160
59
noecircsis qui apparaicirct dans le discours de Timeacutee Lrsquoimagination en raison de sa passiviteacute est
la premiegravere acception ainsi rejeteacutee
Maintenant il ne faut admettre ni lrsquointellection imaginative ndash elle est en effet
par nature incapable de connaicirctre lrsquoEcirctre reacuteellement ecirctre (car il est invisible)
parce qursquoelle connaicirct lrsquoobjet imagineacute avec accompagnement de figure et de
forme tandis que lrsquoEcirctre eacuteternel est sans figure de faccedilon geacuteneacuterale drsquoailleurs
aucune connaissance irrationnelle ne peut contempler lrsquoEcirctre lui-mecircme degraves lagrave
qursquoelle nrsquoest mecircme pas naturellement capable de saisir lrsquouniversel ndash121
Proclus srsquoapproprie un des termes schecircma dans lrsquoexpression avec accompagnement de
figure (meta schecircmatos) dont Platon se sert sous sa forme privative (aschecircmatistos) pour
caracteacuteriser lrsquoEcirctre veacuteritable dans le Phegravedre (247c) Voici le passage canonique de ce
dialogue qui reacuteapparaicirctra dans la seconde partie de notre eacutetude au sujet cette fois de
lrsquointellection au sens propre
Cet espace qui srsquoeacutetend au-delagrave du ciel nrsquoa jamais encore eacuteteacute chanteacute par aucun
poegravete drsquoici-bas et ne sera jamais chanteacute drsquoune maniegravere digne de lui Or voilagrave
ce qui en est ndash car on doit oser dire le vrai surtout quand on parle sur la veacuteriteacute
Lrsquoessence qui nrsquoa point de couleur ni de forme et qursquoon ne saurait toucher
lrsquoessence qui est reacuteellement que seul est capable de voir le pilote de lrsquoacircme ndash
lrsquointelligence celle enfin qui est lrsquoobjet de la veacuteritable science occupe ce lieu-
lagrave122
Des trois eacutepithegravetes attribueacutees agrave lrsquoEcirctre veacuteritablement ecirctre dans le Phegravedre ndash sans couleur
(achromatocircs) sans figure (aschecircmatistos) et intangible (anaphecircs) ndash les deux derniegraveres sont
reprises par Proclus pour caracteacuteriser la connaissance intellective
26 Lrsquointeacuterioriteacute de lrsquoimagination et le veacutehicule de lrsquoacircme
Alors que lrsquointellection accompagneacutee de raison vise lrsquoEcirctre et lrsquoopinion
accompagneacutee de sensation se tourne vers le Devenir quel est lrsquoobjet reacuteserveacute agrave
lrsquoimagination Cette question nrsquoest pas directement poseacutee par Proclus mais selon le mode
121 Proclus In Timaeum I 244 31-245 5 (trad A J Festugiegravere) laquo ληπτέον δὲ νῦν οὔτε τὴν φανταστικὴν
νόησινmiddot οὐ γὰρ πέφυκεν αὕτη τὸ ὄντως ὂν γιγνώσκεινmiddot ἀόριστον γάρ ὅτι καὶ μετὰ σχήματος καὶ μορφῆς
γινώσκει τὸ φανταστόν τὸ δὲ ἀεὶ ὂν ἀσχημάτιστόν ἐστιmiddot καὶ ὅλως οὐδεμία γνῶσις ἄλογος αὐτὸ τὸ ὂν δύναται
θεωρεῖν ἥ γε μηδὲ τὸ καθόλου πέφυκεν αἱρεῖν raquo 122 Platon Phegravedre 247c-d (trad Cl Moreschini et P Vicaire) laquo Τὸν δὲ ὑπερουράνιον τόπον οὔτε τις ὕμνησέ
πω τῶν τῇδε ποιητὴς οὔτε ποτὲ ὑμνήσει κατrsquo ἀξίαν ἔχει δὲ ὧδε ndash τολμητέον γὰρ οὖν τό γε ἀληθὲς εἰπεῖν
ἄλλως τε καὶ περὶ ἀληθείας λέγοντα ndash ἡ γὰρ ἀχρώματός τε καὶ ἀσχημάτιστος καὶ ἀναφὴς οὐσία ὄντως οὖσα
ψυχῆς κυβερνήτῃ μόνῳ θεατὴ νῷ περὶ ἣν τὸ τῆς ἀληθοῦς ἐπιστήμης γένος τοῦτον ἔχει τὸν τόπον raquo
60
de connaissance qui deacutefinit lrsquoimagination ndash elle connaicirct avec accompagnement de formes et
de figures ndash et drsquoapregraves lrsquointerpreacutetation neacuteoplatonicienne du mythe du Phegravedre nous
comprenons pourquoi elle ne peut ecirctre consideacutereacutee comme une connaissance veacuteritable de
lrsquoEcirctre Est-elle alors une connaissance du Devenir Non plus en tant que cette
connaissance est deacutefinie par lrsquoexteacuterioriteacute et qursquoelle se rapporte agrave la sensation qui de Platon
agrave Aristote est jugeacutee distincte de lrsquoimagination Comment deacutefinir alors le mode drsquointellection
que Proclus reacuteserve agrave lrsquoimagination si son objet ne srsquoidentifie ni agrave lrsquoEcirctre ni au Devenir
Pour expliquer lrsquointeacuterioriteacute de lrsquoimagination Proclus ne reprend pas lrsquoargumentation
drsquoAristote mais se base sur une conception du corps eacutelaboreacute dans le neacuteoplatonisme Les
Eacuteleacutements de theacuteologie dont les propositions fournissent le cadre theacuteorique pour lrsquoanalyse
des cinq autres acceptions de lrsquointellection dans lrsquoIn Timaeum ne traitent pas directement
de lrsquoimagination Cet ouvrage comme son titre lrsquoindique porte sur les principes
theacuteologiques ce nrsquoest qursquoindirectement que son auteur y traite des faculteacutes de lrsquoacircme
humaine qui y reccediloit lrsquoappellation acircme particuliegravere qui apparaicirct au terme de la procession
des reacutealiteacutes agrave partir de lrsquoUn Agrave lrsquoinstar drsquoAristote Proclus fait de lrsquoimagination une faculteacute
dont lrsquoexistence deacutepend de la relation de lrsquoacircme avec un corps Cependant pour Proclus la
doctrine du corps deacutepasse le point de vue naturaliste drsquoAristote et se fonde de mythes
platoniciens ou un corps incorruptible est congeacutenital agrave lrsquoacircme Les propositions 196 205
207 208 209 et 210 deacutemontrent la neacutecessaire liaison entre lrsquoacircme et ce veacutehicule qui est le
premier corps par lequel elle est participeacutee Il nrsquoest pas explicitement question de
lrsquoimagination dans ces propositions cette faculteacute ne semble donc pas apparaicirctre par la
simple participation de ce corps premier agrave lrsquoacircme Toutefois agrave la proposition 209 il pourrait
ecirctre question de lrsquoapparition de cette faculteacute ougrave Proclus traite de la descente conjointe de
lrsquoacircme et de son veacutehicule dans le Devenir et ce faisant de lrsquoaddition de laquo tuniques raquo au
veacutehicule et de vies irrationnelles agrave lrsquoacircme qui est en elle-mecircme une essence rationnelle
Proclus ne deacutetaille pas ces vies irrationnelles ndash ou ces puissances irrationnelles - mais on
peut faire lrsquohypothegravese que lrsquoimagination compte au nombre de celles-ci
Le veacutehicule de lrsquoacircme particuliegravere descend en srsquoajoutant des tuniques
mateacuterielles et il remonte avec elle en retranchant tout ce qui est mateacuteriel et en
reacuteinteacutegrant sa propre forme selon un processus qui correspond agrave celui de lrsquoacircme
dont il est lrsquoinstrument Celle-ci en effet descend en srsquoadjoignant des vies
61
infraraisonnables et elle remonte en se deacutevecirctant de toutes les puissances de
geacuteneacuteration dont elle srsquoeacutetait enveloppeacutee dans sa descente en se purifiant et en se
deacutepouillant de toutes les puissances qui subviennent aux neacutecessiteacutes du
devenir123
Dans la note qursquoil consacre agrave ce passage E R Dodds fait remonter lrsquoimage de la tunique
(chitocircn) jusqursquoagrave Philon drsquoAlexandrie124 Il trouve deacutejagrave dans ses Leg allego une theacuteorie des
faculteacutes irrationnelles de lrsquoacircme associeacutees agrave ces tuniques au nombre desquels comptent
lrsquoopinion (doxa) et lrsquoimagination (phantasia) Nous reviendrons sur la nature de lrsquoopinion
qui conserve chez Proclus un caractegravere rationnel tant en demeurant associeacutee agrave la sensation
dont le mode de connaissance qui en reacutesulte porte sur le Devenir Quant agrave elle
lrsquoimagination prise comme laquo tunique raquo irrationnelle de lrsquoacircme rationnelle par Philon
annonce la doctrine que Proclus deacutefend agrave la proposition 209 Dodds eacutemet des hypothegraveses
dans sa note mais aussi dans son laquo Appendix II raquo125 sur les diffeacuterents moments drsquoune
histoire de cette conception des faculteacutes irrationnelles de lrsquoacircme en relation avec la theacuteorie
du veacutehicule astral de Platon aux neacuteoplatoniciens tardifs
Le Commentaire sur le Timeacutee nous offre une illustration de cette doctrine drsquoaccreacutetion
de faculteacutes irrationnelles sur les faculteacutes rationnelles de lrsquoacircme Dans la section qursquoil
consacre agrave la notion drsquoochecircma Proclus eacutecrit
Cette essence diviseacutee nous lrsquoavons crsquoest manifeste Car il existe attacheacute agrave
notre acircme comme il est attacheacute aux acircmes divines et deacutemoniques un veacutehicule
qui fait corps avec elle qui a sa vie propre et crsquoest lui qui est lrsquoessence diviseacutee
dont lrsquoacircme a assumeacute agrave lrsquoavance le modegravele degraves lagrave qursquoelle srsquoest proposeacute
lrsquoopinion pour modegravele de la sensation et sa propre faculteacute de choisir pour
modegravele de lrsquoimpulsion inheacuterente agrave son veacutehicule impulsion selon laquelle il se
meut et est pousseacute ici ou lagrave126
123 Proclus Eacuteleacutements de theacuteologie prop 209 (trad J Trouillard) laquo Πάσης μερικῆς ψυχῆς τὸ ὄχημα κάτεισι
μὲν προσθέσει χιτώνων ἐνυλοτέρων συltναgtνάγεται δὲ τῇ ψυχῇ διrsquo ἀφαιρέσεως παντὸς τοῦ ἐνύλου καὶ τῆς
εἰς τὸ οἰκεῖον εἶδος ἀναδρομῆς ἀνάλογον τῇ χρωμένῃ ψυχῇmiddot καὶ γὰρ ἐκείνη κάτεισι μὲν ἀλόγους
προσλαβοῦσα ζωάς ἄνεισι δὲ ἀποσκευασαμένη πάσας τὰς γενεσιουργοὺς δυνάμεις ἃς ἐν τῇ καθόδῳ
περιεβάλλετο καὶ γενομένη καθαρὰ καὶ γυμνὴ τῶν τοιούτων πασῶν δυνάμεων ὅσαι πρὸς τὴν τῆς γενέσεως
χρείαν ὑπηρετοῦσι raquo 124 E R Dodds laquo Commentary raquo dans Proclus Elements of Theology p 306-308 125 Ibid p 313-321 126 Proclus In Timaeum III 268 25-32 (trad A J Festugiegravere) laquo καὶ ἔχομεν ταύτην ἐναργῶςmiddot ἐξήρτηται γὰρ
αὐτῆς ὄχημα συμφυές ἔχον οἰκείαν ζωήν ὡς καὶ τῶν θείων ψυχῶν καὶ δαιμονίων καὶ αὕτη ἐστὶν ἡ
μερικὴ οὐσία ἧς ἡ ψυχὴ τὸ παράδειγμα προείληφε τῆς μὲν αἰσθήσεως τὴν δόξαν τῆς δὲ ὀρέξεως τῆς ἐν
τῷ οἰκείῳ ὀχήματι καθrsquo ἣν ὡδὶ κινεῖται ἢ ὡδὶ καὶ ὁρμᾷ τὴν ἑαυτῆς δύναμιν
προαιρετικὴν προστησαμένη παράδειγμα raquo
62
Qursquoest-ce que signifie lrsquointeacuterioriteacute de lrsquoimagination Deux autres passages de lrsquoœuvre
proclienne illustrent bien le sens donneacute agrave cette expression
Or si lrsquounique Deacutemiurge donne agrave tous part agrave lrsquointelligence il y a mecircme dans les
deacutemons irrationnels une trace la derniegravere de la proprieacuteteacute intellectuelle dans la
mesure ougrave ils sont prompts agrave imaginer ndash car crsquoest lagrave le dernier reflet de
lrsquointelligence et lrsquoimagination est pour cela dite un laquo intellect passif raquo par
drsquoautres gens aussi qui nrsquoemploient pas un mauvais langage ndash en sorte qursquoil en
va de mecircme aussi des laquo demi-mortels raquo parmi les deacutemons proprement nommeacutes
tels127
Qursquoen est-il maintenant de lrsquoimaginative Il faut examiner de nouveau srsquoil faut
la poser comme entiegraverement identique agrave la sensibiliteacute Drsquoune part comme
exerccedilant son activiteacute sur des objets exteacuterieurs elle est pourrait-il sembler du
sensitif mais en tant qursquoelle conserve les impressions des choses qursquoelle a
vues ou entendues ou perccedilues selon quelque autre sens elle est du meacutemoratif
Telle est donc lrsquoimaginative128
Nous avons deacutefini lrsquoimagination mais nous nrsquoavons pas parleacute de ses causes Nous nous
inteacuteresserons maintenant agrave son rapport agrave lrsquointellect et au discours mythique Cet extrait du
Commentaire sur le Timeacutee offre un aperccedilu de la doctrine meacutetaphysique derriegravere le discours
gnoseacuteologique de Proclus sur lrsquoimagination
Mais il existe avant celle-ci une sensation dans le veacutehicule de lrsquoacircme qui en
comparaison de la preacuteceacutedente est immateacuterielle et pure qui est une
connaissance par elle-mecircme impassible mais qui nrsquoest pas libre de toute forme
parce qursquoelle est elle aussi corporeacuteiforme degraves lagrave qursquoelle a son existence dans un
corps Cette sensation-lagrave a la mecircme nature que lrsquoimagination car le fait drsquoecirctre
laquo communes raquo leur appartient agrave toutes deux Mais quand elle se porte au-
dehors elle se nomme laquo sensation raquo quand elle reste au-dedans et qursquoau moyen
du corps pneumatique elle voit les figures et les formes elle est dite
laquo imagination raquo Et ltdans la mesure ougravehellip elle est imaginationgt dans la mesure
ougrave elle se divise dans le corps pneumatique elle est sensation Car lrsquoopinion est
la base de la vie rationnelle et lrsquoimagination est le sommet de la vie
immeacutediatement infeacuterieure et opinion et imagination sont lieacutees lrsquoune agrave lrsquoautre et
la faculteacute infeacuterieure est remplie de puissances par la supeacuterieure
127 Ibid III 158 5-11 (trad A J Festugiegravere) laquo εἰ δὲ νοῦ πᾶσι μεταδίδωσιν ὁ εἷς δημιουργός ἔστι τι καὶ ἐν
ἐκείνοις ἴχνος τῆς νοερᾶς ἰδιότητος ἔσχατον καθόσον εἰσὶν εὐφάνταστοι (τοῦτο γάρ ἐστιν ἀπήχημα τοῦ νοῦ
τελευταῖον καὶ νοῦς διὰ τοῦτο παθητικὸς ἡ φαντασία λέγεται καὶ ὑπrsquo ἄλλων οὐ κακῶς λεγόντων) ὥστε καὶ
οἱ ἡμιθνῆται τῶν ἰδίως καλουμένων δαιμόνων raquo 128 Proclus In Rempublicam I 233 3-8 (trad A J Festugiegravere) laquo τὸ δὲ αὖ φανταστικὸν ζητητέον εἰ ταὐτὸν
τῷ αἰσθητικῷ πάντως θετέονmiddot ἔξω μὲν γὰρ ἐνεργοῦν ὡς ἂν δόξειεν ἐστὶν αἰσθητικόν κατέχον δὲ ὧν εἶδεν ἢ
ἤκουσεν ἢ ἄλλην τινὰ αἴσθησιν ἔλαβεν τοὺς τύπους μνημονευτικόν τοῦτο δὴ τὸ φανταστικόν raquo
63
La sensation meacutediane est celle qui dans la vie irrationnelle tout en eacutetant
reacuteceptive seulement des objets du dehors et non pas des types ideacuteaux drsquoen haut
est cependant elle aussi commune connaissant drsquoailleurs le sensible au moyen
drsquoun affect
La sensation mateacuterielle ne connaicirct que les objets qui la heurtent du dehors et
qui lrsquoeacutebranlent et elle ne peut retenir en elle-mecircme ce qursquoelle voit car elle est
fragmentaire et non une elle se divise en effet selon les organes des sens129
La suite de lrsquoextrait propose une tripartition de la sensation dont lrsquoimagination est le
sommet On comprend pourquoi agrave partir de ce scheacutema lrsquoimagination qui reccediloit les
principes drsquoen haut peut dans le discours mythique fournir les principes du discours
theacuteologique
27 Lrsquoimagination lrsquointellection et les mythes
Dans la La Mystagogie de Proclus J Trouillard remarque laquo Il nrsquoest paradoxal
qursquoen apparence que cette feacuteconditeacute imaginative engendre agrave la fois les raisons
matheacutematiques et les mythes raquo Crsquoest au sujet du rocircle de lrsquoimagination dans le mythe que
nous poursuivrons notre preacutesentation sur la phantasia avant de reacutecapituler les principaux
eacuteleacutements de la doctrine proclienne de lrsquoimagination
Lrsquoune des plus pertinentes justifications de lrsquousage des mythes par Platon se trouve
dans le Commentaire de Proclus sur la Reacutepublique dans le prologue de la dissertation
(XVI) sur le Mythe drsquoEr Selon un proceacutedeacute meacutethodologique qui lui est habituel en
ouverture de ses commentaires Proclus pose une seacuterie de questions capitales (kephalaia)
dont les reacuteponses guideront son exeacutegegravese de lrsquoœuvre commenteacutee Proclus srsquoy attaque aux
objections faites par un eacutepicurien du nom de Colotegraves qui reproche agrave Platon drsquoavoir mis de
129 Proclus In Timaeum III 286 20-287 7 (trad A J Festugiegravere) laquo ἄλλη δέ ἐστιν ἡ πρὸ ταύτης αἴσθησις ἐν
τῷ ὀχήματι τῆς ψυχῆς ὡς πρὸς ταύτην ἄυλος καὶ καθαρὰ καὶ γνῶσις ἀπαθὴς αὐτὴ καθrsquo ἑαυτήν μορφῆς δὲ
οὐκ ἀπηλλαγμένη διότι καὶ αὐτὴ σωματοειδής ἐστιν ὡς ἐν σώματι λαχοῦσα τὴν ὑπόστασιν καὶ ἐκείνη μὲν ἡ
αἴσθησις τῇ φαντασίᾳ τὴν αὐτὴν ἔχει φύσινmiddot τὸ γὰρ εἶναι κοινὸν ἀμφοῖνmiddot ἀλλrsquo ἔξω μὲν προϊοῦσα καλεῖται
αἴσθησις ἔνδον δὲ μένουσα καὶ ἐν τῷ πνεύματι θεωροῦσα τὰς μορφὰς καὶ τὰσχήματα φαντασία καὶ ltκαθrsquo
ὅσον μὲν φαντασίαgt καθrsquo ὅσον δὲ μερίζεται περὶ τὸ πνεῦμα αἴσθησιςmiddot ἔστι γὰρ βάσις μὲν τῆς λογικῆς
ζωῆς ἡ δόξα κορυφὴ δὲ ἡ φαντασία τῆς δευτέρας καὶ συνάπτουσιν ἀλλήλαις ἥ τε δόξα καὶ ἡ φαντασία καὶ
πληροῦται δυνάμεων ἡ δευτέρα παρὰ τῆς κρείττονος ἡ δὲ μέση ltἡgt τῆς ἀλόγου ζωῆς τῶν μὲν ἄνωθεν τύπων
ἄδεκτός ἐστι τῶν δὲ ἔξωθεν δεκτικὴ μόνων κοινὴ δὲ ὅμως ἐστὶ καὶ αὕτη παθητικῶς γιγνώσκουσα τὸ
αἰσθητόν ἡ δὲ ἔνυλος αἴσθησις τῶν ἔξωθεν προσπιπτόντων ἐστὶ μόνον καὶ τῶν κινούντων αὐτήν ἐν ἑαυτῇ τὰ
θεάματα κατέχειν οὐ δυναμένη μεριστὴ οὖσα καὶ οὐ μίαmiddot διῄρηται γὰρ περὶ τοῖς αἰσθητηρίοις raquo
64
cocircteacute lrsquoexplication scientifique en ayant recours agrave une fable mensongegravere au sujet de la justice
reacuteserveacutee agrave lrsquoacircme130
Ce passage permet de comprendre le rocircle de lrsquoimagination dans un contexte autre
que celui des exposeacutes offrant une analyse du savoir matheacutematique Dans une autre
perspective toujours selon la procession qui fait de lrsquointellect le modegravele rationnel de la
faculteacute irrationnelle qui srsquoy rattache agrave savoir lrsquoimagination ce passage offre un autre
eacuteclairage sur la notion drsquointellect passif et sur des notions connexes par lesquelles Proclus
deacutefinit la sixiegraveme acception de lrsquointellection de lrsquoIn Timaeum Un peu comme le
Parmeacutenide qui pour Proclus preacutesente dans un unique exposeacute lrsquoensemble des processions
divines qui apparaissent de maniegravere rhapsodique dans les autres dialogues de Platon cet
extrait rassemble la plupart des notions relatives agrave lrsquoimagination preacuteceacutedemment analyseacutees
dans drsquoautres contextes exeacutegeacutetiques
Il faut ajouter agrave cela que puisque les acircmes qui de par leur ecirctre mecircme sont
intellectives et pleines de principes rationnels incorporels et intellectifs ont
revecirctu lrsquointellect imaginatif et ne peuvent vivre sans lui en ce lieu-ci de la
geacuteneacutesis ndash en sorte que parmi les Anciens certains disent que lrsquoimagination est
mecircme chose que lrsquointellect et drsquoautres ont deacutecideacute aussi de nrsquoadmettre aucune
intellection qui ne comporte une image ndash puisque ces acircmes donc comme nous
disions sont devenues drsquoimpassibles passibles de non configurantes donnant
une configuration le mode drsquoenseignement qui leur convient est agrave bon droit
celui qui procegravede par ces sortes de mythes Ceux-ci contiennent sans doute en
grande part au-dedans la lumiegravere intellective de la veacuteriteacute mais ils projettent
au-dehors le revecirctement fictif qui cache cette lumiegravere gracircce agrave une similitude
lrsquoimagination qui est en nous couvrant drsquoombre lrsquointellect partiel131
Ce texte confirme lrsquoinclusion de lrsquoimagination au nombre des faculteacutes irrationnelles
laquo revecirctues raquo par lrsquoacircme rationnelle dans sa descente La terminologie nrsquoest pas identique agrave
celle des Eacuteleacutements de theacuteologie mais lrsquoimage de la laquo vecircture raquo y reacuteapparaicirct132 Agrave la
130 Proclus In Rempublicam II 105 24 sqq 131 Ibid II 107 14-26 (trad A J Festugiegravere) laquo προσθετέον δὲ τούτοις καὶ ὅτι ταῖς ψυχαῖς νοεραῖς μὲν
οὔσαις κατὰ τὴν ἑαυτῶν ὕπαρξιν καὶ λόγων πλήρεσιν ἀσωμάτων καὶ νοερῶν ἐνδυσαμέναις [δὲ] τὸν
φανταστικὸν νοῦν καὶ ζῆν ἄνευ τούτου μὴ δυναμέναις ἐν τῷδε τῷ τόπῳ τῆς γενέσεως (ὥστε καὶ τῶν παλαιῶν
τινας τοὺς μὲν φαντασίαν ταὐτὸν εἰπεῖν εἶναι καὶ νοῦν τοὺς δὲ καὶ διακρίναντας ἀφάνταστον νόησιν
μηδεμίαν ἀπολείπειν) ταύταις δrsquo οὖν ὡς εἴπομεν γενομέναις ἀπαθέσι παθητικαῖς ἀμορφώτοις μορφωτικαῖς
πρέπων ἐστὶν τρόπος διδασκαλίας εἰκότως ὁ διὰ τῶν τοιῶνδε μύθωνmiddot οἷς πολὺ μέν ἐστιν ἔνδον τὸ νοερὸν τῆς
ἀληθείας φέγγος προβέβληται δὲ τὸ πλασματῶδες ἀποκρύπτον ἐκεῖνο κατὰ μίμησιν τῆς ἐν ἡμῖν φαντασίας
ἐπιλυγαζούσης τὸν μερικὸν νοῦν raquo 132 Proclus Eacuteleacutements de theacuteologie prop 209
65
proposition 209 Proclus eacutecrit que lrsquoacircme laquo descend en srsquoadjoignant des vies
infraraisonnables raquo ce qui srsquoaccorde avec la thegravese selon laquelle les acircmes rationnelles laquo ont
revecirctu lrsquointellect imaginatif et ne peuvent vivre sans lui en ce lieu-ci de la geacuteneacutesis raquo
eacutenonceacutee dans le Commentaire sur la Reacutepublique La vie de lrsquoacircme rationnelle dans le
Devenir ou la geacuteneacutesis nrsquoest donc pas indeacutependante de lrsquoimagination qursquoelle laquo revecirct raquo
neacutecessairement lors de sa descente
Pour Proclus lrsquoopinion de certains Anciens au sujet de lrsquoimagination relegraveve drsquoune
conception deacuteficiente de sa veacuteritable nature qursquoil expose notamment dans son
Commentaire sur la Reacutepublique et agrave la proposition 209 des Eacuteleacutements de theacuteologie Crsquoest
pourquoi lisons-nous dans lrsquoIn republicam laquo certains disent que lrsquoimagination est mecircme
chose que lrsquointellect et drsquoautres ont deacutecideacute aussi de nrsquoadmettre aucune intellection qui ne
comporte une image raquo Lrsquoanalyse effectueacutee de la phantasia aristoteacutelicienne nous permet de
reconnaicirctre ici une reacutefeacuterence au traiteacute De lrsquoacircme ougrave Aristote reacutefute lrsquoidentification de
lrsquointellect entendons la penseacutee agrave lrsquoimagination chez certains de ses devanciers en prenant
tout de mecircme soin de preacuteciser que lrsquointellection est toujours accompagneacutee drsquoimages
Proclus (re)trouve sa doctrine de lrsquoimagination dans les Dialogues de Platon ou du moins
ses points de deacutepart (aphormai) notamment dans les mythes qui illustrent la descente de
lrsquoacircme dans la geacuteneacutesis
Crsquoest un extrait du Commentaire sur la Reacutepublique qui nous offre une des
meilleures illustrations du rocircle joueacute par lrsquoimagination dans son rapport aux discours
mythiques
Drsquoune part ce qui est purement fiction mythique convient seulement agrave ceux qui
ne vivent que selon lrsquoimagination et qui nrsquoont en tout et pour tout que
lrsquointellect passible Drsquoautre part lrsquoeacuteclat de la science la proprieacuteteacute qursquoa la
connaissance intellective de se reacuteveacuteler elle-mecircme conviennent agrave ceux qui ont
fixeacute toute leur activiteacute dans des intellections pures133
Tout en eacuteclairant la fonction cognitive de lrsquointellect passible (ou passif) Proclus contraste
du mecircme coup deux deux acceptions de lrsquointellection celle de lrsquoimagination et celle qui est
133 Proclus In Rempublicam II 107 26-108 2 (trad A J Festugiegravere) laquo τὸ μὲν γὰρ μυθῶδες πᾶν ὅσον
πέπλασται μόνον τοῖς κατὰ μόνην τὴν φαντασίαν ζῶσίν ἐστιν οἰκεῖον καὶ ὧν ἐστιν τὸ ὅλον ὁ παθητικὸς νοῦς
τὸ δὲ φανὸν τῆς ἐπιστήμης καὶ αὐτοφανὲς τῆς νοερᾶς γνώσεως τοῖς ἱδρύσασιν ἐν νοήσεσιν καθαραῖς τὴν
ἑαυτῶν ὅλην ἐνέργειαν raquo
66
au principe de la noecircsis meta logou la premiegravere pouvant ecirctre associeacutee aux formes
symbolique et imageacutee134 du discours sur le divin la seconde relavant du discours
scientifique crsquoest-agrave-dire la dialectique Le passage suivant poursuit lrsquoanalyse du rocircle de
lrsquoimagination dans la fiction mythique
Quant agrave ce qui est agrave la fois exteacuterieurement fictif inteacuterieurement intellectif il
reste pour nous je suppose que ce soit approprieacute agrave ceux qui sont le composeacute
des deux et qui ont un double intellect celui que nous sommes vraiment et
celui que nous avons revecirctu et que nous avons projeteacute au-dehors Crsquoest pour
cela aussi je suppose que nous prenons plaisir aussi aux mythes comme nous
eacutetant congeacutenegraveres Les deux intellects en nous y trouvent leurs deacutelices lrsquoun de
nos moi nourri par les veacuteriteacutes du dedans est devenu contemplateur du vrai
lrsquoautre fascineacute par le revecirctement exteacuterieur a acquis bonne disposition pour la
course vers la science Et de mecircme que lors mecircme que nous agissons selon
lrsquoimagination il nous faut user drsquoimages pures non souilleacutees par de certains
phantasmes obscegravenes de mecircme je suppose convient-il aussi que les mythes
aient leur appareil exteacuterieur ressemblant aux belles figures intellectives qui
ornent le dedans Voilagrave pourquoi Platon rejetait les repreacutesentations des mythes
des poegravetes parce qursquoelles infectent les acircmes non initieacutees de sous-entendus
grossiers135
Les propos ingeacutenieux de Proclus combinent agrave la fois une theacuteorie des faculteacutes de lrsquoacircme qui
fait mention drsquoun double intellect ndash lrsquoimagination et fort probablement le logos intellectif
activeacute par un intellect en acte et seacutepareacute ndash correspondant aux deux faces du mythe ndash le vrai et
et le vraisemblable ndash et une harmonisation des propos drsquoAristote136 et de Platon137 sur
lrsquoattrait et les dangers de la fiction mythique
134 On pourrait eacutegalement associer le discours inspireacute agrave lrsquoactivation de lrsquointellect passif bien que la faculteacute
premiegraverement eacuteveilleacutee lorsqursquoun tel discours est prononceacute soit lrsquoun (ou lrsquohuparxis) de lrsquoacircme Au sujet des
discours ou modes drsquoenseignement theacuteologiques chez Platon drsquoapregraves Proclus voir Theacuteologie platonicienne I
4 17 9-23 11 135 Proclus In Rempublicam 108 2-108 16 (trad A J Festugiegravere) laquo τὸ δὲ αὖ κατὰ μὲν τὸ ἔξω
πλασματῶδες κατὰ δὲ τὸ ἔσω νοερὸν ἡμῖν δήπου λείπεται σύζυγον εἶναι τοῖς τὸ συναμφότερον οὖσιν καὶ
διττὸν ἔχουσι νοῦν τὸν μὲν ὃν ἐσμέν τὸν δὲ ὃν ἐνδυσάμενοι προβεβλήμεθα καὶ διὰ τοῦτο δήπου καὶ
χαίρομεν ὡς συμφυέσι τοῖς μύθοιςmiddot εὐφραίνεται γὰρ ὁ διττὸς ἐν ἡμῖν νοῦς καὶ ὃ μέν τις ἡμῶν ὑπὸ τῶν ἔνδον
τραφεὶς ἐγένετο θεατὴς τῶν ἀληθῶν ὃ δὲ ὑπὸ τῶν ἔξω καταπλαγεὶς ἐπιτήδειος κατέστη πρὸς τὴν εἰς
ἐπιστήμην ὁδόν ὥσπερ δὲ καὶ εἰ φανταστικῶς ἐνεργοῦμεν ὅμως δεῖ καθαραῖς χρῆσθαι φαντασίαις ἀλλrsquo οὐ
μεμιασμέναις ὑπό τινων αἰσχρῶν φαντασμάτων οὕτω δήπου καὶ τοὺς μύθους πρέπουσαν ἔχειν προσήκει καὶ
τὴν ἔξωθεν σκευὴν τοῖς ἔνδον νοεροῖς ἀγάλμασιν διὸ καὶ Πλάτων ἀπεσκευάζετο τὰς τῶν ποιητικῶν μύθων
διαθέσεις ἀναπιμπλάσας τὰς ἀτελέστους ψυχὰς ὑπονοιῶν φορτικῶν raquo 136 Nous pensons agrave cette ceacutelegravebre phrase du chapitre A 1 de la Meacutetaphysique 982b17-19 que Proclus a peut-
ecirctre en tecircte ici (trad J Tricot) laquo Or apercevoir une difficulteacute et srsquoeacutetonner crsquoest reconnaicirctre sa propre
ignorance (crsquoest pourquoi mecircme lrsquoamour des mythes est en quelque maniegravere amour de la Sagesse car le
mythe est un assemblage de merveilleux) raquo
67
Lrsquoeacutetude de ces extraits du Commentaire sur la Reacutepublique complegravete notre
preacutesentation de lrsquoimagination en tant qursquoelle peut ecirctre deacutefinie comme une forme
drsquointellection dans la philosophie de Proclus Nous nous inteacuteresserons maintenant agrave la
seconde acception de lrsquointellection dans lrsquoordre inductif que nous avons deacutefini qui
correspond agrave lrsquoactiviteacute rationnelle de lrsquoacircme humaine
3 Lrsquointellection de lrsquoacircme rationnelle et le rocircle de la dianoia
31 Uniteacute et multipliciteacute de lrsquoacircme rationnelle
311 Lrsquoacircme rationnelle
Lrsquointellection de lrsquoacircme raisonnable quant agrave elle pose un problegraveme que nrsquoeacutelucide
qursquoen partie lrsquoexeacutegegravese des lignes 28a1-4 du Timeacutee Si lrsquoacircme rationnelle est essentiellement
discursive si son intellection se produit dans le temps en ne saisissant drsquoun seul coup
qursquoune partie du tout intelligible celle-ci ne peut agrave proprement parler ecirctre qualifieacutee de
laquo rassembleacutee raquo ou drsquo laquo unitive raquo (athroocircs) expression qui deacutesigne de maniegravere propre
lrsquointuition simple Crsquoest ce que note drsquoailleurs Proclus laquo tantocirct elle voit les Touts mais
elle ne les voit agrave un seul et mecircme instant que par fragments et non tout agrave la fois138 raquo
Comment pourrait-on alors assimiler lrsquointuition discursive agrave une intellection au sens propre
dont le critegravere premier demeure dans lrsquoensemble de la tradition neacuteoplatonicienne la
simpliciteacute et lrsquouniteacute La reacuteponse courte est que cette forme drsquointellection nrsquoest justement
pas une forme drsquointellection agrave proprement parler mais une forme deacutegradeacutee de la noecircsis
supeacuterieure agrave lrsquoimagination puisque la connaissance de son objet demeure rationnelle et
universelle mais infeacuterieure agrave lrsquointellection des intellects particuliers en tant que celle-ci
procure agrave lrsquoacircme une connaissance totale sous un mode particulier de lrsquointelligible
La cinquiegraveme acception de lrsquointellection concerne lrsquoacircme rationnelle elle-mecircme et son
activiteacute discursive
137 Tout en reacutehabilitant le mythe contre une interpreacutetation radicale de ses critiques dans la Reacutepublique Proclus
doit tout de mecircme preacuteciser les dangers drsquoun discours aux laquo phantasmes obscegravenes raquo qui peuvent se preacutesenter
dans un enseignement symbolique sur le divin et dont le rapport au vrai risquerait drsquoecirctre mal interpreacuteteacute et les
images de pervertir lrsquoacircme 138 Proclus In Timaeum I 244 29-30 (trad A J Festugiegravere) laquo ὅπου δὲ ὁρᾷ μὲν τὰ ὅλα ἀλλὰ μερικῶς ἅμα
καὶ οὐκ ἀθρόως raquo
68
La cinquiegraveme intellection est celle de lrsquoacircme raisonnable Car de mecircme que
lrsquoacircme raisonnable est dite un intellect de mecircme son mode de connaissance est
une intellection crsquoest agrave savoir une intellection discursive qui implique comme
concomitant naturel le temps139
Comme pour lrsquoacception qui fait de lrsquoimagination une forme drsquointellection certains
eacuteleacutements conceptuels permettent de mieux deacutefinir comment lrsquointellection peut ecirctre
conceptualiseacutee comme lrsquoactiviteacute de lrsquoacircme logique Drsquoabord cette intellection nrsquoest pas
associeacutee agrave une activiteacute particuliegravere de lrsquoacircme logique mais agrave cette acircme logique en elle-mecircme
qui comme le deacutefinira Proclus dans les pages suivantes de son commentaire est lrsquouniteacute
drsquoune multipliciteacute drsquoactiviteacute de lrsquointellection au sens propre agrave lrsquoopinion (doxa) en passant
par la penseacutee dianoeacutetique (dianoia) Ensuite ce sont les attributs de discursiviteacute
(metabatikecirc) et de temporaliteacute (ton chronon echousa sumphuecirc pros heautecircn) qui la
disqualifient au titre drsquointellection au sens propre Ce passage preacutecise pourquoi
Ni lrsquointellection inheacuterente agrave lrsquoacircme raisonnable ndash car elle nrsquoa pas la vue
drsquoensemble drsquoun seul coup et lrsquoeacutetroite coordination avec les ecirctres eacuteternels mais
progresse selon le temps140
Nous ferons maintenant une analyse partielle des sources de cette doctrine et de la nature de
lrsquoacircme rationnelle dans les pages qui suivent en portant notre attention sur le rocircle joueacute par la
dianoia dans la connaissance des objets matheacutematiques ou des Formes intermeacutediaires
selon la tradition platonicienne
32 Lrsquoacircme rationnelle dans la tradition platonico-aristoteacutelicienne
321 Les sources platoniciennes
Alors que les Dialogues de Platon ne servaient pas de fondement agrave la doctrine
neacuteoplatonicienne de lrsquoimagination sa source eacutetant dans le De anima et dans la tradition de
ses commentateurs crsquoest sur la Reacutepublique et encore une fois sur la Ligne diviseacutee que la
deacutefinition de la penseacutee discursive comme intellection trouvera sa principale source textuelle
dans lrsquoœuvre platonicienne Nous proposerons plus loin une analyse de la notion de
139 Ibid I 244 16-19 (trad A J Festugiegravere) laquo πέμπτη δrsquo ἐστὶν ἡ τῆς ψυχῆς τῆς λογικῆς νόησιςmiddot ὡς γὰρ
νοῦς λέγεται ἡ λογικὴ ψυχή οὕτω καὶ ἡ γνῶσις αὐτῆς νόησις καὶ μεταβατικὴ νόησις καὶ τὸν χρόνον ἔχουσα
συμφυῆ πρὸς ἑαυτήν raquo 140 Ibid I 245 6-7 (trad A J Festugiegravere) laquo οὔτε τὴν ἐν τῇ λογικῇ ψυχῇmiddot τὸ γὰρ ἀθρόον οὐκ ἔχει καὶ τὸ τοῖς
αἰωνίοις σύστοιχον ἀλλὰ κατὰ χρόνον πρόεισιν raquo
69
dianoia et un commentaire des principaux concepts eacutepisteacutemologiques de la fameuse
Analogie de la Ligne agrave lrsquooccasion de nos discussions sur la dialectique et la noeacutetique dans
les Dialogues de Platon141
322 Les sources aristoteacuteliciennes
LrsquoEacutethique agrave Nicomaque VI preacutesente la division des faculteacutes intellectuelles selon
Aristote Bien que nous nrsquoayons trouveacute aucune citation directe de ce livre dans les passages
analyseacutes de Commentaire sur le Timeacutee la conception aristoteacutelicienne de la sagesse et des
autres puissances cognitives de lrsquoacircme se preacutesente comme une des sources les plus
importantes de la psychologie et de lrsquoeacutepisteacutemologie neacuteoplatonicienne et plus
particuliegraverement proclienne
Ainsi donc on a dit auparavant qursquoil existe deux parties de lrsquoacircme la partie
rationnelle et la partie irrationnelle Mais maintenant la partie rationnelle doit
faire lrsquoobjet drsquoune distinction du mecircme genre
Autrement dit il faut supposer deux parties rationnelles lrsquoune nous permet de
consideacuterer le genre de reacutealiteacutes dont les principes ne peuvent ecirctre autrement
qursquoils ne sont tandis que lrsquoautre nous fait consideacuterer ce qui peut ecirctre autrement
Car en rapport avec ces reacutealiteacutes de genres diffeacuterents on trouve aussi parmi les
parties de lrsquoacircme une diffeacuterence de genre entre celles qui sont naturellement
relatives agrave lrsquoune et agrave lrsquoautre puisque crsquoest en vertu drsquoune certaine ressemblance
ou drsquoune affiniteacute avec leurs objets respectifs qursquoelles en ont la connaissance On
peut drsquoailleurs appeler lrsquoune la partie scientifique et lrsquoautre la partie
calculatrice142
Le De anima nrsquooffre pas agrave notre avis une distinction nette entre les diffeacuterentes faculteacutes
cognitives Mais telle nrsquoeacutetait pas sa viseacutee Ce traiteacute nrsquoa pas pour but de distinguer une
puissance rationnelle par rapport agrave une autre par exemple la saisie des premiers principes
de la connaissance par opinion mais de distinguer la penseacutee rationnelle et conceptuelle de
ce avec quoi elle a pu ecirctre confondue agrave savoir la sensation et lrsquoimagination
141 Voir SECTION II et ANNEXE I 142 Aristote Eacutethique agrave Nicomaque VI 1139a3-12 (trad R Bodeacuteuumls) laquo πρότερον μὲν οὖν ἐλέχθη δύrsquo εἶναι
μέρη τῆς ψυχῆς τό τε λόγον ἔχον καὶ τὸ ἄλογονmiddot νῦν δὲ περὶ τοῦ λόγον ἔχοντος τὸν αὐτὸν τρόπον διαιρετέον
καὶ ὑποκείσθω δύο τὰ λόγον ἔχοντα ἓν μὲν ᾧ θεωροῦμεν τὰ τοιαῦτα τῶν ὄντων ὅσων αἱ ἀρχαὶ μὴ ἐνδέχονται
ἄλλως ἔχειν ἓν δὲ ᾧ τὰ ἐνδεχόμεναmiddot πρὸς γὰρ τὰ τῷ γένει ἕτερα καὶ τῶν τῆς ψυχῆς μορίων ἕτερον τῷ γένει τὸ
πρὸς ἑκάτερον πεφυκός εἴπερ καθrsquo ὁμοιότητά τινα καὶ οἰκειότητα ἡ γνῶσις ὑπάρχει αὐτοῖς λεγέσθω δὲ
τούτων τὸ μὲν ἐπιστημονικὸν τὸ δὲ λογιστικόν raquo
70
323 Distinctions dans le neacuteoplatonisme chez Plotin Traiteacute I 1 [53]
Le Traiteacute I 1 [53] de Plotin preacutesente lrsquoune des meilleures probleacutematisations des
rapports entre les diffeacuterentes faculteacutes laquo logiques raquo de lrsquoacircme humaine Nous pouvons nous
baser sur ce traiteacute pour comprendre la contribution que Proclus a voulu apporter agrave
lrsquoeacutelaboration et au perfectionnement drsquoune doctrine drsquoabord exposeacutee dans lrsquoœuvre
plotinienne Notre eacutetude sur Plotin notamment dans lrsquoARTICLE I preacutesente une analyse
drsquoextraits de ce traiteacute et drsquoautres passages pertinents des Enneacuteades qui ont eacuteteacute deacuteterminants
comme sources de lrsquoeacutepisteacutemologie neacuteoplatonicienne tardive telle qursquoelle se manifeste dans
lrsquoœuvre de Proclus
Nos analyses des notions de dianoia et de logos chez Proclus et son maicirctre Syrianus
reacutevegravelent des continuiteacutes mais aussi des ruptures dans la tradition neacuteoplatonicienne Nous
allons aborder cette question agrave lrsquooccasion drsquoune eacutetude qui srsquointeacuteressera agrave la nature et au
statut de lrsquoobjet matheacutematique chez Platon et Aristote mais aussi agrave la faculteacute qui dans une
perspective platonicienne heacuteriteacutee de lrsquoAnalogie de la Ligne dans la Reacutepublique correspond
agrave la dianoia
33 La dianoia et les matheacutematiques drsquoapregraves Syrianus et Proclus143
331 Consideacuterations introductives sur les objets matheacutematiques
La question du statut ontologique des objets matheacutematiques chez Proclus a reccedilu
reacutecemment lrsquoattention de plusieurs commentateurs Notre but ici sera de comprendre
comment la connaissance des objets matheacutematiques sert de paradigme pour exposer
lrsquoactiviteacute de la dianoia
Les Formes intermeacutediaires qui sont lrsquoobjet de la dianoia ne doivent pas ecirctre
identifieacutees aux objets matheacutematiques Les objets matheacutematiques sont un cas drsquoobjets
intermeacutediaires et ils en constituent le paradigme crsquoest-agrave-dire que les objets matheacutematiques
sont ceux qui montrent le mieux ce que sont ces Formes intermeacutediaires mais elles ne leur
143 LrsquoANNEXE II expose une partie des fondements de la conception neacuteoplatonicienne des ecirctres matheacutematiques
par une eacutetude de la theacuteorie platonicienne des Ideacutees et des Nombres telle que preacutesenteacutee et critiqueacutee par
Aristote
71
sont pas identiques Cette interpreacutetation sans ecirctre originale ne semble pas avoir eacuteteacute
deacutefendue par la plupart des commentateurs modernes de Proclus
Notons que dans le passage qui nous inteacuteresse du Commentaire sur le Timeacutee agrave
aucune reprise Proclus nrsquoidentifie explicitement les Formes intermeacutediaires aux objets
matheacutematiques celles-lagrave ayant une extension beaucoup plus grande que ceux-ci La
quantiteacute qui est le principe des nombres est une Forme parmi drsquoautres Ce qui manque agrave la
dianoia crsquoest lrsquouniteacute acquise par lrsquoanalyse qui permet de remonter agrave la cause
332 Syrianus et la doctrine de lrsquoabstraction
Dans son Commentaire sur la Meacutetaphysique drsquoAristote Syrianus cherche agrave reacutefuter
les arguments aristoteacuteliciens contre la theacuteorie des Ideacutees et des Nombres Aux chapitres 1-3
du livre M (XIII) Aristote refuse drsquoaccorder lrsquoexistence substantielle aux objets
matheacutematiques ceux-ci nrsquoexisteraient que par abstraction crsquoest-agrave-dire par un acte de
lrsquoesprit portant sur certaines proprieacuteteacutes deacutefinies des substances sensibles Fidegravele aux
doctrines platoniciennes Syrianus se porte agrave la deacutefense de la substantialiteacute des ecirctres
matheacutematiques il subordonne les universaux engendreacutes par abstraction agrave ceux qursquoil dit
produits par projection (probolecirc) des raisons-principes (logoi) de lrsquoacircme sur lrsquoimagination
Agrave la theacuteorie aristoteacutelicienne de lrsquoabstraction Syrianus oppose un modegravele que lrsquoon a qualifieacute
de laquo projectionniste raquo144 ougrave les universaux ndash ou du moins les universaux geacuteomeacutetriques ndash
sont saisis par la penseacutee une fois deacuteployeacutes dans lrsquoimagination par la raison discursive
Au-delagrave drsquoune opposition au sujet du mode drsquoexistence des ecirctres matheacutematiques les
eacutepisteacutemologies aristoteacutelicienne et platonicienne ndash ou neacuteoplatonicienne ndash proposent deux
modegraveles explicatifs de lrsquoorigine des principes de la science Pour sa part Aristote cherche agrave
reacutefuter la thegravese faisant des ecirctres matheacutematiques des substances seacutepareacutees tout en maintenant
lrsquoexactitude (akribeia) et la perfection de ces ecirctres dont le mode drsquoexistence est abstrait
quant agrave Syrianus il soutient qursquoun concept ne pourra ecirctre jugeacute exact et donc scientifique si
la seule source de sa constitution srsquoavegravere lrsquoexpeacuterience sensible
144 I Mueller laquo Aristotlersquos doctrine of abstraction in the commentators raquo dans Aristotle Transformed The
Ancient Commentators and their Influence eacutediteacute par R Sorabji Ithaca Cornell University Press 1990
p 463-479
72
Afin de saisir les enjeux de ce conflit eacutepisteacutemologique nous preacutesenterons drsquoabord
les principaux aspects du modegravele abstractionniste drsquoAristote Nous poursuivrons par
lrsquoanalyse de la theacuteorie projectionniste de Syrianus pour ensuite montrer en quoi elle
srsquooppose agrave la doctrine de lrsquoabstraction Nous traiterons enfin des difficulteacutes poseacutees par
lrsquoextension du paradigme geacuteomeacutetrique agrave lrsquoabstraction ndash ou agrave la projection ndash de tout genre
drsquouniversaux
333 Le modegravele abstractionniste drsquoAristote
Aux chapitres 1 agrave 3 du livre M Aristote pose la question du mode drsquoexistence des
choses matheacutematiques (ta mathecircmatika) Aristote soutient que si elles sont des reacutealiteacutes
propres crsquoest-agrave-dire si elles sont en acte et substantielles elles seront neacutecessairement soit
dans les ecirctres sensibles soit seacutepareacutees de ces mecircmes ecirctres145
Apregraves avoir fourni plusieurs arguments montrant que les choses matheacutematiques ne
peuvent ni ecirctre immanentes aux substances sensibles ni ecirctre seacutepareacutees drsquoelles Aristote pour
qui elles ne sauraient ecirctre de pures fictions ndash sa science serait alors amputeacutee de son
fondement mecircme ndash eacutemet lrsquohypothegravese drsquoun troisiegraveme mode drsquoexistence lrsquoecirctre par
abstraction (to ex aphaireseocircs) Crsquoest au chapitre M 3 qursquoest exposeacute lrsquoessentiel de cette
theacuteorie
Il y a dans les choses un grand nombre drsquoattributs essentiels qui ne leur
appartiennent qursquoen tant que chacun des attributs de cette sorte reacuteside en elles
par exemple il y a des proprieacuteteacutes speacuteciales agrave lrsquoanimal en tant que femelle ou en
tant que macircle bien qursquoil nrsquoy ait rien qui soit femelle ou macircle indeacutependamment
des animaux il en reacutesulte qursquoil en est de mecircme si on considegravere seulement les
choses en tant que longueurs ou en tant que surfaces Et plus les objets de notre
connaissance ont drsquoanteacuterioriteacute logique et de simpliciteacute plus aussi notre savoir a
drsquoexactitude lrsquoexactitude nrsquoeacutetant rien drsquoautre que la simpliciteacute146
Dans ce passage Aristote eacutetablit une correacutelation entre le degreacute drsquoexactitude des objets
connus et leur degreacute drsquoanteacuterioriteacute logique Nous verrons que pour Syrianus lrsquoanteacuterioriteacute
145 Aristote Meacutetaphysique M 2 1076a33-35 146 Ibid M 3 1078a5-11 (trad J Tricot) laquo πολλὰ δὲ συμβέβηκε καθrsquo αὑτὰ τοῖς πράγμασιν ᾗ ἕκαστον
ὑπάρχει τῶν τοιούτων ἐπεὶ καὶ ᾗ θῆλυ τὸ ζῷον καὶ ᾗ ἄρρεν ἴδια πάθη ἔστιν (καίτοι οὐκ ἔστι τι θῆλυ οὐδrsquo
ἄρρεν κεχωρισμένον τῶν ζῴων)middot ὥστε καὶ ᾗ μήκη μόνον καὶ ᾗ ἐπίπεδα καὶ ὅσῳ δὴ ἂν περὶ προτέρων τῷ
λόγῳ καὶ ἁπλουστέρων τοσούτῳ μᾶλλον ἔχει τὸ ἀκριβές (τοῦτο δὲ τὸ ἁπλοῦν ἐστίν) raquo
73
logique des choses matheacutematiques ne suffira pas agrave assurer leur exactitude du point de vue
platonicien il faudra eacutegalement accorder lrsquoanteacuterioriteacute ontologique et donc le statut de
substance seacutepareacutee aux ecirctres matheacutematiques et plus geacuteneacuteralement agrave tous les universaux
pour en faire des objets de science
La fin du chapitre 3 offre drsquoautres preacutecisions concernant les notions impliqueacutees dans
la doctrine de lrsquoabstraction
Aussi les geacuteomegravetres raisonnent-ils correctement crsquoest sur des ecirctres que roulent
leurs discussions et les objets de leur science sont bien des ecirctres car il y a deux
sens de lrsquoEcirctre lrsquoEcirctre qui est en enteacuteleacutechie et lrsquoEcirctre en tant que matiegravere147
Cette distinction entre lrsquoecirctre en acte ndash en enteacuteleacutechie ndash et lrsquoecirctre en puissance ndash en tant que
matiegravere ndash est ce qui fonde et caracteacuterise lrsquoeacutepisteacutemologie aristoteacutelicienne Aristote reacutefleacutechit
ici sur lrsquoecirctre de lrsquoobjet scientifique son questionnement est ontologique il cherche agrave savoir
quel est le mode drsquoexistence de la chose matheacutematique et fait appel agrave lrsquoacception de lrsquoecirctre
selon lrsquoacte et la puissance pour conserver un mode drsquoexistence minimale agrave lrsquoobjet de la
science tout en eacutevitant les apories du chapitre M 2 concernant la substance seacutepareacutee
Apregraves avoir appliqueacute les concepts drsquoecirctre en puissance et drsquoecirctre en acte agrave lrsquoobjet de la
science Aristote donne une plus grande coheacutesion agrave sa doctrine en concevant la science
selon cette mecircme opposition
La science en effet ainsi que le terme savoir preacutesente une double
signification il y a la science en puissance et la science en acte La puissance
eacutetant comme matiegravere universelle et indeacutetermineacutee a rapport agrave lrsquouniversel et agrave
lrsquoindeacutetermineacute mais lrsquoacte de la science eacutetant deacutetermineacute porte sur tel objet
deacutetermineacute [hellip] et dans ce cas il nrsquoy aura plus rien de seacutepareacute et il nrsquoy aura
plus de substance Mais eacutevidemment crsquoest en un sens que la science est
universelle en un autre sens elle ne lrsquoest pas148
147 Ibid M 3 1078a28-31 (trad J Tricot) laquo ὥστε διὰ τοῦτο ὀρθῶς οἱ γεωμέτραι λέγουσι καὶ περὶ ὄντων
διαλέγονται καὶ ὄντα ἐστίνmiddot διττὸν γὰρ τὸ ὄν τὸ μὲν ἐντελεχείᾳ τὸ δrsquo ὑλικῶς raquo 148 Ibid M 10 1087a15-25 (trad J Tricot) laquo ἡ γὰρ ἐπιστήμη ὥσπερ καὶ τὸ ἐπίστασθαι διττόν ὧν τὸ μὲν
δυνάμει τὸ δὲ ἐνεργείᾳ ἡ μὲν οὖν δύναμις ὡς ὕλη τοῦ καθόλου οὖσα καὶ ἀόριστος τοῦ καθόλου καὶ ἀορίστου
ἐστίν ἡ δrsquo ἐνέργεια ὡρισμένη καὶ ὡρισμένου τόδε τι οὖσα τοῦδέ τινος ἀλλὰ κατὰ συμβεβηκὸς ἡ ὄψις τὸ
καθόλου χρῶμα ὁρᾷ ὅτι τόδε τὸ χρῶμα ὃ ὁρᾷ χρῶμά ἐστιν καὶ ὃ θεωρεῖ ὁ γραμματικός τόδε τὸ ἄλφα ἄλφαmiddot
ἐπεὶ εἰ ἀνάγκη τὰς ἀρχὰς καθόλου εἶναι ἀνάγκη καὶ τὰ ἐκ τούτων καθόλου ὥσπερ ἐπὶ τῶν ἀποδείξεωνmiddot εἰ δὲ
τοῦτο οὐκ ἔσται χωριστὸν οὐθὲν οὐδrsquo οὐσία ἀλλὰ δῆλον ὅτι ἔστι μὲν ὡς ἡ ἐπιστήμη καθόλου ἔστι δrsquo ὡς
οὔ raquo
74
Avec ce ceacutelegravebre passage qui conclut le livre M de la Meacutetaphysique nous pourrions croire
qursquoAristote a tout dit sur son modegravele abstractionniste et que le recours aux concepts drsquoecirctre
en acte et drsquoecirctre en puissance tout autant pour lrsquoobjet de la science que pour la science elle-
mecircme a permis de reacutesoudre les apories de lrsquoeacutepisteacutemologie platonicienne de proposer un
modegravele qui tout en faisant lrsquoeacuteconomie des substances seacutepareacutees preacutetend rendre compte de la
genegravese des concepts universels de la science
Toutefois lrsquointerpreacutetation de la theacuteorie de lrsquoabstraction au livre M se doit drsquoecirctre
compleacuteteacutee par la lecture drsquoautres passages de la Meacutetaphysique Le livre Θ (IX) offre un
eacuteclairage preacutecieux sur les arguments avanceacutes par Aristote au moment de sa critique des
theacuteories platoniciennes Il y est deacutejagrave question du fonctionnement de la science du geacuteomegravetre
mais surtout Aristote y fait clairement mention de la faculteacute qui permet la saisie des
universaux
Il est donc manifeste qursquoon deacutecouvre les constructions geacuteomeacutetriques en
puissance en les faisant passer agrave lrsquoacte et la cause en est que lrsquointellection du
geacuteomegravetre est un acte par conseacutequent crsquoest de lrsquoacte que procegravede la puissance
et crsquoest pourquoi crsquoest en faisant les constructions geacuteomeacutetriques qursquoon les
connaicirct avec cette reacuteserve toutefois que lrsquoactualiteacute particuliegravere de la figure
geacuteomeacutetrique est posteacuterieure dans lrsquoordre de la geacuteneacuteration agrave la puissance
particuliegravere de cette figure149
En restant dans le cadre de la Meacutetaphysique cet extrait permet drsquoentrevoir le sens du rocircle
joueacute par lrsquointellect dans le modegravele aristoteacutelicien ce que Syrianus ne semble pas avoir
reacuteellement pris en consideacuteration
334 Le modegravele projectionniste de Syrianus
Le Commentaire de Syrianus ne couvre que les livres B Γ M et N de la
Meacutetaphysique Son intention est avant tout poleacutemique lrsquoauteur cherche agrave reacutefuter les
arguments drsquoAristote contre la theacuteorie des Ideacutees et des Nombres Syrianus ne partage donc
pas le souci peacutedagogique des autres commentateurs neacuteoplatoniciens de lrsquoœuvre drsquoAristote
149 Ibid Θ 9 1051a29-33 (trad J Tricot) laquo ὥστε φανερὸν ὅτι τὰ δυνάμει ὄντα εἰς ἐνέργειαν ἀγόμενα
εὑρίσκεταιmiddot αἴτιον δὲ ὅτι ἡ νόησις ἐνέργειαmiddot ὥστrsquo ἐξ ἐνεργείας ἡ δύναμις καὶ διὰ τοῦτο ποιοῦντες
γιγνώσκουσιν (ὕστερον γὰρ γενέσει ἡ ἐνέργεια ἡ κατrsquo ἀριθμόν) raquo Certes drsquoautres interpreacutetations du texte
grec ici ndash comme souvent ailleurs chez Aristote ndash tregraves laconique et du sens attribueacute aux notions drsquoacte et de
puissance dont traite cet extrait seraient possibles
75
Contrairement agrave Ascleacutepius par exemple qui approche la penseacutee meacutetaphysique drsquoAristote
en visant son harmonisation agrave celle de Platon Syrianus cherche moins agrave expliquer Aristote
agrave partir drsquoAristote comme lrsquoa fait brillamment Alexandre qursquoagrave montrer les failles de son
systegraveme Par exemple le livre Θ ougrave Aristote discute longuement des concepts drsquoacte et de
puissance ne semble pas avoir guideacute son exeacutegegravese alors que certaines pages y sont
essentielles agrave la compreacutehension des doctrines du livre M ougrave ces mecircmes notions structurent
la doctrine de lrsquoabstraction
En se portant agrave la deacutefense des thegraveses platoniciennes critiqueacutees par Aristote Syrianus
expose son modegravele projectionniste censeacute contrer les thegraveses abstractionnistes
And say that it [geometry] concerns itself with objects of the imagination
insofar as these arise as a by-product of the essential reason-principles in the
discursive intellect from precisely which it derives its demonstration causality
or say rather that geometry aims to contemplate the actual partless reason-
principles of the soul but being too feeble to employ intellections free of
images it extends its powers to imaged and extended shapes and magnitudes
and thus contemplates in them those former entities150
Dans le modegravele projectionniste lrsquoacircme crsquoest-agrave-dire la raison discursive nrsquoarrive pas agrave saisir
directement ses propres contenus agrave savoir les logoi Pour pouvoir appreacutehender les logoi
qui constituent les veacuteritables objets de la science lrsquoacircme devra les projeter sur lrsquoimagination
Par la meacutediation de lrsquoimagination le geacuteomegravetre cherchera agrave viser les contenus de la raison
discursive il se servira ainsi des images creacuteeacutees par projection des raisons substantielles et
seacutepareacutees de lrsquoacircme
Dans un autre passage Syrianus cette fois plus conciliant agrave lrsquoeacutegard des thegraveses
aristoteacuteliciennes semble concevoir la projection des formes substantielles comme un
compleacutement essentiel de lrsquoabstraction
For one can see figure and number and natural surface and its limits in the
sensible activities of nature and these things also exist in our imagination and
opinion whether they are taken by abstraction from sensibles as Aristotle
150 Syrianus In metaphysica 91 29-35 (trad J Dillon et D OrsquoMeara) laquo περὶ δὲ τὰ φανταστὰ διατρίβειν
φαθί καθόσον ταῦτα τοῖς οὐσιώδεσι λόγοις τῆς διανοίας παρυφίσταται ἐξ ὧν καὶ τὴν ἀποδεικτικὴν αἰτίαν
κομίζεται μᾶλλον δὲ τὴν μὲν γεωμετρίαν αὐτοὺς τοὺς ἀμερεῖς λόγους τῆς ψυχῆς βούλεσθαι θεωρεῖν
ἀσθενοῦσαν δὲ χρῆσθαι ταῖς ἀφαντάστοις νοήσεσιν ἐκτείνειν τοὺς λόγους εἰς φανταστὰ καὶ διαστατὰ
σχήματα καὶ μεγέθη καὶ οὕτως ἐν ἐκείνοις αὐτοὺς θεωρεῖν raquo
76
thinks or whether they are completed by us from the substantial forms of the
soul These imagined and opined things participate in being but they are not
substances151
On nrsquoa pas manqueacute de souligner le parallegravele entre le modegravele neacuteoplatonicien qui oppose et
articule le concept a posteriori (husterogenes) et la forme substantielle de lrsquoacircme et le
criticisme kantien ougrave laquo le concept de lrsquoentendement et lrsquoIdeacutee de la Raison sont agrave la fois
opposeacutes et articuleacutes152 raquo Une plus grande harmonisation des doctrines aristoteacuteliciennes sera
drsquoailleurs tenteacutee par les successeurs de Syrianus au nombre desquels nous pouvons
compter Philopon et Simplicius
335 Sens et porteacutee des critiques de Syrianus agrave lrsquoeacutegard du modegravele aristoteacutelicien
Qursquoest-ce que Syrianus reproche au modegravele proposeacute par Aristote Certes Aristote
rejette les acquis fondamentaux de la tradition platonicienne dont le statut seacutepareacute des
substances intelligibles ce qui nrsquoest pas sans susciter la reacuteplique drsquoun neacuteoplatonicien tel
Syrianus Avant tout Syrianus critique lrsquoabstraction aristoteacutelicienne sous le preacutetexte qursquoelle
ne peut procurer lrsquoexactitude aux concepts universels qursquoelle preacutetend saisir Lrsquoessentiel des
arguments de Syrianus se concentre dans ce passage
In view of all this we will speak frankly to him and declare that those who
despise the mathematical sciences derive their charge of worthlessness against
them from nothing less than the fact of not granting them a distinct reality but
taking it that they are mere playthings of the imagination which derives them
from the sensible realm If he himself were prepared to deny the validity of this
assumption he would be in effect condemning those who lack any
consciousness of the beauty of the mathematical sciences and hold opinions
about them more consonant with his own views for in respect of entities devoid
of reality and later-born and mere likeness of sensible objects what degree of
beauty or order could there be For as to the dimness and worthlessness and
total unknowability of the objects of conjecture even if we learn from nowhere
else certainly we learn with accuracy from the division of the Line in the
Republic and if one were to relegate the mathematical sciences to this status as
151 Syrianus In metaphysica 12 29-34 (trad I Mueller [cette traduction est celle que propose Mueller agrave la
p 471 de son article preacuteceacutedemment citeacute]) laquo καὶ γὰρ ἐν τοῖς αἰσθητοῖς τῆς φύσεως ἔργοις ἴδοι ἄν τις καὶ
σχῆμα καὶ ἀριθμὸν καὶ ἐπιφάνειαν φυσικὴν καὶ ταύτης πέρατα ἔτι δὲ καὶ ἐν τῇ φαντασίᾳ ἡμῶν καὶ ἐν τῇ
δόξῃ ταῦτα συνίσταται εἴτε ἐξ ἀφαιρέσεως τῶν αἰσθητῶν ὡς αὐτῷ ἀρέσκει ληφθέντα εἴτε καὶ τελειωθέντα
παρrsquo ἡμῖν ἐκ τῶν οὐσιωδῶν τῆς ψυχῆς εἰδῶν ταῦτα οὖν τὰ φανταστὰ καὶ τὰ δοξαστὰ τοῦ μὲν εἶναι μετέχει
οὐσίαι δὲ οὔκ εἰσι raquo 152 A de Libera La querelle des universaux De Platon agrave la fin du Moyen Acircge Paris Eacuteditions du Seuil 1996
p 105
77
being mere images of sensible objects what sort of probativeness or order or
definition or beauty could one any longer assign to them if one wished to
maintain a coherent position153
Dillon et OrsquoMeara dans lrsquointroduction de leur traduction paraphrasent un autre passage du
Commentaire qui expose clairement les raisons de la critique de Syrianus
He complains that we do not see every shape and that the shapes we do see are
not precise If it be replied that they could be made precise he has a very good
answer how would we know what changes to make except through our
possessing precise concepts recollected in Platorsquos way from before birth154
Dans cette paraphrase mais eacutegalement dans la citation preacuteceacutedente Syrianus fait appel aux
principes de la philosophie platonicienne pour reacutefuter la critique drsquoAristote Il reprend
lrsquoAnalogie de la Ligne diviseacutee dans la Reacutepublique et associe le concept drsquohusterogenes
drsquoAristote agrave lrsquoimage (eikasia) qui constitue selon le scheacutema platonicien lrsquoobjet le plus
deacutegradeacute de la connaissance humaine Dans une perspective platonicienne il srsquoavegravere absurde
de situer les objets matheacutematiques ndash dont lrsquoexactitude la simpliciteacute et la beauteacute sont
reconnues par Aristote lui-mecircme au livre M ndash au plus bas niveau de la hieacuterarchie des objets
de connaissance
Le fait que lrsquoexistence soit accordeacutee davantage au particulier qursquoagrave lrsquouniversel bien
que ce dernier ait plus drsquoexactitude et de simpliciteacute que le particulier pose eacutegalement
problegraveme au platonicien qursquoest Syrianus J Tricot dans les notes qui accompagnent sa
traduction de la Meacutetaphysique soutient que pour Aristote il nrsquoest pas besoin de postuler
lrsquoexistence de substances seacutepareacutees et en soi mais qursquolaquo il suffit drsquoadmettre une seacuteparation
per solum modum cognosendi155 raquo Aristote en recentrant sa theacuteorie sur les modes de
153 Syrianus In metaphyisca 100 34-101 8 (trad J Dillon et D OrsquoMeara) laquo ἐφrsquo ἅπασι δὲ τούτοις
παρρησιασόμεθα πρὸς αὐτόν οὐκ ἀλλαχόθεν εὐτέλειαν ltἐγκαλεῖνgt τοῖς μαθήμασι φήσαντες τοὺς
ὑπεριδόντας αὐτῶν ἢ ἐκ τοῦ μὴ δοῦναι αὐτοῖς οὐσίαν ἀφωρισμένην ἀλλὰ φαντασίας ἀθύρματα τῶν
αἰσθητῶν αὐτὰ παρασπωμένης ὑπολαβεῖν εἶναιmiddot ἣν εἰ ἀκυρώσειεν αὐτὸς ὑπόληψιν κατεγνωκὼς ἔσται τῶν
ἀνεπαισθήτως μὲν ἐσχηκότων τοῦ κάλλους τῶν μαθημάτων ἀκολουθότερον δὲ ταῖς ἑαυτοῦ ὑποθέσεσι περὶ
αὐτῶν δοξασάντωνmiddot περὶ ἀνούσια γὰρ πράγματα καὶ ὑστερογενῆ καὶ τῶν αἰσθητῶν ἀφομοιώματα τί ἂν εἴη
κάλλους ἢ τάξεως ἐχόμενον τὴν γὰρ τῶν εἰκαστῶν ἀμυδρότητα καὶ οὐδένειαν καὶ ἀγνωσίαν εἰς πάντα
πάντως εἰ καὶ μὴ ἀλλαχόθεν ἀλλrsquoοὖν ἐκ τῶν ἐν τῇ Πολιτείᾳ διαιρέσεων τῆς γραμμῆς ἀκριβῶς
κατανενοήκαμενmiddot εἰς ἃ εἴ τις ἀποπέμψαιτο τὰ μαθήματα ὡς τῶν αἰσθητῶν εἰκόνας ὄντα ποίαν ἔτrsquo ἂν
ἀπόδειξιν ἢ τάξιν ἢ ὅρον ἢ κάλλος ἀπονείμειε τῆς πρὸς ἑαυτὸν συμφωνίας ἀντεχόμενος raquo 154 J Dillon et D OrsquoMeara laquo Introduction raquo dans Syrianus On Aristotlersquos Metaphysics 13-14 p 4
(paraphrase de la page 95 29-35) 155 J Tricot dans Aristote Meacutetaphysique t 2 p 794 n 1
78
connaissance plutocirct que sur les objets de connaissance pourrait alors faire lrsquoeacuteconomie des
substances seacutepareacutees tout en rendant possible la saisie du simple du neacutecessaire agrave savoir
lrsquoobjet veacuteritable de la science
Mais si crsquoest lrsquointellect qui remplit ce rocircle agrave savoir la saisie du simple comment
pourra-t-il abstraire un triangle parfait drsquoun objet sensible quelconque srsquoil ne possegravede pas
deacutejagrave en lui le modegravele de ce triangle parfait156 Par quoi le geacuteomegravetre sera-t-il ameneacute agrave fixer
son attention sur telles proprieacuteteacutes deacutefinies de la substance sensible srsquoil ne possegravede pas deacutejagrave
en sa raison le modegravele de ces proprieacuteteacutes Pour Syrianus la distinction de lrsquoecirctre en acte et
de lrsquoecirctre en puissance nrsquoapparaicirct pas suffisante pour assurer la neacutecessiteacute de lrsquouniversel
Comment lrsquointelligence en acte saisira-t-elle le triangle parfait et neacutecessaire celui qui
constitue lrsquoobjet de la science si elle ne le connaicirct pas deacutejagrave en acte Mecircme avec cette
concession au platonisme celle qui accorde la primauteacute agrave lrsquointellection dans le modegravele
abstractionniste Aristote nrsquoarriverait pas agrave reacutesoudre tous les problegravemes que peut poser la
theacuteorie de lrsquoabstraction concernant le fondement drsquoune science matheacutematique exacte dont
les objets sont neacutecessaires
Aristote soutient dans le traiteacute De lrsquoacircme que laquo lrsquoacircme est lieu des formes sauf qursquoil
ne srsquoagit pas de lrsquoacircme entiegravere mais de lrsquoacircme intellective et que les formes nrsquoy sont pas
reacuteellement mais des formes potentielles157 raquo Syrianus aurait pu eacutevoquer ce passage pour
mieux faire voir ce qui distingue son modegravele projectionniste de lrsquoabstractionnisme du
Stagirite En effet la noeacutetique du De anima permet drsquoexpliciter le modegravele de lrsquoabstraction
ou du moins lui fournit les concepts pour qursquoil precircte moins le flanc aux critiques de
Syrianus
Syrianus aurait eacutegalement pu srsquointerroger au sujet de cette affirmation drsquoAristote
laquo crsquoest potentiellement que lrsquointelligence srsquoidentifie drsquoune certaine faccedilon aux intelligibles
mais elle nrsquoest effectivement rien avant drsquoopeacuterer158 raquo Comment lrsquointelligence saisira-t-elle
cet intelligible plutocirct que tel autre Comment saisira-t-elle cet intelligible particulier si elle
ne possegravede pas deacutejagrave en elle un modegravele un intelligible en acte qui lrsquooriente vers sa saisie
156 Syrianus In metaphysica 95 29 sqq 157 Aristote De lrsquoacircme III 4 429a27-29 158 Ibid III 4 429b31-32
79
alors que cet intelligible particulier est indeacutefini en tant qursquoil nrsquoest potentiel Est-ce que la
doctrine de lrsquointellect agent qursquoAristote soutient en De anima III 5 permet de saisir un
intelligible plutocirct qursquoun autre et de lrsquoimprimer sur lrsquointellect potentiel Crsquoest ce qui semble
impossible agrave moins de postuler que cet intellect seacutepareacute contient actuellement toutes les
formes en acte ndash et aller ainsi vers une position meacutediane entre le platonisme et
lrsquoaristoteacutelisme ndash ce qui irait au-delagrave de la noeacutetique proprement aristoteacutelicienne puisque
Aristote veut justement faire lrsquoeacuteconomie de ces substances eacuteternelles causes et modegraveles
pour le platonisme de nos concepts mais eacutegalement des substances sensibles agrave partir
desquelles nous formons ces mecircmes concepts
Lrsquoopposition eacutepisteacutemologique entre la conception de lrsquoacte et de la puissance se
transpose donc sur le plan ontologique Aristote refuse drsquoaccorder lrsquoecirctre substantiel crsquoest-
agrave-dire lrsquoecirctre en acte aux objets matheacutematiques et plus geacuteneacuteralement aux universaux alors
que pour Syrianus lrsquouniversel existe en acte anteacuterieurement Comment la science peut-elle
ecirctre fondeacutee dans les deux cas Pour Aristote crsquoest le nous qui permet de saisir avec
exactitude les principes de la science alors que pour Syrianus crsquoest la projection des logoi
de la raison discursive sur lrsquoimagination qui fournit les principes neacutecessaires agrave
lrsquoactualisation du raisonnement scientifique Bref pour Aristote crsquoest lrsquointellect agent qui
permet la science alors que pour Syrianus crsquoest la raison discursive
336 Lrsquouniversaliteacute du modegravele geacuteomeacutetrique
De lrsquoavis drsquoI Mueller les neacuteoplatoniciens nrsquoont pas toujours clairement distingueacute
les universaux matheacutematiques et les objets matheacutematiques Bien qursquoil soit possible que
certains commentateurs neacuteoplatoniciens aient entretenu sans doute malgreacute eux une telle
ambiguiumlteacute il semble toutefois que chez Syrianus les distinctions soient clairement faites
Pour Syrianus les ecirctres matheacutematiques en tant qursquoils sont objets de la science sont agrave
compter au nombre des logoi de lrsquoacircme Il ne faut toutefois pas confondre les objets produits
par projection des logoi sur une matiegravere imaginative et ces logoi eux-mecircmes La
repreacutesentation que nous nous formons drsquoune figure geacuteomeacutetrique ne constitue pas lrsquoobjet sur
lequel porte la deacutemonstration mais le moyen par lequel la penseacutee peut rendre disponibles
ses contenus sinon inaccessibles
80
Les objets matheacutematiques constituent-ils un genre drsquouniversaux parmi drsquoautres ou
doivent-ils ecirctre pris dans une classe agrave part La classification des diffeacuterents universaux peut
permettre de clarifier ce point Pour Syrianus du moins les ecirctres matheacutematiques et les
universaux ceux qursquoil juge substantiels comptent au nombre des logoi substantiels de
lrsquoacircme On doit toutefois noter que le modegravele projectionniste du moins en tant qursquoil
implique une projection des raisons de lrsquoacircme sur lrsquoimagination ne semble pas pouvoir
rendre compte de la production de tout genre drsquouniversaux En effet en ce qui concerne
lrsquoarithmeacutetique dont les objets sont plus simples et donc plus exacts que ceux de la
geacuteomeacutetrie lrsquoimagination pourrait sembler inapte agrave recevoir les logoi En effet les objets de
la geacuteomeacutetrie et les objets de lrsquoarithmeacutetique ne sont pas projeteacutes sur la mecircme faculteacute selon
Syrianus et Proclus crsquoest la doxa qui permet de penser les nombres et non pas
lrsquoimagination Lrsquoopinion qui est freacutequemment preacutesenteacutee comme un obstacle au
deacuteveloppement de la penseacutee scientifique se voit attribuer un rocircle positif rendant possible la
connaissance arithmeacutetique
Peut-on aller jusqursquoagrave affirmer que la doxa est reacuteceptive de tous les logoi contenus
par la raison discursive qursquoils soient quantitatifs comme les nombres ou qualitatifs
comme les couleurs Syrianus nrsquoest pas explicite sur ce point mais il est fort possible que
son eacutelegraveve Proclus ait soutenu une telle thegravese Cependant celui-ci comme la lecture de son
Commentaire sur les Eacuteleacutements drsquoEuclide le laisse voir se limite souvent aux exemples
matheacutematiques pour traiter de lrsquoactiviteacute de la doxa ce qui nous empecircche drsquoeacutemettre un
jugement cateacutegorique sur lrsquoextension et la nature des logoi que la faculteacute opinative peut
contenir
Quant agrave Aristote il semble avoir voulu faire du modegravele abstractionniste comme
lrsquoillustrent les exemples matheacutematiques auxquels il fait appel la meacutethode agrave appliquer non
seulement pour les sciences particuliegraveres mais eacutegalement pour la philosophie les sciences
eacutetudient lrsquohomme en tant qursquoindivisible (arithmeacutetique) et en tant que solide matheacutematique
(geacuteomeacutetrie) et non en tant qursquohomme ce que fait la philosophie elle qui eacutetudie les choses
en elles-mecircmes le point en tant que point la figure en tant que figure etc Crsquoest ce que
confirme ce passage laquo On peut mecircme arriver par cette meacutethode agrave drsquoexcellents reacutesultats
dans lrsquoeacutetude de chaque question en posant seacutepareacute ce qui nrsquoest pas seacutepareacute comme le font
81
preacuteciseacutement lrsquoarithmeacuteticien et le geacuteomegravetre159 raquo On voit ainsi que le modegravele
abstractionniste qui se laisse le plus clairement exposer et comprendre agrave lrsquoaide drsquoexemples
matheacutematiques peut srsquoappliquer agrave toutes les sciences ainsi qursquoagrave la connaissance proprement
philosophique des ecirctres
Un second problegraveme se preacutesente concernant lrsquoextension du modegravele geacuteomeacutetrique Il
srsquoagit cette fois drsquoune question propre agrave la tradition neacuteoplatonicienne celui des diffeacuterents
genres drsquoobjets matheacutematiques En conclusion de son article I Mueller eacutemet ce jugement
Iamblichus put forward the doctrine of projectionism as an account of
Pythagorean mathematics which he glorified at the expense of ordinary
mathematics he was followed by Syrianus but Proclus transformed
projectionism into an account of ordinary mathematics to which he restore its
Platonic role160
Il semble drsquoapregraves lrsquoanalyse partielle que nous avons meneacutee du Commentaire de Syrianus
que celui-ci applique deacutejagrave le modegravele projectionniste aux matheacutematiques ordinaires agrave la
science matheacutematique qui porte sur les formes substantielles de lrsquoacircme La meacutethode est
peut-ecirctre pythagoricienne mais les matheacutematiques de Nicomaque et celles de Jamblique
bien qursquoelles se fondent sur une meacutetaphysique commune pythagorico-platonicienne ne
semblent pas porter sur les mecircmes ecirctres alors que les matheacutematiques ordinaires portent sur
les logoi dans lrsquoacircme on peut eacutemettre lrsquohypothegravese que les matheacutematiques pythagoriciennes
ont pour objets des ecirctres supeacuterieurs agrave savoir les Nombres ideacuteaux dont il est question aux
livres M et N Les matheacutematiques ordinaires agrave savoir celles que lrsquoon pourrait voir comme
une propeacutedeutique agrave la philosophie ont pour objet les logoi pas en tant que logoi mais en
tant que ces logoi sont projeteacutes dans lrsquoimagination le produit de cette projection nrsquoest pas
un universel substantiel pour Syrianus161 mais cet universel constitue tout de mecircme lrsquoobjet
par lequel le geacuteomegravetre peut penser les raisons-principes auxquelles il ne peut avoir accegraves
sans la meacutediation de lrsquoimagination Ce laquo by-product raquo ou deacuteriveacute (du verbe paruphistastai)
mecircme srsquoil nrsquoest pas substantiel sert de matiegravere aux formes psychiques de support agrave la
penseacutee scientifique qui cherche agrave se tourner vers les logoi alors que les universaux qui sont
159 Aristote Meacutetaphysique M 3 1078a21-23 (trad J Tricot) 160 I Mueller art cit p 480 161 Syrianus In metaphysica 91 20
82
abstraits des substances sensibles ne sont pas en mesure de provoquer une telle conversion
drsquoun point de vue platonicien
337 Conclusion sur la dianoia et les objets matheacutematiques
Crsquoest un traitement diffeacuterent des concepts drsquoacte de puissance drsquoecirctre en acte et
drsquoecirctre en puissance qui semble le plus fondamentalement opposer Syrianus comme deacutejagrave
Plotin avant lui agrave Aristote Pour le Stagirite crsquoest lrsquoacte qui fait apparaicirctre la forme
geacuteomeacutetrique lrsquoacte divise il permet la saisie drsquoobjets scientifiques appartenant en
puissance aux substances sensibles Syrianus a donc raison drsquoaffirmer que pour une
position eacutepisteacutemologique comme celle drsquoAristote que lrsquoon peut nommer abstractionnisme
lrsquoactualiteacute de la forme geacuteomeacutetrique est posteacuterieure dans lrsquoordre de la geacuteneacuteration162 agrave la
potentialiteacute de cette mecircme forme En effet avant qursquoil nrsquoy ait science en acte la forme
geacuteomeacutetrique nrsquoexiste qursquoen puissance En apparence Aristote srsquooppose donc au principe
suivant lequel ce qui est en acte nrsquoest porteacute agrave la perfection et agrave lrsquoactualiteacute que par ce qui en
acte En effet son modegravele fait lrsquoeacuteconomie des formes geacuteomeacutetriques seacutepareacutees et anteacuterieures
qui orienterait le geacuteomegravetre vers la saisie ou la deacutefinition drsquoune forme qui avant lrsquoexercice
de la science nrsquoest que potentielle et indeacutetermineacutee Sans ces formes il lui faut poser
lrsquoexistence drsquoun autre principe en acte agrave savoir lrsquointellect dont la nature humaine ou
divine est sujet de controverse dans lrsquointerpreacutetation du corpus aristoteacutelicien notamment du
chapitre III 5 du De anima
Srsquoil est vrai que chez Aristote la forme en acte nrsquoest pas anteacuterieure agrave la forme en
puissance on ne peut dire de mecircme de lrsquointellect du nous qui lui est anteacuterieur sur le plan
ontologique agrave tout objet de connaissance issu du monde une anteacuterioriteacute qursquoil partage avec
les formes substantielles de lrsquoacircme dans la tradition platonicienne Bien que cela ne soit pas
explicite aux chapitres 1-3 du livre M crsquoest bien lrsquointellect qui constitue cet acte permettant
drsquoactualiser ce qui est en puissance dans les sensibles Pourquoi alors Syrianus ne prend-il
pas seacuterieusement en consideacuteration le fondement noeacutetique de la theacuteorie aristoteacutelicienne de
lrsquoabstraction Peut-ecirctre juge-t-il que lrsquointellect seul sans postuler des ecirctres intermeacutediaires
substantiels nrsquoest pas en mesure de produire des concepts exacts parfaits et neacutecessaires
Peut-ecirctre croit-il que lrsquointellect srsquoil ne dispose pas deacutejagrave de modegraveles en acte ndash agrave savoir les
162 Aristote Meacutetaphysique Θ 9 1051a30
83
Ideacutees et les logoi dans le modegravele projectionniste ndash nrsquoaura aucune raison drsquoabstraire telle
forme plutocirct qursquoune autre de lrsquoindeacutetermination universelle qursquoon pourrait consideacuterer agrave la
suite de Mueller comme une pure extension Avec Syrianus le pari de lrsquoharmonisation des
doctrines platonicienne et aristoteacutelicienne lrsquoun des principaux principes du neacuteoplatonisme
deacuteclineacute de multiples maniegraveres selon la diversiteacute des approches exeacutegeacutetiques ne semble donc
pas avoir eacuteteacute complegravetement assumeacute Syrianus pour des raisons qui ne sont pas rendues
explicites ne semble pas avoir voulu engager le deacutebat autour de la noeacutetique
aristoteacutelicienne lagrave ougrave une possible conciliation des modegraveles abstractionniste et
projectionniste aurait pu ecirctre envisageacutee
Il restera agrave voir si Proclus parmi les autres philosophes et commentateurs
neacuteoplatoniciens de lrsquoAntiquiteacute tardive a chercheacute agrave concilier ces deux modegraveles dans un
contexte exeacutegeacutetique moins poleacutemique en repensant les concepts drsquoacte et de puissance en
lien avec la noeacutetique platonicienne et aristoteacutelicienne163
163 Nous trouverons des pistes de reacuteponse agrave cette question dans notre eacutetude sur les triades procliennes dont la
triade substance ndash puissance ndash activiteacute dans la premiegravere partie de la SECTION III
85
DEUXIEgraveME SECTION LrsquoINTELLECTION DE
LrsquoINTELLECT PARTICULIER LA NATURE DE LrsquoAcircME
HUMAINE ET LA NOTION DrsquoINTUITION
INTELLECTUELLE
1 Lrsquointellect particulier dans la noeacutetique neacuteoplatonicienne
11 La notion drsquointellect particulier chez Proclus
111 Un problegraveme philosophique et exeacutegeacutetique
Pour des raisons philosophiques mais aussi exeacutegeacutetiques qui reposent sur des
speacuteculations internes agrave la tradition platonico-aristoteacutelicienne Proclus fait de lrsquointellect
particulier (merikos nous) la cause de la connaissance intellective propre agrave lrsquohomme Dans
son Commentaire sur le Timeacutee il montre que lrsquointellection accompagneacutee de raison (noecircsis
meta logou Timeacutee 28a) syntagme par lequel Platon deacutefinit notre mode drsquoappreacutehension de
lrsquoEcirctre est causeacutee par lrsquointellection (noecircsis) drsquoune reacutealiteacute seacutepareacutee de lrsquoacircme lrsquointellect
particulier qui illumine et megravene agrave sa perfection la raison humaine (logos)
Lrsquoobjet de la preacutesente section est drsquoune part drsquoappreacutehender la nature de cet intellect
dans son rapport aux principes meacutetaphysiques dont il deacutepend et drsquoautre part de deacutefinir son
rocircle dans lrsquoactivation de la puissance intellective de lrsquoacircme Pour Proclus la veacuteriteacute se reacutevegravele
agrave lrsquooccasion drsquoune exeacutegegravese systeacutematique de textes faisant autoriteacute dans un dialogue avec
ses commentateurs les plus autoriseacutes Sa doctrine de lrsquointellect particulier doit ecirctre comprise
agrave la lumiegravere des thegraveses de ses preacutedeacutecesseurs selon les contraintes drsquoune interpreacutetation
concordiste des dialogues de Platon Lrsquoeacutetude de la tradition platonicienne anteacuterieure agrave
Proclus permet de retrouver la source doctrinale de la notion drsquointellect particulier dans les
Enneacuteades de Plotin dans les deacuteveloppements consacreacutes aux rapports entre le tout et les
parties au sein de lrsquoIntellect et sa source lexicale dans la Sentence 22 de Porphyre ougrave
apparaicirct expressis verbis le syntagme merikos nous Bien qursquoelles eacutetablissent les
fondements meacutereacuteologiques de la doctrine proclienne ces sources nrsquooffrent qursquoun faible
eacuteclairage sur la nature de lrsquointellect particulier et ne justifient en rien son rang dans la
procession des reacutealiteacutes intelligibles Nous ne saurions nier lrsquoinfluence deacuteterminante de la
penseacutee de Jamblique et de ses successeurs au sein du mouvement neacuteoplatonicien sur la
86
noeacutetique de Proclus mais faute de sources pertinentes crsquoest par la seule exeacutegegravese du corpus
proclien que nous chercherons agrave comprendre la place attribueacutee agrave cet intellect dans lrsquoordre
des principes et agrave en deacutefinir la nature164
Par souci de clarteacute dans le traitement drsquoune notion sur laquelle nous ne pourrons
apporter qursquoun eacuteclairage partiel nous ferons correspondre chacune des sections de cette
eacutetude agrave lrsquoune des questions suivantes quelle est lrsquoorigine de la notion drsquointellect
particulier quelle place occupe-t-il dans la procession des reacutealiteacutes comment lrsquoacircme
humaine lui est-elle relieacutee comment Proclus deacutefinit-il lrsquoactiviteacute de cet intellect comment
celui-ci active-t-il la puissance intellective de lrsquoacircme humaine et quelle est la contribution
de lrsquoexeacutegegravese du Phegravedre agrave cette doctrine
112 Analyse de lrsquoacception dans le Commentaire sur le Timeacutee
Avant drsquointroduire la notion drsquointellect particulier rappelons son contexte
drsquoapparition Dans son Commentaire sur le Timeacutee au fil de son analyse du passage ougrave
apparaicirct le syntagme noecircsis meta logou Proclus srsquointerroge sur la nature de cette
intellection par laquelle Timeacutee affirme que lrsquoacircme humaine peut appreacutehender lrsquoEcirctre Fidegravele agrave
lrsquoapproche laquo scolastique raquo qui caracteacuterise lrsquoensemble de son Commentaire il y deacutefinit six
acceptions du terme noecircsis parmi lesquelles il identifiera apregraves avoir eacutecarteacute les cinq autres
la seule qui puisse convenir au contexte du passage analyseacute i) lrsquointellection intelligible
ii) lrsquointellection qui lie lrsquoIntellect agrave lrsquoIntelligible iii) lrsquointellection de lrsquoIntellect divin
iv) lrsquointellection des intellects particuliers v) lrsquointellection de lrsquoacircme raisonnable
vi) lrsquointellection de lrsquoimagination Puisque les trois premiegraveres acceptions transcendent les
modes de connaissance de lrsquoacircme humaine celles-ci ne peuvent deacutesigner un acte de
cognition propre agrave lrsquohomme Lrsquointellection de lrsquoacircme raisonnable doit agrave son tour ecirctre rejeteacutee
car elle connaicirct son objet dans le temps alors que lrsquoEcirctre est eacuteternel et doit ecirctre saisi drsquoun
seul coup par la penseacutee Quant agrave lrsquoimagination elle ne saurait ecirctre retenue sa connaissance
est particuliegravere et srsquoaccompagne drsquoimages alors que lrsquoEcirctre est universel et sans figure
164 Faute de sources explicites au sujet de la doctrine de lrsquointellect particulier chez Jamblique ou Syrianus il
faut juger agrave partir du seul corpus proclien la part qui leur revient dans le deacuteveloppement de la noeacutetique
neacuteoplatonicienne Les Eacuteleacutements de theacuteologie offrent agrave ce sujet lrsquoexposeacute le plus explicite et le plus
systeacutematique concernant la structure du monde intelligible selon Proclus
87
Ainsi seule lrsquointellection de lrsquointellect particulier peut expliquer le mode de connaissance
de lrsquoEcirctre deacutefini par lrsquoexpression noecircsis meta logou
En effet lrsquoIntellect particulier est eacutetabli immeacutediatement au-dessus de notre
essence il lrsquoeacutelegraveve et la perfectionne lui vers lequel nous nous tournons quand
nous nous sommes purifieacutes par la philosophie et que nous avons lieacute notre
faculteacute intellective agrave son intellection agrave lui Maintenant quel est cet Intellect
particulier et qursquoil nrsquoest pas distributivement un pour chaque acircme
individuelle165 ni nrsquoest participeacute par les acircmes individuelles directement mais
par lrsquointermeacutediaire des acircmes angeacuteliques et deacutemoniques qui agissent
continuellement selon cet Intellect166 et en vertu desquelles les acircmes
individuelles participent aussi quelquefois agrave la Lumiegravere intellective on lrsquoa
expliqueacute en deacutetail plus longuement ailleurs167
Cet extrait pose plusieurs difficulteacutes au commentateur au premier rang desquelles vient
lrsquoabsence dans lrsquoeacutetat actuel du corpus proclien de cette explication deacutetailleacutee agrave laquelle
Proclus renvoie ici168 La suite du commentaire comblera en partie cette lacune en nous
deacutecrivant la raison humaine dans son rapport aux reacutealiteacutes intellectuelles auxquelles elle
participe et qui lui permettent de srsquoeacutelever momentaneacutement au-delagrave de sa propre nature
Le quatriegraveme rang revient agrave lrsquointellection des Intellects particuliers puisque
chacun drsquoeux possegravede et un certain intelligible qui de toute faccedilon fait paire avec
lui et une intellection ou plutocirct chacun drsquoeux possegravede toutes choses
partiellement intellect intellection intelligible gracircce auxquels chacun de ces
Intellects lui aussi non seulement est lieacute aux Touts mais encore intellige tout le
Monde intelligible169
165 On peut identifier ici une critique de la doctrine plotinienne qui associerait agrave chaque acircme particuliegravere un
intellect individuel 166 Cf Proclus Eacuteleacutements de theacuteologie prop 184 167 Proclus In Timaeum I 245 13-22 (trad A J Festugiegravere) laquo ὁ γὰρ μερικὸς νοῦς προσεχῶς ὑπερίδρυται
τῆς ἡμετέρας οὐσίας ἀνάγων αὐτὴν καὶ τελειῶν πρὸς ὃν ἐπιστρεφόμεθα καθηράμενοι διὰ φιλοσοφίας καὶ
τὴν ἑαυτῶν νοερὰν δύναμιν τῇ ἐκείνου νοήσει συνάψαντες τίς δὲ ὁ μερικὸς νοῦς ἐστιν οὗτος καὶ ὡς οὐχ εἷς
ἐστι κατὰ μίαν ψυχὴν μερικήν οὐδὲ αὐτόθεν ὑπὸ τῶν μερικῶν μετέχεται ψυχῶν ἀλλὰ διὰ τῶν ἀγγελικῶν καὶ
δαιμονίων ψυχῶν τῶν ἀεὶ κατrsquo αὐτὸν ἐνεργουσῶν διrsquo ἃς καὶ αἱ μερικαὶ ψυχαί ποτε μετέχουσι τοῦ νοεροῦ
φωτός διήρθρωται διὰ πλειόνων ἐ ν ἄ λ λ ο ι ς raquo 168 Les nombreuses reacutefeacuterences au mythe du Phegravedre que lrsquoon retrouve dans cette section du commentaire nous
amegravenent agrave eacutemettre lrsquohypothegravese que Proclus renvoie agrave son exeacutegegravese aujourdrsquohui perdue de la Palinodie de
Socrate 169 Proclus In Timaeum I 244 11-16 (trad A J Festugiegravere) laquo τετάρτην δὲ ἔχει τάξιν ἡ τῶν μερικῶν νόων
νόησις ἐπεὶ καὶ τούτων ἕκαστος ἔχει καὶ νοητόν τι πάντως ἑαυτῷ συζυγοῦν καὶ νόησιν μᾶλλον δὲ ἕκαστος
πάντα ἔχει μερικῶς νοῦν νόησιν νοητόν διrsquo ὧν καὶ συνάπτεται τοῖς ὅλοις καὶ τὸν ὅλον νοητὸν κόσμον νοεῖ
καὶ τούτων ἕκαστος raquo
88
12 Lrsquointellect seacutepareacute dans la tradition anteacuterieure agrave Proclus
121 Lrsquointellect chez Platon Aristote et Alexandre drsquoAphrodise
Peut-on trouver les preacutemices drsquoune doctrine de lrsquointellect particulier dans la
philosophie de Platon Trouvons-nous une doctrine noeacutetique formuleacutee et deacutefendue par
Platon abstraction faite du mythe de la creacuteation du Monde dans le Timeacutee ougrave lrsquoon peut voir
dans le Deacutemiurge une figure de lrsquoIntellect En prenant une distance par rapport agrave
lrsquointerpreacutetation neacuteoplatonicienne des Dialogues il est difficile voire impossible de
reacutepondre positivement agrave ces questions
LrsquoAnalogie de la Ligne dans la Reacutepublique offre des deacuteveloppements majeurs sur
une forme de connaissance intellective qui deacutepasse la connaissance scientifique de mode
matheacutematique mais Platon ne parle pas des conditions de possibiliteacutes de lrsquointellection elle-
mecircme Il semble y avoir des reacutefeacuterences agrave lrsquoexistence drsquoun intellect seacutepareacute dans le Phegravedre
un intellect qui ne serait pas limiteacute agrave une faculteacute de lrsquoacircme humaine bien que Proclus y
reconnaisse les points de deacutepart de sa propre doctrine On pourrait y voir une influence de
la doctrine drsquoAnaxagore qui est explicitement citeacute comme modegravele pour la formation du
philosophe dans le mecircme dialogue170 Mecircme dans le Pheacutedon171 ougrave Platon discute
explicitement des thegraveses drsquoAnaxagore que lrsquoon pourra voir comme le premier penseur de
lrsquoIntellect dans la tradition grecque lrsquoideacutee drsquoun intellect seacutepareacute qui serait la cause de la
connaissance humaine nrsquoest pas deacuteveloppeacutee et ne sert pas
Agrave la suite de Platon crsquoest aussi vers Anaxagore que se tournera Aristote quand
viendra le temps de reacutefleacutechir sur la nature de lrsquointellect comme principe de la penseacutee
humaine Aristote tout comme Platon avant lui est critique envers lrsquoIntellect poseacute comme
raison suffisante dans la doctrine drsquoAnaxagore agrave laquelle il reproche son manque de
puissance explicative Les ceacutelegravebres pages du livre III chapitres 4 et 5 du traiteacute De lrsquoacircme
(auxquelles nous avons deacutejagrave fait reacutefeacuterence) sont construites agrave partir drsquoune exeacutegegravese de la
noeacutetique drsquoAnaxagore qui malgreacute les critiques qursquoon pourrait lui adresser constitue le
principal fondement de la doctrine eacutelaboreacutee par Aristote pour expliquer la connaissance
humaine
170 Platon Phegravedre 269e-270a 171 Platon Pheacutedon 97b-99c
89
Mais la tradition platonico-aristoteacutelicienne nrsquoa pas abandonneacute la tentative
drsquoexpliquer lrsquointelligibiliteacute du monde agrave partir drsquoun principe intellectif seacutepareacute de lrsquoacircme
humaine Lrsquoexpression laquo intellect en acte raquo qui apparaicirct dans le De anima drsquoAlexandre
drsquoAphrodise est reprise par Proclus lui-mecircme
Par conseacutequent lrsquointellect qui pense un tel objet est lui aussi incorruptible [hellip]
mais lrsquointellect qui devient identique en acte agrave son objet quand il le pense [hellip]
crsquoest-agrave-dire que lrsquointellect en acte devient cet intellect qui vient en nous du
dehors et qui est incorruptible [hellip] Tel est donc lrsquointellect que lrsquoon considegravere
incorruptible ndash car il existe en nous un intellect seacutepareacute et incorruptible
qursquoAristote appelle eacutegalement un intellect laquo qui vient du dehors raquo crsquoest-agrave-dire
un intellect qui vient en nous de lrsquoexteacuterieur ndash et il ne srsquoagit pas de la puissance
de lrsquoacircme qui se trouve en nous ni de la disposition selon laquelle lrsquointellect en
puissance pense les autres formes et cet intellect Mais il est faux que la penseacutee
en tant que penseacutee soit incorruptible en raison de lrsquoobjet alors penseacute Crsquoest
pourquoi ceux qui se preacuteoccupent drsquoavoir en eux-mecircmes quelque chose de
divin devront veiller agrave pouvoir penser quelque chose qui est aussi de cette
nature172
Ce long passage dont nous avons tronqueacute quelques clauses explicatives est drsquoune
importance capitale pour deacutefinir les rapports entre la puissance intellective de lrsquoacircme
humaine et un intellect qui en est seacutepareacute Sans deacutefinir son influence possible sur les
penseurs ulteacuterieurs tels que Plotin qui fut un lecteur drsquoAlexandre Lrsquoexeacutegegravese grecque du
traiteacute De lrsquoacircme qui fait de lrsquointellect en acte la cause de lrsquointellection humaine a certes eacuteteacute
marquante dans lrsquohistoire de la noeacutetique elle influencera directement ou indirectement les
doctrines ulteacuterieures ndash notamment meacutedieacutevales ndash au sujet de lrsquointellect et de son activiteacute
172 Alexandre drsquoAphrodise De lrsquoacircme 90 12-91 6 (trad M Bergeron et R Dufour) Nous reproduisons le
texte grec en entier pour donner le contexte complet de lrsquoextrait traduit en franccedilais (90 11-91 6) Les
parenthegraveses et autres signes de ponctuation que nous conservons de lrsquoeacutedition du texte grec ne preacutesupposent
pas notre interpreacutetation du texte ni celle des traducteurs que nous citons laquo ἐν οἷς δὲ τὸ νοούμενον κατὰ τὴν
αὑτοῦ φύσιν ἐστὶ τοιοῦτον οἷον νοεῖται (ἔστι δὲ τοιοῦτον ὂν καὶ ἄφθαρτον) ἐν τούτοις καὶ χωρισθὲν τοῦ
νοεῖσθαι ἄφθαρτον μένει καὶ ὁ νοῦς ἄρα ὁ τοῦτο νοήσας ἄφθαρτός ἐστιν οὐχ ὁ ὑποκείμενός τε καὶ ὑλικός
(ἐκεῖνος μὲν γὰρ σὺν τῇ ψυχῇ ἧς ἐστι δύναμις φθειρομένῃ φθείρεται ᾧ φθειρομένῳ συμφθείροιτο ἂν καὶ ἡ
ἕξις τε καὶ ἡ δύναμις καὶ τελειότης αὐτοῦ) ἀλλrsquo ὁ ἐνεργείᾳ τούτῳ ὅτε ἐνόει αὐτό ὁ αὐτὸς γινόμενος (τῷ γὰρ
ὁμοιοῦσθαι τῶν νοουμένων ἑκάστῳ ὅτε νοεῖται ὁποῖον ἂν ᾖ τὸ νοούμενον τοιοῦτος καὶ αὐτὸς ὅτε αὐτὸ νοεῖ
γίνεται) καὶ ἔστιν οὗτος ὁ νοῦς ὁ θύραθέν τε ἐν ἡμῖν γινόμενος καὶ ἄφθαρτος θύραθεν μὲν γὰρ καὶ τὰ ἄλλα
νοήματα ἀλλrsquo οὐ νοῦς ὄντα ἀλλrsquo ἐν τῷ νοεῖσθαι γενόμενα νοῦς οὗτος δὲ καὶ ὡς νοῦς θύραθεν μόνον γὰρ
τοῦτο τῶν νοουμένων νοῦς καθrsquo αὑτό τε καὶ χωρὶς τοῦ νοεῖσθαι ἄφθαρτος δέ ὅτι ἡ φύσις αὐτοῦ τοιαύτη ὁ
οὖν νοούμενος ἄφθαρτος ἐν ἡμῖν νοῦς οὗτός ἐστιν [ὅτι χωριστός τε ἐν ἡμῖν καὶ ἄφθαρτος νοῦς ὃν καὶ
θύραθεν Ἀριστοτέλης λέγει νοῦς ὁ ἔξωθεν γινόμενος ἐν ἡμῖν] ἀλλrsquo οὐχ ἡ δύναμις τῆς ἐν ἡμῖν ψυχῆς οὐδὲ ἡ
ἕξις καθrsquo ἣν ἕξιν ὁ δυνάμει νοῦς τά τε ἄλλα καὶ τοῦτον νοεῖ ἀλλrsquo οὐδὲ τὸ νόημα ὡς νόημα ἄφθαρτον διὰ τὸ
νοούμενον τότε διὸ οἷς μέλει τοῦ ἔχειν τι θεῖον ἐν αὑτοῖς τούτοις προνοητέον τοῦ δύνασθαι νοεῖν τι καὶ
τοιοῦτον raquo
90
122 Lrsquointellect particulier chez Plotin
Les chapitres 18 agrave 21 du second traiteacute de Plotin Sur les genres de lrsquoEcirctre (VI 2 [43])
peuvent ecirctre consideacutereacutes comme lrsquoune des principales sources de la doctrine proclienne de
lrsquointellect particulier et plus geacuteneacuteralement de la meacutereacuteologie neacuteoplatonicienne173 Au cours
drsquoun long exposeacute visant agrave reacuteduire une seacuterie de notions ontologiques aux cinq grands genres
(megista genecirc) du Sophiste (lrsquoEcirctre le Mouvement le Repos le Mecircme et lrsquoAutre) Plotin
srsquoarrecircte agrave lrsquointellect dont il expose la nature agrave la fois une et multiple Au chapitre 18 il
eacutenonce laquo que lrsquointellect est un ecirctre pensant et composeacute agrave partir de toutes choses sans ecirctre
un genre en particulier et que lrsquoIntellect veacuteritable est lrsquoecirctre accompagneacute par tous les genres
et degraves lors la totaliteacute des ecirctres lrsquoecirctre en lui-mecircme pris en tant que genre nrsquoeacutetant qursquoun
eacuteleacutement de celui-ci174 raquo Pour empecirccher que lrsquointellect en tant que genre ne disparaisse
dans les espegraveces dont il est preacutediqueacute175 Plotin introduit une distinction qursquoil explicitera et
justifiera au chapitre 20 entre un Intellect universel qui est toutes choses et un intellect
particulier qui est composeacute de toutes choses Crsquoest ainsi qursquoil pourra apporter une solution
agrave la difficulteacute qui lui apparaicirct drsquoembleacutee laquo Puisque nous avons dit que ce qui est composeacute
de tous les ecirctres est tout intellect et poseacute que lrsquoecirctre ou la substance qui est avant toutes
choses prises en tant qursquoespegraveces ou parties eacutetait un intellect nous affirmons degraves lors que
cet intellect est posteacuterieur176 raquo
Confronteacute agrave cette aporie qui reacuteduit lrsquoIntellect veacuteritable au mecircme titre que tout autre
intellect agrave une reacutealiteacute speacutecifique (et donc posteacuterieure aux genres de lrsquoEcirctre) Plotin introduit
deux notions aristoteacuteliciennes lrsquoen acte et lrsquoen puissance177 afin drsquoexposer le rapport de
tout agrave parties et du coup de genre agrave espegraveces entre lrsquoIntellect universel et les intellects
particuliers laquo Et tous ces intellects sont en puissance en lui qui existe par soi et qui est en
acte toutes choses simultaneacutement mais en puissance chacune drsquoelles seacutepareacutement alors
qursquoeux sont en acte ce qursquoils sont mais en puissance le Tout178 raquo Ainsi la posteacuterioriteacute
173 Nous pouvons compter ce traiteacute au nombre des sources probables des notions meacutereacuteologiques exposeacutees aux
propositions 67 68 et 69 des Eacuteleacutements de theacuteologie 174 Plotin Traiteacute VI 2 [43] 18 11-15 (trad Eacute Breacutehier) 175 Ibid 19 13-14 (trad Eacute Breacutehier) 176 Ibid 19 18-21 (trad Eacute Breacutehier) 177 Plotin emploie eacutegalement la forme dunamis pour deacutesigner la puissance active de lrsquoIntellect Cf Traiteacute
VI 2 [43] 20 lignes 5 14 et 26 178 Ibid 20 20-22
91
ontologique qui caracteacuterise ses espegraveces ne pourra ecirctre preacutediqueacutee de lrsquoIntellect puisque sa
totaliteacute est le principe et non le produit des parties qui le composent et dont il est la
puissance (dunamis)
Cet extrait montre que la notion drsquointellect particulier est deacutejagrave conceptualiseacutee par
Plotin agrave lrsquooccasion de lrsquoexeacutegegravese du Sophiste Il nous reste maintenant agrave eacutetablir ce qursquoest en
soi indeacutependamment de sa relation meacutereacuteologique agrave lrsquoIntellect total un intellect particulier
Lorsqursquoil emploie les expressions ekastos nous ou tis nous Plotin renvoie-t-il aux seules
formes individuelles dont deacutependent les acircmes humaines179 ou a-t-il en tecircte plus
geacuteneacuteralement toute forme au sein de lrsquoIntellect total Bien que la premiegravere option soit
plausible la partie supeacuterieure de lrsquoacircme eacutetant parfois deacutefinie comme une ideacutee180 ou un
intellect181 elle srsquoadapte mal au contexte de lrsquoargument Rappelons que les preacuteoccupations
de Plotin au Traiteacute VI 2 [43] sont avant tout ontologiques elles concernent les relations
entre les genres et espegraveces de lrsquoEcirctre la question des rapports entre lrsquoacircme et les Formes nrsquoy
eacutetant discuteacutee qursquoindirectement Comme une remarque anteacuterieure du mecircme traiteacute le laissait
deacutejagrave entendre lrsquointellect particulier se confond avec une ideacutee speacutecifique ou pour mieux le
dire il est lrsquoaspect dynamique de cette ideacutee laquo Lrsquoideacutee au repos est la limite de lrsquointellect
lrsquointellect est le mouvement de lrsquoideacutee182 raquo Srsquoil existe au sein de lrsquoIntellect des formes
individuelles dont deacutependent les acircmes particuliegraveres comme Plotin le laisse entendre elles
ne repreacutesentent qursquoune espegravece parmi drsquoautres intellects particuliers
179 Plotin Traiteacute IV 8 [6] 8 16 180 Plotin Traiteacute V 7 [18] 1 1-2 181 Ce que soutient C drsquoAncona qui semble faire des intellects particuliers des reacutealiteacutes relatives aux acircmes En
IV 3 [27] 5 9-11 Plotin eacutenonce que laquo les acircmes sont en ordre deacutependantes de chaque intellect particulier et
sont les expressions des intellects raquo et en IV 3 [27] 6 15-17 que laquo lrsquoAcircme du tout regarde en direction de
lrsquoIntellect total alors que les acircmes regardent en direction de leurs propres intellects particuliers raquo
C drsquoAncona laquo Les Sentences de Porphyre Entre les Enneacuteades de Plotin et les Eacuteleacutements de theacuteologie de
Proclus raquo dans Porphyre Sentences t 1 travaux eacutediteacutes sous la responsabiliteacute de L Brisson Paris Vrin
p 139-274 182 Plotin Traiteacute VI 2 [43] 8 22-24 (notre traduction) En VI 7 [38] 17 27-28 les intellects particuliers (hoi
ekastoi noi) sont conccedilus par Plotin comme des formes internes agrave la Forme universelle qursquoest lrsquoIntellect
Comme le fera plus tard Proclus (Eacuteleacutements de theacuteologie prop 176) Plotin prend pour paradigme la relation
entre la science et ses parties (theacuteoregravemes) pour illustrer les rapports entre le tout et les parties au sein de
lrsquoIntellect Plus preacuteciseacutement Proclus montrera que les Formes se compeacutenegravetrent tout en restant essentiellement
distinctes les unes des autres comme les divers theacuteoregravemes drsquoune mecircme science agrave lrsquointeacuterieur de lrsquoacircme Cf
Traiteacute V 9 [5] 8 4-6 ougrave Plotin confirme que chaque forme est un intellect particulier (ekaston de eidos nous
ekastos)
92
123 Lrsquointellect particulier chez Porphyre
La Sentence 22 de Porphyre ne fait agrave notre avis que reprendre sous une forme plus
concise les thegraveses meacutereacuteologiques eacutetablies par Plotin dans le Traiteacute VI 2 [43]
Lrsquoessence intellective est homeacuteomegravere de sorte que les ecirctres sont aussi bien
dans lrsquointellect particulier que dans lrsquointellect total mais dans lrsquointellect
universel mecircme les ecirctres particuliers sont sous un mode universel tandis que
dans lrsquointellect particulier mecircme les universels sont sous un mode
particulier183
Cristina drsquoAncona dans une eacutetude intituleacutee laquo Les Sentences de Porphyre Entre les
Enneacuteades de Plotin et les Eacuteleacutements de theacuteologie de Proclus raquo184 laisse entendre que cette
sentence opegravere la synthegravese drsquoeacuteleacutements doctrinaux et lexicaux disperseacutes dans lrsquoœuvre de
Plotin Plus simplement on peut eacutemettre lrsquohypothegravese sur la base des extraits preacuteceacutedemment
commenteacutes que les chapitres 18 agrave 20 du Traiteacute VI 2 [43] peuvent fournir agrave eux seuls
lrsquoessentiel des notions meacutereacuteologiques et noeacutetiques rassembleacutees agrave la Sentence 22185 Crsquoest ce
que confirme cet autre passage que semble calquer la deuxiegraveme partie de la sentence
porphyrienne laquo Il [lrsquoIntellect] est leur [intellects particuliers] puissance et les contient sous
un mode universel alors qursquoils contiennent en eux-mecircmes lrsquoIntellect universel sous un
mode particulier186 raquo
Bien que la Sentence 22 doive ecirctre retenue comme source intermeacutediaire de la
doctrine proclienne de lrsquointellect particulier elle ne peut rendre compte agrave elle seule des
deacutemonstrations sur lesquelles reposent les propositions 170 176 177 178 et 180 des
183 Porphyre Sentence 22 (trad coll sous la direction de L Brisson) 184 C drsquoAncona art cit 185 Aucun des passages citeacutes par C drsquoAncona ne semble apporter une contribution suppleacutementaire agrave notre
compreacutehension de la Sentence de Porphyre Cf p 218-219 Le passage (a) V 3 [49] 5 3-5 ougrave apparaicirct le
terme homoiomerecircs est pris dans un contexte doctrinal diffeacuterent et ne peut constituer comme drsquoailleurs le
reconnaicirct C drsquoAncona qursquoune source lexicale indirecte de la Sentence 22 le passage (i) I 1 [53] 8 1-8
concerne lrsquoacircme humaine et sa relation agrave lrsquoIntellect alors que la Sentence de Porphyre ne traite que de la seule
substance intelligible (noera ousia) les passages (ii) V 9 [5] 5 4-16 et (iii) V 9 [5] 8 2-7 exposent des
lieux communs de la noeacutetique plotinienne parfaitement inteacutegreacutes agrave lrsquoexposeacute de VI 2 [43] 18-20 le passage
(iv) V 9 [5] 8 21-22 ougrave C drsquoAncona voit dans le syntagme ho merizon nous entendu comme activiteacute de
lrsquoacircme humaine une source lexicale possible de lrsquoexpression merikos nous impose une interpreacutetation
anthropologique (et eacutepisteacutemologique) donc reacuteductrice de la Sentence 22 le passage (v) VI 7 [38] 17 27-
32 distingue lrsquoIntellect universel des intellects particuliers distinction qui sera pleinement justifieacutee en VI 2
[43] 20 186 Plotin Traiteacute VI 2 [43] 20 14-15 (notre traduction) laquo δύναμιν δὲ αὐτῶν εἶναι καὶ ἔχειν ἐν τῷ καθόλου
ἐκείνους ἐκείνους τε αὖ ἐν αὐτοῖς ἐν μέρει οὖσιν ἔχειν τὸν καθόλου raquo
93
Eacuteleacutements de theacuteologie qui se fondent essentiellement drsquoapregraves lrsquoanalyse que nous en avons
meneacutee sur les speacuteculations du Traiteacute VI 2 [43]187 Certes la noeacutetique de Proclus ne saurait
ecirctre reacuteduite agrave celle de Plotin les neacuteoplatoniciens agrave partir de Jamblique ayant fait eacuteclater le
cadre jugeacute trop eacutetroit de la seconde hypostase plotinienne toutefois malgreacute lrsquoinfluence
deacuteterminante des speacuteculations post-plotiniennes sur la noeacutetique proclienne les principes
meacutereacuteologiques de celle-ci reposent ultimement sur les solutions apporteacutees par Plotin aux
problegravemes de la participation dans le Sophiste et le Parmeacutenide
13 De lrsquointellect imparticipeacute aux intellects particuliers
131 Lrsquointellect particulier dans les Eacuteleacutements de theacuteologie
Afin de saisir la fonction eacutepisteacutemologique attribueacutee aux intellects particuliers nous
devons drsquoabord identifier le rang qui leur est reacuteserveacute dans la hieacuterarchie des ecirctres Proclus
distingue au moins trois genres drsquointellects drsquoabord lrsquoIntellect divin non participeacute et
universel qursquoil appelle aussi la monade de lrsquoordre intellectif puis les intellects divins
participeacutes et particuliers et finalement les intellects non divins ou seulement intellectifs
(noeros monon) participeacutes et particuliers Il srsquoagit du scheacutema preacutesenteacute aux propositions 166
et 181 des Eacuteleacutements de theacuteologie Cette division tripartite qui revient freacutequemment dans
lrsquoœuvre de Proclus doit ecirctre preacuteceacutedeacutee dans lrsquoordre de lrsquoouvrage par une seconde division
dichotomique cette fois aux propositions 63 et 64
Agrave la proposition 63 Proclus eacutecrit que laquo Tout terme imparticipeacute produit deux ordres
de termes participeacutes lrsquoun en ce qui en participe de maniegravere intermittente lrsquoautre en ce qui
en participe perpeacutetuellement en raison de sa nature raquo Il poursuit agrave la proposition 64 en
eacutenonccedilant que laquo Toute monade principielle produit deux seacuteries une seacuterie de substances
complegravetes en soi et une seacuterie drsquoilluminations qui acquiegraverent leur existence dans ce qui leur
est diffeacuterent raquo Une question se pose drsquoembleacutee est-il possible de concilier la division
tripartite des propositions 166 et 181 avec la division dichotomique des propositions 63 et
64 Bien que Proclus nrsquoharmonise jamais explicitement ces deux maniegraveres de diviser le
187 Le style concis des Sentences a certes ducirc influencer Proclus dans la reacutedaction des propositions de ses
Eacuteleacutements de theacuteologie cependant les deacutemonstrations sur lesquelles reposent ces propositions reprennent
freacutequemment un argumentaire plotinien ce qui est drsquoailleurs le cas pour notre Sentence Nous savons par
ailleurs que Proclus fut un lecteur attentif des Enneacuteades puisqursquoil reacutedigea selon le teacutemoignage de Psellus un
commentaire sur Plotin (L G Westerink Exzepte aus Proklosrsquos Enneaden-Kommentar bei Psellos dans Byz
Zeitschift 52 (1959) p 1-10 citeacute dans Theacuteologie platonicienne I p LVII)
94
plan intellectif rien ne nous empecircche drsquoeffectuer une telle harmonisation afin de cerner les
conseacutequences logiques de la noeacutetique proclienne
Reprenons drsquoabord les propositions 63 et 64 afin de deacuteterminer la place que
devraient y occuper les intellects particuliers Dans lrsquoapplication de la proposition 63 faut-
il rapporter les intellects particuliers agrave lrsquoordre des termes participeacutes de maniegravere intermittente
ou agrave celui des termes perpeacutetuellement participeacutes Drsquoapregraves la proposition 184 qui preacutesente
une tripartition des acircmes les intellects particuliers semblent pouvoir appartenir aux deux
ordres au premier dans la mesure ougrave ils ne sont que ponctuellement participeacutes par les acircmes
particuliegraveres agrave savoir les acircmes humaines mais aussi au second puisqursquoils sont
perpeacutetuellement participeacutes par les acircmes angeacuteliques et deacutemoniques Le mecircme problegraveme se
pose en rapport agrave la proposition 64 On peut consideacuterer les intellects particuliers comme des
substances complegravetes en soi dans la mesure ougrave ils sont participeacutes directement et
perpeacutetuellement par les acircmes angeacuteliques et deacutemoniques tout en reconnaissant que des
illuminations intellectuelles srsquoen deacutegagent et megravenent agrave leur perfection les acircmes
particuliegraveres qui participent ainsi de maniegravere indirecte et intermittente agrave ces mecircmes
intellects Sans vouloir laquo sursysteacutematiser raquo la meacutetaphysique proclienne il nous semble que
la logique interne aux propositions des Eacuteleacutements de theacuteologie nous megravene agrave ces conclusions
132 Lrsquointellect particulier dans le Commentaire sur le Premier Alcibiade
Drsquoautres extraits de lrsquoœuvre de Proclus permettent de corroborer cette
reconstruction de la procession des reacutealiteacutes intellectives Par exemple dans le Commentaire
sur le Premier Alcibiade nous trouvons agrave nouveau une division tripartite qui inclut cette
fois les illuminations intellectuelles mais semble ignorer la distinction entre les intellects
divins et participeacutes et les intellects non divins et participeacutes
Et de fait dans le cas de lrsquointellect autre est lrsquointellect imparticipeacute qui
transcende la totaliteacute des espegraveces particuliegraveres autre le participeacute auquel
participent mecircme les acircmes des dieux parce qursquoil leur est supeacuterieur autre
enfin celui qui agrave partir de celui-lagrave vient dans les acircmes et constitue la
perfection des acircmes elles-mecircmes188
188 Proclus In Alcibiadem I 65 16-19 (p 53-54) (trad A-Ph Segonds) laquo καὶ γὰρ ὁ νοῦς ἄλλος μὲν ὁ
ἀμέθεκτος ἐξῃρημένος ἀφrsquo ὅλων τῶν μερικῶν γενῶν ἄλλος δὲ ὁ μεθεκτός οὗ καὶ αἱ ψυχαὶ τῶν θεῶν
95
Par le rapprochement des propositions 63 64 166 181 des Eacuteleacutements de theacuteologie et de cet
extrait du Commentaire sur le Premier Alcibiade nous pouvons conclure que Proclus
envisage au plus quatre diffeacuterents genres drsquointellects les trois premiers portant le titre de
substances complegravetes en soi (prop 64) le dernier se constituant drsquoilluminations qui
requiegraverent la rencontre drsquoun substrat de rang ontologique infeacuterieur pour exister Le
Commentaire sur le Timeacutee confirmera que ce substrat est lrsquoacircme ou plus preacuteciseacutement la
puissance rationnelle de lrsquoacircme humaine
133 Le pilote de lrsquoacircme dans le Phegravedre et lrsquointellect particulier
Lrsquoexeacutegegravese du mythe de lrsquoattelage aileacute que lrsquoon retrouve dans le Phegravedre donne lieu agrave
lrsquoexposition de divers aspects de la noeacutetique neacuteoplatonicienne au sujet notamment de
lrsquointellect particulier Dans son Commentaire sur le Phegravedre baseacute sur lrsquoenseignement de son
maicirctre Syrianus Hermias rapporte lrsquointerpreacutetation proposeacutee par Jamblique de lrsquoexpression
laquo pilote de lrsquoacircme raquo kubernecirctecircs tecircs psuchecircs en 247c189 Pour Jamblique le kubernecirctecircs
deacutesigne laquo lrsquoun de lrsquoacircme raquo to hen tecircs psuchecircs et doit ecirctre distingueacute de lrsquohecircniochos le
cocher qui pour lui repreacutesente lrsquointellect de lrsquoacircme ho nous tecircs psuchecircs Par lrsquoun en elle
lrsquoacircme humaine peut srsquounir aux dieux et atteindre un eacutetat de contemplation unitive de
lrsquointelligible un acte que Jamblique considegravere supeacuterieur agrave la simple intellection humaine
qui saisit son objet dans une relation drsquoalteacuteriteacute kathrsquoheterota epiballei toutocirc tocirc noecirctocirc eacutecrit
Hermias
Proclus souscrit-il agrave cette interpreacutetation du passage central du mythe de lrsquoattelage
aileacute Nous nrsquoavons trouveacute aucune confirmation textuelle agrave ce propos mais lrsquohypothegravese
demeure plausible aucune raison apparente ne pouvant motiver un reacuteel deacutesaccord avec la
distinction poseacutee par Jamblique Cependant pour Proclus le pilote ne repreacutesente pas lrsquoun
de lrsquoacircme mais lrsquointellect particulier crsquoest du moins ce qursquoon peut comprendre agrave la lecture
de son Commentaire sur le Timeacutee laquo Et de mecircme que dans le Phegravedre il a appeleacute lrsquointellect
pilote de lrsquoacircme et a dit que seul lrsquointellect intellige lrsquoEcirctre190 raquo Lrsquoextrait se poursuit par le
passage citeacute dans la section preacuteceacutedente de notre eacutetude au sujet de la rencontre entre
μετέχουσι κρείττονος ὄντος ἄλλος δὲ ὁ ἀπὸ τούτου ταῖς ψυχαῖς ἐγγινόμενος ὃς δὴ καὶ ἔστιν αὐτῶν τῶν
ψυχῶν τελειότης raquo 189 Hermias In Phaedrum 150 23-151 3 190 Proclus In Timaeum I 245 25-28 (trad A J Festugiegravere)
96
lrsquointellect particulier et lrsquoacircme rationnelle Tout porte agrave croire que Proclus y identifie le
pilote de lrsquoacircme en tout ou en partie agrave lrsquointellect particulier Cette hypothegravese se voit
drsquoailleurs confirmeacutee par cet extrait du livre IV de la Theacuteologie platonicienne nettement
plus cateacutegorique
Platon dit que la classe de la science veacuteritable est installeacutee autour de cet ecirctre
En effet ces deux reacutealiteacutes srsquoeacutelegravevent jusqursquoagrave la contemplation de cet ecirctre
lrsquointellect qui est le pilote de lrsquoacircme (il srsquoagit de lrsquointellect particulier qui est
installeacute au-dessus des acircmes et qui les eacutelegraveve vers le havre paternel) et la
science veacuteritable qui est la perfection de lrsquoacircme191
Si le pilote de lrsquoacircme repreacutesente pour lui lrsquointellect particulier quelle notion Proclus
pouvait-il concevoir derriegravere lrsquoimage du cocher Drsquoapregraves notre eacutetude des faculteacutes de lrsquoacircme
humaine dans le Commentaire sur le Timeacutee le cocher deacutesignerait vraisemblablement la
raison (logos) de lrsquoacircme et sa tecircte (kephalecirc) sa puissance intellective (dunamis noera)
guideacutee par le pilote de lrsquoacircme crsquoest-agrave-dire illumineacutee par lrsquointellect particulier Bien entendu
il ne srsquoagit lagrave que drsquoune hypothegravese que le Commentaire de Proclus sur le Phegravedre nous aurait
peut-ecirctre permis de corroborer
134 Remarques conclusives sur lrsquointellect particulier
Nous sommes malheureusement priveacutes drsquoune bonne partie du corpus proclien ce
qui nous empecircche drsquoavoir une vision drsquoensemble des contextes ougrave la notion drsquointellect
particulier serait apparue Proclus attribue un rang distinct agrave cet intellect dans lrsquoordre des
reacutealiteacutes et expose clairement sa fonction eacutepisteacutemologique toutefois il nrsquoen deacutefinit jamais
vraiment la nature Cet intellect est-il une Forme intellective ou plutocirct un ensemble de
Formes et si oui lesquelles Qursquoest-ce qui distingue un intellect particulier drsquoun autre
intellect particulier Les sources de Proclus notamment le Traiteacute VI 2 [43] de Plotin
offrent un certain eacuteclairage sur le rapport de ces intellects dits particuliers agrave lrsquoIntellect total
mais dans le cadre drsquoune penseacutee que fera eacuteclater le neacuteoplatonisme post-plotinien avec la
multiplication des divisions dialectiques agrave lrsquointeacuterieur du plan intelligible Comme bon
191 Proclus Theacuteologie platonicienne IV 14 43 14-20 (trad H D Saffrey et L G Westerink leacutegegraverement
modifieacutee) laquo Τὸ τρίτον τοίνυν περὶ αὐτὴν λέγεται τ ὸ τ ῆ ς ἀ λ η θ ο ῦ ς ἐ π ι σ τ ή μ η ς γ έ ν ο ς ἱδρῦσθαι
Δύο γὰρ ταῦτα ἄνεισιν ἐπὶ τὴν ἐκείνης τῆς οὐσίας θεωρίαν ν ο ῦ ς ὁ κ υ β ε ρ ν ή τ η ς τῆς ψ υ χ ῆ ς (ἔστι δὲ
οὗτος ὁ μερικός ὑπεριδρυμένος μὲν τῶν ψυχῶν ἀνάγων δὲ αὐτὰς εἰς τὸν ὅρμον τὸν πατρικόν) καὶ ἡ
ἀ λ η θ ὴ ς ἐ π ι σ τ ή μ η ψυχῆς οὖσα τελειότης raquo
97
nombre de reacutealiteacutes meacutetaphysiques lrsquointellect particulier semble ecirctre deacutefini avant tout par
ses relations agrave ses principes intellectifs et aux acircmes qursquoil illumine
En raison de la continuiteacute de la procession des reacutealiteacutes dans la philosophie de
Proclus il est impossible de pleinement saisir la nature drsquoun ecirctre comme lrsquointellect
particulier sans connaicirctre eacutegalement celle de ces causes mais aussi celle de ces effets dans
lrsquoordre du reacuteel Crsquoest pourquoi lrsquoeacutetude de lrsquoacircme qursquoillumine lrsquointellect particulier
permettra de mieux deacutefinir ce dernier Notre eacutetude de la psychologie proclienne montrera
non seulement la nature du rapport entre les acircmes humaines et cet intellect particulier mais
soulignera eacutegalement le rocircle des acircmes dites supeacuterieures et plus particuliegraverement des
deacutemons dans lrsquoactivation de la puissance rationnelle de lrsquoacircme humaine par la lumiegravere
intellective
2 Les acircmes particuliegraveres et les acircmes supeacuterieures
21 Le problegraveme philosophique de lrsquointermeacutediaire acircme non-seacutepareacutee et acircmes supeacuterieures
La deacutemonologie proclienne est une doctrine riche et complexe dont les sources
philosophiques et religieuses sont multiples et diverses dans la tradition grecque En raison
de nos inteacuterecircts preacutesents qui sont principalement eacutepisteacutemologiques nous nous limiterons
aux deacuteveloppements qui se rapportent essentiellement agrave la doctrine de lrsquointellection dans la
philosophie de Proclus en mettant de cocircteacute le rocircle proprement eacutethique ou soteacuteriologique des
deacutemons et des autres acircmes supeacuterieures Nous ne traiterons pas non plus de la question du
deacutemon de Socrate192 que Proclus cherche agrave identifier parmi les diffeacuterentes classes
deacutemoniques dans son Commentaire sur le Premier Alcibiade193
192 Pour la question du deacutemon de Socrate nous renvoyons aux travaux de L-A Dorion notamment agrave lrsquoarticle
suivant qui srsquoattaque agrave plusieurs preacutejugeacutes tenaces au sujet du sens agrave attribuer aux termes laquo deacutemonologiques raquo
dans le corpus platonicien laquo Socrate le daimonion et la divination raquo dans Les dieux de Platon Actes du
colloque organiseacute agrave lUniversiteacute de Caen Basse-Normandie les 24 25 et 26 janvier 2002 eacutediteacute par J Laurent
Caen Presses Universitaires de Caen 2003 p 169-192 193 Pour une eacutetude complegravete et reacutecente au sujet du deacutemon dans la tradition platonicienne de Platon aux
derniers neacuteoplatoniciens voir A Timotin La deacutemonologie platonicienne Histoire de la notion de daimocircn de
Platon aux derniers neacuteoplatoniciens LeidenBoston Brill 2012
98
La plupart des neacuteoplatoniciens posteacuterieurs agrave Plotin ont rejeteacute la doctrine voulant
qursquoune partie de lrsquoacircme humaine demeure perpeacutetuellement rattacheacutee aux principes
intelligibles Agrave la suite de Jamblique Proclus critique cette thegravese plotinienne agrave de
nombreuses occasions notamment dans lrsquoultime proposition (211) des Eacuteleacutements de
theacuteologie qui preacutesente la thegravese centrale de la reacutefutation proclienne reprise et deacuteveloppeacutee
dans le reste de son corpus laquo Toute acircme lorsqursquoelle descend dans le devenir y descend en
totaliteacute et aucune partie drsquoelle-mecircme ne demeure en haut alors qursquoune autre
descendrait194 raquo En deacutecidant de rejeter la conception plotinienne de lrsquoacircme en raison des
problegravemes eacutepisteacutemologiques (et eacutethiques) qursquoelle entraicircne Proclus se voit contraint
drsquoexpliquer comment il demeure possible pour lrsquohomme drsquoatteindre une connaissance de
lrsquoEcirctre des reacutealiteacutes intelligibles ce qui demeure au fondement de lrsquoeacutepisteacutemologie
(neacuteo)platonicienne
Proclus refuse drsquoadmettre la possibiliteacute que lrsquoacircme humaine puisse jouir drsquoune
perpeacutetuelle intellection de lrsquoEcirctre Srsquoil en eacutetait ainsi pense-t-il pourquoi lrsquoacircme deacutelaisserait-
elle de maniegravere intermittente son activiteacute purement intellectuelle pour penser de maniegravere
transitive en passant drsquoun ecirctre particulier agrave un autre en cessant ainsi de saisir drsquoun seul
coup la totaliteacute de lrsquoEcirctre sous un mode certes particulier mais eacuteternel Pour Proclus la
substance de lrsquoacircme ne peut ecirctre intellectuelle en soi notre expeacuterience lorsque nous
pensons montre qursquoelle est rationnelle et discursive (crsquoest lrsquoun des principes qui fondent
lrsquoargumentation de la proposition 211 des Eacuteleacutements de theacuteologie)
Bien que lrsquoacircme humaine ne puisse en soi profiter drsquoune perpeacutetuelle intellection du
monde intelligible drsquoautres entiteacutes psychiques le peuvent Drsquoapregraves ce qursquoE R Dodds a
nommeacute laquo la meacutethode du terme intermeacutediaire raquo laquo the method of the mean term raquo195 eacutenonceacutee
agrave la proposition 28 des Eacuteleacutements de theacuteologie laquo Toute cause productrice donne lrsquoexistence
agrave des produits semblables agrave elle-mecircme avant de la donner agrave ceux qui lui sont
dissemblables196 raquo Proclus a jugeacute neacutecessaire drsquointroduire des entiteacutes intermeacutediaires dans
son systegraveme afin de conserver une continuiteacute dans la procession des reacutealiteacutes Par son choix
194 Proclus Eacuteleacutements de theacuteologie prop 211 (notre traduction) Le reste de la proposition dont nous ne
donnons ici que la thegravese sera traduite en totaliteacute et commenteacutee dans la suite de notre exposeacute 195 E R Dodds laquo Commentary raquo dans Proclus The Elements of Theology p 216 196 Proclus Eacuteleacutements de theacuteologie prop 28 (notre traduction)
99
de rejeter la doctrine plotinienne de lrsquoacircme non-descendue il se trouvait contraint
drsquointroduire un intermeacutediaire entre la connaissance intuitive des reacutealiteacutes intellectives et la
connaissance discursive de lrsquoacircme rationnelle Ce vide fut combleacute par lrsquointroduction des
acircmes angeacuteliques et deacutemoniques auxquelles il attribue une reacuteelle fonction eacutepisteacutemologique
Mutatis mutandis celles-ci occupent la place de la partie supeacuterieure de lrsquoacircme humaine dans
la philosophie de Plotin et srsquoinsegraverent en tant que moyen terme entre la faculteacute rationnelle
de lrsquohomme et les intellects seacutepareacutes qui actualisent la puissance intellective du logos
humain
Aux propositions 183 et 184 des Eacuteleacutements de theacuteologie Proclus deacutefinit la fonction
de ces acircmes supeacuterieures qui ne peuvent ecirctre consideacutereacutees comme divines mais qui
demeurent perpeacutetuellement en contact avec les intellects particuliers Agrave la proposition 183
il deacutemontre la thegravese suivante laquo Tout intellect qui est participeacute mais qui est seulement
intellectif est participeacute par des acircmes qui sont ni divines ni sujettes au passage de
lrsquointellection agrave son absence197 raquo Il poursuit agrave la proposition 184 en affirmant laquo Toute acircme
est soit divine soit sujette au passage de lrsquointellection agrave son absence soit intermeacutediaire
entre celles-ci toujours intelligeante198 mais infeacuterieure aux acircmes divines199 raquo Ces acircmes
qui sont parfois laquo intelligeante raquo en acte parfois au repos sont bien entendu les acircmes
particuliegraveres agrave savoir les nocirctres Il srsquoagit maintenant de montrer le rapport dynamique entre
ces diffeacuterents niveaux psychiques afin de deacuteterminer pourquoi et comment lrsquoacircme humaine
deacutepend des acircmes supeacuterieures pour lrsquoactivation de sa puissance intellective
22 Les acircmes particuliegraveres et leur rapport aux acircmes divines et supeacuterieures dans le
Commentaire sur le Timeacutee
Comment les acircmes particuliegraveres procegravedent-elles des acircmes supeacuterieures tout en
demeurant rattacheacutees agrave celles-ci Un extrait capital du Commentaire sur le Timeacutee (III 245
19-246 28) offre une vue drsquoensemble de la doctrine de Proclus au sujet de lrsquoacircme humaine
et de ses rapports aux entiteacutes psychiques et noeacutetiques qui lui sont supeacuterieures Nous
197 Proclus Eacuteleacutements de theacuteologie prop 183 (notre traduction) 198 Nous traduisons par laquo intelligeante raquo au lieu de par laquo intelligente raquo pour faire ressortir la dimension active
du verbe laquo intelliger raquo 199 Proclus Eacuteleacutements de theacuteologie prop 184 (notre traduction)
100
deacutecouperons pour mieux le commenter ce passage qui cherche agrave expliquer le
faccedilonnement des acircmes particuliegraveres par le Deacutemiurge (Timeacutee 41d4-6)
Nous nrsquoaccepterons donc pas ceux des Platoniciens plus reacutecents qui deacuteclarent
notre acircme laquo de mecircme digniteacute raquo ou laquo de mecircme substance raquo ou je ne sais quoi
qursquoils veuillent dire que lrsquoacircme divine Qursquoils eacutecoutent en effet Platon qui parle
de laquo deuxiegraveme et troisiegraveme degreacute raquo qui seacutepare du Crategravere les acircmes partielles et
qui les fait produire par le Deacutemiurge selon une laquo deuxiegraveme raquo penseacutee ce qui
revient agrave dire une penseacutee laquo plus partielle raquo Celui qui parle ainsi reconnaicirct des
diffeacuterences substantielles entre les acircmes et ne les distingue pas seulement selon
leurs activiteacutes comme veut le montrer le divin Plotin200
Bien que les fondements de la critique adresseacutee par Proclus agrave lrsquoendroit de Plotin (et sans
doute aussi Theacuteodore drsquoAsineacutee comme nous le laisse croire la suite de lrsquoextrait) semblent
ne reposer que sur lrsquointerpreacutetation drsquoun discours imageacute le Deacutemiurge y proceacutedant agrave une
seconde creacuteation celle-ci est en reacutealiteacute tout agrave fait pertinente si lrsquoon garde agrave lrsquoesprit que les
images du Timeacutee sont la traduction meacutetaphorique de distinctions dialectiques reacutecurrentes
dans les Dialogues En effet on retrouve notamment une division analogue des types
drsquoacircmes dans le mythe du Phegravedre Toutes les acircmes ne sont pas drsquoune mecircme nature et donc
leurs rapports aux principes intelligibles ne peuvent ecirctre identiques nrsquoen deacuteplaise agrave Plotin
Un dialecticien attentif tel que Proclus ne peut donc pas accepter que lrsquoon se reacuteclame de la
psychologie platonicienne tout en neacutegligeant de tenir compte des distinctions
psychologiques fondamentales qursquoopegravere Platon dans un dialogue aussi important que le
Timeacutee (sans parler du Phegravedre) La suite du commentaire de Proclus aux lignes 41d4-6 du
Timeacutee montre que non seulement la conception plotinienne de lrsquoacircme ne se fonde pas sur
lrsquoautoriteacute textuelle de Platon mais aussi qursquoelle ne peut se justifier par la seule raison201
Admettons en effet que parmi les acircmes les unes aient regard aux intellects
totaux les autres aux partiels que les unes pensent toujours purement les
autres se deacutetournent parfois de lrsquoecirctre vrai que les unes ordonnent et organisent
toujours lrsquoUnivers les autres nrsquoaccompagnent que par intermittences les dieux
200 Proclus In Timaeum III 245 19-27 (trad A J Festugiegravere) laquo οὐκ ἄρα ἀποδεξόμεθα τ ῶ ν ν ε ω τ έ ρ ω ν
ὅσοι τὴν ἡμετέραν ψυχὴν ἰ σ ά ξ ι ο ν ἀποφαίνουσι τῆς θείας ἢ ὁ μ ο ο ύ σ ι ο ν ἢ οὐκ οἶδrsquo ὅπως βούλονται
λέγεινmiddot ἀκουέτωσαν γὰρ τοῦ Πλάτωνος δεύτερα καὶ τρίτα λέγοντος καὶ χωρίζοντος ἀπὸ τοῦ κρατῆρος τὰς
μερικὰς ψυχὰς καὶ κατὰ δευτέραν νόησιν ὃ δὴ ταὐτὸν τῷ μερικωτέραν ἀπὸ τοῦ δημιουργοῦ παράγοντος
αὐτάςmiddot ὁ γὰρ ταῦτα λέγων οὐσιώδεις διαφορὰς τῶν ψυχῶν ἀλλrsquo οὐ κατὰ τὰς ἐνεργείας μόνον ὥσπερ ὁ θεῖος
ἐνδείκνυται Πλωτῖνοςmiddot raquo 201 Proclus applique un autre enseignement platonicien Voir Platon Phegravedre 270c-d agrave propos de lrsquoautoriteacute
drsquoHippocrate agrave laquelle il faut joindre le critegravere de la pure raison pour juger de la veacuteriteacute de lrsquoopinion discuteacutee
101
dans leurs rondes ceacutelestes que les unes meuvent et dirigent toujours
lrsquoHeimarmeacutenegrave les autres deviennent parfois sujettes agrave lrsquoHeimarmeacutenegrave et aux lois
fatales que les unes marchent en tecircte vers lrsquoIntelligible les autres aient parfois
le sort drsquoacircmes qui suivent que les unes soient seulement divines les autres
passent agrave un rang infeacuterieur tantocirct celui-ci tantocirct celui-lagrave drsquoacircme deacutemonique
heacuteroiumlque humaine que les unes aient leurs chevaux tous bons et issus de bons
lrsquoautre des chevaux de caractegravere meacutelangeacute que les unes aient seulement la vie
qui leur a eacuteteacute adjugeacutee par la premiegravere deacutemiurgie les autres aient aussi lrsquoespegravece
mortelle entretisseacutee agrave lrsquoimmortelle par les dieux reacutecents que les unes agissent
toujours drsquoapregraves toutes leurs puissances les autres mettent en avant tantocirct telle
forme de vie tantocirct telle autre202
Les propos de Proclus au sujet de la nature des acircmes particuliegraveres sont principalement tireacutes
du mythe de lrsquoattelage aileacute dans le Phegravedre autrement deacutesigneacute comme la Palinodie de
Socrate Ces distinctions entre la classe des acircmes humaines et celles qui leur sont
supeacuterieures ndash que lrsquoon retrouve drsquoailleurs dans la derniegravere section des Eacuteleacutements de
theacuteologie (prop 184-211) ndash sont reporteacutees selon les principes drsquoune interpreacutetation
systeacutematique des Dialogues de Platon sur le discours de Timeacutee La rationaliteacute de
lrsquoargumentation ici deacuteveloppeacutee resterait agrave ecirctre pleinement actualiseacutee lrsquoautoriteacute textuelle du
Phegravedre eacutetant davantage mise de lrsquoavant que les fondements philosophiques de la doctrine
exposeacutee mais Plotin pour qui ce dialogue est aussi drsquoune importance capitale comme
source de sa psychologie ne peut que difficilement faire abstraction des distinctions que
lrsquoon retrouve non seulement dans le Timeacutee mais eacutegalement dans la Palinodie Cependant
dans la suite de ses propos Proclus revient agrave lrsquoautoriteacute du Timeacutee et opegravere des distinctions
au sujet de la rationaliteacute (et lrsquoirrationaliteacute) attribuable aux diffeacuterentes classes drsquoacircmes Ici
comme le montreront les Eacuteleacutements de theacuteologie crsquoest non seulement lrsquoautoriteacute de deux des
plus importants dialogues laquo psychologiques raquo de Platon qui fonde la reacutefutation de la
doctrine plotinienne crsquoest eacutegalement lrsquoexpeacuterience des limites de notre puissance
rationnelle qui est essentiellement distincte de la raison parfaite attribuable au divin
202 Proclus In Timaeum 245 27-246 10 (trad A J Festugiegravere) laquo ἔστωσαν γὰρ αἳ μὲν πρὸς τοὺς ὁλικοὺς
ὁρῶσαι νόας αἳ δὲ πρὸς τοὺς μερικούς καὶ αἳ μὲν ἀχράντοις χρώμεναι νοήσεσιν αἳ δὲ ἀποστρεφόμεναί ποτε
τὰ ὄντα καὶ αἳ μὲν ἀεὶ δημιουργικαὶ καὶ κοσμητικαὶ τῶν ὅλων αἳ δὲ ποτὲ συμπεριπολοῦσαι τοῖς θεοῖς καὶ αἳ
μὲν ἀεὶ κινοῦσαι καὶ ποδηγετοῦσαι τὴν εἱμαρμένην αἳ δὲ ὑπὸ εἱμαρμένην ποτὲ γιγνόμεναι καὶ τοὺς
εἱμαρμένους νόμους καὶ αἳ μὲν ἡγούμεναι πρὸς τὸ νοητόναἳ δὲ ἑπομένων ποτὲ λαγχάνουσαι τάξιν καὶ αἳ
μὲν θεῖαι μόνον αἳ δὲ εἰς ἄλλοτε ἄλλην μεθιστάμεναι τάξιν δαιμονίαν ἡρωϊκὴν ἀνθρωπίνην καὶ αἳ μὲν
ἵπποις χρώμεναι πᾶσιν ἀγαθοῖς καὶ ἐξ ἀγαθῶν αἳ δὲ μεμιγμένοις καὶ αἳ μὲν ταύτην ἔχουσαι τὴν ζωὴν μόνην
ἣν παρὰ τῆς μιᾶς δημιουργίας εἰλήφασιν αἳ δὲ καὶ τὸ θνητὸν εἶδος τὸ προσυφαινόμενον ἀπὸ τῶν νέων θεῶν
καὶ αἳ μὲν κατὰ πάσας ἀεὶ τὰς ἑαυτῶν ἐνεργοῦσαι δυνάμεις αἳ δὲ ἄλλοτε ἄλλας προβάλλουσαι ζωάς raquo
102
Oui admettons qursquoexistent aussi entre les acircmes ces diffeacuterences il nrsquoen reste pas
moins comme diffeacuterence qui les preacutecegravede toutes celle qui reacutesulte de la substance
et la division due au Deacutemiurge car il a eacutetabli entre elles une seacuteparation quant
au temps agrave la cause agrave la procession au mode drsquoexistence agrave la deacutegradation des
espegraveces Ces acircmes donc qui diffegraverent par tous ces traits quel raisonnement
pourra jamais dire qursquoil les rend laquo consubstantielles raquo laquo Car jamais ne seront
semblables la race des dieux immortels et celle des hommes qui rampent sur la
terre raquo Bien plus le rationnel lui-mecircme est en elles diffegraverent Dans les dieux il
est de lrsquoordre de lrsquointellect dans nos acircmes il est mecircleacute agrave lrsquoirrationnel dans les
genres meacutedians il est deacutefini par sa propre meacutedianiteacute Et chacune des autres
proprieacuteteacutes se trouve dans les acircmes divines sous un mode divin dans les nocirctres
sous un mode humain qursquoil srsquoagisse des principes creacuteatifs du type de la vie de
lrsquointellection du temps
Mais en voilagrave assez dit contre ceux qui estiment que notre acircme est
laquo consubstantielle raquo et agrave lrsquoAcircme du Tout et aux autres acircmes et que nous sommes
irreacutesistiblement toutes choses planegravetes astres fixes tout le reste au mecircme titre
que ces acircmes-lagrave comme le dit Theacuteodore drsquoAsineacute un langage aussi emphatique
est bien eacuteloigneacute de la doctrine de Platon203
Proclus applique une thegravese deacutemontreacutee dans les Eacuteleacutements de theacuteologie (prop 103) aux
acircmes divines (et deacutemoniques) et aux nocirctres tout est en tout mais en chacun sous son mode
propre 204 Ainsi laquo les principes creacuteatifs le type de la vie de lrsquointellection du temps raquo sont
attribueacutes agrave nos acircmes mais sous un mode proprement humain crsquoest-agrave-dire selon la nature et
les limites inheacuterentes agrave la nature de lrsquohomme Parmi ces attributs notre intellection des
principes intelligibles comme nous en faisons lrsquoexpeacuterience nrsquoest pas continue alors que la
contemplation intellective reacuteserveacutee agrave la diviniteacute est perpeacutetuelle
Pour conclure lrsquoanalyse de ce passage notons la reacutefeacuterence agrave Theacuteodore drsquoAsineacutee
Dans les sections du Commentaire sur le Timeacutee ougrave il preacutesente les opinions de ses
203 Ibid III 246 10-28 (trad A J Festugiegravere) laquo ἔστωσαν μὲν οὖν αὐτῶν καὶ αὗται διαφορότητες ἀλλὰ
προηγεῖται τούτων πασῶν ἡ κατrsquo οὐσίαν ἐξαλλαγὴ καὶ ἡ δημιουργικὴ διαίρεσιςmiddot ἐχώρισε γὰρ αὐτὰς τῷ χρόνῳ
τῇ αἰτίᾳ τῇ προόδῳ τῷ τρόπῳ τῆς ὑποστάσεως τῇ τῶν γενῶν ὑφέσει τούτοις οὖν ἅπασι διαφερούσας αὐτὰς
ποῖος ἐρεῖ λόγος ὁμοουσίους ποιεῖν ο ὐ γ ά ρ π ο τ ε φ ῦ λ ο ν ὅ μ ο ι ο ν ἀ θ α ν ά τ ω ν τ ε θ ε ῶ ν
χ α μ α ὶ ἐ ρ χ ο μ έ ν ω ν τ rsquo ἀ ν θ ρ ώ π ω ν middot ἀλλὰ καὶ τὸ λογικὸν αὐτὸ διάφορόν ἐστινmiddot ἐν μὲν γὰρ θεοῖς
νοερόν ἐν δὲ ταῖς ἡμετέραις ψυχαῖς τῷ ἀλόγῳ συμμιγές ἐν δὲ τοῖς μέσοις γένεσιν κατὰ τὴν ἑαυτοῦ μεσότητα
ἀφώρισταιmiddot καὶ ἕκαστον τῶν ἄλλων θείως μέν ἐστιν ἐν ταῖς θείαις ψυχαῖς ἀνθρωπίνως δὲ ἐν ταῖς ἡμετέραις
οἱ λόγοι τὸ εἶδος τῆς ζωῆς ἡ νόησις ὁ χρόνος ταῦτα μὲν οὖν πρὸς τοὺς οἰομένους τὴν ἡμετέραν ψυχὴν
ὁμοούσιον εἶναι τῇ τε τε τοῦ παντὸς καὶ ταῖς ἄλλαις καὶ εἶναι ἡμᾶς πάντα ἀσχέτως πλάνητας καὶ ἀπλανεῖς
καὶ τὰ ἄλλα καθάπερ ἐκείνας ὥσπερ πού φησι καὶ ὁ Ἀ σ ι ν α ῖ ο ς Θ ε ό δ ω ρ ο ς middot ἡ γὰρ τοιαύτη
μεγαλορρημοσύνη πόρρω τῆς Πλάτωνός ἐστι θεωρίας raquo 204 Proclus Eacuteleacutements de theacuteologie prop 103 laquo Πάντα ἐν πᾶσιν οἰκείως δὲ ἐν ἑκάστῳ raquo Nous reviendrons
sur le contenu de cette proposition agrave lrsquooccasion de notre analyse des trois formes de lrsquointellection divine et de
la triade ecirctre ndash vie ndash penseacutee dans la troisiegraveme section de notre thegravese
103
devanciers Proclus identifie la plupart du temps ses sources205 qursquoil critique selon un
proceacutedeacute semblable agrave celui pratiqueacute par Aristote dans ses traiteacutes notamment dans le De
anima ougrave lrsquoon trouve lrsquoune des plus claires applications de sa meacutethode doxographique Ici
le nom de Theacuteodore drsquoAsineacutee apparaicirct agrave la toute fin drsquoune critique qui semblait drsquoabord
adresseacutee agrave la doctrine de Plotin que Proclus mentionne plus haut Nous comprenons ainsi
que les arguments procliens tout en visant principalement la doctrine plotinienne prennent
aussi pour cible sa reprise et vraisemblable deacuteformation par Theacuteodore qui en aurait fait une
sorte de caricature aux yeux de Proclus crsquoest du moins ce que semble indiquer le
vocabulaire qursquoil emploie dans son Commentaire irreacutesistiblement (aschetocircs) langage
emphatique (megalorrecircmosunecirc) En effet crsquoest une chose de dire que notre acircme est de
nature laquo consubstantielle raquo au divin en tant qursquoelle demeure toujours rattacheacutee aux
principes dont elle provient mais crsquoest autre chose de dire que notre acircme est laquo toutes
choses planegravetes astres fixes tout le reste raquo Mecircme le principe de la proposition 103 des
Eacuteleacutements de theacuteologie aussi grande que puisse ecirctre son extension meacutetaphysique nrsquoest pas
susceptible drsquoune aussi geacuteneacutereuse application
Agrave la diffeacuterence des distinctions opeacutereacutees par Proclus dans la derniegravere section des
Eacuteleacutements de theacuteologie lrsquoexposeacute du Commentaire sur le Timeacutee preacutesente une classification
plus complexe des acircmes supeacuterieures alors qursquoelles sont parfois associeacutees au premier
membre de la division faisant ainsi partie de la mecircme classe que les acircmes divines elles le
sont aussi au second alors qursquoelles sont mises en compagnie des acircmes particuliegraveres Nous
reviendrons donc agrave la doctrine rigoureusement exposeacutee dans ses traiteacutes theacuteologiques plus
preacuteciseacutement dans les Eacuteleacutements de theacuteologie qui dans la section consacreacutee aux acircmes (prop
184 agrave 211) offrent les deacuteveloppements doctrinaux les plus clairs au sujet des diffeacuterentes
classes drsquoacircmes ce qui permettra drsquoeacuteclairer les propos du Commentaire de Proclus sur le
Timeacutee
205 Ce qui nrsquoest pas le cas dans tous ses commentaires notamment dans le Commentaire sur le Parmeacutenide ougrave
les auteurs des opinions preacutesenteacutees critiqueacutees et parfois reprises par Proclus pour lrsquoeacutelaboration de sa doctrine
sont beaucoup plus rarement identifieacutes
104
23 Lrsquoacircme (particuliegravere) descendue dans les Eacuteleacutements de theacuteologie
231 Les principes theacuteologiques de la proposition 211 des Eacuteleacutements de theacuteologie
La noecircsis attribueacutee agrave lrsquohomme est deacutefinie en fonction de lrsquoessence de lrsquoacircme humaine
que Proclus distingue des acircmes dites supeacuterieures et des intellects seacutepareacutes qui de maniegravere
conjointe sont la cause de son intellection Par lrsquoultime proposition (211) des Eacuteleacutements de
theacuteologie Proclus deacutemontre que lrsquoacircme particuliegravere (ou humaine) est une entiteacute totalement
descendue dans le Devenir (ou geacuteneacuteration ou geacuteneacutesis) Nous reprenons la traduction de
J Trouillard en modifiant les termes en conformiteacute avec la terminologie que nous avons
deacutefinie206
211 Toute acircme particuliegravere qui descend dans la geacuteneacuteration y descend tout
entiegravere et il nrsquoest aucune partie drsquoelle-mecircme qui demeure en haut alors qursquoune
autre descend
Si une partie de lrsquoacircme demeure dans lrsquointelligible ou bien elle aura une
penseacutee toujours immuable ou bien une penseacutee changeante Mais si elle a une
penseacutee immuable elle sera un intellect et non une partie de lrsquoacircme et ainsi cette
acircme particuliegravere participera immeacutediatement agrave lrsquointellect ce qui est impossible
Et si elle a une penseacutee changeante on aura une seule et mecircme substance formeacutee
drsquoun ecirctre qui pense toujours et drsquoun autre qui pense de faccedilon intermittente Ce
qui est impossible Car ces ecirctres sont drsquoespegraveces diffeacuterentes comme on lrsquoa
montreacute En outre il est absurde que la cime de lrsquoacircme si elle est toujours
parfaite ne maicirctrise pas les autres puissances et ne les rende pas parfaites Par
conseacutequent toute acircme particuliegravere descend tout entiegravere dans la geacuteneacuteration207
Nous divisons la deacutemonstration de cette proposition en deux arguments le premier repose
sur la distinction entre lrsquoactiviteacute intellective des acircmes particuliegraveres et celle des acircmes
deacutemoniques (qui ne sont pas expresseacutement nommeacutees) le second sur la neacutecessiteacute pour la
partie supeacuterieure de lrsquoacircme dans lrsquohypothegravese ougrave sa contemplation des principes intelligibles
demeure ininterrompue drsquoecirctre en mesure de maicirctriser et perfectionner ses faculteacutes
infeacuterieures
206 Nous reprenons la traduction de J Trouillard en y substituant ponctuellement en vue drsquoatteindre une plus
grande uniformiteacute et coheacuterence avec le reste de notre exposeacute le vocabulaire noeacutetique que nous avons deacutefini 207 Proclus Eacuteleacutements de theacuteologie prop 211 (trad J Trouillard leacutegegraverement modifieacutee) laquo Πᾶσα μερικὴ ψυχὴ
κατιοῦσα εἰς γένεσιν ὅλη κάτεισι καὶ οὐ τὸ μὲν αὐτῆς ἄνω μένει τὸ δὲ κάτεισιν
εἰ γάρ τι μένοι τῆς ψυχῆς ἐν τῷ νοητῷ ἢ ἀμεταβάτως νοήσει ἀεὶ ἢ μεταβατικῶς ἀλλrsquo εἰ μὲν ἀμεταβάτως
νοῦς ἔσται καὶ οὐ μέρος ψυχῆς καὶ ἔσται ἡ ψυχὴ προσεχῶς νοῦ μετέχουσαmiddot τοῦτο δὲ ἀδύνατον εἰ δὲ
μεταβατικῶς ἐκ τοῦ ἀεὶ νοοῦντος καὶ ltτοῦgt ποτὲ νοοῦντος μία οὐσία ἔσται ἀλλrsquo ἀδύνατονmiddot ταῦτα γὰρ εἴδει
διαφέρει ὡς δέδεικται πρὸς τῷ καὶ ἄτοπον εἶναι τὸ τῆς ψυχῆς ἀκρότατον ἀεὶ τέλειον ὄν μὴ κρατεῖν τῶν
ἄλλων δυνάμεων κἀκείνας τελείας ποιεῖν πᾶσα ἄρα ψυχὴ ltμερικὴ ὅληgt κάτεισιν raquo
105
232 Premier argument de la proposition 211
La traduction de J Trouillard et lrsquointerpreacutetation qursquoelle suppose208 semble
srsquoeacuteloigner de celle drsquoER Dodds209 Deux distinctions sont deacuteterminantes pour la
compreacutehension du premier argument deacuteveloppeacute par Proclus afin de deacutemontrer la descente
totale de lrsquoacircme particuliegravere dans le Devenir (la geacuteneacuteration dans la traduction de
Trouillard) la notion drsquointellect (nous) et lrsquoopposition entre une penseacutee laquo immuable raquo
(ametabatocircs) et une penseacutee laquo changeante raquo (metabatikocircs)
Le terme metabasis et ses deacuteriveacutes adverbiaux (metabatikocircs et ametabatocircs) signifie
communeacutement le caractegravere transitif de la connaissance attribueacutee agrave lrsquoacircme le fait qursquoelle
saisit ses objets les uns apregraves les autres cette activiteacute discursive commune agrave toutes les
acircmes210 srsquooppose agrave lrsquointellection qui est une forme de connaissance immeacutediate qui exclut
toute transitiviteacute Agrave la proposition 211 Proclus nrsquoemploie pas agrave notre avis les deacuteriveacutes de
metabasis en ce sens puisqursquoil cherche implicitement agrave distinguer les acircmes particuliegraveres
des acircmes supeacuterieures qui ont en commun le caractegravere transitif de leur activiteacute cognitive
Ces derniegraveres bien qursquoelles aient une activiteacute transitive pensent toujours leur penseacutee
intellective eacutetant toujours activeacutee (ou perfectionneacutee) par un intellect seacutepareacute ce qui nrsquoest pas
208 Le format choisi par J Trouillard pour sa traduction des Eacuteleacutements de theacuteologie ne laisse place qursquoagrave
quelques notes explicatives ce qui dans ce cas-ci ne permet pas de rendre manifeste son interpreacutetation du
texte grec qui semble toutefois prendre ses distances par rapport agrave celle drsquoER Dodds 209 Voici la traduction inteacutegrale de J Trouillard laquo Toute acircme particuliegravere qui descend dans la geacuteneacuteration y
descend tout entiegravere et il nrsquoest aucune partie drsquoelle-mecircme qui demeure en haut alors qursquoune autre descend
Si une partie de lrsquoacircme demeure dans lrsquointelligible ou bien elle aura une penseacutee toujours immuable ou bien
une penseacutee changeante Mais si elle a une penseacutee immuable elle sera un esprit et non une partie de lrsquoacircme et
ainsi cette acircme particuliegravere participera immeacutediatement agrave lrsquoesprit ce qui est impossible Et si elle a une penseacutee
changeante on aura une seule et mecircme substance formeacutee drsquoun ecirctre qui pense toujours et drsquoun autre qui pense
de faccedilon intermittente Ce qui est impossible Car ces ecirctres sont drsquoespegraveces diffeacuterentes comme on lrsquoa montreacute
En outre il est absurde que la cime de lrsquoacircme si elle est toujours parfaite ne maicirctrise pas les autres puissances
et ne les rende pas parfaites Par conseacutequent toute acircme particuliegravere descend tout entiegravere dans la geacuteneacuteration raquo
Nous pouvons comparer cette traduction agrave celle drsquoE R Dodds dont nous ne citons ici que la premiegravere partie
de la deacutemonstration laquo For suppose that some part of the soul remains in the intelligible It will exercice
perpetual intellection either without transition from object to object or transitively But if without transition
it will be an intelligence and not a fragment of a soul and the soul in question will be one which directly
participates an intelligence and this is impossible (prop 202) And if transitively the part which has
perpetual intellection and that which has intermittent intellection will be one substance But this is
impossible for they differ in kind as has been shown raquo 210 Le terme metabatikocircs apparaicirct eacutegalement agrave la prop 199 (p 174 l 3 de lrsquoeacutedition Dodds) des Eacuteleacutements de
theacuteologie pour deacutecrire le caractegravere transitif de lrsquoactiviteacute de toute acircme encosmique Le terme metabatikecirc deacutecrit
eacutegalement la cinquiegraveme acception de lrsquointellection celle de lrsquoacircme rationnelle dans lrsquoIn Timaeum (I 244 19)
Les deacuteriveacutes du verbe metabainocirc dans la prop 211 ont le mecircme sens que les deacuteriveacutes du verbe metaballocirc aux
propositions 183 et 184
106
le cas pour les acircmes particuliegraveres En ce sens elles peuvent ecirctre consideacutereacutees comme des
intellects en tant que leur intellection est perpeacutetuelle bien qursquoelles ne soient pas
essentiellement intellectives Ainsi le terme metabasis nous apparaicirct ici comme un
synonyme de metabolecirc qui apparaicirct aux propositions 183 et 184 qui fournissent agrave la
proposition 202 certains eacuteleacutements de sa deacutemonstration211 laquo si drsquoautre part lrsquoesprit qui nrsquoest
que pensant est participeacute par des acircmes qui ne sont ni divines ni sujettes agrave osciller de la
penseacutee agrave lrsquoinconscience212 raquo Trouillard traduit metabolecircs dektikocircn par sujettes agrave osciller agrave
la proposition 184 ce qui pour nous est au centre de la deacutemonstration de la la proposition
211 Il srsquoagit drsquoune oscillation entre lrsquointellection (la penseacutee) et son absence (inconscience)
Il nrsquoest pas question de la transitiviteacute ou de la non-transitiviteacute de lrsquoactiviteacute de cette partie
supeacuterieure de lrsquoacircme (toute acircme ayant une activiteacute transitive) mais de la distinction entre
lrsquoacircme humaine et lrsquoacircme deacutemonique
Le commentaire du texte phrase par phrase avec des reacutefeacuterences aux propositions
pertinentes des sections preacuteceacutedentes des Eacuteleacutements de theacuteologie permettra de deacutefendre notre
interpreacutetation de la proposition 211 Nous suivrons la version leacutegegraverement modifieacutee de la
traduction de J Trouillard agrave partir de laquelle nous deacutevelopperons notre interpreacutetation de la
penseacutee de Proclus sans preacutesupposer qursquoelle soit identique agrave celle du traducteur (en
lrsquoabsence de notes substantielles chez la traduction de Trouillard ndash ce qui est aussi le cas
dans lrsquoeacutedition de Dodds ndash il nous est impossible de nous assurer de lrsquointerpreacutetation du texte
grec et de sa doctrine par son traducteur)
Si une partie de lrsquoacircme demeure dans lrsquointelligible ou bien elle aura une penseacutee
toujours immuable ou bien une penseacutee changeante213 Proclus eacutemet lrsquohypothegravese qursquoune
partie de lrsquoacircme demeure dans lrsquointelligible ce dont il montrera lrsquoabsurditeacute Lrsquoalternative qui
211 Nous preacutesentons le texte grec de la proposition 202 celle-ci contenant certains des principaux eacuteleacutements
doctrinaux permettant de comprendre la nature de lrsquointellection propre agrave chacune des classes drsquoacircmes divines
deacutemoniques et particuliegraveres (humaines) laquo Πᾶσαι ψυχαὶ θεῶν ὁπαδοὶ καὶ ἀεὶ ἑπόμεναι θεοῖς καταδεέστεραι
μέν εἰσι τῶν θείων ὑπερήπλωνται δὲ τῶν μερικῶν ψυχῶν
αἱ μὲν γὰρ θεῖαι καὶ νοῦ μετέχουσι καὶ θεότητος (διὸ νοεραί τέ εἰσιν ἅμα καὶ θεῖαι) καὶ τῶν ἄλλων ψυχῶν
ἡγεμονοῦσι καθόσον καὶ οἱ θεοὶ τῶν ὄντων ἁπάντωνmiddot αἱ δὲ μερικαὶ ψυχαὶ καὶ τῆς εἰς νοῦν ἀναρτήσεως
παρῄρηνται μὴ δυνάμεναι προσεχῶς τῆς νοερᾶς οὐσίας μετέχεινmiddot οὐδὲ γὰρ ἂν τῆς νοερᾶς ἐνεργείας
ἀπέπιπτον κατrsquo οὐσίαν μετέχουσαι τοῦ νοῦ καθάπερ δέδεικται πρότερον μέσαι ἄρα εἰσὶν αἱ ἀεὶ θεοῖς
ἑπόμεναι ψυχαί νοῦν μὲν ὑποδεξάμεναι τέλειον καὶ ταύτῃ τῶν μερικῶν ὑπερφέρουσαι οὐκέτι δὲ καὶ θείων
ἑνάδων ἐξημμέναιmiddot οὐ γὰρ θεῖος ἦν ὁ μετεχόμενος ὑπrsquo αὐτῶν νοῦς raquo 212 Proclus Eacuteleacutements de theacuteologie prop 184 (trad J Trouillard) 213 Les extraits de la proposition 211 sont en caractegravere italique dans notre exposeacute
107
se preacutesente alors est celle drsquoune penseacutee immuable ou celle drsquoune penseacutee changeante Nous
serions drsquoembleacutee tenteacute de comprendre ici par penseacutee immuable la penseacutee purement
intellective deacutefinie par lrsquoeacuteterniteacute par lrsquoabsence de discursus par opposition agrave une penseacutee
changeante transitive qui passe sans cesse drsquoun objet agrave un autre sous un mode temporel
Crsquoest drsquoailleurs lrsquointerpreacutetation que semble adopter Dodds en traduisant laquo It will exercice
perpetual intellection either without transition from object to object or transitively raquo La
traduction de Trouillard ne rend pas le texte grec de la mecircme maniegravere nous pourrions la
paraphraser ainsi si une partie de lrsquoacircme demeure dans lrsquointelligible il faut voir si
lrsquointellection de cette acircme sera immuable ou changeante agrave savoir si elle passe de la penseacutee
agrave lrsquoinconscience pour reprendre les termes franccedilais de Trouillard agrave la proposition 184
Mais si elle a une penseacutee immuable elle sera un intellect et non une partie de
lrsquoacircme et ainsi cette acircme particuliegravere participera immeacutediatement agrave lrsquointellect ce qui est
impossible Lorsque Proclus affirme qursquoelle sera un intellect il ne veut pas dire qursquoelle sera
substantiellement un esprit (pour reprendre la traduction de nous par Trouillard) mais que
son activiteacute intellective sera ininterrompue et qursquoelle se deacutefinira par cette activiteacute qursquoelle
nrsquoabandonnera jamais Crsquoest bien agrave notre avis de lrsquoacircme deacutemonique dont il est ici question
drsquoune acircme qui peut ecirctre dite intellect en tant que son activiteacute cognitive bien qursquoelle soit
transitive est perpeacutetuellement intellective constamment activiteacute et perfectionneacutee par un
intellect seacutepareacute nommeacutement lrsquointellect particulier Drsquoailleurs cette acircme comme lrsquoa montreacute
Proclus participe immeacutediatement agrave lrsquointellect ce qui est impossible pour lrsquoacircme humaine
puisque celle-ci comme cela fut deacutemontreacute (prop 184) ne participe agrave lrsquointellect que de
maniegravere indirecte En parlant de lrsquoimpossibiliteacute pour lrsquoacircme particuliegravere si elle eacutetait un
laquo intellect raquo (une acircme constamment intellective) de participer directement agrave lrsquointellect
Proclus sous-entend certes qursquoune acircme capable drsquoune telle participation existe agrave savoir
lrsquoacircme deacutemonique qui cependant partage le caractegravere transitif de son activiteacute cognitive
avec lrsquoacircme humaine tout en demeurant constamment illumineacutee par lrsquointellect particulier
La laquo penseacutee immuable raquo (ametabatocircs) dont il est ici question ne deacutecrit donc pas le caractegravere
transitif partageacute par toutes les acircmes qui nrsquoest pas un critegravere discriminant entre les acircmes
mais la participation constante agrave lrsquointellect drsquoune acircme essentiellement intellective agrave savoir
lrsquoacircme deacutemonique
108
Et si elle a une penseacutee changeante on aura une seule et mecircme substance formeacutee
drsquoun ecirctre qui pense toujours et drsquoun autre qui pense de faccedilon intermittente Ce qui est
impossible Car ces ecirctres sont drsquoespegraveces diffeacuterentes comme on lrsquoa montreacute Proclus montre
ici que si lrsquoacircme est une penseacutee changeante et que lrsquoon continue de postuler qursquoune partie
drsquoelle-mecircme demeure en haut on formera une seule substance agrave partir drsquoun ecirctre qui pense
toujours agrave savoir lrsquoacircme deacutemonique dont on peut dire qursquoune partie drsquoelle-mecircme demeure
constamment en haut en tant que sa penseacutee est immuable et drsquoun autre qui pense de faccedilon
intermittente agrave savoir lrsquoacircme humaine Puisque crsquoest un fait que la penseacutee de lrsquoacircme humaine
est changeante on ne peut postuler qursquoune partie drsquoelle demeure en haut ce qui est reacuteserveacute
agrave lrsquoacircme deacutemonique avec laquelle il ne faut pas la confondre Ce nrsquoest donc pas la
transitiviteacute en sens de passage drsquoun objet agrave un autre qui deacutefinit la distinction entre les acircmes
particuliegraveres et les acircmes deacutemoniques transitiviteacute que partagent toutes les acircmes et dont il nrsquoa
pas reacuteellement eacuteteacute question drsquoailleurs dans les propositions preacuteceacutedentes des Eacuteleacutements de
theacuteologie mais de cette distinction entre une activiteacute intellective continue et une activiteacute
intellective interrompue Crsquoest drsquoailleurs ce que confirme la derniegravere phrase de cet extrait
Car ces ecirctres sont drsquoespegraveces diffeacuterentes comme on lrsquoa montreacute qui renvoie aux propositions
preacuteceacutedentes au sujet des diffeacuterentes classes drsquoacircmes notamment les propositions 184 et 202
Dans cette ultime proposition des Eacuteleacutements de theacuteologie Proclus reprend
implicitement la distinction eacutetablie agrave la proposition 184 ndash et reprise agrave la proposition 202 ndash
entre lrsquoacircme particuliegravere et lrsquoacircme deacutemonique en deacutemontrant lrsquoabsurditeacute de la laquo non-
descente raquo de la totaliteacute de lrsquoacircme dans le Devenir La thegravese drsquoorigine plotinienne est
infirmeacutee par lrsquoimpossibiliteacute drsquoaccorder agrave lrsquoacircme humaine une laquo penseacutee immuable raquo agrave savoir
une penseacutee perpeacutetuellement intellective reacuteserveacutee aux acircmes qui lui sont supeacuterieures (divines
et deacutemoniques) Lui attribuer une intellection perpeacutetuelle serait drsquoune part nier la
distinction entre sa nature et celle des acircmes deacutemoniques qui participent directement agrave
lrsquointellect (prop 202) et drsquoautre part srsquoopposer agrave lrsquoexpeacuterience que tout homme fait de la
nature fugitive de son intellection qui caracteacuterise lrsquoactiviteacute de son acircme et la distingue
essentiellement lrsquoacircme deacutemonique Pour que la viseacutee de la proposition 211 demeure
coheacuterente avec celle des propositions preacuteceacutedentes celles qui eacutetablissent les critegraveres de
distinction entre les diffeacuterentes classes drsquoacircmes le terme metabatikocircs ne devrait pas y
deacutesigner le caractegravere discursif de la penseacutee psychique (qui est partageacute par toute acircme en tant
109
qursquoacircme) mais le passage de lrsquointellection agrave son absence qui distingue essentiellement la
penseacutee humaine de la penseacutee deacutemonique
233 Deuxiegraveme argument de la proposition 211
Le second argument qui infirme la thegravese de la non-descente totale de lrsquoacircme humaine
se comprend agrave partir des mecircmes distinctions sous-entendues par le premier argument
Encore une fois crsquoest parce que lrsquoacircme humaine ne partage pas la nature de lrsquoacircme
deacutemonique qursquoil est impossible qursquoune partie drsquoelle-mecircme reste laquo en haut raquo Puisqursquoelle
nrsquoest pas perpeacutetuellement parfaite lrsquoacircme humaine nrsquoa pas la constante capaciteacute de maicirctriser
ses faculteacutes infeacuterieures les faculteacutes irrationnelles de lrsquoacircme ce que Proclus attribue plutocirct
aux acircmes deacutemoniques En outre il est absurde que la cime de lrsquoacircme si elle est toujours
parfaite ne maicirctrise pas les autres puissances et ne les rende pas parfaites Par
conseacutequent toute acircme particuliegravere descend tout entiegravere dans la geacuteneacuteration La cime de
lrsquoacircme humaine nrsquoest pas toujours parfaite agrave savoir comme nous le preacuteciserons sa
puissance intellective nrsquoest pas toujours activeacutee par un intellect seacutepareacute mais celle de lrsquoacircme
deacutemonique qui jouit drsquoune participation constante est dite parfaite (prop 202) Crsquoest en ce
sens aussi que Proclus dans le premier argument attribue agrave cette derniegravere une penseacutee
immuable et la participation immeacutediate et perpeacutetuelle agrave lrsquointellect seacutepareacute Crsquoest aussi
pourquoi la cime de cette acircme peut ecirctre dite un intellect en tant que sa puissance
intellective est toujours active ce qui nrsquoest pas le cas pour lrsquoacircme humaine
Il nous resterait agrave preacuteciser quelle est la nature de la cime de lrsquoacircme humaine Selon
une division des faculteacutes de lrsquoacircme que lrsquoon retrouve entre autres dans la Theacuteologie
platonicienne cette cime serait lrsquohuparxis ou lrsquoun de lrsquoacircme au-dessus de toute puissance
rationnelle Cependant dans le cadre des Eacuteleacutements de theacuteologie ougrave lrsquoacircme deacutemonique se
distingue de lrsquoacircme humaine par son intellection laquo immuable raquo la cime de lrsquoacircme semble
plus modestement deacutesigner lrsquointellect de lrsquoacircme ou plus preacuteciseacutement sa puissance
intellective la plus haute des puissances de lrsquoacircme rationnelle de lrsquohomme au-dessus de la
doxa et de la dianoia
110
234 Paraphrase de la proposition 211
En conclusion de notre analyse de lrsquoacircme particuliegravere et de sa descente drsquoapregraves la
doctrine des Eacuteleacutements de theacuteologie nous proposons une traduction commenteacutee ndash tout ce qui
nrsquoest pas en caractegravere italique dans le texte constitue notre commentaire ndash de la proposition
211 Nous avons voulu nous limiter agrave lrsquoessentiel en ce qui concerne les preacutecisions
doctrinales et conceptuelles qui agrave notre avis permettent de rendre explicite les notions
noeacutetiques psychologiques et eacutepisteacutemologiques sur lesquelles repose la deacutemonstration
proclienne de la descente totale de lrsquoacircme dans le monde de la geacuteneacuteration
Toute acircme particuliegravere qui descend dans la geacuteneacuteration y descend tout entiegravere et il
nrsquoest aucune partie drsquoelle-mecircme qui demeure en haut alors qursquoune autre descend
Si une partie de lrsquoacircme demeure dans lrsquointelligible ou bien elle aura une penseacutee
toujours immuable (qui est toujours active parfaite intellective ce qui est le cas de la
penseacutee de lrsquoacircme deacutemonique) ou bien une penseacutee changeante (parfois active parfaite et
intellective parfois non ce qui est le cas de lrsquoacircme humaine) Mais si elle a une penseacutee
immuable elle sera un intellect (elle sera une acircme intellective constamment actualiseacutee et
donc identique agrave lrsquoacircme deacutemonique) et non une partie de lrsquoacircme (humaine) et ainsi cette
acircme particuliegravere participera immeacutediatement agrave lrsquointellect (et serait donc une acircme
intellective constamment actualiseacutee) ce qui est impossible Et si elle a une penseacutee
changeante on aura une seule et mecircme substance formeacutee drsquoun ecirctre qui pense toujours
(lrsquoacircme deacutemonique) et drsquoun autre qui pense de faccedilon intermittente (lrsquoacircme humaine) Ce qui
est impossible Car ces ecirctres sont drsquoespegraveces diffeacuterentes comme on lrsquoa montreacute (aux
propositions 184 et 202 notamment) En outre il est absurde que la cime de lrsquoacircme (la
puissance intellective de la raison) si elle est toujours parfaite (toujours activeacutee par
lrsquointellect particulier) ne maicirctrise pas les autres puissances (irrationnelles) et ne les rende
pas parfaites Par conseacutequent toute acircme particuliegravere descend tout entiegravere dans la
geacuteneacuteration
Avec ce commentaire inseacutereacute dans la traduction de Trouillard nous concluons notre
eacutetude des principes intellectifs et psychologiques au principe de lrsquointellection humaine
Nous nous inteacuteresserons maintenant agrave la notion drsquointellection elle-mecircme et agrave son histoire
dans la tradition platonico-aristoteacutelicienne de Platon agrave Proclus voire au-delagrave Nous ferons
111
drsquoabord une courte preacutesentation de diffeacuterents savoirs relatifs agrave la noecircsis pour ensuite
retracer quelques moments dans lrsquohistoire de la doctrine noeacutetique par lrsquoeacutetude drsquoun concept
lrsquoepibolecirc auquel nous avons eacutegalement consacreacute un article214
3 Lrsquointellection accompagneacutee de raison (noecircsis meta logou)
31 Lrsquoacte drsquointellection chez Proclus et ses sources platonico-aristoteacuteliciennes
En termes peacuteripateacuteticiens lrsquointellect particulier qui active la puissance intellective
de lrsquoacircme rationnelle pourrait ecirctre nommeacute nous poiecirctikos Pour Proclus cet intellect est en
soi une reacutealiteacute seacutepareacutee agrave lrsquoacircme humaine il nrsquoest donc ni une faculteacute ni une activiteacute de lrsquoacircme
humaine Cependant cet intellect nrsquoest pour lui ni unique ni divin bien qursquoil procegravede de
lrsquoIntellect universel (et divin) qui est au principe du plan intellectif qui en est la monade
selon un schegraveme que Proclus deacutefinit agrave la proposition 108 des Eacuteleacutements de theacuteologie et qursquoil
applique agrave la proposition 109 aux diffeacuterents degreacutes du reacuteel dont le diacosme intellectif
Lrsquoexeacutegegravese du lemme 28a1-4 dans le Commentaire sur le Timeacutee vise agrave deacutefinir la
forme drsquointellection reacuteserveacutee agrave lrsquohomme Agrave proprement parler lrsquointellection des intellects
particuliers la quatriegraveme acception de la noecircsis selon Proclus nrsquoest pas lrsquointellection
propre agrave lrsquoacircme humaine celle que deacutefinit lrsquoexpression noecircsis meta logou mais bien la
cause de celle-ci Par ses illuminations (ellampsis) ou sa lumiegravere (phocircs) Proclus emploie
les deux termes lrsquointellect particulier eacutelegraveve et megravene agrave sa perfection la substance rationnelle
de lrsquohomme son logos Comme pour la noecircsis Proclus distingue les diffeacuterentes acceptions
du mot logos afin drsquoidentifier le sens que Platon a pu donner agrave ce terme dans le syntagme
noecircsis meta logou Des logos opinatif (doxastikos) scientifique (epistecircmonikos) et
intellectif (noeros) seul ce dernier peut ecirctre meneacute agrave sa perfection par lrsquoactiviteacute rayonnante
de lrsquointellect particulier puisque lrsquoopinion (doxa) est une forme de connaissance
irrationnelle et la raison scientifique est un savoir qui drsquoapregraves lrsquoenseignement de la
Reacutepublique porte sur les formes intermeacutediaires infeacuterieures aux intelligibles (noecircta) selon
lrsquoAnalogie de la Ligne (509d-511a)
214 Voir ARTICLE I
112
La noecircsis meta logou est le produit de cette rencontre entre lrsquointellection de
lrsquointellect particulier et la raison intellective (logos noeros)
Et il semble ainsi que le preacutesent texte parce qursquoil veut mettre sous les yeux
toute connaissance de lrsquoEcirctre qui est toujours ait nommeacute drsquoabord cette
connaissance laquo intellectuelle raquo et que drsquoautre part pour ne pas assumer
lrsquointellection seule il lui a ajouteacute le logos la notion du laquo discursif raquo servant
de caractegravere distinctif en ce sens que quand le logos intellige lrsquoEcirctre
reacuteellement ecirctre en tant que logos il a une activiteacute discursive en tant
qursquointelligeant il agit par une intuition toute simple puisqursquoil intellige tout
drsquoun coup chaque objet comme simple sans pourtant intelliger tous les
objets ensemble mais en passant de lrsquoun agrave lrsquoautre cependant que au cours
de ce passage il intellige tout ce qursquoil intellige comme un et comme
simple215
Bien que ce soit la puissance la plus haute de la raison sa puissance intellective qursquoeacutelegraveve et
megravene agrave sa perfection lrsquoillumination de lrsquointellect particulier lrsquoacte cognitif qui en sera le
produit conservera un aspect transitif la transitiviteacute eacutetant lrsquoun des caractegraveres essentiels et
donc inalieacutenables de lrsquoacircme humaine
Une telle explication des causes de lrsquointellection accompagneacutee de raison nrsquoapparaicirct
pas dans les Dialogues de Platon nrsquoest pas preacutesente dans le corpus platonicien et ne se
manifeste pas agrave notre connaissance dans les Enneacuteades de Plotin sous la forme que lui
donne Proclus En effet on ne saurait trouver mecircme dans lrsquoœuvre plotinienne une
tripartition du logos humain une deacutefinition de la nature de lrsquointellection et encore moins
une preacutecision sur la fonction eacutepisteacutemologique (et eacutethique) drsquoune entiteacute intermeacutediaire
comme lrsquoacircme deacutemonique Cependant les notions de dialectique chez Platon et Plotin et de
sagesse chez Aristote (et eacutegalement chez Plotin) comprennent lrsquoaspect intuitif et discursif
que deacutefinit la noecircsis meta logou Lrsquoeacutetude de quelques extraits des œuvres platonicienne
aristoteacutelicienne et plotinienne permet de voir lrsquoimportance de la dimension intuitive de
lrsquoactiviteacute philosophique mecircme quand lrsquoattention porte davantage sur la nature de la science
que sur lrsquoactiviteacute qui nous permet drsquoen saisir les principes et sur laquelle drsquoailleurs des
penseurs comme Aristote avait bien peu de choses agrave dire (rappelons-nous lrsquoexpression
215 Proclus In Timaeum I 246 2-9 (trad A J Festugiegravere) laquo καὶ ἔοικεν ὁ λόγος πᾶσαν γνῶσιν τοῦ ἀεὶ ὄντος
ἐκφαίνων νόησιν μὲν αὐτὴν εἰπεῖν τὴν πρώτην ὅπως δὲ μὴ μόνην αὐτὴν ὑπολάβῃ προσθεῖναι τῇ νοήσει τὸν
λόγον τῷ μεταβατικῷ διελών ὡς ὅταν γε λόγος νοῇ τὸ ἀεὶ ὄν ὡς μὲν λόγος ἐνεργεῖ μεταβατικῶς ὡς δὲ
νοῶν μετὰ ἁπλότητος ἕκαστον μὲν ὡς ἁπλοῦν ἅμα νοῶν οὐ πάντα δὲ ἅμα ἀλλὰ μεταβαίνων ἀπrsquo ἄλλων ἐπrsquo
ἄλλα νοῶν δὲ πᾶν ὃ νοεῖ μεταβαίνων ὡς ἓν καὶ ἁπλοῦν raquo
113
laconique de la fin des Seconds Analytiques II 19 pour deacutecrire lrsquointuition intellectuelle
nous tocircn archocircn)
32 Lrsquointellection et la dialectique dans les Dialogues de Platon
La reacuteflexion eacutepisteacutemologique dans les Dialogues de Platon porte davantage sur la
dialectique que sur la noeacutetique Platon ne met pas tant lrsquoaccent sur la noecircsis que sur le
logos la partie rationnelle de la division tripartite de lrsquoacircme qui apparaicirct dans des dialogues
de maturiteacute comme la Reacutepublique et le Phegravedre Dans la Reacutepublique toutefois cette
tripartition ndash que Proclus commente amplement dans la dissertation VII de son
Commentaire216 ndash laisse eacutegalement place agrave une division de la faculteacute rationnelle en noecircsis et
dianoia ce qui fournit deux des puissances de lrsquoacircme rationnelle auxquelles srsquoajoute
lrsquoopinion (doxa) selon une structure triadique projeteacutee par lrsquointerpreacutetation neacuteoplatonicienne
sur le texte de Platon217 Crsquoest bien sucircr dans lrsquoAnalogie de la Ligne dont il est encore ici
question que nous trouvons la division la plus claire des faculteacutes rationnelles de lrsquoacircme
humaine crsquoest lagrave que la penseacutee neacuteoplatonicienne trouvera ses principaux mateacuteriaux
conceptuels pour lrsquoeacutelaboration de ses discours eacutepisteacutemologique
La reacuteflexion eacutepisteacutemologique de Platon mecircme lorsqursquoil utilise le terme noecircsis porte
rarement sur lrsquointellection elle-mecircme Il concentre son discours sur la diversiteacute des activiteacutes
dialectiques qui peuvent exercer notre acircme agrave saisir les principes ou lrsquoEcirctre selon la formule
que lrsquoon retrouve dans le Timeacutee Lorsqursquoil srsquointerroge sur la nature drsquoune intuition qui serait
indeacutependante de la dialectique ndash qui est pour lui la science veacuteritable ndash Platon ne parle plus
de noecircsis au sens propre mais de quelque chose qui se rapproche de lrsquoinspiration divine
une forme de connaissance qui nrsquoest pas en soi fausse mais qui ne reacutepond pas aux critegraveres
deacutefinis pour le discours le discours scientifique En effet le discours inspireacute peut dire le
vrai mais il ne cherche pas agrave justifier cette veacuteriteacute agrave donner ses raisons agrave laquo lrsquoenchaicircner par
un raisonnement de causaliteacute raquo drsquoapregraves la formule que lrsquoon retrouve dans le Meacutenon218
Crsquoest comme nous lrsquoavons vu la forme de savoir qui est agrave lrsquoorigine du discours
216 Proclus In Rempublicam I 206 3 sqq (dissertation VII livre II de la traduction drsquoA J Festugiegravere) 217 Notons que la triade noecircsis ndash dianoia ndash doxa qui deacutecrit les trois puissances de lrsquoacircme rationnelle dans
lrsquooeuvre de Proclus nrsquoapparaicirct pas sous cette forme dans les Dialogues bien que ces notions soient deacutefinies
par Platon notamment dans lrsquoAnalogie de la Ligne 218 Platon Meacutenon 98a
114
symbolique celui des mythes que critique Platon sans toutefois le rejeter219 Nous
reviendrons sur cette forme drsquointuition qui deacutepasse lrsquointellection proprement humaine
dans la troisiegraveme section de notre eacutetude
Sans nous lancer ici dans une analyse des diffeacuterents passages du corpus platonicien
qui exposent les principes de la meacutethode dialectique ce que nous reacuteservons agrave une eacutetude
ulteacuterieure220 nous pouvons affirmer que Platon nrsquoest pas un theacuteoricien de la noeacutetique Par
cela nous voulons dire que Platon ne srsquoattarde pas agrave distinguer les diffeacuterents aspects de
lrsquointelligible221 afin drsquoexpliquer preacuteciseacutement les causes transcendantes de lrsquointellection
humaine (mecircme le deacutemon dans le corpus platonicien ne semble pas se voir attribuer une
reacuteelle fonction dans lrsquoactivation de la noecircsis) Bref Platon est un penseur de la dialectique
et il est plus important pour lui de lrsquoexercer que de deacutetailler les causes qui rendent possible
lrsquointuition de lrsquoEcirctre qursquoest censeacute produire ce mecircme exercice
33 Un eacutequivalent aristoteacutelicien de la noecircsis meta logou la sagesse (sophia)
331 La sagesse chez Aristote et le statut de la dialectique
Trouve-t-on un eacutequivalent eacutepisteacutemologique agrave la noecircsis meta logou chez Aristote agrave
une forme de connaissance qui serait agrave la fois intuitive en tant qursquoelle saisit drsquoun seul
coup dans une vue drsquoensemble les principes premiers de tout savoir et rationnelle en tant
qursquoelle comprend et explique les relations naturelles et causales entre ces diffeacuterents
principes et leurs effets Pour les neacuteoplatoniciens et deacutejagrave chez Plotin (comme nous le
verrons) cette forme de savoir qui conjugue science et saisie des principes lrsquoeacutequivalent
pour eux de la dialectique platonicienne peut se nommer la sophia et se trouve deacutefinie
pour la premiegravere fois dans lrsquoœuvre drsquoAristote
Si les neacuteoplatoniciens reconnaissent la notion de sagesse et lrsquoassimilent agrave leur
conception de la dialectique en tant qursquoelle est une science de lrsquoecirctre et des premiers
principes Aristote en retour ne considegravere pas la dialectique comme une forme de
219 Du moins drsquoapregraves Proclus qui en fait une des quatre formes du logos theacuteologique 220 LrsquoANNEXE I preacutesente notre traitement le plus complet des rapports entre la dialectique et lrsquoinspiration
divine dans la penseacutee de Platon 221 Agrave moins bien sucircr que nous lisions le Parmeacutenide de Platon de la mecircme maniegravere que Proclus et la tradition
neacuteoplatonicienne posteacuterieure agrave Plotin crsquoest-agrave-dire comme un traiteacute de theacuteologie scientifique qui deacutetaille les
diffeacuterents niveaux dans la procession du reacuteel de lrsquoUn agrave la matiegravere
115
connaissance scientifique Quelle incarnation de la dialectique platonicienne avait-il en
tecircte Nous savons que les figures de la dialectique sont plurielles dans lrsquoœuvre de Platon
la dialectique de la division par exemple celle qui est pratiqueacutee dans le Sophiste et le
Politique est critiqueacutee par Aristote dans les Seconds Analytiques222 alors qursquoil cherche agrave
eacutetablir les principes du savoir scientifique La dialectique du Phegravedre qui pourrait davantage
correspondre aux critegraveres eacutepisteacutemologiques deacutefinis dans les Seconds Analytiques ne semble
pas avoir eacuteteacute prise en consideacuteration par Aristote Pour lui la dialectique nrsquoest pas la forme
acheveacutee du savoir elle peut tout au mieux preacuteparer la penseacutee rationnelle agrave lrsquoexercice de la
science Bref la dialectique ne serait ecirctre compteacutee parmi les vertus intellectuelles de lrsquoacircme
humaine ce sont plutocirct les notions de science drsquointelligence et de sagesse qui chez
Aristote pourront correspondre agrave la noecircsis meta logou platonicienne et agrave la dialectique
comme science telle que la deacutefinirons les commentateurs neacuteoplatoniciens de Platon
332 La science lrsquointelligence et la sagesse dans lrsquoEacutethique agrave Nicomaque
Nous retrouvons une deacutefinition de la sagesse au livre VI de lrsquoEacutethique agrave Nicomaque
Dans la tradition neacuteoplatonicienne la sagesse aristoteacutelicienne deviendra lrsquoeacutequivalent de la
dialectique platonicienne ou de la noecircsis meta logou du Timeacutee le mode de connaissance
propre au philosophe223 Comme lrsquointellection accompagneacutee de raison la sagesse telle que
la deacutefinit Aristote rassemble un acte intuitif lrsquointelligence et une activiteacute discursive la
science
Le livre VI de lrsquoEacutethique agrave Nicomaque a pour objet les vertus intellectuelles dont la
science lrsquointelligence et la sagesse Ces vertus appartiennent agrave la partie de lrsquoacircme rationnelle
qui laquo nous permet de consideacuterer le genre de reacutealiteacutes dont les principes ne peuvent ecirctre
autrement qursquoils ne sont224 raquo alors que les autres vertus intellectuelles la sagaciteacute et la
technique se rapportent agrave ce qui peut ecirctre autrement
222 Aristote Seconds Analytiques II 5 91b12-92a5 223 Crsquoest ce que fait drsquoailleurs Plotin dans le Traiteacute I 3 [20] Sur la dialectique sur lequel portera notre
analyse 224 Aristote Eacutethique agrave Nicomaque VI 1 1139a6-8 (trad R Bodeacuteuumls) laquo ἓν μὲν ᾧ θεωροῦμεν τὰ τοιαῦτα τῶν
ὄντων ὅσων αἱ ἀρχαὶ μὴ ἐνδέχονται ἄλλως ἔχειν raquo
116
Aristote deacutefinit drsquoabord la science en des termes qui rappellent ceux du Timeacutee ougrave
Platon fait de de la reacutealiteacute eacuteternelle qursquoest lrsquoEcirctre lrsquoobjet de lrsquointellection accompagneacutee de
raison
Tous en effet nous croyons que ce que la science nous permet de savoir ne peut
ecirctre non plus autrement Or les choses qui peuvent ecirctre autrement une fois
qursquoon cesse de les regarder on ne sait plus si elles sont ou non Crsquoest donc par
neacutecessiteacute qursquoest ce qursquoon peut connaicirctre scientifiquement
Donc cet objet est eacuteternel Car les choses qui sont par neacutecessiteacute pures et
simples sont toutes eacuteternelles Et celles qui sont eacuteternelles ne peuvent ni naicirctre
ni disparaicirctre225
Prises en elles-mecircmes sans avoir agrave lrsquoesprit la critique de la theacuteorie aristoteacutelicienne des
Formes et de lrsquoacircme automotrice que lrsquoon retrouve ailleurs dans le corpus aristoteacutelicien on
peut ecirctre porteacute comme les neacuteoplatoniciens agrave voir ici une deacutefinition de la science qui est
dans la suite de celle proposeacutee par Platon dans le Timeacutee alors qursquoil parle de la noecircsis meta
logou
Aristote poursuit sa deacutefinition de la notion de science par une reacutefeacuterence aux Seconds
Analytiques Pour Aristote tout comme pour Platon le pouvoir drsquoecirctre enseigneacutee et drsquoecirctre
apprise est un attribut essentiel de la science En elle-mecircme la science nrsquoa pas la capaciteacute
de fournir les principes agrave partir desquels elle opegravere ses deacutemonstrations
De plus toute science est semble-t-il susceptible drsquoenseignement et ce qursquoon
sait de science peut ecirctre appris Or tout enseignement procegravede de connaissances
preacutealables comme nous le disons dans les Exposeacutes de reacutesolution car il procegravede
tantocirct par induction tantocirct par deacuteduction Lrsquoinduction degraves lors est son point de
deacutepart et conduit agrave lrsquouniversel tandis que la deacuteduction part des universels Il y
a donc des principes qui sont agrave lrsquoorigine de la deacuteduction et ne sont pas eux-
mecircmes le reacutesultat de la deacuteduction Ils sont donc le reacutesultat drsquoune induction
La science est donc un eacutetat qui permet de deacutemontrer226
225 Ibid VI 1 1139b19-24 (trad R Bodeacuteuumls) laquo πάντες γὰρ ὑπολαμβάνομεν ὃ ἐπιστάμεθα μηδrsquo ἐνδέχεσθαι
ἄλλως ἔχεινmiddot τὰ δrsquo ἐνδεχόμενα ἄλλως ὅταν ἔξω τοῦ θεωρεῖν γένηται λανθάνει εἰ ἔστιν ἢ μή ἐξ ἀνάγκης ἄρα
ἐστὶ τὸ ἐπιστητόν ἀίδιον ἄραmiddot τὰ γὰρ ἐξ ἀνάγκης ὄντα ἁπλῶς πάντα ἀίδια τὰ δrsquo ἀίδια ἀγένητα καὶ
ἄφθαρτα raquo 226 Ibid VI 1 1139b25-32 (trad R Bodeacuteuumls) laquo ἔτι διδακτὴ ἅπασα ἐπιστήμη δοκεῖ εἶναι καὶ τὸ ἐπιστητὸν
μαθητόν ἐκ προγινωσκομένων δὲ πᾶσα διδασκαλία ὥσπερ καὶ ἐν τοῖς ἀναλυτικοῖς λέγομενmiddot ἣ μὲν γὰρ διrsquo
ἐπαγωγῆς ἣ δὲ συλλογισμῷ ἡ μὲν δὴ ἐπαγωγὴ ἀρχή ἐστι καὶ τοῦ καθόλου ὁ δὲ συλλογισμὸς ἐκ τῶν
καθόλου εἰσὶν ἄρα ἀρχαὶ ἐξ ὧν ὁ συλλογισμός ὧν οὐκ ἔστι συλλογισμόςmiddot ἐπαγωγὴ ἄρα ἡ μὲν ἄρα ἐπιστήμη
ἐστὶν ἕξις ἀποδεικτική raquo
117
Aristote montre la neacutecessiteacute pour la science de partir de principes preacutealables dans son
enseignement Comme elle ne peut pas prouver lrsquouniversel qui est au principe de ses
deacuteductions la science ne suffit pas en elle-mecircme agrave expliquer la connaissance neacutecessaire de
lrsquoeacuteternel Crsquoest par induction que la connaissance de lrsquouniversel peut ecirctre atteinte et la vertu
intellectuelle qui permettra la saisie de ces principes est pour lui lrsquointelligence Est-ce que
lrsquointelligence est ce qui permet lrsquoinduction ou le reacutesultat de lrsquoinduction Aristote ne le
preacutecise pas mais une chose est certaine pour lui les principes de la science lui sont fournis
par un acte drsquointellection Avant de deacutefinir la sagesse il lui convient donc de preacuteciser les
limites de la science et deacutefinir la nature de lrsquointelligence ou de lrsquoacte drsquointellection qui est
au principe du savoir deacutemonstratif
Drsquoun autre cocircteacute crsquoest un fait que la science est une croyance portant sur les
universels et les choses qui sont par neacutecessiteacute mais aussi qursquoil y a des principes
pour tout ce qui peut ecirctre deacutemontreacute et pour chaque science puisque la science
srsquoaccompagne de raison
Il en reacutesulte que le principe de ce qui est connaissable scientifiquement ne
peut ecirctre objet ni de la science ni de la technique ni de la sagaciteacute Car drsquoune
part ce qui est connaissable scientifiquement peut ecirctre deacutemontreacute et drsquoautre part
il se trouve que les deux autres eacutetats concernent les choses qui peuvent ecirctre
autrement
Ce nrsquoest donc pas non plus le rocircle de la sagesse de saisir ces principes car le
rocircle du sage est drsquoadministrer une deacutemonstration sur certaines choses
Or les moyens qui nous permettent drsquoeacutenoncer la veacuteriteacute sans jamais nous
tromper sur les choses (que celles-ci ne puissent pas ecirctre autrement ou mecircme
qursquoelles le puissent) sont la science la sagaciteacute la sagesse et lrsquointelligence Si
donc aucune des trois ne peut jouer ce rocircle (je parle de la sagaciteacute de la science
et de la sagesse) reste alors lrsquointelligence crsquoest elle qui saisit les principes227
Notons que cette derniegravere formule ndash laquo crsquoest elle qui saisit les principes raquo ndash qui traduit un
grec laconique ndash laquo noun einai tocircn archocircn raquo ndash trouvera son eacutecho au dernier chapitre des
Seconds Analytiques (II 19)
227 Ibid VI 6 1140b31-1141a8 (trad R Bodeacuteuumls) laquo Ἐπεὶ δrsquo ἡ ἐπιστήμη περὶ τῶν καθόλου ἐστὶν ὑπόληψις
καὶ τῶν ἐξ ἀνάγκης ὄντων εἰσὶ δrsquo ἀρχαὶ τῶν ἀποδεικτῶν καὶ πάσης ἐπιστήμης (μετὰ λόγου γὰρ ἡ ἐπιστήμη)
τῆς ἀρχῆς τοῦ ἐπιστητοῦ οὔτrsquo ἂν ἐπιστήμη εἴη οὔτε τέχνη οὔτε φρόνησιςmiddot τὸ μὲν γὰρ ἐπιστητὸν ἀποδεικτόν
αἳ δὲ τυγχάνουσιν οὖσαι περὶ τὰ ἐνδεχόμενα ἄλλως ἔχειν οὐδὲ δὴ σοφία τούτων ἐστίνmiddot τοῦ γὰρ σοφοῦ περὶ
ἐνίων ἔχειν ἀπόδειξίν ἐστιν εἰ δὴ οἷς ἀληθεύομεν καὶ μηδέποτε διαψευδόμεθα περὶ τὰ μὴ ἐνδεχόμενα ἢ καὶ
ἐνδεχόμενα ἄλλως ἔχειν ἐπιστήμη καὶ φρόνησίς ἐστι καὶ σοφία καὶ νοῦς τούτων δὲ τῶν τριῶν μηδὲν
ἐνδέχεται εἶναι (λέγω δὲ τρία φρόνησιν ἐπιστήμην σοφίαν) λείπεται νοῦν εἶναι τῶν ἀρχῶν raquo
118
Apregraves avoir deacutefini la science et lrsquointelligence Aristote deacutetient les eacuteleacutements
conceptuels qui lui serviront agrave deacutefinir la sagesse Apregraves avoir traiteacute de lrsquoacception courante
de la sagesse comme savoir-faire associeacutee technique vertu de la part de lrsquoacircme rationnelle
qui porte sur ce qui peut ecirctre autrement Aristote deacutefinit la sagesse proprement theacuteorique
celle qui doit porter sur ce qui ne peut ecirctre autrement
Nous croyons cependant qursquoil est des personnes sages en geacuteneacuteral qui nrsquoont pas
de secteur particulier et ne sont pas par ailleurs des sages dans un domaine
quelconque [hellip] Il est clair par conseacutequent que la sagesse doit ecirctre la plus
rigoureuse des sciences
Donc le sage doit non seulement savoir ce qui reacutesulte des principes mais
quand les principes sont en jeu atteindre encore agrave la veacuteriteacute Si bien que la
sagesse doit ecirctre intelligence et science une science en quelque sorte pourvue
de tecircte qui connaicirctrait ce qursquoil y a de plus honorable228
Nous retrouverons ce critegravere de lrsquohonorabiliteacute dans le traiteacute De lrsquoacircme et dans la
Meacutetaphysique pour hieacuterarchiser un savoir selon la valeur de son objet
La sagesse couronne donc toutes les sciences dans la penseacutee aristoteacutelicienne et
prend la place de la dialectique platonicienne le terme dialectique pour Aristote eacutetant
reacuteserveacute agrave une autre forme de savoir dont il traite entre autres dans les Topiques et la
Rheacutetorique et qui ne se preacutesente plus comme une forme de connaissance scientifique ce
qursquoelle eacutetait dans lrsquoœuvre de maturiteacute de Platon et ce qursquoelle redeviendra dans la tradition
neacuteoplatonicienne
34 Dialectique et intellection chez Plotin synthegravese de lrsquoeacutepisteacutemologie et de la noeacutetique
platonico-aristoteacuteliciennes dans le Traiteacute I 3 [20]
Dans son Traiteacute I 3 [20] Sur la dialectique Plotin rassemble les eacuteleacutements
conceptuels des principaux exposeacutes de Platon sur la dialectique Aux notions
platoniciennes ils entremecirclent des concepts emprunteacutes aux oeuvres drsquoAristote notamment
la notion de sagesse (sophia) qui apparaicirct comme lrsquoeacutequivalent aristoteacutelicien de la science
dialectique deacutefinie dans les Dialogues
228 Ibid VI 7 1141a12-20 (trad R Bodeacuteuumls) laquo εἶναι δέ τινας σοφοὺς οἰόμεθα ὅλως οὐ κατὰ μέρος οὐδrsquo
ἄλλο τι σοφούς [hellip] ὥστε δῆλον ὅτι ἀκριβεστάτη ἂν τῶν ἐπιστημῶν εἴη ἡ σοφία δεῖ ἄρα τὸν σοφὸν μὴ μόνον
τὰ ἐκ τῶν ἀρχῶν εἰδέναι ἀλλὰ καὶ περὶ τὰς ἀρχὰς ἀληθεύειν ὥστrsquo εἴη ἂν ἡ σοφία νοῦς καὶ ἐπιστήμη ὥσπερ
κεφαλὴν ἔχουσα ἐπιστήμη τῶν τιμιωτάτων raquo
119
Nous nous inteacuteresserons aux chapitres 4 et 5 de ce traiteacute dont nous offrirons un
commentaire partiel toujours en lien avec la doctrine de lrsquointellection dans la penseacutee
neacuteoplatonicienne et lrsquoeacutetude de ses sources dans les traditions platonicienne et
aristoteacutelicienne Nous verrons par la suite quelles sont les thegraveses plotiniennes que Proclus
fait siennes au sujet de lrsquointellection et de la dialectique et comme celui-ci a enrichi et
systeacutematiseacute les grands principes eacutepisteacutemologiques que lrsquoon retrouve chez Plotin
notamment dans son traiteacute Sur la dialectique
En ouverture du traiteacute Plotin rappelle que la fin de la philosophie est la recherche
du Bien Agrave partir drsquoune lecture assez libre drsquoun passage du mythe du Phegravedre ougrave Platon
preacutesente une hieacuterarchie entre les existences humaines Plotin distingue trois types
drsquohommes le musicien lrsquoamoureux et le philosophe229 Apregraves avoir parleacute des eacutetudes
preacuteparatoires agrave lrsquoapprentissage de la dialectique lrsquoenseignement matheacutematique ougrave lrsquoon
reconnaicirct les activiteacutes de la penseacutee dianoeacutetique dont nous avons traiteacute dans la premiegravere
section de cette eacutetude Plotin deacutefinit la disposition de lrsquoacircme qursquoest la dialectique et traite de
la nature de ses objets
229Platon Phegravedre 248c-d (trad Cl Moreschini et P Vicaire) laquo Voici maintenant le deacutecret drsquoAdrasteacutee Toute
acircme qui dans le cortegravege drsquoun dieu aura contempleacute de quelque faccedilon les reacutealiteacutes veacuteritables est jusqursquoagrave la
reacutevolution suivante exempte drsquoeacutepreuve et si elle est capable de le faire toujours exempte de dommage Mais
quand incapable de suivre comme il faut elle nrsquoa pas vu et que par quelque malchance gorgeacutee drsquooubli et de
perversion elle srsquoest alourdie et sous lrsquoeffet de ce poids a perdu ses ailes et srsquoest abattue sur la terre alors une
loi veut qursquoelle ne srsquoimplante en aucune sorte de becircte agrave la premiegravere geacuteneacuteration mais que lrsquoacircme qui eut la plus
vaste vision aille dans la semence drsquoun homme appeleacute agrave devenir ami du savoir ou un ami de la beauteacute ou un
inspireacute des Muses et de lrsquoamour raquo Le texte grec nous donne laquo θεσμός τε Ἀδραστείας ὅδε ἥτις ἂν ψυχὴ θεῷ
συνοπαδὸς γενομένη κατίδῃ τι τῶν ἀληθῶν μέχρι τε τῆς ἑτέρας περιόδου εἶναι ἀπήμονα κἂν ἀεὶ τοῦτο
δύνηται ποιεῖν ἀεὶ ἀβλαβῆ εἶναιmiddot ὅταν δὲ ἀδυνατήσασα ἐπισπέσθαι μὴ ἴδῃ καί τινι συντυχίᾳ χρησαμένη
λήθης τε καὶ κακίας πλησθεῖσα βαρυνθῇ βαρυνθεῖσα δὲ πτερορρυήσῃ τε καὶ ἐπὶ τὴν γῆν πέσῃ τότε νόμος
ταύτην μὴ φυτεῦσαι εἰς μηδεμίαν θήρειον φύσιν ἐν τῇ πρώτῃ γενέσει ἀλλὰ τὴν μὲν πλεῖστα ἰδοῦσαν εἰς
γονὴν ἀνδρὸς γενησομένου φιλοσόφου ἢ φιλοκάλου ἢ μουσικοῦ τινος καὶ ἐρωτικοῦ raquo La faccedilon dont Plotin
srsquoapproprie ce passage du Phegravedre pour introduire son exposeacute sur la dialectique est pour le moins eacutetonnante
Alors que les trois expressions employeacutees (ou les quatre si nous dissocions les deux membres du dernier
syntagme) ndash philosophou philokalou et mousikou tinos kai erocirctikou ndash semblent deacutecrire trois (ou quatre)
attributs drsquoun mecircme type drsquoacircme agrave la fois amie de la sagesse amie de la beauteacute drsquoune certaine (tinos) maniegravere
musicienne et amante Plotin voit trois types drsquohommes le musicien lrsquoamant et le philosophe La qualiteacute de
musicien (mousikou tinos) que mentionne le Phegravedre ne correspond sans doute pas agrave celle du poegravete imitateur
dont le type drsquoacircme est releacutegueacute au sixiegraveme rang dans une hieacuterarchie descendante proposeacutee par le mythe mais
plutocirct au dialecticien qui arrive agrave saisir lrsquoharmonie entre les Formes leurs rapports de participation La qualiteacute
drsquoamant ne semble pas plus associeacutee agrave celle du seacuteducteur qui recherche la beauteacute des corps et les plaisirs
charnels mais encore une fois au dialecticien qui poursuit les formes immateacuterielles de la beauteacute pour srsquoeacutelever
jusqursquoau Beau en soi Plotin ne nous semble donc pas fidegravele agrave lrsquoesprit du Phegravedre et preacutesente la conception
courante pour ne pas dire vulgaire du musicien-poegravete et de lrsquoamant
120
ndash Qursquoest-ce donc que la dialectique qursquoil faut enseigner aussi au musicien et agrave
lrsquoamant ndash Crsquoest bien sucircr la disposition qui rend capable drsquoexprimer par un
discours concernant chaque chose ce qursquoelle est en quoi elle diffegravere des autres
et ce qursquoelle a de commun avec elles en quoi et ougrave se situe chacune drsquoelles et
si elle est ce qursquoelle est et combien il y a drsquoecirctres et combien au rebours il y a
de non-ecirctres qui diffegraverent des ecirctres La dialectique porte sur ce qui est bien et
sur ce qui nrsquoest pas bien elle deacutetermine combien de choses se rangent sous le
bien combien sous son contraire elle srsquointeacuteresse aussi agrave ce qui est eacuteternel et agrave
ce qui ne lrsquoest pas par le moyen drsquoune science qui porte sur toutes choses et
non par le moyen drsquoune opinion Apregraves avoir arrecircteacute ses errances dans le
sensible elle srsquoeacutetablit dans lrsquointelligible ougrave lagrave-bas elle exerce son activiteacute en
ayant eacutecarteacute lrsquoerreur et en nourrissant son acircme dans la laquo plaine de la veacuteriteacute raquo
en ayant recours agrave la meacutethode de division de Platon lrsquoutilisant drsquoune part pour
distinguer les formes lrsquoutilisant drsquoautre part pour deacuteterminer ce qursquoest chaque
chose drsquoautre part encore pour arriver aux genres premiers en combinant gracircce
agrave lrsquointellect les choses qui en proviennent jusqursquoagrave ce qursquoelle ait parcouru la
totaliteacute de lrsquointelligible puis au rebours en ayant recours agrave lrsquoanalyse elle
revient au principe Alors elle reste au repos car elle est en repos tant qursquoelle
est lagrave-bas elle ne se preacuteoccupe plus de rien et parvenue en lrsquouniteacute elle peut
contempler230
Plusieurs eacuteleacutements de cette section permettent drsquoeacuteclairer en amont la conception de
lrsquointellection chez Proclus La suite de lrsquoexposeacute reprend plusieurs eacuteleacutements de
lrsquoeacutepisteacutemologie aristoteacutelicienne telle qursquoexposeacutee dans lrsquoEacutethique agrave Nicomaque et dans les
Seconds Analytiques notamment la notion drsquointelligence deacutefinie comme source des
principes de la science
ndash Mais drsquoougrave la dialectique tient-elle ses principes ndash Crsquoest lrsquoIntellect qui donne
ses principes eacutevidents agrave condition que lrsquoacircme puisse les recevoir Ensuite elle
reacuteunit relie et divise jusqursquoagrave ce qursquoelle arrive agrave lrsquoIntellect parfait Platon dit en
effet que la dialectique laquo est ce qursquoil y a de plus pur dans lrsquointellect et dans la
reacuteflexion raquo Ainsi de toute neacutecessiteacute puisqursquoelle est la disposition la plus
preacutecieuse parmi celles qui se trouvent en nous elle concerne lrsquoecirctre et ce qursquoil y
230 Plotin Traiteacute I 3 [20] 4 1-18 (trad J-M Charrue) laquo Τίς δὲ ἡ διαλεκτική ἣν δεῖ καὶ τοῖς προτέροις
παραδιδόναι Ἔστι μὲν δὴ ἡ λόγῳ περὶ ἑκάστου δυναμένη ἕξις εἰπεῖν τί τε ἕκαστον καὶ τί ἄλλων διαφέρει καὶ
τίς ἡ κοινότηςmiddot ἐν οἷς ἐστι καὶ ποῦ τούτων ἕκαστον καὶ εἰ ἔστιν ὅ ἐστι καὶ τὰ ὄντα ὁπόσα καὶ τὰ μὴ ὄντα αὖ
ἕτερα δὲ ὄντων Αὕτη καὶ περὶ ἀγαθοῦ διαλέγεται καὶ περὶ μὴ ἀγαθοῦ καὶ ὅσα ὑπὸ τὸ ἀγαθὸν καὶ ὅσα ὑπὸ τὸ
ἐναντίον καὶ τί τὸ ἀίδιον δηλονότι καὶ τὸ μὴ τοιοῦτον ἐπιστήμῃ περὶ πάντων οὐ δόξῃ Παύσασα δὲ τῆς περὶ
τὸ αἰσθητὸν πλάνης ἐνιδρύει τῷ νοητῷ κἀκεῖ τὴν πραγματείαν ἔχει τὸ ψεῦδος ἀφεῖσα ἐν τῷ λεγομένῳ
ἀ λ η θ ε ί α ς π ε δ ί ῳ τὴν ψυχὴν τρέφουσα τῇ διαιρέσει τῇ Πλάτωνος χρωμένη μὲν καὶ εἰς διάκρισιν τῶν
εἰδῶν χρωμένη δὲ καὶ εἰς τὸ τί ἐστι χρωμένη δὲ καὶ ἐπὶ τὰ πρῶτα γένη καὶ τὰ ἐκ τούτων νοερῶς πλέκουσα
ἕως ἂν διέλθῃ πᾶν τὸ νοητόν καὶ ἀνάπαλιν ἀναλύουσα εἰς ὃ ἂν ἐπrsquo ἀρχὴν ἔλθῃ τότε δὲ ἡσυχίαν ἄγουσα ὡς
μέχρι γε τοῦ ἐκεῖ εἶναι ἐν ἡσυχίᾳ οὐδὲν ἔτι πολυπραγμονοῦσα εἰς ἓν γενομένη βλέπει raquo
121
a de plus preacutecieux Comme reacuteflexion elle porte sur lrsquoecirctre et comme intellect
elle porte sur ce qui est au-delagrave de lrsquoecirctre231
Lrsquoexposeacute de Plotin sur la dialectique dont nous avons citeacute quelques-uns des principaux
extraits preacutesente une synthegravese des theacuteories et du vocabulaire conceptuel de Platon au sujet
de la dialectique et drsquoAristote agrave propos de la sagesse Le traitement de la science et de
lrsquointuition intellectuelle dans le reste de la tradition neacuteoplatonicienne jusqursquoagrave
lrsquointerpreacutetation de la noecircsis meta logou dans le Commentaire de Proclus sur le Timeacutee
cherchera agrave conjuguer ce double heacuteritage
La suite de notre enquecircte srsquointeacuteressera directement agrave la notion de noecircsis dans la
tradition neacuteoplatonicienne par une eacutetude qui cette fois ne srsquointeacuteressera pas aux formes de
connaissance connexes agrave lrsquointellection accompagneacutee de raison ndash la dialectique chez Platon
la sagesse chez Aristote ndash mais agrave la penseacutee elle-mecircme dans sa dimension intuitive Parmi
drsquoautres lrsquousage du terme epibolecirc dans la tradition neacuteoplatonicienne permet drsquoimager lrsquoacte
intellectif au principe du discours scientifique que lrsquoon appelle celui dialectique ou sagesse
Lrsquoeacutetude des diffeacuterentes occurrences de cette notion permettra de mieux deacutefinir la nature de
lrsquointuition intellectuelle dans la tradition platonico-aristoteacutelicienne et plus particuliegraverement
dans le neacuteoplatonisme
4 Lrsquointuition intellectuelle dans la tradition neacuteoplatonicienne232
41 Remarques introductives sur lrsquointellection (ou lrsquointuition intellectuelle)
Lrsquointellection (noecircsis) que Platon eacutetablit comme mode suprecircme de la connaissance
au livre VI de la Reacutepublique est tout aussi essentielle agrave la philosophie drsquoAristote qui en
fait le principe de la connaissance scientifique Une juste appreacuteciation de la reacuteflexion
eacutepisteacutemologique de ces deux penseurs doit aller au-delagrave drsquoune simple opposition entre un
ideacutealisme platonicien et un empirisme aristoteacutelicien De telles geacuteneacuteralisations peuvent
231 Ibid 5 1-8 (trad J-M Charrue) laquo Ἀλλὰ πόθεν τὰς ἀρχὰς ἔχει ἡ ἐπιστήμη αὕτη Ἢ νοῦς δίδωσιν
ἐναργεῖς ἀρχάς εἴ τις λαβεῖν δύναιτο ψυχῇmiddot εἶτα τὰ ἑξῆς καὶ συντίθησι καὶ συμπλέκει καὶ διαιρεῖ ἕως εἰς
τέλεον νοῦν ἥκῃ Ἔστι γάρ φησιν αὕτη τ ὸ κ α θ α ρ ώ τ α τ ο ν ν ο ῦ κ α ὶ φ ρ ο ν ή σ ε ω ς Ἀνάγκη οὖν
τιμιωτάτην οὖσαν ἕξιν τῶν ἐν ἡμῖν περὶ τὸ ὂν καὶ τὸ τιμιώτατον εἶναι φρόνησιν μὲν περὶ τὸ ὄν νοῦν δὲ περὶ
τὸ ἐπέκεινα τοῦ ὄντος raquo 232 Cette sous-section reprend certains deacuteveloppements deacutejagrave preacutesenteacutes dans notre meacutemoire de maicirctrise Le
Commentaire drsquoAscleacutepius agrave la Meacutetaphysique drsquoAristote (livre Alpha chapitres 1 et 2) Introduction
traduction annoteacutee et eacutetude doctrinale Queacutebec Universiteacute Laval (Faculteacute de philosophie) 2007 p 81-95
122
mecircme constituer un obstacle agrave une compreacutehension authentique de ce qui unit et divise
Platon et Aristote au sujet des principes de la connaissance Agrave ce propos le problegraveme de
lrsquointellection srsquoavegravere une des meilleures occasions pour preacuteciser les rapports doctrinaux
entre leurs penseacutees
La question de lrsquointellect et de son acte lrsquointellection fut une des plus discuteacutees
dans lrsquohistoire de la philosophie du moins jusqursquoagrave la fin du Moyen Acircge Eacutetant donneacute le
nombre impressionnant drsquoeacutetudes qui y furent consacreacutees notre contribution ne saurait ecirctre
que modeste Nous croyons toutefois qursquoelle pourra nous familiariser avec certains aspects
encore mal connus ndash notamment en raison de lrsquoignorance des sources grecques ndash de
lrsquointerpreacutetation neacuteoplatonicienne de la noeacutetique Crsquoest par une eacutetude de lrsquoepibolecirc un
concept forgeacute par les commentateurs neacuteoplatoniciens pour deacutesigner lrsquointellection que nous
montrerons comment leur exeacutegegravese peut enrichir notre reacuteflexion sur cet eacuteternel problegraveme en
philosophie de la connaissance
Nos recherches ont porteacute principalement sur les commentateurs neacuteoplatoniciens
drsquoAristote plus particuliegraverement sur le Commentaire drsquoAscleacutepius (VIe siegravecle) sur la
Meacutetaphysique Par conseacutequent nous avons moins chercheacute agrave relever exhaustivement les
occurrences de lrsquoepibolecirc chez ses preacutedeacutecesseurs qursquoagrave montrer en lui lrsquoun des derniers
maillons drsquoune longue laquo chaicircne exeacutegeacutetique raquo Puisque crsquoest par lrsquoeacutetude des Anciens que les
penseurs neacuteoplatoniciens en sont venus agrave forger de nouveaux concepts nous preacutesenterons
drsquoabord les textes sources de Platon et drsquoAristote ougrave la notion drsquoepibolecirc est en germe bien
qursquoelle ne soit pas litteacuteralement exprimeacutee Nous deacutefinirons ensuite les deux principales
acceptions de lrsquoepibolecirc chez Plotin qui le premier a utiliseacute ce terme pour lrsquoexeacutegegravese des
doctrines platoniciennes Nous poursuivrons notre enquecircte en abordant le Commentaire sur
la Meacutetaphysique de Syrianus ougrave lrsquoepibolecirc deacutesigne lrsquointellection des principes de la science
et en preacutesentant certains extraits de la Theacuteologie platonicienne de Proclus chez qui
lrsquoepibolecirc devient un veacuteritable pollachocircs legomenon Nous conclurons en commentant les
occurrences de ce terme chez Ascleacutepius qui dans un contexte plus scolaire fait figure de
modeste mais tout de mecircme digne heacuteritier de cette tradition neacuteoplatonicienne
123
42 Lrsquointellection chez Platon et Aristote
Il srsquoavegravere vain de chercher un sens technique agrave lrsquoepibolecirc chez Platon et Aristote agrave
lrsquoinstar de leurs contemporains ils ne connaissaient que les significations courantes du
verbe epiballein et de ses deacuteriveacutes se jeter sur lancer sur poser sur srsquoappliquer agrave etc233
Par conseacutequent notre enquecircte devra porter sur drsquoautres termes agrave savoir la νόησις et le νοῦς
afin de cerner leurs thegraveses fondamentales sur lrsquointellection Notons drsquoabord que ces deux
termes connotent davantage la vision contrairement agrave lrsquoepibolecirc qui renvoie plutocirct au
toucher Bien qursquoun tel substantif tactile leur ait fait deacutefaut pour figurer lrsquoacte drsquointellection
Platon et Aristote ont toutefois eu recours agrave des verbes notamment haptesthai et
thigganein qui appartiennent au mecircme champ lexical que lrsquoepibolecirc Tout comme celle-ci
ils connotent le toucher la saisie le contact Nous verrons ulteacuterieurement comment les
commentateurs se serviront de ces outils conceptuels pour figurer par voie drsquoanalogie
pourrait-on dire lrsquointellection
Pour la tradition neacuteoplatonicienne notamment pour Proclus le livre VI de la
Reacutepublique constitue lrsquoune des principales sources de la noeacutetique platonicienne
Et maintenant comprends-moi bien quand je parle de lrsquoautre section de
lrsquointelligible celle qursquoatteint le raisonnement lui-mecircme par la force du
dialogue il a recours agrave la construction drsquohypothegraveses sans les consideacuterer comme
des principes mais pour ce qursquoelles sont des hypothegraveses crsquoest-agrave-dire des points
drsquoappui et des tremplins pour srsquoeacutelancer jusqursquoagrave ce qui est anhypotheacutetique
jusqursquoau principe du tout Quand il lrsquoatteint il srsquoattache agrave suivre les
conseacutequences qui deacutecoulent de ce principe et il redescend ainsi jusqursquoagrave la
conclusion sans avoir recours drsquoaucune maniegravere agrave quelque chose de sensible
mais uniquement agrave ces formes en soi qui existent par elles-mecircmes et pour
elles-mecircmes et sa recherche srsquoachegraveve sur ces formes234
Il faut porter une attention particuliegravere au verbe atteindre en italique dans le texte235 qui
traduit le grec haptetai que nous pouvons aussi rendre en franccedilais par le verbe toucher
233 Cf Bailly Dictionnaire grec-franccedilais p 741 234 Platon Reacutepublique 511b-c (trad G Leroux) le verbe que nous traduisons par atteindre est eacutegalement mis
en italique dans le texte grec laquo Τὸ τοίνυν ἕτερον μάνθανε τμῆμα τοῦ νοητοῦ λέγοντά με τοῦτο οὗ αὐτὸς ὁ
λόγος ἅπτεται τῇ τοῦ διαλέγεσθαι δυνάμει τὰς ὑποθέσεις ποιούμενος οὐκ ἀρχὰς ἀλλὰ τῷ ὄντι ὑποθέσεις
οἷον ἐπιβάσεις τε καὶ ὁρμάς ἵνα μέχρι τοῦ ἀνυποθέτου ἐπὶ τὴν τοῦ παντὸς ἀρχὴν ἰών ἁψάμενος αὐτῆς πάλιν
αὖ ἐχόμενος τῶν ἐκείνης ἐχομένων οὕτως ἐπὶ τελευτὴν καταβαίνῃ αἰσθητῷ παντάπασιν οὐδενὶ
προσχρώμενος ἀλλrsquo εἴδεσιν αὐτοῖς διrsquo αὐτῶν εἰς αὐτά καὶ τελευτᾷ εἰς εἴδη raquo 235 Le caractegravere italique est toujours de nous
124
Notons que pour un penseur neacuteoplatonicien qui voit dans ce passage la preuve drsquoune
distinction voire drsquoune seacuteparation entre le monde intelligible et son principe
anhypotheacutetique le verbe haptesthai peut avoir deux significations soit pour la premiegravere
occurrence lrsquointuition des intelligibles soit pour la seconde la saisie du principe
anhypotheacutetique agrave savoir le Bien Nous pouvons preacutesumer que Plotin a vu dans ce passage
la justification textuelle lui permettant drsquoutiliser une seule meacutetaphore tactile agrave savoir
lrsquoepibolecirc pour illustrer agrave la fois lrsquointuition proprement intellective et la saisie du premier
principe
Dans le cas drsquoAristote nous disposons peut-ecirctre de plus drsquoextraits traitant de
lrsquointellection mais chacun drsquoeux pose ses propres difficulteacutes drsquointerpreacutetation notamment
en raison du style elliptique propre au Stagirite Notons qursquoagrave lrsquoexception du livre Λ de la
Meacutetaphysique et du De anima la noecircsis qui connote lrsquoaspect dynamique de lrsquointellection
apparaicirct plus rarement que le nous Il se contente parfois mecircme de cette expression qui nrsquoa
cesseacute de troubler ses commentateurs nous tocircn archocircn236 (intelligence des principes)
Comment interpreacuteter le substantif nous qui contrairement agrave la noecircsis connote moins
lrsquoaction le processus de la connaissance mais renvoie plutocirct au sujet de cet acte
Bien qursquoil soit priveacute drsquoun substantif tactile pour deacutesigner la saisie des principes par
lrsquointellect Aristote se sert toutefois agrave lrsquoinstar de Platon de verbes qui connotent le toucher
Au chapitre 10 du livre Θ de la Meacutetaphysique Aristote affirme que laquo le vrai crsquoest saisir
(thigein) et eacutenoncer ce qursquoon saisit237 raquo Notons que le verbe thigein la forme aoriste de
thigganein est un synonyme drsquohaptesthai qui apparaicirct au livre VI de la Reacutepublique
Cet aperccedilu des noeacutetiques de Platon et drsquoAristote nous force agrave reconnaicirctre que
lrsquoeacutelegraveve du moins par son vocabulaire ne srsquoest pas tant eacuteloigneacute du maicirctre Certes les eacutetapes
propres agrave chacun drsquoeux qui megravenent agrave lrsquointellection semblent irreacuteconciliables Tandis que la
sensation est la condition sine qua non de la connaissance pour Aristote que crsquoest du
composeacute sensible que lrsquoacircme doit abstraire une forme intelligible pour Platon la sensation
nrsquoest que lrsquo laquo occasion raquo drsquoune remonteacutee de lrsquoacircme vers lrsquointelligible qui lui demeure
intrinsegravequement seacutepareacute du monde sensible Cela dit le terme de lrsquoabstraction
236 Aristote Seconds Analytiques II 19 100b12 237 Aristote Meacutetaphysique Θ 10 1051b24
125
aristoteacutelicienne tout comme le sommet de la remonteacutee platonicienne est mutatis mutandis
le mecircme agrave savoir lrsquointellection Ainsi les commentateurs neacuteoplatoniciens en cherchant agrave
harmoniser les doctrines de Platon et drsquoAristote seront en droit drsquoemployer une seule
expression lrsquoepibolecirc pour deacutesigner un acte drsquointellection qui leur est somme toute
commun
43 Lrsquointuition dans les Enneacuteades de Plotin238
Pour trouver les premiegraveres occurrences philosophiques de lrsquoepibolecirc il faut attendre
la Lettre agrave Heacuterodote drsquoEacutepicure239 et quelques siegravecles plus tard les eacutecrits de Philon
drsquoAlexandrie240 Ce nrsquoest toutefois qursquoau IIIe siegravecle apr J-C que Plotin appliquera ce terme
agrave la noeacutetique platonicienne On relegraveve seize occurrences du substantif epibolecirc dans les
Enneacuteades en ne tenant compte ni des deacuteriveacutes du verbe epiballein ni des synonymes tels
prosbolecirc (qui se distingue seulement par son preacutefixe pros-) Doit-on degraves lors attribuer une
pluraliteacute de significations agrave lrsquoepibolecirc plotinienne Notre eacutetude des seize occurrences nous a
permis drsquoidentifier au moins trois sens techniques de lrsquoepibolecirc dans les Enneacuteades que nous
deacutesignons ainsi 1 la saisie de lrsquoUn 2 lrsquointuition proprement intellective 3 lrsquointuition
sensible qui produit lrsquoopinion (doxa)241
431 La saisie de lrsquoUn
Au chapitre 39 du Traiteacute VI 7 [38] on retrouve pour une des rares fois dans les
Enneacuteades le syntagme haplecirc epibolecirc Lrsquoepibolecirc qualifieacutee ici de simple (haplecirc) y deacutesigne
lrsquoacte par lequel le premier principe entre en contact avec lui-mecircme dans un rapport agrave soi
au-delagrave de la penseacutee Rappelons que Plotin dans le cadre drsquoune meacutetaphysique de
lrsquoeacutemanation cherche agrave savoir si le premier principe se laquo connaicirct lui-mecircme raquo et si oui de
quelle maniegravere
238 Les analyses de cette sous-section sont en partie reprises et poursuivies dans lrsquoARTICLE I 239 Cf J M Rist Plotinus The Road to Reality Cambridge Cambridge University Press 1967 p 49-50 240 Bien que la doctrine philosophique de Philon soit drsquoinspiration platonicienne ce nrsquoest pas dans le cadre
drsquoune exeacutegegravese de Platon qursquoil emploie le terme epibolecirc Certains commentateurs croient mecircme que lrsquoepibolecirc
nrsquoa pas chez lui un sens technique Cf J M Rist opcit p 49 241 Il ne sera pas question de ce dernier genre drsquoepibolecirc dans cette eacutetude Notons toutefois qursquoelle apparaicirct au
tout deacutebut du Traiteacute III 7 [45] 1 4
126
Afin de faire nocirctre la reacuteflexion plotinienne nous devons preacuteciser quelles nuances
seacutemantiques distinguent la connaissance de la saisie La connaissance agrave proprement parler
neacutecessite une dualiteacute que lrsquoUn nrsquoa pas et ne doit pas avoir Nous ne pourrions
qursquoimproprement lui accorder la connaissance de soi puisqursquoil faudrait degraves lors poser en
lui un sujet et un objet et donc une multipliciteacute qui par stipulation lui est eacutetrangegravere Mais
peut-on parler drsquoune saisie du premier principe Bien qursquoil ne puisse se connaicirctre sous le
mode drsquoune division sujetobjet ce qui est le propre de lrsquoIntellect lrsquoUn peut-il se
saisir preacuteintellectuellement dans son uniteacute Agrave nouveau il faudrait une distance entre ce qui
saisit et ce qui est saisi et donc une certaine forme de dualiteacute de multipliciteacute242 Crsquoest une
tangente que semble parfois prendre Plotin bien que le postulat de lrsquouniteacute absolue de son
premier principe lrsquoamegravene agrave se raviser
Et si le Bien se suffit agrave lui-mecircme avant la penseacutee se suffisant alors agrave lui-mecircme
pour ecirctre Bien on peut dire qursquoil nrsquoaura pas besoin de la penseacutee de lui-mecircme
en sorte qursquoen tant que Bien il ne se pense pas lui-mecircme ndash Mais alors par quel
moyen se pensera-t-il lui-mecircme Ne pourrait-on pas dire que rien drsquoautre ne
srsquoajoutera agrave lui mais qursquoil aura une sorte de toucher immeacutediat de lui-mecircme
ndash Pourtant puisqursquoil nrsquoa aucune sorte de distance ou de diffeacuterence par rapport agrave
lui-mecircme cet acte de se toucher lui-mecircme que peut-il ecirctre drsquoautre sinon lui-
mecircme243
Il appert donc que lrsquoUn ou le Bien peut drsquoune certaine maniegravere se saisir se toucher agrave la
condition drsquoexclure par un tour de force de lrsquoimagination toute connotation dualiste de ces
verbes Rappelons que pour Plotin et les mystiques qui srsquoinspireront de sa penseacutee le
langage ne peut qursquoapproximativement deacutecrire lrsquoexpeacuterience unitive Crsquoest en ayant agrave
lrsquoesprit cette mise en garde qursquoil faut aborder ce passage du Traiteacute III 9 [13] ougrave certaines
expressions prises litteacuteralement font croire agrave une dualiteacute au sein mecircme de lrsquoUn ce que la
meacutetaphysique plotinienne ne peut eacutevidemment pas admettre laquo ndash Ne se pense-t-il pas lui-
mecircme ndash Oui si se posseacuteder soi-mecircme voulait dire penser mais la possession de soi-
242 Le preacutedicat de la multipliciteacute ne peut en aucun cas ecirctre attribueacute agrave lrsquoUn selon lrsquoexeacutegegravese plotinienne du
Parmeacutenide laquo Mais en lrsquoappelant lrsquoUn dans ses eacutecrits il [Parmeacutenide] encourait un reproche puisque ce
preacutetendu un se trouve multiple Le Parmeacutenide de Platon est plus exact il distingue le premier un ou un au
sens propre le second un qui est une uniteacute multiple et le troisiegraveme qui est uniteacute et multipliciteacute raquo Plotin
Traiteacute V 1 [10] 8 23-26 (trad Eacute Breacutehier) 243 Plotin Traiteacute VI 7 [38] 38 22-39 3 (trad P Hadot) laquo Εἰ δrsquo ἔστι πρὸ τῆς νοήσεως τὸ ἀγαθὸν αὔταρκες
αὔταρκες ὂν αὐτῷ εἰς ἀγαθὸν οὐδὲν ἂν δέοιτο τῆς νοήσεως τῆς περὶ αὐτοῦmiddot ὥστε ᾗ ἀγαθὸν οὐ νοεῖ ἑαυτό
Ἀλλὰ ᾗ τί Ἢ οὐδὲν ἄλλο πάρεστιν αὐτῷ ἀλλrsquo ἁπλῆ τις ἐπιβολὴ αὐτῷ πρὸς αὐτὸν ἔσται Ἀλλὰ οὐκ ὄντος
οἷον διαστήματός τινος οὐδὲ διαφορᾶς πρὸς αὐτὸ τὸ ἐπιβάλλειν ἑαυτῷ τί ἂν εἴη ἢ αὐτό raquo
127
mecircme nrsquoest pas la penseacutee penser crsquoest contempler le Premier244 raquo Afin drsquoeacutelucider le sens
de cette derniegravere phrase laquo penser crsquoest contempler le Premier raquo il faut revenir au Traiteacute
VI 7 [38] ougrave Plotin distingue du moins conceptuellement deux Intellects lrsquoun qui
contemple les Formes ndash et qui constitue avec elles le monde intelligible ndash et lrsquoautre nommeacute
Intellect aimant qui se retourne vers son principe agrave savoir lrsquoUn Plotin peut difficilement
concevoir la conversion de ce qui eacutemane du premier principe comme une connaissance au
risque de revenir agrave lrsquoopposition sujetobjet celle qui deacutefinit preacuteciseacutement le rapport de
lrsquoautre Intellect agrave lrsquoeacutegard des Ideacutees Il serait donc plus approprieacute de parler drsquoune saisie
preacuteintellective du principe une saisie agrave lrsquoorigine de la conversion de ce qui eacutemane du Bien
et de la formation de la seconde hypostase De ces deux Intellects crsquoest donc lrsquoIntellect
aimant qui conceptuellement parlant est mis en contact avec son principe par une laquo saisie
simple raquo Cependant pouvons-nous nettement distinguer lrsquoIntellect aimant de lrsquoUn lui-
mecircme Est-ce lrsquoIntellect aimant en tant que nature distincte de lrsquoUn qui saisit son principe
ou est-ce plutocirct lrsquoUn qui se saisit lui-mecircme dans la laquo figure raquo de lrsquoIntellect aimant245 Tout
comme Pierre Hadot nous nrsquoarrivons pas agrave fournir une solution deacutefinitive agrave ce problegraveme
432 Lrsquointuition proprement intellective
Crsquoest au Traiteacute VI 3 [44] qursquoapparaicirct une autre des plus significatives occurrences de
lrsquoepibolecirc Alors qursquoau Traiteacute VI 7 [38] le contexte eacutetait propre agrave la theacuteorie plotinienne de
lrsquoeacutemanation la reacuteflexion se veut cette fois plus eacutepisteacutemologique il srsquoagit en fait de la
ceacutelegravebre critique de la doctrine aristoteacutelicienne des cateacutegories Le vocabulaire qursquoy emploie
Plotin sans doute pour se trouver agrave armes eacutegales avec son adversaire est reacutesolument plus
aristoteacutelicien Il ne faut donc pas srsquoeacutetonner qursquoil y fasse abstraction de la relation entre la
seconde et la premiegravere hypostase Inutile degraves lors de preacuteciser que la signification de
lrsquoepibolecirc ne pourra plus ecirctre la mecircme qursquoau Traiteacute VI 7 [38]
La sensation comme lrsquointelligence indiquent bien que des choses sont
diffeacuterentes mais sans en donner de raison la sensation parce que la raison ne
lui appartient pas et qursquoelle se borne agrave donner des indications diffeacuterentes
244 Plotin Traiteacute III 9 [13] 9 5-7 (trad Eacute Breacutehier) 245 Nous sommes tributaire de la fine analyse de lrsquoIntellect aimant faite par P Hadot dans le commentaire qui
fait suite agrave sa traduction du Traiteacute VI 7 [38] Cf p 342
128
lrsquointelligence parce qursquoelle est toute simple en ses intuitions et nrsquouse pas de
raisonnements pour deacuteclarer que tel objet est tel objet246
Crsquoest cette acception de lrsquoepibolecirc que nous avons qualifieacutee de proprement intellective qui
sera reprise via Syrianus par Proclus et les commentateurs neacuteoplatoniciens drsquoAristote Elle
deviendra alors un lieu commun de lrsquoexeacutegegravese pour deacutesigner la saisie des intelligibles ou en
des termes plus aristoteacuteliciens des principes de la science
Avant de passer agrave lrsquoanalyse de lrsquoepibolecirc chez les neacuteoplatoniciens posteacuterieurs agrave
Plotin il nous apparaicirct essentiel drsquoapporter une solution agrave ce problegraveme de traduction laisseacute
en suspens par quel terme devons-nous traduire lrsquoepibolecirc En franccedilais mais aussi en
anglais lrsquointuition connote la dualiteacute une relation entre un sujet pensant et un objet penseacute
Ce nrsquoest donc pas ce terme qui convient agrave notre avis pour deacutesigner le rapport de lrsquoUn agrave lui-
mecircme qui est rappelons-le au-delagrave de la penseacutee Dans ce cas nous optons agrave la suite de
Pierre Hadot pour le terme saisie qui connote un aspect moins cognitif ougrave subsiste encore
toutefois une trace de dualiteacute247 Cependant lorsque Plotin emploie lrsquoepibolecirc dans le
contexte plus aristoteacutelicien du Traiteacute VI 3 [44] le terme intuition peut convenir pour
traduire epibolecirc qui signifie eacutetymologiquement agrave lrsquoinstar du latin intueor laquo appliquer sa
penseacutee sur raquo Par ailleurs les traducteurs drsquoAristote rendent parfois le nous tocircn archocircn des
Seconds Analytiques par intuition des principes248 Nous pourrions eacutegalement nous
demander pourquoi lrsquoepibolecirc est parfois qualifieacutee de simple (haplecirc) par Plotin Son sens en
est-il modifieacute lorsqursquoelle apparaicirct sans cet attribut Davantage que ses eacutepithegravetes crsquoest
geacuteneacuteralement le contexte ougrave ce terme se rencontre qui deacutetermine sa signification Preacutecisons
toutefois que lrsquohaplecirc epibolecirc ne peut deacutesigner que la saisie du premier principe ou
lrsquointuition proprement intellective car seuls les laquo objets raquo de ces deux laquo actes raquo agrave savoir
lrsquoUn et lrsquointelligible sont simples
246 Plotin Traiteacute VI 3 [44] 18 12 (trad Eacute Breacutehier) laquo Ἀλλὰ γάρ ὅτι ἕτερα ἡ αἴσθησις ἢ ὁ νοῦς ἐρεῖ καὶ οὐ
δώσουσι λόγον ἡ μὲν αἴσθησις ὅτι μηδrsquo αὐτῆς ὁ λόγος ἀλλὰ μόνον μηνύσεις διαφόρους ποιήσασθαι ὁ δὲ
νοῦς ἐν ταῖς αὐτοῦ ἐπιβολαῖς ἁπλαῖς καὶ οὐ λόγοις χρῆται πανταχοῦ ὡς λέγειν ἕκαστον τόδε τόδε raquo 247 Le terme saisie ne rend toutefois pas le sens eacutetymologique de lrsquoepibolecirc Une alternative serait de traduire
par projection dont la signification eacutetymologique ndash un jet vers ndash srsquoapparente agrave lrsquoepibolecirc en gardant toutefois
agrave lrsquoesprit que ce terme dans son usage courant connote plutocirct lrsquoexteacuteriorisation que lrsquounion et eacutevoque peut-
ecirctre davantage la dualiteacute que le mot saisie 248 Cf PC Biondi Aristotle Posterior Analytics II 19 p 11
129
44 Lrsquointuition dans les Commentaires de Syrianus
441 Le Commentaire sur la Meacutetaphysique
Pour relever drsquoautres occurrences significatives de lrsquoepibolecirc il faut attendre le
Ve siegravecle et les commentaires des repreacutesentants de lrsquoEacutecole drsquoAthegravenes249 Syrianus le maicirctre
de Proclus a repris la notion drsquoepibolecirc directement ou indirectement de Plotin250 dans son
Commentaire sur la Meacutetaphysique drsquoAristote Eacutetant donneacute lrsquoobjet de lrsquoexeacutegegravese agrave savoir la
doctrine aristoteacutelicienne nous pouvons degraves lors preacutesumer que lrsquoepibolecirc y deacutesignera
lrsquointuition proprement intellective des principes
Lrsquoepibolecirc apparaicirct tout au deacutebut du commentaire de Syrianus au livre B ougrave Aristote
soulegraveve diffeacuterentes apories relativement agrave la science rechercheacutee (hecirc zecirctoumenecirc epistecircmecirc)
crsquoest-agrave-dire la philosophie premiegravere et agrave son objet
La sagesse dit-il enquecircte-t-elle seulement sur les substances des choses ou
aussi sur leurs accidents essentiels Nous disons qursquoelle enquecircte et sur les
substances et sur les choses qui lui appartiennent ainsi crsquoest par lrsquoanalyse
qursquoelle saisit les principes de lrsquoeacutetant par la division et la deacutefinition qursquoelle
contemple les substances de toutes choses par la deacutemonstration qursquoelle fait des
syllogismes sur ce qui appartient essentiellement aux substances Mais tout cela
ne srsquoapplique pas aux substances les plus simples et proprement intelligibles
qui sont un tout qui est ce qursquoil est (crsquoest pourquoi elles ne sont ni deacutefinissables
ni deacutemontrables mais seulement contempleacutees par une intuition comme il
lrsquoaffirme lui-mecircme agrave de nombreux endroits en disant laquo lrsquointellect soit touche
soit non raquo et le divin Platon laquo ce qui peut-ecirctre contempleacute seulement par le pilote
de lrsquoacircme raquo) mais aux substances intermeacutediaires qui sont deacutemontrables par les
choses qui leur appartiennent251
Cet extrait est en quelque sorte une synthegravese des principaux concepts eacutepisteacutemologiques
drsquoAristote Pour reacutesumer le propos de Syrianus on doit rappeler que selon le livre VI de
249 Bien que le terme epibolecirc apparaisse dans les œuvres de Jamblique il deacutesigne principalement une intuition
divine que nous ne pouvons identifier ni agrave la saisie de lrsquoUn ni agrave lrsquointuition proprement intellective 250 Jamblique dans ses commentaires perdus aux traiteacutes drsquoAristote reprenait peut-ecirctre lrsquoacception de lrsquoepibolecirc
qui deacutesigne lrsquointuition proprement intellective 251 Syrianus In metaphysica 4 24-24 (notre traduction) laquo Ἡ σοφία φησί πότερον τὰς οὐσίας μόνας
ἐπισκέπτεται τῶν πραγμάτων ἢ τὰ καθrsquo αὑτὰ συμβεβηκότα φήσομεν ὅτι καὶ τὰς οὐσίας καὶ τὰ οὕτως
ὑπάρχοντα διὰ μὲν τῆς ἀναλυτικῆς τὰς ἀρχὰς τοῦ ὄντος λαμβάνουσα διὰ δὲ τῆς διαιρετικῆς καὶ τῆς
ὁριστικῆς τὰς οὐσίας τῶν πάντων θεωροῦσα διὰ δὲ τῆς ἀποδεικτικῆς τὰ καθrsquo αὑτὰ ταῖς οὐσίαις ὑπάρχοντα
συλλογιζομένη τοῦτο δὲ οὐκ ἐν ταῖς ἁπλουστάταις καὶ κυρίως νοηταῖς οὐσίαις αἳ πᾶν ὅπερ εἰσὶ τοῦτό εἰσι
(διὸ μήτε ὁρισταὶ μήτε ἀποδεικταὶ γίγνονται μόνῃ δὲ ἐπιβολῇ θεωροῦνται καθά φησιν αὐτός τε πολλαχοῦ
λέγωνmiddot lsquoὁ δὲ νοῦς εἴτε ἔθιγεν ἢ οὔrsquo καὶ ὁ θεῖος Πλάτωνmiddot ldquoψυχῆς κυβερνήτῃ μόνῳ νῷ θεατήrdquo) ἀλλrsquo ἐν ταῖς
μέσαις οὐσίαις αἳ καὶ ἀποδεικταί εἰσι κατὰ τὰ ὑπάρχοντα ἑαυταῖς raquo
130
lrsquoEacutethique agrave Nicomaque la sagesse (hecirc sophia) comprend drsquoune part la science (hecirc
epistecircmecirc) qui procegravede de maniegravere discursive ndash Syrianus mentionne que la science analyse
divise deacutefinit les substances et deacutemontre ses attributs essentiels ndash et drsquoautre part
lrsquointelligence (ho nous) qui est une saisie immeacutediate de la substance En diffeacuterenciant la
science de lrsquointelligence Syrianus distingue du mecircme coup deux types de substances les
substances intermeacutediaires qui sont lrsquoobjet de la science discursive et les substances
simples et proprement intelligibles qui sont lrsquoobjet de lrsquointelligence Dans ce cadre
eacutepisteacutemologique lrsquoacte de saisie de la substance agrave savoir lrsquoepibolecirc est donc preacutealable et
neacutecessaire agrave tout exercice de la science
Par ailleurs Syrianus nrsquoattribue pas dans cet extrait la simpliciteacute agrave lrsquoepibolecirc elle-
mecircme mais agrave son objet la substance (tais aploustataishellipousiais) Neacuteanmoins puisque dans
la connaissance intellectuelle il y a identiteacute entre le sujet lrsquoobjet et lrsquoacte lrsquoepibolecirc ndash agrave
savoir lrsquoacte ndash pourra ecirctre dite simple Crsquoest drsquoailleurs ce que confirme Werner Beierwaltes
qui a consacreacute plusieurs eacutetudes agrave la penseacutee de Proclus dans Denken des Einen laquo Dans
lrsquoecirctre simple sans parties et invariable qui est donc seulement saisi adeacutequatement par des
intuitions simples (einfachen Hinblick) crsquoest-agrave-dire par une penseacutee [hellip] qui (das Sein) reste
totalement en lui-mecircme parce que ce qui pense et ce qui est penseacute forment dans la
dimension de la penseacutee pure une identiteacute dynamique252 raquo Lrsquoepibolecirc dont il est ici question
est manifestement celle que nous avions deacutesigneacutee comme proprement intellective elle ne
renvoie donc plus agrave la saisie de lrsquoUn chez Plotin
442 Le Commentaire sur le Phegravedre
Dans lrsquoextrait preacuteceacutedent Syrianus citait ce fameux passage du Phegravedre (247c)
laquo ltlrsquoessencegt que seul est capable de voir le pilote de lrsquoacircme lrsquointelligence raquo Le seul
commentaire antique sur le Phegravedre que nous ayons bien qursquoil soit attribueacute agrave Hermias par
les manuscrits srsquoavegravere en fait la reacutedaction apo phonecircs253 ndash litteacuteralement de la voix de ndash du
252 W Beierwaltes Denken des Einen Studien zur neuplatonischen Philosophie und ihrer
Wirkungsgeschichte Frankfurt am Main Klostermann 1985 p 271-272 laquo in das einfache teillose
invariable Sein welches auch nur durch den einfachen Hinblick (aplais epibolais adiectionibushellipvelut
autopticis) adaumlquat erfaszligbar ist [hellip] ganz bei ihr selbst bleibt weil Denkendes und Zu-Denkendes in der
Dimension des reinen Denkens eine dynamische Identitaumlt ausmachen raquo 253 Sur cette notion relative agrave la tradition de lrsquoenseignement et du commentarisme dans lrsquoAntiquiteacute voir
M Richard laquo Ἀπὸ φωνῆς raquo Byzantion 20 (1950) p 191-222
131
cours de son maicirctre Syrianus Ce commentaire nous inteacuteresse drsquoautant plus qursquoon y relegraveve
plusieurs occurrences du syntagme epibolecirc haplecirc
Nous constatons dans ce commentaire que lrsquoexpression epibolecirc ne deacutesigne plus que
lrsquointuition proprement intellective Hermias preacutecise que lrsquoon laquo saisit les Ideacutees par des
intuitions simples et non de maniegravere discursive254 raquo Comment expliquer que pour lrsquoexeacutegegravese
drsquoun dialogue des plus inspireacutes le commentateur emploie le vocabulaire reacutesolument
prosaiumlque de lrsquoeacutepisteacutemologie aristoteacutelicienne pour expliciter la noeacutetique de Platon Notre
hypothegravese est la suivante Crsquoest agrave notre avis lrsquoeacutetude que les neacuteoplatoniciens ont faite de
lrsquoeacutepisteacutemologie drsquoAristote contenue notamment dans le De anima la Meacutetaphysique
lrsquoEacutethique agrave Nicomaque et les Seconds Analytiques qui leur a permis de mieux comprendre
et drsquoexpliciter la fonction de lrsquoIntellect dans les dialogues de Platon dont le Phegravedre en la
distinguant de la fonction discursive de lrsquoacircme agrave lrsquoœuvre dans les sciences Crsquoest pourquoi
les commentateurs dans un effort de clarification srsquoachevant dans une harmonisation des
doctrines anciennes en sont venus agrave deacutesigner par une mecircme expression lrsquoepibolecirc lrsquoacte
drsquointellection chez Platon et Aristote
45 Lrsquointuition dans la penseacutee de Proclus
Notre eacutetude du corpus proclien bien qursquoelle ne se veuille pas exhaustive ndash nous y
retrouvons pregraves de 200 occurrences du substantif epibolecirc ndash nous a permis de deacutegager
quatre acceptions techniques de lrsquoepibolecirc lrsquointuition divine lrsquointuition proprement
intellective (eacutegalement dite humaine [anthropinecirc] par opposition agrave la premiegravere) lrsquointuition
discursive et lrsquointuition sensible Nous nous concentrerons sur les deux premiegraveres qui ont
pour objet soit lrsquointelligible (pour lrsquointuition proprement intellective) soit ce qui est au-delagrave
ou au sommet de lrsquointelligible (pour lrsquointuition divine) Lrsquointroduction dans le systegraveme de
Proclus drsquointermeacutediaires entre lrsquoIntellect et lrsquoUn nommeacutement les heacutenades ne nous permet
pas de voir une parfaite adeacutequation entre la saisie de lrsquoUn ndash par lrsquoIntellect aimant ou par lui-
254 Hermias In Pheadrum 85 6-7 (notre traduction)
132
mecircme ndash chez Plotin et lrsquointuition divine255 chez Proclus Ce dernier heacuteritera cependant de
lrsquoepibolecirc qui deacutesigne lrsquointuition proprement intellective256
Lrsquoepibolecirc divine se laisse difficilement saisir chez Proclus en raison principalement
du caractegravere eacuteclectique de sa penseacutee Cette intuition nrsquoest pas le propre du philosophe elle
peut eacutegalement ecirctre attribueacutee aux poegravetes qui tel Homegravere sont directement inspireacutes par les
dieux De plus la complexiteacute du monde intelligible chez Proclus lrsquointroduction de
nouvelles laquo strates raquo ontologiques fait en sorte que le rapport de lrsquoIntellect agrave lrsquoUn nrsquoest plus
immeacutediat contrairement agrave ce que preacutesentait le systegraveme de Plotin Agrave quel niveau de la
hieacuterarchie intelligible devons-nous situer lrsquointuition divine en consideacuterant qursquoil y des dieux
sur tous les plans Crsquoest un problegraveme qui demanderait une enquecircte approfondie sur le
concept de diviniteacute chez Proclus
Nous nous limiterons ici en reprenant la question de lrsquointellection divine plus loin
dans cette eacutetude agrave un extrait de la Theacuteologie platonicienne ougrave il est question de ces deux
types drsquointuition divine et proprement intellective Au troisiegraveme chapitre du livre I
Proclus preacutecise que ce nrsquoest pas par lrsquointuition (epibolecirc) que lrsquoacircme laquo saisit raquo lrsquoUn mais
plutocirct par sa simple existence (hecirc huparxis)
Quant agrave la consideacuteration qui regarde lrsquointellect avec les formes et les genres
qursquoil contient Platon la juge seconde par rapport agrave la science qui traite des
dieux eux-mecircmes et il pense qursquoelle atteint des formes encore intelligibles et
qui peuvent ecirctres connues par lrsquoacircme par une saisie intuitive tandis que au
contraire la science qui lui est supeacuterieure recherche au sujet des existences
indicibles et inexprimables la maniegravere dont elles se distinguent les unes drsquoavec
les autres et dont elles eacutemergent drsquoune unique cause De lagrave vient je crois que
crsquoest la fonction proprement intellective de lrsquoacircme qui est capable de saisir les
formes de lrsquointellect et les diffeacuterences qursquoelles comportent et que crsquoest le
sommet de lrsquointellect et comme lrsquoon dit sa fleur et son existence pure qui
srsquounit aux heacutenades de tout ce qui existe et par leur intermeacutediaire agrave cette Uniteacute
cacheacutee de toutes les heacutenades divines Car il y a en nous plusieurs pouvoirs de
connaissance mais crsquoest celui-lagrave seul qui nous permet drsquoentrer naturellement en
255 Cette intuition divine que nous ne retrouvons pas chez Plotin est sans doute un heacuteritage de Jamblique qui
dans la Vie de Pythagore (ch 25 section 112 ligne 11) parle drsquoune intuition divine supeacuterieure agrave lrsquointuition
humaine 256 Quant agrave lrsquointuition discursive et agrave lrsquointuition sensible la premiegravere est vraisemblablement une creacuteation de
Proclus alors que la seconde est une reprise de Plotin Cette epibolecirc serait peut-ecirctre mecircme la reprise
plotinienne de lrsquoepibolecirc eacutepicurienne Cf J M Rist Plotinus The Road to Reality p 49 (crsquoest une thegravese que
Rist ne soutient pas ouvertement mais que nous pouvons extrapoler de ses analyses)
133
relation avec le divin et drsquoen participer En effet la classe des dieux nrsquoest
appreacutehendeacutee ni par la sensation [hellip] ni par lrsquoactiviteacute de lrsquointelligence assisteacutee
de la raison car ce genre de connaissance est relatif aux ecirctres reacuteellement ecirctres
tandis que la pure existence des dieux surmonte le domaine de lrsquoecirctre et se
deacutefinit par cette uniteacute elle-mecircme qui se rencontre dans lrsquoensemble de ce qui
existe Si donc le divin peut ecirctre connu de quelque maniegravere il reste que ce soit
par la pure existence de lrsquoacircme qursquoil soit saisi et par ce moyen connu pour
autant qursquoil peut lrsquoecirctre257
Dans ce passage Proclus cherchait peut-ecirctre agrave reacutepondre agrave cette question poseacutee par Plotin au
Traiteacute III 8 [30] laquo mais par quelle sorte drsquoimpression pouvons-nous saisir drsquoun coup ce
qui deacutepasse la nature de lrsquointelligence ndash Expliquons-le autant qursquoil est possible par ce
qui en nous est semblable agrave ce principe reacutepondrons-nous258 raquo Plotin tente drsquoapporter une
reacuteponse agrave sa propre interrogation mais agrave deacutefaut drsquoavoir un concept pour deacutesigner ce par
quoi nous saisissons lrsquoUn il se contente de paraphrases telles laquo il y a en nous quelque chose
de lui raquo et laquo en lui preacutesentant ce qui en nous est capable de le recevoir raquo Plotin ne dispose
pas du concept drsquohuparxis (existence) qui chez Proclus deviendra le mode de saisie de lrsquoUn
Il appert donc que Proclus dans lrsquoextrait citeacute de la Theacuteologie platonicienne reprend le
questionnement de Plotin en syntheacutetisant toutefois les paraphrases plotiniennes en ce seul
concept lrsquohuparxis
Dans cet extrait de la Theacuteologie platonicienne lrsquoepibolecirc deacutesigne la saisie intuitive
des intelligibles donc un niveau infeacuterieur agrave la saisie de lrsquoUn Par contre les termes
employeacutes pour deacutecrire la saisie de lrsquoUn pour expliciter le concept drsquohuparxis participent
au mecircme champ lexical que lrsquoepibolecirc en effet Proclus parle notamment drsquoun toucher unitif
(sunaptesthai) Rappelons-nous que crsquoest ce mecircme verbe le preacutefixe συν en moins
257 Proclus Theacuteoogie platonicienne I 14 21-15 17 (trad H D Saffrey et L G Westerink) laquo τὴν δὲ περὶ
νοῦν καὶ τὰ εἴδη καὶ τὰ γένη τοῦ νοῦ στρεφομένην θεωρίαν δευτέραν εἶναι τῆς περὶ αὐτῶν τῶν θεῶν
πραγματευομένης ἐπιστήμηςmiddot καὶ ταύτην μὲν ἔτι νοητῶν ἀντιλαμβάνεσθαι καὶ τῇ ψυχῇ διrsquo ἐπιβολῆς
γινώσκεσθαι δυναμένων εἰδῶν τὴν δὲ ταύτης ὑπερέχουσαν ἀρρήτων καὶ ἀφθέγκτων ὑπάρξεων μεταθεῖν τήν
τε ἐν ἀλλήλαις [αὐτῶν] διάκρισιν καὶ τὴν ἀπὸ μιᾶς αἰτίας ἔκφανσιν Ὅθεν οἶμαι καὶ τῆς ψυχῆς τὸ μὲν νοερὸν
ἰδίωμα καταληπτικὸν ὑπάρχειν τῶν νοερῶν εἰδῶν καὶ τῆς ἐν αὐτοῖς διαφορᾶς τὴν δὲ ἀκρότητα τοῦ ν ο ῦ καί
ὥς φασι τὸ ἄ ν θ ο ς καὶ τὴν ὕπαρξιν συνάπτεσθαι πρὸς τὰς ἑνάδας τῶν ὄντων καὶ διὰ τούτων πρὸς αὐτὴν τὴν
πασῶν τῶν θείων ἑνάδων ἀπόκρυφον ἕνωσιν Πολλῶν γὰρ ἐν ἡμῖν δυνάμεων οὐσῶν γνωριστικῶν κατὰ
ταύτην μόνην τῷ θείῳ συγγίνεσθαι καὶ μετέχειν ἐκείνου πεφύκαμενmiddot οὔτε γὰρ αἰσθήσει τ ὸ θ ε ῶ ν γ έ ν ο ς
ληπτόν [hellip] οὔτε ν ο ή σ ε ι μ ε τ ὰ λ ό γ ο υ τῶν γὰρ ὄντως ὄντων εἰσὶν αἱ τοιαῦται γνώσεις ἡ δὲ τῶν θεῶν
ὕπαρξις ἐ π ο χ ε ῖ τ α ι τοῖς οὖσι καὶ κατrsquo αὐτὴν ἀφώρισται τὴν ἕνωσιν τῶν ὅλων Λείπεται οὖν εἴπερ ἐστὶ καὶ
ὁπωσοῦν τὸ θεῖον γνωστόν τῇ τῆς ψυχῆς ὑπάρξει καταληπτὸν ὑπάρχειν καὶ διὰ ταύτης γνωρίζεσθαι καθrsquo
ὅσον δυνατόν raquo 258 Plotin Traiteacute III 8 [30] 9 20-22 (trad Eacute Breacutehier)
134
qursquoemployait Platon dans la Reacutepublique pour parler de la connaissance des intelligibles et
de la saisie du principe anhypotheacutetique Proclus ne peut faire autrement qursquoemployer agrave
nouveau un vocabulaire dualiste pour expliciter ce qursquoil entend par la notion huparxis qui
connote si on la compare avec le concept epibolecirc drsquoun progregraves vers une plus grande
proximiteacute avec le principe
Lrsquoepibolecirc est un terme eacutequivoque employeacute par les neacuteoplatoniciens pour deacutesigner
lrsquoactiviteacute de lrsquoacircme agrave diffeacuterents niveaux ontologiques Preacutecisons toutefois que lorsque
Proclus parle de lrsquointuition simple (haplecirc epibolecirc) il deacutesigne un niveau infeacuterieur agrave lrsquounion
avec le premier principe pour laquelle il privileacutegie lrsquohuparxis
Donc il [Parmeacutenide] soutient dans le mecircme temps et que les connaissances et
que tous les instruments de connaissance restent loin derriegravere la supeacuterioriteacute de
lrsquoUn et il achegraveve enfin de belle faccedilon sur lrsquoineffabiliteacute du dieu qui est au-delagrave
de tout En effet apregraves les activiteacutes de la science et les saisies de lrsquointellect (tas
noeras epibolas) vient lrsquounion avec lrsquoinconnaissable259
Dans ce traiteacute lrsquounion avec lrsquoinconnaissable nrsquoest donc plus deacutesigneacutee comme elle lrsquoeacutetait
chez Plotin par lrsquoepibolecirc
La Vie de Proclus reacutedigeacutee par son successeur Marinus abonde dans ce sens En
effet lrsquoepibolecirc y deacutesigne lrsquointuition proprement intellective et non une forme drsquounion avec
le divin ce qursquoune des acceptions de ce terme pouvait deacutesigner dans les Enneacuteades de
Plotin laquo il nrsquoen acqueacuterait plus la science par raisonnement discursif et deacutemonstratif mais
contemplait comme par une vue gracircce aux saisies simples de son activiteacute intellective les
modegraveles contenus dans lrsquoIntellect divin260 raquo Crsquoest cette acception de lrsquoepibolecirc que nous
259 Proclus Theacuteologie platonicienne II 12 73 11-16 (trad H D Saffrey et L G Westerink) laquo Καὶ τὰς
γνώσεις τοίνυν καὶ τὰ τῶν γνώσεων ὄργανα πάντα τῆς τοῦ ἑνὸς ὑπεροχῆς ἀπολείπεσθαι κατὰ τὸν αὐτὸν
χρόνον διατείνεται καὶ τελευτᾷ δὴ καλῶς εἰς τὸ ἄρρητον τοῦ πάντων ἐπέκεινα θεοῦ Μετὰ γὰρ τὰς κατrsquo
ἐπιστήμην ἐνεργείας καὶ τὰς νοερὰς ἐπιβολὰς ἡ πρὸς τὸ ἄγνωστον ἕνωσίς ἐστιν raquo 260 Marinus Proclus ou Sur le bonheur sect 22 9-12 (trad H D Saffrey et A-Ph Segonds) laquo οὐκέτι μὲν
διεξοδικῶς καὶ ἀποδεικτικῶς συλλογιζόμενος αὐτῶν τὴν ἐπιστήμην ὥσπερ δὲ ὄψει ἁπλαῖς ἐπιβολαῖς τῆς
νοερᾶς ἐνεργείας θεώμενος τὰ ἐν τῷ θείῳ νῷ παραδείγματα raquo Notons que la leccedilon du texte de lrsquoeacutedition de
Saffrey et Segonds pour le syntagme ἁπλαῖς ἐπιβολαῖς τῆς νοερᾶς ἐνεργείας est distinct de celle de lrsquoeacutedition
italienne de ce mecircme ouvrage (nous mettons ces termes en caractegravere italique) laquo οὐκέτι μὲν διεξοδικῶς καὶ
ἀποδεικτικῶς συλλογιζόμενος αὐτῶν τὴν ἐπιστήμην ὥσπερ δὲ ὄψει ἁπλαῖς ἐπιβολαῖς ταῖς ltτεgt νοεραῖς
ἐνεργείαις θεώμενος τὰ ἐν τῷ θείῳ νῷ παραδείγματα raquo dans Marino di Neapoli Vita di Proclo eacutediteacute par
R Masullo Naples DAuria 1985 l 532-535 (crsquoest encore lrsquoeacutedition que fournit la version eacutelectronique du
Thesaurus linguae graecae)
135
avons vue preacutesente chez Plotin et Proclus qui sera reprise par les commentateurs
neacuteoplatoniciens drsquoAristote
Pour conclure agrave propos de Proclus rappelons que par une intuition supeacuterieure agrave
celle que nous avions qualifieacutee de proprement intellective nous pouvons saisir les heacutenades
qui sont les repreacutesentantes de lrsquoUn et donc nous eacutelever leacutegegraverement au-dessus de
lrsquointelligible mais ce nrsquoest plus dans son systegraveme par une epibolecirc que nous saisissons
lrsquoUn mais plutocirct par notre simple existence (huparxis)261
46 Les intuitions simples chez Ascleacutepius
LrsquoEacutecole drsquoAlexandrie est reacuteputeacutee pour ses commentaires plus scolaires qui portent
principalement sur les ouvrages drsquoAristote Les commentateurs de cette eacutecole sont les
heacuteritiers drsquoune longue laquo chaicircne exeacutegeacutetique raquo qui remonte du moins jusqursquoagrave Alexandre
drsquoAphrodise Les termes techniques qursquoils utilisent se sont enrichis drsquoune multipliciteacute de
significations lrsquohistorien de la philosophie doit en quelque sorte se faire archeacuteologue afin
drsquoidentifier ces diffeacuterentes laquo strates exeacutegeacutetiques raquo
Contrairement aux autres commentaires neacuteoplatoniciens preacutesenteacutes jusqursquoagrave
maintenant exception faite pour Syrianus celui drsquoAscleacutepius de Tralles a pour objet un
traiteacute drsquoAristote la Meacutetaphysique Le chapitre 1 du livre A tout comme le ceacutelegravebre chapitre
II 19 des Seconds analytiques fait allusion agrave lrsquointellection des principes Ascleacutepius dans
son Commentaire srsquoest donc naturellement servi de ce traiteacute de lrsquoOrganon pour commenter
les premiegraveres lignes de la Meacutetaphysique ougrave Aristote se montre plus discret au sujet du
mode de connaissance des principes
Dans son Commentaire Ascleacutepius utilise agrave cinq reprises le terme epibolecirc262 Il srsquoagit
agrave chaque fois du syntagme haplais epibolais le datif pluriel drsquohaplecirc epibolecirc que nous nous
261 Est-ce que Syrianus le maicirctre de Proclus employait deacutejagrave ce terme dans un sens technique Nous nrsquoavons
releveacute aucune occurrence significative de lrsquo ὕπαρξις dans son Commentaire agrave la Meacutetaphysique et qursquoune seule
dans le commentaire au Phegravedre laquo lrsquoexistence (ὕπαρξις) de lrsquoacircme crsquoest-agrave-dire lrsquoun en elle est donc
proprement enthousiaste lorsqursquoelle voit la plaine de la veacuteriteacute raquo Hermias (Syrianus) In Pheadrum 152 11
(notre traduction) laquo ἡ δὲ ὕπαρξις τῆς ψυχῆς ὅ ἐστι τὸ ἓν αὐτῆς κυρίως τότε ἐνθουσιᾷ ὅταν τὸ τ ῆ ς
ἀ λ η θ ε ί α ς ἴδῃ π ε δ ί ο ν raquo 262 Une eacutetude minutieuse de lrsquoapparat critique voire une nouvelle eacutedition critique du commentaire permettrait
peut-ecirctre de noter drsquoautres occurrences
136
traduisons ainsi laquo par des intuitions simples raquo Cette expression correspond dans le
contexte de lrsquoexeacutegegravese drsquoAristote agrave lrsquointellection proprement intellective preacutesente chez tous
les commentateurs ci-dessus mentionneacutes
Ascleacutepius tout comme Syrianus avant lui ne fait-il pas de lrsquoepibolecirc haplecirc un terme
eacutequivoque en lrsquoemployant pour lrsquoexeacutegegravese drsquoune penseacutee celle drsquoAristote qui semble agrave
plusieurs eacutegards en opposition avec celle de Platon Est-ce qursquoun mecircme terme peut
deacutesigner lrsquointellection qui chez Aristote srsquoeffectue au terme drsquoun processus
laquo drsquoabstraction raquo ndash ougrave une forme qui nrsquoeacutetait pas deacutejagrave dans lrsquointellect est abstraite du
composeacute sensible ndash et celle qui chez Platon se comprend comme un retour agrave soi une
(re)deacutecouverte ou une reacuteminiscence drsquoideacutees inneacutees Crsquoest le pari qursquoont pris les
commentateurs comme Ascleacutepius ou plutocirct crsquoest ce qui pour Ascleacutepius est devenu un lieu
commun de lrsquoexeacutegegravese drsquoAristote Et force est de constater que dans ce cas contrairement agrave
drsquoautres interpreacutetations neacuteoplatoniciennes ougrave le primat de lrsquoharmonisation occulte le
caractegravere distinct de la penseacutee aristoteacutelicienne lrsquoaccord semble aller de soi Pour srsquoen
convaincre il suffit drsquoanalyser ces extraits du Commentaire drsquoAscleacutepius ougrave apparaicirct
lrsquoepibolecirc
De lagrave agrave partir des sensations il remonte vers lrsquoIntellect contemplatif En effet
crsquoest pour cela que nous connaissons les deacutefinitions de telle sorte qursquoil dit que
lrsquoIntellect contemplatif est divin Car certes nous saisissons les choses divines
par lui agrave lrsquoaide drsquointuitions simples263
Cette exeacutegegravese nrsquoest pas contrairement agrave celle drsquoAlexandre drsquoAphrodise entiegraverement
orthodoxe Aristote nrsquoemploie pas lrsquoexpression choses divines (ta theia) pour deacutesigner les
formes pas plus que Platon chez qui cette expression nrsquoest pas textuellement preacutesente pour
deacutesigner les Ideacutees264 Ce sont les platoniciens ulteacuterieurs qui ont fixeacute lrsquoappellation choses
divines pour deacutesigner les Ideacutees Il srsquoagit donc ici drsquoune projection faite par les
commentateurs sur la theacuteorie des formes intelligibles drsquoAristote qui nous amegravene agrave croire
263 Ascleacutepius In metaphysica 6 19-21 (notre traduction) laquo Ἐντεῦθεν ἀπὸ τῶν αἰσθήσεων ἀνέρχεται μέχρι
τοῦ θεωρητικοῦ νοῦmiddot διὰ γὰρ τούτου τοὺς ὅρους γινώσκομεν ὥστε θεῖον λέγει εἶναι τὸν θεωρητικὸν νοῦν
εἴγε ἁπλαῖς ἐπιβολαῖς διrsquo αὐτοῦ τὰ θεῖα λαμβάνομεν raquo 264 Cf A J Festugiegravere Contemplation et vie contemplative selon Platon Paris Vrin 1967 p 111 Festugiegravere
considegravere comme un acquis platonicien lrsquoidentification des Ideacutees aux diviniteacutes Il cite agrave lrsquoappui ce passage du
Pheacutedon (80b) ougrave lrsquoidentiteacute entre le divin et lrsquointelligible semble confirmeacutee par Platon laquo τῷ μὲν θείῳ καὶ
ἀθανάτῳ καὶ νοητῷ καὶ μονοειδεῖ καὶ ἀδιαλύτῳ καὶ ἀεὶ ὡσαύτως κατὰ ταὐτὰ ἔχοντι ἑαυτῷ ὁμοιότατον εἶναι
ψυχή raquo
137
qursquoAristote admettait lrsquoexistence drsquoIdeacutees diviniseacutees Notons toutefois qursquoen faisant
abstraction de cette terminologie theacuteologique appliqueacutee aux formes intelligibles drsquoAristote
ndash ce que la lettre de certains traiteacutes drsquoAristote nrsquoexclut peut-ecirctre pas expresseacutement ndash lrsquoacte
drsquointellection reste sensiblement le mecircme chez Aristote que chez Platon Un second extrait
soutient cette interpreacutetation Ascleacutepius y commente le deuxiegraveme chapitre du livre A ougrave
Aristote montre comment lrsquohomme en est venu agrave la notion de philosophie crsquoest-agrave-dire agrave
saisir ndash pour reprendre la terminologie neacuteoplatonicienne ndash la deacutefinition de la philosophie
par des intuitions simples laquo Ainsi agrave partir du particulier ils en vinrent agrave la notion de
philosophie et selon lrsquoIntellect ils agirent en saisissant par des intuitions simples les
intelligibles265 raquo Agrave la troisiegraveme apparition de lrsquoepibolecirc Ascleacutepius introduit agrave nouveau dans
son exeacutegegravese des eacuteleacutements neacuteoplatoniciens Bien qursquoil ne trahisse pas la lettre des traiteacutes
aristoteacuteliciens nous ne pouvons pas dire qursquoil conserve fidegravelement lrsquoesprit de la doctrine
drsquoAristote
Certes en allant jusqursquoau sommet et en se heurtant agrave lrsquoIntellect et au Bien
comme celui-ci le dit laquo le bien vers lequel tout srsquoeacutelance raquo elle a en elle-mecircme
les principes des toutes les sciences et eacutetant ainsi elle deacutemontre en ayant saisi
les eacutetants par des intuitions simples266
Bien que cette citation ndash laquo le bien vers lequel tout srsquoeacutelance raquo ndash provienne de lrsquoEacutethique agrave
Nicomaque267 son interpreacutetation par Ascleacutepius est tendancieusement platonicienne En
effet le motif de la remonteacutee vers le sommet vers le Bien nous ramegravene eacutemis par Socrate agrave
la fin du livre VI de la Reacutepublique lagrave ougrave Platon eacutevoquait la possibiliteacute drsquoune saisie du
principe anhypotheacutetique Nous pourrions ecirctre tenteacute drsquoidentifier ce Bien-principe agrave lrsquoIntellect
aristoteacutelicien mais ce serait trahir la penseacutee drsquoAristote En effet celui-ci srsquooppose agrave la thegravese
platonicienne drsquoun Bien unique drsquoune Ideacutee du Bien participeacutee par tous les biens
particuliers Pour Aristote le bien agrave lrsquoinstar de lrsquoecirctre et de lrsquoun est un pollachocircs
legomenon une chose dite de maniegravere multiple dont la multipliciteacute des acceptions ne peut
265Ascleacutepius In metaphysica 11 34-35 (notre traduction) laquo οὕτως οὖν κατὰ μέρος ἦλθον εἰς ἔννοιαν τῆς
σοφίας καὶ κατὰ νοῦν ἐνήργουν ἁπλαῖς ἐπιβολαῖς ἀντιλαμβανόμενοι τῶν νοητῶν raquo 266 Ibid 15 6-10 (notre traduction) laquo ἅτε δὴ μέχρι τῆς κορυφῆς ἐλθοῦσα καὶ σύνδρομος οὖσα τοῦ νοῦ καὶ
τοῦ ἀγαθοῦ ὥς φησιν ἐκεῖνος ldquoτἀγαθὸν οὗ πάντα ἐφίεταιrdquo ἔχει πασῶν τῶν ἐπιστημῶν τὰς ἀρχὰς ἐν ἑαυτῇ
καὶ ὡς ἔχουσα ἀποδείκνυσιν αὕτη ἁπλαῖς ἐπιβολαῖς τῶν ὄντων ἀντιλαμβανομένη raquo 267 Aristote Eacutethique agrave Nicomaque I 11094a3
138
ecirctre rameneacutee agrave lrsquouniteacute du genre mais qui ont tout de mecircme entre elles un rapport
drsquoanalogie
Mais si les choses en question font partie des biens en soi la formule qui deacutefinit
le bien devra se montrer identique dans tous les cas [hellip] Or honneur sagaciteacute
et plaisir se deacutefinissent par drsquoautres formules qui sont diffeacuterentes lorsqursquoon les
deacutefinit en tant que biens Par conseacutequent il nrsquoy a pas agrave tenir le bien pour une
quelconque reacutealiteacute commune et il ne reacutepond pas agrave une seule forme ideacuteale Mais
comment alors srsquoentend-il Car il nrsquoa pas lrsquoallure en tout cas de ces reacutealiteacutes
dont lrsquoeacutequivociteacute tient au hasard Mais ne serait-ce pas qursquoelles deacuterivent drsquoun
seul bien Ou que toutes contribuent agrave un seul Ou plutocirct qursquoelles ont un
rapport drsquoanalogie Comme dans le corps en effet crsquoest la vue dans lrsquoacircme
crsquoest lrsquointelligence et donc crsquoest autre chose dans chaque autre genre268
Mise agrave part lrsquointerpreacutetation laquo platonisante raquo de ce passage de lrsquoEacutethique agrave Nicomaque par
Ascleacutepius la suite de lrsquoexeacutegegravese reste fidegravele agrave la doctrine des Seconds analytiques qui fait de
lrsquoIntelligence la puissance (dunamis) par laquelle nous saisissons les principes des sciences
En fait Ascleacutepius ne fait qursquoajouter lrsquoexpression intuitions simples pour expliciter la penseacutee
drsquoAristote qui srsquoexprime dans un style parfois sibyllin Et pour cause au chapitre II 19 des
Seconds Analytiques il nrsquoeacutetait question que drsquoune laquo intelligence des principes raquo (nous an
ein tocircn archocircn)
Lrsquoeacutetude de ces extraits nous amegravene agrave soutenir qursquoAscleacutepius a toute la leacutegitimiteacute
drsquoemployer cette expression ndash introduite par Plotin dans le cadre drsquoune exeacutegegravese
platonicienne ndash pour deacutesigner lrsquoacte drsquointellection chez Aristote Cependant Ascleacutepius ne
peut reprendre lrsquoacception de lrsquoepibolecirc qui deacutesigne un acte preacuteintellectif la saisie de lrsquoUn
chez Plotin ou celle des heacutenades divines chez Proclus Ce serait attribuer agrave Aristote une
hieacuterarchie intelligible complexe et deacutetailleacutee qui sort du cadre drsquoune penseacutee qui enquecircte et
raisonne de maniegravere phusikocircs agrave partir des faits du monde naturel plutocirct que theologikocircs de
maniegravere abstraite (et vide dirait Aristote) Lrsquoideacutee drsquoun au-delagrave (epekeina) du Dieu-Intellect
nrsquoaurait pu ecirctre theacutematiseacutee par le Stagirite la pure activiteacute divine qursquoest la penseacutee de la
penseacutee ne pouvant ecirctre conccedilue comme un principe second Les commentateurs
268 Aristote Eacutethique agrave Nicomaque I 1096b21-29 (trad R Bodeacuteuumls) laquo εἰ δὲ καὶ ταῦτrsquo ἐστὶ τῶν καθrsquo αὑτά τὸν
τἀγαθοῦ λόγον ἐν ἅπασιν αὐτοῖς τὸν αὐτὸν ἐμφαίνεσθαι δεήσει καθάπερ ἐν χιόνι καὶ ψιμυθίῳ τὸν τῆς
λευκότητος τιμῆς δὲ καὶ φρονήσεως καὶ ἡδονῆς ἕτεροι καὶ διαφέροντες οἱ λόγοι ταύτῃ ᾗ ἀγαθά οὐκ ἔστιν
ἄρα τὸ ἀγαθὸν κοινόν τι κατὰ μίαν ἰδέαν ἀλλὰ πῶς δὴ λέγεται οὐ γὰρ ἔοικε τοῖς γε ἀπὸ τύχης ὁμωνύμοις
ἀλλrsquo ἆρά γε τῷ ἀφrsquo ἑνὸς εἶναι ἢ πρὸς ἓν ἅπαντα συντελεῖν ἢ μᾶλλον κατrsquo ἀναλογίαν ὡς γὰρ ἐν σώματι ὄψις
ἐν ψυχῇ νοῦς καὶ ἄλλο δὴ ἐν ἄλλῳ raquo
139
neacuteoplatoniciens se limiteront donc agrave harmoniser le Dieu aristoteacutelicien qui est par essence
connaissance de lui-mecircme (hecirc noecircsis noecircseocircs noecircsis269) avec le second principe du
(neacuteo)platonisme lrsquoIntellect total et divin
47 Remarques conclusives sur lrsquointuition intellectuelle
En optant pour une preacutesentation diachronique de lrsquoepibolecirc nous avons voulu fournir
une premiegravere eacutetude geacuteneacuterale de ses nuances seacutemantiques dans lrsquoAntiquiteacute tardive en
preacutecisant drsquoabord quels sont les textes sources de Platon et drsquoAristote qui ont permis aux
neacuteoplatoniciens de forger un tel concept Des recherches plus approfondies nous
permettront de preacuteciser chez chacun des commentateurs mentionneacutes les diverses
significations que peut prendre lrsquoepibolecirc ainsi que lrsquoensemble de ses deacuteriveacutes et synonymes
Cette eacutetude cherchait plus particuliegraverement agrave expliciter le sens de lrsquoepibolecirc proprement
intellective qui fut moins analyseacutee par les speacutecialistes du neacuteoplatonisme
En guise de rappel voici un reacutesumeacute des principales conclusions de notre eacutetude de
lrsquoepibolecirc dans la tradition neacuteoplatonicienne
1 Deacutejagrave chez Plotin lrsquoepibolecirc est un terme eacutequivoque qui deacutesigne notamment la saisie de
lrsquoUn par lui-mecircme et lrsquointuition des intelligibles
2 Chez Syrianus lrsquoepibolecirc deacutesigne exclusivement lrsquointuition proprement intellective qui
renvoie pour lrsquoexeacutegegravese de la Meacutetaphysique drsquoAristote agrave la saisie des principes de la
deacutemonstration et pour celle du Phegravedre270 agrave celle de lrsquointelligible
3 Chez Proclus lrsquoepibolecirc redevient un terme eacutequivoque elle ne deacutesignera toutefois plus la
saisie de lrsquoUn Crsquoest doreacutenavant lrsquoexistence (huparxis) qui rend possible la saisie du
premier principe par ce qui en nous lui est semblable
269 Aristote Meacutetaphysique Λ 9 1074b34 270 Notons que lrsquoharmonisation de lrsquoaristoteacutelisme et du platonisme dans le Commentaire sur le Phegravedre
rappelle une tentative de conciliation analogue dans lrsquoEacutepitomeacute drsquoAlbinus (IIe siegravecle) un reacutesumeacute de la penseacutee
de Platon ougrave lrsquoauteur emploie pour expliciter la doctrine des Dialogues de nombreux concepts
eacutepisteacutemologiques tireacutes des œuvres drsquoAristote Lrsquoeacutedition la plus reacutecente agrave laquelle nous avons deacutejagrave fait
reacutefeacuterence nous donne un nom drsquoauteur diffeacuterent et un nouveau titre pour ce mecircme ouvrage Alcinoos
Enseignement des doctrines de Platon
140
4 Dans le Commentaire drsquoAscleacutepius ndash et en geacuteneacuteral dans les commentaires de lrsquoEacutecole
drsquoAlexandrie sur Aristote ndash lrsquoepibolecirc est devenue un lieu commun de lrsquoexeacutegegravese qui
deacutesigne lrsquointuition proprement intellective agrave savoir la connaissance de lrsquointelligible
ou des principes de la science
141
TROISIEgraveME SECTION LA TRIADE DE LrsquoINTELLECTION
DIVINE LA CONNAISSANCE DE SOI ET LES LIMITES DE
LA PENSEacuteE HUMAINE
1 La triade de lrsquointellection divine271
11 La structure triadique de lrsquointellection divine
111 Le rocircle de la triade dans la penseacutee proclienne
Les trois premiegraveres acceptions de la noecircsis deacutefinissent trois formes drsquointellection
appartenant agrave la diviniteacute Notre enquecircte nous megravenera agrave deacutefinir les principales triades ndash agrave
savoir les uniteacutes de trois concepts que lrsquoon retrouve dans lrsquoensemble du systegraveme proclien ndash
qui structurent ces trois premiegraveres acceptions i) lrsquointellection intelligible ii) lrsquointellection
qui lie lrsquointellect agrave lrsquointelligible iii) lrsquointellection de lrsquointellect divin Nous parlons drsquoune
multipliciteacute de triades et non drsquoune seule bien qursquoen reacutealiteacute celles dont nous allons traiter
sont le produit drsquoune seule matrice agrave lrsquoorigine de la multipliciteacute des structures triadiques
deacuteclineacutees selon diffeacuterents schegravemes conceptuels principalement heacuteriteacutes de la tradition
platonico-aristoteacutelicienne
La penseacutee de Proclus est caracteacuteriseacutee voire deacutefinie par le nombre trois par la
triade qui oriente agrave tort ou agrave raison la plupart des opeacuterations dialectiques ndash en premier
lieu la division mais aussi et comme effet la deacutefinition la deacutemonstration et lrsquoanalyse ndash
par lesquelles le philosophe laquo deacutecoupe raquo pour ainsi le connaicirctre le Monde et ses principes
dans ses dimensions divines naturelles et humaines Les historiens de la philosophie
notamment ceux qui se sont inteacuteresseacutes agrave lrsquoideacutealisme allemand et agrave la penseacutee heacutegeacutelienne ont
noteacute lrsquoimportance du schegraveme triadique dans la philosophie de Proclus Lrsquoœuvre du
271 Dans le cadre de cette thegravese nous limitons agrave lrsquoessentiel notre analyse des trois acceptions de la noecircsis
relatives aux principes divins principalement par lrsquoeacutetude des diffeacuterentes triades qui structurent la procession
de lrsquointellection divine Un traitement plus complet demanderait une preacutesentation plus deacutetailleacutee des
hieacuterarchies divines dans la penseacutee de Proclus agrave partir drsquoune eacutetude comparative des Eacuteleacutements de theacuteologie de
la Theacuteologie platonicienne et des autres passages pertinents du Commentaire sur le Timeacutee (ce que nous ne
ferons qursquoesquisser ici) Cependant nos recherches sur la connaissance de soi et sur les limites de la penseacutee
humaine dans son rapport au divin que nous preacutesentons dans ce chapitre apportent un eacuteclairage
compleacutementaire sur lrsquointellection divine en tant qursquoelles portent sur lrsquoIntellect divin ndash les grands principes
philosophiques de la noeacutetique plotinienne que nous exposons ayant eacuteteacute repris par Proclus ndash et sur lrsquoactivation
de la part divine de notre acircme
142
Diadoque est agrave notre connaissance la premiegravere manifestation drsquoune dialectique
essentiellement ternaire dans lrsquohistoire de la penseacutee grecque272 Les eacutetudes de
W Beierwaltes notamment son Proklos Grundzuumlge seiner Metaphysik273 preacutesentent des
analyses toujours pertinentes au sujet des diffeacuterentes structures triadiques au fondement de
lrsquoarchitecture meacutetaphysique de la penseacutee proclienne Dans sa thegravese drsquohabilitation
Beierwaltes eacutenumegravere et deacutefinit les termes compris dans quelques-unes de ces triades qui
deacutecrivent la hieacuterarchie du Monde et de ses principes dans le systegraveme de Proclus Nous y
trouvons entre autres cette liste qui reprend certains des principaux concepts relatifs agrave la
procession de lrsquoEcirctre
(1) limite (peras) ndash illimiteacute (apeiron) ndash mixte (mikton)
(2) substanceecirctre (ousia) ndash alteacuteriteacute (heterotecircs) ndash identiteacute (tautotecircs)
(3) principe (archecirc) ndash milieu (meson) ndash fin (telos)
(4) intelligible (noecircton) ndash intelligible-et-intellectif (noecircton hama kai noeron) ndash
intellectif (noeron)
(5) substanceecirctre (ousia) ndash vie (zocircecirc) ndash penseacutee (nous)
(6) manence274 (monecirc) ndash procession (proodos) ndash conversion (epistrophecirc)275
Parmi ces triades nous traiterons de celles dont les termes apparaissent explicitement dans
la description que fait Proclus dans son commentaire aux lignes 28a1-4 du Timeacutee des six
acceptions de la noecircsis soit la triade (4) intelligible ndash intelligible-et-intellectif ndash intellectif
et la triade (5) substanceecirctre ndash vie ndash penseacutee Mais drsquoabord nous discuterons de la triade (6)
manence ndash procession ndash conversion qui bien qursquoelle ne soit pas mise de lrsquoavant dans
lrsquoexeacutegegravese proclienne de ce passage du Timeacutee peut ecirctre conccedilue comme la matrice de toute
procession triadique Deux autres triades qui nrsquoapparaissent pas dans la liste extraite de
lrsquoouvrage de Beierwaltes nous inteacuteresseront eacutegalement puisqursquoelles structurent de maniegravere
explicite les divisions dialectiques opeacutereacutees par Proclus agrave cet endroit de son Commentaire
sur le Timeacutee Drsquoabord la triade substance (ecirctre) ndash puissance ndash activiteacute dont les principes
272 La tradition pythagoricienne de par lrsquoimportance qursquoelle consacre au nombre a certes laisseacute des traces
chez Platon et les platoniciens anteacuterieurs agrave Proclus mais nous nrsquoavons pas pu identifier un corpus ougrave la
structure triadique eacutetait aussi nettement dominante Certes les Dialogues platoniciens preacutesentent plusieurs
divisions ternaires mais comme lrsquoa noteacute J-F Matteacutei drsquoautres structures numeacuteriques notamment celle baseacutee
sur le nombre cinq sont tout aussi importantes dans la penseacutee de Platon Voir J-F Matteacutei Platon Paris
Presses Universitaires de France 2005 273 W Beierwaltes Proklos Grundzuumlge seiner Metaphysik Frankfurt am Main Klostermann 1979 274 Bien que le terme manence ne soit pas usuel en franccedilais crsquoest peut-ecirctre celui qui rend le mieux de par sa
racine latine manere le sens du substantif grec monecirc 275 W Beierwaltes op cit p 20
143
philosophiques ont deacutejagrave eacuteteacute mis en lumiegravere par nos analyses sur la penseacutee de Platon et
drsquoAristote276 puis la triade ecirctre ndash avoir ndash voir qui occupe un rocircle deacuteterminant dans la
hieacuterarchisation des formes drsquointellection de lrsquointelligible divin agrave lrsquoimagination humaine Il
sera eacutegalement question de la triade intelligible ndash intellection ndash intellect qursquoil faut
distinguer de la triade intelligible ndash intelligible-et-intellectif ndash intellectif bien que les termes
extrecircmes de celles-ci ndash intelligible et intelligible intellectif et intellect ndash soient
pratiquement de mecircme nature et que lrsquointellection srsquoidentifie en quelque sorte agrave
lrsquointelligible-et-intellectif en tant que la notion de noecircsis deacutecrit le mouvement de
procession ou reacuteciproquement de conversion qui lie lrsquointellect au principe intelligible dont
il procegravede Une fois ces principales triades deacutefinies nous pourrons revenir agrave la deacutefinition
des trois premiegraveres acceptions de la noecircsis dans le Commentaire sur le Timeacutee en y
reconnaissant les principaux concepts qui permettent agrave Proclus de les analyser et distinguer
entre elles
112 La triade manence ndash la procession ndash la conversion
La triade manence ndash la procession ndash la conversion que lrsquoon pourrait qualifier de
triade des triades en tant qursquoelle structure toutes les autres deacutecrit le mouvement ternaire de
la procession des reacutealiteacutes intelligibles (au sens large du terme) et eacuteternelles un
laquo mouvement immobile raquo comme lrsquoa deacutecrit S Gersh dans ΚΙΝΗΣΙΣ ΑΚΙΝΗΤΟΣ A Study
of Spiritual Motion in the Philosophy of Proclus277 une eacutetude maintes fois citeacutee dans la
litteacuterature secondaire et lrsquoune des plus importantes contributions philosophiques au sujet
des fondements meacutetaphysiques du neacuteoplatonisme tardif Les apories relatives agrave la
multipliciteacute et au mouvement de procession des reacutealiteacutes divines et eacuteternelles ndash auxquelles
on serait plutocirct porteacutes drsquoattribuer les preacutedicats de lrsquouniteacute et lrsquoimmobiliteacute ndash peuvent certes
poser problegraveme dans lrsquoesprit drsquoun lecteur critique du corpus proclien (et plus geacuteneacuteralement
neacuteoplatonicien) ce que nous nrsquoessaierons pas de reacutesoudre speacutecifiquement dans cette eacutetude
les propos de Gersh demeurant encore agrave ce jour pertinents pour trouver une justification
philosophique agrave la doctrine eacutemanatiste de Proclus Cependant preacutecisons que le scheacutema de
la procession malgreacute ses apories permet drsquoillustrer drsquoapregraves des notions et images qui
276 Voir SECTION I 277 S Gersh ΚΙΝΗΣΙΣ ΑΚΙΝΗΤΟΣ A Study of Spiritual Motion in the Philosophy of Proclus Leiden Brill
1973
144
conviennent plus proprement aux ecirctres dont lrsquoactiviteacute srsquoinscrit dans le temps le dynamisme
et la multipliciteacute au sein monde intelligible savamment hieacuterarchiseacute dans le neacuteoplatonisme
tardif
Avant drsquoappliquer ce schegraveme aux triades que nous voulons analyser un retour aux
Eacuteleacutements de theacuteologie srsquoimpose afin de justifier les fondements et la fonction de la triade
manence ndash procession ndash conversion dans lrsquoexplication du reacuteel Comme lrsquoa constateacute et
identifieacute E R Dodds dans son eacutedition de ce traiteacute les propositions 25 agrave 39 laquo D Of
Procession and Reversion raquo278 concernent les termes de cette triade (on pourrait ajouter la
notion de manence au sous-titre donneacute par lrsquoeacutediteur) les deacutemonstrations de Proclus
cherchent agrave justifier son existence et sa place dans lrsquoeacuteconomie de la penseacutee meacutetaphysique
neacuteoplatonicienne Toutes les propositions de cette section ont leur importance pour
comprendre la nature et les causes de la procession divine mais lrsquoune drsquoentre elles nous
apparaicirct plus centrale et sa deacutemonstration plus essentielle pour comprendre et justifier
lrsquouniteacute et la multipliciteacute lrsquoimmobiliteacute et le mouvement au sein des principes eacuteternels et
divins agrave savoir la proposition 35
Prop 35 Tout effet agrave la fois demeure dans sa cause procegravede drsquoelle et se
convertit vers elle
Si lrsquoeffet se contentait de demeurer dans sa cause il nrsquoen diffeacutererait en rien et
il en serait indistinct Car la procession va de pair avec la distinction Srsquoil ne
faisait que proceacuteder il nrsquoaurait aucun point de coiumlncidence ni drsquoaccord avec sa
cause nrsquoayant avec elle rien de commun Srsquoil se bornait agrave se convertir on
demande comment un ecirctre qui ne tiendrait pas drsquoun principe sa substance
pourrait orienter sa conversion substantielle vers cet eacutetranger Srsquoil demeurait
dans sa cause et proceacutedait sans se convertir comment y aurait-il en chaque ecirctre
une aspiration de nature vers son bien et le bien et une tension vers son
geacuteneacuterateur Srsquoil proceacutedait et se convertissait sans demeurer dans sa cause
comment un ecirctre qui srsquoest eacutecarteacute de sa cause chercherait-il agrave coiumlncider avec elle
alors qursquoil nrsquoavait aucun point de coiumlncidence avant cet eacutecart Car srsquoil avait un
point de coiumlncidence assureacutement de ce point de vue il demeurerait en elle
Enfin srsquoil demeurait dans sa cause et se convertissait vers elle sans proceacuteder
comment un ecirctre qui est resteacute indistinct de sa cause pourrait-il se convertir vers
elle Car tout ce qui se convertit ressemble agrave un ecirctre qui se reacutesout dans ce dont
il est diviseacute par essence
Il faut ou bien qursquoun ecirctre demeure seulement dans sa cause ou bien qursquoil se
convertisse seulement ou bien qursquoil procegravede seulement ou bien qursquoil conjugue
les deux extrecircmes ou bien qursquoil joigne lrsquointermeacutediaire avec lrsquoun ou avec lrsquoautre
278 E R Dodds dans Proclus Elements of Theology p 29 (les propositions 25 agrave 39 vont de la p 29 agrave 43)
145
des deux extrecircmes ou enfin qursquoil cumule toutes les hypothegraveses Reste donc que
tout effet agrave la fois demeure dans sa cause en procegravede et se convertisse vers
elle279
Cette proposition dans le deacutetail de sa deacutemonstration preacutesuppose un ensemble de notions
postulats et thegraveses que nous nrsquoaurons pas lrsquooccasion drsquoanalyser ici Bien qursquoE R Dodds
nrsquoidentifie dans la traduction annoteacutee du texte grec aucune proposition anteacuterieure dont
deacutependrait la preacutesente deacutemonstration (J Trouillard ne mentionnant que la proposition 30 ndash
laquo Tout ce qui est produit immeacutediatement par un principe demeure en lui tout en proceacutedant
de lui280 raquo ndash sur laquelle elle se base entre autres) la fine argumentation preacutesenteacutee par
Proclus deacutepend de plusieurs propositions anteacuterieures ndash non seulement celles de la section
deacutefinie par Dodds (agrave partir de la prop 25) ndash et illustre la complexiteacute scientifique de la
doctrine de la procession dans la penseacutee proclienne Dans lrsquoexposeacute de la proposition 35 on
note lrsquoimportance qursquoattache Proclus agrave justifier lrsquouniteacute de lrsquoeffet et de sa cause malgreacute la
multipliciteacute qursquoil y deacutecrit celle qui correspond agrave la triade manence ndash procession ndash
conversion Lrsquoeffet est agrave la fois dans sa cause crsquoest le moment de la manence elle procegravede
de celle-ci la procession et se convertir enfin vers elle la conversion toute autre
conception de la causaliteacute eacutetant deacutemontreacutee absurde par Proclus
La thegravese de la proposition 35 des Eacuteleacutements de theacuteologie srsquoapplique agrave lrsquoensemble des
triades dont les termes apparaissent dans la deacutefinition et lrsquoanalyse des diffeacuterentes acceptions
de lrsquointellection dans lrsquoIn Timaeum Ainsi lrsquointellection de lrsquointellect divin le troisiegraveme
moment de la procession de lrsquointellection divine demeure dans sa cause (manence)
lrsquointellection intelligible procegravede de celle-ci (procession) dans lrsquointellection qui lie
lrsquointellect agrave lrsquointelligible et se convertit vers elle (conversion) de par son activiteacute qui est
279 Proclus Eacuteleacutements de theacuteologie prop 35 (trad J Trouillard) laquo Πᾶν τὸ αἰτιατὸν καὶ μένει ἐν τῇ αὐτοῦ
αἰτίᾳ καὶ πρόεισιν ἀπrsquo αὐτῆς καὶ ἐπιστρέφει πρὸς αὐτήν
εἰ γὰρ μένοι μόνον οὐδὲν διοίσει τῆς αἰτίας ἀδιάκριτον ὄνmiddot ἅμα γὰρ διακρίσει πρόοδος εἰ δὲ προΐοι μόνον
ἀσύναπτον ἔσται πρὸς αὐτὴν καὶ ἀσυμπαθές μηδαμῇ τῇ αἰτίᾳ κοινωνοῦν εἰ δὲ ἐπιστρέφοιτο μόνον πῶς τὸ
μὴ τὴν οὐσίαν ἀπrsquo αὐτῆς ἔχον κατrsquo οὐσίαν ποιεῖται τὴν πρὸς τὸ ἀλλότριον ἐπιστροφήν εἰ δὲ μένοι μὲν καὶ
προΐοι μὴ ἐπιστρέφοιτο δέ πῶς ἡ κατὰ φύσιν ὄρεξις ἑκάστῳ πρὸς τὸ εὖ καὶ τὸ ἀγαθὸν καὶ ἡ ἐπὶ τὸ γεννῆσαν
ἀνάτασις εἰ δὲ προΐοι μὲν καὶ ἐπιστρέφοιτο μὴ μένοι δέ πῶς ἀποστὰν μὲν τῆς αἰτίας συνάπτεσθαι σπεύδει
πρὸς αὐτήν ἀσύναπτον δὲ ἦν πρὸ τῆς ἀποστάσεως εἰ γὰρ συνῆπτο κατrsquoἐκεῖνο πάντως ἔμενεν εἰ δὲ μένοι
καὶ ἐπιστρέφοιτο μὴ προέρχοιτο δέ πῶς τὸ μὴ διακριθὲν ἐπιστρέφειν δυνατόν τὸ γὰρ ἐπιστρέφον πᾶν
ἀναλύοντι ἔοικεν εἰς ἐκεῖνο ἀφrsquo οὗ διῄρηται κατrsquo οὐσίαν raquo
ἀνάγκη δὲ ἢ μένειν μόνον ἢ ἐπιστρέφειν μόνον ἢ προϊέναι μόνον ἢ συνδεῖν τὰ ἄκρα μετrsquoἀλλήλων ἢ τὸ
μεταξὺ μεθrsquoἑκατέρου τῶν ἄκρων ἢ τὰ σύμπαντα λείπεται ἄρα καὶ μένειν πᾶν ἐν τῷ αἰτίῳ καὶ προϊέναι ἀπrsquo
αὐτοῦ καὶ ἐπιστρέφειν πρὸς αὐτό raquo 280 Ibid prop 30 (trad J Trouillard)
146
contemplation de lrsquointelligible divin et premier (dont lrsquointellect divin nrsquoest jamais
reacuteellement seacutepareacute) Crsquoest ce mecircme scheacutema agrave porteacutee universelle qui sera preacutesent dans
chacune des autres triades qui structurent les trois premiegraveres acceptions de la noecircsis les
relations causales deacutefinies et deacutemontreacutees dans la proposition 35 des Eacuteleacutements de theacuteologie
eacutetant reprises dans chacune drsquoelles
113 La triade intelligible ndash intellection ndash intellect et la triade intelligible ndash intelligible-et-
intellectif ndash intellectif
La triade qui apparaicirct drsquoembleacutee dans lrsquoextrait commenteacute de lrsquoIn Timaeum se preacutesente
sous cette forme intelligible ndash intellection ndash intellect Les trois acceptions divines de
lrsquointellection deacutefinies par Proclus sont certes toutes trois des formes de la noecircsis mais seul
le terme meacutedian de la triade peut ecirctre proprement identifieacute agrave lrsquointellection de par son aspect
dynamique qui est de lrsquoordre de la puissance processive et qui srsquoidentifie au mouvement
produit agrave partir de lrsquointelligible la source laquo statique raquo de la procession intellective vers
lrsquointellect qui est en quelque sorte le reacutesultat acheveacute du processus drsquointellection Elle se
superpose agrave la triade intelligible ndash intelligible-et-intellectif ndash intellectif qui nrsquoapparaicirct pas
sous cette forme dans les Eacuteleacutements de theacuteologie mais qui est nettement deacutefinie par Proclus
dans la Theacuteologie platonicienne notamment au premier chapitre du livre IV qui introduit
les principes intelligibles-et-intellectifs comme entiteacutes meacutedianes entre les intelligibles et les
intellectifs
Nous devons mettre ici un terme au traiteacute des dieux intelligibles qui a deacuteployeacute
lrsquoinitiation par laquelle Platon nous conduit aux mystegraveres qui les concernent
ensuite il faut absolument examiner de la mecircme maniegravere son enseignement sur
les dieux intellectifs Mais puisque parmi les intellectifs les uns sont
intelligibles et intellectifs crsquoest-agrave-dire ceux qui tout en pensant sont penseacutes
comme le dit lrsquoOracle les autres sont intellectifs seulement commenccedilons ce
traiteacute par les dieux qui sont agrave la fois intellectifs et intelligibles en deacutefinissant
drsquoabord ce qursquoils ont de commun entre eux ce qui rendra plus clair
lrsquoenseignement au sujet de chacune de leurs classes281
281 Proclus Theacuteologie platonicienne IV 1 1 6-10 (trad H D Saffrey et L G Westerink) laquo Ὁ μὲν δὴ περὶ
τῶν νοητῶν λόγος ἡμῖν ἐνταῦθα περιγεγράφθω τὴν τοῦ Πλάτωνος περὶ αὐτῶν ἀναπλώσας μυσταγωγίανmiddot
ἐχόμενον δέ ἐστι πάντως τὴν περὶ τῶν νοερῶν θεῶν ἀνασκέψασθαι κατὰ τὸν αὐτὸν τρόπον ὑφήγησιν Ἀλλrsquo
ἐπειδὴ τῶν νοερῶν τὰ μέν ἐστι νοητὰ καὶ νοερά ὅσα ν ο ο ῦ ν τ α ν ο ε ῖ τ α ι κατὰ τὸ λόγιον τὰ δὲ νοερὰ
μόνον ἀπὸ τῶν νοερῶν ἅμα καὶ νοητῶν ἀρξάμενοι λέγωμεν τὰ κοινὰ πρῶτον περὶ αὐτῶν διοριζόμενοι ἀφrsquo
ὧν καὶ τὴν περὶ ἑκάστης τάξεως διδασκαλίαν σαφεστέραν ποιησόμεθα raquo
147
Dans le cadre de ce traiteacute Proclus srsquoexprime en termes theacuteologiques la triade intelligible ndash
intelligibles-et-intellectifs ndash intellectifs srsquoy preacutesente donc sous cette forme la relation entre
les trois termes demeurant inchangeacutee dieux intelligibles ndash dieux intelligibles-et-intellectifs
ndash dieux intellectifs Il est aussi important de remarquer que les intelligibles-et-intellectifs se
trouvent au sommet de la classe geacuteneacuterique de dieux intellectifs qui se divise entre ces
mecircmes dieux intelligibles-et-intellectifs et les dieux speacutecifiquement intellectifs (Proclus
eacutecrit intellectifs seulement [noera monon]) Cette division opeacutereacutee par le dialecticien que
nous ne retrouvons pas systeacutematiquement dans le reste du corpus proclien et qui nrsquoest pas
preacutesente dans la section du Commentaire sur le Timeacutee qui nous importe se reacutevegravele cruciale
du point de vue theacuteologique puisqursquoelle marque le caractegravere transcendant de lrsquointelligible
par rapport aux reacutealiteacutes ndash intelligibles-et-intellectives et intellectives seulement ndash qui
procegravedent agrave partir de lui En effet les dieux intelligibles sont dans une classe agrave part et
supeacuterieure agrave celle qui comprend les dieux intelligibles-et-intellectifs et les dieux intellectifs
agrave savoir la classe geacuteneacuterique des dieux intellectifs
Notre eacutetude sur les limites de la penseacutee humaine dans son rapport au divin dans la
troisiegraveme sous-section de ce chapitre permet drsquoentrevoir les conseacutequences psychologiques
et eacutepisteacutemologiques de la fine division theacuteologique opeacutereacutee par Proclus telle qursquoexposeacutee agrave la
premiegravere page du livre IV de la Theacuteologie platonicienne Si notre acircme est naturellement
mise en contact avec les principes intellectifs puisqursquoelle porte en elle les traces
intellectives qui sont au principe de la reacuteminiscence des Formes282 lrsquoaccegraves aux reacutealiteacutes
intelligibles-et-intellectives et par-delagrave celles-ci aux principes intelligibles ne semble pas
pouvoir ecirctre acquise naturellement pour lrsquohomme de par la seule activation de la puissance
intellective de sa raison La connaissance des principes intelligibles-et-intellectifs
demanderait une possession de lrsquoacircme par le divin une forme drsquoenthousiasme alors que
celle des reacutealiteacutes proprement intelligibles est peut-ecirctre mecircme hors drsquoatteinte pour notre
acircme mecircme lorsque celle-ci est posseacutedeacutee par un dieu
282 Bien que cette doctrine au sujet de la continuiteacute entre lrsquointellect et lrsquoacircme ne soit pas pleinement et
preacuteciseacutement exposeacutee dans les Eacuteleacutements de theacuteologie on peut tout de mecircme y trouver sa thegravese centrale agrave la
proposition 194 laquo Toute acircme contient toutes les formes que lrsquointellect contient agrave titre premier raquo (notre
traduction)
148
Si les triades intelligible ndash intellection ndash intellect et intelligible ndash intelligible-et-
intellectif ndash intellectif se superposent clairement dans lrsquoexposeacute de Proclus sur les lignes
28a1-4 du Timeacutee et appliquent clairement le scheacutema manence ndash procession ndash conversion
drsquoautres triades tout aussi importantes permettent de saisir la continuiteacute dans la procession
intellective agrave partir de lrsquointelligible divin drsquoabord la triade substance ndash puissance ndash
activiteacute qui illustre agrave partir de concepts drsquoabord deacutefinis par Aristote dans le cadre de ses
recherches physiques et meacutetaphysiques la relation entre les diffeacuterents degreacutes de
lrsquointellection divine
114 La triade substance ndash puissance ndash activiteacute
Les philosophes et commentateurs neacuteoplatoniciens eacutevitent souvent de reconnaicirctre
ouvertement lrsquoinfluence drsquoAristote sur lrsquoeacutelaboration de leur penseacutee pour eux la plupart
des doctrines aristoteacuteliciennes sont tributaires de la penseacutee platonicienne voire de la
tradition pythagoricienne dont se serait inspireacute le fondateur de lrsquoAcadeacutemie283 Cependant
notre analyse de la triade substance ndash puissance ndash activiteacute notamment dans les sous-
sections consacreacutees agrave lrsquoeacutetude de la notion drsquoimagination dans le De anima et de la theacuteorie
des matheacutematiques dans la Meacutetaphysique284 permet de saisir lrsquoimportance des schegravemes
aristoteacuteliciens dans lrsquoeacutelaboration theacuteologique de cette structure triadique chez Proclus En
effet bien que la relation entre la substance (ou lrsquoecirctre) la puissance et lrsquoactiviteacute soit
discuteacutee par Platon notamment dans le passage de la Reacutepublique que nous avons
commenteacute285 crsquoest chez Aristote pour la premiegravere fois que le rapport entre ces trois
concepts est clairement theacuteoriseacute et appliqueacute notamment dans ses recherches sur la nature
et plus particuliegraverement dans ses eacutecrits sur lrsquoacircme
Proclus ne semble pas avoir extrait directement la triade substance ndash puissance ndash
activiteacute des œuvres drsquoAristote puisque le sens qursquoil lui est attribueacute diffegravere sur certains
points de celui que lrsquoon trouve dans la penseacutee aristoteacutelicienne Cette triade a connu une
283 Sur la question de lrsquoorthodoxie drsquoAristote et de Platon par rapport agrave la penseacutee pythagoricienne dans la
perspective neacuteoplatonicienne voir lrsquoeacutetude de D OrsquoMeara Pythagoras Revived Oxford Oxford University
Press 1989 284 Voir SECTION I mais aussi lrsquoANNEXE II au sujet de la critique de la theacuteorie platonicienne des Ideacutees et des
Nombres par Aristote 285 Platon Reacutepublique 477c-d Voir la SECTION I mais aussi lrsquoANNEXE I
149
longue histoire et ses termes ont subi de multiples modifications conceptuelles en
particulier la notion de puissance (dunamis) qui par lrsquointermeacutediaire de Plotin a acquis une
acception qursquoelle nrsquoavait pas chez Aristote alors qursquoelle prend le pas sur lrsquoacte ou
lrsquoactiviteacute au principe de toutes choses dans les Enneacuteades Chez Proclus dans le cadre de la
triade substance ndash puissance ndash activiteacute la dunamis deacutecrit plutocirct comme lrsquoeacutetymologie du
terme franccedilais nous lrsquoindique le dynamisme crsquoest-agrave-dire le mouvement la procession qui
rattache les deux termes extrecircmes de la triade la substance (ou lrsquoecirctre) et lrsquoactiviteacute
Lrsquointelligible est substance en soi lrsquointellect est seulement activiteacute alors que lrsquointellection
est le terme intermeacutediaire associeacute agrave la notion de vie qui procegravede du premier au second et
convertit ce dernier vers son principe On comprend donc pourquoi la triade substance ndash
puissance ndash activiteacute se superpose agrave la triade ecirctre ndash vie ndash penseacutee en tant que la puissance a le
caractegravere geacuteneacuterateur de la vie et que lrsquoactiviteacute de lrsquointellect est essentiellement penseacutee lrsquoecirctre
et la substance eacutetant des termes interchangeables
Il est difficile drsquoidentifier une proposition en particulier des Eacuteleacutements de theacuteologie
qui offrirait un exposeacute clair et satisfaisant de la structure et des fondements de la triade
substance ndash puissance ndash activiteacute Dans la section intituleacutee laquo I Of the Relation of Causes to
their Effects and of Potency raquo et deacutefinie par E R Dodds286 qui comprend les propositions
75 agrave 86 on trouve les deacuteveloppements les plus importants de ce traiteacute agrave propos du concept
de puissance (dunamis) notamment aux propositions 77 agrave 86 (agrave lrsquoexception des
propositions 82 et 83 qui concernent plutocirct la conversion) Proclus y reprend plusieurs
principes doctrinaux de la Meacutetaphysique drsquoAristote En tant qursquoelle srsquoapplique aux reacutealiteacutes
qui ont leur activiteacute dans le temps par exemple lrsquoacircme la theacuteorie aristoteacutelicienne de lrsquoacte et
de la puissance convient tout agrave fait pour conceptualiser les rapports de causaliteacute entre
diffeacuterentes substances Nous pouvons donner lrsquoexemple de la puissance sensitive qui
appartient agrave la substance qursquoest lrsquoacircme humaine et qui entre en activiteacute lorsqursquoelle est
stimuleacutee par un objet sensible Dans ce cas la puissance est imparfaite elle est meneacutee agrave sa
perfection dans lrsquoactiviteacute par un objet qui lui est exteacuterieur Cependant dans le cas des
principes eacuteternels la puissance qui leur est attribueacutee ne peut ecirctre que parfaite la diviniteacute
286 E R Dodds dans Proclus Elements of Theology p 71 (les propositions 75 agrave 86 couvrent les p71 agrave 81)
Remarquons que la proposition 86 aurait peut-ecirctre davantage sa place dans la section suivante du traiteacute que
lrsquoeacutediteur intitule laquo J Of Being Limit and Infinitude raquo
150
de par lrsquoeacuteterniteacute de son ecirctre mais aussi de ses activiteacutes ne peut ecirctre actualiseacutee sa puissance
eacutetant eacuteternellement telle qursquoelle est La proposition 78 agrave la suite la proposition 77 ndash qui est
construite agrave partir des notions deacutefinies par Aristote au livre Θ de la Meacutetaphysique ndash effectue
la distinction entre une puissance parfaite agrave partir de laquelle on peut concevoir le terme
central de toute triade associeacutee agrave la procession divine et la puissance imparfaite qui ne
saurait ecirctre attribueacutee agrave la diviniteacute mais est reacuteserveacutee aux ecirctres naturels ou aux entiteacutes dont
lrsquoactiviteacute est engageacutee dans le Devenir par exemple les acircmes particuliegraveres
Prop 78 Toute puissance est parfaite ou imparfaite
La puissance qui confegravere lrsquoactualiteacute est parfaite car elle rend les autres
parfaits par ses propres eacutenergies et ce qui est capable de parfaire les autres
possegravede soi-mecircme un meilleur mode de perfection Au contraire la puissance
qui a besoin drsquoun acte distinct drsquoelle-mecircme qui lui preacuteexiste et auquel elle
correspond en tant que puissance est imparfaite Car elle requiert alors pour
devenir parfaite la perfection drsquoun autre ecirctre agrave laquelle elle participe Par elle-
mecircme donc une telle puissance est imparfaite En sorte que la puissance de
lrsquoecirctre en acte est parfaite parce qursquoelle est grosse drsquoactualiteacute tandis que celle de
lrsquoecirctre en puissance est imparfaite parce qursquoelle tient de lrsquoecirctre en acte sa
perfection287
La puissance qui lie lrsquoIntelligible agrave lrsquoIntellect dans le contexte de six acceptions de
lrsquointellection dans le Commentaire sur le Timeacutee ne doit donc pas ecirctre conccedilue comme une
potentialiteacute actualisable et donc imparfaite mais bien comme le principe parfait drsquoune
activiteacute dont elle est au principe en tant que cette puissance procegravede de la cause
lrsquoIntelligible vers laquelle se convertit lrsquoeffet qui lui est le terme dernier de la procession
proclienne agrave savoir lrsquoIntellect divin288
Drsquoune part la triade substance ndash puissance ndash activiteacute srsquoapplique aux ecirctres qui ont
leur activiteacute dans le temps les acircmes et les corps et reprend chez Proclus les principes de la
doctrine aristoteacutelicienne de lrsquoacte et de la puissance drsquoautre part elle permet drsquoillustrer la
287 Proclus Eacuteleacutements de theacuteologie prop 78 (trad J Trouillard) laquo Πᾶσα δύναμις ἢ τελεία ἐστὶν ἢ ἀτελής
ἡ μὲν γὰρ τῆς ἐνεργείας οἰστικὴ τελεία δύναμιςmiddot καὶ γὰρ ἄλλα ποιεῖ τέλεια διὰ τῶν ἑαυτῆς ἐνεργειῶν τὸ δὲ
τελειωτικὸν ἄλλων μειζόνως αὐτὸ τελειότερον ἡ δὲ ἄλλου του δεομένη τοῦ κατrsquo ἐνέργειαν προϋπάρχοντος
καθrsquo ἣν δυνάμει τι ἔστιν ἀτελήςmiddot δεῖται γὰρ τοῦ τελείου ἐν ἄλλῳ ὄντος ἵνα μετασχοῦσα ἐκείνου τελεία
γένηταιmiddot καθrsquo αὑτὴν ἄρα ἀτελής ἐστιν ἡ τοιαύτη δύναμις ὥστε τελεία μὲν ἡ τοῦ κατrsquo ἐνέργειαν δύναμις
ἐνεργείας οὖσα γόνιμοςmiddot ἀτελὴς δὲ ἡ τοῦ δυνάμει παρrsquo ἐκείνου κτωμένη τὸ τέλειον raquo 288 Au sujet des diffeacuterents sens pris par la notion de puissance dans la penseacutee de Proclus voir C Steel
laquo Puissance active et puissance reacuteceptive chez Proclus raquo dans Dunamis nel neoplatonismo Atti del II
Colloquio Internazionale del Centro di Ricerca sul Neoplatonismo (Universitagrave degli Studi di Catania 6-8
octobre 1994) eacutediteacute par F Romano et R L Cardullo Florence La Nuova Italia Editrice 1996 p 121-137
151
continuiteacute dans la procession du divin alors que toute notion drsquoimperfection est eacutevacueacutee de
la notion de puissance celle-ci srsquoidentifiant agrave la notion vie dans la triade agrave laquelle elle
srsquoapparente agrave savoir la triade ecirctre ndash vie ndash penseacutee qui degraves Plotin se preacutesente comme une des
plus importantes structures de la meacutetaphysique neacuteoplatonicienne
115 La triade ecirctre ndash vie ndash penseacutee
La triade ecirctre ndash vie ndash penseacutee srsquoapplique aux diffeacuterentes acceptions de lrsquointellection
notamment celles qui concernent le divin dans le Commentaire de Proclus sur le Timeacutee
Nos exposeacutes sur la penseacutee de Plotin notamment sur la connaissance de soi et lrsquoIntellect
divin apporteront un eacuteclairage suppleacutementaire sur la nature de cette triade dans la tradition
neacuteoplatonicienne Les travaux de Pierre Hadot289 ont permis de mieux faire comprendre
lrsquoimportance de cette structure triadique dans la penseacutee plotinienne heacuteritiegravere des
speacuteculations au sujet de lrsquoecirctre de la vie et de la penseacutee dans les Dialogues platoniciens et
annonciatrice des efforts de systeacutematisation dans le neacuteoplatonisme posteacuterieur notamment
chez Proclus et Damascius
Chez Proclus lrsquoapplication de cette triade au monde intelligible a pour effet de
multiplier les divisions drsquoainsi rendre manifeste la multipliciteacute des principes sans toutefois
porter atteinte agrave leur uniteacute La proposition 103 des Eacuteleacutements de theacuteologie qui eacutenonce un des
principes les plus geacuteneacuteraux mais aussi un des plus importants de la meacutetaphysique
proclienne tout est en tout mais en chacun sous son mode propre est drsquoabord appliqueacute agrave
cette triade ecirctre ndash vie ndash penseacutee qui peacutenegravetre toutes choses des premiers principes aux plus
humbles manifestations du divin dans le monde naturel290
Prop 103 Tout est en tout mais en chacun sous son mode propre Dans lrsquoecirctre
en effet se trouvent la vie et lrsquoesprit dans la vie lrsquoecirctre et la penseacutee dans lrsquoesprit
lrsquoecirctre et la vie Mais dans un cas sous le mode noeacutetique dans un autre sous le
mode vital dans un autre enfin selon le mode de lrsquoecirctre
Puisque chaque ordre peut exister ou bien dans sa cause ou bien dans sa
propre subsistence ou bien dans une participation puisque dans le premier
289 P Hadot laquo Ecirctre vie penseacutee chez Plotin et avant Plotin raquo dans Les sources de Plotin Genegraveve Fondation
Hardt 1960 p 107-141 repris dans Plotin Porphyre Eacutetudes neacuteoplatoniciennes Paris Les Belles Lettres
1999 p 127-181 290 Ce que manifeste deacutejagrave sans le mecircme degreacute de systeacutematiciteacute le Traiteacute III 8 (30) de Plotin ougrave lrsquoon apprend
que tout contemple autrement dit que tout pense sous un mode qui lui est propre
152
ordre les autres existent comme dans leur cause puisque dans lrsquoordre meacutedian le
premier existe par participation et le troisiegraveme comme dans sa cause puisque
enfin dans le troisiegraveme ordre les deux preacuteceacutedents existent par participation on
dira que dans lrsquoecirctre vie et esprit sont preacutecontenus Mais chaque ordre eacutetant
caracteacuteriseacute par sa propre subsistence et non par ce qursquoil cause puisqursquoil cause
autre que soi ni par ce dont il participe puisqursquoil tient drsquoun autre ses
participations crsquoest le mode de lrsquoecirctre que la vie et la penseacutee existent dans lrsquoecirctre
comme vie substantielle et comme esprit substantiel On ajoutera que dans la
vie lrsquoecirctre existe par participation et la penseacutee comme dans sa cause mais que
ces deux derniers y revecirctent le mode vital puisque telle est la maniegravere de
subsister dans cet ordre Enfin dans lrsquoesprit la vie et la substantialiteacute existent
par participation et chacune drsquoelles noeacutetiquement Car lrsquoecirctre de lrsquoesprit est
cognitif et sa vie est connaissance291
Appliqueacute agrave la triade de lrsquointellection divine ce principe montre la coheacutesion la continuiteacute et
lrsquointerpeacuteneacutetration de chacune des formes de la noecircsis divine Lrsquointelligible preacutecontient
lrsquointellection et lrsquointellect sous le mode qui lui ecirctre propre selon le mode de lrsquoecirctre
lrsquointellection possegravede sous le mode vital lrsquointelligible auquel elle participe et preacutecontient
lrsquointellect dont elle est la cause et lrsquointellect contient en lui sous le mode propre de la
penseacutee lrsquointelligible et lrsquointellection auxquels il participe292 La proposition 103 srsquoinscrit
aussi dans la continuiteacute de la proposition 35 les relations entre les termes de la triade ecirctre ndash
vie ndash penseacutee pouvant ecirctre compris agrave partir du schegraveme de la procession exposeacute par la triade
manence ndash procession ndash conversion En effet la penseacutee en tant qursquoeffet demeure dans sa
cause lrsquoecirctre procegravede drsquoelle sous un mode vital et se convertit vers elle de par son activiteacute
(qui est aussi sa nature) agrave savoir la penseacutee
Proclus se sert ainsi de la structure triadique ecirctre ndash vie ndash penseacutee pour montrer la
multipliciteacute dans lrsquouniteacute de lrsquointellection divine ce qursquoil fera eacutegalement au moyen de la
291 Proclus Eacuteleacutements de theacuteologie prop 103 (trad J Trouillard) laquo Πάντα ἐν πᾶσιν οἰκείως δὲ ἐν ἑκάστῳmiddot
καὶ γὰρ ἐν τῷ ὄντι καὶ ἡ ζωὴ καὶ ὁ νοῦς καὶ ἐν τῇ ζωῇ τὸ εἶναι καὶ τὸ νοεῖν καὶ ἐν τῷ νῷ τὸ εἶναι καὶ τὸ ζῆν
ἀλλrsquo ὅπου μὲν νοερῶς ὅπου δὲ ζωτικῶς ὅπου δὲ ὄντως ὄντα πάντα
ἐπεὶ γὰρ ἕκαστον ἢ κατrsquo αἰτίαν ἔστιν ἢ καθrsquo ὕπαρξιν ἢ κατὰ μέθεξιν ἔν τε τῷ πρώτῳ τὰ λοιπὰ κατrsquo αἰτίαν
ἔστι καὶ ἐν τῷ μέσῳ τὸ μὲν πρῶτον κατὰ μέθεξιν τὸ δὲ τρίτον κατrsquo αἰτίαν καὶ ἐν τῷ τρίτῳ τὰ πρὸ αὐτοῦ κατὰ
μέθεξιν καὶ ἐν τῷ ὄντι ἄρα ζωὴ προείληπται καὶ νοῦς ἑκάστου δὲ κατὰ τὴν ὕπαρξιν χαρακτηριζομένου καὶ
οὔτε κατὰ τὴν αἰτίαν (ἄλλων γάρ ἐστιν αἴτιον) οὔτε κατὰ τὴν μέθεξιν (ἀλλαχόθεν γὰρ ἔχει τοῦτο οὗ
μετείληφεν) ὄντως ἐστὶν ἐκεῖ καὶ τὸ ζῆν καὶ τὸ νοεῖν ζωὴ οὐσιώδης καὶ νοῦς οὐσιώδηςmiddot καὶ ἐν τῇ ζωῇ κατὰ
μέθεξιν μὲν τὸ εἶναι κατrsquoαἰτίαν δὲ τὸ νοεῖν ἀλλὰ ζωτικῶς ἑκάτερον (κατὰ τοῦτο γὰρ ἡ ὕπαρξις)middot καὶ ἐν τῷ
νῷ καὶ ἡ ζωὴ καὶ ἡ οὐσία κατὰ μέθεξιν καὶ νοερῶς ἑκάτερον (καὶ γὰρ τὸ εἶναι τοῦ νοῦ γνωστικὸν καὶ ἡ ζωὴ
γνῶσις) raquo 292 Les termes de la triade ecirctre ndash avoir ndash voir permettront de deacutecrire de maniegravere encore plus preacutecise les
diffeacuterents rapports de causaliteacute et de participation entre les termes de la triade intelligible ndash intellection ndash
intellect
153
triade ecirctre ndash avoir ndash voir qursquoil nrsquoappliquera pas qursquoagrave sa seule analyse des formes divines de
la noecircsis mais qursquoil eacutetendra jusqursquoaux types drsquointellection qui appartiennent aux reacutealiteacutes
infeacuterieures celles des acircmes supeacuterieures et particuliegraveres couvrant ainsi la totaliteacute des six
acceptions de la noecircsis agrave partir drsquoune laquo translation raquo de cette triade de lrsquointelligible divin agrave
lrsquoimagination humaine
116 La triade ecirctre ndash avoir ndash voir
La derniegravere triade sur laquelle nous ferons porter notre analyse nrsquoapparaicirct pas
explicitement dans lrsquoeacutenonceacute des trois premiegraveres acceptions de la noecircsis mais agrave la suite de la
preacutesentation des six degreacutes de lrsquointellection alors qursquoelle ordonne selon une deacutegradation de
la puissance intellective non seulement les intellections divines mais eacutegalement les
intellections humaines Revenons sur la derniegravere partie de ce passage dont nous avons
traiteacute en introduction de la premiegravere section de notre eacutetude293 cette fois en portant attention
agrave la triade ecirctre ndash avoir ndash voir ou est ndash possegravede ndash voit qui y apparaicirct
Puisqursquoen effet tout sujet connaissant ou bien est lrsquoobjet connu lui-mecircme ou
voit cet objet ou le possegravede ndash lrsquointellect est lrsquoobjet intelligible la sensation voit
le sensible la penseacutee possegravede en elle le penseacute ndash et puisque nous ne pouvons par
nature devenir lrsquointelligible lui-mecircme mais le connaissons gracircce agrave la faculteacute
qui est en nous conjugueacutee agrave lrsquoobjet crsquoest de cette faculteacute donc que nous avons
besoin et par elle la nature de lrsquoecirctre nous devient familiegravere294
La traduction de Festugiegravere met en relief les eacuteleacutements de cette triade en utilisant le caractegravere
italique conserveacute dans notre citation pour les termes est voit et possegravede les deux derniers
termes de la triade voit et possegravede eacutetant ici inverseacutes La triade se preacutesente normalement
ainsi est possegravede voit ou agrave lrsquoinfinitif ecirctre avoir voir Pourquoi Proclus inverse-t-il ces
deux derniers eacuteleacutements dans ce passage Drsquoapregraves notre analyse des faculteacutes cognitives de
lrsquoacircme dans lrsquoIn Timaeum il nous semble que ce soit pour mieux distinguer le moyen terme
entre lrsquointellection et la sensation agrave savoir la penseacutee (dianoia) qui prise dans son acception
large correspond au logos agrave lrsquoessence de lrsquoacircme humaine Nous ne croyons donc pas qursquoil
293 Voir SECTION I au sujet des modes de connaissance dans la tradition platonico-aristoteacutelicienne 294 Proclus In Timaeum I 242 27-243 1 (trad A J Festugiegravere) laquo ἐπεὶ γὰρ πᾶν τὸ γνωστικὸν ἢ αὐτό ἐστι τὸ
γνωστὸν ἢ ὁρᾷ ἢ ἔχει τὸ γνωστόν ndash νοῦς μὲν γάρ ἐστι τὸ νοητόν αἴσθησις δὲ ὁρᾷ τὸ αἰσθητόν διάνοια δὲ
ἔχει ἐν ἑαυτῇ τὸ διανοητόν ndash ἡμεῖς δὲ αὐτὸ γενέσθαι τὸ νοητὸν οὐ πεφύκαμεν γιγνώσκομεν δὲ αὐτὸ διὰ τῆς
ἐν ἡμῖν συζύγου πρὸς αὐτὸ δυνάμεως ταύτης οὖν δεῖ καὶ διὰ ταύτης γνώριμος ἡμῖν ἡ τοῦ ὄντος φύσις raquo
154
soit question de la dianoia en un sens technique et restreint telle que nous lrsquoavons deacutefinie
dans la premiegravere section de notre eacutetude Bien que cet extrait ne concerne directement les
acceptions de lrsquointellection divine il permet drsquoillustrer lrsquoutiliteacute de la triade ecirctre ndash avoir ndash
voir pour conceptualiser les rapports entre les diffeacuterentes formes de connaissance et la
deacutegradation progressive de celles-ci dans ce cas-ci de lrsquointellection agrave la sensation en
passant par la penseacutee rationnelle
Le plus important passage qui preacutesente cette structure triadique ecirctre ndash avoir ndash voir
apparaicirct apregraves lrsquoeacutenumeacuteration et la deacutefinition de chacune des acceptions de lrsquointellection
non seulement divine mais aussi humaine dans le Commentaire sur le Timeacutee Agrave lrsquoaide des
eacuteleacutements de cette triade ndash est possegravede et voit dans la traduction citeacutee et pour laquelle nous
conservons encore ici le caractegravere italique ndash Proclus reprend les six formes drsquointellection
comme Festugiegravere lrsquoa clairement identifieacute
Mais (1) tantocirct lrsquointellection est lrsquoobjet connu lui-mecircme (2) tantocirct elle est
intellection elle possegravede lrsquoIntelligible (3) tantocirct elle est intellect elle possegravede
lrsquointellection elle voit lrsquoIntelligible sous un mode universel (4) tantocirct elle est
lrsquoobjet connu sous un mode partiel mais elle voit aussi les Touts par lrsquointellect
partiel (5) tantocirct elle voit les Touts mais elle ne les voit agrave un seul et mecircme
instant que par fragments et non tout agrave la fois (6) tantocirct cette vue
srsquoaccompagne drsquoun pacirctir295
Ce passage illustre clairement la distance de plus en plus grande prise par les formes
infeacuterieures drsquointellection par rapport agrave lrsquoobjet ultime de toute connaissance intellective agrave
savoir lrsquointelligible On peut constater que la triade srsquoapplique tregraves clairement aux trois
premiegraveres acceptions un nouveau terme srsquoajoutant agrave chaque nouvelle forme de
lrsquointellection est est et possegravede puis est possegravede et voit Cependant les trois derniegraveres
acceptions deacutelaissent les termes ecirctre et avoir (ou posseacuteder) seul lrsquointellect particulier est
encore lrsquoobjet connu agrave savoir lrsquointelligible sous le mode intellectif partiel alors que la
penseacutee rationnelle et lrsquoimagination ne font que voir ces mecircmes objets intelligibles cette
derniegravere ne pouvant mecircme plus ecirctre deacutefinie comme une vue proprement intellective de ces
objets puisque sa connaissance laquo srsquoaccompagne drsquoun pacirctir raquo
295 Ibid I 244 25-30 (trad A J Festugiegravere) laquo ἀλλrsquo ὅπου μέν ἐστιν αὐτὸ τὸ γνωστὸν ἡ νόησιςmiddot ὅπου δὲ ἔστι
μὲν τὸ δεύτερον ἔχει δὲ τὸ πρῶτονmiddot ὅπου δὲ ἔστι μὲν τὸ τρίτον ἔχει δὲ τὸ δεύτερον ὁρᾷ δὲ τὸ πρῶτον
ὁλικῶςmiddot ὅπου δὲ ἔστι μὲν τὸ γνωστὸν μερικῶς ὁρᾷ δὲ καὶ τὰ ὅλα διὰ τοῦ μερικοῦmiddot ὅπου δὲ ὁρᾷ μὲν τὰ ὅλα
ἀλλὰ μερικῶς ἅμα καὶ οὐκ ἀθρόωςmiddot ὅπου δὲ καὶ μετὰ πάθους ἡ ὅρασις raquo
155
Avant de conclure la preacutesentation de cette triade qui se distingue des autres et qui
nrsquoapparaicirct pas explicitement dans un ouvrage systeacutematique de Proclus comme les Eacuteleacutements
de theacuteologie nous pouvons nous poser la question de son origine Est-ce un schegraveme
conceptuel eacutelaboreacute par Proclus ou par son maicirctre Syrianus Sa creacuteation est-elle attribuable
agrave un neacuteoplatonicien anteacuterieur Bien qursquoaucun nom ne soit mentionneacute dans lrsquoexeacutegegravese des
lignes 28a1-4 du Timeacutee plus loin dans le Commentaire cette triade est ouvertement
associeacutee au nom drsquoAmeacutelius disciple de Plotin au cocircteacute de Porphyre appliqueacute agrave sa doctrine
du Deacutemiurge ou devrions-nous dire des deacutemiurges Ici encore nous conservons le
caractegravere italique pour identifier les termes de la triade en reproduisant la traduction de
Festugiegravere
Ameacutelius imagine le Deacutemiurge comme triple et dit qursquoil y a trois Intellects trois
Rois celui qui est celui qui a celui qui voit Ces trois sont diffeacuterents le
Premier Intellect est reacuteellement ce qursquoil est le Second est lrsquoIntelligible qui est
en lui mais il a lrsquoIntelligible qui le preacutecegravede et de toute faccedilon participe
seulement agrave celui-ci drsquoougrave vient aussi qursquoil est second le Troisiegraveme est lui aussi
lrsquoIntelligible qui est en lui ndash car tout intellect est identique agrave lrsquointelligible qui
fait couple avec lui ndash mais il a lrsquoIntelligible qui est dans le Second et il voit
seulement le premier Intelligible car plus on srsquoeacuteloigne plus est faible la
possession296 Ces trois Intellects donc ces trois Deacutemiurges Ameacutelius assume
que ce sont aussi les trois Rois297 dont parle Platon et les trois drsquoOrpheacutee
Phanegraves Ouranos et Kronos et celui qui agrave ses yeux est le plus Deacutemiurge est
Phanegraves298
Lrsquoexeacutegegravese de la Lettre II et de ses trois Rois auxquels les auteurs neacuteoplatoniciens ont
identifieacute diffeacuterents principes intelligibles a connu une histoire riche et longue dans la
tradition platonicienne En introduction au livre II de la Theacuteologie platonicienne H D
Saffrey et L G Westerink retracent les principaux moments de celle-ci et font entre autres
296 Tout comme la puissance de lrsquointellection se deacutegrade agrave mesure qursquoelle srsquoeacuteloigne de lrsquointelligible premier 297 A J Festugiegravere (Commentaire sur le Timeacutee livre II p 161 n 1) a bien compris que la reacutefeacuterence eacutetait au
texte des Lettres II 312 e1-4 de Platon et non au Timeacutee 40e sqq comme lrsquoindique lrsquoeacutediteur Diehl 298 Proclus In Timaeum I 306 1-14 (trad A J Festugiegravere) laquo Ἀ μ έ λ ι ο ς δὲ τριττὸν ποιεῖ τὸν δημιουργὸν
καὶ τρεῖς νοῦς βασιλέας τρεῖς τὸν ὄντα τὸν ἔχοντα τὸν ὁρῶντα διαφέρουσι δὲ οὗτοι διότι ὁ μὲν πρῶτος
νοῦς ὄντως ἐστὶν ὅ ἐστιν ὁ δὲ δεύτερος ἔστι μὲν τὸ ἐν αὐτῷ νοητόν ἔχει δὲ τὸ πρὸ αὐτοῦ καὶ μετέχει
πάντως ἐκείνου καὶ διὰ τοῦτο δεύτερος ὁ δὲ τρίτος ἔστι μὲν τὸ ἐν αὐτῷ καὶ οὗτοςmiddot πᾶς γὰρ νοῦς τῷ
συζυγοῦντι νοητῷ ὁ αὐτός ἐστινmiddot ἔχει δὲ τὸ ἐν τῷ δευτέρῳ καὶ ὁρᾷ τὸ πρῶτονmiddot ὅσῳ γὰρ πλείων ἡ ἀπόστασις
τοσούτῳ τὸ ἔχειν ἀμυδρότερον τούτους οὖν τοὺς τρεῖς νόας καὶ δημιουργοὺς ὑποτίθεται καὶ τοὺς παρὰ τῷ
Π λ ά τ ω ν ι τρεῖς βασιλέας καὶ τοὺς παρrsquo Ὀ ρ φ ε ῖ τρεῖς Φάνητα καὶ Οὐρανὸν καὶ Κρόνον καὶ ὁ μάλιστα
παρrsquo αὐτῷ δημιουργὸς ὁ Φάνης ἐστίν raquo
156
porter leurs analyses sur les fragments et teacutemoignages drsquoAmeacutelius299 La triade ecirctre ndash avoir ndash
voir qui est associeacutee agrave ces trois Rois proviendrait drsquoun rapprochement effectueacute par le
disciple de Plotin entre une phrase du Timeacutee (39e8-9) ougrave apparaissent ces expressions et le
contenu theacuteologique que lrsquoon a trouveacute dans la Lettre II Dans son Commentaire Proclus est
cateacutegorique crsquoest sur de ce passage du Timeacutee qursquoAmeacutelius extrait sa triade pour ensuite la
projeter sur lrsquoimage des trois Rois de la Lettre II et y fonder sa doctrine deacutemiurgique en se
reacuteclamant du mecircme coup de lrsquoautoriteacute textuelle de Platon
Crsquoest principalement sur ce passage qursquoAmeacutelius fonde sa triade des Intellects
deacutemiurgiques Il deacutenomme le premier laquo celui qui est raquo agrave partir de lrsquoexpression
laquo le Vivant qui est raquo le second laquo celui qui a raquo agrave partir de lrsquoexpression laquo incluses
dans raquo ndash car ce second Intellect nrsquoest pas ce sont les Formes qui sont en lui ndash
le troisiegraveme laquo celui qui voit raquo agrave partir de lrsquoexpression laquo voit raquo cela bien que
Platon ait dit que les Formes sont dans laquo ce qui est le Vivant raquo et qursquoil ne fasse
pas de distinction entre le Vivant-en-soi et le sujet dans lequel sont les Formes
des vivants en sorte que laquo celui qui est raquo nrsquoest pas diffeacuterent de laquo celui qui a raquo
srsquoil est vrai que lrsquoun est laquo ce qui est le Vivant raquo lrsquoautre le sujet dans lequel sont
les Formes300
Si la lecture de cet extrait agrave la lumiegravere des analyses de Saffrey et Westerink au sujet des
sources de la triade ecirctre ndash avoir ndash voir dans la lecture compareacutee de la Lettre II et du Timeacutee
nous permet de comprendre la pertinence des rapports deacutecrits par cette triade entre trois
niveaux du divin une question demeure toutefois pourquoi Proclus reprend-il cette triade
drsquoAmeacutelius qursquoil critique pourtant pour lrsquoapplication theacuteologique qursquoil en a faite afin de
caracteacuteriser non seulement les trois acceptions divines de lrsquointellection mais aussi les
formes humaines de la noecircsis Notre hypothegravese est que Proclus a reconnu la pertinence et
la force speacuteculative de cette triade drsquoabord associeacutee par Ameacutelius ndash selon une interpreacutetation
jugeacutee inadeacutequate de lrsquoesprit et de la lettre des lignes 39e8-9 du Timeacutee ndash aux figures
intelligibles et deacutemiurgiques pour deacutecrire la deacutegradation progressive et complegravete de
lrsquointellection de son principe dans lrsquointelligible divin agrave sa derniegravere manifestation dans
299 H D Saffrey et L G Westerink laquo Introduction 2 Histoire des exeacutegegraveses de la Lettre II de Platon dans la
tradition platonicienne raquo dans Theacuteologie platonicienne II p XX-LIX (en particulier p LII-LIII pour Ameacutelius) 300 Proclus In Timaeum III 103 18-28 (trad A J Festugiegravere) laquo Ἀ μ έ λ ι ο ς μὲν οὖν τὴν τριάδα τῶν
δημιουργικῶν νόων ἀπὸ τούτων μάλιστα συνίστησι τῶν ῥημάτων τὸν μὲν πρῶτον lsquoὄνταrsquo καλῶν ἀπὸ τοῦ ὅ
ἐ σ τ ι ζ ῷ ο ν τὸν δὲ δεύτερον lsquoἔχονταrsquo ἀπὸ τοῦ ἐ ν ο ύ σ α ς (οὐ γὰρ ἔστιν ὁ δεύτερος ἀλλrsquo εἴσεισιν ἐν
αὐτῷ)τὸν δὲ τρίτον lsquoὁρῶνταrsquo ἀπὸ τοῦ κ α θ ο ρ ᾶ ν καίτοι τοῦ Πλάτωνος ἐν τῷ ὅ ἐ σ τ ι ζ ῷ ο ν εἶναι τὰς
ἰδέας εἰπόντος καὶ οὐκ ἄλλο μὲν εἶναι τὸ αὐτοζῷον ἄλλο δὲ τὸ ἐν ᾧ ἔνεισιν αἱ ἰδέαι τῶν ζῴων ὥστε οὐκ
ἄλλος ἐστὶν ὁ ὢν τοῦ ἔχοντος εἴπερ ὃ μέν ἐστι τὸ ὅ ἐ σ τ ι ζ ῷ ο ν ὃ δὲ ἐν ᾧ ἔνεισιν αἱ ἰδέαι raquo
157
lrsquoimagination humaine Lrsquoingeacuteniositeacute exeacutegeacutetique drsquoun devancier mecircme si elle produit une
interpreacutetation fautive drsquoune doctrine platonicienne peut toujours ecirctre reacutecupeacutereacutee dans un
autre cadre meacutetaphysique ce que Proclus se prive rarement de faire
117 Remarques conclusives sur le rocircle des triades dans la meacutetaphysique proclienne
Agrave lrsquoaide des analyses que nous avons fournies de diffeacuterents passages du Commentaire
sur le Timeacutee des Eacuteleacutements de theacuteologie et de la Theacuteologie platonicienne nous avons pu
constater lrsquoimportance de la structure triadique dans la penseacutee meacutetaphysique de Proclus et
plus particuliegraverement dans sa conception de la nature des diffeacuterentes formes de
lrsquointellection et des rapports deacutefinis par la triade manence ndash procession ndash conversion que
lrsquoon peut eacutetablir entre elles Nous avons anticipeacute plusieurs deacuteveloppements que lrsquoanalyse
des deacutefinitions fournies pour chacune des trois acceptions de la noecircsis divine nous
demanderait de faire Nous nous limiterons donc agrave preacutesenter ces passages en gardant agrave
lrsquoesprit nos exposeacutes et les analyses conceptuelles qursquoils contiennent au sujet des
diffeacuterentes triades qui structurent la procession de lrsquointellection divine de lrsquointelligible agrave
lrsquointellect
Reppelons que notre traitement des trois acceptions de lrsquointellection divine se fera
dans lrsquoordre inverse de la procession crsquoest-agrave-dire selon le mouvement de conversion qui agrave
partir de lrsquointellection de lrsquointellect divin nous megravenera jusqursquoagrave la noecircsis qui srsquoidentifie agrave la
substance de lrsquointelligible divin Nous traiterons briegravevement des sources platonico-
aristoteacutelicienne de cette doctrine proclienne non seulement dans la suite de cette sous-
section en ce qui concerne principalement la nature de lrsquointellect divin mais aussi dans
notre eacutetude de la connaissance de soi et de lrsquoIntellect laquo hypostase raquo dans la penseacutee
neacuteoplatonicienne principalement dans lrsquoœuvre de Plotin
12 Lrsquointellection de lrsquointellect divin
121 Uniteacute et multipliciteacute de la notion drsquointellect divin
Quand Proclus emploie lrsquoexpression intellect divin renvoie-t-il agrave une reacutealiteacute unique
ou agrave une multipliciteacute drsquoentiteacutes intellectives et divines Une analyse non exhaustive des
diffeacuterentes occurrences de cette expression ne nous permet pas drsquoen arriver agrave un jugement
158
deacutefinitif agrave ce sujet mais nous pouvons tout de mecircme distinguer un Intellect divin unique et
principiel que lrsquoon peut identifier au Deacutemiurge du Timeacutee et une multipliciteacute drsquointellects
divins qui correspondent agrave plusieurs figures du pantheacuteon grec traiteacutees au livre V de la
Theacuteologie platonicienne Bien que nous reprenions la traduction drsquoA J Festugiegravere pour
lrsquoextrait suivant qui preacutesente la troisiegraveme acception de la noecircsis avec la majuscule
attribueacutee au terme laquo Intellect raquo nous restons prudent quant agrave lrsquointerpreacutetation de la nature de
cet intellect et eacutevitons drsquoattribuer la forme drsquointellection deacutecrite qursquoagrave la cette seule entiteacute
intellective qursquoest le Deacutemiurge ou seul Intellect qui au principe de la procession de la
multipliciteacute des intellects divins301
En troisiegraveme lieu il y a lrsquointellection conjugueacutee agrave lrsquoIntellect Divin lui-mecircme
qui est activiteacute de lrsquoIntellect gracircce agrave laquelle il se saisit de lrsquoIntelligible qui est
en lui et selon laquelle il srsquointellige lui-mecircme et perccediloit en quelle maniegravere il est
Intellect car elle est activiteacute et laquo intellection en soi raquo mais non plus
laquo Intellection intelligible raquo elle nrsquoa plus valeur de Puissance mais est
seulement activiteacute comme je lrsquoai dit et elle est laquo intellection intellective raquo302
Nous nrsquoutiliserons pas lrsquoexpression Intellect Divin au singulier puisqursquoil y a selon nous
une multipliciteacute drsquointellects divins drsquoentiteacutes qui partagent par participation aux heacutenades
cette essence intellective et divine Nous comprenons toutefois le choix du traducteur de
conserver la majuscule puisqursquoil est vrai que le plan intellectif forme une uniteacute et que les
caracteacuteristiques attribueacutees agrave la monade agrave lrsquoIntellect divin peuvent aussi lrsquoecirctre aux entiteacutes
qui en procegravedent
La question de lrsquouniteacute et de la multipliciteacute de lrsquointellect nrsquoapparaicirct bien sucircr pas avec
Proclus elle est deacutejagrave theacuteoriseacutee par Plotin qui dans de multiples traiteacutes notamment ceux que
lrsquoon retrouve dans la cinquiegraveme Enneacuteade cherche agrave montrer le caractegravere un et multiple de
lrsquohypostase303 qursquoest lrsquoIntellect Les apories au sujet de la nature de lrsquoIntellect sont deacutefinies
par ses deux principales sources Platon et Aristote le premier traitant de noeacutetique dans la
perspective du dialecticien le second du point de vue du naturaliste Nous ne nous
301 Voir Proclus Eacuteleacutements de theacuteologie prop 181 (et les propositions dont celle-ci deacutepend) comme preuve de
la multipliciteacute des intellects divins dans la meacutetaphysique proclienne 302 Proclus In Timaeum I 244 6-11 (trad A J Festugiegravere) laquo τρίτη δὲ ἡ ἐν αὐτῷ τῷ θείῳ νῷ σύ-ζυγος
νόησις ἐνέργεια οὖσα τοῦ νοῦ διrsquo ἧς τὸ ἐν αὐτῷ νοητὸν συνείληφε καὶ καθrsquo ἣν ἑαυτὸν νοεῖ καὶ ᾗ αὐτός
ἐστινmiddot ἐνέργεια γάρ ἐστι καὶ αὐτονόησις ἀλλrsquo οὐ νοητὴ νόησις οὐδὲ ὡς δύναμις ἀλλrsquo ὡς ἐνέργεια καθάπερ
εἴρηται καὶ νοερὰ νόησις raquo 303 Rappelons que le terme hypostase nrsquoest pas encore employeacute dans ce sens technique par Plotin
159
inteacuteressons pas tant aux propos mecircmes de ces deux autoriteacutes pour la penseacutee
neacuteoplatonicienne qursquoau point de vue proclien sur les divergences entre les noeacutetiques
platonicienne et aristoteacutelicienne la premiegravere devant ecirctre toujours deacutefendue contre les
critiques et les deacuteformations que lui a fait subir la seconde
122 Les doctrines de Platon et drsquoAristote sur lrsquoIntellect drsquoapregraves Proclus
Alors qursquoil traite de la relation entre lrsquoAcircme du Monde et son intellect ndash rappelons que
la cosmologie aristoteacutelicienne fait lrsquoeacuteconomie de ce principe psychique universel ndash Proclus
contraste ainsi les conceptions theacuteologiques et noeacutetiques de Platon et drsquoAristote dans son
Commentaire sur le Timeacutee
Platon donc avec un geacutenie tout agrave fait admirable pose en principe deux
Intellects lrsquoun imparticipeacute et creacuteateur lrsquoautre participeacute et non seacutepareacute ndash car ce
qui subsiste en autre chose et qui est coordonneacute aux reacutealiteacutes infeacuterieures deacutepend
des reacutealiteacutes subsistant en elles-mecircmes ndash et il accorde agrave lrsquoUnivers une double
vie lrsquoune qui lui est congeacutenitale lrsquoautre seacutepareacutee pour que le Monde soit vivant
par la vie qui est en lui doueacute drsquoacircme par lrsquoAcircme intellective et doueacute
drsquointelligence gracircce au tregraves preacutecieux Intellect lui-mecircme304
Apregraves lrsquoeacuteloge reacuteserveacute agrave la doctrine de lrsquoIntellect chez Platon vient le blacircme agrave lrsquoendroit de la
noeacutetique drsquoAristote Lrsquoessentiel de sa critique qursquoil reprend et deacuteveloppe plus loin dans lrsquoIn
Timaeum se trouve dans ces quelques lignes du premier tome de son Commentaire
Aristote lui a fait une soustraction par moitieacute dans sa propre philosophie en lui
enlevant lrsquoIntellect imparticipeacute Car pour Aristote le premier Intellect est celui
de la sphegravere des fixes De plus il retranche lrsquoAcircme intellective intermeacutediaire
entre lrsquoIntellect et le Corps animeacute du Monde et il joint directement lrsquoIntellect agrave
ce Corps doueacute de vie305
Plotin au Traiteacute V 1 [10] avait deacutejagrave formuleacute une critique semblable agrave lrsquoendroit de la
noeacutetique aristoteacutelicienne lui reprochant drsquoecirctre deacutetermineacutee par la physique une science qui
304 Ibid I 403 31-404 6 (trad A J Festugiegravere) laquo ὁ μὲν οὖν Πλάτων πάνυ δαιμονίως νοῦν τε ὑποτίθεται
διττόν τὸν μὲν ἀμέθεκτον καὶ δημιουργικόν τὸν δὲ μεθεκτὸν καὶ ἀχώριστον mdash ἀπὸ γὰρ τῶν ἐν αὐτοῖς ὄντων
τὰ ἐν ἄλλοις ὄντα καὶ συντεταγμένα τοῖς ὑφειμένοις mdash καὶ τῷ παντὶ διττὴν ἐνδίδωσι ζωήν τὴν μὲν
σύμφυτον τὴν δὲ χωριστήν ἵνα καὶ ζῷον ὁ κόσμος ᾖ διὰ τὴν ἐν αὐτῷ ζωήν καὶ ἔμψυχον διὰ τὴν νοερὰν
ψυχήν καὶ ἔννουν διrsquo αὐτὸν τὸν πολυτίμητον νοῦν raquo 305 Ibid I 404 7-11 (trad A J Festugiegravere) laquo ὁ δέ γε Ἀ ρ ι σ τ ο τ έ λ η ς ἐξ ἡμισείας τὸν μὲν ἀμέθεκτον νοῦν
ὑφεῖλεν τῆς αὑτοῦ φιλοσοφίαςmiddot ὁ γὰρ πρῶτος αὐτῷ νοῦς τῆς ἀπλανοῦς ἐστιmiddot τὴν δὲ νοερὰν ψυχὴν μέσην
οὖσαν τοῦ τε νοῦ καὶ τοῦ ἐψυχωμένου σώματος ὑποτέμνεται συνάπτει δὲ αὐτόθεν τῷ ζῶντι σώματι τὸν
νοῦν raquo
160
ne saurait avoir le mecircme degreacute drsquoexactitude que la dialectique qui seule permet de
connaicirctre adeacutequatement la nature drsquoune reacutealiteacute eacuteternelle immuable et transcendante telle
que lrsquoIntellect
Plus tard Aristote dit que ce qui est premier est laquo seacutepareacute raquo et laquo intelligible raquo
mais en disant qursquoil laquo se pense soi-mecircme raquo il revient en arriegravere et nrsquoen fait plus
le premier Et en faisant de beaucoup drsquoautres choses des intelligibles en aussi
grand nombre qursquoil y a de sphegraveres dans le ciel pour faire que chaque
intelligible meuve chaque sphegravere il parle de ce qui ressortit aux intelligibles
drsquoune autre maniegravere que Platon en avanccedilant un argument qui a la force de la
probabiliteacute et non celle de la neacutecessiteacute306
Dans le conflit opposant les deux conceptions classiques de la science de la nature celle du
Timeacutee de Platon agrave celle de la Physique drsquoAristote307 lrsquoalleacutegeance de Plotin est manifeste
Le dialogue platonicien nous apprend que la science de la nature nrsquoest qursquoun savoir
probable qui ne se fonde pas sur des principes neacutecessaires (Timeacutee 29c-d) Elle ne saurait
donc en aucune maniegravere deacuteterminer le contenu de la doctrine noeacutetique alors que lrsquoIntellect
transcendant doit ecirctre lrsquoobjet drsquoune science exacte de ce savoir dialectique qui porte sur les
reacutealiteacutes eacuteternelles et immuables
Agrave la suite de lrsquoAlexandrin ndash et peut-ecirctre inspireacute par sa lecture des Enneacuteades qursquoil a
pris le soin de commenter ndash Proclus srsquoattaque aux incoheacuterences de la noeacutetique
laquo cosmologiseacutee raquo drsquoAristote
Outre cela il me semble encore ecirctre fautif sur un autre point Car apregraves avoir
assigneacute des Intellects aux sphegraveres ceacutelestes il nrsquoa fondeacute sur aucun Intellect le
Monde pris en sa totaliteacute Or crsquoest lagrave chose tout agrave fait absurde Comment en
effet le Monde est-il un srsquoil nrsquoy a pas en lui un Intellect unique qui le domine
Quel ordre peut-il y avoir dans la pluraliteacute des Intellects ceacutelestes si cette
pluraliteacute nrsquoest pas suspendue agrave une Monade propre Comment toutes choses
sont-elles organiquement unies en vue du bon eacutetat srsquoil nrsquoexiste pas un Intellect
commun pour tous les ecirctres du Monde Or il nrsquoy en a pas puisque lrsquoIntellect
de la sphegravere des fixes nrsquoappartient qursquoagrave cette sphegravere et de mecircme lrsquoIntellect de la
306 Plotin Traiteacute V 1 [10] 9 7-12 (trad F Fronterotta) laquo Ἀριστοτέλης δὲ ὕστερον χ ω ρ ι σ τ ὸ ν μὲν τὸ
πρῶτον καὶ ν ο η τ ό ν ν ο ε ῖ ν δὲ αὐτὸ ἑ α υ τ ὸ λέγων πάλιν αὖ οὐ τὸ πρῶτον ποιεῖmiddot πολλὰ δὲ καὶ ἄλλα
νοητὰ ποιῶν καὶ τοσαῦτα ὁπόσαι ἐν οὐρανῷ σφαῖραι ἵνrsquo ἕκαστον ἑκάστην κινῇ ἄλλον τρόπον λέγει τὰ ἐν
τοῖς νοητοῖς ἢ Πλάτων τὸ εὔλογον οὐκ ἔχον ἀνάγκην τιθέμενος raquo 307 Remarquons que le traiteacute De lrsquoacircme principalement dans sa partie introductive expose sans doute mieux
les principes du naturalisme drsquoAristote que la Physique en plus de preacutesenter la plus importante critique du
Timeacutee dans le corpus aristoteacutelicien
161
sphegravere du soleil celui de la lune et pareillement pour les autres Mais jrsquoai
composeacute un eacutecrit particulier contre Aristote sur ces questions308
Ce passage se base principalement sur une exeacutegegravese du chapitre Λ 8 de la Meacutetaphysique
qui srsquoinsegravere entre deux chapitres Λ 7 et 9 qui preacutesente une noeacutetique beaucoup plus eacutepureacutee
de ses liens avec la science de la nature et surtout de la cosmologie Nous reviendrons sur
ces thegravemes noeacutetiques et theacuteologiques dans notre eacutetude subseacutequente de la connaissance de
soi chez Plotin et dans la tradition neacuteoplatonicienne Notons pour lrsquoinstant que les critiques
de Proclus envers la noeacutetique drsquoAristote sont multiples certaines ayant deacutejagrave eacuteteacute formuleacutees
par Plotin drsquoautres deacutependant directement des structures conceptuelles de sa propre
doctrine Mecircme srsquoil projette de nombreux eacuteleacutements doctrinaux propres au neacuteoplatonisme
tardif sur la noeacutetique de Platon faisant de celle-ci une science hypersophistiqueacutee qursquoelle
nrsquoest pas dans les Dialogues Proclus semble avoir bien saisi lrsquoesprit du discours platonicien
sur lrsquointellect un discours qui prend peut-ecirctre le risque de se perdre dans lrsquoabstraction ndash
jusqursquoagrave ecirctre qualifieacute de vide (kenos) par Aristote ndash mais qui eacutevite celui drsquoecirctre deacutetermineacute par
une science de la nature dont le Timeacutee a voulu montrer les limites eacutepisteacutemologiques
123 Lrsquointellection de lrsquointellect divin chez Proclus
Le Timeacutee constitue pour Proclus la source premiegravere de la doctrine de lrsquoIntellect
divin chez Platon Son exeacutegegravese du Timeacutee est avec celle de la deuxiegraveme partie du
Parmeacutenide (nous pourrions eacutegalement inclure son interpreacutetation de la Palinodie du Phegravedre)
un des fondements structurels de la science du divin dans la Theacuteologie platonicienne Les
livres III et V portent respectivement sur les dieux intelligibles et sur les dieux intellectifs
La place preacutepondeacuterante qursquooccupe lrsquoexeacutegegravese du Timeacutee dans ce traiteacute srsquoexplique par
lrsquoimportance de deux principes divins deacutefinis dans ce dialogue le Vivant-en-soi parmi les
dieux intelligibles et le Deacutemiurge parmi les dieux intellectifs
308 Proclus In Timaeum I 404 11-21 (trad A J Festugiegravere) laquo πρὸς δὲ τούτοις καὶ ἄλλο τι πλημμελεῖν
δοκεῖ μοι νοῦς γὰρ ἐπιστήσας ταῖς σφαίραις ὅλον τὸν κόσμον οὐκ ἐνίδρυσεν οὐδενὶ νῷmiddot τοῦτο δέ ἐστι
πάντων ἀτοπώτατονmiddot πῶς γάρ ἐστιν εἷς ὁ κόσμος εἰ μὴ νοῦς εἷς ἐν αὐτῷ κρατοίη τίς δὲ σύνταξις τοῦ νοεροῦ
πλήθους εἰ μὴ μονάδος οἰκείας ἐξηρτημένον εἴη πῶς δὲ πάντα συντέτακται πρὸς τὸ εὖ εἰ μὴ κοινός τις εἴη
τῶν ἐγκοσμίων ἁπάντων νοῦς ὁ γὰρ τῆς ἀπλανοῦς ἐκείνης ἐστὶ τῆς σφαίρας καὶ ὁ τῆς ἡλιακῆς καὶ ὁ τῆς
σελήνης καὶ ἐπὶ τῶν ἄλλων ὡσαύτως πρὸς μὲν οὖν Ἀριστοτέλη καὶ ἰδίᾳ περὶ τούτων γέγραπται raquo
162
Lrsquointroduction du chapitre V 17 de la Theacuteologie platonicienne offre un bon
exemple de lrsquointeacutegration de lrsquoexeacutegegravese proclienne du Timeacutee agrave la conception scientifique des
classes divines
En quatriegraveme lieu examinons comment Timeacutee nous reacutevegravele lrsquointellect
deacutemiurgique Ayant fait son raisonnement il deacutecouvrit donc que agrave partir des
choses visibles par nature ne pouvait jamais se produire un ouvrage deacutepourvu
drsquointellect qui soit plus beau que ce qui a un intellect Quel est donc ce
raisonnement et quelle est cette deacutecouverte et drsquoougrave vient-elle Ainsi donc le
raisonnement est une intellection diviseacutee qui regarde vers elle-mecircme et
recherche en elle-mecircme le bien-ecirctre Car quiconque raisonne passe drsquoune ideacutee
agrave une autre et crsquoest en se convertissant vers lui-mecircme qursquoil cherche le bien
Dans la mise en ordre du tout lrsquointellect deacutemiurge se comporte donc drsquoune
maniegravere analogue en projetant drsquoune maniegravere diviseacutee les causes des ecirctres
encosmiques lesquels preacuteexistent drsquoune maniegravere unifieacutee dans les intelligibles
En effet les ecirctres que lrsquointellect intelligible fait exister drsquoune maniegravere unifieacutee et
transcendante ces ecirctres-lagrave lrsquointellect intellectif les engendre en les distinguant
en les partageant et pour ainsi dire en les fabriquant de ses propres mains Le
raisonnement donc est une pleacutenitude de lrsquointelligence et une totale uniteacute avec
lui ce qui met aussi en eacutevidence qursquoil ne faut pas regarder le raisonnement
comme une recherche une aporie ou une errance de lrsquointellect divin mais
comme une intellection stable qui intellige les causes multiples des ecirctres Car
lrsquointellect est toujours uni agrave lrsquointelligible et rempli de ses propres intelligibles et
il est au mecircme degreacute intellect en acte et intelligible309
Proclus agrave la suite de ses devanciers (neacuteo)platoniciens doit proposer une exeacutegegravese du terme
logismos qui soit en accord avec lrsquoidentification du Deacutemiurge agrave un intellect et donc une
reacutealiteacute eacuteternelle Le logismos agrave savoir le raisonnement eacutetant associeacute agrave lrsquoactiviteacute discursive
de lrsquoacircme il lui fallait proposer une interpreacutetation imageacutee de ce terme pour rendre compte de
lrsquointellection propre au Deacutemiurge Cet extrait de la Theacuteologie platonicienne rappelle non
seulement que le terme logismos nrsquoest qursquoune image servant agrave illustrer la multipliciteacute
309 Proclus Theacuteologie platonicienne V 17 62 4-24 (trad H D Saffrey et L G Westerink) laquo Τέταρτον
τοίνυν τὸν νοῦν τὸν δημιουργικὸν ὅπως ἡμῖν ἐκφαίνει θεασώμεθα Λ ο γ ι σ ά μ ε ν ο ς ο ὖ ν η ὕ ρ ι σ κ ε ν
ἐ κ τ ῶ ν κ α τ ὰ φ ύ σ ι ν ὁ ρ α τ ῶ ν μ η δ ὲ ν ἀ ν ό η τ ο ν τ ο ῦ ν ο ῦ ν ἔ χ ο ν τ ο ς κ ά λ λ ι ο ν ἄ ν π ο τ ε
γ ε ν έ σ θ α ι ἔ ρ γ ο ν Τίς οὖν ὁ λογισμὸς οὗτος καὶ τίς ἡ εὕρεσις καὶ πόθεν Οὐκοῦν ὁ μὲν λογισμὸς νόησίς
ἐστι διῃρημένη καὶ πρὸς ἑαυτὴν βλέπουσα καὶ ἐν ἑαυτῇ ζητοῦσα τὸ εὖ Πᾶς γὰρ ὁ λογιζόμενος ἀπrsquo ἄλλου
πρὸς ἄλλο μεθίσταται καὶ εἰς αὑτὸνἐπιστρεφόμενος ζητεῖ τὸ ἀγαθόν Ταῦτrsquo οὖν ἀνάλογον καὶ ὁ δημιουργὸς
νοῦς ἐν τῇ διακοσμήσει τοῦ παντὸς ἔχει διῃρημένας αἰτίας προβάλλων τῶν ἐγκοσμίων ἡνωμένως ἐν τοῖς
νοητοῖς προϋπαρχόντων Ἃ γὰρ ὑφίστησιν ἑνοειδῶς καὶ ἐξῃρημένως ὁ νοητὸς νοῦς ταῦτα ὁ νοερὸς
διακρίνων καὶ μερίζων καὶ οἷον αὐτουργῶν ἀπογεννᾷ Ὁ μὲν οὖν λογισμὸς πλήρωσις τοῦ νοητοῦ ἐστι καὶ
ἕνωσις πρὸς αὐτὸ παντελήςmiddot ᾧ καὶ δῆλον ὅτι τὸν λογισμὸν οὐ ζήτησιν οὐδrsquo ἀπορίαν οὐδὲ πλάνην τοῦ θείου
νοῦ προσήκει νομίζειν ἀλλὰ νόησιν σταθερὰν τὰς πολυειδεῖς αἰτίας τῶν ὄντων νοοῦσαν Ἥνωται γὰρ ἀεὶ
πρὸς τὸ νοητὸν ὁ νοῦς καὶ πεπλήρωται τῶν ἑαυτοῦ νοητῶν καὶ τὸν ἴσον τρόπον νοῦς τε κατrsquo ἐνέργειάν ἐστι
καὶ νοητόν raquo
163
inheacuterente aux Formes agrave partir desquelles le Deacutemiurge creacutee le Monde mais il distingue aussi
le plan intellectif du plan intelligible sans que cette distinction ne coupe totalement le Dieu
creacuteateur des Formes intelligibles qursquoil possegravede sous le mode qui lui est propre selon
lrsquoenseignement de la proposition 103 des Eacuteleacutements de Theacuteologie tout est en tout mais en
chacun sous son mode propre Lrsquoacception suivante de lrsquointellection dans le Commentaire
sur le Timeacutee celle qui lit lrsquointellect agrave lrsquointelligible (et qui est drsquoailleurs absente de ce
passage) aurait pour fonction de rendre encore plus manifeste la continuiteacute entre
lrsquointelligible dont le Vivant-en-soi est un des aspects et lrsquointellectif repreacutesenteacute par le
Deacutemiurge
13 Lrsquointellection qui lie lrsquointellect agrave lrsquointelligible
Dans la remonteacutee qui megravene de lrsquointellection de lrsquointellect divin agrave celle de
lrsquointelligible apparaicirct lrsquooccurrence agrave notre avis la plus probleacutematique ndash et la moins bien
deacutefinie dans le reste du corpus proclien ce dont teacutemoigne son absence dans les Eacuteleacutements de
theacuteologie ndash de la noecircsis dans le Commentaire sur le Timeacutee agrave savoir celle qui lie lrsquointellect agrave
lrsquointelligible De quels principes (ou dieux) est-elle lrsquointellection Quelle est lrsquoorigine de
cette acception de la noecircsis dont Proclus ne saurait trouver les fondements dans sa seule
lecture du Timeacutee Comme le livre V de la Theacuteologie platonicienne offrait lrsquoexposeacute
systeacutematique le plus important au sujet de lrsquoIntellect divin (et des intellects divins) crsquoest au
livre IV de ce mecircme ouvrage qursquoon trouve les deacuteveloppements les plus complets agrave propos
de la nature des principes intelligibles-et-intellectifs et de leur acte drsquointellection qui
procegravede de lrsquointelligible et convertit lrsquointellect vers son principe Alors que le Timeacutee livre
un enseignement sur les dieux intelligibles et sur les dieux speacutecifiquement intellectifs en
traitant respectivement du Vivant-en-soi et du Deacutemiuge crsquoest le Phegravedre qui donne agrave
Proclus sa principale source platonicienne pour lrsquoeacutelaboration de sa doctrine des dieux
intelligibles-et-intellectifs qui rappelons-le constituent le rang supeacuterieur de la classe
geacuteneacuterique des dieux intellectifs310
310 Nous comprenons que Proclus fait reacutefeacuterence agrave cette sous-classe des dieux intellectifs lorsqursquoil mentionne
les diffeacuterentes classes divines du Phegravedre dans la section programmatique de la Theacuteologie platonicienne I 4
18 2-4 (trad H D Saffrey et L G Westerink) laquo il eacutenonce de bout en bout un grand nombre de doctrines
secregravetes tant au sujet des dieux intellectifs qursquoau sujet de ces dieux chefs deacutetacheacutes du monde raquo
164
La seconde acception de la noecircsis dans son rapport aux formes drsquointellection entre
lesquelles elle srsquoinsegravere (celles de lrsquointelligible et de lrsquointellect) se comprend agrave partir de la
superposition effectueacutee plus haut de la triade intelligible ndash intellection ndash intellect et agrave la
triade intelligible ndash intelligible-et-intellectif ndash intellectif cette intellection eacutetant associeacutee agrave
lrsquoactiviteacute intellective du second terme de cette triade lrsquointelligible-et-intellectif Bien que
cette intellection soit deacutefinie comme une puissance drsquoapregraves la triade substance ndash puissance
ndash activiteacute et comme une vie selon la triade ecirctre ndash vie ndash penseacutee elle demeure une forme
drsquoactiviteacute une forme de penseacutee des concepts qui srsquoappliquent plus speacutecifiquement certes
agrave lrsquointellect divin mais que lrsquoon peut aussi attribuer de maniegravere plus geacuteneacuterale agrave
lrsquointellection qui lie lrsquointellect agrave lrsquointelligible
La courte deacutefinition qursquooffre Proclus de lrsquointellection qui lie lrsquointellect agrave lrsquointelligible
se laisse comprendre agrave partir des concepts que nous avons deacutefinis dans notre eacutetude des
triades procliennes Comme nous lrsquoavons mentionneacute cette forme drsquointellection de par la
nature des dieux auxquels elle est associeacutee occupe peu de place dans lrsquoexeacutegegravese des lignes
28a1-4 et dans le reste du Commentaire sur le Timeacutee lrsquoattention de Proclus y est
concentreacutee sur la nature du Vivant-en-soi et sur celle du Deacutemiurge de mecircme que sur les
formes de la noecircsis qui leur sont associeacutees Notre analyse ne saurait donc aller plus loin
sans reprendre le livre IV de la Theacuteologie platonicienne et les commentaires fragmentaires
sur le Phegravedre dans les autres œuvres de Proclus ce que nous ne ferons pas ici311 Encore
une fois nous reprenons la traduction drsquoA J Festugiegravere sans eacutemettre un jugement sur
lrsquouniteacute ou la multipliciteacute des entiteacutes auxquelles est rattacheacutee la deuxiegraveme forme
drsquointellection preacutesenteacutee dans le Commentaire de Proclus sur le Timeacutee
En second lieu il y a lrsquointellection qui lie lrsquoIntellect agrave lrsquoIntelligible qui a pour
proprieacuteteacute de rassembler et reacuteunir les deux sommets et qui est Vie et Puissance
remplissant de lrsquoIntelligible lrsquoIntellect et fondant lrsquoIntellect dans
lrsquoIntelligible312
311 Dans la troisiegraveme sous-section de ce chapitre dans notre eacutetude des limites de la penseacutee humaine dans son
rapport au divin nous traiterons agrave nouveau de la classe des dieux intelligible-et-intellectives et donc
indirectement de la forme drsquointellection qui leur est associeacutee bien que nos propos chercheront plutocirct agrave deacutefinir
la forme de connaissance que notre acircme peut avoir de ces principes 312 Proclus In Timaeaum I 244 2-6 (trad A J Festugiegravere) laquo δευτέρα δὲ ἡ συνάπτουσα τῷ νοητῷ τὸν νοῦν
συνεκτικὴν ἔχουσα καὶ συναγωγὸν τῶν ἄκρων ἰδιότητα καὶ οὖσα ζωὴ καὶ δύναμις πληροῦσα μὲν ἀπὸ τοῦ
νοητοῦ τὸν νοῦν ἐνιδρύουσα δὲ τὸν νοῦν εἰς τὸ νοητόνraquo
165
Avant de conclure notre bregraveve description de lrsquointellection qui lie lrsquointellect agrave lrsquointelligible
celle que lrsquoon a associeacutee aux principes intelligibles-et-intellectifs de la Theacuteologie
platonicienne on peut se reposer la question suivante y a-t-il une doctrine de lrsquointellection
en tant qursquoactiviteacute drsquoune essence intermeacutediaire entre lrsquointelligible et lrsquointellect dans les
Eacuteleacutements de theacuteologie ou autrement dit y a-t-il un enseignement au sujet de principes
intelligibles-et-intellectifs et de leur forme de noecircsis dans ce mecircme traiteacute Lrsquoapparente
absence drsquoune telle doctrine dans cette œuvre de Proclus pourrait nous porter agrave croire qursquoil
srsquoagit drsquoun ouvrage de jeunesse et que cette doctrine serait progressivement apparue dans le
parcours intellectuel de Proclus agrave mesure qursquoil affinait sa compreacutehension des classes
divines dans la Phegravedre dans une perspective drsquoharmonisation des traditions platonicienne
orphique et chaldaiumlque dont le produit acheveacute serait le livre IV de la Theacuteologie
platonicienne Il nous apparaicirct toutefois difficile voire impossible de souscrire agrave une telle
hypothegravese qui ferait alors des Eacuteleacutements de theacuteologie un ouvrage anteacuterieur au Commentaire
sur le Timeacutee eacutecrit selon Marinus alors que Proclus nrsquoavait que vingt-sept ans313 La
deuxiegraveme acception de lrsquointellection dont traite le Commentaire pointe en direction de
lrsquoexistence drsquoune essence intermeacutediaire entre lrsquointellect divin et lrsquointelligible laquo intelligible-
et-intellective raquo qui nrsquoest pas explicitement conceptualiseacutee dans les Eacuteleacutements de theacuteologie
Au lieu drsquoavoir recours agrave une explication laquo geacuteneacutetique raquo de lrsquoœuvre de Proclus pour
expliquer lrsquoabsence ou la preacutesence drsquoune doctrine dans lrsquoun de ses ouvrages nous pouvons
simplement eacutemettre lrsquohypothegravese que les Eacuteleacutements de theacuteologie en tant que ce traiteacute
preacutesente les principes eacuteleacutementaires de la science theacuteologique nrsquoavaient pas agrave offrir un
enseignement preacutecis au sujet des principes intelligibles-et-intelligibles pas plus que le
Commentaire sur le Timeacutee qui nrsquoen traite qursquoindirectement puisqursquoil porte prioritairement
sur les reacutealiteacutes divines que sont le Vivant-en-soi et le Deacutemiurge Agrave viseacutee (skopos)
diffeacuterente propos diffeacuterents Le Commentaire perdu sur le Phegravedre nous aurait sans doute
permis de veacuterifier lrsquoexistence de cette doctrine (et de bien drsquoautres) avant la reacutedaction de la
Theacuteologie platonicienne que lrsquoon situe au terme de la production litteacuteraire Proclus
313 Marinus Proclus ou sur le bonheur sect 13 14-17 (trad H D Saffrey et A Ph Segonds) laquo agrave lrsquoacircge de
vingt-sept ans il avait composeacute bon nombre drsquoouvrages et en particulier le Commentaire sur le Timeacutee raquo
Mecircme si les Eacuteleacutements de theacuteologie est un ouvrage anteacuterieur au Commentaire sur le Timeacutee il ne peut avoir eacuteteacute
composeacute que quelques anneacutees auparavant ce qui ne laisserait guegravere place agrave une eacutevolution doctrinale aussi
marqueacutee
166
Notre enquecircte sur lrsquointellection qui lie lrsquointellect agrave lrsquointelligible se termine sur ce
questionnement au sujet de doctrines sur lesquels encore une fois lrsquoœuvre perdue de
Proclus nous aurait sans doute fourni un enseignement plus complet Nous nous
inteacuteresserons donc finalement toujours dans les limites deacutefinies par notre eacutetude agrave la
premiegravere acception selon lrsquoordre des principes de lrsquointellection dans la philosophie de
Proclus celle qui srsquoidentifie agrave lrsquointelligible divin
14 Lrsquointellection de lrsquointelligible divin
La derniegravere acception de lrsquointellection la premiegravere dans lrsquoordre de la procession des
reacutealiteacutes eacuteternelles et dans la hieacuterarchie des faculteacutes humaines se confond avec le terme
premier de chacune des triades deacutefinies plus haut manence intelligible intelligible (agrave
nouveau) substance ecirctre (en tant que substantif) et ecirctre (en tant que verbe) Il srsquoagit de
lrsquointellection de lrsquointelligible divin agrave la source de toutes les autres formes drsquointellection
deacutecrites par Proclus dans son Commentaire sur le Timeacutee Ici comme ailleurs nous
reproduisons la traduction de Festugiegravere sans supposer que la notion drsquointelligible qui
apparaicirct avec une majuscule (Intelligible) ne renvoie qursquoagrave la monade intelligible qui est au
principe de toute la procession intelligible Comme dans le cas de la noecircsis de lrsquointellect
divin cette deacutefinition srsquoapplique selon nous agrave lrsquointellection de tout intelligible divin peu
importe son rang dans la classe intelligible
Eh bien donc il y a drsquoabord lrsquolaquo Intellection intelligible raquo qui revenant au
mecircme que lrsquoIntelligible et nrsquoeacutetant pas autre chose que lrsquoIntelligible est aussi
Intellection ayant le caractegravere drsquoune substance et une laquo Substance en soi raquo
parce que tout ce qui est dans lrsquoIntelligible existe de cette faccedilon agrave la fois de
maniegravere substantielle et de maniegravere intelligible314
En plus des triades eacutetudieacutees plus haut et dont nous avons identifieacute les termes premiers
associeacutes agrave lrsquointelligible divin notons encore une lrsquoimportance de la proposition 103 des
Eacuteleacutements de theacuteologie pour comprendre comment le principe de lrsquointellection agrave savoir
lrsquointelligible peut ecirctre sous le mode qui lui est propre agrave savoir laquo de maniegravere substantielle
et de maniegravere intelligible raquo deacutefinie comme une forme de noecircsis
314 Proclus In Timaeum I 243 29-244 2 (trad A J Festugiegravere) laquo πρώτη μὲν οὖν ἐστι νόησις ἡ νοητή εἰς
ταὐτὸν ἥκουσα τῷ νοητῷ καὶ οὐχ ἕτερον οὖσα παρὰ τὸ νοητόν ἣ καὶ οὐσιώδης ἐστὶ νόησις καὶ αὐτοουσία
διότι πᾶν τὸ ἐν τῷ νοητῷ τοῦτον ὑφέστηκε τὸν τρόπον οὐσιωδῶς καὶ νοητῶς raquo
167
Puisque notre analyse des triades procliennes nous a deacutejagrave permis de dire lrsquoessentiel au sujet
de la deacutefinition de la noecircsis intelligible dans le Commentaire sur le Timeacutee nous nous
tournons agrave nouveau vers la Theacuteologie platonicienne pour commenter un extrait du dernier
chapitre du livre III consacreacute aux dieux intelligibles et donc agrave lrsquointellection suprecircme qui
leur est relative Rappelons que ce livre reprend et systeacutematise plusieurs eacuteleacutements
doctrinaux tireacutes de lrsquoexeacutegegravese du Timeacutee puisque le Vivant-en-soi compte au nombre des
dieux intelligibles dont traite Proclus
Abandonnons donc la consideacuteration morceleacutee des intelligibles pour remonter agrave
la science unique et complegravete de ces intelligibles et disons-nous agrave nous-mecircmes
que cette classe intelligible des dieux transcende unitairement tous les autres
mondes de dieux et qursquoelle nrsquoest appeleacutee intelligible ni en tant qursquoelle est
connue par un intellect particulier ni en tant qursquoelle est saisissable par une
intellection accompagneacutee de raison ni non plus en tant qursquoelle preacuteexiste comme
objet de connaissance de lrsquointellect complet En effet elle transcende les ecirctres
intelligibles universels et particuliers et elle preacuteexiste agrave tous les objets
drsquointellection parce qursquoelle est un intelligible imparticipable et divin315
Les thegraveses noeacutetiques que Proclus reacutesume ici pour mieux deacutefinir de maniegravere sureacuteminente la
nature de lrsquointelligible sont en accord avec celles dont nous avons discuteacute preacuteceacutedemment
dans drsquoautres contextes agrave lrsquooccasion de lrsquoanalyse de passages relatifs agrave la doctrine de
lrsquointellection dans le corpus proclien Le traitement y est toutefois plus theacuteologique
qursquoeacutepisteacutemologique en tant qursquoil concerne davantage les dieux que lrsquoactiviteacute intellective
elle-mecircme Si lrsquoextrait eacutetudieacute du Commentaire sur le Timeacutee srsquointeacuteresse agrave la notion
drsquointellection pour elle-mecircme dans la multipliciteacute de ces formes la Theacuteologie
platonicienne nrsquoy touche qursquoindirectement Proclus y cherche agrave exposer et agrave deacutefendre une
science du divin les consideacuterations noeacutetiques et eacutepisteacutemologiques eacutetant secondaires et
accessoires au discours theacuteologique
Ce qui est marquant dans ce passage de la Theacuteologie platonicienne crsquoest lrsquoabsolue
transcendance de la classe intelligible des dieux non seulement par rapport agrave lrsquohomme
315 Proclus Theacuteologie platonicienne III 28 100 1-11 (trad H D Saffrey et L G Westerink) laquo Εἶεν δὴ οὖν
πάλιν ἀπὸ τῆς διῃρημένης τῶν νοητῶν θεωρίας ἐπὶ τὴν παντελῆ καὶ μίαν αὐτῶν ἐπιστήμην ἀναδράμωμεν καὶ
πρὸς ἡμᾶς αὐτοὺς εἴπωμεν ὅτι τὸ νοητὸν τοῦτο τ ῶ ν θ ε ῶ ν γ έ ν ο ς ἐξῄρηται πάντων ἑνιαίως τῶν ἄλλων
θείων διακόσμων καὶ οὔτε ὡς τῷ μερικῷ νῷ γινωσκόμενον οὔτε ὡς ν ο ή σ ε ι μ ε τ ὰ λ ό γ ο υ
π ε ρ ι λ η π τ ὸ ν καλεῖται νοητόν ἀλλrsquo οὐδὲ ὡς τῷ παντελεῖ νῷ προϋπάρχον Ἐκβέβηκε γὰρ ἀπό τε τῶν ὅλων
καὶ τῶν μερικῶν νοητῶν καὶ προϋπάρχει τῶν νοουμένων ἁπάντων ἀμέθεκτον ὂν καὶ θεῖον νοητόν raquo
168
mais aussi en relation avec les diviniteacutes qui apparaissent agrave un niveau infeacuterieur dans la
procession divine En effet la classe intelligible des dieux nrsquoest pas connaissable par notre
intellection accompagneacutee de raison (noecircsis meta logou) ni par le principe immeacutediat de
celle-ci lrsquointellect particulier bien que celui-ci soit seacutepareacute de nous et transcende le plan des
acircmes Plus encore cette classe divine est situeacutee par-delagrave lrsquoobjet de connaissance de
lrsquointellect complet qui semble correspondre agrave lrsquointellect divin deacutefini dans le Commentaire
sur le Timeacutee Nous pouvons degraves lors comprendre lrsquoeacuteminence de la forme drsquointellection
associeacutee agrave lrsquointelligible qui loin drsquoecirctre directement accessible agrave notre acircme ne constitue
mecircme pas lrsquoobjet propre de lrsquointellect total et divin Bien que cet extrait nrsquoen fasse pas
mention on peut comprendre lrsquoimportance drsquointroduire une notion telle que lrsquointelligible-
et-intellectif dans lrsquoeacuteconomie de la penseacutee proclienne En effet pour assurer la continuiteacute
dans la procession des principes tout en conservant la transcendance absolue de
lrsquointelligible relativement aux formes infeacuterieures de la penseacutee mecircme divine lrsquointermeacutediaire
qursquoest lrsquointelligible-et-intellectif est tout agrave fait pertinent La forme drsquointellection qursquoon peut
lui associer lrsquointellection qui lie lrsquointellect agrave lrsquointelligible dans le Commentaire sur le
Timeacutee offre ainsi un moyen terme entre lrsquointellection intelligible qui nous est
complegravetement inaccessible et la noecircsis de lrsquointellect divin dont nous avons en nous les
traces (comme lrsquoenseigne la proposition 194 des Eacuteleacutements de theacuteologie) La continuiteacute dans
la procession du reacuteel semble ainsi assureacutee et les trois formes de lrsquointellection divine peuvent
former une belle et solide structure ternaire ou tout est en tout mais en chacun sous son
mode propre
Comme nous lrsquoavons annonceacute nous nous inteacuteresserons dans cette section de notre
thegravese agrave la question de la connaissance de soi dans la tradition platonico-aristoteacutelicienne
notamment chez Plotin qui a voulu reacutepondre aux objections sceptiques envers la possibiliteacute
de cette forme de connaissance qui est non seulement au principe de la dialectique (et donc
de la philosophie dans ce qursquoelle a de plus pur) mais aussi le fondement de toute doctrine
qui fait de lrsquointellection divine le principe de toutes les autres formes de penseacutee La doctrine
de la connaissance de soi chez Plotin constitue lrsquoune des principales sources des thegraveses
noeacutetiques que deacutefend Proclus dans sa conception de lrsquointellection divine
169
2 LrsquoIntellect et la connaissance de soi dans la tradition platonico-
aristoteacutelicienne
21 La connaissance de soi et la noeacutetique platonico-aristoteacutelicienne
Selon la leacutegende en visitant le sanctuaire de Delphes les Grecs de lrsquoeacutepoque de
Socrate pouvaient lire sur le fronton du temple drsquoApollon la ceacutelegravebre formule laquo Connais-
toi toi-mecircme raquo Ce preacutecepte dont la signification eacutetait alors plus religieuse que
philosophique exhortait lrsquohomme agrave ne pas commettre le crime de deacutemesure (hubris) agrave ne
pas transgresser la limite qui le seacutepare des dieux Cependant cette formule fut tregraves tocirct
reprise et adapteacutee aux preacuteoccupations philosophiques par des penseurs tels qursquoHeacuteraclite
qui firent de la connaissance de soi la condition premiegravere de tout savoir (physique
meacutetaphysique eacutethique etc)
Les penseurs du courant sceptique parmi lesquels figure le ceacutelegravebre Sextus
Empiricus ont voulu deacutemontrer lrsquoimpossibiliteacute de la connaissance de soi Si une telle
connaissance constitue effectivement la condition premiegravere de tout savoir lrsquoentreprise
philosophique risquerait drsquoecirctre condamneacutee par une objection qui en montrerait
lrsquoimpossibiliteacute Par cette eacutetude nous montrerons en quoi un penseur tel que Plotin a reacuteagi agrave
cette objection et soutint contrairement agrave ce qursquoen pensent les Sceptiques que la
connaissance de soi est possible sur le plan de lrsquoIntellect Pour clarifier ce qui oppose les
penseurs laquo dogmatiques raquo et les Sceptiques nous aborderons plusieurs questions
fondamentales en philosophie le problegraveme de lrsquouniteacute et de la multipliciteacute lrsquoopposition
entre la penseacutee intellectuelle et penseacutee discursive et la distinction entre lrsquoontologie et la
gnoseacuteologie Par le traitement de ces questions nous montrerons en quoi lrsquoargument de
Plotin se reacutevegravele une reacuteplique pertinente agrave lrsquoobjection sceptique
Pour commencer notre eacutetude nous commenterons lrsquoobjection de Sextus Empiricus
qui condamne la connaissance de soi Nous poursuivrons notre enquecircte en preacutesentant
lrsquoargument de Plotin qui soutient la possibiliteacute drsquoune connaissance de soi de lrsquoIntellect
nous concentrerons ainsi notre analyse sur le chapitre 5 du Traiteacute V 3 [49] Nous
preacutesenterons ensuite la deacutemonstration de la connaissance de soi par Aristote au livre Λ
(XII) de la Meacutetaphysique afin de pouvoir juger de lrsquooriginaliteacute de Plotin par rapport agrave sa
source principale Nous conclurons ce travail en rappelant certains concepts centraux de
170
lrsquoargument de Plotin et en preacutesentant sommairement le rapport qursquoentretient lrsquoIntellect avec
son principe lrsquoUn
22 Lrsquoobjection sceptique
Sextus Empiricus lrsquoun des plus importants repreacutesentants du courant sceptique a
voulu montrer lrsquoimpossibiliteacute de la connaissance de soi Si comme le deacutefendent les
philosophes dits laquodogmatiquesraquo la connaissance de soi est la condition premiegravere de toute
philosophie les Sceptiques srsquoils en venaient agrave reacutefuter la connaissance de soi
condamneraient du mecircme coup lrsquoensemble de lrsquoentreprise philosophique (physique
eacutethique theacuteologie etc) Les deacutefenseurs de la philosophie nrsquoont donc pas pris cette menace
agrave la leacutegegravere deacutemontrer la possibiliteacute de la connaissance de soi ne repreacutesentait pas pour eux
qursquoun simple exercice dialectique
Lrsquoobjection de Sextus Empiricus est tireacutee de son ouvrage Adversus mathematicos
Si lrsquointellect se saisit lui-mecircme soit il sera tout entier agrave se connaicirctre lui-mecircme
soit non pas tout entier mais en utilisant pour cela une partie de lui-mecircme Car
srsquoil est tout entier agrave se saisir lui-mecircme il sera tout entier acte de saisie et sujet
qui saisit et puisqursquoil est tout entier sujet qui saisit lrsquoobjet saisi se reacuteduira agrave
rien or il est tout agrave fait absurde qursquoil y ait drsquoun cocircteacute le sujet qui connaicirct sans
qursquoil y ait de lrsquoautre lrsquoobjet dont il y a saisie Et bien sucircr lrsquointellect ne peut pas
non plus utiliser pour cela une partie Car la partie elle comment se saisira-t-
elle elle-mecircme Car si crsquoest tout entier lrsquoobjet chercheacute se reacuteduira agrave rien et si
crsquoest par une partie cette partie agrave son tour comment se connaicirctra-t-elle elle-
mecircme Et ainsi de suite agrave lrsquoinfini316
Cette objection est agrave vrai dire double elle srsquoattaque aux deux faccedilons possibles de
concevoir la connaissance de soi La branche de lrsquoalternative qui srsquoattaque agrave la
connaissance partie par partie ne srsquoapplique pas directement aux arguments en faveur de la
connaissance de soi de lrsquoIntellect Cet argument ne fait qursquoinvalider la connaissance de soi
de lrsquoacircme ou connaissance discursive une conception que des penseurs tels qursquoAristote et
Plotin nrsquoont pas cru bon de soutenir317
316 Sextus Empiricus Adversus mathematicos VII 310-312 tireacute de lrsquointroduction au Traiteacute 49 par B Ham 317 Les chapitres 2 agrave 4 du Traiteacute V 3 [49] montrent en quoi la connaissance de soi de lrsquoacircme est incomplegravete
171
Selon Plotin lrsquoobjection qui vise la connaissance partie par partie ne meacuterite pas
reacuteellement drsquoecirctre consideacutereacutee car elle suppose une division absurde de lrsquoIntellect laquo Mais
drsquoabord la division de lui-mecircme est absurde comment divisera-t-il Car ce nrsquoest pas au
hasard je suppose et celui qui divise lui qui est-il Celui qui se met en position de se
contempler soi-mecircme ou celui qui se met en position drsquoecirctre contempleacute318 raquo
W Beierwaltes dans un article intituleacute Le vrai soi mentionne que lrsquoobjection sceptique ne
srsquoapplique qursquoagrave la connaissance discursive qursquoagrave la penseacutee de lrsquoacircme et non agrave celle de
lrsquoIntellect laquo Lrsquoobjection sceptique agrave la possibiliteacute drsquoune connaissance de soi suit le modegravele
de la penseacutee discursive progressive et ne concerne donc pas au moins la penseacutee absolue et
exempte de temporaliteacute du Noucircs319 raquo Est-ce que cette critique srsquoapplique aux deux
branches de lrsquoobjection sceptique crsquoest-agrave-dire autant agrave celle visant la connaissance partie
par partie qursquoagrave celle srsquoen prenant agrave la connaissance du tout par le tout Est-ce que
Beierwaltes considegravere que ces deux objections sont construites sur le modegravele de la penseacutee
discursive
Lrsquoobjection agrave la connaissance du tout par le tout est de loin la plus percutante elle
srsquoattaque directement agrave la thegravese soutenue par Plotin Cependant selon Beierwaltes cette
objection est elle aussi construite sur le modegravele drsquoune laquo penseacutee discursive progressive raquo
Exposons drsquoabord en quoi consiste cette objection afin de voir la pertinence de cette
critique qui lui est adresseacutee Cette branche de lrsquoobjection deacutefend que si drsquoun cocircteacute la totaliteacute
de lrsquoIntellect est sujet et acte de connaissance de lrsquoautre il ne restera plus rien agrave connaicirctre
Comment lrsquoIntellect pourrait-il alors se connaicirctre lui-mecircme srsquoil ne peut se prendre comme
objet de sa propre intellection
Si lrsquoobjection agrave la connaissance partie par partie posait une division ontologique au
sein de lrsquoIntellect ndash division dont Plotin a souligneacute lrsquoabsurditeacute ndash lrsquoobjection agrave la
connaissance du tout par le tout pose eacutegalement une division que nous nommerons
laquo division gnoseacuteologique raquo Nous montrerons que pour Plotin cette division lorsqursquoelle est
correctement conccedilue nrsquoinvalide pas la connaissance de soi de lrsquoIntellect Il doit y avoir une
318 Plotin Traiteacute V 3 [49] 5 7-10 (trad B Ham) Agrave moins drsquoune indication contraire nous renvoyons
toujours agrave la traduction de ce traiteacute par B Ham 319 W Beierwaltes laquo Le vrai soi Reacutetractations dun eacuteleacutement de penseacutee par rapport agrave lEnneacuteade V 3 Et
remarques sur la signification philosophique de ce traiteacute dans son ensemble raquo dans La connaissance de soi
Eacutetudes sur le traiteacute 49 de Plotin eacutediteacute par M Dixsaut Paris Vrin 2003 p 15
172
division au sein de lrsquoIntellect une certaine forme de multipliciteacute qui le distingue du premier
principe Cette multipliciteacute nrsquoinvalide pas pour autant la connaissance de soi elle est plutocirct
essentielle pour qursquoil y ait un acte drsquointellection
Selon B Ham qui reprend lrsquoargument de Plotin320 le fractionnement de lrsquoIntellect
par les deux branches de lrsquoobjection sceptique ndash connaissance partie par partie et
connaissance du tout par le tout ndash ne possegravede drsquoailleurs aucune validiteacute Agrave son avis
lrsquoattention que les sceptiques portent agrave la multipliciteacute de lrsquoIntellect est exageacutereacutee et tend agrave
nous faire oublier lrsquouniteacute que conserve la seconde hypostase laquo Plus on voit alors la
multipliciteacute peacuteneacutetrer la structure profonde de lrsquoIntellect plus elle apparaicirct finalement
compatible avec lrsquouniteacute plus elle assure la coiumlncidence de lrsquoobjet et du sujet dans la penseacutee
et moins on est tenteacute de se repreacutesenter lrsquoIntellect agrave la faccedilon du sceptique comme un
composeacute fractionnable lrsquoIntellect est ldquoun-toutrdquo ldquoun partoutrdquo et ldquotout reacuteunirdquo321 raquo
23 Lrsquoargument de Plotin
Lrsquoobjection sceptique pose le problegraveme de lrsquouniteacute et de la multipliciteacute Ce problegraveme
que nous retrouvions dans le Philegravebe de Platon est preacutesent dans lrsquoensemble de la tradition
philosophique grecque pensons notamment aux livres M (XIII) et N (XIV) de la
Meacutetaphysique drsquoAristote ougrave cette question est longuement discuteacutee
Lrsquointellect est agrave la fois un et multiple (hen polla322) Sa faille ce que les sceptiques
ont eu tocirct fait drsquoexploiter est bien entendu sa multipliciteacute Sa chance de salut crsquoest son
uniteacute celle qursquoelle reccediloit de lrsquoUn (dans le systegraveme plotinien des hypostases) LrsquoIntellect est-
il laquo assez un raquo pour arriver agrave se connaicirctre lui-mecircme ou est-il laquo trop multiple raquo pour reacutesister
agrave lrsquoobjection sceptique Nous mettrons lrsquoaccent sur ce qui constitue lrsquouniteacute de lrsquoIntellect
lrsquoidentiteacute de lrsquoEcirctre et de la Penseacutee une des contributions originales de Plotin agrave la solution
du problegraveme de la connaissance de soi
Selon Plotin la multipliciteacute de lrsquoIntellect qui le distingue essentiellement de son
principe nrsquoinvalide pas la connaissance de soi La multipliciteacute attribueacutee agrave lrsquoIntellect nrsquoest
320 Cf Plotin Traiteacute V 3 [49] 15 19-25 321 B Ham laquo Introduction au Traiteacute 49 raquo dans Plotin Traiteacute 49 p 24 322 Voir la deuxiegraveme partie du Parmeacutenide ougrave sont preacutesenteacutees les diffeacuterentes hypothegraveses sur lrsquolaquo un raquo
173
pas celle de lrsquoAcircme Agrave son avis lrsquoobjection sceptique qui serait pertinente si elle ne
srsquoadressait qursquoagrave la connaissance discursive devient impertinente lorsqursquoelle vise lrsquoIntellect
Cependant si Plotin nrsquoavait pas mis lrsquoaccent sur lrsquouniteacute ontologique de lrsquoIntellect srsquoil ne
srsquoeacutetait attardeacute qursquoagrave la multipliciteacute de la Penseacutee son argument nrsquoaurait pu reacutesister agrave
lrsquoobjection sceptique visant la connaissance du tout par le tout
Ses consideacuterations preacuteliminaires nous amegravenent maintenant agrave consideacuterer lrsquoargument du
chapitre 5 en lui-mecircme Dans la premiegravere section consacreacutee au commentaire de lrsquoobjection
sceptique nous avons traiteacute sommairement des problegravemes discuteacutes aux lignes 1 agrave 20 Crsquoest
cependant agrave partir de la ligne 21 que Plotin reacutepond reacuteellement aux attaques de Sextus
Empiricus crsquoest dans ce passage qursquoil identifie ouvertement lrsquoEcirctre lrsquoIntellect et
lrsquointelligible
Srsquoil en est ainsi il faut que la contemplation soit la mecircme chose que le
contempleacute et que lrsquoIntellect soit la mecircme chose que lrsquointelligible Car si ce
nrsquoest pas la mecircme chose il nrsquoy aura pas de veacuteriteacute ce sera une empreinte que
posseacutedera celui qui possegravede les eacutetants une empreinte diffeacuterente des eacutetants ce
qui justement nrsquoest pas la veacuteriteacute Donc la veacuteriteacute ne doit pas ecirctre la veacuteriteacute drsquoautre
chose mais ce qursquoelle dit il faut aussi qursquoelle le soit Ainsi donc lrsquoIntellect
lrsquointelligible et lrsquoEacutetant sont un et crsquoest le premier Eacutetant et eacutegalement le premier
Intellect qui possegravede les eacutetants ou plutocirct qui est identique aux eacutetants Mais si la
penseacutee et lrsquointelligible sont un comment cela implique-t-il que ce qui pense se
pense soi-mecircme Car la penseacutee embrasse bien lrsquointelligible ou sera la mecircme
chose que lrsquointelligible mais il nrsquoest pas encore eacutevident que lrsquoIntellect se pense
lui-mecircme323
Dans cet extrait Plotin cite implicitement Parmeacutenide (Fragment B 3) en affirmant que
lrsquoEcirctre et la Penseacutee sont identiques Plotin interpregravete agrave sa maniegravere cette identiteacute reprise et
interpreacuteteacutee de maniegraveres diverses par un nombre consideacuterable de penseurs antiques L P
Gerson laisse entendre que Plotin citait directement le texte de Parmeacutenide324 Mecircme srsquoil
connaissait selon Gerson le poegraveme ougrave nous retrouvons la ceacutelegravebre thegravese eacuteleacuteate son
interpreacutetation nrsquoest toutefois pas libre crsquoest plutocirct par lrsquointermeacutediaire du Sophiste que
Plotin fait sienne lrsquoidentiteacute de lrsquoEcirctre et de la Penseacutee
323 Plotin Traiteacute V 3 [49] 5 21-32 (trad B Ham) 324 L P Gerson laquo Being and Knowing in Plotinus raquo dans Neoplatonism and Indian Philosophy eacutediteacute par
P Gregorios Albany State University of New York Press 2002 p 107
174
Nous en sommes maintenant agrave la derniegravere section du chapitre 5 (l 32-48) Notons
drsquoabord que pour en comprendre lrsquoargument nous devons ecirctre familiers avec les concepts
drsquoacte et de puissance auxquels Plotin a fondamentalement recours Ces concepts sont bien
entendu aristoteacuteliciens et sont deacutefinis notamment au livre Θ (IX) de la Meacutetaphysique Nous
allons cependant nous reacutefeacuterer ici au Traiteacute II 5 [25] intituleacute De la puissance et de lrsquoacte
puisque Plotin y applique ces concepts directement agrave lrsquoIntellect
LrsquoIntelligence ne passe pas de la puissance agrave lrsquoacte drsquoun eacutetat ougrave elle est capable
de penser agrave un eacutetat ougrave elle pense effectivement (car il faudrait alors avant elle
une autre intelligence qui ne fucirct pas passeacutee de la puissance agrave lrsquoacte) mais le
tout de son ecirctre est en elle325
Il faut eacutegalement porter attention dans cette section au concept de substance Lrsquoessence de
la substance qursquoest lrsquoIntellect est de penser Il nrsquoy a pas eu un moment ougrave il ne pensait pas
ougrave il eacutetait Penseacutee en puissance
Voyons maintenant comment Plotin combine ces diffeacuterents concepts qui constituent
la force de son argument
Mais si la penseacutee et lrsquointelligible sont la mecircme chose ndash puisque lrsquointelligible est
un acte il nrsquoest eacutevidemment pas puissance ni bien sucircr sans intelligence ni priveacute
de vie et la vie et la penseacutee ne sont pas introduites de lrsquoexteacuterieur dans quelque
chose drsquoautre comme pour une pierre ou un ecirctre inanimeacute ndash lrsquointelligible est
aussi la substance premiegravere Si donc il est acte le premier acte et bien sucircr le
plus beau il sera penseacutee et penseacutee substantielle car crsquoest aussi la plus vraie eh
bien une telle penseacutee qui est premiegravere et agrave titre premier sera lrsquoIntellect premier
Car cet Intellect nrsquoest pas en puissance il nrsquoest pas lui quelque chose et la
penseacutee autre chose car alors cela reviendrait agrave dire que ce qui fait sa substance
serait en puissance Si donc il est acte et sa substance acte il sera une seule et
mecircme chose que lrsquoacte or lrsquoecirctre et lrsquointelligible sont un avec lrsquoacte tout en
mecircme temps sera un Intellect penseacutee intelligible326
Nous tenons agrave mentionner que dans ce seul extrait nous recensons sept occurrences du
terme energeia ainsi que trois occurrences du terme dunamis Crsquoest gracircce agrave ces concepts
que Plotin pourra confirmer agrave la ligne 45 la triple identiteacute de lrsquoIntellect de lrsquointellection et
de lrsquointelligible
325 Plotin Traiteacute II 5 [25] 3 25-28 (trad Eacute Breacutehier) 326 Plotin Traiteacute V 3 [49] 5 32-45 (trad B Ham)
175
Si donc sa penseacutee est lrsquointelligible et si lrsquointelligible crsquoest lui il se pensera donc
lui-mecircme il pensera par la penseacutee qui est exactement lui-mecircme et il pensera
lrsquointelligible qui est exactement lui-mecircme Selon les deux points de vue il se
pensera donc lui-mecircme selon que la penseacutee est lui-mecircme et selon que
lrsquointelligible est lui-mecircme exactement ce qursquoil pense par la penseacutee ce qui est
lui-mecircme327
Nous devons surtout retenir de ces deux derniers extraits que lrsquointelligible est lui aussi en
acte il est acte drsquointellection et donc identique agrave lrsquoIntellect et agrave la Penseacutee LrsquoIntellect se
pense totalement car ce qursquoil pense est identique agrave lui-mecircme LrsquoIntellect est identique agrave la
Penseacutee qui tous les deux sont identiques agrave lrsquointelligible
L Lavaud rappelle que lrsquoobjectif de Plotin dans ce chapitre est de montrer lrsquouniteacute de
lrsquoIntellect laquo tout le chapitre cinq a pour but de deacutemontrer lrsquouniteacute de lrsquointelligence ainsi
qursquoen teacutemoigne ces deux affirmations ldquolrsquointelligence lrsquointelligible et lrsquoecirctre sont un328rdquo et
ldquolrsquointelligence lrsquointellection et lrsquointelligible ne font qursquoun329rdquo330 raquo Cette uniteacute de lrsquoIntellect
sera drsquoailleurs confirmeacutee dans la suite du traiteacute par lrsquoexposition du rapport entre la seconde
et la premiegravere hypostase
Contrairement agrave Lavaud et agrave Beierwaltes qui sont plus critiques agrave lrsquoeacutegard de
lrsquoobjection des sceptiques qursquoenvers lrsquoargument de Plotin Wilfried Kuumlhn dans un article
au titre drsquoouverture poleacutemique Comment il ne faut pas expliquer la connaissance de soi-
mecircme souligne le manque de clarteacute du chapitre 5 Selon Kuumlhn lrsquoargument de Plotin
manque de preacutecision
Comme crsquoest souvent le cas dans les Enneacuteades le texte nous fournit non pas la
cleacute de sa compreacutehension mais uniquement quelques eacuteleacutements dont on peut tirer
une hypothegravese Tout drsquoabord il y a lieu de supposer que Plotin utilise le terme
laquo connaissance de soi-mecircme raquo de faccedilon polyseacutemique et plus preacuteciseacutement en
un sens propre principal et en un sens deacuteriveacute331
327 Ibid 5 45-48 (trad B Ham) 328 Ibid 5 26 329 Ibid 5 43 330 L Lavaud laquo Structure et thegravemes du Traiteacute 49 raquo dans La connaissance de soi Eacutetudes sur le traiteacute 49 de
Plotin eacutediteacute par M Dixsaut Paris Vrin 2002 p 196 331 W Kuumlhn laquo Comment il ne faut pas expliquer la connaissance de soi-mecircme (Enn V 3 [49] 5 1-17) raquo
dans La connaissance de soi Eacutetudes sur le traiteacute 49 de Plotin p 237
176
Plotin utilise peut-ecirctre certains termes de faccedilon polyseacutemique mais crsquoest selon nous pour
mieux srsquoadapter agrave lrsquoobjection sceptique qui est elle-mecircme polyseacutemique Qursquoest-ce que
lrsquoIntellect pour Sextus Empiricus Il ne srsquoagit certainement pas de lrsquoIntellect
neacuteoplatonicien Plotin nrsquoa drsquoautre choix que drsquoutiliser un vocabulaire polyseacutemique en
voulant reacutepliquer agrave une objection dont les termes ne sont pas clairement deacutefinis Quant agrave
affirmer que le texte du chapitre 5 ne laquo nous fournit pas la cleacute de sa compreacutehension mais
uniquement quelques eacuteleacutements dont on peut tirer une hypothegravese raquo crsquoest agrave notre avis juger
trop seacutevegraverement un passage tout de mecircme assez clair surtout si lrsquoon connaicirct les sources
auxquelles il renvoie332 En jugeant lrsquoexposeacute de Plotin relativement agrave celui drsquoAristote au
livre Λ (XII) de la Meacutetaphysique nous ne pouvons que constater la compleacutetude et la clarteacute
du chapitre 5
Kuumlhn reproche eacutegalement agrave Plotin de ne pas reprendre fidegravelement lrsquoobjection
sceptique333 Lrsquoobjection de Sextus Empiricus nrsquoa pas eacuteteacute formuleacutee dans un vocabulaire
neacuteoplatonicien Plotin se devait de la reformuler pour mieux y reacutepondre
24 Lrsquointellect divin et la connaissance de soi chez Aristote
Nous concluons ainsi notre bref commentaire du chapitre 5 du Traiteacute V 3 [49]
Nous allons maintenant nous concentrer sur la conception aristoteacutelicienne de lrsquoIntellect
deacuteveloppeacutee principalement au livre Λ de la Meacutetaphysique Il nous faut auparavant noter que
lrsquoargument drsquoAristote est moins explicite que celui de Plotin principalement pour cette
raison Aristote nrsquoa pas eacuteteacute confronteacute agrave lrsquoobjection sceptique telle que formuleacutee par Sextus
Empiricus il nrsquoa donc pas eacuteteacute porteacute comme lrsquoa eacuteteacute Plotin agrave expliciter sa penseacutee afin de
reacutepliquer aux sceptiques Lrsquoargument nrsquoest pas invalideacute pour autant il est seulement plus
complexe de montrer en quoi il reacutesiste agrave lrsquoobjection sceptique
Dans le cas drsquoAristote nous pouvons citer trois passages de la Meacutetaphysique ougrave la
connaissance de soi de lrsquoIntellect est deacutefendue Le premier est tireacute du chapitre 7 alors que
les deux suivants le sont du chapitre 9
332 Comme nous lrsquoavons mentionneacute ces sources sont aristoteacuteliciennes sceptiques et platoniciennes 333 W Kuumlhn art cit p 232
177
Lrsquointelligence se pense elle-mecircme en saisissant lrsquointelligible car elle devient
elle-mecircme intelligible en entrant en contact avec son objet et en le pensant de
sorte qursquoil y a identiteacute entre lrsquointelligence et lrsquointelligible car le reacuteceptacle de
lrsquointelligible et de lrsquoessence crsquoest lrsquointelligence et lrsquointelligence en acte est
possession de lrsquointelligible334
Il est agrave noter qursquoAristote fait intervenir la notion drsquoacte qui occupe eacutegalement une place
centrale dans lrsquoargument de Plotin
Le second passage est lrsquoun des plus citeacutes du corpus aristoteacutelicien laquo Lrsquointelligence
suprecircme se pense donc elle-mecircme puisqursquoelle est ce qursquoil y a de plus excellent et sa
Penseacutee est penseacutee de penseacutee335 raquo Malgreacute la posteacuteriteacute historique de cet extrait ce nrsquoest pas
ce passage de la Meacutetaphysique dont Plotin srsquoest principalement inspireacute pour son Traiteacute V 3
[49] Crsquoest plutocirct cet autre extrait du chapitre 9 qui est agrave la base de lrsquoargument plotinien
laquo Puis donc qursquoil nrsquoy a pas de diffeacuterence entre ce qui est penseacute et la penseacutee pour les objets
immateacuteriels la Penseacutee divine et son objet seront identiques et la penseacutee sera une avec
lrsquoobjet de la penseacutee336 raquo
Nous pouvons comparer ce passage agrave celui du De anima ougrave est poseacutee lrsquoidentiteacute entre
le sujet et lrsquoobjet dans lrsquoacte drsquointellection laquo Par ailleurs elle est elle aussi intelligible au
mecircme titre que les intelligibles car dans le cas des choses immateacuterielles il y a identiteacute du
sujet intelligent et de lrsquoobjet intelligeacute La science de nature speacuteculative et lrsquoobjet de cette
science sont en effet identiques337 raquo Nous verrons que cette maniegravere de concevoir
lrsquoidentiteacute entre le sujet et lrsquoobjet de lrsquointellection fut critiqueacutee par Plotin
Selon Aristote crsquoest donc lrsquoimmateacuterialiteacute de lrsquoIntellect de la Penseacutee et de
lrsquointelligible qui rend possible la connaissance de soi Sextus Empiricus sous-entend qursquoune
diffeacuterence entre la penseacutee et ce qui est penseacute est inheacuterente agrave lrsquoIntellect il ignore qursquoune telle
diffeacuterence ne peut pas srsquoappliquer selon Aristote agrave un ecirctre immateacuteriel divin et indivisible
Lrsquoargument de lrsquoimmateacuterialiteacute de lrsquoIntellect dont Aristote se sert pour deacutemontrer la
possibiliteacute de la connaissance de soi ne sera toutefois pas suffisant aux yeux de Plotin pour
reacutesister agrave lrsquoobjection sceptique
334 Aristote Meacutetaphysique Λ 7 1072b19-23 (trad J Tricot) 335 Ibid Λ 9 1074b32-33 (trad J Tricot) 336 Ibid Λ 9 1075a4-5 (trad J Tricot) 337 Aristote De lrsquoacircme III 4 430a2-5 (trad R Bodeacuteuumls)
178
25 Quelques divergences entre Plotin et Aristote au sujet de lrsquoIntellect
Cette preacutesentation de la connaissance de soi chez Aristote nrsquoest que sommaire Nous
avons fait cette digression seulement afin de nous familiariser avec la source principale
dont srsquoinspire Plotin au chapitre 5 du Traiteacute V 3 [49] Comme nous avons pu le constater
lrsquoargument plotinien est sur de nombreux points presque identique agrave celui drsquoAristote
Cependant Plotin en plus de proposer un argument plus explicite que celui drsquoAristote
apporte quelques eacuteleacutements conceptuels originaux Nous avons noteacute quatre divergences
entre les deux deacutemonstrations visant agrave assurer la possibiliteacute de la connaissance de soi de
lrsquoIntellect
1 Nous pouvons drsquoabord nous poser la question suivante est-ce que lrsquoimmateacuterialiteacute
de lrsquoIntellect est un argument suffisant pour se deacutebarrasser de lrsquoobjection sceptique Est-ce
que lrsquoidentiteacute de lrsquoIntellect et de lrsquointelligible prouve que lrsquoIntellect se pense lui-mecircme
Selon Plotin cet argument de lrsquoimmateacuterialiteacute de lrsquoacircme ne suffit pas laquo Car la penseacutee
embrasse bien lrsquointelligible ou sera la mecircme chose que lrsquointelligible mais il nrsquoest pas
encore eacutevident que lrsquoIntellect se pense lui-mecircme338 raquo
2 Le deuxiegraveme point sur lequel insister porte sur la diffeacuterence entre la formule
aristoteacutelicienne du noecircsis noecircseocircs noecircsis et lrsquoidentification du noucircs de la noecircsis du noecircton
et de lrsquoon chez Plotin Aristote laisse de cocircteacute lrsquoaspect subjectif de la connaissance de soi
pour se concentrer sur lrsquoacte de connaissance lui-mecircme Oosthout dans son eacutetude sur le
Traiteacute V 3 [49] souligne en quoi Plotin se distingue drsquoAristote sur ce point
Aristotle does not fully work out this argument To him the identity of the
mind and its object is sufficiently explained by the fact that the mind is
immaterial and therefore indivisible The mind he argues (1072b) is itself a
laquothing that can be thought raquo (noecircton) therefore it is able to laquo think itself raquo For
Plotinus however the single identity of the act of thinking and the object of
thought entails the disappearance of the subject-aspect The mindrsquos self-
knowledge being based on the identity of the act of thinking and the object of
thought appears to allow no room for a thinking subject339
338 Plotin Traiteacute V 3 [49] 5 30-32 (trad B Ham) 339 H Oosthout Modes of knowledge and the transcendental An introduction to Plotinus Ennead 53 (49)
with a commentary and translation AmsterdamPhiladephia R B Gruumlner 1991 p 105-106
179
Encore une fois lrsquoexposeacute de Plotin est plus complet que celui drsquoAristote il preacutesente plus
distinctement le sujet lrsquoacte et lrsquoobjet de lrsquointellection afin de montrer par la suite
pourquoi ils sont tous identiques Aristote ne fait pas mention de cette triple identiteacute il
preacutefegravere plutocirct attirer notre attention sur lrsquoacte drsquointellection en lui-mecircme sur
lrsquoautoreacuteflexiviteacute de la Penseacutee
3 Ce qui distingue eacutegalement lrsquoargument de Plotin de celui drsquoAristote est le rocircle qursquoy
joue lrsquoEcirctre La reacuteflexion drsquoAristote est avant tout gnoseacuteologique (de lrsquoordre de la
connaissance) alors que celle de Plotin nrsquoest pas seulement gnoseacuteologique mais aussi
ontologique (de lrsquoordre de lrsquoecirctre) Crsquoest sur ce point que lrsquoinfluence de Parmeacutenide (pour qui
Ecirctre et Penseacutee sont identiques) et de Platon (pour qui les reacutealiteacutes intelligibles sont les ecirctres
veacuteritables) est la plus marqueacutee On ne voit pas chez Aristote une identification explicite de
lrsquoEcirctre et de la Penseacutee contrairement agrave ce que lrsquoon constate aiseacutement au chapitre 5 du Traiteacute
V 3 [49] Nous ne preacutetendons pas que cette identiteacute nrsquoest pas preacutesupposeacutee par Aristote
mais seulement qursquoelle nrsquoest pas explicitement mentionneacutee
Selon lrsquoanalyse de L P Gerson le concept drsquoousia drsquoeacutetant est mecircme central dans
tout lrsquoargument du chapitre 9 du livre Λ (XII) En effet alors qursquoAristote parle de
puissance et drsquoacte il renvoie constamment agrave lrsquoecirctre lrsquoousia qui peut ecirctre dit en acte ou en
puissance
Viewed form the Eleatic perspective it is indeed strange that Aristotle should
endorse the indentification of being and knowing That he does so on the basis
of explicitly anti-Platonic principles indicates the strength of the claim The
unmoved mover putatively being in the primary sense is identical with a pure
activity which is nothing but noesis340
Le fait qursquoAristote nrsquoidentifie pas explicitement lrsquoEcirctre et la Penseacutee comme le fait Plotin au
chapitre 5 ne signifie pas que cette identiteacute nrsquoest pas constitutive de lrsquoargument Cela
nrsquoenlegraveve cependant rien agrave lrsquooriginaliteacute de Plotin Aristote comme lrsquoexplique Gerson
identifie lrsquoEcirctre et la Penseacutee drsquoune maniegravere antiplatonicienne laquo anti-Platonic raquo
contrairement agrave Plotin il ne reacutefegravere pas aux dialogues platoniciens du Sophiste et du
340 L P Gerson art cit p 110
180
Parmeacutenide341 pour conceptualiser cette identiteacute Lrsquooriginaliteacute de Plotin par rapport agrave
Aristote ndash bien que les concepts drsquoacte et de puissance soient repris au chapitre 5 ndash se
trouve dans les reacutefeacuterences implicites qursquoil fait aux dialogues de Platon sur lrsquoEcirctre et la
Penseacutee
4 Nous notons une quatriegraveme et derniegravere divergence au sujet de lrsquoIntellect entre
Plotin et Aristote ou plus preacuteciseacutement entre la penseacutee plotinienne et une interpreacutetation de
la penseacutee aristoteacutelicienne que lrsquoon retrouve dans le Suppleacutement au livre sur lrsquoacircme342
ouvrage attribueacute agrave Alexandre drsquoAphrodise Dans ce livre la connaissance de soi de
lrsquoIntellect y est deacutecrite comme lrsquoabstraction drsquoune forme intelligible de la matiegravere Le
modegravele de lrsquoabstraction ne satisfaisait pas Plotin Que lrsquoIntellect pense un objet intelligible
ne signifie pas pour autant qursquoil se pense lui-mecircme
Cette preacutesentation des divergences entre le Traiteacute V 3 [49] et le livre Λ (XII) de la
Meacutetaphysique sans se vouloir exhaustive permet cependant de saisir en quoi lrsquoargument de
Plotin se distingue de celui drsquoAristote tout en lui eacutetant redevable de plusieurs concepts
Bien que nous reviendrons sur la question de la premiegravere hypostase dans la section
suivante nous nrsquoavons pas voulu insister sur cette originaliteacute de la meacutetaphysique de Plotin
par rapport au systegraveme drsquoAristote Laurent Lavaud convient avec nous des similitudes entre
la penseacutee des deux philosophes Il souligne toutefois qursquoagrave partir du chapitre 6 les concepts
du systegraveme aristoteacutelicien sont moins preacutesents Plotin cherchera alors agrave assurer la
connaissance de soi de lrsquoIntellect en preacutecisant la nature du rapport qursquoil entretient avec son
principe lrsquoUn laquo Lrsquoenjeu est alors de montrer en quoi cette structure meacutetaphysique de la
ldquopenseacutee de la penseacuteerdquo heacuteriteacutee de la Meacutetaphysique semble insuffisante agrave Plotin pour assurer
les conditions de toute intelligibiliteacute Lrsquointelligence devra agrave son tour ecirctre reacutefeacutereacutee agrave un
principe supeacuterieur ultime343 raquo
Lrsquointelligible dans le systegraveme aristoteacutelicien nrsquoest pas aussi bien deacutefini que dans la
meacutetaphysique plotinienne Il nrsquoy a pas agrave proprement parler de monde ou de lieu intelligible
chez Aristote agrave moins que lrsquoon parle du Dieu premier moteur ou de la connaissance
341 Cf Platon Sophiste 245d et Parmeacutenide 142b 342 Voir H Oosthout op cit p 109-110 343 L Lavaud art cit p 196
181
intellectuelle telle qursquoelle est preacutesenteacutee dans le De anima Par conseacutequent il serait
impertinent de pousser plus loin la comparaison entre deux systegravemes qui se conforment agrave
des paradigmes diffeacuterents
26 La multipliciteacute et lrsquouniteacute de lrsquoIntellect
Apregraves avoir ainsi mentionneacute ce qui distingue et rapproche Platon drsquoAristote quant agrave
la question de la connaissance de soi de lrsquoIntellect il nous faut finalement juger si sa
deacutemonstration du chapitre 5 reacutesiste agrave lrsquoobjection sceptique
Le but de Plotin eacutetait de montrer lrsquouniteacute de lrsquoIntellect Bien entendu lrsquoIntellect est
eacutegalement multiple ce que Plotin nrsquooserait pas nier ndash rappelons-nous lrsquoen polla (un-
multiple) du Parmeacutenide ndash mais ce nrsquoest pas seulement par sa multipliciteacute qursquoil arrive agrave se
connaicirctre mais eacutegalement et surtout par son uniteacute Si dans le systegraveme que Plotin deacutefend
lrsquoUn est laquo un raquo et lrsquoIntellect laquo un et multiple raquo les sceptiques ont eu tort drsquoaffirmer que la
connaissance de soi de lrsquoIntellect est impossible en raison de sa multipliciteacute Ils ont neacutegligeacute
son uniteacute laquo La Penseacutee qui rend lrsquoIntellect multiple (10 28-30) ne peut saisir lrsquoecirctre qursquoen
vertu de sa multipliciteacute Mais en mecircme temps elle reacuteunifie la multipliciteacute de lrsquoEcirctre en
assurant la coheacutesion de lrsquoun-tout344 raquo
Selon les arguments de Plotin la division sceptique traduit une incompreacutehension de
la nature de la Penseacutee et de lrsquoEcirctre Sextus prend la multipliciteacute qui est la conseacutequence de la
connaissance de soi pour invalider cette mecircme connaissance Ian Crystal souligne en quoi
cette multipliciteacute ne peut constituer un argument valable une faille agrave exploiter pour les
sceptiques laquo For a start that the activity of the intellect is constitutive of multiplicity
within itself is clear Plotinus speaks of there being a sort of internal occurrence when the
intellect thinks itself and it is this which makes it the intellect many345 raquo P Hadot partage
lrsquoopinion de Crystal et preacutecise que pour Plotin lrsquoEcirctre preacutecegravede la Penseacutee
Pour lui la penseacutee ne peut preacuteceacuteder lrsquoEcirctre mais ce sont lrsquoEcirctre et la forme qui
preacutecegravedent la penseacutee parce qursquoils sont la trace de lrsquoUn trace qui permet agrave
344 B Ham op cit p 25 345 I Crystal laquo Plotinus on the Structure of Self-Intellection raquo Phronecircsis 43 3 (1998) p 279
182
lrsquoIntellect prenant cette trace pour son objet de se constituer preacuteciseacutement
comme Intellect en se pensant comme identique agrave lrsquoobjet de sa penseacutee346
Si lrsquoEcirctre preacutecegravede la Penseacutee lrsquouniteacute preacutecegravede donc la multipliciteacute Les sceptiques nrsquoavaient
sans doute pas pris en consideacuteration cette conception de lrsquoIntellect avant de formuler leur
objection
E K Emilsson deacutefend lui aussi la conception plotinienne de lrsquoIntellect contre
lrsquoobjection sceptique Sa critique ne concerne pas lrsquoincompreacutehension de ce qursquoest lrsquoIntellect
par les sceptiques de sa multipliciteacute gnoseacuteologique et de son uniteacute ontologique premiegravere
elle srsquoattaque plutocirct au fait qursquoils aient neacutegligeacute la distinction entre la penseacutee discursive et la
penseacutee intellectuelle Il deacutefend que selon Plotin la penseacutee divine celle de lrsquoIntellect ne
peut ecirctre repreacutesenteacutee laquo However Plotinus may well have believed that if divine thought
is non-representational it must be non-propositional347 raquo Lrsquoobjection sceptique essaie
pourtant de repreacutesenter la penseacutee divine elle pose drsquoun cocircteacute le sujet de lrsquoautre lrsquoobjet elle
divise en fait une reacutealiteacute qui ne saurait ecirctre diviseacutee
Plotin cherche agrave deacutemontrer que lrsquoIntellect se connaicirct lui-mecircme pour les raisons
mentionneacutees au chapitre 5 Cependant pour assurer la sauvegarde de la connaissance de soi
de lrsquoIntellect Plotin cherchera agrave montrer que celui-ci se pense lui-mecircme en se retournant
vers son principe lrsquoUn Par ce retournement vers laquo lrsquouniteacute en elle-mecircme raquo Plotin srsquoeacutecartera
du peacuteril de la multipliciteacute qursquoAristote nrsquoa pu complegravetement eacuteviter en nrsquoayant pas poseacute un
principe anteacuterieur agrave lrsquoIntellect Ceci ne constitue pas pour autant un deacutesaveu de sa
deacutemonstration du chapitre 5 le reste du traiteacute doit plutocirct ecirctre interpreacuteteacute comme une
explicitation de cet argument
27 Remarques conclusives sur la connaissance de soi
Lrsquoargument de Plotin reacutesiste-t-il agrave lrsquoobjection sceptique La multipliciteacute preacutesente
dans lrsquoIntellect ndash rappelons que lrsquoIntellect est dit en polla (un-multiple) ndash constitue-t-elle la
346 P Hadot laquo La conception plotinienne de lrsquoidentiteacute entre lrsquointellect et son objet Plotin et le De anima
drsquoAristote raquo dans Corps et acircme Sur le De anima drsquoAristote Paris Vrin 1996 p 376 347 E K Emilsson laquo Plotinus on the Objects of Thought raquo Archiv fuumlr Geschichte der Philosophie 77 1
(1995) p 31 Les conclusions de cet article sont reprises par lrsquoauteur et inteacutegreacutees aux deacuteveloppements que
lrsquoon retrouve dans une monographie qursquoil consacre agrave lrsquoIntellect plotinien Plotinus on Intellect Oxford
Oxford University Press 2007
183
faille de toute deacutemonstration de la connaissance de soi Si lrsquoIntellect est multiple comme
le croient les sceptiques il sera divisible et srsquoil est divisible nous en revenons aux deux
branches de lrsquoobjection sceptique Mais la multipliciteacute que la Penseacutee ou lrsquoacte
drsquointellection apporte agrave lrsquoIntellect nrsquoest qursquoun moment de la connaissance de soi la
Penseacutee ramegravene ultimement lrsquoEcirctre de lrsquoIntellect agrave lrsquouniteacute
Du point de vue de la connaissance les sceptiques ont raison drsquoaffirmer que
lrsquoIntellect est multiple et donc divisible il faut bien poser qursquoil y ait un sujet connaissant
et un objet connu et donc une division pour qursquoil y ait connaissance Cette division nrsquoest
cependant pas ontologique selon Plotin Beierwaltes dirait mecircme qursquoelle ne srsquoapplique pas
agrave la penseacutee absolue348 nous repreacutesentons un Intellect diviseacute afin de comprendre en quoi
cette reacutealiteacute qui nous est supeacuterieure se connaicirct elle-mecircme mais nous ne la divisons pas pour
autant dans son ecirctre Plotin et crsquoest lagrave sa plus grande originaliteacute par rapport agrave Aristote met
lrsquoaccent sur lrsquouniteacute ontologique de lrsquoIntellect et sur lrsquoidentiteacute heacuteriteacutee de Parmeacutenide entre
lrsquoEcirctre et la Penseacutee
Bien entendu les philosophes laquo dogmatiques raquo doivent conserver agrave tout prix lrsquouniteacute
de lrsquoIntellect afin de reacutesister aux attaques des sceptiques il leur faut montrer en quoi une
division ne peut ecirctre que de lrsquoordre de la connaissance et non de lrsquoecirctre Bien que lrsquoIntellect
soit en polla il conserve lrsquouniteacute suffisante celle que lui procure lrsquoidentiteacute de lrsquoEcirctre et de la
Penseacutee afin de sauvegarder la connaissance de soi
3 Les limites de la penseacutee humaine dans son rapport au divin
31 Une intellection humaine supeacuterieure agrave la noecircsis meta logou
Agrave partir drsquoun travail dialectique sur les principes meacutetaphysiques agrave lrsquoaide de
schegravemes theacuteoriques progressivement eacutelaboreacutes et affineacutes par la tradition platonico-
aristoteacutelicienne Proclus deacutefinit trois grandes cateacutegories de lrsquoEcirctre et donc du divin
lrsquointelligible lrsquointelligible-et-intellectif et lrsquointellectif auxquelles il rattache trois formes
drsquointellection qui transcendent les limites de la connaissance humaine
348 Voir W Beierwaltes art cit p 15
184
Il est toutefois difficile comme nous lrsquoavons reconnu drsquoassocier ces trois formes
drsquointellections divines aux diverses entiteacutes que deacutefinit Proclus drsquoabord dans les Eacuteleacutements
de theacuteologie mais surtout dans la Theacuteologie platonicienne ougrave la multipliciteacute des
perspectives theacuteologiques empecircche agrave notre avis toute association qui serait reacuteductrice pour
la philosophie de Proclus Par prudence nous avons voulu nous limiter aux schegravemes
theacuteologiques des Eacuteleacutements de theacuteologie en eacutelargissant agrave la Theacuteologie platonicienne
De mecircme en effet que par la vie qui leur est propre les corps sont conjoints agrave
lrsquoacircme et que par leur part intellective propre les acircmes sont tendues vers
lrsquointellect universel et lrsquointellection toute premiegravere de mecircme je pense les ecirctres
reacuteellement ecirctres eux aussi par lrsquoun qui leur est immanent sont eacuteleveacutes jusqursquoagrave
lrsquouniteacute transcendante et par suite sont inseacuteparables de la cause toute
premiegravere349
Nous poursuivons avec un passage tireacute du mecircme livre au chapitre 14
Quant agrave lrsquointellect qui possegravede lrsquoacte de vivre dans lrsquoeacuteterniteacute qui par essence
est un acte et qui a fixeacute son acte drsquointellection en lrsquoimmobilisant dans le preacutesent
drsquoune totale simultaneacuteiteacute il est diviniseacute totalement par le ministegravere de la cause
qui lui est supeacuterieure350
Selon ce schegraveme ougrave la dialectique est reine ougrave le philosophe semble ecirctre celui qui par le
perfectionnement de son logos de sa rationaliteacute peut srsquoeacutelever de la dianoia agrave la noecircsis meta
logou par un long et patient entraicircnement en empruntant un chemin long et tortueux
comment rendre compte de la possibiliteacute drsquoune forme intellection supeacuterieure pour lrsquohomme
qursquoelle soit celle du philosophe parfait ou celle drsquoune acircme inspireacutee qui nrsquoa pas
neacutecessairement reacuteussi agrave parfaire ses vertus intellectuelles et morales Si lrsquoun des dieux est
supeacuterieur agrave lrsquointellect qui en eacutemane est-il possible pour lrsquohomme drsquoentrer en contact avec
lrsquouniteacute divine srsquoil nrsquoa pas drsquoabord parfait son intellect Lrsquoacircme humaine peut-elle mecircme si
elle nrsquoa pas su cultiver la sagesse par lrsquoexercice de sa raison et la pratique des vertus
atteindre une connaissance veacuteritable du divin La theacuteorie de lrsquoinspiration divine et
lrsquoenseignement au sujet des diffeacuterentes formes de discours theacuteologiques chez Proclus nous
349 Proclus Theacuteologie platoniciennne I 12 57 2-7 (trad H D Saffrey et L G Westerink) laquo Ὡς γὰρ τὰ
σώματα τῇ ἑαυτῶν ζωῇ συνάπτεται πρὸς τὴν ψυχήν καὶ ὡς αἱ ψυχαὶ τῷ ἑαυτῶν νοητικῷ πρὸς τὸν ὅλον νοῦν
ἀνατείνονται καὶ τὴν πρωτίστην νόησιν οὕτω δήπου καὶ τὰ ὄντως ὄντα τῷ ἑαυτῶν ἑνὶ πρὸς τὴν ἐξῃρημένην
ἕνωσιν ἀνῆκται καὶ ταύτῃ τῆς πρωτίστης αἰτίας ἐστὶν ἀνεκφοίτητα raquo 350 Ibid I 14 66 23-26 (trad H D Saffrey et L G Westerink) laquo νοῦς δὲ ἐν αἰῶνι τὸ ζῆν ἔχων καὶ τ ῇ
ο ὐ σ ί ᾳ ὢ ν ἐ ν έ ρ γ ε ι α καὶ πᾶσαν ὁμοῦ τὴν νόησιν ἐν τῷ νῦν ἑστῶσαν πηξάμενος ἔνθεός ἐστι διὰ τὴν πρὸ
αὐτοῦ πάντως αἰτίαν raquo
185
apprend qursquoune telle connaissance du divin est possible tout en preacutecisant que le veacuteritable
savoir celui qui unit toutes les autres formes de connaissance sur le divin demeure la
science dialectique qui permet lrsquoactivation de la plus haute faculteacute proprement humaine de
notre acircme agrave savoir la noecircsis meta logou
32 Les limites de la penseacutee humaine dans le neacuteoplatonisme apregraves Plotin
Les ceacutelegravebres eacutetudes drsquoE R Dodds rassembleacutees sous le titre The Greeks and the
Irrational351 ont bien montreacute la part que les penseurs grecs reacuteservaient agrave lrsquoinspiration
divine dans leur conception de la sagesse humaine On ne saurait penser la philosophie
grecque du moins celle de ceux qui acceptent lrsquoexistence et la providence des dieux
comme une deacutemarche qui ne fait appel qursquoagrave la rationaliteacute humaine indeacutependamment de
toute relation avec le divin Plusieurs dialogues platoniciens teacutemoignent des bienfaits de
lrsquoinspiration divine sur lrsquohumaniteacute au premier rang desquels figure le Phegravedre352 Dans son
second discours sa Palinodie ougrave il fait lrsquoeacuteloge drsquoEacuteros Socrate montre que lrsquohomme inspireacute
par le(s) dieu(x) est agrave lrsquoorigine de plus grands bienfaits pour lui et son aimeacute que lrsquohomme
tempeacutereacute Ce principe est appliqueacute successivement aux quatre espegraveces de folies ndash
divinatoire initiatique musicale et amoureuse ndash mais Socrate consacre la presque totaliteacute
de son discours au deacutelire amoureux dans le but de persuader Phegravedre qursquoil est preacutefeacuterable
drsquoaccorder ses faveurs agrave celui qui est posseacutedeacute par lrsquoamour divin qursquoagrave celui qui ne lrsquoest pas
Dans la suite de sa palinodie Socrate relate le parcours de lrsquoacircme de lrsquoamant divinement
inspireacute ndash ou du dialecticien avec qui la figure de lrsquoamant semble se confondre ndash dans son
eacuteleacutevation vers la Beauteacute intelligible Toutefois dans la seconde partie du dialogue Socrate
relativise le caractegravere mystique de son second discours en preacutecisant que lrsquoessentiel y
concernait les divisions et les rassemblements qursquoil y a opeacutereacutes Doit-on deacuteceler ici une part
drsquoironie visant agrave faire ressortir la supeacuterioriteacute du dialecticien sur lrsquohomme posseacutedeacute par les
dieux ou plutocirct mettre lrsquoinspiration divine au principe mecircme de lrsquoactiviteacute dialectique La
comparaison avec le reste du corpus rend probleacutematique toute assertion cateacutegorique au sujet
des rapports entre la philosophie et lrsquoinspiration divine En effet des dialogues de jeunesse
351 E R Dodds The Greeks and the Irrational Berkeley University of California Press 1966 352 Nous renvoyons agrave notre ANNEXE I pour une analyse plus complegravete du rocircle de la folie divine dans lrsquoœuvre
de Platon notamment dans le Phegravedre Nos propos agrave ce sujet dans cette sous-section nrsquoont pour but que
drsquointroduire agrave la conception neacuteoplatonicienne des limites de la penseacutee humaine dans son rapport aux principes
divins
186
comme lrsquoIon et le Meacutenon semblent opposer lrsquoinspiration divine agrave la science veacuteritable agrave
savoir la dialectique qui lui est supeacuterieure par son universaliteacute Cependant dans le Phegravedre
mais aussi dans le Timeacutee lrsquoassistance divine agrave laquelle Timeacutee et Socrate font appel en
commenccedilant leurs exposeacutes sur lrsquoacircme ou sur le Monde apparaicirct comme la condition de
possibiliteacute de leur discours comme la cause motrice permettant drsquoopeacuterer les divisions et les
rassemblements qui reacutevegravelent lrsquoessence des choses
Alors que la position de Platon sur la fonction cognitive de lrsquoinspiration divine reste
peut-ecirctre insaisissable lrsquoironie socratique et le changement de thegraveme drsquoun dialogue agrave
lrsquoautre nous la dissimulant la doctrine neacuteoplatonicienne de lrsquoenthousiasme de lrsquoactivation
des puissances de lrsquoacircme humaine sous lrsquoeffet drsquoune gracircce divine est preacutesenteacutee de maniegravere
nettement plus systeacutematique Chez Proclus la multiplication des divisions opeacutereacutees agrave
lrsquointeacuterieur du monde intelligible ainsi que les fines distinctions introduites entre les faculteacutes
de lrsquoacircme rendent possible lrsquoidentification des limites de la penseacutee humaine dans son rapport
au divin Par les seules forces de sa penseacutee lrsquohomme ne peut espeacuterer atteindre que la
connaissance des Formes intellectives agrave la marge infeacuterieure du plan intelligible lui-mecircme
situeacute entre lrsquoordre proprement divin lrsquoUn et ses heacutenades et la seacuterie psychique srsquoeacutetendant
des Acircmes divines aux acircmes humaines Reacuteparties de maniegravere hieacuterarchique selon la triade
Ecirctre-Vie-Penseacutee les Formes intelligibles peuvent ecirctre associeacutees agrave lrsquoEcirctre les Formes
intelligibles-et-intellectives agrave la Vie et les Formes intellectives agrave la Penseacutee la connaissance
de ces deux premiers ordres nrsquoeacutetant reacuteserveacutee qursquoagrave un petit nombre drsquoeacutelus toucheacutes par la
gracircce divine Alors que le Timeacutee de lrsquoavis de Proclus traite de la connaissance des Formes
intellectuelles coordonneacutees agrave lrsquoIntellect deacutemiurgique le Phegravedre dans le Second discours
de Socrate et le Parmeacutenide dans son traitement des apories de la participation porteraient
sur les Formes intelligibles-et-intellectives
Mecircme srsquoil est impossible drsquoatteindre une parfaite systeacutematiciteacute dans la preacutesentation
des doctrines de Proclus et ce malgreacute le caractegravere fondamentalement scolastique de ses
traiteacutes et commentaires il nous est toutefois possible drsquoabstraire et drsquoeacutenoncer les principes
geacuteneacuteraux qui structurent sa theacuteorie de la connaissance Bien qursquoelle fasse preuve
drsquoinventiviteacute dans sa reacuteflexion philosophique et surtout dans son approche exeacutegeacutetique la
penseacutee de Proclus reste avant tout tributaire drsquoune tradition scolaire elle se preacutesente
187
comme la reprise des enseignements de son maicirctre Syrianus et par-delagrave des principes de la
theacuteologie eacutelaboreacutee par Jamblique Conscient de lrsquoinfluence des preacutedeacutecesseurs de Proclus sur
son oeuvre nous commenterons drsquoabord des extraits du De Mysteriis de Jamblique et de
lrsquoIn Phaedrum drsquoHermias ndash qui rapporte lrsquoenseignement de son maicirctre Syrianus ndash ougrave leurs
auteurs deacuteterminent la part de lrsquoinitiative humaine et celle de la gracircce divine relativement agrave
la connaissance des dieux et des intelligibles Nous preacutesenterons ensuite deux extraits ougrave
Proclus hieacuterarchise les faculteacutes de lrsquoacircme humaine nous pourrons ainsi porter un jugement
sur la coheacuterence interne du corpus proclien et sur les rapports avec les doctrines de ses
devanciers Nous conclurons notre enquecircte par lrsquoanalyse drsquoun passage de lrsquoIn Parmenidem
ougrave Proclus distingue les Formes intellectives que nous avons en soi la capaciteacute de
connaicirctre des Formes intelligibles-et-intellectives rendues uniquement connaissables pour
nous par une illumination divine
33 Les limites de la penseacutee humaine chez Jamblique et Syrianus
Plusieurs extraits du De Mysteriis esquissent les limites de la penseacutee humaine
Puisqursquoil srsquoagit drsquoune œuvre poleacutemique drsquoune argumentation ad hominem ndash rappelons que
Jamblique reacutefute les objections formuleacutees par Porphyre dans sa lettre agrave Aneacutebon ndash cet
exposeacute ne preacutesente pas le mecircme degreacute de systeacutematiciteacute que les commentaires de Proclus
Certes Jamblique mobilise nombre drsquoeacuteleacutements doctrinaux qui reacutevegravelent une approche
systeacutematique de la theacuteologie il preacutetend drsquoailleurs pouvoir viser une science divine353 mais
la finaliteacute de son ouvrage reste de lever les apories porphyriennes Nous ne retrouvons donc
pas dans lrsquoœuvre conserveacutee de Jamblique du moins dans le De Mysteriis de ces
preacutesentations scolaires omnipreacutesentes chez Proclus ougrave les faculteacutes de lrsquoacircme et leurs objets
seraient clairement distingueacutes agrave lrsquoexception peut-ecirctre de ce passage ougrave lrsquoon peut voir la
matrice de la doctrine proclienne au sujet de lrsquoinspiration divine
Ainsi donc aux immortels compagnons des dieux correspondra la perception
inneacutee que nous en avons de mecircme qursquoils ont eux-mecircmes lrsquoecirctre drsquoune maniegravere
constamment identique de mecircme lrsquoacircme humaine doit srsquoattacher agrave eux en vertu
du mecircme principe par la connaissance et sans poursuivre drsquoaucune faccedilon par
la conjecture lrsquoopinion ou un raisonnement quelconque qui prennent leur point
de deacutepart dans le temps lrsquoessence supeacuterieure agrave tous ces modes de connaissance
353 Jamblique De Mysteriis I 8 29 12
188
crsquoest par les intellections pures et irreacuteprochables reccedilues des dieux de toute
eacuteterniteacute qursquoelle se reliera agrave eux354
Ce passage srsquoinsegravere dans lrsquoargument visant agrave montrer que nous nrsquoavons pas une
connaissance exteacuterieure des dieux et des ecirctres supeacuterieurs ndash les deacutemons les heacuteros les acircmes
immaculeacutees ndash mais une connaissance inheacuterente agrave notre acircme ou agrave plus proprement parler
un contact continuel avec le divin Des diffeacuterentes activiteacutes cognitives de lrsquoacircme deacutefinies par
Platon dans lrsquoAnalogie de la Ligne Jamblique reprend la conjecture lrsquoopinion et le
raisonnement et montre qursquoen raison de leur assise temporelle elles sont inadeacutequates pour
deacutecrire notre relation avec les dieux Dans la terminologie platonicienne seule lrsquointellection
convient pour deacutecrire notre appreacutehension du divin mais celle-ci est soigneusement
qualifieacutee laquo de pure et drsquoirreacuteprochable raquo par Jamblique sans doute pour la distinguer drsquoune
intellection proprement humaine qui lui serait infeacuterieure probablement celle dont il est
question en Timeacutee 28a1-4 lrsquointellection accompagneacutee de raison La suite du passage
complegravete la reacutefutation des objections porphyriennes en distinguant la science divine des
sciences humaines
Mais toi tu as lrsquoair de croire que laquo la mecircme connaissance vaut pour les choses
divines et pour les autres quelles qursquoelles soient raquo et que laquo les contraires
fournissent le membre opposeacute comme crsquoest lrsquoordinaire dans les problegravemes
dialectiques raquo en reacutealiteacute ce nrsquoest pas du tout pareil la connaissance des dieux
est agrave part seacutepareacutee de toute opposition et elle ne consiste pas dans le fait qursquoon
la concegravede maintenant ou qursquoelle prend naissance de toute eacuteterniteacute elle
coexistait dans lrsquoacircme en une forme unique Voilagrave donc ce que je te dis du
premier principe en nous drsquoougrave doivent partir ceux qui disent ou entendent quoi
que ce soit au sujet des ecirctres qui nous sont supeacuterieurs355
Ce qui apparaicirct dans ce passage ce qui sera drsquoailleurs repris et deacuteveloppeacute par Proclus crsquoest
une nette opposition entre theacuteologie et philosophie Les proceacutedeacutes de la dialectique
notamment la connaissance par les contraires ne srsquoappliqueraient pas selon Jamblique agrave
354 Ibid I 3 30-38 (trad E des Places) laquo Ἐοικέτω δὴ οὖν τοῖς ἀιδίοις τῶν θεῶν συνοπαδοῖς καὶ ἡ σύμφυτος
αὐτῶν κατανόησιςmiddot ὥσπερ οὖν αὐτοὶ τὸ εἶναι ἔχουσιν ἀεὶ ὡσαύτως οὕτω καὶ ἡ ἀνθρωπίνη ψυχὴ κατὰ τὰ
αὐτὰ τῇ γνώσει πρὸς αὐτοὺς συναπτέσθω εἰκασίᾳ μὲν ἢ δόξῃ ἢ συλλογισμῷ τινι ἀρχομένοις ποτὲ ἀπὸ
χρόνου μηδαμῶς τὴν ὑπὲρ ταῦτα πάντα οὐσίαν μεταδιώκουσα ταῖς δὲ καθαραῖς καὶ ἀμέμπτοις νοήσεσιν αἷς
εἴληφεν ἐξ ἀιδίου παρὰ τῶν θεῶν ταύταις αὐτοῖς συνηρτημένη raquo 355 Ibid I 3 38-46 (trad E des Places) laquo σὺ δrsquo ἔοικας ἡγεῖσθαι τὴν αὐτὴν εἶναι τῶν θείων καὶ τῶν ἄλλων
ὁποιωνοῦν γνῶσιν δίδοσθαί τε ἀπὸ τῶν ἀντικειμένων τὸ ἕτερον μόριον ὥσπερ εἴωθε καὶ ἐπὶ τῶν ἐν ταῖς
διαλέκτοις προτεινομένωνmiddot τὸ δrsquo οὐκ ἔστιν οὐδαμῶς παραπλήσιονmiddot ἐξήλλακται γὰρ αὐτῶν ἡ εἴδησις
ἀντιθέσεώς τε πάσης κεχώρισται καὶ οὐκ ἐν τῷ συγχωρεῖσθαι νῦν ἢ ἐν τῷ γίγνεσθαι ὑφέστηκεν ἀλλrsquo ἦν ἐξ
ἀιδίου μονοειδὴς ἐπὶ τῇ ψυχῇ συνυπάρχουσα raquo
189
lrsquoappreacutehension des dieux Lrsquounion continuelle de notre acircme avec le divin nrsquoest rendue
possible que par un principe divin qui est en nous Dans la suite du De Mysteriis Jamblique
reprendra le principe empeacutedocleacuteen selon lequel le semblable est connu par le semblable
pour justifier cette doctrine
En effet apregraves avoir dit laquo les intellects purs inflexibles et non mecircleacutes agrave du
sensible raquo tu te demandes avec encore plus drsquoheacutesitation laquo srsquoil faut les prier raquo
Pour moi je vais jusqursquoagrave penser qursquoil nrsquoen faut pas prier drsquoautres Car ce qui en
nous est divin intelligent et un ou si tu preacutefegraveres lrsquoappeler ainsi intelligible
srsquoeacuteveille alors manifestement dans la priegravere en srsquoeacuteveillant cet eacuteleacutement aspire
supeacuterieurement agrave lrsquoeacuteleacutement semblable et srsquounit agrave la perfection en soi356
Ces passages nrsquoindiquent pas que lrsquoacircme humaine est en soi incapable de srsquounir avec le
divin mais seulement que les faculteacutes cognitives qui lui sont propres sont inadeacutequates pour
cette union Toutefois Jamblique preacutecisera plus loin que le principe qui en nous permet
lrsquounion avec les dieux est de nature divine et que son activation ne relegraveve pas de lrsquoinitiative
humaine Nous sommes ici au cœur de la deacutefense jamblicheacuteenne de lrsquoart hieacuteratique contre
les attaques porphyriennes ougrave est reacutefuteacutee lrsquoideacutee voulant que la theacuteurgie consiste agrave agir sur
les dieux
Ce nrsquoest pas non plus lrsquoacte de penser qui unit aux dieux les theacuteurges car alors
qursquoest-ce qui empecirccherait ceux qui philosophent theacuteoreacutetiquement drsquoarriver agrave
lrsquounion avec les dieux Mais la veacuteriteacute est tout autre crsquoest lrsquoaccomplissement
religieux des actions ineffables dont les effets deacutepassent toute intellection ainsi
que le pouvoir des symboles muets entendus des dieux seuls qui opegraverent
lrsquounion theacuteurgique Crsquoest pourquoi ce nrsquoest pas notre penseacutee qui opegravere ces
actes car alors leur efficaciteacute serait intellectuelle et deacutependrait de nous [hellip]
Nos penseacutees ne provoquent donc pas en les preacutevenant les causes divines agrave
srsquoexercer mais elles doivent avec toutes les dispositions excellentes de lrsquoacircme
et avec notre pureteacute preacuteexister comme causes auxiliaires ce qui eacuteveille
proprement le vouloir divin ce sont les signes divins eux-mecircmes et ainsi le
divin est deacutetermineacute par le divin et ne reccediloit drsquoaucun des ecirctres infeacuterieurs un
principe quelconque de son action propre357
356 Ibid I 15 19-25 (trad E des Places) laquo Ἔτι γὰρ μᾶλλον ἀκλίτους καὶ ἀμιγεῖς αἰσθητοῖς εἰπὼν εἶναι τοὺς
καθαροὺς νόας ἀπορεῖς εἰ δεῖ πρὸς αὐτοὺς εὔχεσθαι Ἐγὼ δrsquo οὐδrsquo ἄλλοις τισὶν ἡγοῦμαι δεῖν εὔχεσθαι Τὸ γὰρ
θεῖον ἐν ἡμῖν καὶ νοερὸν καὶ ἕν ἢ εἰ νοητὸν αὐτὸ καλεῖν ἐθέλοις ἐγείρεται τότε ἐναργῶς ἐν ταῖς εὐχαῖς
ἐγειρόμενον δὲ ἐφίεται τοῦ ὁμοίου διαφερόντως καὶ συνάπτεται πρὸς αὐτοτελειότητα raquo 357 Ibid II 11 16-37 (trad E des Places) laquo οὐδὲ γὰρ ἡ ἔννοια συνάπτει τοῖς θεοῖς τοὺς θεουργούςmiddot ἐπεὶ τί
ἐκώλυε τοὺς θεωρητικῶς φιλοσοφοῦντας ἔχειν τὴν θεουργικὴν ἕνωσιν πρὸς τοὺς θεούς νῦν δrsquo οὐκ ἔχει τό γε
ἀληθὲς οὕτωςmiddot ἀλλrsquo ἡ τῶν ἔργων τῶν ἀρρήτων καὶ ὑπὲρ πᾶσαν νόησιν θεοπρεπῶς ἐνεργουμένων
τελεσιουργία ἥ τε τῶν νοουμένων τοῖς θεοῖς μόνον συμβόλων ἀφθέγκτων δύναμις ἐντίθησι τὴν θεουργικὴν
ἕνωσιν Διόπερ οὐδὲ τῷ νοεῖν αὐτὰ ἐνεργοῦμενmiddot ἔσται γὰρ οὕτω νοερὰ αὐτῶν ἡ ἐνέργεια καὶ ἀφrsquo ἡμῶν
190
Jamblique poursuit en affirmant que lrsquounion active avec le divin implique la connaissance
mais qursquoelle ne lui est pas identique Les faculteacutes cognitives de lrsquoacircme ou celle de sa partie
supeacuterieure lrsquointellect ne permettent donc pas agrave lrsquohomme de srsquounir avec le divin ou en
drsquoautres termes drsquoen ecirctre posseacutedeacute Crsquoest ce que confirme cet autre extrait du De Mysteriis
Mais on aurait tort drsquoattribuer lrsquoenthousiasme agrave lrsquoacircme ou agrave quelqursquoune de ses
puissances agrave lrsquointellect ou agrave quelqursquoune de ses puissances ou activiteacute ou agrave une
faiblesse physique ou agrave lrsquoabsence de celle-ci et on nrsquoaurait pas raison de
supposer qursquoil en va ainsi car la theacuteophorie nrsquoest pas œuvre humaine ni ne tient
toute son efficaciteacute de parties ou drsquoactiviteacutes de lrsquohomme358
Lrsquoessentiel de la position jamblicheacuteenne au sujet des limites de la penseacutee humaine est
concentreacute dans les extraits que nous avons preacutesenteacutes Comme nous pourrons le constater
les distinctions opeacutereacutees par Jamblique entre les classes de dieux et les faculteacutes ou activiteacutes
de lrsquoacircme humaine sont moins nombreuses que celles que lrsquoon voit apparaicirctre chez Proclus
Toutefois ce dernier se limite souvent aux divisions jamblicheacuteennes lorsqursquoil preacutesente de
maniegravere scheacutematique les principes de sa theacuteologie par exemple dans lrsquointroduction de sa
Theacuteologie platonicienne Malgreacute les preacutecisions qursquoil apportera Proclus conservera ces deux
principes de la theacuteologie jamblicheacuteenne lrsquoexistence drsquoun principe divin dans lrsquoacircme par
lequel lrsquohomme peut srsquounir aux dieux et lrsquoincapaciteacute pour celui-ci de connaicirctre le divin agrave
lrsquoaide de ses propres faculteacutes cognitives
Les limites de la penseacutee humaine seront plus clairement deacutefinies dans lrsquoœuvre de
Proclus que dans le De Mysteriis jugement que nous pourrions eacutetendre agrave la penseacutee de
Jamblique dans son ensemble si cette œuvre en est reacuteellement repreacutesentative Cela
srsquoexplique par le deacuteveloppement et la systeacutematisation de la science theacuteologique chez ses
successeurs dont Syrianus qui apportera de nouvelles distinctions au sein des classes
divines dans son exeacutegegravese du Parmeacutenide De lrsquoœuvre philosophique de Syrianus la tradition
manuscrite nrsquoa conserveacute que son Commentaire sur les livres B Γ M et N de la
Meacutetaphysique drsquoAristote et les notes reacutedigeacutees par son disciple Hermias agrave partir de son
ἐνδιδομένη`[hellip] Ὅθεν δὴ οὐδrsquoὑπὸ τῶν ἡμετέρων νοήσεων προηγουμένως τὰ θεῖα αἴτια προκαλεῖται εἰς
ἐνέργειανmiddot ἀλλὰ ταύτας μὲν καὶ τὰς ὅλας τῆς ψυχῆς ἀρίστας διαθέσεις καὶ τὴν περὶ ἡμᾶς καθαρότητα ὡς
συναίτια ἄττα προϋποκεῖσθαι χρή raquo 358 Ibid III 7 15-21 (trad E des Places) laquo Ψυχῆς μὲν οὖν καί τινος τῶν ἐν αὐτῇ δυνάμεων ἢ νοῦ καί τινος
τῶν ἐν αὐτῷ δυνάμεων ἢ ἐνεργειῶν ἢ σωματικῆς ἀσθενείας ἢ ἄνευ ταύτης οὐκ ἄν τις ὑπολάβοι δικαίως τὸν
ἐνθουσιασμὸν εἶναι οὐδrsquo ἂν οὕτω γίγνεσθαι εἰκότως ἂν ὑπόθοιτοmiddot οὔτε γὰρ ἀνθρώπινόν ἐστι τὸ τῆς
θεοφορίας ἔργον οὔτε ἀνθρωπίνοις μορίοις ἢ ἐνεργήμασι τὸ πᾶν ἔχει κῦρος raquo
191
enseignement sur le Phegravedre de Platon LrsquoIn Phaedrum srsquoavegravere un teacutemoin preacutecieux de
lrsquointerpreacutetation neacuteoplatonicienne du Phegravedre et plus particuliegraverement de la palinodie de
Socrate ougrave Proclus et sans doute deacutejagrave Syrianus voyait un exposeacute theacuteologique sur la classe
des dieux intelligibles-et-intellectifs Ce qui nous inteacuteresse dans lrsquoimmeacutediat crsquoest
lrsquointerpreacutetation neacuteoplatonicienne de lrsquoenthousiasme divin dont Socrate fait lrsquoeacuteloge dans son
second discours Par son exeacutegegravese Syrianus prend le relais de Jamblique ndash le De Mysteriis
se fondant en partie sur une interpreacutetation des ideacutees du Phegravedre ndash mais ne se refuse pas agrave
corriger son estimeacute preacutedeacutecesseur En effet alors que Jamblique subordonne
cateacutegoriquement la penseacutee humaine agrave lrsquoinspiration divine le maicirctre de Proclus distingue
plusieurs formes drsquoenthousiasme qursquoil hieacuterarchise selon les parties de lrsquoacircme auxquelles
elles sont relatives ce qursquoexpose ce passage
Lrsquoenthousiasme qui vient des dieux celui qui est premier propre et vrai touche
agrave lrsquoun de lrsquoacircme qui est au-delagrave de la penseacutee discursive et de lrsquointellect en elle
Crsquoest le mecircme un qui en un autre temps semble ecirctre en attente ou srsquoecirctre
endormi Cependant lorsque cet un est illumineacute toute la vie lrsquoest aussi tout
comme lrsquointellect la penseacutee discursive et la partie irrationnelle de lrsquoacircme une
trace de cet enthousiasme se rendant mecircme jusqursquoau corps Il y a donc drsquoautres
enthousiasmes qui touchent aux autres parties de lrsquoacircme mue par certains
deacutemons ou par des dieux accompagneacutes de ces deacutemons En effet on dit aussi
que la penseacutee discursive est enthousiaste lorsqursquoelle deacutecouvre des sciences et
des theacuteoregravemes instantaneacutement en montrant sa supeacuterioriteacute sur les autres
hommes359
De mecircme il y a un enthousiasme relatif agrave lrsquoopinion agrave lrsquoimagination agrave lrsquoardeur et mecircme au
deacutesir ce qui couvre la presque totaliteacute des faculteacutes de lrsquoacircme distingueacutees par la tradition
platonico-aristoteacutelicienne Cette section du Commentaire drsquoHermias qui traite de maniegravere
exhaustive de lrsquoenthousiasme divin et des quatre formes de folie divine est drsquoune densiteacute
conceptuelle remarquable et renferme encore plusieurs eacutenigmes pour les eacuterudits
Lrsquoopposition trancheacutee entre inspiration divine et penseacutee humaine preacutesente chez Jamblique
srsquoy transforme en une sorte de pantheacuteisme lrsquoenthousiasme divin nrsquoeacutetant plus seulement
359 Hermias In Phaedrum 85 14-23 (notre traduction) laquo Ὁ οὖν πρώτως καὶ κυρίως καὶ ἀληθῶς ἐκ θεῶν
ἐνθουσιασμὸς κατὰ τὸ ἓν τοῦτο γίνεται τῆς ψυχῆς ὅ ἐστιν ὑπὲρ τὴν διάνοιαν καὶ ὑπὲρ τὸν ἐν αὐτῇ νοῦνmiddot ὅπερ
ἓν ἐν τῷ ἄλλῳ χρόνῳ παρειμένῳ καὶ καθεύδοντι ἔοικεmiddot τούτου μέντοι τοῦ ἑνὸς καταλαμφθέντος πᾶσα ἡ ζωὴ
καταλάμπεται καὶ ὁ νοῦς καὶ ἡ διάνοια καὶ ἡ ἀλογία καὶ μέχρι καὶ αὐτοῦ τοῦ σώματος ἴνδαλμα τοῦ
ἐνθουσιασμοῦ ἐνδίδοται Γίνονται μὲν οὖν καὶ ἄλλοι ἐνθουσιασμοὶ περὶ τὰ ἄλλα μέρη τῆς ψυχῆς δαιμόνων
τινῶν αὐτὴν κινούντων ἢ καὶ θεῶν οὐκ ἄνευ δαιμόνωνmiddot καὶ γὰρ ἡ διάνοια ἐνθουσιᾶν λέγεται ὅταν ἐπιστήμας
καὶ θεωρήματα ἐξευρίσκῃ ἐν ἀκαρεῖ χρόνῳ καὶ ὑπὲρ τὸν ἄλλον ἄνθρωπον raquo
192
relatif agrave la partie divine de lrsquoacircme humaine lrsquoun en elle mais agrave la totaliteacute de ses faculteacutes et
mecircme au corps Mais si cet enthousiasme se deacutecline selon toutes les faculteacutes de lrsquoacircme il en
demeure toutefois que lrsquoenthousiasme au sens propre ne touche que lrsquoun de lrsquoacircme et qursquoil
est le seul permettant agrave lrsquohomme de srsquounir aux dieux Malgreacute les innovations exeacutegeacutetiques
qursquoon peut lui attribuer Syrianus est en ce sens fidegravele agrave la doctrine exposeacutee par Jamblique
dans le De Mysteriis
Lrsquoauteur de lrsquoIn Phaedrum tient drsquoailleurs compte explicitement de lrsquoexeacutegegravese
jamblicheacuteenne dans une autre section de son Commentaire Au moment drsquointerpreacuteter le
passage central du mythe de lrsquoattelage aileacute ougrave Platon eacutenonce que laquo lrsquoessence veacuteritable ne
peut ecirctre contempleacutee que par le pilote de lrsquoacircme lrsquointellect raquo (Phegravedre 247c) Syrianus
rappelle lrsquointerpreacutetation proposeacutee par Jamblique
Le divin Jamblique entend par laquo pilote raquo lrsquoun de lrsquoacircme et par le laquo conducteur raquo
son intellect Le terme laquo contempleacutee raquo nrsquoest pas employeacute pour signifier qursquoelle
vise cet intelligible en tant qursquoalteacuteriteacute mais qursquoelle est unie agrave lui et en tire ainsi
profit Cela montre en effet que le pilote est une reacutealiteacute plus parfaite que le
conducteur et ses chevaux car lrsquoun de lrsquoacircme est naturellement uni aux dieux360
Cet extrait montre que pour Jamblique le lexique de lrsquointellection peut ecirctre employeacute au
sens large pour signifier lrsquounion avec le divin ce qui apparaissait drsquoailleurs dans le De
Mysteriis Tout en reconnaissant la supeacuterioriteacute du pilote sur le conducteur Proclus ne
partagera toutefois pas lrsquoexeacutegegravese jamblicheacuteenne de ce passage du Phegravedre et identifiera le
pilote agrave lrsquoIntellect particulier qui rend possible lrsquointellection humaine et le conducteur
selon toute vraisemblance agrave la faculteacute rationnelle lrsquoacircme
Bref malgreacute quelques divergences mineures Syrianus reprendra lrsquoessentiel de la
doctrine jamblicheacuteenne au sujet de lrsquoenthousiasme humain et des limites de la penseacutee
humaine Proclus sera tributaire de lrsquoenseignement de son maicirctre en multipliant les
distinctions agrave lrsquointeacuterieur du plan intelligible pour cerner plus preacuteciseacutement lrsquoobjet ultime que
peut appreacutehender la connaissance humaine
360 Ibid 150 24-28 (notre traduction) laquo Ὁ θεῖος Ἰάμβλιχος κυβερνήτην τὸ ἓν τῆς ψυχῆς ἀκούειmiddot ἡνίοχον δὲ
τὸν νοῦν αὐτῆςmiddot τὸ δὲ θ ε α τ ῇ οὐχ ὅτι καθrsquo ἑτερότητα ἐπιβάλλει τούτῳ τῷ νοητῷ ἀλλrsquo ὅτι ἑνοῦται αὐτῷ καὶ
οὕτως αὐτοῦ ἀπολαύειmiddot τοῦτο γὰρ δηλοῖ τὸν κυβερνήτην τελειότερόν τι τοῦ ἡνιόχου καὶ τῶν ἵππωνmiddot τὸ γὰρἓν
τῆς ψυχῆς ἑνοῦσθαι τοῖς θεοῖς πέφυκεν raquo
193
34 Retour sur la hieacuterarchie des faculteacutes de lrsquoacircme chez Proclus
Se poser la question des limites de la raison humaine revient agrave se poser celle de
lrsquoobjet et de la nature de la sagesse humaine Alors que pour Plotin la philosophie dans ses
dimensions eacutethique et contemplative demeure la voie royale pour srsquoeacutelever jusqursquoau
Premier principe dans le neacuteoplatonisme post-plotinien une opposition srsquoest installeacutee entre
la philosophie et lrsquoart theacuteurgique consacreacutee par cette formule de Damascius le dernier
diadoque de lrsquoEacutecole drsquoAthegravenes
Quelques-uns preacutefegraverent la philosophie comme Porphyre Plotin et beaucoup
drsquoautres philosophes drsquoautres lrsquoart hieacuteratique361 comme Jamblique Syrianus
Proclus en un mot tous les hieacuteratiques Platon de son cocircteacute ayant discerneacute les
nombreux arguments en faveur de chacune des deux opinions les a reacuteunies en
une seule veacuteriteacute ce qursquoil exprime en appelant le philosophe un Bacchant362
Agrave la suite drsquoAnne Sheppard363 Philippe Hoffmann soutient que pour Proclus la sagesse
humaine est infeacuterieure agrave la folie amoureuse agrave la divine philosophie et agrave la puissance
theacuteurgique conccedilues comme trois moyens distincts mais eacutequivalents drsquounion avec les
dieux364 Proclus demeure ainsi fidegravele au paradigme theacuteologique instaureacute par Jamblique et
dont le De Mysteriis teacutemoigne explicitement Le problegraveme reste toutefois entier il faut
distinguer la nature de la divine philosophie de celle de la sagesse humaine et montrer
quelles sont les faculteacutes et les activiteacutes cognitives que chacune de ces formes de
connaissance implique
La hieacuterarchie des faculteacutes de lrsquoacircme preacutesenteacutees dans le De Mysteriis est reprise par
Proclus avec quelques modifications dans lrsquointroduction programmatique de sa Theacuteologie
platonicienne
361 Au sujet de lrsquoart hieacuteratique crsquoest-agrave-dire la theacuteurgie dans la tradition neacuteoplatonicienne voir le livre de
C van Liefferinge La theacuteurgie Des Oracles chaldaiumlques agrave Proclus Liegravege Centre International drsquoEacutetude de la
Religion Grecque Antique 1999 362 Damascius In Phaedonem I sect 172 1-5 (trad Ph Hoffmann) laquo Ὅτι οἱ μὲν τὴν φιλοσοφίαν προτιμῶσιν
ὡς Πορφύριος καὶ Πλωτῖνος καὶ ἄλλοι πολλοὶ φιλόσοφοιmiddot οἱ δὲ τὴν ἱερατικήν ὡς Ἰάμβλιχος καὶ Συριανὸς
καὶ Πρόκλος καὶ οἱ ἱερατικοὶ πάντες ὁ δὲ Πλάτων τὰς ἑκατέρωθεν συνηγορίας ἐννοήσας πολλὰς οὔσας εἰς
μίαν αὐτὰς συνήγαγεν ἀλήθειαν τὸν φιλόσοφον lsquoΒάκχονrsquo ὀνομάζων raquo 363 A Sheppard laquo Proclusrsquo Attitude to Theurgy raquo The Classical Quarterly 32 1 (1982) p 218-220 364 Ph Hoffmann laquo La triade chaldaiumlque erocircs alecirctheia pistis de Proclus agrave Simplicius raquo dans Proclus et la
Theacuteologie platonicienne Actes du colloque international de Louvain (13-16 mai 1998) eacutediteacute par A-Ph
Segonds et C Steel LeuvenParis Leuven University PressLes Belles Lettres 2000 p 475 n 85
194
De lagrave vient je crois que crsquoest la fonction proprement intellective de lrsquoacircme qui
est capable de saisir les formes de lrsquointellect et les diffeacuterences qursquoelles
comportent et que crsquoest le sommet de lrsquointellect et comme lrsquoon dit sa fleur et
son existence pure qui srsquounit aux heacutenades de tout ce qui existe et par leur
intermeacutediaire agrave cette Uniteacute cacheacutee de toutes les heacutenades divines Car il y a en
nous plusieurs pouvoirs de connaissance mais crsquoest celui-lagrave seul qui nous
permet drsquoentrer naturellement en relation avec le divin et drsquoen participer En
effet la classe des dieux nrsquoest appreacutehendeacutee ni par la sensation puisqursquoelle
transcende tout ce qui est corporel ni par lrsquoopinion ou le raisonnement car ce
sont des opeacuterations divisibles en partie et adapteacutees aux reacutealiteacutes multiformes ni
par lrsquoactiviteacute de lrsquointelligence assisteacutee par la raison car ce genre de
connaissance est relatif aux ecirctres reacuteellement ecirctres tandis que la pure existence
des dieux surmonte le domaine de lrsquoecirctre et se deacutefinit par cette uniteacute elle-mecircme
qui se rencontre dans lrsquoensemble de ce qui existe Si donc le divin peut ecirctre
connu de quelque maniegravere il reste que ce soit par la pure existence de lrsquoacircme
qursquoil soit saisi et par ce moyen connu pour autant qursquoil puisse lrsquoecirctre En effet agrave
tous les degreacutes nous disons que le semblable est connu par le semblable
autrement dit la sensation connaicirct le sensible lrsquoopinion lrsquoobjet drsquoopinion le
raisonnement le rationnel lrsquointellect lrsquointelligible de telle sorte que crsquoest par
lrsquoun aussi que lrsquoon connaicirct le suprecircme degreacute de lrsquoUniteacute et par lrsquoindicible
lrsquoIndicible365
Selon Christian Gueacuterard366 ce passage nous permettrait de distinguer la fleur de lrsquointellect
par laquelle lrsquoacircme pour srsquounir au Pegravere intelligible et la fleur ou lrsquoun de lrsquoacircme rendant
possible lrsquounion avec lrsquoUn par lrsquointermeacutediaire des heacutenades tous deux constituant des
moments successifs dans lrsquoactivation de lrsquoexistence pure de lrsquoacircme Nous devons certes
reconnaicirctre que la penseacutee de Proclus multiplie les divisions conceptuelles (la division eacutetant
pour lui lrsquoopeacuteration premiegravere de la dialectique) et qursquoune distinction entre deux fleurs
baseacutee sur une exeacutegegravese fine des Oracles chaldaiumlques est une hypothegravese plausible Toutefois
il faut agrave notre avis reacutesister agrave la tentation de systeacutematiser agrave outrance la penseacutee proclienne
365 Proclus Theacuteologie platonicienne I 3 15 1-21 (trad H D Saffrey et L G Westerink) laquo Ὅθεν οἶμαι καὶ
τῆς ψυχῆς τὸ μὲν νοερὸν ἰδίωμα καταληπτικὸν ὑπάρχειν τῶν νοερῶν εἰδῶν καὶ τῆς ἐν αὐτοῖς διαφορᾶς τὴν
δὲ ἀκρότητα τοῦ ν ο ῦ καί ὥς φασι τὸ ἄ ν θ ο ς καὶ τὴν ὕπαρξιν συνάπτεσθαι πρὸς τὰς ἑνάδας τῶν ὄντων καὶ
διὰ τούτων πρὸς αὐτὴν τὴν πασῶν τῶν θείων ἑνάδων ἀπόκρυφον ἕνωσιν Πολλῶν γὰρ ἐν ἡμῖν δυνάμεων
οὐσῶν γνωριστικῶν κατὰ ταύτην μόνην τῷ θείῳ συγγίνεσθαι καὶ μετέχειν ἐκείνου πεφύκαμενmiddot οὔτε γὰρ
αἰσθήσει τ ὸ θ ε ῶ ν γ έ ν ο ς ληπτόν εἴπερ ἐστὶ σωμάτων ἁπάντων ἐξῃρημένον οὔτε δόξῃ καὶ διανοίᾳ
μερισταὶ γὰρ αὗται καὶ πολυειδῶν ἐφάπτονται πραγμάτων οὔτε ν ο ή σ ε ι μ ε τ ὰ λ ό γ ο υ τῶν γὰρ ὄντως
ὄντων εἰσὶν αἱ τοιαῦται γνώσεις ἡ δὲ τῶν θεῶν ὕπαρξις ἐ π ο χ ε ῖ τ α ι τοῖς οὖσι καὶ κατrsquo αὐτὴν ἀφώρισται τὴν
ἕνωσιν τῶν ὅλων Λείπεται οὖν εἴπερ ἐστὶ καὶ ὁπωσοῦν τὸ θεῖον γνωστόν τῇ τῆς ψυχῆς ὑπάρξει καταληπτὸν
ὑπάρχειν καὶ διὰ ταύτης γνωρίζεσθαι καθrsquo ὅσον δυνατόν Τ ῷ γ ὰ ρ ὁ μ ο ί ῳ πανταχοῦ φ α μ ὲ ν τ ὰ
ὅ μ ο ι α γ ι ν ώ σ κ ε σ θ α ι middot τῇ μὲν αἰσθήσει δηλαδὴ τὸ αἰσθητόν τῇ δὲ δόξῃ τὸ δοξαστόν τῇ δὲ διανοίᾳ τὸ
διανοητόν τῷ δὲ νῷ τὸ νοητόν ὥστε καὶ τῷ ἑνὶ τὸ ἑνικώτατον καὶ τῷ ἀρρήτῳ τὸ ἄρρητον raquo 366 C Gueacuterard laquo Lrsquohyparxis de lrsquoacircme et la fleur de lrsquointellect dans la mystagogie de Proclus raquo dans Proclus
lecteur et interpregravete des Anciens Paris Eacuteditions du CNRS 1987 p 344-345
195
lorsque les textes eux-mecircmes ne semblent pas lrsquoexiger surtout agrave partir de passages ougrave elle
srsquoexprime en des termes plus geacuteneacuteraux ndash et donc par des divisions plus geacuteneacuteriques ndash ougrave elle
reprend agrave son compte les grands principes de la theacuteologie jamblicheacuteenne Lrsquointroduction de
la Theacuteologie platonicienne fait agrave notre avis partie de ces passages elle ne confirmerait
donc en rien lrsquointerpreacutetation de Gueacuterard En effet dans la hieacuterarchie des faculteacutes de lrsquoacircme
ougrave il applique lrsquoantique principe selon lequel le semblable est connu par le semblable367
Proclus nrsquointroduit pas une faculteacute intermeacutediaire entre lrsquointellect et lrsquoun comme on aurait
pu srsquoy attendre si la fleur de lrsquointellect avait eacuteteacute une faculteacute distincte de lrsquoun de lrsquoacircme Agrave
notre avis Proclus conserve ici lrsquoambivalence terminologique preacutesente dans le De Mysteriis
et continue drsquoemployer le vocabulaire de la noeacutetique avec lrsquoexpression laquo fleur de
lrsquointellect raquo pour deacutesigner la capaciteacute drsquounion avec le divin Pour autant nous ne rejetons
pas la possibiliteacute que Proclus ait deacutefini une faculteacute ou une activiteacute de lrsquoacircme humaine par
laquelle lrsquohomme peut appreacutehender les dieux intelligibles ou intelligibles-et-intellectifs et
qui serait donc supeacuterieure agrave lrsquointellection proprement humaine mais infeacuterieure agrave lrsquoun de son
acircme
Au fil de son exeacutegegravese du Parmeacutenide au sujet du passage ougrave Parmeacutenide et Socrate
discutent des apories de la participation (130c4-135b2) Proclus preacutesente une hieacuterarchie des
faculteacutes cognitives leacutegegraverement diffeacuterente de celle qui se trouve en introduction de sa
Theacuteologie platonicienne
Cela je veux dire la Bonteacute et la Beauteacute se retrouvent sous une mode cacheacute et
unifieacute dans les premiers ecirctres tandis qursquoelles changent en eacutetant coordonneacutees agrave
chacune des autres seacuteries Par conseacutequent il nrsquoest pas eacutetonnant qursquoune certaine
beauteacute soit connaissable par la seule sensation une autre connue par lrsquoopinion
une autre contempleacutee par lrsquointellection discursive une autre par lrsquointellection
accompagneacutee de raison une autre par lrsquointellection pure une autre
inconnaissable en tant qursquoelle est complegravetement transcendante et qursquoelle ne
peut ecirctre vue que par sa seule lumiegravere368
367 Drsquoapregraves le teacutemoignage drsquoAristote dans son traiteacute De lrsquoacircme (cf I 2 404b11-15) on peut faire remonter ce
principe au moins jusqursquoagrave Empeacutedocle Il reacuteapparaicirct dans diffeacuterents contextes chez Platon Aristote et chez les
penseurs neacuteoplatoniciens 368 Proclus In Parmenidem IV 951 10-19 (notre traduction) laquo Ταῦτrsquo οὖν τὸ ἀγαθὸν λέγω καὶ τὸ καλὸν
κρυφίως μὲν ἔστι καὶ ἑνοειδῶς ἐν τοῖς πρώτοις συστοίχως δὲ λοιπὸν ἑκάστοις ἐν ταῖς διαφόροις τάξεσι
συνεξαλλάττεταιmiddot ὥστrsquo οὐ θαυμαστὸν εἰ ἔστι τι καλὸν αἰσθήσει μόνῃ γνωστὸν ἄλλο δὲ δόξῃ γνωριζόμενον
ἄλλο δὲ διανοήσει θεωρούμενον ἄλλο δὲ νοήσει μετὰ λόγου ἄλλο δὲ νοήσει καθαρᾷ ἄλλο δὲ καὶ ἄγνωστον
καθrsquo αὑτὸ παντελῶς ἐξῃρημένον καὶ τῷ ἑαυτοῦ φωτὶ μόνῳ καθορᾶσθαι δυνάμενον raquo
196
Alors que Proclus deacutesignait dans son Commentaire sur le Timeacutee lrsquointellection
accompagneacutee de raison comme la plus haute forme de cognition proprement humaine il
postule ici lrsquoexistence drsquoune intellection pure puis drsquoune beauteacute qui ne peut ecirctre
contempleacutee que par sa propre lumiegravere Si comme lrsquoa reconnu Proclus dans son
Commentaire sur le Timeacutee lrsquointellection accompagneacutee de raison permet drsquoatteindre la
connaissance des Formes intellectuelles par lrsquounion de lrsquoacircme agrave un Intellect dit particulier
par lrsquointermeacutediaire drsquoacircmes deacutemoniques et angeacuteliques on peut se demander quel peut ecirctre
lrsquoobjet de lrsquointellection pure et ougrave situer la beauteacute inconnaissable qui lui est supeacuterieure
Puisque cette Beauteacute se retrouve drsquoabord au sommet du monde intelligible comme Proclus
le mentionne en commentant le lemme 134b-c du Parmeacutenide et que cette Beauteacute est
inconnaissable et cacheacutee on peut eacutemettre lrsquohypothegravese qursquoon la retrouve sur le plan des
Formes intelligibles ou intelligibles-et-intellectives qui sont en soi inconnaissables par les
faculteacutes cognitives de lrsquoacircme humaine Il nous resterait alors agrave faire de lrsquointellection pure la
dimension purement intuitive de la connaissance humaine agrave savoir ce qui rend possible
lrsquointellection accompagneacutee de raison des Formes intellectuelles ce que nous tenterons de
confirmer dans la suite de cette eacutetude en soulignant lrsquoimportance de lrsquoexeacutegegravese du Phegravedre et
du Timeacutee dans lrsquoeacutelaboration de la gnoseacuteologie proclienne
Agrave partir de la lecture et de lrsquoanalyse des deux extraits que nous avons seacutelectionneacutes
parmi drsquoautres dans le corpus proclien on peut conclure que les exposeacutes de Proclus au sujet
des faculteacutes de lrsquoacircme humaine ne preacutesentent pas toujours le mecircme degreacute de systeacutematiciteacute
Cela srsquoexplique comme nous lrsquoavons montreacute par le contexte litteacuteraire dans lequel on
trouve ces passages ndash lrsquoexeacutegegravese du Parmeacutenide demande une plus grande preacutecision
conceptuelle que lrsquointroduction geacuteneacuterale de la Theacuteologie platonicienne ndash et par la reprise de
principes theacuteologiques formuleacutes par Jamblique ceux-ci lorsqursquoils sont traiteacutes par Proclus
ajoutant une plus grande complexiteacute au discours proclien Tout jugement cateacutegorique sur la
doctrine des faculteacutes de lrsquoacircme et des limites de la raison devrait donc prendre en
consideacuteration le changement de registre drsquoune œuvre agrave lrsquoautre agrave lrsquointeacuterieur du corpus
proclien
197
35 La connaissance des Formes intelligibles-et-intellectives drsquoapregraves lrsquoexeacutegegravese du
Parmeacutenide et du Phegravedre
Un autre passage du Commentaire sur le Parmeacutenide permet drsquoidentifier plus
clairement les limites de la raison humaine selon Proclus Cette doctrine srsquoest
principalement eacutelaboreacutee agrave partir de lrsquoexeacutegegravese du Phegravedre et du Timeacutee eacutevoqueacutee par Proclus
alors qursquoil commente les apories de la participation
En effet elles ne peuvent ecirctre contempleacutees que par lrsquoIntellect divin Et il en est
de mecircme pour toutes les Formes mais plus speacutecialement pour toutes celles qui
sont au-delagrave des dieux intellectifs En effet ni la sensation ni la connaissance
opinative ni la pure raison ni notre connaissance intellective unit notre acircme agrave
ces Formes mais seule lrsquoillumination qui provient des dieux intellectifs nous
rend capable de nous unir agrave ces Formes intelligibles-et-intellectives comme le
disait drsquoailleurs quelqursquoun drsquoinspireacute La nature de ces Formes nous est donc
inconnaissable en tant qursquoelle est supeacuterieure agrave notre intellection et aux viseacutees
particuliegraveres de notre acircme Crsquoest pourquoi le Socrate du Phegravedre comme nous
lrsquoavons deacutejagrave mentionneacute compare leur contemplation aux rites aux initiations et
aux reacuteveacutelations conduisant les acircmes jusqursquoagrave la voucircte subceacuteleste au ciel et au
lieu supraceacuteleste appelant ces objets de contemplation visions pures
invariables simples et heureuses Nous avons certes deacutejagrave montreacute dans nos
eacutecrits sur la Palinodie que toutes ces seacuteries sont intermeacutediaires entre les dieux
intellectifs et les premiers dieux intelligibles comme je le crois par des
explications tout agrave fait claires Il est donc manifeste que ce qui est dit ici
contient un certain degreacute de veacuteriteacute Comme il a eacuteteacute mentionneacute auparavant le
Deacutemiurge et Pegravere des acircmes a lui-mecircme mis en nous la connaissance des Formes
intellectives mais la connaissance de celles qui sont supeacuterieures agrave lrsquoIntellect
telles que le sont les Formes qui sont dans ces seacuteries transcende nos viseacutees
cognitives et vient drsquoelle-mecircme nrsquoeacutetant connaissable que pour les seules acircmes
toucheacutees par lrsquoenthousiasme369
369 Ibid 949 20-950 10 (notre traduction) laquo νῷ γὰρ μόνῳ τῷ θείῳ θεατά ἐστιmiddot καὶ πάντα μὲν τὰ εἴδη
διαφερόντως δὲ ὅσα καὶ τῶν νοερῶν ἐστιν ἐπrsquo ἐκεῖνα θεῶνmiddot οὔτε γὰρ ἡ αἴσθησις οὔτε ἡ δοξαστικὴ γνῶσις
οὔτε ὁ καθαρὸς λόγος οὔτε ἡ νοερὰ γνῶσις ἡ ἡμετέρα συνάπτει τὴν ψυχὴν τοῖς εἴδεσιν ἐκείνοις μόνη δὲ ἡ
ἀπὸ τῶν νοερῶν θεῶν ἔλλαμψις δυνατοὺς ἡμᾶς ἀποφαίνει συνάπτεσθαι τοῖς νοητοῖς ἐκείνοις καὶ νοεροῖς
εἴδεσιν ὥς πού φησί τις λέγων ἐνθέως Ἄγνωστος οὖν ἡμῖν ἡ φύσις τῶν εἰδῶν ἐκείνων ὡς κρείττων τῆς
ἡμετέρας νοήσεως καὶ τῶν μεριστῶν ἐπιβολῶν τῆς ἡμετέρας ψυχῆςmiddot διὸ καὶ ὁ ἐν Φαίδρῳ Σωκράτης ὡς
προείπομεν τελεταῖς ἀπεικάζει καὶ μυήσεσι καὶ ἐποπτείαις τὴν ἐκείνων θεωρίαν ἀνάγων τὰς ψυχὰς εἰς τὴν
ὑπrsquo οὐρανὸν ἁψῖδα καὶ τὸν οὐρανὸν καὶ τὸν ὑπερουράνιον τόπον ὁλόκληρα καὶ ἀτρεμῆ φάσματα καὶ ἁπλᾶ
καὶ εὐδαίμονα καλῶν αὐτῶν ἐκείνων τὰ θεάματα Δεδείχαμεν γοῦν πάλαι διὰ τῶν εἰς τὴν παλινῳδίαν
γραφέντων ὅτι πᾶσαι αἱ τάξεις ἐκεῖναι μέσαι τῶν νοερῶν εἰσι θεῶν καὶ τῶν πρώτων νοητῶν ὡς οἶμαι διrsquo
ἐναργεστάτων ἐφόδωνmiddot ὥστε δῆλον ὅπως ἔχει τινὰ καὶ τὸ νῦν λεγόμενον ἀλήθειαν Τῶν οὖν νοερῶν εἰδῶν
ὅπερ εἴρηται καὶ πρότερον τὴν γνῶσιν αὐτὸς ἡμῖν ἐνέθηκεν ὁ δημιουργὸς καὶ πατὴρ τῶν ψυχῶνmiddot τῶν δὲ ὑπὲρ
νοῦν οἷα δή ἐστι τὰ εἴδη τὰ ἐν ἐκείναις ταῖς τάξεσιν ἡ γνῶσις ἐξῄρηται τῶν ἡμετέρων ἐπιβολῶν καὶ ἔστιν
αὐτοφυὴς αὐταῖς μόναις γνώριμος ταῖς ἐνθεαστικαῖς ψυχαῖς raquo
198
Ce passage confirme que les Formes intelligibles-et-intellectives sont en soi
inconnaissables pour lrsquohomme elles ne peuvent ecirctre appreacutehendeacutees ni par lrsquointellection
accompagneacutee de raison ni semble-t-il par lrsquointellection pure Comme lrsquoavait montreacute
lrsquoexeacutegegravese du Timeacutee le Deacutemiurge rend possible pour lrsquoacircme humaine la connaissance des
Formes intellectuelles cette connaissance eacutetant inneacutee en lrsquoacircme elle ne demande qursquoagrave ecirctre
activeacutee par un processus de reacuteminiscence La doctrine psychologique deacutefendue par Proclus
pour rendre compte de notre connaissance des Formes dont les principes apparaissaient
deacutejagrave dans la penseacutee Jamblique se distingue des thegraveses plotiniennes sur lrsquoacircme dans son
rapport aux principes intelligibles comme lrsquoillustre ce passage adjacent de lrsquoIn
Parmenidem
Notre science est diffeacuterente de la science divine mais nous pouvons remonter
jusqursquoagrave elle par son intermeacutediaire Et il ne faut ni postuler que le monde
intelligible est en nous comme certains lrsquoaffirment afin que nous puissions
connaicirctre en nous les intelligibles [hellip] ni dire qursquoune partie de lrsquoacircme demeure
en haut afin que nous soyons en contact avec lrsquointelligible [hellip] Mais il faut dire
qursquoen restant dans notre propre ordre et en posseacutedant les images essentielles de
tous les Ecirctres nous nous convertissons gracircce agrave ces images vers ces Ecirctres et
nous les connaissons agrave partir des symboles que nous en avons sans leur ecirctre
coordonneacutes mais de maniegravere deacuteriveacutee selon la valeur qui est la nocirctre370
Sur un ton poleacutemique qui vise entre autres Plotin (et sans doute aussi Theacuteodore drsquoAsineacutee
dont nous ne connaissons la penseacutee que par fragments et teacutemoignages) et sa doctrine de
lrsquoacircme non-descendue Proclus montre qursquoil est possible pour lrsquohomme drsquoatteindre une
connaissance lrsquoEcirctre mais dans la mesure la puissance propre agrave lrsquoacircme humaine dont
lrsquoactiviteacute est essentiellement discursive Lrsquohomme peut atteindre au moyen de la
reacuteminiscence par le passage de la copie au modegravele intelligible une connaissance des Ecirctres
tels qursquoils peuvent ecirctre connus sur le plan intellectif celui auquel le Deacutemiurge a donneacute
370 Ibid 948 12-36 (notre traduction) laquo Ἔστι μὲν οὖν ἡ παρrsquo ἡμῖν ἐπιστήμη τῆς θείας ἐξηλλαγμένη διὰ δὲ
ταύτης ἐπrsquo ἐκείνην ἄνιμενmiddot καὶ οὔτε τὸν νοητὸν κόσμον ἐν ἡμῖν δεῖ τιθέναι καθάπερ λέγουσί τινες ἵνα
γιγνώσκωμεν ἐν ἡμῖν ὄντα τὰ νοητάmiddot ἐξῄρηται γὰρ ἡμῶν καὶ αἰτία ἐστὶ τῆς ἡμετέρας οὐσίαςmiddot οὔτε μένειν τι
τῆς ψυχῆς ἄνω ῥητέον ἵνα διrsquo ἐκείνου τὴν πρὸς τὰ νοητὰ συνάφειαν ἔχωμενmiddot τὸ γὰρ ἄνω μένον ἀεὶ τῷ
ἀφισταμένῳ τῆς οἰκείας νοήσεως οὐκ ἄν ποτε γένοιτο σύζυγον οὐδrsquo ἂν τὴν αὐτὴν συμπληρώσειεν οὐσίανmiddot
οὔτε ὁμοούσιον τὴν ψυχὴν ὑποθετέον τοῖς θεοῖςmiddot καὶ γὰρ τὴν ἐξ ἀρχῆς ἡμῶν ὑπόστασιν ἐκ δευτέρων καὶ
τρίτων παρήγαγεν ὁ γεννήσας πατήρmiddot τοιαῦτα γάρ τινες ἠναγκάσθησαν θέσθαι δόγματα ζητοῦντες ὅπως
ἡμεῖς οἱ πεσόντες εἰς τόνδε τὸν τόπον τὰ ὄντα γιγνώσκομεν καὶ ταῦτα τῆς ἐκείνων γνώσεως οὐ πεσόντων
οὔσης ἐγερθέντων δὲ καὶ νηψάντων ἀπὸ τῆς πτώσεωςmiddot ἀλλὰ μένοντας ἡμᾶς ἐν τῇ οἰκείᾳ τάξει καὶ εἰκόνας
ἔχοντας οὐσιώδεις τῶν ὅλων διὰ τούτων ἐπιστρέφειν εἰς ἐκεῖνα λεκτέον καὶ νοεῖν ἀφrsquo ὧν ἔχομεν
συνθημάτων τὰ ὄντα συστοίχως μὲν οὖσι δευτέρως δὲ καὶ κατὰ τὴν ἑαυτῶν ἀξίαν raquo
199
accegraves aux hommes mais il ne peut connaicirctre lrsquoEcirctre intelligible tel qursquoil est en lui-mecircme par
ses propres efforts
En revenant sur le preacuteceacutedent passage on peut constater que les limites de la penseacutee
humaine y eacutetaient assez clairement deacutefinies lrsquohomme srsquoil peut espeacuterer atteindre par un
effort de reacuteminiscence au moyen des opeacuterations de la science dialectique une connaissance
relative de lrsquoEcirctre en remontant au moyen des images qui sont en lui aux Formes
intellectuelles il ne peut toutefois connaicirctre les Formes intelligibles-et-intellectives par ses
propres efforts intellectuels mais doit pour ce faire beacuteneacuteficier drsquoune gracircce divine reacuteserveacutee
qursquoagrave un petit nombre drsquoeacutelus parmi lesquels Proclus mentionne Pythagore Parmeacutenide et
bien sucircr Platon
36 Remarques conclusives sur les limites de la penseacutee humaine
Les passages que nous avons citeacutes et commenteacutes nous ont permis drsquoesquisser
drsquoapregraves les doctrines des philosophes neacuteoplatoniciens sur lesquelles nous avons fait porter
nos analyses les limites que peut atteindre la penseacutee humaine dans son effort de connaicirctre
le Monde et les dieux Malgreacute la perte regrettable pour lrsquohistoire des ideacutees du Commentaire
de Proclus sur le Phegravedre et lrsquoeacutetat fragmentaire de lrsquoœuvre de Syrianus et Jamblique nous
pouvons voir se dessiner une eacutevolution dans lrsquoeacutelaboration de la theacuteologie neacuteoplatonicienne
et ainsi reconnaicirctre plus preacuteciseacutement la teneur des rapports entre la raison humaine et
lrsquoinspiration divine
Cette eacutetude a entre autres permis de montrer le rocircle deacuteterminant qursquoa pu avoir le
Phegravedre sur lrsquoeacutelaboration des doctrines theacuteologiques psychologiques et eacutepisteacutemologiques
dans le neacuteoplatonisme plus particuliegraverement chez les penseurs posteacuterieurs agrave Plotin Degraves
Jamblique ce dialogue donne une justification aux deacutefenseurs de la supeacuterioriteacute de lrsquoart
hieacuteratique sur la sagesse humaine une opinion qui sera reprise et adapteacutee selon des
distinctions conceptuelles nouvelles dans le neacuteoplatonisme tardif de Syrianus et Proclus
Ceux-ci reconnaissent certes que la penseacutee humaine a ses limites mais preacutesenteront gracircce
agrave la multiplication de divisions conceptuelles agrave lrsquointeacuterieur de leur systegraveme meacutetaphysique
une doctrine beaucoup plus eacutelaboreacutee que celle que nous retrouvons par exemple dans les
200
Mystegraveres drsquoEacutegypte et dont nous espeacuterons avoir deacutefini les grands principes par une eacutetude
des extraits que nous ont sembleacute pertinents
201
CONCLUSION LA PROCESSION INTELLECTIVE BILAN
ET PERSPECTIVES
1 Retour sur les anteacuteceacutedents de la doctrine proclienne de lrsquointellection
La doctrine de lrsquointellection dans la philosophie de Proclus srsquoest eacutelaboreacutee dans un
dialogue avec les grandes figures de la tradition platonico-aristoteacutelicienne Notre eacutetude
avait pour but de montrer comment agrave partir des premiegraveres reacuteflexions grecques sur
lrsquointellection (celles de Platon et drsquoAristote) Proclus dans la tradition philosophique
neacuteoplatonicienne a voulu apporter ses solutions aux difficulteacutes laisseacutees par ses illustres
devanciers Une interpreacutetation adeacutequate des Dialogues platoniciens qui chez Proclus
repreacutesente le point de deacutepart (aphormecirc) de la speacuteculation philosophique au sujet
notamment de la plus haute activiteacute cognitive de lrsquoacircme humaine lrsquointellection peut
produire un savoir systeacutematique qui met en accord les diffeacuterentes donneacutees de la noeacutetique
grecque
Les Dialogues de Platon par la vue synoptique qursquoils deacutegagent et par leur caractegravere
inspireacute371 seraient pour Proclus la source potentielle de la totaliteacute du savoir sur la
connaissance humaine et sur son activiteacute rationnelle suprecircme lrsquointellection Le Timeacutee par
le caractegravere cateacutegorique que Proclus lui reconnaicirct contient une somme sur la nature du
Monde et de ses principes Lrsquoexeacutegegravese du lemme qui condense les principales divisions de la
gnoseacuteologie platonicienne (Timeacutee 28a1-4) est lrsquooccasion pour Proclus drsquoun exposeacute qui
cherche agrave montrer lrsquoaccord entre les thegraveses eacutepisteacutemologiques dont il heacuterite de ses
preacutedeacutecesseurs et qursquoil contribue agrave systeacutematiser en fonction drsquoune exeacutegegravese qui doit non
seulement montrer la coheacuterence de la penseacutee platonicienne mais aussi inteacutegrer les
contributions pertinentes de la tradition philosophique drsquoAristote agrave Syrianus
Nous avons vu que la psychologie et la gnoseacuteologie drsquoAristote ont joueacute un rocircle de
premier plan dans le deacuteveloppement et lrsquoenrichissement de la noeacutetique dans la tradition
371 Il resterait agrave deacuteterminer de maniegravere plus preacutecise le sens que Proclus attribue au discours inspireacute qursquoil
retrouve notamment chez Platon ce dont nous nrsquoavons traiteacute qursquoindirectement dans la troisiegraveme partie de
notre eacutetude au sujet des formes de connaissance supeacuterieures agrave lrsquointellection accompagneacutee de raison Notre
ANNEXE I traite de la notion drsquoinspiration dans les Dialogues de Platon sans toutefois caracteacuteriser le discours
inspireacute en tant que tel
202
neacuteoplatonicienne Bien qursquoil nrsquooffre pas un enseignement cateacutegorique sur lrsquoimagination (ou
la repreacutesentation) et sur lrsquointellect au troisiegraveme livre de son traiteacute De lrsquoacircme qursquoil y cherche
plutocirct agrave montrer la neacutecessaire existence de ces faculteacutes agrave distinguer de la sensation qursquoagrave
deacutefinir leur essence et leurs activiteacutes Aristote offre les principaux mateacuteriaux conceptuels
qui permettront aux neacuteoplatoniciens drsquoenrichir leur exeacutegegravese systeacutematique des Dialogues et
de reacutepondre agrave la place de Platon aux critiques que lrsquoillustre disciple a adresseacutees agrave son
maicirctre Les interpreacutetations de lrsquoeacutenigmatique laquo intellect agent raquo sur lequel Aristote dit bien
peu de choses discuteacutees par la tradition platonico-aristoteacutelicienne depuis Alexandre
drsquoAphrodise seront pour Proclus et ses preacutedeacutecesseurs neacuteoplatoniciens lrsquooccasion
drsquoexpliquer le rapport de lrsquoacircme agrave ses principes pour tenter non seulement de rendre compte
de la possibiliteacute drsquoune intellection humaine mais aussi pour expliquer les limites de nos
capaciteacutes intellectuelles qui ne peuvent ecirctre continuellement en activiteacute
La noeacutetique de Plotin et les divisions de sa meacutetaphysique ont eu un impact
deacuteterminant sur le deacuteveloppement des theacuteories de la connaissance chez ses successeurs
Nous avons marqueacute les eacuteleacutements de continuiteacute au sein de la tradition neacuteoplatonicienne
jusqursquoagrave Proclus notamment au sujet de la dialectique et de la division des faculteacutes de
lrsquoacircme ougrave srsquoopegravere une synthegravese des psychologies platonicienne et aristoteacutelicienne
Cependant crsquoest le point de rupture au sujet du statut de lrsquoacircme qui meacuterite le plus drsquoecirctre
rappeleacute puisque Plotin sur cette question srsquooppose agrave lrsquointerpreacutetation orthodoxe dans la
tradition platonicienne au sujet du statut de lrsquoacircme dans le Devenir (ce qui demeure le point
de deacutepart de la speacuteculation pour son eacuteventuel statut lorsqursquoelle serait seacutepareacutee de ce
Devenir) La doctrine de lrsquointellect particulier et des acircmes supeacuterieures (deacutemoniques et
autres) que propose Proclus dans une tentative de rationalisation et de systeacutematisation des
maigres donneacutees de la deacutemonologie platonicienne cherche agrave rendre compte des activiteacutes de
lrsquoacircme humaine Ce sont ces activiteacutes qui a posteriori nous reacutevegravelent comme lrsquoa montreacute
Aristote les faculteacutes de lrsquoacircme puis indirectement son essence et permettent ainsi de
deacutefinir le cadre meacutetaphysique neacutecessaire pour expliquer lrsquoexpeacuterience humaine
En regard de la doctrine de Plotin Proclus partage une position analogue agrave celle de
Jamblique et critiquera eacutegalement les thegraveses de Theacuteodore qursquoil range au cocircteacute des vues
plotiniennes comme interpreacutetation inadeacutequate de la nature de lrsquoacircme dans son rapport aux
203
principes intellectifs Proclus reprendra eacutegalement de Jamblique une division nette entre les
ecirctres intellectifs drsquoune part et les ecirctres intelligibles de lrsquoautre une distinction qui reviendra
freacutequemment dans ses eacutecrits bien que la division tripartite du plan noeacutetique en ecirctres
intelligibles intelligibles-et-intellectifs et intellectifs srsquoimpose agrave lui comme le schegraveme
meacutetaphysique le plus preacutecis et le plus conforme agrave la structuration triadique du Monde et de
ses principes
Des principales doctrines de son maicirctre Syrianus Proclus reprendra agrave peu pregraves tout
Nous nrsquoavons pas chercheacute agrave preacuteciser les diffeacuterences mineures entre les deux penseurs
Lrsquoœuvre conserveacutee de Syrianus et la diversiteacute des contextes exeacutegeacutetiques ne permettent pas
agrave notre avis drsquoeacutetablir de reacuteelles distinctions entre les eacuteleacutements de leurs noeacutetiques mais
plutocirct des continuiteacutes assez claires manifesteacutees par un vocabulaire conceptuel dont les
variations srsquoexpliquent par diffeacuterentes circonstances de reacutedaction
2 La procession intellective de lrsquointelligible divin agrave lrsquoimagination
humaine
Notre eacutetude des diffeacuterentes acceptions de lrsquointellection a suivi une deacutemarche que
lrsquoon pourrait qualifier drsquoinductive ou plus preacuteciseacutement drsquoanalytique selon le sens que
Proclus attribue agrave la notion drsquoanalyse dans son Commentaire sur le Parmeacutenide une
remonteacutee de lrsquoeffet agrave la cause Nous voudrions maintenant en guise de conclusion
parcourir le chemin inverse sous la forme drsquoune deacuteduction ou plutocirct drsquoune deacutemonstration
(selon la distinction des opeacuterations de la dialectique drsquoapregraves Proclus) en suivant la
procession des reacutealiteacutes du premier principe de lrsquointellection lrsquointelligible divin jusqursquoagrave sa
manifestation derniegravere lrsquoimagination humaine
Drsquoabord il faut reconnaicirctre la part de reconstruction theacuteorique dans un tel exercice
qui ne se preacutesente pas sous la forme drsquoune deacutemonstration rigoureuse dans les eacutecrits de
Proclus Lrsquoauteur du Commentaire sur le Timeacutee ne cherche pas tant agrave montrer la continuiteacute
de la procession intellective (ou celle des essences ou faculteacutes qui sont au principe des
multiples formes prises par lrsquointellection) qursquoagrave cerner lrsquoacception de la noecircsis qui lui
permettra drsquoanalyser le syntagme noecircsis meta logou au lemme 24a1-4 du Timeacutee Certes la
204
thegravese de la continuiteacute dans la procession du reacuteel deacutemontreacutee dans les Eacuteleacutements de theacuteologie
(prop 28) sert agrave structurer lrsquoensemble de son systegraveme meacutetaphysique mais la deacuteduction des
activiteacutes intellectives demanderait un exposeacute plus complet que celui que lrsquoon retrouve dans
lrsquoIn Timaeum qui ne fait que deacutefinir et briegravevement qualifier chacune des acceptions de
lrsquointellection Toutefois le vocabulaire employeacute par Proclus lorsqursquoil introduit ses
diffeacuterentes acceptions pointe en direction drsquoune structure deacutemonstrative mecircme si celle-ci
nrsquoest pas expliciteacutee et ne reccediloit pas un traitement scientifique comparable agrave celui que nous
retrouvons dans les Eacuteleacutements de theacuteologie Rappelons que Proclus en preacutesentant les
multiples sens pris par le terme noecircsis veut litteacuteralement traiter de la laquo procession
complegravete raquo de lrsquointellection372 Nous ne ferons ici qursquoune esquisse de la deacutemonstration qui
correspond agrave cette procession intellective celle que nous permettent drsquoinduire les six
acceptions de la noecircsis dans le Commentaire de Proclus
Pour la premiegravere partie de cette procession celle qui concerne lrsquointellection des
reacutealiteacutes divines crsquoest dans la Theacuteologie platonicienne que nous trouvons la deacutemonstration
la plus acheveacutee et la plus continue celle que lrsquoon trouve aux livres III agrave VI agrave partir drsquoun
exposeacute sur lrsquoIntelligible au livre III ougrave apparaicirct la premiegravere forme drsquointellection selon
Proclus jusqursquoagrave lrsquointellection des intellects divins particuliers au livre VI agrave savoir
lrsquointellection des dieux hypercosmiques et hypercosmiques-encosmiques (les dieux
encosmiques eacutetant absents de lrsquoexposeacute de Proclus dans lrsquoeacutetat actuel du traiteacute transmis par la
tradition textuelle) Cette procession nrsquoest pas incompatible avec celle que lrsquoon peut
reconstituer agrave partir de quelques propositions des Eacuteleacutements de theacuteologie La Theacuteologie
platonicienne selon notre interpreacutetation reprend les structures premiegraveres des Eacuteleacutements de
theacuteologie et vise agrave renforcer la continuiteacute du systegraveme par lrsquointeacutegration et lrsquoharmonisation
drsquoune multipliciteacute de discours sur le divin orphiques chaldaiumlques mais avant tout
platoniciens
La premiegravere forme drsquointellection celle de lrsquointelligible divin se confond avec
lrsquoEcirctre qui apparaicirct au principe des multiples structures triadiques de la meacutetaphysique
372 A J Festugiegravere ne semble pas avoir voulu donner un sens technique aux termes sullogisocircmetha et
proodous en traduisant καὶ τὰς ὅλας αὐτῆς συλλογισώμεθα προόδους par laquo faisons le compte complet des
sens ougrave il apparaicirct raquo Nous heacutesitons agrave donner un sens technique agrave ces termes mais la conception proclienne de
la deacutemonstration qui reflegravete scientifiquement la procession des ecirctres agrave partir des principes nous y invite
205
proclienne Selon la triade Ecirctre-Vie-Penseacutee cette intellection constitue la source de toutes
les autres formes de cognition relatives auxquelles peut ecirctre attribueacute le caractegravere de
lrsquointeacuterioriteacute Ces formes de connaissance intellectives de par lrsquointeacuterioriteacute de leur activiteacute ne
deacutependent que drsquoelles-mecircmes pour srsquoactiver ce qui disqualifie drsquoembleacutee lrsquoopinion et la
sensation les deux seules puissances cognitives de lrsquoacircme que Proclus refuse de compter au
nombre des acceptions de lrsquointellection Aristote avait deacutejagrave fourni dans son traiteacute De lrsquoacircme
un schegraveme qui anticipait la triade proclienne en concevant lrsquoacircme selon une structure
analogue agrave celle que lrsquoon retrouve chez Proclus dans la triade Ecirctre-Vie-Penseacutee en
distinguant son essence ses puissances et ses activiteacutes Crsquoest agrave partir de ses activiteacutes (ou
opeacuterations) que les puissances (ou faculteacutes) psychiques peuvent ecirctre connues alors que
celles-ci contribuent agrave la deacutefinition de lrsquoecirctre (ou substance) agrave savoir lrsquoacircme dont elles sont
les attributs Dans la perspective du theacuteologien (ou du dialecticien) ce schegraveme triadique
srsquoapplique agrave la connaissance des attributs et de la nature de lrsquoacircme parce qursquoil deacuterive des
principes divins que sont lrsquoEcirctre la Vie et la Penseacutee (que lrsquoon retrouve eacutegalement dans
diffeacuterentes formes de discours theacuteologiques [cateacutegorique symbolique imageacute et dialectique]
recueillis par Proclus notamment dans la Theacuteologie platonicienne) Lrsquoimportant est ici de
voir que ce schegraveme triadique qui trouve son analogue dans lrsquoenquecircte du naturaliste celle
drsquoAristote dans le De anima permet de structurer les premiegraveres acceptions de lrsquointellection
et trouve son fondement non seulement dans une perspective dialectique mais eacutegalement
du point de vue du naturaliste
Drsquoapregraves le second eacuteleacutement de la triade divine la Vie Proclus conccediloit lrsquointellection
qui lie lrsquoIntellect agrave lrsquoIntelligible La Vie correspond agrave la Puissance qui eacutemane de lrsquoecirctre
qursquoest lrsquointelligible au principe drsquoune procession qui srsquoeacutetendra jusqursquoaux derniegraveres
manifestations de la penseacutee divine Proclus nrsquoest pas explicite au sujet de cette forme
drsquointellection qui dans les Eacuteleacutements de theacuteologie nrsquoapparaicirct pas distincte de la noecircsis
associeacutee aux principes intelligibles drsquoune part et aux principes intellectifs drsquoautre part
alors qursquoelle assure dans le Commentaire sur le Timeacutee et ailleurs dans le corpus proclien la
continuiteacute entre intelligible et lrsquointellectif Les expressions qursquoil emploie permettent
toutefois de concevoir clairement la neacutecessiteacute de ce principe intermeacutediaire qui tel le
moyen terme drsquoun raisonnement syllogistique rattache la conclusion agrave la preacutemisse
lrsquoactiviteacute agrave lrsquoessence par lrsquointermeacutediaire de la puissance
206
Lrsquointellection intellective le troisiegraveme moment de cette triade correspond
proprement agrave la Penseacutee qui eacutemane de lrsquoEcirctre et se convertit vers lui par lrsquointermeacutediaire de la
Vie La proposition 103 des Eacuteleacutements de theacuteologie a montreacute lrsquouniteacute de cette triade ecirctre ndash
vie ndash penseacutee malgreacute la multipliciteacute des moments de sa procession dont la Penseacutee divine est
le dernier moment Cette intellection est eacutegalement associeacutee agrave lrsquoActiviteacute (energeia) pour
Proclus ndash elle est seulement activiteacute eacutecrit Proclus ndash en tant qursquoelle procegravede de la Puissance
drsquoune maniegravere analogue aux activiteacutes cognitives des faculteacutes de lrsquoacircme humaine dont elle
est le principe Elle apparaicirct ainsi au terme de la procession des intellections divines et
totales qui transcendent la connaissance humaine et auxquelles nos acircmes particuliegraveres ne
peuvent participer qursquoindirectement par une seacuterie drsquointermeacutediaires plus particuliers de
natures noeacutetique et psychique Parmi ces intellects divins il faut mentionner lrsquoIntellect du
Deacutemiurge qui a ensemenceacute nos acircmes mais nous nous devons eacutegalement de penser agrave la
multipliciteacute des intellects divins dont Proclus traite au livre VI de la Theacuteologie
platonicienne
Les intellects particuliers qui en quelque sorte repreacutesentent le laquo fractionnement raquo
des intellects divins et totaux apparaissent comme la cause transcendante qui permet agrave
lrsquohomme drsquoactualiser en lui sa faculteacute drsquointellection Leur nature nrsquoest pas expliciteacutee par
Proclus qui ne donne pas drsquoexemples drsquointellects particuliers On peut toutefois
comprendre que ces intellects qui activent la plus haute potentialiteacute de lrsquoacircme rationnelle
font connaicirctre les formes les plus universelles celles que vise la dialectique et qui se
manifestent agrave lrsquohomme dans la multipliciteacute des objets saisis successivement par sa penseacutee
puisque la nature de son acircme est essentiellement discursive et ne peut saisir qursquoun objet agrave la
fois Crsquoest lrsquointellection des intellects particuliers qui rend donc possible lrsquointellection
proprement humaine (la noecircsis meta logou nrsquoeacutetant pas agrave proprement parler lrsquoune des six
intellections eacutenumeacutereacutees par Proclus) qui rend possible la plus haute forme de cognition
accessible agrave lrsquohomme dans la mesure de ses propres forces lorsque la plus haute
potentialiteacute rationnelle de lrsquoacircme est activeacutee
Lrsquointellection dianoeacutetique qui semble a priori se confondre avec la noecircsis meta
logou en raison du caractegravere discursif de leur activiteacute se distingue toutefois de la plus
haute forme de lrsquointellection humaine qui lui est supeacuterieure et dont elle est selon les
207
principes platoniciens heacuteriteacutes de la Reacutepublique lrsquoimage Proclus reste fidegravele aux
distinctions effectueacutees par Platon dans lrsquoAnalogie de la Ligne pour lui si la connaissance
dianoeacutetique peut ecirctre qualifieacutee de scientifique puisqursquoelle donne le laquo pourquoi raquo des
choses elle porte tout de mecircme sur des formes intermeacutediaires deacutefinies comme des objets
matheacutematiques ou du moins comme des objets pour lesquelles lrsquoecirctre matheacutematique nous
offre le meilleur paradigme Ainsi sa connaissance bien que scientifique et en ce sens
formellement analogue agrave la noecircsis meta logou reste hypotheacutetique et ne cherche pas agrave
connaicirctre lrsquoessence des choses elle ne se tourne pas vers les Formes intelligibles que vise la
connaissance dialectique ou lrsquointellection accompagneacutee de raison mais porte sur les images
de celles-ci
La derniegravere forme drsquointellection lrsquoimagination ne peut ecirctre dite noecircsis que par
lrsquointeacuterioriteacute de son activiteacute Si on ne peut lui attribuer le postulat de lrsquouniversaliteacute qui
revient agrave la penseacutee dianoeacutetique et mecircme celle de lrsquoopinion (qui ne saurait ecirctre consideacutereacutee
comme une forme drsquointellection par Proclus en raison de son exteacuterioriteacute par le fait qursquoelle
deacutepend de la sensation selon lrsquoexpression du Timeacutee doxa metrsquoaisthecircseocircs) elle demeure
tout de mecircme pour des raisons philosophiques renforceacutees par lrsquoexeacutegegravese du De anima
drsquoAristote une forme drsquointellection ou plus preacuteciseacutement lrsquoeacutetat le plus deacutegradeacute de
lrsquointellection premiegravere celle qui srsquoidentifie agrave lrsquointelligible divin Elle conserve le caractegravere
intuitif de la noecircsis qui fonde lrsquointellection accompagneacutee de raison mais sans sa dimension
rationnelle sans cette rationaliteacute ou cette discursiviteacute qui deacutefinit les faculteacutes scientifiques
de lrsquoacircme construites autour du logos Elle est en ce sens une eacutemanation de la noecircsis et
partage avec elle lrsquointeacuterioriteacute de lrsquoacte de la connaissance sans qursquoon puisse lui attribuer le
caractegravere de lrsquouniversaliteacute qui revient des intellections proprement rationnelles
La procession intellective se conclut ainsi du plus grand degreacute drsquouniteacute dans
lrsquointelligble divin agrave la derniegravere trace laisseacutee par la lumiegravere de lrsquointellection divine dans la
faculteacute imaginative de lrsquoacircme humaine Par les outils conceptuels de sa philosophie
notamment par ses triades qui se chevauchent se superposent se multiplient Proclus a
voulu rendre manifeste la continuiteacute que lrsquoon retrouve entre les diffeacuterentes acceptions de la
noecircsis
208
3 Importance et posteacuteriteacute de la noeacutetique proclienne
La doctrine proclienne de lrsquointellection se preacutesente dans lrsquohistoire des ideacutees comme
un des grands efforts de systeacutematisation des formes de la connaissance humaine et des
principes divins agrave la source de tout savoir humain En accordant aux Dialogues de Platon
une forme drsquoautoriteacute textuelle afin de structurer sa doctrine Proclus a su inteacutegrer les thegraveses
de la gnoseacuteologie antique notamment celles de la penseacutee aristoteacutelicienne ndash deacutefinies dans la
perspective du naturaliste ndash pour enrichir la doctrine platonicienne de lrsquoacircme agrave laquelle
Aristote reprochait peut-ecirctre pas sans raison de srsquoecirctre trop eacuteloigneacutee des faits naturels dans
lrsquoabstraction du discours dialectique qualifieacute de laquo vide raquo de laquo creux raquo par le plus illustre
disciple de lrsquoAcadeacutemie
Lrsquoexeacutegegravese antique du Timeacutee dont le Commentaire de Proclus preacutesente le
teacutemoignage le plus complet conserveacute par la tradition textuelle fut lrsquooccasion de riches
deacutebats philosophiques au sujet de la nature de lrsquointellection comme lrsquoillustrent les noms
des preacutedeacutecesseurs notamment platoniciens dont les thegraveses sont discuteacutees au fil de
lrsquoexeacutegegravese proclienne Les noms de Plotin de Porphyre mais eacutegalement drsquoAmeacutelius
apparaissent parmi drsquoautres sous la plume du commentateur eacuterudit qursquoest Proclus chacun
drsquoentre eux a contribueacute agrave lrsquoenrichissement conceptuel drsquoun dialogue au contenu physique et
theacuteologique deacutejagrave extrecircmement dense Ammonius lrsquoeacutelegraveve direct de Proclus reprendra les
thegraveses de son maicirctre ndash dont certaines eacutetaient sans doute deacutejagrave des doctrines transmises depuis
des siegravecles dans une longue tradition scolaire et acadeacutemique pour commenter les œuvres
drsquoAristote Boegravece sans que nous ne puissions deacutefendre un jugement cateacutegorique sur son
rapport agrave lrsquoœuvre proclienne srsquoinspirera agrave son tour des thegraveses que lrsquoon retrouve dans le
Commentaire de Proclus sur le Timeacutee pour opeacuterer une distinction entre diffeacuterents modes de
connaissance en fonction des sujets connaissants une doctrine que la Consolation de
Philosophie leacuteguera au Moyen Acircge
Nous nous arrecirctons ici sans mentionner les heacuteritiers immeacutediats de Proclus les
derniers philosophes et commentateurs neacuteoplatoniciens de lrsquoAntiquiteacute tardive qui auront
bien sucircr pris en compte sa doctrine de lrsquointellection pour fournir un cadre theacuteorique agrave leurs
commentaires drsquoœuvres classiques de Platon et drsquoAristote ou pour deacutefinir une noeacutetique
209
plus preacutecise en fonction de difficulteacutes qui nrsquoauraient pas trouveacute leurs pleines solutions dans
les eacutecrits de Proclus
Par cette eacutetude nous avons voulu montrer lrsquoimportance et la coheacuterence de la
contribution proclienne agrave lrsquoeacutetablissement drsquoune noeacutetique qui se veut scientifique agrave savoir
qui se preacutesente comme un discours rationnel reacutepondant au principe de continuiteacute dans la
procession du reacuteel
211
ANNEXE I DIALECTIQUE ET INSPIRATION DIVINE
DANS LE PHEgraveDRE DE PLATON
1 Les fondements de la dialectique dans le Phegravedre une approche
interpreacutetative
Pour Platon le philosophe doit-il lrsquoacquisition de sa science (epistecircmecirc) de la seule
veacuteritable science celle qui porte lrsquoEcirctre373 qursquoagrave ses seuls efforts en vue de parfaire sa
raison Ne reconnaicirct-il pas au contraire que lrsquoacircme humaine est incapable drsquoatteindre par
ses propres forces une telle forme de connaissance et qursquoelle doit se tourner vers une cause
qui la transcende vers le divin pour fonder sa connaissance de lrsquoEcirctre Nous pourrions
ainsi formuler la question des fondements de la science selon Platon dont la reacuteflexion sur
les conditions de possibiliteacute du savoir dialectique conjugue des consideacuterations
eacutepisteacutemologiques psychologiques et theacuteologiques Ce questionnement complexe apparaicirct
dans le Phegravedre dialogue qui souligne les limites de la raison et srsquointerroge sur les rapports
entre la connaissance humaine et lrsquoinspiration divine cette folie (mania) beacuteneacutefique qui
sous diffeacuterentes formes est offerte aux hommes par les dieux
Le Phegravedre nous enseigne que tout discours qui se veut utile et beau doit ecirctre
composeacute en fonction du destinataire agrave persuader ou encore mieux agrave eacuteduquer374 Dans ce
dialogue Platon fournit agrave son lecteur les moyens pour interpreacuteter son œuvre les principes
hermeacuteneutiques permettant drsquoacceacuteder aux ideacutees essentielles drsquoune penseacutee qui srsquoexprime
dans la forme du dialogue litteacuteraire Une lecture attentive du Phegravedre nous fait comprendre
que les formes varieacutees de discours deacuteployeacutees par Platon dans ses dialogues se comprennent
en fonction des types drsquointerlocuteurs qui y sont repreacutesenteacutes de leurs types drsquoacircmes parmi
lesquels le lecteur trouve celui ou ceux auxquels sa laquo personnaliteacute raquo srsquoapparente Ainsi le
discours de Socrate dans le Phegravedre ou plutocirct ses discours car ils sont multiples et varieacutes375
373 Pour cette eacutetude nous nous baserons sur les passages du corpus platonicien (dont le mythe du Phegravedre) qui
font de la connaissance de lrsquoEcirctre veacuteritable (immuable toujours identique agrave soi eacuteternel etc) lrsquoobjet de la
dialectique autrement dit la science veacuteritable 374 Nous proposons ici les lignes directrices de notre interpreacutetation des dialogues de Platon agrave partir des propos
de Socrate sur la rheacutetorique et lrsquoeacutecrit dans la deuxiegraveme partie du Phegravedre 375 Pour une division des parties du Phegravedre et donc des diffeacuterents types de discours qui se rattachent agrave
chacune de ces parties voir H Yunis Phaedrus Cambridge Cambridge University Press 2011 p 250-251
Comme dans bon nombre de dialogues platoniciens les deux grands types de discours qui se succegravedent sont
212
sont adapteacutes agrave lrsquoacircme de Phegravedre son interlocuteur qui elle aussi est multiple et varieacutee376
afin drsquoy susciter un deacutesir de conversion vers la philosophie
Crsquoest agrave partir de leur repreacutesentation dans les dialogues qursquoil nous est possible de
cerner le caractegravere de chacun des personnages que Platon met en scegravene Les donneacutees
biographiques fournies par des sources exteacuterieures au corpus platonicien ne contribuent
qursquoaccessoirement agrave notre compreacutehension du discours psychagogique377 de Platon bien
qursquoelles nous permettent lorsqursquoelles sont suffisantes drsquoappreacutecier la vraisemblance du
tableau dramatique deacutepeint Crsquoest surtout agrave partir de la dynamique des eacutechanges mis en
scegravene dans chaque dialogue qursquoon peut arriver agrave deacutefinir le type de personnaliteacute dirions-
nous aujourdrsquohui le type drsquoacircme dirait Platon agrave laquelle on a affaire et donc au discours
qui lui est adapteacute Toute entreprise visant agrave harmoniser les eacuteleacutements doctrinaux exposeacutes
dans diffeacuterents dialogues doit tenir compte de la souplesse drsquoune penseacutee qui varie sans
cesse ses discours afin de les adapter aux multipliciteacutes des configurations de lrsquoacircme
humaine
Par ces reacuteflexions sur lrsquoart drsquointerpreacuteter les dialogues platoniciens agrave partir des lignes
directrices laisseacutees par Platon lui-mecircme dans le Phegravedre nous avons voulu exposer lrsquoun des
principaux obstacles que nous aurons agrave surmonter dans notre traitement du rapport entre la
dialectique et lrsquoinspiration divine dans le Phegravedre soit celui de la mise en contexte des ideacutees
introduites et deacutefendues par Socrate Est-ce que Platon croit vraiment que lrsquoenthousiasme
est au principe de la penseacutee philosophique de lrsquoexercice dialectique du travail discursif
effectueacute par divisions et rassemblements Drsquoapregraves son traitement de lrsquoinspiration divine
dans lrsquoIon ougrave il expose lrsquoignorance des poegravetes inspireacutes et dans le Meacutenon ougrave il assimile le
preacutetendu savoir des hommes politiques aux intuitions des devins drsquoaucuns srsquoattendraient agrave
le discours mythique sous la forme drsquoune narration continue et le discours dialectique qui est un dialogue
entre les interlocuteurs dans ce cas-ci Socrate et Phegravedre 376 Chaque acircme est agrave la fois une et multiple pour Platon Mais cette multipliciteacute qui srsquoexplique drsquoabord par les
multiples faculteacutes que chaque acircme humaine possegravede essentiellement se comprend ensuite en fonction du type
drsquoacircmes dans une hieacuterarchie agrave neuf degreacutes allant du philosophe au tyran auquel chacune de ces acircmes
appartient et qui est deacutetermineacute drsquoapregraves la qualiteacute de sa contemplation de lrsquointelligible avant sa chute dans le
corps selon le mythe du Phegravedre Platon ne rationalise pas cette composante du mythe dans la seconde partie
du Phegravedre mais en reprend le schegraveme pour deacutefinir les grandes lignes drsquoune rheacutetorique qui se fonde sur la
connaissance de lrsquoacircme 377 Litteacuteralement laquo qui guide lrsquoacircme raquo Crsquoest ainsi que Platon conccediloit la rheacutetorique philosophique dans le
Phegravedre comme une puissance capable de guider lrsquoacircme vers la connaissance et le Bien ou autrement dit vers
la vie philosophique
213
ce que cette forme de connaissance ndash si elle en est veacuteritablement une ndash reccediloive un
traitement similaire dans le Phegravedre qursquoelle y soit condamneacutee ou du moins qursquoelle y soit
jugeacutee deacuteficiente par rapport au veacuteritable savoir philosophique Pourtant Socrate qui y
prend un ton cateacutegorique et inspireacute auquel le corpus platonicien nrsquooffre aucun parallegravele y
avoue ne pas deacutetenir de savoir technique et que seules les diviniteacutes de lrsquoendroit les Muses
et les Nymphes lui soufflent ses discours Est-ce que Socrate ironise du deacutebut agrave la fin du
dialogue en se jouant de la creacuteduliteacute drsquoun Phegravedre trop superstitieux attacheacute agrave une
conception inspireacutee et poeacutetique du savoir Peut-on douter de la pieacuteteacute dont le maicirctre de
Platon semble honnecirctement teacutemoigner envers les diviniteacutes eacutevoqueacutees tout au long du
dialogue Agrave notre avis aucun indice probant ne permet de remettre en cause la sinceacuteriteacute de
Socrate lorsqursquoil honore et invoque les dieux associeacutes agrave la campagne atheacutenienne sur les
rives de lrsquoIlissos du moins aucun eacuteleacutement interne au dialogue ne nous contraint agrave reacuteduire
lrsquoinspiration divine agrave une meacutetaphore vide de sens agrave un artifice servant agrave mieux convertir un
Phegravedre trop superstitieux et le lecteur qui se reconnaicirctra en lui agrave la vie philosophique
Malgreacute la part de jeu dans les discours du Phegravedre ce que Socrate est le premier agrave
reconnaicirctre la question de lrsquoinspiration divine doit agrave notre avis ecirctre prise au seacuterieux Nous
chercherons donc agrave la deacutefinir dans son rapport agrave lrsquoactiviteacute dialectique dont Platon deacutefinit les
principes dans ce dialogue
Pour amener Phegravedre agrave se deacutetourner drsquoune fausse rheacutetorique celle de Lysias378 afin
de le convertir agrave la vraie rheacutetorique celle que veut fonder Platon Socrate montre que lrsquoart
de persuader doit se baser sur une connaissance reacuteelle des ecirctres et se structurer agrave partir de
ces activiteacutes essentielles de la penseacutee que sont le rassemblement et la division Nous
montrerons que lrsquoinspiration divine est conccedilue par Platon comme la laquo condition de
possibiliteacute raquo du discours vrai qursquoelle accompagne une penseacutee qui rassemble et divise les
Formes ou les Ideacutees
Seul un commentaire suivi du Phegravedre ougrave chacun des passages ougrave la notion
drsquoinspiration divine serait mise en contexte permettrait de confirmer notre thegravese et de
378 Ou celle drsquoIsocrate Ce rival de Platon est mentionneacute agrave la fin du dialogue (278e) sans doute pour montrer
que le reacuteel adversaire de Platon nrsquoest pas tant Lysias contemporain du Socrate mis en scegravene dans le dialogue
qursquoIsocrate dont la maniegravere de concevoir lrsquoeacuteducation entrait en conflit avec la sienne Agrave travers le personnage
de Phegravedre et celui de Lysias (257b) ce sont sans doute Isocrate et ses disciples que Platon cherchait agrave
convertir agrave la philosophie
214
rejeter toute interpreacutetation visant agrave reacuteduire la notion drsquoinspiration agrave une simple figure de
style introduite de maniegravere ironique par le Socrate de Platon pour mieux charmer son
interlocuteur Comme ce projet outrepasse le cadre de la preacutesente eacutetude nous nous
limiterons agrave deacutefendre par lrsquoexeacutegegravese des passages que nous jugeons les plus pertinents la
coheacuterence drsquoune interpreacutetation voulant que la pratique de la dialectique deacutepende drsquoune
inspiration venant des dieux ou en des termes plus eacutepisteacutemologiques drsquoune intuition de
lrsquoEcirctre drsquoune vision synoptique des Formes agrave rassembler et agrave diviser Pour deacutefendre cette
lecture nous traiterons drsquoabord des deux opeacuterations philosophiques exposeacutees dans le
Phegravedre soit le rassemblement et la division et attribuerons une porteacutee universelle agrave cette
conception de la dialectique bien qursquoelle soit deacuteveloppeacutee dans le contexte particulier drsquoune
discussion au sujet des fondements de la rheacutetorique Par lrsquoanalyse des discussions relatives
agrave lrsquoinspiration divine dans lrsquoIon et dans le Meacutenon ougrave elle est presque assimileacutee agrave une forme
drsquoignorance puis dans le Phegravedre ougrave elle est reacutehabiliteacutee agrave titre de principe de la
connaissance nous montrerons que les discussions aporeacutetiques visant agrave deacutefinir la science
(epistecircmecirc) trouvent leur reacuteponse dans le mythe de lrsquoattelage aileacute ougrave srsquoharmonisent
lrsquointuition de lrsquoEcirctre et les proceacutedeacutes discursifs de la dialectique le rassemblement et la
division et dans la figure du Socrate poegravete et de devin esquisseacutee dans le Pheacutedon
2 Les principes de la dialectique platonicienne
Dans un premier temps nous chercherons agrave montrer que le Phegravedre offre un
enseignement clair et coheacuterent au sujet de la dialectique et que les principes
meacutethodologiques qui y sont eacutenonceacutes bien qursquoils soient appliqueacutes agrave un art particulier la
rheacutetorique conservent une porteacutee universelle Pour ce faire nous commenterons la section
265c-266d de ce dialogue ougrave sont deacutefinis les proceacutedeacutes dialectiques du rassemblement et de
la division afin de les comparer aux principes eacutepisteacutemologiques enseigneacutes dans la
Reacutepublique Nous analyserons ensuite un second extrait du Phegravedre 270c-271b ougrave Platon
reacutecapitule la marche agrave suivre dans lrsquoapplication de la meacutethode dialectique Nous
poursuivrons notre enquecircte en nous interrogeant sur lrsquouniversaliteacute ou la particulariteacute de la
meacutethode dialectique exposeacutee dans le Phegravedre en la comparant agrave la dialectique telle que
215
preacutesenteacutee par Platon dans la Reacutepublique Enfin nous montrerons que Platon met reacuteellement
en pratique dans la premiegravere partie du Phegravedre les proceacutedeacutes qursquoil expose dans la seconde
21 Rassemblement et division (Phegravedre 265c-266d)
Le Phegravedre semble ecirctre le premier dialogue selon un ordre chronologique qui le juge
anteacuterieur agrave des œuvres comme le Sophiste et Politique ougrave Platon deacutefinit les proceacutedeacutes de la
dialectique le rassemblement et la division Il faut toutefois attendre la seconde moitieacute du
dialogue pour rencontrer ces deacutefinitions la premiegravere preacutesentant une succession de discours
sur lrsquoamour
Rappelons la deacutelicate mise en scegravene de Platon qui nrsquoest pas sans importance sur les
thegraveses philosophiques introduites dans le dialogue Hors des murs drsquoAthegravenes Socrate
rencontre Phegravedre qui porte avec lui un eacutecrit Agrave la demande de Socrate Phegravedre se met agrave lire
le texte qursquoil a en main son auteur le rheacuteteur Lysias cherche agrave nous persuader qursquoil est
preacutefeacuterable drsquoaccorder ses faveurs agrave celui qui nrsquoaime pas plutocirct qursquoagrave celui qui aime Inspireacute
par la passion de Phegravedre pour ce discours Socrate en reprend la thegravese selon laquelle la
passion amoureuse entraicircnerait des conseacutequences neacutefastes pour lrsquoecirctre aimeacute mais
contrairement agrave Lysias en prenant soin de deacutefinir drsquoentreacutee de jeu ce qursquoest lrsquoamour
Honteux drsquoavoir prononceacute un discours rendant Eacuterocircs un dieu responsable de maux pour
lrsquohomme Socrate srsquoempresse de composer une palinodie un chant de reacutetractation ougrave il fait
cette fois un eacuteloge de lrsquoamour Agrave cette occasion il nous rapporte le fameux mythe de
lrsquoattelage aileacute il deacutecrit ainsi par une image la nature de lrsquoacircme et de ses puissances Ce
nrsquoest qursquoapregraves avoir conclu ce long reacutecit que Socrate eacutenonce au fil de son dialogue avec
Phegravedre les principes meacutethodologiques qui ont structureacute ses deux discours
Avant de commenter le ceacutelegravebre passage ougrave Platon deacutefinit les proceacutedeacutes de
rassemblement et de division voici ce qursquoen dit Monique Dixsaut dans Meacutetamorphoses de
la dialectique dans les dialogues de Platon
Refuser de voir dans les deux discours de Socrate lrsquoapplication de la meacutethode
qursquoil eacutenonce me semble ecirctre lrsquoindice de la lecture reacuteellement perverse que ce
texte semble susciter on commence par le prendre pour ce qursquoil nrsquoest pas
crsquoest-agrave-dire lrsquoeacutenonceacute drsquoune meacutethode universelle On deacutecide ensuite que Socrate
deacutefinit deux proceacutedeacutes rassemblement et division que tout examen dialectique
216
ou en tout cas que tout exposeacute de la meacutethode dialectique ne pourra que
reprendre et appliquer Moyennant quoi on est neacutecessairement ameneacute agrave reacutecuser
le fait que les discours preacuteceacutedents aient appliqueacute une telle meacutethode puisque
celle-ci nrsquoexiste que dans lrsquoesprit des commentateurs379
Pour lrsquoessentiel ce que Dixsaut reproche aux commentateurs modernes du Phegravedre crsquoest de
ne pas avoir saisi que rassemblement et division sont des termes eacutequivoques dans le corpus
platonicien et parfois agrave lrsquointeacuterieur drsquoun mecircme dialogue Dixsaut soutient que lrsquoon a mal
compris en quoi consistent le rassemblement et la division dans le Phegravedre plusieurs
commentateurs auraient interpreacuteteacute lrsquoapplication qursquoon y fait de ces proceacutedeacutes agrave partir de ce
que Platon en dit dans des dialogues comme le Sophiste ougrave serait exposeacute un autre proceacutedeacute
celui de la division dichotomique qui nrsquoest jamais vraiment pratiqueacute dans le Phegravedre On
aurait ainsi voulu abstraire des dialogues de vieillesse une meacutethode qui nrsquoexisterait que
dans lrsquoesprit des commentateurs pour ensuite srsquoeacutetonner que Platon ne lrsquoait pas appliqueacutee
dans le Phegravedre dans les deux discours qursquoil met dans la bouche de Socrate Nous ne
pouvons que partager la critique de Dixsaut agrave lrsquoeacutegard de ceux qui confondent la division
telle que pratiqueacutee dans le Sophiste avec celle dont traite le Phegravedre Cependant nous nous
refusons agrave condamner a priori toute tentative drsquouniversalisation des proceacutedeacutes de la meacutethode
dialectique exposeacutes dans le Phegravedre bien que nous reconnaissions avec Dixsaut que
plusieurs eacuteleacutements meacutethodologiques sont propres agrave la rheacutetorique philosophique que veut y
fonder Platon Lrsquoexeacutegegravese que nous proposons des lignes 270c-271b visera agrave justifier cette
position
Lrsquoerreur commise au sujet du rassemblement et de la division dans le Phegravedre consiste
agrave extraire ces deux proceacutedeacutes du contexte dans lequel ils sont deacutefinis et employeacutes Rien ne
nous empecircche de comparer leurs deacutefinitions en 265c-266d avec ce que Platon dit de la
meacutethode dialectique dans drsquoautres dialogues cependant il convient drsquoabord de saisir
comment les principes meacutethodologiques eacutenonceacutes dans ce passage srsquoappliquent
concregravetement au sujet traiteacute par le Phegravedre agrave savoir la rheacutetorique Socrate deacutefinit drsquoabord ce
qursquoil entend par rassemblement
ndash Pour moi crsquoest eacutevident tout le reste en fait nrsquoa eacuteteacute qursquoun jeu mais dans ce
qursquoun heureux hasard nous a fait dire il y a deux proceacutedeacutes dont il ne serait pas
379 M Dixsaut Meacutetamorphoses de la dialectique dans les dialogues de Platon Paris Vrin p 111
217
sans inteacuterecirct de pouvoir eacutetudier techniquement la fonction ndash Lesquels ndash Tout
drsquoabord saisir drsquoune seule vue et ramener agrave une forme unique les notions
eacuteparses de tous cocircteacutes afin de rendre clair en le deacutefinissant chaque point sur
lequel on veut faire porter lrsquoinstruction Ainsi tout agrave lrsquoheure agrave propos de
lrsquoamour la deacutefinition que nous avons donneacutee fut bonne ou mauvaise en tout
cas elle a permis agrave notre discours drsquoatteindre agrave la clarteacute et agrave lrsquoaccord avec soi-
mecircme380
La discursiviteacute philosophique a pour fondement une vue synoptique des diffeacuterentes Formes
qursquoil faut relier agrave lrsquoIdeacutee que lrsquoon cherche agrave deacutefinir Le lecteur familier avec des dialogues
comme le Parmeacutenide saura que cette vision drsquoensemble ne peut ecirctre atteinte qursquoau terme
drsquoun long entraicircnement exigeant de faire et de refaire rassemblements et divisions381 Ces
exercices dont la viseacutee ultime est de permettre agrave celui qui les pratique drsquoacqueacuterir une
compreacutehension claire et complegravete de son objet ont souvent pour effet plus immeacutediat de
purifier lrsquoacircme de lui faire prendre conscience de son ignorance Le vieux Parmeacutenide
enseigne au jeune Socrate que la veacuteriteacute ne pourra ecirctre atteinte qursquoau prix des longs et
peacutenibles exercices logiques par lrsquoeacutemission drsquohypothegraveses provisoires desquelles on deacuteduira
des conclusions qui agrave nouveau amegraveneront agrave redeacutefinir de nouvelles hypothegraveses et ainsi de
suite jusqursquoau moment ougrave lrsquoacircme purifieacutee de ses erreurs et disposeacutee agrave saisir en toute clarteacute
les Formes et leurs liens de participation effectuera des rassemblements justes et produira
une deacutefinition adeacutequate agrave son objet Crsquoest alors que le dialecticien pourra diviser crsquoest-agrave-
dire distinguer les diffeacuterentes Formes qui deacutependent de celle qursquoil aura deacutefinie
ndash Et le second proceacutedeacute quel est-il Socrate ndash Il consiste en retour agrave pouvoir
deacutetailler par espegraveces suivant les articulations naturelles en tacircchant de ne briser
aucune partie comme le ferait un mauvais deacutecoupeur de viande Crsquoest ainsi que
nous avons proceacutedeacute tout agrave lrsquoheure nos deux discours ont rameneacute le trouble de
lrsquoesprit agrave lrsquouniteacute drsquoune forme commune382
380 Platon Phegravedre 265c-d (trad Cl Moreschini et P Vicaire) laquo Ἐμοὶ μὲν φαίνεται τὰ μὲν ἄλλα τῷ ὄντι
παιδιᾷ πεπαῖσθαιmiddot τούτων δέ τινων ἐκ τύχης ῥηθέντων δυοῖν εἰδοῖν εἰ αὐτοῖν τὴν δύναμιν τέχνῃ λαβεῖν
δύναιτό τις οὐκ ἄχαρι Τίνων δή Εἰς μίαν τε ἰδέαν συνορῶντα ἄγειν τὰ πολλαχῇ διεσπαρμένα ἵνα ἕκαστον
ὁριζόμενος δῆλον ποιῇ περὶ οὗ ἂν ἀεὶ διδάσκειν ἐθέλῃ ὥσπερ τὰ νυνδὴ περὶ Ἔρωτος ndash ὃ ἔστιν ὁρισθέν ndash εἴτrsquo
εὖ εἴτε κακῶς ἐλέχθη τὸ γοῦν σαφὲς καὶ τὸ αὐτὸ αὑτῷ ὁμολογούμενον διὰ ταῦτα ἔσχεν εἰπεῖν ὁ λόγος raquo 381 Nous reprenons en les paraphrasant les eacuteleacutements meacutethodologiques exposeacutes dans la premiegravere partie du
Parmeacutenide plus particuliegraverement tireacutes de la section 135a-136e 382 Platon Phegravedre 265d-266a (trad Cl Moreschini et P Vicaire) laquo Τὸ δrsquo ἕτερον δὴ εἶδος τί λέγεις ὦ
Σώκρατες Τὸ πάλιν κατrsquo εἴδη δύνασθαι διατέμνειν κατrsquo ἄρθρα ᾗ πέφυκεν καὶ μὴ ἐπιχειρεῖν καταγνύναι
μέρος μηδέν κακοῦ μαγείρου τρόπῳ χρώμενονmiddot ἀλλrsquo ὥσπερ ἄρτι τὼ λόγω τὸ μὲν ἄφρον τῆς διανοίας ἕν τι
κοινῇ εἶδος ἐλαβέτην raquo
218
Apregraves avoir saisi lrsquoIdeacutee et les Formes qui en participent le dialecticien sera en mesure de
diviser les diffeacuterentes espegraveces qui composent le genre en question Ainsi dans sa Palinodie
apregraves avoir exposeacute la nature de lrsquoacircme en geacuteneacuteral Socrate y distingue les diffeacuterentes classes
drsquoacircmes sous lesquelles se rangent les acircmes particuliegraveres
Le passage en question nrsquoexpose donc pas les principes drsquoune dialectique en quecircte
de savoir il nrsquoy est pas question de cet art maiumleutique pratiqueacute dans ces dialogues ougrave
aucune deacutefinition positive nrsquoest produite Dans ces entretiens les interlocuteurs de Socrate
et peut-ecirctre Socrate lui-mecircme ne preacutetendent nullement posseacuteder cette disposition
permettant la saisie des Formes alors que dans le Phegravedre Socrate gracircce agrave une inspiration
divine ndash et en raison drsquoune existence consacreacutee au deacuteveloppement de ses faculteacutes
dialectiques motiveacute par les conseils fictifs ou reacuteels du vieux Parmeacutenide ndash expose de
maniegravere cateacutegorique sa connaissance des Formes dont celle de lrsquoacircme par un mythe que
structure une suite de rassemblements et de divisions
22 LrsquoAnalogie de la Ligne dans la Reacutepublique
LrsquoAnalogie de la Ligne peut nous permettre de mieux saisir ce qui caracteacuterise la
dialectique pratiqueacutee par Socrate dans le Phegravedre par opposition agrave une dialectique que lrsquoon
pourrait qualifier drsquoheuristique de maiumleutique ou de zeacuteteacutetique agrave savoir celle pratiqueacutee par
une acircme en quecircte de la connaissance Nous nous rapportons au passage concernant la
section supeacuterieure de la ligne qui repreacutesente la reacutealiteacute intelligible
Et maintenant comprends-moi bien quand je parle de lrsquoautre section de
lrsquointelligible celle qursquoatteint le raisonnement lui-mecircme par la force du
dialogue il a recours agrave la construction drsquohypothegraveses sans les consideacuterer comme
des principes mais pour ce qursquoelles sont des hypothegraveses crsquoest-agrave-dire des points
drsquoappui et des tremplins pour srsquoeacutelancer jusqursquoagrave ce qui est anhypotheacutetique
jusqursquoau principe du tout383
Dans ce passage est-il implicitement question de rassemblements ou de divisions Si lrsquoon
compare ce qui y est eacutenonceacute avec lrsquoapplication que peut en faire Platon dans des dialogues
comme le Parmeacutenide et le Theacuteeacutetegravete il semble que oui La dialectique contrairement aux
383 Platon Reacutepublique 511b (trad G Leroux) laquo Τὸ τοίνυν ἕτερον μάνθανε τμῆμα τοῦ νοητοῦ λέγοντά με
τοῦτο οὗ αὐτὸς ὁ λόγος ἅπτεται τῇ τοῦ διαλέγεσθαι δυνάμει τὰς ὑποθέσεις ποιούμενος οὐκ ἀρχὰς ἀλλὰ τῷ
ὄντι ὑποθέσεις οἷον ἐπιβάσεις τε καὶ ὁρμάς ἵνα μέχρι τοῦ ἀνυποθέτου ἐπὶ τὴν τοῦ παντὸς ἀρχὴν ἰών raquo
219
sciences comme la geacuteomeacutetrie qui lui sont infeacuterieures considegravere que ses hypothegraveses ne
sont que des hypothegraveses des principes provisoires qui doivent ecirctre remis en question afin
de progresser dans la compreacutehension de la nature de lrsquoobjet agrave saisir Mais qursquoest-ce au juste
qursquoune hypothegravese pour un dialecticien Crsquoest minimalement lrsquoattribution drsquoun preacutedicat agrave
un sujet par exemple laquo lrsquoun est384 raquo qui est lrsquoune des neuf hypothegraveses du Parmeacutenide ou
laquo la science est une opinion droite385 raquo qui est lrsquoune de celles eacutemises par Theacuteeacutetegravete dans le
dialogue eacuteponyme
Au cœur du mythe du Phegravedre Platon interrompt son discours sur la destineacutee des
acircmes pour une thegravese eacutepisteacutemologique qursquoexplicitera la tradition platonico-aristoteacutelicienne
en commenccedilant par Aristote386
Il faut en effet que lrsquohomme saisisse le langage des Ideacutees lequel part drsquoune
multipliciteacute de sensations et trouve lrsquouniteacute dans lrsquoacte de raisonnement Or il
srsquoagit lagrave drsquoune reacuteminiscence des reacutealiteacutes jadis vues par notre acircme quand elle
suivait le voyage du dieu et que deacutedaignant ce que nous appelons agrave preacutesent des
ecirctres reacuteels elle levait la tecircte pour contempler lrsquoecirctre veacuteritable387
Le problegraveme qui srsquoest poseacute aux commentateurs de cette formule laconique touche agrave la
nature de ce qui est rassembleacute la reacuteminiscence est-elle le simple rassemblement de
sensations eacuteparses en une notion mentale la structuration de ces notions acquises par
expeacuterience au moyen du raisonnement ou la totaliteacute de ce processus qui agrave partir des
sensations parvient agrave lrsquouniteacute du savoir scientifique par lrsquoexercice de la dialectique Nous
penchons vers cette derniegravere possibiliteacute Peut-on trouver dans ce passage un eacutecho des
propos de la Reacutepublique concernant la remonteacutee vers lrsquointelligible agrave partir drsquohypothegraveses
Sans doute si nous voyons dans le raisonnement (logismos) mentionneacute un eacutequivalent de la
dialectique ascendante Ce qui semble commun aux deux dialogues crsquoest le rocircle joueacute par le
384 Platon Parmeacutenide 137c sqq 385 Platon Theacuteeacutetegravete 187a sqq 386 On peut voir au chapitre II 19 des Seconds Analytiques dans un contexte qui est autre une description
analogue drsquoun processus cognitif qui part de la multipliciteacute des sensations pour trouver lrsquouniteacute intuitive au
fondement de la science Cf P C Biondi op cit pour une analyse deacutetailleacutee de ce chapitre 387 Platon Phegravedre 249b-c (trad Cl Moreschini et P Vicaire) laquo δεῖ γὰρ ἄνθρωπον συνιέναι κατrsquo εἶδος
λεγόμενον ἐκ πολλῶν ἰὸν αἰσθήσεων εἰς ἓν λογισμῷ συναιρούμενονmiddot τοῦτο δrsquo ἐστὶν ἀνάμνησις ἐκείνων ἅ
ποτrsquo εἶδεν ἡμῶν ἡ ψυχὴ συμπορευθεῖσα θεῷ καὶ ὑπεριδοῦσα ἃ νῦν εἶναί φαμεν καὶ ἀνακύψασα εἰς τὸ ὂν
ὄντως raquo
220
logos ou logismos388 dans la recherche de lrsquouniteacute selon les propos du Phegravedre ou dans la
remonteacutee vers lrsquoanhypotheacutetique drsquoapregraves lrsquoexposeacute de la Reacutepublique Certes le
rassemblement que vise agrave effectuer le dialecticien est un rassemblement de Formes autour
de lrsquoIdeacutee qursquoil cherche agrave saisir et agrave deacutefinir mais rien ne lrsquoempecircche de se servir de ses
sensations (aisthecircsis) et des expeacuteriences qursquoelles lui procurent afin de constituer une
hypothegravese un premier rassemblement qui servira de tremplin agrave la penseacutee pour srsquoeacutelever vers
lrsquoanhypotheacutetique Lrsquohypothegravese preacuteliminaire peut ainsi se constituer agrave partir des expeacuteriences
fournies par nos sensations agrave partir de nos conjectures sur ce qursquoest une chose par
exemple lrsquoacircme conccedilue comme une harmonie qui est lrsquoune des hypothegraveses du Pheacutedon389
Cependant le veacuteritable rassemblement celui qursquoon pourrait qualifier de scientifique est
celui qursquoeffectue le dialecticien lorsqursquoil accegravede enfin agrave une vue synoptique des Formes
lorsqursquoil atteint lrsquoanhypotheacutetique dans la mesure du possible pour lrsquohomme
Aux lignes suivantes de la Reacutepublique Platon nous introduit agrave la meacutethode qursquoexerce
le dialecticien apregraves srsquoecirctre eacuteleveacute jusqursquoagrave lrsquoanhypotheacutetique
Quand il lrsquoatteint il srsquoattache agrave suivre les conseacutequences qui deacutecoulent de ce
principe et il redescend ainsi jusqursquoagrave la conclusion sans avoir recours drsquoaucune
maniegravere agrave quelque chose de sensible mais uniquement agrave ces formes en soi qui
existent par elles-mecircmes et pour elles-mecircmes et sa recherche srsquoachegraveve sur ces
formes390
Dans la descente ou dans la deacuteduction des Formes agrave partir de lrsquoIdeacutee viseacutee Platon nous
enseigne que le dialecticien ne doit plus avoir recours au sensible Cette preacutecision indique
qursquoau contraire dans la remonteacutee vers lrsquoanhypotheacutetique lrsquohomme peut et doit se servir du
sensible des sensations qui selon le Phegravedre peuvent mener gracircce agrave lrsquoactiviteacute de la penseacutee
discursive agrave la reacuteminiscence des Ideacutees (249b-c) Le sensible nrsquoest donc pas complegravetement
disqualifieacute du point de vue eacutepisteacutemologique mais il faut reconnaicirctre qursquoil est releacutegueacute au
second plan et que le raisonnement doit en corriger les impreacutecisions afin de permettre agrave
lrsquoacircme de srsquoeacutelever vers lrsquointelligible
388 Ces deux termes semblent signifier la penseacutee raisonnante Nous nrsquoattribuons donc pas un sens technique agrave
logismos qui se distinguerait de logos 389 Platon Pheacutedon 85e 390 Platon Reacutepublique 511b-c (trad G Leroux) laquo ἁψάμενος αὐτῆς πάλιν αὖ ἐχόμενος τῶν ἐκείνης
ἐχομένων οὕτως ἐπὶ τελευτὴν καταβαίνῃ αἰσθητῷ παντάπασιν οὐδενὶ προσχρώμενος ἀλλrsquo εἴδεσιν αὐτοῖς διrsquo
αὐτῶν εἰς αὐτά καὶ τελευτᾷ εἰς εἴδη raquo
221
Crsquoest donc ce second passage qui deacutefinirait le plus clairement la dialectique que
pratique Socrate dans le Phegravedre Posseacutedeacute par les dieux Socrate deacutetient un savoir ou du
moins possegravede cette vue synoptique que cherche agrave acqueacuterir lrsquoapprenti dialecticien cette
saisie drsquoun seul coup drsquoune Ideacutee et de son laquo reacuteseau logique raquo Le Phegravedre contrairement agrave
la plupart des dialogues socratiques pratique une dialectique laquo descendante raquo qui agrave partir
drsquoune intuition des principes expose la nature et les puissances de lrsquoacircme Les deux discours
de Socrate sur lrsquoamour ne sont donc pas des exercices de rassemblement et de division en
vue de produire la reacuteminiscence bien qursquoils preacutesupposent ces proceacutedeacutes comme conditions
drsquoaccegraves agrave la connaissance de lrsquoEcirctre Lrsquoinspiration divine dont jouit Socrate celle que Platon
reacuteserve agrave lrsquoamant du Beau veacuteritable nous apparaicirct comme la fin du patient travail meneacute par
le philosophe en empruntant laquo la longue et tortueuse route raquo de la formation dialectique sur
laquelle les rassemblements et les divisions visent agrave activer une faculteacute dialectique qui nrsquoest
que potentiellement preacutesente en tout homme
Bref ce qui a eacuteteacute deacutefini dans le Phegravedre ce sont le rassemblement et la division
relatifs agrave la rheacutetorique philosophique ce sont les proceacutedeacutes que doit suivre le peacutedagogue ou
le psychagogue (celui qui guide les acircmes) afin de rendre son discours persuasif et eacuteducatif
Le Phegravedre nrsquoexpose donc pas les principes drsquoune dialectique heuristique drsquoune meacutethode
permettant de deacutevelopper la vue synoptique de la structure intelligible Cet exposeacute nrsquoen
conserve pas moins une porteacutee universelle car il deacutecrit la meacutethode qursquoemploie le
dialecticien pour discourir sur les ecirctres ce qui constitue en soi la fin et le critegravere de
lrsquoeacuteducation philosophique
23 Puissance et participation dans le Phegravedre (270c-271b)
Dans un article consacreacute agrave la dialectique dans le Phegravedre Maria Isabel Santa Cruz
propose une comparaison entre ce dialogue et le Sophiste
Il nrsquoy a pas pleine coiumlncidence entre le Phegravedre et le Sophiste sur la maniegravere de
caracteacuteriser la dialectique tandis que dans le Sophiste (253a-254a) il y a une
description complexe de la dialectique comme un savoir discerner les
combinaisons licites entre formes dans le Phegravedre il est seulement dit qursquoil
222
convient de donner le nom de dialecticien agrave celui qui possegravede la capaciteacute de
saisir lrsquouniteacute et la multipliciteacute naturelles391
Alors que Santa Cruz juge que le Phegravedre nrsquooffre aucun enseignement explicite sur la nature
des relations entre les Formes ce dialogue nous apparaicirct au contraire comme lrsquoun des plus
clairs agrave ce sujet En 270c-271b apregraves une digression ougrave sont eacutenumeacutereacutees les parties
traditionnelles du discours rheacutetorique Platon revient sur les principes de sa meacutethode
dialectique afin de les appliquer agrave lrsquoart de la persuasion Apregraves avoir eacutevoqueacute lrsquoautoriteacute
drsquoHippocrate qui aurait appliqueacute les proceacutedeacutes de la dialectique agrave sa propre discipline la
meacutedecine Platon deacutefend lrsquouniversaliteacute de sa meacutethode en preacutetendant refonder la rheacutetorique
sur ses principes Alors qursquoen 265c il exposait pour une premiegravere fois et sans grande
preacutecision il faut le noter les proceacutedeacutes dialectiques du rassemblement et de la division cette
fois il eacutenonce les conditions de leur exercice agrave savoir la saisie des relations entre les
Formes Certes lrsquoexemple canonique de la participation entre les Formes est tireacutee du
Sophiste ougrave lrsquoEacutetranger drsquoEacuteleacutee sauve le discours vrai en montrant la possibiliteacute drsquoune
communication entre genres suprecircmes que sont lrsquoEcirctre le Repos le Mouvement le Mecircme et
lrsquoAutre (251e sqq) Mais cette doctrine de la participation est deacutejagrave traiteacutee par le Phegravedre
alors qursquoil est question des relations entre les discours et les acircmes ce qui constitue il faut le
reconnaicirctre un exemple beaucoup plus concret pour un Grec de lrsquoeacutepoque classique que la
communication entre les genres abstraits du Sophiste
Dans le chapitre qursquoelle consacre agrave la dialectique dans le Phegravedre Monique Dixsaut
nrsquooffre aucune analyse de la section 270c-271b alors que Socrate y reacutecapitule on ne peut
plus clairement les principes de la meacutethode sur lesquels se fonde la rheacutetorique
philosophique Pourquoi si peu drsquoattention agrave ce passage qui semble pourtant deacutefinir les
fondements drsquoune dialectique traiteacutee dans des dialogues plus tardifs comme le Sophiste
Lrsquoexeacutegegravese du passage en question en fournira sans doute la reacuteponse
Par lrsquoapplication de sa meacutethode telle que preacutesenteacutee en 270c-271b le philosophe
cherche agrave se faire une ideacutee adeacutequate de la nature de son objet Comme nous lrsquoavons montreacute
cela ne se fait qursquoau terme drsquoun long processus heuristique de divisions et de
391 M I Santa Cruz laquo Division et dialectique dans le Phegravedre raquo dans Understanding the Phaedrus
Proceedings of the II Symposium Platonicum Sankt Augustine Academia Verlag 1992 p 253
223
rassemblements ce que preacutesuppose lrsquoenseignement de Socrate Quelques lignes plus bas
Platon eacutecrit laquo qursquoil faut drsquoabord commencer par deacutecrire lrsquoacircme avec toute lrsquoexactitude
possible et par faire voir si de sa nature elle est une et homogegravene ou si comme la forme
corporelle elle est complexe Crsquoest cela que nous appelons montrer la nature drsquoune chose raquo
(271a) La premiegravere eacutetape consiste agrave montrer si sa nature est simple ou multiple La suite
nous informe sur la seconde eacutetape de la proceacutedure laquo En second lieu il deacutecrira ce qui
permet naturellement agrave lrsquoobjet de produire une action et quelle action de subir passivement
une action et sous lrsquoeffet de quel agent raquo (271a) La dialectique doit remonter aux causes
de lrsquoagir et du pacirctir crsquoest-agrave-dire aux puissances de lrsquoagent et du patient dont la rencontre
constitue un eacuteveacutenement un fait qui srsquoavegravere le point de deacutepart de la reacuteminiscence Mais
comment peut-on connaicirctre la puissance drsquoune nature telle que lrsquoacircme comment arrive-t-on
agrave acqueacuterir une connaissance agrave propos de ce qursquoon ne peut se repreacutesenter Platon est
conscient de cette difficulteacute puisqursquoil la soulegraveve dans la Reacutepublique
Dans une puissance en effet je ne vois quant agrave moi aucune couleur ni aucune
forme ni rien de ce genre comme on en trouve dans plusieurs autres choses
Tout cela je le considegravere de maniegravere agrave distinguer pour moi-mecircme certaines
choses et dire que les unes sont diffeacuterentes des autres Dans une puissance par
contre je considegravere seulement ceci sur quoi elle porte et ce qursquoelle effectue392
Quant agrave lrsquoapplication de la meacutethode dialectique dans le Phegravedre on peut dire que ce sur quoi
porte la laquo puissance active raquo du discours est lrsquoacircme laquo puissance passive raquo qui reccediloit ce
discours afin que se produise la persuasion Le discours est lrsquoagent de la persuasion lrsquoacircme
en est le patient
Crsquoest sans doute la troisiegraveme eacutetape de la meacutethode qui se rapproche le plus de ce qui
est preacutesenteacute dans le Sophiste agrave savoir la theacuteorie de la participation entre les genres
En troisiegraveme lieu il classera les espegraveces de discours et drsquoacircmes et leurs divers
eacutetats et il fera la revue des relations causales il eacutetablira un lien de chaque genre
agrave chaque genre et enseignera par quelle cause dans le cas drsquoune acircme de quelle
392 Platon Reacutepublique 477c-e (trad G Leroux leacutegegraverement modifieacutee) laquo δυνάμεως γὰρ ἐγὼ οὔτε τινὰ χρόαν
ὁρῶ οὔτε σχῆμα οὔτε τι τῶν τοιούτων οἷον καὶ ἄλλων πολλῶν πρὸς ἃ ἀποβλέπων ἔνια διορίζομαι παρrsquo
ἐμαυτῷ τὰ μὲν ἄλλα εἶναι τὰ δὲ ἄλλαmiddot δυνάμεως δrsquo εἰς ἐκεῖνο μόνον βλέπω ἐφrsquo ᾧ τε ἔστι καὶ ὃ
ἀπεργάζεται raquo
224
nature il est neacutecessaire que telle acircme soit persuadeacutee et que telle autre ne le soit
pas393
La cause (aitia) est la puissance drsquoune Forme crsquoest elle qui est responsable des affections
(pathecircmata) de la nature qui en participe ou qui communique avec elle Dans le monde du
devenir ou les relations sont agrave lrsquoimage de la communication entre les reacutealiteacutes intelligibles
les affections (pathecirc) reacutesultent des actions (erga) qursquoune puissance peut exercer sur une
autre Le dialecticien-peacutedagogue du Phegravedre mais aussi le philosophe-roi de la Reacutepublique
qui possegravede la capaciteacute de saisir les relations entre les Formes intelligibles sera aussi
capable de reconnaicirctre leurs copies sensibles afin de pouvoir guider les acircmes dans le monde
du devenir
Lrsquoimportance accordeacutee au concept de puissance lagrave ougrave dans le Sophiste Platon
preacutesente sa meacutethode dialectique agrave son plus haut degreacute drsquoabstraction apporte un eacuteclairage
suppleacutementaire sur la dialectique du Phegravedre plus preacuteciseacutement sur ce qursquoen dit Platon en
270c-271b Platon y reacutecapitule les proceacutedeacutes de sa meacutethode il met ainsi en application la
regravegle rheacutetorique voulant que lrsquoorateur ou le peacutedagogue reprenne succinctement chacun des
eacuteleacutements de son discours (une regravegle qursquoa drsquoailleurs suivie Socrate dans ses deux discours
sur lrsquoamour) Ainsi dans sa totaliteacute le Phegravedre se veut lrsquoapplication de cette rheacutetorique
philosophique qui par tous les moyens pertinents (la deacutemonstration le mythe le dialogue
la reacutecapitulationhellip) cherche agrave rendre clairs les principes de la meacutethode dialectique ainsi
que la nature des objets sur lesquels elle srsquoexerce agrave savoir lrsquoacircme et les discours
24 Application de la meacutethode dialectique dans le Phegravedre
Agrave la lumiegravere de cet exposeacute portant sur les principes de la meacutethode dialectique
meacutethode qui sert davantage agrave lrsquoexposition qursquoagrave la recherche que peut-on reacutepondre aux
commentateurs qui soutiennent que Platon omettrait drsquoappliquer agrave ses propres dialogues les
proceacutedeacutes dialectiques qursquoil y enseigne En gardant agrave lrsquoesprit que la dialectique rheacutetorique
ou psychagogique correspond agrave la dialectique descendante de la Reacutepublique qui
preacutesuppose que le dialecticien possegravede une vue synoptique de la structure intelligible de
393 Platon Phegravedre 271b (trad Cl Moreschini et P Vicaire) laquo Τρίτον δὲ δὴ διαταξάμενος τὰ λόγων τε καὶ
ψυχῆς γένη καὶ τὰ τούτων παθήματα δίεισι πάσας αἰτίας προσαρμόττων ἕκαστον ἑκάστῳ καὶ διδάσκων οἵα
οὖσα ὑφrsquo οἵων λόγων διrsquo ἣν αἰτίαν ἐξ ἀνάγκης ἡ μὲν πείθεται ἡ δὲ ἀπειθεῖ raquo
225
ses Formes et des relations qui se tissent entre elles la relecture des deux discours de
Socrate sur lrsquoamour nous force agrave admettre que Platon applique concregravetement les proceacutedeacutes
de sa meacutethode
Pour corriger Lysias qui nrsquoa jamais deacutefini lrsquoobjet de son discours agrave savoir lrsquoamour
Socrate propose drsquoeacutetablir drsquoun commun accord avec son interlocuteur laquo ce qursquoest lrsquoamour
et quelle est sa puissance raquo (237c) Comme lrsquoa enseigneacute Platon dans la Reacutepublique on ne
connaicirct une puissance qursquoen consideacuterant laquo ce sur quoi elle porte et ce qursquoelle effectue raquo
(477d) Dans son premier discours malgreacute lrsquoimpieacuteteacute dont il se rend coupable envers Eacuterocircs
Socrate procegravede en bon dialecticien puisqursquoil propose drsquoembleacutee une deacutefinition de son
objet lrsquoamour ainsi par une vue synoptique il a rassembleacute des Formes eacuteparses qursquoil a
rameneacutees agrave lrsquouniteacute de lrsquoIdeacutee agrave deacutefinir Si la connaissance de la nature drsquoun objet passe par
celle de ses puissances comme lrsquoenseigne Socrate dans la seconde partie du dialogue un
discours sur lrsquoamour devrait prendre en consideacuteration la nature de lrsquoacircme puisque crsquoest sur
elle qursquoil exerce sa puissance Crsquoest ce que le premier discours de Socrate ne fait
qursquoimparfaitement certes il montre les conseacutequences neacutefastes de lrsquoamour tant au niveau
psychologique que physique et mateacuteriel mais il omet drsquoexposer la nature de ce agrave quoi
lrsquoamour est relatif agrave savoir lrsquoacircme humaine
Le second discours remeacutedie aux manques du premier en exposant par une
deacutemonstration et un mythe la nature et les puissances de lrsquoacircme Apregraves avoir deacutefini lrsquoamour
comme un deacutelire divin Socrate illustre par un reacutecit mythique la nature de lrsquoacircme en
consideacuterant ses eacutetats (pathecirc) et ses actes (erga) conformeacutement aux principes qui seront
eacutenonceacutes en 270c-271b
Les discours de Socrate mettent en pratique lrsquoart de la division qui contrairement agrave
ce que Platon enseigne dans le Sophiste nrsquoa pas agrave proceacuteder systeacutematiquement de maniegravere
dichotomique mais doit impeacuterativement suivre les articulations naturelles des Formes
intelligibles Ainsi Socrate divise la folie divine en quatre espegraveces ndash la folie divinatoire la
folie initiatique la folie poeacutetique et la folie amoureuse ndash et les acircmes en neuf classes celles
des philosophes celle des rois jusqursquoagrave celle des tyrans La division dichotomique a certes
sa fonction dans la penseacutee platonicienne mais celle-ci est heuristique elle est un mode de
226
recherche et non drsquoexposition son rocircle consiste agrave fournir des notions eacuteparses au
dialecticien afin qursquoil puisse par la suite proceacuteder agrave leur rassemblement
Agrave la lumiegravere de ces analyses peut-on affirmer que le Phegravedre srsquoavegravere un dialogue de
reacutefeacuterence au sujet des proceacutedeacutes dialectiques En partie puisqursquoil offre un enseignement
explicite sur la meacutethode drsquoexposition du savoir philosophique Contrairement au Theacuteeacutetegravete
ougrave Socrate et son interlocuteur cheminent ensemble vers lrsquoanhypotheacutetique en se servant
drsquohypothegraveses comme de tremplins vers lrsquointelligible (pour paraphraser lrsquoAnalogie de la
Ligne dans la Reacutepublique) la dialectique du Phegravedre du moins celle dont Socrate preacutetend
appliquer les principes dans ses deux discours se fonde sur une connaissance preacutetendument
reacuteelle des relations entre les Formes et srsquoenseigne par les proceacutedeacutes discursifs du
rassemblement et de la division Nous croyons avoir montreacute que Platon offre un exposeacute
coheacuterent au sujet de la dialectique et qursquoil applique de maniegravere conseacutequente les principes de
cette meacutethode dans le Phegravedre Il reste maintenant agrave montrer que la science dialectique ne
srsquooppose pas agrave lrsquoinspiration divine mais qursquoelle en deacutepend en tant qursquoelle en est le
deacuteploiement discursif
3 La science et lrsquoinspiration divine selon Platon
Bien que le Phegravedre en offre le traitement le plus deacutetailleacute dans lrsquoœuvre de Platon la
notion drsquoinspiration divine apparaicirct eacutegalement dans des dialogues qui lui sont anteacuterieurs et
posteacuterieurs On la retrouve sous diffeacuterentes expressions (part divine enthousiasme folie
donhellip) de maniegravere reacutecurrente dans le corpus platonicien Agrave deacutefaut drsquoeffectuer une eacutetude
exhaustive des passages ougrave Platon traite de lrsquoinspiration divine nous nous limiterons agrave deux
dialogues jugeacutes anteacuterieurs au Phegravedre ougrave Platon discute explicitement de cette ideacutee lrsquoIon
et le Meacutenon Nous reprendrons ensuite quelques ideacutees preacutesenteacutees dans la section preacuteceacutedente
au sujet du rapport entre la meacutethode dialectique et lrsquoinspiration divine et conclurons cette
eacutetude en analysant la figure du Socrate inspireacute preacutesenteacutee dans le Pheacutedon
227
31 La critique de lrsquoinspiration divine dans lrsquoIon et dans le Meacutenon
LrsquoIon est un court dialogue mettant en scegravene Socrate et Ion drsquoEacutephegravese un rhapsode
qui se consacre agrave la narration et agrave lrsquoexeacutegegravese des œuvres drsquoHomegravere Dans la suite des propos
tenus par le Socrate de lrsquoApologie (22a-b) Platon y montre que les poegravetes ne possegravedent
aucune science Non seulement ils ne peuvent preacutetendre agrave cette connaissance universelle
que selon une certaine tradition des poegravetes comme Homegravere et Heacutesiode auraient transmise
dans leurs œuvres ndash en ce qui concerne notamment un savoir-faire politique et militaire ndash
ils ne peuvent mecircme pas se targuer de posseacuteder un art poeacutetique Selon Platon seule
lrsquoinspiration des dieux par lrsquointermeacutediaire de celle des poegravetes ndash selon lrsquoanalogie de la pierre
drsquoHeacuteracleacutee qui transmet sa puissance magneacutetique agrave une seacuterie drsquoanneaux meacutetalliques
(533d-e) ndash permet au rhapsode drsquointerpreacuteter et de reacuteciter correctement la poeacutesie des
Anciens
Le poegravete en effet est chose leacutegegravere chose aileacutee chose sainte et il nrsquoest pas
encore capable de creacuteer jusqursquoagrave ce qursquoil soit devenu lrsquohomme qursquohabite un
Dieu qursquoil ait perdu la tecircte que son propre esprit ne soit plus en lui Tant que
cela au contraire sera sa possession aucun ecirctre humain ne sera capable ni de
creacuteer ni de vaticiner Ainsi donc en tant que ce nrsquoest pas par un effet de lrsquoart
qursquoils disent tant et de si belles choses sur les sujets dont ils parlent (ainsi que tu
le fais toi sur Homegravere) mais par lrsquoeffet drsquoune gracircce divine chacun drsquoeux nrsquoest
capable drsquoune belle creacuteation que dans la voie sur laquelle lrsquoa pousseacute la Muse394
Deux points sont agrave noter dans cet extrait en rapport avec les propos tenus par Socrate dans
le Phegravedre Premiegraverement le poegravete pris par le deacutelire divin a perdu la tecircte il nrsquoest plus maicirctre
de lui-mecircme Deuxiegravemement lrsquohomme inspireacute des dieux ne possegravede aucun art ce nrsquoest
qursquoen tant qursquoil est posseacutedeacute par les dieux qursquoil est capable de creacuteer srsquoil est poegravete ou de
propheacutetiser srsquoil est devin Si le premier point est repris tel quel dans le Phegravedre Socrate y
soulignant que lrsquohomme affecteacute par la folie divine nrsquoest plus dans son eacutetat mental habituel
qursquoil devient insenseacute le second est modifieacute du moins en ce qui concerne la figure du
philosophe Certes Socrate preacutetend ne pas posseacuteder lrsquoart qursquoest la rheacutetorique mais ce nrsquoest
que pour faire valoir sa possession drsquoun art qui lui est supeacuterieure la dialectique Celle-ci
394 Platon Ion 534b-c (trad L Robin) laquo κοῦφον γὰρ χρῆμα ποιητής ἐστιν καὶ πτηνὸν καὶ ἱερόν καὶ οὐ
πρότερον οἷός τε ποιεῖν πρὶν ἂν ἔνθεός τε γένηται καὶ ἔκφρων καὶ ὁ νοῦς μηκέτι ἐν αὐτῷ ἐνῇmiddot ἕως δrsquo ἂν τουτὶ
ἔχῃ τὸ κτῆμα ἀδύνατος πᾶς ποιεῖν ἄνθρωπός ἐστιν καὶ χρησμῳδεῖν ἅτε οὖν οὐ τέχνῃ ποιοῦντες καὶ πολλὰ
λέγοντες καὶ καλὰ περὶ τῶν πραγμάτων ὥσπερ σὺ περὶ Ὁμήρου ἀλλὰ θείᾳ μοίρᾳ τοῦτο μόνον οἷός τε
ἕκαστος ποιεῖν καλῶς ἐφrsquo ὃ ἡ Μοῦσα αὐτὸν ὥρμησεν raquo
228
nrsquoest pas un art au sens commun du terme elle nrsquoest pas un ensemble de connaissances
techniques exteacuterieures agrave lrsquoacircme humaine mais une disposition que Socrate assimile agrave une
gracircce divine qui permet drsquoopeacuterer des rassemblements et des divisions agrave partir des Formes
et agrave travers elles La dialectique est science car elle peut justifier ses opinions et peut
srsquoenseigner
La critique des hommes politiques dans le Meacutenon srsquoeffectue dans un contexte
semblable Dans un dialogue qui allie la recherche de la vertu agrave celle de la science Platon
conclut que les hommes politiques par leur incapaciteacute agrave transmettre leur savoir sont priveacutes
de science ou de vertu et que leurs accomplissements ne peuvent ecirctre dus qursquoagrave une forme
drsquoinspiration divine
Ce nrsquoest donc pas gracircce au savoir qursquoils possegravedent ce nrsquoest pas non plus parce
qursquoils eacutetaient savants que pareils hommes ont eacuteteacute les guides de leurs citeacutes ndash je
parle des Theacutemistocle et autres que celui-lagrave Anytos a mentionneacutes tout agrave
lrsquoheure Lrsquoabsence drsquoun tel savoir est aussi la raison pour laquelle ils ne sont
pas capables de rendre drsquoautres hommes pareils agrave eux-mecircmes En effet ce
qursquoils sont ils ne le doivent pas agrave une connaissance395
Dans le contexte de la discussion Socrate montre que les hommes politiques ne sont pas
ces maicirctres de vertu que lrsquoon recherche la preuve en eacutetant qursquoils sont incapables de
transmettre leur preacutetendu savoir La suite de lrsquoentretien les assimilera agrave ces autres hommes
laquo divins raquo mais ignorants que sont les poegravetes et les devins
Nrsquoaurait-on pas raison drsquoappeler divins tous ceux dont nous venons de parler
prophegravetes devins et poegravetes Et des hommes politiques nous dirons qursquoils ne
sont pas moins que ceux-lagrave des hommes divins nous dirons qursquoun dieu les
habite et que lorsqursquoils prononcent bien des choses drsquoimportance et en
accomplissent autant mais sans savoir de quoi ils parlent ils sont inspireacutes et
posseacutedeacutes par le dieu396
Est-ce que Platon veut reacuteellement signifier que lrsquoinspiration divine est la cause des
accomplissements que lrsquoon reconnaicirct aux hommes politiques ou ne fait-il que se moquer
395 Platon Meacutenon 99b (trad M Canto-Sperber) laquo Οὐκ ἄρα σοφίᾳ τινὶ οὐδὲ σοφοὶ ὄντες οἱ τοιοῦτοι ἄνδρες
ἡγοῦντο ταῖς πόλεσιν οἱ ἀμφὶ Θεμιστοκλέα τε καὶ οὓς ἄρτι Ἄνυτος ὅδε ἔλεγενmiddot διὸ δὴ καὶ οὐχ οἷοί τε ἄλλους
ποιεῖν τοιούτους οἷοι αὐτοί εἰσι ἅτε οὐ διrsquo ἐπιστήμην ὄντες τοιοῦτοι raquo 396 Ibid 99c-d (trad M Canto-Sperber) laquo Ὀρθῶς ἄρrsquo ἂν καλοῖμεν θείους τε οὓς νυνδὴ ἐλέγομεν
χρησμῳδοὺς καὶ μάντεις καὶ τοὺς ποιητικοὺς ἅπανταςmiddot καὶ τοὺς πολιτικοὺς οὐχ ἥκιστα τούτων φαῖμεν ἂν
θείους τε εἶναι καὶ ἐνθουσιάζειν ἐπίπνους ὄντας καὶ κατεχομένους ἐκ τοῦ θεοῦ ὅταν κατορθῶσι λέγοντες
πολλὰ καὶ μεγάλα πράγματα μηδὲν εἰδότες ὧν λέγουσιν raquo
229
drsquoeux en les rabaissant au rang des prophegravetes devins et poegravetes et en les qualifiant
ironiquement de laquo divins raquo Comme dans lrsquoIon Platon ne semble pas faire de lrsquoinspiration
divine une notion vide elle est certes une forme drsquoignorance mais relative agrave la reacuteelle
connaissance qursquoapporte la philosophie Platon reconnaicirct que les hommes politiques tout
comme les devins et les poegravetes sont parfois en mesure drsquoaccomplir de grandes choses et
sont agrave lrsquoorigine de bienfaits pour lrsquohumaniteacute Il lui faut alors attribuer une cause aux effets
dont ils sont agrave lrsquoorigine cause que Platon ramegravene faute de mieux agrave une inspiration divine
Certes Platon ne prend pas le temps de deacutefinir la nature de cette inspiration Peut-ecirctre la
concevait-il comme une vague intuition ne pouvant se justifier par le discours le logos
mais posseacutedant tout de mecircme un certain rapport avec la veacuteriteacute
32 Lrsquoinspiration divine dans le Phegravedre
Le traitement positif de lrsquoinspiration divine dans le Phegravedre pointe-t-il en direction
drsquoun deacuteveloppement dans la penseacutee de Platon drsquoune modification de lrsquoopinion tenue agrave
lrsquoeacutegard de lrsquoinspiration divine dans des dialogues comme lrsquoIon et le Meacutenon Nous devons
agrave notre avis relativiser le caractegravere apparemment neacutegatif de la critique de lrsquoinspiration dans
ces dialogues Certes Platon cherche agrave y montrer que le philosophe possegravede une
connaissance supeacuterieure agrave celle du poegravete ou de lrsquohomme politique mais il se garde de
refuser au dialecticien lrsquoaccegraves agrave la gracircce divine
Notre but nrsquoest pas ici de commenter chacun des extraits ougrave Socrate fait lrsquoeacuteloge de la
folie ougrave il remercie les dieux du don qui lui ont offert agrave savoir cette capaciteacute agrave deacutefinir agrave
rassembler et diviser ses ideacutees afin de produire un discours clair persuasif et eacuteducatif Des
expressions relatives agrave lrsquoinspiration divine apparaissent au fil du dialogue mais Platon
nrsquooffre jamais de deacutefinition claire de celle-ci Drsquoailleurs aucune deacutefinition de lrsquoinspiration
divine nrsquoavait eacuteteacute proposeacutee dans lrsquoIon ou dans le Meacutenon ougrave cette notion eacutetait introduite
pour caracteacuteriser une forme de connaissance dont on sait qursquoelle est priveacutee de science
Certes Platon nous informe quant agrave son origine les dieux et agrave ses effets les
accomplissements des hommes inspireacutes qursquoils soient poegravetes ou politiques mais il ne la
deacutefinit jamais en elle-mecircme Le pouvait-il Lui eacutetait-il possible de deacutefinir ce qui dans le
Phegravedre apparaicirct comme la source de la penseacutee discursive avec les outils mecircmes du logos
230
Peut-ecirctre mais pour le paraphraser cela aurait exigeacute un long discours presque divin
demandant beaucoup de temps et drsquoefforts397 Crsquoest sans doute pourquoi il se sert du mythe
comme veacutehicule pour deacutecrire lrsquoexpeacuterience veacutecue par la philosophie alors qursquoil est pris par la
folie divine Crsquoest au cœur du mythe de lrsquoattelage aileacute que Platon nous offre dans les
limites du possible pour lrsquohomme une description de la contemplation de lrsquoEcirctre dont il fait
le principe de la connaissance dialectique
Cet espace qui srsquoeacutetend au-delagrave du ciel nrsquoa jamais encore eacuteteacute chanteacute par aucun
poegravete drsquoici-bas et ne sera jamais chanteacute drsquoune maniegravere digne de lui Or voici
ce qui en est ndash car on doit oser dire le vrai surtout quand on parle sur la veacuteriteacute
Lrsquoessence qui nrsquoa point de couleur ni de forme et qursquoon ne saurait toucher
lrsquoessence qui est reacuteellement que seul est capable de voir le pilote de lrsquoacircme ndash
lrsquointelligence celle enfin qui est lrsquoobjet de la veacuteritable science occupe ce lieu-
lagrave398
Cette section du mythe que nous avons deacutejagrave analyseacute dans une perspective
neacuteoplatonicienne peut ecirctre interpreacuteteacutee de plusieurs faccedilons Est-il question ici de la vision
laquo beacuteatifique raquo reacuteserveacutee agrave lrsquoacircme une fois seacutepareacutee du corps apregraves la mort Est-ce que cette
connaissance est deacutejagrave accessible pour une acircme incarneacutee capable de sublimer son amour
pour le porter vers les objets en soi les plus deacutesirables soit le Beau le Bon le Vrai la
Justice etc Plusieurs interpreacutetations concurrentes du mythe semblent possibles En ce qui
concerne notre lecture du dialogue que nous subordonnons agrave la question de lrsquoinspiration
divine ce mythe semble nous enseigner que le philosophe peut et doit srsquoassimiler au divin
pour jouir pour un moment alors qursquoil est inspireacute de cette connaissance de lrsquoEcirctre qursquoil
aura par ailleurs preacutepareacutee et cultiveacutee par la dialectique Agrave deacutefaut de pouvoir constamment
contempler les Formes dans cette vie preacutesente le philosophe peut beacuteneacuteficier
momentaneacutement de cette connaissance synoptique des ecirctres dont les dieux jouissent
perpeacutetuellement
397 Nous paraphrasons le Phegravedre 246a 398 Platon Phegravedre 247c-d (trad Cl Moreschini et P Vicaire) laquo Τὸν δὲ ὑπερουράνιον τόπον οὔτε τις ὕμνησέ
πω τῶν τῇδε ποιητὴς οὔτε ποτὲ ὑμνήσει κατrsquo ἀξίαν ἔχει δὲ ὧδε ndash τολμητέον γὰρ οὖν τό γε ἀληθὲς εἰπεῖν
ἄλλως τε καὶ περὶ ἀληθείας λέγοντα ndash ἡ γὰρ ἀχρώματός τε καὶ ἀσχημάτιστος καὶ ἀναφὴς οὐσία ὄντως οὖσα
ψυχῆς κυβερνήτῃ μόνῳ θεατὴ νῷ περὶ ἣν τὸ τῆς ἀληθοῦς ἐπιστήμης γένος τοῦτον ἔχει τὸν τόπον raquo
231
33 La figure du Socrate inspireacute le Pheacutedon
Les commentateurs modernes srsquoentendent pour faire du Pheacutedon un dialogue
contemporain du Phegravedre Il nrsquoest donc pas eacutetonnant drsquoy retrouver la figure drsquoun Socrate
inspireacute non seulement philosophe mais aussi poegravete et devin Avec le Phegravedre ce dialogue
contribue agrave la reacutehabilitation de lrsquoinspiration divine que lrsquoIon et le Meacutenon preacutesentaient
comme un pis-aller agrave la science et qui maintenant est associeacutee agrave la dialectique Dans un
contexte tout agrave fait diffeacuterent ndash dans le Pheacutedon Socrate est emprisonneacute dans lrsquoattente de son
exeacutecution alors que dans le Phegravedre il se promegravene librement inspireacute par les lieux
bucoliques de la campagne atheacutenienne ndash le thegraveme de lrsquoinspiration divine reacuteapparaicirct et les
figures du poegravete et du devin sont encore une fois attribueacutees agrave Socrate Agrave quelques heures de
sa mort Socrate justifie ainsi sa vocation philosophique
Voici ce qursquoil en eacutetait souvent tout au long de ma vie le mecircme recircve mrsquoa
visiteacute ce que je voyais dans mon recircve pouvait varier drsquoune fois agrave lrsquoautre mais
ce qursquoil disait crsquoeacutetait toujours la mecircme chose laquo Socrate disait-il fais une
œuvre drsquoart travaille raquo Et moi du moins dans le passeacute je croyais comprendre
ce que je faisais crsquoeacutetait ce agrave quoi le recircve mrsquoincitait et qursquoil mrsquoencourageait agrave
poursuivre comme lorsqursquoon acclame les coureurs le long de la piste ainsi le
recircve mrsquoencourageait agrave continuer exactement ce que jrsquoeacutetais en train de faire une
œuvre drsquoart Car dans mon esprit la philosophie eacutetait lrsquoœuvre drsquoart la plus
haute et crsquoeacutetait elle que je pratiquais399
Le Pheacutedon confirme ou anticipe cette conception unificatrice des diffeacuterentes espegraveces de la
folie divine que lrsquoon retrouve dans le Phegravedre et que theacuteoriseront par la suite les
commentateurs neacuteoplatoniciens Srsquoil y a vraiment un deacuteveloppement dans la penseacutee de
Platon au sujet de lrsquoinspiration divine il se manifeste par lrsquounification des diffeacuterentes
formes de folie sous lrsquoeacutegide de la philosophie Cette ideacutee nrsquoentre pas en contradiction avec
les propos critiques de lrsquoIon et du Meacutenon mais nous ne pouvons affirmer qursquoelle soit deacutejagrave
preacutesente dans ces dialogues mecircme potentiellement agrave notre avis En affirmant que la
philosophie est la seule reacuteelle musique Platon ne laisse plus aucune place aux disciplines
qui lui sont concurrentes au titre de savoir veacuteritable les poegravetes qui ne sont pas philosophes
399 Platon Pheacutedon 60e-61a (trad M Dixsaut) laquo πολλάκις μοι φοιτῶν τὸ αὐτὸ ἐνύπνιον ἐν τῷ παρελθόντι
βίῳ ἄλλοτrsquo ἐν ἄλλῃ ὄψει φαινόμενον τὰ αὐτὰ δὲ λέγον ldquoὮ Σώκρατεςrdquo ἔφη ldquoμουσικὴν ποίει καὶ ἐργάζουrdquo
καὶ ἐγὼ ἔν γε τῷ πρόσθεν χρόνῳ ὅπερ ἔπραττον τοῦτο ὑπελάμβανον αὐτό μοι παρακελεύεσθαί τε καὶ
ἐπικελεύειν ὥσπερ οἱ τοῖς θέουσι διακελευόμενοι καὶ ἐμοὶ οὕτω τὸ ἐνύπνιον ὅπερ ἔπραττον τοῦτο
ἐπικελεύειν μουσικὴν ποιεῖν ὡς φιλοσοφίας μὲν οὔσης μεγίστης μουσικῆς ἐμοῦ δὲ τοῦτο πράττοντος raquo
232
sont releacutegueacutes au rang de vulgaires imitateurs loin dans la hieacuterarchie des acircmes deacutefinie
cateacutegoriquement dans le mythe du Phegravedre Celle-ci est non seulement la reine dans le
domaine du discours apregraves avoir deacutetrocircneacute la rheacutetorique de ses contemporains elle devient la
plus haute forme drsquoart inspireacute Le philosophe nrsquoa donc rien agrave envier aux poegravetes aux devins
et aux hommes politiques car il beacuteneacuteficie non seulement de la gracircce des dieux mais il
possegravede en propre la seule veacuteritable forme de savoir que lrsquohomme puisse posseacuteder sur
lrsquoEcirctre celle qui peut se justifier et srsquoenseigner
4 Remarques conclusives inspiration divine et interpreacutetation
neacuteoplatonicienne
Bien qursquoil reacutevegravele lrsquoincoheacuterence de la preacutetention au savoir des poegravetes et des hommes
politiques dans lrsquoApologie de Socrate lrsquoIon et le Meacutenon Platon en preacutesentant Socrate
comme un homme inspireacute dans le Phegravedre et le Pheacutedon nrsquoinvalide pas en soi la source
divine du savoir dialectique La question de lrsquoinspiration divine est poseacutee dans diffeacuterents
contextes dans les dialogues de Platon tout jugement quant agrave sa nature et agrave ses effets doit
tenir compte de lrsquoadaptabiliteacute de la penseacutee platonicienne aux problegravemes qursquoil se pose Sans
pour autant faire lrsquohypothegravese drsquoun deacuteveloppement de la reacuteflexion platonicienne au sujet de
lrsquoinspiration divine on peut noter que crsquoest agrave partir du Phegravedre que celle-ci semble
revaloriseacutee sur le plan philosophique davantage par le mythe et le discours imageacute il faut le
reconnaicirctre que par une deacutemonstration destineacutee aux laquo esprits forts400 raquo Lrsquoapparente
opposition entre la science et lrsquoinspiration divine dans des dialogues anteacuterieurs au Phegravedre
semble dissipeacutee par les propos de Socrate qui montre que la dialectique et ses proceacutedeacutes le
rassemblement et la division deacutependent drsquoune inspiration divine encore agrave deacutefinir au
principe et agrave la fin du savoir dialectique
La notion drsquoinspiration divine que lrsquoon peut mettre au fondement de la science
veacuteritable de la connaissance de lrsquoEcirctre sera laquo deacutemythologiseacutee raquo par les commentateurs
400 La seconde partie du dialogue qui succegravede agrave la Palinodie de Socrate se centre sur la question des
fondements dialectiques de la rheacutetorique et sur le statut de lrsquoeacutecrit Platon nrsquoy offre aucun exposeacute theacuteorique
satisfaisant sur les rapports entre la raison dialectique et lrsquoinspiration divine
233
neacuteoplatoniciens401 qui chercheront agrave la comprendre par la dialectique par une division
adeacutequate des principes meacutetaphysiques par leur deacutefinition leur deacutemonstration et leur
analyse La doctrine de lrsquointellection dans la philosophie de Proclus repreacutesente lrsquoun de ces
efforts speacuteculatifs pour expliquer la relation de la penseacutee humaine agrave ce qui la deacutepasse ce
que les Grecs appelaient le divin Va-t-elle agrave lrsquoencontre des principes qui guident la
reacuteflexion platonicienne au sujet de lrsquoinspiration divine et de la dialectique dans le Phegravedre
Deacutenature-t-elle la penseacutee de Platon au sujet des limites de la penseacutee humaine et des rapports
entre la raison qui possegravede les hommes et la folie qui leur vient des dieux Nous espeacuterons
que notre eacutetude sur la noeacutetique proclienne et ses reacuteflexions sur les fondements de la science
dans le Phegravedre ont pu montrer les eacuteleacutements de continuiteacute dans la tradition platonicienne de
Platon agrave ses derniers commentateurs qui ont vu dans ce dialogue les points de deacutepart pour
lrsquoeacutelaboration drsquoune doctrine qui tout en donnant le rocircle directeur et reacutegulateur au savoir
dialectique sait srsquoouvrir agrave diffeacuterents modes de connaissance du divin
401 En fait sa laquo vecircture raquo mythologique sera doubleacutee voire tripleacutee au livre IV de la Theacuteologie platonicienne
par Proclus dans sa tentative drsquoharmonisation des doctrines de Platon avec les traditions orphique et
chaldaiumlque Cette superposition de discours mythologiques agrave la doctrine du Phegravedre qui est deacutejagrave preacutesenteacutee
dans un discours imageacute fait peut-ecirctre eacutecran comme laisse entendre C Steel dans un contexte semblable (laquo Le
Parmeacutenide est ndashil le fondement de la Theacuteologie platonicienne raquo dans Proclus et la Theacuteologie platonicienne
Actes du colloque international de Louvain [13-16 mai 1998] p 373-397) au travail dialectique que megravene
Proclus pour qui cette science est le principe structurant de la diversiteacute des discours theacuteologiques
235
ANNEXE II LA CRITIQUE ARISTOTEacuteLICIENNE DE LA
GEacuteNEacuteRATION DES IDEacuteES-NOMBRES ET SA REacutePONSE
NEacuteOPLATONICIENNE
1 La question de lrsquoenseignement oral de Platon et les agrapha dogmata
Depuis la parution au deacutebut du siegravecle dernier de La theacuteorie platonicienne des Ideacutees
et des Nombres drsquoapregraves Aristote par Leacuteon Robin les speacutecialistes de lrsquoaristoteacutelisme et du
platonisme ont chercheacute agrave preacuteciser la nature et lrsquoorigine des doctrines viseacutees par les critiques
drsquoAristote aux livres M et N de la Meacutetaphysique Ces deux livres auxquels srsquoajoute une
seacuterie de passages tireacutes des livres A et Λ nous offrent le plus important teacutemoignage au sujet
des thegraveses ontologiques et matheacutematiques qui ont pu ecirctre deacutefendues par Platon et ses
successeurs au sein de lrsquoAcadeacutemie Lrsquoouvrage de Robin participa agrave lrsquoessor drsquoun des
principaux champs de recherche du XXe siegravecle en histoire de la philosophie ancienne
lrsquoenquecircte sur lrsquoexistence et la nature de doctrines non eacutecrites (agrapha dogmata)
irreacuteductibles aux thegraveses discuteacutees dans les Dialogues402 que le fondateur de lrsquoAcadeacutemie
aurait communiqueacutees oralement agrave ses disciples notamment dans ses leccedilons Sur le Bien403
Dans la perspective de nos recherches sur les fondements platonicien et aristoteacutelicien de la
noeacutetique proclienne crsquoest aussi la question du sujet et de lrsquoobjet de la penseacutee que mettent
en jeu ces doctrines puisque les Ideacutees et les Nombres reacuteinterpreacuteteacutes agrave partir des schegravemes
theacuteoriques neacuteoplatoniciens demeurent les conditions de possibiliteacute de la connaissance pour
Proclus et son maicirctre Syrianus
La Meacutetaphysique drsquoAristote demeure notre principal teacutemoignage sur lrsquoexistence
drsquoune doctrine platonicienne des principes premiers Eacutetant donneacute la complexiteacute et la densiteacute
de lrsquoargumentation deacuteveloppeacutee aux livres M et N que les commentateurs reacutecents ont
contribueacute agrave clarifier404 nous nous limiterons ici agrave un aspect de la critique aristoteacutelicienne
Nous chercherons agrave comprendre pour ensuite porter sur elles un jugement critique les
402 Nous ne nous pencherons pas ici sur le cas du Timeacutee qui est lrsquoune des cibles principales des critiques
qursquoAristote formule ailleurs notamment dans la partie doxographique du traiteacute De lrsquoacircme agrave lrsquoeacutegard des
doctrines platoniciennes 403 M-D Richard Lrsquoenseignement oral de Platon Paris Les Eacuteditions du Cerf 1986 p 70-80 404 Soulignons entre autres la contribution de J Annas Aristotlersquos Metaphysics Oxford Clarendon Press
1976
236
principales raisons invoqueacutees par Aristote pour reacutefuter la doctrine de la geacuteneacuteration des
Ideacutees-Nombres agrave partir de lrsquoUn et de la Dyade indeacutefinie du Grand et du Petit Notre travail
consistera principalement agrave expliciter lrsquoargumentation drsquoAristote en rappelant les postulats
souvent implicites sur lesquels elle se fonde Alors que Robin a voulu circonscrire son
enquecircte aux seuls propos aristoteacuteliciens nous prendrons aussi en consideacuteration certains
passages du corpus platonicien qui parmi drsquoautres nous semblent pertinents afin de mieux
cerner lrsquoobjet des critiques aristoteacuteliciennes
Dans un premier temps nous commenterons les quelques extraits de la
Meacutetaphysique ougrave la paterniteacute de la doctrine des Ideacutees-Nombres est attribueacutee agrave Platon Nous
preacuteciserons alors srsquoil y a lieu de distinguer les Nombres des Ideacutees et discuterons de leur
mode de geacuteneacuteration Dans un deuxiegraveme temps nous preacutesenterons les principales raisons
pour lesquelles selon Aristote la geacuteneacuteration des Ideacutees-Nombres est absurde (atopos) Nous
aborderons ce qui constitue agrave notre avis les quatre principaux thegravemes de cette critique
lrsquoassociation du Bien et du Mal aux principes la relation entre les contraires les principes
conccedilus comme eacuteleacutements et le concept de participation Crsquoest agrave ce dernier problegraveme que sera
consacreacute le plus long deacuteveloppement Nous approfondirons la critique aristoteacutelicienne de la
participation et ses non-dits non pas de la participation des choses sensibles aux Ideacutees dont
Robin a tregraves bien deacutefini les enjeux dans la premiegravere partie de son ouvrage405 mais drsquoune
participation qui serait agrave lrsquoorigine des Ideacutees-Nombres Dans un troisiegraveme temps nous
confronterons le teacutemoignage drsquoAristote sur la doctrine des Ideacutees-Nombres aux dialogues de
Platon Nous identifierons les passages qui nous laissent croire que Platon fait allusion agrave
une telle doctrine Nous pourrons ainsi juger si ces dialogues contiennent des arguments
des concepts ou des thegraveses permettant de contrer la critique formuleacutee en Meacutetaphysique
Dans un quatriegraveme et dernier temps nous traiterons de la reacuteception de ces critiques dans la
tradition neacuteoplatonicienne En lien avec les thegraveses gnoseacuteologiques analyseacutees dans notre
eacutetude sur la doctrine de lrsquointellection dans la tradition platonico-aristoteacutelicienne notamment
au sujet de lrsquoimagination de la penseacutee discursive et de lrsquointellection nous deacutefinirons les
principes de la reacutefutation de cette critique chez Syrianus puis chez Proclus Nous
montrerons ainsi que la gnoseacuteologie neacuteoplatonicienne cherche agrave deacutesamorcer les attaques
405 L Robin La theacuteorie platonicienne des Ideacutees et des Nombres drsquoapregraves Aristote Paris F Alcan 1908 p 73-
120
237
contre ce que le neacuteoplatonisme considegravere au fondement mecircme de la penseacutee platonicienne
soit la theacuteorie des Ideacutees et sa version pythagorisante notamment exposeacutee dans le Timeacutee la
theacuteorie des Nombres
2 La doctrine des Ideacutees-Nombres drsquoapregraves Aristote
21 Les Ideacutees et les Nombres
Dans son ceacutelegravebre ouvrage L Robin a preacuteciseacute la signification des concepts drsquoIdeacutee et
de Nombre La principale difficulteacute de ce travail de deacutefinition eacutetait due agrave la multipliciteacute des
doctrines au sein de lrsquoAcadeacutemie ndash celles de Platon de Speusippe et de Xeacutenocrate ndash au sujet
des Ideacutees et surtout des Nombres Comme ailleurs dans son corpus Aristote reste souvent
allusif quant agrave lrsquoorigine des doctrines dont il fait lrsquoobjet de ses critiques Alors que la thegravese
en question peut nous sembler proprement platonicienne Aristote peut se reacutefeacuterer agrave
Speusippe ou agrave Xeacutenocrate tout autant qursquoagrave Platon
Dans lrsquoensemble Aristote laisse entendre que Platon identifie les Ideacutees aux
Nombres laquo En effet ceux qui admettent lrsquoexistence des Ideacutees disent que les Ideacutees sont
nombres et les nombres sont pour eux tantocirct infinis tantocirct limiteacutes agrave la Deacutecade406 raquo Il
preacutecise que Platon se distingue en cela de ses successeurs Speusippe et Xeacutenocrate en
seacuteparant les Nombres ideacuteaux des nombres matheacutematiques ces derniers eacutetant deacutesigneacutes par le
lrsquoexpression ta metaxu (les intermeacutediaires) laquo Certains philosophes [Platon]407 preacutetendent
ainsi qursquoil y a deux espegraveces de nombres les nombres dans lesquels il y a de lrsquoanteacuterieur et
du posteacuterieur ce sont les Nombres ideacuteaux et le nombre matheacutematique en dehors des Ideacutees
et des choses sensibles ces deux sortes de nombres eacutetant drsquoailleurs eacutegalement seacutepareacutes du
sensible408 raquo Aristote garde-t-il une certaine reacuteserve concernant cette distinction entre
Nombres et Ideacutees laquo Mais si les Ideacutees ne sont pas des Nombres il nrsquoest absolument pas
possible qursquoelles existent car de quels principes viendraient les Ideacutees Le Nombre en
effet procegravede de lrsquoUn et de la Dyade indeacutefinie et ces principes des Ideacutees sont aussi appeleacutes
406 Aristote Meacutetaphysique Λ 8 1073a18 La Deacutecade est le nombre parfait des pythagoriciens laquo Par
exemple comme la Deacutecade semble ecirctre un nombre parfait et embrasser toute la nature des nombres ils disent
que les Corps ceacutelestes en mouvement sont au nombre de dix raquo (A 5 986a8) 407 Nous avons indiqueacute le nom des philosophes dont parle implicitement Aristote en suivant les indications de
Tricot dans sa traduction de la Meacutetaphysique 408 Aristote Meacutetaphysique M 6 1080b11-14
238
eacuteleacutements du nombre mais alors il nrsquoy a aucune raison de placer les Ideacutees avant ou apregraves les
Nombres409 raquo Ce passage nrsquoinvalide donc en rien lrsquoidentification des Nombres aux Ideacutees
chez Platon Aristote nrsquoy distingue provisoirement les Nombres des Ideacutees que pour mieux
les identifier Drsquoailleurs plusieurs autres extraits teacutemoignent en faveur de la thegravese selon
laquelle Platon drsquoapregraves Aristote nrsquoaurait pas distingueacute les Ideacutees des Nombres laquo Et celui
[Platon] qui le premier posa lrsquoexistence des Ideacutees et des Nombres seacutepara avec raison les
choses matheacutematiques410 [mathematica] des Ideacutees411 raquo Bien que les Nombres ne soient pas
identifieacutes explicitement aux Ideacutees dans ce passage cette identification y est contenue
implicitement En effet ce ne sont pas les Nombres et les Ideacutees qui srsquoopposent entre eux ce
sont plutocirct les choses ou nombres matheacutematiques qui doivent ecirctre conccedilues seacutepareacutement
des Ideacutees-Nombres
En se basant sur drsquoautres teacutemoignages antiques que ceux drsquoAristote notamment sur
ceux des commentateurs neacuteoplatoniciens412 les repreacutesentants de lrsquoEacutecole de Tubingen qui
ont soutenu la primauteacute de lrsquoenseignement oral de Platon sur les dialogues ont chercheacute agrave
deacutefinir les diffeacuterents niveaux ontologiques du monde intelligible platonicien Ils ont apporteacute
une distinction entre des Ideacutees supeacuterieures identifieacutees aux Nombres ideacuteaux de la Deacutecade
et des Ideacutees particuliegraveres qui sont laquodeacutefinies par des rapports intervenant dans la division
dichotomique des genres413 raquo Une telle distinction mecircme si elle nrsquoest pas formuleacutee dans
409 Ibid M 7 1081a12-17 (trad J Tricot) 410 En traduisant mathematica par Nombres Tricot creacutee agrave notre avis une confusion pour son lecteur puisque
dans sa traduction Nombres avec majuscule deacutesigne habituellement les Nombres ideacuteaux par opposition agrave
nombres avec minuscule qui renvoie aux nombres matheacutematiques Par ailleurs Tricot nrsquoest pas constant
dans sa traduction du syntagme mathematicoi arithmoi en effet il utilise sans distinction la majuscule et la
minuscule (cf 1086a7-9) Il avait traduit mathematica par Choses matheacutematiques en 1086a2 Nous devrions
donc rendre mathematica en 1086a12 par Choses matheacutematiques pour ne pas que la traduction laisse croire
que Platon ait opeacutereacute une distinction entre les Nombres ideacuteaux et les Ideacutees Par ailleurs la construction de la
phrase pose problegraveme en raison des deux εἶναι laquo ὁ δὲ πρῶτος θέμενος τὰ εἴδη εἶναι καὶ ἀριθμοὺς τὰ εἴδη καὶ
τὰ μαθηματικὰ εἶναι εὐλόγως ἐχώρισεν raquo La traduction de Ross laquo And he who first supposed that the Forms
exist and that the Forms are numbers and that the objects of mathematics exist naturally separated the two raquo
(W D Ross The Works of Aristotle vol VIII Metaphysica ad locum) est par ailleurs moins preacutecise que
celle proposeacutee dans son eacutedition commenteacutee de la Meacutetaphysique laquo He who first posited that the Ideas were
also numbers naturally separated the Ideas and the mathemathical objects raquo (W D Ross Aristotlersquos
Metaphysics t 2 p 460) Cette traduction nrsquoest toutefois possible que si nous suivons la suggestion de
W Christ ndash voir commentaires de Ross ad locum ndash drsquoomettre le second εἶναι et drsquoainsi donner τὰ εἴδη καὶ τὰ
μαθηματικὰ pour compleacutement agrave ἐχώρισεν 411 Aristote Meacutetaphysique M 9 1086a12-13 (trad J Tricot) 412 Cf M-D Richard op cit p 243-381 M-D Richard a recueilli dans ces pages le teacutemoignage de
nombreux penseurs antiques au sujet de lrsquoenseignement oral de Platon 413 Ibid p 233
239
ces termes chez Aristote permet de deacutefinir plus preacuteciseacutement lrsquoobjet de sa critique Ce qursquoil
cherche principalement agrave reacutefuter aux livres M et N crsquoest la geacuteneacuteration des Ideacutees
supeacuterieures que nous appelons Ideacutees-Nombres et qursquoAristote deacutesigne freacutequemment par le
syntagme Nombres ideacuteaux par opposition agrave la production des Ideacutees particuliegraveres par
exemple lrsquoIdeacutee de lrsquohomme ou du cheval par division des Ideacutees supeacuterieures
22 La geacuteneacuteration des Ideacutees-Nombres
Maintenant apregraves avoir clarifieacute sommairement la notion drsquoIdeacutees-Nombres ou
Nombres ideacuteaux nous abordons lrsquoeacutepineux problegraveme de leur geacuteneacuteration Selon Aristote les
principes des Ideacutees-Nombres sont lrsquoUn et la Dyade indeacutefinie du Grand et du Petit drsquoune
part lrsquoUn joue le rocircle de la cause formelle qui est principe de deacutetermination drsquoautre part
la Dyade qui subit cette deacutetermination repreacutesente la cause mateacuterielle Crsquoest au livre A
qursquoAristote parle pour la premiegravere fois drsquoune geacuteneacuteration des Ideacutees bien qursquoil ne les associe
pas encore aux Nombres de la Deacutecade
Les Ideacutees eacutetant les causes des autres ecirctres il estima que leurs eacuteleacutements sont les
eacuteleacutements de toutes choses ainsi comme matiegravere les principes des Ideacutees sont le
Grand et le Petit et comme forme crsquoest lrsquoUn car crsquoest agrave partir du Grand et du
Petit et par participation du Grand et du Petit agrave lrsquoUn que naissent les Nombres
ideacuteaux414
Les consideacuterations qui preacutecegravedent montrent avec eacutevidence qursquoil ne srsquoest servi
que de deux causes de la cause formelle et de la cause mateacuterielle (en effet les
Ideacutees sont causes de lrsquoessence pour le monde sensible et lrsquoUn agrave son tour est
cause pour les Ideacutees415) et cette matiegravere qui est substrat (et de laquelle se
414 Aristote Meacutetaphysique A 6 987b18-22 (trad J Tricot) laquo ἐπεὶ δrsquo αἴτια τὰ εἴδη τοῖς ἄλλοις τἀκείνων
στοιχεῖα πάντων ᾠήθη τῶν ὄντων εἶναι στοιχεῖα ὡς μὲν οὖν ὕλην τὸ μέγα καὶ τὸ μικρὸν εἶναι ἀρχάς ὡς δrsquo
οὐσίαν τὸ ἕνmiddot ἐξ ἐκείνων γὰρ κατὰ μέθεξιν τοῦ ἑνὸς [τὰ εἴδη] εἶναι τοὺς ἀριθμούς raquo 415 Dans son commentaire Alexandre cite une leccedilon divergente de ce passage Paul Moraux reacutefute
lrsquohypothegravese selon laquelle Eudore un meacutedioplatonicien aurait voulu falsifier le texte pour le faire concorder
avec son systegraveme moniste drsquoinspiration pythagoricienne et faire de lrsquoUn la cause de la matiegravere Cf Alexander
of Aphrodisias On Aristotlersquos Metaphysics 1 p 88 note 187 Outre la leccedilon de la Meacutetaphysique dans
lrsquoeacutedition de Ross nous avons plusieurs leccedilons pour le texte grec suivant laquoτὰ γὰρ εἴδη τοῦ τί ἐστιν αἴτια τοῖς
ἄλλοις τοῖς δrsquo εἴδεσι τὸ ἕν raquo que nous traduisons par laquo les formes sont les causes de lrsquoessence pour les autres
choses et lrsquoUn pour les formes raquo 1 Alexandre drsquoAphrodise In metaphysica commentaria p 59 laquo En effet
les formes sont les causes de lrsquoessence pour les autres tandis que pour ceux qui savent crsquoest lrsquoUn aussi pour
la matiegravere raquo 2 Ibid p 60 laquo En effet les formes sont les causes de lrsquoessence pour les autres choses et lrsquoUn
pour les formes raquo 3 Ascleacutepius In metaphysica commentaria p 52 laquo En effet les formes sont les causes de
lrsquoessence pour les autres choses et lrsquoUn pour les formes raquo Le second extrait drsquoAlexandre celui drsquoAsclepius
et la majoriteacute des manuscrits sont conformes agrave la leccedilon du texte de la Meacutetaphysique eacutediteacute par Ross La
logique syntaxique nous amegravene aussi agrave croire que la leccedilon eidesi (pour les formes) est la bonne mais la leccedilon
240
disent les Ideacutees pour les choses sensibles et lrsquoUn pour les Ideacutees) crsquoest la
Dyade du Grand et du Petit ndash Platon a encore placeacute dans lrsquoun de ces deux
principes la cause du Bien et dans lrsquoautre celle du Mal ce qui avait deacutejagrave eacuteteacute
avons-nous dit lrsquoobjet des recherches de certains philosophes anteacuterieurs tels
qursquoEmpeacutedocle et Anaxagore416
La critique des chapitres 6 et 9 du livre A vise la participation du sensible aux Ideacutees et non
la participation de la Dyade agrave lrsquoUn Toutefois Aristote y jette les bases de sa reacutefutation de
la geacuteneacuteration des Ideacutees-Nombres en soutenant que les Ideacutees et les choses sensibles
proviennent drsquoun mecircme principe mateacuteriel la Dyade Nous verrons comment Aristote
concevra la Dyade platonicienne et comment elle sera agrave son avis ce qui entraicircnera les
conseacutequences absurdes de la doctrine platonicienne des principes
3 La critique de la geacuteneacuteration des Ideacutees-Nombres
31 Critique axiologique
Lrsquoun des principaux problegravemes identifieacutes par Aristote dans sa critique de la
geacuteneacuteration des Ideacutees-Nombres est drsquoordre axiologique Agrave son avis en associant le Bien au
premier principe lrsquoUn Platon se voit contraint drsquoassocier son contraire le Mal au second
la Dyade417
Ce sont lagrave des conseacutequences absurdes En voici une autre Le principe opposeacute agrave
lrsquoUn qursquoil soit le Multiple [Speusippe] ou lrsquoIneacutegal [Platon] savoir le Grand et
le Petit sera le Mal en soi Aussi un philosophe [Speusippe] a-t-il eacuteviteacute de
mettre le Bien dans lrsquoUn parce que la geacuteneacuteration se faisant dans cette
doctrine agrave partir des contraires on serait contraint drsquoadmettre que lrsquoautre
contraire savoir le Multiple a pour nature le Mal Il en est drsquoautres pour qui
crsquoest lrsquoIneacutegal qui est le Mal [Platon et Xeacutenocrate] mais de toute faccedilon il reacutesulte
que tous les ecirctres participeront du Mal418 [sauf Speusippe] sauf lrsquoUn qui est
qui nous donne eidosi (pour ceux qui savent) bien qursquoelle soit fautive peut avoir eacuteteacute tregraves laquo inspirante raquo pour
les lecteurs neacuteoplatoniciens et neacuteopythagoriciens de la Meacutetaphysique surtout pour ceux qui auraient eacuteteacute tenteacutes
drsquoattribuer aux agrapha dogmata la paterniteacute de la doctrine de lrsquoengendrement de la matiegravere agrave partir de lrsquoUn 416 Aristote Meacutetaphysique A 6 988a8-17 (trad J Tricot) laquo φανερὸν δrsquoἐκ τῶν εἰρημένων ὅτι δυοῖν αἰτίαιν
μόνον κέχρηται τῇ τε τοῦ τί ἐστι καὶ τῇ κατὰ τὴν ὕλην (τὰ γὰρ εἴδη τοῦ τί ἐστιν αἴτια τοῖς ἄλλοις τοῖς δrsquo
εἴδεσι τὸ ἕν) καὶ τίς ἡ ὕλη ἡ ὑποκειμένη καθrsquo ἧς τὰ εἴδη μὲν ἐπὶ τῶν αἰσθητῶν τὸ δrsquoἓν ἐν τοῖς εἴδεσι λέγεται
ὅτι αὕτη δυάς ἐστι τὸ μέγα καὶ τὸ μικρόν ἔτι δὲ τὴν τοῦ εὖ καὶ τοῦ κακῶς αἰτίαν τοῖς στοιχείοις ἀπέδωκεν
ἑκατέροις ἑκατέραν ὥσπερ φαμὲν καὶ τῶν προτέρων ἐπιζητῆσαί τινας φιλοσόφων οἷον Ἐμπεδοκλέα καὶ
Ἀναξαγόραν raquo 417 Cf L Robin op cit p 571-580 418 On pourrait distinguer deux formulations leacutegegraverement diffeacuterentes pour parler de la participation Nous
distinguons participer agrave prendre part agrave avoir part agrave quelque chose (on dit par exemple que le sensible
241
lrsquoUn en soi en outre les Nombres participeront du Mal en soi plus
complegravetement que les Grandeurs il en reacutesulte aussi que le Mal sera le lieu du
Bien qursquoil participera du Bien et mecircme deacutesirera le recevoir quoique le Bien
soit sa propre destruction puisque le contraire est destructif du contraire Et si
comme nous lrsquoavons eacutetabli la matiegravere de chaque ecirctre est ce que cet ecirctre est en
puissance par exemple le feu en puissance est la matiegravere du feu en acte alors
le Mal sera le Bien mecircme en puissance ndash Toutes ces conseacutequences reacutesultent
drsquoune part de ce que les platoniciens prennent chaque principe au sens
drsquoeacuteleacutement drsquoautre part de ce que les principes sont des contraires drsquoautre part
encore de ce que le principe est lrsquoUn enfin de ce que les nombres sont des
substances premiegraveres des reacutealiteacutes seacutepareacutees et des Ideacutees419
Nous pouvons ainsi reformuler lrsquoargument axiologique drsquoAristote Si les principes de tous
les ecirctres et a fortiori des Ideacutees sont lrsquoUn et la Dyade et si le Bien est associeacute agrave lrsquoUn et le
Mal agrave la Dyade tous les ecirctres participeront du Mal agrave lrsquoexception de lrsquoUn420 Les Ideacutees-
Nombres participeront donc du Mal plus encore puisqursquoelles sont plus pregraves des principes
que les reacutealiteacutes infeacuterieures par exemple les Grandeurs elles participeront de lrsquoavis
drsquoAristote davantage du Mal que celles-ci421 Ainsi seul Speusippe eacutechapperait agrave ces
conseacutequences absurdes en eacutevitant de laquo mettre le Bien dans lrsquoUn raquo et conseacutequemment laquo le
Mal dans la Dyade raquo
Bien qursquoil semble impossible de contester une association entre le Bien et lrsquoUn ndash il
faudrait alors srsquoopposer non seulement aux propos mecircmes drsquoAristote mais aussi aux
participe aux Ideacutees) et participer de tenir de la nature de (on dira plutocirct participer du mal car on ne peut
dire que lrsquoon participe aux Ideacutees qui sont des paradigmes des modegraveles comme on participe au Mal celui-ci
ne pouvant ecirctre conccedilu comme un paradigme Tricot semble donc avoir choisi lrsquoexpression participer de pour
deacutesigner ce second genre de participation Bien entendu il srsquoagit drsquoun choix avant tout conventionnel 419 Aristote Meacutetaphysique N 4 1091b30-1092a8 (trad J Tricot leacutegegraverement modifieacutee) laquo ταῦτά τε δὴ
συμβαίνει ἄτοπα καὶ τὸ ἐναντίον στοιχεῖον εἴτε πλῆθος ὂν εἴτε τὸ ἄνισον καὶ μέγα καὶ μικρόν τὸ κακὸν
αὐτό (διόπερ ὁ μὲν ἔφευγε τὸ ἀγαθὸν προσάπτειν τῷ ἑνὶ ὡς ἀναγκαῖον ὄν ἐπειδὴ ἐξ ἐναντίων ἡ γένεσις τὸ
κακὸν τὴν τοῦ πλήθους φύσιν εἶναιmiddot οἱ δὲ λέγουσι τὸ ἄνισον τὴν τοῦ κακοῦ φύσιν)middot συμβαίνει δὴ πάντα τὰ
ὄντα μετέχειν τοῦ κακοῦ ἔξω ἑνὸς αὐτοῦ τοῦ ἑνός καὶ μᾶλλον ἀκράτου μετέχειν τοὺς ἀριθμοὺς ἢ τὰ μεγέθη
καὶ τὸ κακὸν τοῦ ἀγαθοῦ χώραν εἶναι καὶ μετέχειν καὶ ὀρέγεσθαι τοῦ φθαρτικοῦmiddot φθαρτικὸν γὰρ τοῦ
ἐναντίου τὸ ἐναντίον καὶ εἰ ὥσπερ ἐλέγομεν ὅτι ἡ ὕλη ἐστὶ τὸ δυνάμει ἕκαστον οἷον πυρὸς τοῦ ἐνεργείᾳ τὸ
δυνάμει πῦρ τὸ κακὸν ἔσται αὐτὸ τὸ δυνάμει ἀγαθόν ταῦτα δὴ πάντα συμβαίνει τὸ μὲν ὅτι ἀρχὴν πᾶσαν
στοιχεῖον ποιοῦσι τὸ δrsquo ὅτι τἀναντία ἀρχάς τὸ δrsquo ὅτι τὸ ἓν ἀρχήν τὸ δrsquo ὅτι τοὺς ἀριθμοὺς τὰς πρώτας οὐσίας
καὶ χωριστὰ καὶ εἴδη raquo 420 Aristote associe agrave deux autres reprises dans la Meacutetaphysique la Mal agrave la Dyade laquo Platon a encore placeacute
dans lrsquoun de ces deux principes la cause du Bien et dans lrsquoautre celle du Mal raquo (A 6 988a8) laquo La matiegravere
indeacutetermineacutee nrsquoest le contraire de rien Drsquoailleurs tout alors participera du Mal hormis lrsquoUn car le Mal est
lui-mecircme lrsquoun des deux eacuteleacutements raquo (Λ 10 1075a32) 421 Nous concevons mal en quoi ce qui est plus pregraves des principes participera davantage de la Dyade puisque
les reacutealiteacutes infeacuterieures aux Ideacutees-Nombres participeront tout autant qursquoelles de la Dyade celle-ci eacutetant le
principe mateacuteriel de toute reacutealiteacute agrave lrsquoexception de lrsquoUn Cf A 6 988a8
242
arguments avanceacutes par tradition platonicienne ndash avons-nous des raisons suffisantes pour
affirmer que Platon a eacutegalement associeacute le Mal en soi agrave la Dyade Aristote se base-t-il sur
le teacutemoignage des dialogues ou des leccedilons Sur le Bien pour faire cette association ou la
conccediloit-il comme une simple conseacutequence logique de celle entre le Bien et lrsquoUn Selon
Robin lrsquoidentification du second principe au Mal ne serait que la simple conseacutequence
deacuteduite par Aristote de ces deux thegraveses agrave savoir la contrarieacuteteacute des principes et lrsquoidentiteacute
de lrsquoUn et du Bien Selon H J Kraumlmer fondateur avec K Gaiser de lrsquoEacutecole de Tuumlbingen
la Dyade est principe du mal pour cette raison que le principe de lrsquoIllimiteacute et du Deacutemesureacute
est le principe de tout ce qui meacuterite le nom de mal Il eacutemet toutefois la reacuteserve que la Dyade
du Grand et du Petit nrsquoagit pas agrave tous les niveaux en tant que Mal422 Faire de la Dyade la
cause du mal dans les choses sensibles ce nrsquoest pas lrsquoidentifier au Mal en soi
Quant agrave la doctrine non eacutecrite si elle fait de lrsquoUn le Bien en soi la Dyade doit-elle
ecirctre neacutecessairement identifieacutee au Mal en soi Robin entrevoit la possibiliteacute que le Dyade ne
soit pas le Mal en soi mais qursquoelle soit tout de mecircme la cause des maux
Nous sommes en droit de nous demander si la penseacutee du Maicirctre nrsquoa pas eacuteteacute
forceacutee et si cette ideacutee que le principe de toute indeacutetermination et de toute
diversiteacute est aussi le principe du Mal dans les choses nrsquoa pas eacuteteacute transformeacutee en
cette autre que ce principe est le Mal lui-mecircme le Mal absolu et en soi [hellip] et
si drsquoautre part le second principe se deacutefinit par lrsquoIndeacutetermination et par la
possibiliteacute indeacutefinie de lrsquoaccroissement et du deacutecroissement il ne semble pas
que ce dernier principe puisse ecirctre autre chose qursquoun terme indiffeacuterent au Bien
mais capable de le recevoir comme il est capable de recevoir la Forme qui
deacutetermine et qui unifie Il nrsquoest donc pas le Mal Cependant srsquoil y a du mal ce
ne peut-ecirctre que par lui et en raison de ce que au lieu de posseacuteder le bien en lui-
mecircme il est lrsquoindeacutetermination agrave lrsquoeacutegard du Bien Par conseacutequent il faudrait dire
que pour Platon et Aristote le Mal nrsquoest pas dans les principes mais seulement
le Bien423
Les Ideacutees-Nombres en eacutetant produites agrave partir de la Dyade ne participeraient donc pas
neacutecessairement du Mal mais du principe des maux qui serait en soi qursquoun principe
indiffeacuterent au Bien Tout en conservant son eacuteconomie de principes Platon pourrait donc
drsquoune part engendrer la multipliciteacute des Ideacutees-Nombres agrave partir de lrsquoUn et de la Dyade en
422 M-D Richard opcit p 228 n 145 qui reacutesume la position de L Robin op cit SS 277 et 288 et celle
de H J Kraumlmer Arete bei Platon und Aristoteles Zum Wesen und zur Geschichte der platonischen
Ontologie Amsterdam P Schippers 1967 p 279 n 79 423 L Robin op cit p 578-579
243
tant qursquoelle est lrsquolaquo Indeacutetermination en soi raquo mais non le Mal en soi et drsquoautre part
expliquer le mal dans le monde sensible comme lrsquoeffet de cette Dyade indeacutetermineacutee
reacutefractaire agrave sa deacutetermination par les Ideacutees La critique drsquoAristote ne peut donc ecirctre valable
que si Platon a identifieacute le Mal en soi agrave la Dyade424
Dans son Commentaire sur la Meacutetaphysique Syrianus deacutefend cette interpreacutetation du
mal dans le systegraveme platonicien Il le conccediloit comme un effet comme un produit de causes
anteacuterieures et non comme un principe originel
Le mal nrsquoa pas eacuteteacute chasseacute autrefois de la seule substance intelligible mais de
lrsquoeacutether total il court autour de la nature mortelle et se tient aux cocircteacutes des biens
particuliers apregraves avoir chuteacute de ceux-ci Ils nous transmirent donc correctement
les principes et dirent que lrsquoUn est davantage le Bien que lrsquoIntelligence Celui
qui dit que lrsquoUn en soi est le Bien absolu considegravere que seul il est Bon En
effet lrsquoUn ne consent pas agrave ecirctre uni agrave quelque chose Tandis que celui qui traite
de lrsquoIntellect nrsquoen fait pas seulement un bien Srsquoil est aussi vivant ecirctre et
intelligible il est clair qursquoen descendant du Bien vers les choses qui ont la
forme de Bien et en srsquoeacutetant eacutechappeacute de lrsquoUn veacuteritable il distribua lrsquoun-
multiple425
Sur un ton poleacutemique Syrianus se porte agrave la deacutefense des fondements de la doctrine
platonico-pythagoricienne contre les attaques drsquoAristote et srsquooppose agrave lrsquoassociation du Mal
agrave la Dyade Agrave son avis le Mal nrsquoest pas un principe originel mais un laquo sous-produit raquo qui a
fui de lrsquoeacutether un mal qui subsiste aupregraves de la nature mortelle Crsquoest ici au Theacuteeacutetegravete (176a)
que Syrianus renvoie implicitement
Syrianus preacutecise eacutegalement le rocircle des principes et leur nombre Les principes dont
il est question dans la Meacutetaphysique lrsquoUn qursquoAristote confond avec la Monade selon
424 Cette hypothegravese qui fait du mal un effet plutocirct qursquoune cause semble correspondre agrave lrsquohypothegravese de Proclus
dans son De malorum existentia Il ne faudrait donc pas faire de la Dyade-Matiegravere le Mal en soi mais la
cause du mal au niveau du monde sensible Ce serait alors seulement la Dyade en tant qursquoelle est
lrsquoIndeacutetermination en soi et non le Mal en soi qui permettrait la geacuteneacuteration drsquoune multipliciteacute drsquoIdeacutees-
Nombres Celles-ci ne participeraient donc pas du Mal en soi mais seulement de lrsquoIndeacutetermination en soi qui
est en elle-mecircme indiffeacuterente au Bien Les paragraphes suivants montreront qursquoune telle interpreacutetation du mal
eacutetait deacutejagrave chez Syrianus le maicirctre de Proclus 425 Syrianus In metaphysica 185 19-27 (notre traduction) laquo τοῦ κακοῦ πεφυγαδευμένου πάλαι οὐκ ἐκ τῆς
νοητῆς μόνης οὐσίας ἀλλὰ καὶ ἐκ τοῦ σύμπαντος αἰθέρος ἐνταῦθα δὲ περὶ τὴν θνητὴν φύσιν περιπλανωμένου
καὶ παρυφισταμένου τοῖς μερικωτέροις τῶν ἀγαθῶν κατὰ τὴν ἐξ αὐτῶν ἀπόπτωσιν καλῶς οὖν ἀπεδόθησαν αἱ
ἀρχαί καὶ ἄμεινον τἀγαθὸν ἓν λέγειν ἢ νοῦνmiddot ὁ μὲν γὰρ ἓν αὐτὸ καλῶν ἄκρατον τἀγαθὸν φυλάττει καὶ μόνως
ἀγαθόν τὸ γὰρ ἓν οὐκ ἐθέλει συνδυάζεσθαί τινιmiddot ὁ δὲ νοῦν καλῶν οὐ μόνον ἀγαθὸν ποιεῖmiddot ἐὰν δὲ καὶ ζῷον
καὶ ὂν καὶ νοητόν δῆλός ἐστιν ἀπὸ τἀγαθοῦ ἐπὶ τὸ ἀγαθοειδὲς ἀποφερόμενος καὶ τοῦ μὲν ὄντως ἑνὸς
ἀποτετυχηκώς ἐπὶ δὲ τὸ ἓν πολλὰ κατανείμας raquo
244
Syrianus et la Dyade sont seconds par rapport agrave un principe plus originel qui est lrsquoUn
premier
Aussi quelle neacutecessiteacute y a-t-il alors que lrsquoUn est bon que lrsquoautre principe soit
mauvais En effet ils affirment drsquoabord que cet Un est le Bien qui transcende
toute composition avec autre chose et qui est au-delagrave des deux principes qui
viennent apregraves lui et mecircme srsquoils affirmaient que le principe premier le plus
divin des deux qursquoils appellent Monade est le Bien il ne suivrait pas de cela
que la Dyade mecircme si elle eacutetait opposeacutee agrave la Monade soit dite mauvaise En
effet les choses divines ne sont pas engendreacutees et ne procegravedent par agrave partir
drsquoune telle opposition mais de ce qui est totalement bon et pur le Bien426
Selon Syrianus les choses divines (ta theia) auxquelles nous faisons correspondre les
Ideacutees-Nombres ne proviennent donc pas des deux principes identifieacutes par Aristote soit de
lrsquoUn-Monade et la Dyade mais de lrsquoUn qui est le Bien pur (akratocircs) Elles nrsquoont donc pas
part au Mal Nous pouvons ainsi conclure provisoirement que Syrianus ne reacutefute pas la
critique drsquoAristote mais qursquoil interpregravete diffeacuteremment la doctrine platonicienne des
principes drsquoapregraves un paradigme neacuteopythagoricien ndash lrsquoUn premier principe de lrsquoUn-Monade
et de la Dyade ndash qursquoAristote nrsquoavait pu prendre en consideacuteration en Meacutetaphysique
32 Critique des principes contraires
Au chapitre 4 du livre N drsquoougrave nous avons extrait la critique axiologique Aristote
srsquooppose eacutegalement agrave la possibiliteacute drsquoune geacuteneacuteration quelconque agrave partir de contraires Pour
Aristote les contraires nrsquoont pas drsquoaction reacuteciproque Cette critique excegravede donc le cadre
axiologique car non seulement la geacuteneacuteration des Ideacutees-Nombres agrave partir du Bien et du Mal
abstraction faite de leur contrarieacuteteacute megravene agrave la conclusion absurde que ces mecircmes Ideacutees
auraient part au Mal mais la geacuteneacuteration drsquoune chose quelconque agrave partir de contraires
quelconques est en soi irrecevable comme Aristote le soutient agrave plusieurs reprises dans la
Meacutetaphysique et dans la Physique Aristote srsquooppose agrave lrsquoideacutee que lrsquoUn et la Dyade qui sont
agrave son avis des contraires puissent avoir une action lrsquoun sur lrsquoautre
426 Ibid 184 8-15 (notre traduction) laquo τίς δὲ ἀνάγκη καὶ τοῦ ἑνὸς ἀγαθοῦ ὄντος τὴν ἑτέραν ἀρχὴν κακὸν
εἶναι πρῶτον μὲν γὰρ ἐκεῖνο τὸ ἓν λέγουσιν εἶναι τἀγαθόν ὃ ἐξῄρηται πάσης τῆς πρὸς ἕτερον συντάξεως καὶ
ἔστιν ἐπέκεινα καὶ τῶν μετrsquo αὐτὸ δυεῖν ἀρχῶνmiddot κἂν τὴν προτέραν δὲ καὶ θειοτέραν τῶν δυεῖν ἀρχῶν ἣν
μονάδα καλοῦσι τὸ ἀγαθὸν εἶναι λέγωσιν οὐχ ἕπεται αὐτοῖς τὴν δυάδα κἂν ἄλλην ἀντίθεσιν ἔχῃ πρὸς τὴν
μονάδα κακὸν λέγεινmiddot οὐ γὰρ ἐκ τοιαύτης ἀντιθέσεως τὰ θεῖα γεννᾶται καὶ πρόεισιν ἀλλrsquo ἐκ παναρίστου καὶ
ἀκράτως ἐχούσης τὸ ἀγαθόν raquo
245
Tous les philosophes font partir toutes choses des contraires Mais les termes
laquo toutes choses raquo et laquo des contraires raquo sont mal poseacutes drsquoailleurs les choses dans
lesquelles existent les contraires comment proviendraient-elles des contraires
Crsquoest ce qursquoils nrsquoexpliquent pas car les contraires nrsquoont pas drsquoaction les uns sur
les autres427 Mais pour nous la difficulteacute est reacutesolue tout naturellement par
lrsquoexistence drsquoun troisiegraveme terme Il y a des philosophes [platoniciens] qui font
de la matiegravere mecircme un des deux contraires tels ceux qui opposent lrsquoineacutegal agrave
lrsquoeacutegal et le Multiple agrave lrsquoUn Cette doctrine aussi se reacutefute de la mecircme maniegravere
La matiegravere indeacutetermineacutee nrsquoest le contraire de rien Drsquoailleurs tout alors
participera du Mal hormis lrsquoUn car le Mal est lui-mecircme lrsquoun des deux
eacuteleacutements428
Nous sommes cependant en droit de nous demander quel est le fondement de cette assertion
selon laquelle laquo les contraires nrsquoont pas drsquoaction les uns sur les autres raquo Est-ce le terme
drsquoun syllogisme expliciteacute ailleurs par Aristote une conclusion agrave laquelle on ne peut
parvenir qursquoagrave partir de preacutemisses conceptuelles propres de son systegraveme ou srsquoagit-il plutocirct
drsquoun axiome drsquoun principe indeacutemontrable qui devrait ecirctre au fondement de tout systegraveme
philosophique incluant celui de Platon Nous verrons en effet que Platon avait deacutejagrave
admis un postulat semblable dans le Pheacutedon
Ce ne sont eacutevidemment pas les premiers contraires qui sont les seuls agrave ne pas se
recevoir mutuellement mais aussi tous ces termes qui sans ecirctre mutuellement
contraires possegravedent toujours ces contraires termes vraisemblablement
incapables eux aussi de recevoir la nature essentielle contraire de celle qui leur
est inheacuterente mais qui agrave lrsquoapproche de la premiegravere ou bien peacuterissent ou bien
cegravedent la place429
Mecircme si le maicirctre et son eacutelegraveve semblent admettre ce mecircme postulat il reste agrave savoir si
lrsquoextension du concept de contraire est pour eux la mecircme Est-ce que Platon conccediloit la
Dyade comme le contraire de lrsquoUn Nous reviendrons ulteacuterieurement sur la solution
platonicienne agrave cet apparent problegraveme des contraires
427 Ce mecircme postulat avait eacuteteacute affirmeacute en Physique I 7 190b32 laquo il ne peut y avoir de passion reacuteciproque
entre les contraires raquo 428 Aristote Meacutetaphysique Λ 10 1075a28-36 (trad J Tricot leacutegegraverement modifieacutee) laquo πάντες γὰρ ἐξ
ἐναντίων ποιοῦσι πάντα οὔτε δὲ τὸ πάντα οὔτε τὸ ἐξ ἐναντίων ὀρθῶς οὔτrsquo ἐν ὅσοις τὰ ἐναντία ὑπάρχει πῶς
ἐκ τῶν ἐναντίων ἔσται οὐ λέγουσινmiddot ἀπαθῆ γὰρ τὰ ἐναντία ὑπrsquo ἀλλήλων ἡμῖν δὲ λύεται τοῦτο εὐλόγως τῷ
τρίτον τι εἶναι οἱ δὲ τὸ ἕτερον τῶν ἐναντίων ὕλην ποιοῦσιν ὥσπερ οἱ τὸ ἄνισον τῷ ἴσῳ ἢ τῷ ἑνὶ τὰ πολλά
λύεται δὲ καὶ τοῦτο τὸν αὐτὸν τρόπονmiddot ἡ γὰρ ὕλη ἡ μία οὐδενὶ ἐναντίον ἔτι ἅπαντα τοῦ φαύλου μεθέξει ἔξω
τοῦ ἑνόςmiddot τὸ γὰρ κακὸν αὐτὸ θάτερον τῶν στοιχείων raquo 429 Platon Pheacutedon 104b-c (trad L Robin) laquo ἔστιν δὲ τόδε ὅτι φαίνεται οὐ μόνον ἐκεῖνα τὰ ἐναντία ἄλληλα
οὐ δεχόμενα ἀλλὰ καὶ ὅσα οὐκ ὄντrsquo ἀλλήλοις ἐναντία ἔχει ἀεὶ τἀναντία οὐδὲ ταῦτα ἔοικε δεχομένοις ἐκείνην
τὴν ἰδέαν ἣ ἂν τῇ ἐν αὐτοῖς οὔσῃ ἐναντία ᾖ ἀλλrsquo ἐπιούσης αὐτῆς ἤτοι ἀπολλύμενα ἢ ὑπεκχωροῦντα raquo