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Title:LacomédiehumainevolumeI--ScènesdelavieprivéetomeI

Author:HonorédeBalzac

ReleaseDate:October28,2012[EBook#41211]

Language:French

***STARTOFTHISPROJECTGUTENBERGEBOOKLACOMÉDIEHUMAINEVOLUMEI***

ProducedbyClaudineCorbassonandtheOnlineDistributed

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Aulecteur

PARIS.—IMPRIMERIEDEE.MARTINET,RUEMIGNON,2

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Imageplusgrande

SCÈNESDE

LAVIEPRIVÉE

TOME1

LAMAISONDUCHAT-QUI-PELOTE—LEBALDESCEAUXLABOURSE—LAVENDETTA—MADAMEFIRMIANI

UNEDOUBLEFAMILLE—LAPAIXDUMÉNAGE—LAFAUSSEMAITRESSEÉTUDEDEFEMME—ALBERTSAVARUS

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PARIS

VEADREHOUSSIAUX,ÉDITEUR

HÉBERTETCIE,SUCCESSEURS

7,RUEPERRONET,7

1874

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HONORÉDEBALZAC

BalzacnaquitàToursle16mai1799,lejourdelafêtedesaintHonoré,dontonluidonnalenom,quiparutbiensonnantetdebonaugure.LepetitHonorénefutpasunenfantprodige;iln'annonçapasprématurémentqu'ilferaitlaComédiehumaine.C'étaitungarçonfrais,vermeil,bienportant,joueur,aux yeux brillants et doux, mais que rien ne distinguait des autres, du moins à des regards peuattentifs.Aseptans,ausortird'unexternatdeTours,onlemitaucollégedeVendôme,tenupardesoratoriens,oùilpassapourunélèvetrès-médiocre.

La première partie de Louis Lambert contient sur ce temps de la vie de Balzac de curieuxrenseignements. Dédoublant sa personnalité, il s'y peint comme un ancien condisciple de LouisLambert, tantôt en parlant en son nom, et tantôt prêtant ses propres sentiments à ce personnageimaginaire,maispourtanttrès-réel,puisqu'ilestunesorted'objectifdel'âmemêmedel'écrivain.

BalzacsouffritprodigieusementdanscecollégedeVendôme,oùsanaturerêveuseétaitmeurtrieà chaque instant par une règle inflexible. Il négligeait de faire ses devoirs; mais, favorisé par lacomplicité tacite d'un répétiteur de mathématiques, en même temps bibliothécaire et occupé dequelqueouvrage transcendental, ilneprenaitpas sa leçonetemportait les livresqu'ilvoulait.Toutson temps se passait à lire en cachette. Aussi fut-il bientôt l'élève le plus puni de sa classe. Lespensums,lesretenuesabsorbèrentbientôtletempsdesrécréations;àcertainesnaturesd'écoliers,leschâtimentsinspirentunesortederébellionstoïque,etilsopposentauxprofesseursexaspéréslamêmeimpassibilité dédaigneuse que les guerriers sauvages captifs aux ennemis qui les torturent. Ni lecachot,ni laprivationd'aliments,ni la féruleneparviennentà leurarracher lamoindreplainte;cesontalors,entrelemaîtreetl'élève,deslutteshorribles,inconnuesdesparents,oùlaconstancedesmartyrs et l'habileté des bourreaux se trouvent égalées. Quelques professeurs nerveux ne peuventsupporter le regarddehaine, demépris et demenacepar lequel unbambinde huit oudix ans lesbrave.

Le résultat de ces travaux cachés, de cesméditations qui prenaient le temps des études, fut cefameuxTraitédelavolonté,dontilestparléplusieursfoisdanslaComédiehumaine.Balzacregrettatoujours lapertede cettepremièreœuvre,qu'il esquisse sommairementdansLouisLambert, il dutêtremoinssensibleàlapertedesonpoëmeépiquesurlesIncas,inspirationmalencontreusequiluivalut,toutletempsqu'ilrestaaucollége,lesobriquetdérisoiredePoëte.Balzac,ilfautl'avouer,n'eutjamaisledondepoésie,deversification,dumoins;sapenséesicomplexerestatoujoursrebelleaurhythme.

Aproposdevers,consignonsiciunpetitrenseignementquipourraamuserlescurieuxlittéraires.LesquelquessonnetsqueLuciendeRubempréfaitvoircommeéchantillondesonvolumedeversaulibraireDauriatnesontpasdeBalzac,quinefaisaitpasdevers,etdemandaitàsesamisceuxdontilavait besoin. Le sonnet de laMarguerite est de Mme de Girardin; le sonnet sur le Camellia, deLassailly;celuisurlaTulipe,devotreserviteur.

ModesteMignonrenfermeaussiunepiècedevers,maisnousenignoronsl'auteur.

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Pasplusdanslafamillequ'aucollégel'intelligencedeBalzacnefutdevinéeoucomprise.Même,s'il luiéchappaitquelquechosed'ingénieux,samère,femmesupérieurecependant, luidisait:«Sansdoute,Honoré,tunecomprendspascequetudislà!»EtBalzacderire,sanss'expliquerdavantage,decebonrirequ'ilavait.

La famille de Balzac étant revenue à Paris, il fut mis en pension. Là, comme au collége deVendôme,songénienesedécelapoint,etilrestaconfonduparmiletroupeaudesécoliersordinaires.

Ses classes finies, Balzac se donna cette seconde éducation qui est la vraie; il étudia, seperfectionna, suivit les cours de la Sorbonne et fit son droit, tout en travaillant chez l'avoué et lenotaire.Cetemps,perduenapparence,puisqueBalzacnefutniavoué,ninotaire,niavocat,nijuge,luifitconnaîtrelepersonneldelabasocheetlemitàmêmed'écrireplustard,defaçonàémerveillerleshommesdumétier,cequenouspourrionsappelerlecontentieuxdelaComédiehumaine.

Lesexamenspassés,lagrandequestiondelacarrièreàprendreseprésenta.OnvoulaitfairedeBalzacunnotaire;maislefuturgrandécrivain,qui,bienquepersonnenecrûtàsongénie,enavaitlaconscience, refusa leplus respectueusementdumonde,quoiqu'on lui eûtménagéunechargeàdesconditionstrès-favorables.Sonpèreluiaccordadeuxanspourfairesespreuves,etcommelafamilleretournait en province, madame Balzac installa Honoré dans une mansarde, en lui allouant unepension suffisanteàpeineauxplus strictsbesoins, espérantqu'unpeudevacheenragée le rendraitplussage.

Cettemansarde était perchée rue de Lesdiguières, no 9, près de l'Arsenal, dont la bibliothèqueoffraitsesressourcesaujeunetravailleur.Sansdoutepasserd'unemaisonabondanteetluxueuseàunmisérableréduitseraitunechosedureàuntoutautreâgequ'àvingtetunans,âgequiétaitceluideBalzac;maissilerêvedetoutenfantestd'avoirdesbottes,celuidetoutjeunehommeestd'avoirunechambre,unechambrebienàlui,dontilaitlaclefdanssapoche,nepût-iltenirdeboutqu'aumilieu:unechambre,c'estlarobevirile,c'estl'indépendance,lapersonnalité,l'amour!

VoilàdoncmaîtreHonoréjuchéprèsduciel,assisdevantsatable,ets'essayantauchef-d'œuvrequidevaitdonnerraisonà l'indulgencedesonpèreetdémentir leshoroscopesdéfavorablesdesesamis.—Chosesingulière,Balzacdébutaparune tragédie,parunCromwell!Versce temps-là, àpeuprès,VictorHugomettaitladernièremainàsonCromwell,dontlapréfacefutlemanifestedelajeuneécoledramatique.

AcetteépoqueBalzacn'avaitpasencoreconçuleplandel'œuvrequidevaitl'immortaliser;ilsecherchaitencoreavecinquiétude,anhélationetlabeur,essayanttoutetneréussissantàrien;pourtantilpossédaitdéjàcetteopiniâtretédetravailàlaquelleMinerve,quelquerevêchequ'ellesoit,doitunjouroul'autrecéder;ilébauchaitdesopéras-comiques,faisaitdesplansdecomédies,dedramesetderomans.Unevolontémoinsrobustesefûtdécouragéemillefois,maisparbonheurBalzacavaituneconfianceinébranlabledanssongénieméconnudetoutlemonde.Ilvoulaitêtreungrandhommeetille fut par d'incessantes projections de ce fluide plus puissant que l'électricité, et dont il fait de sisubtilesanalysesdansLouisLambert.

Contrairementauxécrivainsdel'écoleromantique,quitoussedistinguèrentparunehardiesseetune facilité d'exécution étonnantes, et produisirent leurs fruits presque en même temps que leursfleurs,dansuneéclosionpourainsidireinvolontaire,Balzac,l'égaldetouscommegénie,netrouvaitpassonmoyend'expression,ouneletrouvaitqu'aprèsdespeinesinfinies.

Fondeurobstiné,ilrejetaitdixoudouzefoisaucreusetlemétalquin'avaitpasrempliexactement

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lemoule; commeBernard Palissy, il eût brûlé lesmeubles, le plancher et jusqu'aux poutres de samaisonpourentretenirlefeudesonfourneauetnepasmanquerl'expérience;lesnécessitéslesplusduresneluifirentjamaislivreruneœuvresurlaquelleiln'eûtpasmislederniereffort,etildonnad'admirablesexemplesdeconsciencelittéraire.

Sa manière de procéder était celle-ci: quand il avait longtemps porté et vécu un sujet, d'uneécriturerapide,heurtée,pochée,presquehiéroglyphique,iltraçaituneespècedescenarioenquelquespages,qu'ilenvoyaitàl'imprimerie,d'oùellesrevenaientenplacards,c'est-à-direencolonnesisoléesaumilieu de larges feuilles. Il lisait attentivement ces placards, qui donnaient déjà à son embryond'œuvrececaractère impersonnelquen'apas lemanuscrit, et il appliquait à cette ébauche lahautefaculté critique qu'il possédait, comme s'il se fût agi d'un autre. Il opérait sur quelque chose;s'approuvantousedésapprouvant,ilmaintenaitoucorrigeait,maissurtoutajoutait.Deslignespartantdu commencement dumilieu ou de la fin des phrases, se dirigeaient vers lesmarges, à droite, àgauche, enhaut, enbas, conduisant àdesdéveloppements, àdes intercalations, àdes incises, àdesépithètes, à des adverbes. Au bout de quelques heures de travail, on eût dit le bouquet d'un feud'artificedessinéparunenfant.

Six, sept et parfois dix épreuves revenaient raturées, remaniées, sans satisfaire le désir deperfectiondel'auteur.NousavonsvuauxJardies,surlesrayonsd'unebibliothèquecomposéedesesœuvres seules, chaque épreuve différente dumêmeouvrage reliée en un volume séparé, depuis lepremierjetjusqu'aulivredéfinitif;lacomparaisondelapenséedeBalzacàsesdiversétatsoffriraituneétudebiencurieuseetcontiendraitdeprofitablesleçonslittéraires.

Balzac,commeVichnou,ledieuindien,possédaitledond'avatar,c'est-à-direceluides'incarnerdans des corps différents et d'y vivre le temps qu'il voulait; seulement le nombre des avatars deVichnou est fixé à dix, ceux de Balzac ne se comptent pas, et de plus il pouvait les provoquer àvolonté.—Quoique cela semble singulier en plein dix-neuvième siècle, Balzac fut un voyant. Sonmérite d'observateur, sa perspicacité de physiologiste, son génie d'écrivain, ne suffisent pas pourexpliquer l'infinievariétédesdeuxou troismille typesqui jouentunrôleplusoumoins importantdanslaComédiehumaine.Ilnelescopiaitpas,illesvivaitidéalement,revêtaitleurshabits,contractaitleurshabitudes, s'entouraitde leurmilieu,étaiteux-mêmes tout le tempsnécessaire.De làviennentces personnages soutenus, logiques, ne se démentant et ne s'oubliant jamais, doués d'une existenceintimeetprofonde,qui,pournousservird'unedesesexpressions,fontconcurrenceàl'étatcivil.Unvéritable sang rouge circule dans leurs veines, au lieu de l'encre qu'infusent à leurs créations lesauteursordinaires.

Cettefaculté,Balzacnelapossédaitd'ailleursquepourleprésent.Ilpouvaittransportersapenséedansunmarquis,dansunfinancier,dansunbourgeois,dansunhommedupeuple,dansunefemmedumonde,dansunecourtisane;maislesombresdupassén'obéissaientpasàsonappel:ilnesutjamais,commeGoethe,évoquerdufonddel'antiquitélabelleHélèneetluifairehabiterlemanoirgothiquedeFaust.Saufdeuxoutroisexceptions,toutesonœuvreestmoderne;ils'étaitassimilélesvivants,ilneressuscitaitpaslesmorts.

L'on a fait nombre de critiques sur Balzac et parlé de lui de bien des façons,mais on n'a pasinsistésurunpointtrès-caractéristiqueànotreavis;—cepointestlamodernitéabsoluedesongénie.Balzacnedoitrienàl'antiquité;—pourluiiln'yaniGrecsniRomains,etiln'apasbesoindecrierqu'onl'endélivre.Balzac,commeGavarni,avusescontemporains;etdansl'art,ladifficultésuprêmec'estdepeindrecequ'onadevantlesyeux.

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Cetteprofondecompréhensiondeschosesmodernesrendait,ilfautledire,Balzacpeusensibleàlabeautéplastique.Illisaitd'unœilnégligentlesblanchesstrophesdemarbreoùl'artgrecchantalaperfection de la forme humaine. Dans le musée des antiques, il regardait la Vénus deMilo sansgrandeextase;mais laParisiennearrêtéedevant l'immortelle statue,drapéede son longcachemirefilantsansunplidelanuqueautalon,coifféedesonchapeauàvoilettedeChantilly,gantéedesonétroit gant Jouvin, avançant sous l'ourlet de sa robe à volants le bout verni de sa bottine claquée,faisaitpétillersonœildeplaisir. Ilenanalysait lescoquettesallures, ilendégustait longuement lesgrâcessavantes,toutentrouvantcommeellequeladéesseavaitlataillebienlourdeetneferaitpasbonne figurechezMmes deBeauséant, deListomère ou d'Espard.La beauté idéale, avec ses lignessereinesetpures,étaittropsimple,tropfroide,tropune,pourcegéniecompliqué,touffuetdivers.—Aussi dit-il quelque part: «Il faut êtreRaphaël pour faire beaucoupdeVierges.»—Lecaractère luiplaisaitplusquelestyle,etilpréféraitlaphysionomieàlabeauté.Danssesportraitsdefemme,ilnemanquejamaisdemettreunsigne,unpli,uneride,uneplaquerose,uncoinattendrietfatigué,uneveinetropapparente,quelquedétailindiquantlesmeurtrissuresdelavie,qu'unpoëte,traçantlamêmeimage,eûtàcoupsûrsupprimé,àtortsansdoute.

Avecsonprofondinstinctdelaréalité,Balzaccompritquelaviemodernequ'ilvoulaitpeindreétait dominée par un grand fait,—l'argent,—et dans la Peau de chagrin, il eut le courage dereprésenterunamantinquietnon-seulementdesavoirs'ilatouchélecœurdecellequ'ilaime,maisencores'ilauraassezdemonnaiepourpayerlefiacredanslequelillareconduit.—Cetteaudaceestpeut-être une des plus grandes qu'on se soit permises en littérature, et seule elle suffirait pourimmortaliserBalzac.Lastupéfactionfutprofonde,etlespurss'indignèrentdecetteinfractionauxloisdu genre, mais tous les jeunes gens qui, allant en soirée chez quelque belle dame avec des gantsblancs repassés à la gomme élastique, avaient traversé Paris en danseurs, sur la pointe de leursescarpins, redoutant unemouche de boue plus qu'un coup de pistolet, compatirent, pour les avoiréprouvées,auxangoissesdeValentin,ets'intéressèrentvivementàcechapeauqu'ilnepeutrenouveleret conserve avec des soins siminutieux.Auxmoments demisère suprême, la trouvaille d'une despièces de cent sous glissées entre les papiers du tiroir par la pudique commisération de Paulineproduisait l'effetdescoupsde théâtre lesplus romanesquesoude l'interventiond'unepéridans lescontesarabes.Quin'apasdécouvertauxjoursdedétresse,oubliédansunpantalonoudansungilet,quelqueglorieux écu apparaissant à propos et vous sauvant dumalheur que la jeunesse redoute leplus: rester en affront devant une femme aimée pour une voiture, un bouquet, un petit banc, unprogrammedespectacle,unegratificationàl'ouvreuseouquelquevétilledecegenre?

Balzacexcelled'ailleursdanslapeinturedelajeunessepauvre,commeellel'estpresquetoujours,s'essayantauxpremièresluttesdelavie,enproieauxtentationsdesplaisirsetduluxe,etsupportantdeprofondesmisèresà l'aidedehautesespérances.Valentin,Rastignac,Bianchon,d'Arthez,Luciende Rubempré, Lousteau, ont tous tiré à belles dents dans les durs biftecks de la vache enragée,nourriturefortifiantepourlesestomacsrobustes,indigestepourlesestomacsdébiles;ilneleslogepas, touscesbeaux jeunesgens sans le sou,dansdesmansardesdeconvention tenduesdeperse, àfenêtrefestonnéedepoisdesenteuretdonnantsurdesjardins;ilneleurfaitpasmanger«desmetssimples, apprêtés par les mains de la nature,» et ne les habille pas de vêtements sans luxe, maispropres et commodes; il lesmet en pension bourgeoise chez lamamanVauquer, ou les accroupitsousl'angleaigud'untoit, lesaccoudeauxtablesgrassesdesgargottesinfimes, lesaffubled'habitsnoirs aux couturesgrises, et ne craint pasde les envoyer aumont-de-piété, s'ils ont encore, choserare,lamontredeleurpère.

OCorinne,toiquilaisses,aucapMysène,pendretonbrasdeneigesurtalyred'ivoire,tandisque

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lefilsd'Albion,drapéd'unsuperbemanteauneufetchaussédebottesàcœurparfaitementcirées,tecontempleet t'écoutedansuneposeélégante;Corinne,qu'aurais-tuditdesemblableshéros?IlsontpourtantunepetitequalitéquimanquaitàOswald,—ilsvivent,etd'uneviesifortequ'ilsemblequ'onlesaitrencontrésmillefois;—aussiPauline,DelphinedeNucingen,laprincessedeCadignan,MmedeBargeton,Coralie,Esther,ensont-ellesfollementéprises.

De cettemodernité sur laquelle nous appuyons à dessein provenait, sans qu'il s'en doutât, ladifficulté de travail qu'éprouvaitBalzac dans l'accomplissement de sonœuvre: la langue françaiseépurée par les classiques du dix-septième siècle n'est propre, lorsqu'on veut s'y conformer, qu'àrendredesidéesgénérales,etqu'àpeindredesfiguresconventionnellesdansunmilieuvague.Pourexprimercettemultiplicitédedétails,decaractères,detypes,d'architectures,d'ameublements,Balzacfutobligédeseforgerunelanguespéciale,composéedetouteslestechnologies,detouslesargotsdela science,de l'atelier,descoulisses,de l'amphithéâtremême.Chaquemotquidisaitquelquechoseétait le bienvenu, et la phrase, pour le recevoir, ouvrait une incise, une parenthèse, et s'allongeaitcomplaisamment.—C'estcequiafaitdireauxcritiquessuperficielsqueBalzacnesavaitpasécrire.—Il avait, bien qu'il ne le crût pas, un style et un très-beau style,—le style nécessaire, fatal etmathématiquedesonidée!

Nousglisseronslégèrementsurletempsdesavieoùilessayades'assurerl'indépendancepardesspéculations de librairie, auxquelles ne manquèrent que des capitaux pour être heureuses. Cestentativesl'endettèrent,engagèrentsonavenir,et,malgrélessecoursdévoués,maistroptardifspeut-être de la famille, lui imposèrent ce rocher deSisyphequ'il remonta tant de fois jusqu'aubordduplateau,etquiretombaittoujoursplusécrasantsursesépaulesd'Atlas,chargéesenoutredetoutunmonde.

Cettedettequ'ilsefaisaitundevoirsacréd'acquitter,carellereprésentaitlafortuned'êtreschers,futlaNécessitéaufouetarmédepointes,àlamainpleinedeclousdebronze,quileharcelanuitetjour,sanstrêvenipitié,luifaisantregardercommeunvoluneheuredereposoudedistraction.Elledominadouloureusementtoutesavie,etlarenditsouventinexplicablepourquin'enpossédaitpaslesecret.

Après la mansarde de la rue de Lesdiguières, Balzac, qui commençait à devenir célèbre, allahabiteràChaillot,ruedesBatailles,unemaisond'oùl'ondécouvraitunevueadmirable,lecoursdelaSeine,lechampdeMars,l'écolemilitaire,ledômedesInvalides,unegrandeportiondeParisetplusloinlescoteauxdeMeudon.Ils'étaitarrangéunintérieurassezluxueux,carilsavaitqu'àParisonnecroitguèreautalentpauvre,etqueleparaîtreyamènesouventl'être.

C'est à cette périodeque se rapportent sesvelléités d'élégance et dedandysme, le fameuxhabitbleu à boutons d'ormassif, lamassue à pommeau de turquoises, les apparitions auxBouffes et àl'Opéra, et les visites plus fréquentes dans lemonde, où sa verve étincelante le faisait rechercher,visitesutilesd'ailleurs,carilyrencontraplusd'unmodèle.Iln'étaitpasfaciledepénétrerdanscettemaison, mieux gardée que le jardin des Hespérides. Deux ou trois mots de passe étaient exigés.Balzac,depeurqu'ilsnes'ébruitassent, leschangeaitsouvent.Nousnoussouvenonsdeceux-ci:Auportier l'on disait: «La saison des prunes est arrivée,» et il vous laissait franchir le seuil; audomestiqueaccourusurl'escalierausondelacloche,ilfallaitmurmurer:«j'apportedesdentellesdeBelgique,»etsivousassuriezauvaletdechambreque«madameBertrandétaitenbonnesanté,»onvousintroduisaitenfin.

Ces enfantillages amusaient beaucoup Balzac; ils étaient peut-être nécessaires pour écarter les

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fâcheuxetd'autresvisiteursplusdésagréablesencore.

Un des rêves de Balzac était l'amitié héroïque et dévouée, deux âmes, deux courages, deuxintelligencesfonduesdanslamêmevolonté.

Il voulut former une association dans le goût de celle qui réunissait Ferragus, Montriveau,Ronquerolles et leurs compagnons. Seulement il ne s'agissait pas de coups si hardis; un certainnombred'amisdevaientseprêteraideetsecoursentouteoccasionettravailler,selonleursforces,ausuccèsouàlafortunedeceluiquiseraitdésigné,àchargederevanche,bienentendu.Fortinfatuédeson projet, Balzac recruta quelques affiliés qu'il ne mit en rapport les uns avec les autres qu'enprenantdesprécautions,commes'ilsefûtagid'unesociétépolitiqueoud'uneventedecarbonari.

L'association,quicomptaitparmisesmembres,G.deC.,L.G.,L.D.,J.S.,Merle,qu'onappelaitlebeauMerle,nousetquelquesautresqu'ilestinutilededésigner,s'appelaitleChevalrouge.Lorsqu'ilfallaitconcerterquelqueprojet,convenirdecertainesdémarches,Balzac,éluparacclamationgrandmaîtredel'ordre,envoyaitparunaffidéàchaquecheval(c'était lenomargotiquequeprenaientlesmembresentreeux)unelettredanslaquelleétaitdessinéunpetitchevalrougeaveccesmots;«Écurie,teljour,telendroit;»lelieuchangeaitchaquefois,depeurd'éveillerlacuriositéoulesoupçon.Danslemonde,quoiquenousnousconnussionstousetdelonguemainpourlaplupart,nousdevionséviterdenousparlerounenousaborderquefroidement,pourécartertouteidéedeconnivence.

Aprèsquatreoucinqréunions, leChevalrouge cessad'exister, laplupartdeschevauxn'avaientpasdequoipayerleuravoineàlamangeoiresymbolique;etl'associationquidevaits'emparerdetoutfutdissoute,parcequesesmembresmanquaientsouventdequinzefrancs,prixdel'écot.

Désarçonnéd'unechimère,Balzacenremontaitbienviteunenouvelle,etilrepartaitpourunautrevoyagedanslebleu,aveccettenaïvetéd'enfantquichezluis'alliaitàlasagacitélaplusprofondeetàl'espritleplusretors.

Les Jardies préoccupèrent beaucoup l'attention publique, lorsque Balzac les acheta, dansl'intentionhonorabledeconstituerungageàsamère.EnpassantenwagonsurlechemindeferquilongeVille-d'Avray,chacunregardaitaveccuriositécettepetitemaison,moitiécottage,moitiéchalet,quisedressaitaumilieud'unterrainenpenteetd'apparenceglaiseuse.

Ceterrain,selonBalzac,étaitlemeilleurdumonde;autrefois,prétendait-il,uncertaincrucélèbrey poussait et les raisins, grâce à une exposition sans pareille, s'y cuisaient comme les grappes deTokaysurlescoteauxdeBohême.Lesoleil,ilestvrai,avaittoutelibertédemûrirlavendangeencelieu,où iln'existaitqu'unseularbre.Balzacessayad'enclorecettepropriétédemurs,quidevinrentfameuxparleurobstinationàs'écroulerouàglissertoutd'unepiècesurl'escarpementtropabrupt,etilrêvaitpourcetendroitprivilégiéduciel,lescultureslesplusfabuleusesetlesplusexotiques.Iciseplacenaturellementl'anecdotedesananas,qu'ontasisouventrépétéequenousnelaredirionspas,sinous ne pouvions y ajouter un trait vraiment caractéristique.—Voici le projet: cent mille piedsd'ananas étaient plantés dans le clos des Jardies, métamorphosé en serres qui n'exigeraient qu'unmédiocrechauffage,vulatorriditédusite.Lesananasdevaientêtrevenduscinqfrancsaulieud'unlouisqu'ilscoûtentordinairement,soitcinqcentmillefrancs;ilfallaitdéduiredeceprixcentmillefrancspourlesfraisdeculture,dechâssis,decharbon;restaientdoncquatrecentmillefrancsnets,quiconstituaientàl'heureuxpropriétaireunerentesplendide,—«sanslamoindrecopie,»ajoutait-il.—Cecin'estrien,Balzaceutmilleprojetsdecegenre;maislebeauestquenouscherchâmesensemble,sur leboulevardMontmartre,uneboutiquepour laventedesananasencoreengerme.Laboutique

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devaitêtrepeinteennoiret rechampiedefiletsd'or,etportersursonenseigneen lettresénormes:ANANASDES JARDIES. Il se rendit pourtant ànotre conseil, dene louer saboutiqueque l'annéesuivante,pouréviterdesfraisinutiles.

Lesmagnificencesdes Jardiesn'existaientguèrequ'à l'état de rêve.Tous les amisdeBalzac sesouviennent d'avoir vu écrit au charbon sur les murs nus plaqués de papier gris: «boiseries depalissandre,—tapisseriedesGobelins,—glacesdeVenise,—tableauxdeRaphaël.»GérarddeNervalavaitdéjàdécoréunappartementdecettemanière,etcelanenousétonnaitpas.QuantàBalzac,ilsecroyaitlittéralementdansl'or,lemarbreetlasoie;mais,s'iln'achevapaslesJardiesets'ilprêtaàrirepar ses chimères, il sut dumoins se bâtir une demeure éternelle, unmonument «plus durable quel'airain,»unecitéimmense,peupléedesescréationsetdoréeparlesrayonsdesagloire.

Personne ne peut avoir la prétention de faire une biographie complète deBalzac; toute liaisonavec luiétantnécessairementcoupéede lacunes,d'absences,dedisparitions.Le travailcommandaitabsolumentlaviedeBalzac,etsi,commeil ledit lui-mêmeavecunaccentdetouchantesensibilitédans une lettre à sa sœur, il a sacrifié sans peine à ce dieu jaloux les joies et les distractions del'existence, il luienacoûtéderenoncerà toutcommerceunpeusuivid'amitié.Répondrequelquesmotsàunelonguemissivedevenaitpourlui,danssesaccablementsdebesogne,uneprodigalitéqu'ilpouvaitrarementsepermettre;ilétaitl'esclavedesonœuvreetl'esclavevolontaire.Ilavait,avecuncœur très-bon et très-tendre, l'égoïsme du grand travailleur. Et qui eût songé à lui en vouloir denégligences forcées et d'oublis apparents, lorsqu'on voyait les résultats de ses fuites ou de sesréclusions?Quand, l'œuvreparachevée, il reparaissait,oneûtditqu'ilvouseûtquitté laveille,et ilreprenait la conversation interrompue, comme si quelquefois six mois et plus ne se fussent pasécoulés.IlfaisaitdesvoyagesenFrancepourétudierleslocalitésoùilplaçaitsesScènesdeprovince,etseretiraitchezdesamis,enTouraine,oudanslaCharente,trouvantlàuncalmequesescréanciersne lui laissaient pas toujours à Paris. Après quelque grand ouvrage, il se permettait parfois uneexcursion plus longue, en Allemagne, dans la haute Italie ou en Suisse; mais ces courses faitesrapidement, avec des préoccupations d'échéances à payer, de traites à remplir, et un viatique assezborné,lefatiguaientpeut-êtreplusqu'ellesnelereposaient.

Passonsmaintenantàquelquesdétailsplusintimes.LegrandGoetheavaittroischosesenhorreur:unedeceschosesétaitlafuméedetabac;onnousdispenseradedirelesdeuxautres.Balzac,commeleJupiterdel'Olympepoétiqueallemand,nepouvaitsouffrirletabacsousquelqueformequecefût;ilnefumajamais.TouteslesfoisqueBalzacestobligé,pourlavraisemblancedurécit,delaisserundesespersonnagess'adonneràcettehabitudehorribledutabac,saphrasebrèveetdédaigneusetrahitunsecretblâme:«QuantàdeMarsay,dit-il,ilétaitoccupéàfumersescigares.»Etilfautqu'ilaimebiencecondottieredudandysmepourluipermettredefumerdanssonœuvre.

Unefemmedélicateetpetite-maîtresseavaitsansdoute imposécetteaversionàBalzac.C'estunpoint que nous ne saurions résoudre. Toujours est-il qu'il ne fit pas gagner un sou à la régie. Aproposde femmes,Balzac,qui les a sibienpeintes,devait les connaître, et l'on sait le sensque laBible attacheà cemot.Dansunedes lettresqu'il écrit àmadamedeSurville, sa sœur,Balzac, toutjeune et complétement ignoré, pose l'idéal de sa vie en deuxmots: «être célèbre et être aimé.»Lapremièrepartiedeceprogramme,quesetracentdurestetouslesartistes,aétéréaliséedepointenpoint.Lasecondea-t-ellereçusonaccomplissement?L'opiniondesplusintimesamisdeBalzacestqu'il pratiqua la chasteté qu'il recommandait aux autres, et n'eut que des amours platoniques;maismadame de Surville sourit à cette idée, avec un sourire d'une finesse féminine et tout plein depudiques réticences.Elleprétendqueson frèreétaitd'unediscrétionà touteépreuve,etques'il eût

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vouluparler, ileûteubeaucoupdechosesàdire.Celadoitêtre,etsansdoute lacassettedeBalzaccontenaitplusdepetiteslettresàl'écriturefineetpenchéequelaboîteenlaquedeCanalis.Ilyadanssonœuvrecommeuneodeurde femme:odordi femina.Quandony entre, onentend,derrière lesportesquisereferment,surlesmarchesdel'escalierdérobé,desfrou-froudesoieetdescraquementsdebottines.Lesalonsemi-circulaireetmatelassédelaruedesBatailles,dontladescriptionestplacéeparl'auteurdanslaFilleauxyeuxd'or,nerestadoncpascomplétementvirginal,commeplusieursdenouslesupposèrent.Danslecoursdenotreintimité,quidurade1836jusqu'àsamort,uneseulefoisBalzacfitallusion,avecles termeslesplusrespectueuxet lesplusattendris,àunattachementdesapremièrejeunesse,etencorenenouslivra-t-ilqueleprénomdelapersonnedont,aprèstantd'années,lesouvenirluifaisaitlesyeuxhumides.Nouseneût-ilditdavantage,nousn'abuserionscertespasdesesconfidences;legénied'ungrandécrivainappartientàtoutlemonde,maissoncœurestàlui.

N'allezpasvousimaginerd'aprèscelaqueBalzacfûtaustèreetpudibondenparoles:l'auteurdesContesdrolatiquesétaittropnourrideRabelaisettroppantagruélistepournepasavoirlemotpourrire; il savait de bonnes histoires et en inventait: ses grasses gaillardises entrelardées de cruditésgauloises eussent fait crier shocking aucant épouvanté;mais ses lèvres rieuses et bavardes étaientscelléescommeletombeaulorsqu'ils'agissaitd'unsentimentsérieux.Apeinelaissa-t-ildevineràsesplus chers son amour pour une étrangère de distinction, amour dont on peut parler, puisqu'il futcouronné par le mariage. C'est à cette passion conçue depuis longtemps qu'il faut rapporter sesexcursionslointaines,dontlebutrestajusqu'audernierjourunmystèrepoursesamis.

Balzac avait quitté la rue des Batailles pour les Jardies; il alla ensuite demeurer à Passy. Lamaison qu'il habitait, située sur une pente abrupte, offrait une disposition architecturale assezsingulière.—Onyentrait:

Unpeucommelevinentredanslesbouteilles.

Ilfallaitdescendretroisétagespourarriveraupremier.

Verscetteépoque,Balzaccommençaàmanifesterdugoûtpourlesvieuxmeubles,lesbahuts,lespotiches; le moindre morceau de bois vermoulu qu'il achetait rue de Lappe avait toujours uneprovenanceillustre,etilfaisaitdesgénéalogiescirconstanciéesàsesmoindresbiblots.—Illescachaitçàetlà,toujoursàcausedecescréanciersfantastiquesdontnouscommencionsàdouter.NousnousamusâmesmêmeàrépandrelebruitqueBalzacétaitmillionnaire.

Cequidonnaitquelquevraisemblanceànotreplaisanterie,c'étaitlanouvelledemeurequ'habitaitBalzac, rue Fortunée, dans le quartier Beaujon, moins peuplé alors qu'il ne l'est aujourd'hui. Iloccupaitunepetitemaisonmystérieusequiavaitabritélesfantaisiesdufastueuxfinancier.Dudehorsonapercevaitau-dessusdumurunesortedecoupolerepousséeparleplafondcintréd'unboudoir,etlapeinturefraîchedesvoletsfermés.

Quandonpénétraitdansceréduit,cequin'étaitpasfacile,carlemaîtredulogissecelaitavecunsoin extrême,onydécouvraitmilledétailsde luxeetde confort en contradictionavec lapauvretéqu'ilaffectait.—Ilnousreçutpourtantunjour,etnouspûmesvoirunesalleàmangerrevêtuedevieuxchêne,avecunetable,unecheminée,desbuffets,descrédencesetdeschaisesenboissculptéàfaireenvieàBerruguette,àCornejoDuqueetàVerbruggen;unsalondedamasboutond'or,àportes,àcorniches, à plinthes et embrasures d'ébène; une bibliothèque rangée dans des armoires incrustéesd'écailleetdecuivreenstyledeBoule;unesalledebainenbrèchejaune,avecbas-reliefsdestuc;unboudoir en dôme, dont les peintures anciennes avaient été restaurées par Edmond Hédouin; une

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galerieéclairéedehaut,quenousreconnûmesplustarddanslacollectionduCousinPons.

«Vous avezdoncvidéundes silosd'Aboulcasem?dîmes-nous en riant àBalzac en facede cessplendeurs;vousvoyezbienquenousavionsraisonenvousprétendantmillionnaire.

—Jesuispluspauvrequejamais,répondait-ilenprenantunairhumbleetpapelard;riendetoutcela n'est àmoi. J'aimeublé lamaison pour un ami qu'on attend.—Je ne suis que le gardien et leportierdel'hôtel!»

Nous citons là ses paroles textuelles. Cette réponse, il la fit d'ailleurs à plusieurs personnesétonnéescommenous.Lemystère s'expliquabientôtpar lemariagedeBalzacavec la femmequ'ilaimaitdepuislongtemps.

Ilyaunproverbeturcquidit.«Quandlamaisonestfinie,lamortentre.»C'estpourcelaquelessultans ont toujours un palais en construction qu'ils se gardent bien d'achever. La vie semble nevouloirriendecomplet—quelemalheur.Rienn'estredoutablecommeunsouhaitréalisé.

Lesfameusesdettesétaientenfinpayées,l'unionrêvéeaccomplie,lenidpourlebonheurouatéetgarnideduvet;commes'ilseussentpressentisafinprochaine,lesenvieuxdeBalzaccommençaientàlelouer:lesParentspauvres,leCousinPons,oùlegéniedel'auteurbrilledetoutsonéclat,ralliaienttouslessuffrages.—C'étaittropbeau;ilneluirestaitplusqu'àmourir.

Samaladie fitde rapidesprogrès,maispersonnenecroyaitàundénoûment fatal, tantonavaitconfiancedans l'athlétique organisationdeBalzac.Nous pensions fermement qu'il nous enterreraittous.

Huit ans déjà se sont écoulés depuis lamort de Balzac[1]. La postérité a commencé pour lui;chaquejourilsembleplusgrand.Lorsqu'ilétaitmêléàsescontemporains,onl'appréciaitmal,onnelevoyait quepar fragments, sousdes aspectsparfoisdéfavorables:maintenant l'édificequ'il a bâtis'élève à mesure qu'on s'en éloigne, comme la cathédrale d'une ville quemasquaient les maisonsvoisines, et qui à l'horizon se dessine immense au-dessus des toits aplatis. Lemonument n'est pasachevé;mais tel qu'il est, il effraye par son énormité, et les générations surprises se demanderontquelestlegéantquiasoulevéseulcesblocsformidablesetmontésihautcetteBabeloùbourdonnetouteunesociété.

Quoiquemort,Balzacapourtantencoredesdétracteurs;onjetteàsamémoirecereprochebanald'immoralité, dernière injure de la médiocrité impuissante et jalouse, oumême de la pure bêtise.L'auteur de laComédie humaine, non-seulement n'est pas immoral, mais c'est même un moralisteaustère.Monarchiqueetcatholique,ildéfendl'autorité,exaltelareligion,prêcheledevoir,morigènelapassion,etn'admetlebonheurquedanslemariageetlafamille.

THÉOPHILEGAUTIER.

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AVANT-PROPOS

Endonnantàuneœuvreentreprisedepuisbientôttreizeans,letitredeLaComédiehumaine,ilestnécessaired'endirelapensée,d'enraconterl'origine,d'enexpliquerbrièvementleplan,enessayantdeparlerdeceschosescommesijen'yétaispasintéressé.Cecin'estpasaussidifficilequelepublicpourrait le penser. Peu d'œuvres donne beaucoup d'amour-propre, beaucoup de travail donneinfinimentdemodestie.CetteobservationrendcomptedesexamensqueCorneille,Molièreetautresgrands auteurs faisaient de leurs ouvrages: s'il est impossible de les égaler dans leurs bellesconceptions,onpeutvouloirleurressemblerencesentiment.

L'idéepremièredelaComédiehumainefutd'abordchezmoicommeunrêve,commeundecesprojetsimpossiblesquel'oncaresseetqu'onlaisses'envoler;unechimèrequisourit,quimontresonvisage de femme et qui déploie aussitôt ses ailes en remontant dans un ciel fantastique. Mais lachimère,commebeaucoupdechimères,sechangeenréalité,elleasescommandementsetsatyrannieauxquelsilfautcéder.

Cetteidéevintd'unecomparaisonentrel'Humanitéetl'Animalité.

Ceseraituneerreurdecroirequelagrandequerellequi,danscesdernierstemps,s'estémueentreCuvier et Geoffroi Saint-Hilaire, reposait sur une innovation scientifique. L'unité de compositionoccupaitdéjàsousd'autrestermeslesplusgrandsespritsdesdeuxsièclesprécédents.Enrelisantlesœuvres si extraordinaires des écrivains mystiques qui se sont occupés des sciences dans leursrelationsavecl'infini,telsqueSwedenborg,Saint-Martin,etc.,etlesécritsdesplusbeauxgéniesenhistoire naturelle, tels que Leibnitz, Buffon, Charles Bonnet, etc., on trouve dans les monades deLeibnitz, dans les molécules organiques de Buffon, dans la force végétatrice de Needham, dansl'emboîtement des parties similaires de Charles Bonnet, assez hardi pour écrire en 1760:L'animalvégètecommelaplante;on trouve,dis-je, les rudimentsde labelle loidusoipoursoi sur laquellereposel'unitédecomposition.Iln'yaqu'unanimal.Lecréateurnes'estserviqued'unseuletmêmepatronpourtouslesêtresorganisés.L'animalestunprincipequiprendsaformeextérieure,ou,pourparlerplusexactement,lesdifférencesdesaforme,danslesmilieuxoùilestappeléàsedévelopper.LesEspècesZoologiquesrésultentdecesdifférences.Laproclamationetlesoutiendecesystème,enharmonied'ailleursaveclesidéesquenousnousfaisonsdelapuissancedivine,seral'éternelhonneurdeGeoffroiSaint-Hilaire,levainqueurdeCuviersurcepointdelahautescience,etdontletriompheaétésaluéparledernierarticlequ'écrivitlegrandGoethe.

Pénétrédecesystèmebienavantlesdébatsauxquelsiladonnélieu,jevisque,souscerapport,laSociété ressemblait à laNature.LaSociéténe fait-ellepasde l'homme, suivant lesmilieuxoù sonactionsedéploie,autantd'hommesdifférentsqu'ilyadevariétésenzoologie?Lesdifférencesentreun soldat, un ouvrier, un administrateur, un avocat, un oisif, un savant, un homme d'état, uncommerçant, unmarin, un poëte, un pauvre, un prêtre, sont, quoique plus difficiles à saisir, aussiconsidérablesquecellesquidistinguentleloup,lelion,l'âne,lecorbeau,lerequin,leveaumarin,labrebis, etc. Il a donc existé, il existera donc de tout temps desEspèces Sociales comme il y a desEspèces Zoologiques. Si Buffon a fait unmagnifique ouvrage en essayant de représenter dans unlivrel'ensembledelazoologie,n'yavait-ilpasuneœuvredecegenreàfairepourlasociété?MaislaNatureaposé,pourlesvariétésanimales,desbornesentrelesquelleslaSociéténedevaitpassetenir.

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QuandBuffonpeignaitlelion,ilachevaitlalionneenquelquesphrases;tandisquedanslaSociétélafemme ne se trouve pas toujours être la femelle dumâle. Il peut y avoir deux êtres parfaitementdissemblables dans un ménage. La femme d'un marchand est quelquefois digne d'être celle d'unprince,etsouventcelled'unprincenevautpascelled'unartiste.L'ÉtatSocialadeshasardsquenesepermetpas laNature, car il est laNatureplus laSociété.LadescriptiondesEspècesSociales étaitdoncaumoinsdoubledecelledesEspècesAnimales,àneconsidérerquelesdeuxsexes.Enfin,entrelesanimaux,ilyapeudedrames,laconfusionnes'ymetguère;ilscourentsuslesunsauxautres,voilà tout. Les hommes courent bien aussi les uns sur les autres; mais leur plus ou moinsd'intelligence rend le combat autrement compliqué.Si quelques savants n'admettent pas encorequel'Animalité se transborde dans l'Humanité par un immense courant de vie, l'épicier devientcertainementpairdeFrance,etlenobledescendparfoisaudernierrangsocial.Puis,Buffonatrouvélavieexcessivementsimplechezlesanimaux.L'animalapeudemobilier,iln'aniartsnisciences;tandisquel'homme,paruneloiquiestàrechercher,tendàreprésentersesmœurs,sapenséeetsaviedans tout ce qu'il approprie à ses besoins. Quoique Leuwenhoëc, Swammerdam, Spallanzani,Réaumur,CharlesBonnet,Muller,Haller et autrespatients zoographesaientdémontrécombien lesmœursdesanimauxétaientintéressantes,leshabitudesdechaqueanimalsont,ànosyeuxdumoins,constamment semblables en tout temps; tandis que les habitudes, les vêtements, les paroles, lesdemeures d'un prince, d'un banquier, d'un artiste, d'un bourgeois, d'un prêtre et d'un pauvre sontentièrementdissemblablesetchangentaugrédescivilisations.

Ainsil'œuvreàfairedevaitavoirunetripleforme:leshommes,lesfemmesetleschoses,c'est-à-dire lespersonneset lareprésentationmatériellequ'ilsdonnentde leurpensée;enfin l'hommeet lavie.

Enlisantlessèchesetrebutantesnomenclaturesdefaitsappeléeshistoires,quines'estaperçuquelesécrivainsontoublié,danstouslestemps,enÉgypte,enPerse,enGrèce,àRome,denousdonnerl'histoire des mœurs. Le morceau de Pétrone sur la vie privée des Romains irrite plutôt qu'il nesatisfait notre curiosité. Après avoir remarqué cette immense lacune dans le champ de l'histoire,l'abbéBarthélemyconsacrasavieàrefairelesmœursgrecquesdansAnacharsis.

MaiscommentrendreintéressantledrameàtroisouquatremillepersonnagesqueprésenteuneSociété?commentplaireà la foisaupoëte,auphilosopheetauxmassesquiveulent lapoésieet laphilosophiesousdesaisissantesimages?Sijeconcevaisl'importanceetlapoésiedecettehistoireducœur humain, je ne voyais aucunmoyen d'exécution; car, jusqu'à notre époque, les plus célèbresconteursavaientdépenséleurtalentàcréerunoudeuxpersonnagestypiques,àpeindreunefacedelavie.CefutaveccettepenséequejeluslesœuvresdeWalterScott.WalterScott,cetrouveur(trouvère)moderne, imprimait alors une allure gigantesque à un genre de composition injustement appelésecondaire.N'est-ilpasvéritablementplusdifficiledefaireconcurrenceàl'État-CivilavecDaphnisetChloë, Roland, Amadis, Panurge, Don Quichotte, Manon Lescaut, Clarisse, Lovelace, RobinsonCrusoë,Gilblas,Ossian,Julied'Étanges,mononcleTobie,Werther,René,Corinne,Adolphe,PauletVirginie,JeanieDean,Claverhouse,Ivanhoë,Manfred,Mignon,quedemettreenordrelesfaitsàpeuprèslesmêmescheztouteslesnations,derechercherl'espritdeloistombéesendésuétude,derédigerdes théories qui égarent les peuples, ou, comme certains métaphysiciens, d'expliquer ce qui est?D'abord,presquetoujourscespersonnages,dontl'existencedevientpluslongue,plusauthentiquequecelle des générations aumilieu desquelles on les fait naître, ne vivent qu'à la condition d'être unegrandeimageduprésent.Conçusdanslesentraillesdeleursiècle,toutlecœurhumainseremuesousleur enveloppe, il s'y cache souvent toute une philosophie. Walter Scott élevait donc à la valeurphilosophique de l'histoire le roman, cette littérature qui, de siècle en siècle, incruste d'immortels

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diamants la couronne poétique des pays où se cultivent les lettres. Il ymettait l'esprit des ancienstemps,ilyréunissaitàlafoisledrame,ledialogue,leportrait,lepaysage,ladescription;ilyfaisaitentrer le merveilleux et le vrai, ces éléments de l'épopée, il y faisait coudoyer la poésie par lafamiliaritédesplushumbleslangages.Mais,ayantmoinsimaginéunsystèmequetrouvésamanièredans le feudu travailoupar la logiquedece travail, iln'avaitpassongéàreliersescompositionsl'uneàl'autredemanièreàcoordonnerunehistoirecomplète,dontchaquechapitreeûtétéunroman,etchaqueromanuneépoque.Enapercevantcedéfautdeliaison,quid'ailleursnerendpasl'Écossaismoinsgrand, jevisà lafois lesystèmefavorableà l'exécutiondemonouvrageet lapossibilitédel'exécuter. Quoique, pour ainsi dire, ébloui par la fécondité surprenante deWalter Scott, toujourssemblableàlui-mêmeettoujoursoriginal,jenefuspasdésespéré,carjetrouvailaraisondecetalentdansl'infinievariétédelanaturehumaine.Lehasardestleplusgrandromancierdumonde:pourêtrefécond, il n'y a qu'à l'étudier. La Société française allait être l'historien, je ne devais être que lesecrétaire. En dressant l'inventaire des vices et des vertus, en rassemblant les principaux faits despassions, en peignant les caractères, en choisissant les événements principaux de la Société, encomposantdestypesparlaréuniondestraitsdeplusieurscaractèreshomogènes,peut-êtrepouvais-jearriveràécrirel'histoireoubliéepartantd'historiens,celledesmœurs.Avecbeaucoupdepatienceetdecourage,jeréaliserais,surlaFranceaudix-neuvièmesiècle,celivrequenousregrettonstous,queRome, Athènes, Tyr,Memphis, la Perse, l'Inde ne nous ont malheureusement pas laissé sur leurscivilisations,etqu'àl'instardel'abbéBarthélemy,lecourageuxetpatientMonteilavaitessayépourleMoyen-Age,maissousuneformepeuattrayante.

Ce travail n'était rien encore. S'en tenant à cette reproduction rigoureuse, un écrivain pouvaitdevenir un peintre plus ou moins fidèle, plus ou moins heureux, patient ou courageux des typeshumains, leconteurdesdramesdelavie intime, l'archéologuedumobiliersocial, lenomenclateurdesprofessions,l'enregistreurdubienetdumal;mais,pourmériterlesélogesquedoitambitionnertoutartiste,nedevais-jepasétudierlesraisonsoularaisondeceseffetssociaux,surprendrelesenscaché dans cet immense assemblage de figures, de passions et d'événements. Enfin, après avoircherché,jenedispastrouvé,cetteraison,cemoteursocial,nefallait-ilpasméditersurlesprincipesnaturels et voir en quoi les Sociétés s'écartent ou se rapprochent de la règle éternelle, du vrai, dubeau?Malgrél'étenduedesprémisses,quipouvaientêtreàellesseulesunouvrage,l'œuvre,pourêtreentière, voulait une conclusion. Ainsi dépeinte, la Société devait porter avec elle la raison de sonmouvement.

Laloidel'écrivain,cequilefaittel,cequi,jenecrainspasdeledire,lerendégaletpeut-êtresupérieur à l'homme d'état, est une décision quelconque sur les choses humaines, un dévouementabsoluàdesprincipes.Machiavel,Hobbes,Bossuet,Leibnitz,Kant,Montesquieusontlasciencequeleshommesd'étatappliquent.«Unécrivaindoitavoirenmoraleetenpolitiquedesopinionsarrêtées,il doit se regarder commeun instituteurdeshommes; car leshommesn'ontpasbesoindemaîtrespourdouter,»aditBonald.J'aiprisdebonneheurepourrèglecesgrandesparoles,quisontlaloidel'écrivain monarchique aussi bien que celle de l'écrivain démocratique. Aussi, quand on voudram'opposer à moi-même, se trouvera-t-il qu'on aura mal interprété quelque ironie, ou bien l'onretorqueramalàproposcontremoilediscoursd'undemespersonnages,manœuvreparticulièreauxcalomniateurs.Quant au sens intime, à l'âmede cet ouvrage, voici les principes qui lui servent debase.

L'hommen'estnibonniméchant,ilnaîtavecdesinstinctsetdesaptitudes;laSociété,loindeledépraver, comme l'a prétenduRousseau, leperfectionne, le rendmeilleur;mais l'intérêt développeaussisespenchantsmauvais.Lechristianisme,etsurtoutlecatholicisme,étant,commejel'aiditdans

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leMédecindeCampagne,unsystèmecompletderépressiondestendancesdépravéesdel'homme,estleplusgrandélémentd'OrdreSocial.

Enlisantattentivement le tableaude laSociété,moulée,pourainsidire,sur levifavec toutsonbienettoutsonmal,ilenrésultecetenseignementquesilapensée,oulapassion,quicomprendlapensée et le sentiment, est l'élément social, elle en est aussi l'élément destructeur. En ceci, la viesocialeressembleàlaviehumaine.Onnedonneauxpeuplesdelongévitéqu'enmodérantleuractionvitale. L'enseignement, ou mieux, l'éducation par des Corps Religieux est donc le grand principed'existencepourlespeuples,leseulmoyendediminuerlasommedumaletd'augmenterlasommedubiendanstouteSociété.Lapensée,principedesmauxetdesbiens,nepeutêtrepréparée,domptée,dirigée que par la religion. L'unique religion possible est le christianisme (voir la lettre écrite deParis dans LOUIS LAMBERT[2], où le jeune philosophe mystique explique, à propos de la doctrine deSwedenborg, comment il n'y a jamais eu qu'une religion depuis l'origine du monde). LeChristianismeacréélespeuplesmodernes,illesconservera.Delàsansdoutelanécessitéduprincipemonarchique. Le Catholicisme et la Royauté sont deux principes jumeaux.Quant aux limites danslesquellescesdeuxprincipesdoiventêtreenferméspardesInstitutionsafindenepas les laissersedévelopper absolument, chacun sentira qu'une préface aussi succincte que doit l'être celle-ci, nesauraitdeveniruntraitépolitique.Aussinedois-jeentrernidanslesdissensionsreligieusesnidansles dissensions politiques dumoment. J'écris à la lueur de deuxVérités éternelles: la Religion, laMonarchie, deux nécessités que les événements contemporains proclament, et vers lesquelles toutécrivaindebon sensdoit essayerde ramenernotrepays.Sansêtre l'ennemide l'Élection,principeexcellent pour constituer la loi, je repousse l'Électionprise commeuniquemoyen social, et surtoutaussimal organiséequ'elle l'est aujourd'hui, car elle ne représentepasd'imposantesminorités auxidées, aux intérêts desquelles songerait un gouvernement monarchique. L'Élection, étendue à tout,nousdonnelegouvernementparlesmasses,leseulquinesoitpointresponsable,etoùlatyrannieestsansbornes,carelles'appellelaloi.Aussiregardé-jelaFamilleetnonl'Individucommelevéritableélémentsocial.Souscerapport,aurisqued'êtreregardécommeunespritrétrograde,jemerangeducôté de Bossuet et de Bonald, au lieu d'aller avec les novateurs modernes. Comme l'Élection estdevenue l'unique moyen social, si j'y avais recours pour moi-même, il ne faudrait pas inférer lamoindrecontradictionentremesactesetmapensée.Un ingénieurannonceque telpontestprèsdecrouler,qu'ilyadangerpourtousàs'enservir,etilypasselui-mêmequandcepontestlaseuleroutepour arriver à la ville.Napoléon avaitmerveilleusement adapté l'Élection au génie de notre pays.Aussi les moindres députés de son Corps Législatif ont-ils été les plus célèbres orateurs desChambres sous la Restauration. Aucune Chambre n'a valu le Corps Législatif en les comparanthommeàhomme.Lesystèmeélectifdel'Empireestdoncincontestablementlemeilleur.

Certaines personnes pourront trouver quelque chose de superbe et d'avantageux dans cettedéclaration.On cherchera querelle au romancier de ce qu'il veut être historien, on lui demanderaraisondesapolitique.J'obéisiciàuneobligation,voilàtoutelaréponse.L'ouvragequej'aientreprisauralalongueurd'unehistoire,j'endevaislaraison,encorecachée,lesprincipesetlamorale.

Nécessairement forcé de supprimer les préfaces publiées pour répondre à des critiquesessentiellementpassagères,jen'enveuxconserverqu'uneobservation.

Lesécrivainsquiontunbut,fût-ceunretourauxprincipesquisetrouventdanslepasséparcelamêmequ'ilssontéternels,doiventtoujoursdéblayerleterrain.Or,quiconqueapportesapierredansledomainedesidées,quiconquesignaleunabus,quiconquemarqued'unsignelemauvaispourêtreretranché,celui-làpassetoujourspourêtreimmoral.Lereproched'immoralité,quin'ajamaisfaillià

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l'écrivaincourageux,estd'ailleursledernierquiresteàfairequandonn'aplusrienàdireàunpoëte.Si vous êtes vrai dans vos peintures; si, à force de travaux diurnes et nocturnes, vous parvenez àécrirelalanguelaplusdifficiledumonde,onvousjettealorslemotimmoralàlaface.Socratefutimmoral, Jésus-Christ fut immoral; tous deux ils furent poursuivis au nom des Sociétés qu'ilsrenversaientouréformaient.Quandonveuttuerquelqu'un,onletaxed'immoralité.Cettemanœuvre,familièreauxpartis,estlahontedetousceuxquil'emploient.LutheretCalvinsavaientbiencequ'ilsfaisaient en se servantdes intérêtsmatériels blessés commed'unbouclier!Aussi ont-ils vécu touteleurvie.

En copiant toute la Société, la saisissant dans l'immensité de ses agitations, il arrive, il devaitarriver que telle composition offrait plus de mal que de bien, que telle partie de la fresquereprésentaitungroupecoupable,etlacritiquedecrieràl'immoralité,sansfaireobserverlamoralitédetelleautrepartiedestinéeàformeruncontrasteparfait.Commelacritiqueignoraitleplangénéral,jeluipardonnaisd'autantmieuxqu'onnepeutpasplusempêcherlacritiquequ'onnepeutempêcherlavue,lelangageetlejugementdes'exercer.Puisletempsdel'impartialitén'estpasencorevenupourmoi.D'ailleurs,l'auteurquinesaitpasserésoudreàessuyerlefeudelacritiquenedoitpasplussemettreàécrirequ'unvoyageurnedoitsemettreenrouteencomptantsuruncieltoujoursserein.Surcepoint, ilme reste à faire observer que lesmoralistes les plus consciencieuxdoutent fort que laSociétépuisseoffrirautantdebonnesquedemauvaisesactions,etdansletableauquej'enfais,ilsetrouveplusdepersonnagesvertueuxquedepersonnagesrépréhensibles.Lesactionsblâmables, lesfautes, les crimes, depuis les plus légers jusqu'aux plus graves, y trouvent toujours leur punitionhumaineoudivine,éclatanteousecrète.J'aimieuxfaitquel'historien,jesuispluslibre.Cromwellfutici-bas, sans autre châtiment que celui que lui infligeait le penseur. Encore y a-t-il eu discussiond'école à école. Bossuet lui-même a ménagé ce grand régicide. Guillaume d'Orange l'usurpateur,HuguesCapet,cetautreusurpateur,meurentpleinsdejours,sansavoireuplusdedéfiancesniplusdecraintesqu'HenriIVetqueCharlesIer.LaviedeCatherineIIetcelledeLouisXIV,misesenregard,concluraient contre toute espèce demorale, à les juger au point de vue de lamorale qui régit lesparticuliers;carpourlesRois,pourlesHommesd'Etat,ilya,commel'aditNapoléon,unepetiteetunegrandemorale.LesScènesdelaviepolitiquesontbaséessurcettebelleréflexion.L'histoiren'apaspourloi,commeleroman,detendreverslebeauidéal.L'histoireestoudevraitêtrecequ'ellefut;tandis que le roman doit être le monde meilleur, a dit madame Necker, un des esprits les plusdistinguésduderniersiècle.Maisleromanneseraitriensi,danscetaugustemensonge,iln'étaitpasvraidans lesdétails.Obligédeseconformeraux idéesd'unpaysessentiellementhypocrite,WalterScottaétéfaux,relativementàl'humanité,danslapeinturedelafemme,parcequesesmodèlesétaientdesschismatiques.Lafemmeprotestanten'apasd'idéal.Ellepeutêtrechaste,pure,vertueuse;maissonamoursansexpansionseratoujourscalmeetrangécommeundevoiraccompli.IlsembleraitquelaViergeMarieait refroidi le cœurdes sophistesqui labannissaientduciel, elle et ses trésorsdemiséricorde.Dansleprotestantisme,iln'yaplusriendepossiblepourlafemmeaprèslafaute;tandisque dans l'Eglise catholique, l'espoir du pardon la rend sublime. Aussi n'existe-t-il qu'une seulefemmepour l'écrivainprotestant, tandisque l'écrivaincatholique trouveune femmenouvelle,danschaquenouvellesituation.SiWalterScotteûtétécatholique,s'ilsefûtdonnépourtâcheladescriptionvraiedesdifférentesSociétésquisesontsuccédéenEcosse,peut-êtrelepeintred'Effieetd'Alice(lesdeuxfiguresqu'ilsereprochadanssesvieuxjoursd'avoirdessinées)eût-iladmislespassionsavecleurs fautes et leurs châtiments, avec les vertus que le repentir leur indique. La passion est toutel'humanité.Sanselle,lareligion,l'histoire,leroman,l'artseraientinutiles.

Enmevoyantamassertantdefaitsetlespeindrecommeilssont,aveclapassionpourélément,

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quelques personnes ont imaginé, bien à tort, que j'appartenais à l'école sensualiste et matérialiste,deux faces du même fait, le panthéisme. Mais peut-être pouvait-on, devait-on s'y tromper. Je nepartagepointlacroyanceàunprogrèsindéfini,quantauxSociétés;jecroisauxprogrèsdel'hommesur lui-même.Ceux qui veulent apercevoir chezmoi une intention de considérer l'homme commecréaturefiniesetrompentdoncétrangement.SÉRAPHITA,ladoctrineenactionduBouddhachrétien,mesembleuneréponsesuffisanteàcetteaccusationassezlégère,avancéeailleurs.

Danscertainsfragmentsdece longouvrage, j'ai tentédepopulariser lesfaitsétonnants, jepuisdire les prodiges de l'électricité qui semétamorphose chez l'homme en une puissance incalculée;maisenquoi lesphénomènescérébrauxetnerveuxquidémontrent l'existenced'unnouveaumondemoraldérangent-ilslesrapportscertainsetnécessairesentrelesmondesetDieu?enquoilesdogmescatholiques en seraient-ils ébranlés? Si, par des faits incontestables, la pensée est rangée un jourparmilesfluidesquineserévèlentqueparleurseffetsetdontlasubstanceéchappeànossensmêmeagrandis par tant de moyens mécaniques, il en sera de ceci comme de la sphéricité de la terreobservéeparChristopheColomb,commedesarotationdémontréeparGalilée.Notreavenirresteralemême.Lemagnétismeanimal,auxmiraclesduqueljemesuisfamiliarisédepuis1820;lesbellesrecherchesdeGall, lecontinuateurdeLavater; tousceuxqui,depuiscinquanteans,ont travaillé lapenséecommelesopticiensonttravaillélalumière,deuxchosesquasisemblables,concluentetpourlesmystiques,cesdisciplesde l'apôtresaintJean,etpour tous lesgrandspenseursquiontétabli lemondespirituel,cettesphèreoùserévèlentlesrapportsentrel'hommeetDieu.

Ensaisissantbienlesensdecettecomposition,onreconnaîtraquej'accordeauxfaitsconstants,quotidiens,secretsoupatents,auxactesdelavieindividuelle,àleurscausesetàleursprincipesautantd'importance que jusqu'alors les historiens en ont attaché aux événements de la vie publique desnations.Labataille inconnuequise livredansunevalléedel'IndreentremadamedeMortsaufet lapassionestpeut-êtreaussigrandequelaplusillustredesbataillesconnues(LELYSDANSLAVALLÉE).Danscelle-ci, la gloire d'un conquérant est en jeu; dans l'autre, il s'agit du ciel. Les infortunes desBirotteau, le prêtre et le parfumeur, sont pour moi celles de l'humanité. La Fosseuse (MÉDECIN DECAMPAGNE), etmadameGraslin (CURÉ DE VILLAGE) sont presque toute la femme.Nous souffrons tous lesjours ainsi. J'ai eu cent fois à faire ce queRichardson n'a fait qu'une seule fois. Lovelace amilleformes, car la corruption sociale prend les couleurs de tous lesmilieux où elle se développe.Aucontraire,Clarisse,cettebelle imagede lavertupassionnée,ades lignesd'unepuretédésespérante.Pourcréerbeaucoupdevierges,ilfautêtreRaphaël.Lalittératureestpeut-être,souscerapport,au-dessousdelapeinture.Aussipeut-ilm'êtrepermisdefaireremarquercombienilsetrouvedefiguresirréprochables (commevertu) dans les portions publiées de cet ouvrage: PierretteLorrain,UrsuleMirouët,ConstanceBirotteau,laFosseuse,EugénieGrandet,MargueriteClaës,PaulinedeVillenoix,madame Jules, madame de La Chanterie, Ève Chardon, mademoiselle d'Esgrignon, madameFirmiani,AgatheRouget,RenéedeMaucombe;enfinbiendesfiguresdusecondplan,quipourêtremoinsen reliefquecelles-ci, n'enoffrentpasmoins au lecteur lapratiquedesvertusdomestiques.JosephLebas,Genestas,Benassis,lecuréBonnet,lemédecinMinoret,Pillerault,DavidSéchard,lesdeux Birotteau, le curé Chaperon, le juge Popinot, Bourgeat, les Sauviat, les Tascheron, et biend'autres ne résolvent-ils pas le difficile problème littéraire qui consiste à rendre intéressant unpersonnagevertueux.

Ce n'était pas une petite tâche que de peindre les deux ou trois mille figures saillantes d'uneépoque,cartelleest,endéfinitive,lasommedestypesqueprésentechaquegénérationetqueLACOMÉDIE

HUMAINEcomportera.Cenombredefigures,decaractères,cettemultituded'existencesexigeaientdescadres, et, qu'onmepardonnecette expression,desgaleries.De là, lesdivisions sinaturelles,déjà

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connues,demonouvrageenScènesdelavieprivée,deprovince,parisienne,politique,militaireetdecampagne.DanscessixlivressontclasséestouteslesEtudesdemœursquiformentl'histoiregénéraledelaSociété,lacollectiondetoussesfaitsetgestes,eussentditnosancêtres.Cessixlivresrépondentd'ailleursàdesidéesgénérales.Chacund'euxasonsens,sasignification,etformuleuneépoquedelaviehumaine.Jerépéterailà,maissuccinctement,cequ'écrivit,aprèss'êtreenquisdemonplan,FélixDavin,jeunetalentraviauxlettresparunemortprématurée.LesScènesdelavieprivéereprésententl'enfance,l'adolescenceetleursfautes,commelesScènesdelaviedeprovincereprésententl'âgedespassions, des calculs, des intérêts et de l'ambition. Puis les Scènes de la vie parisienne offrent letableaudesgoûts,desvicesetdetoutesleschoseseffrénéesqu'excitentlesmœursparticulièresauxcapitalesoùserencontrentàlafoisl'extrêmebienetl'extrêmemal.Chacunedecestroispartiesasacouleur locale:Pariset laprovince,cetteantithèse socialea fourni ses immenses ressources.Non-seulementleshommes,maisencorelesévénementsprincipauxdelavie,seformulentpardestypes.Ilyadessituationsquisereprésententdanstoutes lesexistences,desphases typiques,etc'est là l'unedes exactitudesque j'ai le plus cherchées. J'ai tâchédedonnerune idéedesdifférentes contréesdenotrebeaupays.Monouvrageasagéographiecommeilasagénéalogieetsesfamilles,seslieuxetses choses, ses personnes et ses faits; comme il a son armorial, ses nobles et ses bourgeois, sesartisansetsespaysans,sespolitiquesetsesdandies,sonarmée,toutsonmondeenfin!

Aprèsavoirpeintdanscestroislivreslaviesociale,ilrestaitàmontrerlesexistencesd'exceptionquirésumentlesintérêtsdeplusieursoudetous,quisontenquelquesortehorslaloicommune:delàlesScènesde laviepolitique.Cettevastepeinturede la société finie et achevée,ne fallait-il pas lamontrerdanssonétatleplusviolent;seportanthorsdechezelle,soitpourladéfense,soitpourlaconquête?DelàlesScènesdelaviemilitaire,laportionlamoinscomplèteencoredemonouvrage,maisdontlaplaceseralaisséedanscetteédition,afinqu'elleenfassepartiequandjel'auraiterminée.Enfin,lesScènesdelaviedecampagnesontenquelquesortelesoirdecettelonguejournée,s'ilm'estpermis de nommer ainsi le drame social. Dans ce livre, se trouvent les plus purs caractères etl'applicationdesgrandsprincipesd'ordre,depolitique,demoralité.

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Telle est l'assisepleinede figures, pleinede comédies et de tragédies sur laquelle s'élèvent lesEtudesphilosophiques,SecondePartiede l'ouvrage,oùlemoyensocialde tous leseffetsse trouvedémontré,oùlesravagesdelapenséesontpeints,sentimentàsentiment,etdontlepremierouvrage,LA PEAUDECHAGRIN, relieenquelquesorte lesEtudesdemœursauxEtudesphilosophiquespar l'anneaud'unefantaisiepresqueorientaleoùlaVieelle-mêmeestpeinteauxprisesavecleDésir,principedetoutePassion.

Au-dessus,setrouverontlesEtudesanalytiques,desquellesjenedirairien,cariln'enaétépubliéqu'uneseule,LAPHYSIOLOGIEDUMARIAGE.

D'iciàquelquetemps,jedoisdonnerdeuxautresouvragesdecegenre.D'abordlaPATHOLOGIEDELAVIESOCIALE,puisl'ANATOMIEDESCORPSENSEIGNANTSetlaMONOGRAPHIEDELAVERTU.

Envoyanttoutcequiresteàfaire,peut-êtredira-t-ondemoicequ'ontditmeséditeurs:QueDieuvousprêtevie!Jesouhaiteseulementden'êtrepasaussitourmentéparleshommesetparleschosesquejelesuisdepuisquej'aientreprisceteffroyablelabeur.J'aieucecipourmoi,dontjerendsgrâceàDieu, que les plus grands talents de cette époque, que les plus beaux caractères, que de sincèresamis,aussigrandsdanslavieprivéequeceux-cilesontdanslaviepublique,m'ontserrélamainenmedisant:—Courage!Etpourquoin'avouerais-jepasquecesamitiés,quedestémoignagesdonnésçàet là par des inconnus, m'ont soutenu dans la carrière et contre moi-même et contre d'injustesattaques,contrelacalomniequim'asisouventpoursuivi,contreledécouragementetcontrecettetropvive espérance dont les paroles sont prises pour celles d'un amour-propre excessif? J'avais résolud'opposerune impassibilité stoïque aux attaques et aux injures;mais, endeuxoccasions, de lâchescalomniesontrenduladéfensenécessaire.Silespartisansdupardondesinjuresregrettentquej'aiemontrémonsavoirenfaitd'escrimelittéraire,plusieurschrétienspensentquenousvivonsdansuntempsoùilestbondefairevoirquelesilenceasagénérosité.

Acepropos,jedoisfaireobserverquejenereconnaispourmesouvragesqueceuxquiportentmonnom.EndehorsdeLACOMÉDIEHUMAINE,iln'yademoiquelesCentcontesdrôlatiques,deuxpiècesde théâtre et des articles isolésquid'ailleurs sont signés. J'use ici d'undroit incontestable.Mais cedésaveu,quandmêmeilatteindraitdesouvragesauxquelsj'auraiscollaboré,m'estcommandémoinspar l'amour-propre que par la vérité. Si l'on persistait à m'attribuer des livres que, littérairementparlant,jenereconnaispointpourmiens,maisdontlapropriétémefutconfiée,jelaisseraisdire,parlamêmeraisonquejelaisselechamplibreauxcalomnies.

L'immensitéd'unplanquiembrasseàlafoisl'histoireetlacritiquedelaSociété,l'analysedesesmaux et la discussion de ses principes,m'autorise, je crois, à donner àmon ouvrage le titre souslequelilparaîtaujourd'hui:LaComédiehumaine.Est-ceambitieux?N'est-cequejuste?C'estceque,l'ouvrageterminé,lepublicdécidera.

Paris,juillet1842.

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Imageplusgrande

Imp.E.Martinet.

LafiguredeMonsieurGUILLAUMEannonçaitlapatience,lasagessecommercialeetl'espècedecupiditéruséequeréclamentlesaffaires.

(LAMAISONDUCHATQUIPELOTE.)

PREMIERLIVRE,SCÈNESDELAVIEPRIVÉE.

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LAMAISONDUCHAT-QUI-PELOTE.

DÉDIÉAMADEMOISELLEMARIEDEMONTHEAU.

AumilieudelarueSaint-Denis,presqueaucoindelarueduPetit-Lion,existaitnaguèreunedecesmaisons précieuses qui donnent aux historiens la facilité de reconstruire par analogie l'ancienParis.Lesmursmenaçantsdecettebicoquesemblaientavoirétébariolésd'hiéroglyphes.Quelautrenom le flâneur pouvait-il donner aux X et aux V que traçaient sur la façade les pièces de boistransversales ou diagonales dessinées dans le badigeon par de petites lézardes parallèles?Évidemment,aupassagedetouteslesvoitures,chacunedecessolivess'agitaitdanssamortaise.Cevénérableédificeétait surmontéd'un toit triangulairedontaucunmodèleneseverrabientôtplusàParis.Cettecouverture,tordueparlesintempériesduclimatparisien,s'avançaitdetroispiedssurlarue,autantpourgarantirdeseauxpluvialesleseuildelaporte,quepourabriterlemurd'ungrenieretsalucarnesansappui.Cedernierétageétaitconstruitenplanchesclouéesl'unesurl'autrecommedesardoises,afinsansdoutedenepaschargercettefrêlemaison.

Parunematinéepluvieuse,aumoisdemars,unjeunehomme,soigneusementenveloppédanssonmanteau,setenaitsousl'auventdelaboutiquequisetrouvaitenfacedecevieuxlogis,etparaissaitl'examineravecunenthousiasmed'archéologue.Alavérité,cedébrisdelabourgeoisieduseizièmesièclepouvaitoffriràl'observateurplusd'unproblèmeàrésoudre.Chaqueétageavaitsasingularité.Aupremier, quatre fenêtres longues, étroites, rapprochées l'une de l'autre, avaient des carreaux debois dans leur partie inférieure, afin de produire ce jour douteux, à la faveur duquel un habilemarchandprêteauxétoffeslacouleursouhaitéeparseschalands.Lejeunehommesemblaitpleindedédain pour cette partie essentielle de la maison, ses yeux ne s'y étaient pas encore arrêtés. Lesfenêtresdusecondétage,dontlesjalousiesrelevéeslaissaientvoir,autraversdegrandscarreauxenverre de Bohême, de petits rideaux de mousseline rousse, ne l'intéressaient pas davantage. Sonattention se portait particulièrement au troisième, sur d'humbles croisées dont le bois travaillégrossièrement aurait mérité d'être placé au Conservatoire des arts et métiers pour y indiquer lespremiers efforts de lamenuiserie française.Ces croisées avaient de petites vitres d'une couleur siverte, que, sans son excellente vue, le jeune homme n'aurait pu apercevoir les rideaux de toile àcarreaux bleus qui cachaient les mystères de cet appartement aux yeux des profanes. Parfois, cetobservateur, ennuyé de sa contemplation sans résultat, ou du silence dans lequel la maison étaitensevelie, ainsi que tout le quartier, abaissait ses regards vers les régions inférieures. Un sourireinvolontairesedessinaitalorssurseslèvres,quandilrevoyaitlaboutiqueoùserencontraienteneffetdeschosesassezrisibles.Uneformidablepiècedebois,horizontalementappuyéesurquatrepiliersqui paraissaient courbés par le poids de cette maison décrépite, avait été rechampie d'autant decouchesdediversespeinturesquelajoued'unevieilleduchesseenareçuderouge.Aumilieudecettelargepoutremignardement sculptéese trouvaitunantique tableau représentantunchatquipelotait.Cette toile causait la gaieté du jeune homme. Mais il faut dire que le plus spirituel des peintresmodernesn'inventeraitpasdechargesicomique.L'animaltenaitdansunedesespattesdedevantuneraquetteaussigrandequelui,etsedressaitsursespattesdederrièrepourmireruneénormeballequelui renvoyait un gentilhomme en habit brodé. Dessin, couleurs, accessoires, tout était traité de

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manière à faire croireque l'artiste avait voulu semoquerdumarchandetdespassants.Enaltérantcette peinture naïve, le temps l'avait rendue encore plus grotesque par quelques incertitudes quidevaientinquiéterdeconsciencieuxflâneurs.Ainsilaqueuemouchetéeduchatétaitdécoupéedetellesortequ'onpouvaitlaprendrepourunspectateur,tantlaqueuedeschatsdenosancêtresétaitgrosse,hauteetfournie.Adroitedutableau,surunchampd'azurquidéguisaitimparfaitementlapourrituredubois,lespassantslisaientGUILLAUME;etàgauche,SUCCESSEURDUSIEURCHEVREL.Lesoleiletlapluieavaientrongé la plus grande partie de l'or moulu parcimonieusement appliqué sur les lettres de cetteinscription,danslaquellelesUremplaçaientlesV,etréciproquement,selonlesloisdenotreancienneorthographe.Afinderabattrel'orgueildeceuxquicroientquelemondedevientdejourenjourplusspirituel, et que lemoderne charlatanisme surpasse tout, il convient de faire observer ici que cesenseignes,dontl'étymologiesemblebizarreàplusd'unnégociantparisien,sontlestableauxmortsdevivants tableaux à l'aide desquels nos espiègles ancêtres avaient réussi à amener les chalands dansleursmaisons.Ainsi laTruie-qui-file, leSinge-vert,etc., furentdesanimauxencagedont l'adresseémerveillait lespassants,etdont l'éducationprouvait lapatiencede l'industrielauquinzièmesiècle.De semblables curiosités enrichissaientplusvite leursheureuxpossesseursque lesProvidence, lesBonne-foi,lesGrâce-de-DieuetlesDécollationdesaintJean-BaptistequisevoientencorerueSaint-Denis.Cependant l'inconnu ne restait certes pas là pour admirer ce chat, qu'unmoment d'attentionsuffisaitàgraverdanslamémoire.Cejeunehommeavaitaussisessingularités.Sonmanteau,plissédanslegoûtdesdraperiesantiques,laissaitvoiruneélégantechaussure,d'autantplusremarquableaumilieudelaboueparisienne,qu'ilportaitdesbasdesoieblancsdontlesmoucheturesattestaientsonimpatience.Ilsortaitsansdouted'unenoceoud'unbal;caràcetteheurematinaleiltenaitàlamaindesgantsblancs;etlesbouclesdesescheveuxnoirsdéfrisés,éparpilléessursesépaules,indiquaientunecoiffureàlaCaracalla,miseàlamodeautantparl'écoledeDavidqueparcetengouementpourlesformesgrecquesetromainesquimarqualespremièresannéesdecesiècle.Malgrélebruitquefaisaientquelquesmaraîchersattardéspassantaugaloppourserendreàlagrandehalle,cetteruesiagitéeavaitalorsuncalmedontlamagien'estconnuequedeceuxquionterrédansParisdésert,àcesheuresoùsontapage,unmomentapaisé,renaîtets'entenddanslelointaincommelagrandevoixdelamer.CetétrangejeunehommedevaitêtreaussicurieuxpourlescommerçantsduChat-qui-pelote,que le Chat-qui-pelote l'était pour lui. Une cravate éblouissante de blancheur rendait sa figuretourmentéeencorepluspâlequ'ellene l'était réellement.Le feu tour à tour sombreetpétillantquejetaientsesyeuxnoirss'harmoniaitaveclescontoursbizarresdesonvisage,avecsabouchelargeetsinueuse qui se contractait en souriant. Son front, ridé par une contrariété violente, avait quelquechosedefatal.Lefrontn'est-ilpascequisetrouvedeplusprophétiqueenl'homme?Quandceluidel'inconnuexprimait lapassion, lesplisquis'yformaientcausaientunesorted'effroipar lavigueuraveclaquelleilsseprononçaient;maislorsqu'ilreprenaitsoncalme,sifacileàtroubler,ilyrespiraitunegrâcelumineusequirendaitattrayantecettephysionomieoùlajoie,ladouleur,l'amour,lacolère,le dédain éclataient d'une manière si communicative que l'homme le plus froid en devait êtreimpressionné.Cetinconnusedépitaitsibienaumomentoùl'onouvritprécipitammentlalucarnedugrenier, qu'il n'y vit pas apparaître trois joyeuses figures rondelettes, blanches, roses, mais aussicommunesque lesont les figuresduCommercesculptéessurcertainsmonuments.Ces trois faces,encadrées par la lucarne, rappelaient les têtes d'anges bouffis semés dans les nuages quiaccompagnentlePèreéternel.Lesapprentisrespirèrentlesémanationsdelarueavecuneaviditéquidémontraitcombienl'atmosphèredeleurgrenierétaitchaudeetméphitique.Aprèsavoirindiquécesingulierfactionnaire,lecommisquiparaissaitêtreleplusjovialdisparutetrevintentenantàlamainuninstrumentdontlemétalinflexibleaétérécemmentremplacéparuncuirsouple;puistousprirentune expressionmalicieuse en regardant le badaud qu'ils aspergèrent d'une pluie fine et blanchâtredontleparfumprouvaitquelestroismentonsvenaientd'êtrerasés.Élevéssurlapointedeleurspieds

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etréfugiésaufonddeleurgrenierpourjouirdelacolèredeleurvictime,lescommiscessèrentderire en voyant l'insouciant dédain avec lequel le jeune homme secoua sonmanteau, et le profondmépris que peignit sa figure quand il leva les yeux sur la lucarne vide. En cemoment, unemainblanche et délicate fit remontervers l'imposte la partie inférieured'unedesgrossières croiséesdutroisièmeétage,aumoyendecescoulissesdontletourniquetlaissesouventtomberàl'improvistelelourdvitragequ'ildoitretenir.Lepassantfutalorsrécompensédesalongueattente.Lafigured'unejeune fille, fraîche comme un de ces blancs calices qui fleurissent au sein des eaux, se montracouronnée d'une ruche enmousseline froissée qui donnait à sa tête un air d'innocence admirable.Quoiquecouvertsd'uneétoffebrune,soncou,sesépauless'apercevaient,grâceàdelégersintersticesménagésparlesmouvementsdusommeil.Aucuneexpressiondecontrainten'altéraitnil'ingénuitédece visage, ni le calme de ces yeux immortalisés par avance dans les sublimes compositions deRaphaël:c'étaitlamêmegrâce,lamêmetranquillitédecesviergesdevenuesproverbiales.Ilexistaituncharmantcontrasteproduitparlajeunessedesjouesdecettefigure,surlaquellelesommeilavaitcomme mis en relief une surabondance de vie, et par la vieillesse de cette fenêtre massive auxcontours grossiers, dont l'appui était noir. Semblable à ces fleurs de jour qui n'ont pas encore aumatindépliéleurtuniquerouléeparlefroiddesnuits,lajeunefille,àpeineéveillée,laissaerrersesyeuxbleussurlestoitsvoisinsetregardaleciel;puis,parunesorted'habitude,ellelesbaissasurlessombresrégionsde larue,oùilsrencontrèrentaussitôtceuxdesonadorateur.Lacoquetterie lafitsansdoutesouffrird'êtrevueendéshabillé,elleseretiravivementenarrière,letourniquettoutusétourna,lacroiséeredescenditaveccetterapiditéqui,denosjours,avaluunnomodieuxàcettenaïveinventiondenosancêtres,etlavisiondisparut.Ilsemblaitàcejeunehommequelaplusbrillantedesétoilesdumatinavaitétésoudaincachéeparunnuage.

Pendantcespetitsévénements, les lourdsvolets intérieursquidéfendaient le légervitragede laboutique du Chat-qui-pelote avaient été enlevés comme par magie. La vieille porte à heurtoir futrepliée sur le mur intérieur de la maison par un serviteur vraisemblablement contemporain del'enseigne,quid'unemaintremblanteyattachalemorceaudedrapcarrésurlequelétaitbrodéensoiejaunelenomdeGuillaume,successeurdeChevrel.Ileûtétédifficileàplusd'unpassantdedevinerlegenre de commerce de monsieur Guillaume. A travers les gros barreaux de fer qui protégeaientextérieurement sa boutique, à peine y apercevait-on des paquets enveloppés de toile brune aussinombreux que des harengs quand ils traversent l'Océan. Malgré l'apparente simplicité de cettegothique façade,monsieurGuillaumeétait, de tous lesmarchandsdrapiersdeParis, celui dont lesmagasinssetrouvaienttoujourslemieuxfournis,dontlesrelationsavaientleplusd'étendue,etdontla probité commerciale était la plus exacte. Si quelques-uns de ses confrères avaient conclu desmarchésaveclegouvernement,sansavoirlaquantitédedrapvoulue,ilétaittoujoursprêtàlaleurlivrer, quelque considérable que fût le nombre de pièces soumissionnées. Le rusé négociantconnaissaitmillemanièresdes'attribuerleplusfortbénéficesanssetrouverobligé,commeeux,decourirchezdesprotecteurs,yfairedesbassessesouderichesprésents.Silesconfrèresnepouvaientle payer qu'en excellentes traites un peu longues, il indiquait son notaire comme un hommeaccommodant,etsavaitencoretirerunesecondemouturedusac,grâceàcetexpédientquifaisaitdireproverbialement aux négociants de la rue Saint-Denis:—Dieu vous garde du notaire de monsieurGuillaume! pour désigner un escompte onéreux. Le vieux négociant se trouva debout comme parmiracle, sur le seuil de sa boutique, au moment où le domestique se retira. Monsieur Guillaumeregarda la rueSaint-Denis, les boutiques voisines et le temps, commeun hommequi débarque auHavreetrevoitlaFranceaprèsunlongvoyage.Bienconvaincuquerienn'avaitchangépendantsonsommeil, il aperçut alors le passant en faction, qui, de son côté, contemplait le patriarche de ladraperie, comme Humboldt dut examiner le premier gymnote électrique qu'il vit en Amérique.

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MonsieurGuillaumeportaitdelargesculottesdeveloursnoir,desbaschinésetdessoulierscarrésàboucles d'argent. Sonhabit à pans carrés, à basques carrées, à collet carré, enveloppait son corps,légèrementvoûté,d'undrapverdâtregarnidegrandsboutonsenmétalblancmaisrougisparl'usage.Ses cheveux gris étaient si exactement aplatis et peignés sur son crâne jaune, qu'ils le faisaientressembleràunchampsillonné.Sespetitsyeuxverts,percéscommeavecunevrille, flamboyaientsousdeuxarcsmarquésd'unefaible rougeuràdéfautdesourcils.Les inquiétudesavaient tracésurson front des rides horizontales aussi nombreuses que les plis de son habit. Cette figure blêmeannonçaitlapatience,lasagessecommerciale,etl'espècedecupiditéruséequeréclamentlesaffaires.Acetteépoqueonvoyaitmoinsrarementqu'aujourd'huidecesvieillesfamillesoùseconservaient,comme de précieuses traditions, les mœurs, les costumes caractéristiques de leurs professions, etrestées aumilieu de la civilisation nouvelle comme ces débris antédiluviens retrouvés par Cuvierdans les carrières. Le chef de la famille Guillaume était un de ces notables gardiens des anciensusages:onlesurprenaitàregretterlePrévôtdesMarchands,etjamaisilneparlaitd'unjugementdutribunal de commerce sans le nommer la sentence des consuls. C'était sans doute en vertu de cescoutumesque,levélepremierdesamaison,ilattendaitdepiedfermel'arrivéedesestroiscommis,pourlesgourmanderencasderetard.CesjeunesdisciplesdeMercureneconnaissaientriendeplusredoutablequel'activitésilencieuseaveclaquellelepatronscrutaitleursvisagesetleursmouvements,lelundimatin,enyrecherchantlespreuvesoulestracesdeleursescapades.Mais,encemoment,levieux drapier ne fit aucune attention à ses apprentis. Il était occupé à chercher le motif de lasollicitudeaveclaquellelejeunehommeenbasdesoieetenmanteauportaitalternativementlesyeuxsursonenseigneetsurlesprofondeursdesonmagasin.Lejour,devenupluséclatant,permettaitd'yapercevoir le bureau grillagé, entouré de rideaux en vieille soie verte, où se tenaient les livresimmenses,oraclesmuetsdelamaison.Letropcurieuxétrangersemblaitconvoitercepetit local,yprendrelepland'unesalleàmangerlatérale,éclairéeparunvitragepratiquédansleplafond,etd'oùla famille réunie devait facilement voir, pendant ses repas, les plus légers accidents qui pouvaientarriversurleseuildelaboutique.UnsigrandamourpoursonlogisparaissaitsuspectàunnégociantquiavaitsubilerégimedelaTerreur.MonsieurGuillaumepensaitdoncasseznaturellementquecettefiguresinistreenvoulaitàlacaisseduChat-qui-pelote.Aprèsavoirdiscrètementjouiduduelmuetquiavaitlieuentresonpatronetl'inconnu,leplusâgédescommishasardadeseplacersurladalleoù étaitmonsieurGuillaume, en voyant le jeune homme contempler à la dérobée les croisées dutroisième. Il fit deux pas dans la rue, leva la tête, et crut avoir aperçu mademoiselle AugustineGuillaumequiseretiraitavecprécipitation.Mécontentdelaperspicacitédesonpremiercommis,ledrapierluilançaunregarddetravers;maistoutàcouplescraintesmutuellesquelaprésencedecepassant excitait dans l'âmedumarchand et de l'amoureux commis se calmèrent.L'inconnuhéla unfiacre qui se rendait à une place voisine, et y monta rapidement en affectant une trompeuseindifférence. Ce départ mit un certain baume dans le cœur des autres commis, assez inquiets deretrouverlavictimedeleurplaisanterie.

—Hébien,messieurs,qu'avez-vousdoncàresterlà,lesbrascroisés?ditmonsieurGuillaumeàses troisnéophytes.Mais autrefois, sarpejeu! quand j'étais chez le sieurChevrel, j'avais déjà visitéplusdedeuxpiècesdedrap.

—Ilfaisaitdoncjourdemeilleureheure,ditlesecondcommisquecettetâcheconcernait.

Levieuxnégociantneputs'empêcherdesourire.Quoiquedeuxdecestroisjeunesgens,confiésàsessoinspar leurspères,richesmanufacturiersdeLouviersetSedan,n'eussentqu'àdemandercentmillefrancspourlesavoir,lejouroùilsseraientenâgedes'établir,Guillaumecroyaitdesondevoirdelestenirsouslaféruled'unantiquedespotismeinconnudenosjoursdanslesbrillantsmagasins

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modernesdontlescommisveulentêtrerichesàtrenteans:illesfaisaittravaillercommedesnègres.Aeuxtrois,cescommissuffisaientàunebesognequiauraitmissur lesdentsdixdecesemployésdontlesybaritismeenfleaujourd'huilescolonnesdubudget.Aucunbruitnetroublaitlapaixdecettemaison solennelle, où les gonds semblaient toujours huilés, et dont lemoindremeuble avait cettepropreté respectable qui annonce un ordre et une économie sévères. Souvent, le plus espiègle descommiss'étaitamuséàécriresurlefromagedeGruyèrequ'onleurabandonnaitaudéjeuner,etqu'ilsseplaisaientàrespecter,ladatedesaréceptionprimitive.Cettemaliceetquelquesautressemblablesfaisaient parfois sourire la plus jeune des deux filles de Guillaume, la jolie vierge qui venaitd'apparaître au passant enchanté.Quoique chacun des apprentis, etmême le plus ancien, payât uneforte pension, aucun d'eux n'eût été assez hardi pour rester à la table du patron aumoment où ledessertyétaitservi.LorsquemadameGuillaumeparlaitd'accommoderlasalade,cespauvresjeunesgenstremblaientensongeantavecquelleparcimoniesaprudentemainsavaityépancherl'huile.Ilnefallait pas qu'ils s'avisassent de passer une nuit dehors, sans avoir donné longtemps à l'avance unmotifplausibleàcetteirrégularité.Chaquedimanche,etàtourderôle,deuxcommisaccompagnaientla familleGuillaumeà lamessedeSaint-Leuetauxvêpres.MesdemoisellesVirginieetAugustine,modestementvêtuesd'indienne,prenaientchacunelebrasd'uncommisetmarchaientenavant,souslesyeuxperçantsdeleurmère,quifermaitcepetitcortégedomestiqueavecsonmariaccoutuméparelle à porter deux gros paroissiens reliés en maroquin noir. Le second commis n'avait pasd'appointements.Quantàceluiquedouzeansdepersévéranceetdediscrétioninitiaientauxsecretsdelamaison,ilrecevaithuitcentsfrancsenrécompensedeseslabeurs.Acertainesfêtesdefamille,ilétaitgratifiédequelquescadeauxauxquelslamainsècheetridéedemadameGuillaumedonnaitseuledu prix: des bourses en filet, qu'elle avait soin d'emplir de coton pour faire valoir leurs dessins àjour;desbretellesfortementconditionnées,oudespairesdebasdesoiebienlourdes.Quelquefois,mais rarement, cepremierministre était admis àpartager lesplaisirs de la famille soit quand elleallait à la campagne, soit quand après des mois d'attente elle se décidait à user de son droit àdemander, en louant une loge, une pièce à laquelle Paris ne pensait plus. Quant aux deux autrescommis, la barrière de respect qui séparait jadis unmaître drapier de ses apprentis était placée sifortemententreeuxetlevieuxnégociant,qu'illeureûtétéplusfaciledevolerunepiècededrapquededérangercetteaugusteétiquette.Cette réservepeutparaître ridiculeaujourd'hui.Néanmoins,cesvieillesmaisonsétaientdesécolesdemœursetdeprobité.Lesmaîtresadoptaientleursapprentis.Lelinged'unjeunehommeétaitsoigné,réparé,quelquefoisrenouveléparlamaîtressedelamaison.Uncommistombait-ilmalade,ildevenaitl'objetdesoinsvraimentmaternels.Encasdedanger,lepatronprodiguaitsonargentpourappelerlespluscélèbresdocteurs;carilnerépondaitpasseulementdesmœurs et du savoir de ces jeunes gens à leurs parents. Si l'un d'eux, honorable par le caractère,éprouvait quelque désastre, ces vieux négociants savaient apprécier l'intelligence qu'ils avaientdéveloppée,etn'hésitaientpasàconfierlebonheurdeleursfillesàceluiauquelilsavaientpendantlongtemps confié leurs fortunes. Guillaume était un de ces hommes antiques; et s'il en avait lesridicules, il en avait toutes lesqualités.Aussi JosephLebas, sonpremier commis, orphelin et sansfortune, était-il, dans son idée, le futur épouxdeVirginie sa fille aînée.Mais Josephne partageaitpointlespenséessymétriquesdesonpatron,qui,pourunempire,n'auraitpasmariésasecondefilleavant la première. L'infortuné commis se sentait le cœur entièrement pris pour mademoiselleAugustinelacadette.Afindejustifiercettepassionquiavaitgrandisecrètement,ilestnécessairedepénétrer plus avant dans les ressorts du gouvernement absolu qui régissait la maison du vieuxmarchanddrapier.

Guillaume avait deux filles. L'aînée, mademoiselle Virginie, était tout le portrait de sa mère.MadameGuillaume,filledusieurChevrel,se tenaitsidroitesur labanquettedesoncomptoir,que

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plus d'une fois elle avait entendu des plaisants parier qu'elle y était empalée. Sa figuremaigre etlongue trahissait une dévotion outrée. Sans grâces et sansmanières aimables,madameGuillaumeornaithabituellementsatêtepresquesexagénaired'unbonnetdontlaformeétaitinvariableetgarnidebarbescommeceluid'uneveuve.Toutlevoisinagel'appelaitlasœurtourière.Saparoleétaitbrève,etses gestes avaient quelque chose desmouvements saccadés d'un télégraphe. Sonœil, clair commeceluid'unchat,semblaitenvouloiràtoutlemondedecequ'elleétaitlaide.MademoiselleVirginie,élevéecommesajeunesœursousles loisdespotiquesdeleurmère,avaitatteint l'âgedevingt-huitans. La jeunesse atténuait l'air disgracieux que sa ressemblance avec samère donnait parfois à safigure;mais la rigueurmaternelle l'avaitdotéededeuxgrandesqualitésquipouvaient toutcontre-balancer: elle était douce et patiente. Mademoiselle Augustine, à peine âgée de dix-huit ans, neressemblaitniàsonpèreniàsamère.Elleétaitdecesfillesqui,parl'absencedetoutlienphysiqueavecleursparents,fontcroireàcedictondeprude:Dieudonnelesenfants.Augustineétaitpetite,ou,pour lamieuxpeindre,mignonne.Gracieuseetpleinedecandeur,unhommedumonden'auraitpureprocher à cette charmante créature que des gestesmesquins ou certaines attitudes communes, etparfois de la gêne. Sa figure silencieuse et immobile respirait cette mélancolie passagère quis'emparedetouteslesjeunesfillestropfaiblespouroserrésisterauxvolontésd'unemère.Toujoursmodestementvêtues, lesdeuxsœursnepouvaientsatisfaire lacoquetterie innéechez la femmequepar un luxe de propreté qui leur allait àmerveille et lesmettait en harmonie avec ces comptoirsluisants,aveccesrayonssurlesquelslevieuxdomestiquenesouffraitpasungraindepoussière,aveclasimplicitéantiquedetoutcequisevoyaitautourd'elles.Obligéesparleurgenredevieàchercherdesélémentsdebonheurdansdestravauxobstinés,AugustineetVirginien'avaientdonnéjusqu'alorsqueducontentementàleurmère,quis'applaudissaitsecrètementdelaperfectionducaractèredesesdeuxfilles.Ilestfaciled'imaginerlesrésultatsdel'éducationqu'ellesavaientreçue.Élevéespourlecommerce,habituéesàn'entendrequedesraisonnementsetdescalculstristementmercantiles,n'ayantétudié que la grammaire, la tenue des livres, un peu d'histoire juive, l'histoire de France dans LeRagois, et ne lisant que les auteurs dont la lecture leur était permise par leur mère, leurs idéesn'avaientpasprisbeaucoupd'étendue;ellessavaientparfaitementtenirunménage,ellesconnaissaientleprixdeschoses,ellesappréciaientlesdifficultésquel'onéprouveàamasserl'argent,ellesétaientéconomes et portaient un grand respect aux qualités du négociant.Malgré la fortune de leur père,elles étaient aussi habiles à faire des reprises qu'à festonner; souvent leur mère parlait de leurapprendrelacuisineafinqu'ellessussentbienordonnerundîner,etpussentgronderunecuisinièreenconnaissancedecause.Ignorantlesplaisirsdumondeetvoyantcomments'écoulaitlavieexemplairedeleursparents,ellesnejetaientquebienrarementleursregardsaudelàdel'enceintedecettevieillemaisonpatrimonialequi,pourleurmère,étaitl'univers.Lesréunionsoccasionnéesparlessolennitésdefamilleformaienttoutl'avenirdeleursjoiesterrestres.QuandlegrandsalonsituéausecondétagedevaitrecevoirmadameRoguin,unedemoiselleChevrel,dequinzeansmoinsâgéequesacousineetquiportaitdesdiamants;lejeuneRabourdin,sous-chefauxFinances;monsieurCésarBirotteau,richeparfumeur, et sa femme appelée madame César; monsieur Camusot, le plus riche négociant ensoieriesdelaruedesBourdonnais;deuxoutroisvieuxbanquiers,etdesfemmesirréprochables;lesapprêtsnécessitésparlamanièredontl'argenterie,lesporcelainesdeSaxe,lesbougies,lescristauxétaient empaquetés faisaient une diversion à la vie monotone de ces trois femmes qui allaient etvenaient,ensedonnantautantdemouvementquedesreligieusespourlaréceptiond'unévêque.Puisquand,lesoir,fatiguéestoutestroisd'avoiressuyé,frotté,déballé,misenplacelesornementsdelafête, les deux jeunes filles aidaient leurmère à se coucher,madameGuillaume leur disait:—Nousn'avonsrienfaitaujourd'hui,mesenfants!Lorsque,danscesassembléessolennelles,lasœurtourièrepermettait de danser en confinant les parties de boston, de wisk et de trictrac dans sa chambre àcoucher,cetteconcessionétaitcomptéeparmilesfélicitéslesplusinespérées,etcausaitunbonheur

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égalàceluid'alleràdeuxoutroisgrandsbalsoùGuillaumemenaitsesfillesàl'époqueducarnaval.Enfin,unefoisparan,l'honnêtedrapierdonnaitunefêtepourlaquellerienn'étaitépargné.Quelqueriches et élégantes que fussent les personnes invitées, elles se gardaient bien d'ymanquer; car lesmaisons lesplus considérablesde laplace avaient recours à l'immense crédit, à la fortuneou à lavieilleexpériencedemonsieurGuillaume.Maislesdeuxfillesdecedignenégociantneprofitaientpasautantqu'onpourraitlesupposerdesenseignementsquelemondeoffreàdejeunesâmes.Ellesapportaientdanscesréunions,inscritesd'ailleurssurlecarnetd'échéancesdelamaison,desparuresdont la mesquinerie les faisait rougir. Leur manière de danser n'avait rien de remarquable, et lasurveillancematernellene leurpermettaitpasdesoutenir laconversationautrementqueparOuietNonavec leurscavaliers.Puis la loide lavieille enseigneduChat-qui-pelote leurordonnaitd'êtrerentréesàonzeheures,momentoùlesbalsetlesfêtescommencentàs'animer.Ainsileursplaisirs,enapparence assez conformes à la fortune de leur père, devenaient souvent insipides par descirconstancesquitenaientauxhabitudesetauxprincipesdecettefamille.Quantàleurviehabituelle,uneseuleobservationachèveradelapeindre.MadameGuillaumeexigeaitquesesdeuxfillesfussenthabilléesdegrandmatin,qu'ellesdescendissent tous les joursà lamêmeheure,et soumettait leursoccupations à une régularitémonastique.CependantAugustine avait reçuduhasard une âme assezélevée pour sentir le vide de cette existence. Parfois ses yeux bleus se relevaient comme pourinterrogerlesprofondeursdecetescaliersombreetdecesmagasinshumides.Aprèsavoirsondécesilencedecloître,ellesemblaitécouterdeloindeconfusesrévélationsdecetteviepassionnéequimetlessentimentsàunplushautprixqueleschoses.Encesmomentssonvisagesecolorait,sesmainsinactiveslaissaienttomberlablanchemousselinesurlechênepoliducomptoir,etbientôtsamèreluidisait d'une voix qui restait toujours aigremême dans les tons les plus doux:—Augustine! à quoipensez-vousdonc,monbijou?Peut-êtreHippolytecomtedeDouglasetleComtedeComminges,deuxromans trouvés par Augustine dans l'armoire d'une cuisinière récemment renvoyée par madameGuillaume, contribuèrent-ils à développer les idées de cette jeune fille qui les avait furtivementdévoréspendantleslonguesnuitsdel'hiverprécédent.Lesexpressionsdedésirvague,lavoixdouce,lapeaudejasminetlesyeuxbleusd'Augustineavaientdoncallumédansl'âmedupauvreLebasunamour aussi violent que respectueux. Par un caprice facile à comprendre, Augustine ne se sentaitaucungoûtpour l'orphelin:peut-être était-ceparcequ'ellene se savaitpas aimée.En revanche, leslonguesjambes,lescheveuxchâtains,lesgrossesmainsetl'encolurevigoureusedupremiercommisavaient trouvéunesecrèteadmiratricedansmademoiselleVirginie,qui,malgrésescinquantemilleécusdedot,n'étaitdemandéeenmariageparpersonne.Riendeplusnaturelquecesdeuxpassionsinverses nées dans le silence de ces comptoirs obscurs comme fleurissent des violettes dans laprofondeurd'unbois.Lamuetteetconstantecontemplationquiréunissaitlesyeuxdecesjeunesgensparunbesoinviolentdedistractionaumilieudetravauxobstinésetd'unepaixreligieuse,devaittôtoutardexciterdessentimentsd'amour.L'habitudedevoirunefigureyfaitdécouvririnsensiblementlesqualitésdel'âme,etfinitpareneffacerlesdéfauts.

—Au train dont y va cet homme, nos filles ne tarderont pas à se mettre à genoux devant unprétendu!seditmonsieurGuillaumeenlisantlepremierdécretparlequelNapoléonanticipasurlesclassesdeconscrits.

Dèscejour,désespérédevoirsafilleaînéesefaner,levieuxmarchandsesouvintd'avoirépousémademoiselleChevrelàpeuprèsdanslasituationoùsetrouvaientJosephLebasetVirginie.Quellebelleaffairequedemariersafilleetd'acquitterunedettesacrée,enrendantàunorphelinlebienfaitqu'il avait reçu jadis de son prédécesseur dans les mêmes circonstances! Agé de trente-trois ans,JosephLebaspensaitauxobstaclesquequinzeansdedifférencemettaiententreAugustineetlui.Tropperspicaced'ailleurspournepasdevinerlesdesseinsdemonsieurGuillaume,ilenconnaissaitassez

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lesprincipes inexorablespoursavoirque jamais lacadettenesemarieraitavant l'aînée.Lepauvrecommis,dontlecœurétaitaussiexcellentquesesjambesétaientlonguesetsonbusteépais,souffraitdoncensilence.

Tel était l'état des choses dans cette petite république, qui, au milieu de la rue Saint-Denis,ressemblaitassezàunesuccursaledelaTrappe.Maispourrendreuncompteexactdesévénementsextérieurscommedes sentiments, il estnécessairede remonteràquelquesmoisavant la scèneparlaquelle commence cette histoire. A la nuit tombante, un jeune homme passant devant l'obscureboutiqueduChat-qui-peloteyétaitrestéunmomentencontemplationàl'aspectd'untableauquiauraitarrêtétouslespeintresdumonde.Lemagasin,n'étantpasencoreéclairé,formaitunplannoiraufondduquel se voyait la salle àmanger dumarchand.Une lampe astrale y répandait ce jour jaune quidonne tant de grâce aux tableaux de l'école hollandaise. Le linge blanc, l'argenterie, les cristauxformaientdebrillantsaccessoiresqu'embellissaientencoredevivesoppositionsentre l'ombreet lalumière.La figure du père de famille et celle de sa femme, les visages des commis et les formespuresd'Augustine,àdeuxpasdelaquellesetenaitunegrossefillejoufflue,composaientungroupesicurieux;cestêtesétaientsioriginales,etchaquecaractèreavaituneexpressionsifranche;ondevinaitsibienlapaix,lesilenceetlamodesteviedecettefamille,que,pourunartisteaccoutuméàexprimerlanature,ilyavaitquelquechosededésespérantàvouloirrendrecettescènefortuite.Cepassantétaitun jeune peintre, qui, sept ans auparavant, avait remporté le grand prix de peinture. Il revenait deRome.Sonâmenourriedepoésie,sesyeuxrassasiésdeRaphaëletdeMichel-Ange,avaientsoifdelanaturevraie,aprèsunelonguehabitationdupayspompeuxoùl'artajetépartoutsongrandiose.Fauxoujuste,telétaitsonsentimentpersonnel.Abandonnélongtempsàlafouguedespassionsitaliennes,son cœurdemandait unede cesviergesmodestes et recueilliesque,malheureusement, il n'avait sutrouverqu'enpeintureàRome.Del'enthousiasmeimpriméàsonâmeexaltéepar le tableaunaturelqu'il contemplait, il passa naturellement à une profonde admiration pour la figure principale:Augustineparaissait pensive et nemangeait point; parunedispositionde la lampedont la lumièretombaitentièrementsursonvisage,sonbustesemblaitsemouvoirdansuncercledefeuquidétachaitplus vivement les contours de sa tête et l'illuminait d'une manière quasi surnaturelle. L'artiste lacomparainvolontairementàunangeexiléquisesouvientduciel.Unesensationpresqueinconnue,unamour limpide et bouillonnant inonda son cœur. Après être demeuré pendant un moment commeécrasésouslepoidsdesesidées,ils'arrachaàsonbonheur,rentrachezlui,nemangeapas,nedormitpoint.Lelendemain,ilentradanssonatelierpourn'ensortirqu'aprèsavoirdéposésurunetoilelamagiedecettescènedontlesouvenirl'avaitenquelquesortefanatisé.Safélicitéfutincomplètetantqu'ilnepossédapasunfidèleportraitdesonidole.IlpassaplusieursfoisdevantlamaisonduChat-qui-pelote;ilosamêmeyentreruneoudeuxfoissouslemasqued'undéguisement,afindevoirdeplus près la ravissante créature que madame Guillaume couvrait de son aile. Pendant huit moisentiers,adonnéàsonamour,àsespinceaux,ilrestainvisiblepoursesamislesplusintimes,oubliantlemonde,lapoésie,lethéâtre,lamusique,etsespluschèreshabitudes.Unmatin,Girodetforçatoutesces consignes que les artistes connaissent et savent éluder, parvint à lui, et le réveilla par cettedemande:—Que mettras-tu au Salon? L'artiste saisit la main de son ami, l'entraîne à son atelier,découvreunpetittableaudechevaletetunportrait.Aprèsunelenteetavidecontemplationdesdeuxchefs-d'œuvre, Girodet saute au cou de son camarade et l'embrasse, sans trouver de paroles. Sesémotionsnepouvaientserendrequecommeillessentait,d'âmeàâme.

—Tuesamoureux?ditGirodet.

TousdeuxsavaientquelesplusbeauxportraitsdeTitien,deRaphaëletdeLéonarddeVincisontdus à des sentiments exaltés, qui, sous diverses conditions, engendrent d'ailleurs tous les chefs-

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d'œuvre.Pourtouteréponse,lejeuneartisteinclinalatête.

—Es-tuheureuxdepouvoirêtreamoureuxici,enrevenantd'Italie!JeneteconseillepasdemettredetellesœuvresauSalon,ajoutalegrandpeintre.Vois-tu,cesdeuxtableauxn'yseraientpassentis.Cescouleursvraies,ce travailprodigieuxnepeuventpasencoreêtreappréciés, lepublicn'estplusaccoutuméàtantdeprofondeur.Lestableauxquenouspeignons,monbonami,sontdesécrans,desparavents.Tiens,faisonsplutôtdesvers,ettraduisonslesAnciens!ilyaplusdegloireàenattendre,quedenosmalheureusestoiles.

Malgrécetavischaritable,lesdeuxtoilesfurentexposées.Lascèned'intérieurfitunerévolutiondanslapeinture.Elledonnanaissanceàcestableauxdegenredontlaprodigieusequantitéimportéeàtoutes nos expositions, pourrait faire croire qu'ils s'obtiennent par des procédés purementmécaniques.Quantauportrait,ilestpeud'artistesquinegardentlesouvenirdecettetoilevivanteàlaquellelepublic,quelquefoisjusteenmasse,laissalacouronnequeGirodetyplaçalui-même.Lesdeux tableaux furent entourés d'une foule immense. On s'y tua, comme disent les femmes. Desspéculateurs, desgrands seigneurs couvrirent cesdeux toilesdedoublesnapoléons, l'artiste refusaobstinémentdelesvendre,etrefusad'enfairedescopies.Onluioffritunesommeénormepourleslaissergraver, lesmarchandsnefurentpasplusheureuxquene l'avaientété lesamateurs.Quoiquecette aventure fît du bruit dans lemonde, elle n'était pas de nature à parvenir au fond de la petiteThébaïdedelarueSaint-Denis.Néanmoins,envenantfaireunevisiteàmadameGuillaume,lafemmedunotaireparladel'expositiondevantAugustine,qu'elleaimaitbeaucoup,etluienexpliqualebut.Lebabil de madame Roguin inspira naturellement à Augustine le désir de voir les tableaux, et lahardiessededemandersecrètementàsacousinedel'accompagnerauLouvre.Lacousineréussitdanslanégociationqu'elleentamaauprèsdemadameGuillaume,pourobtenirlapermissiond'arrachersapetitecousineàsestristestravauxpendantenvirondeuxheures.Lajeunefillepénétradonc,àtraverslafoule,jusqu'autableaucouronné.Unfrissonlafittremblercommeunefeuilledebouleau,quandelle se reconnut.Elle eutpeur et regarda autourd'ellepour rejoindremadameRoguin,dequi elleavait été séparée par un flot de monde. En ce moment ses yeux effrayés rencontrèrent la figureenflammée du jeune peintre. Elle se rappela tout à coup la physionomie d'un promeneur que,curieuse,elleavaitsouventremarqué,encroyantquec'étaitunnouveauvoisin.

—Vousvoyezcequel'amourm'afaitfaire,ditl'artisteàl'oreilledelatimidecréaturequirestatoutépouvantéedecesparoles.

Elle trouva un courage surnaturel pour fendre la presse, et pour rejoindre sa cousine encoreoccupéeàpercerlamassedumondequil'empêchaitd'arriverjusqu'autableau.

—Vousseriezétouffée,s'écriaAugustine,partons!

Mais il se rencontre, au Salon, certains moments pendant lesquels deux femmes ne sont pastoujours libresdediriger leurspasdans lesgaleries.MademoiselleGuillaumeet sacousine furentpoussées àquelquespasdu second tableau,par suitedesmouvements irréguliersque la foule leurimprima.Lehasardvoulutqu'elleseussentlafacilitéd'approcherensembledelatoileillustréeparlamode,d'accordcettefoisavecletalent.Lafemmedunotairefituneexclamationdesurpriseperduedans le brouhaha et les bourdonnements de la foule; mais Augustine pleura involontairement àl'aspectdecettemerveilleusescène.Puis,parunsentimentpresqueinexplicable,ellemitundoigtsurseslèvresenapercevantàdeuxpasd'ellelafigureextatiquedujeuneartiste.L'inconnuréponditparun signe de tête et désignamadameRoguin, comme un trouble-fête, afin demontrer à Augustinequ'elleétaitcomprise.Cettepantomimejetacommeunbrasierdanslecorpsdelapauvrefillequise

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trouvacriminelle,ensefigurantqu'ilvenaitdeseconclureunpacteentreelleetl'artiste.Unechaleurétouffante, le continuel aspect des plus brillantes toilettes, et l'étourdissement que produisait surAugustinelavéritédescouleurs,lamultitudedesfiguresvivantesoupeintes,laprofusiondescadresd'or, lui firent éprouver une espèce d'enivrement qui redoubla ses craintes. Elle se serait peut-êtreévanouie, si,malgrécechaosde sensations, ilne s'était élevéau fondde soncœurune jouissanceinconnue qui vivifia tout son être. Néanmoins, elle se crut sous l'empire de ce démon dont lesterribles piéges lui étaient prédits par la voix tonnante des prédicateurs. Cemoment fut pour ellecommeunmomentde folie.Elle sevit accompagnée jusqu'à lavoiturede sacousinepar ce jeunehommeresplendissantdebonheuretd'amour.Enproieàuneirritationtoutenouvelle,àuneivressequilalivraitenquelquesorteàlanature,Augustineécoutalavoixéloquentedesoncœur,etregardaplusieursfoislejeunepeintreenlaissantparaîtreletroubledontelleétaitsaisie.Jamaisl'incarnatdeses jouesn'avait formédeplusvigoureuxcontrastesavec lablancheurdesapeau.L'artisteaperçutalorscettebeautédanstoutesafleur,cettepudeurdanstoutesagloire.Augustineéprouvaunesortedejoiemêlée de terreur, en pensant que sa présence causait la félicité de celui dont le nom était surtoutes les lèvres,dont le talentdonnait l'immortalitéàdepassagères images.Elleétaitaimée! il luiétaitimpossibled'endouter.Quandellenevitplusl'artiste,elleentenditencoreretentirdanssoncœurcesparolessimples:—«Vousvoyezceque l'amourm'a fait faire.»Et lespalpitationsdevenuesplusprofondesluisemblèrentunedouleur,tantsonsangplusardentréveilladanssoncorpsdepuissancesinconnues. Elle feignit d'avoir un grand mal de tête pour éviter de répondre aux questions de sacousine relativement aux tableaux;mais, au retour,madameRoguin ne put s'empêcher de parler àmadameGuillaumede lacélébritéobtenuepar leChat-qui-pelote,etAugustine tremblade toussesmembres en entendant dire à samère qu'elle irait au Salon pour y voir samaison. La jeune filleinsistadenouveausursasouffrance,etobtintlapermissiond'allersecoucher.

—Voilàcequ'ongagneàtouscesspectacles,s'écriamonsieurGuillaume,desmauxdetête.Est-cedoncbienamusantdevoirenpeinturecequ'onrencontretouslesjoursdansnotrerue!Nemeparlezpas de ces artistes qui sont, comme vos auteurs, des meurt-de-faim. Que diable ont-ils besoin deprendremamaisonpourlavilipenderdansleurstableaux?

—Celapourranousfairevendrequelquesaunesdedrapdeplus,ditJosephLebas.

Cetteobservationn'empêchapasquelesartsetlapenséenefussentcondamnésencoreunefoisautribunal duNégoce.Comme on doit bien le penser, ces discours ne donnèrent pas grand espoir àAugustine.Elleeuttoutelanuitpourselivreràlapremièreméditationdel'amour.Lesévénementsdecette journée furent comme un songe qu'elle se plut à reproduire dans sa pensée. Elle s'initia auxcraintes,auxespérances,auxremords,à toutescesondulationsdesentimentquidevaientberceruncœursimpleettimidecommelesien.Quelvideellereconnutdanscettenoiremaison,etqueltrésorelletrouvadanssonâme!Êtrelafemmed'unhommedetalent,partagersagloire!Quelsravagescetteidéenedevait-ellepasfaireaucœurd'uneenfantélevéeauseindecettefamille!Quelleespérancenedevait-ellepaséveillerchezunejeunepersonnequi,nourriejusqu'alorsdeprincipesvulgaires,avaitdésiréunevieélégante!Unrayondesoleilétaittombédanscetteprison.Augustineaimatoutàcoup.Enelletantdesentimentsétaientflattésàlafois,qu'ellesuccombasansriencalculer.Adix-huitans,l'amournejette-t-ilpassonprismeentrelemondeetlesyeuxd'unejeunefille!Incapablededevinerles rudeschocsqui résultentde l'allianced'une femmeaimanteavecunhommed'imagination,ellecrutêtreappeléeàfairelebonheurdecelui-ci,sansapercevoiraucunedisparateentreelleetlui.Pourelle le présent fut tout l'avenir.Quand le lendemain son père et samère revinrent du Salon, leursfiguresattristéesannoncèrentquelquedésappointement.D'abord,lesdeuxtableauxavaientétéretiréspar le peintre; puis madame Guillaume avait perdu son châle de cachemire. Apprendre que les

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tableaux venaient de disparaître après sa visite au Salon fut pour Augustine la révélation d'unedélicatessedesentimentquelesfemmessaventtoujoursapprécier,mêmeinstinctivement.

Lematinoù,rentrantd'unbal,ThéodoredeSommervieux,telétaitlenomquelarenomméeavaitapporté dans le cœur d'Augustine, fut aspergé par les commis du Chat-qui-pelote pendant qu'ilattendaitl'apparitiondesanaïveamie,quinelesavaitcertespaslà,lesdeuxamantssevoyaientpourla quatrième fois seulement depuis la scène du Salon. Les obstacles que le régime de la maisonGuillaume opposait au caractère fougueux de l'artiste, donnaient à sa passion pourAugustine uneviolence facile à concevoir. Comment aborder une jeune fille assise dans un comptoir entre deuxfemmestellesquemademoiselleVirginieetmadameGuillaume?Commentcorrespondreavecelle,quand sa mère ne la quittait jamais? Habile, comme tous les amants, à se forger des malheurs,Théodoresecréaitunrivaldansl'undescommis,etmettaitlesautresdanslesintérêtsdesonrival.S'il échappait à tantd'Argus, il sevoyait échouant sous lesyeux sévèresduvieuxnégociantoudemadame Guillaume. Partout des barrières, partout le désespoir! La violence même de sa passionempêchaitlejeunepeintredetrouvercesexpédientsingénieuxqui,chezlesprisonnierscommechezlesamants,semblentêtrelederniereffortdelaraisonéchaufféeparunsauvagebesoindelibertéouparlefeudel'amour.Théodoretournaitalorsdanslequartieravecl'activitéd'unfou,commesi lemouvementpouvait lui suggérerdes ruses.Après s'êtrebien tourmenté l'imagination, il inventadegagneràprixd'orlaservantejoufflue.Quelqueslettresfurentdoncéchangéesdeloinenloinpendantla quinzaine qui suivit lamalencontreusematinée oùmonsieurGuillaume et Théodore s'étaient sibienexaminés.

Encemoment,lesdeuxjeunesgensétaientconvenusdesevoiràunecertaineheuredujouretledimanche,àSaint-Leu,pendantlamesseetlesvêpres.AugustineavaitenvoyéàsoncherThéodorelaliste des parents et des amis de la famille, chez lesquels le jeune peintre tâcha d'avoir accès afind'intéresser à ses amoureuses pensées, s'il était possible, une de ces âmes occupées d'argent, decommerce,etauxquellesunepassionvéritabledevaitsemblerlaspéculationlaplusmonstrueuse,unespéculationinouïe.D'ailleurs,riennechangeadansleshabitudesduChat-qui-pelote.SiAugustinefutdistraite, si, contre toute espèce d'obéissance aux lois de la charte domestique, elle monta à sachambrepouryaller,grâceàunpotdefleurs,établirdessignaux;siellesoupira,siellepensaenfin,personne,pasmêmesamère,nes'enaperçut.Cettecirconstancecauseraquelquesurpriseàceuxquiaurontcomprisl'espritdecettemaison,oùunepenséeentachéedepoésiedevaitproduireuncontrasteavec les êtres et les choses, où personne ne pouvait se permettre ni un geste, ni un regard qui nefussentvusetanalysés.Cependantriendeplusnaturel: levaisseausi tranquillequinaviguaitsur lamer orageuse de la place de Paris, sous le pavillon duChat-qui-pelote, était la proie d'une de cestempêtesqu'onpourraitnommeréquinoxialesàcausedeleurretourpériodique.Depuisquinzejours,les quatre hommes de l'équipage, madame Guillaume et mademoiselle Virginie s'adonnaient à cetravailexcessifdésignésouslenomd'inventaire.Onremuaittouslesballotsetl'onvérifiaitl'aunagedes pièces pour s'assurer de la valeur exacte du coupon. On examinait soigneusement la carteappendue au paquet pour reconnaître en quel temps les draps avaient été achetés.On fixait le prixactuel. Toujours debout, son aune à la main, la plume derrière l'oreille, monsieur Guillaumeressemblait à un capitaine commandant la manœuvre. Sa voix aiguë, passant par un judas pourinterroger laprofondeurdesécoutillesdumagasind'enbas,faisaitentendrecesbarbares locutionsducommerce, quine s'exprimequepar énigmes:—Combiend'H-N-Z?—Enlevé.—Que reste-t-il deQ-X?—Deuxaunes.—Quelprix?—Cinq-cinq-trois.—PortezàtroisAtoutJ-J,toutM-P,etlerestedeV-D-O.Milleautresphrasestoutaussiintelligiblesronflaientàtraverslescomptoirscommedesversdelapoésiemodernequedesromantiquesseseraientcitésafind'entretenirleurenthousiasmepourundeleurspoëtes.Lesoir,Guillaume,enferméavecsoncommisetsafemme,soldaitlescomptes,

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portaitànouveau,écrivaitauxretardataires,etdressaitdesfactures.Toustroispréparaientcetravailimmensedontlerésultattenaitsuruncarrédepapiertellière,etprouvaitàlamaisonGuillaumequ'ilexistaittantenargent,tantenmarchandises,tantentraitesetbillets;qu'ellenedevaitpasunsou,qu'illuiétaitdûcentoudeuxcentmillefrancs;quelecapitalavaitaugmenté;quelesfermes,lesmaisons,les rentes allaient être ou arrondies, ou réparées, ou doublées. De là résultait la nécessité derecommenceravecplusd'ardeurquejamaisàramasserdenouveauxécus,sansqu'ilvîntentêteàcescourageusesfourmisdesedemander:Aquoibon?

A la faveurdece tumulteannuel, l'heureuseAugustineéchappait à l'investigationde sesArgus.Enfin,unsamedisoir,laclôturedel'inventaireeutlieu.Leschiffresdutotalactifoffrirentassezdezérospourqu'encettecirconstanceGuillaume levât laconsignesévèrequi régnait toute l'annéeaudessert.Lesournoisdrapiersefrottalesmains,etpermitàsescommisderesteràsatable.Apeinechacundeshommesdel'équipageachevait-ilsonpetitverred'uneliqueurdeménage,onentenditleroulement d'unevoiture.La famille alla voirCendrillon auxVariétés, tandis que les deuxdernierscommisreçurentchacununécudesixfrancsetlapermissiond'alleroùbonleursemblerait,pourvuqu'ilsfussentrentrésàminuit.Malgrécettedébauche,ledimanchematin,levieuxmarchanddrapierfitsabarbedèssixheures,endossasonhabitmarrondontlessuperbesrefletsluicausaienttoujourslemêmecontentement, ilattachalesbouclesd'orauxoreillesdesonampleculottedesoie;puis,verssept heures, aumoment où tout dormait encore dans lamaison, il se dirigea vers le petit cabinetattenantàsonmagasindupremierétage.Lejouryvenaitd'unecroiséearméedegrosbarreauxdefer,etquidonnaitsurunepetitecourcarréeforméedemurssinoirsqu'elleressemblaitassezàunpuits.Levieuxnégociantouvritlui-mêmecesvoletsgarnisdetôlequ'ilconnaissaitsibien,etrelevaunemoitiéduvitrageen le faisantglisserdanssacoulisse.L'airglacéde lacourvint rafraîchir lachaude atmosphère de ce cabinet, qui exhalait l'odeur particulière aux bureaux. Lemarchand restadebout,lamainposéesurlebrascrasseuxd'unfauteuildecannedoublédemaroquindontlacouleurprimitiveétaiteffacée,ilsemblaithésiteràs'yasseoir.Ilregardad'unairattendrilebureauàdoublepupitre,oùlaplacedesafemmesetrouvaitménagée,danslecôtéopposéàlasienne,parunepetitearcadepratiquéedanslemur.Ilcontemplalescartonsnumérotés,lesficelles,lesustensiles,lesfersàmarquer le drap, la caisse, objets d'une origine immémoriale, et crut se revoir devant l'ombreévoquéedusieurChevrel.Ilavançalemêmetabouretsur lequel ils'était jadisassisenprésencedesondéfuntpatron.Cetabouretgarnidecuirnoir,etdontlecrins'échappaitdepuislongtempsparlescoins,maissansseperdre, il leplaçad'unemain tremblanteaumêmeendroitoùsonprédécesseurl'avaitmis;puis,dansuneagitationdifficileàdécrire,iltiralasonnettequicorrespondaitauchevetdulitdeJosephLebas.Quandcecoupdécisifeutétéfrappé,levieillard,pourquicessouvenirsfurentsans doute trop lourds, prit trois ou quatre lettres de change qui lui avaient été présentées, et lesregardasanslesvoir,quandJosephLebassemontrasoudain.

—Asseyez-vouslà,luiditGuillaumeenluidésignantletabouret.

Commejamais levieuxmaître-drapiern'avaitfaitasseoirsoncommisdevant lui,JosephLebastressaillit.

—Quepensez-vousdecestraites?demandaGuillaume.

—Ellesneserontpaspayées.

—Comment?

—Maisj'aisuqu'avant-hierÉtienneetcompagnieontfaitleurspaiementsenor.

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—Oh! oh! s'écria le drapier, il faut être bienmalade pour laisser voir sa bile. Parlons d'autrechose.Joseph,l'inventaireestfini.

—Oui,monsieur,etledividendeestundesplusbeauxquevousayezeus.

—Ne vous servez donc pas de ces nouveauxmots! Dites le produit, Joseph. Savez-vous, mongarçon,quec'estunpeuàvousquenousdevonscesrésultats?aussi,neveux-jeplusquevousayezd'appointements. Madame Guillaume m'a donné l'idée de vous offrir un intérêt. Hein, Joseph!Guillaume et Lebas, ces mots ne feraient-ils pas une belle raison sociale? On pourrait mettre etcompagniepourarrondirlasignature.

Les larmes vinrent aux yeux de Joseph Lebas, qui s'efforça de les cacher.—Ah, monsieurGuillaume!commentai-jepuméritertantdebontés?Jenefaisquemondevoir.C'étaitdéjàtantquedevousintéresseràunpauvreorph...

Ilbrossaitleparementdesamanchegaucheaveclamanchedroite,etn'osaitregarderlevieillardqui souriaitenpensantquecemodeste jeunehommeavait sansdoutebesoin,comme luiautrefois,d'êtreencouragépourrendrel'explicationcomplète.

—Cependant,repritlepèredeVirginie,vousneméritezpasbeaucoupcettefaveur,Joseph!Vousnemettezpasenmoiautantdeconfiancequej'enmetsenvous.(Lecommisrelevabrusquementlatête.)—Vousavezlesecretdelacaisse.Depuisdeuxansjevousaiditpresquetoutesmesaffaires.Jevousaifaitvoyagerenfabrique.Enfin,pourvous, jen'airiensur lecœur.Maisvous?...vousavezune inclination, et ne m'en avez pas touché un seul mot. (Joseph Lebas rougit.)—Ah! ah! s'écriaGuillaume,vouspensiezdonctromperunvieuxrenardcommemoi?Moi!àquivousavezvudevinerlafailliteLecoq!

—Comment,monsieur? répondit JosephLebas en examinant son patron avec autant d'attentionquesonpatronl'examinait,comment,voussauriezquij'aime?

—Jesaistout,vaurien,luiditlerespectableetrusémarchandenluitordantleboutdel'oreille.Etjepardonne,j'aifaitdemême.

—Etvousmel'accorderiez?

—Oui,aveccinquantemilleécus,etjet'enlaisseraiautant,etnousmarcheronssurnouveauxfraisavec une nouvelle raison sociale. Nous brasserons encore des affaires, garçon, s'écria le vieuxmarchandens'exaltant,selevantetagitantsesbras.Vois-tu,mongendre,iln'yaquelecommerce!Ceux qui se demandent quels plaisirs on y trouve sont des imbéciles. Être à la piste des affaires,savoirgouvernersurlaplace,attendreavecanxiété,commeaujeu,silesÉtienneetcompagniefontfaillite,voirpasserunrégimentdelagardeimpérialehabillédenotredrap,donneruncrocenjambeauvoisin, loyalements'entend!fabriqueràmeilleurmarchéquelesautres;suivreuneaffairequ'onébauche,quicommence,grandit,chancelleetréussit,connaîtrecommeunministredelapolicetousles ressorts des maisons de commerce pour ne pas faire fausse route; se tenir debout devant lesnaufrages;avoirdesamis,parcorrespondance,danstouteslesvillesmanufacturières,n'est-cepasunjeuperpétuel, Joseph?Mais c'est vivre, ça! Jemourrai dans ce tracas-là, comme le vieuxChevrel,n'en prenant cependant plus qu'àmon aise.Dans la chaleur de sa plus forte improvisation, le pèreGuillaumen'avaitpresquepasregardésoncommisquipleuraitàchaudeslarmes.—Ehbien!Joseph,monpauvregarçon,qu'as-tudonc?

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—Ah!jel'aimetant,tant,monsieurGuillaume,quelecœurmemanque,jecrois...

—Ehbien!garçon,ditlemarchandattendri,tuesplusheureuxquetunecrois,sarpejeu,carellet'aime.Jelesais,moi!

Etilclignasesdeuxpetitsyeuxvertsenregardantsoncommis.

—Mademoiselle Augustine, mademoiselle Augustine! s'écria Joseph Lebas dans sonenthousiasme.

Ilallaits'élancerhorsducabinet,quandilsesentitarrêtéparunbrasdefer,etsonpatronstupéfaitleramenavigoureusementdevantlui.

—Qu'est-cequefaitdoncAugustinedanscetteaffaire-là?demandaGuillaumedontlavoixglaçasur-le-champlemalheureuxJosephLebas.

—N'est-cepaselle...que...j'aime?ditlecommisenbalbutiant.

Déconcertédesondéfautdeperspicacité,Guillaumeserassitetmitsatêtepointuedanssesdeuxmains pour réfléchir à la bizarre position dans laquelle il se trouvait. JosephLebas honteux et audésespoirrestadebout.

—Joseph,repritlenégociantavecunedignitéfroide,jevousparlaisdeVirginie.L'amournesecommandepas, je le sais. Je connais votre discrétion, nous oublierons cela. Je nemarierai jamaisAugustineavantVirginie.Votreintérêtseradedixpourcent.

Le commis, auquel l'amour donna je ne sais quel degré de courage et d'éloquence, joignit lesmains,pritlaparole,parlapendantunquartd'heureàGuillaumeavectantdechaleuretdesensibilité,que la situationchangea.S'il s'était agid'uneaffairecommerciale, levieuxnégociantaurait eudesrègles fixes pour prendre une résolution; mais, jeté à mille lieues du commerce, sur la mer dessentiments,etsansboussole, il flotta irrésoludevantunévénementsioriginal, sedisait-il.Entraînéparsabonténaturelle,ilbattitunpeulacampagne.

—Et,diantre,Joseph, tun'espassanssavoirque j'aieumesdeuxenfantsàdixansdedistance!MademoiselleChevreln'étaitpasbelle,ellen'acependantpasàseplaindredemoi.Faisdonccommemoi.Enfin, nepleurepas, es-tu bête?Queveux-tu? cela s'arrangerapeut-être, nousverrons. Il y atoujoursmoyendesetirerd'affaire.NousautreshommesnousnesommespastoujourscommedesCéladonspournosfemmes.Tum'entends?MadameGuillaumeestdévote,et...Allons,sarpejeu,monenfant,donnecematinlebrasàAugustinepouralleràlamesse.

Tellesfurent lesphrases jetéesà l'aventureparGuillaume.Laconclusionqui les terminait ravitl'amoureuxcommis:ilsongeaitdéjàpourmademoiselleVirginieàl'undesesamis,quandilsortitducabinetenfuméenserrant lamaindesonfuturbeau-père,aprèsluiavoirdit,d'unpetitairentendu,quetouts'arrangeraitaumieux.

—QuevapensermadameGuillaume?Cette idée tourmentaprodigieusement lebravenégociantquandilfutseul.

Au déjeuner, madame Guillaume et Virginie, auxquelles le marchand-drapier avait laisséprovisoirement ignorer son désappointement, regardèrent assez malicieusement Joseph Lebas quirestagrandementembarrassé.Lapudeurducommisluiconcilial'amitiédesabelle-mère.Lamatrone

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redevint si gaie qu'elle regarda monsieur Guillaume en souriant, et se permit quelques petitesplaisanteriesd'unusageimmémorialdanscesinnocentesfamilles.Ellemitenquestionlaconformitéde la taille de Virginie et de celle de Joseph, pour leur demander de se mesurer. Ces niaiseriespréparatoires attirèrent quelques nuages sur le front du chef de famille, et il affichamême un telamourpourledécorum,qu'ilordonnaàAugustinedeprendrelebrasdupremiercommisenallantàSaint-Leu.MadameGuillaume,étonnéedecettedélicatessemasculine,honorasonmarid'unsignedetêted'approbation.Lecortégepartitdoncdelamaisondansunordrequinepouvaitsuggéreraucuneinterprétationmalicieuseauxvoisins.

—Ne trouvez-vous pas,mademoiselleAugustine, disait le commis en tremblant, que la femmed'unnégociantquiaunboncrédit,commemonsieurGuillaume,parexemple,pourraits'amuserunpeuplusquenes'amusemadamevotremère,pourraitporterdesdiamants,allerenvoiture?Oh!moi,d'abord, si je me mariais, je voudrais avoir toute la peine, et voir ma femme heureuse. Je ne lamettrais pas dans mon comptoir. Voyez-vous, dans la draperie, les femmes n'y sont plus aussinécessaires qu'elles l'étaient autrefois.Monsieur Guillaume a eu raison d'agir comme il a fait, etd'ailleurs c'était le goût de son épouse. Mais qu'une femme sache donner un coup de main à lacomptabilité, à la correspondance, au détail, aux commandes, à sonménage, afin de ne pas resteroisive, c'est tout. A sept heures, quand la boutique serait fermée, moi je m'amuserais, j'irais auspectacleetdanslemonde.Maisvousnem'écoutezpas.

—Sifait,monsieurJoseph.Quedites-vousdelapeinture?C'estlàunbelétat.

—Oui,jeconnaisunmaîtrepeintreenbâtiment,monsieurLourdois,quiadesécus.

Endevisant ainsi, la famille atteignit l'églisedeSaint-Leu.Là,madameGuillaume retrouva sesdroits,etfitmettre,pourlapremièrefois,Augustineàcôtéd'elle.Virginiepritplacesurlaquatrièmechaise à côté de Lebas. Pendant le prône, tout alla bien entre Augustine et Théodore qui, deboutderrièreunpilier,priaitsamadoneavecferveur;maisaulever-Dieu,madameGuillaumes'aperçut,un peu tard, que sa fille Augustine tenait son livre de messe au rebours. Elle se disposait à lagourmander vigoureusement, quand, rabaissant son voile, elle interrompit sa lecture et se mit àregarderdans ladirectionqu'affectionnaient lesyeuxdesa fille.A l'aidedesesbesicles,ellevit lejeuneartistedontl'élégancemondaineannonçaitplutôtquelquecapitainedecavalerieencongé,qu'unnégociant du quartier. Il est difficile d'imaginer l'état violent dans lequel se trouva madameGuillaume, qui se flattait d'avoir parfaitement élevé ses filles, en reconnaissant dans le cœurd'Augustineunamourclandestindontledangerluifutexagéréparsapruderieetsonignorance.Ellecrutsafillegangrenéejusqu'aucœur.

—Tenezd'abordvotrelivreàl'endroit,mademoiselle,dit-elleàvoixbassemaisentremblantdecolère. Elle arracha vivement le Paroissien accusateur, et le remit demanière à ce que les lettresfussentdansleursensnaturel.—N'ayezpaslemalheurdeleverlesyeuxautrepartquesurvosprières,ajouta-t-elle,autrement,vousauriezaffaireàmoi.Aprèslamesse,votrepèreetmoinousauronsàvousparler.

Cesparoles furentcommeuncoupde foudrepour lapauvreAugustine.Elle se sentitdéfaillir;maiscombattueentreladouleurqu'elleéprouvaitetlacraintedefaireunesclandredansl'église,elleeutlecouragedecachersesangoisses.Cependant,ilétaitfacilededevinerl'étatviolentdesonâmeenvoyant sonParoissien trembleretdes larmes tomber surchacunedespagesqu'elle tournait.Auregardenflamméquelui lançamadameGuillaume,l'artistevit lepériloùtombaientsesamours,etsortit,laragedanslecœur,décidéàtoutoser.

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—Allezdansvotrechambre,mademoiselle!ditmadameGuillaumeàsafilleenrentrantaulogis;nousvousferonsappeler;etsurtout,nevousavisezpasd'ensortir.

Laconférencequelesdeuxépouxeurentensemblefutsisecrète,querienn'entranspirad'abord.Cependant, Virginie, qui avait encouragé sa sœur par mille douces représentations, poussa lacomplaisancejusqu'àseglisserauprèsdelaportedelachambreàcoucherdesamère,chezlaquelleladiscussionavaitlieu,pouryrecueillirquelquesphrases.Aupremiervoyagequ'ellefitdutroisièmeausecondétage,elleentenditsonpèrequis'écriait:—Madame,vousvoulezdonctuervotrefille?

—Mapauvreenfant,ditVirginieàsasœuréplorée,papaprendtadéfense!

—Etqueveulent-ilsfaireàThéodore?demandal'innocentecréature.

LacurieuseVirginieredescenditalors;maiscettefoisellerestaplus longtemps:elleappritqueLebasaimaitAugustine.Ilétaitécritque,danscettemémorablejournée,unemaisonordinairementsicalme serait un enfer. Monsieur Guillaume désespéra Joseph Lebas en lui confiant l'amourd'Augustinepourunétranger.Lebas,quiavaitavertisonamidedemandermademoiselleVirginieenmariage,vitsesespérancesrenversées.MademoiselleVirginie,accabléedesavoirqueJosephl'avaiten quelque sorte refusée, fut prise d'une migraine. La zizanie semée entre les deux époux parl'explicationquemonsieuretmadameGuillaumeavaienteueensemble,etoù,pourlatroisièmefoisde leur vie, ils se trouvèrent d'opinions différentes, se manifesta d'une manière terrible. Enfin, àquatreheuresaprèsmidi,Augustine,pâle,tremblanteetlesyeuxrouges,comparutdevantsonpèreetsa mère. La pauvre enfant raconta naïvement la trop courte histoire de ses amours. Rassurée parl'allocutiondesonpère,qui luiavaitpromisdel'écouterensilence,elleprituncertaincourageenprononçant devant ses parents le nom de son cher Théodore de Sommervieux, et en fitmalicieusementsonner laparticulearistocratique.Ense livrantaucharmeinconnudeparlerdesessentiments, elle trouva assez de hardiesse pour déclarer avec une innocente fermeté qu'elle aimaitmonsieurdeSommervieux,qu'elleleluiavaitécrit,etajouta,leslarmesauxyeux:—Ceseraitfairemonmalheurquedemesacrifieràunautre.

—Mais, Augustine, vous ne savez donc pas ce que c'est qu'un peintre? s'écria sa mère avechorreur.

—MadameGuillaume!dit levieuxpèreen imposantsilenceàsa femme.—Augustine,dit-il, lesartistes sont en général des meurt-de-faim. Ils sont trop dépensiers pour ne pas être toujours demauvais sujets. J'ai fourni feuM. JosephVernet, feuM.Lekainet feuM.Noverre.Ah! si tu savaiscombienceM.Noverre,M.lechevalierdeSaint-Georges,etsurtoutM.Philidor,ontjouédetoursàce pauvre père Chevrel! Ce sont de drôles de corps, je le sais bien. Ça vous a tous un babil, desmanières...Ah!jamaistonmonsieurSumer...Somm...

—DeSommervieux,monpère!

—Ehbien!deSommervieux,soit!jamaisiln'auraétéaussiagréableavectoiqueM.lechevalierdeSaint-Georgeslefutavecmoi,lejouroùj'obtinsunesentencedesconsulscontrelui.Aussiétait-cedesgensdequalitéd'autrefois.

—Mais,monpère,monsieurThéodoreestnoble,etm'aécritqu'ilétaitriche.Sonpères'appelaitlechevalierdeSommervieuxavantlarévolution.

Acesparoles,monsieurGuillaumeregardasaterriblemoitié,qui,enfemmecontrariée,frappait

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le plancher du bout du pied et gardait un morne silence. Elle évitait même de jeter ses yeuxcourroucés sur Augustine, et semblait laisser à monsieur Guillaume toute la responsabilité d'uneaffairesigrave,puisquesesavisn'étaientpasécoutés.Cependant,malgrésonflegmeapparent,quandellevitsonmariprenantsidoucementsonpartisurunecatastrophequin'avaitriendecommercial,elles'écria:—Envérité,monsieur,vousêtesd'unefaiblesseavecvosfilles...mais...

Lebruitd'unevoiturequis'arrêtaitàlaporteinterrompittoutàcouplamercurialequelevieuxnégociant redoutait déjà. En un moment, madame Roguin se trouva au milieu de la chambre, et,regardant les troisacteursdecette scènedomestique:—Jesais tout,macousine,dit-elled'unairdeprotection.

MadameRoguinavaitundéfaut,celuidecroirequelafemmed'unnotairedeParispouvaitjouerlerôled'unepetitemaîtresse.

—Jesaistout,répéta-t-elle,etjeviensdansl'archedeNoé,commelacolombe,aveclabranched'olivier.J'ailucetteallégoriedansleGénieduChristianisme,dit-elleenseretournantversmadameGuillaume, la comparaison doit vous plaire, ma cousine. Savez-vous, ajouta-t-elle en souriant àAugustine,quecemonsieurdeSommervieuxestunhommecharmant? Ilm'adonnécematinmonportraitfaitdemaindemaître.Celavautaumoinssixmillefrancs.

Acesmots,ellefrappadoucementsurlesbrasdemonsieurGuillaume.Levieuxnégociantneputs'empêcherdefaireavecseslèvresunegrossemouequiluiétaitparticulière.

—JeconnaisbeaucoupmonsieurdeSommervieux, reprit la colombe.Depuisunequinzainedejoursilvientàmessoirées,ilenfaitlecharme.Ilm'acontétoutessespeinesetm'aprisepouravocat.Jesaisdecematinqu'iladoreAugustine,etill'aura.Ah!cousine,n'agitezpasainsilatêteensignederefus.Apprenezqu'ilseracréébaron,etqu'ilvientd'êtrenomméchevalierdelaLégion-d'Honneurpar l'empereur lui-même,auSalon.Roguinestdevenusonnotaireet connaît sesaffaires.Ehbien!monsieurdeSommervieuxpossèdeenbonsbiensausoleildouzemille livresderente.Savez-vousquelebeau-pèred'unhommecommeluipeutdevenirquelquechose,mairedesonarrondissement,parexemple!N'avez-vouspasvumonsieurDupontêtrefaitcomtedel'empireetsénateurpourêtrevenu,ensaqualitédemaire,complimenterl'empereursursonentréeàVienne.Oh!cemariage-làsefera. Je l'adore,moi, ce bon jeune homme. Sa conduite envers Augustine ne se voit que dans lesromans.Va,mapetite,tuserasheureuse,ettoutlemondevoudraitêtreàtaplace.J'aichezmoi,àmessoirées, madame la duchesse de Carigliano qui raffole de monsieur de Sommervieux. Quelquesméchanteslanguesdisentqu'ellenevientchezmoiquepourlui,commesiuneduchessed'hierétaitdéplacéechezuneChevreldontlafamilleacentansdebonnebourgeoisie.

—Augustine,repritmadameRoguinaprèsunepetitepause,j'aivuleportrait.Dieu!qu'ilestbeau!Sais-tuquel'empereuravoululevoir?IladitenriantauVice-Connétableques'ilyavaitbeaucoupdefemmescommecelle-lààsacourpendantqu'ilyvenaittantderois,ilsefaisaitfortdemaintenirtoujourslapaixenEurope.Est-ceflatteur?

Lesoragesparlesquelscettejournéeavaitcommencédevaientressembleràceuxdelanature,enramenantuntempscalmeetserein.MadameRoguindéployatantdeséductionsdanssesdiscours,ellesutattaquertantdecordesàlafoisdanslescœurssecsdemonsieuretdemadameGuillaume,qu'ellefinit par en trouver une dont elle tira parti. A cette singulière époque, le commerce et la financeavaientplusque jamais la follemaniedes'allierauxgrandsseigneurs,et lesgénérauxde l'empireprofitèrentassezbiendecesdispositions.MonsieurGuillaumes'élevait singulièrementcontrecette

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déplorable passion. Ses axiomes favoris étaient que, pour trouver le bonheur, une femme devaitépouserunhommede sa classe; on était toujours tôt ou tardpunid'avoir voulumonter trophaut;l'amourrésistaitsipeuaux tracasduménage,qu'il fallait trouver l'unchez l'autredesqualitésbiensolidespourêtreheureux;ilnefallaitpasquel'undesdeuxépouxensûtplusquel'autre,parcequ'ondevaitavanttoutsecomprendre;unmariquiparlaitgrecetlafemmelatin,risquaientdemourirdefaim. Ilavait inventécetteespècedeproverbe. Ilcomparait lesmariagesainsi faitsàcesanciennesétoffesdesoieetdelaine,dontlasoiefinissaittoujoursparcouperlalaine.Cependant,ilsetrouvetantdevanitéaufondducœurdel'homme,quelaprudencedupilotequigouvernaitsibienleChat-qui-pelotesuccombasousl'agressivevolubilitédemadameRoguin.LasévèremadameGuillaume,lapremière, trouva dans l'inclination de sa fille des motifs pour déroger à ces principes, et pourconsentir à recevoir au logis monsieur de Sommervieux, qu'elle se promit de soumettre à unrigoureuxexamen.

Levieuxnégociantalla trouver JosephLebas, et l'instruisitde l'étatdeschoses.Asixheuresetdemie, lasalleàmanger, illustréepar lepeintre,réunitsoussontoitdeverremadameetmonsieurRoguin,lejeunepeintreetsacharmanteAugustine,JosephLebasquiprenaitsonbonheurenpatience,et mademoiselle Virginie dont la migraine avait cessé.Monsieur etMadame Guillaume virent enperspectiveleursenfantsétablisetlesdestinéesduChat-qui-peloteremisesendesmainshabiles.Leurcontentementfutaucomble,quand,audessert,Théodoreleurfitprésentdel'étonnant tableauqu'ilsn'avaient pu voir, et qui représentait l'intérieur de cette vieille boutique, à laquelle était dû tant debonheur.

—C'est-ygentil!s'écriaGuillaume.Direqu'onvoulaitdonnertrentemillefrancsdecela.

—Maisc'estqu'onytrouvemesbarbes,repritmadameGuillaume.

—Etcesétoffesdépliées,ajoutaLebas,onlesprendraitaveclamain.

—Les draperies font toujours très-bien, répondit le peintre. Nous serions trop heureux, nousautresartistesmodernes,d'atteindreàlaperfectiondeladraperieantique.

—Vous aimez donc la draperie, s'écria le père Guillaume. Eh bien, sarpejeu! touchez là, monjeuneami.Puisquevousestimez lecommerce,nousnousentendrons.Eh!pourquoi lemépriserait-on?Lemondeacommencéparlà,puisqueAdamavenduleparadispourunepomme.Çan'apasétéunefameusespéculation,parexemple!

Et levieuxnégociantsemitàéclaterd'ungros rire francexcitépar levindeChampagnequ'ilfaisait circuler généreusement. Le bandeau qui couvrait les yeux du jeune artiste fut si épais qu'iltrouvasesfutursparentsaimables.Ilnedédaignapasdeleségayerparquelqueschargesdebongoût.Aussiplut-ilgénéralement.Lesoir,quandlesalonmeublédechosestrès-cossues,pourseservirdel'expression de Guillaume, fut désert; pendant que madame Guillaume s'en allait de table encheminée,decandélabreenflambeau,soufflantavecprécipitationlesbougies,lebravenégociant,quisavaittoujoursvoirclairaussitôtqu'ils'agissaitd'affairesoud'argent,attirasafilleAugustineauprèsdelui;puis,aprèsl'avoirprisesursesgenoux,illuitintcediscours:

—Machèreenfant,tuépouserastonSommervieux,puisquetuleveux;permisàtoiderisquertoncapitaldebonheur.Maisjenemelaissepasprendreàcestrentemillefrancsquel'ongagneàgâterdebonnestoiles.L'argentquivientsivites'envademême.N'ai-jepasentendudirecesoiràcejeuneécerveléquesil'argentétaitrond,c'étaitpourrouler!S'ilestrondpourlesgensprodigues,ilestplatpour lesgenséconomesqui l'empilentet l'amassent.Or,monenfant,cebeaugarçon-làparlede te

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donnerdesvoitures,desdiamants?Iladel'argent,qu'illedépensepourtoi!benesit!Jen'airienàyvoir.Maisquantàcequejetedonne,jeneveuxpasquedesécussipéniblementensachéss'enaillentencarrossesouencolifichets.Quidépensetropn'estjamaisriche.Aveclescentmilleécusdesadotonn'achètepasencore toutParis.Tuasbeauavoirà recueillirun jourquelquescentainesdemillefrancs,jetelesferaiattendre,sarpejeu!lepluslongtempspossible.J'aidoncattirétonprétendudansuncoin,etunhommequiamenélafailliteLecoqn'apaseugrandepeineàfaireconsentirunartisteàsemarierséparédebiensavecsafemme.J'aurail'œilaucontratpourbienfairestipulerlesdonationsqu'il se propose de te constituer. Allons, mon enfant, j'espère être grand-père, sarpejeu! je veuxm'occuperdéjàdemespetits-enfants:jure-moidoncicidenejamaisriensignerenfaitd'argentqueparmonconseil;etsij'allaistrouvertroptôtlepèreChevrel,jure-moideconsulterlejeuneLebas,tonbeau-frère.Promets-le-moi.

—Oui,monpère,jevouslejure.

Acesmotsprononcésd'unevoixdouce,levieillardbaisasafillesurlesdeuxjoues.Cesoir-là,touslesamantsdormirentpresqueaussipaisiblementquemonsieuretmadameGuillaume.

Quelquesmois après cemémorable dimanche, lemaître-autel deSaint-Leu fut témoin de deuxmariagesbiendifférents.AugustineetThéodores'yprésentèrentdanstoutl'éclatdubonheur,lesyeuxpleins d'amour, parés de toilettes élégantes, attendus par un brillant équipage. Venue dans un bonremiseavecsafamille,Virginie,donnantlebrasàsonpère,suivaitsajeunesœurhumblementetdansde plus simples atours, comme une ombre nécessaire aux harmonies de ce tableau. MonsieurGuillaumes'étaitdonnétouteslespeinesimaginablespourobteniràl'églisequeVirginiefûtmariéeavantAugustine;maisileutladouleurdevoirlehautetlebasclergés'adresserentoutecirconstanceà la plus élégante desmariées. Il entendit quelques-unsde ses voisins approuver singulièrement lebonsensdemademoiselleVirginie,quifaisait,disaient-ils,lemariageleplussolide,etrestaitfidèleauquartier;tandisqu'ilslancèrentquelquesbrocardssuggérésparl'enviesurAugustinequiépousaitunartiste,unnoble;ilsajoutèrentavecunesorted'effroique,silesGuillaumeavaientdel'ambition,ladraperieétaitperdue.Unvieuxmarchandd'éventailsayantditquecemange-tout-làl'auraitbientôtmise sur la paille, le père Guillaume s'applaudit in petto de la prudence qu'il avait mise dans larédactiondesconventionsmatrimoniales.Lesoir,lafamilleseséparaaprèsunbalsomptueux,suivid'undecessoupersplantureuxdont lesouvenircommenceàseperdredanslagénérationprésente.MonsieuretmadameGuillaumerestèrentdansleurhôteldelarueduColombieroùlanoceavaiteulieu.Monsieur etmadameLebas retournèrentdans leur remise à lavieillemaisonde la rueSaint-Denis,pourydirigerlanaufduChat-qui-pelote.L'artiste,ivredebonheur,pritentresesbrassachèreAugustine, l'enleva vivement quand leur coupé arriva rue des Trois-Frères, et la porta dans sonélégantappartement.

La fougue de passion qui possédait Théodore fit dévorer au jeune ménage près d'une annéeentière sans que le moindre nuage vînt altérer l'azur du ciel sous lequel ils vivaient. Pour eux,l'existence n'eut rien de pesant. Théodore répandait sur chaque journée d'incroyables fioriture deplaisirs.Ilseplaisaitàvarierlesemportementsdelapassion,parlamollelangueurdecesreposoùlesâmessontlancéessihautdansl'extasequ'ellessemblentyoublierl'unioncorporelle.Incapablederéfléchir,l'heureuseAugustineseprêtaitàl'allureonduleusedesonbonheur.Ellenecroyaitpasfaireencore assez en se livrant toute à l'amour permis et saint du mariage. Simple et naïve, elle neconnaissaitni lacoquetteriedesrefus,ni l'empirequ'unejeunedemoiselledugrandmondesecréesurunmaripard'adroitscaprices.Elleaimaittroppourcalculerl'avenir,etn'imaginaitpasqu'uneviesidélicieusepût jamaiscesser.Heureused'êtrealors tous lesplaisirsdesonmari,ellecrutquecet

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inextinguible amour serait toujours pour elle la plus belle de toutes les parures, comme sondévouementetsonobéissanceseraientunéternelattrait.Enfin,lafélicitédel'amourl'avaitrenduesibrillante,quesabeautéluiinspiradel'orgueiletluidonnalaconsciencedepouvoirtoujoursrégnersurunhommeaussifacileàenflammerquemonsieurdeSommervieux.Ainsisonétatdefemmeneluiapportad'autresenseignementsqueceuxdel'amour.Auseindecebonheur,ellerestal'ignorantepetite fille qui vivait obscurément rue Saint-Denis, et ne pensa point à prendre les manières,l'instruction,letondumondedanslequelelledevaitvivre.Sesparolesétantdesparolesd'amour,elleydéployaitbienunesortedesouplessed'espritetunecertainedélicatessed'expression;maiselleseservaitdu langagecommunà toutes les femmesquandellesse trouventplongéesdansunepassionqui semble être leur élément. Si, par hasard, une idée discordante avec celles de Théodore étaitexprimée par Augustine, le jeune artiste en riait comme on rit des premières fautes que fait unétranger,maisquifinissentparfatiguers'ilnesecorrigepas.

Cependant,àl'expirationdecetteannéeaussicharmantequerapide,Sommervieuxsentitunmatinla nécessité de reprendre ses travaux et ses habitudes. Sa femme était enceinte. Il revit ses amis.Pendant les longues souffrancesde l'annéeoù, pour la première fois, une jeune femmenourrit unenfant, il travailla sans doute avec ardeur;mais parfois il retourna chercher quelques distractionsdanslegrandmonde.LamaisonoùilallaitleplusvolontiersétaitcelledeladuchessedeCariglianoquiavait finiparattirerchezelle lecélèbreartiste.QuandAugustinefut rétablie,quandsonfilsneréclamaplusces soinsassidusqui interdisent àunemère lesplaisirsdumonde,Théodoreenétaitarrivéàvouloiréprouvercette jouissanced'amour-proprequenousdonne lasociétéquandnousyapparaissonsavecunebellefemme,objetd'envieetd'admiration.Parcourirlessalonsens'ymontrantavec l'éclat emprunté de la gloire de son mari, se voir jalousée par toutes les femmes, fut pourAugustineunenouvellemoissondeplaisirs;maiscefutledernierrefletquedevaitjetersonbonheurconjugal. Elle commença par offenser la vanité de sonmari, quand,malgré de vains efforts, ellelaissapercersonignorance,l'impropriétédesonlangageetl'étroitessedesesidées.LecaractèredeSommervieux,domptépendantprèsdedeuxansetdemiparlespremiersemportementsdel'amour,reprit, avec la tranquillité d'une possession moins jeune, sa pente et ses habitudes un momentdétournéesdeleurcours.Lapoésie,lapeintureetlesexquisesjouissancesdel'imaginationpossèdentsur les esprits élevés des droits imprescriptibles. Ces besoins d'une âme forte n'avaient pas ététrompéschezThéodorependant cesdeuxannées, ils avaient trouvé seulementunepâturenouvelle.Quand les champs de l'amour furent parcourus, quand l'artiste eut, comme les enfants, cueilli desrosesetdesbluetsavecunetelleaviditéqu'ilnes'apercevaitpasquesesmainsnepouvaientpluslestenir,lascènechangea.Silepeintremontraitàsafemmelescroquisdesesplusbellescompositions,ill'entendaits'écriercommeeûtfaitlepèreGuillaume:—C'estbienjoli!sonadmirationsanschaleurneprovenaitpasd'unsentimentconsciencieux,maisdelacroyancesurparoledel'amour.Augustinepréférait un regard auplus beau tableau.Le seul sublimequ'elle connût était celui du cœur.Enfin,Théodoreneputserefuseràl'évidenced'unevéritécruelle:safemmen'étaitpassensibleàlapoésie,ellen'habitaitpassasphère,ellenelesuivaitpasdanstoussescaprices,danssesimprovisations,dansses joies,danssesdouleurs;ellemarchait terreà terredans lemonderéel, tandisqu'ilavait la têtedanslescieux.Lesespritsordinairesnepeuventpasapprécier lessouffrancesrenaissantesdel'êtrequi,uniàunautreparleplusintimedetouslessentiments,estobligéderefoulersanscesselespluschèresexpansionsdesapensée,etdefairerentrerdanslenéantlesimagesqu'unepuissancemagiquele force à créer. Pour lui, ce supplice est d'autant plus cruel, que le sentiment qu'il porte à soncompagnonordonne,parsapremièreloi,denejamaisriensedéroberl'unàl'autre,etdeconfondreleseffusionsdelapenséeaussibienquelesépanchementsdel'âme.Onnetrompepasimpunémentlesvolontés de la nature: elle est inexorable comme la Nécessité, qui, certes, est une sorte de nature

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sociale.Sommervieuxseréfugiadanslecalmeetlesilencedesonatelier,enespérantquel'habitudede vivre avec des artistes pourrait former sa femme, et développerait en elle les germes de hauteintelligenceengourdisquequelquesespritssupérieurscroientpréexistantschez tous lesêtres;maisAugustineétaittropsincèrementreligieusepournepasêtreeffrayéedutondesartistes.AupremierdînerquedonnaThéodore,elleentenditunjeunepeintredisantaveccetteenfantinelégèretéqu'ellenesutpasreconnaîtreetquiabsoutuneplaisanteriedetouteirréligion:—Mais,madame,votreparadisn'est pas plus beau que la Transfiguration de Raphaël? Eh! bien, je me suis lassé de la regarder.Augustineapportadoncdanscettesociétéspirituelleunespritdedéfiancequin'échappaitàpersonne.Ellegêna.Lesartistesgênéssont impitoyables: ils fuientousemoquent.MadameGuillaumeavait,entre autres ridicules, celui d'outrer la dignité qui lui semblait l'apanage d'une femme mariée; etquoiqu'elle s'en fût souventmoqué, Augustine ne sut pas se défendre d'une légère imitation de lapruderiematernelle.Cetteexagérationdepudeur,quen'évitentpas toujours les femmesvertueuses,suggéraquelquesépigrammesàcoupsdecrayondontl'innocentbadinageétaitdetropbongoûtpourque Sommervieux pût s'en fâcher. Ces plaisanteries eussent étémême plus cruelles, elles n'étaientaprèstoutquedesreprésaillesexercéessurluiparsesamis.MaisriennepouvaitêtrelégerpouruneâmequirecevaitaussifacilementquecelledeThéodoredesimpressionsétrangères.Aussiéprouva-t-ilinsensiblementunefroideurquinepouvaitallerqu'encroissant.Pourarriveraubonheurconjugal,ilfautgravirunemontagnedontl'étroitplateauestbienprèsd'unreversaussirapidequeglissant,etl'amourdupeintreledescendait.Iljugeasafemmeincapabled'apprécierlesconsidérationsmoralesquijustifiaient,àsespropresyeux,lasingularitédesesmanièresenverselle,etsecrutfortinnocenten lui cachant des pensées qu'il ne comprenait pas et des écarts peu justiciables au tribunal d'uneconsciencebourgeoise.Augustineserenfermadansunedouleurmorneetsilencieuse.Cessentimentssecretsmirententrelesdeuxépouxunvoilequidevaits'épaissirdejourenjour.Sansquesonmarimanquât d'égards envers elle, Augustine ne pouvait s'empêcher de trembler en le voyant réserverpour le monde les trésors d'esprit et de grâce qu'il venait jadis mettre à ses pieds. Bientôt, elleinterpréta fatalement les discours spirituels qui se tiennent dans le monde sur l'inconstance deshommes.Elle ne se plaignit pas,mais son attitude équivalait à des reproches. Trois ans après sonmariage,cettefemmejeuneetjoliequipassaitsibrillantedanssonbrillantéquipage,quivivaitdansune sphère de gloire et de richesse enviée de tant de gens insouciants et incapables d'apprécierjustement les situations de la vie, fut en proie à de violents chagrins. Ses couleurs pâlirent. Elleréfléchit,ellecompara;puis,lemalheurluidéroulalespremierstextesdel'expérience.Ellerésolutderestercourageusementdanslecercledesesdevoirs,enespérantquecetteconduitegénéreuseluiferait recouvrer tôt ou tard l'amour de sonmari;mais il n'en fut pas ainsi. Quand Sommervieux,fatiguédetravail,sortaitdesonatelier,Augustinenecachaitpassipromptementsonouvrage,quelepeintre ne pût apercevoir sa femme raccommodant avec toute laminutie d'une bonneménagère lelingedelamaisonetlesien.Ellefournissait,avecgénérosité,sansmurmure,l'argentnécessaireauxprodigalitésdesonmari;mais,dansledésirdeconserverlafortunedesoncherThéodore,ellesemontrait économe soit pour elle, soit dans certains détails de l'administration domestique. Cetteconduiteestincompatibleaveclelaisser-allerdesartistesqui,surlafindeleurcarrière,onttantjouidelavie,qu'ilsnesedemandentjamaislaraisondeleurruine.Ilestinutiledemarquerchacunedesdégradationsdecouleurparlesquelleslateintebrillantedeleurlunedemielatteignitàuneprofondeobscurité. Un soir, la triste Augustine, qui depuis longtemps entendait son mari parler avecenthousiasme demadame la duchesse de Carigliano, reçut d'une amie quelques avisméchammentcharitablessurlanaturedel'attachementqu'avaitconçuSommervieuxpourcettecélèbrecoquettequidonnait le tonà lacour impériale.Avingtetunans,dans tout l'éclatde la jeunesseetde labeauté,Augustine se vit trahie pour une femme de trente-six ans. En se sentantmalheureuse aumilieu dumondeetdesesfêtesdésertespourelle,lapauvrepetitenecompritplusrienàl'admirationqu'elley

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excitait,niàl'enviequ'elleinspirait.Safigurepritunenouvelleexpression.Lamélancolieversadansses traits la douceur de la résignation et la pâleur d'un amour dédaigné. Elle ne tarda pas à êtrecourtiséeparleshommeslesplusséduisants;maisellerestasolitaireetvertueuse.Quelquesparolesde dédain, échappées à son mari, lui donnèrent un incroyable désespoir. Une lueur fatale lui fitentrevoirlesdéfautsdecontactqui,parsuitedesmesquineriesdesonéducation,empêchaientl'unioncomplète de son âme avec celle de Théodore: elle eut assez d'amour pour l'absoudre et pour secondamner.Ellepleuradeslarmesdesang,etreconnuttroptardqu'ilestdesmésalliancesd'espritsaussi bien que desmésalliances demœurs et de rang.En songeant auxdélices printanières de sonunion, elle comprit l'étendue du bonheur passé, et convint en elle-même qu'une si riche moissond'amourétaitunevieentièrequinepouvaitsepayerquepardumalheur.Cependantelleaimaittropsincèrementpourperdretouteespérance.Aussiosa-t-elleentreprendreàvingtetunansdes'instruireetderendresonimaginationaumoinsdignedecellequ'elleadmirait.

—Sijenesuispaspoëte,sedisait-elle,aumoinsjecomprendrailapoésie.

Et déployant alors cette force de volonté, cette énergie que les femmes possèdent toutes quandellesaiment,madamedeSommervieux tentadechangersoncaractère,sesmœursetseshabitudes;mais en dévorant des volumes, en apprenant avec courage, elle ne réussit qu'à devenir moinsignorante.Lalégèretédel'espritetlesgrâcesdelaconversationsontundondelanatureoulefruitd'uneéducationcommencéeauberceau.Ellepouvaitapprécierlamusique,enjouir,maisnonchanteravecgoût.Ellecompritlalittératureetlesbeautésdelapoésie,maisilétaittroptardpourenornersarebellemémoire.Elleentendaitavecplaisirlesentretiensdumonde,maisellen'yfournissaitriendebrillant.Ses idées religieuseset sespréjugésd'enfance s'opposèrentà lacomplèteémancipationdesonintelligence.Enfin,ils'étaitglissécontreelle,dansl'âmedeThéodore,unepréventionqu'elleneputvaincre.L'artistesemoquaitdeceuxquiluivantaientsafemme,etsesplaisanteriesétaientassezfondées:ilimposaittellementàcettejeuneettouchantecréature,qu'ensaprésence,ouentête-à-tête,elle tremblait. Embarrassée par son trop grand désir de plaire, elle sentait son esprit et sesconnaissancess'évanouirdansunseulsentiment.La fidélitéd'Augustinedéplutmêmeàcet infidèlemari, qui semblait l'engager à commettre des fautes en taxant sa vertu d'insensibilité. Augustines'efforçaenvaind'abdiquersaraison,deseplierauxcaprices,auxfantaisiesdesonmari,etdesevoueràl'égoïsmedesavanité;ellenerecueillitpaslefruitdesessacrifices.Peut-êtreavaient-ilstousdeuxlaissépasserlemomentoùlesâmespeuventsecomprendre.Unjourlecœurtropsensibledelajeuneépousereçutundecescoupsquifontsifortementplier les liensdusentiment,qu'onpeut lescroire rompus. Elle s'isola. Mais bientôt une fatale pensée lui suggéra d'aller chercher desconsolationsetdesconseilsauseindesafamille.

Unmatindonc,ellesedirigeaverslagrotesquefaçadedel'humbleetsilencieusemaisonoùs'étaitécouléesonenfance.Ellesoupiraenrevoyantcettecroiséed'où,unjour,elleavaitenvoyéunpremierbaiseràceluiquirépandaitaujourd'huisursavieautantdegloirequedemalheur.Rienn'étaitchangédansl'antreoùserajeunissaitcependantlecommercedeladraperie.Lasœurd'Augustineoccupaitaucomptoirantique laplacedesamère.La jeuneaffligéerencontrasonbeau-frère laplumederrièrel'oreille. Elle fut à peine écoutée, tant il avait l'air affairé. Les redoutables signaux d'un inventairegénéral se faisaient autour de lui. Aussi la quitta-t-il en la priant d'excuser. Elle fut reçue assezfroidementparsasœur,quiluimanifestaquelquerancune.Eneffet,Augustine,brillanteetdescendantd'un joli équipage, n'était jamais venue voir sa sœur qu'en passant. La femme du prudent Lebass'imaginaquel'argentétaitlacausepremièredecettevisitematinale,elleessayadesemaintenirsurun ton de réserve qui fit sourire plus d'une foisAugustine. La femme du peintre vit que, sauf lesbarbesaubonnet,samèreavaittrouvédansVirginieunsuccesseurquiconservaitl'antiquehonneur

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duChat-qui-pelote.Audéjeuner,elleaperçutdanslerégimedelamaison,certainschangementsquifaisaient honneur au bon sens de JosephLebas: les commis ne se levèrent pas au dessert, on leurlaissait la faculté de parler, et l'abondance de la table annonçait une aisance sans luxe. La jeuneélégantetrouvalescouponsd'unelogeauxFrançaisoùellesesouvintd'avoirvusasœurdeloinenloin.MadameLebas avait sur les épaulesuncachemiredont lamagnificenceattestait lagénérositéaveclaquellesonmaris'occupaitd'elle.Enfin,lesdeuxépouxmarchaientavecleursiècle.Augustinefut bientôt pénétrée d'attendrissement, en reconnaissant, pendant les deux tiers de cette journée, lebonheur égal, sans exaltation, il est vrai, mais aussi sans orages, que goûtait ce coupleconvenablementassorti.Ilsavaientacceptélaviecommeuneentreprisecommercialeoùils'agissaitdefaire,avanttout,honneuràsesaffaires.Lafemme,n'ayantpasrencontrédanssonmariunamourexcessif,s'étaitappliquéeàlefairenaître.Insensiblementamenéàestimer,àchérirVirginie,letempsque le bonheurmit à éclore, fut, pour Joseph Lebas, et pour sa femme un gage de durée. Aussi,lorsquelaplaintiveAugustineexposasasituationdouloureuse,eut-elleàessuyerledélugedelieuxcommunsquelamoraledelarueSaint-Denisfournissaitàsasœur.

—Lemalestfait,mafemme,ditJosephLebas,ilfautchercheràdonnerdebonsconseilsànotresœur.Puis,l'habilenégociantanalysalourdementlesressourcesquelesloisetlesmœurspouvaientoffrir àAugustinepour sortir de cette crise; il ennumérotapour ainsi dire les considérations, lesrangea par leur force dans des espèces de catégories, comme s'il se fût agi de marchandises dediversesqualités;puisillesmitenbalance,lespesa,etconclutendéveloppantlanécessitéoùétaitsabelle-sœurdeprendreunpartiviolentquinesatisfitpointl'amourqu'elleressentaitencorepoursonmari.Aussicesentimentseréveilla-t-ildanstoutesaforcequandelleentenditJosephLebasparlantdevoiesjudiciaires.Elleremerciasesdeuxamis,etrevintchezelleencoreplusindécisequ'ellenel'était avant de les avoir consultés. Elle hasarda de se rendre alors à l'antique hôtel de la rue duColombier,dansledesseindeconfiersesmalheursàsonpèreetàsamère.Lapauvrepetitefemmeressemblaitàcesmaladesqui,arrivésàunétatdésespéré,essayentdetouteslesrecettesetseconfientmêmeauxremèdesdebonnefemme.Lesdeuxvieillardslareçurentavecuneeffusiondesentimentquil'attendrit.Cettevisiteleurapportaitunedistractionqui,poureux,valaituntrésor.Depuisquatreans,ilsmarchaientdanslaviecommedesnavigateurssansbutetsansboussole.Assisaucoindeleurfeu, ils se racontaient l'unà l'autre tous lesdésastresduMaximum, leursanciennesacquisitionsdedraps, lamanièredont ils avaient évité les banqueroutes, et surtout cette célèbre failliteLecocq, labataille de Marengo du père Guillaume. Puis, quand ils avaient épuisé les vieux procès, ilsrécapitulaientlesadditionsdeleursinventaireslesplusproductifs,etsenarraientencorelesvieilleshistoires du quartier Saint-Denis. A deux heures, le père Guillaume allait donner un coup d'œil àl'établissementduChat-qui-pelote.Enrevenantils'arrêtaitàtouteslesboutiques,autrefoissesrivales,et dont les jeunes propriétaires espéraient entraîner le vieux négociant dans quelque escompteaventureux,que,selonsacoutume,ilnerefusaitjamaispositivement.Deuxbonschevauxnormandsmouraientdegras-fondudansl'écuriedel'hôtel;madameGuillaumenes'enservaitquepoursefairetraîner tous les dimanches à la grand'messe de sa paroisse. Trois fois par semaine ce respectablecoupletenaittableouverte.Grâceàl'influencedesongendreSommervieux,lepèreGuillaumeavaitéténommémembreducomitéconsultatifpourl'habillementdestroupes.Depuisquesonmaris'étaitainsi trouvé placé haut dans l'administration, madame Guillaume avait pris la détermination dereprésenter.Leursappartementsétaientencombrésdetantd'ornementsd'oretd'argent,etdemeublessans goût mais de valeur certaine, que la pièce la plus simple y ressemblait à une chapelle.L'économieetlaprodigalitésemblaientsedisputerdanschacundesaccessoiresdecethôtel.L'oneûtditquemonsieurGuillaumeavaiteuenvuedefaireunplacementd'argentjusquedansl'acquisitiond'unflambeau.Aumilieudecebazar,dontlarichesseaccusaitledésœuvrementdesdeuxépoux,le

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célèbretableaudeSommervieuxavaitobtenulaplaced'honneur.IlfaisaitlaconsolationdemonsieuretdemadameGuillaumequitournaientvingtfoisparjourlesyeuxharnachésdebésiclesverscetteimagede leur ancienne existence, pour eux si active et si amusante.L'aspect de cet hôtel et de cesappartementsoùtoutavaitunesenteurdevieillesseetdemédiocrité,lespectacledonnéparcesdeuxêtresquisemblaientéchouéssurunrocherd'orloindumondeetdesidéesquifontvivre,surprirentAugustine.Ellecontemplaitencemomentlasecondepartiedutableaudontlecommencementl'avaitfrappée chez Joseph Lebas, celui d'une vie agitée quoique sans mouvement, espèce d'existencemécanique et instinctive semblable à celledes castors.Elle eut alors jene saisquel orgueil de seschagrins, enpensantqu'ilsprenaient leur sourcedansunbonheurdedix-huitmoisquivalait à sesyeux mille existences comme celle dont le vide lui semblait horrible. Cependant elle cacha cesentiment peu charitable, et déployapour ses vieuxparents, les grâces nouvelles de son esprit, lescoquetteriesde tendresseque l'amour lui avait révélées, et lesdisposa favorablementàécouter sesdoléancesmatrimoniales. Les vieilles gens ont un faible pour ces sortes de confidences.MadameGuillaumevoulutêtreinstruitedespluslégersdétailsdecettevieétrangequi,pourelle,avaitquelquechosedefabuleux.LesvoyagesdubarondeLaHoutan,qu'ellecommençaittoujourssansjamaislesachever,neluiapprirentriendeplusinouïsurlessauvagesduCanada.

—Comment,monenfant,tonmaris'enfermeavecdesfemmesnues,ettuaslasimplicitédecroirequ'illesdessine?

Acetteexclamation,lagrand'mèreposaseslunettessurunepetitetravailleuse,secouasesjuponsetplaçasesmainsjointessursesgenouxélevésparunechaufferette,sonpiédestalfavori.

—Mais,mamère,touslespeintressontobligésd'avoirdesmodèles.

—Ils'estbiengardédenousdiretoutcelaquandil t'ademandéeenmariage.Si je l'avaissu, jen'auraispasdonnémafilleàunhommequifaitunpareilmétier.Lareligiondéfendceshorreurs-là,çan'estpasmoral.Aquelleheurenousdisais-tudoncqu'ilrentrechezlui?

—Maisàuneheure,deuxheures...

Lesdeuxépouxseregardèrentdansunprofondétonnement.

—Iljouedonc?ditmonsieurGuillaume.Iln'yavaitquelesjoueursqui,demontemps,rentrassentsitard.

Augustinefitunepetitemouequirepoussaitcetteaccusation.

—Ildoit tefairepasserdecruellesnuitsà l'attendre,repritmadameGuillaume.Mais,non, tu tecouches,n'est-cepas?Etquandilaperdu,lemonstreteréveille.

—Non,mamère,ilestaucontrairequelquefoistrès-gai.Assezsouventmême,quandilfaitbeau,ilmeproposedemeleverpourallerdanslesbois.

—Dans lesbois,àcesheures-là?Tuasdoncunbienpetitappartementqu'iln'apasassezdesachambre,desessalons,etqu'illuifailleainsicourirpour...Maisc'estpourt'enrhumer,quelescélératteproposecesparties-là. Ilveut sedébarrasserde toi.A-t-on jamaisvuunhommeétabli,quiauncommercetranquille,galopercommeunloup-garou?

—Mais, ma mère, vous ne comprenez donc pas que, pour développer son talent, il a besoind'exaltation.Ilaimebeaucouplesscènesqui...

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—Ah! je luien feraisdebelles,desscènes,moi, s'écriamadameGuillaumeen interrompantsafille.Commentpeux-tugarderdesménagementsavecunhommepareil?D'abord,jen'aimepasqu'ilne boive que de l'eau.Ça n'est pas sain. Pourquoimontre-t-il de la répugnance à voir les femmesquandellesmangent?Quelsinguliergenre!Maisc'estunfou.Toutcequetunousenasditn'estpaspossible.Unhommenepeutpaspartirde samaison sans soufflermot et ne revenir quedix joursaprès.Ilteditqu'ilaétéàDieppepourpeindrelamer.Est-cequ'onpeintlamer?Iltefaitdescontesàdormirdebout.

Augustineouvritlabouchepourdéfendresonmari;maismadameGuillaumeluiimposasilenceparungestedemainauquelunrested'habitudelafitobéir,etsamères'écriad'untonsec:—Tiens,nemeparlepasdecethomme-là!iln'ajamaismislepieddansuneéglisequepourtevoirett'épouser.Lesgens sans religionsontcapablesde tout.Est-cequeGuillaumes'est jamaisavisédemecacherquelque chose, de rester des trois jours sans me dire ouf, et de babiller ensuite comme une pieborgne?

—Ma chère mère, vous jugez trop sévèrement les gens supérieurs. S'ils avaient des idéessemblablesàcellesdesautres,ceneseraientplusdesgensàtalent.

—Ehbien!quelesgensàtalentrestentchezeuxetnesemarientpas.Comment!unhommeàtalentrendrasafemmemalheureuse!etparcequ'iladutalentceserabien?Talent,talent!Iln'yapastantdetalentàdirecommeluiblancetnoiràtouteminute,àcouperlaparoleauxgens,àbattredutambourchezsoi,ànejamaisvouslaissersavoirsurquelpieddanser,àforcerunefemmedenepass'amuseravantquelesidéesdemonsieurnesoientgaies;d'êtretriste,dèsqu'ilesttriste.

—Mais,mamère,lepropredecesimaginations-là...

—Qu'est-cequec'estquecesimaginations-là?repritmadameGuillaumeeninterrompantencoresafille.Ilenadebelles,mafoi!Qu'est-cequ'unhommeauquelilprendtoutàcoup,sansconsulterdemédecin, la fantaisie de ne manger que des légumes? Encore, si c'était par religion, sa diète luiserviraitàquelquechose;maisiln'enapasplusqu'unhuguenot.A-t-onjamaisvuunhommeaimer,commelui,leschevauxplusqu'iln'aimesonprochain,sefairefriserlescheveuxcommeunpaïen,coucherdesstatuessousdelamousseline,fairefermersesfenêtreslejourpourtravailleràlalampe?Tiens,laisse-moi,s'iln'étaitpassigrossièrementimmoral,ilseraitbonàmettreauxPetites-Maisons.ConsultemonsieurLoraux,levicairedeSaint-Sulpice,demande-luisonavissurtoutcela,iltediraquetonmarineseconduitpascommeunchrétien...

—Oh!mamère!pouvez-vouscroire...

—Oui,jelecrois!Tul'asaimé,tun'aperçoisriendeceschoses-là.Mais,moi,verslespremierstempsdesonmariage,jemesouviensdel'avoirrencontrédanslesChamps-Élysées.Ilétaitàcheval.Ehbien!ilgalopaitparmomentventreàterre,etpuisils'arrêtaitpourallerpasàpas.Jemesuisditalors:—Voilàunhommequin'apasdejugement.

—Ah!s'écriamonsieurGuillaumeensefrottantlesmains,commej'aibienfaitdet'avoirmariéeséparéedebiensaveccetoriginal-là!

QuandAugustineeutl'imprudencederaconterlesgriefsvéritablesqu'elleavaitàexposercontresonmari, lesdeuxvieillards restèrentmuetsd'indignation.Lemotdedivorce futbientôtprononcépar madame Guillaume. Au mot de divorce, l'inactif négociant fut comme réveillé. Stimulé parl'amour qu'il avait pour sa fille, et aussi par l'agitation qu'un procès allait donner à sa vie sans

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événements,lepèreGuillaumepritlaparole.Ilsemitàlatêtedelademandeendivorce,ladirigea,plaidapresque, il offrit à sa fillede se chargerde tous les frais, devoir les juges, les avoués, lesavocats,deremuercieletterre.MadamedeSommervieux,effrayée,refusalesservicesdesonpère,ditqu'ellenevoulaitpasseséparerdesonmari,dût-elleêtredixfoisplusmalheureuseencore,etneparlaplusdeseschagrins.Aprèsavoirétéaccabléeparsesparentsdetouscespetitssoinsmuetsetconsolateurs par lesquels les deux vieillards essayèrent de la dédommager, mais en vain, de sespeines de cœur, Augustine se retira en sentant l'impossibilité de parvenir à faire bien juger leshommessupérieurspardesespritsfaibles.Elleappritqu'unefemmedevaitcacherà tout lemonde,même à ses parents, desmalheurs pour lesquels on rencontre si difficilement des sympathies. Lesoragesetlessouffrancesdessphèresélevéesnepeuventêtreappréciésqueparlesnoblesespritsquileshabitent.Entoutechose,nousnepouvonsêtrejugésqueparnospairs.

La pauvre Augustine se retrouva donc dans la froide atmosphère de son ménage, livrée àl'horreurdesesméditations.L'étuden'étaitplusrienpourelle,puisquel'étudeneluiavaitpasrendulecœur de son mari. Initiée aux secrets de ces âmes de feu mais privée de leurs ressources, elleparticipaitavecforceàleurspeinessanspartagerleursplaisirs.Elles'étaitdégoûtéedumonde,quiluisemblaitmesquinetpetitdevantlesévénementsdespassions.Enfin,savieétaitmanquée.Unsoir,ellefutfrappéed'unepenséequivintilluminersesténébreuxchagrinscommeunrayoncéleste.Cetteidéenepouvaitsourirequ'àuncœuraussipur,aussivertueuxquel'était lesien.Ellerésolutd'allerchez la duchesse deCarigliano, non pas pour lui redemander le cœur de sonmari,mais pour s'yinstruiredesartificesquileluiavaientenlevé;maispourintéresseràlamèredesenfantsdesonamicette orgueilleuse femme dumonde;mais pour la fléchir et la rendre complice de son bonheur àvenircommeelleétaitl'instrumentdesonmalheurprésent.

Un jour donc, la timide Augustine, armée d'un courage surnaturel, monta en voiture, à deuxheuresaprèsmidi,pouressayerdepénétrerjusqu'auboudoirdelacélèbrecoquette,quin'étaitjamaisvisible avant cette heure-là. Madame de Sommervieux ne connaissait pas encore les antiques etsomptueuxhôtels du faubourgSaint-Germain.Quand elle parcourut ces vestibulesmajestueux, cesescaliersgrandioses,cessalonsimmensesornésdefleursmalgrélesrigueursdel'hiver,etdécorésaveccegoûtparticulierauxfemmesquisontnéesdansl'opulenceouavecleshabitudesdistinguéesdel'aristocratie,Augustineeutunaffreuxserrementdecœur.Elleenvialessecretsdecetteélégancede laquelle ellen'avait jamais eu l'idée.Elle respiraun air degrandeurqui lui expliqua l'attrait decettemaisonpoursonmari.Quandelleparvintauxpetitsappartementsdeladuchesse,elleéprouvade la jalousie et une sortededésespoir, eny admirant lavoluptueusedispositiondesmeubles, desdraperies et des étoffes tendues. Là le désordre était une grâce, là le luxe affectait une espèce dedédain pour la richesse.Les parfums répandus dans cette douce atmosphère flattaient l'odorat sansl'offenser.Lesaccessoiresdel'appartements'harmoniaientavecunevueménagéepardesglacessanstainsur lespelousesd'un jardinplantéd'arbresverts.Toutétaitséduction,et lecalculnes'ysentaitpoint. Le génie de lamaîtresse de ces appartements respirait tout entier dans le salon où attendaitAugustine.Elletâchad'ydevinerlecaractèredesarivaleparl'aspectdesobjetsépars;maisilyavaitlà quelque chose d'impénétrable dans le désordre comme dans la symétrie, et pour la simpleAugustine ce fut lettres closes. Tout ce qu'elle y put voir, c'est que la duchesse était une femmesupérieureentantquefemme.Elleeutalorsunepenséedouloureuse.

—Hélas!serait-ilvrai,sedit-elle,qu'uncœuraimantetsimplenesuffitpasàunartiste;etpourbalancer le poids de ces âmes fortes, faut-il les unir à des âmes féminines dont la puissance soitpareilleàlaleur?Sij'avaisétéélevéecommecettesirène,aumoinsnosarmeseussentétéégalesaumomentdelalutte.

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—Mais jen'ysuispas!Cesmotssecsetbrefs,quoiqueprononcésàvoixbassedans leboudoirvoisin,furententendusparAugustine,dontlecœurpalpita.

—Cettedameestlà,répliqualafemmedechambre.

—Vousêtesfolle,faitesdoncentrer!réponditladuchessedontlavoixdevenuedouceavaitprisl'accentaffectueuxdelapolitesse.Évidemment,elledésiraitalorsêtreentendue.

Augustines'avançatimidement.Aufonddecefraisboudoirellevitladuchessevoluptueusementcouchéesuruneottomaneenveloursvertplacéeaucentred'uneespècededemi-cercledessinéparlesplismoelleuxd'unemousseline tendue surun fond jaune.Desornementsdebronzedoré,disposésavec un goût exquis, rehaussaient encore cette espèce de dais sous lequel la duchesse était poséecomme une statue antique. La couleur foncée du velours ne lui laissait perdre aucun moyen deséduction.Un demi-jour, ami de sa beauté, semblait être plutôt un reflet qu'une lumière.Quelquesfleurs rares élevaient leurs têtes embaumées au-dessus des vases de Sèvres les plus riches. Aumomentoùcetableaus'offritauxyeuxd'Augustineétonnée,elleavaitmarchésidoucement,qu'elleputsurprendreunregarddel'enchanteresse.Ceregardsemblaitdireàunepersonnequelafemmedupeintren'aperçutpasd'abord:—Restez,vousallezvoirunejoliefemme,etvousmerendrezsavisitemoinsennuyeuse.

Al'aspectd'Augustine,laduchesseselevaetlafitasseoirauprèsd'elle.

—Aquoidois-jelebonheurdecettevisite,madame?dit-elleavecunsourirepleindegrâces.

—Pourquoitantdefausseté?pensaAugustinequineréponditqueparuneinclinationdetête.

Cesilenceétaitcommandé.Lajeunefemmevoyaitdevantelleuntémoindetropàcettescène.Cepersonnageétait,detouslescolonelsdel'armée, leplusjeune, leplusélégantet lemieuxfait.Soncostume demi-bourgeois faisait ressortir les grâces de sa personne. Sa figure pleine de vie, dejeunesse,etdéjàfortexpressive,étaitencoreaniméepardepetitesmoustachesrelevéesenpointeetnoirescommedujais,paruneimpérialebienfournie,pardesfavorissoigneusementpeignésetparune forêt de cheveux noirs assez en désordre. Il badinait avec une cravache, en manifestant uneaisance et une liberté qui séyaient à l'air satisfait de sa physionomie ainsi qu'à la recherche de satoilette.Lesrubansattachésàsaboutonnièreétaientnouésavecdédain,etilparaissaitbienplusvaindesajolietournurequedesoncourage.AugustineregardaladuchessedeCariglianoenluimontrantlecolonelparuncoupd'œildonttouteslesprièresfurentcomprises.

—Ehbien,adieu,monsieurd'Aiglemont,nousnousretrouveronsauboisdeBoulogne.

Cesmotsfurentprononcésparlasirènecommes'ilsétaientlerésultatd'unestipulationantérieureà l'arrivée d'Augustine; elle les accompagna d'un regardmenaçant que l'officierméritait peut-êtrepour l'admiration qu'il témoignait en contemplant la modeste fleur qui contrastait si bien avecl'orgueilleuseduchesse.Lejeunefats'inclinaensilence,tournasurlestalonsdesesbottes,ets'élançagracieusementhorsduboudoir.En cemoment,Augustine, épiant sa rivalequi semblait suivredesyeux le brillant officier, surprit dans ce regard un sentiment dont les fugitives expressions sontconnuesdetoutes lesfemmes.Ellesongeaavecladouleur laplusprofondequesavisiteallaitêtreinutile:cetteartificieuseduchesseétaittropavided'hommagespournepasavoirlecœursanspitié.

—Madame,ditAugustined'unevoixentrecoupée,ladémarchequejefaisencemomentauprèsdevous va vous sembler bien singulière; mais le désespoir a sa folie, et doit faire tout excuser. Je

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m'expliquetropbienpourquoiThéodorepréfèrevotremaisonàtouteautre,etpourquoivotreespritexercetantd'empiresurlui.Hélas!jen'aiqu'àrentrerenmoi-mêmepourentrouverdesraisonsplusquesuffisantes.Maisj'adoremonmari,madame.Deuxansdelarmesn'ontpointeffacésonimagedemoncœur,quoiquej'aieperdulesien.Dansmafolie,j'aioséconcevoirl'idéedelutteravecvous;etje viens à vous, vous demander par quelsmoyens je puis triompher de vous-même.Oh,madame!s'écrialajeunefemmeensaisissantavecardeurlamaindesarivale,quilaluilaissaprendre,jeneprierai jamaisDieu pourmon propre bonheur avec autant de ferveur que je l'implorerais pour levôtre,sivousm'aidiezàreconquérir,jenediraipasl'amour,maislatendressedeSommervieux.Jen'aiplusd'espoirqu'envous.Ah!dites-moicommentvousavezpuluiplaireetluifaireoublierlespremiersjoursde...

Acesmots,Augustine,suffoquéepardessanglotsmalcontenus,futobligéedes'arrêter.Honteusedesafaiblesse,ellecachasonvisagedansunmouchoirqu'elleinondadeseslarmes.

—Êtes-vousdoncenfant,machèrepetitebelle!dit laduchesse,qui,séduitepar lanouveautédecettescèneetattendriemalgréelleenrecevantl'hommagequeluirendaitlaplusparfaitevertuquifûtpeut-êtreàParis,pritlemouchoirdelajeunefemmeetsemitàluiessuyerelle-mêmelesyeuxenlaflattantparquelquesmonosyllabesmurmurésavecunegracieusepitié.

Aprèsunmomentdesilence, lacoquette,emprisonnant les joliesmainsde lapauvreAugustineentrelessiennesquiavaientunrarecaractèredebeauténobleetdepuissance,luiditd'unevoixdouceet affectueuse:—Pour premier avis, je vous conseillerai de ne pas pleurer ainsi, les larmesenlaidissent.Ilfautsavoirprendresonpartisurleschagrins;ilsrendentmalade,etl'amournerestepaslongtempssurunlitdedouleur.Lamélancoliedonnebiend'abordunecertainegrâcequiplaît,mais elle finit par allonger les traits et flétrir la plus ravissante de toutes les figures. Ensuite, nostyransontl'amour-propredevouloirqueleursesclavessoienttoujoursgaies.

—Ah,madame!ilnedépendpasdemoidenepassentir!Commentpeut-on,sanséprouvermillemorts,voirterne,décolorée,indifférente,unefigurequijadisrayonnaitd'amouretdejoie?Ah!jenesaispascommanderàmoncœur.

—Tantpis,chèrebelle;maisjecroisdéjàsavoirtoutevotrehistoire.D'abord,imaginez-vousbienquesivotremarivousaétéinfidèle,jenesuispassacomplice.Sij'aitenuàl'avoirdansmonsalon,c'est,jel'avouerai,paramour-propre:ilétaitcélèbreetn'allaitnullepart.Jevousaimedéjàtroppourvousdiretouteslesfoliesqu'ilafaitespourmoi.Jenevousenrévèleraiqu'uneseule,parcequ'ellenousservirapeut-êtreàvous le rameneretà lepunirde l'audacequ'ilmetdanssesprocédésavecmoi.Ilfiniraitparmecompromettre.Jeconnaistroplemonde,machère,pourvouloirmemettreàladiscrétion d'un homme trop supérieur. Sachez qu'il faut se laisser faire la cour par eux, mais lesépouser:c'est une faute.Nous autres femmes, nousdevons admirer leshommesdegénie, en jouircommed'unspectacle,maisvivreaveceux!jamais.Fidonc!c'estvouloirprendreplaisiràregarderlesmachinesde l'Opéra,au lieuderesterdansune loge,àysavourersesbrillantes illusions.Maischezvous,mapauvreenfant, lemalestarrivé,n'est-cepas?Ehbien! il fautessayerdevousarmercontrelatyrannie.

—Ah,madame!avantd'entrerici,envousyvoyant,j'aidéjàreconnuquelquesartificesquejenesoupçonnaispas.

—Ehbien,venezmevoirquelquefois,etvousneserezpaslong-tempssansposséderlasciencedecesbagatelles,d'ailleursassezimportantes.Leschosesextérieuressont,pourlessots,lamoitiéde

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lavie;etpourcela,plusd'unhommedetalentsetrouveunsotmalgrétoutsonesprit.Maisjegagequevousn'avezjamaisriensurefuseràThéodore?

—Lemoyen,madame,derefuserquelquechoseàceluiqu'onaime!

—Pauvre innocente, jevousadoreraispourvotreniaiserie.Sachezdoncqueplusnousaimons,moinsnousdevonslaisserapercevoiràunhomme,surtoutàunmari,l'étenduedenotrepassion.C'estceluiquiaimeleplusquiesttyrannisé,et,quipisest,délaissétôtoutard.Celuiquiveutrégner,doit...

—Comment,madame!faudra-t-ildoncdissimuler,calculer,devenirfausse,sefaireuncaractèreartificieletpourtoujours?Oh!commentpeut-onvivreainsi?Est-cequevouspouvez...

Ellehésita,laduchessesourit.

—Machère,repritlagrandedamed'unevoixgrave,lebonheurconjugalaétédetouttempsunespéculation, une affaire qui demande une attention particulière. Si vous continuez à parler passionquandjevousparlemariage,nousnenousentendronsbientôtplus.Écoutez-moi,continua-t-elleenprenantletond'uneconfidence.J'aiétéàmêmedevoirquelques-unsdeshommessupérieursdenotreépoque.Ceuxquisesontmariésont,àquelquesexceptionsprès,épousédesfemmesnulles.Ehbien!cesfemmes-làlesgouvernaient,commel'empereurnousgouverne,etétaient,sinonaimées,dumoinsrespectéespareux.J'aimeassezlessecrets,surtoutceuxquinousconcernent,pourm'êtreamuséeàchercherlemotdecetteénigme.Ehbien,monange!cesbonnesfemmesavaientletalentd'analyserlecaractère de leurs maris. Sans s'épouvanter comme vous de leurs supériorités, elles avaientadroitement remarqué les qualités qui leur manquaient. Soit qu'elles possédassent ces qualités, ouqu'elles feignissent de les avoir, elles trouvaientmoyend'en faireun si grand étalage auxyeuxdeleursmarisqu'ellesfinissaientparleurimposer.Enfin,apprenezencorequecesâmesquiparaissentsigrandesont toutesunpetitgrainde foliequenousdevons savoir exploiter.Enprenant la fermevolontédelesdominer,ennes'écartantjamaisdecebut,enyrapportanttoutesnosactions,nosidées,noscoquetteries,nousmaîtrisonscesesprits éminemmentcapricieuxqui,par lamobilitémêmedeleurspensées,nousdonnentlesmoyensdelesinfluencer.

—Ohciel!s'écrialajeunefemmeépouvantée,voilàdonclavie.C'estuncombat.....

—Oùilfauttoujoursmenacer,repritladuchesseenriant.Notrepouvoiresttoutfactice.Aussinefaut-il jamais se laissermépriser par un homme; on ne se relève d'une pareille chute que par desmanœuvresodieuses.Venez, ajouta-t-elle, jevaisvousdonnerunmoyendemettrevotremari à lachaîne.

Elleseleva,pourguiderensouriantlajeuneetinnocenteapprentiedesrusesconjugalesàtraversledédaledesonpetitpalais.Ellesarrivèrenttoutesdeuxàunescalierdérobéquicommuniquaitauxappartements de réception. Quand la duchesse tourna le secret de la porte, elle s'arrêta, regardaAugustine avecun air inimitablede finesse et degrâce:—Tenez, le ducdeCariglianom'adore! ehbien, il n'ose pas entrer par cette porte sansmapermission.Et c'est un hommequi a l'habitudedecommanderàdesmilliersdesoldats.Ilsaitaffronterlesbatteries,maisdevantmoi!ilapeur.

Augustinesoupira.EllesparvinrentàunesomptueusegalerieoùlafemmedupeintrefutamenéeparladuchessedevantleportraitqueThéodoreavaitfaitdemademoiselleGuillaume.Acetaspect,Augustinejetauncri.

—Jesavaisbienqu'iln'étaitpluschezmoi,dit-elle,mais...ici!

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—Machère,jenel'aiexigéquepourvoirjusqu'àqueldegrédebêtiseunhommedegéniepeutatteindre.Tôtoutard,ilvousauraitétérenduparmoi;maisjenem'attendaispasauplaisirdevoiricil'originaldevantlacopie.Pendantquenousallonsachevernotreconversation,jeleferaiporterdansvotrevoiture.Si,arméedecetalisman,vousn'êtespasmaîtressedevotremaripendantcentans,vousn'êtespasunefemme,etvousmériterezvotresort!

Augustine baisa la main de la duchesse, qui la pressa sur son cœur et l'embrassa avec unetendresse d'autant plus vive qu'elle devait être oubliée le lendemain. Cette scène aurait peut-être àjamais ruiné la candeur et la pureté d'une femmemoins vertueuse qu'Augustine, à qui les secretsrévélés par la duchesse pouvaient être également salutaires et funestes. La politique astucieuse deshautessphèressocialesneconvenaitpasplusàAugustinequel'étroiteraisondeJosephLebas,ouquela niaise morale de madame Guillaume. Étrange effet des fausses positions où nous jettent lesmoindrescontresenscommisdans lavie!Augustine ressemblait alorsàunpâtredesAlpes surprisparuneavalanche:s'ilhésite,ous'ilveutécouterlescrisdesescompagnons,leplussouventilpérit.Danscesgrandescrises,lecœursebriseousebronze.

MadamedeSommervieuxrevintchezelleenproieàuneagitationqu'ilseraitdifficilededécrire.Saconversationavec laduchessedeCariglianoéveillaitune fouled'idéescontradictoiresdanssonesprit. Elle était comme les moutons de la fable, pleine de courage en l'absence du loup. Elle seharanguaitelle-mêmeetsetraçaitd'admirablesplansdeconduite;elleconcevaitmillestratagèmesdecoquetterie; elle parlait même à son mari, retrouvant, loin de lui, toutes les ressources de cetteéloquence vraie qui n'abandonne jamais les femmes; puis, en songeant au regard fixe et clair deThéodore,elletremblaitdéjà.Quandelledemandasimonsieurétaitchezlui,lavoixluimanqua.Enapprenantqu'ilnereviendraitpasdîner,elleéprouvaunmouvementdejoieinexplicable.Semblableaucriminelqui sepourvoitencassationcontre sonarrêtdemort,undélai,quelquecourtqu'ilpûtêtre, lui semblait unevie entière.Elle plaça le portrait dans sa chambre, et attendit sonmari en selivrantàtouteslesangoissesdel'espérance.Ellepressentaittropbienquecettetentativeallaitdéciderdetoutsonavenir,pournepasfrissonneràtouteespècedebruit,mêmeaumurmuredesapendulequi semblait appesantir ses terreurs en les luimesurant. Elle tâcha de tromper le temps parmilleartifices. Elle eut l'idée de faire une toilette qui la rendit semblable en tout point au portrait. Puis,connaissantlecaractèreinquietdesonmari,ellefitéclairersonappartementd'unemanièreinusitée,certaine qu'en rentrant la curiosité l'amènerait chez elle.Minuit sonna, quand, au cri du jockei, laportedel'hôtels'ouvrit.Lavoituredupeintreroulasurlepavédelacoursilencieuse.

—Que signifie cette illumination? demanda Théodore d'une voix joyeuse en entrant dans lachambredesafemme.

Augustine saisit avec adresse unmoment si favorable, elle s'élança au cou de sonmari et luimontraleportrait.L'artisterestaimmobilecommeunrocher.SesyeuxsedirigèrentalternativementsurAugustineetsurlatoileaccusatrice.Latimideépouse,demi-morte,épiait lefrontchangeant, lefront terrible de son mari. Elle en vit par degrés les rides expressives s'amonceler comme desnuages;puis,ellecrutsentirsonsangse figerdanssesveines,quand,parunregardflamboyantetd'unevoixprofondémentsourde,ellefutinterrogée.

—Oùavez-voustrouvécetableau?

—LaduchessedeCariglianomel'arendu.

—Vousleluiavezdemandé?

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—Jenesavaispasqu'ilfûtchezelle.

LadouceurouplutôtlamélodieenchanteressedelavoixdecetangeeûtattendridesCannibales,maisnonunartisteenproieauxtorturesdelavanitéblessée.

—Celaestdigned'elle,s'écrial'artisted'unevoixtonnante.Jemevengerai!dit-ilensepromenantà grands pas. Elle en mourra de honte: je la peindrai! oui, je la représenterai sous les traits deMessalinesortantàlanuitdupalaisdeClaude.

—Théodore!ditunevoixmourante.

—Jelatuerai.

—Monami!

—Elleaimecepetitcoloneldecavalerie,parcequ'ilmontebienàcheval...

—Théodore!

—Eh! laissez-moi, dit le peintre à sa femmeavecun sondevoixqui ressemblait presque àunrugissement.

Il seraitodieuxdepeindre toutecette scèneà la finde laquelle l'ivressede lacolère suggéraàl'artiste des paroles et des actes qu'une femme, moins jeune qu'Augustine, aurait attribués à ladémence.

Sur les huit heures du matin, le lendemain, madame Guillaume surprit sa fille pâle, les yeuxrouges,lacoiffureendésordre,tenantà lamainunmouchoir trempédepleurs,contemplantsur leparquet les fragments épars d'une toilette déchirée et lesmorceaux d'un grand cadre dorémis enpièce.Augustine,queladouleurrendaitpresqueinsensible,montracesdébrisparungesteempreintdedésespoir.

—Et voilà peut-être une grande perte, s'écria la vieille régente du Chat-qui-pelote. Il étaitressemblant, c'est vrai;mais j'ai appris qu'il y a sur le boulevard un homme qui fait des portraitscharmantspourcinquanteécus.

—Ah,mamère!

—Pauvre petite, tu as bien raison! répondit madame Guillaume qui méconnut l'expression duregardqueluijetasafille.Va,monenfant,l'onn'estjamaissitendrementaiméqueparsamère.Mamignonne,jedevinetout;maisviensmeconfierteschagrins,jeteconsolerai.Net'ai-jepasdéjàditquecethomme-làétaitunfou!Tafemmedechambrem'acontédebelleschoses...Maisc'estdoncunvéritablemonstre!

Augustinemit un doigt sur ses lèvres pâlies, commepour implorer de samère unmoment desilence.Pendantcetteterriblenuit,lemalheurluiavaitfaittrouvercettepatienterésignationqui,chezlesmèresetchezlesfemmesaimantes,surpasse,dansseseffets,l'énergiehumaineetrévèlepeut-êtredanslecœurdesfemmesl'existencedecertainescordesqueDieuarefuséesàl'homme.

Une inscription gravée sur un cippe du cimetière Montmartre indiquait que madame deSommervieux étaitmorte à vingt-sept ans.Un poëte, ami de cette timide créature, voyait, dans lessimples lignesde sonépitaphe, ladernière scèned'undrame.Chaqueannée, au jour solenneldu2

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novembre,ilnepassaitjamaisdevantcejeunemarbresanssedemanders'ilnefallaitpasdesfemmesplusfortesquenel'étaitAugustinepourlespuissantesétreintesdugénie.

—Leshumblesetmodestesfleurs,éclosesdanslesvallées,meurentpeut-être,sedisait-il,quandelles sont transplantées tropprès des cieux, aux régions où se forment les orages, où le soleil estbrûlant.

Maffliers;octobre1829.

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IMP.E.MARTINET.

Invariabledanssareligionaristocratique,MonsieurDEFONTAINEenavaitaveuglémentsuivilesmaximes.

(LEBALDESCEAUX.)

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LEBALDESCEAUX.

AHENRIDEBALZAC,

Sonfrère

HONORÉ.

LecomtedeFontaine,chefdel'unedesplusanciennesfamillesduPoitou,avaitservilacausedesBourbons avec intelligence et courage pendant la guerre que les Vendéens firent à la république.Après avoir échappé à tous les dangers qui menacèrent les chefs royalistes durant cette orageuseépoquedel'histoirecontemporaine,ildisaitgaiement:—Jesuisundeceuxquisesontfaittuersurlesmarchesdutrône!Cetteplaisanterien'étaitpassansquelquevéritépourunhommelaisséparmilesmorts à la sanglante journée des Quatre-Chemins. Quoique ruiné par des confiscations, ce fidèleVendéenrefusaconstamment lesplaces lucrativesqueluifitoffrir l'empereurNapoléon.Invariabledanssareligionaristocratique,ilenavaitaveuglémentsuivilesmaximesquandiljugeaconvenablede se choisir une compagne.Malgré les séductions d'un riche parvenu révolutionnaire quimettaitcetteallianceàhautprix,ilépousaunedemoiselledeKergarouëtsansfortune,maisdontlafamilleestunedesplusvieillesdelaBretagne.

LaRestaurationsurpritmonsieurdeFontainechargéd'unenombreusefamille.Quoiqu'iln'entrâtpasdanslesidéesdugénéreuxgentilhommedesolliciterdesgrâces,ilcédanéanmoinsauxdésirsdesafemme,quittasondomaine,dontlerevenumodiquesuffisaitàpeineauxbesoinsdesesenfantsetvintàParis.Contristédel'aviditéaveclaquellesesancienscamaradesfaisaientcuréedesplacesetdesdignités constitutionnelles, il allait retourner à sa terre, lorsqu'il reçut une lettreministérielle, parlaquelleuneExcellenceassezconnueluiannonçaitsanominationaugradedemaréchal-de-camp,envertu de l'ordonnance qui permettait aux officiers des armées catholiques de compter les vingtpremièresannéesinéditesdurègnedeLouisXVIIIcommeannéesdeservice.Quelquesjoursaprès,le Vendéen reçut encore, sans aucune sollicitation et d'office, la croix de l'ordre de la Légion-d'Honneur et celle de Saint-Louis. Ébranlé dans sa résolution par ces grâces successives qu'il crutdevoir au souvenir du monarque, il ne se contenta plus de mener sa famille, comme il l'avaitpieusementfaitchaquedimanche,crierViveleRoidanslasalledesMaréchauxauxTuileriesquandlesprincesserendaientàlachapelle,ilsollicitalafaveurd'uneentrevueparticulière.Cetteaudience,très-promptement accordée, n'eut rien de particulier. Le salon royal était plein de vieux serviteursdont les têtes poudrées, vues d'une certaine hauteur, ressemblaient à un tapis de neige. Là, legentilhommeretrouvad'ancienscompagnonsquilereçurentd'unairunpeufroid;maislesprinceslui parurent adorables, expression d'enthousiasme qui lui échappa, quand le plus gracieux de sesmaîtres,dequilecomtenesecroyaitconnuquedenom,vintluiserrerlamainetleproclamaleplus

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purdesVendéens.Malgrécetteovation,aucunedecesaugustespersonnesn'eutl'idéedeluidemanderle compte de ses pertes, ni celui de l'argent si généreusement versé dans les caisses de l'arméecatholique.Ils'aperçutunpeutard,qu'ilavaitfait laguerreàsesdépens.Verslafindelasoirée,ilcrutpouvoirhasarderune spirituelle allusionà l'étatde ses affaires, semblableà celuidebiendesgentilshommes.SaMajestésepritàrired'assezboncœur, touteparolemarquéeaucoinde l'espritavait ledondeluiplaire;maisellerépliquanéanmoinsparunedecesroyalesplaisanteriesdontladouceurestplusàcraindrequelacolèred'uneréprimande.Undesplusintimesconfidentsduroinetardapasàs'approcherduVendéencalculateur,auquelilfitentendre,parunephrasefineetpolie,quele moment n'était pas encore venu de compter avec les maîtres: il se trouvait sur le tapis desmémoires beaucoup plus arriérés que le sien, et qui devaient sans doute servir à l'histoire de laRévolution. Le comte sortit prudemment du groupe vénérable qui décrivait un respectueux demi-cercledevantl'augustefamille.Puis,aprèsavoir,nonsanspeine,dégagésonépéeparmilesjambesgrêlesoùelles'étaitengagée, il regagnapédestrementà travers lacourdesTuileries lefiacrequ'ilavaitlaissésurlequai.AveccetespritrétifquidistinguelanoblessedevieillerochechezlaquellelesouvenirdelaLigueetdesBarricadesn'estpasencoreéteint, ilseplaignitdanssonfiacre,àhautevoixetdemanièreàsecompromettre,surlechangementsurvenuàlacour.—Autrefois,sedisait-il,chacunparlaitlibrementauroidesespetitesaffaires,lesseigneurspouvaientàleuraiseluidemanderdes grâces et de l'argent, et aujourd'hui l'on n'obtiendra pas, sans scandale, le remboursement dessommes avancéespour son service?Morbleu! la croixdeSaint-Louis et le gradedemaréchal-de-campnevalentpastroiscentmillelivresquej'ai,beletbien,dépenséespourlacauseroyale.Jeveuxreparlerauroi,enface,etdanssoncabinet.

Cettescènerefroiditd'autantpluslezèledemonsieurdeFontaine,quesesdemandesd'audiencerestèrentconstammentsansréponse.Ilvitd'ailleurslesintrusdel'empirearrivantàquelques-unesdeschargesréservéessousl'anciennemonarchieauxmeilleuresmaisons.

—Tout est perdu, dit-il unmatin.Décidément, le roi n'a jamais été qu'un révolutionnaire. SansMonsieur,quinedérogepasetconsolesesfidèlesserviteurs,jenesaisenquellesmainsiraitunjourla couronne de France, si ce régime continuait. Leur maudit système constitutionnel est le plusmauvais de tous les gouvernements, et ne pourra jamais convenir à la France. Louis XVIII etM.BeugnotnousonttoutgâtéàSaint-Ouen.

Le comte désespéré se préparait à retourner à sa terre, en abandonnant avec noblesse sesprétentionsàtouteindemnité.Encemoment,lesévénementsduVingtMarsannoncèrentunenouvelletempêtequimenaçaitd'engloutirleroilégitimeetsesdéfenseurs.Semblableàcesgensgénéreuxquinerenvoientpasunserviteurparuntempsdepluie,monsieurdeFontaineempruntasursaterrepoursuivre lamonarchieendéroute, sans savoir si cette complicitéd'émigration lui seraitpluspropiceque ne l'avait été son dévouement passé; mais après avoir observé que les compagnons de l'exilétaient plus en faveur que les braves qui, jadis, avaient protesté, les armes à la main, contrel'établissement de la république, peut-être espéra-t-il trouver dans ce voyage à l'étranger plus deprofitquedansunserviceactifetpérilleuxàl'intérieur.Sescalculsdecourtisannefurentpasunedeces vaines spéculations qui promettent sur le papier des résultats superbes, et ruinent par leurexécution.Ilfutdonc,selonlemotduplusspiritueletduplushabiledenosdiplomates,undescinqcents fidèles serviteurs qui partagèrent l'exil de la cour àGand, et l'un des cinquantemille qui enrevinrent.

Pendantcettecourteabsencede laroyauté,monsieurdeFontaineeut lebonheurd'êtreemployéparLouisXVIII,etrencontraplusd'uneoccasiondedonnerauroilespreuvesd'unegrandeprobité

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politique et d'un attachement sincère.Un soir que lemonarque n'avait rien demieux à faire, il sesouvint du bon mot dit par monsieur de Fontaine aux Tuileries. Le vieux Vendéen ne laissa paséchapperuntelà-propos,etracontasonhistoireassezspirituellementpourqueceroi,quin'oubliaitrien, pût se la rappeler en temps utile. L'auguste littérateur remarqua la tournure fine donnée àquelquesnotes dont la rédaction avait été confiée audiscret gentilhomme.Cepetitmérite inscrivitmonsieurdeFontaine,danslamémoireduroi,parmilesplusloyauxserviteursdesacouronne.Ausecondretour,lecomtefutundecesenvoyésextraordinairesquiparcoururentlesdépartements,avecla mission de juger souverainement les fauteurs de la rébellion; mais il usa modérément de sonterriblepouvoir.Aussitôtquecette juridiction temporaireeut cessé, legrand-prévôt s'assitdansundes fauteuils du Conseil-d'État, devint député, parla peu, écouta beaucoup, et changeaconsidérablementd'opinion.Quelquescirconstances,inconnuesauxbiographes,lefirententrerassezavantdansl'intimitéduprince,pourqu'unjourlemalicieuxmonarquel'interpellâtainsienlevoyantentrer:

—Mon ami Fontaine, je nem'aviserais pas de vous nommer directeur-général niministre! Nivous ni moi, si nous étions employés, ne resterions en place, à cause de nos opinions. Legouvernementreprésentatifaceladebonqu'ilnousôtelapeinequenousavionsjadis,derenvoyernous-mêmesnos secrétairesd'État.Notreconseil estunevéritablehôtellerie,où l'opinionpubliquenousenvoiesouventdesinguliersvoyageurs;maisenfinnoussauronstoujoursoùplacernosfidèlesserviteurs.

Cette ouverturemoqueuse fut suivie d'uneordonnancequi donnait àmonsieur deFontaine uneadministration dans le domaine extraordinaire de la Couronne. Par suite de l'intelligente attentionavec laquelle il écoutait les sarcasmes de son royal ami, son nom se trouva sur les lèvres de SaMajesté, toutes les fois qu'il fallut créer une commission dont les membres devaient êtrelucrativement appointés. Il eut le bon esprit de taire la faveur dont l'honorait le monarque et sutl'entretenirparunemanièrepiquantedenarrer,dansunedecescauseriesfamilièresauxquellesLouisXVIIIseplaisaitautantqu'auxbilletsagréablementécrits,lesanecdotespolitiqueset,s'ilestpermisdeseservirdecetteexpression, lescancansdiplomatiquesouparlementairesquiabondaientalors.Onsait que les détails de sa gouvernementabilité, mot adopté par l'auguste railleur, l'amusaientinfiniment. Grâce au bon sens, à l'esprit et à l'adresse de monsieur le comte de Fontaine, chaquemembredesanombreusefamille,quelquejeunequ'ilfût,finit,ainsiqu'illedisaitplaisammentàsonmaître, par se poser comme un ver-à-soie sur les feuilles du budget.Ainsi, par les bontés du roi,l'aîné de ses fils parvint à une place éminente dans lamagistrature inamovible. Le second, simplecapitaineavantlarestauration,obtintunelégionimmédiatementaprèssonretourdeGand;puis,àlafaveurdesmouvementsde1815pendantlesquelsonméconnutlesrèglements,ilpassadanslagarderoyale,repassadanslesgardes-du-corps,revintdanslaligne,etsetrouvalieutenant-généralavecuncommandementdans lagarde, après l'affaireduTrocadéro.Ledernier,nommésous-préfet, devintbientôtmaîtredesrequêtesetdirecteurd'uneadministrationmunicipaledelaVilledeParis,oùilsetrouvaitàl'abridestempêteslégislatives.Cesgrâcessanséclat,secrètescommelafaveurducomte,pleuvaientinaperçues.Quoiquelepèreet lestroisfilseussentchacunassezdesinécurespourjouird'un revenu budgétaire presque aussi considérable que celui d'un directeur-général, leur fortunepolitique n'excita l'envie de personne. Dans ces temps de premier établissement du systèmeconstitutionnel, peu de personnes avaient des idées justes sur les régions paisibles du budget, oùd'adroitsfavorissurenttrouverl'équivalentdesabbayesdétruites.MonsieurlecomtedeFontaine,quinaguèreencoresevantaitden'avoirpaslulaCharteetsemontraitsicourroucécontrel'aviditédescourtisans,netardapasàprouveràsonaugustemaîtrequ'ilcomprenaitaussibienqueluil'espritetlesressourcesdureprésentatif.Cependant,malgrélasécuritédescarrièresouvertesàsestroisfils,

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malgrélesavantagespécuniairesquirésultaientducumuldequatreplaces,monsieurdeFontainesetrouvait à la têted'une famille tropnombreusepourpouvoirpromptementet facilement rétablir safortune. Ses trois fils étaient riches d'avenir, de faveur et de talent; mais il avait trois filles, etcraignaitde lasser labontédumonarque. Il imaginadene jamais luiparlerqued'uneseuledecesvierges pressées d'allumer leur flambeau. Le roi avait trop bon goût pour laisser son œuvreimparfaite.Lemariagede lapremière avecun receveur-général fut concluparunede cesphrasesroyalesquinecoûtentrienetvalentdesmillions.Unsoiroùlemonarqueétaitmaussade,ilsouritenapprenant l'existence d'une autre demoiselle de Fontaine qu'il fit épouser à un jeune magistratd'extractionbourgeoise, il estvrai,mais riche,pleinde talent, etqu'il créabaron.Lorsque, l'annéesuivante,leVendéenparladeMademoiselleÉmiliedeFontaine,leroiluirépondit,desapetitevoixaigrelette:—Amicus Plato, sed magis amica Natio. Puis, quelques jours après, il régala son amiFontained'unquatrainassezinnocentqu'ilappelaituneépigramme,etdanslequelilleplaisantaitsursestroisfillessihabilementproduitessouslaformed'unetrinité.S'ilfautencroirelachronique,lemonarqueavaitétécherchersonbonmotdansl'unitédestroispersonnesdivines.

—Si le roi daignait changer son épigramme en épithalame? dit le comte en essayant de fairetournercetteboutadeàsonprofit.

—Sij'envoislarime,jen'envoispaslaraison,réponditdurementleroiquinegoûtapointcetteplaisanteriefaitesursapoésiequelquedoucequ'ellefût.

Dèscejour,soncommerceavecM.deFontaineeutmoinsd'aménité.Lesroisaimentplusqu'onnelecroit lacontradiction.Commepresquetous lesenfantsvenus lesderniers,ÉmiliedeFontaineétaitunBenjamingâtépartoutlemonde.Lerefroidissementdumonarquecausadoncd'autantplusdepeineaucomte,quejamaismariagenefutplusdifficileàconclurequeceluidecettefillechérie.Pourconcevoirtouscesobstacles,ilfautpénétrerdansl'enceintedubelhôteloùl'administrateurétaitlogéauxdépensdelaListe-Civile.ÉmilieavaitpassésonenfanceàlaterredeFontaineenyjouissantdecetteabondancequisuffitauxpremiersplaisirsdelajeunesse.Sesmoindresdésirsyétaientdesloispoursessœurs,poursesfrères,poursamère,etmêmepoursonpère.Toussesparentsraffolaientd'elle.Arrivéeàl'âgederaison,précisémentaumomentoùsafamillefutcombléedesfaveursdelafortune, l'enchantement de sa vie continua. Le luxe de Paris lui sembla tout aussi naturel que larichesseenfleursouenfruits,etquecetteopulencechampêtrequifirentlebonheurdesespremièresannées. De même qu'elle n'avait éprouvé aucune contrariété dans son enfance quand elle voulaitsatisfairede joyeuxdésirs, demêmeelle sevit encoreobéie lorsqu'à l'âgedequatorzeans elle selançadans le tourbillondumonde.Accoutuméeainsipardegrés aux jouissancesde la fortune, lesrecherchesdelatoilette,l'élégancedessalonsdorésetdeséquipagesluidevinrentaussinécessairesque les compliments vrais ou faux de la flatterie, que les fêtes et les vanités de la cour. Tout luisouriaitd'ailleurs:elleaperçutpourelledelabienveillancedanstouslesyeux.Commelaplupartdesenfants gâtés, elle tyrannisa ceux qui l'aimaient, et réserva ses coquetteries aux indifférents. Sesdéfautsnefirentquegrandiravecelle,etsesparentsallaientbientôtrecueillirlesfruitsamersdecetteéducationfuneste.Arrivéeàl'âgededix-neufans,ÉmiliedeFontainen'avaitpasencorevoulufairedechoixparmilesnombreuxjeunesgensquelapolitiquedemonsieurdeFontaineassemblaitdansses fêtes.Quoique jeune encore, elle jouissait dans lemondede toute la libertéd'esprit quepeutyavoirunefemme.Sabeautéétaitsiremarquableque,pourelle,paraîtredansunsalon,c'étaityrégner.Semblableauxrois,ellen'avaitpasd'amis,etsevoyaitpartoutl'objetd'unecomplaisanceàlaquelleunnaturelmeilleurque lesienn'eûtpeut-êtrepas résisté.Aucunhomme, fût-cemêmeunvieillard,n'avaitlaforcedecontredirelesopinionsd'unejeunefilledontunseulregardranimaitl'amourdansun cœur froid. Élevée avec des soins quimanquèrent à ses sœurs, elle peignait assez bien, parlait

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l'italien et l'anglais, jouait du piano d'une façon désespérante; enfin sa voix, perfectionnée par lesmeilleurs maîtres, avait un timbre qui donnait à son chant d'irrésistibles séductions. Spirituelle etnourriede toutes les littératures, elleauraitpu fairecroireque, commeditMascarille, lesgensdequalité viennent au monde en sachant tout. Elle raisonnait facilement sur la peinture italienne ouflamande, sur le Moyen-âge ou la Renaissance; jugeait à tort et à travers les livres anciens ounouveaux,etfaisaitressortiravecunecruellegrâced'espritlesdéfautsd'unouvrage.Laplussimplede ses phrases était reçue par la foule idolâtre, comme par les Turcs un fetfa du sultan. Elleéblouissait ainsi les gens superficiels; quant aux gens profonds, son tact naturel l'aidait à lesreconnaître; et pour eux, elle déployait tant de coquetterie, qu'à la faveur de ses séductions, ellepouvaitéchapperàleurexamen.Cevernisséduisantcouvraituncœurinsouciant,l'opinioncommuneàbeaucoupdejeunesfillesquepersonnen'habitaitunesphèreassezélevéepourpouvoircomprendrel'excellence de son âme, et un orgueil qui s'appuyait autant sur sa naissance que sur sa beauté. Enl'absencedusentimentviolentquiravagetôtoutardlecœurd'unefemme,elleportaitsajeuneardeurdansunamour immodérédesdistinctions,et témoignait leplusprofondméprispour les roturiers.Fort impertinente avec la nouvelle noblesse, elle faisait tous ses efforts pour que ses parentsmarchassentdepairaumilieudesfamilleslesplusillustresdufaubourgSaint-Germain.

Cessentimentsn'avaientpaséchappéàl'œilobservateurdemonsieurdeFontaine,quiplusd'unefois, lors du mariage de ses deux premières filles, eut à gémir des sarcasmes et des bons motsd'Émilie.Lesgenslogiquess'étonnerontd'avoirvulevieuxVendéendonnantsapremièrefilleàunreceveur-généralquipossédaitbien,àlavérité,quelquesanciennesterresseigneuriales,maisdontlenomn'étaitpasprécédédecetteparticuleàlaquelleletrôneduttantdedéfenseurs,etlasecondeàunmagistrattroprécemmentbaronifiépourfaireoublierquelepèreavaitvendudesfagots.Cenotablechangement dans les idées du noble, au moment où il atteignait sa soixantième année, époque àlaquelle les hommes quittent rarement leurs croyances, n'était pas dû seulement à la déplorablehabitationdelamoderneBabyloneoùtouslesgensdeprovincefinissentparperdreleursrudesses;lanouvelleconsciencepolitiqueducomtedeFontaineétaitencorelerésultatdesconseilsetdel'amitiédu roi. Ce prince philosophe avait pris plaisir à convertir le Vendéen aux idées qu'exigeaient lamarche du dix-neuvième siècle et la rénovation de la monarchie. Louis XVIII voulait fondre lespartis, comme Napoléon avait fondu les choses et les hommes. Le roi légitime, peut-être aussispirituelquesonrival,agissaitensenscontraire.LedernierchefdelamaisondeBourbonétaitaussiempresséàsatisfaire le tiers-étatet lesgensdel'empire,encontenant leclergé,quelepremierdesNapoléon fut jalouxd'attirer auprèsde lui lesgrands seigneursoudedoter l'église.Confidentdesroyalespensées,leConseillerd'Étatétaitinsensiblementdevenul'undeschefslesplusinfluentsetlesplus sages de ce parti modéré qui désirait vivement, au nom de l'intérêt national, la fusion desopinions. Ilprêchait lescoûteuxprincipesdugouvernementconstitutionnelet secondaitde toute sapuissance les jeux de la bascule politique qui permettait à son maître de gouverner la France aumilieudesagitations.Peut-êtremonsieurdeFontaineseflattait-ild'arriveràlapairieparundecescoupsdeventlégislatifsdontleseffetssibizarressurprenaientalorslesplusvieuxpolitiques.UndesesprincipeslesplusfixesconsistaitàneplusreconnaîtreenFranced'autrenoblessequelapairie,dontlesfamillesétaientlesseulesquieussentdespriviléges.

—Unenoblessesanspriviléges,disait-il,estunmanchesansoutil.

AussiéloignédupartideLafayettequedupartideLaBourdonnaye,ilentreprenaitavecardeurlaréconciliationgénéraled'oùdevaientsortiruneèrenouvelleetdebrillantesdestinéespourlaFrance.Il cherchait à convaincre les familles chez lesquelles il avait accès, du peu de chances favorablesqu'offraientdésormais lacarrièremilitaireet l'administration. Ilengageait lesmèresà lancer leurs

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enfantsdanslesprofessionsindépendantesetindustrielles,enleurdonnantàentendrequelesemploismilitairesetleshautesfonctionsdugouvernementfiniraientparappartenirtrès-constitutionnellementauxcadetsdesfamillesnoblesdelapairie.Selonlui,lanationavaitconquisunepartassezlargedansl'administration par son assemblée élective, par les places de la magistrature et par celles de lafinance qui, disait-il, seraient toujours comme autrefois l'apanage des notabilités du tiers-état. Lesnouvelles idéesduchefde la familledeFontaine,et les sagesalliancesquien résultèrentpour sesdeuxpremièresfilles,avaientrencontrédefortesrésistancesauseindesonménage.LacomtessedeFontainerestafidèleauxvieillescroyancesquenedevaitpasrenierunefemmequiappartenaitauxRohanpar samère.Quoiqu'elle se fût opposée pendant unmoment au bonheur et à la fortune quiattendaientsesdeuxfillesaînées,elleserenditàcesconsidérationssecrètesquelesépouxseconfientlesoirquandleurstêtesreposentsurlemêmeoreiller.MonsieurdeFontainedémontrafroidementàsafemme,pard'exactscalculs,queleséjourdeParis,l'obligationd'yreprésenter,lasplendeurdesamaisonquilesdédommageaitdesprivationssicourageusementpartagéesaufonddelaVendée, lesdépenses faitespour leurs filsabsorbaient laplusgrandepartiede leur revenubudgétaire. Il fallaitdonc saisir, commeune faveur céleste, l'occasion qui se présentait pour eux d'établir si richementleursfilles.Nedevaient-ellespasjouirunjourdesoixanteouquatre-vingtmillelivresderente?Desmariagessiavantageuxneserencontraientpastouslesjourspourdesfillessansdot.Enfin,ilétaittempsdepenseràéconomiserpouraugmenter la terredeFontaineetreconstruirel'antiquefortuneterritorialedelafamille.Lacomtessecéda,commetouteslesmèresl'eussentfaitàsaplace,quoiquedemeilleure grâce peut-être, à des arguments si persuasifs.Mais elle déclara qu'aumoins sa filleÉmilie serait mariée de manière à satisfaire l'orgueil qu'elle avait contribué malheureusement àdévelopperdanscettejeuneâme.

Ainsilesévénementsquiauraientdûrépandrelajoiedanscettefamilleyintroduisirentunlégerlevain de discorde. Le receveur-général et le jeune magistrat furent en butte aux froideurs d'uncérémonialquesurentcréerlacomtesseetsafilleÉmilie.Leurétiquettetrouvabienplusamplementlieud'exercersestyranniesdomestiques:lelieutenant-généralépousalafilleuniqued'unbanquier;leprésidentsemariasensémentavecunedemoiselledontlepère,deuxoutroisfoismillionnaire,avaitfaitlecommercedestoilespeintes;enfinletroisièmefrèresemontrafidèleàsesdoctrinesroturièresen prenant sa femme dans la famille d'un riche notaire de Paris. Les trois belles-sœurs, les deuxbeaux-frères trouvaient tantdecharmesetd'avantagespersonnels,à resterdans lahautesphèredespuissancespolitiquesetàhanterlessalonsdufaubourgSaint-Germain,qu'ilss'accordèrenttouspourformer une petite cour à la hautaine Émilie. Ce pacte d'intérêt et d'orgueil ne fut cependant pastellementbiencimentéque la jeunesouverainen'excitâtsouventdesrévolutionsdanssonpetitÉtat.Des scènes, que le bon ton n'eût pas désavouées, entretenaient entre tous les membres de cettepuissante famille une humeurmoqueuse qui, sans altérer sensiblement l'amitié affichée en public,dégénéraitquelquefoisdans l'intérieuren sentimentspeucharitables.Ainsi la femmedu lieutenant-général,devenuebaronne,secroyaittoutaussinoblequ'uneKergarouët,etprétendaitquecentbonnesmille livres de rente lui donnaient le droit d'être aussi impertinente que sa belle-sœur Émilie àlaquelleellesouhaitaitparfoisavecironieunmariageheureux,enannonçantquelafilledetelpairvenaitd'épousermonsieurun tel, toutcourt.LafemmeduvicomtedeFontaines'amusaitàéclipserÉmilie par le bon goût et par la richesse qui se faisaient remarquer dans ses toilettes, dans sesameublementsetseséquipages.L'airmoqueuraveclequellesbelles-sœursetlesdeuxbeaux-frèresaccueillirentquelquefoislesprétentionsavouéesparmademoiselledeFontaineexcitaitchezelleuncourrouxàpeinecalméparunegrêled'épigrammes.Lorsquelechefdelafamilleéprouvaquelquerefroidissementdanslataciteetprécaireamitiédumonarque,iltremblad'autantplus,que,parsuitedesdéfisrailleursdesessœurs,jamaissafillechérien'avaitjetésesvuessihaut.

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Aumilieudeces circonstanceset aumomentoùcettepetite luttedomestiqueétaitdevenue fortgrave, lemonarque,auprèsduquelmonsieurdeFontainecroyait rentrerengrâce, futattaquéde lamaladiedontildevaitpérir.Legrandpolitiquequisutsibienconduiresanaufauseindesoragesnetarda pas à succomber.Certain de la faveur à venir, le comte deFontaine fit donc les plus grandseffortspourrassemblerautourdesadernièrefillel'élitedesjeunesgensàmarier.Ceuxquionttâchéde résoudre le problème difficile que présente l'établissement d'une fille orgueilleuse et fantasquecomprendront peut-être les peines que se donna le pauvreVendéen.Achevée au gré de son enfantchéri,cettedernièreentrepriseeûtcouronnédignementlacarrièrequelecomteparcouraitdepuisdixans à Paris. Par la manière dont sa famille envahissait les traitements de tous les ministères, ellepouvaitsecompareràlamaisond'Autriche,qui,parsesalliances,menaced'envahirl'Europe.Aussile vieux Vendéen ne se rebutait-il pas dans ses présentations de prétendus, tant il avait à cœur lebonheurdesafille;maisrienn'étaitplusplaisantquelafaçondontl'impertinentecréatureprononçaitsesarrêtsetjugeaitleméritedesesadorateurs.Oneûtditque,semblableàl'unedecesprincessesdesMille et un Jours,Émilie fût assez riche, assez belle pour avoir le droit de choisir parmi tous lesprincesdumonde;sesobjectionsétaientplusbouffonneslesunesquelesautres:l'unavaitlesjambestropgrossesou lesgenouxcagneux, l'autreétaitmyope;celui-cis'appelaitDurand,celui-làboitait;presque tous lui semblaient trop gras. Plus vive, plus charmante, plus gaie que jamais après avoirrejetédeuxoutroisprétendus,elles'élançaitdanslesfêtesdel'hiveretcouraitauxbalsoùsesyeuxperçantsexaminaientlescélébritésdujour;oùsouvent,àl'aidedesonravissantbabil,elleparvenaitàdevinerlessecretsducœurleplusmystérieux,oùelleseplaisaitàtourmentertouslesjeunesgens,àexciteravecunecoquetterieinstinctivedesdemandesqu'ellerejetaittoujours.

Lanatureluiavaitdonnéenprofusionlesavantagesnécessairesaurôlequ'ellejouait.Grandeetsvelte,ÉmiliedeFontainepossédaitunedémarche imposanteoufolâtre,àsongré.Soncolunpeulongluipermettaitdeprendredecharmantesattitudesdedédainetd'impertinence.Elles'étaitfaitunfécond répertoire de ces airs de tête et de ces gestes féminins qui expliquent si cruellement ou siheureusement les demi-mots et les sourires. De beaux cheveux noirs, des sourcils très-fournis etfortementarquésprêtaientàsaphysionomieuneexpressiondefiertéquelacoquetterieautantquesonmiroirluiavaientapprisàrendreterribleouàtempérerparlafixitéouparladouceurdesonregard,parl'immobilitéouparleslégèresinflexionsdeseslèvres,parlafroideuroulagrâcedesonsourire.Quand Émilie voulait s'emparer d'un cœur, sa voix pure ne manquait pas de mélodie; mais ellepouvait aussi lui imprimerune sortedeclartébrèvequandelleentreprenaitdeparalyser la langueindiscrète d'un cavalier. Sa figure blanche et son front de marbre étaient semblables à la surfacelimpided'unlacquitouràtourseridesousl'effortd'unebriseoureprendsasérénitéjoyeusequandl'airsecalme.Plusd'unjeunehommeenproieàsesdédainsl'accusaitdejouerlacomédie;maistantde feux éclataient, tant de promesses jaillissaient de ses yeux noirs, qu'elle se justifiait en faisantbondirlecœurdesesélégantsdanseurssousleursfracsnoirs.Parmilesjeunesfillesàlamode,nullemieuxqu'ellenesavaitprendreunairdehauteurenrecevantlesalutd'unhommequin'avaitquedutalent, ou déployer cette politesse insultante pour les personnes qu'elle regardait comme sesinférieures,etdéversersonimpertinencesur tousceuxquiessayaientdemarcheraupairavecelle.Elle semblait, partout où elle se trouvait, recevoir plutôt des hommages que des compliments; etmêmechezuneprincesse,satournureetsesairseussentconvertilefauteuilsurlequelelleseseraitassise,enuntrôneimpérial.

MonsieurdeFontainedécouvrittroptardcombienl'éducationdelafillequ'ilaimaitleplusavaitété fausséepar la tendressede toute la famille.L'admirationque lemonde témoigned'abordàunejeunepersonne,maisdelaquelleilnetardepasàsevenger,avaitencoreexaltél'orgueild'Émilieetaccru sa confiance en elle.Une complaisance générale avait développé chez elle l'égoïsmenaturel

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auxenfantsgâtésqui,semblablesàdesrois,s'amusentdetoutcequilesapproche.Encemoment,lagrâcedelajeunesseetlecharmedestalentscachaientàtouslesyeuxcesdéfauts,d'autantplusodieuxchezunefemmequ'ellenepeutplairequeparledévouementetparl'abnégation;maisrienn'échappeàl'œild'unbonpère:monsieurdeFontaineessayasouventd'expliqueràsafillelesprincipalespagesdulivreénigmatiquedelavie.Vaineentreprise!Ileuttropsouventàgémirsurl'indocilitécapricieuseet sur la sagesse ironique de sa fille pour persévérer dans une tâche aussi difficile que celle decorrigerunsipernicieuxnaturel.Ilsecontentadedonnerdetempsentempsdesconseilspleinsdedouceuretdebonté;maisilavaitladouleurdevoirsesplustendresparolesglissantsurlecœurdesafille comme s'il eût été de marbre. Les yeux d'un père se dessillent si tard, qu'il fallut au vieuxVendéen plus d'une épreuve pour s'apercevoir de l'air de condescendance avec laquelle sa fille luiaccordaitderarescaresses.Elle ressemblaitàces jeunesenfantsquiparaissentdireà leurmère:—Dépêche-toidem'embrasserpourquej'aillejouer.Enfin,Émiliedaignaitavoirdelatendressepoursesparents.Maissouvent,pardescapricessoudainsquisemblentinexplicableschezlesjeunesfilles,elle s'isolait et ne semontrait plus que rarement; elle se plaignait d'avoir à partager avec trop demondelecœurdesonpèreetdesamère,elledevenaitjalousedetout,mêmedesesfrèresetdesessœurs.Puis,aprèsavoirprisbiendelapeineàcréerundésertautourd'elle,cettefillebizarreaccusaitlanatureentièredesasolitudefacticeetdesespeinesvolontaires.Arméedesonexpériencedevingtans,ellecondamnaitlesortparceque,nesachantpasquelepremierprincipedubonheurestennous,elledemandaitauxchosesdelaviedeleluidonner.Elleauraitfuiauboutduglobepouréviterdesmariages semblables à ceux de ses deux sœurs; et néanmoins elle avait dans le cœur une affreusejalousiedelesvoirmariées,richesetheureuses.Enfin,quelquefoiselledonnaitàpenseràsamère,victimede sesprocédés toutautantquemonsieurdeFontaine,qu'elleavaitungrainde folie.Cetteaberration était assez explicable: rien n'est plus commun que cette secrète fierté née au cœur desjeunespersonnesquiappartiennentàdesfamilleshautplacéessurl'échellesociale,etquelanatureadouées d'une grande beauté. Presque toutes sont persuadées que leurs mères, arrivées à l'âge dequaranteoucinquanteans,nepeuventplusnisympathiseravecleursjeunesâmes,nienconcevoirlesfantaisies.Elles s'imaginentque laplupartdesmères, jalousesde leurs filles,veulent leshabilleràleurmodedansledesseinpréméditédeleséclipseroudeleurravirdeshommages.Delà,souvent,deslarmessecrètesoudesourdesrévoltescontrelaprétenduetyranniematernelle.Aumilieudeceschagrinsquideviennent réels, quoique assis surunebase imaginaire, ellesont encore lamaniedecomposerunthèmepourleurexistence,etsetirentàelles-mêmesunbrillanthoroscope.Leurmagieconsiste à prendre leurs rêves pour des réalités. Elles résolvent secrètement, dans leurs longuesméditations, de n'accorder leur cœur et leurmain qu'à l'homme qui possédera tel ou tel avantage.Elles dessinent dans leur imagination un type auquel il faut, bon gré mal gré, que leur futurressemble.Après avoir expérimenté la vie et fait les réflexions sérieuses qu'amènent les années, àforcedevoirlemondeetsontrainprosaïque,àforced'exemplesmalheureux,lesbellescouleursdeleur figure idéale s'abolissent; puis, elles se trouvent un beau jour, dans le courant de la vie, toutétonnéesd'êtreheureusessanslanuptialepoésiedeleursrêves.Suivantcettepoétique,mademoiselleÉmiliedeFontaineavaitarrêté,danssafragilesagesse,unprogrammeauqueldevaitseconformersonprétendupourêtreaccepté.Delàsesdédainsetsessarcasmes.

—Quoique jeuneetdenoblesseancienne,s'était-elledit, ilserapairdeFranceoufilsaînéd'unpair!Ilmeseraitinsupportabledenepasvoirmesarmespeintessurlespanneauxdemavoitureaumilieudesplis flottantsd'unmanteaud'azur,etdenepascourircommelesprincesdans lagrandealléedesChamps-Élysées,lesjoursdeLongchamp.D'ailleurs,monpèreprétendqueceseraunjourlaplusbelledignitédeFrance.Jeleveuxmilitaireenmeréservantdeluifairedonnersadémission,etjeleveuxdécorépourqu'onnousportelesarmes.

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Ces rares qualités ne servaient à rien, si cet être de raisonne possédait pas encore unegrandeamabilité,une jolie tournure,de l'esprit,ets'iln'étaitpassvelte.Lamaigreur,cettegrâceducorps,quelque fugitive qu'elle pût être, surtout dans un gouvernement représentatif, était une clause derigueur.Mademoiselle de Fontaine avait une certainemesure idéale qui lui servait demodèle. Lejeunehommequi,aupremiercoupd'œil,neremplissaitpaslesconditionsvoulues,n'obtenaitmêmepasunsecondregard.

—Oh,monDieu!voyezcombiencemonsieurestgras!étaitchezellelaplushauteexpressiondumépris.

Al'entendre,lesgensd'unehonnêtecorpulenceétaientincapablesdesentiments,mauvaismarisetindignes d'entrer dans une société civilisée. Quoique ce fût une beauté recherchée en Orient,l'embonpoint lui semblaitunmalheurchez les femmes;maischezunhomme,c'étaituncrime.Cesopinionsparadoxalesamusaient,grâceàunecertainegaietéd'élocution.Néanmoins lecomtesentitqueplustardlesprétentionsdesafille,dontleridiculeallaitêtrevisiblepourcertainesfemmesaussiclairvoyantes que peu charitables, deviendraient un fatal sujet de raillerie. Il craignit que les idéesbizarresdesa fillenesechangeassentenmauvais ton. Il tremblaitque lemonde impitoyablenesemoquâtdéjàd'unepersonnequirestaitsilongtempsenscènesansdonnerundénoûmentàlacomédiequ'elle y jouait. Plus d'un acteur, mécontent d'un refus, paraissait attendre le moindre incidentmalheureux pour se venger. Les indifférents, les oisifs commençaient à se lasser: l'admiration esttoujoursunefatiguepourl'espècehumaine.LevieuxVendéensavaitmieuxquepersonneques'ilfautchoisiravecartlemomentd'entrersurlestréteauxdumonde,surceuxdelacour,dansunsalonousurlascène,ilestencoreplusdifficiled'ensortiràpropos.Aussi,pendantlepremierhiverquisuivitl'avénement de Charles X au trône, redoubla-t-il d'efforts, conjointement avec ses trois fils et sesgendres, pour réunir dans les salons de son hôtel lesmeilleurs partis que Paris et les différentesdéputationsdesdépartementspouvaientprésenter.L'éclatdesesfêtes,leluxedesasalleàmangeretsesdînersparfumésdetruffesrivalisaientaveclescélèbresrepasparlesquelslesministresdutempss'assuraientlevotedeleurssoldatsparlementaires.

L'honorable Vendéen fut alors signalé comme un des plus puissants corrupteurs de la probitélégislative de cette illustre chambre qui semblamourir d'indigestion. Chose bizarre! ses tentativespourmarier sa fille lemaintinrentdansuneéclatante faveur.Peut-être trouva-t-ilquelqueavantagesecret à vendre deux fois ses truffes. Cette accusation due à certains libéraux railleurs quicompensaient,par l'abondancede leursparoles, la raretéde leursadhérentsdans la chambre,n'eutaucunsuccès.Laconduitedugentilhommepoitevinétaitengénéralsinobleetsihonorable,qu'ilnereçutpasuneseuledecesépigrammesparlesquelleslesmalinsjournauxdecetteépoqueassaillirentlestroiscentsvotantsducentre,lesministres,lescuisiniers,lesdirecteursgénéraux,lesprincesdelafourchette et les défenseurs d'office qui soutenaient l'administration-Villèle. A la fin de cettecampagne,pendant laquellemonsieurdeFontaineavait, àplusieurs reprises, faitdonner toutes sestroupes, ilcrutquesonassembléedeprétendusneseraitpas,cette fois,une fantasmagoriepoursafille,etqu'ilétaittempsdelaconsulter.Ilavaitunecertainesatisfactionintérieured'avoirbienremplisondevoirdepère.Puisayantfaitflèchedetoutbois,ilespéraitque,parmitantdecœursoffertsàlacapricieuse Émilie, il pouvait s'en rencontrer au moins un qu'elle eût distingué. Incapable derenouvelerceteffort,etd'ailleurslassédelaconduitedesafille,verslafinducarême,unmatinquelaséancede lachambreneréclamaitpas trop impérieusementsonvote, il résolutdefaireuncoupd'autorité.Pendantqu'unvaletdechambredessinaitartistementsursoncrânejauneledeltadepoudrequicomplétait,avecdesailesdepigeonpendantes,sacoiffurevénérable,lepèred'Émilieordonna,nonsansunesecrèteémotion,àsonvieuxvaletdechambred'alleravertirl'orgueilleusedemoiselle

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decomparaîtreimmédiatementdevantlechefdelafamille.

—Joseph,luidit-ilaumomentoùileutachevésacoiffure,ôtezcetteserviette,tirezcesrideaux,mettezcesfauteuilsenplace,secouezletapisdelacheminée,essuyezpartout.Allons!Donnezunpeud'airàmoncabinetenouvrantlafenêtre.

Le comte multipliait ses ordres, essoufflait Joseph, qui, devinant les intentions de son maître,restituaquelquefraîcheuràcettepiècenaturellementlaplusnégligéedetoutelamaison,etréussitàimprimerunesorted'harmonieàdesmonceauxdecomptes,auxcartons,auxlivres,auxmeublesdecesanctuaireoùsedébattaientlesintérêtsdudomaineroyal.QuandJosepheutachevédemettreunpeud'ordredanscechaosetdeplacerenévidence,commedansunmagasindenouveautés,leschosesqui pouvaient être les plus agréables à voir, ou produire par leurs couleurs une sorte de poésiebureaucratique,ils'arrêtaaumilieududédaledespaperassesétaléesenquelquesendroitsjusquesurletapis,ils'admiralui-mêmeunmoment,hochalatêteetsortit.

Lepauvresinécuristenepartageapaslabonneopiniondesonserviteur.Avantdes'asseoirdanssonimmensefauteuilàoreilles,iljetaunregarddeméfianceautourdelui,examinad'unairhostilesa robedechambre, enchassaquelquesgrainsde tabac, s'essuya soigneusement lenez, rangea lespelleset lespincettes, attisa le feu, releva lesquartiersde sespantoufles, rejetaenarrière sapetitequeue horizontalement logée entre le col de son gilet et celui de sa robe de chambre, et lui fitreprendre sa position perpendiculaire; puis, il donna un coup de balai aux cendres d'un foyer quiattestait l'obstination de son catarrhe. Enfin le vieuxVendéen ne s'assit qu'après avoir repassé unedernièrefoisenrevuesoncabinet,enespérantquerienn'ypourraitdonnerlieuauxremarquesaussiplaisantesqu'impertinentesparlesquellessafilleavaitcoutumederépondreàsessagesavis.Encetteoccurrence, il ne voulait pas compromettre sa dignité paternelle. Il prit délicatement une prise detabac,ettoussadeuxoutroisfoiscommes'ilsedisposaitàdemanderl'appelnominal:ilentendaitlepaslégerdesafille,quientraenfredonnantunaird'ilBarbiere.

—Bonjour,monpère.Quemevoulez-vousdoncsimatin?

Aprèscesparolesjetéescommelaritournelledel'airqu'ellechantait,elleembrassalecomte,nonpasaveccettetendressefamilièrequirendlesentimentfilialchosesidouce,maisavecl'insouciantelégèretéd'unemaîtressesûredetoujoursplairequoiqu'ellefasse.

—Ma chère enfant, dit gravement monsieur de Fontaine, je t'ai fait venir pour causer très-sérieusement avec toi, sur ton avenir. La nécessité où tu es en ce moment de choisir un mari demanièreàrendretonbonheurdurable...

—Mon bon père, répondit Émilie en employant les sons les plus caressants de sa voix pourl'interrompre,ilmesemblequel'armisticequenousavonsconclurelativementàmesprétendusn'estpasencoreexpiré.

—Émilie, cessons aujourd'hui de badiner sur un sujet si important. Depuis quelque temps lesefforts de ceux qui t'aiment véritablement, ma chère enfant, se réunissent pour te procurer unétablissement convenable, et ce serait être coupable d'ingratitude que d'accueillir légèrement lesmarquesd'intérêtquejenesuispasseulàteprodiguer.

En entendant ces paroles et après avoir lancé un regard malicieusement investigateur sur lesmeublesducabinetpaternel,lajeunefilleallaprendreceluidesfauteuilsquiparaissaitavoirlemoinsserviauxsolliciteurs, l'apportaelle-mêmedel'autrecôtédelacheminée,demanièreàseplaceren

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face de son père, prit une attitude si grave qu'il était impossible de n'y pas voir les traces d'unemoquerie,etsecroisalesbrassurlarichegarnitured'unepèlerineàlaneigedont lesnombreusesruchesde tulle furent impitoyablement froissées.Aprèsavoir regardédecôté,etenriant, la figuresoucieusedesonvieuxpère,ellerompitlesilence.

—Jenevousaijamaisentendudire,moncherpère,quelegouvernementfîtsescommunicationsen robe de chambre.Mais, ajouta-t-elle en souriant, n'importe, le peuple ne doit pas être difficile.Voyonsdoncvosprojetsdeloisetvosprésentationsofficielles.

—Jen'auraipas toujours la facilitédevousenfaire, jeunefolle!Écoute,Émilie.Mon intentionn'est pas de compromettre plus longtempsmon caractère, qui est une partie de la fortune demesenfants,àrecrutercerégimentdedanseursquetumetsendérouteàchaqueprintemps.Déjàtuasétéla cause innocente de bien des brouilleries dangereuses avec certaines familles. J'espère que tucomprendrasmieuxaujourd'huilesdifficultésdetapositionetdelanôtre.Tuasvingtans,mafille,etvoici près de trois ans que tu devrais être mariée. Tes frères, tes deux sœurs sont tous établisrichementetheureusement.Mais,monenfant,lesdépensesquenousontsuscitéescesmariages,etletraindemaisonquetufaisteniràtamère,ontabsorbétellementnosrevenus,qu'àpeinepourrai-jetedonnercentmillefrancsdedot.Dèsaujourd'huijeveuxm'occuperdusortàvenirdetamère,quinedoitpasêtresacrifiéeàsesenfants.Émilie,sijevenaisàmanqueràmafamille,madamedeFontainene saurait être à la merci de personne, et doit continuer à jouir de l'aisance par laquelle j'airécompensétroptardsondévouementàmesmalheurs.Tuvois,monenfant,quelafaiblessedetadotne saurait être enharmonie avec tes idéesdegrandeur.Encore sera-ceun sacrificeque jen'ai faitpouraucunautredemesenfants;mais ilssesontgénéreusementaccordésànepasseprévaloirunjourdel'avantagequenousferonsàunenfanttropchéri.

—Dansleurposition!ditÉmilieenagitantlatêteavecironie.

—Mafille,nedépréciezjamaisainsiceuxquivousaiment.Sachezqu'iln'yaquelespauvresdegénéreux!Lesrichesonttoujoursd'excellentesraisonspournepasabandonnervingtmillefrancsàunparent.Ehbien!neboudepas,monenfant, etparlons raisonnablement.Parmi les jeunesgensàmarier,n'as-tupasremarquémonsieurdeManerville?

—Oh!ilditzeuaulieudejeu,ilregardetoujourssonpiedparcequ'illecroitpetit,etilsemire!D'ailleurs,ilestblond,jen'aimepaslesblonds.

—Ehbien!monsieurdeBeaudenord?

—Iln'estpasnoble.Ilestmalfaitetgros.Alavérité,ilestbrun.Ilfaudraitquecesdeuxmessieurss'entendissentpourréunirleursfortunes,etquelepremierdonnâtsoncorpsetsonnomausecondquigarderaitsescheveux,etalors...peut-être...

—Qu'as-tuàdirecontremonsieurdeRastignac?

—Ilestdevenupresquebanquier,dit-ellemalicieusement.

—EtlevicomtedePortenduère,notreparent?

—Unenfantquidansemal, etd'ailleurs sans fortune.Enfin,monpère,cesgens-làn'ontpasdetitre.Jeveuxêtreaumoinscomtessecommel'estmamère.

—Tun'asdoncvupersonnecethiverqui...

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—Non,monpère.

—Queveux-tudonc?

—Lefilsd'unpairdeFrance.

—Mafille,vousêtesfolle!ditmonsieurdeFontaineenselevant.

Maistoutàcoupillevalesyeuxauciel,semblapuiserunenouvelledosederésignationdansunepenséereligieuse;puis,jetantunregarddepitiépaternellesursonenfant,quidevintémue,illuipritlamain,laserra,etluiditavecattendrissement:—Dieum'enesttémoin,pauvrecréatureégarée!j'aiconsciencieusement rempli mes devoirs de père envers toi, que dis-je, consciencieusement? avecamour,monÉmilie.Oui,Dieulesait,cethiverj'aiamenéprèsdetoiplusd'unhonnêtehommedontlesqualités,lesmœurs,lecaractèrem'étaientconnus,ettousontparudignesdetoi.Monenfant,matâcheestremplie.D'aujourd'huijeterendsl'arbitredetonsort,metrouvantheureuxetmalheureuxtout ensemble deme voir déchargé de la plus lourde des obligations paternelles. Je ne sais pas silongtempsencoretuentendrasunevoixqui,parmalheur,n'ajamaisétésévère;maissouviens-toiquele bonheur conjugal ne se fonde pas tant sur des qualités brillantes et sur la fortune, que sur uneestime réciproque.Cette félicité est, de sanature,modeste et sans éclat.Va,ma fille,monaveuestacquis à celui que tume présenteras pour gendre;mais si tu devenaismalheureuse, songe que tun'auras pas le droit d'accuser ton père. Je neme refuserai pas à faire des démarches et à t'aider;seulement,quetonchoixsoitsérieux,définitif!jenecompromettraipasdeuxfoislerespectdûàmescheveuxblancs.

L'affectionque lui témoignait sonpère et l'accent solennelqu'ilmit à sononctueuse allocutiontouchèrentvivementmademoiselledeFontaine;maiselledissimulasonattendrissement,sautasurlesgenouxducomtequis'étaitassistouttremblantencore,luifitlescaresseslesplusdouces,etlecâlinaavectantdegrâcequelefrontduvieillardsedérida.QuandÉmiliejugeaquesonpèreétaitremisdesapénibleémotion,elleluiditàvoixbasse:—Jevousremerciebiendevotregracieuseattention,moncherpère.Vousavezarrangévotreappartementpourrecevoirvotrefillechérie.Vousnesaviezpeut-êtrepaslatrouversifolleetsirebelle.Mais,monpère,est-ildoncbiendifficiled'épouserunpairdeFrance?vousprétendiezqu'onenfaisaitpardouzaines.Ah!dumoinsvousnemerefuserezpasdesconseils.

—Non,pauvreenfant,non,etjetecrieraiplusd'unefois:Prendsgarde!Songedoncquelapairieest un ressort tropnouveaudans notre gouvernementabilité, commedisait le feu roi, pour que lespairspuissentposséderdegrandesfortunes.Ceuxquisontrichesveulentledevenirencoreplus.Leplusopulentde tous lesmembresdenotrepairien'apas lamoitiédurevenuquepossède lemoinsriche lord de la chambre haute en Angleterre. Or les pairs de France chercheront tous de richeshéritièrespourleursfils,n'importeoùellessetrouveront.Lanécessitéoùilssonttousdefairedesmariagesd'argentdureraplusdedeuxsiècles.Ilestpossiblequ'enattendantl'heureuxhasardquetudésires, recherche qui peut te coûter tes plus belles années, tes charmes (car on s'épouseconsidérablement par amour dans notre siècle), tes charmes, dis-je, opèrent un prodige. Lorsquel'expériencesecachesousunvisageaussifraisqueletien,l'onpeutenespérerdesmerveilles.N'as-tupasd'abordlafacilitédereconnaîtrelesvertusdansleplusoulemoinsdevolumequeprennentlescorps?cen'estpasunpetitmérite.Aussin'ai-jepasbesoindeprévenirunepersonneaussisagequetoidetouteslesdifficultésdel'entreprise.Jesuiscertainquetunesupposerasjamaisàuninconnudubonsensenluivoyantunefigureflatteuse,oudesvertusenluitrouvantunejolietournure.Enfinjesuisparfaitementdetonavissurl'obligationdanslaquellesonttouslesfilsdepaird'avoirunairà

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eux et desmanières tout à fait distinctives. Quoique aujourd'hui rien nemarque le haut rang, cesjeunesgens-làaurontpourtoipeut-êtreunjenesaisquoiquitelesrévélera.D'ailleurs,tutienstoncœurenbridecommeunboncavaliercertaindenepaslaisserbronchersoncoursier.Mafille,bonnechance.

—Tutemoquesdemoi,monpère.Ehbien! je tedéclareque j'iraiplutôtmouriraucouventdemademoiselledeCondé,quedenepasêtrelafemmed'unpairdeFrance.

Elles'échappadesbrasdesonpère,et,fièred'êtresamaîtresse,elles'enallaenchantantl'airdeCaranondubitareduMatrimoniosecreto.Parhasardlafamillefêtaitcejour-làl'anniversaired'unefêtedomestique.Audessert,madamePlanat,lafemmedureceveur-généraletl'aînéed'Émilie,parlaassezhautementd'unjeuneAméricain,possesseurd'uneimmensefortune,qui,devenupassionnémentéprisdesasœur,luiavaitfaitdespropositionsextrêmementbrillantes.

—C'estunbanquier,jecrois,ditnégligemmentÉmilie.Jen'aimepaslesgensdefinance.

—Mais,Emilie, répondit le barondeVillaine, lemari de la seconde sœurdemademoiselle deFontaine, vous n'aimez pas non plus lamagistrature, demanière que je ne vois pas trop, si vousrepoussezlespropriétairesnontitrés,dansquelleclassevouschoisirezunmari.

—Surtout,Emilie,avectonsystèmedemaigreur,ajoutalelieutenant-général.

—Jesais,réponditlajeunefille,cequ'ilmefaut.

—Masœurveutungrandnom,ditlabaronnedeFontaine,etcentmillelivresderente,monsieurdeMarsayparexemple!

—Jesais,machèresœur,repritÉmilie,quejeneferaipasunsotmariagecommej'enaitantvufaire. D'ailleurs, pour éviter ces discussions nuptiales, je déclare que je regarderai comme lesennemisdemonreposceuxquimeparlerontdemariage.

Unoncled'Émilie,unvice-amiral,dontlafortunevenaitdes'augmenterd'unevingtainedemillelivresderenteparsuitedelaloid'indemnité,vieillardseptuagénaireenpossessiondedirededuresvéritésàsapetite-niècedelaquelleilraffolait,s'écriapourdissiperl'aigreurdecetteconversation:—Ne tourmentezdoncpasmapauvreÉmilie!nevoyez-vouspasqu'elleattend lamajoritéduducdeBordeaux!

Unrireuniverselaccueillitlaplaisanterieduvieillard.

—Prenezgardequejenevousépouse,vieuxfou!repartitlajeunefille,dontlesdernièresparolesfurentheureusementétoufféesparlebruit.

—Mes enfants, ditmadame deFontaine pour adoucir cette impertinence,Émilie, demême quevoustous,neprendraconseilquedesamère.

—Oh! mon Dieu! je n'écouterai que moi dans une affaire qui ne regarde que moi, dit fortdistinctementmademoiselledeFontaine.

Touslesregardsseportèrentalorssurlechefdelafamille.Chacunsemblaitêtrecurieuxdevoircommentilallaits'yprendrepourmaintenirsadignité.Non-seulementlevénérableVendéenjouissaitd'une grande considération dans lemonde;mais encore, plus heureux que bien des pères, il étaitapprécié par sa famille, dont tous les membres avaient su reconnaître les qualités solides qui lui

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servaientàfairelafortunedessiens.Aussiétait-ilentourédeceprofondrespectquetémoignentlesfamilles anglaises et quelques maisons aristocratiques du continent au représentant de l'arbregénéalogique.Ils'établitunprofondsilence,etlesyeuxdesconvivesseportèrentalternativementsurlafigureboudeuseetaltièredel'enfantgâtéetsurlesvisagessévèresdemonsieuretdemadamedeFontaine.

—J'ailaissémafilleÉmiliemaîtressedesonsort,futlaréponsequelaissatomberlecomted'unsondevoixprofond.

LesparentsetlesconvivesregardèrentalorsmademoiselledeFontaineavecunecuriositémêléede pitié. Cette parole semblait annoncer que la bonté paternelle s'était lassée de lutter contre uncaractèreque la famillesavaitêtre incorrigible.Lesgendresmurmurèrent,et les frères lancèrentàleurs femmes des souriresmoqueurs.Dès cemoment, chacun cessa de s'intéresser aumariage del'orgueilleuse fille. Son vieil oncle fut le seul qui, en sa qualité d'ancien marin, osât courir desbordéesavecelleetessuyersesboutades,sansêtrejamaisembarrassédeluirendrefeupourfeu.

Quand la belle saison fut venue après le vote du budget, cette famille, véritable modèle desfamillesparlementairesdel'autreborddelaManche,quiontunpieddanstouteslesadministrationset dix voix aux Communes, s'envola, comme une nichée d'oiseaux, vers les beaux sites d'Aulnay,d'Antony et deChâtenay. L'opulent receveur-général avait récemment acheté dans ces parages unemaisondecampagnepoursafemme,quinerestaitàParisquependantlessessions.QuoiquelabelleÉmilie méprisât la roture, ce sentiment n'allait pas jusqu'à dédaigner les avantages de la fortuneamasséepar lesbourgeois.Elleaccompagnadoncsasœuràsavilla somptueuse,moinsparamitiépour les personnes de sa famille qui s'y réfugièrent, que parce que le bon ton ordonneimpérieusementàtoutefemmequiserespected'abandonnerParispendantl'été.LesvertescampagnesdeSceaux remplissaient admirablementbien les conditions exigéespar lebon ton et ledevoirdescharges publiques.Comme il est un peu douteux que la réputation du bal champêtre deSceaux aitjamaisdépassél'enceintedudépartementdelaSeine,ilestnécessairededonnerquelquesdétailssurcette fête hebdomadaire qui, par son importance, menaçait alors de devenir une institution. LesenvironsdelapetitevilledeSceauxjouissentd'unerenomméedueàdessitesquipassentpourêtreravissants. Peut-être sont-ils fort ordinaires et ne doivent-ils leur célébrité qu'à la stupidité desbourgeoisdeParis, qui, au sortir des abîmesdemoellonoù ils sont ensevelis, seraient disposés àadmirerlesplainesdelaBeauce.Cependantlespoétiquesombragesd'Aulnay,lescollinesd'Antonyetla vallée deBièvre étant habités par quelques artistes qui ont voyagé, par des étrangers, gens fortdifficiles, et par nombre de jolies femmes qui ne manquent pas de goût, il est à croire que lesParisiens ont raison.Mais Sceaux possède un autre attrait nonmoins puissant sur le Parisien. Aumilieud'unjardind'oùsedécouvrentdedélicieuxaspects,setrouveuneimmenserotondeouvertedetoutespartsdontledômeaussilégerquevasteestsoutenupard'élégantspiliers.Cedaischampêtreprotége une salle de danse. Il est rare que les propriétaires les plus collets-montés du voisinagen'émigrentpasunefoisoudeuxpendantlasaison,verscepalaisdelaTerpsichorevillageoise,soitencavalcades brillantes, soit dans ces élégantes et légères voitures qui saupoudrent de poussière lespiétonsphilosophes.L'espoirderencontrerlàquelquesfemmesdubeaumondeetd'êtrevusparelles,l'espoirmoinssouventtrompéd'yvoirdejeunespaysannesaussiruséesquedesjuges,faitaccourirledimanche,aubaldeSceaux,denombreuxessaimsdeclercsd'avoué,dedisciplesd'Esculapeetdejeunesgensdont le teintblancet lafraîcheursontentretenuspar l'airhumidedesarrière-boutiquesparisiennes.Aussibonnombredemariagesbourgeois se sont-ils ébauchésaux sonsde l'orchestrequioccupelecentredecettesallecirculaire.Siletoitpouvaitparler,qued'amoursneraconterait-ilpas!Cette intéressantemêléerend lebaldeSceauxpluspiquantquene lesontdeuxou troisautres

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balsdesenvironsdeParis,surlesquelssarotonde,labeautédusiteetlesagrémentsdesonjardinluidonnentd'incontestables avantages.Émilie, lapremière,manifesta ledésir d'aller fairepeuple à cejoyeuxbal de l'arrondissement, en sepromettant un énormeplaisir à se trouver aumilieude cetteassemblée.On s'étonna de son désir d'errer au sein d'une telle cohue;mais l'incognito n'est-il paspourlesgrandsunetrès-vivejouissance!MademoiselledeFontaineseplaisaitàsefigurertoutescestournurescitadines,ellesevoyaitlaissantdansplusd'uncœurbourgeoislesouvenird'unregardetd'unsourireenchanteurs,riaitdéjàdesdanseusesàprétentions,ettaillaitsescrayonspourlesscènesaveclesquellesellecomptaitenrichirlespagesdesonalbumsatirique.Ledimanchen'arrivajamaisasseztôtaugrédesonimpatience.LasociétédupavillonPlanatsemitenrouteàpied,afindenepascommettred'indiscrétionsurlerangdespersonnagesquivoulaienthonorerlebaldeleurprésence.Onavaitdînédebonneheure.Enfin,lemoisdemaifavorisacetteescapadearistocratiqueparlaplusbelledesessoirées.MademoiselledeFontainefuttoutesurprisedetrouver,souslarotonde,quelquesquadrillescomposésdepersonnesquiparaissaientapparteniràlabonnecompagnie.Ellevitbien,çàet là, quelques jeunes gens qui semblaient avoir employé les économies d'un mois pour brillerpendant une journée, et reconnut plusieurs couples dont la joie trop franche n'accusait rien deconjugal;mais elle n'eut qu'à glaner au lieu de récolter. Elle s'étonna de voir le plaisir habillé depercale ressembler si fort au plaisir vêtu de satin, et la bourgeoise danser avec autant de grâce etquelquefoismieuxquenedansaitlanoblesse.Laplupartdestoilettesétaientsimplesetbienportées.Ceuxqui,danscetteassemblée,représentaientlessuzerainsduterritoire,c'est-à-direlespaysans,setenaient dans leur coin avec une incroyable politesse. Il fallut même à mademoiselle Émilie unecertaineétudedesdiversélémentsquicomposaientcetteréunionavantdepouvoirytrouverunsujetde plaisanterie. Mais elle n'eut ni le temps de se livrer à ses malicieuses critiques, ni le loisird'entendrebeaucoupdecespropossaillantsquelescaricaturistesrecueillentavecjoie.L'orgueilleusecréaturerencontrasubitementdanscevastechampunefleur,lamétaphoreestdesaison,dontl'éclatetlescouleursagirentsursonimaginationaveclesprestigesd'unenouveauté.Ilnousarrivesouventderegarderunerobe,unetenture,unpapierblancavecassezdedistractionpourn'ypasapercevoirsur-le-champunetacheouquelquepointbrillantquiplustardfrappenttoutàcoupnotreœilcommes'ilsy survenaient à l'instant seulement oùnous les voyons; par une espècede phénomènemoral assezsemblable à celui-là, mademoiselle de Fontaine reconnut dans un jeune homme le type desperfectionsextérieuresqu'ellerêvaitdepuissilongtemps.

Assisesurunedeceschaisesgrossièresquidécrivaientl'enceinteobligéedelasalle,elles'étaitplacéeàl'extrémitédugroupeforméparsafamille,afindepouvoirseleverous'avancersuivantsesfantaisies,ensecomportantaveclesvivantstableauxetlesgroupesoffertsparcettesalle,commeàl'expositionduMusée.Ellebraquaitimpertinemmentsonlorgnonsurunepersonnequisetrouvaitàdeuxpasd'elle,etfaisaitsesréflexionscommesielleeûtcritiquéoulouéunetêted'étude,unescènedegenre.Sesregards,aprèsavoirerrésurcettevastetoileanimée,furenttoutàcoupsaisisparcettefigurequisemblaitavoirétémiseexprèsdansuncoindutableau,sousleplusbeaujour,commeunpersonnagehorsdetouteproportionaveclereste.L'inconnu,rêveuretsolitaire,légèrementappuyésurunedescolonnesquisupportentletoit,avaitlesbrascroisésetsetenaitpenchécommes'ilsefûtplacélàpourpermettreàunpeintredefairesonportrait.Quoiquepleined'éléganceetdefierté,cetteattitudeétaitexempted'affectation.Aucungestenedémontraitqu'ileûtmissafacedetroisquartsetfaiblementinclinésatêteàdroite,commeAlexandre,commelordByron,etquelquesautresgrandshommes, dans le seul but d'attirer sur lui l'attention.Son regard fixe suivait lesmouvements d'unedanseuse, en trahissant quelque sentiment profond. Sa taille svelte et dégagée rappelait les bellesproportions de l'Apollon.Debeaux cheveuxnoirs se bouclaient naturellement sur son front élevé.D'unseulcoupd'œilmademoiselledeFontaineremarqualafinessedesonlinge,lafraîcheurdeses

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gantsdechevreauévidemmentprischezlebonfaiseur,etlapetitessed'unpiedbienchaussédansunebottedepeaud'Irlande.Ilneportaitaucundecesignoblesbrimborionsdontsechargentlesancienspetits-maîtresdelagardenationale,oulesAdonisdecomptoir.Seulementunrubannoirauquelétaitsuspendusonlorgnonflottaitsurungiletd'unecoupedistinguée.JamaisladifficileÉmilien'avaitvules yeux d'un homme ombragés par des cils si longs et si recourbés. Lamélancolie et la passionrespiraient dans cette figure caractériséeparun teint olivâtre etmâle.Sabouche semblait toujoursprêteàsourireetàreleverlescoinsdedeuxlèvreséloquentes;maiscettedisposition,loindeteniràla gaieté, révélait plutôt une sorte de grâce triste. Il y avait trop d'avenir dans cette tête, trop dedistinctiondanslapersonne,pourqu'onpûtdire:—Voilàunbelhommeouunjolihomme!ondésiraitle connaître. En voyant l'inconnu, l'observateur le plus perspicace n'aurait pu s'empêcher de leprendrepourunhommedetalentattiréparquelqueintérêtpuissantàcettefêtedevillage.

Cettemassed'observationsnecoûtaguèreàÉmiliequ'unmomentd'attention,pendantlequelcethommeprivilégié,soumisàuneanalysesévère,devintl'objetd'unesecrèteadmiration.Elleneseditpas:—Il faut qu'il soit pair de France! mais—Oh! s'il est noble, et il doit l'être... Sans achever sapensée,elleselevatoutàcoup,alla,suiviedesonfrèrelelieutenant-général,verscettecolonneenparaissantregarderlesjoyeuxquadrilles;maisparunartificed'optiquefamilierauxfemmes,elleneperdait pas un seul desmouvements du jeune homme, de qui elle s'approcha. L'inconnu s'éloignapolimentpour céder laplaceauxdeux survenants, et s'appuya suruneautre colonne.Émilie, aussipiquéedelapolitessedel'étrangerqu'ellel'eûtétéd'uneimpertinence,semitàcauseravecsonfrèreenélevantlavoixbeaucoupplusquelebontonnelevoulait;ellepritdesairsdetête,multipliasesgestes et rit sans trop en avoir sujet, moins pour amuser son frère que pour attirer l'attention del'imperturbable inconnu. Aucun de ces petits artifices ne réussit. Mademoiselle de Fontaine suivitalorsladirectionqueprenaientlesregardsdujeunehomme,etaperçutlacausedecetteinsouciance.

Aumilieuduquadrillequisetrouvaitdevantelle,dansaitunejeunepersonnepâle,etsemblableàces déités écossaises queGirodet a placées dans son immense composition des guerriers françaisreçusparOssian.Émiliecrutreconnaîtreenelleuneillustreladyquiétaitvenuehabiterdepuispeudetemps une campagne voisine. Elle avait pour cavalier un jeune homme de quinze ans, auxmainsrouges,enpantalondenankin,enhabitbleu,ensouliersblancs,quiprouvaitquesonamourpourladansenelarendaitpasdifficilesurlechoixdesespartners.Sesmouvementsneseressentaientpasdeson apparente faiblesse; mais une rougeur légère colorait déjà ses joues blanches, et son teintcommençait à s'animer.Mademoiselle deFontaine s'approcha du quadrille pour pouvoir examinerl'étrangèreaumomentoùellereviendraitàsaplace,pendantquelesvis-à-visrépéteraientlafigurequ'elleexécutait.Maisl'inconnus'avança,sepenchaverslajoliedanseuse,etlacurieuseÉmilieputentendredistinctementcesparoles,quoiqueprononcéesd'unevoixàlafoisimpérieuseetdouce:

—Clara,monenfant,nedansezplus.

Clarafitunepetitemoueboudeuse,inclinalatêteensigned'obéissanceetfinitparsourire.Aprèslacontredanse,lejeunehommeeutlesprécautionsd'unamantenmettantsurlesépaulesdelajeunefilleunchâledecachemire,etlafitasseoirdemanièreàcequ'ellefûtàl'abriduvent.PuisbientôtmademoiselledeFontaine,qui lesvitse leveretsepromenerautourde l'enceintecommedesgensdisposésàpartir, trouvalemoyendelessuivresousprétexted'admirerlespointsdevuedujardin.Son frère se prêta avec une malicieuse bonhomie aux caprices de cette marche assez vagabonde.Émilie aperçut alors ce joli couple montant dans un élégant tilbury que gardait un domestique àchevaletenlivrée.Aumomentoùlejeunehommefutassisettâchaderendrelesguideségales,elleobtintd'aborddeluiundecesregardsquel'onjettesansbutsurlesgrandesfoules;maiselleeutla

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faiblesatisfactiondeluivoirretournerlatêteàdeuxreprisesdifférentes,etlajeuneinconnuel'imita.Était-cejalousie?

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—Je présume que tu as maintenant assez observé le jardin, lui dit son frère, nous pouvonsretourneràladanse.

—Jeleveuxbien,répondit-elle.Croyez-vousquecesoitladyDudley?

—EllenesortiraitpassansFélixdeVandenesse,luiditsonfrèreensouriant.

—LadyDudleynepeut-ellepasavoirchezelledesparents...

—Unjeunehomme,oui,repritlebarondeFontaine;maisunejeunepersonne,non!

Le lendemain, mademoiselle de Fontaine manifesta le désir de faire une promenade à cheval.Insensiblementelleaccoutumasonvieiloncleet ses frèresà l'accompagnerdanscertainescoursesmatinales,très-salutaires,disait-elle,poursasanté.ElleaffectionnaitsingulièrementlesalentoursduvillagehabitéparladyDudley.Malgrésesmanœuvresdecavalerie,ellenerevitpasl'étrangeraussipromptement que la joyeuse recherche à laquelle elle se livrait pouvait le lui faire espérer. ElleretournaplusieursfoisaubaldeSceaux,sanspouvoirytrouverlejeuneAnglaistombéducielpourdominersesrêvesetlesembellir.Quoiquerienn'aiguillonnepluslenaissantamourd'unejeunefillequ'unobstacle, il y eut cependant unmoment oùmademoiselleEmilie deFontaine fut sur le pointd'abandonnersonétrangeetsecrètepoursuite,endésespérantpresquedusuccèsd'uneentreprisedontla singularitépeutdonnerune idéede lahardiessede soncaractère.Elleauraitpueneffet tournerlongtempsautourduvillagedeChâtenaysansrevoirsoninconnu.LajeuneClara,puisquetelestlenom que mademoiselle de Fontaine avait entendu, n'était pas Anglaise, et le prétendu étrangern'habitaitpaslesbosquetsfleurisetembaumésdeChâtenay.

Unsoir,Émiliesortieàchevalavecsononcle,quidepuislesbeauxjoursavaitobtenudesagoutteuneassezlonguecessationd'hostilités,rencontraladyDudley.L'illustreétrangèreavaitauprèsd'elledans sa calèchemonsieurVandenesse. Émilie reconnut le couple, et ses suppositions furent en unmoment dissipées comme se dissipent les rêves. Dépitée comme toute femme frustrée dans sonattente,elletournabridesirapidement,quesononcleeuttouteslespeinesdumondeàlessuivre,tantelleavaitlancésonponey.

—Je suis apparemment devenu trop vieux pour comprendre ces esprits de vingt ans, se dit lemarinenmettantsonchevalaugalop,oupeut-êtrelajeunessed'aujourd'huineressemble-t-elleplusàcelled'autrefois.Maisqu'adoncmanièce?LavoilàmaintenantquimarcheàpetitspascommeungendarmeenpatrouilledanslesruesdeParis.Nedirait-onpasqu'elleveutcernercebravebourgeoisquim'al'aird'êtreunauteurrêvassantàsespoésies,carila,jecrois,unalbumàlamain.Parmafoi,jesuisungrandsot!Neserait-cepaslejeunehommeenquêtedequinoussommes?

Acettepensée levieuxmarin fitmarcher toutdoucementsonchevalsur lesable,demanièreàpouvoir arriver sans bruit auprès de sa nièce. Le vice-amiral avait fait trop de noirceurs dans lesannées 1771 et suivantes, époques de nos annales où la galanterie était en honneur, pour ne pasdevinersur-le-champqu'Émilieavaitparleplusgrandhasardrencontrél'inconnudubaldeSceaux.Malgré le voile que l'âge répandait sur ses yeux gris, le comte deKergarouët sut reconnaître lesindices d'une agitation extraordinaire chez sa nièce, en dépit de l'immobilité qu'elle essayaitd'imprimeràsonvisage.Lesyeuxperçantsdelajeunefilleétaientfixésavecunesortedestupeursurl'étrangerquimarchaitpaisiblementdevantelle.

—C'estbiença!sedit lemarin,ellevalesuivrecommeunvaisseaumarchandsuituncorsaire.Puis,quandellel'auravus'éloigner,elleseraaudésespoirdenepassavoirquielleaime,etd'ignorer

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sic'estunmarquisouunbourgeois.Vraimentlesjeunestêtesdevraienttoujoursavoirauprèsd'ellesunevieilleperruquecommemoi...

Ilpoussatoutàcoupsonchevalàl'improvistedemanièreàfairepartirceluidesanièce,etpassasiviteentreelleetlejeunepromeneur,qu'illeforçadesejetersurletalusdeverdurequiencaissaitlechemin.Arrêtantaussitôtsoncheval,lecomtes'écria:

—Nepouviez-vouspasvousranger?

—Ah!pardon,monsieur,réponditl'inconnu.J'ignoraisquecefûtàmoidevousfairedesexcusesdecequevousavezfaillimerenverser.

—Eh! l'ami, finissons, reprit aigrement lemarin en prenant un sonde voix dont le ricanementavaitquelquechosed'insultant.

Enmêmetempslecomtelevasacravachecommepourfouettersoncheval,ettouchal'épauledesoninterlocuteurendisant:—Lebourgeoislibéralestraisonneur,toutraisonneurdoitêtresage.

Le jeune homme gravit le talus de la route en entendant ce sarcasme; il se croisa les bras etrépondit d'un ton fort ému:—Monsieur, je ne puis croire, en voyant vos cheveux blancs, que vousvousamusiezencoreàchercherdesduels.

—Cheveuxblancs?s'écrialemarinenl'interrompant,tuenasmentipartagorge,ilsnesontquegris.

Une dispute ainsi commencée devint en quelques secondes si chaude, que le jeune adversaireoublialetondemodérationqu'ils'étaitefforcédeconserver.AumomentoùlecomtedeKergarouëtvit saniècearrivantàeuxavec toutes lesmarquesd'unevive inquiétude, ildonnait sonnomàsonantagonisteenluidisantdegarderlesilencedevantlajeunepersonneconfiéeàsessoins.L'inconnuneputs'empêcherdesourireet remitunecarteauvieuxmarinen luifaisantobserverqu'ilhabitaitunemaisondecampagneàChevreuse,ets'éloignarapidementaprèslaluiavoirindiquée.

—Vousavezmanquéblessercepauvrepékin,manièce,dit lecomteens'empressantd'allerau-devantd'Émilie.Vousnesavezdoncplustenirvotrechevalenbride.Vousmelaissezlàcompromettremadignitépourcouvrirvosfolies;tandisquesivousétiezrestée,unseuldevosregardsouunedevosparolespolies,unedecellesquevousditessijolimentquandvousn'êtespasimpertinente,auraittoutraccommodé,luieussiez-vouscassélebras.

—Eh!moncheroncle,c'estvotrecheval,etnonlemien,quiestlacausedecetaccident.Jecrois,envérité,quevousnepouvezplusmonteràcheval,vousn'êtesdéjàplussiboncavalierquevousl'étiezl'annéedernière.Maisaulieudediredesriens...

—Diantre!desriens.Cen'estdoncrienquedefaireuneimpertinenceàvotreoncle?

—Nedevrions-nous pas aller savoir si ce jeune homme est blessé? Il boite,mon oncle, voyezdonc.

—Non,ilcourt.Ah!jel'airudementmorigéné.

—Ah!mononcle,jevousreconnaislà.

—Halte-là,manièce, dit le comte en arrêtant le cheval d'Émilie par la bride. Je ne vois pas la

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nécessité de faire des avances à quelque boutiquier trop heureux d'avoir été jeté à terre par unecharmantejeunefilleouparlecommandantdelaBelle-Poule.

—Pourquoi croyez-vous que ce soit un roturier, mon cher oncle? Il me semble qu'il a desmanièresfortdistinguées.

—Toutlemondeadesmanièresaujourd'hui,manièce.

—Non,mononcle,toutlemonden'apasl'airetlatournurequedonnel'habitudedessalons,etjeparieraisavecvousvolontiersquecejeunehommeestnoble.

—Vousn'avezpastropeuletempsdel'examiner.

—Maiscen'estpaslapremièrefoisquejelevois.

—Etcen'estpasnonpluslapremièrefoisquevouslecherchez,luirépliqual'amiralenriant.

Émilie rougit, son oncle se plut à la laisser quelque temps dans l'embarras; puis il lui dit:—Émilie,voussavezquejevousaimecommemonenfant,précisémentparcequevousêteslaseuledelafamillequiayezcetorgueillégitimequedonneunehautenaissance.Diantre!mapetite-nièce,quiaurait cru que les bons principes deviendraient si rares?Eh bien, je veux être votre confident.Machèrepetite,jevoisquecejeunegentilhommenevousestpasindifférent.Chut!Ilssemoqueraientdenousdanslafamillesinousnousembarquionssousunméchantpavillon.Voussavezcequecelaveutdire.Ainsilaissez-moivousaider,manièce.Gardons-noustousdeuxlesecret,etjevousprometsdel'ameneraumilieudusalon.

—Etquand,mononcle?

—Demain.

—Mais,moncheroncle,jeneseraiobligéeàrien?

—A rien du tout, et vous pourrez le bombarder, l'incendier, et le laisser là comme une vieillecaraquesicelavousplaît.Ceneserapaslepremier,n'est-cepas?

—Êtes-vousbon,mononcle!

Aussitôtque lecomte fut rentré, ilmit sesbesicles, tira secrètement lacartede sapocheet lut:MAXIMILIENLONGUEVILLE,RUEDUSENT IER.

—Soyeztranquille,machèrenièce,dit-ilàÉmilie,vouspouvezleharponnerentoutesécuritédeconscience,ilappartientàl'unedenosfamilleshistoriques;ets'iln'estpaspairdeFrance,illeserainfailliblement.

—D'oùsavez-voustantdechoses?

—C'estmonsecret.

—Vousconnaissezdoncsonnom?

Lecomteinclinaensilencesa têtegrisequiressemblaitassezàunvieuxtroncdechêneautourduquel auraient voltigé quelques feuilles roulées par le froid d'automne; à ce signe, sa nièce vintessayer sur lui le pouvoir toujours neuf de ses coquetteries. Instruite dans l'art de cajoler le vieux

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marin,elleluiprodigualescaresseslesplusenfantines,lesparoleslesplustendres;elleallamêmejusqu'àl'embrasser,afind'obtenirdeluilarévélationd'unsecretsiimportant.Levieillard,quipassaitsavieàfairejoueràsaniècecessortesdescènes,etquilespayaitsouventparleprixd'uneparureouparl'abandondesalogeauxItaliens,secomplutcettefoisàselaisserprieretsurtoutcaresser.Mais,commeilfaisaitdurersesplaisirstroplongtemps,Émiliesefâcha,passadescaressesauxsarcasmesetbouda,puiselle revintdominéepar lacuriosité.Lemarindiplomateobtint solennellementdesanièceunepromessed'êtreàl'avenirplusréservée,plusdouce,moinsvolontaire,dedépensermoinsd'argent, et surtoutde lui toutdire.Le traitéconcluet signéparunbaiserqu'ildéposa sur le frontblancd'Émilie,ill'amenadansuncoindusalon,l'assitsursesgenoux,plaçalacartesoussesdeuxpouces de manière à la cacher, découvrit lettre à lettre le nom de Longueville, et refusa fortobstinémentd'enlaisservoirdavantage.CetévénementrenditlesentimentsecretdemademoiselledeFontaineplusintense.Elledéroulapendantunegrandepartiedelanuitlestableauxlesplusbrillantsdesrêvesparlesquelselleavaitnourrisesespérances.Enfin,grâceàcehasardimplorésisouvent,elle voyaitmaintenant tout autre chose qu'une chimère à la source des richesses imaginaires aveclesquelleselledoraitsavieconjugale.Commetoutes les jeunespersonnes, ignorant lesdangersdel'amouretdumariage,ellesepassionnapourlesdehorstrompeursdumariageetdel'amour.N'est-cepasdirequesonsentimentnaquitcommenaissentpresquetouscescapricesdupremierâge,doucesetcruelles erreurs qui exercent une si fatale influence sur l'existence des jeunes filles assezinexpérimentées pour ne s'en remettre qu'à elles-mêmes du soin de leur bonheur à venir? Lelendemainmatin,avantqu'Émiliefûtréveillée,sononcleavaitcouruàChevreuse.Enreconnaissantdans lacourd'unélégantpavillon le jeunehommequ'ilavait si résolument insulté laveille, il allaversluiaveccetteaffectueusepolitessedesvieillardsdel'anciennecour.

—Eh!monchermonsieur,quiauraitditque jeme feraisuneaffaire, à l'âgede soixante-treizeans,aveclefilsoulepetit-filsd'undemesmeilleursamis?Jesuisvice-amiral,monsieur.N'est-cepasvousdireque jem'embarrasseaussipeud'unduelquede fumeruncigare.Dansmon temps,deuxjeunesgensnepouvaientdevenirintimesqu'aprèsavoirvulacouleurdeleursang.Mais,ventre-de-biche!hier,j'avais,enmaqualitédemarin,embarquéunpeutropderhumàbord,etj'aisombrésurvous. Touchez là! j'aimerais mieux recevoir cent rebuffades d'un Longueville que de causer lamoindrepeineàsafamille.

Quelque froideurque le jeunehommes'efforçâtdemarqueraucomtedeKergarouët, ilneputlongtempsteniràlafranchebontédesesmanières,etselaissaserrerlamain.

—Vousalliezmonteràcheval,ditlecomte,nevousgênezpas.Maisàmoinsquevousn'ayezdesprojets,venezavecmoi,jevousinviteàdîneraujourd'huiaupavillonPlanat.Monneveu,lecomtedeFontaine, est un homme essentiel à connaître.Ah! je prétends,morbleu, vous dédommager demabrusquerie envousprésentant à cinqdesplus jolies femmesdeParis.Hé!hé! jeunehomme,votrefront se déride. J'aime les jeunes gens, et j'aime à les voir heureux.Leur bonheurme rappelle lesbienfaisantesannéesdemajeunesseoùlesaventuresnemanquaientpasplusquelesduels.Onétaitgai,alors!Aujourd'hui,vousraisonnez,etl'ons'inquiètedetout,commes'iln'yavaiteuniquinzièmeniseizièmesiècles.

—Mais,monsieur,n'avons-nouspasraison!Leseizièmesièclen'adonnéquelalibertéreligieuseàl'Europe,etledix-neuvièmeluidonneralalibertépol...

—Ah!neparlonspaspolitique.Jesuisuneganached'ultrà,voyez-vous.Maisjen'empêchepaslesjeunes gens d'être révolutionnaires, pourvu qu'ils laissent au Roi la liberté de dissiper leursattroupements.

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Aquelquespasdelà,lorsquelecomteetsonjeunecompagnonfurentaumilieudesbois,lemarinavisaunjeunebouleauassezmince,arrêtasoncheval,pritundesespistolets,etlaballeallaselogeraumilieudel'arbreàquinzepasdedistance.

—Vous voyez, mon cher, que je ne crains pas un duel, dit-il avec une gravité comique enregardantmonsieurLongueville.

—Nimoinonplus,répliquacedernierquiarmapromptementsonpistolet,visaletroufaitparlaballeducomte,etplaçalasienneprèsdecebut.

—Voilà ce qui s'appelle un jeune homme bien élevé, s'écria le marin avec une sorted'enthousiasme.

Pendant lapromenadequ'il fit avecceluiqu'il regardaitdéjàcommesonneveu, il trouvamilleoccasionsdel'interrogersurtouteslesbagatellesdontlaparfaiteconnaissanceconstituait,selonsoncodeparticulier,ungentilhommeaccompli.

—Avez-vousdesdettes?demanda-t-ilenfinàsoncompagnonaprèsbiendesquestions.

—Non,monsieur.

—Comment!vouspayeztoutcequivousestfourni?

—Exactement,monsieur;autrement,nousperdrionstoutcréditettouteespècedeconsidération.

—Mais au moins vous avez plus d'une maîtresse? Ah! vous rougissez, mon camarade?... lesmœursontbienchangé.Aveccesidéesd'ordrelégal,dekantismeetdeliberté,lajeunesses'estgâtée.Vousn'avezniGuimard,niDuthé,nicréanciers,etvousnesavezpasleblason;mais,monjeuneami,vousn'êtespasélevé!Sachezqueceluiquinefaitpassesfoliesauprintempslesfaitenhiver.Sij'aiquatre-vingtmille livresderenteàsoixante-dixans,c'estque j'enaimangé lecapitalà trenteans...Oh!avecmafemme,entoutbientouthonneur.Néanmoins,vosimperfectionsnem'empêcherontpasdevousannonceraupavillonPlanat.Songezquevousm'avezpromisd'yvenir,etjevousyattends.

—Quelsingulierpetitvieillard,seditlejeuneLongueville,ilestvertetgaillard;maisquoiqu'ilveuilleparaîtrebonhomme,jenem'yfieraipas.

Lelendemain,versquatreheures,aumomentoùlacompagnieétaitéparsedanslessalonsouaubillard,undomestiqueannonçaauxhabitantsdupavillonPlanat:MonsieurdeLongueville.AunomdufavoriduvieuxcomtedeKergarouët,toutlemonde,jusqu'aujoueurquiallaitmanquerunebille,accourut,autantpourobserverlacontenancedemademoiselledeFontainequepourjugerlephénixhumain qui avait mérité une mention honorable au détriment de tant de rivaux. Une mise aussiélégantequesimple,desmanièrespleinesd'aisance,desformespolies,unevoixdouceetd'untimbrequifaisaitvibrerlescordesducœur,concilièrentàmonsieurLonguevillelabienveillancedetoutelafamille. Ilne semblapasétrangerau luxede lademeuredu fastueux receveur-général.Quoiquesaconversationfûtcelled'unhommedumonde,chacunputfacilementdevinerqu'ilavaitreçulaplusbrillanteéducationetquesesconnaissancesétaientaussisolidesqu'étendues.Iltrouvasibienlemotpropre dans une discussion assez légère suscitée par le vieuxmarin sur les constructions navales,qu'unedesfemmesfitobserverqu'ilsemblaitêtresortidel'ÉcolePolytechnique.

—Jecrois,madame,répondit-il,qu'onpeutregardercommeuntitredegloired'yêtreentré.

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Malgrétouteslesinstancesquiluifurentfaites,ilserefusaavecpolitesse,maisavecfermeté,audésirqu'onluitémoignadelegarderàdîner,etarrêtalesobservationsdesdamesendisantqu'ilétaitl'Hippocrated'unejeunesœurdontlasantédélicateexigeaitbeaucoupdesoins.

—Monsieurestsansdoutemédecin?demandaavecironieunedesbelles-sœursd'Émilie.

—Monsieur est sorti de l'École Polytechnique, répondit avec bonté mademoiselle de Fontainedontlafigures'animadesteinteslesplusrichesaumomentoùelleappritquelajeunefilledubalétaitlasœurdemonsieurLongueville.

—Mais, ma chère, on peut être médecin et avoir été à l'École Polytechnique, n'est-ce pas,monsieur?

—Madame,riennes'yoppose,réponditlejeunehomme.

TouslesyeuxseportèrentsurÉmiliequiregardaitalorsavecunesortedecuriosité inquiète leséduisant inconnu. Elle respira plus librement quand il ajouta, non sans un sourire:—Je n'ai pasl'honneur d'être médecin, madame, et j'ai même renoncé à entrer dans le service des ponts-et-chausséesafindeconservermonindépendance.

—Etvousavezbienfait,dit lecomte.Maiscommentpouvez-vousregardercommeunhonneurd'êtremédecin?ajoutalenobleBreton.Ah!monjeuneami,pourunhommecommevous...

—Monsieurlecomte,jerespecteinfinimenttouteslesprofessionsquiontunbutd'utilité.

—Eh! nous sommes d'accord: vous respectez ces professions-là, j'imagine, comme un jeunehommerespecteunedouairière.

LavisitedemonsieurLonguevillenefutnitroplongue,nitropcourte.Ilseretiraaumomentoùils'aperçutqu'ilavaitpluàtoutlemonde,etquelacuriositédechacuns'étaitéveilléesursoncompte.

—C'estunrusécompère,ditlecomteenrentrantausalonaprèsl'avoirreconduit.

MademoiselledeFontaine,quiseuleétaitdanslesecretdecettevisite,avaitfaitunetoiletteassezrecherchéepourattirerlesregardsdujeunehomme;maiselleeutlepetitchagrindevoirqu'ilneluiaccordapasautantd'attentionqu'ellecroyaitenmériter.Lafamillefutassezsurprisedusilencedanslequelelles'étaitrenfermée.Émiliedéployaitordinairementpourlesnouveauxvenussacoquetterie,son babil spirituel, et l'inépuisable éloquence de ses regards et de ses attitudes. Soit que la voixmélodieusedujeunehommeetl'attraitdesesmanièresl'eussentcharmée,qu'elleaimâtsérieusement,etquecesentimenteûtopéréenelleunchangement,sonmaintienperdit touteaffectation.Devenuesimpleetnaturelle,elledutsansdouteparaîtreplusbelle.Quelques-unesdesessœursetunevieilledame,amiedelafamille,virentunraffinementdecoquetteriedanscetteconduite.Ellessupposèrentque,jugeantlejeunehommedigned'elle,Émilieseproposaitpeut-êtredenemontrerquelentementsesavantages,afindel'éblouirtoutàcoup,aumomentoùelleluiauraitplu.Touteslespersonnesdela famille étaient curieuses de savoir ce que cette capricieuse fille pensait de cet étranger; maislorsque,pendantledîner,chacunpritplaisiràdotermonsieurLonguevilled'unequaliténouvelle,enprétendantl'avoirseuldécouverte,mademoiselledeFontainerestamuettependantquelquetemps.Unléger sarcasme de son oncle la réveilla tout à coup de son apathie; elle dit d'une manière assezépigrammatique que cette perfection céleste devait couvrir quelque grand défaut, et qu'elle segarderaitbiendejugeràlapremièrevueunhommequiparaissaitêtresihabile.Elleajoutaqueceuxquiplaisaientainsiàtoutlemondeneplaisaientàpersonne,etquelepiredetouslesdéfautsétaitde

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n'en avoir aucun. Comme toutes les jeunes filles qui aiment, elle caressait l'espérance de pouvoircachersonsentimentaufonddesoncœurendonnantlechangeauxArgusquil'entouraient;mais,auboutd'unequinzainede jours, iln'yeutpasundesmembresdecettenombreuse famillequine fûtinitiédanscepetitsecretdomestique.AlatroisièmevisitequefitmonsieurLongueville,Émiliecrutyêtrepourbeaucoup.Cettedécouverte luicausaunplaisirsienivrant,qu'elle l'étonnaquandelleputréfléchir. Il y avait là quelque chose de pénible pour son orgueil.Habituée à se faire le centre dumonde, elle était obligéede reconnaîtreune forcequi l'attiraithorsd'elle-même.Elle essayade serévolter,mais elle ne put chasser de son cœur la séduisante image du jeune homme. Puis vinrentbientôtdesinquiétudes.Eneffet,deuxqualitésdemonsieurLonguevilletrès-contrairesàlacuriositégénérale, et surtout à celle de mademoiselle de Fontaine, étaient une discrétion et une modestieinattendues.Ilneparlaitjamaisnidelui,nidesesoccupations,nidesafamille.Lesfinessesqu'Émiliesemaitdanssaconversationetlespiégesqu'elleytendaitpourarracheràcejeunehommedesdétailssur lui-même, il savait les déconcerter avec l'adresse d'un diplomate qui veut cacher des secrets.Parlait-elle peinture,monsieurLongueville répondait en connaisseur. Faisait-elle de lamusique, lejeune homme prouvait sans fatuité qu'il était assez fort sur le piano. Un soir, il enchanta toute lacompagnie,enmariantsavoixdélicieuseàcelled'ÉmiliedansundesplusbeauxduosdeCimarosa;maisquandonessayades'informers'ilétaitartiste,ilplaisantaavectantdegrâce,qu'ilnelaissapasàcesfemmessiexercéesdansl'artdedevinerlessentiments,lapossibilitédedécouvriràquellesphèresociale il appartenait. Avec quelque courage que le vieil oncle jetât le grappin sur ce bâtiment,Longuevilles'esquivaitavecsouplesseafindeseconserverlecharmedumystère;etilluifutd'autantplusfacilederesterlebelinconnuaupavillonPlanat,quelacuriositén'yexcédaitpaslesbornesdelapolitesse.Émilie,tourmentéedecetteréserve,espératirermeilleurpartidelasœurquedufrèrepourcessortesdeconfidences.Secondéeparsononcle,quis'entendaitaussibienàcettemanœuvrequ'àcelled'unbâtiment,elleessayademettreenscènelepersonnagejusqu'alorsmuetdemademoiselleClaraLongueville.La sociétédupavillonmanifestabientôt leplusgranddésirdeconnaîtreune siaimable personne, et de lui procurer quelque distraction. Un bal sans cérémonie fut proposé etaccepté.Lesdamesnedésespérèrentpascomplétementdefaireparlerunejeunefilledeseizeans.

Malgré ces petits nuages amoncelés par le soupçon et créés par la curiosité, une vive lumièrepénétrait l'âme de mademoiselle de Fontaine qui jouissait délicieusement de l'existence en larapportantàunautrequ'àelle.Ellecommençaitàconcevoirlesrapportssociaux.Soitquelebonheurnous rende meilleurs, soit qu'elle fût trop occupée pour tourmenter les autres, elle devint moinscaustique,plusindulgente,plusdouce.Lechangementdesoncaractèreenchantasafamilleétonnée.Peut-être,aprèstout,sonégoïsmesemétamorphosait-ilenamour.Attendrel'arrivéedesontimideetsecretadorateurétaitunejoieprofonde.Sansqu'unseulmotdepassioneûtétéprononcéentreeux,elle se savait aimée, et avec quel art ne se plaisait-elle pas à faire déployer au jeune inconnu lestrésorsd'uneinstructionquisemontravariée!Elles'aperçutqu'elleaussiétaitobservéeavecsoin,etalorselleessayadevaincretouslesdéfautsquesonéducationavaitlaisséscroîtreenelle.N'était-cepasunpremierhommagerenduàl'amour,etunreprochecruelqu'elles'adressaitàelle-même?Ellevoulaitplaire,elleenchanta;elleaimait,ellefutidolâtrée.Safamille,sachantqu'elleétaitgardéeparsonorgueil, luidonnaitassezdelibertépourqu'ellepûtsavourercespetitesfélicitésenfantinesquidonnent tant de charme et de violence aux premières amours. Plus d'une fois, le jeune homme etmademoiselle deFontaine se promenèrent seuls dans les allées de ce parc où la nature était paréecommeunefemmequivaaubal.Plusd'unefois,ilseurentdecesentretienssansbutniphysionomiedont lesphrases lesplusvidesde sens sont cellesqui cachent leplusde sentiments. Ils admirèrentsouvent ensemble le soleil couchant et ses riches couleurs. Ils cueillirent desmarguerites pour leseffeuiller,etchantèrentdesduoslespluspassionnésenseservantdesnotestrouvéesparPergolèseou

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parRossini,commedetruchementsfidèlespourexprimerleurssecrets.

Lejourdubalarriva.ClaraLonguevilleetsonfrère,quelesvaletss'obstinaientàdécorerdelanobleparticule,enfurentleshéros.Pourlapremièrefoisdesavie,mademoiselledeFontainevitletriomphed'unejeunefilleavecplaisir.ElleprodiguasincèrementàClaracescaressesgracieusesetcespetitssoinsquelesfemmesneserendentordinairemententreellesquepourexciter la jalousiedes hommes. Mais Émilie avait un but, elle voulait surprendre des secrets. La réserve demademoiselleLonguevillefutaumoinségaleàcelledesonfrère;mais,ensaqualitédefille,peut-êtremontra-t-elleplusdefinesseetd'espritquelui,carellen'eutpasmêmel'aird'êtrediscrèteetsuttenir la conversation sur des sujets étrangers aux intérêts matériels, tout en y jetant un si grandcharme quemademoiselle de Fontaine en conçut une sorte d'envie, et surnomma Clara la sirène.QuoiqueÉmilieeût forméledesseindefairecauserClara,cefutClaraqui interrogeaÉmilie;ellevoulait lajuger,etfutjugéeparelle.Ellesedépitasouventd'avoirlaissépercersoncaractèredansquelquesréponsesqueluiarrachamalicieusementClaradontl'airmodesteetcandideéloignait toutsoupçondeperfidie.IlyeutunmomentoùmademoiselledeFontaineparutfâchéed'avoirfaitcontrelesroturiersuneimprudentesortieprovoquéeparClara.

—Mademoiselle,luiditcettecharmantecréature,j'aitantentenduparlerdevousparMaximilien,quej'avaisleplusvifdésirdevousconnaîtreparattachementpourlui;maisvouloirvousconnaître,n'est-cepasvouloirvousaimer?

—MachèreClara,j'avaispeurdevousdéplaireenparlantainsideceuxquinesontpasnobles.

—Oh!rassurez-vous.Aujourd'hui,cessortesdediscussionssontsansobjet.Quantàmoi,ellesnem'atteignentpas:jesuisendehorsdelaquestion.

Quelque ambitieuse que fût cette réponse, mademoiselle de Fontaine en ressentit une joieprofonde;car,semblableàtouslesgenspassionnés,elles'expliquacommes'expliquentlesoracles,danslesensquis'accordaitavecsesdésirs,etrevintàladanseplusjoyeusequejamaisenregardantLonguevilledontlesformes,dontl'élégancesurpassaientpeut-êtrecellesdesontypeimaginaire.Elleressentitunesatisfactiondeplusensongeantqu'ilétaitnoble,sesyeuxnoirsscintillèrent,elledansaavec tout le plaisir qu'on y trouve en présence de celui qu'on aime. Jamais les deux amants nes'entendirentmieuxqu'encemoment;etplusd'unefoisilssentirentleboutdeleursdoigtsfrémirettremblerlorsquelesloisdelacontredanselesmariaient.

Ce joli couple atteignit le commencementde l'automneaumilieudes fêtes et desplaisirsde lacampagne,enselaissantdoucementabandonneraucourantdusentimentleplusdouxdelavie,enlefortifiantparmillepetitsaccidentsquechacunpeutimaginer:lesamoursseressemblenttoujoursenquelquespoints.L'unetl'autre,ilss'étudiaient,autantquel'onpeuts'étudierquandonaime.

—Enfin,jamaisamouretten'asipromptementtournéenmariaged'inclination,disaitlevieilonclequisuivaitlesdeuxjeunesgensdel'œilcommeunnaturalisteexamineuninsecteaumicroscope.

CemoteffrayamonsieuretmadamedeFontaine.LevieuxVendéencessad'êtreaussiindifférentaumariagedesafillequ'ilavaitnaguèrepromisdel'être.IlallachercheràParisdesrenseignementsetn'entrouvapas.Inquietdecemystère,etnesachantpasencorequelseraitlerésultatdel'enquêtequ'ilavaitpriéunadministrateurparisiendeluifairesurlafamilleLongueville,ilcrutdevoiravertirsa fille de se conduire prudemment. L'observation paternelle fut reçue avec une feinte obéissancepleined'ironie.

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—AumoinsmachèreÉmilie,sivousl'aimez,neleluiavouezpas!

—Monpère,ilestvraiquejel'aime,maisj'attendraipourleluidirequevousmelepermettiez.

—Cependant,Émilie,songezquevousignorezencorequelleestsafamille,sonétat.

—Sijel'ignore,jeleveuxbien.Mais,monpère,vousavezsouhaitémevoirmariée,vousm'avezdonnélalibertédefaireunchoix,lemienestfaitirrévocablement,quefaut-ildeplus?

—Il faut savoir,machèreenfant, si celuique tu as choisi est filsd'unpairdeFrance, réponditironiquementlevénérablegentilhomme.

Émilierestaunmomentsilencieuse.Ellerelevabientôtlatête,regardasonpère,etluiditavecunesorted'inquiétude:—Est-cequelesLongueville?...

—Sont éteints en la personne du vieux duc de Rostein-Limbourg, qui a péri sur l'échafaud en1793.Ilétaitledernierrejetondeladernièrebranchecadette.

—Mais,monpère,ilyadefortbonnesmaisonsissuesdebâtards.L'histoiredeFrancefourmilledeprincesquimettaientdesbarresàleurécu.

—Tesidéesontbienchangé,ditlevieuxgentilhommeensouriant.

Le lendemainétait ledernier jourque lafamilleFontainedûtpasseraupavillonPlanat.Émilie,quel'avisdesonpèreavaitfortementinquiétée,attenditavecuneviveimpatiencel'heureàlaquellelejeuneLonguevilleavait l'habitudedevenir,afind'obtenirde luiuneexplication.Ellesortitaprès ledîneretallasepromenerseuledansleparcensedirigeantverslebosquetauxconfidencesoùellesavait que l'empressé jeune homme la chercherait; et tout en courant, elle songeait à lameilleuremanièredesurprendre, sanssecompromettre,unsecret si important:choseassezdifficile! Jusqu'àprésent, aucun aveu direct n'avait sanctionné le sentiment qui l'unissait à cet inconnu. Elle avaitsecrètement joui, commeMaximilien, de ladouceurd'unpremier amour,mais aussi fiers l'unquel'autre,ilsemblaitquechacund'euxcraignîtd'avouerqu'ilaimât.

MaximilienLongueville, à quiClara avait inspiré sur le caractère d'Émilie des soupçons assezfondés,setrouvaittouràtouremportéparlaviolenced'unepassiondejeunehomme,etretenuparledésir de connaître et d'éprouver la femme à laquelle il devait confier son bonheur. Son amour nel'avait pas empêché de reconnaître en Émilie les préjugés qui gâtaient ce jeune caractère;mais ildésiraitsavoirs'ilétaitaiméd'elleavantdelescombattre,carilnevoulaitpasplushasarderlesortdesonamourqueceluidesavie.Ils'étaitdoncconstammenttenudansunsilencequesesregards,sonattitude et ses moindres actions démentaient. De l'autre côté, la fierté naturelle à une jeune fille,encoreaugmentéechezmademoiselledeFontaineparlasottevanitéqueluidonnaientsanaissanceetsa beauté, l'empêchait d'aller au-devant d'une déclaration qu'une passion croissante lui persuadaitquelquefoisdesolliciter.Aussilesdeuxamantsavaient-ilsinstinctivementcomprisleursituationsanss'expliquerleurssecretsmotifs.Ilestdesmomentsdelavieoùlevagueplaîtàdejeunesâmes.Parcelamêmequel'unetl'autreavaienttroptardédeparler,ilssemblaienttousdeuxsefaireunjeucruelde leur attente. L'un cherchait à découvrir s'il était aimé par l'effort que coûterait un aveu à sonorgueilleusemaîtresse,l'autreespéraitvoirrompreàtoutmomentuntroprespectueuxsilence.

Assisesurunbancrustique,Émiliesongeaitauxévénementsquivenaientdesepasserpendantcestrois mois pleins d'enchantements. Les soupçons de son père étaient les dernières craintes quipouvaient l'atteindre, elle en fit même justice par deux ou trois de ces réflexions de jeune fille

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inexpérimentée qui lui semblèrent victorieuses. Avant tout, elle convint avec elle-même qu'il étaitimpossiblequ'ellesetrompât.Duranttoutelasaison,ellen'avaitpuapercevoirenMaximilien,niunseul geste, ni une seule parole qui indiquassent une origine ou des occupations communes; bienmieux,samanièredediscuterdécelaitunhommeoccupédeshauts intérêtsdupays.—D'ailleurs,sedit-elle,unhommedebureau,unfinancierouuncommerçantn'auraitpaseuleloisirderesterunesaison entière àme faire la cour aumilieu des champs et des bois, en dispensant son temps aussilibéralement qu'un noble qui a devant lui toute une vie libre de soins. Elle s'abandonnait au coursd'uneméditationbeaucoupplusintéressantepourellequecespenséespréliminaires,quandunlégerbruissement du feuillage lui annonça que depuis unmomentMaximilien la contemplait sans douteavecadmiration.

—Savez-vousquecelaestfortmaldesurprendreainsilesjeunesfilles?luidit-elleensouriant.

—Surtoutlorsqu'ellessontoccupéesdeleurssecrets,réponditfinementMaximilien.

—Pourquoin'aurais-jepaslesmiens?vousavezbienlesvôtres!

—Vouspensiezdoncréellementàvossecrets?reprit-ilenriant.

—Non,jesongeaisauxvôtres.Lesmiens,jelesconnais.

—Mais,s'écriadoucementlejeunehommeensaisissantlebrasdemademoiselledeFontaineetlemettantsouslesien,peut-êtremessecretssont-ilslesvôtres,etvossecretslesmiens.

Après avoir fait quelques pas, ils se trouvèrent sous un massif d'arbres que les couleurs ducouchantenveloppaientcommed'unnuagerougeetbrun.Cettemagienaturelleimprimaunesortedesolennité à ce moment. L'action vive et libre du jeune homme, et surtout l'agitation de son cœurbouillant dont les pulsations précipitées parlaient au bras d'Émilie, la jetèrent dans une exaltationd'autant plus pénétrante qu'elle ne fut excitée que par les accidents les plus simples et les plusinnocents. La réserve dans laquelle vivent les jeunes filles du grand monde donne une forceincroyable aux explosions de leurs sentiments, et c'est undes plus grands dangers qui puissent lesatteindre quand elles rencontrent un amant passionné. Jamais les yeux d'Émilie et de Maximilienn'avaientdittantdeceschosesqu'onn'osepasdire.Enproieàcetteivresse,ilsoublièrentaisémentles petites stipulations de l'orgueil et les froides considérations de la défiance. Ils ne purentmêmes'exprimerd'abordqueparunserrementdemainsquiservitd'interprèteàleursjoyeusespensées.

—Monsieur,j'aiunequestionàvousfaire,ditentremblantetd'unevoixémuemademoiselledeFontaineaprèsunlongsilenceetaprèsavoirfaitquelquespasavecunecertainelenteur.Maissongez,degrâce,qu'ellem'estenquelquesortecommandéeparlasituationassezétrangeoùjemetrouvevis-à-visdemafamille.

UnepauseeffrayantepourÉmiliesuccédaàcesphrasesqu'elleavaitpresquebégayées.Pendantlemomentqueduralesilence,cettejeunefillesifièren'osasoutenirleregardéclatantdeceluiqu'elleaimait,carelleavaitunsecretsentimentdelabassessedesmotssuivantsqu'elleajouta:—Êtes-vousnoble?

Quandcesdernièresparolesfurentprononcées,elleauraitvouluêtreaufondd'unlac.

—Mademoiselle, reprit gravement Longueville dont la figure altérée contracta une sorte dedignitésévère,jevousprometsderépondresansdétouràcettedemandequandvousaurezréponduavecsincéritéàcellequejevaisvousfaire.Ilquittalebrasdelajeunefille,quitoutàcoupsecrut

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seule dans la vie et lui dit:—Dans quelle intention me questionnez-vous sur ma naissance? Elledemeura immobile, froide et muette.—Mademoiselle, reprit Maximilien, n'allons pas plus loin sinous ne nous comprenons pas.—Je vous aime, ajouta-t-il d'un son de voix profond et attendri. Ehbien!reprit-ild'unairjoyeuxaprèsavoirentendul'exclamationdebonheurqueneputretenirlajeunefille,pourquoimedemandersijesuisnoble?

—Parlerait-ilainsis'ilnel'étaitpas?s'écriaunevoixintérieurequ'Émiliecrutsortiedufonddesoncœur.Ellerelevagracieusementlatête,semblapuiserunenouvelleviedansleregarddujeunehommeetluitenditlebrascommepourfaireunenouvellealliance.

—Vousavezcruquejetenaisbeaucoupàdesdignités,demanda-t-elleavecunefinessemalicieuse.

—Jen'aipasdetitresàoffriràmafemme,répondit-ild'unairmoitiégai,moitiésérieux.Maissijelaprendsdansunhautrangetparmicellesquelafortunepaternellehabitueauluxeetauxplaisirsdel'opulence,jesaisàquoicechoixm'oblige.L'amourdonnetout,ajouta-t-ilavecgaieté,maisauxamants seulement. Quant aux époux, il leur faut un peu plus que le dôme du ciel et le tapis desprairies.

—Ilestriche,pensa-t-elle.Quantauxtitres,peut-êtreveut-ilm'éprouver!Onluiauraditquej'étaisentichée de noblesse, et que je ne voulais épouser qu'un pair de France.Mes bégueules de sœursm'aurontjouécetour-là.—Jevousassure,monsieur,dit-elleàhautevoix,quej'aieudesidéesbienexagérées sur lavie et lemonde;mais aujourd'hui, reprit-elle avec intention en le regardantd'unemanièreàlerendrefou,jesaisoùsontpourunefemmelesvéritablesrichesses.

—J'aibesoindecroirequevousparlezàcœurouvert,répondit-ilavecunegravitédouce.Maiscethiver,machèreÉmilie,dansmoinsdedeuxmoispeut-être,jeseraifierdecequejepourraivousoffrir,sivoustenezauxjouissancesdelafortune.Ceseraleseulsecretquejegarderailà,dit-ilenmontrantsoncœur;cardesaréussitedépendmonbonheur,jen'osedirelenôtre...

—Ohdites,dites!

Cefutaumilieudesplusdouxproposqu'ilsrevinrentàpaslentsrejoindrelacompagnieausalon.JamaismademoiselledeFontainenetrouvasonprétenduplusaimable,niplusspirituel:sesformessveltes,sesmanièresengageantesluisemblèrentpluscharmantesencoredepuisuneconversationquivenait en quelque sorte de lui confirmer la possession d'un cœur digne d'être envié par toutes lesfemmes. Ils chantèrent un duo italien avec tant d'expression, que l'assemblée les applaudit avecenthousiasme.Leuradieupritunaccentdeconventionsouslequelilscachèrentleurbonheur.Enfin,cette journée devint pour la jeune fille comme une chaîne qui la lia plus étroitement encore à ladestinée de l'inconnu. La force et la dignité qu'il venait de déployer dans la scène où ils s'étaientrévéléleurssentimentsavaientpeut-êtreimposéàmademoiselledeFontainecerespectsanslequeliln'existe pas de véritable amour. Lorsqu'elle resta seule avec son père dans le salon, le vénérableVendéen s'avança vers elle, lui prit affectueusement les mains, et lui demanda si elle avait acquisquelquelumièresurlafortuneetsurlafamilledemonsieurLongueville.

—Oui,mon cher père, répondit-elle, je suis plus heureuse que je ne pouvais le désirer. EnfinmonsieurdeLonguevilleestleseulhommequejeveuilleépouser.

—C'estbien,Émilie,repritlecomte,jesaiscequ'ilmeresteàfaire.

—Connaîtriez-vousquelqueobstacle?demanda-t-elleavecunevéritableanxiété.

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—Ma chère enfant, ce jeune homme est absolument inconnu;mais, àmoins que ce ne soit unmalhonnêtehomme,dumomentoùtul'aimes,ilm'estaussicherqu'unfils.

—Unmalhonnêtehomme?repritÉmilie,jesuisbientranquille.Mononcle,quinousl'aprésenté,peutvousrépondredelui.Dites,cheroncle,a-t-ilétéflibustier,forban,corsaire?

—Jesavaisbienquej'allaismetrouverlà,s'écrialevieuxmarinenseréveillant.

Ilregardadanslesalon,maissanièceavaitdisparucommeunfeuSaint-Elme,pourseservirdesonexpressionhabituelle.

—Ehbienmononcle! repritmonsieurdeFontaine,commentavez-vouspunouscacher toutcequevoussaviezsurce jeunehomme?Vousavezcependantdûvousapercevoirdenos inquiétudes.MonsieurdeLonguevilleest-ildebonnefamille?

—Jene leconnaisnid'Èvenid'Adam,s'écria lecomtedeKergarouët.Mefiantau tactdecettepetitefolle,jeluiaiamenésonSaint-Preuxparunmoyenàmoiconnu.Jesaisquecegarçontirelepistoletadmirablement,chassetrès-bien,jouemerveilleusementaubillard,auxéchecsetautrictrac;ilfaitdesarmesetmonteàchevalcommefeulechevalierdeSaint-Georges.Ilauneéruditioncorséerelativement à nosvignobles. Il calcule commeBarême, dessine, danse et chante bien.Eh! diantre,qu'avez-vousdonc,vousautres?Sicen'estpaslàungentilhommeparfait,montrez-moiunbourgeoisquisachetoutcela,trouvez-moiunhommequiviveaussinoblementquelui?Fait-ilquelquechose?Compromet-ilsadignitéàallerdansdesbureaux,àsecourberdevantdesparvenusquevousappelezdes directeurs-généraux? Ilmarche droit.C'est un homme.Mais, au surplus, je viens de retrouverdans la poche demon gilet la carte qu'ilm'a donnée quand il croyait que je voulais lui couper lagorge,pauvreinnocent!Lajeunessed'aujourd'huin'estguèrerusée.Tenez,voici.

—Rue du Sentier, no 5, dit monsieur de Fontaine en cherchant à se rappeler parmi tous lesrenseignements qu'il avait obtenus celui qui pouvait concerner le jeune inconnu. Que diable celasignifie-t-il? Messieurs Palma, Werbrust et compagnie, dont le principal commerce est celui desmousselines,calicotsettoilespeintesengros,demeurentlà.Bon,j'ysuis!Longueville,ledéputé,aunintérêtdansleurmaison.Oui;maisjeneconnaisàLonguevillequ'unfilsdetrente-deuxans,quineressemblepasdutoutaunôtreetauquelildonnecinquantemillelivresderenteenmariageafindeluifaireépouserlafilled'unministre;ilaenvied'êtrefaitpairtoutcommeunautre.JamaisjeneluiaientenduparlerdeceMaximilien.A-t-ilunefille?Qu'est-cequecetteClara?Ausurplus,permisàplusd'unintrigantdes'appelerLongueville.MaislamaisonPalma,Werbrustetcompagnien'est-ellepasàmoitiéruinéeparunespéculationauMexiqueouauxIndes?J'éclairciraitoutcela.

—Tuparlestoutseulcommesituétaissurunthéâtre,ettuparaismecompterpourzéro,dittoutàcoup le vieux marin. Tu ne sais donc pas que s'il est gentilhomme, j'ai plus d'un sac dans cesécoutillespourpareràsondéfautdefortune?

—Quantàcela,s'ilestfilsdeLongueville,iln'abesoinderien;mais,ditmonsieurdeFontaineenagitant la tête de droite à gauche, son père n'a pas même acheté de savonnette à vilain. Avant larévolution,ilétaitprocureur;etledequ'ilaprisdepuislarestaurationluiappartienttoutautantquelamoitiédesafortune.

—Bah!bah!heureuxceuxdontlespèresontétépendus,s'écriagaiementlemarin.

Troisouquatrejoursaprèscettemémorablejournée,etdansunedecesbellesmatinéesdumois

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denovembrequifontvoirauxParisiensleursboulevardsnettoyéssoudainparlefroidpiquantd'unepremièregelée,mademoiselledeFontaine,paréed'unefourrurenouvellequ'ellevoulaitmettreàlamode, était sortie avec deux de ses belles-sœurs sur lesquelles elle avait jadis décoché le plusd'épigrammes.Cestroisfemmesétaientbienmoinsinvitéesàcettepromenadeparisienneparl'envied'essayerunevoituretrès-éléganteetdesrobesquidevaientdonnerletonauxmodesdel'hiverquepar le désir de voir unepèlerine qu'unede leurs amies avait remarquéedans un richemagasin delingerie situé au coin de la rue de la Paix.Quand les trois dames furent entrées dans la boutique,madamelabaronnedeFontainetiraÉmilieparlamancheetluimontraMaximilienLonguevilleassisdans le comptoir et occupé à rendre avec une grâce mercantile la monnaie d'une pièce d'or à lalingèreaveclaquelleilsemblaitenconférence.Lebelinconnutenaitàlamainquelqueséchantillonsquinelaissaientaucundoutesursonhonorableprofession.Sansqu'onpûts'enapercevoir,Émiliefutsaisied'un frissonglacial.Cependant,grâceausavoir-vivrede labonnecompagnie,elledissimulaparfaitement la rage qu'elle avait dans le cœur, et répondit à sa sœur un:—Je le savais! dont larichessed'intonationetl'accentinimitableeussentfaitenvieàlapluscélèbreactricedecetemps.Elles'avançaverslecomptoir.Longuevillelevalatête,mit leséchantillonsdanssapocheavecgrâceetavecunsang-froiddésespérant,saluamademoiselledeFontaineets'approchad'elleenluijetantunregardpénétrant.

—Mademoiselle, dit-il à la lingère qui l'avait suivi d'un air très-inquiet, j'enverrai régler cecompte;mamaisonleveutainsi.Mais,tenez,ajouta-t-ilàl'oreilledelajeunefemmeenluiremettantun billet demille francs, prenez: ce sera une affaire entre nous.—Vousme pardonnerez, j'espère,mademoiselle, dit-il en se retournant vers Émilie. Vous aurez la bonté d'excuser la tyranniequ'exercentlesaffaires.

—Mais il me semble, monsieur, que cela m'est fort indifférent, répondit mademoiselle deFontaine en le regardant avec une assurance et un air d'insouciancemoqueuse qui pouvaient fairecroirequ'ellelevoyaitpourlapremièrefois.

—Parlez-voussérieusement?demandaMaximiliend'unevoixentrecoupée.

Émilieluiavaittournéledosavecuneincroyableimpertinence.Cepeudemots,prononcésàvoixbasse,avaientéchappéà lacuriositédesdeuxbelles-sœurs.Quand,aprèsavoirpris lapèlerine, lestrois dames furent remontées en voiture, Émilie, qui se trouvait assise sur le devant, ne puts'empêcherd'embrasserpar sondernier regard laprofondeurde cetteodieuseboutiqueoùellevitMaximiliendeboutetlesbrascroisés,dansl'attituded'unhommesupérieuraumalheurquil'atteignaitsi subitement. Leurs yeux se rencontrèrent et se lancèrent deux regards implacables.Chacun d'euxespéraqu'ilblessaitcruellementlecœurqu'ilaimait.Enunmomenttousdeuxsetrouvèrentaussiloinl'undel'autreques'ilseussentété,l'unàlaChineetl'autreauGroënland.Lavanitén'a-t-ellepasunsoufflequidessèchetout?Enproieauplusviolentcombatquipuisseagiterlecœurd'unejeunefille,mademoiselledeFontainerecueillitlaplusamplemoissondedouleursquejamaislespréjugésetlespetitessesaientseméedansuneâmehumaine.Sonvisage,fraisetvelouténaguère,étaitsillonnédetonsjaunes,detachesrouges,etparfoislesteintesblanchesdesesjouesverdissaientsoudain.Dansl'espoirdedérobersontroubleàsessœurs,elleleurmontraitenriantouunpassantouunetoiletteridicule; mais ce rire était convulsif. Elle se sentait plus vivement blessée de la compassionsilencieusedesessœursquedesépigrammesparlesquellesellesauraientpusevenger.Elleemployatout son esprit à les entraîner dans une conversation où elle essaya d'exhaler sa colère par desparadoxes insensés, en accablant les négociants des injures les plus piquantes et d'épigrammes demauvais ton.En rentrant,elle fut saisied'une fièvredont lecaractèreeutd'abordquelquechosede

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dangereux.Auboutd'unmois, lessoinsdesparents,ceuxdumédecin, larendirentauxvœuxdesafamille. Chacun espéra que cette leçon pourrait servir à dompter le caractère d'Émilie, qui repritinsensiblementsesancienneshabitudesets'élançadenouveaudanslemonde.Elleprétenditqu'iln'yavaitpasdehonteàsetromper.Si,commesonpère,elleavaitquelqueinfluenceàlachambre,disait-elle,elleprovoqueraitune loipourobtenirque lescommerçants, surtout lesmarchandsdecalicot,fussentmarquésaufrontcommelesmoutonsduBerri, jusqu'àlatroisièmegénération.Ellevoulaitque les nobles eussent seuls le droit de porter ces anciens habits français qui allaient si bien auxcourtisans de LouisXV. C'était peut-être, à l'entendre, unmalheur pour lamonarchie qu'il n'y eûtaucunedifférenceentreunmarchandetunpairdeFrance.Milleautresplaisanteries,facilesàdeviner,sesuccédaientrapidementquandunaccidentimprévulamettaitsurcesujet.MaisceuxquiaimaientÉmilie remarquaient à travers ses railleries une teinte de mélancolie qui leur fit croire queMaximilienLonguevillerégnaittoujoursaufonddececœurinexplicable.Parfoiselledevenaitdoucecomme pendant la saison fugitive qui vit naître son amour, et parfois aussi elle se montrait plusinsupportablequ'ellenel'avaitjamaisété.Chacunexcusaitensilencelesinégalitésd'unehumeurquiprenaitsasourcedansunesouffranceàlafoissecrèteetconnue.LecomtedeKergarouëtobtintunpeud'empiresurelle,grâceàunsurcroîtdeprodigalités,genredeconsolationquimanquerarementsoneffetsurlesjeunesParisiennes.LapremièrefoisquemademoiselledeFontaineallaaubal,cefutchez l'ambassadeur de Naples. Au moment où elle prit place au plus brillant des quadrilles, elleaperçutàquelquespasd'elleLonguevillequifitunlégersignedetêteàsondanseur.

—Cejeunehommeestundevosamis?demanda-t-elleàsoncavalierd'unairdedédain.

—C'estmonfrère,répondit-il.

Émilieneputs'empêcherdetressaillir.

—Ah!reprit-ild'untond'enthousiasme,c'estbienlaplusbelleâmequisoitaumonde...

—Savez-vousmonnom?luidemandaÉmilieenl'interrompantavecvivacité.

—Non,mademoiselle.C'estuncrime,jel'avoue,denepasavoirretenuunnomquiestsurtoutesleslèvres,jedevraisdiredanstouslescœurs;maisj'aiuneexcusevalable:j'arrived'Allemagne.Monambassadeur,quiestàParisencongé,m'aenvoyécesoiricipourservirdechaperonàsonaimablefemme,quevouspouvezvoirlà-basdansuncoin.

—Unvraimasquetragique,ditÉmilieaprèsavoirexaminél'ambassadrice.

—Voilàcependantsafiguredebal,repritenriantlejeunehomme.Ilfaudrabienquejelafassedanser!Aussiai-jevouluavoirunecompensation.

MademoiselledeFontaines'inclina.

—J'aiétébiensurpris,ditlebabillardsecrétaired'ambassadeencontinuant,detrouvermonfrèreici.EnarrivantdeVienne,j'aiapprisquelepauvregarçonétaitmaladeetaulit.Jecomptaisbienlevoiravantd'alleraubal;maislapolitiquenenouslaissepastoujoursleloisird'avoirdesaffectionsdefamille.Lapadronadellacasanem'apaspermisdemonterchezmonpauvreMaximilien.

—Monsieurvotrefrèren'estpascommevousdansladiplomatie?ditÉmilie.

—Non,dit le secrétaire en soupirant, lepauvregarçon s'est sacrifiépourmoi!Lui etma sœurClaraont renoncéà la fortunedemonpère,afinqu'ilpût réunirsurma têteunmajorat.Monpère

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rêvelapairiecommetousceuxquivotentpourleministère.Ilalapromessed'êtrenommé,ajouta-t-ilà voix basse. Après avoir réuni quelques capitaux,mon frère s'est alors associé à unemaison debanque;et jesaisqu'ilvientdefaireavec leBrésilunespéculationquipeut le rendremillionnaire.Vousme voyez tout joyeux d'avoir contribué parmes relations diplomatiques au succès. J'attendsmêmeavecimpatienceunedépêchedelalégationbrésiliennequiseradenatureàluidériderlefront.Commentletrouvez-vous?

—Mais la figure de monsieur votre frère ne me semble pas être celle d'un homme occupéd'argent.

Lejeunediplomatescrutaparunseulregardlafigureenapparencecalmedesadanseuse.

—Comment!dit-ilensouriant,lesdemoisellesdevinentdoncaussilespenséesd'amouràtraverslesfrontsmuets?

—Monsieurvotrefrèreestamoureux?demanda-t-elleenlaissantéchapperungestedecuriosité.

—Oui.MasœurClara,pourlaquelleiladessoinsmaternels,m'aécritqu'ils'étaitamouraché,cetété,d'unefort joliepersonne,maisdepuis jen'aipaseudenouvellesdesesamours.Croiriez-vousquelepauvregarçonselevaitàcinqheuresdumatin,etallaitexpédiersesaffairesafindepouvoirsetrouveràquatreheuresàlacampagnedelabelle?Aussia-t-ilabîméuncharmantchevalderacequejeluiavaisenvoyé.Pardonnez-moimonbabil,mademoiselle:j'arrived'Allemagne.Depuisunanjen'ai pas entendu parler correctement le français, je suis sevré de visages français et rassasiéd'allemands,sibienquedansmaragepatriotiquejeparlerais,jecrois,auxchimèresd'uncandélabreparisien.Puis,sijecauseavecunabandonpeuconvenablechezundiplomate,lafauteenestàvous,mademoiselle.N'est-cepasvousquim'avezmontrémonfrère?Quandilestquestiondelui, jesuisintarissable. Je voudrais pouvoir dire à la terre tout entière combien il est bon et généreux. Il nes'agissaitderienmoinsquedecentmillelivresderentequerapportelaterredeLongueville.

SimademoiselledeFontaineobtintcesrévélationsimportantes,ellelesdutenpartieàl'adresseaveclaquelleellesutinterrogersonconfiantcavalier,dumomentoùelleappritqu'ilétaitlefrèredesonamantdédaigné.

—Est-cequevousavezpu,sansquelquepeine,voirmonsieurvotrefrèrevendantdesmousselinesetdescalicots?demandaÉmilieaprèsavoiraccomplilatroisièmefiguredelacontredanse.

—D'où savez-vous cela? lui demanda le diplomate. Dieu merci! tout en débitant un flux deparoles, j'aidéjà l'artdenedirequeceque jeveux, ainsique tous les apprentis-diplomatesdemaconnaissance.

—Vousmel'avezdit,jevousassure.

Monsieur de Longueville regarda mademoiselle de Fontaine avec un étonnement plein deperspicacité.Unsoupçonentradanssonâme.Ilinterrogeasuccessivementlesyeuxdesonfrèreetdesadanseuse,ildevinatout,pressasesmainsl'unecontrel'autre,levalesyeuxauplafond,semitàrireet dit:—Jene suis qu'un sot!Vous êtes la plus belle personne du bal,mon frère vous regarde à ladérobée,ildansemalgrélafièvre,etvousfeignezdenepaslevoir.Faitessonbonheur,dit-ilenlareconduisantauprèsdesonvieiloncle,jen'enseraipasjaloux;maisjetressailleraitoujoursunpeuenvousnommantmasœur...

Cependantlesdeuxamantsdevaientêtreaussiinexorablesl'unquel'autrepoureux-mêmes.Vers

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les deux heures du matin, l'on servit un ambigu dans une immense galerie où, pour laisser lespersonnesd'unemêmecoterielibresdeseréunir,lestablesavaientétédisposéescommeelleslesontchez les restaurateurs. Par un de ces hasards qui arrivent toujours aux amants, mademoiselle deFontainesetrouvaplacéeàunetablevoisinedecelleautourdelaquellesemirentlespersonneslesplus distinguées.Maximilien faisait partie de ce groupe.Émilie, qui prêta une oreille attentive auxdiscours tenuspar sesvoisins,put entendreunedecesconversationsqui s'établissent si facilemententre les jeunes femmes et les jeunes gens qui ont les grâces et la tournure de MaximilienLongueville.L'interlocutricedujeunebanquierétaituneduchessenapolitainedontlesyeuxlançaientdes éclairs, dont la peau blanche avait l'éclat du satin.L'intimité que le jeuneLongueville affectaitd'avoiravecelleblessad'autantplusmademoiselledeFontainequ'ellevenaitderendreàsonamantvingtfoisplusdetendressequ'elleneluienportaitjadis.

—Oui,monsieur,dansmonpays,levéritableamoursaitfairetouteespècedesacrifices,disaitladuchesseenminaudant.

—Vous êtes plus passionnées que ne le sont les Françaises, dit Maximilien dont le regardenflammétombasurÉmilie.Ellessonttoutvanité.

—Monsieur,repritvivementlajeunefille,n'est-cepasunemauvaiseactionquedecalomniersapatrie?Ledévouementestdetouslespays.

—Croyez-vous, mademoiselle, reprit l'Italienne avec un sourire sardonique, qu'une Parisiennesoitcapabledesuivresonamantpartout?

—Ah!entendons-nous,madame.Onvadansundésertyhabiterunetente,onnevapass'asseoirdansuneboutique.

Elleachevasapenséeenlaissantéchapperungestededédain.Ainsil'influenceexercéesurÉmiliepar sa funeste éducation tua deux fois son bonheur naissant, et lui fit manquer son existence. LafroideurapparentedeMaximilienetlesourired'unefemmeluiarrachèrentundecessarcasmesdontlesperfidesjouissanceslaséduisaienttoujours.

—Mademoiselle,luiditàvoixbasseLonguevilleàlafaveurdubruitquefirentlesfemmesenselevantdetable,personneneformerapourvotrebonheurdesvœuxplusardentsqueneleserontlesmiens:permettez-moidevousdonnercetteassuranceenprenantcongédevous.Dansquelquesjours,jepartiraipourl'Italie.

—Avecuneduchesse,sansdoute?

—Non,mademoiselle,maisavecunemaladiemortellepeutêtre.

—N'est-cepasunechimère?demandaÉmilieenluilançantunregardinquiet.

—Non,dit-il,ilestdesblessuresquinesecicatrisentjamais.

—Vousnepartirezpas,ditl'impérieusejeunefilleensouriant.

—Jepartirai,repritgravementMaximilien.

—Vousmetrouverezmariéeauretour,jevousenpréviens,dit-elleaveccoquetterie.

—Jelesouhaite.

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—L'impertinent!s'écria-t-elle,sevenge-t-ilassezcruellement!

Quinze jours après, Maximilien Longueville partit avec sa sœur Clara pour les chaudes etpoétiques contrées de la belle Italie, laissantmademoiselle de Fontaine en proie aux plus violentsregrets.Le jeunesecrétaired'ambassadeépousa laquerelledesonfrère,et sut tirerunevengeanceéclatante des dédains d'Émilie en publiant lesmotifs de la rupture des deux amants. Il rendit avecusureàsadanseuselessarcasmesqu'elleavaitjadislancéssurMaximilien,etfitsouventsourireplusd'uneExcellence en peignant la belle ennemie des comptoirs, l'amazone qui prêchait une croisadecontrelesbanquiers,lajeunefilledontl'amours'étaitévaporédevantundemi-tiersdemousseline.Lecomte de Fontaine fut obligé d'user de son crédit pour faire obtenir à Auguste Longueville unemissionenRussie,afindesoustrairesafilleauridiculequecejeuneetdangereuxpersécuteurversaitsurelleàpleinesmains.Bientôtleministère,obligédeleveruneconscriptiondepairspoursoutenirlesopinionsaristocratiquesquichancelaientdans lanoblechambreà lavoixd'un illustreécrivain,nommamonsieurGuiraudindeLonguevillepairdeFranceetvicomte.MonsieurdeFontaineobtintaussi la pairie, récompense due autant à sa fidélité pendant les mauvais jours qu'à son nom quimanquaitàlachambrehéréditaire.

Verscetteépoque,Émiliedevenuemajeurefit sansdoutedesérieuses réflexionssur lavie;carellechangeasensiblementde tonetdemanières:au lieudes'exerceràdiredesméchancetésà sononcle, elle lui prodigua les soins les plus affectueux, elle lui apportait sa béquille avec unepersévérancedetendressequifaisaitrirelesplaisants;elleluioffraitlebras,allaitdanssavoiture,etl'accompagnaitdanstoutessespromenades;elleluipersuadamêmequ'ellen'étaitpointincommodéepar l'odeur de la pipe, et lui lisait sa chèreQuotidienne au milieu des bouffées de tabac que lemalicieuxmarinluienvoyaitàdessein;elleappritlepiquetpourfairelapartieduvieuxcomte;enfincette jeune personne si fantasque écoutait avec attention les récits que son oncle recommençaitpériodiquement du combat de la Belle-Poule, desmanœuvres de la Ville-de-Paris, de la premièreexpéditiondemonsieurdeSuffren,oudelabatailled'Aboukir.Quoiquelevieuxmarineûtsouventditqu'ilconnaissaittropsalongitudeetsalatitudepourselaissercapturerparunejeunecorvette,unbeau matin les salons de Paris apprirent que mademoiselle de Fontaine avait épousé le comte deKergarouët.Lajeunecomtessedonnadesfêtessplendidespours'étourdir;maiselletrouvasansdoutelenéantau fonddece tourbillon.Le luxecachait imparfaitement levideet lemalheurde sonâmesouffrante.Laplupartdu temps,malgré leséclatsd'unegaieté feinte, sabelle figureexprimaitunesourdemélancolie.Émilieparaissaitd'ailleurspleined'attentionsetd'égardspoursonvieuxmari,quisouvent,ens'enallantdanssonappartementlesoiraubruitd'unjoyeuxorchestre,disaitqu'ilnesereconnaissaitplus,etqu'ilnecroyaitpasqu'àl'âgedesoixante-douzeansildûts'embarquercommepilotesurLABELLEÉMILIE,aprèsavoirdéjàfaitvingtansdegalèresconjugales.

Laconduitedelacomtesseétaitempreinted'unetellesévérité,quelacritiquelaplusclairvoyanten'avait rien à y reprendre. Les observateurs pensaient que le vice-amiral s'était réservé le droit dedisposer de sa fortune pour enchaîner plus fortement sa femme. Cette supposition faisait injure àl'oncle et à la nièce. L'attitude des deux époux fut d'ailleurs si savamment calculée, qu'il devintpresqueimpossibleauxjeunesgensintéressésàdevinerlesecretdeceménage,desavoirsilevieuxcomtetraitaitsafemmeenépouxouenpère.Onluientendaitdiresouventqu'ilavaitrecueillisaniècecommeune naufragée, et que, jadis, il n'avait jamais abusé de l'hospitalité quand il lui arrivait desauverunennemidelafureurdesorages.QuoiquelacomtesseaspirâtàrégnersurParisetqu'elleessayâtdemarcherdepairavecmesdameslesduchessesdeMaufrigneuse,deChaulieu,lesmarquisesd'Espard et d'Aiglemont, les comtesses Féraud, deMontcornet, de Restaud, madame de Camps etmademoiselle Des Touches, elle ne céda point à l'amour du jeune vicomte de Portenduère qui fit

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d'ellesonidole.

Deux ans après son mariage, dans un des antiques salons du faubourg Saint-Germain où l'onadmirait son caractère digne des anciens temps, Émilie entendit annoncermonsieur le vicomte deLongueville;etdanslecoindusalonoùellefaisaitlepiquetdel'évêquedePersépolis,sonémotionneputêtreremarquéedepersonne:entournantlatête,elleavaitvuentrersonancienprétendudanstoutl'éclatdelajeunesse.Lamortdesonpèreetcelledesonfrèretuéparl'inclémenceduclimatdePétersbourg,avaientposésurlatêtedeMaximilienlesplumeshéréditairesduchapeaudelapairie;safortuneégalaitsesconnaissancesetsonmérite:laveillemême,sajeuneetbouillanteéloquenceavaitéclairél'assemblée.Encemoment,ilapparaissaitàlatristecomtesse,libreetparédetouslesdonsqu'elle avait rêvés pour son idole. Toutes les mères qui avaient des filles à marier faisaient decoquettesavancesàunjeunehommedouédesvertusqu'onluisupposaitenadmirantsagrâce;maismieux que toute autre, Émilie savait qu'il possédait cette fermeté de caractère dans laquelle lesfemmesprudentesvoientungagedebonheur.Ellejetalesyeuxsurl'amiral,quiselonsonexpressionfamilière paraissait devoir tenir encore long-temps sur son bord, et maudit les erreurs de sonenfance.

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Encemoment,monsieurdePersépolis luidit avec sagrâceépiscopale:—Mabelledame,vousavezécartéleroidecœur,j'aigagné.Maisneregrettezpasvotreargent,jeleréservepourmespetitsséminaires.

Paris,décembre1829.

Imageplusgrande

Lesartisteseux-mêmesreconnaissaientSCHINNERpourunmaître.

(LABOURSE.)

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LABOURSE.

ASOFKA.

N'avez-vous pas remarqué, Mademoiselle, qu'en mettant deux figures enadoration aux côtés d'une belle sainte, les peintres ou les sculpteurs nemanquaient jamais de leur imprimer une ressemblance filiale?En voyant votrenom parmi ceux quime sont chers et sous la protection desquels je placemesœuvres, souvenez-vousde cette touchanteharmonie, et vous trouverez icimoinsunhommagequel'expressiondel'affectionfraternellequevousavouée

Votreserviteur,

DEBALZAC.

Ilestpour lesâmesfacilesàs'épanouiruneheuredélicieusequisurvientaumomentoù lanuitn'estpasencoreetoù le journ'estplus.La lueurcrépusculaire jettealorsses teintesmollesousesreflets bizarres sur tous les objets, et favorise une rêverie qui semarie vaguement aux jeux de lalumière et de l'ombre. Le silence qui règne presque toujours en cet instant le rend plusparticulièrement cher aux artistes qui se recueillent, se mettent à quelques pas de leurs œuvresauxquelles ils ne peuvent plus travailler, et ils les jugent en s'enivrant du sujet dont le sens intimeéclatealorsauxyeuxintérieursdugénie.Celuiquin'estpasdemeurépensifprèsd'unamipendantcemoment de songes poétiques, en comprendra difficilement les indicibles bénéfices.A la faveur duclair-obscur, les rusesmatérielles employéespar l'art pour faire croire àdes réalitésdisparaissententièrement.S'il s'agit d'un tableau, les personnagesqu'il représente semblent et parler etmarcher:l'ombredevientombre,lejourestjour,lachairestvivante,lesyeuxremuent,lesangcouledanslesveines,etlesétoffeschatoient.L'imaginationaideaunatureldechaquedétailetnevoitplusquelesbeautésdel'œuvre.Acetteheure,l'illusionrègnedespotiquement:peut-êtreselève-t-elleaveclanuit!l'illusionn'est-ellepaspour lapenséeuneespècedenuitquenousmeublonsde songes?L'illusiondéploiealorssesailes,elleemportel'âmedanslemondedesfantaisies,mondefertileenvoluptueuxcaprices et où l'artiste oublie le monde positif, la veille et le lendemain, l'avenir, tout jusqu'à sesmisères,lesbonnescommelesmauvaises.Acetteheuredemagie,unjeunepeintre,hommedetalent,etquidansl'artnevoyaitquel'artmême,étaitmontésurladoubleéchellequiluiservaitàpeindreunegrande,unehautetoilepresqueterminée.Là,secritiquant,s'admirantavecbonnefoi,nageantaucoursdesespensées,ils'abîmaitdansunedecesméditationsquiravissentl'âmeetlagrandissent,lacaressent et la consolent. Sa rêverie dura longtemps sans doute. La nuit vint. Soit qu'il voulûtdescendredesonéchelle,soitqu'ileût faitunmouvement imprudentensecroyantsur leplancher,l'événementneluipermitpasd'avoirunsouvenirexactdescausesdesonaccident,iltomba,satête

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portasuruntabouret,ilperditconnaissanceetrestasansmouvementpendantunlapsdetempsdontladurée lui fut inconnue. Une douce voix le tira de l'espèce d'engourdissement dans lequel il étaitplongé.Lorsqu'ilouvritlesyeux,lavued'unevivelumièrelesluifitrefermerpromptement;maisàtraverslevoilequienveloppaitsessens, ilentendit lechuchotementdedeuxfemmes,etsentitdeuxjeunes, deux timides mains entre lesquelles reposait sa tête. Il reprit bientôt connaissance et putapercevoir,àlalueurd'unedecesvieilleslampesditesàdoublecourantd'air,laplusdélicieusetêtede jeunefillequ'ileût jamaisvue,unedeces têtesquisouventpassentpouruncapricedupinceau,maisquitoutàcoupréalisapourluilesthéoriesdecebeauidéalquesecréechaqueartisteetd'oùprocèdesontalent.Levisagedel'inconnueappartenait,pourainsidire,autypefinetdélicatdel'écoledePrudhon,etpossédaitaussicettepoésiequeGirodetdonnaitàsesfiguresfantastiques.Lafraîcheurdestempes,larégularitédessourcils,lapuretédeslignes,lavirginitéfortementempreintedanstouslestraitsdecettephysionomiefaisaientdelajeunefilleunecréationaccomplie.Latailleétaitsoupleet mince, les formes étaient frêles. Ses vêtements, quoique simples et propres, n'annonçaient nifortunenimisère.En reprenantpossessionde lui-même, lepeintreexprima sonadmirationparunregarddesurprise,etbalbutiadeconfusremercîments.Iltrouvasonfrontpresséparunmouchoir,etreconnut,malgrél'odeurparticulièreauxateliers,lasenteurfortedel'éther,sansdouteemployépourle tirer de son évanouissement. Puis, il finit par voir une vieille femme, qui ressemblait auxmarquisesdel'ancienrégime,etquitenaitlalampeendonnantdesconseilsàlajeuneinconnue.

—Monsieur,réponditlajeunefilleàl'unedesdemandesfaitesparlepeintrependantlemomentoùilétaitencoreenproieàtoutlevaguequelachuteavaitproduitdanssesidées,mamèreetmoi,nousavonsentendulebruitdevotrecorpssurleplancher,nousavonscrudistinguerungémissement.Lesilencequiasuccédéàlachutenousaeffrayées,etnousnoussommesempresséesdemonter.Entrouvant la clef sur laporte,nousnous sommesheureusementpermisd'entrer, etnousvousavonsaperçuétenduparterre,sansmouvement.Mamèreaétécherchertoutcequ'ilfallaitpourfaireunecompresseetvousranimer.Vousêtesblesséaufront,là,sentez-vous!

—Oui,maintenant,dit-il.

—Oh!celaneserarien,repritlavieillemère.Votretêtea,parbonheur,portésurcemannequin.

—Jeme sens infinimentmieux, répondit le peintre, je n'ai plus besoin que d'une voiture pourretournerchezmoi.Laportièreiram'enchercherune.

Il voulut réitérer ses remercîments auxdeux inconnues;mais, à chaquephrase, la vieille damel'interrompaitendisant:—Demain,monsieur,ayezbiensoindemettredessangsuesoudevousfairesaigner,buvezquelquestassesdevulnéraire,soignez-vous,leschutessontdangereuses.

La jeune fille regardait à la dérobée le peintre et les tableaux de l'atelier. Sa contenance et sesregards révélaient une décence parfaite; sa curiosité ressemblait à de la distraction, et ses yeuxparaissaientexprimercetintérêtquelesfemmesportent,avecunespontanéitépleinedegrâce,àtoutcequiestmalheurennous.Lesdeuxinconnuessemblaientoublierlesœuvresdupeintreenprésencedupeintresouffrant.Lorsqu'illeseutrassuréessursasituation,ellessortirentenl'examinantavecunesollicitude également dénuéed'emphase et de familiarité, sans lui faire de questions indiscrètes, nisans chercher à lui inspirer le désir de les connaître. Leurs actions furentmarquées au coin d'unnaturelexquisetdubongoût.Leursmanièresnoblesetsimplesproduisirentd'abordpeud'effetsurlepeintre;mais plus tard, lorsqu'il se souvint de toutes les circonstances de cet événement, il en futvivementfrappé.Enarrivantàl'étageau-dessusduquelétaitsituél'atelierdupeintre,lavieillefemmes'écriadoucement:—Adélaïde,tuaslaissélaporteouverte.

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—C'étaitpourmesecourir,réponditlepeintreavecunsouriredereconnaissance.

—Mamère,vousêtesdescenduetoutàl'heure,répliqualajeunefilleenrougissant.

—Voulez-vousquenousvousaccompagnionsjusqu'enbas!dit lamèreaupeintre.L'escalierestsombre.

—Jevousremercie,madame,jesuisbienmieux.

—Tenezbienlarampe!

Lesdeuxfemmesrestèrentsurlepalierpouréclairerlejeunehommeenécoutantlebruitdesespas.

Afindefairecomprendre toutcequecettescènepouvaitavoirdepiquantetd'inattendupour lepeintre, il faut ajouter que depuis quelques jours seulement il avait installé son atelier dans lescomblesdecettemaison,siseàl'endroitleplusobscur,partantleplusboueuxdelaruedeSuresne,presque devant l'église de la Madeleine, à deux pas de son appartement qui se trouvait rue desChamps-Élysées.Lacélébritéquesontalentluiavaitacquiseayantfaitdeluil'undesartisteslespluschersàlaFrance,ilcommençaitàneplusconnaîtrelebesoin,etjouissait,selonsonexpression,desesdernièresmisères.Aulieud'allertravaillerdansundecesatelierssituésprèsdesbarrièresetdontleloyermodiqueétaitjadisenrapportaveclamodestiedesesgains,ilavaitsatisfaitàundésirquirenaissait tous les jours, ens'évitantune longuecourseet laperted'un tempsdevenupour luiplusprécieuxque jamais.Personneaumonden'eût inspiréautantd'intérêtqu'HippolyteSchinners'ileûtconsentiàse faireconnaître;mais ilneconfiaitpas légèrement lessecretsdesavie. Ilétait l'idoled'unemèrepauvrequi l'avait élevé auprixdesplusduresprivations.MademoiselleSchinner, filled'unfermieralsacien,n'avaitjamaisétémariée.Sonâmetendrefutjadiscruellementfroisséeparunhommerichequinesepiquaitpasd'unegrandedélicatesseenamour.Lejouroù,jeunefilleetdanstout l'éclatdesabeauté,dans toute lagloiredesavie,ellesubit,auxdépensdesoncœuretdesesbellesillusions,cedésenchantementquinousatteintsilentementetsivite,carnousvoulonscroireleplustardpossibleaumaletilnoussembletoujoursvenutroppromptement,cejourfuttoutunsièclede réflexions, et ce fut aussi le jour des pensées religieuses et de la résignation. Elle refusa lesaumônesdeceluiquil'avaittrompée,renonçaaumonde,etsefitunegloiredesafaute.Ellesedonnatouteàl'amourmaternelenluidemandant,pourlesjouissancessocialesauxquelleselledisaitadieu,toutessesdélices.Ellevécutdesontravail,enaccumulantuntrésordanssonfils.Aussiplustard,unjour,uneheureluipaya-t-elleleslongsetlentssacrificesdesonindigence.Aladernièreexposition,son fils avait reçu la croix de la Légion d'honneur. Les journaux, unanimes en faveur d'un talentignoré,retentissaientencoredelouangessincères.Lesartisteseux-mêmesreconnaissaientSchinnerpourunmaître,etlesmarchandscouvraientd'orsestableaux.Avingt-cinqans,HippolyteSchinner,auquelsamèreavaittransmissonâmedefemme,avait,mieuxquejamais,comprissasituationdanslemonde.Voulantrendreàsamèrelesjouissancesdontlasociétél'avaitprivéependantsilongtemps,ilvivaitpourelle,espérantàforcedegloireetdefortunelavoirunjourheureuse,riche,considérée,entourée d'hommes célèbres. Schinner avait donc choisi ses amis parmi les hommes les plushonorablesetlesplusdistingués.Difficiledanslechoixdesesrelations,ilvoulaitencoreéleversapositionquesontalentfaisaitdéjàsihaute.Enleforçantàdemeurerdanslasolitude,cettemèredesgrandespensées,letravailauquelils'étaitvouédèssajeunessel'avaitlaissédanslesbellescroyancesqui décorent les premiers jours de la vie. Son âme adolescente neméconnaissait aucunedesmillepudeurs qui font du jeune homme un être à part dont le cœur abonde en félicités, en poésies, enespérancesvierges,faiblesauxyeuxdesgensblasés,maisprofondesparcequ'ellessontsimples.Il

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avaitétédouédecesmanièresdoucesetpoliesquivontsibienàl'âmeetséduisentceuxmêmesparquiellesnesontpascomprises.Ilétaitbienfait.Savoix,quipartaitducœur,yremuaitchezlesautresdessentimentsnobles,ettémoignaitd'unemodestievraieparunecertainecandeurdansl'accent.Enlevoyant, on se sentait porté vers lui par une de ces attractions morales que les savants ne saventheureusementpasencoreanalyser,ilsytrouveraientquelquephénomènedegalvanismeoulejeudejenesaisquelfluide,etformuleraientnossentimentspardesproportionsd'oxygèneetd'électricité.Cesdétailsferontpeut-êtrecomprendreauxgenshardisparcaractèreetauxhommesbiencravatéspourquoi,pendantl'absenceduportier,qu'ilavaitenvoyéchercherunevoitureauboutdelaruedelaMadeleine,HippolyteSchinnernefitàlaportièreaucunequestionsurlesdeuxpersonnesdontleboncœur s'était dévoilé pour lui.Mais quoiqu'il répondît par oui et non aux demandes, naturelles ensemblable occurrence, qui lui furent faites par cette femme sur son accident et sur l'interventionofficieusedeslocatairesquioccupaientlequatrièmeétage,ilneputl'empêcherd'obéiràl'instinctdesportiers:elleluiparladesdeuxinconnuesselonlesintérêtsdesapolitiqueetd'aprèslesjugementssouterrainsdelaloge.

—Ah!dit-elle,c'estsansdoutemademoiselleLeseigneuretsamère!Ellesdemeurent icidepuisquatreans,etnousnesavonspasencorecequ'ellesfont.Lematin,jusqu'àmidiseulement,unevieillefemmedeménageàmoitiésourde,etquineparlepasplusqu'unmur,vientlesservir.Lesoir,deuxoutroisvieuxmessieurs,décoréscommevous,monsieur,dontl'unaéquipage,desdomestiques,etauquelondonneauxenvironsdecinquantemillelivresderente,arriventchezelles,etrestentsouventtrès-tard. C'est d'ailleurs des locataires bien tranquilles, comme vous, monsieur. Et puis, c'estéconome,çavitderien.Aussitôtqu'ilarriveunelettre,elleslapaient.C'estdrôle,monsieur,lamèrese nomme autrement que sa fille. Ah! quand elles vont aux Tuileries, mademoiselle est bienflambante,etnesortpasdefoisqu'ellenesoitsuiviedejeunesgensauxquelsellefermelaporteaunez,etellefaitbien.Lepropriétairenesouffriraitpas...

La voiture était arrivée, Hippolyte n'en entendit pas davantage et revint chez lui. Sa mère, àlaquelle il racontasonaventure,pansadenouveausablessure, etne luipermitpasde retourner lelendemainàsonatelier.Consultationfaite,diversesprescriptionsfurentordonnées,etHippolyterestatrois jours au logis. Pendant cette réclusion, son imagination inoccupée lui rappela vivement, etcommeparfragments,lesdétailsdelascènequ'ilavaiteuesouslesyeuxaprèssonévanouissement.Leprofilde la jeunefille tranchait fortementsur les ténèbresdesavision intérieure: il revoyait levisageflétridelamèreousentaitencorelesmainsd'Adélaïde,ilretrouvaitungestequil'avaitpeufrappéd'abordmaisdontlesgrâcesexquisesétaientmisesenreliefparlesouvenir;puisuneattitudeoulessonsd'unevoixmélodieuseembellisparlelointaindelamémoirereparaissaienttoutàcoup,commecesobjetsquiplongésau fonddeseaux reviennentà lasurface.Aussi, le jouroù il lui futpermisdereprendresestravaux,retourna-t-ildebonneheureàsonatelier;maislavisitequ'ilavaitincontestablement le droit de faire à ses voisines était la véritable cause de son empressement, iloubliaitdéjàsestableauxcommencés.Aumomentoùunepassionbriseseslanges,ilserencontredesplaisirsinexplicablesquecomprennentceuxquiontaimé.Ainsiquelquespersonnessaurontpourquoilepeintremontalentementlesmarchesduquatrièmeétage,etserontdanslesecretdespulsationsquisesuccédèrentrapidementdanssoncœuraumomentoùilvitlaportebrunedumodesteappartementqu'habitaitmademoiselleLeseigneur.Cette fille,quineportaitpas lenomdesamère,avaitéveillémillesympathieschezlejeunepeintre;ilvoulaitvoirentreeuxquelquessimilitudesdeposition,etladotaitdesmalheursdesapropreorigine.Toutentravaillant,Hippolyteselivrafortcomplaisammentà des pensées d'amour, et, dans un but qui ne s'expliquait pas trop, il fit beaucoup de bruit pourobligerlesdeuxdamesàs'occuperdeluicommeils'occupaitd'elles.Ilrestatrès-tardàsonatelier,ilydîna;puis,versseptheures,descenditchezsesvoisines.

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Aucunpeintredemœursn'aosénousinitier,parpudeurpeut-être,auxintérieursvraimentcurieuxde certaines existences parisiennes, au secret de ces habitations d'où sortent de si fraîches, de siélégantestoilettes,desfemmessibrillantesqui,richesaudehors,laissentvoirpartoutchezelleslessignesd'unefortuneéquivoque.Silapeintureesticitropfranchementdessinée,sivousytrouvezdeslongueurs,n'enaccusezpasladescriptionquifait,pourainsidire,corpsavecl'histoire;car l'aspectdel'appartementhabitéparsesdeuxvoisinesinfluabeaucoupsurlessentimentsetsurlesespérancesd'HippolyteSchinner.

Lamaison appartenait à l'un de ces propriétaires chez lesquels préexiste unehorreur profondepourlesréparationsetpourlesembellissements,undeceshommesquiconsidèrentleurpositiondepropriétaireparisiencommeunétat.Danslagrandechaînedesespècesmorales,cesgenstiennentlemilieuentrel'avareetl'usurier.Optimistesparcalcul,ilssonttousfidèlesaustatuquodel'Autriche.Sivousparlezdedérangerunplacardouuneporte,depratiquer laplusnécessairedesventouses,leurs yeux brillent, leur bile s'émeut, ils se cabrent comme des chevaux effrayés.Quand le vent arenverséquelquesfaîteauxdeleurscheminées,ilssontmaladesetsepriventd'allerauGymnaseouàlaPorte-Saint-Martinpourcausederéparations.Hippolyte,qui,àproposdecertainsembellissementsàfairedanssonatelier,avaiteugratislareprésentationd'unescènecomiqueaveclesieurMolineux,ne s'étonna pas des tons noirs et gras, des teintes huileuses, des taches et autres accessoires assezdésagréablesquidécoraientlesboiseries.Cesstigmatesdemisèrenesontpointd'ailleurssanspoésieauxyeuxd'unartiste.

MademoiselleLeseigneurvintelle-mêmeouvrirlaporte.Envoyantlejeunepeintre,ellelesalua;puis,enmêmetemps,aveccettedextéritéparisienneetcetteprésenced'espritquelafiertédonne,ellese retourna pour fermer la porte d'une cloison vitrée à travers laquelle Hippolyte aurait pu voirquelqueslingesétendussurdescordesau-dessusdesfourneauxéconomiques,unvieuxlitdesangles,la braise, le charbon, les fers à repasser, la fontaine filtrante, la vaisselle et tous les ustensilesparticuliersauxpetitsménages.Desrideauxdemousselineassezproprescachaientsoigneusementcecapharnaüm, mot en usage pour désigner familièrement ces espèces de laboratoires, mal éclairéd'ailleurspardesjoursdesouffranceprissurunecourvoisine.Aveclerapidecoupd'œildesartistes,Hippolytevitladestination,lesmeubles,l'ensembleetl'étatdecettepremièrepiècecoupéeendeux.Lapartiehonorable,quiservaitàlafoisd'antichambreetdesalleàmanger,était tendued'unvieuxpapierdecouleuraurore,àbordureveloutée,sansdoutefabriquéparRéveillon,etdontlestrousoulestachesavaientétésoigneusementdissimuléssousdespainsàcacheter.Desestampesreprésentantlesbataillesd'AlexandreparLebrun,maisàcadresdédorés,garnissaientsymétriquement lesmurs.Aumilieude cettepièce était une tabled'acajoumassif, vieillede formes et àbordsusés.Unpetitpoêle,dontletuyaudroitetsanscoudes'apercevaitàpeine,setrouvaitdevantlacheminée,dontl'âtrecontenait une armoire. Par un contraste bizarre, les chaises offraient quelques vestiges d'unesplendeurpassée,ellesétaientenacajousculpté;maislemaroquinrougedusiége,lesclousdorésetlescannetillesmontraientdescicatricesaussinombreusesquecellesdesvieuxsergentsdelagardeimpériale.Cettepièceservaitdemuséeàcertaineschosesquineserencontrentquedanscessortesdeménages amphibies, objets innommés participant à la fois du luxe et de la misère. Entre autrescuriosités, Hippolyte vit une longue-vue magnifiquement ornée, suspendue au-dessus de la petiteglace verdâtre qui décorait la cheminée. Pour appareiller cet étrange mobilier, il y avait entre lacheminéeetlacloisonunmauvaisbuffetpeintenacajou,celuidetouslesboisqu'onréussitlemoinsàsimuler.Maislecarreaurougeetglissant,maislesméchantspetitstapisplacésdevantleschaises,maislesmeubles,toutreluisaitdecettepropretéfrotteusequiprêteunfauxlustreauxvieilleriesenaccusantencoremieuxleursdéfectuosités,leurâgeetleurslongsservices.Ilrégnaitdanscettepièce

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unesenteurindéfinissablerésultantdesexhalaisonsducapharnaümmêléesauxvapeursdelasalleàmanger et à celles de l'escalier, quoique la fenêtre fût entr'ouverte et que l'air de la rue agitât lesrideaux de percale soigneusement étendus, de manière à cacher l'embrasure où les précédentslocataires avaient signé leur présence par diverses incrustations, espèces de fresques domestiques.Adélaïdeouvritpromptementlaportedel'autrechambre,oùelleintroduisitlepeintreavecuncertainplaisir.Hippolyte,quijadisavaitvuchezsamèrelesmêmessignesd'indigence,lesremarquaaveclasingulièrevivacitéd'impressionquicaractériselespremièresacquisitionsdenotremémoire,etentramieuxquetoutautrenel'auraitfaitdanslesdétailsdecetteexistence.Enreconnaissantleschosesdesavied'enfance,cebonjeunehommen'eutniméprisdecemalheurcaché,niorgueilduluxequ'ilvenaitdeconquérirpoursamère.

—Ehbien,monsieur!j'espèrequevousnevoussentezplusdevotrechute?luiditlavieillemèreenselevantd'uneantiquebergèreplacéeaucoindelacheminéeetenluiprésentantunfauteuil.

—Non, madame. Je viens vous remercier des bons soins que vous m'avez donnés, et surtoutmademoisellequim'aentendutomber.

Endisantcettephrase,empreintedel'adorablestupiditéquedonnentàl'âmelespremierstroublesdel'amourvrai,Hippolyteregardaitlajeunefille.Adélaïdeallumaitlalampeàdoublecourantd'air,afindefairedisparaîtreunechandellecontenuedansungrandmartinetdecuivreetornéedequelquescannelures saillantes par un coulage extraordinaire. Elle salua légèrement, alla mettre le martinetdansl'antichambre,revintplacerlalampesurlacheminéeets'assitprèsdesamère,unpeuenarrièredupeintre,afindepouvoirleregarderàsonaiseenparaissanttrès-occupéedudébutdelalampedontlalumière,saisieparl'humiditéd'unverreterni,pétillaitensedébattantavecunemèchenoireetmalcoupée. En voyant la grande glace qui ornait la cheminée,Hippolyte y jeta promptement les yeuxpouradmirerAdélaïde.Lapetiterusedelajeunefilleneservitdoncqu'àlesembarrassertousdeux.En causant avecmadameLeseigneur, carHippolyte lui donna ce nom à tout hasard, il examina lesalon,maisdécemmentetàladérobée.Lefoyerétaitsipleindecendresquel'onvoyaitàpeinelesfigures égyptiennesdes chenets en fer.Deux tisons essayaientde se rejoindredevantunebûchedeterre, enterrée aussi soigneusementquepeut l'être le trésord'un avare.Unvieux tapis d'Aubusson,bienraccommodé,bienpassé,usécommel'habitd'uninvalide,necouvraitpastoutlecarreaudontlafroideur était à peine amortie. Lesmurs avaient pour ornement un papier rougeâtre, figurant uneétoffe en lampasse à dessins jaunes. Au milieu de la paroi opposée à celle où se trouvaient lesfenêtres, lepeintrevit une fente et lesplis faitsdans lepapierpar lesdeuxportesd'unealcôveoùmadameLeseigneurcouchaitsansdoute.Uncanapéplacédevantcetteouverturesecrèteladéguisaitimparfaitement. En face de la cheminée, il y avait une très-belle commode en acajou dont lesornementsnemanquaient ni de richesseni degoût.Unportrait accroché au-dessus représentait unmilitairedehautgrade;maislepeudelumièrenepermitpasaupeintrededistingueràquellearmeilappartenait.Cetteeffroyablecroûteparaissaitd'ailleursavoirétéplutôtfaiteenChinequ'àParis.Auxfenêtres,desrideauxensoierougeétaientdécoloréscommelemeubleentapisseriejauneetrougequigarnissaitcesalonàdeuxfins.Surlemarbredelacommode,unprécieuxplateaudemalachitesupportaitunedouzainedetassesàcafé,magnifiquesdepeinture,etsansdoutefaitesàSèvres.Surlacheminées'élevait l'éternellependulede l'empire,unguerrierguidant lesquatrechevauxd'unchardontlaroueporteàchaqueraielechiffred'uneheure.Lesbougiesdesflambeauxétaientjauniesparlafumée,etàchaquecoinduchambranleonvoyaitunvaseenporcelainedanslequelsetrouvaitunbouquetdefleursartificiellespleindepoussièreetgarnidemousse.Aumilieudelapièce,Hippolyteremarquaunetabledejeudresséeetdescartesneuves.Pourunobservateur,ilyavaitjenesaisquoidedésolantdanslespectacledecettemisèrefardéecommeunevieillefemmequiveutfairementir

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sonvisage.Acespectacle,touthommedebonsensseseraitproposésecrètementettoutd'abordcetteespècededilemme:oucesdeuxfemmessontlaprobitémême,ouellesviventd'intriguesetdejeu.MaisenvoyantAdélaïde,unjeunehommeaussipurquel'étaitSchinnerdevaitcroireàl'innocencelaplusparfaite,etprêterauxincohérencesdecemobilierlesplushonorablescauses.

—Mafille,ditlavieilledameàlajeunepersonne,j'aifroid,faites-nousunpeudefeu,etdonnez-moimonchâle.

Adélaïde alla dans une chambre contiguë au salon où sans doute elle couchait, et revint enapportant à sa mère un châle de cachemire qui neuf dut avoir un grand prix, les dessins étaientindiens;mais vieux, sans fraîcheur et plein de reprises, il s'harmoniait avec lesmeubles.MadameLeseigneur s'en enveloppa très-artistement et avec l'adresse d'une vieille femme qui voulait fairecroireàlavéritédesesparoles.Lajeunefillecourutlestementaucapharnaüm;etreparutavecunepoignéedemenuboisqu'ellejetabravementdanslefeupourlerallumer.

Ilseraitassezdifficiledetraduirelaconversationquieutlieuentrecestroispersonnes.Guidéparle tact que donnent presque toujours les malheurs éprouvés dès l'enfance, Hippolyte n'osait sepermettre lamoindreobservation relativeà lapositiondesesvoisines,envoyantautourde lui lessymptômesd'unegênesimaldéguisée.Laplussimplequestioneûtétéindiscrèteetnedevaitêtrefaitequeparuneamitiédéjàvieille.Néanmoins lepeintreétaitprofondémentpréoccupédecettemisèrecachée,sonâmegénéreuseensouffrait;maissachantcequetouteespècedepitié,mêmelaplusamie,peut avoir d'offensif, il se trouvait mal à l'aise du désaccord qui existait entre ses pensées et sesparoles.Lesdeuxdamesparlèrentd'aborddepeinture,carlesfemmesdevinenttrès-bienlessecretsembarrasquecauseunepremièrevisite;ellesleséprouventpeut-être,etlanaturedeleurespritleurfournit mille ressources pour les faire cesser. En interrogeant le jeune homme sur les procédésmatériels de son art, sur ses études, Adélaïde et sa mère surent l'enhardir à causer. Les riensindéfinissablesdeleurconversationaniméedebienveillanceamenèrenttoutnaturellementHippolyteà lancerdesremarquesoudesréflexionsquipeignirent lanaturedesesmœursetdesonâme.Leschagrinsavaientprématurémentflétrilevisagedelavieilledame,sansdoutebelleautrefois;maisilneluirestaitplusquelestraitssaillants,lescontours,enunmotlesqueletted'unephysionomiedontl'ensemble indiquait une grande finesse, beaucoup de grâce dans le jeu des yeux où se retrouvaitl'expression particulière aux femmes de l'ancienne cour et que rien ne saurait définir.Ces traits sifins,sidéliéspouvaienttoutaussibiendénoterdessentimentsmauvais,fairesupposerl'astuceet larusefémininesàunhautdegrédeperversitéquerévélerlesdélicatessesd'unebelleâme.Eneffet,levisagedelafemmeacelad'embarrassantpourlesobservateursvulgaires,queladifférenceentrelafranchiseetladuplicité,entrelegéniedel'intrigueetlegénieducœur,yestimperceptible.L'hommedouéd'unevuepénétrantedevinecesnuancesinsaisissablesqueproduisentuneligneplusoumoinscourbe, une fossette plus ou moins creuse, une saillie plus ou moins bombée ou proéminente.L'appréciationdecesdiagnosticsest toutentièredans ledomainede l'intuition,quipeutseulefairedécouvrircequechacunest intéresséàcacher.Ilenétaitduvisagedecettevieilledamecommedel'appartementqu'ellehabitait:ilsemblaitaussidifficiledesavoirsicettemisèrecouvraitdesvicesouunehauteprobité,quedereconnaîtresilamèred'Adélaïdeétaituneanciennecoquettehabituéeàtoutpeser,àtoutcalculer,àtoutvendre,ouunefemmeaimante,pleinedenoblesseetd'aimablesqualités.Maisàl'âgedeSchinner,lepremiermouvementducœurestdecroireaubien.Aussiencontemplantle frontnobleetpresquedédaigneuxd'Adélaïde, en regardant sesyeuxpleinsd'âmeet depensées,respira-t-il,pourainsidire,lessuavesetmodestesparfumsdelavertu.Aumilieudelaconversation,ilsaisitl'occasiondeparlerdesportraitsengénéral,pouravoirledroitd'examinerl'effroyablepasteldonttouteslesteintesavaientpâli,etdontlapoussièreétaitengrandepartietombée.

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—Voustenezsansdouteàcettepeintureenfaveurdelaressemblance,mesdames,carledessinenesthorrible?dit-ilenregardantAdélaïde.

—ElleaétéfaiteàCalcutta,engrandehâte,réponditlamèred'unevoixémue.

Elle contempla l'esquisse informe avec cet abandon profond que donnent les souvenirs debonheurquand ils se réveillent et tombent sur le cœur, commeunebienfaisante roséeaux fraîchesimpressionsdelaquelleonaimeàs'abandonner;maisilyeutaussidansl'expressionduvisagedelavieilledamelesvestigesd'undeuiléternel.Lepeintrevoulutdumoinsinterpréterainsil'attitudeetlaphysionomiedesavoisine,prèsdelaquelleilvintalorss'asseoir.

—Madame,dit-il,encoreunpeudetemps,etlescouleursdecepastelaurontdisparu.Leportraitn'existeraplusquedansvotremémoire.Làoùvousverrezunefigurequivousestchère,lesautresnepourront plus rien apercevoir. Voulez-vousme permettre de transporter cette ressemblance sur latoile?elleyseraplussolidementfixéequ'ellenel'estsurcepapier.Accordez-moi,enfaveurdenotrevoisinage,leplaisirdevousrendreceservice.Ilserencontredesheurespendantlesquellesunartisteaimeàsedélasserdesesgrandescompositionspardes travauxd'uneportéemoinsélevée,ceseradoncpourmoiunedistractionquederefairecettetête.

La vieille dame tressaillit en entendant ces paroles, et Adélaïde jeta sur le peintre un de cesregardsrecueillisquisemblentêtreunjetdel'âme.Hippolytevoulaitapparteniràsesdeuxvoisinesparquelquelien,etconquérirledroitdesemêleràleurvie.Sonoffre,ens'adressantauxplusvivesaffections du cœur, était la seule qu'il lui fût possible de faire: elle contentait sa fierté d'artiste, etn'avait rien de blessant pour les deux dames. Madame Leseigneur accepta sans empressement niregret, mais avec cette conscience des grandes âmes qui savent l'étendue des liens que nouent desemblablesobligationsetquienfontunmagnifiqueéloge,unepreuved'estime.

—Ilmesemble,ditlepeintre,quecetuniformeestceluid'unofficierdemarine?

—Oui,dit-elle,c'estceluidescapitainesdevaisseau.MonsieurdeRouville,monmari,estmortàBataviadessuitesd'uneblessurereçuedansuncombatcontreunvaisseauanglaisquilerencontrasurles côtes d'Asie. Ilmontait une frégate de cinquante-six canons, et leRevenge était un vaisseau dequatre-vingt-seize. La lutte fut très-inégale;mais il se défendit si courageusement qu'il lamaintintjusqu'àlanuitetputéchapper.QuandjerevinsenFrance,Bonaparten'avaitpasencorelepouvoir,etl'onmerefusaunepension.Lorsque,dernièrement,jelasollicitaidenouveau,leministremeditavecduretéquesilebarondeRouvilleeûtémigré,jel'auraisconservé;qu'ilseraitsansdouteaujourd'huicontre-amiral;enfin, sonexcellence finitparm'opposer jenesaisquelle loi sur lesdéchéances. Jen'ai fait cette démarche à laquelle des amism'avaient poussée, que pourma pauvreAdélaïde. J'aitoujourseudelarépugnanceàtendrelamainaunomd'unedouleurquiôteàunefemmesavoixetsesforces.Jen'aimepascetteévaluationpécuniaired'unsangirréparablementversé...

—Mamère,cesujetdeconversationvousfaittoujoursmal.

Surcemotd'Adélaïde,labaronneLeseigneurdeRouvilleinclinalatêteetgardalesilence.

—Monsieur, dit la jeune fille à Hippolyte, je croyais que les travaux des peintres étaient engénéralpeubruyants!

A cette question, Schinner se prit à rougir en se souvenant du tapage qu'il avait fait. Adélaïden'acheva pas et lui sauva quelque mensonge en se levant tout à coup au bruit d'une voiture qui

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s'arrêtaitàlaporte,ellealladanssachambred'oùellerevintaussitôtentenantdeuxflambeauxdorésgarnisdebougiesentaméesqu'elleallumapromptement;etsansattendreletintementdelasonnette,elleouvrit laportede lapremièrepièceoùelle laissa la lampe.Lebruitd'unbaiser reçuetdonnéretentitjusquedanslecœurd'Hippolyte.L'impatiencequelejeunehommeeutdevoirceluiquitraitaitsi familièrementAdélaïdenefutpaspromptementsatisfaite.Lesarrivantseurentavec la jeunefilleune conversation à voix basse qu'il trouva bien longue. Enfin, mademoiselle de Rouville reparutsuivie de deux hommes dont le costume, la physionomie et l'aspect étaient toute une histoire.Agéd'environsoixanteans,lepremierportaitundeceshabitsinventés,jecrois,pourLouisXVIIIalorsrégnant,etdanslesquelsleproblèmevestimentalleplusdifficileavaitétérésoluparuntailleurquidevraitêtreimmortel.Cetartisteconnaissait,àcoupsûr,l'artdestransitionsquifuttoutlegéniedecetempssipolitiquementmobile.N'est-cepasunbienrareméritequedesavoirjugersonépoque?Cethabit,quelesjeunesgensd'aujourd'huipeuventprendrepourunefable,n'étaitnicivilnimilitaireetpouvaitpassertouràtourpourmilitaireetpourcivil.Desfleursdelisbrodéesornaientlesretroussisdes deux pans de derrière. Les boutons dorés étaient également fleurdelisés. Sur les épaules, deuxattentesvidesdemandaient des épaulettes inutiles.Cesdeux symptômesdemilice étaient là commeune pétition sans apostille. Chez le vieillard, la boutonnière de cet habit en drap bleu de roi étaitfleuriedeplusieursrubans.Iltenaitsansdoutetoujoursàlamainsontricornegarnid'unegansed'or,car les ailes neigeuses de ses cheveux poudrés n'offraient pas trace de la pression du chapeau. Ilsemblaitnepasavoirplusdecinquanteans,etparaissaitjouird'unesantérobuste.Toutenaccusantlecaractère loyal et franc des vieux émigrés, sa physionomie dénotait aussi les mœurs libertines etfaciles,lespassionsgaiesetl'insouciancedecesmousquetaires,jadissicélèbresdanslesfastesdelagalanterie. Ses gestes, son allure, sesmanières annonçaient qu'il ne voulait se corriger ni de sonroyalisme,nidesareligion,nidesesamours.

UnefigurevraimentfantastiquesuivaitceprétentieuxvoltigeurdeLouisXIV(telfutlesobriquetdonnéparlesbonapartistesàcesnoblesrestesdelamonarchie);maispourlabienpeindreilfaudraitenfairel'objetprincipaldutableauoùellen'estqu'unaccessoire.Figurez-vousunpersonnagesecetmaigre,vêtucommel'étaitlepremier,maisn'enétantpourainsidirequelereflet,oul'ombre,sivousvoulez?L'habit,neufchezl'un,setrouvaitvieuxetflétrichezl'autre.Lapoudredescheveuxsemblaitmoins blanche chez le second, l'or des fleurs de lismoins éclatant, les attentes de l'épaulette plusdésespéréesetplusrecroquevillées, l'intelligenceplusfaible, lavieplusavancéeversletermefatalquechezlepremier.Enfin,ilréalisaitcemotdeRivarolsurChampcenetz:«C'estmonclairdelune.»Il n'était que le double de l'autre, le double pâle et pauvre, car il se trouvait entre eux toute ladifférencequiexisteentrelapremièreetladernièreépreuved'unelithographie.Cevieillardmuetfutunmystèrepourlepeintre,etrestaconstammentunmystère.Lechevalier,ilétaitchevalier,neparlapas,etpersonneneluiparla.Était-ceunami,unparentpauvre,unhommequirestaitprèsduvieuxgalant commeunedemoiselle de compagnie près d'une vieille femme?Tenait-il lemilieu entre lechien,leperroquetetl'ami?Avait-ilsauvélafortuneouseulementlaviedesonbienfaiteur?Était-celeTrimd'unautrecapitaineTobie?Ailleurs,commechezlabaronnedeRouville,ilexcitaittoujourslacuriositésansjamaislasatisfaire.Quipouvait,souslaRestauration,serappelerl'attachementquiliaitavantlaRévolutioncechevalieràlafemmedesonami,mortedepuisvingtans?

Le personnage qui paraissait être le plus neuf de ces deux débris s'avança galamment vers labaronnedeRouville,luibaisalamain,ets'assitauprèsd'elle.L'autresaluaetsemitprèsdesontype,à une distance représentée par deux chaises. Adélaïde vint appuyer ses coudes sur le dossier dufauteuiloccupéparlevieuxgentilhommeenimitant,sanslesavoir,laposequeGuérinadonnéeàlasœurdeDidondanssoncélèbretableau.Quoiquelafamiliaritédugentilhommefûtcelled'unpère,pourlemomentseslibertésparurentdéplaireàlajeunefille.

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—Ehbien!tumeboudes?dit-ilenjetantsurSchinnerdecesregardsobliquespleinsdefinesseetderuse, regardsdiplomatiquesdont l'expression trahissait laprudente inquiétude, lacuriositépoliedesgensbienélevésquisemblentdemanderenvoyantuninconnu:—Est-ildesnôtres?

—Vous voyez notre voisin, lui dit la vieille dame en luimontrant Hippolyte,Monsieur est unpeintrecélèbredontlenomdoitêtreconnudevousmalgrévotreinsouciancepourlesarts.

Legentilhommereconnut lamalicedesavieilleamiedans l'omissionqu'ellefaisaitdunom,etsalualejeunehomme.

—Certes,dit-il,j'aibeaucoupentenduparlerdesestableauxaudernierSalon.Letalentadebeauxpriviléges,monsieur,ajouta-t-ilenregardantlerubanrougedel'artiste.Cettedistinction,qu'ilnousfautacquérirauprixdenotresangetdelongsservices,vousl'obtenezjeunes;maistouteslesgloiressontfrères,ajouta-t-ilenportantlesmainsàsacroixdeSaint-Louis.

Hippolyte balbutia quelques paroles de remercîment, et rentra dans son silence, se contentantd'admirer avec un enthousiasme croissant la belle tête de jeune fille par laquelle il était charmé.Bientôtils'oubliadanscettecontemplation,sansplussongeràlamisèreprofondedulogis.Pourlui,levisaged'Adélaïdesedétachaitsuruneatmosphèrelumineuse.Ilréponditbrièvementauxquestionsqui lui furent adressées et qu'il entendit heureusement, grâce àune singulière facultédenotre âmedontlapenséepeutenquelquesortesedédoublerparfois.Aquin'est-ilpasarrivéderesterplongédans une méditation voluptueuse ou triste, d'en écouter la voix en soi-même, et d'assister à uneconversation ou à une lecture? Admirable dualisme qui souvent aide à prendre les ennuyeux enpatience!Fécondeetriante, l'espéranceluiversamillepenséesdebonheur,et ilnevoulutplusrienobserverautourdelui.Enfantpleindeconfiance,illuiparuthonteuxd'analyserunplaisir.Aprèsuncertainlapsdetemps,ils'aperçutquelavieilledameetsafillejouaientaveclevieuxgentilhomme.Quantausatellitedecelui-ci,fidèleàsonétatd'ombre,ilsetenaitdeboutderrièresonamidontlejeule préoccupait, répondant aux muettes questions que lui faisait le joueur par de petites grimacesapprobativesquirépétaientlesmouvementsinterrogateursdel'autrephysionomie.

—DuHalga,jeperdstoujours,disaitlegentilhomme.

—Vousécartezmal,répondaitlabaronnedeRouville.

—Voilàtroismoisquejen'aipaspuvousgagneruneseulepartie,reprit-il.

—Monsieurlecomtea-t-illesas?demandalavieilledame.

—Oui.Encoreunmarqué,dit-il.

—Voulez-vousquejevousconseille?disaitAdélaïde.

—Non,non,restedevantmoi.Ventre-de-biche!ceseraittropperdrequedenepast'avoirenface.

Enfin la partie finit. Le gentilhomme tira sa bourse, et jetant deux louis sur le tapis, non sanshumeur:—Quarantefrancs,justecommedel'or,dit-il.Etdiantre!ilestonzeheures.

—Ilestonzeheures,répétalepersonnagemuetenregardantlepeintre.

Lejeunehomme,entendantcetteparoleunpeuplusdistinctementquetouteslesautres,pensaqu'ilétait tempsdese retirer.Rentrantalorsdans lemondedes idéesvulgaires, il trouvaquelques lieux

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communspourprendrelaparole,salualabaronne,safille,lesdeuxinconnus,etsortitenproieauxpremièresfélicitésdel'amourvrai,sanschercheràs'analyserlespetitsévénementsdecettesoirée.

Lelendemain,lejeunepeintreéprouvaledésirleplusviolentderevoirAdélaïde.S'ilavaitécoutésapassion, il seraitentréchezsesvoisinesdèssixheuresdumatin,enarrivantàsonatelier. Ileutcependantencoreassezderaisonpourattendrejusqu'àl'après-midi.Mais,aussitôtqu'ilcrutpouvoirseprésenter chezmadamedeRouville, il descendit, sonna,non sansquelques largesbattementsdecœur;et,rougissantcommeunejeunefille,ildemandatimidementleportraitdubarondeRouvilleàmademoiselleLeseigneurquiétaitvenueluiouvrir.

—Maisentrez,luiditAdélaïdequil'avaitsansdouteentendudescendredesonatelier.

Lepeintrelasuivit,honteux,décontenancé,nesachantriendire,tantlebonheurlerendaitstupide.Voir Adélaïde, écouter le frissonnement de sa robe, après avoir désiré pendant toute unematinéed'être près d'elle, après s'être levé cent fois en disant:—Je descends! et n'être pas descendu; c'était,pourlui,vivresirichementquedetellessensationstropprolongéesluiauraientusél'âme.Lecœuralasingulièrepuissancededonnerunprixextraordinaireàdesriens.Quellejoien'est-cepaspourunvoyageurderecueillirunbrind'herbe,unefeuilleinconnue,s'ilarisquésaviedanscetterecherche!Les riens de l'amour sont ainsi. La vieille dame n'était pas dans le salon.Quand la jeune fille s'ytrouva seule avec le peintre, elle apporta une chaise pour avoir le portrait; mais, en s'apercevantqu'ellenepouvaitpasledécrochersansmettrelepiedsurlacommode,ellesetournaversHippolyteetluiditenrougissant:—Jenesuispasassezgrande.Voulez-vousleprendre?

Unsentimentdepudeur,donttémoignaientl'expressiondesaphysionomieetl'accentdesavoix,était le véritablemotif de sa demande; et le jeune homme, la comprenant ainsi, lui jeta un de cesregardsintelligentsquisontleplusdouxlangagedel'amour.Adélaïde,voyantquelepeintrel'avaitdevinée,baissalesyeuxparunmouvementdefiertédontlesecretappartientauxvierges.Netrouvantpas unmot à dire, et presque intimidé, le peintre prit alors le tableau, l'examina gravement en lemettantaujourprèsdelafenêtre,ets'enallasansdireautrechoseàmademoiselleLeseigneurque:«Je vous le rendrai bientôt.» Tous deux avaient, pendant ce rapide instant, ressenti une de cescommotionsvivesdontleseffetsdansl'âmepeuventsecompareràceuxqueproduitunepierrejetéeaufondd'unlac.Lesréflexionslesplusdoucesnaissentetsesuccèdent,indéfinissables,multipliées,sansbut,agitantlecœurcommelesridescirculairesquiplissentlongtempsl'ondeenpartantdupointoùlapierreesttombée.Hippolyterevintdanssonatelierarmédeceportrait.Déjàsonchevaletavaitétégarnid'unetoile,unepalettechargéedecouleurs;lespinceauxétaientnettoyés,laplaceetlejourchoisi. Aussi, jusqu'à l'heure du dîner, travailla-t-il au portrait avec cette ardeur que les artistesmettent à leurscaprices. Il revint le soirmêmechez labaronnedeRouville, ety restadepuisneufheures jusqu'à onze. Hormis les différents sujets de conversation, cette soirée ressembla fortexactementàlaprécédente.Lesdeuxvieillardsarrivèrentàlamêmeheure,lamêmepartiedepiqueteut lieu, lesmêmesphrases furent dites par les joueurs, la sommeperduepar l'ami d'Adélaïde futaussiconsidérablequecelleperduelaveille;seulementHippolyte,unpeuplushardi,osacauseraveclajeunefille.

Huitjourssepassèrentainsi,pendantlesquelslessentimentsdupeintreetceuxd'Adélaïdesubirentcesdélicieusesetlentestransformationsquiamènentlesâmesàuneparfaiteentente.Aussi,dejourenjour,leregardparlequelAdélaïdeaccueillaitsonamiétait-ildevenuplusintime,plusconfiant,plusgai,plusfranc;savoix,sesmanièreseurentquelquechosedeplusonctueux,deplusfamilier.Tousdeux riaient, causaient, secommuniquaient leurspensées,parlaientd'eux-mêmesavec lanaïvetédedeuxenfantsqui,dansl'espaced'unejournée,ontfaitconnaissance,commes'ilss'étaientvusdepuis

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trois ans. Schinner jouait au piquet. Ignorant et novice, il faisait naturellement école sur école; et,commelevieillard,ilperdaitpresquetouteslesparties.Sanss'êtreencoreconfiéleuramour,lesdeuxamantssavaientqu'ilss'appartenaientl'unàl'autre.Hippolyteavaitexercésonpouvoiravecbonheursursatimideamie.BiendesconcessionsluiavaientétéfaitesparAdélaïdequi,craintiveetdévouée,était la dupe de ces fausses bouderies que l'amant le moins habile ou la jeune fille la plus naïveinvententetdontilsseserventsanscesse,commelesenfantsgâtésabusentdelapuissancequeleurdonnel'amourdeleurmère.ToutefamiliaritéavaitcesséentrelevieuxcomteetAdélaïde.Lajeunefilleavaitnaturellementcomprislestristessesdupeintreet lespenséescachéesdanslesplisdesonfront,dansl'accentbrusquedupeudemotsqu'ilprononçaitlorsquelevieillardbaisaitsansfaçonlesmainsoulecoud'Adélaïde.Desoncôté,mademoiselleLeseigneurdemandaitàsonamantuncomptesévèredesesmoindresactions.Elleétaitsimalheureuse,siinquiètequandHippolytenevenaitpas;ellesavaitsibienlegronderdesesabsencesquelepeintrecessadevoirsesamisetd'allerdanslemonde.Adélaïdelaissapercerlajalousienaturelleauxfemmesenapprenantqueparfois,ensortantde chezmadame de Rouville, à onze heures, le peintre faisait encore des visites et parcourait lessalons les plus brillants de Paris.D'abord elle prétendit que ce genre de vie étaitmauvais pour lasanté;puiselletrouvamoyendeluidire,aveccetteconvictionprofondeàlaquellel'accent,legesteetle regard d'une personne aimée donnent tant de pouvoir: «qu'un homme obligé de prodiguer àplusieurs femmes à la fois son temps et les grâces de son esprit ne pouvait pas être l'objet d'uneaffectionbienvive.»Lepeintre futdoncamené, autantpar ledespotismede lapassionquepar lesexigencesd'unejeunefilleaimante,ànevivrequedanscepetitappartementoùtoutluiplaisait.Enfin,jamaisamournefutnipluspurniplusardent.Departetd'autre, lamêmefoi, lamêmedélicatessefirentcroîtrecettepassionsanslesecoursdecessacrificesparlesquelsbeaucoupdegenscherchentàse prouver leur amour. Entre eux il existait un échange continuel de sensations douces, et ils nesavaient qui donnait et qui recevait le plus.Unpenchant involontaire rendait l'unionde leurs âmestoujoursétroite.Leprogrèsdecesentimentvraifutsirapideque,deuxmoisaprèsl'accidentauquelle peintre avait dû le bonheur de connaîtreAdélaïde, leur vie était devenue unemême vie.Dès lematin, la jeune fille, entendant le pas de son amant, pouvait se dire:—Il est là! Quand Hippolyteretournaitchezsamèreà l'heuredudîner, ilnemanquait jamaisdevenirsaluersesvoisines;et lesoir il accourait, à l'heure accoutumée, avec une ponctualité d'amoureux. Ainsi, la femme la plustyranniqueet laplusambitieuseenamourn'auraitpu faire leplus léger reprocheau jeunepeintre.AussiAdélaïdesavourait-elleunbonheursansmélangeetsansbornesenvoyantseréaliserdanstoutesonétenduel'idéalqu'ilestsinaturelderêveràsonâge.Levieuxgentilhommevenaitmoinssouvent,le jaloux Hippolyte l'avait remplacé le soir, au tapis vert, dans son malheur constant au jeu.Cependant,aumilieudesonbonheur,ensongeantàladésastreusesituationdemadamedeRouville,carilavaitacquisplusd'unepreuvedesadétresse,ilnepouvaitchasserunepenséeimportune.Déjàplusieurs fois il s'étaitdit en rentrantchez lui:—Comment!vingt francs tous les soirs?Et iln'osaits'avoueràlui-mêmed'odieuxsoupçons.Ilemployadeuxmoisàfaireleportrait,etquandilfutfini,verni,encadré,illeregardacommeundesesmeilleursouvrages.MadamelabaronnedeRouvilleneluienavaitplusparlé.Était-ceinsoucianceoufierté?Lepeintrenevoulutpass'expliquercesilence.

Il complota joyeusement avec Adélaïde de mettre le portrait en place pendant une absence demadame de Rouville. Un jour donc, durant la promenade que sa mère faisait ordinairement auxTuileries,Adélaïdemontaseule,pourlapremièrefois,àl'atelierd'Hippolyte,sousprétextedevoirleportraitdanslejourfavorablesouslequelilavaitétépeint.Elledemeuramuetteetimmobileenproieà une contemplation délicieuse où se fondaient en un seul tous les sentiments de la femme.Ne serésument-ilspastousdansunejusteadmirationpourl'hommeaimé?Lorsquelepeintre,inquietdecesilence,sepenchapourvoirlajeunefille,elleluitenditlamain,sanspouvoirdireunmot;maisdeux

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larmes étaient tombées de ses yeux.Hippolyte prit cettemain, la couvrit de baisers, et, pendant unmoment, ils se regardèrent en silence,voulant tousdeux s'avouer leur amour, et ne l'osantpas.Lepeintre,ayantgardélamaind'Adélaïdedanslessiennes,unemêmechaleuretunmêmemouvementleurapprirentqueleurscœursbattaientaussifortl'unquel'autre.Tropémue,lajeunefilles'éloignadoucementd'Hippolyte,etdit,en lui jetantunregardpleindenaïveté:—Vousallezrendremamèrebienheureuse!

—Quoi!votremèreseulement?demanda-t-il.

—Oh!moi,jelesuistrop.

Lepeintrebaissala têteetrestasilencieux,effrayédelaviolencedessentimentsquel'accentdecette phrase réveilla dans son cœur. Comprenant alors tous deux le danger de cette situation, ilsdescendirentetmirentleportraitàsaplace.Hippolytedînapourlapremièrefoisaveclabaronneetsa fille. Il fut fêté, complimenté par madame de Rouville avec une bonhomie rare. Dans sonattendrissementet toutenpleurs, lavieilledamevoulutl'embrasser.Lesoir, levieilémigré,anciencamaradedubarondeRouville, avec lequel il avait vécu fraternellement, fit à sesdeux amiesunevisitepourleurapprendrequ'ilvenaitd'êtrenommévice-amiral.Sesnavigationsterrestresàtraversl'Allemagne et la Russie lui avaient été comptées comme des campagnes navales. A l'aspect duportrait,ilserracordialementlamaindupeintre,ets'écria:—Mafoi!quoiquemavieillecarcassenevaille pas la peine d'être conservée, je donnerais bien cinq cents pistoles pour me voir aussiressemblantquel'estmonvieuxRouville.

Acetteproposition, labaronne regarda sonami, et sourit en laissantéclater sur sonvisage lesmarquesd'unesoudainereconnaissance.Hippolytecrutdevinerquelevieilamiralvoulaitluioffrirleprix des deux portraits en payant le sien. Sa fierté d'artiste, tout autant que sa jalousie peut-être,s'offensadecettepensée,etilrépondit:—Monsieur,sijepeignaisleportrait,jen'auraispasfaitcelui-ci.

L'amiralsemorditleslèvresetsemitàjouer.Lepeintrerestaprèsd'Adélaïdequiluiproposadefaireunepartie,ilaccepta.Toutenjouant,ilobservachezmadamedeRouvilleuneardeurpourlejeuquilesurprit.Jamaiscettevieillebaronnen'avaitencoremanifestéundésirsiardentpourlegain,niunplaisirsivifenpalpant lespiècesd'ordugentilhomme.Pendant lasoirée,demauvaissoupçonsvinrenttroublerlebonheurd'Hippolyte,etluidonnèrentdeladéfiance.MadamedeRouvillevivrait-elle donc du jeu? Ne jouait-elle pas en ce moment pour acquitter quelque dette, ou poussée parquelquenécessité?Peut-êtren'avait-ellepaspayésonloyer.Cevieillardparaissaitêtreassezfinpournepas se laisser impunémentprendre sonargent.Quelpouvaitdoncêtre l'intérêtqui l'attiraitdanscettemaisonpauvre,luiriche?Pourquoijadisétait-ilsifamilierprèsd'Adélaïde,etpourquoisoudainavait-il renoncé à des privautés acquises et dues peut-être? Ces réflexions lui vinrentinvolontairement,et l'excitèrentàexamineravecunenouvelleattentionlevieillardet labaronne.Ilfutmécontentdeleursairsd'intelligenceetdesregardsobliquesqu'ilsjetaientsurAdélaïdeetsurlui.«Metromperait-on?»futpourHippolyteunedernièreidée,horrible,flétrissante,etàlaquelleilcrutprécisément assez pour en être torturé. Il voulut rester après le départ des deux vieillards pourconfirmer ses soupçons ou pour les dissiper. Il avait tiré sa bourse afin de payer Adélaïde; maisemportépar sespenséespoignantes, ilmit sabourse sur la table, tombadansune rêveriequidurapeu; puis, honteux de son silence, il se leva, répondit à une interrogation banale que lui faisaitmadamedeRouville,etvintprèsd'ellepour,toutencausant,mieuxscrutercevieuxvisage.Ilsortitenproieàmilleincertitudes.Apeineavait-ildescenduquelquesmarches,ilsesouvintd'avoiroubliésonargentsurlatable,etrentra.

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ADELAÏDE.

(LABOURSE.)

—Jevousailaissémabourse,dit-ilàlajeunefille.

—Non,répondit-elleenrougissant.

—Jelacroyaislà,reprit-ilenmontrantlatabledejeu;mais,touthonteuxpourAdélaïdeetpourlabaronnedenepas l'yvoir, il les regardad'unairhébétéqui les fit rire,pâlitet repriten tâtantsongilet:«Jemesuistrompé,jel'aisansdoute.»Ilsalua,etsortit.Dansl'undescôtésdecettebourse,ilyavaitquinzelouiset,del'autre,quelquemenuemonnaie.Levolétaitsiflagrant,sieffrontémentnié,qu'Hippolyte ne pouvait plus conserver de doute sur la moralité de ses voisines. Il s'arrêta dansl'escalier,ledescenditavecpeine:sesjambestremblaient,ilavaitdesvertiges,ilsuait,ilgrelottait,etsetrouvaithorsd'étatdemarcher,auxprisesavecl'atrocecommotioncauséeparlerenversementdetoutessesespérances.Dèscemoment,ilretrouvedanssamémoireunefouled'observationslégères

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enapparence,maisquicorroboraientlesaffreuxsoupçonsauxquelsilavaitétéenproie,etqui,enluiprouvantlaréalitédudernierfait,luiouvraientlesyeuxsurlecaractèreetlaviedecesdeuxfemmes.Avaient-ellesdoncattenduque leportrait fûtdonné,pourvolercettebourse?Combiné, levolétaitencore plus odieux. Le peintre se souvint, pour son malheur, que, depuis deux ou trois soirées,Adélaïde,enparaissantexamineravecunecuriositédejeunefilleletravailparticulierduréseaudesoieusé,vérifiaitprobablementl'argentcontenudanslabourseenfaisantdesplaisanteriesinnocentesenapparence,maisquisansdouteavaientpourbutd'épierlemomentoùlasommeseraitassezfortepourêtredérobée.—Levieilamiralapeut-êtred'excellentesraisonspournepasépouserAdélaïde,etalorslabaronneauratâchédeme...Acettesupposition,ils'arrêta,n'achevantpasmêmesapenséequifutdétruiteparune réflexionbien juste:—Si labaronne,pensa-t-il, espèrememarier avec sa fille,ellesnem'auraientpasvolé.Puisilessaya,pournepointrenonceràsesillusions,àsonamourdéjàsifortementenraciné,dechercherquelquejustificationdanslehasard.—Mabourseseratombéeàterre,se dit-il, elle sera restée surmon fauteuil. Je l'ai peut-être, je suis si distrait! Il se fouilla par desmouvements rapides et ne retrouva pas la maudite bourse. Sa mémoire cruelle lui retraçait parinstants lafatalevérité.Ilvoyaitdistinctementsabourseétaléesur le tapis;maisnedoutantplusduvol, il excusait alors Adélaïde en se disant que l'on ne devait pas juger si promptement lesmalheureux.Ilyavaitsansdouteunsecretdanscetteactionenapparencesidégradante.Ilnevoulaitpas que cette fière et noble figure fût un mensonge. Cependant cet appartement si misérable luiapparutdénuédespoésiesdel'amourquiembellittout:illevitsaleetflétri,leconsidéracommelareprésentationd'unevieintérieuresansnoblesse,inoccupée,vicieuse.Nossentimentsnesont-ilspas,pourainsidire,écrits sur leschosesquinousentourent?Le lendemainmatin, il se levasansavoirdormi.Ladouleurducœur,cettegravemaladiemorale,avaitfaitenluid'énormesprogrès.Perdreunbonheurrêvé,renonceràtoutunavenir,estunesouffranceplusaiguëquecellecauséeparlaruined'une félicité ressentie, quelque complète qu'elle ait été: l'espérance n'est-elle pasmeilleure que lesouvenir?Lesméditationsdans lesquelles tombe toutàcoupnotreâmesontalorscommeunemersans rivage au seinde laquellenouspouvonsnagerpendantunmoment,maisoù il fautquenotreamoursenoieetpérisse.Etc'estuneaffreusemort.Lessentimentsnesont-ilspas lapartie laplusbrillante de votre vie? De cette mort partielle viennent, chez certaines organisations délicates oufortes, les grands ravages produits par les désenchantements, par les espérances et les passionstrompées. Il en fut ainsi du jeune peintre. Il sortit de grandmatin, alla se promener sous les fraisombrages desTuileries, absorbé par ses idées, oubliant tout dans lemonde.Là, par un hasard quin'avaitriend'extraordinaire,ilrencontraundesesamislesplusintimes,uncamaradedecollégeetd'atelier,aveclequelilavaitvécumieuxqu'onnevitavecunfrère.

—Eh bien, Hippolyte, qu'as-tu donc? lui dit François Souchet, jeune sculpteur qui venait deremporterlegrandprixetdevaitbientôtpartirpourl'Italie.

—Jesuistrès-malheureux,réponditgravementHippolyte.

—Iln'yaqu'uneaffairedecœurquipuissetechagriner.Argent,gloire,considération,riennetemanque.

Insensiblement,lesconfidencescommencèrent,etlepeintreavouasonamour.Aumomentoùilparla de la rue de Suresne et d'une jeune personne logée à un quatrième étage:—Halte-là! s'écriagaiementSouchet.C'estunepetitefillequejeviensvoirtouslesmatinsàl'Assomption,etàlaquellejefaislacour.Mais,moncher,nouslaconnaissonstous.Samèreestunebaronne!Est-cequetucroisauxbaronnes logéesauquatrième?Brrr.Ah!bien, tuesunhommede l'âged'or.Nousvoyons ici,danscette allée, lavieillemère tous les jours;maiselle aune figure,une tournurequidisent tout.

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Comment!tun'aspasdevinécequ'elleestàlamanièredontelletientsonsac?

Lesdeuxamissepromenèrentlong-temps,etplusieursjeunesgensquiconnaissaientSouchetouSchinner se joignirent à eux. L'aventure du peintre, jugée comme de peu d'importance, leur futracontéeparlesculpteur.

—Etluiaussi,disait-il,avucettepetite!

Cefutdesobservations,desrires,desmoqueries,faitesinnocemmentetavectoutelagaietédesartistes;maisdesquellesHippolytesouffrithorriblement.Unecertainepudeurd'âmelemettaitmalàl'aiseenvoyantlesecretdesoncœurtraitésilégèrement,sapassiondéchirée,miseenlambeaux,unejeunefilleinconnueetdontlavieparaissaitsimodeste,sujetteàdesjugementsvraisoufaux,portésavectantd'insouciance.Ilaffectad'êtremûparunespritdecontradiction,ildemandasérieusementàchacunlespreuvesdesesassertions,etlesplaisanteriesrecommencèrent.

—Mais,moncherami,as-tuvulechâledelabaronne?disaitSouchet.

—As-tusuivilapetitequandelletrottelematinàl'Assomption?disaitJosephBridau,jeunerapindel'atelierdeGros.

—Ah!lamèrea,entreautresvertus,unecertainerobegrisequejeregardecommeuntype,ditBixiou,lefaiseurdecaricatures.

—Écoute,Hippolyte,repritlesculpteur,viensiciversquatreheures,etanalyseunpeulamarchedelamèreetdelafille.Si,après,tuasdesdoutes!hébien,l'onneferajamaisriendetoi:tuserascapabled'épouserlafilledetaportière.

En proie aux sentiments les plus contraires, le peintre quitta ses amis.Adélaïde et samère luisemblaientdevoirêtreau-dessusdecesaccusations,etiléprouvait,aufonddesoncœur,leremordsd'avoirsoupçonnélapuretédecettejeunefille,sibelleetsisimple.Ilvintàsonatelier,passadevantlaportedel'appartementoùétaitAdélaïde,etsentitenlui-mêmeunedouleurdecœuràlaquellenulhommenesetrompe.IlaimaitmademoiselledeRouvillesipassionnémentque,malgrélevoldelabourse, il l'adorait encore. Son amour était celui du chevalier desGrieux admirant et purifiant samaîtressejusquesurlacharrettequimèneenprisonlesfemmesperdues.—Pourquoimonamournelarendrait-ilpaslapluspuredetouteslesfemmes?Pourquoil'abandonneraumaletauvice,sansluitendreunemainamie?Cettemissionluiplut.L'amourfaitsonprofitdetout.Rienneséduitplusunjeune homme que de jouer le rôle d'un bon génie auprès d'une femme. Il y a je ne sais quoi deromanesque dans cette entreprise, qui sied aux âmes exaltées. N'est-ce pas le dévouement le plusétendusouslaformelaplusélevée,laplusgracieuse?N'ya-t-ilpasquelquegrandeuràsavoirquel'onaimeassezpouraimerencore làoùl'amourdesautress'éteintetmeurt?Hippolytes'assitdansson atelier, contempla son tableau sans y rien faire, n'en voyant les figures qu'à travers quelqueslarmesqui lui roulaientdans lesyeux, tenant toujours sabrosse à lamain, s'avançantvers la toilecommepouradouciruneteinte,etn'ytouchantpas.Lanuitlesurpritdanscetteattitude.Réveillédesarêverieparl'obscurité,ildescendit,rencontralevieilamiraldansl'escalier,luijetaunregardsombreenlesaluant,ets'enfuit. Ilavaiteu l'intentiond'entrerchezsesvoisines,mais l'aspectduprotecteurd'Adélaïde luiglaça lecœuret fitévanouirsa résolution. Il sedemandapour lacentièmefoisquelintérêtpouvaitamenercevieilhommeàbonnesfortunes,richedequatre-vingtmillelivresderentes,danscequatrièmeétageoùilperdaitenvironquarantefrancs tous lessoirs;etcet intérêt, ilcrut ledeviner.Lelendemainetlesjourssuivants,Hippolytesejetadansletravailpourtâcherdecombattresapassionparl'entraînementdesidéesetparlafouguedelaconception.Ilréussitàdemi.L'étudele

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consolasansparvenircependantàétoufferlessouvenirsdetantd'heurescaressantespasséesauprèsd'Adélaïde. Un soir, en quittant son atelier, il trouva la porte de l'appartement des deux damesentr'ouverte.Unepersonneyétaitdebout,dansl'embrasuredelafenêtre.Ladispositiondelaporteetde l'escaliernepermettaitpasaupeintredepassersansvoirAdélaïde, il lasaluafroidementen luilançant un regard plein d'indifférence; mais, jugeant des souffrances de cette jeune fille par lessiennes, il eut un tressaillement intérieur en songeant à l'amertumeque ce regard et cette froideurdevaientjeterdansuncœuraimant.Couronnerlesplusdoucesfêtesquiaientjamaisréjouideuxâmespures par un dédain de huit jours, et par le mépris le plus profond, le plus entier?... affreuxdénouement! Peut-être la bourse était-elle retrouvée, et peut-être chaque soir Adélaïde avait-elleattendusonami?Cettepenséesisimple,sinaturellefitéprouverdenouveauxremordsàl'amant;ilsedemandasilespreuvesd'attachementquelajeunefilleluiavaitdonnées,silesravissantescauseriesempreintesd'unamourquil'avaitcharmé,neméritaientpasaumoinsuneenquête,nevalaientpasunejustification. Honteux d'avoir résisté pendant une semaine aux vœux de son cœur, et se trouvantpresquecrimineldececombat, ilvint lesoirmêmechezmadamedeRouville.Toussessoupçons,toutessespenséesmauvaisess'évanouirentàl'aspectdelajeunefillepâleetmaigrie.

—Eh,bonDieu!qu'avez-vousdonc?luidit-ilaprèsavoirsaluélabaronne.

Adélaïdene lui répondit rien,maiselle lui jetaun regardpleindemélancolie,un regard triste,découragéquiluifitmal.

—Vousavezsansdoutebeaucouptravaillé,ditlavieilledame,vousêteschangé.Noussommeslacausedevotreréclusion.Ceportraitauraretardéquelquestableauximportantspourvotreréputation.

Hippolytefutheureuxdetrouverunesibonneexcuseàsonimpolitesse.

—Oui,dit-il,j'aiétéfortoccupé,maisj'aisouffert...

Acesmots,Adélaïdelevalatête,regardasonamant,etsesyeuxinquietsneluireprochèrentplusrien.

—Vousnousavezdoncsupposéesbien indifférentesàcequipeutvousarriverd'heureuxoudemalheureux?ditlavieilledame.

—J'aieutort,reprit-il.Cependantilestdecespeinesquel'onnesauraitconfieràquiquecesoit,mêmeàunsentimentmoinsjeunequenel'estceluidontvousm'honorez...

—Lasincérité, la forcede l'amitiénedoiventpas semesurerd'après le temps. J'aivudevieuxamisnepassedonnerunelarmedanslemalheur,ditlabaronneenhochantlatête.

—Maisqu'avez-vousdonc?demandalejeunehommeàAdélaïde.

—Oh! rien, répondit la baronne. Adélaïde a passé quelques nuits pour achever un ouvrage defemme,etn'apasvoulum'écouterlorsquejeluidisaisqu'unjourdeplusoudemoinsimportaitpeu...

Hippolyte n'écoutait pas. En voyant ces deux figures si nobles, si calmes, il rougissait de sessoupçons,etattribuaitlapertedesabourseàquelquehasardinconnu.Cettesoiréefutdélicieusepourlui,etpeut-êtreaussipourelle.Ilyadecessecretsquelesâmesjeunesentendentsibien!Adélaïdedevinaitlespenséesd'Hippolyte.Sansvouloiravouersestorts,lepeintrelesreconnaissait,ilrevenaità sa maîtresse plus aimant, plus affectueux, en essayant ainsi d'acheter un pardon tacite. Adélaïdesavourait des joies si parfaites, si douces qu'elles ne lui semblaient pas trop payées par tout le

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malheurquiavaitsicruellementfroissésonâme.L'accordsivraideleurscœurs,cetteententepleinedemagie,futnéanmoinstroubléeparunmotdelabaronnedeRouville.

—Faisons-nousnotrepetitepartie?dit-elle,carmonvieuxKergarouëtmetientrigueur.

Cette phrase réveilla toutes les craintes du jeune peintre, qui rougit en regardant la mèred'Adélaïde;maisilnevitsurcevisagequel'expressiond'unebonhomiesansfausseté:nullearrière-penséen'endétruisaitlecharme,lafinessen'enétaitpointperfide;lamaliceensemblaitdouce,etnulremordsn'enaltérait le calme. Il semit alorsà la tablede jeu.Adélaïdevoulutpartager le sortdupeintre, en prétendant qu'il ne connaissait pas le piquet, et avait besoin d'un partner. Madame deRouvilleetsafillesefirent,pendantlapartie,dessignesd'intelligencequiinquiétèrentd'autantplusHippolytequ'ilgagnait;maisàlafin,underniercouprenditlesdeuxamantsdébiteursdelabaronne.Envoulantchercherdelamonnaiedanssongousset,lepeintreretirasesmainsdedessuslatable,etvit alors devant lui une bourse qu'Adélaïde y avait glissée sans qu'il s'en aperçût; la pauvre enfanttenait l'ancienne, et s'occupait par contenance ày chercherde l'argent pourpayer samère.Tout lesang d'Hippolyte afflua si vivement à son cœur qu'il faillit perdre connaissance. La bourse neuvesubstituéeàlasienne,etquicontenaitsesquinzelouis,étaitbrodéeenperlesd'or.Lescoulants, lesglands,toutattestaitlebongoûtd'Adélaïde,quisansdouteavaitépuisésonpéculeauxornementsdececharmantouvrage.Ilétaitimpossiblededireavecplusdefinessequeledondupeintrenepouvaitêtrerécompenséqueparuntémoignagedetendresse.QuandHippolyte,accablédebonheur, tournalesyeuxsurAdélaïdeetsurlabaronne,illesvittremblantesdeplaisiretheureusesdecetteaimablesupercherie. Ilse trouvapetit,mesquin,niais; ilauraitvoulupouvoirsepunir:sedéchirer lecœur.Quelqueslarmesluivinrentauxyeux,ilselevaparunmouvementirrésistible,pritAdélaïdedanssesbras, la serra contre son cœur, lui ravit un baiser; puis, avec une bonne foi d'artiste:—Je vous lademandepourfemme,s'écria-t-ilenregardantlabaronne.

Adélaïdejetaitsurlepeintredesyeuxàdemicourroucés,etmadamedeRouvilleunpeuétonnéecherchaitune réponse,quandcette scène fut interrompuepar lebruitde la sonnette.Levieuxvice-amiralapparutsuividesonombreetdemadameSchinner.Aprèsavoirdevinélacausedeschagrinsque son fils essayait vainement de lui cacher, la mère d'Hippolyte avait pris des renseignementsauprèsdequelques-unsdesesamissurAdélaïde.Justementalarméedescalomniesquipesaientsurcettejeunefilleàl'insuducomtedeKergarouëtdontlenomluifutditparlaportière,elleavaitétélesconterauvice-amiral,quidanssacolère«voulaitaller,disait-il,couperlesoreillesàcesbélîtres.»Animé par son courroux, il avait appris àmadame Schinner le secret des pertes volontaires qu'ilfaisaitaujeu,puisquelafiertédelabaronneneluilaissaitquecetingénieuxmoyendelasecourir.

Lorsque madame Schinner eut salué madame de Rouville, celle-ci regarda le comte deKergarouët, le chevalier du Halga, l'ancien ami de la feue comtesse de Kergarouët, Hippolyte,Adélaïde,etditaveclagrâceducœur:—Ilparaîtquenoussommesenfamillecesoir.

Paris,mai1832.

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LAVENDETTA.

DÉDIÉAPUTTINATI,SCULPTEURMILANAIS.

En1800,verslafindumoisd'octobre,unétranger,suivid'unefemmeetd'unepetitefille,arrivadevant les Tuileries à Paris, et se tint assez long-temps auprès des décombres d'une maisonrécemmentdémolie,àl'endroitoùs'élèveaujourd'huil'ailecommencéequidevaitunirlechâteaudeCatherinedeMédicisauLouvredesValois.Ilrestalà,debout, lesbrascroisés, latêteinclinéeet larelevaitparfoispourregarderalternativementlepalaisconsulaire,etsafemmeassiseauprèsdeluisurunepierre.Quoiquel'inconnueparûtnes'occuperquedelapetitefilleâgéedeneufàdixansdontles longs cheveux noirs étaient comme un amusement entre ses mains, elle ne perdait aucun desregardsque luiadressaitsoncompagnon.Unmêmesentiment,autreque l'amour,unissaitcesdeuxêtres,etanimaitd'unemêmeinquiétudeleursmouvementsetleurspensées.Lamisèreestpeut-êtrelepluspuissantdetouslesliens.Cettepetitefillesemblaitêtreledernierfruitdeleurunion.L'étrangeravaitunedecestêtesabondantesencheveux,largesetgraves,quisesontsouventoffertesaupinceaudes Carraches. Ces cheveux si noirs étaient mélangés d'une grande quantité de cheveux blancs.Quoiquenoblesetfiers,sestraitsavaientuntondeduretéquilesgâtait.Malgrésaforceetsatailledroite, ilparaissait avoirplusde soixanteans.Sesvêtementsdélabrésannonçaientqu'ilvenaitd'unpaysétranger.Quoiquelafigurejadisbelleetalorsflétriedelafemmetrahîtunetristesseprofonde,quand sonmari la regardait elle s'efforçaitde sourire enaffectantunecontenancecalme.Lapetitefillerestaitdebout,malgrélafatiguedontlesmarquesfrappaientsonjeunevisagehâléparlesoleil.Elleavaitune tournure italienne,degrandsyeuxnoirs sousdessourcilsbienarqués;unenoblessenative, une grâce vraie. Plus d'un passant se sentait ému au seul aspect de ce groupe dont lespersonnages ne faisaient aucun effort pour cacher un désespoir aussi profond que l'expression enétait simple; mais la source de cette fugitive obligeance qui distingue les Parisiens se tarissaitpromptement.Aussitôtque l'inconnusecroyait l'objetde l'attentiondequelqueoisif, il le regardaitd'unairsifarouche,queleflâneurleplusintrépidehâtaitlepascommes'ileûtmarchésurunserpent.Aprèsêtredemeurélong-tempsindécis,toutàcouplegrandétrangerpassalamainsursonfront,ilen chassa, pour ainsi dire, les pensées qui l'avaient sillonné de rides, et prit sans doute un partidésespéré.Aprèsavoirjetéunregardperçantsursafemmeetsursafille,iltiradesavesteunlongpoignard,letenditàsacompagne,etluiditenitalien:—JevaisvoirsilesBonapartesesouviennentdenous.Etilmarchad'unpaslentetassuréversl'entréedupalais,oùilfutnaturellementarrêtéparun soldat de la garde consulaire avec lequel il ne put long-temps discuter. En s'apercevant del'obstinationde l'inconnu, lasentinelle luiprésentasabaïonnetteenmanièred'ultimatum.Lehasardvoulut que l'on vînt en ce moment relever le soldat de sa faction, et le caporal indiqua fortobligeammentàl'étrangerl'endroitoùsetenaitlecommandantduposte.

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IMP.E.MARTINET.

Ellepritunefeuilledepapieretsemitàcroqueràlasépialatêtedupauvrereclus.

(LAVENDETTA.)

—Faites savoir à Bonaparte que Bartholoméo di Piombo voudrait lui parler, dit l'Italien aucapitainedeservice.

Cetofficier eutbeau représenter àBartholoméoqu'onnevoyaitpas lepremierconsul sans luiavoir préalablement demandé par écrit une audience, l'étranger voulut absolument que lemilitaireallât prévenir Bonaparte. L'officier objecta les lois de la consigne, et refusa formellementd'obtempérer à l'ordre de ce singulier solliciteur. Bartholoméo fronça le sourcil, jeta sur lecommandantunregard terrible,etsembla le rendreresponsabledesmalheursquecerefuspouvaitoccasionner; puis, il garda le silence, se croisa fortement lesbras sur lapoitrine, et alla seplacer

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sous le portique qui sert de communication entre la cour et le jardin des Tuileries. Les gens quiveulent fortement une chose sont presque toujours bien servis par le hasard. Au moment oùBartholoméo di Piombo s'asseyait sur une des bornes qui sont auprès de l'entrée des Tuileries, ilarrivaunevoitured'oùdescenditLucienBonaparte,alorsministredel'intérieur.

—Ah!Loucian,ilestbienheureuxpourmoideterencontrer,s'écrial'étranger.

Cesmots,prononcésenpatoiscorse,arrêtèrentLucienaumomentoùils'élançaitsouslavoûte,ilregarda son compatriote et le reconnut. Au premier mot que Bartholoméo lui dit à l'oreille, ilemmena le Corse avec lui chez Bonaparte. Murat, Lannes, Rapp se trouvaient dans le cabinet dupremier consul. En voyant entrer Lucien, suivi d'un homme aussi singulier que l'était Piombo, laconversationcessa,LucienpritNapoléonparlamainetleconduisitdansl'embrasuredelacroisée.Aprèsavoiréchangéquelquesparolesavecsonfrère,lepremierconsulfitungestedemainauquelobéirent Murat et Lannes en s'en allant. Rapp feignit de n'avoir rien vu, afin de pouvoir rester.Bonaparte l'ayant interpellé vivement, l'aide-de-camp sortit en rechignant. Le premier consul, quientendit lebruitdespasdeRappdans le salonvoisin, sortitbrusquementet levitprèsdumurquiséparaitlecabinetdusalon.

—Tuneveuxdoncpasmecomprendre?dit lepremierconsul.J'aibesoind'êtreseulavecmoncompatriote.

—UnCorse,réponditl'aide-de-camp.Jemedéfietropdecesgens-làpournepas...

Lepremierconsulneputs'empêcherdesourire,etpoussalégèrementsonfidèleofficierparlesépaules.

—Ehbien,queviens-tufaireici,monpauvreBartholoméo?ditlepremierconsulàPiombo.

—Tedemanderasileetprotection,situesunvraiCorse,réponditBartholoméod'untonbrusque.

—Quelmalheuraputechasserdupays?tuenétaisleplusriche,leplus...

—J'aituétouslesPorta,répliqualeCorsed'unsondevoixprofondenfronçantlessourcils.

Lepremierconsulfitdeuxpasenarrièrecommeunhommesurpris.

Vas-tumetrahir?s'écriaBartholoméoenjetantunregardsombreàBonaparte.Sais-tuquenoussommesencorequatrePiomboenCorse?

Lucienpritlebrasdesoncompatriote,etlesecoua.

—Viens-tudoncicipourmenacerlesauveurdelaFrance?luidit-ilvivement.

BonapartefitunsigneàLucien,quisetut.PuisilregardaPiombo,etluidit:—Pourquoidoncas-tutuélesPorta?

—Nousavionsfaitamitié,répondit-il,lesBarbantinousavaientréconciliés.Lelendemaindujouroù nous trinquâmes pour noyer nos querelles, je les quittai parce que j'avais affaire à Bastia. Ilsrestèrentchezmoi,etmirentlefeuàmavignedeLongone.IlsonttuémonfilsGrégorio.MafilleGinevraetmafemmeleurontéchappé;ellesavaientcommuniélematin,laViergelesaprotégées.Quandjerevins,jenetrouvaiplusmamaison,jelacherchaislespiedsdanssescendres.ToutàcoupjeheurtailecorpsdeGrégorio,quejereconnusàlalueurdelalune.—Oh!lesPortaontfaitlecoup!

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me dis-je. J'allai sur-le-champ dans lesmâquis, j'y rassemblai quelques hommes auxquels j'avaisrendu service, entends-tu, Bonaparte? et nous marchâmes sur la vigne des Porta. Nous sommesarrivésàcinqheuresdumatin,àseptilsétaienttousdevantDieu.Giacomoprétendqu'ÉlisaVanniasauvéunenfant,lepetitLuigi;maisjel'avaisattachémoi-mêmedanssonlitavantdemettrelefeuàlamaison.J'aiquittél'îleavecmafemmeetmafille,sansavoirpuvérifiers'ilétaitvraiqueLuigiPortavécûtencore.

BonaparteregardaitBartholoméoaveccuriosité,maissansétonnement.

—Combienétaient-ils?demandaLucien.

—Sept, répondit Piombo. Ils ont été vos persécuteurs dans les temps, leur dit-il. Ces mots neréveillèrent aucune expressiondehaine chez les deux frères.—Ah!vousn'êtesplusCorses, s'écriaBartholoméoavecunesortededésespoir.Adieu.Autrefoisjevousaiprotégés,ajouta-t-ild'untondereproche.Sansmoi, tamèrene serait pas arrivée àMarseille, dit-il en s'adressant àBonapartequirestaitpensiflecoudeappuyésurlemanteaudelacheminée.

—En conscience, Piombo, réponditNapoléon, je ne puis pas te prendre sousmon aile. Je suisdevenulechefd'unegrandenation,jecommandelarépublique,etdoisfaireexécuterleslois.

—Ah!ah!ditBartholoméo.

—Mais je puis fermer les yeux, reprit Bonaparte. Le préjugé de laVendetta empêchera long-tempslerègnedesloisenCorse,ajouta-t-ilenseparlantàlui-même.Ilfautcependantledétruireàtoutprix.

Bonaparte resta unmoment silencieux, et Lucien fit signe à Piombo de ne rien dire. LeCorseagitaitdéjàlatêtededroiteetdegauched'unairimprobateur.

—Demeure ici, reprit le consul en s'adressant àBartholoméo, nous n'en saurons rien. Je feraiachetertespropriétésafindetedonnerd'abordlesmoyensdevivre.Puis,dansquelquetemps,plustard,nouspenseronsàtoi.MaisplusdeVendetta!Iln'yapasdemâquisici.Situyjouesdupoignard,iln'yauraitpasdegrâceàespérer.Icilaloiprotègetouslescitoyens,etl'onnesefaitpasjusticesoi-même.

—Ils'est faitchefd'unsingulierpays,réponditBartholoméoenprenant lamaindeLucienet laserrant.Maisvousmereconnaissezdanslemalheur,ceseramaintenantentrenousàlavieàlamort,etvouspouvezdisposerdetouslesPiombo.

Acesmots,lefrontduCorsesedérida,etilregardaautourdeluiavecsatisfaction.

—Vousn'êtespasmal ici,dit-il en souriant, commes'ilvoulaity loger.Et tueshabillé tout enrougecommeuncardinal.

—Il ne tiendra qu'à toi de parvenir et d'avoir un palais à Paris, dit Bonaparte qui toisait soncompatriote. Ilm'arriveraplusd'une foisde regarderautourdemoipourchercherunamidévouéauqueljepuissemeconfier.

UnsoupirdejoiesortitdelavastepoitrinedePiomboquitenditlamainaupremierconsulenluidisant:—IlyaencoreduCorseentoi!

Bonapartesourit.Ilregardasilencieusementcethomme,quiluiapportaitenquelquesortel'airde

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sapatrie,decetteîleoùnaguèreilavaitétésauvésimiraculeusementdelahainedupartianglais,etqu'ilnedevaitplus revoir. Il fitunsigneàsonfrère,quiemmenaBartholoméodiPiombo.Luciens'enquitavecintérêtdelasituationfinancièredel'ancienprotecteurdeleurfamille.Piomboamenaleministredel'intérieurauprèsd'unefenêtre,etluimontrasafemmeetGinevra,assisestoutesdeuxsuruntasdepierres.

—NoussommesvenusdeFontainebleauiciàpied,etnousn'avonspasuneobole,luidit-il.

Luciendonnasabourseà soncompatrioteet lui recommandadevenir le trouver le lendemainafin d'aviser auxmoyens d'assurer le sort de sa famille. La valeur de tous les biens que PiombopossédaitenCorsenepouvaitguèrelefairevivrehonorablementàParis.

Quinzeans s'écoulèrententre l'arrivéede la famillePiomboàParis, et l'aventure suivante,qui,sanslerécitdecesévénements,eûtétémoinsintelligible.

Servin,l'undenosartisteslesplusdistingués,conçutlepremierl'idéed'ouvrirunatelierpourlesjeunes personnes qui veulent prendre des leçons de peinture. Agé d'une quarantaine d'années, demœurspuresetentièrement livréàsonart, ilavaitépousépar inclination lafilled'ungénéralsansfortune. Les mères conduisirent d'abord elles-mêmes leurs filles chez le professeur; puis ellesfinirentparlesyenvoyerquandelleseurentbienconnusesprincipesetappréciélesoinqu'ilmettaitàmériter la confiance. Il était entré dans le plan du peintre de n'accepter pour écolières que desdemoisellesappartenantàdesfamillesrichesouconsidéréesafinden'avoirpasdereprochesàsubirsurlacompositiondesonatelier;ilserefusaitmêmeàprendrelesjeunesfillesquivoulaientdevenirartistesetauxquellesilauraitfalludonnercertainsenseignementssanslesquelsiln'estpasdetalentpossibleenpeinture. Insensiblement saprudence, la supériorité avec lesquelles il initiait ses élèvesaux secrets de l'art, la certitudeoù lesmères étaient de savoir leurs filles en compagniede jeunespersonnesbienélevéesetlasécuritéqu'inspiraientlecaractère,lesmœurs,lemariagedel'artiste,luivalurent dans les salons une excellente renommée. Quand une jeune fille manifestait le désird'apprendreàpeindreouàdessiner,etquesamèredemandaitconseil:—Envoyez-lachezServin!étaitlaréponsedechacun.Servindevintdoncpourlapeintureféminineunespécialité,commeHerbaultpourleschapeaux,LeroypourlesmodesetChevetpourlescomestibles.Ilétaitreconnuqu'unejeunefemmequiavaitprisdesleçonschezServinpouvaitjugerendernierressortlestableauxduMusée,fairesupérieurementunportrait,copierunetoileetpeindresontableaudegenre.Cetartistesuffisaitainsiàtouslesbesoinsdel'aristocratie.Malgrélesrapportsqu'ilavaitaveclesmeilleuresmaisonsdeParis, il était indépendant, patriote, et conservait avec tout lemondece ton léger, spirituel, parfoisironique, cette liberté de jugement qui distinguent les peintres. Il avait poussé le scrupule de sesprécautions jusque dans l'ordonnance du local où étudiaient ses écolières. L'entrée du grenier quirégnait au-dessus de ses appartements avait été murée. Pour parvenir à cette retraite, aussi sacréequ'unharem,ilfallaitmonterparunescalierpratiquédansl'intérieurdesonlogement.L'atelier,quioccupait tout lecomblede lamaison,offraitcesproportionsénormesquisurprennent toujours lescurieux quand, arrivés à soixante pieds du sol, ils s'attendent à voir les artistes logés dans unegouttière.Cetteespècedegalerieétaitprofusémentéclairéepard'immenseschâssisvitrésetgarnisdeces grandes toiles vertes à l'aide desquelles les peintres disposent de la lumière. Une foule decaricatures, de têtes faites au trait, avec de la couleur ou la pointe d'un couteau, sur lesmuraillespeintesengrisfoncé,prouvaient,saufladifférencedel'expression,quelesfilleslesplusdistinguéesontdansl'espritautantdefoliequeleshommespeuventenavoir.Unpetitpoêleetsesgrandstuyaux,qui décrivaient un effroyable zigzag avant d'atteindre les hautes régionsdu toit, étaient l'infaillibleornementdecetatelier.Uneplancherégnaitautourdesmursetsoutenaitdesmodèlesenplâtrequi

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gisaientconfusémentplacés,laplupartcouvertsd'uneblondepoussière.Au-dessousdecerayon,çàetlà,unetêtedeNiobépendueàuncloumontraitsaposededouleur,uneVénussouriait,unemainseprésentait brusquement aux yeux comme celle d'un pauvre demandant l'aumône, puis quelquesécorchés jaunis par la fumée avaient l'air demembres arrachés la veille à des cercueils; enfin destableaux,desdessins,desmannequins,descadressans toilesetdes toilessanscadresachevaientdedonner à cette pièce irrégulière la physionomie d'un atelier que distingue un singulier mélanged'ornementetdenudité,demisèreetderichesse,desoinetd'incurie.Cetimmensevaisseau,oùtoutparaîtpetitmêmel'homme,sentlacoulissed'opéra;ils'ytrouvedevieuxlinges,desarmuresdorées,deslambeauxd'étoffe,desmachines;maisilyajenesaisquoidegrandcommelapensée:legénieetlamortsontlà;laDianeoul'Apollonauprèsd'uncrâneoud'unsquelette,lebeauetledésordre,lapoésieetlaréalité,derichescouleursdansl'ombre,etsouventtoutundrameimmobileetsilencieux.Quelsymboled'unetêted'artiste!

Aumomentoùcommencecettehistoire,lebrillantsoleildumoisdejuilletilluminaitl'atelier,etdeux rayons le traversaient dans sa profondeur en y traçant de larges bandes d'or diaphanes oùbrillaient des grains de poussière. Une douzaine de chevalets élevaient leurs flèches aiguës,semblablesàdesmâtsdevaisseaudansunport.Plusieurs jeunes fillesanimaientcette scènepar lavariété de leurs physionomies, de leurs attitudes, et par la différence de leurs toilettes. Les fortesombresquejetaientlessergesvertes,placéessuivantlesbesoinsdechaquechevalet,produisaientunemultitudedecontrastes,depiquantseffetsdeclair-obscur.Cegroupeformaitleplusbeaudetouslestableaux de l'atelier. Une jeune fille blonde et mise simplement se tenait loin de ses compagnes,travaillait avec courage en paraissant prévoir lemalheur; nulle ne la regardait, ne lui adressait laparole:elleétaitlaplusjolie,laplusmodesteetlamoinsriche.Deuxgroupesprincipaux,séparésl'undel'autreparunefaibledistance,indiquaientdeuxsociétés,deuxespritsjusquedanscetatelieroùlesrangsetlafortuneauraientdûs'oublier.Assisesoudebout,cesjeunesfilles,entouréesdeleursboîtesà couleurs, jouant avec leurspinceauxou lespréparant,maniant leurs éclatantespalettes, peignant,parlant, riant, chantant, abandonnées à leur naturel, laissant voir leur caractère, composaient unspectacle inconnu auxhommes: celle-ci, fière, hautaine, capricieuse, aux cheveuxnoirs, auxbellesmains, lançait au hasard la flamme de ses regards; celle-là, insouciante et gaie, le sourire sur leslèvres, les cheveux châtains, lesmains blanches et délicates, vierge française, légère, sans arrière-pensée,vivantdesavieactuelle;uneautre,rêveuse,mélancolique,pâle,penchantlatêtecommeunefleurqui tombe; savoisine, au contraire, grande, indolente, auxhabitudesmusulmanes, l'œil long,noir, humide; parlant peu, mais songeant et regardant à la dérobée la tête d'Antinoüs. Au milieud'elles, comme le jocoso d'une pièce espagnole, pleine d'esprit et de saillies épigrammatiques, unefillelesespionnaittoutesd'unseulcoupd'œil,lesfaisaitrireetlevaitsanscessesafiguretropvivepourn'êtrepasjolie;ellecommandaitaupremiergroupedesécolièresquicomprenait lesfillesdebanquier, de notaire et de négociant; toutes riches,mais essuyant toutes les dédains imperceptiblesquoique poignants que leur prodiguaient les autres jeunes personnes appartenant à l'aristocratie.Celles-ciétaientgouvernéesparlafilled'unhuissierducabinetduroi,petitecréatureaussisottequevaine,etfièred'avoirpourpèreunhommeayantunechargeàlaCour:ellevoulaittoujoursparaîtreavoircompris dupremier coup les observationsdumaître et semblait travailler par grâce; elle seservaitd'unlorgnon,nevenaitquetrèsparée,tard,etsuppliaitsescompagnesdeparlerbas.Danscesecondgroupe,oneûtremarquédestaillesdélicieuses,desfiguresdistinguées;maislesregardsdeces jeunes filles offraient peu de naïveté. Si leurs attitudes étaient élégantes et leurs mouvementsgracieux,lesfiguresmanquaientdefranchise,et l'ondevinaitfacilementqu'ellesappartenaientàunmondeoùlapolitessefaçonnedebonneheurelescaractères,oùl'abusdesjouissancessociales tueles sentiments et développe l'égoïsme. Lorsque cette réunion était complète, il se trouvait dans le

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nombredecesjeunesfillesdestêtesenfantines,desviergesd'unepuretéravissante,desvisagesdontlabouchelégèremententr'ouvertelaissaitvoirdesdentsvierges,etsurlaquelleerraitunsouriredevierge.L'atelierneressemblaitpasalorsàunsérail,maisàungrouped'angesassissurunnuagedansleciel.

Il était environ midi, Servin n'avait pas encore paru, ses écolières savaient qu'il achevait untableaupourl'exposition.Depuisquelquesjours,laplupartdutempsilrestaitàunatelierqu'ilavaitailleurs. Tout à coup, mademoiselle Amélie Thirion, chef du parti aristocratique de cette petiteassemblée,parlalong-tempsàsavoisine,etilsefitungrandsilencedanslegroupedespatriciennes.Le parti de la banque, étonné, se tut également, et tâcha de deviner le sujet d'une semblableconférence.Lesecretdesjeunesultràfutbientôtconnu.Amélieseleva,pritàquelquespasd'elleunchevaletqu'elleallaplaceràuneassezgrandedistancedunoblegroupe,prèsd'unecloisongrossièrequiséparaitl'atelierd'uncabinetobscuroùl'onjetaitlesplâtresbrisés,lestoilescondamnéesparleprofesseur,etoùsemettaitlaprovisiondeboisenhiver.L'actiond'Améliedevaitêtrebienhardie,carelle excita un murmure de surprise. La jeune élégante n'en tint compte, et acheva d'opérer ledéménagementdesacompagneabsenteenroulantvivementprèsduchevaletlaboîteàcouleuretletabouret,enfintout,jusqu'àuntableaudePrudhonquecopiaitl'élèveenretard.Cecoupd'étatexcitaunestupéfactiongénérale.Si lecôtédroitsemitàtravaillersilencieusement, lecôtégauchepéroralonguement.

—QuevadiremademoisellePiombo,demandaunejeunefilleàmademoiselleMathildeRoguin,l'oraclemalicieuxdupremiergroupe.

—Ellen'estpas filleàparler, répondit-elle;maisdanscinquanteansellesesouviendradecetteinjurecommesiellel'avaitreçuelaveille,etsauras'envengercruellement.C'estunepersonneaveclaquellejenevoudraispasêtreenguerre.

—La proscription dont la frappent ces demoiselles est d'autant plus injuste, dit une autre jeunefille, qu'avant-hier mademoiselle Ginevra était fort triste; son père venait, dit-on, de donner sadémission.Ceseraitdoncajouteràsonmalheur,tandisqu'elleaétéfortbonnepourcesdemoisellespendantlesCent-Jours.Leura-t-ellejamaisdituneparolequipûtlesblesser.Elleévitaitaucontrairedeparlerpolitique.MaisnosUltrasparaissentagirplutôtparjalousiequeparespritdeparti.

—J'aienvied'allerchercherlechevaletdemademoisellePiombo,etdelemettreauprèsdumien,ditMathildeRoguin.Elleseleva,maisuneréflexionlafitrasseoir:—Avecuncaractèrecommeceluide mademoiselle Ginevra, dit-elle, on ne peut pas savoir de quelle manière elle prendrait notrepolitesse,attendonsl'événement.

—Eccola,ditlanguissammentlajeunefilleauxyeuxnoirs.

Eneffet,lebruitdespasd'unepersonnequimontaitl'escalierretentitdanslasalle.Cemot:—«Lavoici!»passadeboucheenbouche,etleplusprofondsilencerégnadansl'atelier.

Pour comprendre l'importance de l'ostracisme exercé par Amélie Thirion, il est nécessaired'ajouterquecettescèneavaitlieuverslafindumoisdejuillet1815.LesecondretourdesBourbonsvenaitdetroublerbiendesamitiésquiavaientrésistéaumouvementdelapremièrerestauration.Encemomentlesfamillesétaientpresquetoutesdiviséesd'opinion,etlefanatismepolitiquerenouvelaitplusieurs de ces déplorables scènes qui, aux époques de guerre civile ou religieuse, souillentl'histoire de tous les pays. Les enfants, les jeunes filles, les vieillards partageaient la fièvremonarchiqueàlaquellelegouvernementétaitenproie.Ladiscordeseglissaitsoustouslestoits,etla

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défianceteignaitdesessombrescouleurslesactionsetlesdiscourslesplusintimes.GinevraPiomboaimaitNapoléonavecidolâtrie,etcommentaurait-ellepulehaïr?l'Empereurétaitsoncompatrioteetle bienfaiteur de son père. Le baron de Piombo était un des serviteurs de Napoléon qui avaientcoopéré le plus efficacement au retour de l'île d'Elbe. Incapable de renier sa foi politique, jalouxmêmede laconfesser, levieuxbarondePiomborestaitàParisaumilieudesesennemis.GinevraPiombopouvaitdoncêtred'autantmieuxmiseaunombredespersonnessuspectes,qu'ellenefaisaitpasmystèreduchagrinquelaseconderestaurationcausaitàsafamille.Lesseuleslarmesqu'elleeûtpeut-êtreverséesdanssavieluifurentarrachéesparladoublenouvelledelacaptivitédeBonapartesurleBellérophonetdel'arrestationdeLabédoyère.

LesjeunespersonnesquicomposaientlegroupedesnoblesappartenaientauxfamillesroyalisteslesplusexaltéesdeParis.Ilseraitdifficilededonneruneidéedesexagérationsdecetteépoqueetdel'horreur que causaient les bonapartistes. Quelque insignifiante et petite que puisse paraîtreaujourd'huil'actiond'AmélieThirion,elleétaitalorsuneexpressiondehainefortnaturelle.GinevraPiombo,l'unedespremièresécolièresdeServin,occupaitlaplacedontonvoulaitlapriverdepuislejouroùelleétaitvenueàl'atelier;legroupearistocratiquel'avaitinsensiblemententourée:lachasserd'uneplacequi luiappartenaitenquelquesorteétaitnon-seulement lui faire injure,mais luicauserune espèce de peine; car les artistes ont tous une place de prédilection pour leur travail. Maisl'animadversionpolitiqueentraitpeut-êtrepourpeudechosedanslaconduitedecepetitCôtéDroitdel'atelier.GinevraPiombo,laplusfortedesélèvesdeServin,étaitl'objetd'uneprofondejalousie;lemaîtreprofessaitautantd'admirationpourlestalentsquepourlecaractèredecetteélèvefavoritequiservaitde termeà toutessescomparaisons;enfin, sansqu'ons'expliquât l'ascendantquecette jeunepersonne obtenait sur tout ce qui l'entourait, elle exerçait sur ce petit monde un prestige presquesemblableàceluideBonapartesursessoldats.L'aristocratiedel'atelieravaitrésoludepuisplusieursjours la chute de cette reine; mais, personne n'ayant encore osé s'éloigner de la bonapartiste,mademoiselleThirionvenaitdefrapperuncoupdécisif,afinderendresescompagnescomplicesdesa haine.QuoiqueGinevra fût sincèrement aimée par deux ou trois desRoyalistes, presque touteschapitrées au logis paternel relativement à la politique, elles jugèrent, avec ce tact particulier auxfemmes,qu'ellesdevaientresterindifférentesàlaquerelle.Asonarrivée,Ginevrafutdoncaccueillieparunprofondsilence.Detouteslesjeunesfillesvenuesjusqu'alorsdansl'atelierdeServin,elleétaitlaplusbelle, laplusgrandeet lamieuxfaite.Sadémarchepossédaituncaractèredenoblesseetdegrâcequicommandaitlerespect.Safigureempreinted'intelligencesemblaitrayonner,tantyrespiraitcetteanimationparticulièreauxCorsesetquin'exclutpointlecalme.Seslongscheveux,sesyeuxetsescilsnoirsexprimaient lapassion.Quoique lescoinsde sabouchesedessinassentmollementetque ses lèvres fussent un peu trop fortes, il s'y peignait cette bonté que donne aux êtres forts laconsciencedeleurforce.Parunsinguliercapricedelanature,lecharmedesonvisagesetrouvaitenquelque sorte démenti par un front de marbre où se peignait une fierté presque sauvage, oùrespiraientlesmœursdelaCorse.Làétaitleseullienqu'ilyeûtentreelleetsonpaysnatal:danstoutlerestedesapersonne,lasimplicité,l'abandondesbeautéslombardesséduisaientsibienqu'ilfallaitnepaslavoirpourluicauserlamoindrepeine.Elleinspiraitunsivifattraitque,parprudence,sonvieux père la faisait accompagner jusqu'à l'atelier. Le seul défaut de cette créature véritablementpoétique venait de la puissancemême d'une beauté si largement développée: elle avait l'air d'êtrefemme.Elles'étaitrefuséeaumariage,paramourpoursonpèreetsamère,ensesentantnécessaireàleursvieuxjours.Songoûtpourlapeintureavaitremplacélespassionsquiagitentordinairementlesfemmes.

—Vousêtesbiensilencieusesaujourd'hui,mesdemoiselles,dit-elleaprèsavoirfaitdeuxoutroispasaumilieudesescompagnes.—Bonjour,mapetiteLaure,ajouta-t-elled'untondouxetcaressant

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ens'approchantdelajeunefillequipeignaitloindesautres.Cettetêteestfortbien!Leschairssontunpeutroproses,maistoutenestdessinéàmerveille.

Laurelevala tête, regardaGinevrad'unairattendri,et leursfiguress'épanouirentenexprimantunemêmeaffection.Unfaiblesourireanimaleslèvresdel'Italiennequiparaissaitsongeuse,etquisedirigealentementverssaplaceenregardantavecnonchalancelesdessinsoulestableaux,endisantbonjour à chacune des jeunes filles du premier groupe, sans s'apercevoir de la curiosité insolitequ'excitaitsaprésence.Oneûtditd'unereinedanssacour.Ellenedonnaaucuneattentionauprofondsilencequirégnaitparmilespatriciennes,etpassadevantleurcampsansprononcerunseulmot.Sapréoccupationfutsigrandequ'ellesemitàsonchevalet,ouvritsaboîteàcouleurs,pritsesbrosses,revêtit sesmanchesbrunes, ajusta son tablier, regarda son tableau, examina sapalette, sanspenser,pourainsidire,àcequ'ellefaisait.Touteslestêtesdugroupedesbourgeoisesétaienttournéesverselle.SilesjeunespersonnesducampThirionnemettaientpastantdefranchisequeleurscompagnesdansleurimpatience,leursœilladesn'enétaientpasmoinsdirigéessurGinevra.

—Ellenes'aperçoitderien,ditmademoiselleRoguin.

EncemomentGinevraquitta l'attitudeméditativedans laquelle elle avait contemplé sa toile, ettourna la tête vers le groupe aristocratique. Elle mesura d'un seul coup d'œil la distance qui l'enséparait,etgardalesilence.

—Elle ne croit pas qu'on ait eu la pensée de l'insulter, dit Mathilde, elle n'a ni pâli ni rougi.Commecesdemoisellesvontêtrevexéessiellesetrouvemieuxàsanouvelleplacequ'àl'ancienne!

—Vousêteslàhorsligne,mademoiselle,ajouta-t-ellealorsàhautevoixens'adressantàGinevra.

L'Italienne feignitdenepasentendre,oupeut-êtren'entendit-ellepas; elle se levabrusquement,longeaavecunecertainelenteurlacloisonquiséparaitlecabinetnoirdel'atelier,etparutexaminerlechâssisd'oùvenaitlejourenydonnanttantd'importancequ'ellemontasurunechaisepourattacherbeaucoupplushaut lasergevertequi interceptait la lumière.Arrivéeàcettehauteur,elleatteignitàunecrevasseassezlégèredanslacloison,levéritablebutdesesefforts,carleregardqu'elleyjetanepeutsecomparerqu'àceluid'unavaredécouvrantlestrésorsd'Aladin;elledescenditvivement,revintàsaplace,ajustasontableau,feignitd'êtremécontentedujour,approchadelacloisonunetablesurlaquelle elle mit une chaise, grimpa lestement sur cet échafaudage, et regarda de nouveau par lacrevasse.Ellenejetaqu'unregarddanslecabinetalorséclairéparunjourdesouffrancequ'onavaitouvert,etcequ'elleyaperçutproduisitsurelleunesensationsivivequ'elletressaillit.

—Vousalleztomber,mademoiselleGinevra,s'écriaLaure.

Toutes les jeunes filles regardèrent l'imprudente qui chancelait. La peur de voir arriver sescompagnes auprèsd'elle lui donnadu courage, elle retrouva ses forces et son équilibre, se tournaversLaureensedandinantsursachaise,etditd'unevoixémue:—Bah!c'estencoreunpeuplussolidequ'untrône!Ellesehâtad'arracherlaserge,descendit,repoussalatableet lachaisebienloindelacloison, revintàsonchevalet,et fitencorequelquesessaisenayant l'airdechercherunemassedelumièrequiluiconvînt.Sontableaunel'occupaitguère,sonbutétaitdes'approcherducabinetnoirauprèsduquelelleseplaça,commeelleledésirait,àcôtédelaporte.Puisellesemitàpréparersapalette en gardant le plus profond silence.A cette place, elle entendit bientôt plus distinctement lelégerbruitqui,laveille,avaitsifortementexcitésacuriositéetfaitparcouriràsajeuneimaginationlevastechampdesconjectures.Ellereconnutfacilementlarespirationforteetrégulièredel'hommeendormiqu'ellevenaitdevoir.Sacuriositéétaitsatisfaiteaudelàdesessouhaits,maisellesetrouvait

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chargéed'une immenseresponsabilité.A travers lacrevasse,elleavaitentrevu l'aigle impériale,et,surunlitdesanglesfaiblementéclairé, lafigured'unofficierdelaGarde.Elledevinatout:Servincachaitunproscrit.Maintenantelletremblaitqu'unedesescompagnesnevîntexaminersontableau,et n'entendît ou la respirationde cemalheureuxouquelque aspiration trop forte, commecelle quiétaitarrivéeàsonoreillependantladernièreleçon.Ellerésolutderesterauprèsdecetteporte,ensefiantàsonadressepourdéjouerleschancesdusort.

—Ilvautmieuxque je sois là,pensait-elle,pourprévenirunaccident sinistre,quede laisser lepauvre prisonnier à la merci d'une étourderie. Tel était le secret de l'indifférence apparente queGinevra avait manifestée en trouvant son chevet dérangé; elle en fut intérieurement enchantée,puisqu'elle avait pu satisfaire assez naturellement sa curiosité: puis, en ce moment, elle était tropvivementpréoccupéepourchercherlaraisondesondéménagement.Rienn'estplusmortifiantpourdesjeunesfilles,commepourtoutlemonde,quedevoiruneméchanceté,uneinsulteouunbonmotmanquant leureffetparsuitedudédainqu'entémoignelavictime.Ilsemblequelahaineenversunennemis'accroissedetoutelahauteuràlaquelleils'élèveau-dessusdenous.LaconduitedeGinevradevint une énigme pour toutes ses compagnes. Ses amies comme ses ennemies furent égalementsurprises;caronluiaccordaittouteslesqualitéspossibles,hormislepardondesinjures.Quoiquelesoccasions de déployer ce vice de caractère eussent été rarement offertes à Ginevra dans lesévénementsdelavied'atelier,lesexemplesqu'elleavaitpudonnerdesesdispositionsvindicativesetdesafermetén'enavaientpasmoinslaissédesimpressionsprofondesdansl'espritdesescompagnes.Aprèsbiendesconjectures,mademoiselleRoguinfinitpartrouverdanslesilencedel'Italienneunegrandeur d'âme au-dessus de tout éloge; et son cercle, inspiré par elle, forma le projet d'humilierl'aristocratiede l'atelier.Ellesparvinrentà leurbutparun feudesarcasmesquiabattit l'orgueilduCôtéDroit.L'arrivéedemadameServinmit finàcette lutted'amour-propre.Aveccette finessequiaccompagne toujours la méchanceté, Amélie avait remarqué, analysé, commenté la prodigieusepréoccupationquiempêchaitGinevrad'entendreladisputeaigrementpoliedontelleétaitl'objet.LavengeancequemademoiselleRoguinet ses compagnes tiraientdemademoiselleThirionetde songroupeeutalorslefataleffetdefairerechercherparlesjeunesUltraslacausedusilencequegardaitGinevradiPiombo.LabelleItaliennedevintdonclecentredetous lesregards,etfutépiéeparsesamies commepar ses ennemies. Il est biendifficile de cacher la plus petite émotion, le plus légersentiment,àquinzejeunesfillescurieuses,inoccupées,dontlamaliceetl'espritnedemandentquedessecrets à deviner, des intrigues à créer, à déjouer, et qui savent trouver trop d'interprétationsdifférentesàungeste,àuneœillade,àuneparole,pournepasendécouvrirlavéritablesignification.Aussi le secret deGinevra di Piombo fut-il bientôt en grand péril d'être connu. En cemoment laprésencedemadameServinproduisitunentr'actedansledramequisejouaitsourdementaufonddeces jeunes cœurs, et dont les sentiments, les pensées, les progrès étaient exprimés par des phrasespresqueallégoriques,pardemalicieuxcoupsd'œil,pardesgestes,etpar lesilencemême,souventplusintelligiblequelaparole.AussitôtquemadameServinentradansl'atelier,sesyeuxseportèrentsur laporteauprèsde laquelleétaitGinevra.Dans lescirconstancesprésentes,ce regardnefutpasperdu.Sid'abordaucunedesécolièresn'yfitattention,plustardmademoiselleThirions'ensouvint,ets'expliqualadéfiance,lacrainteetlemystèrequidonnèrentalorsquelquechosedefauveauxyeuxdemadameServin.

—Mesdemoiselles, dit-elle, monsieur Servin ne pourra pas venir aujourd'hui. Puis ellecomplimentachaque jeunepersonne,en recevantde toutesune fouledecescaresses fémininesquisontautantdans lavoixetdans les regardsquedans lesgestes.EllearrivapromptementauprèsdeGinevradominéeparune inquiétudequ'elledéguisaitenvain.L'Italienneet la femmedupeintresefirentun signede têteamical, et restèrent toutesdeuxsilencieuses, l'unepeignant, l'autre regardant

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peindre. La respiration du militaire s'entendait facilement, mais madame Servin ne parut pas s'enapercevoir; et sa dissimulation était si grande, que Ginevra fut tentée de l'accuser d'une surditévolontaire.Cependantl'inconnuseremuadanssonlit.L'ItalienneregardafixementmadameServin,quiluiditalors,sansquesonvisageéprouvâtlapluslégèrealtération:—Votrecopieestaussibellequel'original.S'ilmefallaitchoisir,jeseraisfortembarrassée.

—MonsieurServinn'apasmissafemmedanslaconfidencedecemystère,pensaGinevra,qui,aprèsavoirréponduàlajeunefemmeparundouxsourired'incrédulité,fredonnaunecanzonettadesonpayspourcouvrirlebruitquepourraitfaireleprisonnier.

C'était quelque chose de si insolite que d'entendre la studieuse Italienne chanter, que toutes lesjeunes filles surprises la regardèrent. Plus tard cette circonstance servit de preuve aux charitablessuppositions de la haine. Madame Servin s'en alla bientôt, et la séance s'acheva sans autresévénements.Ginevralaissapartirsescompagnesetparutvouloirtravaillerlongtempsencore;maiselle trahissait à son insu sondésir de rester seule, car àmesure que les écolières se préparaient àsortir,elleleurjetaitdesregardsd'impatiencemaldéguisée.MademoiselleThirion,devenueenpeud'heuresunecruelleennemiepourcellequilaprimaitentout,devinaparuninstinctdehainequelafausseapplicationdesarivalecachaitunmystère.Elleavaitétéfrappéeplusd'unefoisdel'airattentifavec lequel Ginevra s'était mise à écouter un bruit que personne n'entendait. L'expression qu'ellesurpritendernier lieudans lesyeuxde l'Italiennefutpourelleun traitde lumière.Elles'enalla ladernièredetouteslesécolièresetdescenditchezmadameServin,aveclaquelleellecausauninstant;puisellefeignitd'avoiroubliésonsac,remontatoutdoucementàl'atelier,etaperçutGinevragrimpéesurunéchafaudage fait à lahâte, et si absorbéedans la contemplationdumilitaire inconnuqu'ellen'entendit pas le léger bruit que produisaient les pas de sa compagne. Il est vrai que, suivant uneexpressiondeWalterScott,Améliemarchaitcommesurdesœufs;elleregagnapromptementlaportedel'atelierettoussa.Ginevratressaillit,tournalatête,vitsonennemie,rougit,s'empressadedétacherlasergepourdonnerlechangesursesintentions,etdescenditaprèsavoirrangésaboîteàcouleurs.Ellequittal'atelierenemportantgravéedanssonsouvenirl'imaged'unetêted'hommeaussigracieusequecelledel'Endymion,chef-d'œuvredeGirodetqu'elleavaitcopiéquelquesjoursauparavant.

—Proscrireunhommesijeune!Quidoncpeut-ilêtre?carcen'estpaslemaréchalNey.

Ces deux phrases sont l'expression la plus simple de toutes les idées que Ginevra commentapendantdeuxjours.Lesurlendemain,malgrésadiligencepourarriverlapremièreàl'atelier,elleytrouva mademoiselle Thirion qui s'y était fait conduire en voiture. Ginevra et son ennemies'observèrent longtemps; mais elles se composèrent des visages impénétrables l'une pour l'autre.Amélieavaitvulatêteravissantedel'inconnu;mais,heureusementetmalheureusementtoutàlafois,lesaigleset l'uniformen'étaientpasplacésdans l'espaceque la fente lui avaitpermisd'apercevoir.Elleseperditalorsenconjectures.ToutàcoupServinarrivabeaucoupplustôtqu'àl'ordinaire.

—MademoiselleGinevra,dit-il aprèsavoir jetéuncoupd'œil sur l'atelier,pourquoivousêtes-vousmise là?Le jour estmauvais.Approchez-vous donc de ces demoiselles, et descendez un peuvotrerideau.

Puisils'assitauprèsdeLaure,dontletravailméritaitsespluscomplaisantescorrections.

—Comment donc! s'écria-t-il, voici une tête supérieurement faite. Vous serez une secondeGinevra.

Lemaîtrealladechevaletenchevalet,grondant,flattant,plaisantant,etfaisant,commetoujours,

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craindreplutôtsesplaisanteriesquesesréprimandes.L'Italiennen'avaitpasobéiauxobservationsduprofesseur,etrestaitàsonposteaveclafermeintentiondenepass'enécarter.Ellepritunefeuilledepapieretsemitàcroquerà lasépia la têtedupauvrereclus.Uneœuvreconçueavecpassionportetoujoursuncachetparticulier.Lafacultéd'imprimerauxtraductionsdelanatureoudelapenséedescouleursvraiesconstituelegénie,etsouventlapassionentientlieu.Aussi,danslacirconstanceoùsetrouvaitGinevra, l'intuitionqu'elledevaitàsamémoirevivementfrappée,oulanécessitépeut-être,cettemèredesgrandeschoses,luiprêta-t-elleuntalentsurnaturel.Latêtedel'officierfutjetéesurlepapier au milieu d'un tressaillement intérieur qu'elle attribuait à la crainte, et dans lequel unphysiologisteauraitreconnulafièvredel'inspiration.Elleglissaitdetempsentempsunregardfurtifsur ses compagnes, afin de pouvoir cacher le lavis en cas d'indiscrétion de leur part.Malgré sonactivesurveillance,ilyeutunmomentoùellen'aperçutpaslelorgnonquesonimpitoyableennemiebraquaitsurlemystérieuxdessin,ens'abritantderrièreungrandportefeuille.MademoiselleThirion,quireconnutlafigureduproscrit,levabrusquementlatête,etGinevraserralafeuilledepapier.

—Pourquoi êtes-vous donc restée là malgré mon avis, mademoiselle? demanda gravement leprofesseuràGinevra.

L'écolière tourna vivement son chevalet demanière que personne ne pût voir son lavis, et ditd'unevoixémueenlemontrantàsonmaître:—Netrouvez-vouspascommemoiquecejourestplusfavorable?nedois-jepasresterlà?

Servinpâlit.Commerienn'échappeauxyeuxperçantsdelahaine,mademoiselleThirionsemit,pourainsidire,entiersdanslesémotionsquiagitèrentlemaîtreetl'écolière.

—Vous avez raison, dit Servin.Mais vous en saurez bientôt plus que moi, ajouta-t-il en riantforcément.Ilyeutunepausependantlaquelleleprofesseurcontemplalatêtedel'officier.—Ceciestunchef-d'œuvredignedeSalvatorRosa,s'écria-t-ilavecuneénergied'artiste.

A cette exclamation, toutes les jeunes personnes se levèrent, etmademoiselleThirion accourutavec la vélocité du tigre qui se jette sur sa proie.En cemoment le proscrit éveillé par le bruit seremua.Ginevra fit tomber son tabouret, prononça des phrases assez incohérentes et semit à rire;maiselleavaitpliéleportraitetl'avaitjetédanssonportefeuilleavantquesaredoutableennemieeûtpul'apercevoir.Lechevaletfutentouré,Servindétaillaàhautevoixlesbeautésdelacopiequefaisaitencemomentsonélèvefavorite,et tout lemondefutdupedecestratagème,moinsAméliequi,seplaçantenarrièredesescompagnes,essayad'ouvrir leportefeuilleoùelleavaitvumettre le lavis.Ginevra saisit le carton et le plaça devant elle sansmot dire. Les deux jeunes filles s'examinèrentalorsensilence.

Allons, mesdemoiselles, à vos places, dit Servin. Si vous voulez en savoir autant quemademoiselledePiombo,ilnefautpastoujoursparlermodesoubalsetbaguenaudercommevousfaites.

Quand toutes les jeunes personnes eurent regagné leurs chevalets, Servin s'assit auprès deGinevra.

—Nevalait-ilpasmieuxquecemystèrefûtdécouvertparmoiqueparuneautre?ditl'Italienneenparlantàvoixbasse.

—Oui,réponditlepeintre.Vousêtespatriote;mais,nelefussiez-vouspas,ceseraitencorevousàquijel'auraisconfié.

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—Lemaîtreetl'écolièresecomprirent,etGinevranecraignitplusdedemander:—Quiest-ce?

—L'ami intime de Labédoyère, celui qui, après l'infortuné colonel, a contribué le plus à laréunion du septième avec les grenadiers de l'île d'Elbe. Il était chef d'escadron dans la Garde, etrevientdeWaterloo.

—Commentn'avez-vouspasbrûlé sonuniforme, son shako, et ne lui avez-vouspasdonnédeshabitsbourgeois?ditvivementGinevra.

—Ondoitm'enapportercesoir.

—Vousauriezdûfermernotreatelierpendantquelquesjours.

—Ilvapartir.

—Ilveutdoncmourir?dit la jeunefille.Laissez-lechezvouspendant lepremiermomentde latourmente.ParisestencoreleseulendroitdelaFranceoùl'onpuissecachersûrementunhomme.Ilestvotreami?demanda-t-elle.

—Non, iln'apasd'autres titresàmarecommandationquesonmalheur.Voicicomment ilm'esttombésurlesbras:monbeau-père,quiavaitreprisduservicependantcettecampagne,arencontrécepauvre jeunehomme,et l'a très-subtilementsauvédesgriffesdeceuxquiontarrêtéLabédoyère. Ilvoulaitledéfendre,l'insensé!

—C'estvousquilenommezainsi!s'écriaGinevraenlançantunregarddesurpriseaupeintre,quigardalesilenceunmoment.

—Mon beau-père est trop espionné pour pouvoir garder quelqu'un chez lui, reprit-il. Ilme l'adoncnuitammentamenélasemainedernière.J'avaisespéréledéroberàtouslesyeuxenlemettantdanscecoin,leseulendroitdelamaisonoùilpuisseêtreensûreté.

—Sijepuisvousêtreutile,employez-moi,ditGinevra,jeconnaislemaréchalFeltre.

—Ehbien!nousverrons,réponditlepeintre.

Cette conversation dura trop longtemps pour ne pas être remarquée de toutes les jeunes filles.ServinquittaGinevra,revintencoreàchaquechevalet,etdonnadesilonguesleçonsqu'ilétaitencoresurl'escalierquandsonnal'heureàlaquellesesécolièresavaientl'habitudedepartir.

—Vousoubliezvotresac,mademoiselleThirion,s'écrialeprofesseurencourantaprèslajeunefille,quidescendaitjusqu'aumétierd'espionpoursatisfairesahaine.

Lacurieuseélèvevintcherchersonsacenmanifestantunpeudesurprisedesonétourderie,maislesoindeServinfutpourelleunenouvellepreuvedel'existenced'unmystèredontlagravitén'étaitpasdouteuse;elleavaitdéjàinventétoutcequidevaitêtre,etpouvaitdirecommel'abbéVertot:Monsiége est fait. Elle descendit bruyamment l'escalier et tira violemment la porte qui donnait dansl'appartementdeServin,afinde fairecroirequ'elle sortait;maiselle remontadoucement,et se tintderrière la porte de l'atelier.Quand le peintre etGinevra se crurent seuls, il frappa d'une certainemanièreàlaportedelamansarde,quitournaaussitôtsursesgondsrouillésetcriards.L'Italiennevitparaîtreunjeunehommegrandetbienfaitdontl'uniformeimpérialluifitbattrelecœur.L'officieravait le bras en écharpe, et la pâleur de son teint accusait de vives souffrances.En apercevant uneinconnue,iltressaillit.Amélie,quinepouvaitrienvoir,trembladeresterpluslongtemps;maisillui

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suffisaitd'avoirentendulegrincementdelaporte,elles'enallasansbruit.

—Ne craignez rien, dit le peintre à l'officier; mademoiselle est la fille du plus fidèle ami del'Empereur,lebarondePiombo.

LejeunemilitaireneconservaplusdedoutesurlepatriotismedeGinevra,aprèsl'avoirvue.

—Vousêtesblessé?dit-elle.

—Oh!cen'estrien,mademoiselle,laplaiesereferme.

Encemoment,lesvoixcriardesetperçantesdescolporteursarrivèrentjusqu'àl'atelier:«Voicilejugementquicondamneàmort...»Toustroistressaillirent.Lesoldatentendit,lepremier,unnomquilefitpâlir.

—Labédoyère!dit-ilentombantsurletabouret.

Ils se regardèrent en silence. Des gouttes de sueur se formèrent sur le front livide du jeunehomme,ilsaisitd'unemainetparungestededésespoirlestouffesnoiresdesachevelure,etappuyasoncoudesurlebordduchevaletdeGinevra.

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—Après tout, dit-il en se levant brusquement, Labédoyère et moi nous savions ce que nousfaisions. Nous connaissions le sort qui nous attendait après le triomphe comme après la chute. Ilmeurtpoursacause,etmoijemecache...

Ilallaprécipitammentverslaportedel'atelier;maispluslestequelui,Ginevras'étaitélancéeetluienbarraitlechemin.

—Rétablirez-vous l'Empereur? dit-elle. Croyez-vous pouvoir relever ce géant quand lui-mêmen'apassuresterdebout?

—Que voulez-vous que je devienne? dit alors le proscrit en s'adressant aux deux amis que luiavaitenvoyéslehasard.Jen'aipasunseulparentdanslemonde,Labédoyèreétaitmonprotecteuretmonami,jesuisseul;demainjeseraipeut-êtreproscritoucondamné,jen'aijamaiseuquemapayepour fortune, j'aimangémon dernier écu pour venir arracher Labédoyère à son sort et tâcher del'emmener; lamort est donc une nécessité pourmoi.Quand on est décidé àmourir, il faut savoirvendresatêteaubourreau.Jepensaistoutàl'heurequelavied'unhonnêtehommevautbiencellededeuxtraîtres,etqu'uncoupdepoignardbienplacépeutdonnerl'immortalité.

CetaccèsdedésespoireffrayalepeintreetGinevraelle-même,quicompritbienlejeunehomme.L'Italienneadmiracettebelletêteetcettevoixdélicieusedontladouceurétaitàpeinealtéréepardesaccentsdefureur;puisellejetatoutàcoupdubaumesurtouteslesplaiesdel'infortuné.

—Monsieur,dit-elle,quantàvotredétressepécuniaire,permettez-moidevousoffrirl'ordemeséconomies.Mon père est riche, je suis son seul enfant, ilm'aime, et je suis bien sûre qu'il nemeblâmerapas.Nevousfaitespasscrupuled'accepter:nosbiensviennentdel'Empereur,nousn'avonspasuncentimequinesoituneffetdesamunificence.N'est-cepasêtrereconnaissantsqued'obligerundesesfidèlessoldats?Prenezdonccettesommeavecaussipeudefaçonsquej'enmetsàvousl'offrir.Ce n'est que de l'argent, ajouta-t-elle d'un ton de mépris. Maintenant, quant à des amis, vous entrouverez!Là,ellelevafièrementlatête,etsesyeuxbrillèrentd'unéclatinusité.—Latêtequitomberademaindevantunedouzainedefusilssauvelavôtre,reprit-elle.Attendezquecetoragepasse,etvouspourrezallerchercherduserviceàl'étrangersil'onnevousoubliepas,oudansl'arméefrançaisesil'onvousoublie.

Ilexistedanslesconsolationsquedonneunefemmeunedélicatessequiatoujoursquelquechosedematernel,deprévoyant,decomplet.Maisquand,àcesparolesdepaixetd'espérance,sejoignentlagrâcedesgestes,cetteéloquencedetonquivientducœur,etquesurtoutlabienfaitriceestbelle,ilestdifficileàunjeunehommederésister.Lecolonelaspiral'amourpartouslessens.Unelégèreteinterosenuançasesjouesblanches,sesyeuxperdirentunpeudelamélancoliequilesternissait,etilditd'unsondevoixparticulier:—Vousêtesunangedebonté!MaisLabédoyère,ajouta-t-il,Labédoyère!

Acecri,ilsseregardèrenttouslestroisensilence,etilssecomprirent.Cen'étaitplusdesamisdevingtminutes,maisdevingtans.

—Moncher,repritServin,pouvez-vouslesauver?

—Jepuislevenger.

Ginevratressaillit:quoiquel'inconnufûtbeau,sonaspectn'avaitpointémulajeunefille;ladoucepitiéquelesfemmestrouventdansleurcœurpourlesmisèresquin'ontriend'ignobleavaitétoufféchezGinevratouteautreaffection:maisentendreuncridevengeance,rencontrerdansceproscritune

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âmeitalienne,dudévouementpourNapoléon,delagénérositéàlacorse?....c'enétaittroppourelle;ellecontempladoncl'officieravecuneémotionrespectueusequiluiagitafortementlecœur.Pourlapremièrefois,unhommeluifaisaitéprouverunsentimentsivif.Commetouteslesfemmes,elleseplutàmettrel'âmedel'inconnuenharmonieaveclabeautédistinguéedesestraits,aveclesheureusesproportionsdesataillequ'elleadmiraitenartiste.Menéeparlehasarddelacuriositéàlapitié,delapitié à un intérêt puissant, elle arrivait de cet intérêt à des sensations si profondes, qu'elle crutdangereuxderesterlàpluslongtemps.

—Ademain,dit-elleenlaissantàl'officierleplusdouxdesessourirespourconsolation.

Envoyantcesourire,quijetaitcommeunnouveaujoursurlafiguredeGinevra,l'inconnuoubliatoutpendantuninstant.

—Demain,répondit-ilavectristesse,demain,Labédoyère...

Ginevraseretourna,mitundoigtsurseslèvres,etleregardacommesielleluidisait:—Calmez-vous,soyezprudent.

Alorslejeunehommes'écria:—ODio!chenonvorreiviveredopoaverlaveduta!(ODieu,quinevoudraitvivreaprèsl'avoirvue!)

L'accentparticulieraveclequelilprononçacettephrasefittressaillirGinevra.

—VousêtesCorse?s'écria-t-elleenrevenantàluilecœurpalpitantd'aise.

—Je suisnéenCorse, répondit-il;mais j'ai été amené très-jeuneàGênes; et, aussitôtque j'eusatteintl'âgeauquelonentreauservicemilitaire,jemesuisengagé.

Labeautédel'inconnu,l'attraitsurnaturelqueluiprêtaientsesopinionsbonapartistes,sablessure,sonmalheur,sondangermême, toutdisparutauxyeuxdeGinevra,ouplutôt toutsefonditdansunseul sentiment, nouveau, délicieux.Ce proscrit était un enfant de laCorse, il en parlait le langagechéri!Lajeunefillerestapendantunmomentimmobile,retenueparunesensationmagique.Elleavaiten effet sous les yeux un tableau vivant auquel tous les sentiments humains réunis et le hasarddonnaientdevivescouleurs.Surl'invitationdeServin,l'officiers'étaitassissurundivan.Lepeintreavait dénoué l'écharpe qui retenait le bras de son hôte, et s'occupait à en défaire l'appareil afin depanserlablessure.Ginevrafrissonnaenvoyantlalongueetlargeplaiequelalamed'unsabreavaitfaitesurl'avant-brasdujeunehomme,etlaissaéchapperuneplainte.L'inconnulevalatêteverselleetsemitàsourire.Ilyavaitquelquechosedetouchantetquiallaitàl'âmedansl'attentionaveclaquelleServinenlevaitlacharpieettâtaitleschairsmeurtries;tandisquelafiguredublessé,quoiquepâleetmaladive,exprimait,à l'aspectdelajeunefille,plusdeplaisirquedesouffrance.Uneartistedevaitadmirer involontairement cette opposition de sentiments, et les contrastes que produisaient lablancheurdeslinges,lanuditédubras,avecl'uniformebleuetrougedel'officier.Encemoment,uneobscurité douce enveloppait l'atelier; mais un dernier rayon de soleil vint éclairer la place où setrouvaitleproscrit,ensortequesanobleetblanchefigure,sescheveuxnoirs,sesvêtements,toutfutinondé par le jour. Cet effet si simple, la superstitieuse Italienne le prit pour un heureux présage.L'inconnuressemblaitainsiàuncélestemessagerquiluifaisaitentendrelelangagedelapatrie,etlamettaitsouslecharmedessouvenirsdesonenfance,pendantquedanssoncœurnaissaitunsentimentaussifrais,aussipurquesonpremierâged'innocence.Pendantunmomentbiencourt,elledemeurasongeuseetcommeplongéedansunepenséeinfinie;puisellerougitdelaisservoirsapréoccupation,échangeaundouxetrapideregardavecleproscrit,ets'enfuitenlevoyanttoujours.

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Lelendemainn'étaitpasunjourdeleçon,Ginevravintàl'atelieretleprisonnierputresterauprèsdesacompatriote;Servin,quiavaituneesquisseàterminer,permitaureclusd'ydemeurerenservantdementor aux deux jeunes gens, qui s'entretinrent souvent en corse. Le pauvre soldat raconta sessouffrancespendantladéroutedeMoscou,carils'étaittrouvé,àl'âgededix-neufans,aupassagedelaBérézina,seuldesonrégimentaprèsavoirperdudanssescamaradeslesseulshommesquipussents'intéresseràunorphelin. Ilpeignit en traitsde feu legranddésastredeWaterloo.Savoix futunemusiquepour l'Italienne.Élevéeà lacorse,Ginevraétaitenquelquesorte la fillede lanature,elleignoraitlemensongeetselivraitsansdétouràsesimpressions,ellelesavouait,ouplutôtleslaissaitdevinersanslemanégedelapetiteetcalculatricecoquetteriedesjeunesfillesdeParis.

Pendantcettejournée,ellerestaplusd'unefois,sapaletted'unemain,sonpinceaudel'autre,sansque le pinceau s'abreuvât des couleurs de la palette: les yeux attachés sur l'officier et la bouchelégèremententr'ouverte,elleécoutait,setenanttoujoursprêteàdonneruncoupdepinceauqu'ellenedonnaitjamais.Ellenes'étonnaitpasdetrouvertantdedouceurdanslesyeuxdujeunehomme,carellesentaitlessiensdevenirdouxmalgrésavolontédelestenirsévèresoucalmes.Puis,ellepeignaitensuiteavecuneattentionparticulièreetpendantdesheuresentières,sansleverlatête,parcequ'ilétaitlà, près d'elle, la regardant travailler. La première fois qu'il vint s'asseoir pour la contempler ensilence,elleluiditd'unsondevoixému,etaprèsunelonguepause:—Celavousamusedonc,devoirpeindre?

Ce jour-là,elleappritqu'il senommaitLuigi.Avantdeseséparer, ilsconvinrentque, les joursd'atelier, s'il arrivait quelque événement politique important, Ginevra l'en instruirait en chantant àvoixbassecertainsairsitaliens.

Lelendemain,mademoiselleThirionappritsouslesecretàtoutessescompagnesqueGinevradiPiomboétaitaiméed'unjeunehommequivenait,pendantlesheuresconsacréesauxleçons,s'établirdanslecabinetnoirdel'atelier.

—Vousquiprenezsonparti,dit-elleàmademoiselleRoguin,examinez-labien,etvousverrezàquoiellepasserasontemps.

Ginevra fut donc observée avec une attention diabolique.On écouta ses chansons, on épia sesregards. Au moment où elle ne croyait être vue de personne, une douzaine d'yeux étaientincessammentarrêtéssurelle.Ainsiprévenues,cesjeunesfillesinterprétèrentdansleursensvrailesagitationsquipassèrentsurlabrillantefiguredel'Italienne,etsesgestes,etl'accentparticulierdesesfredonnements,et l'airattentifavec lequelelleécoutaitdessons indistinctsqu'elle seuleentendaitàtravers la cloison. Au bout d'une huitaine de jours, une seule des quinze élèves de Servin s'étaitrefusée à voir Louis par la crevasse de la cloison. Cette jeune fille était Laure, la jolie personnepauvreetassiduequi,paruninstinctdefaiblesse,aimaitvéritablementlabelleCorseetladéfendaitencore.MademoiselleRoguinvoulutfaireresterLauresurl'escalieràl'heuredudépart,afindeluiprouver l'intimitédeGinevraetdubeau jeunehommeen lessurprenantensemble.Laurerefusadedescendre à un espionnage que la curiosité ne justifiait pas, et devint l'objet d'une réprobationuniverselle.

Bientôtlafilledel'huissierducabinetduroitrouvaqu'iln'étaitpasconvenablepourelledeveniràl'atelierd'unpeintredontlesopinionsavaientuneteintedepatriotismeoudebonapartisme,cequi,àcette époque, semblait une seule et même chose; elle ne revint donc plus chez Servin, qui refusapoliment d'aller chez elle. Si Amélie oublia Ginevra, le mal qu'elle avait semé porta ses fruits.Insensiblement, par hasard, par caquetage ou par pruderie, toutes les autres jeunes personnes

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instruisirent leursmèresde l'étrangeaventurequisepassaità l'atelier.UnjourMathildeRoguinnevintpas, la leçonsuivantecefutuneautre jeunefille;enfin troisouquatredemoiselles,quiétaientrestéeslesdernières,nerevinrentplus.GinevraetmademoiselleLaure,sapetiteamie,furentpendantdeux ou trois jours les seules habitantes de l'atelier désert. L'Italienne ne s'apercevait point del'abandon dans lequel elle se trouvait, et ne recherchait même pas la cause de l'absence de sescompagnes.AyantinventédepuispeulesmoyensdecorrespondremystérieusementavecLouis,ellevivait à l'atelier comme dans une délicieuse retraite, seule aumilieu d'unmonde, ne pensant qu'àl'officier et aux dangers qui lemenaçaient. Cette jeune fille, quoique sincèrement admiratrice desnobles caractères qui ne veulent pas trahir leur foi politique, pressait Louis de se soumettrepromptementàl'autoritéroyale,afindelegarderenFrance.Louisnevoulaitpassortirdesacachette.Si les passions ne naissent et ne grandissent que sous l'influence d'événements extraordinaires etromanesques,onpeutdirequejamaistantdecirconstancesneconcoururentàlierdeuxêtresparunmêmesentiment.L'amitiédeGinevrapourLouisetdeLouispourellefitplusdeprogrèsenunmoisqu'uneamitiédumonden'enfaitendixansdansunsalon.L'adversitén'est-ellepaslapierredetouchedescaractères?GinevraputdoncapprécierfacilementLouis, leconnaître,etilsressentirentbientôtuneestimeréciproquel'unpourl'autre.PlusâgéequeLouis,Ginevratrouvaitunedouceurextrêmeàêtrecourtiséeparunjeunehommedéjàsigrand,siéprouvéparlesort,etquijoignaitàl'expérienced'unhommetouteslesgrâcesdel'adolescence.Desoncôté,Louisressentaitunindicibleplaisiràselaisser protéger en apparencepar une jeune fille devingt-cinq ans. Il y avait dans ce sentiment uncertain orgueil inexplicable. Peut-être était-ce une preuve d'amour. L'union de la douceur et de lafierté,delaforceetdelafaiblesseavaitenGinevrad'irrésistiblesattraits,etLouisétaitentièrementsubjuguéparelle.Ilss'aimaientsiprofondémentdéjà,qu'ilsn'avaienteubesoinnideselenier,nideseledire.

Unjour,verslesoir,Ginevraentenditlesignalconvenu,Louisfrappaitavecuneépinglesurlaboiseriedemanièreànepasproduireplusdebruitqu'unearaignéequiattachesonfil,etdemandaitainsiàsortirdesaretraite.L'Italiennejetauncoupd'œildans l'atelier,nevitpas lapetiteLaure,etrépondit au signal. Louis ouvrit la porte, aperçut l'écolière, et rentra précipitamment. Étonnée,Ginevraregardeautourd'elle,trouveLaure,etluiditenallantàsonchevalet:—Vousrestezbientard,machère.Cettetêtemeparaîtpourtantachevée,iln'yaplusqu'unrefletàindiquersurlehautdecettetressedecheveux.

—Vousseriezbienbonne,ditLaured'unevoixémue,sivousvouliezmecorrigercettecopie,jepourraisconserverquelquechosedevous....

—Je veux bien, réponditGinevra sûre de pouvoir ainsi la congédier. Je croyais, reprit-elle endonnant de légers coups de pinceau, que vous aviez beaucoup de chemin à faire de chez vous àl'atelier.

—Oh!Ginevra,jevaism'enalleretpourtoujours,s'écrialajeunefilled'unairtriste.

L'Italiennene fut pas autant affectéede cesparoles pleinesdemélancolie qu'elle l'aurait été unmoisauparavant.

—VousquittezmonsieurServin?demanda-t-elle.

—Vousnevousapercevezdoncpas,Ginevra,quedepuisquelquetempsiln'yaplusiciquevousetmoi?

—C'est vrai, répondit Ginevra frappée tout à coup comme par un souvenir. Ces demoiselles

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seraient-ellesmalades,semarieraient-elles,ouleurspèresseraient-ilstousdeserviceauchâteau?

—ToutesontquittémonsieurServin,réponditLaure.

—Etpourquoi?

—Acausedevous,Ginevra.

—Demoi!répétalafillecorseenselevant,lefrontmenaçant,l'œilfieretlesyeuxétincelants.

—Oh!nevousfâchezpas,mabonneGinevra,s'écriadouloureusementLaure.Maismamèreaussiveutquejequittel'atelier.Toutescesdemoisellesontditquevousaviezuneintrigue,quemonsieurServinseprêtaitàcequ'unjeunehommequivousaimedemeurâtdanslecabinetnoir;jen'aijamaiscrucescalomniesetn'enairienditàmamère.Hierausoir,madameRoguinarencontrémamèredansunbaletluiademandésiellem'envoyaittoujoursici.Surlaréponseaffirmativedemamère,elleluiarépétélesmensongesdecesdemoiselles.Mamanm'abiengrondée,elleaprétenduquejedevaissavoirtoutcela,quej'avaismanquéàlaconfiancequirègneentreunemèreetsafilleenneluienparlantpas.OmachèreGinevra!moiquivousprenaispourmodèle,combienjesuisfâchéedenepluspouvoirrestervotrecompagne...

—Nousnousretrouveronsdanslavie:lesjeunesfillessemarient...ditGinevra.

—Quandellessontriches,réponditLaure.

—Viensmevoir,monpèreadelafortune...

—Ginevra, reprit Laure attendrie, madame Roguin et ma mère doivent venir demain chezmonsieurServinpourluifairedesreproches,aumoinsqu'ilensoitprévenu.

LafoudretombéeàdeuxpasdeGinevral'auraitmoinsétonnéequecetterévélation.

—Qu'est-cequecelaleurfaisait?dit-ellenaïvement.

—Toutlemondetrouvecelafortmal.Mamanditquec'estcontraireauxmœurs...

—Etvous,Laure,qu'enpensez-vous?

LajeunefilleregardaGinevra,leurspenséesseconfondirent.Laureneretintplusseslarmes,sejetaaucoudesonamieetl'embrassa.Encemoment,Servinarriva.

—MademoiselleGinevra, dit-il avec enthousiasme, j'ai finimon tableau, on le vernit.Qu'avez-vousdonc?Ilparaîtquetoutescesdemoisellesprennentdesvacances,ousontàlacampagne.

Laureséchaseslarmes,saluaServin,etseretira.

—L'atelierestdésertdepuisplusieursjours,ditGinevra,etcesdemoisellesnereviendrontplus.

—Bah?...

—Oh!neriezpas,repritGinevra,écoutez-moi:jesuislacauseinvolontairedelapertedevotreréputation.

L'artiste se mit à sourire, et dit en interrompant son écolière:—Ma réputation?... mais, dansquelquesjours,montableauseraexposé.

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—Ilnes'agitpasdevotretalent,ditl'Italienne;maisdevotremoralité.CesdemoisellesontpubliéqueLouisétaitrenferméici,quevousvousprêtiez...à...notreamour...

—Ilyaduvrai là-dedans,mademoiselle, répondit leprofesseur.Lesmèresdecesdemoisellessontdesbégueules, reprit-il.Siellesétaientvenuesme trouver, tout seseraitexpliqué.Maisque jeprennedusoucidetoutcela?lavieesttropcourte!

Etlepeintrefitcraquersesdoigtspar-dessussatête.Louis,quiavaitentenduunepartiedecetteconversation,accourutaussitôt.

—Vousallezperdretoutesvosécolières,s'écria-t-il,etjevousaurairuiné.

L'artistepritlamaindeLouisetcelledeGinevra,lesjoignit.—Vousvousmarierez,mesenfants?leurdemanda-t-ilavecunetouchantebonhomie.Ilsbaissèrenttousdeuxlesyeux,etleursilencefutlepremier aveu qu'ils se firent.—Eh bien! reprit Servin, vous serez heureux, n'est-ce pas? Y a-t-ilquelquechosequipuissepayerlebonheurdedeuxêtrestelsquevous!

—Jesuisriche,ditGinevra,etvousmepermettrezdevousindemniser...

—Indemniser!... s'écria Servin. Quand on saura que j'ai été victime des calomnies de quelquessottes,etquejecachaisunproscrit;maistousleslibérauxdeParism'enverrontleursfilles!Jeseraipeut-êtrealorsvotredébiteur...

Louisserrait lamaindesonprotecteursanspouvoirprononceruneparole;maisenfinil luiditd'unevoixattendrie:—C'estdoncàvousquejedevraitoutemafélicité.

—Soyezheureux,jevousunis!ditlepeintreavecuneonctioncomiqueetenimposantlesmainssurlatêtedesdeuxamants.

Cette plaisanterie d'artiste mit fin à leur attendrissement. Ils se regardèrent tous trois en riant.L'ItalienneserralamaindeLouisparuneviolenteétreinteetavecunesimplicitéd'actiondignedesmœursdesapatrie.

—Ahçà,meschersenfants,repritServin,vouscroyezquetoutçavamaintenantàmerveille?Ehbien,vousvoustrompez.

Lesdeuxamantsl'examinèrentavecétonnement.

—Rassurez-vous, je suis le seul que votre espièglerie embarrasse!Madame Servin est un peucollet-monté,etjenesaisenvéritépascommentnousnousarrangeronsavecelle.

—Dieu! j'oubliais! s'écriaGinevra.Demain,madameRoguinet lamèredeLauredoiventvenirvous...

—J'entends!ditlepeintreeninterrompant.

—Maisvouspouvezvousjustifier,repritlajeunefilleenlaissantéchapperungestedetêtepleind'orgueil.MonsieurLouis,dit-elleense tournantvers luiet le regardantavec finesse,nedoitplusavoir d'antipathie pour le gouvernement royal?—Eh bien, reprit-elle après l'avoir vu souriant,demain matin j'enverrai une pétition à l'un des personnages les plus influents du ministère de laguerre, à un hommequi ne peut rien refuser à la fille du baron de Piombo.Nous obtiendrons unpardon tacite pour le commandant Louis, car ils ne voudront pas vous reconnaître le grade de

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colonel.Etvouspourrez,ajouta-t-elleens'adressantàServin,confondrelesmèresdemescharitablescompagnesenleurdisantlavérité.

—Vousêtesunange!s'écriaServin.

Pendantquecettescènesepassaitàl'atelier,lepèreetlamèredeGinevras'impatientaientdenepaslavoirrevenir.

—Ilestsixheures,etGinevran'estpasencorederetours'écriaBartholoméo.

—Ellen'estjamaisrentréesitard,réponditlafemmedePiombo.

Lesdeuxvieillardsseregardèrentavectouteslesmarquesd'uneanxiétépeuordinaire.Tropagitépourresterenplace,Bartholoméoselevaetfitdeuxfoisletourdesonsalonassezlestementpourunhomme de soixante-dix-sept ans.Grâce à sa constitution robuste il avait subi peu de changementsdepuislejourdesonarrivéeàParis,etmalgrésahautetaille,ilsetenaitencoredroit.Sescheveuxdevenusblancsetrareslaissaientàdécouvertuncrânelargeetprotubérantquidonnaitunehauteidéede son caractère et de sa fermeté. Sa figure marquée de rides profondes avait pris un très-granddéveloppement et gardait ce teint pâle qui inspire la vénération. La fougue des passions régnaitencoredans lefeusurnatureldesesyeuxdont lessourcilsn'avaientpasentièrementblanchi,etquiconservaientleurterriblemobilité.L'aspectdecettetêteétaitsévère,maisonvoyaitqueBartholoméoavaitledroitd'êtreainsi.Sabonté,sadouceurn'étaientguèreconnuesquedesafemmeetdesafille.Danssesfonctionsoudevantunétranger,ilnedéposaitjamaislamajestéqueletempsimprimaitàsapersonne,etl'habitudedefroncersesgrossourcils,decontracterlesridesdesonvisage,dedonneràsonregardunefixiténapoléonienne,rendaitsonabordglacial.Pendantlecoursdesaviepolitique,ilavaitétésigénéralementcraint,qu'ilpassaitpourpeusociable;maisiln'estpasdifficiled'expliquerles causesde cette réputation.Lavie, lesmœurs et la fidélité dePiombo faisaient la censurede laplupartdescourtisans.Malgré lesmissionsdélicatesconfiéesàsadiscrétion,etquipour toutautreeussentétélucratives,ilnepossédaitpasplusd'unetrentainedemillelivresderenteeninscriptionssur legrand-livre.Si l'onvientà songeraubonmarchédes rentes sous l'empire,à la libéralitédeNapoléonenversceuxdesesfidèlesserviteursquisavaientparler,ilestfaciledevoirquelebarondePiomboétaitunhommed'uneprobitésévère;ilnedevaitsonplumagedebaronqu'àlanécessitédanslaquelle Napoléon s'était trouvé de lui donner un titre en l'envoyant dans une cour étrangère.Bartholoméoavaittoujoursprofesséunehaineimplacablepourlestraîtresdonts'entouraNapoléonen croyant les conquérir à force de victoires. Ce fut lui qui, dit-on, fit trois pas vers la porte ducabinetdel'empereur,aprèsluiavoirdonnéleconseildesedébarrasserdetroishommesenFrance,laveilledujouroùilpartitpoursacélèbreetadmirablecampagnede1814.Depuislesecondretourdes Bourbons, Bartholoméo ne portait plus la décoration de la Légion-d'Honneur. Jamais hommen'offrituneplusbelleimagedecesvieuxrépublicains,amisincorruptiblesdel'Empire,quirestaientcommelesvivantsdébrisdesdeuxgouvernementslesplusénergiquesquelemondeaitconnus.SilebarondePiombodéplaisaitàquelquescourtisans,ilavaitlesDaru,lesDrouot,lesCarnotpouramis.Aussi,quantaurestedeshommespolitiques,depuisWaterloo,s'ensouciait-ilautantquedesboufféesdefuméequ'iltiraitdesoncigare.

BartholoméodiPiomboavaitacquis,moyennantlasommeassezmodiquequeMadame,mèredel'empereur,luiavaitdonnéedesespropriétésenCorse,l'ancienhôteldePortenduère,danslequelilnefitaucunchangement.Presquetoujourslogéauxfraisdugouvernement,iln'habitaitcettemaisonquedepuis lacatastrophedeFontainebleau.Suivant l'habitudedesgenssimplesetdehautevertu, lebaron et sa femme ne donnaient rien au faste extérieur: leurs meubles provenaient de l'ancien

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ameublementdel'hôtel.Lesgrandsappartementshautsd'étage,sombresetnusdecettedemeure,leslargesglacesencadréesdansdevieillesborduresdoréespresquenoires,etcemobilierdutempsdeLouisXIV,étaientenrapportavecBartholoméoetsafemme,personnagesdignesdel'antiquité.Sousl'Empire et pendant lesCent-Jours, en exerçant des fonctions largement rétribuées, le vieuxCorseavaiteuungrandtraindemaison,plutôtdanslebutdefairehonneuràsaplacequedansledesseindebriller.Savieetcelledesafemmeétaientsifrugales,sitranquilles,queleurmodestefortunesuffisaitàleursbesoins.Poureux,leurfilleGinevravalaittouteslesrichessesdumonde.Aussi,quand,enmai1814,lebarondePiomboquittasaplace,congédiasesgensetfermalaportedesonécurie,Ginevra,simpleet sans fastecommesesparents,n'eut-elleaucun regret: à l'exempledesgrandesâmes, ellemettait son luxe dans la force des sentiments, comme elle plaçait sa félicité dans la solitude et letravail.Puis,cestroisêtress'aimaienttroppourquelesdehorsdel'existenceeussentquelqueprixàleursyeux.Souvent,etsurtoutdepuislasecondeeteffroyablechutedeNapoléon,Bartholoméoetsafemmepassaientdes soiréesdélicieuses à entendreGinevra toucherdupianoouchanter. Il y avaitpoureuxunimmensesecretdeplaisirdans laprésence,dans lamoindreparolede leurfille, ils lasuivaientdesyeuxavecunetendreinquiétude,ilsentendaientsonpasdanslacour,quelquelégerqu'ilpûtêtre.Semblableàdesamants,ilssavaientresterdesheuresentièressilencieuxtoustrois,entendantmieuxainsiquepardesparoles l'éloquencede leursâmes.Cesentimentprofond, laviemêmedesdeux vieillards, animait toutes leurs pensées. Ce n'était pas trois existences, mais une seule, qui,semblableàlaflammed'unfoyer,sedivisaitentroislanguesdefeu.Siquelquefoislesouvenirdesbienfaits et du malheur de Napoléon, si la politique du moment triomphaient de la constantesollicitudedesdeuxvieillards,ilspouvaientenparlersansromprelacommunautédeleurspensées:Ginevra ne partageait-elle pas leurs passions politiques? Quoi de plus naturel que l'ardeur aveclaquelleilsseréfugiaientdanslecœurdeleuruniqueenfant?Jusqu'alors,lesoccupationsd'uneviepubliqueavaient absorbé l'énergiedubarondePiombo;mais enquittant ses emplois, leCorseeutbesoinderejetersonénergiedanslederniersentimentquiluirestât;puis,àpartlesliensquiunissentun père et une mère à leur fille, il y avait peut-être, à l'insu de ces trois âmes despotiques, unepuissante raison au fanatisme de leur passion réciproque: ils s'aimaient sans partage, le cœur toutentierdeGinevraappartenaitàsonpère,commeàelleceluidePiombo;enfin,s'ilestvraiquenousnous attachions les uns aux autres plus par nos défauts que par nos qualités, Ginevra répondaitmerveilleusementbienàtouteslespassionsdesonpère.Delàprocédaitlaseuleimperfectiondecettetriplevie.Ginevraétaitentièredanssesvolontés,vindicative,emportéecommeBartholoméol'avaitétépendantsajeunesse.LeCorsesecomplutàdéveloppercessentimentssauvagesdanslecœurdesafille, absolument comme un lion apprend à ses lionceaux à fondre sur leur proie. Mais cetapprentissage de vengeance ne pouvant en quelque sorte se faire qu'au logis paternel, Ginevra nepardonnaitrienàsonpère,etilfallaitqu'illuicédât.Piombonevoyaitquedesenfantillagesdanscesquerelles factices; mais l'enfant y contracta l'habitude de dominer ses parents. Au milieu de cestempêtesqueBartholoméoaimaitàexciter,unmotde tendresse,unregardsuffisaientpourapaiserleurs âmes courroucées, et ils n'étaient jamais si près d'un baiser que quand ils se menaçaient.Cependant,depuiscinqannéesenviron,Ginevra,devenueplussagequesonpère,évitaitconstammentcessortesdescènes.Sa fidélité, sondévouement, l'amourqui triomphaitdans toutessespenséesetsonadmirablebonsensavaientfaitjusticedesescolères;maisiln'enétaitpasmoinsrésultéunbiengrandmal:Ginevravivaitavecsonpèreetsamèresur lepiedd'uneégalité toujours funeste.Pourachever de faire connaître tous les changements survenus chez ces trois personnages depuis leurarrivée à Paris, Piombo et sa femme, gens sans instruction, avaient laissé Ginevra étudier à safantaisie.Augrédesescapricesdejeunefille,elleavaittoutapprisettoutquitté,reprenantetlaissantchaquepensée tourà tour, jusqu'àceque lapeinture fûtdevenuesapassiondominante;elleeûtétéparfaite,sisamèreavaitétécapablededirigersesétudes,del'éclaireretdemettreenharmonieles

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donsdelanature:sesdéfautsprovenaientdelafunesteéducationquelevieuxCorseavaitprisplaisiràluidonner.

Aprèsavoirpendantlong-tempsfaitcriersoussespaslesfeuillesduparquet,levieillardsonna.Undomestiqueparut.

—Allezau-devantdemademoiselleGinevra,dit-il.

—J'aitoujoursregrettédeneplusavoirdevoiturepourelle,observalabaronne.

—Ellen'enapasvoulu,réponditPiomboenregardantsafemmequi,accoutuméedepuisquaranteansàsonrôled'obéissance,baissalesyeux.

Déjàseptuagénaire,grande,sèche,pâleetridée,labaronneressemblaitparfaitementàcesvieillesfemmes que Schnetz met dans les scènes italiennes de ses tableaux de genre; elle restait sihabituellement silencieuse, qu'on l'eût prise pour une nouvelle madame Shandy; mais un mot, unregard,ungesteannonçaientquesessentimentsavaientgardélavigueuretlafraîcheurdelajeunesse.Sa toilette, dépouillée de coquetterie, manquait souvent de goût. Elle demeurait ordinairementpassive,plongéedansunebergère,commeunesultaneValidé,attendantouadmirantsaGinevra,sonorgueiletsavie.Labeauté,latoilette,lagrâcedesafille,semblaientêtredevenuessiennes.ToutpourelleétaitbienquandGinevrasetrouvaitheureuse.Sescheveuxavaientblanchi,etquelquesmèchessevoyaientau-dessusdesonfrontblancetridé,oulelongdesesjouescreuses.

—Voilàquinzejoursenviron,dit-elle,queGinevrarentreunpeuplustard.

—Jeann'irapasassezvite, s'écria l'impatientvieillardquicroisa lesbasquesdesonhabitbleu,saisitsonchapeau,l'enfonçasursatête,pritsacanneetpartit.

—Tun'iraspasloin,luicriasafemme.

Eneffet,laportecochères'étaitouverteetfermée,etlavieillemèreentendaitlepasdeGinevradanslacour.Bartholoméoreparuttoutàcoupportantentriomphesafille,quisedébattaitdanssesbras.

—La voici, la Ginevra, la Ginevrettina, la Ginevrina, la Ginevrola, la Ginevretta, la Ginevrabella!

—Monpère,vousmefaitesmal.

AussitôtGinevra fut posée à terre avec une sorte de respect. Elle agita la tête par un gracieuxmouvementpourrassurersamèrequidéjàs'effrayait,etpourluidirequec'étaituneruse.Levisageterne et pâle de la baronne reprit alors ses couleurs et une espèce de gaieté. Piombo se frotta lesmainsavecune forceextrême, symptôme lepluscertaindesa joie; il avaitpriscettehabitudeà lacourenvoyantNapoléonsemettreencolèrecontreceuxdesesgénérauxoudesesministresquileservaientmalouqui avaient commisquelque faute.Lesmusclesde sa figureune foisdétendus, lamoindreridedesonfrontexprimaitlabienveillance.Cesdeuxvieillardsoffraientencemomentuneimage exacte de ces plantes souffrantes auxquelles un peu d'eau rend la vie après une longuesécheresse.

—Atable, à table! s'écria lebaronenprésentant sa largemainàGinevraqu'ilnommaSignoraPiombellina,autresymptômedegaietéauquelsafilleréponditparunsourire.

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—Ahçà,ditPiomboensortantdetable,sais-tuquetamèrem'afaitobserverquedepuisunmoisturestesbeaucouppluslong-tempsquedecoutumeàtonatelier?Ilparaîtquelapeinturepasseavantnous.

—Omonpère!

—Ginevranouspréparesansdoutequelquesurprise,ditlamère.

—Tum'apporteraisuntableaudetoi?...s'écrialeCorseenfrappantdanssesmains.

—Oui,jesuistrès-occupéeàl'atelier,répondit-elle.

—Qu'as-tudonc,Ginevra?Tupâlis!luiditsamère.

—Non!s'écrialajeunefilleenlaissantéchapperungestederésolution,non,ilneserapasditqueGinevraPiomboauramentiunefoisdanssavie.

En entendant cette singulière exclamation, Piombo et sa femme regardèrent leur fille d'un airétonné.

—J'aimeunjeunehomme,ajouta-t-elled'unevoixémue.

Puis,sansoserregardersesparents,elleabaissaseslargespaupières,commepourvoilerlefeudesesyeux.

—Est-ceunprince?luidemandaironiquementsonpèreenprenantunsondevoixquifittremblerlamèreetlafille.

—Non,monpère,répondit-elleavecmodestie,c'estunjeunehommesansfortune....

—Ilestdoncbienbeau?

—Ilestmalheureux.

—Quefait-il?

—CompagnondeLabédoyère;ilétaitproscrit,sansasile,Servinl'acaché,et...

—Servin est un honnête garçon qui s'est bien comporté, s'écria Piombo;mais vous faitesmal,vous,mafille,d'aimerunautrehommequevotrepère...

—Ilnedépendpasdemoidenepasaimer,réponditdoucementGinevra.

—Jemeflattais,repritsonpère,quemaGinevrameseraitfidèlejusqu'àmamort,quemessoinsetceuxdesamèreseraient lesseulsqu'elleaurait reçus,quenotre tendressen'auraitpas rencontrédanssonâmedetendresserivale,etque...

—Vousai-jereprochévotrefanatismepourNapoléon?ditGinevra.N'avez-vousaiméquemoi?n'avez-vous pas été des mois entiers en ambassade? n'ai-je pas supporté courageusement vosabsences?Lavieadesnécessitésqu'ilfautsavoirsubir.

—Ginevra!

—Non,vousnem'aimezpaspourmoi,etvosreprochestrahissentuninsupportableégoïsme.

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—Tuaccusesl'amourdetonpère,s'écriaPiombolesyeuxflamboyants.

—Mon père, je ne vous accuserai jamais, réponditGinevra avec plus de douceur que samèretremblanten'enattendait.Vousavezraisondansvotreégoïsme,commej'airaisondansmonamour.Lecielm'esttémoinquejamaisfillen'amieuxremplisesdevoirsauprèsdesesparents.Jen'aijamaiseuquebonheuretamourlàoùd'autresvoientsouventdesobligations.Voiciquinzeansquejenemesuis pas écartée de dessous votre aile protectrice, et ce fut un bien doux plaisir pourmoi que decharmervosjours.Maisserais-jedoncingrateenmelivrantaucharmed'aimer,endésirantunépouxquimeprotègeaprèsvous?

—Ah!tucomptesavectonpère,Ginevra,repritlevieillardd'untonsinistre.

Ilsefitunepauseeffrayantependantlaquellepersonnen'osaparler.Enfin,Bartholoméorompitlesilenceens'écriantd'unevoixdéchirante:—Oh!resteavecnous,resteauprèsdetonvieuxpère!Jenesauraistevoiraimantunhomme.Ginevra,tun'attendraspaslongtempstaliberté...

—Mais,monpère, songezdoncquenousnevousquitteronspas,quenous seronsdeuxàvousaimer, que vous connaîtrez l'homme aux soins duquel vous me laisserez! Vous serez doublementchériparmoietparlui:parluiquiestencoremoi,etparmoiquisuistoutlui-même.

—O Ginevra! Ginevra! s'écria le Corse en serrant les poings, pourquoi ne t'es-tu pas mariéequandNapoléonm'avaitaccoutuméàcetteidée,etqu'ilteprésentaitdesducsetdescomtes?

—Ils m'aimaient par ordre, dit la jeune fille. D'ailleurs, je ne voulais pas vous quitter, et ilsm'auraientemmenéeaveceux.

—Tuneveuxpasnouslaisserseuls,ditPiombo;maistemarier,c'estnousisoler!Jeteconnais,mafille,tunenousaimerasplus.

—Élisa,ajouta-t-ilen regardantsa femmequi restait immobileetcommestupide,nousn'avonsplusdefille,elleveutsemarier.

Levieillard s'assit après avoir levé lesmainsen l'air commepour invoquerDieu;puis il restacourbé comme accablé sous sa peine. Ginevra vit l'agitation de son père, et la modération de sacolèreluibrisalecœur;elles'attendaitàunecrise,àdesfureurs,ellen'avaitpasarmésonâmecontreladouceurpaternelle.

—Mon père, dit-elle d'une voix touchante, non, vous ne serez jamais abandonné par votreGinevra.Maisaimez-laaussiunpeupourelle.Sivoussaviezcommeilm'aime!Ah!ceneseraitpasluiquimeferaitdelapeine!

—Déjàdescomparaisons,s'écriaPiomboavecunaccentterrible.Non,jenepuissupportercetteidée, reprit-il. S'il t'aimait comme tu mérites de l'être, il me tuerait; et s'il ne t'aimait pas, je lepoignarderais.

LesmainsdePiombotremblaient,seslèvrestremblaient,soncorpstremblaitetsesyeuxlançaientdeséclairs;Ginevraseulepouvaitsoutenirsonregard,caralorselleallumaitsesyeux,etlafilleétaitdignedupère.

—Oh!t'aimer!Quelestl'hommedignedecettevie?reprit-il.T'aimercommeunpère,n'est-cepasdéjàvivredansleparadis;quidoncseradigned'êtretonépoux?

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—Lui,ditGinevra,luidequijemesensindigne.

—Lui?répétamachinalementPiombo.Qui,lui?

—Celuiquej'aime.

—Est-cequ'ilpeutteconnaîtreencoreassezpourt'adorer?

—Mais,monpère,repritGinevraéprouvantunmouvementd'impatience,quandilnem'aimeraitpas,dumomentoùjel'aime....

—Tul'aimesdonc?s'écriaPiombo.Ginevrainclinadoucementlatête.—Tul'aimesalorsplusquenous?

—Cesdeuxsentimentsnepeuventsecomparer,répondit-elle.

—L'unestplusfortquel'autre,repritPiombo.

—Jecroisqueoui,ditGinevra.

—Tunel'épouseraspas,crialeCorsedontlavoixfitrésonnerlesvitresdusalon.

—Jel'épouserai,répliquatranquillementGinevra.

—MonDieu!monDieu! s'écria lamère, comment finira cette querelle?Santa Virgina!mettez-vousentreeux.

Le baron, qui se promenait à grands pas, vint s'asseoir; une sévérité glacée rembrunissait sonvisage,ilregardafixementsafille,etluiditd'unevoixdouceetaffaiblie:—Ehbien!Ginevra!non,tunel'épouseraspas.Oh!nemedispasouicesoir?... laisse-moicroirelecontraire.Veux-tuvoirtonpèreàgenouxetsescheveuxblancsprosternésdevanttoi?jevaistesupplier...

—GinevraPiombon'apasétéhabituéeàpromettreetànepas tenir, répondit-elle.Jesuisvotrefille.

—Ellearaison,ditlabaronne,noussommesmisesaumondepournousmarier.

—Ainsi,vousl'encouragezdanssadésobéissance,ditlebaronàsafemmequi,frappéedecemot,sechangeaenstatue.

—Cen'estpasdésobéirquedeserefuseràunordreinjuste,réponditGinevra.

—Ilnepeutpas être injustequand il émanede labouchedevotrepère,ma fille!Pourquoimejugez-vous?Larépugnancequej'éprouven'est-ellepasunconseild'enhaut?Jevouspréservepeut-êtred'unmalheur.

—Lemalheurseraitqu'ilnem'aimâtpas.

—Toujourslui!

—Oui,toujours,reprit-elle.Ilestmavie,monbien,mapensée.Mêmeenvousobéissant,ilseraittoujoursdansmoncœur.Medéfendredel'épouser,n'est-cepasvoushaïr?

—Tunenousaimesplus,s'écriaPiombo.

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—Oh!ditGinevraenagitantlatête.

—Ehbien!oublie-le,reste-nousfidèle.Aprèsnous...tucomprends.

—Monpère,voulez-vousmefairedésirervotremort?s'écriaGinevra.

—Je vivrai plus long-temps que toi! Les enfants qui n'honorent pas leurs parents meurentpromptement,s'écriasonpèreparvenuaudernierdegrédel'exaspération.

—Raisondepluspourmemarierpromptementetêtreheureuse!dit-elle.

Cesang-froid,cettepuissancederaisonnementachevèrentdetroublerPiombo,lesangluiportaviolemmentàlatête,sonvisagedevintpourpre.Ginevrafrissonna,elles'élançacommeunoiseausurles genoux de son père, lui passa ses bras autour du cou, lui caressa les cheveux, et s'écria toutattendrie:—Oh!oui,quejemeurelapremière!Jenetesurvivraispas,monpère,monbonpère!

—OmaGinevra,mafolle,maGinevrina,réponditPiombodonttoutelacolèresefonditàcettecaressecommeuneglacesouslesrayonsdusoleil.

—Ilétaittempsquevousfinissiez,ditlabaronned'unevoixémue.

—Pauvremère!

—Ah!Ginevretta!maGinevrabella!

Etlepèrejouaitavecsafillecommeavecunenfantdesixans, ils'amusaitàdéfairelestressesondoyantesdesescheveux,à lafairesauter; ilyavaitde lafoliedansl'expressiondesa tendresse.Bientôt sa fille le gronda en l'embrassant, et tenta d'obtenir en plaisantant l'entrée de sonLouis aulogis.Mais,toutenplaisantantaussi,lepèrerefusait.Ellebouda,revint,boudaencore;puis,àlafindelasoirée,ellesetrouvacontented'avoirgravédanslecœurdesonpèreetsonamourpourLouiset l'idéed'unmariageprochain.Le lendemainelleneparlaplusdesonamour,elleallaplus tardàl'atelier, elle en revint de bonne heure; elle devint plus caressante pour son père qu'elle ne l'avaitjamaisété, et semontrapleinede reconnaissance,commepour le remercierduconsentementqu'ilsemblait donner à son mariage par son silence. Le soir elle faisait long-temps de la musique, etsouventelles'écriait:—Ilfaudraitunevoixd'hommepourcenocturne!ElleétaitItalienne,c'esttoutdire.Auboutdehuit jours samère lui fit un signe, ellevint;puis à l'oreille et àvoixbasse:—J'aiamenétonpèreàlerecevoir,luidit-elle.

—Omamère!vousmefaitesbienheureuse!

Cejour-làGinevraeutdonclebonheurdereveniràl'hôteldesonpèreendonnantlebrasàLouis.Pourlasecondefois,lepauvreofficiersortaitdesacachette.LesactivessollicitationsqueGinevrafaisaitauprèsduducdeFeltre,alorsministredelaguerre,avaientétécouronnéesd'unpleinsuccès.Louisvenaitd'être réintégrésur lecontrôledesofficiersendisponibilité.C'étaitunbiengrandpasvers un meilleur avenir. Instruit par son amie de toutes les difficultés qui l'attendaient auprès dubaron,lejeunechefdebataillonn'osaitavouerlacraintequ'ilavaitdenepasluiplaire.Cethommesicourageuxcontrel'adversité,sibravesurunchampdebataille,tremblaitenpensantàsonentréedanslesalondesPiombo.Ginevralesentittressaillant,etcetteémotion,dontleprincipeétaitleurbonheur,futpourelleunenouvellepreuved'amour.

—Commevousêtespâle!luidit-ellequandilsarrivèrentàlaportedel'hôtel.

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—OGinevra!s'ilnes'agissaitquedemavie.

QuoiqueBartholoméofûtprévenuparsafemmedelaprésentationofficielledeceluiqueGinevraaimait,iln'allapasàsarencontre,restadanslefauteuiloùilavaitl'habituded'êtreassis,etlasévéritédesonfrontfutglaciale.

—Monpère,ditGinevra, jevousamèneunepersonnequevousaurezsansdouteplaisiràvoir:monsieurLouis,unsoldatquicombattaitàquatrepasdel'empereuràMont-Saint-Jean...

LebarondePiombose leva, jetaunregardfurtifsurLouis,et luiditd'unevoixsardonique:—Monsieurn'estpasdécoré?

—Je ne porte plus la Légion-d'Honneur, répondit timidement Louis qui restait humblementdebout.

Ginevra,blesséedel'impolitessedesonpère,avançaunechaise.Laréponsedel'officiersatisfitlevieuxserviteurdeNapoléon.MadamePiombo,s'apercevantquelessourcilsdesonmarireprenaientleurpositionnaturelle,ditpourranimer laconversation:—LaressemblancedemonsieuravecNinaPortaestétonnante.Netrouvez-vouspasquemonsieuratoutelaphysionomiedesPorta?

—Rien de plus naturel, répondit le jeune homme sur qui les yeux flamboyants de Piombos'arrêtèrent,Ninaétaitmasœur...

—TuesLuigiPorta?demandalevieillard.

—Oui.

BartholoméodiPiombo se leva, chancela, fut obligéde s'appuyer surune chaise et regarda safemme.ÉlisaPiombovintàlui;puislesdeuxvieillardssilencieuxsedonnèrentlebrasetsortirentdusalonenabandonnantleurfilleavecunesorted'horreur.LuigiPortastupéfaitregardaGinevra,quidevintaussiblanchequ'unestatuedemarbreetrestalesyeuxfixéssurlaporteverslaquellesonpèreetsamèreavaientdisparu:cesilenceetcetteretraiteeurentquelquechosedesisolennelque,pourlapremière foispeut-être, le sentimentde lacrainteentradans soncœur.Elle joignit sesmains l'unecontrel'autreavecforce,etditd'unevoixsiémuequ'ellenepouvaitguèreêtreentenduequeparunamant:—Combiendemalheurdansunmot!

—Aunomdenotreamour,qu'ai-jedoncdit,demandaLuigiPorta.

—Monpère,répondit-elle,nem'ajamaisparlédenotredéplorablehistoire,et j'étais tropjeunequandj'aiquittélaCorsepourlasavoir.

—Nousserionsenvendetta,demandaLuigientremblant.

—Oui.Enquestionnantmamère, j'ai apprisque lesPorta avaient tuémes frères et brûlénotremaison.Mon père amassacré toute votre famille.Comment avez-vous survécu, vous qu'il croyaitavoirattachéauxcolonnesd'unlitavantdemettrelefeuàlamaison?

—Jenesais,réponditLuigi.Asixansj'aiétéamenéàGênes,chezunvieillardnomméColonna.Aucundétailsurmafamillenem'aétédonné.Jesavaisseulementquej'étaisorphelinetsansfortune.CeColonnameservaitdepère,etj'aiportésonnomjusqu'aujouroùjesuisentréauservice.Commeil m'a fallu des actes pour prouver qui j'étais, le vieux Colonna m'a dit alors que moi, faible etpresqueenfantencore,j'avaisdesennemis.Ilm'aengagéàneprendrequelenomdeLuigipourleur

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échapper.

—Partez,partez,Luigi,s'écriaGinevra;maisnon,jedoisvousaccompagner.Tantquevousêtesdanslamaisondemonpère,vousn'avezrienàcraindre;aussitôtquevousensortirez,prenezbiengardeàvous!vousmarcherezdedangerendanger.MonpèreadeuxCorsesàsonservice,etsicen'estpasluiquimenaceravosjours,c'esteux.

—Ginevra,dit-il,cettehaineexistera-t-elledoncentrenous?

Lajeunefillesourittristementetbaissalatête.Ellelarelevabientôtavecunesortedefierté,etdit:—OLuigi, il faut que nos sentiments soient bien purs et bien sincères pour que j'aie la force demarcherdanslavoieoùjevaisentrer.Maisils'agitd'unbonheurquidoitdurertoutelavie,n'est-cepas?

Luigineréponditqueparunsourire,etpressalamaindeGinevra.Lajeunefillecompritqu'unvéritableamourpouvaitseuldédaignerencemomentlesprotestationsvulgaires.L'expressioncalmeet consciencieuse des sentiments de Luigi annonçait en quelque sorte leur force et leur durée. Ladestinéedecesdeuxépouxfutalorsaccomplie.Ginevraentrevitdebiencruelscombatsàsoutenir;maisl'idéed'abandonnerLouis,idéequipeut-êtreavaitflottédanssonâme,s'évanouitcomplétement.Aluipourtoujours,ellel'entraînatoutàcoupavecunesorted'énergiehorsdel'hôtel,etnelequittaqu'au moment où il atteignit la maison dans laquelle Servin lui avait loué un modeste logement.Quandellerevintchezsonpère,elleavaitpriscetteespècedesérénitéquedonneunerésolutionforte:aucunealtérationdanssesmanièresnepeignitd'inquiétude.Ellelevasursonpèreetsamère,qu'elletrouvaprêts à semettre à table, desyeuxdénuésdehardiesse et pleinsdedouceur; elle vit que savieillemèreavaitpleuré,larougeurdecespaupièresflétriesébranlaunmomentsoncœur;maisellecachasonémotion.Piombosemblaitêtreenproieàunedouleurtropviolente,tropconcentréepourqu'il pût la trahir par des expressions ordinaires. Les gens servirent le dîner auquel personne netoucha.L'horreurde lanourriture estundes symptômesqui trahissent lesgrandescrisesde l'âme.Toustroisselevèrentsansqu'aucund'euxsefûtadressélaparole.QuandGinevrafutplacéeentresonpèreetsamèredansleurgrandsalonsombreetsolennel,Piombovoulutparler,maisilnetrouvapasdevoix;ilessayademarcher,etnetrouvapasdeforce,ilrevints'asseoiretsonna.

—Jean,dit-ilenfinaudomestique,allumezdufeu,j'aifroid.

Ginevratressaillitetregardasonpèreavecanxiété.Lecombatqu'ilselivraitdevaitêtrehorrible,sa figure était bouleversée. Ginevra connaissait l'étendue du péril qui la menaçait, mais elle netremblaitpas; tandisquelesregardsfurtifsqueBartholoméojetaitsursafillesemblaientannoncerqu'ilcraignaitencemoment lecaractèredont laviolenceétaitsonpropreouvrage.Entreeux, toutdevaitêtreextrême.Aussilacertitudeduchangementquipouvaits'opérerdanslessentimentsdupèreetdelafilleanimait-ellelevisagedelabaronned'uneexpressiondeterreur.

—Ginevra,vousaimezl'ennemidevotrefamille,ditenfinPiombosansoserregardersafille.

—Celaestvrai,répondit-elle.

—Ilfautchoisirentreluietnous.Notrevendettafaitpartiedenous-mêmes.Quin'épousepasmavengeance,n'estpasdemafamille.

—Monchoixestfait,réponditGinevrad'unevoixcalme.

LatranquillitédesafilletrompaBartholoméo.

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—Omachère fille! s'écria levieillardquimontra sespaupièreshumectéespardes larmes, lespremièresetlesseulesqu'ilrépanditdanssavie.

—Jeseraisafemme,ditbrusquementGinevra.

Bartholoméo eut comme un éblouissement; mais il recouvra son sang-froid et répliqua:—Cemariageneseferapasdemonvivant,jen'yconsentiraijamais.Ginevragardalesilence.—Mais,ditlebaronencontinuant,songes-tuqueLuigiestlefilsdeceluiquiatuétesfrères?

—Ilavaitsixansaumomentoùlecrimeaétécommis,ildoitenêtreinnocent,répondit-elle.

—UnPorta?s'écriaBartholoméo.

—Maisai-jejamaispupartagercettehaine?ditvivementlajeunefille.M'avez-vousélevéedanscettecroyancequ'unPortaétaitunmonstre?Pouvais-jepenserqu'ilrestâtunseuldeceuxquevousavieztués?N'est-ilpasnaturelquevousfassiezcédervotrevendettaàmessentiments?

—UnPorta?ditPiombo.Sisonpèret'avaitjadistrouvéedanstonlit,tunevivraispas,ilt'auraitdonnécentfoislamort.

—Celasepeut,répondit-elle,maissonfilsm'adonnéplusquelavie.VoirLuigi,c'estunbonheursans lequel jene sauraisvivre.Luigim'a révélé lemondedes sentiments. J'ai peut-être aperçudesfiguresplusbellesencorequelasienne,maisaucunenem'aautantcharmée;j'aipeut-êtreentendudesvoix...non,non,jamaisdeplusmélodieuses.Luigim'aime,ilseramonmari.

—Jamais,ditPiombo.J'aimeraismieuxtevoirdanstoncercueil,Ginevra.LevieuxCorseseleva,semitàparcouriràgrandspaslesalonetlaissaéchappercesparolesaprèsdespausesquipeignaienttoutesonagitation:—Vouscroyezpeut-êtrefairepliermavolonté?détrompez-vous: jeneveuxpasqu'unPortasoitmongendre.Telleestmasentence.Qu'ilnesoitplusquestiondececientrenous.JesuisBartholoméodiPiombo,entendez-vous,Ginevra?

—Attachez-vousquelquesensmystérieuxàcesparoles?demanda-t-ellefroidement.

—Ellessignifientquej'aiunpoignard,etquejenecrainspaslajusticedeshommes.NousautresCorses,nousallonsnousexpliqueravecDieu.

—Ehbien!ditlafilleenselevant,jesuisGinevradiPiombo,etjedéclarequedanssixmoisjeserai la femme de Luigi Porta.—Vous êtes un tyran, mon père, ajouta-t-elle après une pauseeffrayante.

Bartholoméoserrasespoingsetfrappasurlemarbredelacheminée:Ah!noussommesàParis,dit-ilenmurmurant.

Il se tut, se croisa les bras, pencha la tête sur sa poitrine et ne prononça plus une seule parolependant toute la soirée. Après avoir exprimé sa volonté, la jeune fille affecta un sang-froidincroyable,ellesemitaupiano,chanta,jouadesmorceauxravissantsavecunegrâceetunsentimentquiannonçaientuneparfaitelibertéd'esprit, triomphantainsidesonpèredontlefrontneparaissaitpass'adoucir.Levieillardressentitcruellementcette tacite injure,etrecueillitencemomentundesfruitsamersdel'éducationqu'ilavaitdonnéeàsafille.Lerespectestunebarrièrequiprotégeautantun père et unemère que les enfants, en évitant à ceux-là des chagrins, à ceux-ci des remords. LelendemainGinevra,quivoulutsortiràl'heureoùelleavaitcoutumedeserendreàl'atelier,trouvala

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portedel'hôtelferméepourelle;maiselleeutbientôtinventéunmoyend'instruireLuigiPortadessévéritéspaternelles.Une femmedechambrequinesavaitpas lire fitparvenirau jeuneofficier lalettreque lui écrivitGinevra.Pendant cinq jours lesdeuxamants surent correspondre, grâce à cesrusesqu'on sait toujoursmachineràvingtans.Lepèreet la fille separlèrent rarement.Tousdeuxgardaientaufondducœurunprincipedehaine,ilssouffraient,maisorgueilleusementetensilence.Enreconnaissantcombienétaientfortslesliensd'amourquilesattachaientl'unàl'autre,ilsessayaientdelesbriser,sanspouvoiryparvenir.NullepenséedoucenevenaitpluscommeautrefoiségayerlestraitssévèresdeBartholoméoquandilcontemplaitsaGinevra.Lajeunefilleavaitquelquechosedefaroucheenregardantsonpère,etlereprochesiégeaitsursonfrontd'innocence;elleselivraitbienàd'heureusespensées,maisparfoisdesremordssemblaientternirsesyeux.Iln'étaitmêmepasdifficilededevinerqu'ellenepourraitjamaisjouirtranquillementd'unefélicitéquifaisaitlemalheurdesesparents.ChezBartholoméocommechezsafille,touteslesirrésolutionscauséesparlabonténativedeleursâmesdevaientnéanmoinséchouerdevantleurfierté,devantlarancuneparticulièreauxCorses.Ilss'encourageaientl'unetl'autredansleurcolèreetfermaientlesyeuxsurl'avenir.Peut-êtreaussiseflattaient-ilsmutuellementquel'uncéderaitàl'autre.

LejourdelanaissancedeGinevra,samère,désespéréedecettedésunionquiprenaituncaractèregrave,médita de réconcilier le père et la fille, grâce aux souvenirs de cet anniversaire. Ils étaientréunistoustroisdanslachambredeBartholoméo.Ginevradevinal'intentiondesamèreàl'hésitationpeinte sur son visage et sourit tristement. En ce moment un domestique annonça deux notairesaccompagnésdeplusieurs témoinsqui entrèrent.Bartholoméo regarda fixement ceshommes,dontlesfiguresfroidementcompasséesavaientquelquechosedeblessantpourdesâmesaussipassionnéesquel'étaientcellesdestroisprincipauxacteursdecettescène.Levieillardsetournaverssafilled'unair inquiet, ilvit sursonvisageunsourirede triomphequi lui fit soupçonnerquelquecatastrophe;mais il affecta de garder, à lamanière des sauvages, une immobilitémensongère en regardant lesdeuxnotairesavecunesortedecuriositécalme.Lesétrangerss'assirentaprèsyavoirétéinvitésparungesteduvieillard.

—MonsieurestsansdoutemonsieurlebarondePiombo,demandaleplusâgédesnotaires.

Bartholoméos'inclina.Lenotaire fitun légermouvementde tête, regarda la jeune filleavec lasournoiseexpressiond'ungardeducommercequisurprendundébiteur;etiltirasatabatière,l'ouvrit,ypritunepincéedetabac,semitàlahumeràpetitscoupsencherchantlespremièresphrasesdesondiscours; puis en les prononçant, il fit des repos continuels (manœuvre oratoire que ce signe—représenteratrès-imparfaitement).

—Monsieur,dit-il,jesuismonsieurRoguin,notairedemademoisellevotrefille,etnousvenons,—moncollègueetmoi,—pouraccomplir levœudela loiet—mettreuntermeauxdivisionsqui—paraîtraient—s'être introduites—entre vous et mademoiselle votre fille,—au sujet—de—son—mariageavecmonsieurLuigiPorta.

Cettephrase,assezpédantesquementdébitée,parutprobablementtropbelleàmaîtreRoguinpourqu'onpût la comprendred'un seul coup, il s'arrêta en regardantBartholoméo avecune expressionparticulière aux gens d'affaires et qui tient lemilieu entre la servilité et la familiarité. Habitués àfeindrebeaucoupd'intérêtpour lespersonnesauxquelles ilsparlent, lesnotaires finissentpar fairecontracteràleurfigureunegrimacequ'ilsrevêtentetquittentcommeleurpalliumofficiel.Cemasquedebienveillance,dontlemécanismeestsifacileàsaisir,irritatellementBartholoméoqu'illuifallutrappelertoutesaraisonpournepasjetermonsieurRoguinparlesfenêtres;uneexpressiondecolèreseglissadanssesrides,etenlavoyantlenotaireseditenlui-même:—Jeproduisdel'effet.

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—Mais, reprit-il d'une voix mielleuse, monsieur le baron, dans ces sortes d'occasions, notreministèrecommencetoujoursparêtreessentiellementconciliateur.—Daignezdoncavoirlabontédem'entendre.—Il est évident que mademoiselle Ginevra Piombo—atteint aujourd'hui même—l'âgeauquelilsuffitdefairedesactesrespectueuxpourqu'ilsoitpasséoutreàlacélébrationd'unmariage—malgréledéfautdeconsentementdesparents.Or,—ilestd'usagedanslesfamilles—quijouissentd'une certaine considération,—qui appartiennent à la société,—qui conservent quelque dignité,—auxquellesilimporteenfindenepasdonneraupubliclesecretdeleursdivisions,—etquid'ailleursneveulentpassenuireàelles-mêmesenfrappantderéprobationl'avenirdedeuxjeunesépoux(car—c'est se nuire à soi-même!)—il est d'usage,—dis-je,—parmi ces familles honorables—de ne paslaisser subsister des actes semblables,—qui restent, qui—sont desmonuments d'une division qui—finit—par cesser.—Dumoment,monsieur, où une jeune personne a recours aux actes respectueux,elleannonceuneintentiontropdécidéepourqu'unpèreet—unemère,ajouta-t-ilensetournantverslabaronne,puissentespérerdeluivoirsuivreleursavis.—Larésistancepaternelleétantalorsnulle—parcefait—d'abord,—puisétantinfirméeparlaloi,ilestconstantquetouthommesage,aprèsavoirfaitunedernièreremontranceàsonenfant,luidonnelalibertéde...

MonsieurRoguins'arrêtaens'apercevantqu'ilpouvaitparlerdeuxheuresainsi,sansobtenirderéponse, et il éprouva d'ailleurs une émotion particulière à l'aspect de l'homme qu'il essayait deconvertir. Il s'était faitunerévolutionextraordinairesur levisagedeBartholoméo: toutesses ridescontractéesluidonnaientunairdecruautéindéfinissable,etiljetaitsurlenotaireunregarddetigre.Labaronnedemeuraitmuetteetpassive.Ginevra,calmeetrésolue,attendait,ellesavaitquelavoixdunotaireétaitpluspuissantequelasienne,etalorsellesemblaits'êtredécidéeàgarderlesilence.Aumoment où Roguin se tut, cette scène devint si effrayante que les témoins étrangers tremblèrent:jamaispeut-êtreilsn'avaientétéfrappésparunsemblablesilence.Lesnotairesseregardèrentcommepourseconsulter,selevèrentetallèrentensembleàlacroisée.

—As-tujamaisrencontrédesclientsfabriquéscommeceux-là?demandaRoguinàsonconfrère.

—Iln'yarienàentirer,réponditleplusjeune.Ataplace,moi,jem'entiendraisàlalecturedemonacte.Levieuxnemeparaîtpasamusant,ilestcolère,ettunegagnerasrienàvouloirdiscuteraveclui...

MonsieurRoguin lutunpapier timbrécontenantunprocès-verbal rédigéà l'avanceetdemandafroidementàBartholoméoquelleétaitsaréponse.

—IlyadoncenFrancedesloisquidétruisentlepouvoirpaternel?demandaleCorse.

—Monsieur...ditRoguindesavoixmielleuse.

—Quiarrachentunefilleàsonpère?

—Monsieur...

—Quipriventunvieillarddesadernièreconsolation?

—Monsieur,votrefillenevousappartientque...

—Quiletuent?

—Monsieur,permettez!

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Rienn'estplus affreuxque le sang-froidet les raisonnements exactsd'unnotaire aumilieudesscènes passionnées où ils ont coutume d'intervenir. Les figures que Piombo voyait lui semblèrentéchappéesde l'enfer, sa rage froide et concentréene connut plusdebornes aumomentoù la voixcalmeetpresqueflûtéedesonpetitantagonisteprononçacefatal:«permettez?»Ilsautasurunlongpoignard suspenduparunclouau-dessusde sacheminéeet s'élança sur sa fille.Leplus jeunedesdeux notaires et l'un des témoins se jetèrent entre lui et Ginevra; mais Bartholoméo renversabrutalement les deux conciliateurs en leurmontrant une figure en feu et des yeux flamboyants quiparaissaientplusterriblesquenel'étaitlaclartédupoignard.QuandGinevrasevitenprésencedesonpère,elleleregardafixementd'unairdetriomphe,s'avançalentementversluiets'agenouilla.

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—Non!non!jenesaurais,dit-ilenlançantsiviolemmentsonarmequ'elleallas'enfoncerdanslaboiserie.

—Eh!bien,grâce!grâce,dit-elle.Voushésitezàmedonnerlamort,etvousmerefusezlavie.Omonpère,jamaisjenevousaitantaimé,accordez-moiLuigi!Jevousdemandevotreconsentementàgenoux:unefillepeuts'humilierdevantsonpère;monLuigi,oujemeurs.

L'irritation violente qui la suffoquait l'empêcha de continuer, elle ne trouvait plus de voix; seseffortsconvulsifsdisaientassezqu'elleétaitentrelavieetlamort.Bartholoméorepoussadurementsafille.

—Fuis,dit-il.LaLuigiPortanesauraitêtreunePiombo.Jen'aiplusdefille!Jen'aipaslaforcedetemaudire;maisjet'abandonne,ettun'asplusdepère.MaGinevraPiomboestenterréelà,s'écria-t-ild'unsondevoixprofond,ensepressantfortementlecœur.—Sorsdonc,malheureuse,ajouta-t-ilaprèsunmomentdesilence,sors,etnereparaisplusdevantmoi.Puis,ilpritGinevraparlebras,etlaconduisitsilencieusementhorsdelamaison.

Luigi,s'écriaGinevraenentrantdanslemodesteappartementoùétaitl'officier,monLuigi,nousn'avonsd'autrefortunequenotreamour.

—Noussommesplusrichesquetouslesroisdelaterre,répondit-il.

—Monpèreetmamèrem'ontabandonnée,dit-elleavecuneprofondemélancolie.

—Jet'aimeraipoureux.

—Nousseronsdoncbienheureux?s'écria-telleavecunegaietéquieutquelquechosed'effrayant.

—Ettoujours,répondit-ilenlaserrantsursoncœur.

LelendemaindujouroùGinevraquittalamaisondesonpère,elleallapriermadameServindeluiaccorderunasileetsaprotectionjusqu'à l'époquefixéepar la loipoursonmariageavecLuigiPorta.Là,commençapourellel'apprentissagedeschagrinsquelemondesèmeautourdeceuxquinesuivent pas ses usages.Très-affligée du tort que l'aventure deGinevra faisait à sonmari,madameServin reçut froidement la fugitive, et lui apprit par des paroles poliment circonspectes qu'elle nedevait pas compter sur son appui.Trop fière pour insister,mais étonnée d'un égoïsme auquel ellen'était pas habituée, la jeuneCorse alla se loger dans l'hôtel garni le plus voisin de lamaison oùdemeuraitLuigi.Le filsdesPortavintpasser toutes ses journéesauxpiedsde sa future; son jeuneamour, lapuretédesesparoles,dissipaient lesnuagesquelaréprobationpaternelleamassaitsur lefrontdelafillebannie,etilluipeignaitl'avenirsibeauqu'ellefinissaitparsourire,sansnéanmoinsoublierlarigueurdesesparents.

Unmatin, laservantedel'hôtelremitàGinevraplusieursmallesquicontenaientdesétoffes,dulinge,etunefouledechosesnécessairesàunejeunefemmequisemetenménage;ellereconnutdanscetenvoi laprévoyantebontéd'unemère,carenvisitantcesprésents,elle trouvaunebourseoù labaronneavaitmislasommequiappartenaitàsafille,enyjoignantlefruitdeseséconomies.L'argentétaitaccompagnéd'unelettreoùlamèreconjuraitlafilled'abandonnersonfunesteprojetdemariage,s'ilenétaitencoretemps;illuiavaitfallu,disait-elle,desprécautionsinouïespourfaireparvenircesfaiblessecoursàGinevra;ellelasuppliaitdenepasl'accuserdedureté,siparlasuiteellelalaissaitdansl'abandon,ellecraignaitdenepouvoirplusl'assister,ellelabénissait,luisouhaitaitdetrouverlebonheurdanscefatalmariage,siellepersistait,enluiassurantqu'ellenepensaitqu'àsafillechérie.

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Encetendroit,deslarmesavaienteffacéplusieursmotsdelalettre.

—Omamère!s'écriaGinevratoutattendrie.Elleéprouvaitlebesoindesejeteràsesgenoux,delavoir,etderespirerl'airbienfaisantdelamaisonpaternelle;elles'élançaitdéjà,quandLuigientra;elleleregarda,etsatendressefiliales'évanouit,seslarmesseséchèrent,ellenesesentitpaslaforced'abandonnercetenfantsimalheureuxetsiaimant.Êtreleseulespoird'unenoblecréature,l'aimeretl'abandonner... ce sacrifice est une trahison dont sont incapables de jeunes âmes. Ginevra eut lagénérositéd'ensevelirsadouleuraufonddesonâme.

Enfin, le jour dumariage arriva.Ginevra ne vit personne autour d'elle. Luigi avait profité dumomentoùelles'habillaitpourallerchercherlestémoinsnécessairesàlasignaturedeleuractedemariage. Ces témoins étaient de braves gens. L'un, ancien maréchal-des-logis de hussards, avaitcontracté,à l'armée,enversLuigi,decesobligationsquines'effacent jamaisducœurd'unhonnêtehomme; il s'était mis loueur de voitures et possédait quelques fiacres. L'autre, entrepreneur demaçonnerie, était le propriétaire de la maison où les nouveaux époux devaient demeurer. Chacund'eux se fit accompagner par un ami, puis tous quatre vinrent avec Luigi prendre la mariée. Peuaccoutumés aux grimaces sociales, et ne voyant rien que de très-simple dans le service qu'ilsrendaientàLuigi,cesgenss'étaienthabillésproprement,maissansluxe,etrienn'annonçaitlejoyeuxcortéged'unenoce.Ginevra,elle-même,semit très-simplementafindeseconformeràsa fortune;néanmoinssabeautéavaitquelquechosedesinobleetdesiimposant,qu'àsonaspectlaparoleexpirasurleslèvresdestémoinsquisecrurentobligésdeluiadresseruncompliment;ilslasaluèrentavecrespect,elles'inclina;ilslaregardèrentensilenceetnesurentplusquel'admirer.Cetteréservejetadufroidentreeux.Lajoienepeutéclaterqueparmidesgensquisesententégaux.Lehasardvoulutdoncquetoutfûtsombreetgraveautourdesdeuxfiancés,riennereflétaleurfélicité.L'égliseetlamairien'étaientpastrès-éloignéesdel'hôtel.LesdeuxCorses,suivisdesquatretémoinsqueleurimposaitlaloi,voulurentyalleràpied,dansunesimplicitéquidépouilladetoutappareilcettegrandescènedelaviesociale.Ilstrouvèrentdanslacourdelamairieunefouled'équipagesquiannonçaientnombreusecompagnie,ilsmontèrentetarrivèrentàunegrandesalleoùlesmariés,dontlebonheurétaitindiquépourcejour-là,attendaientassezimpatiemmentlemaireduquartier.Ginevras'assitprèsdeLuigiauboutd'ungrandbanc,etleurstémoinsrestèrentdebout,fautedesiéges.Deuxmariéespompeusementhabilléesdeblanc,chargéesderubans,dedentelles,deperles,etcouronnéesdebouquetsdefleursd'oranger dont les boutons satinés tremblaient sous leur voile, étaient entourées de leurs famillesjoyeuses,etaccompagnéesdeleursmères,qu'ellesregardaientd'unairàlafoissatisfaitetcraintif;touslesyeuxréfléchissaientleurbonheur,etchaquefiguresemblaitleurprodiguerdesbénédictions.Lespères,lestémoins,lesfrères,lessœursallaientetvenaient,commeunessaimsejouantdansunrayondesoleilquivadisparaître.Chacunsemblaitcomprendre lavaleurdecemoment fugitifoù,danslavie,lecœursetrouveentredeuxespérances:lessouhaitsdupassé,lespromessesdel'avenir.Acetaspect,Ginevrasentitsoncœursegonfler,etpressa lebrasdeLuigiqui lui lançaunregard.Une larme rouladans lesyeuxdu jeuneCorse, il ne comprit jamaismieuxqu'alors tout ceque saGinevra luisacrifiait.Cette larmeprécieusefitoublierà la jeunefille l'abandondans lequelellesetrouvait. L'amour versa des trésors de lumière entre les deux amants qui ne virent plus qu'eux aumilieudecetumulte:ilsétaientlà,seuls,danscettefoule,telsqu'ilsdevaientêtredanslavie.Leurstémoinsindifférentsàlacérémonie,causaienttranquillementdeleursaffaires.

—L'avoineestbienchère,disaitlemaréchal-des-logisaumaçon.

—Ellen'estpasencoresirenchériequeleplâtre,proportiongardée,réponditl'entrepreneur.

Etilsfirentuntourdanslasalle.

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—Commeonperddutempsici!s'écrialemaçonenremettantdanssapocheunegrossemontred'argent.

LuigietGinevra,serrésl'uncontrel'autre,semblaientnefairequ'unemêmepersonne.Certes,unpoëteauraitadmirécesdeuxtêtesuniesparunmêmesentiment,égalementcolorées,mélancoliquesetsilencieusesenprésencededeuxnocesbourdonnant,devantquatrefamillestumultueuses,étincelantde diamants, de fleurs, et dont la gaieté avait quelque chose de passager. Tout ce que ces groupesbruyantsetsplendidesmettaientdejoieendehors,LuigietGinevral'ensevelissaientaufonddeleurscœurs.D'uncôté,legrossierfracasduplaisir;del'autre,ledélicatsilencedesâmesjoyeuses:laterreet leciel.Mais la tremblanteGinevrane sutpasentièrementdépouiller les faiblessesde la femme.SuperstitieusecommeuneItalienne,ellevoulutvoirunprésagedanscecontraste,etgardaaufonddesoncœurunsentimentd'effroi,invincibleautantquesonamour.

Toutàcoup,ungarçondebureauàlalivréedelavilleouvrituneporteàdeuxbattants,l'onfitsilence, et sa voix retentit comme un glapissement en appelant monsieur Luigi da Porta etmademoiselleGinevradiPiombo.Cemomentcausaquelqueembarrasauxdeuxfiancés.Lacélébritédu nom de Piombo attira l'attention, les spectateurs cherchèrent une noce qui semblait devoir êtresomptueuse. Ginevra se leva, ses regards foudroyants d'orgueil imposèrent à toute la foule, elledonnalebrasàLuigi,etmarchad'unpasfermesuiviedesestémoins.Unmurmured'étonnementquiallacroissant,unchuchotementgénéralvintrappeleràGinevraquelemondeluidemandaitcomptedel'absencedesesparents:lamalédictionpaternellesemblaitlapoursuivre.

—Attendezlesfamilles,ditlemaireàl'employéquilisaitpromptementlesactes.

—Lepèreetlamèreprotestent,réponditflegmatiquementlesecrétaire.

—Desdeuxcôtés?repritlemaire.

—L'épouxestorphelin.

—Oùsontlestémoins?

—Lesvoici,réponditencorelesecrétaireenmontrantlesquatrehommesimmobilesetmuetsqui,lesbrascroisés,ressemblaientàdesstatues.

—Mais,s'ilyaprotestation?ditlemaire.

—Lesactesrespectueuxontétélégalementfaits,répliqual'employéenselevantpourtransmettreaufonctionnairelespiècesannexéesàl'actedemariage.

Ce débat bureaucratique eut quelque chose de flétrissant et contenait en peu demots toute unehistoire.LahainedesPortaetdesPiombo,deterriblespassionsfurentinscritessurunepagedel'ÉtatCivil,commesurlapierred'untombeausontgravéesenquelquesligneslesannalesd'unpeuple,etsouventmêmeenunmot:RobespierreouNapoléon.Ginevratremblait.Semblableàlacolombequi,traversantlesmers,n'avaitquel'archepourposersespieds,ellenepouvaitréfugiersonregardquedanslesyeuxdeLuigi,cartoutétaittristeetfroidautourd'elle.Lemaireavaitunairimprobateuretsévère, et son commis regardait les deux époux avec une curiositémalveillante.Rien n'eut jamaismoins l'air d'une fête.Comme toutes les choses de la vie humaine quand elles sont dépouillées deleurs accessoires, ce fut un fait simple en lui-même, immense par la pensée. Après quelquesinterrogationsauxquelleslesépouxrépondirent,aprèsquelquesparolesmarmottéesparlemaire,etaprès l'appositionde leurs signatures sur le registre,Luigi etGinevra furentunis.Lesdeux jeunes

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Corses,dontl'allianceoffraittoutelapoésieconsacréeparlegéniedanscelledeRoméoetJuliette,traversèrent deux haies de parents joyeux auxquels ils n'appartenaient pas, et qui s'impatientaientpresqueduretardque leurcausaitcemariagesi tristeenapparence.Quand la jeune fille se trouvadanslacourdelamairieetsousleciel,unsoupirs'échappadesonsein.

—Oh!touteuneviedesoinsetd'amoursuffira-t-ellepourreconnaîtrelecourageetlatendressedemaGinevra?luiditLuigi.

Acesmotsaccompagnéspardeslarmesdebonheur,lamariéeoubliatoutessessouffrances;carelleavaitsouffertdeseprésenterdevantlemonde,enréclamantunbonheurquesafamillerefusaitdesanctionner.

—Pourquoileshommessemettent-ilsdoncentrenous?dit-elleavecunenaïvetédesentimentquiravitLuigi.

Leplaisirrenditlesdeuxépouxpluslégers.Ilsnevirentniciel,niterre,nimaisons,etvolèrentcomme avec des ailes vers l'église.Enfin, ils arrivèrent à une petite chapelle obscure et devant unautelsanspompeoùunvieuxprêtrecélébraleurunion.Là,commeàlamairie,ilsfurententourésparlesdeuxnocesquilespersécutaientdeleuréclat.L'église,pleined'amisetdeparents,retentissaitdubruitquefaisaient lescarrosses, lesbedeaux, lessuisses, lesprêtres.Desautelsbrillaientde tout leluxeecclésiastique,lescouronnesdefleursd'orangerquiparaientlesstatuesdelaViergesemblaientêtreneuves.Onnevoyaitque fleurs,queparfums,queciergesétincelants,quecoussinsdeveloursbrodésd'or.Dieuparaissaitêtrecomplicedecettejoied'unjour.Quandilfalluttenirau-dessusdestêtesdeLuigietdeGinevracesymboled'unionéternelle,cejougdesatinblanc,doux,brillant,légerpour les uns, et de plomb pour le plus grand nombre, le prêtre chercha,mais en vain, les jeunesgarçonsquiremplissentcejoyeuxoffice:deuxdestémoinslesremplacèrent.L'ecclésiastiquefitàlahâteuneinstructionauxépouxsurlespérilsdelavie,surlesdevoirsqu'ilsenseigneraientunjouràleursenfants;et,àcesujet,ilglissaunreprocheindirectsurl'absencedesparentsdeGinevra;puis,aprèslesavoirunisdevantDieu,commelemairelesavaitunisdevantlaLoi,ilachevasamesseetlesquitta.

—Dieulesbénisse!ditVergniaudaumaçonsousleporchedel'église.Jamaisdeuxcréaturesnefurentmieuxfaitesl'unepourl'autre.Lesparentsdecettefille-làsontdesinfirmes.JeneconnaispasdesoldatplusbravequelecolonelLouis!Sitoutlemondes'étaitcomportécommelui,l'autreyseraitencore.

Labénédictiondusoldat,laseulequi,danscejour,leureûtétédonnée,répanditcommeunbaumesurlecœurdeGinevra.

Ilsseséparèrentenseserrantlamain,etLuigiremerciacordialementsonpropriétaire.

—Adieu,monbrave,ditLuigiaumaréchal,jeteremercie.

—Toutàvotreservice,moncolonel.Ame,individu,chevauxetvoitures,chezmoitoutestàvous.

—Commeilt'aime!ditGinevra.

Luigientraînavivementsamariéeàlamaisonqu'ilsdevaienthabiter,ilsatteignirentbientôtleurmodeste appartement; et, là, quand la porte fut refermée, Luigi prit sa femme dans ses bras ens'écriant:—OmaGinevra!carmaintenanttuesàmoi,iciestlavéritablefête.Ici,reprit-il,toutnoussourira.

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Ils parcoururent ensemble les trois chambres qui composaient leur logement.Lapièced'entréeservaitdesalonetdesalleàmanger.Adroitesetrouvaitunechambreàcoucher,àgaucheungrandcabinetqueLuigiavaitfaitarrangerpoursachèrefemmeetoùelle trouvaleschevalets, laboîteàcouleurs, les plâtres, les modèles, les mannequins, les tableaux, les portefeuilles, enfin tout lemobilierdel'artiste.

—Jetravailleraidonclà,dit-elleavecuneexpressionenfantine.Elleregardalongtempslatenture,lesmeubles, et toujours elle se retournait versLuigipour le remercier, car il y avait une sortedemagnificencedanscepetit réduit:unebibliothèquecontenait les livres favorisdeGinevra,au fondétaitunpiano.Elles'assitsurundivan,attiraLuigiprèsd'elle,etluiserrantlamain:—Tuasbongoût,dit-elled'unevoixcaressante.

—Tesparolesmefontbienheureux,dit-il.

—Maisvoyonsdonctout,demandaGinevra,àquiLuigiavaitfaitunmystèredesornementsdecetteretraite.

Ilsallèrentalorsversunechambrenuptiale,fraîcheetblanchecommeunevierge.

—Oh!sortons,ditLuigienriant.

—Maisjeveuxtoutvoir.Etl'impérieuseGinevravisital'ameublementaveclesoincurieuxd'unantiquaireexaminantunemédaille,elletouchalessoieriesetpassatoutenrevueaveclecontentementnaïfd'unejeunemariéequidéploielesrichessesdesacorbeille.Nouscommençonsparnousruiner,dit-elled'unairmoitiéjoyeux,moitiéchagrin.

—C'est vrai! tout l'arriéré dema solde est là, répondit Luigi. Je l'ai vendu à un brave hommenomméGigonnet.

—Pourquoi? reprit-elled'un tonde reprocheoùperçaitunesatisfactionsecrète.Crois-tuque jeseraismoinsheureusesousuntoit?Mais,reprit-elle, toutcelaestbienjoli,etc'estànous.Luigi lacontemplaitavectantd'enthousiasmequ'ellebaissalesyeuxetluidit:—Allonsvoirlereste.

Au-dessusdecestroischambres,souslestoits,ilyavaituncabinetpourLuigi,unecuisineetunechambrededomestique.Ginevrafutsatisfaitedesonpetitdomaine,quoiquelavues'ytrouvâtbornéeparle largemurd'unemaisonvoisine,etquelacourd'oùvenait le jourfûtsombre.Maislesdeuxamants avaient le cœur si joyeux, mais l'espérance leur embellissait si bien l'avenir, qu'ils nevoulurentapercevoirquedecharmantesimagesdansleurmystérieuxasile.Ilsétaientaufonddecettevastemaison et perdus dans l'immensité de Paris comme deux perles dans leur nacre, au sein desprofondesmers:pourtoutautrec'eûtétéuneprison,poureuxcefutunparadis.Lespremiersjoursdeleurunionappartinrentàl'amour.Illeurfuttropdifficiledesevouertoutàcoupautravail,etilsnesurent pas résister au charme de leur propre passion. Luigi restait des heures entières couché auxpieds de sa femme, admirant la couleur de ses cheveux, la coupe de son front, le ravissantencadrementdesesyeux,lapureté,lablancheurdesdeuxarcssouslesquelsilsglissaientlentementen exprimant le bonheur d'un amour satisfait.Ginevra caressait la chevelure de sonLuigi sans selasser de contempler, suivant une de ses expressions, la beltà folgorante de ce jeune homme, lafinesse de ses traits; toujours séduite par la noblesse de ses manières, comme elle le séduisaittoujours par la grâce des siennes. Ils jouaient comme des enfants avec des riens, ces riens lesramenaienttoujoursàleurpassion,etilsnecessaientleursjeuxquepourtomberdanslarêveriedufarniente.UnairchantéparGinevraleurreproduisaitencorelesnuancesdélicieusesdeleuramour.

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Puis, unissant leurs pas comme ils avaient uni leurs âmes, ils parcouraient les campagnes en yretrouvant leur amour partout, dans les fleurs, sur les cieux, au sein des teintes ardentes du soleilcouchant; ils le lisaient jusque sur les nuées capricieuses qui se combattaient dans les airs. Unejournée ne ressemblait jamais à la précédente, leur amour allait croissant parce qu'il était vrai. Ilss'étaientéprouvésenpeudejours,etavaientinstinctivementreconnuqueleursâmesétaientdecellesdont les richesses inépuisables semblent toujourspromettredenouvelles jouissancespour l'avenir.C'était l'amour dans toute sa naïveté, avec ses interminables causeries, ses phrases inachevées, seslongs silences, son repos oriental et sa fougue. Luigi etGinevra avaient tout compris de l'amour.L'amourn'est-ilpascommelamerqui,vuesuperficiellementouàlahâte,estaccuséedemonotonieparlesâmesvulgaires,tandisquecertainsêtresprivilégiéspeuventpasserleurvieàl'admirerenytrouvantsanscessedechangeantsphénomènesquilesravissent?

Cependant, un jour, la prévoyance vint tirer les jeunes époux de leur Éden, il était devenunécessairedetravaillerpourvivre.Ginevraquipossédaituntalentparticulierpourimiterlesvieuxtableaux,semitàfairedescopiesetseformauneclientèleparmilesbrocanteurs.Desoncôté,Luigichercha très-activementde l'occupation;mais il était fortdifficileàun jeuneofficier,dont tous lestalentssebornaientàbienconnaître lastratégie,de trouverde l'emploiàParis.Enfin,unjourque,lassédesesvainsefforts,ilavaitledésespoirdansl'âmeenvoyantquelefardeaudeleurexistencetombait toutentiersurGinevra, ilsongeaà tirerpartidesonécriture,quiétait fortbelle.Avecuneconstancedontsafemmeluidonnaitl'exemple,ilallasolliciterlesavoués,lesnotaires,lesavocatsdeParis.Lafranchisedesesmanières,sasituationintéressèrentvivementensafaveur,etilobtintassezd'expéditions pour être obligé de se faire aider par des jeunes gens. Insensiblement il entreprit lesécrituresengrand.Leproduitdecebureau, leprixdes tableauxdeGinevra, finirentparmettre lejeuneménagedansuneaisancequilerenditfier,carelleprovenaitdesonindustrie.Cefutpoureuxle plus beaumoment de leur vie.Les journées s'écoulaient rapidement entre les occupations et lesjoiesdel'amour.Lesoir,aprèsavoirbientravaillé,ilsseretrouvaientavecbonheurdanslacelluledeGinevra. Lamusique les consolait de leurs fatigues. Jamais une expression demélancolie ne vintobscurcir les traits de la jeune femme, et jamais elle ne se permit uneplainte.Elle savait toujoursapparaître à son Luigi le sourire sur les lèvres et les yeux rayonnants. Tous deux caressaient unepensée dominante qui leur eût fait trouver du plaisir aux travaux les plus rudes:Ginevra se disaitqu'elle travaillait pour Luigi, et Luigi pour Ginevra. Parfois, en l'absence de son mari, la jeunefemmesongeaitaubonheurparfaitqu'elleauraiteusicettevied'amours'étaitécouléeenprésencedesonpèreetdesamère,elletombaitalorsdansunemélancolieprofondeenéprouvantlapuissancedesremords; de sombres tableaux passaient commedes ombres dans son imagination: elle voyait sonvieuxpèreseulousamèrepleurant lesoiretdérobantses larmesà l'inexorablePiombo;cesdeuxtêtes blanches et graves se dressaient soudain devant elle, il lui semblait qu'elle ne devait plus lescontemplerqu'àla lueurfantastiquedusouvenir.Cetteidéelapoursuivaitcommeunpressentiment.Elle célébra l'anniversaire de son mariage en donnant à son mari un portrait qu'il avait souventdésiré,celuidesaGinevra.Jamaislajeuneartisten'avaitriencomposédesiremarquable.Apartuneressemblanceparfaite,l'éclatdesabeauté,lapuretédesessentiments,lebonheurdel'amour,yétaientrendusavecunesortedemagie.Lechef-d'œuvrefutinauguré.Ilspassèrentencoreuneautreannéeauseindel'aisance.L'histoiredeleurviepeutsefairealorsentroismots:Ilsétaientheureux.Ilneleurarrivadoncaucunévénementquimérited'êtrerapporté.

Aucommencementdel'hiverdel'année1819,lesmarchandsdetableauxconseillèrentàGinevradeleurdonnerautrechosequedescopies;ilsnepouvaientpluslesvendreavantageusementparsuitede laconcurrence.MadamePortareconnut le tortqu'elleavaiteudenepass'exerceràpeindredestableauxdegenrequiluiauraientacquisunnom,elleentrepritdefairedesportraits;maiselleeutà

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lutter contre une foule d'artistes encoremoins riches qu'elle ne l'était. Cependant, commeLuigi etGinevraavaientamasséquelqueargent,ilsnedésespérèrentpasdel'avenir.Alafindel'hiverdecettemêmeannée,Luigitravaillasansrelâche.Luiaussiluttaitcontredesconcurrents:leprixdesécrituresavait tellement baissé, qu'il ne pouvait plus employer personne, et se trouvait dans la nécessité deconsacrerplusde tempsqu'autrefoisàson labeurpourenretirer lamêmesomme.Safemmeavaitfiniplusieurstableauxquin'étaientpassansmérite;maislesmarchandsachetaientàpeineceuxdesartistesenréputation.Ginevralesoffritàvilprixsanspouvoirlesvendre.Lasituationdeceménageeutquelquechosed'épouvantable; les âmesdesdeuxépouxnageaientdans lebonheur, l'amour lesaccablait de ses trésors, la pauvreté se levait comme un squelette au milieu de cette moisson duplaisir, et ils secachaient l'unà l'autre leurs inquiétudes.AumomentoùGinevra se sentaitprèsdepleurerenvoyantsonLuigisouffrant,elle lecomblaitdecaresses.DemêmeLuigigardaitunnoirchagrin au fond de son cœur en exprimant à Ginevra le plus tendre amour. Ils cherchaient unecompensationà leursmauxdans l'exaltationde leurs sentiments, et leursparoles, leurs joies, leursjeuxs'empreignaientd'uneespècedefrénésie.Ilsavaientpeurdel'avenir.Quelestlesentimentdontlaforcepuissesecompareràcelled'unepassionquidoitcesserlelendemain,tuéeparlamortouparlanécessité?Quand ils se parlaient de leur indigence, ils éprouvaient le besoin de se tromper l'un etl'autre,etsaisissaientavecuneégaleardeurlepluslégerespoir.Unenuit,GinevracherchavainementLuigi auprèsd'elle, et se leva tout effrayée.Une faible lueurqui sedessinait sur lemurnoirde lapetite cour lui fit devinerque sonmari travaillait pendant lanuit.Luigi attendait que sa femme fûtendormie avant demonter à son cabinet. Quatre heures sonnèrent, le jour commençait à poindre,Ginevraserecouchaetfeignitdedormir.Luigirevintaccablédefatigueetdesommeil,etGinevraregarda douloureusement cette belle figure sur laquelle les travaux et les soucis imprimaient déjàquelquesrides.Deslarmesroulèrentdanslesyeuxdelajeunefemme.

—C'estpourmoiqu'ilpasselesnuitsàécrire,dit-elle.

Unepenséeséchaseslarmes.EllesongeaitàimiterLuigi.Lejourmême,elleallachezunrichemarchand d'estampes, et à l'aide d'une lettre de recommandation qu'elle se fit donner pour lenégociantparÉlieMagus,undesesmarchandsdetableaux,elleobtintuneentreprisedecoloriages.Lejour,ellepeignaitets'occupaitdessoinsduménage;puisquandlanuitarrivait,ellecoloriaitdesgravures.Ainsi,cesdeuxjeunesgens,éprisd'amour,n'entraientaulitnuptialquepourensortir;ilsfeignaienttousdeuxdedormir,etpardévouementsequittaientaussitôtquel'unavaittrompél'autre.Une nuit, Luigi succombant à l'espèce de fièvre que lui causait un travail sous le poids duquel ilcommençaitàplier, se levapourouvrir la lucarnedesoncabinet; il respirait l'airpurdumatin,etsemblaitoublier sesdouleursà l'aspectduciel,quandenabaissant ses regards il aperçutune fortelueursurlemurquifaisaitfaceauxfenêtresdel'appartementdeGinevra;lemalheureux,quidevinatout, descendit, marcha doucement et surprit sa femme au milieu de son atelier enluminant desgravures.

—Oh!Ginevra!s'écria-t-il.

Ellefitunsautconvulsifsursachaiseetrougit.

—Pouvais-jedormirtandisquetut'épuisaisdefatigue?dit-elle.

—Maisc'estàmoiseulqu'appartientledroitdetravaillerainsi.

—Puis-jeresteroisive,réponditlajeunefemmedontlesyeuxsemouillèrentdelarmes,quandjesaisque chaquemorceaudepainnous coûtepresqueunegouttede ton sang? Jemourrais si jene

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joignaispasmeseffortsauxtiens.Toutnedoit-ilpasêtrecommunentrenous,plaisirsetpeines?

—Elle a froid, s'écria Luigi avec désespoir. Ferme donc mieux ton châle sur ta poitrine, maGinevra,lanuitesthumideetfraîche.

Ils vinrent devant la fenêtre, la jeune femmeappuya sa tête sur le seinde sonbien-aiméqui latenait par la taille, et tous deux ensevelis dans un silence profond, regardèrent le ciel que l'aubeéclairaitlentement.Desnuagesd'uneteintegrisesesuccédèrentrapidement,etl'orientdevintdeplusenpluslumineux.

—Vois-tu,ditGinevra,c'estunprésage:nousseronsheureux.

—Oui,auciel,réponditLuigiavecunsourireamer.OGinevra!toiquiméritaistouslestrésorsdelaterre...

—J'aitoncœur,dit-elleavecunaccentdejoie.

—Ah!jenemeplainspas,reprit-ilenlaserrantfortementcontrelui.Etilcouvritdebaiserscevisage délicat qui commençait à perdre la fraîcheur de la jeunesse,mais dont l'expression était sitendreetsidouce,qu'ilnepouvaitjamaislevoirsansêtreconsolé.

—Quelsilence!ditGinevra.Monami,jetrouveungrandplaisiràveiller.Lamajestédelanuitestvraimentcontagieuse,elleimpose,elleinspire;ilyajenesaisquellepuissancedanscetteidée:toutdortetjeveille.

—O! ma Ginevra, ce n'est pas d'aujourd'hui que je sens combien ton âme est délicatementgracieuse!Maisvoicil'aurore,viensdormir.

—Oui,répondit-elle,si jenedorspasseule.J'aibiensouffert lanuitoùjemesuisaperçuequemonLuigiveillaitsansmoi!

Lecourageaveclequelcesdeuxjeunesgenscombattaientlemalheurreçutpendantquelquetempssarécompense;maisl'événementquimetpresquetoujourslecombleàlafélicitédesménagesdevaitleurêtrefuneste:Ginevraeutunfilsqui,pourseservird'uneexpressionpopulaire,futbeaucommelejour.Lesentimentdelamaternitédoublalesforcesdelajeunefemme.Luigiempruntapoursubveniraux dépenses des couches deGinevra.Dans les premiersmoments, elle ne sentit donc pas tout lemalaise de sa situation, et les deux époux se livrèrent au bonheur d'élever un enfant. Ce fut leurdernière félicité.Commedeuxnageursquiunissent leurseffortspour rompreuncourant, lesdeuxCorsesluttèrentd'abordcourageusement;maisparfoisilss'abandonnaientàuneapathiesemblableàces sommeils qui précèdent la mort, et bientôt ils se virent obligés de vendre leurs bijoux. LaPauvreté se montra tout à coup, non pas hideuse, mais vêtue simplement, et presque douce àsupporter; sa voix n'avait rien d'effrayant, elle ne traînait après elle ni désespoir, ni spectres, nihaillons;mais elle faisait perdre le souvenir et les habitudesde l'aisance; elle usait les ressorts del'orgueil.Puis,vintlaMisèredanstoutesonhorreur,insouciantedesesguenillesetfoulantauxpiedstouslessentimentshumains.SeptouhuitmoisaprèslanaissancedupetitBartholoméo,l'onauraiteude la peine à reconnaître dans la mère qui allaitait cet enfant malingre l'original de l'admirableportrait, le seulornementd'unechambrenue.Sans feuparun rudehiver,Ginevravit lesgracieuxcontoursdesafiguresedétruirelentement,sesjouesdevinrentblanchescommedelaporcelaine.Oneût dit que ses yeux avaient pâli. Elle regardait en pleurant son enfant amaigri, décoloré, et nesouffraitquedecette jeunemisère.Luigi,deboutetsilencieux,n'avaitplus lecouragedesourireà

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sonfils.

—J'ai couru tout Paris, disait-il d'une voix sourde, je n'y connais personne, et comment oserdemander à des indifférents?Vergniaud, le nourrisseur,monvieilÉgyptien, est impliquédansuneconspiration,ilaétémisenprison,etd'ailleurs,ilm'aprêtétoutcedontilpouvaitdisposer.Quantànotrepropriétaire,ilnenousariendemandédepuisunan.

—Maisnousn'avonsbesoinderien,réponditdoucementGinevraenaffectantunaircalme.

—Chaquejourquiarriveamèneunedifficultédeplus,repritLuigiavecterreur.

Lafaimétaità leurporte.Luigiprit tousles tableauxdeGinevra, leportrait,plusieursmeublesdesquels leménage pouvait encore se passer, il vendit tout à vil prix, et la somme qu'il en obtintprolongea l'agonie du ménage pendant quelques moments. Dans ces jours de malheur, Ginevramontra la sublimité de son caractère et l'étendue de sa résignation, elle supporta stoïquement lesatteintesdeladouleur;sonâmeénergiquelasoutenaitcontretouslesmaux,elletravaillaitd'unemaindéfaillanteauprèsdesonfilsmourant,expédiaitlessoinsduménageavecuneactivitémiraculeuse,etsuffisaitàtout.ElleétaitmêmeheureuseencorequandellevoyaitsurleslèvresdeLuigiunsourired'étonnement à l'aspect de la propreté qu'elle faisait régner dans l'unique chambre où ils s'étaientréfugiés.

—Monami,jet'aigardécemorceaudepain,luidit-elleunsoirqu'ilrentraitfatigué.

—Ettoi?

—Moi,j'aidîné,cherLuigi,jen'aibesoinderien.

Et la douce expression de son visage le pressait encore plus que sa parole d'accepter unenourriture de laquelle elle se privait, Luigi l'embrassa par un de ces baisers de désespoir qui sedonnaient en 1793 entre amis à l'heure où ils montaient ensemble à l'échafaud. En ces momentssuprêmes,deuxêtressevoientcœuràcœur.Aussi,lemalheureuxLuigicomprenanttoutàcoupquesa femme était à jeun, partagea-t-il la fièvre qui la dévorait, il frissonna, sortit en prétextant uneaffairepressante,carilauraitmieuxaiméprendrelepoisonleplussubtil,plutôtqued'éviterlamortenmangeantlederniermorceaudepainquisetrouvaitchezlui.IlsemitàerrerdansParisaumilieudesvoitureslesplusbrillantes,auseindeceluxeinsultantquiéclatepartout; ilpassapromptementdevantlesboutiquesdeschangeursoùl'orétincelle;enfin,ilrésolutdesevendre,des'offrircommeremplaçantpour leservicemilitaireenespérantquecesacrificesauveraitGinevra,etque,pendantson absence, elle pourrait rentrer en grâce auprès deBartholoméo. Il alla donc trouver un de ceshommesquifontlatraitedesblancs,etiléprouvaunesortedebonheuràreconnaîtreenluiunancienofficierdelagardeimpériale.

—Ilyadeuxjoursquejen'aimangé,luidit-ild'unevoixlenteetfaible,mafemmemeurtdefaim,etnem'adressepasuneplainte,elleexpireraitensouriant,jecrois.Degrâce,moncamarade,ajouta-t-ilavecunsourireamer,achète-moid'avance,jesuisrobuste,jenesuisplusauservice,etje...

L'officier donna une somme à Luigi en à-compte sur celle qu'il s'engageait à lui procurer.L'infortuné poussa un rire convulsif quand il tint une poignée de pièces d'or, il courut de toute saforceverssamaison,haletant,etcriantparfois:—OmaGinevra!Ginevra!Ilcommençaitàfairenuitquand il arriva chez lui. Il entra tout doucement, craignant de donner une trop forte émotion à safemme, qu'il avait laissée faible. Les derniers rayons du soleil pénétrant par la lucarne venaient

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mourirsurlevisagedeGinevraquidormaitassisesurunechaiseentenantsonenfantsursonsein.

—Réveille-toi, ma chère Ginevra, dit-il sans s'apercevoir de la pose de son enfant qui en cemomentconservaitunéclatsurnaturel.

Enentendantcettevoix, lapauvremèreouvrit lesyeux, rencontra le regarddeLuigi,etsourit;maisLuigijetauncrid'épouvante:Ginevraétaittoutàfaitchangée,àpeinelareconnaissait-il,illuimontraparungested'unesauvageénergiel'orqu'ilavaitàlamain.

La jeune femme semit à riremachinalement, et tout à coup elle s'écria d'une voix affreuse:—Louis!l'enfantestfroid.

Elleregardasonfilsets'évanouit,carlepetitBarthélemyétaitmort.Luigipritsafemmedanssesbrassansluiôterl'enfantqu'elleserraitavecuneforceincompréhensible;etaprèsl'avoirposéesurlelit,ilsortitpourappelerausecours.

—OmonDieu!dit-ilàsonpropriétairequ'ilrencontrasurl'escalier,j'aidel'or,etmonenfantestmortdefaim,samèresemeurt,aidez-nous!

IlrevintcommeundésespéréversGinevra,etlaissal'honnêtemaçonoccupé,ainsiqueplusieursvoisins, de rassembler tout ce qui pouvait soulager unemisère inconnue jusqu'alors, tant les deuxCorses l'avaient soigneusement cachée par un sentiment d'orgueil. Luigi avait jeté son or sur leplancher,ets'étaitagenouilléauchevetdulitoùgisaitsafemme.

—Monpère!s'écriaitGinevradanssondélire,prenezsoindemonfilsquiportevotrenom.

—Omonange!calme-toi,luidisaitLuigienl'embrassant,debeauxjoursnousattendent.

Cettevoixetcettecaresseluirendirentquelquetranquillité.

—OmonLouis!reprit-elleenleregardantavecuneattentionextraordinaire,écoute-moibien.Jesensquejemeurs.Mamortestnaturelle,jesouffraistrop,etpuisunbonheuraussigrandquelemiendevait se payer.Oui,monLuigi, console-toi. J'ai été si heureuse, que si je recommençais à vivre,j'accepterais encorenotredestinée. Je suisunemauvaisemère: je te regrette encoreplusque je neregrettemonenfant.—Monenfant,ajouta-t-elled'unsondevoixprofond.Deuxlarmessedétachèrentde ses yeuxmourants, et soudain elle pressa le cadavre qu'elle n'avait pu réchauffer.—Donnemachevelure à mon père, en souvenir de sa Ginevra, reprit-elle. Dis-lui bien que je ne l'ai jamaisaccusé...Satêtetombasurlebrasdesonépoux.

—Non,tunepeuxpasmourir,s'écriaLuigi,lemédecinvavenir.Nousavonsdupain.Tonpèrevaterecevoirengrâce.Laprospérités'estlevéepournous.Resteavecnous,angedebeauté!

Mais ce cœur fidèle et plein d'amour devenait froid,Ginevra tournait instinctivement les yeuxversceluiqu'elleadorait,quoiqu'ellenefûtplussensibleàrien:desimagesconfusess'offraientàsonesprit,prèsdeperdretoutsouvenirdelaterre.EllesavaitqueLuigiétaitlà,carelleserraittoujoursplusfortementsamainglacée,etsemblaitvouloirseretenirau-dessusd'unprécipiceoùellecroyaittomber.

—Monami,dit-elleenfin,tuasfroid,jevaisteréchauffer.

Ellevoulutmettrelamaindesonmarisursoncœur,maiselleexpira.Deuxmédecins,unprêtre,des voisins entrèrent en cemoment en apportant tout ce qui était nécessaire pour sauver les deux

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épouxetcalmerleurdésespoir.Cesétrangersfirentbeaucoupdebruitd'abord;maisquandilsfurententrés,unaffreuxsilencerégnadanscettechambre.

Pendant que cette scène avait lieu, Bartholoméo et sa femme étaient assis dans leurs fauteuilsantiques,chacunàuncoinde lavastecheminéedont l'ardentbrasier réchauffait àpeine l'immensesalon de leur hôtel. La pendulemarquaitminuit. Depuis longtemps le vieux couple avait perdu lesommeil. En ce moment, ils étaient silencieux comme deux vieillards tombés en enfance et quiregardent tout sans rienvoir.Leur salondésert,maispleinde souvenirspour eux, était faiblementéclairéparuneseulelampeprèsdemourir.Sanslesflammespétillantesdufoyer,ilseussentétédansuneobscuritécomplète.Undeleursamisvenaitdelesquitter,etlachaisesurlaquelleils'étaitassispendantsavisitesetrouvaitentrelesdeuxCorses.Piomboavaitdéjàjetéplusd'unregardsurcettechaise,etcesregardspleinsd'idéessesuccédaientcommedesremords,carlachaisevideétaitcellede Ginevra. Élisa Piombo épiait les expressions qui passaient sur la blanche figure de son mari.Quoiqu'ellefûthabituéeàdevinerlessentimentsduCorse,d'aprèsleschangeantesrévolutionsdesestraits, ilsétaient tourà toursimenaçantsetsimélancoliques,qu'ellenepouvaitplus liredanscetteâmeincompréhensible.

Bartholoméosuccombait-ilsouslespuissantssouvenirsqueréveillaitcettechaise?était-ilchoquédevoirqu'ellevenaitdeservirpourlapremièrefoisàunétrangerdepuisledépartdesafille?l'heuredesaclémence,cetteheuresivainementattenduejusqu'alors,avait-ellesonné?

Ces réflexions agitèrent successivement le cœur d'Élisa Piombo. Pendant un instant laphysionomiedesonmaridevintsiterrible,qu'elletremblad'avoiroséemployerunerusesisimplepour faire naître l'occasionde parler deGinevra.En cemoment, la bise chassa si violemment lesfloconsdeneigesurlespersiennes,quelesdeuxvieillardspurentenentendrelelégerbruissement.LamèredeGinevrabaissalatêtepourdéroberseslarmesàsonmari.Toutàcoupunsoupirsortitdelapoitrineduvieillard,safemmeleregarda,ilétaitabattu;ellehasardapourlasecondefois,depuistroisans,àluiparlerdesafille.

—SiGinevraavaitfroid,s'écria-t-elledoucement.Piombotressaillit.—Elleapeut-êtrefaim,dit-elleencontinuant.LeCorselaissaéchapperunelarme.—Elleaunenfant,etnepeutpas lenourrir,sonlaits'esttari,repritvivementlamèreavecl'accentdudésespoir.

—Qu'ellevienne!qu'ellevienne,s'écriaPiombo.Omonenfantchéri!tum'asvaincu.

Lamèreselevacommepourallercherchersafille.Encemoment,laportes'ouvritavecfracas,etunhommedontlevisagen'avaitplusriend'humainsurgittoutàcoupdevanteux.

—Morte! Nos deux familles devaient s'exterminer l'une par l'autre, car voilà tout ce qui rested'elle,dit-ilenposantsurunetablelalonguechevelurenoiredeGinevra.

Les deux vieillards frissonnèrent comme s'ils eussent reçu une commotion de la foudre, et nevirentplusLuigi.

—Ilnousépargneuncoupdefeu,carilestmort,s'écrialentementBartholoméoenregardantàterre.

Paris,janvier1830.

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MADAMEFIRMIANI.

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CHERALEXANDREDEBERNY.

Sonvieilami,

DEBALZAC.

Beaucoup de récits, riches de situations ou rendus dramatiques par les innombrables jets duhasard,emportentaveceuxleurspropresartificesetpeuventêtreracontésartistementousimplementpar toutes les lèvres, sans que le sujet y perde la plus légère de ses beautés;mais il est quelquesaventuresdelaviehumaineauxquelleslesaccentsducœurseulsrendentlavie,ilestcertainsdétailspourainsidireanatomiquesdontlesfibresdéliéesnereparaissentdansuneactionéteintequesouslesinfusions lesplushabilesde lapensée;puis, ilestdesportraitsquiveulentuneâmeetnesont riensanslestraitslesplusdélicatsdeleurphysionomiemobile;enfin,ilserencontredeceschosesquenousnesavonsdireoufairesansjenesaisquellesharmoniesinconnuesauxquellesprésidentunjour,uneheure,uneconjonctionheureusedanslessignescélestesoudesecrètesprédispositionsmorales.Cessortesderévélationsmystérieusesétaientimpérieusementexigéespourdirecettehistoiresimpleàlaquelleonvoudraitpouvoirintéresserquelques-unesdecesâmesnaturellementmélancoliquesetsongeuses qui se nourrissent d'émotions douces.Si l'écrivain, semblable à un chirurgienprès d'unamimourant,s'estpénétréd'uneespècederespectpourlesujetqu'ilmaniait,pourquoilelecteurnepartagerait-ilpascesentimentinexplicable?Est-ceunechosedifficilequedes'initieràcettevagueetnerveusetristessequi,n'ayantpointd'aliment,répanddesteintesgrisesautourdenous,demi-maladiedont lesmolles souffrances plaisent parfois? Si vous pensez par hasard aux personnes chères quevousavezperdues;sivousêtesseul,s'ilestnuitousi le jour tombe,poursuivez la lecturedecettehistoire;autrement,vous jetteriez le livre, ici.Sivousn'avezpasensevelidéjàquelquebonne tanteinfirmeousansfortune,vousnecomprendrezpointcespages.Auxuns,ellessemblerontimprégnéesdemusc; aux autres, ellesparaîtront aussi décolorées, aussi vertueusesquepeuvent l'être cellesdeFlorian.Pourtoutdire,lelecteurdoitavoirconnulavoluptédeslarmes,avoirsentiladouleurmuetted'un souvenirquipasse légèrement, chargéd'uneombrechère,maisd'uneombre lointaine; ildoitposséderquelques-unsdecessouvenirsquifonttoutàlafoisregrettercequevousadévorélaterre,etsourired'unbonheurévanoui.Maintenant,croyezque,pourlesrichessesdel'Angleterre,l'auteurnevoudraitpasextorqueràlapoésieunseuldesesmensongespourembellirsanarration.Ceciestunehistoirevraieetpour laquellevouspouvezdépenser les trésorsdevotresensibilité,sivousenavez.

Aujourd'hui, notre langue a autant d'idiomes qu'il existe deVariétés d'hommes dans la grandefamille française. Aussi est-ce vraiment chose curieuse et agréable que d'écouter les différentesacceptions ou versions données sur unemême chose ou sur unmême événement par chacune desEspècesquicomposentlamonographieduParisien,leParisienétantprispourgénéraliserlathèse.

Ainsi, vous eussiez demandé à un sujet appartenant au genre des Positifs:—Connaissez-vousmadameFirmiani?cethommevouseûttraduitmadameFirmianiparl'inventairesuivant:—UngrandhôtelsituérueduBac,dessalonsbienmeublés,debeauxtableaux,centbonnesmillelivresderente,

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etunmari, jadis receveur-généraldans ledépartementdeMontenotte.Ayantdit, lePositif, hommegros et rond, presque toujours vêtudenoir, fait unepetite grimacede satisfaction, relève sa lèvreinférieureenlafronçantdemanièreàcouvrirlasupérieure,ethochelatêtecommes'ilajoutait:Voilàdes gens solides et sur lesquels il n'y a rien à dire. Ne lui demandez rien de plus! Les Positifsexpliquenttoutpardeschiffres,pardesrentesouparlesbiensausoleil,unmotdeleurlexique.

Tournezàdroite,allezinterrogercetautrequiappartientaugenredesFlâneurs,répétez-luivotrequestion:—MadameFirmiani?dit-il,oui,oui, jelaconnaisbien, jevaisàsessoirées.Ellereçoit lemercredi;c'estunemaisonforthonorable.Déjà,madameFirmianisemétamorphoseenmaison.Cettemaisonn'estplusunamasdepierressuperposéesarchitectoniquement;non,cemotest,danslalanguedesFlâneurs,unidiotismeintraduisible.Ici,leFlâneur,hommesec,àsourireagréable,disantdejolisriens,ayanttoujoursplusd'espritacquisqued'espritnaturel,sepencheàvotreoreille,etd'unairfin,vous dit:—Je n'ai jamais vumonsieur Firmiani. Sa position sociale consiste à gérer des biens enItalie;maismadameFirmianiestFrançaise,etdépensesesrevenusenParisienne.Ellead'excellentthé!C'estunedesmaisonsaujourd'huisiraresoùl'ons'amuseetoùcequel'onvousdonneestexquis.Ilestd'ailleursfortdifficiled'êtreadmischezelle.Aussilameilleuresociétésetrouve-t-elledanssessalons!Puis,leFlâneurcommentecederniermotparuneprisedetabacsaisiegravement;ilsegarnitlenezàpetitscoups,etsemblevousdire:—Jevaisdanscettemaison,maisnecomptezpassurmoipourvousyprésenter.

MadameFirmianitientpourlesFlâneursuneespèced'aubergesansenseigne.

—Queveux-tudoncallerfairechezmadameFirmiani?maisl'ons'yennuieautantqu'àlacour.Aquoisertd'avoirde l'esprit,sicen'estàéviterdessalonsoù,par lapoésiequicourt,on lit lapluspetiteballadefraîchementéclose?

Vous avez questionné l'un de vos amis classé parmi les Personnels, gens qui voudraient tenirl'universsousclefetn'yrienlaisserfairesansleurpermission.Ilssontmalheureuxdetoutlebonheurdes autres, ne pardonnent qu'aux vices, aux chutes, aux infirmités, et ne veulent que des protégés.Aristocrates par inclination, ils se font républicains par dépit, uniquement pour trouver beaucoupd'inférieursparmileurségaux.

—Oh!madameFirmiani,mon cher, est unede ces femmes adorables qui servent d'excuse à lanature pour toutes les laides qu'elle a créées par erreur; elle est ravissante! elle est bonne! Je nevoudraisêtreaupouvoir,devenirroi,posséderdesmillions,quepour(icitroismotsditsàl'oreille).Veux-tuquejet'yprésente?...

CejeunehommeestdugenreLycéenconnupoursagrandehardiesseentrehommesetsagrandetimiditéàhuis-clos.

—MadameFirmiani?s'écrieunautreenfaisanttournersacannesurelle-même,jevaistedirecequej'enpense:c'estunefemmeentretrenteettrente-cinqans,figurepassée,beauxyeux,tailleplate,voixdecontr'altousée,beaucoupdetoilette,unpeuderouge,charmantesmanières;enfin,moncher,lesrestesd'unejoliefemmequinéanmoinsvalentencorelapeined'unepassion.

CettesentenceestdueàunsujetdugenreFatquivientdedéjeuner,nepèseplussesparolesetvamonteràcheval.Encesmoments,lesFatssontimpitoyables.

—Ilyachezelleunegaleriedetableauxmagnifiques,allezlavoir!vousrépondunautre.Rienn'estsibeau!

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VousvousêtesadresséaugenreAmateur.L'individuvousquittepourallerchezPérignonouchezTripet.Pourlui,madameFirmianiestunecollectiondetoilespeintes.

UNEFEMME.—MadameFirmiani?Jeneveuxpasquevousalliezchezelle.

Cettephraseestlaplusrichedestraductions.MadameFirmiani!femmedangereuse!unesirène!elle se met bien, elle a du goût, elle cause des insomnies à toutes les femmes. L'interlocutriceappartientaugenredesTracassiers.

UNATTACHÉD'AMBASSADE.—MadameFirmiani!N'est-ellepasd'Anvers?J'aivucettefemme-làbienbelleilyadixans.ElleétaitalorsàRome.LessujetsappartenantàlaclassedesAttachésontlamaniedediredesmotsàlaTalleyrand,leurespritestsouventsifin,queleursaperçussontimperceptibles;ilsressemblentàcesjoueursdebillardquiévitentlesbillesavecuneadresseinfinie.Cesindividussontgénéralementpeuparleurs;maisquandilsparlent,ilsnes'occupentquedel'Espagne,deVienne,del'Italie ou de Pétersbourg. Les noms de pays sont chez eux comme des ressorts; pressez-les, lasonnerievousdiratoussesairs.

—CettemadameFirmianinevoit-ellepasbeaucouplefaubourgSaint-Germain?CeciestditparunepersonnequiveutapparteniraugenreDistingué.Elledonne ledeà tout lemonde,àmonsieurDupin l'aîné, àmonsieurLafayette; elle le jette à tort et à travers, elle endéshonore lesgens.Ellepassesavieàs'inquiéterdecequiestbien;mais,poursonsupplice,elledemeureauMarais,etsonmariaétéavoué,maisavouéàlaCourroyale.

—MadameFirmiani,monsieur?jenelaconnaispas.CethommeappartientaugenredesDucs.Iln'avouequelesfemmesprésentées.Excusez-le,ilaétéfaitducparNapoléon.

—MadameFirmiani?N'est-cepasuneancienneactricedesItaliens?HommedugenreNiais.Lesindividusdecetteclasseveulentavoirréponseàtout.Ilscalomnientplutôtquedesetaire.

DEUXVIEILLESDAMES(femmesd'anciensmagistrats).LAPREMIÈRE.(Elleaunbonnetàcoques,safigureestridée,sonnezestpointu,elletientunParoissien,voixdure.)—Qu'est-elleensonnom,cettemadameFirmiani?LA SECONDE. (Petite figurerougeressemblantàunevieillepommed'api,voixdouce.)—UneCadignan, ma chère, nièce du vieux prince de Cadignan et cousine par conséquent du duc deMaufrigneuse.

Madame Firmiani est une Cadignan. Elle n'aurait ni vertus, ni fortune, ni jeunesse, ce seraittoujoursuneCadignan.UneCadignan,c'estcommeunpréjugé,toujoursricheetvivant.

UNORIGINAL.—Moncher,jen'aijamaisvudesocquesdanssonantichambre,tupeuxallerchezellesanstecompromettreetyjouersanscrainte,parceque,s'ilyadesfripons,ilssontgensdequalité;partant,onnes'yquerellepas.

VIEILLARDAPPARTENANT AUGENREDESOBSERVATEURS.—VousirezchezmadameFirmiani,voustrouverez,moncher,unebellefemmenonchalammentassiseaucoindesacheminée.Apeineselèvera-t-elledesonfauteuil,ellenelequittequepourlesfemmesoulesambassadeurs,lesducs,lesgensconsidérables.Elle est fort gracieuse, elle charme, elle causebien et veut causer de tout. Il y a chez elle tous lesindicesdelapassion,maisonluidonnetropd'adorateurspourqu'elleaitunfavori.Silessoupçonsneplanaientquesurdeuxoutroisdeses intimes,noussaurionsquelestsoncavalierservant;maisc'estunefemmetoutmystère:elleestmariée,etjamaisnousn'avonsvusonmari;monsieurFirmianiestunpersonnagetoutàfaitfantastique,ilressembleàcetroisièmechevalquel'onpaietoujoursen

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courantlaposteetqu'onn'aperçoitjamais;madame,àentendrelesartistes,estlepremiercontr'altod'Europeetn'apaschantétroisfoisdepuisqu'elleestàParis;ellereçoitbeaucoupdemondeetnevachezpersonne.

L'Observateurparleenprophète.Ilfautacceptersesparoles,sesanecdotes,sescitationscommedesvérités,souspeinedepasserpourunhommesansinstruction,sansmoyens.Ilvouscalomnieragaiementdansvingtsalonsoùilestessentielcommeunepremièrepiècesurl'affiche,cespiècessisouventjouéespourlesbanquettesetquionteudusuccèsautrefois.L'Observateuraquaranteans,nedînejamaischezlui,seditpeudangereuxprèsdesfemmes;ilestpoudré,porteunhabitmarron,atoujours une place dans plusieurs loges aux Bouffons; il est quelquefois confondu parmi lesParasites,mais il a rempli de trop hautes fonctions pour être soupçonné d'être un pique-assiette etpossèded'ailleursuneterredansundépartementdontlenomneluiestjamaiséchappé.

—MadameFirmiani?Mais,moncher,c'estuneanciennemaîtressedeMurat!Celui-ciestdanslaclassedesContradicteurs.Cessortesdegensfontleserratadetouslesmémoires,rectifienttouslesfaits,parient toujourscentcontreun, sont sûrsde tout.Vous les surprenezdans lamêmesoiréeenflagrantdélitd'ubiquité:ilsdisentavoirétéarrêtésàParislorsdelaconspirationMallet,enoubliantqu'ils venaient, une demi-heure auparavant, de passer la Bérésina. Presque tous les ContradicteurssontchevaliersdelaLégion-d'Honneur,parlenttrès-haut,ontunfrontfuyantetjouentgrosjeu.

—MadameFirmiani,centmillelivresderente?...êtes-vousfou!Vraiment,ilyadesgensquivousdonnentdescentmillelivresderenteaveclalibéralitédesauteursauxquelscelanecoûterienquandilsdotentleurshéroïnes.MaismadameFirmianiestunecoquettequidernièrementaruinéunjeunehommeetl'aempêchédefaireuntrès-beaumariage.Siellen'étaitpasbelle,elleseraitsansunsou.

Oh! celui-ci, vous le reconnaissez, il est dugenredesEnvieux, et nousn'endessineronspas lemoindre trait. L'espèce est aussi connue que peut l'être celle des felis domestiques. Commentexpliquerlaperpétuitédel'Envie?unvicequinerapporterien!

Lesgensdumonde,lesgensdelettres,leshonnêtesgens,etlesgensdetoutgenrerépandaient,aumoisde janvier1824, tantd'opinionsdifférentes surmadameFirmianiqu'il serait fastidieuxde lesconsigner toutes ici.Nous avons seulement voulu constater qu'un homme intéressé à la connaître,sansvouloiroupouvoirallerchezelle,auraiteuraisondelacroireégalementveuveoumariée,sotteouspirituelle,vertueuseousansmœurs,richeoupauvre,sensibleousansâme,belleou laide; ilyavait enfin autant de madames Firmiani que de classes dans la société, que de sectes dans lecatholicisme. Effrayante pensée! nous sommes tous comme des planches lithographiques dont uneinfinitédecopiesse tirepar lamédisance.Cesépreuvesressemblentaumodèleouendiffèrentpardesnuancestellementimperceptiblesquelaréputationdépend,sauflescalomniesdenosamisetlesbonsmotsd'unjournal,delabalancefaiteparchacunentreleVraiquivaboitantetleMensongeàquil'espritparisiendonnedesailes.

MadameFirmiani,semblableàbeaucoupdefemmespleinesdenoblesseetdefiertéquisefontdeleur cœur un sanctuaire et dédaignent le monde, aurait pu être très-mal jugée par monsieur deBourbonne,vieuxpropriétaireoccupéd'ellependantl'hiverdecetteannée.ParhasardcepropriétaireappartenaitàlaclassedesPlanteursdeprovince,genshabituésàserendrecomptedetoutetàfairedesmarchésaveclespaysans.Acemétier,unhommedevientperspicacemalgrélui,commeunsoldatcontracte à la longue un courage de routine. Ce curieux, venu de Touraine, et que les idiomesparisiens ne satisfaisaient guère, était un gentilhomme très-honorable qui jouissait, pour seul etuniquehéritier,d'unneveupour lequel ilplantaitsespeupliers.Cetteamitiéultra-naturellemotivait

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biendesmédisances,quelessujetsappartenantauxdiversesespècesduTourangeauformulaienttrès-spirituellement;maisilestinutiledelesrapporter,ellespâliraientauprèsdesmédisancesparisiennes.Quandunhommepeutpensersansdéplaisiràsonhéritierenvoyanttouslesjoursdebellesrangéesdepeuplierss'embellir,l'affections'accroîtdechaquecoupdebêchequ'ildonneaupieddesesarbres.Quoiquecephénomènedesensibilitésoitpeucommun,ilserencontreencoreenTouraine.

Ceneveuchéri,quisenommaitOctavedeCamps,descendaitdufameuxabbédeCamps,siconnudesbibliophilesoudessavants,cequin'estpaslamêmechose.Lesgensdeprovinceontlamauvaisehabitudedefrapperd'uneespècederéprobationdécentelesjeunesgensquivendentleurshéritages.Cegothiquepréjugénuità l'agiotageque jusqu'àprésent legouvernementencourageparnécessité.Sansconsultersononcle,Octaveavaitàl'improvistedisposéd'uneterreenfaveurdelabandenoire.Le château de Villaines eût été démoli sans les propositions que le vieil oncle avait faites auxreprésentantsde lacompagnieduMarteau.Pouraugmenter lacolèredu testateur,unamid'Octave,parentéloigné,undecescousinsàpetitefortuneetàgrandehabiletéquifontdired'euxparlesgensprudentsdeleurprovince:—Jenevoudraispasavoirdeprocèsaveclui!étaitvenuparhasardchezmonsieurdeBourbonneetluiavaitapprislaruinedesonneveu.MonsieurOctavedeCamps,aprèsavoir dissipé sa fortune pour une certaine madame Firmiani, était réduit à se faire répétiteur demathématiques, en attendant l'héritage de son oncle, auquel il n'osait venir avouer ses fautes. Cetarrière-cousin,espècedeCharlesMoor,n'avaitpaseuhontededonnercesfatalesnouvellesauvieuxcampagnardaumomentoùildigérait,devantsonlargefoyer,uncopieuxdînerdeprovince.Maisleshéritiers ne viennent pas à bout d'un oncle aussi facilement qu'ils le voudraient. Grâce à sonentêtement,celui-ciquirefusaitdecroireenl'arrière-cousin,sortitvainqueurdel'indigestioncauséeparlabiographiedesonneveu.Certainscoupsportentsurlecœur,d'autressurlatête:lecoupportéparl'arrière-cousintombasurlesentraillesetproduisitpeud'effet,parcequelebonhommeavaitunexcellent estomac. En vrai disciple de saint Thomas,monsieur deBourbonne vint à Paris à l'insud'Octave, et voulut prendre des renseignements sur la déconfiture de son héritier. Le vieuxgentilhomme, qui avait des relations dans le faubourg Saint-Germain par les Listomère, lesLenoncourt et les Vandenesse, entendit tant de médisances, de vérités, de faussetés sur madameFirmianiqu'ilrésolutdesefaireprésenterchezellesouslenomdemonsieurdeRouxellay,nomdesa terre. Le prudent vieillard avait eu soin de choisir, pour venir étudier la prétendue maîtressed'Octave, une soirée pendant laquelle il le savait occupé d'achever un travail chèrement payé; carl'ami de madame Firmiani était toujours reçu chez elle, circonstance que personne ne pouvaitexpliquer.Quantàlaruined'Octave,cen'étaitmalheureusementpasunefable.

Monsieur de Rouxellay ne ressemblait point à un oncle du Gymnase. Ancien mousquetaire,homme de haute compagnie qui avait eu jadis des bonnes fortunes, il savait se présentercourtoisement, sesouvenaitdesmanièrespoliesd'autrefois,disaitdesmotsgracieuxetcomprenaitpresque toute laCharte.Quoiqu'il aimât lesBourbons avecunenoble franchise, qu'il crût enDieucommeycroientlesgentilshommesetqu'ilnelûtquelaQuotidienne,iln'étaitpasaussiridiculequeleslibérauxdesondépartementlesouhaitaient.Ilpouvaittenirsaplaceprèsdesgensdecour,pourvuqu'onneluiparlâtpointdeMosè,nidedrame,nideromantisme,nidecouleurlocale,nidecheminsde fer. Il en était resté àmonsieur deVoltaire, àmonsieur le comte deBuffon, à Peyronnet et auchevalierGluck,lemusicienducoindelareine.

—Madame,dit-ilàlamarquisedeListomèreàlaquelleildonnaitlebrasenentrantchezmadameFirmiani,sicettefemmeestlamaîtressedemonneveu,jeleplains.Commentpeut-ellevivreauseinduluxeenlesachantdansungrenier?Ellen'adoncpasd'âme?Octaveestunfoud'avoirplacéleprixdelaterredeVillainesdanslecœurd'une...

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MonsieurdeBourbonneappartenaitaugenreFossile,etneconnaissaitque le langageduvieuxtemps.

—Maiss'ill'avaitperdueaujeu?

—Eh,madame,aumoinsilauraiteuleplaisirdejouer.

—Vouscroyezdoncqu'iln'apaseudeplaisir?Tenez,voyezmadameFirmiani.

Lesplusbeauxsouvenirsduvieilonclepâlirentàl'aspectdelaprétenduemaîtressedesonneveu.Sacolèreexpiradansunephrasegracieusequiluifutarrachéeàl'aspectdemadameFirmiani.Parundeceshasardsquin'arriventqu'aux jolies femmes,elleétaitdansunmomentoù toutessesbeautésbrillaient d'un éclat particulier, dû peut-être à la lueur des bougies, à une toilette admirablementsimple, à je ne sais quel reflet de l'élégance au sein de laquelle elle vivait. Il faut avoir étudié lespetitesrévolutionsd'unesoiréedansunsalondeParispourapprécierlesnuancesimperceptiblesquipeuventcolorerunvisagedefemmeetlechanger.Ilestunmomentoù,contentedesaparure,oùsetrouvant spirituelle, heureuse d'être admirée en se voyant la reine d'un salon plein d'hommesremarquablesquiluisourient,uneParisiennealaconsciencedesabeauté,desagrâce;elles'embellitalors de tous les regards qu'elle recueille et qui l'animent, mais dont les muets hommages sontreportés par de fins regards au bien-aimé. En ce moment, une femme est comme investie d'unpouvoirsurnatureletdevientmagicienne,coquetteàsoninsu,elleinspireinvolontairementl'amourquil'enivreensecret,elleadessouriresetdesregardsquifascinent.Sicetétat,venudel'âme,donnedel'attraitmêmeauxlaides,dequellesplendeurnerevêt-ilpasunefemmenativementélégante,auxformesdistinguées,blanche,fraîche,auxyeuxvifs,etsurtoutmiseavecungoûtavouédesartistesetdesespluscruellesrivales!

Avez-vous,pourvotrebonheur,rencontréquelquepersonnedontlavoixharmonieuseimprimeàlaparoleuncharmeégalementrépandudanssesmanières,quisaitetparleretsetaire,quis'occupede vous avec délicatesse, dont lesmots sont heureusement choisis, ou dont le langage est pur? Sarailleriecaresseetsacritiqueneblessepoint.Ellenedissertepasplusqu'ellenedispute,maiselleseplaîtàconduireunediscussion,etl'arrêteàpropos.Sonairestaffableetriant,sapolitessen'ariendeforcé,sonempressementn'estpasservile;elleréduitlerespectàn'êtreplusqu'uneombredouce;ellenevous fatigue jamais, et vous laisse satisfait d'elle et devous.Sabonnegrâce, vous la retrouvezempreintedansleschosesdesquelleselles'environne.Chezelle,toutflattelavue,etvousyrespirezcomme l'air d'unepatrie.Cette femmeest naturelle.Enelle, jamaisd'effort, ellen'affiche rien, sessentimentssontsimplementrendus,parcequ'ilssontvrais.Franche,ellesaitn'offenseraucunamour-propre;elleaccepteleshommescommeDieulesafaits,plaignantlesgensvicieux,pardonnantauxdéfautsetauxridicules,concevanttouslesâges,etnes'irritantderien,parcequ'ellealetactdetoutprévoir.Alafoistendreetgaie,elleobligeavantdeconsoler.Vousl'aimeztant,quesicetangefaitunefaute,vousvoussentezprêtàlajustifier.TelleétaitmadameFirmiani.

Lorsque le vieux Bourbonne eut causé pendant un quart d'heure avec cette femme, assis prèsd'elle, son neveu fut absous. Il comprit que, fausses ou vraies, les liaisons d'Octave et demadameFirmianicachaientsansdoutequelquemystère.Revenantauxillusionsquidorentlespremiersjoursdenotrejeunesse,etjugeantducœurdemadameFirmianiparsabeauté,levieuxgentilhommepensaqu'une femme aussi pénétrée de sa dignité qu'elle paraissait l'être était incapable d'une mauvaiseaction.Sesyeuxnoirsannonçaienttantdecalmeintérieur,leslignesdesonvisageétaientsinobles,les contours si purs, et la passion dont on l'accusait semblait lui peser si peu sur le cœur, que levieillard se dit en admirant toutes les promesses faites à l'amour et à la vertu par cette adorable

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physionomie:—Monneveuauracommisquelquesottise.

MadameFirmianiavouaitvingt-cinqans.MaislesPositifsprouvaientque,mariéeen1813,àl'âgedeseizeans,elledevaitavoiraumoinsvingt-huitansen1825.Néanmoins,lesmêmesgensassuraientaussiqu'àaucuneépoquedesavieellen'avaitétésidésirable,nisicomplétementfemme.Elleétaitsans enfants, et n'en avait point eu; le problématique Firmiani, quadragénaire très-respectable en1813,n'avaitpu,disait-on, luioffrirquesonnometsafortune.MadameFirmianiatteignaitdoncàl'âgeoùlaParisienneconçoitlemieuxunepassion,etladésirepeut-êtreinnocemmentàsesheuresperdues; elle avait acquis tout ce que le monde vend, tout ce qu'il prête, tout ce qu'il donne; lesAttachés d'ambassade prétendaient qu'elle n'ignorait rien, les Contradicteurs prétendaient qu'ellepouvait encore apprendre beaucoup de choses, les Observateurs lui trouvaient les mains bienblanches,lepiedbienmignon,lesmouvementsunpeutroponduleux;maislesindividusdetouslesGenres enviaient ou contestaient le bonheur d'Octave en convenant qu'elle était la femme le plusaristocratiquementbellede toutParis.Jeuneencore, riche,musicienneparfaite,spirituelle,délicate,reçue,ensouvenirdesCadignanauxquelselleappartenaitparsamère,chezmadamelaprincessedeBlamont-Chauvry, l'oracledunoblefaubourg,aiméedesesrivales laduchessedeMaufrigneusesacousine,lamarquised'Espard,etmadamedeMacumer,elleflattaittouteslesvanitésquialimententouqui excitent l'amour.Aussi était-elle désirée par trop de gens pour n'être pas victime de l'élégantemédisanceparisienneetdesravissantescalomniesquisedébitentsispirituellementsousl'éventailoudans lesàparte. Les observations par lesquelles cette histoire commence étaient donc nécessairespour faire connaître la Firmiani du monde. Si quelques femmes lui pardonnaient son bonheur,d'autresne lui faisaientpasgrâcede sadécence;or, rienn'est terrible, surtout àParis, commedessoupçonssansfondement:ilestimpossibledelesdétruire.Cetteesquissed'unefigureadmirabledenatureln'endonnerajamaisqu'unefaibleidée:ilfaudraitlepinceaudesIngrespourrendrelafiertédufront,laprofusiondescheveux,lamajestéduregard,touteslespenséesquefaisaientsupposerlescouleursparticulièresduteint.Ilyavaittoutdanscettefemme:lespoëtespouvaientenfaireàlafoisJeanned'ArcouAgnèsSorel;mais ils'y trouvaitaussi lafemmeinconnue, l'âmecachéesouscetteenveloppedécevante,l'âmed'Ève,lesrichessesdumaletlestrésorsdubien,lafauteetlarésignation,lecrimeetledévouement,DonaJuliaetHaïdéeduDonJuandelordByron.

L'ancien mousquetaire demeura fort impertinemment le dernier dans le salon de madameFirmiani,quiletrouvatranquillementassisdansunfauteuil,etrestantdevantelleavecl'importunitéd'unemouchequ'ilfauttuerpours'endébarrasser.Lapendulemarquaitdeuxheuresaprèsminuit.

—Madame,dit levieuxgentilhommeaumomentoùmadameFirmianise levaenespérantfairecomprendre à son hôte que son bon plaisir était qu'il partît, madame, je suis l'oncle demonsieurOctavedeCamps.

Madame Firmiani s'assit promptement et laissa voir son émotion. Malgré sa perspicacité, leplanteur de peupliers ne devina pas si elle pâlissait et rougissait de honte ou de plaisir. Il est desplaisirsquinevontpassansunpeudepudeureffarouchée,délicieusesémotionsquelecœurlepluschaste voudrait toujours voiler. Plus une femme est délicate, plus elle veut cacher les joies de sonâme. Beaucoup de femmes, inconcevables dans leurs divins caprices, souhaitent souvent entendreprononcerpartoutlemondeunnomqueparfoisellesdésireraientensevelirdansleurcœur.LevieuxBourbonnen'interprétapas tout à fait ainsi le troubledemadameFirmiani;maispardonnez-lui, lecampagnardétaitdéfiant.

—Ehbien,monsieur?luiditmadameFirmianienluijetantundecesregardslucidesetclairsoùnousautreshommesnousnepouvonsjamaisrienvoirparcequ'ilsnousinterrogentunpeutrop.

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—Eh!bien,madame,repritlegentilhomme,savez-vouscequ'onestvenumedire,àmoi,aufonddemaprovince?Monneveuseseraitruinépourvous,etlemalheureuxestdansungreniertandisquevousvivezicidansl'oretlasoie.Vousmepardonnerezmarustiquefranchise,carilestpeut-êtretrès-utilequevoussoyezinstruitedescalomnies...

—Arrêtez, monsieur, dit madame Firmiani en interrompant le gentilhomme par un gesteimpératif,jesaistoutcela.Vousêtestroppolipourlaisserlaconversationsurcesujetlorsquejevousauraipriédequitter.Vousêtestropgalant(dansl'ancienneacceptiondumot,ajouta-t-elleendonnantun léger accent d'ironie à ses paroles) pour ne pas reconnaître que vous n'avez aucun droit àmequestionner. Enfin, il est ridicule à moi de me justifier. J'espère que vous aurez une assez bonneopinion demon caractère pour croire au profondmépris que l'argentm'inspire, quoique j'aie étémariée sans aucune espèce de fortune à un homme qui avait une immense fortune. J'ignore simonsieurvotreneveuestricheoupauvre;sijel'aireçu,sijelereçois,jeleregardecommedigned'être aumilieudemes amis.Tousmes amis,monsieur, ontdu respect lesunspour les autres: ilssaventque jen'aipas laphilosophiedevoir lesgensquand jene les estimepoint;peut-être est-cemanquer de charité; mais mon ange gardien m'a maintenue jusqu'aujourd'hui dans une aversionprofondeetdescaquetsetdel'improbité.

Quoiqueletimbredelavoixfûtlégèrementaltérépendantlespremièresphrasesdecetteréplique,les derniers mots en furent dits par madame Firmiani avec l'aplomb de Célimène raillant leMisanthrope.

—Madame,repritlecomted'unevoixémue,jesuisunvieillard,jesuispresquelepèred'Octave,je vous demande donc, par avance, le plus humble des pardons pour la seule question que je vaisavoir la hardiesse de vous adresser, et je vous donnema parole de loyal gentilhomme que votreréponse mourra là, dit-il en mettant la main sur son cœur avec un mouvement véritablementreligieux.Lamédisancea-t-elleraison,aimez-vousOctave?

—Monsieur,dit-elle,à toutautre jenerépondraisqueparunregard;maisàvous,etparcequevousêtespresque lepèredemonsieurdeCamps, jevousdemanderai cequevouspenseriezd'unefemmesi,àvotrequestion,elledisait:oui.Avouersonamouràceluiquenousaimons,quandilnousaime...là...bien;quandnoussommescertainesd'êtretoujoursaimées,croyez-moi,monsieur,c'estuneffort,unerécompense,unbonheur;maisàunautre!...

MadameFirmianin'achevapas,elleseleva,salualebonhommeetdisparutdanssesappartements,dont toutes les portes successivement ouvertes et fermées eurent un langage pour les oreilles duplanteurdepeupliers.

—Ah!peste,seditlevieillard,quellefemme!c'estouuneruséecommèreouunange.Etilgagnasavoiturederemise,dontleschevauxdonnaientdetempsentempsdescoupsdepiedaupavédelacoursilencieuse.Lecocherdormait,aprèsavoircentfoismauditsapratique.

Lelendemainmatin,vershuitheures,levieuxgentilhommemontaitl'escalierd'unemaisonsituéeruede l'ObservanceoùdemeuraitOctavedeCamps.S'il y eut aumondeunhommeétonné, ce futcertes le jeuneprofesseur envoyant sononcle: la clef était sur la porte, la lampe d'Octave brûlaitencore,ilavaitpassélanuit.

—Monsieurledrôle,ditmonsieurdeBourbonneens'asseyantsurunfauteuil,depuisquandserit-on (style chaste) des oncles qui ont vingt-six mille livres de rente en bonnes terres de Touraine,lorsqu'onestleurseulhéritier?Savez-vousquejadisnousrespectionscesparents-là?Voyons,as-tu

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quelquesreprochesàm'adresser?ai-jemalfaitmonmétierd'oncle,t'ai-jedemandédurespect,t'ai-jerefusé de l'argent, t'ai-je fermé la porte au nez en prétendant que tu venais voir comment je meportais;n'as-tupasl'onclelepluscommode,lemoinsassujettissantqu'ilyaitenFrance?jenedispasenEurope,ceserait tropprétentieux.Tum'écrisoutunem'écrispas, jevissur l'affectionjurée,ett'arrangelaplusjolieterredupays,unbienquifaitl'enviedetoutledépartement;maisjeneveuxtelalaissernéanmoinsqueleplustardpossible.Cettevelléitén'est-ellepasexcessivementexcusable?Etmonsieurvendsonbien,selogecommeunlaquais,etn'aplusnigensnitrain...

—Mononcle...

—Il ne s'agit pas de l'oncle, mais du neveu. J'ai droit à ta confiance: ainsi confesse-toipromptement,c'estplusfacile,jesaiscelaparexpérience.As-tujoué,as-tuperduàlaBourse?Allons,dis-moi:«Mononcle, je suisunmisérable!»et je t'embrasse.Mais si tume faisunmensongeplusgros que ceux que j'ai faits à ton âge, je vendsmon bien, je lemets en viager, et reprendraimesmauvaiseshabitudesdejeunesse,sic'estencorepossible.

—Mononcle...

—J'ai vuhier tamadameFirmiani, dit l'oncle enbaisant leboutde sesdoigtsqu'il ramassa enfaisceau.Elleestcharmante,ajouta-t-il.Tuasl'approbationetleprivilégeduroi,etl'agrémentdetononcle, si cela peut te faire plaisir. Quant à la sanction de l'Église, elle est inutile, je crois, lessacrementssontsansdoutetropchers!Allons,parle,est-cepourellequetut'esruiné?

—Oui,mononcle.

—Ah! lacoquine, je l'auraisparié.Demon temps, les femmesde lacourétaientplushabilesàruinerunhommequenepeuvent l'êtrevoscourtisanesd'aujourd'hui.J'aireconnu,enelle, lesièclepassérajeuni.

—Mononcle, repritOctaved'unair tout à la fois triste etdoux,vous vousméprenez:madameFirmianiméritevotreestimeettouteslesadorationsdesesadmirateurs.

—Lapauvre jeunesse sera donc toujours lamême, ditmonsieur deBourbonne.Allons; va tontrain, rabâche-moi de vieilles histoires. Cependant tu dois savoir que je ne suis pas d'hier dans lagalanterie.

—Mon bon oncle, voici une lettre qui vous dira tout, répondit Octave en tirant un élégantportefeuille,donnésansdouteparelle;quandvousl'aurezlue,j'achèveraidevousinstruire,etvousconnaîtrezunemadameFirmianiinconnueaumonde.

—Jen'aipasmeslunettes,ditl'oncle,lis-lamoi.

Octavecommençaainsi:«Monamichéri...

—Tuesdoncbienliéaveccettefemme-là?

—Mais,oui,mononcle.

—Etvousn'êtespasbrouillés?

—Brouillés!...répétaOctavetoutétonné.NoussommesmariésàGreatna-Green.

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—Hébien,repritmonsieurdeBourbonne,pourquoidînes-tudoncàquarantesous?

—Laissez-moicontinuer.

—C'estjuste,j'écoute.

Octaverepritlalettre,etn'enlutpascertainspassagessansdeprofondesémotions.

«Monépouxaimé,tum'asdemandéraisondematristesse;a-t-elledoncpassédemonâmesurmonvisage,oul'as-tuseulementdevinée?etpourquoin'enserait-ilpasainsi?noussommes si bien unis de cœur! D'ailleurs, je ne sais pas mentir, et peut-être est-ce unmalheur?Unedesconditionsdelafemmeaiméeestd'êtretoujourscaressanteetgaie.Peut-êtredevrais-jetetromper;maisjenelevoudraispas,quandmêmeils'agiraitd'augmenteroudeconserverlebonheurquetumedonnes,quetumeprodigues,donttum'accables.Oh!cher, combien de reconnaissance comporte mon amour! Aussi veux-je t'aimer toujours,sansbornes.Oui,jeveuxtoujoursêtrefièredetoi.Notregloire,ànous,esttoutedansceluiquenousaimons.Estime,considération,honneur,toutn'est-ilpasàceluiquiatoutpris!Ehbien!monangeafailli.Oui,cher,tadernièreconfidenceaternimafélicitépassée.Depuiscemoment, jeme trouvehumiliéeen toi;en toique je regardaiscomme lepluspurdeshommes,commetuenesleplusaimantetleplustendre.Ilfautavoirbienconfianceentoncœur, encore enfant, pour te faire un aveuquime coûtehorriblement.Comment, pauvreange,tonpèreadérobésafortune,tulesais,ettulagardes!Ettum'ascontécehautfaitdeprocureurdansunechambrepleinedemuetstémoinsdenotreamour,ettuesgentilhomme,ettutecroisnoble,ettumepossèdes,ettuasvingt-deuxans!Combiendemonstruosités!Jet'aicherchédesexcuses.J'aiattribuétoninsoucianceàtajeunesseétourdie.Jesaisqu'ilyabeaucoupdel'enfantentoi.Peut-êtren'as-tupasencorepensébiensérieusementàcequiestfortuneetprobité.Oh!combientonrirem'afaitdemal!Songedoncqu'ilexisteunefamilleruinée,toujoursenlarmes,desjeunespersonnesquipeut-êtretemaudissenttouslesjours,un vieillard qui chaque soir se dit: Je ne serais pas sans pain si le père demonsieur deCampsn'avaitpasétéunmalhonnêtehomme!»

—Comment,s'écriamonsieurdeBourbonneeninterrompant, tuaseulaniaiseriederaconteràcettefemmel'affairedetonpèreaveclesBourgneuf?...Lesfemmess'entendentbienplusàmangerunefortunequ'àlafaire...

—Elless'entendentenprobité.Laissez-moicontinuer,mononcle.

«Octave,aucunepuissanceaumonden'al'autoritédechangerlelangagedel'honneur.Retire-toi dans ta conscience, et demande-lui par quelmot nommer l'action à laquelle tudoistonor.»

Etleneveuregardal'onclequibaissalatête.

«Jenetediraipastouteslespenséesquim'assiégent,ellespeuventseréduiretoutesàuneseule,etla voici: je nepuis pas estimerunhommequi se salit sciemmentpourune sommed'argent quellequ'elle soit. Cent sous volés au jeu, ou six fois cent mille francs dus à une tromperie légale,déshonorentégalementunhomme.Jeveuxtouttedire:jemeregardecommeentachéeparunamourquinaguèrefaisait toutmonbonheur. Il s'élèveaufonddemonâmeunevoixquema tendressene

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peutpasétouffer.Ah!j'aipleuréd'avoirplusdeconsciencequed'amour.Tupourraiscommettreuncrime, je te cacherais à la justice humaine dansmon sein, si je le pouvais;maismondévouementn'iraitquejusque-là.L'amour,monange,est,chezunefemme,laconfiancelaplusillimitée,unieàjenesaisquelbesoindevénérer,d'adorerl'êtreauquelelleappartient.Jen'aijamaisconçul'amourquecommeunfeuauquels'épuraientencorelesplusnoblessentiments,unfeuquilesdéveloppaittous.Jen'ai plus qu'une seule chose à te dire: viens àmoi pauvre,mon amour redoublera si cela se peut;sinon,renonceàmoi.Sijenetevoisplus,jesaiscequimeresteàfaire.Maintenant,jeneveuxpas,entends-moibien,queturestituesparcequejeteleconseille.Consultebientaconscience.Ilnefautpasquecetactedejusticesoitunsacrificefaitàl'amour.Jesuistafemme,etnontamaîtresse;ils'agitmoinsdemeplairequedem'inspirerpour toi laplusprofondeestime.Si jemetrompe,si tum'asmalexpliquél'actiondetonpère;enfin,pourpeuquetucroiestafortunelégitime(oh!jevoudraismepersuaderquetuneméritesaucunblâme!),décideenécoutantlavoixdetaconscience,agisbienpartoi-même.Unhommequiaimesincèrement,commetum'aimes,respectetroptoutcequesafemmemetenluidesaintetépourêtreimprobe.Jemereprochemaintenanttoutcequejeviensd'écrire.Unmot suffisait peut-être, etmon instinctdeprêcheusem'a emportée.Aussivoudrais-je êtregrondée,pastropfort,maisunpeu.Cher,entrenousdeux,n'es-tupaslepouvoir?tudoisseulapercevoirtesfautes.Eh!bien,monmaître,diriez-vousquejenecomprendsrienauxdiscussionspolitiques?»

—Eh!bien,mononcle,ditOctavedontlesyeuxétaientpleinsdelarmes.

—Maisjevoisencoredel'écriture,achèvedonc.

—Oh!maintenant,iln'yaplusquedeceschosesquinedoiventêtreluesqueparunamant.

—Bien,ditlevieillard,bien,monenfant.J'aieubeaucoupdebonnesfortunes;maisjetepriedecroireque j'ai aussi aimé,et ego inArcadiâ. Seulement, je ne conçois paspourquoi tudonnesdesleçonsdemathématiques.

—Moncheroncle, jesuisvotreneveu;n'est-cepasvousdire,endeuxmots,quej'avaisbienunpeuentamé lecapital laisséparmonpère?Aprèsavoir lucette lettre, il s'est fait enmoi touteunerévolution, et j'aipayéenunmoment l'arriérédemes remords. Jenepourrai jamaisvouspeindrel'étatdanslequelj'étais.Enconduisantmoncabrioletaubois,unevoixmecriait:«Cechevalest-ilàtoi?»Enmangeant,jemedisais:«N'est-cepasundînervolé?»J'avaishontedemoi-même.Plusjeuneétaitmaprobité,pluselleétaitardente.D'abordj'aicouruchezmadameFirmiani.ODieu!mononcle,cejour-làj'aieudesplaisirsdecœur,desvoluptésd'âmequivalaientdesmillions.J'aifaitavecellelecomptedecequejedevaisàlafamilleBourgneuf,etjemesuiscondamnémoi-mêmeàluipayertroispourcentd'intérêtcontrel'avisdemadameFirmiani;maistoutemafortunenepouvaitsuffireàsolder la somme.Nous étions alors l'un et l'autre assez amants, assez époux, elle pour offrir,moipouraccepterseséconomies...

—Comment,outresesvertus,cettefemmeadorablefaitdeséconomies?s'écrial'oncle.

—Nevousmoquezpasd'elle,mononcle.Sapositionl'obligeàbiendesménagements.Sonmaripartiten1820pourlaGrèce,oùilestmortdepuistroisans;jusqu'àcejour,ilaétéimpossibled'avoirlapreuve légalede samort, etde seprocurer le testamentqu'il adû faire en faveurde sa femme,pièceimportantequiaétéprise,perdueouégaréedansunpaysoùlesactesdel'étatcivilnesontpastenuscommeenFrance,etoù iln'yapasdeconsul. Ignorantsiun jourelleneserapas forcéedecompter avec des héritiers malveillants, elle est obligée d'avoir un ordre extrême, car elle veut

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pouvoirlaissersonopulencecommeChâteaubriandvientdequitterleministère.Or,jeveuxacquérirunefortunequisoitmienne,afinderendresonopulenceàmafemme,sielleétaitruinée.

—Ettunem'aspasditcela,etn'espasvenuàmoi?...Oh!monneveu,songedoncquejet'aimeassezpourtepayerdebonnesdettes,desdettesdegentilhomme.Jesuisunoncleàdénoûment,jemevengerai.

—Mononcle,jeconnaisvosvengeances,maislaissez-moim'enrichirparmapropreindustrie.Sivous voulez m'obliger, faites-moi seulement mille écus de pension jusqu'à ce que j'aie besoin decapitauxpourquelqueentreprise.Tenez,encemomentjesuistellementheureux,quemaseuleaffaireestdevivre.Jedonnedes leçonspourn'êtreà lachargedepersonne.Ah!sivoussaviezavecquelplaisir j'ai fait ma restitution! Après quelques démarches, j'ai fini par trouver les Bourgneufmalheureuxetprivésdetout.CettefamilleétaitàSaint-Germaindansunemisérablemaison.Levieuxpèregéraitunbureaudeloterie,sesdeuxfillesfaisaientleménageettenaientlesécritures.Lamèreétaitpresquetoujoursmalade.Lesdeuxfillessontravissantes,maisellesontdurementapprislepeudevaleurquelemondeaccordeàlabeautésansfortune.Queltableauai-jeétéchercherlà!Sijesuisentrélecompliced'uncrime,jesuissortihonnêtehomme,etj'ailavélamémoiredemonpère.Oh!mononcle,jenelejugepoint,ilyadanslesprocèsunentraînement,unepassionquipeuventparfoisabuser le plus honnête homme du monde. Les avocats savent légitimer les prétentions les plusabsurdes,etlesloisontdessyllogismescomplaisantsauxerreursdelaconscience.Monaventurefutunvraidrame.AvoirétélaProvidence,avoirréaliséundecessouhaitsinutiles:«S'ilnoustombaitducielvingtmillelivresderente!»cevœuquenousformonstousenriant;fairesuccéderàunregardplein d'imprécations un regard sublime de reconnaissance, d'étonnement, d'admiration; jeterl'opulenceaumilieud'unefamille réunie lesoirà la lueurd'unemauvaise lampe,devantunfeudetourbe...Non, la parole est au-dessous d'une telle scène.Mon extrême justice leur semblait injuste.Enfin,s'ilyaunparadis,monpèredoityêtreheureuxmaintenant.Quantàmoi,jesuisaimécommeaucun homme ne l'a été. Madame Firmiani m'a donné plus que le bonheur, elle m'a doué d'unedélicatesse qui me manquait peut-être. Aussi, la nommé-jema chère conscience, un de ces motsd'amourqui répondentàcertainesharmoniessecrètesducœur.Laprobitéporteprofit, j'ai l'espoird'êtrebientôtricheparmoi-même,jechercheencemomentàrésoudreunproblèmed'industrie,etsijeréussis,jegagneraidesmillions.

—O mon enfant, tu as l'âme de ta mère, dit le vieillard en retenant à peine les larmes quihumectaientsesyeuxenpensantàsasœur.

Encemoment,malgréladistancequ'ilyavaitentrelesoletl'appartementd'OctavedeCamps,lejeunehommeetsononcleentendirentlebruitfaitparl'arrivéed'unevoiture.

—C'estelle,dit-il,jereconnaisseschevauxàlamanièredontilsarrêtent.

Eneffet,madamedeFirmianinetardapasàsemontrer.

—Ah! dit-elle en faisant un mouvement de dépit à l'aspect de monsieur de Bourbonne.—Maisnotre oncle n'est pas de trop, reprit-elle en laissant échapper un sourire. Je voulaism'agenouillerhumblementdevantmonépouxenlesuppliantd'acceptermafortune.L'ambassaded'Autrichevientdem'envoyerunactequiconstate ledécèsdeFirmiani.Lapièce,dresséepar lessoinsde l'internonced'AutricheàConstantinople,estbienenrègle,etletestamentquegardaitlevaletdechambrepourmele rendreyest joint.Octave,vouspouvez toutaccepter.—Va, tuesplus richequemoi, tuas làdestrésorsauxquelsDieuseul saurait ajouter, reprit-elleen frappant sur lecœurdesonmari.Puis,ne

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pouvantsoutenirsonbonheur,ellesecachalatêtedansleseind'Octave.

—Manièce,autrefoisnousfaisionsl'amour,aujourd'huivousaimez,ditl'oncle.Vousêtestoutcequ'il y a de bon et de beau dans l'humanité; car vous n'êtes jamais coupables de vos fautes, ellesviennenttoujoursdenous.

Paris,février1831.

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IMP.E.MARTINET.

Atouteheuredujourlespassantsapercevaientcettejeuneouvrière.....Samère,madameCROCHARD.....

(UNEDOUBLEFAMILLE.)

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UNEDOUBLEFAMILLE.

AMADAMELACOMTESSELOUISEDETÜRHEIM,

Commeunemarquedusouveniretdel'affectueuxrespectdesonhumbleserviteur,

DEBALZAC.

LarueduTourniquet-Saint-Jean,naguèreunedesrueslesplustortueusesetlesplusobscuresduvieux quartier qui entoure l'Hôtel-de-Ville, serpentait le long des petits jardins de la Préfecture deParisetvenaitaboutirdanslarueduMartroi,précisémentàl'angled'unvieuxmurmaintenantabattu.Encetendroitsevoyaitletourniquetauquelcetterueadûsonnom,etquinefutdétruitqu'en1823,lorsquelavilledeParisfitconstruire,surl'emplacementd'unjardinetdépendantdel'Hôtel-de-Ville,une salledebalpour la fêtedonnéeauducd'Angoulêmeà son retourd'Espagne.Lapartie lapluslargedelarueduTourniquetétaitàsondébouchédanslaruedelaTixeranderie,oùellen'avaitquecinqpiedsdelargeur.Aussi,parlestempspluvieux,deseauxnoirâtresbaignaient-ellespromptementle pieddes vieillesmaisons qui bordaient cette rue, en entraînant les ordures déposées par chaqueménageaucoindesbornes.Lestombereauxnepouvantpointpasserparlà,leshabitantscomptaientsurlesoragespournettoyerleurruetoujoursboueuse;etcommentaurait-elleétépropre?lorsqu'enétélesoleildardaitenaplombsesrayonssurParis,unenapped'or,aussitranchantequelalamed'unsabre,illuminaitmomentanémentlesténèbresdecetteruesanspouvoirsécherl'humiditépermanentequi régnait depuis le rez-de-chaussée jusqu'aupremier étagede cesmaisonsnoires et silencieuses.Leshabitants,quiaumoisde juinallumaient leurs lampesàcinqheuresdusoir,ne leséteignaientjamaisenhiver.Encoreaujourd'hui,siquelquecourageuxpiétonveutallerduMaraissurlesquais,enprenant,auboutdelarueduChaume,lesruesdel'Homme-Armé,desBillettesetdesDeux-Portesquimènent à celle duTourniquet-Saint-Jean, il croira n'avoirmarché que sous des caves. Presquetoutes les ruesde l'ancienParis,dont leschroniquesont tantvanté la splendeur, ressemblaientàcedédalehumideetsombreoùlesantiquairespeuventencoreadmirerquelquessingularitéshistoriques.Ainsi,quandlamaisonquioccupait lecoinformépar lesruesduTourniquetetdelaTixeranderiesubsistait, lesobservateursy remarquaient lesvestigesdedeuxgrosanneauxde fer scellésdans lemur, un reste de ces chaînes que le quartenier faisait jadis tendre tous les soirs pour la sûretépublique. Cette maison, remarquable par son antiquité, avait été bâtie avec des précautions quiattestaient l'insalubritédecesanciens logis,carpourassainir le rez-de-chaussée,onavaitélevé lesberceauxdelacaveàdeuxpiedsenvironau-dessusdusol,cequiobligeaitàmontertroismarchespourentrerdanslamaison.Lechambranledelaportebâtardedécrivaituncintreplein,dontlaclefétaitornéed'unetêtedefemmeetd'arabesquesrongéesparletemps.Troisfenêtres,dontlesappuissetrouvaientàhauteurd'homme,appartenaientàunpetitappartementsituédanslapartiedecerez-de-

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chausséequidonnaitsur la rueduTourniquetd'où il tiraitson jour.Cescroiséesdégradéesétaientdéfenduespardegrosbarreauxenfertrès-espacésetfinissantparunesaillierondesemblableàcellequi terminelesgrillesdesboulangers.Sipendant la journéequelquepassantcurieuxjetait lesyeuxsur les deux chambres dont se composait cet appartement, il lui était impossible d'y rien voir, carpourdécouvrirdanslasecondechambredeuxlitsensergeverteréunissouslaboiseried'unevieillealcôve,ilfallaitlesoleildumoisdejuillet;maislesoir,verslestroisheures,unefoislachandelleallumée,onpouvaitapercevoir,àtraverslafenêtredelapremièrepièce,unevieillefemmeassisesuruneescabelleaucoind'unecheminéeoùelleattisaitunréchaudsurlequelmijotaitundecesragoûtssemblablesàceuxquesaventfairelesportières.Quelquesraresustensilesdecuisineoudeménageaccrochésau fonddecette salle sedessinaientdans leclair-obscur.Acetteheure,unevieille table,poséesuruneX,maisdénuéedelinge,étaitgarniedequelquescouvertsd'étainetduplatcuisinéparlavieille.Troisméchanteschaisesmeublaientcettepièce,quiservaitàlafoisdecuisineetdesalleàmanger.Au-dessus de la cheminée s'élevaient un fragment demiroir, un briquet, trois verres, desallumettesetungrandpotblanctoutébréché.Lecarreaudelachambre,lesustensiles,lacheminée,toutplaisaitnéanmoinspar l'espritd'ordreetd'économiequerespiraitcetasilesombreetfroid.Levisagepâleetridédelavieillefemmeétaitenharmonieavecl'obscuritédelarueetlarouilledelamaison.Alavoiraurepos,sursachaise,oneûtditqu'elletenaitàcettemaisoncommeuncolimaçontientàsacoquillebrune;safigure,oùjenesaisquellevagueexpressiondemaliceperçaitàtraversunebonhomieaffectée,étaitcouronnéeparunbonnetdetullerondetplatquicachaitassezmaldescheveuxblancs;sesgrandsyeuxgrisétaientaussicalmesquelarue,etlesridesnombreusesdesonvisagepouvaientsecomparerauxcrevassesdesmurs.Soitqu'ellefûtnéedanslamisère,soitqu'ellefût déchue d'une splendeur passée, elle paraissait résignée depuis longtemps à sa triste existence.Depuis le lever du soleil jusqu'au soir, excepté lesmoments où elle préparait les repas et ceuxoùchargéed'unpanierelles'absentaitpourallerchercherlesprovisions,cettevieillefemmedemeuraitdans l'autrechambredevant ladernièrecroisée,en faced'une jeune fille.A touteheuredu jour lespassants apercevaient cette jeune ouvrière, assise dans un vieux fauteuil de velours rouge, le coupenchésurunmétieràbroder,travaillantavecardeur.Samèreavaituntambourvertsurlesgenouxets'occupaitàfairedutulle;maissesdoigtsremuaientpéniblementlesbobines;savueétaitaffaiblie,carsonnezsexagénaireportaitunepairedecesantiqueslunettesquitiennentsurleboutdesnarinesparlaforceaveclaquelleelleslescompriment.Quandvenaitlesoir,cesdeuxlaborieusescréaturesplaçaiententreellesunelampedontlalumière,passantàtraversdeuxglobesdeverreremplisd'eau,jetaitsurleurouvrageunefortelueurquipermettaitàl'unedevoirlesfilslesplusdéliésfournisparlesbobinesdesontambour,etàl'autrelesdessinslesplusdélicatstracéssurl'étoffequ'ellebrodait.Lacourburedesbarreauxavaitpermisàlajeunefilledemettresurl'appuidelafenêtreunelonguecaisseenboispleinedeterreoùvégétaientdespoisdesenteur,descapucines,unpetitchèvrefeuillemalingreetdesvolubilisdontlestigesdébilesgrimpaientautourdesbarreaux.Cesplantespresqueétioléesproduisaientdepâlesfleurs,harmoniedeplusquimêlaitjenesaisquoidetristeetdedouxdans le tableau présenté par cette croisée, dont la baie encadrait bien ces deux figures. A l'aspectfortuitdecetintérieur,lepassantlepluségoïsteemportaituneimagecomplètedelaviequemèneàParis la classe ouvrière, car la brodeuse ne paraissait vivre que de son aiguille. Bien des gensn'atteignaient pas le tourniquet sans s'être demandé comment une jeune fille pouvait conserver descouleurs en vivant dans cette cave.Un étudiant passait-il par là pour gagner le pays latin, sa viveimaginationluifaisaitdéplorercettevieobscureetvégétative,semblableàcelledulierrequitapissedefroidesmurailles,ouàcelledecespaysansvouésau travail,etquinaissent, labourent,meurentignorésdumondequ'ilsontnourri.Unrentiersedisaitaprèsavoirexaminélamaisonavecl'œild'unpropriétaire:—Quedeviendrontcesdeuxfemmessilabroderievientàn'êtreplusdemode?Parmilesgensqu'uneplaceàl'Hôtel-de-VilleouauPalaisforçaitàpasserparcetterueàdesheuresfixes,soit

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pour se rendre à leurs affaires, soit pour retourner dans leurs quartiers respectifs, peut-être setrouvait-ilquelquecœurcharitable.Peut-êtreunhommeveufouunAdonisdequaranteans,àforcedesonderlesreplisdecetteviemalheureuse,comptait-ilsurladétressedelamèreetdelafillepourposséderàbonmarchél'innocenteouvrièredontlesmainsagilesetpotelées,lecoufraisetlapeaublanche,attraitdûsansdouteàl'habitationdecetteruesanssoleil,excitaientsonadmiration.Peut-êtreaussiquelquehonnêteemployéàdouzecents francsd'appointements, témoin journalierde l'ardeurque cette jeune fille portait au travail, estimateur de sesmœurs pures, attendait-il de l'avancementpourunirunevieobscureàunevieobscure,unlabeurobstinéàunautre,apportantaumoinsetunbrasd'hommepoursoutenircetteexistence,etunpaisibleamour,décolorécommeles fleursdesacroisée.Devaguesespérancesanimaientlesyeuxternesetgrisdelavieillemère.Lematin,aprèsleplusmodeste de tous les déjeuners, elle revenait prendre son tambour plutôt parmaintien que parobligation,carelleposaitseslunettessurunepetitetravailleusedeboisrougi,aussivieillequ'elle,etpassaitenrevue,dehuitheuresetdemieàdixheuresenviron,lesgenshabituésàtraverserlarue;ellerecueillait leurs regards, faisait des observations sur leurs démarches, sur leurs toilettes, sur leursphysionomies,etsemblaitleurmarchandersafille,tantsesyeuxbabillardsessayaientd'établirentreeuxdesympathiquesaffections,parunmanégedignedescoulisses.Ondevinaitfacilementquecetterevue était pour elle un spectacle, et peut-être son seul plaisir. La fille levait rarement la tête, lapudeur, ou peut-être le sentiment pénible de sa détresse, semblait retenir sa figure attachée sur lemétier;aussi,pourqu'ellemontrâtauxpassantssaminechiffonnée,samèredevait-elleavoirpousséquelqueexclamationdesurprise.L'employévêtud'uneredingoteneuve,oul'habituéquiseproduisaitavecunefemmeàsonbras,pouvaientalorsvoirlenezlégèrementretroussédel'ouvrière,sapetitebouche rose, et ses yeux gris toujours pétillants de vie, malgré ses accablantes fatigues; seslaborieuses insomniesne se trahissaientguèrequeparuncercleplusoumoinsblancdessiné souschacunde sesyeux, sur lapeau fraîchede sespommettes.Lapauvreenfant semblait êtrenéepourl'amour et la gaieté, pour l'amour qui avait peint au-dessus de ses paupières bridées deux arcsparfaits,etquiluiavaitdonnéunesiampleforêtdecheveuxchâtainsqu'elleauraitpusetrouversoussachevelurecommesousunpavillonimpénétrableàl'œild'unamant;pourlagaietéquiagitaitsesdeuxnarinesmobiles,quiformaitdeuxfossettesdanssesjouesfraîchesetluifaisaitsiviteoubliersespeines;pourlagaieté,cettefleurdel'espérance,quiluiprêtaitlaforced'apercevoirsansfrémirl'aride chemin de sa vie. La tête de la jeune fille était toujours soigneusement peignée. Suivantl'habitude des ouvrières deParis, sa toilette lui semblait finie quand elle avait lissé ses cheveux etretroussé en deux arcs le petit bouquet qui se jouait de chaque côté des tempes et tranchait sur lablancheurde sapeau.Lanaissancede sachevelureavait tantdegrâce, la lignedebistrenettementdessinéesursoncoudonnaitunesicharmanteidéedesajeunesseetdesesattraits,quel'observateur,en la voyant penchée sur son ouvrage, sans que le bruit lui fît relever la tête, devait l'accuser decoquetterie. De si séduisantes promesses excitaient la curiosité de plus d'un jeune homme qui seretournaitenvaindansl'espérancedevoircemodestevisage.

—Caroline,nousavonsunhabituédeplus,etaucundenosanciensnelevaut.

Cesparoles,prononcéesàvoixbasseparlamère,dansunematinéedumoisd'août1815,avaientvaincul'indifférencedelajeuneouvrière,quiregardavainementdanslarue:l'inconnuétaitdéjàloin.

—Paroùs'est-ilenvolé?demanda-t-elle.

—Ilreviendrasansdouteàquatreheures,jeleverraivenir,ett'avertiraientepoussantlepied.Jesuis sûre qu'il repassera, voici trois jours qu'il prend par notre rue; mais il est inexact dans sesheures:lepremierjourilestarrivéàsixheures,avant-hieràquatre,ethieràtrois.Jemesouviensde

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l'avoir vu autrefois de temps à autre. C'est quelque employé de la Préfecture qui aura changéd'appartementdansleMarais.—Tiens,ajouta-t-elle,aprèsavoirjetéuncoupd'œildanslarue,notremonsieuràl'habitmarronaprisperruque;commecelalechange!

Lemonsieuràl'habitmarrondevaitêtreceluideshabituésquifermaitlaprocessionquotidienne,carlavieillemèreremitseslunettes,repritsonouvrageenpoussantunsoupiretjetasursafilleunsisingulier regard, qu'il eût été difficile à Lavater lui-même de l'analyser. L'admiration, lareconnaissance, une sorted'espérancepourunmeilleur avenir, semêlaient à l'orgueil deposséderunefillesijolie.Lesoir,surlesquatreheures,lavieillepoussalepieddeCaroline,quilevalenezassezà tempspourvoir lenouvel acteurdont lepassagepériodiqueallait animer la scène.Grand,mince,pâle et vêtudenoir, cethommeparaissait avoirquarante ans environ, et sadémarcheavaitquelquechosedesolennel;quandsonœilfauveetperçantrencontraleregardternidelavieille,illafittrembler;ellecruts'apercevoirqu'ilsavaitlireaufonddescœurs.L'inconnusetenaittrès-droit,etsonaborddevaitêtreaussiglacialquel'étaitl'airdecetterue;leteintterreuxetverdâtredesonvisageétait-il lerésultatdetravauxexcessifs,ouproduitparunesanté frêleetmaladive?Ceproblèmefutrésolu par la vieille mère de vingt manières différentes matin et soir. Caroline seule devina toutd'abordsurcevisageabattulestracesd'unelonguesouffranced'âme:cefrontfacileàserider,cesjoueslégèrementcreuséesgardaient l'empreintedusceauaveclequel lemalheurmarquesessujets,comme pour leur laisser la consolation de se reconnaître d'un œil fraternel et de s'unir pour luirésister.Sileregarddelajeunefilles'animad'abordd'unecuriositétoutinnocente,ilpritunedouceexpressiondesympathieàmesurequel'inconnus'éloignait,semblableaudernierparentquifermeunconvoi.Lachaleurétaitencemomentsiforte,etladistractiondupassantsigrande,qu'iln'avaitpasremissonchapeauentraversantcetteruemalsaine,Carolineputalorsremarquer,pendantlemomentoùelle l'observa, l'apparencede sévéritéquesescheveux relevésenbrosseau-dessusde son frontlargerépandaientsursafigure.L'impressionvive,maissanscharme,ressentieparCarolineàl'aspectdecethomme,neressemblaitàaucunedessensationsquelesautreshabituésluiavaientfaitéprouver;pourlapremièrefois,sacompassions'exerçaitsurunautrequesurelle-mêmeetsursamère,ellenerépondit rienauxconjecturesbizarresqui fournirentunalimentà l'agaçante loquacitédesavieillemère,ettirasilencieusementsalongueaiguilledessusetdessousletulletendu;elleregrettaitdenepasavoirassezvul'étranger,etattenditaulendemainpourportersurluiunjugementdéfinitif.Pourlapremièrefoisaussi, l'undeshabituésde larue luisuggéraitautantderéflexions.Ordinairement,ellen'opposaitqu'unsouriretristeauxsuppositionsdesamèrequivoulaitvoirdanschaquepassantunprotecteurpoursafille.Sidesemblablesidées,imprudemmentprésentéesparcettemèreàsafille,n'éveillaient point de mauvaises pensées, il fallait attribuer l'insouciance de Caroline à ce travailobstiné, malheureusement nécessaire, qui consumait les forces de sa précieuse jeunesse, et devaitinfailliblement altérer un jour la limpidité de ses yeux, ou ravir à ses joues blanches les tendrescouleursquilesnuançaientencore.Pendantdeuxgrandsmoisenviron,lanouvelleconnaissanceeutunealluretrès-capricieuse.L'inconnunepassaitpastoujoursparlarueduTourniquet,carlavieillelevoyaitsouventlesoirsansl'avoiraperçulematin;ilnerevenaitpasàdesheuresaussifixesquelesautresemployésquiservaientdependuleàmadameCrochard;enfin,exceptélapremière rencontreoùsonregardavait inspiréunesortedecrainteàlavieillemère, jamaissesyeuxneparurentfaireattention au tableau pittoresque que présentaient ces deux gnômes femelles. A l'exception de deuxgrandesportesetde laboutiqueobscured'unferrailleur, iln'existaitàcetteépoque,dans la rueduTourniquet, que des fenêtres grillées qui éclairaient par des jours de souffrance les escaliers dequelquesmaisons voisines; le peu de curiosité du passant ne pouvait donc pas se justifier par dedangereusesrivalités;aussi,madameCrochardétait-ellepiquéedevoirsonmonsieurnoir, telfutlenomqu'elleluidonna,toujoursgravementpréoccupé,tenirlesyeuxbaissésverslaterreoulevésen

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avant,commes'ileûtvoululirel'avenirdanslebrouillardduTourniquet.Néanmoins,unmatin,versla findumoisde septembre, la tête lutinedeCarolineCrochard sedétachait si brillamment sur lefondobscurde sachambre, et semontrait si fraîcheaumilieudes fleurs tardivesetdes feuillagesflétris entrelacés autour des barreaux de la fenêtre; enfin la scène journalière présentait alors desoppositionsd'ombreetdelumière,deblancetderose,sibienmariéesàlamousselinequefestonnaitla gentille ouvrière, avec les tons bruns et rouges des fauteuils, que l'inconnu contempla fortattentivementleseffetsdecevivanttableau.Fatiguéedel'indifférencedesonmonsieurnoir,lavieillemèreavait,àlavérité,prislepartidefaireuntelcliquetisavecsesbobines,quelepassantmorneetsoucieux fut peut-être contraint par ce bruit insolite à regarder chez elle. L'étranger échangeaseulement avecCaroline un regard, rapide il est vrai,mais par lequel leurs âmes eurent un légercontact,et ilsconçurent tousdeux lepressentimentqu'ilspenseraient l'unà l'autre.Quandlesoir,àquatreheures,l'inconnurevint,Carolinedistingualebruitdesespassurlepavécriard,etquandilss'examinèrent,ilyeutdepartetd'autreunesortedepréméditation:lesyeuxdupassantfurentanimésd'unsentimentdebienveillancequilefitsourire,etCarolinerougit:lavieillemèrelesobservatousdeuxd'unairsatisfait.Acompterdecettemémorablematinée,lemonsieurnoirtraversadeuxfoisparjourlarueduTourniquet,àquelquesexceptionsprès,quelesdeuxfemmessurentremarquer;ellesjugèrent,d'aprèsl'irrégularitédesesheuresderetour,qu'iln'étaitniaussipromptementlibre,niaussistrictementexactqu'unemployésubalterne.Pendantlestroispremiersmoisdel'hiver,deuxfoisparjour,Carolineetlepassantsevirentainsipendantletempsqu'ilmettaitàfranchirl'espacedechausséeoccupéparlaporteetparlestroisfenêtresdelamaison.Dejourenjourcetterapideentrevueeutuncaractère d'intimité bienveillante qui finit par contracter quelque chose de fraternel. Caroline etl'inconnuparurentd'abordsecomprendre;puis,àforced'examinerl'unetl'autreleursvisages,ilsenprirent une connaissance approfondie. Ce fut bientôt comme une visite que le passant faisait àCaroline;si,parhasard,sonmonsieurnoirpassaitsansluiapporterlesourireàdemiforméparsaboucheéloquenteouleregardamidesesyeuxbruns,illuimanquaitquelquechose:sajournéeétaitincomplète.Elleressemblaitàcesvieillardspourlesquelslalecturedeleurjournalestdevenueuntelplaisir, que, le lendemain d'une fête solennelle, ils s'en vont tout déroutés demandant, autant parmégardequepar impatience, la feuille à l'aidede laquelle ils trompentunmoment levidede leurexistence.Mais ces fugitives apparitions avaient, autant pour l'inconnu que pourCaroline, l'intérêtd'unecauseriefamilièreentredeuxamis.Lajeunefillenepouvaitpasplusdéroberàl'œilintelligentde son silencieux ami une tristesse, une inquiétude, un malaise que celui-ci ne pouvait cacher àCarolineunepréoccupation.—«Ilaeuduchagrinhier!»étaitunepenséequinaissaitsouventaucœurde l'ouvrière quand elle contemplait la figure altérée du monsieur noir.—«Oh! il a beaucouptravaillé!» était une exclamation due à d'autres nuances que Caroline savait distinguer. L'inconnudevinaitaussiquelajeunefilleavaitpassésondimancheàfinirlarobeaudessindelaquelleils'étaitintéressé;ilvoyait,auxapprochesdestermesdeloyer,cettejoliefigureassombrieparl'inquiétude,etildevinaitquandCarolineavaitveillé;maisilavaitsurtoutremarquécommentlespenséestristesquidéfloraientlestraitsgaisetdélicatsdecettejeunetêtes'étaientgraduellementdissipéesàmesurequeleur connaissance avait vieilli. Lorsque l'hiver vint sécher les tiges, les fleurs et les feuillages dujardinparisienquidécoraitlafenêtre,etquelafenêtreseferma,l'inconnunevitpas,sansunsouriredoucementmalicieux, la clarté extraordinaire du carreau qui se trouvait à la hauteur de la tête deCaroline; la parcimonie du feu, quelques traces d'une rougeur qui couperosait la figure des deuxfemmes lui dénoncèrent l'indigence du petit ménage; mais si quelque douloureuse compassion sepeignaitalorsdanssesyeux,Carolineluiopposaitunegaietéfière.Cependantlessentimentséclosaufonddeleurscœursyrestaientensevelis,sansqu'aucunévénementleurenapprîtl'unàl'autrelaforceet l'étendue, ilsneconnaissaientmêmepas lesonde leursvoix.Cesdeuxamismuetssegardaient,comme d'un malheur, de s'engager dans une plus intime union. Chacun d'eux semblait craindre

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d'apporter à l'autreune infortunepluspesanteque cellequ'il voulait partager.Était-ce cettepudeurd'amitiéqui lesarrêtaitainsi?Était-cecetteappréhensionde l'égoïsmeoucetteméfianceatrocequiséparent tous les habitants réunis dans les murs d'une nombreuse cité? La voix secrète de leurconsciencelesavertissait-elled'unpérilprochain?Ilseraitimpossibled'expliquerlesentimentquilesrendait aussi ennemis qu'amis, aussi indifférents l'un à l'autre qu'ils étaient attachés, aussi unis parl'instinctqueséparéspar lefait.Peut-êtrechacund'euxvoulait-ilconserverses illusions.Oneûtditparfois que l'inconnu craignait d'entendre sortir quelques paroles grossières de ces lèvres aussifraîches,aussipuresqu'unefleur,etqueCarolinenesecroyaitpasdignedecetêtremystérieuxenquitout révélait le pouvoir et la fortune. Quant à madame Crochard, cette tendre mère, presquemécontentedel'indécisiondanslaquellerestaitsafille,montraitunemineboudeuseàsonmonsieurnoir à qui elle avait jusque-là toujours souri d'un air aussi complaisant que servile. Jamais elle nes'étaitplainteaussiamèrementàsafilled'êtreencoreàsonâgeobligéedefairelacuisine;àaucuneépoquesesrhumatismesetsoncatarrheneluiavaientarrachéautantdegémissements;enfin,ellenesut pas faire, pendant cet hiver, le nombre d'aunes de tulle sur lequel Caroline avait comptéjusqu'alors.Danscescirconstancesetverslafindumoisdedécembre,àl'époqueoùlepainétaitlepluscheretoùl'onressentaitdéjàlecommencementdecettechertédesgrainsquirenditl'année1816sicruelleauxpauvresgens,lepassantremarquasurlevisagedelajeunefilledontlenomluiétaitinconnu, les traces affreuses d'une pensée secrète que ses sourires bienveillants ne dissipèrent pas.Bientôtilreconnut,danslesyeuxdeCaroline,lesflétrissantsindicesd'untravailnocturne.Dansunedes dernières nuits de cemois, le passant revint, contrairement à ses habitudes, vers une heure dumatinpar la rueduTourniquet-Saint-Jean.Lesilencede lanuit luipermitd'entendrede loin,avantd'arriveràlamaisondeCaroline,lavoixpleurardedelavieillemèreetcelleplusdouloureusedelajeune ouvrière, dont les éclats retentissaient mêlés aux sifflements d'une pluie de neige; il tâchad'arriveràpas lents;puis,aurisquedese fairearrêter, il se tapitdevant lacroiséepourécouter lamèreetlafilleenlesexaminantparleplusgranddestrousquidécoupaientlesrideauxdemousselinejaunie,etlesrendaientsemblablesàcesgrandesfeuillesdechoumangéesenrondpardeschenilles.Lecurieuxpassantvitunpapiertimbrésurlatablequiséparaitlesdeuxmétiersetsurlaquelleétaitposée la lampe entre les deuxglobespleins d'eau. Il reconnut facilement une assignation.MadameCrochard pleurait, et la voix de Caroline avait un son guttural qui en altérait le timbre doux etcaressant.

—Pourquoitanttedésoler,mamère?MonsieurMolineuxnevendrapasnosmeublesetnenouschassera pas avant que j'aie terminé cette robe; encore deux nuits, et j'irai la porter chezmadameRoguin.

—Etsielletefaitattendrecommetoujours?maisleprixdetarobepaiera-t-ilaussileboulanger?

Lespectateurdecettescènepossédaitunetellehabitudedeliresurlesvisages,qu'ilcrutentrevoirautant de fausseté dans la douleur de lamère que de vérité dans le chagrin de la fille; il disparutaussitôt,etrevintquelquesinstantsaprès.Quandilregardaparletroudelamousseline,lamèreétaitcouchée; penchée sur sonmétier, la jeune ouvrière travaillait avec une infatigable activité; sur latable,àcôtédel'assignation,setrouvaitunmorceaudepaintriangulairementcoupé,posésansdoutelà pour la nourrir pendant la nuit, tout en lui rappelant la récompense de son courage. L'inconnufrissonnad'attendrissementetdedouleur, il jetasabourseà traversunevitre fêléedemanièreà lafairetomberauxpiedsdelajeunefille;puis,sansjouirdesasurprise,ils'évadalecœurpalpitant,lesjouesenfeu.Lelendemain,letristeetsauvageétrangerpassaenaffectantunairpréoccupé,maisilneputéchapperàlareconnaissancedeCarolinequiavaitouvertlafenêtreets'amusaitàbêcheravecuncouteau la caisse carrée couvertedeneige, prétextedont lamaladresse ingénieuse annonçait à son

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bienfaiteurqu'ellenevoulaitpas,cettefois,levoiràtraverslesvitres.Labrodeusefit,lesyeuxpleinsdelarmes,unsignedetêteàsonprotecteurcommepourluidire:—Jenepuisvouspayerqu'aveclecœur.Maisl'inconnuparutneriencomprendreàl'expressiondecettereconnaissancevraie.Lesoir,quandilrepassa,Caroline,quis'occupaitàrecollerunefeuilledepapiersur lavitrebrisée,put luisourireenmontrantcommeunepromesse,l'émaildesesdentsbrillantes.LemonsieurnoirpritdèslorsunautrecheminetnesemontraplusdanslarueduTourniquet.

Danslespremiersjoursdumoisdemaisuivant,unsamedimatinqueCarolineapercevait,entreles deux lignes noires des maisons, une faible portion d'un ciel sans nuages, et pendant qu'ellearrosait avec un verre d'eau le pied de son chèvrefeuille, elle dit à samère: «Maman, il faut allerdemainnouspromeneràMontmorency!Apeinecettephraseétait-elleprononcéed'unairjoyeux,quelemonsieurnoirvintàpasser,plustristeetplusaccabléquejamais;lechasteetcaressantregardqueCaroline lui jetapouvaitpasserpourune invitation.Aussi, le lendemain,quandmadameCrochard,vêtue d'une redingote de mérinos brun rouge, d'un chapeau de soie et d'un châle à grandes raiesimitantlecachemire,seprésentapourchoisiruncoucouaucoindelarueduFaubourg-Saint-Denisetdelarued'Enghien,ytrouva-t-ellesoninconnu,plantésursespiedscommeunhommequiattendsafemme.Unsouriredeplaisirdéridalafiguredel'étrangerquandilaperçutCarolinedontlepetitpiedétaitchaussédeguêtresenprunellecouleurpuce,dontlarobeblanche,emportéeparunventperfidepour les femmes mal faites, dessinait des formes attrayantes, et dont la figure, ombragée par unchapeau de paille de riz doublée en satin rose, était comme illuminée d'un reflet céleste; sa largeceinturedecouleurpucefaisaitvaloirunetailleàtenirentrelesdeuxmains;sescheveux,partagésendeuxbandeauxdebistresurunfrontblanccommedelaneige,luidonnaientunairdecandeurqueriennedémentait.LeplaisirsemblaitrendreCarolineaussilégèrequelapailledesonchapeau,maisilyeutenelleuneespérancequiéclipsatoutàcoupsaparureetsabeautéquandellevitlemonsieurnoir. Celui-ci, qui semblait irrésolu, fut peut-être décidé à servir de compagnon de voyage àl'ouvrièreparlasubiterévélationdubonheurquecausaitsaprésence.Illoua,pouralleràSaint-Leu-Taverny,uncabrioletdontlechevalparaissaitassezbon;iloffritàmadameCrochardetàsafilled'yprendreplace,etlamèreacceptasanssefaireprier;maisaumomentoùlavoituresetrouvasurlaroutedeSaint-Denis,elles'avisad'avoirdesscrupulesetdehasarderquelquescivilitéssur lagênequedeuxfemmesallaientcauseràleurcompagnon.

—Monsieurvoulaitpeut-êtreserendreseulàSaint-Leu?dit-elleavecunefaussebonhomie.Maisellenetardapasàseplaindredelachaleur,etsurtoutdesoncatarrhe,qui,disait-elle,neluiavaitpaspermisdefermer l'œiluneseulefoispendant lanuit;aussi,àpeine lavoitureeut-elleatteintSaint-Denis,quemadameCrochardparutendormie;quelques-unsdesesronflementssemblèrentsuspectsàl'inconnu,quifronçalessourcilsenregardantlavieillefemmed'unairsingulièrementsoupçonneux.

—Oh!elledort,ditnaïvementCaroline,ellen'apascessédetousserdepuishiersoir.Elledoitêtrebienfatiguée.

Pourtouteréponse,lecompagnondevoyagejetasurlajeunefilleunrusésourirecommepourluidire:—Innocentecréature, tuneconnaispastamère!Cependant,malgrésadéfiance,etquandlavoitureroulasurlaterredanscettelongueavenuedepeupliersquiconduitàEaubonne,lemonsieurnoircrutmadameCrochardréellementendormie;peut-êtreaussinevoulait-ilplusexaminerjusqu'àquelpointcesommeilétaitfeintouvéritable.Soitquelabeautéduciel,l'airpurdelacampagneetcesparfumsenivrantsrépandusparlespremièrespoussesdespeupliers,parlesfleursdusaule,etparcelles des épines blanches, eussent disposé son cœur à s'épanouir, comme s'épanouissait la nature;soitqu'unepluslonguecontrainteluidevîntimportune,ouquelesyeuxpétillantsdeCarolineeussent

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réponduàl'inquiétudedessiens,l'inconnuentrepritavecsajeunecompagneuneconversationaussivaguequelesbalancementsdesarbressousl'effortdelabrise,aussivagabondequelesdétoursdupapillon dans l'air bleu, aussi peu raisonnée que la voix doucementmélodieuse des champs,maisempreintecommeelled'unmystérieuxamour.Acetteépoque,lacampagnen'est-ellepasfrémissantecommeunefiancéequiarevêtusarobed'hyménée,etneconvie-t-ellepasauplaisirlesâmeslesplusfroides?QuitterlesruesténébreusesduMarais,pourlapremièrefoisdepuisledernierautomne,etsetrouver au sein de l'harmonieuse et pittoresque vallée deMontmorency; la traverser aumatin, enayantdevantlesyeuxl'infinideseshorizons,etpouvoirreporter,delà,sonregardsurdesyeuxquipeignentaussil'infinienexprimantl'amour,quelscœursresteraientglacés,quelleslèvresgarderaientunsecret?L'inconnutrouvaCarolineplusgaiequespirituelle,plusaimantequ'instruite;mais,sisonrireaccusaitde la folâtrerie, sesparolespromettaientun sentimentvrai.Quand,aux interrogationssagaces de son compagnon, la jeune fille répondait par une effusion de cœur que les classesinférieures prodiguent sans ymettre de réticences comme les gens du grandmonde, la figure dumonsieur noir s'animait et semblait renaître; sa physionomie perdait par degrés la tristesse qui encontractaitlestraits;puis,deteinteenteinte,ellepritunairdejeunesseetuncaractèredebeautéquirendirentCarolineheureuseetfière.Lajoliebrodeusedevinaquesonprotecteurétaitunêtresevrédepuislong-tempsdetendresseetd'amour,deplaisiretdecaresses,ouquepeut-êtreilnecroyaitplusaudévouementd'unefemme.Enfin,unesaillieinattenduedulégerbabildeCarolineenlevalederniervoilequiôtaitàlafiguredel'inconnusajeunesseréelleetsoncaractèreprimitif;ilsemblafaireunéternel divorce avec des idées importunes, et déploya la vivacité d'âme que décelait sa figure. Lacauserie devint insensiblement si familière, qu'au moment où la voiture s'arrêta aux premièresmaisonsdulongvillagedeSaint-Leu,Carolinenommaitl'inconnumonsieurRoger.Pourlapremièrefoisseulement,lavieillemèreseréveilla.

—Caroline,elleauratoutentendu,ditRogerd'unevoixsoupçonneuseàl'oreilledelajeunefille.

Carolineréponditparunravissantsourired'incrédulitéquidissipalenuagesombrequelacrainted'un calcul chez lamère avait répandue sur le front de cet hommedéfiant. Sans s'étonner de rien,madameCrochardapprouvatout,suivitsafilleetmonsieurRogerdansleparcdeSaint-Leu,oùlesdeuxjeunesgensétaientconvenusd'allerpourvisiter lesriantesprairieset lesbosquetsembaumésquelegoûtdelareineHortensearendussicélèbres.

—Mon Dieu, combien cela est beau! s'écria Caroline lorsque, montée sur la croupe verte oùcommence la forêt de Montmorency, elle aperçut à ses pieds l'immense vallée qui déroulait sessinuosités seméesdevillages, leshorizonsbleuâtresde ses collines, ses clochers, sesprairies, seschamps,etdontlemurmurevintexpireràl'oreilledelajeunefillecommeunbruissementdelamer.Lestroisvoyageurscôtoyèrentlesbordsd'unerivièrefactice,etarrivèrentàcettevalléesuissedontlechalet reçutplusd'une fois la reineHortenseetNapoléon.QuandCaroline se fut assiseavecunsaint respectsur lebancdeboismoussuoùs'étaient reposésdesrois,desprincesseset l'empereur,madameCrochardmanifesta ledésirdevoirdeplusprèsunpontsuspenduentredeuxrochersquis'apercevaitauloin,etsedirigeaverscettecuriositéchampêtreenlaissantsonenfantsouslagardedemonsieurRoger,maisenluidisantqu'ellenelesperdraitpasdevue.

—Eh!quoi,pauvrepetite,s'écriaRoger,vousn'avezjamaisdésirélafortuneetlesjouissancesduluxe?Vousnesouhaitezpasquelquefoisdeporterlesbellesrobesquevousbrodez?

—Je vous mentirais, monsieur Roger, si je vous disais que je ne pense pas au bonheur dontjouissent lesriches.Ah!oui, jesongesouvent,quandjem'endorssurtout,auplaisirquej'auraisdevoirmapauvremèrenepasêtreobligéed'allerparlemauvaistempscherchernospetitesprovisions,

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àsonâge.Jevoudraisquelematinunefemmedeménageluiapportât,pendantqu'elleestencoreaulit,soncafébiensucréavecdusucreblanc.Elleaimeàliredesromans,lapauvrebonnefemme,eh!bien,jepréféreraisluivoirusersesyeuxàsalecturefavorite,plutôtqu'àremuerdesbobinesdepuislematinjusqu'ausoir.Illuifaudraitaussiunpeudebonvin.Enfinjevoudraislasavoirheureuse,elleestsibonne!

—Ellevousadoncbienprouvésabonté?

—Oh!oui,répliqualajeunefilled'unsondevoixprofond.PuisaprèsunassezcourtmomentdesilencependantlequellesdeuxjeunesgensregardèrentmadameCrochardqui,parvenueaumilieudupontrustique,lesmenaçaitdudoigt,Carolinereprit:—Oh!oui,ellemel'aprouvé.Combiennem'a-t-ellepassoignéequand j'étaispetite!Elleavendusesdernierscouvertsd'argentpourmemettreenapprentissagechezlavieillefillequim'aapprisàbroder.Etmonpauvrepère!combiendemaln'a-t-elle pas eu pour lui faire passer heureusement ses derniers moments! A cette idée la jeune filletressaillitetsefitunvoiledesesdeuxmains.—Ah!bah,nepensonsjamaisauxmalheurspassés,dit-elleenessayantdereprendreunairenjoué.Ellerougitens'apercevantqueRogers'étaitattendri,maisellen'osaleregarder.

—Quefaisaitdoncvotrepère,demanda-t-il.

—Monpèreétaitdanseuràl'Opéraavantlarévolution,dit-elledel'airleplusnatureldumonde,et mamère chantait dans les chœurs.Mon père, qui commandait les évolutions sur le théâtre, setrouva par hasard à la prise de la Bastille. Il fut reconnu par quelques-uns des assaillants qui luidemandèrents'ilnedirigeraitpasbienuneattaqueréelle,luiquiencommandaitdefeintesauthéâtre.Monpèreétaitbrave, ilaccepta,conduisit les insurgés,et fut récompensépar legradedecapitainedans l'arméedeSambre-et-Meuse, où il se comportademanière àmonter rapidement engrade, ildevintcolonel;maisilfutsigrièvementblesséàLutzenqu'ilestrevenumouriràParis,aprèsunande maladie. Les Bourbons sont arrivés, ma mère n'a pu obtenir de pension, et nous sommesretombées dans une si grandemisère, qu'il a fallu travailler pour vivre. Depuis quelque temps labonnefemmeestdevenuemaladive;aussijamaisnel'ai-jevuesipeurésignée;elleseplaint;etjeleconçois, elle a goûté les douceurs d'une vie heureuse. Quant à moi, qui ne saurais regretter desdélicesquejen'aipasconnues,jenedemandequ'uneseulechoseauciel...

—Quoi?ditvivementRogerquisemblaitrêveur.

—Quelesfemmesportenttoujoursdestullesbrodéspourquel'ouvragenemanquejamais.

Lafranchisedecesaveuxintéressalejeunehomme,quiregardad'unœilmoinshostilemadameCrochardquandellerevintverseuxd'unpaslent.

—Hébien,mesenfants,avez-vousbienjasé?leurdemanda-t-elled'unairtoutàlafoisindulgentetrailleur.Quandonpense,monsieurRoger,quelepetitcaporals'estassislàoùvousêtes!reprit-elleaprès unmoment de silence.—Pauvre homme! ajouta-t-elle,monmari l'aimait-il! Ah! Crochard aaussibienfaitdemourir,cariln'auraitpasendurédelesavoirlàoùilsl'ontmis.

Rogerposaundoigtsurseslèvres,etlabonnevieille,hochantlatête,ditd'unairsérieux:—Suffit,onauralabouchecloseetlalanguemorte.Mais,ajouta-t-elleenouvrantlesbordsdesoncorsageetmontrant une croix et son ruban rouge suspendus à son cou par une faveur noire, ils nem'empêcheront pas deporter ce que l'autre a donné àmonpauvreCrochard, et jeme ferai certesenterreravec...

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Enentendantdesparolesquipassaientalorspourséditieuses,Rogerinterrompitlavieillemèreense levant brusquement, et ils retournèrent au village à travers les allées du parc. Le jeune hommes'absenta pendant quelques instants pour aller commander un repas chez le meilleur traiteur deTaverny; puis il revint chercher les deux femmes, et les y conduisit en les faisant passer par lessentiersdelaforêt.Ledînerfutgai.Rogern'étaitdéjàpluscetteombresinistrequipassaitnaguèrerue du Tourniquet, il ressemblait moins aumonsieur noir qu'à un jeune homme confiant, prêt às'abandonner au courant de la vie, comme ces deux femmes insouciantes et laborieuses qui, lelendemainpeut-être,manqueraientdepain;ilparaissaitêtresousl'influencedesjoiesdupremierâge,sonsourireavaitquelquechosedecaressantetd'enfantin.Quand,surlescinqheures,lejoyeuxdînerfut terminé par quelques verres de vin de Champagne, Roger proposa le premier d'aller sous leschâtaigniersaubalduvillage,oùCarolineetluidansèrentensemble:leursmainssepressèrentavecintelligence, leurs cœurs battirent animés d'une même espérance; et sous le ciel bleu, aux rayonsobliquesetrougesducouchant,leursregardsarrivèrentàunéclatquipoureuxfaisaitpâlirceluiduciel.Étrangepuissanced'uneidéeetd'undésir!Riennesemblaitimpossibleàcesdeuxêtres.Danscesmomentsmagiquesoùleplaisirjettesesrefletsjusquesurl'avenir,l'âmeneprévoitquedubonheur.Cette jolie journée avait déjà créé pour tous deux des souvenirs auxquels ils ne pouvaient riencomparerdanslepassédeleurexistence.Lasourceserait-elledoncplusgracieusequelefleuve,ledésir serait-il plus ravissant que la jouissance, et ce qu'on espère plus attrayant que tout ce qu'onpossède?

—Voilàdonclajournéedéjàfinie!Cetteexclamationéchappaitàl'inconnuaumomentoùcessaitla danse, etCaroline le regarda d'un air compatissant en lui voyant reprendre une légère teinte detristesse.

—Pourquoineseriez-vouspasaussicontentàParisqu'ici?dit-elle.Lebonheurn'est-ilqu'àSaint-Leu?Ilmesemblemaintenantquejenepuisêtremalheureusenullepart.

L'inconnutressaillitàcesparolesdictéesparcedouxabandonquientraînetoujourslesfemmesplus loin qu'elles ne veulent aller, de même que la pruderie leur donne souvent plus de cruautéqu'ellesn'enont.Pour lapremièrefois,depuis leregardquiavaitenquelquesortecommencéleuramitié,CarolineetRogereurentunemêmepensée;s'ilsnel'exprimèrentpas,ilslasentirentaumêmemomentparunemutuelleimpression,semblableàcelled'unbienfaisantfoyerquilesauraitconsolésdesatteintesdel'hiver;puis,commes'ilseussentcraintleursilence,ilsserendirentalorsàl'endroitoùleurmodestevoiturelesattendait;maisavantd'ymonter,ilsseprirentfraternellementparlamain,etcoururentdansunealléesombredevantmadameCrochard.Quandilsnevirentplusleblancbonnetdetullequileurindiquaitlavieillemèrecommeunpointàtraverslesfeuilles:—Caroline!ditRogerd'unevoixtroubléeetlecœurpalpitant.Lajeunefilleconfusereculadequelquespasencomprenantlesdésirsquecetteinterrogationrévélait;néanmoins,elletenditsamainquifutbaiséeavecardeuretqu'elle retira vivement, car en se levant sur la pointedespieds elle avait aperçu samère.MadameCrochardfitsemblantdenerienvoir,commesi,parunsouvenirdesesanciensrôles,elleeûtdûnefigurerlàqu'enaparte.

L'aventuredecesdeuxjeunesgensnesecontinuapaslong-tempsdanslarueduTourniquet.PourretrouverCaroline etRoger, il est nécessaire de se transporter aumilieu du Parismoderne, où ilexiste,danslesmaisonsnouvellementbâties,decesappartementsquisemblentfaitsexprèspourquedenouveauxmariésypassentleurlunedemiel:lespeinturesetlespapiersysontjeunescommelesépoux,etladécorationenestdanssafleurcommeleuramour;toutyestenharmonieavecdejeunesidées,avecdebouillantsdésirs.AumilieudelarueTaitbout,dansunemaisondontlapierredetaille

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étaitencoreblanche,dontlescolonnesduvestibuleetdelaporten'avaientencoreaucunesouillure,etdont les murs reluisaient de cette peinture d'un blanc de plomb que nos premières relations avecl'Angleterre mettaient à la mode, se trouvait, au second étage, un petit appartement arrangé parl'architectecommes'ilenavaitdeviné ladestination.Unesimpleet fraîcheantichambre, revêtueenstuc à hauteur d'appui, donnait entrée dans un salon et dans une petite salle à manger. Le saloncommuniquaitàune joliechambreàcoucherà laquelleattenaitunesalledebain.Lescheminéesyétaienttoutesgarniesdehautesglacesencadréesavecrecherche.Lesportesavaientpourornementsdes arabesques de bon goût, et les corniches étaient d'un style pur. Un amateur aurait reconnu là,mieuxqu'ailleurs,cettesciencededistributionetdedécorquidistinguelesœuvresdenosarchitectesmodernes. Cet appartement était habité depuis unmois environ par Caroline pour qui l'un de cestapissiersquinetravaillentqueguidésparlesartistes, l'avaitmeublésoigneusement.Ladescriptionsuccincte de la pièce la plus importante suffira pour donner une idée des merveilles que cetappartementavaitprésentéesàcellequivint s'y installer, amenéeparRoger.Des tenturesenétoffegrise, égayées par des agréments en soie verte, décoraient lesmurs de sa chambre à coucher.Lesmeubles,couvertsencasimirclair,avaientlesformesgracieusesetlégèresordonnéesparlederniercapricedelamode:unecommodeenboisindigèneincrustéedefiletsbruns,gardaitlestrésorsdelaparure; un secrétaire pareil servait à écrire de doux billets sur un papier parfumé; le lit, drapé àl'antique,nepouvaitinspirerquedesidéesdevoluptéparlamollessedesesmousselinesélégammentjetées;lesrideaux,desoiegriseàfrangesvertes,étaienttoujoursétendusdemanièreàintercepterlejour; une pendule de bronze représentait l'Amour couronnant Psyché; enfin, un tapis à dessinsgothiquesimpriméssurunfondrougeâtrefaisaitressortirlesaccessoiresdecelieupleindedélices.Enfaced'unepsychésetrouvaitunepetite toilette,devant laquelle l'ex-brodeuses'impatientaitdelasciencedePlaisir,unillustrecoiffeur.

—Espérez-vousfinirmacoiffureaujourd'hui?dit-elle.

—Madamealescheveuxsilongsetsiépais,réponditPlaisir.

Carolineneputs'empêcherdesourire.Laflatteriede l'artisteavaitsansdouteréveillédanssoncœur le souvenirdes louangespassionnéesque lui adressait sonami sur labeautéd'unechevelurequ'ilidolâtrait.Lecoiffeurparti,lafemmedechambrevinttenirconseilavecellesurlatoilettequiplairaitleplusàRoger.Onétaitalorsaucommencementdeseptembre1816,ilfaisaitfroid:unerobede grenadine verte garnie en chinchilla fut choisie.Aussitôt sa toilette terminée, Caroline s'élançaverslesalon,youvritunecroiséequidonnaitsurl'élégantbalcondontlafaçadedelamaisonétaitdécoréeetsecroisalesbrasens'appuyantsurunerampeenferbronzé;ellerestalàdansuneattitudecharmante, nonpour s'offrir à l'admirationdespassants et leurvoir tourner la têtevers elle,maispour regarder lapetiteportiondeboulevardqu'ellepouvait apercevoir auboutde la rueTaitbout.Cette échappée de vue, que l'on comparerait volontiers au trou pratiqué pour les acteurs dans unrideau de théâtre, lui permettait de distinguer unemultitude de voitures élégantes et une foule demonde emportées avec la rapidité des ombres chinoises. Ignorant siRoger viendrait à pied ou envoiture,l'ancienneouvrièredelarueduTourniquetexaminaittouràtourlespiétonsetlestilburys,voitures légères récemment importées en France par lesAnglais.Des expressions demutinerie etd'amourpassaientsursajeunefigurequand,aprèsunquartd'heured'attente,sonœilperçantousoncœurneluiavaientpasencorefaitreconnaîtreceluiqu'ellesavaitdevoirvenir.Quelmépris,quelleinsouciance se peignaient sur son beau visage pour toutes les créatures qui s'agitaient comme desfourmissoussespieds!sesyeuxgris,pétillantsdemalice,étincelaient.Elleétaitlàpourelle-même,sans se douter que tous les jeunes gens emportaientmilles confus désirs à l'aspect de ses formesattrayantes. Elle évitait leurs hommages avec autant de soin que les plus fières en mettent à les

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recueillirpendantleurspromenadesàParis,etnes'inquiétaitcertesguèresilesouvenirdesablanchefigurepenchéeoudesonpetitpiedquidépassaitlebalcon,silapiquanteimagedesesyeuxanimésetdesonnezvoluptueusement retroussé,s'effaceraientounon le lendemainducœurdespassantsquil'avaient admirée: elle ne voyait qu'une figure et n'avait qu'une idée.Quand la têtemouchetée d'uncertainchevalbai-brunvintàdépasserlahautelignetracéedansl'espaceparlesmaisons,Carolinetressaillit et se haussa sur la pointe des pieds pour tâcher de reconnaître les guides blanches et lacouleurdu tilbury.C'était lui!Roger tourne l'anglede la rue,voit lebalcon, fouettesonchevalquis'élance et arrive à cette porte bronzée à laquelle il est aussi habitué que sonmaître. La porte del'appartementfutouverted'avanceparlafemmedechambre,quiavaitentendulecridejoiejetéparsamaîtresse;Rogerseprécipitaverslesalon,pressaCarolinedanssesbras,etl'embrassaaveccetteeffusiondesentimentqueprovoquenttoujourslesréunionspeufréquentesdedeuxêtresquis'aiment;ill'entraîna,ouplutôtilsmarchèrentparunevolontéunanime,quoiqueenlacésdanslesbrasl'undel'autre, vers cette chambre discrète et embaumée; une causeuse les reçut devant le foyer, et ils secontemplèrentunmomentensilence,enn'exprimantleurbonheurqueparlesvivesétreintesdeleursmains,ensecommuniquantleurspenséesparunlongregard.

—Oui,c'estlui,dit-elleenfin;oui,c'esttoi.Sais-tuquevoicitroisgrandsjoursquejenet'aivu,unsiècle!Maisqu'as-tu?tuasduchagrin.

—MapauvreCaroline...

—Oh!voilà,mapauvreCaroline...

—Non,nerispas,monange;nousnepouvonspasallercesoiràFeydeau.

Carolinefitunepetitemineboudeuse,maisquisedissipatoutàcoup.

—Jesuisunesotte!Commentpuis-jepenserauspectaclequandjetevois?Tevoir,n'est-cepasleseulspectaclequej'aime?s'écria-t-elleenpassantsesdoigtsdanslescheveuxdeRoger.

—Je suis obligé d'aller chez le procureur-général, car nous avons en ce moment une affaireépineuse.Ilm'arencontrédanslagrandesalle;etcommec'estmoiquiportelaparole,ilm'aengagéàvenirdîneraveclui;mais,machérie,tupeuxalleràFeydeauavectamère,jevousyrejoindraisilaconférencefinitdebonneheure.

—Allerauspectaclesanstoi,s'écria-t-elleavecuneexpressiond'étonnement,ressentirunplaisirquetunepartageraispas!...Oh!monRoger,vousmériteriezdenepasêtreembrassé,ajouta-t-elleenluisautantaucouparunmouvementaussinaïfquevoluptueux.

—Caroline, il fautquejerentrem'habiller.LeMaraisest loin,et j'aiencorequelquesaffairesàterminer.

—Monsieur,repritCarolineenl'interrompant,prenezgardeàcequevousditeslà!Mamèrem'aavertique,quandleshommescommencentànousparlerdeleursaffaires,ilsnenousaimentplus.

—Caroline,nesuis-jepasvenu?n'ai-jepasdérobécetteheureàmonimpitoyable...?

—Chut,dit-elleenmettantundoigtsurlabouchedeRoger,chut,nevois-tupasquejememoque!

Encemomentilsétaientrevenustouslesdeuxdanslesalon,Rogeryaperçutunmeubleapportélematinmêmeparl'ébéniste:levieuxmétierenboisderosedontleproduitnourrissaitCarolineetsa

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mèrequand elles habitaient la rueduTourniquet-Saint-Jean, avait été remis à neuf, et une robedetulled'unrichedessinyétaitdéjàtendue.

—Ehbien,monbonami,cesoirjetravaillerai.Enbrodant,jemecroiraiencoreàcespremiersjoursoùtupassaisdevantmoisansmotdire,maisnonsansmeregarder;àcesjoursoùlesouvenirde tes regardsme tenait éveillée pendant la nuit.Omon chermétier, le plus beaumeuble demonsalon, quoiqu'il neme vienne pas de toi!—Tu ne sais pas, dit-elle en s'asseyant sur les genoux deRogerquinepouvantrésisteràsesémotionsétaittombédansunfauteuil...Écoute-moidonc?jeveuxdonnerauxpauvrestoutcequejegagneraiavecmabroderie.Tum'asfaitesiriche!Combienj'aimecettejolieterredeBellefeuille,moinspourcequ'elleestqueparcequec'esttoiquimel'asdonnée.Mais, dis-moi, mon Roger, je voudrais m'appeler Caroline de Bellefeuille, le puis-je? tu dois lesavoir:est-celégaloutoléré?

Ilfitunepetitemoued'affirmationquiluiétaitsuggéréeparsahainepourlenomdeCrochard,etCarolinesautalégèrementenfrappantsesmainsl'unecontrel'autre.

—Il me semble, s'écria-t-elle, que je t'appartiendrai bien mieux ainsi. Ordinairement une fillerenonce à son nom et prend celui de sonmari.....Une idée importune qu'elle chassa aussitôt la fitrougir, elle prit Roger par la main, et le mena devant un piano ouvert.—Écoute, dit-elle. Je saismaintenantmasonatecommeunange.Etsesdoigtscouraientdéjàsurlestouchesd'ivoire,quandellesesentitsaisieetenlevéeparlataille.

—Caroline,jedevraisêtreloin.

—Tuveuxpartir? eh! bien, va-t'en, dit-elle en boudant;mais elle sourit après avoir regardé lapendule,ets'écriajoyeusement:—Jet'auraitoujoursgardéunquartd'heuredeplus.

—Adieu,mademoiselledeBellefeuille,dit-ilavecladouceironiedel'amour.

Aprèsavoirprisunbaiser,elle reconduisit sonRoger jusquesur le seuilde laporte.Quand lebruitdesespasneretentitplusdansl'escalier,elleaccourutsurlebalconpourlevoirmontantdansletilbury,pour luivoir enprendre lesguides,pour recueillirundernier regard, entendre lecoupdefouet, le roulementdes rouessur lepavé,etpour suivredesyeux lebrillantcheval, lechapeaudumaître,legalond'orquigarnissaitceluidujockey,pourregardermêmelong-tempsencoreaprèsquel'anglenoirdelarueluieutdérobécettevision.

Cinqansaprèsl'installationdemademoiselleCarolinedeBellefeuilledanslajoliemaisondelarueTaitbout,ils'ypassa,pourlasecondefois,unedecesscènesdomestiquesquiresserrentencoreles liens d'affection entre deux êtres qui s'aiment. Au milieu du salon bleu, devant la fenêtre quis'ouvraitsurlebalcon,unpetitgarçondequatreansetdemifaisaituntapageinfernalenfouettantlechevaldecartonsurlequelilétaitmonté,etdontlesdeuxarcsrecourbésquiensoutenaientlespiedsn'allaientpasassezviteaugrédutapageur;sajoliepetitetêteàcheveuxblonds,quiretombaientenmillebouclessurunecollerettebrodée, sourit commeune figured'angeà samèrequand,du fondd'unebergère,elleluidit:—Pastantdebruit,Charles,tuvasréveillertapetitesœur.Lecurieuxenfantdescenditalorsbrusquementdecheval,arrivasurlapointedespiedscommes'ileûtcraintlebruitdesespassurletapis,mitundoigtentresespetitesdents,demeuradansunedecesattitudesenfantinesquin'ont tantdegrâcequeparceque toutenestnaturel,et leva levoiledemousselineblanchequicachaitlefraisvisaged'unepetitefilleendormiesurlesgenouxdesamère.

—Elle dort donc, Eugénie? dit-il tout étonné. Pourquoi donc qu'elle dort quand nous sommes

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éveillés?ajouta-t-ilenouvrantdegrandsyeuxnoirsquiflottaientdansunfluideabondant.

—Dieuseulsaitcela,réponditCarolineensouriant.

Lamèreet l'enfantcontemplèrentcettepetitefille,baptiséelematinmême.Caroline,alorsâgéed'environvingt-quatreans,offraittouslesdéveloppementsd'unebeautéqu'unbonheursansnuagesetdesplaisirs constants avaient fait épanouir.En elle la femmeétait accomplie.Charméed'obéir auxdésirsdesoncherRoger,elleavaitacquis lesconnaissancesqui luimanquaient,elle touchaitassezbiendupianoetchantaitagréablement.Ignorantlesusagesd'unesociétéquil'eûtrepousséeetoùellene seraitpoint alléequandmêmeon l'y aurait accueillie, car la femmeheureusenevapasdans lemonde,ellen'avaitsuniprendrecetteélégancedemanières,niapprendrecetteconversationpleinedemotsetvidedepenséesquiacoursdanslessalons;mais,enrevanche,elleconquitlaborieusementlesconnaissancesindispensablesàunemèredonttoutel'ambitionconsisteàbienéleversesenfants.Nepasquittersonfils, luidonnerdès leberceauces leçonsdetous lesmomentsquigraventendejeunesâmeslegoûtdubeauetdubon,lepréserverdetouteinfluencemauvaise,rempliràlafoislespéniblesfonctionsdelabonneetlesdoucesobligationsd'unemère,telsfurentsesuniquesplaisirs.

Dèslepremierjour,cettediscrèteetdoucecréatureserésignasibienànepointfaireunpashorsdelasphèreenchantéeoùpourellesetrouvaienttoutessesjoies,qu'aprèssixansdel'unionlaplustendre,elleneconnaissaitencoreàsonamiquelenomdeRoger.Placéedanssachambreàcoucher,la gravure du tableau de Psyché arrivant avec sa lampe pour voir l'Amourmalgré sa défense, luirappelaitlesconditionsdesonbonheur.Pendantcessixannées,sesmodestesplaisirsnefatiguèrentjamaisparuneambitionmalplacéelecœurdeRoger,vraitrésordebonté.Jamaisellenesouhaitanidiamants ni parures, et refusa le luxe d'une voiture vingt fois offerte à sa vanité. Attendre sur lebalcon lavoituredeRoger,alleravec luiauspectacleousepromenerensemblependant lesbeauxjours dans les environs de Paris, l'espérer, le voir, et l'espérer encore, étaient l'histoire de sa vie,pauvred'événements,maispleined'amour.

Enberçantsursesgenouxparunechansonlafillevenuequelquesmoisavantcettejournée,ellese plut à évoquer les souvenirs du temps passé. Elle s'arrêta plus volontiers sur les mois deseptembre,époqueà laquellechaqueannéesonRoger l'emmenaitàBellefeuilleypassercesbeauxjoursquisemblentapparteniràtouteslessaisons.Lanatureestalorsaussiprodiguedefleursquedefruits, les soirées sont tièdes, les matinées sont douces, et l'éclat de l'été succède souvent à lamélancoliedel'automne.Pendantlespremierstempsdesonamour,elleavaitattribuél'égalitéd'âmeet la douceur de caractère, dont tant de preuves lui furent données parRoger, à la rareté de leursentrevues toujoursdésiréesetà leurmanièredevivrequine lesmettaitpassanscesseenprésencel'undel'autre,commelesontdeuxépoux.Ellesesouvintalorsavecdélicesque,tourmentéedevainescraintes, elle l'avait épié en tremblant pendant leur premier séjour à cette petite terre duGatinais.Inutile espionnaged'amour! chacunde cesmois de bonheur passa commeun songe, au sein d'unefélicitéquinesedémentitjamais.Elleavaittoujoursvuàcebonêtreuntendresouriresurleslèvres,sourire qui semblait être l'écho du sien. A ces tableaux trop vivement évoqués, ses yeux semouillèrent de larmes, elle crut ne pas aimer assez et fut tentée de voir, dans le malheur de sasituationéquivoque,uneespèced'impôtmisparlesortsursonamour.Enfin,uneinvinciblecuriositéluifitchercherpourlamillièmefoislesévénementsquipouvaientamenerunhommeaussiaimantqueRogerànejouirqued'unbonheurclandestin,illégal.Elleforgeamilleromans,précisémentpoursedispenserd'admettrelavéritableraison,depuislongtempsdevinée,maisàlaquelleelleessayadenepascroire.Elleseleva,toutengardantsonenfantendormidanssesbraspourallerprésider,dansla salle à manger, à tous les préparatifs du dîner. Ce jour était le 6 mai 1822, anniversaire de la

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promenade au parc de Saint-Leu, pendant laquelle sa vie fut décidée; aussi chaque année, ce jourramenait-il une fête de cœur. Caroline désigna le linge qui devait servir au repas et dirigeal'arrangementdudessert.AprèsavoirprisavecbonheurlessoinsquitouchaientRoger,elledéposalapetite filledanssa joliebarcelonnette,vintseplacersur lebalconetne tardapasàvoirparaître lecabrioletparlequelsonami,parvenuàlamaturitédel'homme,avaitremplacél'éléganttilburydespremiers jours.Aprèsavoiressuyé lepremier feudescaressesdeCarolineetdupetitespièglequil'appelaitpapa,Rogerallaauberceau,contemplalesommeildesafille,labaisasurlefront,ettiradelapochedesonhabitunlongpapierbariolédelignesnoires.

—Caroline,dit-il,voiciladotdemademoiselleEugéniedeBellefeuille.

Lamèrepritavecreconnaissanceletitredotal,uneinscriptionaugrand-livredeladettepublique.

—PourquoitroismillefrancsderenteàEugénie,quandtun'asdonnéquequinzecentsfrancsàCharles?

—Charles, mon ange, sera un homme, répondit-il. Quinze cents francs lui suffiront. Avec cerevenu,unhommecourageuxestau-dessusdelamisère.Si,parhasard,tonfilsestunhommenul,jeneveuxpasqu'ilpuissefairedesfolies.S'iladel'ambition,cettemodicitédefortuneluiinspireralegoûtdutravail.Eugénieestfemme,illuifautunedot.

Le père se mit à jouer avec Charles dont les caressantes démonstrations annonçaientl'indépendance et la liberté de son éducation. Aucune crainte établie entre le père et l'enfant nedétruisaitcecharmequirécompenselapaternitédesesobligations,etlagaietédecettepetitefamilleétaitaussidoucequevraie.Lesoir,unelanternemagiqueétalasurunetoileblanchesespiégesetsesmystérieux tableaux, à la grande surprise de Charles. Plus d'une fois les joies célestes de cetteinnocentecréatureexcitèrentdesfousriressurleslèvresdeCarolineetdeRoger.Quand,plustard,lepetit garçon fut couché, la petite fille s'éveilla demandant sa limpide nourriture. A la clarté d'unelampe,aucoindufoyer,danscettechambredepaixetdeplaisir,Rogers'abandonnadoncaubonheurde contempler le tableau suave que lui présentait cet enfant suspendu au sein deCaroline blanche,fraîche comme un lis nouvellement éclos et dont les cheveux retombaient en milliers de bouclesbrunesqui laissaientàpeinevoirsoncou.La lueurfaisait ressortir toutes lesgrâcesdecette jeunemère enmultipliant sur elle, autour d'elle, sur ses vêtements et sur l'enfant ces effets pittoresquesproduits par les combinaisons de l'ombre et de la lumière. Le visage de cette femme calme etsilencieuse parut mille fois plus doux que jamais à Roger, qui regarda tendrement ces lèvreschiffonnées et vermeilles d'où jamais encore aucune parole discordante n'était sortie. La mêmepenséebrilladanslesyeuxdeCarolinequiexaminaRogerducoindel'œil,soitpourjouirdel'effetqu'elleproduisaitsurlui,soitpourdevinerl'avenirdelasoirée.

L'inconnu,quicompritlacoquetteriedeceregardfin,ditavecunefeintetristesse:—Ilfautquejeparte.J'aiuneaffaire très-graveà terminer,et l'onm'attendchezmoi.Ledevoiravant tout,n'est-cepas,machérie?

Caroline l'espionna d'un air à la fois triste et doux, mais avec cette résignation qui ne laisseignoreraucunedesdouleursd'unsacrifice:—Adieu,dit-elle.Va-t'en!Siturestaisuneheuredeplus,jenetedonneraispasfacilementtaliberté.

—Monange,répondit-ilalorsensouriant,j'aitroisjoursdecongé,etsuiscenséàvingtlieuesdeParis.

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Quelquesjoursaprèsl'anniversairedece6mai,mademoiselledeBellefeuilleaccourutunmatindanslarueSaint-Louis,auMarais,ensouhaitantnepasarrivertroptarddansunemaisonoùelleserendait ordinairement tous les huit jours.Un exprès venait de lui apprendre que samère,madameCrochard,succombaitàunecomplicationdedouleursproduiteschezelleparsescatarrhesetparsesrhumatismes.Pendantque le cocherde fiacre fouettait ses chevauxd'aprèsune invitationpressantequeCarolinefortifiaparlapromessed'unamplepour-boire,lesvieillesfemmestimoréesdesquellesla veuve Crochard s'était fait une société pendant ses derniers jours, introduisaient un prêtre dansl'appartementcommodeetpropreoccupépar lavieillecomparseausecondétagede lamaison.Laservante de madame Crochard ignorait que la jolie demoiselle chez laquelle sa maîtresse allaitsouventdînerfûtsaproprefille;et,l'unedespremières,ellesollicital'interventiond'unconfesseur,enespérantquecetecclésiastiqueluiseraitaumoinsaussiutilequ'àlamalade.Entredeuxbostons,ouensepromenantaujardinTurc,lesvieillesfemmesaveclesquelleslaveuveCrochardcaquetaittousles jours, avaient réussi à réveiller dans le cœur glacé de leur amie quelques scrupules sur sa viepassée,quelquesidéesd'avenir,quelquescraintesrelativesàl'enfer,etcertainesespérancesdepardonfondéessurunsincèreretouràlareligion.Danscettesolennellematinée,troisvieillesfemmesdelarue Saint-François et de la Vieille-Rue-du-Temple étaient donc venues s'établir dans le salon oùmadameCrochardlesrecevaittouslesmardis.Atourderôle,l'uned'ellesquittaitsonfauteuilpouraller au chevet du lit tenir compagnie à la pauvre vieille, et lui donner de ces faux espoirs aveclesquelsonberce lesmourants.Cependant,quand lacrise leurparutprochaine, lorsque lemédecinappelélaveilleneréponditplusdelaveuve,lestroisdamesseconsultèrentpourdéciders'ilfallaitavertir mademoiselle de Bellefeuille. Françoise préalablement entendue, il fut arrêté qu'uncommissionnairepartiraitpourlarueTaitboutprévenirlajeuneparentedontl'influenceparaissaitsiredoutable aux quatre femmes; mais elles espérèrent que l'Auvergnat ramènerait trop tard cettepersonnedotéed'unesigrandepartdansl'affectiondemadameCrochard.Cetteveuve,évidemmentriched'unmillierd'écusderente,nefutsibienchoyéeparletriofemellequeparcequ'aucunedecesbonnes amies, ni même Françoise, ne lui connaissaient d'héritier. L'opulence dont jouissaitmademoiselledeBellefeuille,àquimadameCrochards'interdisaitdedonnerledouxnomdefilleparsuitedesusdel'ancienOpéra,légitimaitpresqueleplanforméparcesquatrefemmesdesepartagerlasuccessiondelamourante.

Bientôt celle des trois sibylles qui tenait lamalade en arrêt vintmontrer une tête branlante aucouple inquiet, et dit:—Il est temps d'envoyer chercher monsieur l'abbé Fontanon. Encore deuxheures,ellen'auranisatête,nilaforced'écrireunmot.

Lavieille servanteédentéepartitdonc,et revintavecunhommevêtud'une redingotenoire.Unfrontétroitannonçaitunpetitespritchezceprêtre,déjàdouéd'unefigurecommune;sesjoueslargeset pendantes, son menton doublé témoignaient d'un bien-être égoïste; ses cheveux poudrés luidonnaient un air doucereux tant qu'il ne levait pas des yeux bruns, petits, à fleur de tête, et quin'eussentpasétémalplacéssouslessourcilsd'unTartare.

—Monsieur l'abbé, luidisaitFrançoise, jevousremerciebiendevosavis;maisaussi,comptezquej'aieuunfiersoindecettechèrefemme-là.

Ladomestiqueaupastraînantetàlafigureendeuilsetutenvoyantquelaportedel'appartementétait ouverte, et que la plus insinuante des trois douairières stationnait sur le palier pour être lapremièreàparlerauconfesseur.Quandl'ecclésiastiqueeutcomplaisammentessuyélatriplebordéedesdiscoursmielleuxetdévotsdesamiesde laveuve, il alla s'asseoirauchevetdu litdemadameCrochard. La décence et une certaine retenue forcèrent les trois dames et la vieille Françoise de

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demeurertoutesquatredanslesalonàsefairedesminesdedouleurqu'iln'appartenaitqu'àcesfacesridéesdejoueravecautantdeperfection.

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—Ah! c'est-ymalheureux! s'écria Françoise en poussant un soupir.Voilà pourtant la quatrièmemaîtresseque j'aurai lechagrind'enterrer.Lapremièrem'a laissécent francsdeviager, lasecondecinquanteécus,etlatroisièmemilleécusdecomptant.Aprèstrenteansdeservice,voilàtoutcequejepossède!

Laservanteusadesondroitd'alleretvenirpourserendredansunpetitcabinetd'oùellepouvaitentendreleprêtre.

—Je vois avec plaisir, disait Fontanon, que vous avez, ma fille, des sentiments de piété; vousportezsurvousunesainterelique...

MadameCrochardfitunmouvementvaguequin'annonçaitpasqu'elleeûttoutsonbonsens,carellemontralacroiximpérialedelaLégion-d'Honneur.L'ecclésiastiquereculad'unpasenvoyantlafiguredel'empereur;puis ilserapprochabientôtdesapénitente,quis'entretintavecluid'untonsibasquependantquelquetempsFrançoisen'entenditrien.

—Malédictionsurmoi!s'écriatoutàcouplavieille,nem'abandonnezpas.Comment,monsieurl'abbé,vouscroyezquej'auraiàrépondredel'âmedemafille?

L'ecclésiastique parlait trop bas et la cloison était trop épaisse pour que Françoise pût toutentendre.

—Hélas! s'écria la veuve en pleurant, le scélérat nem'a rien laissé dont je pusse disposer. EnprenantmapauvreCaroline, ilm'aséparéed'elleetnem'aconstituéque troismille livresderentedontlefondsappartientàmafille.

—Madameaunefilleetn'aqueduviager,criaFrançoiseenaccourantausalon.

Lestroisvieillesseregardèrentavecunétonnementprofond.Celled'entreellesdontlenezetlementonprêtsàse joindretrahissaientunesortedesupérioritéd'hypocrisieetdefinesse,clignadesyeux,etdèsqueFrançoiseeuttournéledos,ellefitàsesdeuxamiesunsignequivoulaitdire:—Cettefille est une fine mouche, elle a déjà été couchée sur trois testaments. Les trois vieilles femmesrestèrentdonc;maisl'abbéreparutbientôtetquandileutditunmot,lessorcièresdégringolèrentdecompagnielesescaliersaprèslui,laissantFrançoiseseuleavecsamaîtresse.MadameCrochard,dontles souffrances redoublèrent cruellement, eut beau sonner en ce moment sa servante, celle-ci secontentaitdecrier:—Eh!onyva!Toutàl'heure!Lesportesdesarmoiresetdescommodesallaientetvenaient comme si Françoise eût cherché quelque billet de loterie égaré. A l'instant où cette criseatteignaitàsondernierpériode,mademoiselledeBellefeuillearrivaauprèsdulitdesamèrepourluiprodiguerdedoucesparoles.

—Oh!mapauvremère,combienjesuiscriminelle!Tusouffres,etjenelesavaispas,moncœurnemeledisaitpas!Maismevoici...

—Caroline...

—Quoi?

—Ellesm'ontamenéunprêtre.

—Maisunmédecindonc,repritmademoiselledeBellefeuille.Françoise,unmédecin!Commentcesdamesn'ont-ellespasenvoyéchercherledocteur?

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—Ellesm'ontamenéunprêtre,repritlavieilleenpoussantunsoupir.

—Commeellesouffre!etpasunepotioncalmante,riensursatable.

Lamèrefitunsigneindistinct,maisquel'œilpénétrantdeCarolinedevina,carellesetutpourlalaisserparler.

—Ellesm'ontamenéunprêtre...soi-disantpourmeconfesser.—Prendsgardeàtoi,Caroline,luicria péniblement la vieille comparse par un dernier effort, le prêtre m'a arraché le nom de tonbienfaiteur.

—Etquiaputeledire,mapauvremère?

Lavieilleexpiraenessayantdeprendreunairmalicieux.SimademoiselledeBellefeuilleavaitpuobserverlevisagedesamère,elleeûtvucequepersonneneverra,rirelaMort.

Pourcomprendrel'intérêtquecachel'introductiondecettescène,ilfautenoublierunmomentlespersonnages, pour se prêter au récit d'événements antérieurs,mais dont le dernier se rattache à lamort demadame Crochard. Ces deux parties formeront alors unemême histoire qui, par une loiparticulièreàlavieparisienne,avaitproduitdeuxactionsdistinctes.

Vers la findumoisdemars1806,un jeuneavocat,âgéd'environvingt-sixans,descendaitverstroisheuresdumatinlegrandescalierdel'hôteloùdemeuraitl'Archi-Chancelierdel'Empire.Arrivédans la cour, en costumedebal, par une finegelée, il neput s'empêcherde jeter unedouloureuseexclamationoùperçaitnéanmoinscettegaietéquiabandonnerarementunFrançais,car iln'aperçutpasdefiacreàtraverslesgrillesdel'hôtel,etn'entenditdanslelointainaucundecesbruitsproduitsparlessabotsouparlavoixenrouéedescochersparisiens.Quelquescoupsdepiedfrappésdetempsen temps par les chevaux du Grand-Juge que le jeune homme venait de laisser à la bouillotte deCambacérèsretentissaientdanslacourdel'hôtelàpeineéclairéeparleslanternesdelavoiture.Toutàcoup le jeunehomme,amicalement frappésur l'épaule,se retourna, reconnut leGrand-Jugeet lesalua. Au moment où le laquais dépliait le marche-pied du carrosse, l'ancien législateur de laConventiondevinal'embarrasdel'avocat.

—Lanuittousleschatssontgris,luidit-ilgaiement.LeGrand-Jugenesecompromettrapasenmettantunavocatdanssonchemin!Surtout,ajouta-t-il,sicetavocatestleneveud'unanciencollègue,l'unedeslumièresdecegrandConseil-d'ÉtatquiadonnéleCodeNapoléonàlaFrance.

Lepiétonmontadanslavoituresurungesteduchefsuprêmedelajusticeimpériale.

—Oùdemeurez-vous?demandaleministreàl'avocatavantquelaportièrenefûtreferméeparlevaletdepiedquiattendaitl'ordre.

—QuaidesAugustins,monseigneur.

Leschevauxpartirent,etlejeunehommesevitentête-à-têteavecunministreauquelilavaittentévainementd'adresserlaparoleavantetaprèslesomptueuxdînerdeCambacérès,carleGrand-Jugel'avaitvisiblementévitépendanttoutelasoirée.

—Eh!bien,monsieurdeGranville,vousêtesenassezbeauchemin!

—Mais,tantquejeseraiàcôtédeVotreExcellence.....

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—Jeneplaisantepas,ditleministre.Votrestageestterminédepuisdeuxans,etvosdéfensesdansleprocèsXimeuseetd'Hauteserrevousontplacébienhaut.

—J'aicrujusqu'aujourd'huiquemondévouementàcesmalheureuxémigrésmenuisait.

—Vousêtesbienjeune,ditleministred'untongrave.Mais,reprit-ilaprèsunepause,vousavezbeaucoupplucesoiràl'Archi-Chancelier.Entrezdanslamagistratureduparquet,nousmanquonsdesujets.Leneveud'unhommeàquiCambacérès etmoi nousportons le plus vif intérêt nedoit pasresteravocatfautedeprotection.Votreonclenousaaidésàtraverserdestempsbienorageux,etcessortesdeservicesnes'oublientpas.

Leministresetutpendantunmoment.

—Avantpeu, reprit-il, j'aurai troisplacesvacantesau tribunaldepremière instanceetà lacourimpérialedeParis,venezalorsmevoir,etchoisissezcellequivousconviendra.Jusque-làtravaillez,mais ne vous présentez point à mes audiences. D'abord, je suis accablé de travail; puis vosconcurrentsdevineraientvosintentionsetpourraientvousnuireauprèsdupatron.Cambacérèsetmoiennevousdisantpasunmotcesoir,nousvousavonsgarantidesdangersdelafaveur.

Aumomentoùleministreachevacesderniersmots,lavoitures'arrêtaitsurlequaidesAugustins,le jeune avocat remercia son généreux protecteur avec une effusion de cœur assez vive des deuxplacesqu'illuiavaitaccordées,etsemitàfrapperrudementàlaporte,carlabisesifflaitavecrigueursur ses mollets. Enfin un vieux portier tira le cordon, et quand l'avocat passa devant la loge:—MonsieurGranville,ilyaunelettrepourvous,cria-t-ild'unevoixenrouée.

Le jeunehommeprit la lettre, et tâcha,malgré le froid, d'en lire l'écriture à la lueur d'unpâleréverbèredontlamècheétaitsurlepointd'expirer.

—C'est demonpère! s'écria-t-il en prenant son bougeoir que le portier finit par allumer.Et ilmontarapidementdanssonappartementpourylirelalettresuivante:

«Prends le courrier, et si tu peux arriver promptement ici, ta fortune est faite.MademoiselleAngéliqueBontems a perdu sa sœur, la voilà fille unique, et nous savonsqu'elle ne te hait pas.Maintenant, madame Bontems peut lui laisser à peu près quarantemillefrancsderentes,outrecequ'elleluidonneraendot.J'aipréparélesvoies.Nosamiss'étonnerontdevoird'anciensnobless'allieràlafamilleBontems.LepèreBontemsaétéunbonnetrougefoncéquipossédaitforcebiensnationauxachetésàvilprix.Maisd'abordiln'aeuquedesprésdemoinesquinereviendrontjamais;puis,situasdéjàdérogéentefaisantavocat, jenevoispaspourquoinous reculerionsdevantuneautreconcessionauxidéesactuelles.Lapetiteauratroiscentmillefrancs,jet'endonnecent,lebiendetamèredoitvaloircinquantemilleécusouàpeuprès,jetevoisdoncenposition,moncherfils,situveuxtejeterdanslamagistrature,dedevenirsénateurtoutcommeunautre.Monbeau-frèreleConseillerd'Étatnetedonnerapasuncoupdemainpourcela,parexemple;mais,commeiln'estpasmarié,sasuccessiontereviendraunjour:situn'étaispassénateurdetonchef, tu aurais donc sa survivance. De là tu seras juché assez haut pour voir venir lesévénements.Adieu,jet'embrasse.

«F.comtedeGranville.»

LejeunedeGranvillesecouchadoncenfaisantmilleprojetsplusbeauxlesunsquelesautres.

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Puissammentprotégépar l'Archi-Chancelier,par leGrand-Jugeetpar sononclematernel, l'undesrédacteursduCode,ilallaitdébuterdansunposteenvié,devantlapremièreCourdel'Empire,etsevoyaitmembredeceparquetoùNapoléonchoisissait leshauts fonctionnairesdesonEmpire. Il seprésentaitdeplusunefortuneassezbrillantepourl'aideràsoutenirsonrang,auqueln'auraitpassuffilechétifrevenudecinqmillefrancsqueluidonnaituneterrerecueillieparluidanslasuccessiondesamère.

Pourcompléterses rêvesd'ambitionpar lebonheur, ilévoqua la figurenaïvedemademoiselleAngéliqueBontems, lacompagnedes jeuxde sonenfance.Tantqu'iln'eutpas l'âgede raison, sonpèreet samèrenes'opposèrentpointàson intimitéavec la jolie fillede leurvoisindecampagne;maisquand,pendantlescourtesapparitionsquelesvacancesluilaissaientfaireàBayeux,sesparents,entichésdenoblesse,s'aperçurentdesonamitiépourlajeunefille,ilsluidéfendirentdepenseràelle.Depuisdixans,Granvillen'avaitdoncpuvoirqueparmomentscellequ'ilnommaitsapetitefemme.Danscesmoments,dérobésàl'activesurveillancedeleursfamilles,àpeineéchangèrent-ilsdevaguesparolesenpassantl'undevantl'autredansl'égliseoudanslarue.Leursplusbeauxjoursfurentceuxoù,réunisparl'unedecesfêteschampêtresnomméesenNormandiedesassemblées,ilss'examinèrentfurtivementetenperspective.Pendantsesdernièresvacances,GranvillevitdeuxfoisAngélique,etleregardbaissé, l'attitude triste de sa petite femme lui firent juger qu'elle était courbée sous quelquedespotismeinconnu.

ArrivédèsseptheuresdumatinaubureaudesMessageriesdelarueNotre-Dame-des-Victoires,lejeuneavocattrouvaheureusementuneplacedanslavoiturequipartaitàcetteheurepourlavilledeCaen. L'avocat stagiaire ne revit pas sans une émotion profonde les clochers de la cathédrale deBayeux. Aucune espérance de sa vie n'ayant encore été trompée, son cœur s'ouvrait aux beauxsentiments qui agitent de jeunes âmes.Après le trop long banquet d'allégresse pour lequel il étaitattendu par son père et par quelques amis, l'impatient jeune homme fut conduit vers une certainemaisonsituéerueTeinture,etbienconnuedelui.Lecœurluibattitavecforcequandsonpère,quel'oncontinuaitd'appeleràBayeuxlecomtedeGranville,frapparudementàuneportecochèredontlapeinturevertetombaitparécailles.Ilétaitenvironquatreheuresdusoir.Unejeuneservante,coifféed'unbonnetdecoton,salualesdeuxmessieursparunecourterévérence,etréponditquecesdamesallaientbientôtrevenirdevêpres.

Lecomteetsonfilsentrèrentdansunesallebasseservantdesalon,etsemblableauparloird'uncouvent.Deslambrisennoyerpoliassombrissaientcettepièce,autourdelaquellequelqueschaisesentapisserie et d'antiques fauteuils étaient symétriquement rangés.La cheminée enpierre n'avait pourtoutornementqu'uneglaceverdâtre,dechaquecôtédelaquellesortaientlesbranchescontournéesdeces anciens candélabres fabriqués à l'époque de la paix d'Utrecht. Sur la boiserie en face de cettecheminée, le jeuneGranville aperçut un énorme crucifix d'ébène et d'ivoire entouré de buis bénit.Quoiqu'éclairée par trois croisées qui tiraient leur jour d'un jardin de province dont les carréssymétriques étaient dessinés par de longues raies de buis, la pièce en recevait si peu de jour, qu'àpeinevoyait-onsur lamurailleparallèleàcescroisées trois tableauxd'églisedusàquelquesavantpinceau,etachetéssansdoutependantlarévolutionparlevieuxBontems,qui,ensaqualitédechefdudistrict, n'oublia jamais ses intérêts. Depuis le plancher, soigneusement ciré, jusqu'aux rideaux detoile à carreaux verts, tout brillait d'une propreté monastique. Involontairement le cœur du jeunehomme se serra dans cette silencieuse retraite où vivait Angélique. La continuelle habitation desbrillantssalonsdeParisetletourbillondesfêtesavaientfacilementeffacélesexistencessombresetpaisiblesdelaprovincedanslesouvenirdeGranville,aussilecontrastefut-ilpourluisisubit,qu'iléprouvaune sortede frémissement intérieur.Sortir d'une assemblée chezCambacérèsoù lavie se

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montraitsiample,oùlesespritsavaientdel'étendue,oùlagloireimpérialesereflétaitvivement,ettomber tout à coup dans un cercle d'idées mesquines, n'était-ce pas être transporté de l'Italie auGroënland?

—Vivreici,cen'estpasvivre,sedit-ilenexaminantcesalondeméthodiste.

Levieuxcomte,quis'aperçutde l'étonnementdesonfils,alla leprendrepar lamain, l'entraînadevantunecroiséed'oùvenaitencoreunpeudejour,etpendantquelaservanteallumaitlesvieillesbougiesdesflambeaux,ilessayadedissiperlesnuagesquecetaspectamassaitsursonfront.

—Écoute, mon enfant, lui dit-il, la veuve du père Bontems est furieusement dévote. Quand lediabledevintvieux...tusais!Jevoisquel'airdubureautefaitfairelagrimace.Ehbien,voicilavérité.Lavieillefemmeestassiégéeparlesprêtres,ilsluiontpersuadéqu'ilétaittoujourstempsdegagnerleciel,etpourêtreplussûred'avoirsaintPierreetsesclefs,ellelesachète.Ellevaàlamessetouslesjours,entendtouslesoffices,communietouslesdimanchesqueDieufait,ets'amuseàrestaurerleschapelles.Elleadonnéàlacathédraletantd'ornements,d'aubes,dechapes;elleachamarréledaisdetant de plumes, qu'à la procession de la dernière Fête-Dieu il y avait une foule comme à unependaisonpourvoirlesprêtresmagnifiquementhabillésetleursustensilesdorésàneuf.Aussi,cettemaisonest-elleunevraie terre-sainte.C'estmoiqui ai empêché lavieille follededonner ces troistableauxàl'église,unDominiquin,unCorrégeetunAndrédelSartoquivalentbeaucoupd'argent.

—MaisAngélique,demandavivementlejeunehomme?

—Situnel'épousespas,Angéliqueestperdue,ditlecomte.Nosbonsapôtresluiontconseillédevivreviergeetmartyre.J'aieutouteslespeinesdumondeàréveillersonpetitcœurenluiparlantdetoi,quandjel'aivuefilleunique;maistucomprendsaisémentqu'unefoismariée,tul'emmènerasàParis.Là,lesfêtes,lemariage,lacomédieetl'entraînementdelavieparisienneluiferontfacilementoublierlesconfessionnaux,lesjeûnes,lescilicesetlesmessesdontsenourrissentexclusivementcescréatures.

—Maislescinquantemillelivresderentesprovenuesdesbiensecclésiastiquesneretourneront-ellespas...

—Nous y voilà, s'écria le comte d'un air fin. En considération du mariage, car la vanité demadameBontemsn'apasétépeuchatouilléeparl'idéed'enterlesBontemssurl'arbregénéalogiquedesGranville,lasusditemèredonnesafortuneentoutepropriétéàlapetite,ennes'enréservantquel'usufruit.Aussilesacerdoces'oppose-t-ilàtonmariage;maisj'aifaitpublierlesbans,toutestprêt,etenhuitjourstuserashorsdesgriffesdelamèreoudesesabbés.TuposséderaslaplusjoliefilledeBayeux,unepetitecommèrequinetedonnerapasdechagrin,parcequeçaauradesprincipes.Elleaétémortifiée,commeilsdisentdansleurjargon,parlesjeûnes,parlesprières,etajouta-t-ilàvoixbasse,parsamère.

Un coup frappé discrètement à la porte imposa silence au comte, qui crut voir entrer les deuxdames.Unpetitdomestiqueàl'airaffairésemontra;mais,intimidéparl'aspectdesdeuxpersonnages,il fit un signe à la bonne qui vint près de lui. Vêtu d'un gilet de drap bleu à petites basques quiflottaientsurseshanches,etd'unpantalonrayébleuetblanc,cegarçonavaitlescheveuxcoupésenrond:safigureressemblaitàcelled'unenfantdechœur,tantellepeignaitcettecomponctionforcéequecontractenttousleshabitantsd'unemaisondévote.

—MademoiselleGatienne,savez-vousoùsontleslivrespourl'officedelaVierge?Lesdamesde

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lacongrégationduSacré-Cœurfontcesoiruneprocessiondansl'église.

Gatienneallachercherleslivres.

—Yena-t-ilencorepourlong-temps,monpetitmilicien,demandalecomte.

—Oh!pourunedemi-heureauplus.

—Allonsvoirça,ilyadejoliesfemmes,ditlepèreàsonfils.D'ailleurs,unevisiteàlacathédralenepeutpasnousnuire.

Lejeuneavocatsuivitsonpèred'unairirrésolu.

—Qu'as-tudonc?luidemandalecomte.

—J'ai,monpère,j'ai...quej'airaison.

—Tun'asencoreriendit.

—Oui,maisj'aipenséquevousavezconservédixmillelivresderentedevotreanciennefortune,vousmeleslaisserezleplustardpossible,jeledésire;maissivousmedonnezcentmillefrancspourfaireunsotmariage,vousmepermettrezdenevousendemanderquecinquantemillepouréviterunmalheur et jouir, tout en restant garçon, d'une fortune égale à celle que pourraitm'apporter votredemoiselleBontems.

—Es-tufou?

—Non, mon père. Voici le fait: le Grand-Jugem'a promis avant-hier une place au parquet deParis.Cinquantemillefrancs,jointsàcequejepossèdeetauxappointementsdemaplace,meferontunrevenudedouzemillefrancs.J'aurai,certesalors,deschancesdefortunemillefoispréférablesàcellesd'uneallianceaussipauvredebonheurqu'elleestricheenbiens.

—Onvoitbien,réponditlepèreensouriant,quetun'aspasvécudansl'ancienrégime.Est-cequenoussommesjamaisembarrassésd'unefemme,nousautres!...

—Mais,monpère,aujourd'huilemariageestdevenu...

—Ahçà!ditlecomteeninterrompantsonfils,toutcequemesvieuxcamaradesd'émigrationmechantent est donc bien vrai? La révolution nous a donc légué desmœurs sans gaieté, elle a doncempestélesjeunesgensdeprincipeséquivoques?Toutcommemonbeau-frèrelejacobin,tuvasmeparlerdenation,demoralepublique,dedésintéressement.OmonDieu!sanslessœursdel'empereur,quedeviendrions-nous?

Ce vieillard encore vert, que les paysans de ses terres appelaient toujours le seigneur deGranville,achevacesparolesenentrantsous lesvoûtesde lacathédrale.Nonobstant lasaintetédeslieux,ilfredonna,toutenprenantdel'eaubénite,unairdel'opéradeRoseetColas,etguidasonfilsle longdesgaleries latéralesdelanef,ens'arrêtantàchaquepilierpourexaminerdansl'église lesrangéesdetêtesquis'ytrouvaientalignéescommelesontdessoldatsàlaparade.L'officeparticulierdu Sacré-Cœur allait commencer. Les dames affiliées à cette congrégation étant placées près duchœur,lecomteetsonfilssedirigèrentverscetteportiondelanef,ets'adossèrentàl'undespiliersles plus obscurs, d'où ils purent apercevoir la masse entière de ces têtes qui ressemblaient à uneprairieémailléedefleurs.Toutàcoup,àdeuxpasdujeuneGranville,unevoixplusdoucequ'ilne

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semblaitpossibleàcréaturehumainedelaposséder,détonnacommelepremierrossignolquichanteaprès l'hiver.Quoiqu'accompagnée demille voix de femmes et par les sons de l'orgue, cette voixremuasesnerfscommes'ilseussentétéattaquésparlesnotestroprichesettropvivesdel'harmonica.LeParisienseretourna,vitunejeunepersonnedontlafigureétait,parsuitedel'inclinationdesatête,entièrement ensevelie sous un large chapeau d'étoffe blanche, et pensa que d'elle seule venait cetteclairemélodie;ilcrutreconnaîtreAngélique,malgrélapelissedemérinosbrunquil'enveloppait,etpoussalebrasdesonpère.

—Oui,c'estelle,ditlecomteaprèsavoirregardédansladirectionqueluiindiquaitsonfils.

Levieuxseigneurmontraparungestelevisagepâled'unevieillefemmedontlesyeuxfortementbordésd'uncerclenoiravaientdéjàvulesétrangerssansquesonregardfauxeûtparuquitterlelivredeprièresqu'elletenait.

Angéliquelevalatêteversl'autel,commepouraspirerlesparfumspénétrantsdel'encensdontlesnuagesarrivaientjusqu'auxdeuxfemmes.Alalueurmystérieuserépanduedanscesombrevaisseauparlescierges,lalampedelanefetquelquesbougiesalluméesauxpiliers,lejeunehommeaperçutalorsunefigurequiébranlases résolutions.Unchapeaudemoireblancheencadraitexactementunvisage d'une admirable régularité, par l'ovale que décrivait le ruban de satin noué sous un petitmentonàfossette.Surunfrontétroit,maistrès-mignon,descheveuxcouleurd'orpâleseséparaientendeuxbandeauxet retombaient autourdes jouescomme l'ombred'un feuillage surune touffedefleurs.Lesdeuxarcsdessourcilsétaientdessinésaveccettecorrectionquel'onadmiredanslesbellesfigureschinoises.Lenez,presqueaquilin,possédaitunefermetéraredanssescontours,etlesdeuxlèvres ressemblaientàdeux lignes roses tracéesavecamourparunpinceaudélicat.Lesyeux,d'unbleu pâle, exprimaient la candeur. Si Granville remarqua dans ce visage une sorte de rigiditésilencieuse, il put l'attribuer aux sentiments dedévotionqui animaient alorsAngélique.Les saintesparoles de la prière passaient entre deux rangées de perles d'où le froid permettait de voir sortircommeunnuagedeparfums.Involontairementlejeunehommeessayadesepencherpourrespirercettehaleinedivine.Cemouvement attira l'attentionde la jeune fille, et son regard fixe élevé versl'autelse tournasurGranville,quel'obscuriténe lui laissavoirqu'indistinctement,maisenquiellereconnutlecompagnondesonenfance:unsouvenirpluspuissantquelaprièrevintdonnerunéclatsurnaturelàsonvisage,ellerougit.L'avocattressaillitdejoieenvoyantlesespérancesdel'autrevievaincues par les espérances de l'amour, et la gloire du sanctuaire éclipsée par des souvenirsterrestres;maissontriomphedurapeu:Angéliqueabaissasonvoile,pritunecontenancecalme,etseremitàchantersansqueletimbredesavoixaccusâtlapluslégèreémotion.Granvillesetrouvasousla tyrannied'unseuldésiret toutesses idéesdeprudences'évanouirent.Quand l'office fut terminé,son impatienceétaitdéjàdevenuesigrande,que,sans laisser lesdeuxdamesretournerseuleschezelles,ilvintaussitôtsaluersapetitefemme.Unereconnaissancetimidedepartetd'autresefitsousleporchede la cathédrale, enprésencedes fidèles.MadameBontems tremblad'orgueil enprenant lebrasducomtedeGranville,qui,forcédeleluioffrirdevanttantdemonde,sutfortmauvaisgréàsonfilsd'uneimpatiencesipeudécente.

Pendantenvironquinzejoursquis'écoulèrententrelaprésentationofficielledujeunevicomtedeGranville comme prétendu demademoiselle Bontems, et le jour solennel de son mariage, il vintassidûmenttrouversonamiedanslesombreparloir,auquelils'accoutuma.Seslonguesvisiteseurentpourbutd'épierlecaractèred'Angélique,carsaprudences'étaitheureusementréveilléelelendemaindesonentrevue.IlsurpritpresquetoujourssafutureassisedevantunepetitetableenboisdeSainte-Lucie, et occupée àmarquer elle-même le linge qui devait composer son trousseau.Angélique ne

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parla jamais la première de religion. Si le jeune avocat se plaisait à jouer avec le riche chapeletcontenudansunpetitsacenveloursvert,s'ilcontemplaitenriantlareliquequiaccompagnetoujourscet instrument de dévotion,Angélique lui prenait doucement le chapelet desmains en lui jetant unregardsuppliant,et,sansmotdire,leremettaitdanslesacqu'elleserraitaussitôt.SiparfoisGranvillesehasardaitmalicieusementàdéclamercontrecertainespratiquesdelareligion,lajolieNormandel'écoutaitenluiopposantlesouriredelaconviction.

—Ilnefautriencroire,oucroiretoutcequel'Égliseenseigne,répondit-elle.Voudriez-vouspourla mère de vos enfants, d'une fille sans religion? non. Quel homme oserait être juge entre lesincrédulesetDieu?Eh!bien,commentpuis-jeblâmercequel'Égliseadmet?

Angéliquesemblaitaniméeparunesionctueusecharité,lejeuneavocatluivoyaittournersurluidesregardssipénétrésqu'il futparfois tentéd'embrasser la religiondesaprétendue; laconvictionprofondeoù elle était demarcherdans levrai sentier réveilladans le cœurdu futurmagistrat desdoutesqu'elleessayaitd'exploiter.Granvillecommitalorsl'énormefautedeprendrelesprestigesdudésirpourceuxde l'amour.Angélique fut siheureusedeconcilier lavoixde soncœuret celledudevoirens'abandonnantàuneinclinationconçuedèssonenfance,quel'avocattrompéneputsavoirlaquelledecesdeuxvoixétaitlaplusforte.Lesjeunesgensnesont-ilspastousdisposésàsefierauxpromesses d'un joli visage, à conclure de la beauté de l'âme par celle des traits? un sentimentindéfinissablelesporteàcroirequelaperfectionmoraleconcordetoujoursàlaperfectionphysique.Silareligionn'eûtpaspermisàAngéliquedeselivreràsessentiments,ilsseseraientbientôtséchésdanssoncœurcommeuneplantearroséed'unacidemortel.Unamoureuxaimépouvait-ilreconnaîtreun fanatisme si bien caché? Telle fut l'histoire des sentiments du jeune Granville pendant cettequinzainedévoréecommeun livredont ledénouement intéresse.Angéliqueattentivementépiée luiparut être la plus douce de toutes les femmes, et il se surprit même à rendre grâce à madameBontems,qui,enluiinculquantsifortementdesprincipesreligieux,l'avaitenquelquesortefaçonnéeauxpeinesdelavie.

Aujourchoisipourlasignaturedufatalcontrat,madameBontemsfitsolennellementjureràsongendre de respecter les pratiques religieuses de sa fille, de lui donner une entière liberté deconscience,de la laissercommunier, allerà l'église,àconfesse,autantqu'elle levoudrait, etdenejamaislacontrarierdanslechoixdesesdirecteurs.Encemomentsolennel,Angéliquecontemplasonfuturd'unairsipuretsicandide,queGranvillen'hésitapasàprêterlesermentdemandé.Unsourireeffleuraleslèvresdel'abbéFontanon,hommepâlequidirigeaitlesconsciencesdelamaison.Parunléger mouvement de tête, mademoiselle Bontems promit à son ami de ne jamais abuser de cettelibertédeconscience.Quantauvieuxcomte,ilsifflatoutbasl'airde:Va-t'envoirs'ilsviennent!

Aprèsquelquesjoursaccordésauxretoursdenocesifameuxenprovince,GranvilleetsafemmerevinrentàParisoùlejeuneavocatfutappeléparsanominationauxfonctionsd'Avocat-Généralprèsla cour impériale de la Seine. Quand les deux époux y cherchèrent un appartement, Angéliqueemploya l'influence que la lune de miel prête à toutes les femmes pour déterminer Granville àprendreungrandappartementsituéaurez-de-chausséed'unhôtelquifaisaitlecoindelaVieille-Rue-du-TempleetdelarueNeuve-Saint-François.Laprincipaleraisondesonchoixfutquecettemaisonsetrouvaitàdeuxpasdelarued'Orléansoùilyavaituneéglise,etvoisined'unepetitechapelle,siserueSaint-Louis.

—Ilestd'unebonneménagèredefairedesprovisions,luiréponditsonmarienriant.

AngéliqueluifitobserveravecjustessequelequartierduMaraisavoisinelePalaisdeJustice,et

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que lesmagistrats qu'ils venaient de visiter y demeuraient.Un jardin assez vaste donnait, pour unjeuneménage,duprixà l'appartement: lesenfants,si leCiel leurenenvoyait,pourraientyprendrel'air,lacourétaitspacieuse,lesécuriesétaientbelles.L'Avocat-GénéraldésiraithabiterunhôteldelaChaussée-d'Antin où tout est jeune et vivant, où lesmodes apparaissent dans leur nouveauté, où lapopulationdesboulevardsestélégante,d'oùilyamoinsdecheminàfairepourgagnerlesspectacleset rencontrer des distractions;mais il fut obligé de céder aux patelineries d'une jeune femme quiréclamait une première grâce, et pour lui complaire il s'enterra dans leMarais. Les fonctions deGranville nécessitèrent un travail d'autant plus assidu qu'il fut nouveau pour lui, il s'occupa doncavant tout de l'ameublement de son cabinet et de l'emménagement de sa bibliothèque; il s'installapromptement dans une pièce bientôt encombrée de dossiers, et laissa sa jeune femme diriger ladécoration de la maison. Il jeta d'autant plus volontiers Angélique dans l'embarras des premièresacquisitionsdeménage,sourcede tantdeplaisirsetdesouvenirspour les jeunesfemmes,qu'il futhonteuxdelapriverdesaprésenceplussouventquenelevoulaientlesloisdelalunedemiel.

Unefoisaufaitdesontravail,l'Avocat-Généralpermitàsafemmedeleprendreparlebras,deletirer hors de son cabinet, et de l'emmener pour lui montrer l'effet des ameublements et desdécorationsqu'iln'avaitencorevusqu'endétailouparparties.S'ilestvrai,d'aprèsunadage,qu'onpuissejugerunefemmeenvoyantlaportedesamaison,lesappartementsdoiventtraduiresonespritavecencoreplusdefidélité.SoitquemadamedeGranvilleeûtaccordésaconfianceàdestapissierssansgoût,soitqu'elleeûtinscritsonproprecaractèredansunmondedechosesordonnéparelle,lejeune magistrat fut surpris de la sécheresse et de la froide solennité qui régnaient dans sesappartements:iln'yaperçutriendegracieux,toutyétaitdiscord,riennerécréaitlesyeux.L'espritderectitudeetdepetitesse empreintdans leparloirdeBayeux revivait dans sonhôtel, sousde largeslambriscirculairementcreusésetornésdecesarabesquesdontleslongsfiletscontournéssontdesimauvais goût. Dans le désir d'excuser sa femme, le jeune homme revint sur ses pas, examina denouveaulalongueantichambrehauted'étageparlaquelleonentraitdansl'appartement:lacouleurdesboiseriesdemandéeaupeintreparsafemmeétaittropsombre,etleveloursd'unverttrès-foncéquicouvrait lesbanquettesajoutaitausérieuxdecettepièce,peu importante ilestvrai,maisquidonnetoujours l'idéed'unemaison,demêmequ'on juge l'espritd'unhommesursapremièrephrase.Uneantichambre est une espèce de préface qui doit tout annoncer, mais ne rien promettre. Le jeunesubstitutsedemandasisafemmeavaitpuchoisirlalampeàlanterneantiquequisetrouvaitaumilieudecettesallenue,pavéed'unmarbreblancetnoir,décoréed'unpapieroùétaientsimuléesdesassisesdepierressillonnéesçàetlàdemousseverte.Unrichemaisvieuxbaromètreétaitaccrochéaumilieud'unedesparois,commepourenmieuxfairesentirlevide.Acetaspect,lejeunehommeregardasafemme, il la vit si contente des galons rouges qui bordaient les rideaux de percale, si contente dubaromètre et de la statue décente, ornement d'un grand poêle gothique, qu'il n'eut pas le barbarecouragededétruiredesi fortes illusions.Aulieudecondamnersafemme,Granvillesecondamnalui-même,ils'accusad'avoirmanquéàsonpremierdevoir,quiluicommandaitdeguideràParislespremierspasd'unejeunefilleélevéeàBayeux.

Surcetéchantillon,quinedevineraitpasladécorationdesautrespièces?Quepouvait-onattendred'unejeunefemmequiprenaitl'alarmeenvoyantlesjambesnuesd'unecariatide,quirepoussaitavecvivacitéuncandélabre,unflambeau,unmeuble,dèsqu'elleyapercevaitlanuditéd'untorseégyptien?A cette époque l'école deDavid arrivait à l'apogée de sa gloire, tout se ressentait en France de lacorrection de son dessin et de son amour pour les formes antiques qui fit en quelque sorte de sapeinture une sculpture coloriée.Aucune de toutes les inventions du luxe impérial n'obtint droit debourgeoisiechezmadamedeGranville.L'immensesaloncarrédesonhôtelconservaleblancetl'orfanésquil'ornaientautempsdeLouisXV,etoùl'architecteavaitprodiguélesgrillesenlosangeset

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ces insupportables festonsdus à la stérile féconditédes crayonsde cette époque.Si l'harmonie eûtrégnédumoins,silesmeubleseussentfaitaffecteràl'acajoumodernelesformescontournéesmisesà lamode par le goût corrompudeBoucher, lamaison d'Angélique n'aurait offert que le plaisantcontraste de jeunes gens vivant au dix-neuvième siècle comme s'ils eussent appartenu au dix-huitième; mais une foule de choses y produisaient des antithèses ridicules pour les yeux. Lesconsoles, les pendules, les flambeaux représentaient ces attributs guerriers que les triomphes del'EmpirerendirentsichersàParis.Cescasquesgrecs,cesépéesromainescroisées,lesboucliersdusà l'enthousiasmemilitaire et qui décoraient lesmeubles les plus pacifiques, ne s'accordaient guèreaveclesdélicatesetprolixesarabesques,délicesdemadamedePompadour.Ladévotionporteàjenesais quelle humilité fatigante qui n'exclut pas l'orgueil. Soit modestie, soit penchant, madame deGranville semblait avoir horreur des couleurs douces et claires. Peut-être aussi pensa-t-elle que lapourpreetlebrunconvenaientàladignitédumagistrat.Mais,commentunejeunefilleaccoutuméeàunevieaustèreaurait-ellepuconcevoircesvoluptueuxdivansquiinspirentdemauvaisespensées,cesboudoirs élégants et perfides où s'ébauchent les péchés? Le pauvre magistrat fut désolé. Au tond'approbationparlequel ilsouscrivitauxélogesquesafemmesedonnaitelle-même,elles'aperçutquerienneplaisaitàsonmari.Ellemanifestatantdechagrinden'avoirpasréussi,quel'amoureuxGranville vit une preuve d'amour dans cette peine profonde, au lieu d'y voir une blessure faite àl'amour-propre.Une jeunefillesubitementarrachéeà lamédiocritédes idéesdeprovince, inhabileaux coquetteries, à l'élégance de la vie parisienne, pouvait-elle donc mieux faire? Le magistratpréféra croire que les choix de sa femme avaient été dominés par les fournisseurs, plutôt que des'avouerlavérité.Moinsamoureux,ileûtsentiquelesmarchands,promptsàdevinerl'espritdeleurschalands,avaientbéni leCielde leuravoirenvoyéune jeunedévote sansgoût,pour lesaiderà sedébarrasserdeschosespasséesdemode.IlconsoladoncsajolieNormande.

—Le bonheur, ma chère Angélique, ne nous vient pas d'un meuble plus ou moins élégant, ildépenddeladouceur,delacomplaisanceetdel'amourd'unefemme.

—Mais c'estmon devoir de vous aimer, et jamais devoir neme plaira tant à accomplir, repritdoucementAngélique.

Lanatureamisdanslecœurdelafemmeunteldésirdeplaire,untelbesoind'amour,que,mêmechezune jeunedévote, les idéesd'aveniretdesalutdoiventsuccombersous lespremières joiesdel'hyménée. Aussi, depuis le mois d'avril, époque à laquelle ils s'étaient mariés, jusqu'aucommencementdel'hiver,lesdeuxépouxvécurent-ilsdansuneparfaiteunion.L'amouretletravailontlavertuderendreunhommeassezindifférentauxchosesextérieures.ObligédepasserauPalaislamoitiédelajournée,appeléàdébattrelesgravesintérêtsdelavieoudelafortunedeshommes,Granville putmoins qu'un autre apercevoir certaines choses dans l'intérieur de sonménage. Si, levendredi, sa table se trouva servie en maigre, si par hasard il demanda sans l'obtenir un plat deviande, sa femme, à qui l'Évangile interdisait tout mensonge, sut néanmoins par de petites rusespermises dans l'intérêt de la religion, rejeter son dessein prémédité sur son étourderie ou sur ledénûmentdesmarchés;ellesejustifiasouventauxdépensducuisinieretallaquelquefoisjusqu'àlegronder.A cette époque les jeunesmagistrats n'observaient pas comme aujourd'hui les jeûnes, lesquatre-tempset lesveillesde fêtes, ainsiGranvillene remarquapointd'abord lapériodicitédecesrepas maigres que sa femme eut d'ailleurs le soin perfide de rendre très-délicats au moyen desarcelles, de poules d'eau, de pâtés au poisson dont les chairs amphibies ou l'assaisonnementtrompaient le goût. Le magistrat vécut donc très-orthodoxement sans le savoir et fit son salutincognito.Lesjoursordinaires,ilignoraitsisafemmeallaitounonàlamesse;lesdimanches,parunecondescendanceasseznaturelleil l'accompagnaitàl'église,commepourluitenircomptedece

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qu'elle lui sacrifiait quelquefois les vêpres. Les spectacles étant insupportables en été à cause deschaleurs,Granvillen'eutpasmêmel'occasiond'unepièceàsuccèspourproposeràsafemmedelamener à la comédie.Ainsi la grave question du théâtre ne fut pas agitée.Enfin, dans les premiersmoments d'unmariage auquel un homme a été déterminé par la beauté d'une jeune fille, il lui estdifficile de semontrer exigeant dans ses plaisirs. La jeunesse est plus gourmande que friande, etd'ailleurs lapossessionseuleestuncharme.Comment reconnaîtrait-on la froideur, ladignitéou laréserved'unefemmequandonluiprêtel'exaltationquel'onsent,quandellesecoloredufeudontonestanimé?Ilfautarriveràunecertainetranquillitéconjugalepourvoirqu'unedévoteattendl'amourlesbrascroisés.Granvillesecrutdoncassezheureuxjusqu'aumomentoùunévénementfunestevintinfluersurlesdestinéesdesonmariage.

Au mois de novembre 1807, le chanoine de la cathédrale de Bayeux, qui jadis dirigeait lesconsciencesdemadameBontemsetdesafille,vintàParis,amenéparl'ambitiondeparveniràl'unedes cures de la capitale, poste qu'il envisageait peut-être comme le marche-pied d'un évêché. Enressaisissant sonancienempire sur sonouaille, il frémitde la trouverdéjà si changéepar l'air deParis et voulut la ramener dans son froid bercail. Effrayée par les remontrances de l'ex-chanoine,hommedetrente-huitansenviron,quiapportaitaumilieuduclergédeParis,sitolérantetsiéclairé,cetteâpretéducatholicismeprovincial,cetteinflexiblebigoteriedontlesexigencesmultipliéessontautantdelienspourlesâmestimorées,madamedeGranvillefitpénitenceetrevintàsonjansénisme.

Ilseraitfatigantdepeindreavecexactitudelesincidentsquiamenèrentinsensiblementlemalheurau sein de ce ménage, il suffira peut-être de raconter les principaux faits sans les rangerscrupuleusementparépoqueetparordre.Cependant,lapremièremésintelligencedecesjeunesépouxfutassezfrappante.QuandGranvilleconduisitsafemmedanslemonde,ellenefitaucunedifficultéd'allerauxréunionsgraves,auxdîners,auxconcerts,auxassembléesdesmagistratsplacésau-dessusdesonmariparlahiérarchiejudiciaire;maisellesut,pendantquelquetemps,prétexterdesmigrainestoutes les fois qu'il s'agissait d'un bal. Un jour, Granville, impatienté de ces indispositions decommande,supprimalalettrequiannonçaitunbalchezunConseillerd'État,iltrompasafemmeparuneinvitationverbale,etdansunesoiréeoùsasantén'avaitriend'équivoque,illaproduisitaumilieud'unefêtemagnifique.

—Machère,luidit-ilauretourenluivoyantunairtristequil'offensa,votreconditiondefemme,le rang que vous occupez dans le monde et la fortune dont vous jouissez vous imposent desobligations qu'aucune loi divine ne saurait abroger.N'êtes-vous pas la gloire de votremari?Vousdevezdoncveniraubalquandj'yvais,etyparaîtreconvenablement.

—Mais,monami,qu'avaitdoncmatoilettedesimalheureux?

—Ils'agitdevotreair,machère.Quandunjeunehommevousparleetvousaborde,vousdevenezsisérieuse,qu'unplaisantpourraitcroireà la fragilitédevotrevertu.Voussemblezcraindrequ'unsourirenevouscompromette.Vousaviezvraimentl'airdedemanderàDieulepardondespéchésquipouvaientsecommettreautourdevous.Lemonde,moncherange,n'estpasuncouvent.Maispuisquetuparlesdetoilette,jet'avoueraiquec'estaussiundevoirpourtoidesuivrelesmodesetlesusagesdumonde.

—Voudriez-vousquejemontrassemesformescommecesfemmeseffrontéesquisedécollètentdemanièreàlaisserplongerdesregardsimpudiquessurleursépaulesnues,sur...

—Ilyadeladifférence,machère,ditlesubstitutenl'interrompant,entredécouvrirtoutlebuste

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etdonnerdelagrâceàsoncorsage.Vousavezuntriplerangderuchesdetullequivousenveloppentle cou jusqu'au menton. Il semble que vous ayez sollicité votre couturière d'ôter toute formegracieuseàvosépaulesetauxcontoursdevotresein,avecautantdesoinqu'unecoquetteenmetàobtenirdelasiennedesrobesquidessinentlesformeslesplussecrètes.Votrebusteestensevelisousdesplissinombreux,quetoutlemondesemoquaitdevotreréserveaffectée.Voussouffririezsijevousrépétaislesdiscourssaugrenusquel'onatenussurvous.

—Ceux à qui ces obscénités plaisent ne seront pas chargés du poids de nos fautes, réponditsèchementlajeunefemme.

—Vousn'avezpasdansé,demandaGranville.

—Jenedanseraijamais,répliqua-t-elle.

—Sijevousdisaisquevousdevezdanser,repritvivementlemagistrat.Oui,vousdevezsuivrelesmodes,porterdesfleursdansvoscheveux,mettredesdiamants.Songezdonc,mabelle,quelesgensriches,etnous lesommes,sontobligésd'entretenir le luxedansunétat!Nevaut-ilpasmieuxfaireprospérerlesmanufacturesquederépandresonargentenaumônesparlesmainsduclergé?

—Vousparlezenhommed'état,ditAngélique.

—Etvousenhommed'église,répondit-ilvivement.

La discussion devint très-aigre. Madame Granville mit dans ses réponses, toujours douces etprononcéesd'unsondevoixaussiclairqueceluid'unesonnetted'église,unentêtementquitrahissaituneinfluencesacerdotale.Quand,enréclamantlesdroitsqueluiconstituaitlapromessedeGranville,elleditquesonconfesseurluidéfendaitspécialementd'alleraubal,lemagistratessayadeluiprouverque ce prêtre outrepassait les règlements de l'Église. Cette dispute odieuse, théologique, futrenouvelée avec beaucoup plus de violence et d'aigreur de part et d'autre quand Granville voulutmenersafemmeauspectacle.Enfin,lemagistrat,dansleseulbutdebattreenbrèchelapernicieuseinfluenceexercéesursafemmeparl'ex-chanoine,engagealaquerelledemanièreàcequemadamedeGranville,miseaudéfi,écrivitencourdeRomesurlaquestiondesavoirsiunefemmepouvait,sanscompromettresonsalut,sedécolleter,alleraubaletauspectaclepourcomplaireàsonmari.LaréponseduvénérablePieVIIne tardapas,ellecondamnaithautement la résistancede la femme,etblâmaitleconfesseur.Cettelettre,véritablecatéchismeconjugal,semblaitavoirétédictéeparlavoixtendredeFénelondontlagrâceetladouceuryrespiraient.

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«Unefemmeestbienpartoutoù laconduitsonépoux.Siellecommetdespéchésparsonordre,ceneserapasàelleàenrépondreunjour.»

Cesdeuxpassagesdel'homéliedupapelefirentaccuserd'irréligionparmadamedeGranvilleetparsonconfesseur.Maisavantquelebrefn'arrivât,lesubstituts'aperçutdelastricteobservancedesloisecclésiastiquesquesafemmeluiimposaitlesjoursmaigres,etilordonnaàsesgensdeluiservirdugraspendant toutel'année.Quelquedéplaisirquecetordrecausâtàsafemme,Granville,quidugras et dumaigre se souciait fort peu, lemaintint avec une fermeté virile. La plus faible créaturevivante et pensante n'est-elle pas blessée dans ce qu'elle a de plus cher quand elle accomplit, parl'instigationd'uneautrevolontéquelasienne,unechosequ'elleeûtnaturellementfaite.Detouteslestyrannies,laplusodieuseestcellequiôteperpétuellementàl'âmeleméritedesesactionsetdesespensées:onabdiquesansavoirrégné.Laparolelaplusdouceàprononcer,lesentimentleplusdouxàexprimer, expirent quand nous les croyons commandés. Bientôt le jeune magistrat en arriva àrenonceràrecevoirsesamis,àdonnerunefêteouundîner:samaisonsemblaits'êtrecouverted'uncrêpe. Unemaison dont la maîtresse est dévote prend un aspect tout particulier. Les domestiques,toujoursplacéssouslasurveillancedelafemme,nesontchoisisqueparmicespersonnessoi-disantpieusesquiontdesfiguresàelles.Demêmequelegarçonleplusjovialentrédanslagendarmerieauralevisagegendarme,demêmelesgensquis'adonnentauxpratiquesdeladévotioncontractentuncaractère de physionomie uniforme; l'habitude de baisser les yeux, de garder une attitude decomponction, les revêt d'une livréehypocrite que les fourbes savent prendre àmerveille.Puis, lesdévotes forment une sorte de république, elles se connaissent toutes; les domestiques, qu'elles serecommandentlesunesauxautres,sontcommeuneraceàpartconservéeparellesàl'instardecesamateursdechevauxquin'enadmettentpasundansleursécuriesdontl'extraitdenaissancenesoitenrègle.Pluslesprétendusimpiesviennentàexaminerunemaisondévote,plusilsreconnaissentalorsque tout y est empreint de je ne sais quelle disgrâce; ils y trouvent tout à la fois une apparenced'avariceoudemystèrecommechez lesusuriers,etcettehumiditéparfuméed'encensqui refroiditl'atmosphère des chapelles. Cette régularité mesquine, cette pauvreté d'idées que tout trahit, nes'exprimequeparunseulmot,etcemotestbigoterie.Danscessinistresetimplacablesmaisons,labigoterie se peint dans lesmeubles, dans les gravures, dans les tableaux: le parler y est bigot, lesilenceestbigotetlesfiguressontbigotes.Latransformationdeschosesetdeshommesenbigoterieestunmystèreinexplicable,maislefaitestlà.Chacunpeutavoirobservéquelesbigotsnemarchentpas,nes'asseyentpas,neparlentpascommemarchent,s'asseyentetparlentlesgensdumonde;chezeuxl'onestgêné,chezeuxl'onneritpas,chezeuxlaraideur,lasymétrierègnententout,depuislebonnetdelamaîtressedelamaisonjusqu'àsapeloteauxépingles;lesregardsn'ysontpasfrancs,lesgens y semblent des ombres, et la damedu logis paraît assise sur un trône de glace.Unmatin, lepauvre Granville remarqua avec douleur et tristesse tous les symptômes de la bigoterie dans samaison. Il se rencontre de par le monde certaines sociétés où les mêmes effets existent sans êtreproduitsparlesmêmescauses.L'ennuitraceautourdecesmaisonsmalheureusesuncercled'airainqui renferme l'horreur du désert et l'infini du vide. Un ménage n'est pas alors un tombeau, maisquelquechosedepire,uncouvent.Auseindecettesphèreglaciale,lemagistratconsidérasafemmesanspassion:ilremarqua,nonsansunevivepeine,l'étroitessed'idéesquetrahissaitlamanièredontles cheveux étaient implantés sur le front bas et légèrement creusé; il aperçut dans la régularité siparfaitedestraitsduvisagejenesaisquoid'arrêté,derigidequiluirenditbientôthaïssablelafeintedouceur par laquelle il fut séduit. Il devina qu'un jour ces lèvres minces pourraient lui dire, unmalheurarrivant:«C'estpourtonbien,monami.»LafiguredemadamedeGranvilleprituneteinteblafarde,uneexpressionsérieusequituaitlajoiechezceuxquil'approchaient.Cechangementfut-il

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opéré par les habitudes ascétiques d'une dévotion qui n'est pas plus la piété que l'avarice n'estl'économie, était-il produit par la sécheresse naturelle aux âmes bigotes? il serait difficile deprononcer: la beauté sans expression est peut-être une imposture. L'imperturbable sourire que lajeunefemmefitcontracteràsonvisageenregardantGranville,paraissaitêtrechezelleuneformulejésuitiquedebonheurparlaquelleellecroyaitsatisfaireàtouteslesexigencesdumariage;sacharitéblessait,sabeautésanspassionsemblaitunemonstruositéàceuxquilaconnaissaient,etlaplusdoucedesesparolesimpatientait;ellen'obéissaitpasàdessentiments,maisàdesdevoirs.Ilestdesdéfautsqui,chezunefemme,peuventcéderauxleçonsfortesdonnéesparl'expérienceouparunmari,maisrien ne peut combattre la tyrannie des fausses idées religieuses. Une éternité bienheureuse àconquérir,miseenbalanceavecunplaisirmondain,triomphedetoutetfaittoutsupporter.N'est-cepas l'égoïsme divinisé, lemoi par-delà le tombeau?Aussi, le pape fut-il condamné au tribunal del'infailliblechanoineetdelajeunedévote.Nepasavoirtortestundessentimentsquiremplacenttouslesautreschezcesâmesdespotiques.Depuisquelquetemps,ils'étaitétabliunsecretcombatentrelesidéesdesdeuxépoux,etlejeunemagistratsefatiguabientôtd'uneluttequinedevaitjamaiscesser.Quel homme, quel caractère résiste à la vue d'un visage amoureusement hypocrite, et à uneremontrancecatégoriqueopposéeauxmoindresvolontés?Quelpartiprendrecontreunefemmequise sert de votre passion pour protéger son insensibilité, qui semble résolue à rester doucementinexorable, se prépare à jouer le rôle de victime avec délices, et regarde un mari comme uninstrumentdeDieu,commeunmaldontlesflagellationsluiévitentcellesdupurgatoire?Quellessontlespeinturesparlesquellesonpourraitdonnerl'idéedecesfemmesquifonthaïrlavertuenoutrantles plus doux préceptes d'une religion que saint Jean résumait par:Aimez-vous les uns les autres.Existait-ildansunmagasindemodesunseulchapeaucondamnéàresterenétalageouàpartirpourlesîles,Granvilleétaitsûrdevoirsafemmes'enparer;s'ilsefabriquaituneétoffed'unecouleuroud'undessinmalheureux,elles'enaffublait.Cespauvresdévotessontdésespérantesdansleurtoilette.Lemanquedegoûtestundesdéfautsqui sont inséparablesde la faussedévotion.Ainsi,danscetteintimeexistencequiveutleplusd'expansion,Granvillefutsanscompagne:ilallaseuldanslemonde,danslesfêtes,auspectacle.Rienchezluinesympathisaitaveclui.Ungrandcrucifixplacéentrelelitdesafemmeet lesienétait làcommelesymboledesadestinée.Nereprésente-t-ilpasunedivinitémiseàmort,unhomme-dieutuédanstoutelabeautédelavieetdelajeunesse?L'ivoiredecettecroixavaitmoinsdefroideurqu'Angéliquecrucifiantsonmariaunomdelavertu.Cefutentreleursdeuxlits que naquit le malheur: cette jeune femme ne voyait là que des devoirs dans les plaisirs del'hyménée.Là,parunmercredidescendresseleval'observancedesjeûnes,pâleetlividefigurequid'unevoixbrèveordonnauncarêmecomplet,sansqueGranvillejugeâtconvenabled'écrirecettefoisaupape,afind'avoirl'avisduconsistoiresurlamanièred'observerlecarême,lesquatre-tempsetlesveilles de grandes fêtes. Le malheur du jeune magistrat fut immense, il ne pouvait même pas seplaindre,qu'avait-ilàdire?ilpossédaitunefemmejeune,jolie,attachéeàsesdevoirs,vertueuse,lemodèledetouteslesvertus!elleaccouchaitchaqueannéed'unenfant,lesnourrissaittouselle-mêmeet les élevait dans les meilleurs principes. La charitable Angélique fut promue ange. Les vieillesfemmes qui composaient la société au sein de laquelle elle vivait (car à cette époque les jeunesfemmesnes'étaientpasencoreaviséesdeselancerpartondanslahautedévotion),admirèrenttoutesledévouementdemadamedeGranville,etlaregardèrent,sinoncommeunevierge,aumoinscommeunemartyre.Ellesaccusaient,nonpas les scrupulesde la femme,mais labarbarieprocréatricedumari.Insensiblement,Granville,accablédetravail,sevrédeplaisirsetfatiguédumondeoùilerraitsolitaire,tombaverstrente-deuxansdansleplusaffreuxmarasme.Lavieluifutodieuse.Ayantunetrophauteidéedesobligationsqueluiimposaitsaplacepourdonnerl'exempled'unevieirrégulière,ilessayades'étourdirparletravail,etentrepritalorsungrandouvragesurledroit.Maisilnejouitpaslong-tempsdecettetranquillitémonastiquesurlaquelleilcomptait.

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Lorsque ladivineAngélique levit désertant les fêtesdumonde et travaillant chez lui avecunesortede régularité, elleessayade leconvertir.Unvéritablechagrinpourelleétaitde savoirà sonmari des opinions peu chrétiennes, elle pleurait quelquefois en pensant que si son époux venait àpérir,ilmourraitdansl'impénitencefinale,sansquejamaisellepûtespérerdel'arracherauxflammeséternelles de l'enfer. Granville fut donc en butte aux petites idées, aux raisonnements vides, auxétroites pensées par lesquels sa femme, qui croyait avoir remporté une première victoire, voulutessayerd'enobtenirunesecondeenleramenantdanslegirondel'Église.Cefutlàlederniercoup.Quoideplusaffligeantqueces luttes sourdesoù l'entêtementdesdévotesvoulait l'emporter sur ladialectiqued'unmagistrat?Quoidepluseffrayantàpeindrequecesaigrespointilleriesauxquelleslesgenspassionnéspréfèrentdescoupsdepoignard?Granvilledésertasamaison,oùtout luidevenaitinsupportable:sesenfants,courbéssousledespotismefroiddeleurmère,n'osaientsuivreleurpèreauspectacle,etGranvillenepouvaitleurprocureraucunplaisirsansleurattirerdespunitionsdeleurterriblemère.Cethommesiaimantfutamenéàuneindifférence,àunégoïsmepirequelamort.Ilsauvadumoinssesfilsdecetenferenlesmettantdebonneheureaucollége,etseréservantledroitdelesdiriger.Ilintervenaitraremententrelamèreetlesfilles;maisilrésolutdelesmarieraussitôtqu'ellesatteindraientl'âgedenubilité.S'ileûtvouluprendreunpartiviolent,riennel'auraitjustifié;sa femme, appuyée par un formidable cortége de douairières, l'aurait fait condamner par la terreentière.Granvillen'eutdoncd'autreressourcequedevivredansunisolementcomplet;maiscourbésousla tyranniedumalheur,ses traitsflétrispar lechagrinetpar les travauxluidéplaisaientà lui-même.Enfin,sesliaisons,soncommerceaveclesfemmesdumondeauprèsdesquellesildésespéradetrouverdesconsolations,illesredoutait.

L'histoire didactique de ce tristeménage n'offrit, pendant les treize années qui s'écoulèrent de1807à1821,aucunescènedigned'êtrerapportée.MadamedeGranvillerestaexactementlamêmedumomentoùelleperditlecœurdesonmariquependantlesjoursoùellesedisaitheureuse.EllefitdesneuvainespourprierDieuetlessaintsdel'éclairersurlesdéfautsquidéplaisaientàsonépouxetdeluienseignerlesmoyensderamenerlabrebiségarée;maisplussesprièresavaientdeferveur,moinsGranvilleparaissaitaulogis.Depuiscinqansenviron,l'Avocat-Général,àquilaRestaurationdonnadehautes fonctionsdans lamagistrature, s'était logé à l'entresolde sonhôtel, pour éviterdevivreavec la comtesse de Granville. Chaque matin il se passait une scène qui, s'il faut en croire lesmédisances du monde, se répète au sein de plus d'un ménage où elle est produite par certainesincompatibilitésd'humeur,pardesmaladiesmoralesouphysiques,oupardestraversquiconduisentbiendesmariagesauxmalheursretracésdanscettehistoire.Surleshuitheuresdumatin,unefemmedechambre,assezsemblableàunereligieuse,venaitsonneràl'appartementducomtedeGranville.Introduite dans le salon qui précédait le cabinet dumagistrat, elle redisait au valet de chambre, ettoujoursdumêmeton,lemessagedelaveille.

—Madamefaitdemanderàmonsieurlecomtes'ilabienpassélanuit,etsielleauraleplaisirdedéjeuneraveclui.

—Monsieur, répondait le valet de chambre après être allé parler à son maître, présente seshommagesàmadamelacomtesse,etlapried'agréersesexcuses;uneaffaireimportantel'obligeàserendreauPalais.

Un instant après, la femme de chambre se présentait de nouveau, et demandait de la part demadamesielleauraitlebonheurdevoirmonsieurlecomteavantsondépart.—Ilestparti,répondaitlevalet,tandisquesouventlecabrioletétaitencoredanslacour.

Cedialogueparambassadeurdevintuncérémonialquotidien.LevaletdechambredeGranville,

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qui, favori de son maître, causa plus d'une querelle dans le ménage par son irréligion et par lerelâchement de sesmœurs, se rendaitmême quelquefois par forme dans le cabinet où sonmaîtren'étaitpas,etrevenaitfairelesréponsesd'usage.L'épouseaffligéeguettaittoujoursleretourdesonmari, semettait sur le perron afin de se trouver sur son passage et arriver devant lui comme unremords. La taquinerie vétilleuse qui anime les caractèresmonastiques faisait le fond de celui demadamedeGranville,qui,alorsâgéedetrente-cinqans,paraissaitenavoirquarante.Quand,obligéparledécorum,Granvilleadressaitlaparoleàsafemmeourestaitàdîneraulogis,heureusedeluiimposer sa présence, ses discours aigres-doux et l'insupportable ennui de sa société bigote, elleessayaitalorsdelemettreenfautedevantsesgensetsescharitablesamies.Laprésidenced'unecourroyalefutofferteaucomtedeGranville,alors très-bienencour, ilpria leministèrede le laisseràParis.Cerefus,dontlesraisonsnefurentconnuesqueduGarde-des-sceaux,suggéralesplusbizarresconjecturesauxintimesamiesetauconfesseurdelacomtesse.Granville,richedecentmillelivresderente, appartenait à l'unedesmeilleuresmaisonsde laNormandie: sanominationàuneprésidenceétaitunéchelonpourarriveràlapairie;d'oùvenaitcepeud'ambition?d'oùvenaitl'abandondesongrandouvragesurledroit?d'oùvenaitcettedissipationqui,depuisprèsdesixannées,l'avaitrenduétrangeràsamaison,àsafamille,àsestravaux,àtoutcequidevaitluiêtrecher?Leconfesseurdelacomtesse,quipourparveniràunévêchécomptaitautantsurl'appuidesmaisonsoùilrégnaitquesurlesservicesrendusàunecongrégationdelaquelleilfutl'undesplusardentspropagateurs,setrouvadésappointépar le refusdeGranvilleet tâchade lecalomnierpardessuppositions: simonsieur lecomteavaittantderépugnancepourlaprovince,peut-êtres'effrayait-ildelanécessitéoùilseraitd'ymener une conduite régulière? forcé de donner l'exemple des bonnes mœurs, il vivrait avec lacomtesse,delaquelleunepassionillicitepouvaitseulel'éloigner?unefemmeaussipurequemadamedeGranvillereconnaîtrait-ellejamaislesdérangementssurvenusdanslaconduitedesonmari?...Lesbonnesamiestransformèrentenvéritéscesparolesquimalheureusementn'étaientpasdeshypothèses,etmadamedeGranvillefutfrappéecommed'uncoupdefoudre.Sansidéessurlesmœursdugrandmonde,ignorantl'amouretsesfolies,Angéliqueétaitsiloindepenserquelemariagepûtcomporterdes incidentsdifférentsde ceuxqui lui aliénèrent le cœurdeGranvillequ'elle le crut incapabledefautesquipour toutes lesfemmessontdescrimes.Quandlecomteneréclamaplusriend'elle,elleavait imaginéque le calmedont il paraissait jouir était dans la nature; enfin, commeelle lui avaitdonnétoutcequesoncœurpouvaitrenfermerd'affectionpourunhomme,etquelesconjecturesdesonconfesseurruinaientcomplétementlesillusionsdontelles'étaitnourriejusqu'encemoment,ellepritladéfensedesonmari,maissanspouvoirdétruireunsoupçonsihabilementglissédanssonâme.Cesappréhensionscausèrentdetelsravagesdanssafaibletêtequ'elleentombamalade,etdevintlaproied'unefièvrelente.Cesévénementssepassaientpendantlecarêmedel'année1822,ellenevoulutpasconsentiràcessersesaustérités,etarrivalentementàunétatdeconsomptionquifittremblerpourses jours. Les regards indifférents deGranville la tuaient. Les soins et les attentions dumagistratressemblaient à ceuxqu'unneveu s'efforcedeprodiguer àunvieiloncle.Quoique la comtesseeûtrenoncéàsonsystèmedetaquinerieetderemontrancesetqu'elleessayâtd'accueillirsonmaripardedouces paroles, l'aigreur de la dévote perçait et détruisait souvent par un mot l'ouvrage d'unesemaine.

Vers la findumoisdemai, les chaudeshaleinesduprintemps,un régimeplusnourrissantqueceluiducarêmerendirentquelquesforcesàmadamedeGranville.Unmatin,auretourdelamesse,ellevints'asseoirdanssonpetitjardinsurunbancdepierreoùlescaressesdusoleilluirappelèrentlespremiersjoursdesonmariage,elleembrassasavied'uncoupd'œilafindevoirenquoielleavaitpumanquer à ses devoirs de mère et d'épouse. L'abbé Fontanon apparut alors dans une agitationdifficileàdécrire.

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—Vousserait-ilarrivéquelquemalheur,monpère,luidemanda-t-elleavecunefilialesollicitude.

—Ah!jevoudrais,réponditleprêtrenormand,quetouteslesinfortunesdontvousaffligelamaindeDieumefussentdéparties;mais,marespectableamie,c'estdesépreuvesauxquellesilfautsavoirvoussoumettre.

—Eh!peut-ilm'arriverdeschâtimentsplusgrandsqueceuxparlesquelssaprovidencem'accableenseservantdemonmaricommed'uninstrumentdecolère?

—Préparez-vous,mafille,àplusdemalencorequenousn'ensupposionsjadisavecvospieusesamies.

—JedoisalorsremercierDieu,réponditlacomtesse,decequ'ildaigneseservirdevouspourmetransmettre ses volontés, plaçant ainsi, comme toujours, les trésors de sa miséricorde auprès desfléauxdesacolère,commejadisenbannissantAgarilluidécouvraitunesourcedansledésert.

—Ilamesurévospeinesàlaforcedevotrerésignationetaupoidsdevosfautes.

—Parlez, je suis prête à tout entendre.Acesmots, la comtesse leva les yeux au ciel, et ajouta:Parlez,monsieurFontanon.

—Depuisseptans,monsieurGranvillecommetlepéchéd'adultèreavecuneconcubinedelaquelleiladeuxenfants,etiladissipépourceménageadultérinplusdecinqcentmillefrancsquidevraientapparteniràsafamillelégitime.

—Ilfaudraitquejelevissedemespropresyeux,ditlacomtesse.

—Gardez-vous-enbien,s'écrial'abbé.Vousdevezpardonner,mafille,etattendre,danslaprière,queDieu éclaire votre époux, àmoins d'employer contre lui lesmoyens que vous offrent les loishumaines.

Lalongueconversationquel'abbéFontanoneutalorsavecsapénitenteproduisitunchangementviolent dans la comtesse; elle le congédia,montra sa figurepresque colorée à ses gensqui furenteffrayésdesonactivitédefolle:ellecommandad'attelerseschevaux,ordrequ'elledonnaitrarement;elle les décommanda, changea d'avis vingt fois dans la même heure; mais enfin, comme si elleprenait une grande résolution, elle partit sur les trois heures, laissant sa maison étonnée d'une sisubiterévolution.

—Monsieur doit-il revenir dîner, avait-elle demandé au valet de chambre à qui elle ne parlaitjamais.

—Non,madame.

—L'avez-vousconduitauPalaiscematin?

—Oui,madame.

—N'est-cepasaujourd'huilundi?

—Oui,madame.

—OnvadoncmaintenantauPalaislelundi.

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—Que le diable t'emporte! s'écria le valet en voyant partir samaîtresse qui dit au cocher: rueTaitbout.

MademoiselledeBellefeuilleétaitendeuiletpleurait.Auprèsd'elle,Rogertenaitunedesmainsde son amie entre les siennes, gardait le silence, et regardait tour à tour le petit Charles qui necomprenant rien au deuil de sa mère restait muet en la voyant pleurer, et le berceau où dormaitEugénie,etlevisagedeCarolinesurlequellatristesseressemblaitàunepluietombantàtraverslesrayonsd'unjoyeuxsoleil.

—Ehbien!oui,monange,ditRogeraprèsunlongsilence,voilà legrandsecret, jesuismarié.Maisunjour,jel'espère,nousneferonsqu'unemêmefamille.Mafemmeestdepuislemoisdemarsdansunétatdésespéré: jenesouhaitepassamort;mais,s'ilplaîtàDieude l'appelerà lui, jecroisqu'elleseraplusheureusedansleparadisqu'aumilieud'unmondedontnilespeinesnilesplaisirsnel'affectent.

—Combienjehaiscettefemme!Commenta-t-elleputerendremalheureux?Cependantc'estàcemalheurquejedoismafélicité.

Seslarmesseséchèrenttoutàcoup.

—Caroline,espérons, s'écriaRogerenprenantunbaiser.Ne t'effraiepasdecequ'apudirecetabbé. Quoique ce confesseur de ma femme soit un homme redoutable par son influence dans laCongrégation,s'ilessayaitdetroublernotrebonheur,jesauraisprendreunparti....

—Queferais-tu?

—NousirionsenItalie,jefuirais...

Un cri, jeté dans le salon voisin, fit à la fois frissonner le comte de Granville et tremblermademoiselledeBellefeuillequiseprécipitèrentdanslesalonetytrouvèrentlacomtesseévanouie.QuandmadamedeGranvillerepritsessens,ellesoupiraprofondémentensevoyantentrelecomteetsarivalequ'ellerepoussaparungesteinvolontairepleindemépris.

MademoiselledeBellefeuilleselevapourseretirer.

—Vousêteschezvous,madame,restez,ditGranvilleenarrêtantCarolineparlebras.

Lemagistratsaisitsafemmemourante,laportajusqu'àsavoiture,etymontaprèsd'elle.

—Quidoncapuvousameneràdésirermamort,àmefuir,demandalacomtessed'unevoixfaibleencontemplantsonmariavecautantd'indignationquededouleur.N'étais-jepasjeune,vousm'aveztrouvéebelle,qu'avez-vousàmereprocher?Vousai-jetrompé,n'ai-jepasétéuneépousevertueuseetsage?Mon cœur n'a conservé que votre image,mes oreilles n'ont entendu que votre voix.A queldevoirai-jemanqué,quevousai-jerefusé?

—Lebonheur,réponditlecomted'unevoixferme.Vouslesavez,madame,ilestdeuxmanièresdeservirDieu.Certainschrétienss'imaginentqu'enentrantàdesheuresfixesdansuneéglisepourydiredesPaternoster,enyentendantrégulièrementlamesseets'abstenantdetoutpéché,ilsgagnerontleciel;ceux-là,madame,vontenenfer,ilsn'ontpointaiméDieupourlui-même,ilsnel'ontpointadorécommeilveutl'être,ilsneluiontfaitaucunsacrifice.Quoiquedouxenapparence,ilssontdursàleurprochain;ilsvoientlarègle,lalettre,etnonl'esprit.Voilàcommevousenavezagiavecvotreépoux

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terrestre.Vousavezsacrifiémonbonheuràvotresalut,vousétiezenprièresquandj'arrivaisàvousle cœur joyeux, vous pleuriez quand vous deviez égayermes travaux, vous n'avez su satisfaire àaucuneexigencedemesplaisirs.

—Ets'ilsétaientcriminels,s'écrialacomtesseavecfeu,fallait-ildoncperdremonâmepourvousplaire?

—C'eût été un sacrifice qu'une autre plus aimante a eu le courage deme faire, dit froidementGranville.

—OmonDieu,s'écria-t-elleenpleurant,tul'entends!Était-ildignedesprièresetdesaustéritésaumilieudesquellesjemesuisconsuméepourrachetersesfautesetlesmiennes?Aquoisertlavertu?

—Agagner le ciel,machère.Onnepeut être à la fois l'époused'unhommeet cellede Jésus-Christ,ilyauraitbigamie:ilfautsavoiropterentreunmarietuncouvent.Vousavezdépouillévotreâmeauprofitdel'avenir,detoutl'amour,detoutledévouementqueDieuvousordonnaitd'avoirpourmoi,etvousn'avezgardéaumondequedessentimentsdehaine...

—Nevousai-jedoncpointaimé,demanda-t-elle.

—Non,madame.

—Qu'est-cedoncquel'amour,demandainvolontairementlacomtesse.

—L'amour,machère,réponditGranvilleavecunesortedesurpriseironique,vousn'êtespasenétatdelecomprendre.LecielfroiddelaNormandienepeutpasêtreceluidel'Espagne.Sansdoutelaquestiondesclimatsest lesecretdenotremalheur.Seplierànoscaprices, lesdeviner, trouverdesplaisirsdansunedouleur,noussacrifierl'opiniondumonde,l'amour-propre,lareligionmême,etneregardercesoffrandesquecommedesgrainsd'encensbrûlésenl'honneurdel'idole,voilàl'amour...

—L'amour des filles de l'Opéra, dit la comtesse avec horreur. De tels feux doivent être peudurables,etnevouslaisserbientôtquedescendresoudescharbons,desregretsoududésespoir.Uneépouse,monsieur,doitvousoffrir,àmonsens,uneamitiévraie,unechaleurégale,et...

—Vousparlezdechaleurcommelesnègresparlentdelaglace,réponditlecomteavecunsouriresardonique. Songez que la plus humble de toutes les pâquerettes est plus séduisante que la plusorgueilleuseet laplusbrillantedesépines-rosesquinousattirentauprintempspar leurspénétrantsparfumset leursvivescouleurs.D'ailleurs, ajouta-t-il, jevous rends justice.Vousvousêtes sibientenuedanslalignedudevoirapparentprescritparlaloi,que,pourvousdémontrerenquoivousavezfailli àmonégard, il faudrait entrer dans certainsdétails quevotredigniténe saurait supporter, etvousinstruiredechosesquivoussembleraientlerenversementdetoutemorale.

—Vous osez parler demorale en sortant de lamaison où vous avez dissipé la fortune de vosenfants, dans un lieu de débauche, s'écria la comtesse que les réticences de son mari rendirentfurieuse.

—Madame, je vous arrête là, dit le comte avec sang-froid en interrompant sa femme. SimademoiselledeBellefeuilleestriche,ellenel'estauxdépensdepersonne.Mononcleétaitmaîtredesa fortune, il avait plusieurs héritiers; de sonvivant et par pure amitié pour celle qu'il considéraitcommeunenièce,illuiadonnésaterredeBellefeuille.Quantaureste,jeletiensdeseslibéralités...

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—Cetteconduiteestdigned'unjacobin,s'écrialapieuseAngélique.

—Madame,vousoubliezquevotrepèrefutundecesjacobinsquevous,femme,condamnezavecsi peu de charité, dit sévèrement le comte.Le citoyenBontems a signé des arrêts demort dans letempsoùmononclen'arenduquedesservicesàlaFrance.

MadamedeGranvillesetut.Maisaprèsunmomentdesilence,lesouvenirdecequ'ellevenaitdevoirréveillantdanssonâmeunejalousiequeriennesauraitéteindredanslecœurd'unefemme,elleditàvoixbasseetcommesielleseparlaitàelle-même:—Peut-onperdreainsisonâmeetcelledesautres!

—Eh!madame,repritlecomtefatiguédecetteconversation,peut-êtreest-cevousquirépondrezunjourdetoutceci.Cetteparolefittremblerlacomtesse.Vousserezsansdouteexcuséeauxyeuxdujuge indulgent qui apprécieranos fautes, dit-il, par la bonne foi avec laquelle vous avez accomplimonmalheur.Jenevoushaispoint,jehaislesgensquiontfaussévotrecœuretvotreraison.Vousavez prié pour moi, comme mademoiselle de Bellefeuille m'a donné son cœur et m'a combléd'amour.Vousdeviezêtretouràtouretmamaîtresseetlasaintepriantaupieddesautels.Rendez-moicettejusticed'avouerquejenesuisniperversnidébauché.Mesmœurssontpures.Hélas!auboutdeseptannéesdedouleur, lebesoind'êtreheureuxm'a,parunepente insensible,conduitàaimeruneautrefemmequevous,àmecréeruneautrefamilleque lamienne.Necroyezpasd'ailleursque jesoisleseul:ilexistedanscettevilledesmilliersdemarisamenéstouspardescausesdiversesàcettedoubleexistence.

—GrandDieu!s'écrialacomtesse,combienmacroixestdevenuelourdeàporter.Sil'épouxquetum'asimposédanstacolèrenepeuttrouverici-basdefélicitéqueparmamort,rappelle-moidanstonsein.

—Sivousaviezeu toujoursdesiadmirablessentimentsetcedévouement,nousserionsencoreheureux,ditfroidementlecomte.

—Ehbien!repritAngéliqueenversantuntorrentdelarmes,pardonnez-moisij'aipucommettredesfautes!Oui,monsieur,jesuisprêteàvousobéirentout,certainequevousnedésirerezrienquedejusteetdenaturel:jeseraidésormaistoutcequevousvoudrezquesoituneépouse.

—Madame, si votre intention est de me faire dire que je ne vous aime plus, j'aurai l'affreuxcouragedevouséclairer.Puis-jecommanderàmoncœur,puis-jeeffacerenuninstantlessouvenirsdequinzeannéesdedouleur?Jen'aimeplus.Cesparolesenfermentunmystèretoutaussiprofondquecelui contenu dans lemot j'aime. L'estime, la considération, les égards s'obtiennent, disparaissent,reviennent;maisquantàl'amour,jemeprêcheraismilleansquejeneleferaispasrenaître,surtoutpourunefemmequis'estvieillieàplaisir.

—Ah! monsieur le comte, je désire bien sincèrement que ces paroles ne vous soient pasprononcéesunjourparcellequevousaimez,avecletonetl'accentquevousymettez...

—Voulez-vousportercesoirunerobeàlagrecqueetveniràl'Opéra?

Lefrissonquecettedemandecausasoudainàlacomtessefutunemuetteréponse.

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Dans les premiers jours dumois de décembre 1829, un homme dont les cheveux entièrementblanchiset laphysionomiesemblaientannoncerqu'ilétaitplutôtvieillipar leschagrinsquepar lesannées, car il paraissait avoir environ soixante ans, passait àminuit par la rue deGaillon.Arrivédevantunemaisondepeud'apparenceethautededeuxétages, il s'arrêtapouryexaminerunedesfenêtresélevéesenmansardeàdesdistanceségalesaumilieudelatoiture.Unefaiblelueurcoloraitàpeine cettehumble croiséedontquelques-unsdes carreaux avaient été remplacéspardupapier.Lepassantregardaitcetteclartévacillanteavecl'indéfinissablecuriositédesflâneursparisiens,lorsqu'unjeune homme sortit tout à coup de lamaison.Comme les pâles rayons du réverbère frappaient lafigureducurieux, ilneparaîtrapasétonnantque,malgré lanuit, le jeunehommes'avançâtvers lepassantaveccesprécautionsdontonuseàParisquandoncraintdese tromperen rencontrantunepersonnedeconnaissance.

—Héquoi!s'écria-t-il,c'estvous,monsieurleprésident,seul,àpied,àcetteheure,etsiloindelarueSaint-Lazare!Permettez-moi d'avoir l'honneur de vous offrir le bras.Le pavé, cematin, est siglissant que si nous ne nous soutenions pas l'un l'autre, dit-il afin deménager l'amour-propre duvieillard,ilnousseraitbiendifficiled'éviterunechute.

—Mais, mon cher monsieur, je n'ai encore que cinquante ans, malheureusement pour moi,répondit lecomtedeGranville.Unmédecin,promiscommevousàunehautecélébrité,doitsavoirqu'àcetâgeunhommeestdanstoutesaforce.

—Vous êtes donc alors en bonne fortune, reprit Horace Bianchon. Vous n'avez pas, je pense,l'habituded'alleràpieddansParis.Quandonad'aussibeauxchevauxquelesvôtres...

—Maislaplupartdutemps,réponditleprésidentGranville,quandjenevaispasdanslemonde,jereviensduPalais-RoyaloudechezmonsieurdeLivryàpied.

—Et en portant sans doute sur vous de fortes sommes, s'écria le jeune docteur. N'est-ce pasappelerlepoignarddesassassins.

—Jenecrainspasceux-là,répliqualecomtedeGranvilled'unairtristeetinsouciant.

—Mais du moins l'on ne s'arrête pas, reprit le médecin en entraînant le magistrat vers leboulevard.Encore un peu, je croirais que vous voulezmevoler votre dernièremaladie etmourird'uneautremainquedelamienne.

—Ah!vousm'avezsurprisfaisantdel'espionnage,réponditlecomte.Soitquejepasseàpiedouenvoitureetàtelleheurequecepuisseêtredelanuit,j'aperçoisdepuisquelquetempsàunefenêtredutroisièmeétagedelamaisond'oùvoussortezl'ombred'unepersonnequiparaîttravailleravecuncouragehéroïque.Acesmotslecomtefitunepause,commes'ileûtsentiquelquedouleursoudaine.J'aiprispourcegrenier,dit-ilencontinuant,autantd'intérêtqu'unbourgeoisdeParispeutenporteràl'achèvementduPalais-Royal.

—Hébien!s'écriavivementHoraceeninterrompantlecomte,jepuisvous...

—Nemeditesrien,répliquaGranvilleencoupantlaparoleàsonmédecin.Jenedonneraispasuncentimepourapprendresi l'ombrequis'agitesurcesrideauxtrouésestcelled'unhommeoud'unefemme, et si l'habitantdecegrenier estheureuxoumalheureux!Si j'ai été surprisdeneplusvoirpersonnetravaillantcesoir,sijemesuisarrêté,c'étaituniquementpouravoirleplaisirdeformerdesconjectures aussi nombreuses et aussi niaises que le sont celles que les flâneurs forment à l'aspect

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d'une construction subitement abandonnée.Depuis deux ans,mon jeune... Le comte parut hésiter àemployeruneexpression;maisilfitungesteets'écria:—Non,jenevousappelleraipasmonami,jedétestetoutcequipeutressembleràunsentiment.Depuisdeuxansdonc,jenem'étonneplusquelesvieillardsseplaisenttantàcultiverdesfleurs,àplanterdesarbres;lesévénementsdelavieleurontapprisànepluscroireauxaffectionshumaines;et,enpeude temps, jesuisdevenuvieillard.Jeneveuxplusm'attacherqu'àdesanimauxquineraisonnentpas,àdesplantes,àtoutcequiestextérieur.JefaisplusdecasdesmouvementsdelaTaglioniquedetouslessentimentshumains.J'abhorrelavieetunmondeoùjesuisseul.Rien,rien,ajoutalecomteavecuneexpressionquifittressaillirlejeunehomme,non,riennem'émeutetriennem'intéresse.

—Vousavezdesenfants?

—Mesenfants!reprit-ilavecunsingulieraccentd'amertume.Ehbien!l'aînéedemesdeuxfillesn'est-ellepascomtessedeVandenesse?Quantàl'autre,lemariagedesonaînéeluiprépareunebellealliance. Quant à mes deux fils, n'ont-ils pas très-bien réussi! le vicomte est Avocat-Général àLimoges, et le cadet est substitut àVersailles.Mes enfants ont leurs soins, leurs inquiétudes, leursaffaires. Si parmi ces cœurs, un seul se fût entièrement consacré à moi, s'il eût essayé par sonaffection de combler le vide que je sens là, dit-il en frappant sur son sein, eh bien! celui-là auraitmanquésavie,ilmel'auraitsacrifiée.Etpourquoi,aprèstout?pourembellirquelquesannéesquimerestent, y serait-il parvenu, n'aurai-je pas peut-être regardé ses soins généreux comme une dette?Mais...Ici levieillardsepritàsourireavecuneprofondeironie.Mais,docteur,cen'estpasenvainquenousleurapprenonsl'arithmétique,etilssaventcalculer.Encemoment,ilsattendentpeut-êtremasuccession.

—Oh!monsieurlecomte,commentcetteidéepeut-ellevousvenir,àvoussibon,siobligeant,sihumain? En vérité, si je n'étais pas moi-même une preuve vivante de cette bienfaisance que vousconcevezsibelleetsilarge...

—Pourmonplaisir, reprit vivement le comte. Je paie une sensation comme je paierais demaind'unmonceaud'or lapluspuériledes illusionsquimeremuait lecœur.Jesecoursmessemblablespour moi, par la même raison que je vais au jeu; aussi ne compté-je sur la reconnaissance depersonne.Vous-même,jevousverraismourirsanssourciller,etjevousdemandelemêmesentimentpourmoi.Ah!jeunehomme,lesévénementsdelavieontpassésurmoncœurcommeleslavesduVésuvesurHerculanum:lavilleexiste,morte.

—Ceuxqui ont amené à ce point d'insensibilité une âme aussi chaleureuse et aussi vivante quel'étaitlavôtre,sontbiencoupables.

—N'ajoutezpasunmot,repritlecomteavecunsentimentd'horreur.

—Vousavezunemaladiequevousdevriezmepermettredeguérir,ditBianchond'unsondevoixpleind'émotion.

—Maisconnaissez-vousdoncunremèdeàlamort?s'écrialecomteimpatienté.

—Hébien,monsieurlecomte,jegageranimercecœurquevouscroyezsifroid.

—Valez-vousTalma?demandaironiquementleprésident.

—Non,monsieurlecomte.MaislanatureestaussisupérieureàTalma,queTalmapouvaitm'êtresupérieur.Écoutez,legrenierquivousintéresseesthabitéparunefemmed'unetrentained'années,et,

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chezelle,l'amourvajusqu'aufanatisme;l'objetdesonculteestunjeunehommed'unejoliefigure,maisqu'unemauvaiseféeadouédetouslesvicespossibles.Cegarçonestjoueur,etjenesaiscequ'ilaimelemieuxdesfemmesouduvin;ilafait,àmaconnaissance,desbassessesdignesdelapolicecorrectionnelle.Eh!bien,cettemalheureusefemmeluiasacrifiéunetrès-belleexistence,unhommeparquielleétaitadorée,dequielleavaitdesenfants.Maisqu'avez-vous,monsieurlecomte?

—Rien,continuez.

—Elle lui a laissé dévorer une fortune entière, elle lui donnerait, je crois, lemonde, si elle letenait; elle travaille nuit et jour; et souvent elle a vu, sansmurmurer, cemonstre qu'elle adore luiravirjusqu'àl'argentdestinéàpayerlesvêtementsdontmanquentsesenfants,jusqu'àleurnourrituredulendemain.Ilya trois jours,elleavendusescheveux, lesplusbeauxquej'aie jamaisvus: ilestvenu, ellen'avait paspucacher assezpromptement lapièced'or, il l'ademandée;pourun sourire,pourunecaresse,ellea livré leprixdequinze joursdevieetde tranquillité.N'est-cepasà la foishorribleetsublime?Maisletravailcommenceàluicreuserlesjoues.Lescrisdesesenfantsluiontdéchirél'âme,elleesttombéemalade,ellegémitencemomentsurungrabat.Cesoir,ellen'avaitrienàmanger,etsesenfantsn'avaientpluslaforcedecrier,ilssetaisaientquandjesuisarrivé.

HoraceBianchons'arrêta.EncemomentlecomtedeGranvilleavait,commemalgrélui,plongélamaindanslapochedesongilet.

—Jedevine,monjeuneami,ditlevieillard,commentellepeutvivreencore,sivouslasoignez.

—Ah!lapauvrecréature,s'écrialemédecin,quinelasecourraitpas?Jevoudraisêtreplusriche,carj'espèrelaguérirdesonamour.

—Mais,repritlecomteenretirantdesapochelamainqu'ilyavaitmisesansquelemédecinlavîtpleinedesbilletsquesonprotecteursemblaityavoircherchés,commentvoulez-vousquejem'apitoiesurunemisèredont lesplaisirsnemesembleraientpaspayés tropcherpar toutema fortune!Ellesent,ellevitcettefemme.LouisXVn'aurait-ilpasdonnétoutsonroyaumepourpouvoirsereleverdesoncercueiletavoirtroisjoursdejeunesseetdevie?N'est-cepaslàl'histoired'unmilliarddemorts,d'unmilliarddemalades,d'unmilliarddevieillards?

—PauvreCaroline,s'écrialemédecin.

En entendant ce nom, le comte deGranville tressaillit, et saisit le bras dumédecin qui crut sesentirserréparlesdeuxlèvresenferd'unétau.

—EllesenommeCarolineCrochard,demandaleprésidentd'unsondevoixvisiblementaltérée.

—Vouslaconnaissezdonc?réponditledocteuravecétonnement.

—EtlemisérablesenommeSolvet...Ah!vousm'aveztenuparole,s'écrial'ancienmagistrat,vousavezagitémoncœurparlaplusterriblesensationqu'iléprouverajusqu'àcequ'ildeviennepoussière.Cetteémotionestencoreunprésentdel'enfer,etjesaistoujourscommentm'acquitteraveclui.

Encemoment,lecomteetlemédecinétaientarrivésaucoindelaruedelaChaussée-d'Antin.Undecesenfantsdelanuit,qui,ledoschargéd'unehotteenosieretmarchantuncrochetàlamain,ontété plaisamment nommés, pendant la révolution, membres du comité des recherches, se trouvaitauprès de la borne devant laquelle le président venait de s'arrêter. Ce chiffonnier avait une vieillefiguredignedecellesqueCharletaimmortaliséesdanssescaricaturesdel'écoledubalayeur.

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—Rencontres-tusouventdesbilletsdemillefrancs,luidemandalecomte.

—Quelquefois,notrebourgeois.

—Etlesrends-tu?

—C'estselonlarécompensepromise...

—Voilà mon homme, s'écria le comte en présentant au chiffonnier un billet de mille francs.Prendsceci, luidit-il,maissongequejeteledonneàlaconditiondeledépenseraucabaret,det'yenivrer,det'ydisputer,debattretafemme,decreverlesyeuxàtesamis.Celaferamarcherlagarde,les chirurgiens, les pharmaciens; peut-être les gendarmes, les procureurs du roi, les juges et lesgeôliers.Nechangerienàceprogramme,oulediablesauraittôtoutardsevengerdetoi.

Il faudrait qu'unmême homme possédât à la fois les crayons deCharlet et ceux deCallot, lespinceauxdeTéniersetdeRembrandt,pourdonneruneidéevraiedecettescènenocturne.

—Voilàmoncomptesoldéavecl'enfer,etj'aieuduplaisirpourmonargent,ditlecomted'unsondevoixprofondenmontrantaumédecinstupéfaitlafigureindescriptibleduchiffonnierbéant.QuantàCarolineCrochard,reprit-il,ellepeutmourirdansleshorreursdelafaimetdelasoif,enentendantles cris déchirants de ses fils mourants, en reconnaissant la bassesse de celui qu'elle aime: je nedonneraispasundenierpourl'empêcherdesouffrir,et jeneveuxplusvousvoirparcelaseulquevousl'avezsecourue...

Le comte laissa Bianchon plus immobile qu'une statue, et disparut en se dirigeant avec laprécipitation d'un jeune hommevers la rueSaint-Lazare, où il atteignit promptement le petit hôtelqu'ilhabitaitetàlaporteduquelilvitnonsanssurpriseunevoiturearrêtée.

—Monsieurlebaron,ditlevaletdechambreàsonmaître,estarrivéilyauneheurepourparleràmonsieur,etl'attenddanssachambreàcoucher.

Granvillefitsigneàsondomestiquedeseretirer.

—Quelmotifassezimportantvousobliged'enfreindrel'ordrequej'aidonnéàmesenfantsdenepasvenirchezmoisansyêtreappelés?ditlevieillardàsonfilsenentrant.

—Monpère, répondit le jeunehommed'un sondevoix tremblant etd'unair respectueux, j'oseespérerquevousmepardonnerezquandvousm'aurezentendu.

—Votreréponseestcelled'unmagistrat,ditlecomte.Asseyez-vous.Ilmontraunsiégeaujeunehomme.Mais,reprit-il,quejemarcheouquejeresteassis,nevousoccupezpasdemoi.

—Monpère,repritlebaron,cesoiràquatreheures,untrès-jeunehomme,arrêtéchezundemesamisaupréjudiceduquelilacommisunvolassezconsidérable,s'estréclamédevous,ilseprétendvotrefils.

—Ilsenomme,demandalecomteentremblant.

—CharlesCrochard.

—Assez, dit le père en faisant un geste impératif. Granville se promena dans la chambre, aumilieud'unprofondsilencequesonfilssegardabiend'interrompre.—Monfils...Cesparolesfurent

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prononcéesd'untonsidouxetsipaternelquelejeunemagistratentressaillit.CharlesCrochardvousaditlavérité.Jesuiscontentquetusoisvenucesoir,monbonEugène,ajoutalevieillard.Voiciunesommed'argentassezforte,dit-ilenluiprésentantunemassedebilletsdebanque,tuenferasl'usageque tu jugeras convenable dans cette affaire. Je me fie à toi, et j'approuve d'avance toutes tesdispositions, soit pour le présent, soit pour l'avenir. Eugène,mon cher enfant, viensm'embrasser,nousnousvoyonspeut-êtrepourladernièrefois.Demainjedemandeuncongé,jeparspourl'Italie.Siunpèrenedoitpascomptedesavieàsesenfants,ildoitleurléguerl'expériencequeluiavenduele sort, n'est-ce pas une partie de leur héritage? Quand tu temarieras, reprit le comte en laissantéchapper un frissonnement involontaire, n'accomplis pas légèrement cet acte, le plus important detousceuxauxquelsnousobligelaSociété.Souviens-toid'étudierlong-tempslecaractèredelafemmeavec laquelle tu dois t'associer;mais consulte-moi, je veux la jugermoi-même. Le défaut d'unionentredeuxépoux,parquelquecausequ'ilsoitproduit,amèned'effroyablesmalheurs:noussommes,tôtou tard,punisden'avoirpasobéi aux lois sociales. Je t'écriraideFlorenceà ce sujet:unpère,surtoutquandilestmagistrat,nedoitpasrougirdevantsonfils.Adieu.

Paris,février-mars1830.

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LAPAIXDUMÉNAGE.

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DÉDIÉAMACHÈRENIÈCE,VALENTINESURVILLE.

L'aventureretracéeparcetteScènesepassaverslafindumoisdenovembre1809,momentoùlefugitifempiredeNapoléonatteignitàl'apogéedesasplendeur.LesfanfaresdelavictoiredeWagramretentissaientencoreaucœurde lamonarchieautrichienne.Lapaix se signait entre laFranceet laCoalition.Lesroisetlesprincesvinrentalors,commedesastres,accomplirleursévolutionsautourdeNapoléonquisedonnaleplaisird'entraînerl'Europeàsasuite,magnifiqueessaidelapuissancequ'ildéployaplustardàDresde.

Jamais,audiredescontemporains,Parisnevitdeplusbellesfêtesquecellesquiprécédèrentetsuivirentlemariagedecesouverainavecunearchiduchessed'Autriche;jamaisauxplusgrandsjoursdel'anciennemonarchieautantdetêtescouronnéesnesepressèrentsurlesrivesdelaSeine,etjamaisl'aristocratiefrançaisenefutaussiricheniaussibrillantequ'alors.Lesdiamantsrépandusàprofusionsur les parures, les broderies d'or et d'argent des uniformes contrastaient si bien avec l'indigencerépublicaine,qu'ilsemblaitvoirlesrichessesdugloberoulantdanslessalonsdeParis.Uneivressegénérale avait comme saisi cet empire d'un jour. Tous les militaires, sans en excepter leur chef,jouissaientenparvenusdes trésorsconquisparunmilliond'hommesàépaulettesde lainedont lesexigences étaient satisfaites avec quelques aunes de ruban rouge. A cette époque, la plupart desfemmesaffichaientcetteaisancedemœursetcerelâchementdemoralequisignalèrent lerègnedeLouisXV.Soitpourimiterletondelamonarchieécroulée,soitquecertainsmembresdelafamilleimpériale eussent donné l'exemple, ainsi que le prétendaient les frondeurs du faubourg Saint-Germain, il est certain que, hommes et femmes, tous se précipitaient dans le plaisir avec uneintrépidité qui semblait présager la fin du monde.Mais il existait alors une autre raison de cettelicence.L'engouementdes femmespour lesmilitairesdevintcommeune frénésieet concorda tropbien aux vues de l'empereur, pour qu'il y mît un frein. Les fréquentes prises d'armes qui firentressembler tous les traités conclus entre l'Europe et Napoléon à des armistices, exposaient lespassions àdesdénoûments aussi rapidesque lesdécisionsdu chef suprêmede ceskolbacs, de cesdolmans et de ces aiguillettes qui plurent tant au beau sexe. Les cœurs furent donc alors nomadescommelesrégiments.D'unpremieràuncinquièmebulletindelaGrande-Armée,unefemmepouvaitêtre successivement amante, épouse,mère et veuve. Était-ce la perspective d'un prochain veuvage,celled'unedotation,oul'espoirdeporterunnompromisàl'Histoire,quirendirentlesmilitairessiséduisants? Les femmes furent-elles entraînées vers eux par la certitude que le secret de leurspassionsseraitenterrésurleschampsdebataille,oudoit-onchercherlacausedecedouxfanatismedanslenobleattraitquelecourageapourelles?peut-êtrecesraisons,quel'historienfuturdesmœursimpériales s'amusera sans doute à peser, entraient-elles toutes pour quelque chose dans leur facilepromptitude à se livrer aux amours. Quoi qu'il en puisse être, avouons-le-nous ici: les laurierscouvrirentalorsbiendesfautes,lesfemmesrecherchèrentavecardeurceshardisaventuriersquileurparaissaientdevéritablessourcesd'honneurs,derichessesoudeplaisirs,etauxyeuxdesjeunesfillesuneépaulette,cethiéroglyphefutur,signifiabonheuretliberté.Untraitdecetteépoqueuniquedansnosannalesetquilacaractérise,futunepassioneffrénéepourtoutcequibrillait:jamaisonnedonnatantdefeuxd'artifice,jamaislediamantn'atteignitàunesigrandevaleur.Leshommesaussiavidesquelesfemmesdecescaillouxblancss'enparaientcommeelles.Peut-êtrel'obligationdemettrele

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butin sous la forme la plus facile à transporter mit-elle les joyaux en honneur dans l'armée. Unhommen'étaitpasaussiridiculequ'illeseraitaujourd'hui,quandlejabotdesachemiseousesdoigtsoffraient aux regards de gros diamants. Murat, homme tout oriental, donna l'exemple d'un luxeabsurdechezlesmilitairesmodernes.

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LECOLONELDESOULANGES.L'affaissementdesesmembresetl'immobilitédesonfrontaccusaienttoutesadouleur.

(LAPAIXDUMÉNAGE.)

LecomtedeGondreville,l'undesLucullusdeceSénatConservateurquineconservarien,n'avaitretardé sa fête en l'honneur de la paix que pour mieux faire sa cour à Napoléon en s'efforçantd'éclipser les flatteurs par lesquels il avait été prévenu. Les ambassadeurs de toutes les puissancesamies de la France sous bénéfice d'inventaire, les personnages les plus importants de l'Empire,

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quelquesprincesmême,étaientencemomentréunisdanslessalonsdel'opulentsénateur.Ladanselanguissait,chacunattendaitl'empereurdontlaprésenceétaitpromiseparlecomte.NapoléonauraittenuparolesanslascènequiéclatalesoirmêmeentreJoséphineetlui,scènequirévélaleprochaindivorce de ces augustes époux. La nouvelle de cette aventure, alors tenue fort secrète, mais quel'histoire recueillait, ne parvint pas aux oreilles des courtisans, et n'influa pas autrement que parl'absencedeNapoléonsur lagaietéde la fêteducomtedeGondreville.Lesplus jolies femmesdeParis,empresséesdeserendrechezluisurlafoiduouï-dire,yfaisaientencemomentassautdeluxe,decoquetterie,deparureetdebeauté.Orgueilleusedesesrichesses,labanqueydéfiaitceséclatantsgénéraux et ces grands-officiers de l'empire nouvellement gorgés de croix, de titres et dedécorations. Ces grands bals étaient toujours des occasions saisies par de riches familles pour yproduire leurshéritières auxyeuxdesprétoriensdeNapoléon, dans le fol espoir d'échanger leursmagnifiquesdotscontreunefaveurincertaine.Lesfemmesquisecroyaientassezfortesdeleurseulebeautévenaientenessayerlepouvoir.Là,commeailleurs,leplaisirn'étaitqu'unmasque.Lesvisagessereinsetriants,lesfrontscalmesycouvraientd'odieuxcalculs;lestémoignagesd'amitiémentaient,et plus d'un personnage se défiaitmoins de ses ennemis que de ses amis.Ces observations étaientnécessaires pour expliquer les événements du petit imbroglio, sujet de cette Scène, et la peinture,quelqueadouciequ'ellesoit,dutonquirégnaitalorsdanslessalonsdeParis.

—Tournezunpeulesyeuxverscettecolonnebriséequisupporteuncandélabre,apercevez-vousunejeunefemmecoifféeàlachinoise?là,danslecoin,àgauche,elleadesclochettesbleuesdanslebouquetdecheveuxchâtainsqui retombeengerbes sur sa tête.Nevoyez-vouspas?elleest sipâlequ'onlacroiraitsouffrante,elleestmignonneettoutepetite;maintenant,elletournelatêteversnous;ses yeux bleus, fendus en amande et doux à ravir, semblent faits exprès pour pleurer.Mais, tenezdonc!elle sebaissepour regardermadamedeVaudremontà traverscedédalede têtes toujoursenmouvementdontleshautescoiffuresluiinterceptentlavue.

—Ah! j'y suis,mon cher. Tu n'avais qu'àme la désigner comme la plus blanche de toutes lesfemmesquisontici,jel'auraisreconnue,jel'aidéjàbienremarquée;ellealeplusbeauteintquej'aiejamaisadmiré.D'ici,jetedéfiededistinguersursoncoulesperlesquiséparentchacundessaphirsdeson collier.Mais elle doit avoir oudesmœurs oude la coquetterie, car à peine les ruches de soncorsagepermettent-ellesdesoupçonnerlabeautédescontours.Quellesépaules!quelleblancheurdelis!

—Quiest-ce?demandaceluiquiavaitparlélepremier.

—Ah!jenesaispas.

—Aristocrate!Vousvoulezdonc,Montcornet,lesgardertoutespourvous.

—Cela te sied bien de me goguenarder! reprit Montcornet en souriant. Te crois-tu le droitd'insulterunpauvregénéralcommemoi,parceque,rivalheureuxdeSoulanges, tunefaispasuneseulepirouettequin'alarmemadamedeVaudremont?Oubienest-ceparcequejenesuisarrivéquedepuis unmois dans la terre promise? Êtes-vous insolents, vous autres administrateurs qui restezcolléssurvoschaisespendantquenoussommesaumilieudesobus!Allons,monsieurlemaîtredesrequêtes,laissez-nousglanerdanslechampdontlapossessionprécairenevousrestequ'aumomentoù nous le quittons. Hé! diantre, il faut que tout le monde vive! Mon ami, si tu connaissais lesAllemandes,tumeservirais,jecrois,auprèsdelaParisiennequit'estchère.

—Général, puisque vous avez honoré de votre attention cette femmeque j'aperçois ici pour la

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premièrefois,ayezdonclacharitédemediresivousl'avezvuedansant.

—Eh!moncherMartial,d'oùviens-tu?Sil'ont'envoieenambassade,j'auguremaldetessuccès.Nevois-tupastroisrangéesdesplusintrépidescoquettesdeParisentreelleetl'essaimdedanseursquibourdonnesouslelustre,etnet'a-t-ilpasfallul'aidedetonlorgnonpourladécouvriràl'angledecettecolonneoùellesembleenterréedansl'obscuritémalgrélesbougiesquibrillentau-dessusdesatête?Entreelleetnous,tantdediamantsettantderegardsscintillent,tantdeplumesflottent,tantdedentelles,de fleursetde tressesondoient,quece seraitunvraimiracle siquelquedanseurpouvaitl'apercevoiraumilieudecesastres.Comment,Martial,tun'aspasdevinélafemmedequelquesous-préfetdelaLippeoudelaDylequivientessayerdefaireunpréfetdesonmari?

—Oh!illesera,ditvivementlemaîtredesrequêtes.

—J'endoute,repritlecoloneldecuirassiersenriant,elleparaîtaussineuveenintriguequetul'esendiplomatie.Jegage,Martial,quetunesaispascommentellesetrouvelà.

Lemaîtredesrequêtesregardalecoloneldescuirassiersdelagarded'unairquidécelaitautantdedédainquedecuriosité.

—Ehbien!ditMontcornet encontinuant, elle sera sansdoutearrivéeàneufheuresprécises, lapremière,peut-être,etprobablementaurafortembarrassélacomtessedeGondreville,quinesaitpascoudredeuxidées.Rebutéeparladamedulogis,repousséedechaiseenchaiseparchaquenouvellearrivéejusquedanslesténèbresdecepetitcoin,elles'yseralaisséenfermer,victimedelajalousiedecesdames,quin'aurontpasdemandémieuxqued'ensevelirainsicettedangereusefigure.Ellen'aurapaseud'amipourl'encourageràdéfendrelaplacequ'elleadûoccuperd'abordsurlepremierplan,chacunedecesperfidesdanseusesauraintimél'ordreauxhommesdesacoteriedenepasengagernotrepauvreamie,souspeinedesplus terriblespunitions.Voilà,moncher,commentcesminoissitendres, si candides en apparence, auront formé leur coalition contre l'inconnue; et cela, sansqu'aucune de ces femmes-là se soit dit autre chose que:—Connaissez-vous, ma chère, cette petitedamebleue?Tiens,Martial,situveuxêtreaccabléenunquartd'heuredeplusdesregardsflatteursetd'interrogationsprovocantesquetun'enrecevraspeut-êtredanstoutetavie,essaiedevouloirpercerle triplerempartquidéfend la reinede laDyle,de laLippeoude laCharente.Tuverrassi laplusstupide de ces femmes ne saura pas inventer aussitôt une ruse capable d'arrêter l'homme le plusdéterminéàmettreenlumièrenotreplaintiveinconnue.Netrouves-tupasqu'elleaunpeul'aird'uneélégie?

—Vouscroyez,Montcornet?Ceseraitdoncunefemmemariée?

—Pourquoineserait-ellepasveuve?

—Elleseraitplusactive,ditenriantlemaîtredesrequêtes.

—Peut-êtreest-ceuneveuvedontlemarijoueàlabouillotte,répliqualebeaucuirassier.

—Eneffet,depuislapaix,ilsefaittantdecessortesdeveuves?réponditMartial.Mais,moncherMontcornet, nous sommes deux niais.Cette tête exprime encore trop d'ingénuité, il respire encoretropdejeunesseetdeverdeursurlefrontetautourdestempes,pourquecesoitunefemme.Quelsvigoureuxtonsdecarnation!rienn'estflétridanslesméplatsdunez.Leslèvres,lementon,toutdanscette figure est frais comme un bouton de rose blanche, quoique la physionomie en soit commevoiléeparlesnuagesdelatristesse.Quipeutfairepleurercettejeunepersonne?

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—Lesfemmespleurentpoursipeudechose,ditlecolonel.

—Jenesais,repritMartial,maisellenepleurepasd'êtrelàsansdanser,sonchagrinnedatepasd'aujourd'hui; l'onvoit qu'elle s'est faitebellepour ce soirparpréméditation.Elle aimedéjà, je leparierais.

—Bah? peut-être est-ce la fille de quelque princillon d'Allemagne, personne ne lui parle, ditMontcornet.

—Ah!combienunepauvrefilleestmalheureuse,repritMartial.A-t-onplusdegrâceetdefinessequenotrepetiteinconnue?Eh!bien,pasunedesmégèresquil'entourentetquisedisentsensiblesneluiadresseralaparole.Sielleparlait,nousverrionssisesdentssontbelles.

—Ah çà! tu t'emportes donc comme le lait à la moindre élévation de température? s'écria lecolonelunpeupiquéderencontrersipromptementunrivaldanssonami.

—Comment! dit le maître des requêtes sans s'apercevoir de l'interrogation du général et endirigeantsonlorgnonsurtouslespersonnagesquilesentouraient,comment!personneicinepourranousnommercettefleurexotique?

—Eh!c'estquelquedemoiselledecompagnie,luiditMontcornet.

—Bon!unedemoiselledecompagnieparéedesaphirsdignesd'unereineetunerobedeMalines?Ad'autres,général!Vousneserezpasnonplustrès-fortendiplomatiesidansvosévaluationsvouspassezenunmomentdelaprincesseallemandeàlademoiselledecompagnie.

LegénéralMontcornetarrêtaparlebrasunpetithommegrasdontlescheveuxgrisonnantsetlesyeux spirituels sevoyaient à toutes les encoignuresdeportes, et qui semêlait sans cérémonie auxdifférentsgroupesoùilétaitrespectueusementaccueilli.

—Gondreville,moncherami, luiditMontcornet,quelleestdonccettecharmantepetite femmeassiselà-bassouscetimmensecandélabre?

—Lecandélabre?Ravrio,moncher,Isabeyenadonnéledessin.

—Oh!j'aidéjàreconnutongoûtettonfastedanslemeuble;maislafemme?

—Ah!jenelaconnaispas.C'estsansdouteuneamiedemafemme.

—Outamaîtresse,vieuxsournois.

—Non,paroled'honneur!La comtessedeGondreville est la seule femmecapabled'inviter desgensquepersonneneconnaît.

Malgrécetteobservationpleined'aigreur,legrospetithommeconservasurseslèvreslesourirede satisfaction intérieure que la supposition du colonel des cuirassiers y avait fait naître. Celui-cirejoignit,dansungroupevoisin,lemaîtredesrequêtesoccupéalorsàychercher,maisenvain,desrenseignementssurl'inconnue.Illesaisitparlebrasetluiditàl'oreille:—MoncherMartial,prendsgarde à toi! Madame de Vaudremont te regarde depuis quelques minutes avec une attentiondésespérante,elleestfemmeàdevineraumouvementseuldeteslèvrescequetumedirais,nosyeuxn'ontétédéjàquetropsignificatifs,elleenatrès-bienaperçuetsuiviladirection,etjelacroisencemomentplusoccupéequenous-mêmesdelapetitedamebleue.

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—Vieille ruse de guerre, mon cher Montcornet! que m'importe d'ailleurs? Je suis commel'empereur,quandjefaisdesconquêtes,jelesgarde.

—Martial,tafatuitécherchedesleçons.Comment!péquin,tuaslebonheurd'êtrelemaridésignédemadame deVaudremont, d'une veuve de vingt-deux ans, affligée de quatremille napoléons derente,d'unefemmequitepasseaudoigtdesdiamantsaussibeauxquecelui-ci,ajouta-t-ilenprenantla main gauche du maître des requêtes qui la lui abandonna complaisamment, et tu as encore laprétentiondefaireleLovelace,commesituétaiscolonel,etobligédesoutenirlaréputationmilitairedanslesgarnisons!fi!Maisréfléchisdoncàtoutcequetupeuxperdre.

—Jeneperdraipas,dumoins,maliberté,répliquaMartialenriantforcément.

Il jetaun regardpassionnéàmadamedeVaudremontquin'y réponditqueparun sourirepleind'inquiétude,carelleavaitvulecolonelexaminantlabaguedumaîtredesrequêtes.

—Écoute,Martial,repritlecolonel,situvoltigesautourdemajeuneinconnue,j'entreprendrailaconquêtedemadamedeVaudremont.

—Permisàvous,chercuirassier,maisvousn'obtiendrezpascela,ditlejeunemaîtredesrequêtesenmettantl'onglepolidesonpoucesousunedesesdentssupérieuresdelaquelleiltiraunpetitbruitgoguenard.

—Songequejesuisgarçon,repritlecolonel,quemonépéeesttoutemafortune,etquemedéfierainsi,c'estasseoirTantaledevantunfestinqu'ildévorera.

—Prrr!

Cetterailleuseaccumulationdeconsonnesservitderéponseàlaprovocationdugénéral,quesonamitoisaplaisammentavantdelequitter.Lamodedecetempsobligeaitunhommeàporteraubalune culotte de casimir blanc et des bas de soie.Ce joli costumemettait en relief la perfection desformesdeMontcornet,alorsâgédetrente-cinqansetquiattiraitleregardparcettehautetailleexigéepourlescuirassiersdelagardeimpérialedontlebeluniformerehaussaitencoresaprestance,encorejeunemalgrél'embonpointqu'ildevaitàl'équitation.Sesmoustachesnoiresajoutaientàl'expressionfranched'unvisagevraimentmilitairedontlefrontétaitlargeetdécouvert,lenezaquilinetlabouchevermeille. Les manières de Montcornet, empreintes d'une certaine noblesse due à l'habitude ducommandement,pouvaientplaireàunefemmequiauraiteulebonespritdenepasvouloirfaireunesclavedesonmari.Lecolonelsouritenregardantlemaîtredesrequêtes,l'undesesmeilleursamisdecollége,etdontlapetitetaillesveltel'obligea,pourrépondreàsamoquerie,deporterunpeubassoncoupd'œilamical.

Le baronMartial de la Roche-Hugon était un jeune Provençal queNapoléon protégeait et quisemblait promis à quelque fastueuse ambassade, il avait séduit l'empereur par une complaisanceitalienne,par le génie de l'intrigue, par cette éloquence de salon et cette science desmanières quiremplacentsifacilementleséminentesqualitésd'unhommesolide.Quoiqueviveetjeune,safigurepossédaitdéjà l'éclat immobiledufer-blanc, l'unedesqualités indispensablesauxdiplomatesetquileur permet de cacher leurs émotions, de déguiser leurs sentiments, si toutefois cette impassibilitén'annoncepaseneuxl'absencedetouteémotionetlamortdessentiments.Onpeutregarderlecœurdesdiplomatescommeunproblèmeinsoluble,carlestroisplusillustresambassadeursdel'époquesesontsignalésparlapersistancedelahaine,etpardesattachementsromanesques.Néanmoins,Martialappartenaitàcetteclassed'hommescapablesdecalculerleuraveniraumilieudeleursplusardentes

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jouissances,ilavaitdéjàjugélemondeetcachaitsonambitionsouslafatuitédel'hommeàbonnesfortunes,endéguisantson talentsous les livréesde lamédiocrité,aprèsavoir remarqué larapiditéaveclaquelles'avançaientlesgensquidonnaientpeud'ombrageaumaître.

Les deux amis furent obligés de se quitter en se donnant une cordiale poignée de main. Laritournelle qui prévenait les dames de former les quadrilles d'une nouvelle contredanse chassa leshommesduvaste espaceoù ils causaient aumilieudu salon.Cette conversation rapide, tenuedansl'intervallequiséparetoujourslescontredanses,eutlieudevantlacheminéedugrandsalondel'hôtelGondreville.Lesdemandesetlesréponsesdecebavardageassezcommunaubalavaientétécommesouffléesparchacundesdeuxinterlocuteursàl'oreilledesonvoisin.Néanmoinslesgirandolesetlesflambeauxdelacheminéerépandaientunesiabondantelumièresurlesdeuxamisqueleursfigurestrop fortement éclairées ne purent déguiser, malgré leur discrétion diplomatique, l'imperceptibleexpressiondeleurssentiments,niàlafinecomtesse,niàlacandideinconnue.Cetespionnagedelapenséeestpeut-êtrechez lesoisifsundesplaisirsqu'ils trouventdans lemonde, tandisque tantdeniaisdupéss'yennuientsansoserenconvenir.

Pourcomprendre tout l'intérêtdecetteconversation, ilestnécessairede raconterunévénementquipard'invisiblesliensallaitréunirlespersonnagesdecepetitdrame,alorséparsdanslessalons.Aonze heures du soir environ, au moment où les danseuses reprenaient leurs places, la société del'hôtelGondrevilleavaitvuapparaîtrelaplusbellefemmedeParis,lareinedelamode,laseulequimanquâtàcettesplendideassemblée.Ellesefaisaituneloidenejamaisarriverqu'àl'instantoùlessalons offraient ce mouvement animé qui ne permet pas aux femmes de garder long-temps lafraîcheurdeleursfiguresnicelledeleurstoilettes.Cemomentrapideestcommeleprintempsd'unbal.Uneheureaprès,quand leplaisir apassé,quand la fatiguearrive, toutyest flétri.MadamedeVaudremont ne commettait jamais la faute de rester à une fête pour s'y montrer avec des fleurspenchées,desbouclesdéfrisées,desgarnitures froissées, avecune figure semblableà toutescellesqui, sollicitées par le sommeil, ne le trompent pas toujours. Elle se gardait bien de laisser voir,commesesrivales,sabeautéendormie;ellesavaitsoutenirhabilementsaréputationdecoquetterieense retirant toujoursd'unbal aussibrillantequ'elleyétait entrée.Les femmessedisaientà l'oreille,avecunsentimentd'envie,qu'ellepréparaitetmettaitautantdeparuresqu'elleavaitdebalsdansunesoirée.Cettefois,madamedeVaudremontnedevaitpasêtremaîtressedequitteràsongrélesalonoùelle arrivait alors en triomphe. Un moment arrêtée sur le seuil de la porte, elle jeta des regardsobservateurs, quoique rapides, sur les femmes dont les toilettes furent aussitôt étudiées afin de seconvaincre que la sienne les éclipserait toutes. La célèbre coquette s'offrit à l'admiration del'assemblée, conduite par un des plus braves colonels de l'artillerie de la Garde, un favori del'empereur,lecomtedeSoulanges.L'unionmomentanéeetfortuitedecesdeuxpersonnageseutsansdoutequelquechosedemystérieux.EnentendantannoncermonsieurdeSoulangesetlacomtessedeVaudremont,quelquesfemmesplacéesentapisserieselevèrent,etdeshommesaccourusdessalonsvoisinssepressèrentauxportesdusalonprincipal.Undecesplaisants,quinemanquentjamaisàcesréunionsnombreuses,ditenvoyantentrerlacomtesseetsonchevalier:«Quelesdamesavaienttoutautantdecuriositéàcontemplerunhommefidèleàsapassion,queleshommesàexaminerunejoliefemmedifficileàfixer.»QuoiquelecomtedeSoulanges,jeunehommed'environtrente-deuxans,fûtdouédecetempéramentnerveuxquiengendrechezl'hommelesgrandesqualités,sesformesgrêlesetsonteintpâleprévenaientpeuensafaveur;sesyeuxnoirsannonçaientbeaucoupdevivacité,maisdanslemondeilétaittaciturne,etrienenluinerévélaitl'undestalentsoratoiresquidevaientbrilleràlaDroite dans les assemblées législatives de la Restauration. La comtesse deVaudremont, grandefemme légèrement grasse, d'une peau éblouissante de blancheur, qui portait bien sa petite tête etpossédait l'immense avantage d'inspirer l'amour par la gentillesse de ses manières, était de ces

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créatures qui tiennent toutes les promesses que fait leur beauté. Ce couple, devenu pour quelquesinstantsl'objetdel'attentiongénérale,nelaissapaslong-tempslacuriosités'exercersursoncompte.Lecoloneletlacomtessesemblèrentparfaitementcomprendrequelehasardvenaitdelesplacerdansunesituationgênante.Enlesvoyants'avancer,Martials'élançadanslegrouped'hommesquioccupaitle poste de la cheminée, pour observer, à travers les têtes qui lui formaient comme un rempart,madame deVaudremont avec l'attention jalouse que donne le premier feu de la passion: une voixsecrète semblait lui dire que le succès dont il s'enorgueillissait serait peut-être précaire; mais lesouriredepolitessefroideparlequellacomtesseremerciamonsieurdeSoulanges,etlegestequ'ellefitpour le congédier en s'asseyant auprèsdemadamedeGondreville,détendirent tous lesmusclesquelajalousieavaitcontractéssursafigure.CependantapercevantdeboutàdeuxpasducanapésurlequelétaitmadamedeVaudremont,Soulanges,quiparutnepluscomprendreleregardparlequellajeune coquette lui avait dit qu'ils jouaient l'un et l'autre un rôle ridicule, le Provençal à la têtevolcanique fronça de nouveau les noirs sourcils qui ombrageaient ses yeux bleus, caressa parmaintienlesbouclesdesescheveuxbruns,et,sanstrahirl'émotionquiluifaisaitpalpiterlecœur,ilsurveilla lacontenancedelacomtesseetcelledemonsieurdeSoulanges, toutenbadinantavecsesvoisins,ilsaisitalorslamainducolonelquivenaitrenouvelerconnaissanceaveclui,maisill'écoutasansl'entendre,tantilétaitpréoccupé.Soulangesjetaitdesregardstranquillessurlaquadruplerangéede femmes qui encadrait l'immense salon du sénateur, en admirant cette bordure de diamants, derubis,degerbesd'oretdetêtesparéesdontl'éclatfaisaitpresquepâlirlefeudesbougies,lecristaldes lustres et les dorures. Le calme insouciant de son rival fit perdre contenance au maître desrequêtes. Incapable de maîtriser la secrète impatience qui le transportait, Martial s'avança versmadamedeVaudremontpour lasaluer.Quand leProvençalapparut,Soulanges lui lançaunregardterneetdétournalatêteavecimpertinence.Unsilencegraverégnadanslesalonoùlacuriositéfutàson comble. Toutes les têtes tendues offrirent les expressions les plus bizarres, chacun craignit etattendit un de ces éclats que les gens bien élevés se gardent toujours de faire.Tout à coup la pâlefigure du comte devint aussi rouge que l'écarlate de ses parements, et ses regards se baissèrentaussitôt vers le parquet, pour ne pas laisser deviner le sujet de son trouble. En voyant l'inconnuehumblementplacéeaupiedducandélabre,ilpassad'unairtristedevantlemaîtredesrequêtes,etseréfugia dans un des salons de jeu. Martial et l'assemblée crurent que Soulanges lui cédaitpubliquementlaplace,parlacrainteduridiculequis'attachetoujoursauxamantsdétrônés.Lemaîtredesrequêtesrelevafièrementlatête,regardal'inconnue;puisquandils'assitavecaisanceauprèsdemadamedeVaudremont,ill'écoutad'unairsidistraitqu'iln'entenditpascesparolesprononcéessousl'éventailparlacoquette:—Martial,vousmeferezplaisirdenepasportercesoirlabaguequevousm'avez arrachée. J'ai mes raisons, et vous les expliquerai, dans un moment, quand nous nousretirerons.VousmedonnezlebraspourallerchezlaprincessedeWagram.

—Pourquoidoncavez-vousprislamainducolonel?demandalebaron.

—Jel'airencontrésouslepéristyle,répondit-elle;mais,laissez-moi,chacunnousobserve.

Martialrejoignit lecoloneldecuirassiers.Lapetitedamebleuedevintalors le liencommundel'inquiétudequiagitaitàlafoisetsidiversementlecuirassier,Soulanges,MartialetlacomtessedeVaudremont. Quand les deux amis se séparèrent après s'être porté le défi qui termina leurconversation,lemaîtredesrequêtess'élançaversmadamedeVaudremont,etsutlaplaceraumilieuduplusbrillantquadrille.Alafaveurdecetteespèced'enivrementdanslequelunefemmeesttoujoursplongéeparladanseetparlemouvementd'unbaloùleshommessemontrentaveclecharlatanismedelatoilettequineleurdonnepasmoinsd'attraitsqu'elleenprêteauxfemmes,Martialcrutpouvoirs'abandonnerimpunémentaucharmequil'attiraitversl'inconnue.S'ilréussitàdéroberlespremiers

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regardsqu'iljetasurladamebleueàl'inquièteactivitédesyeuxdelacomtesse,ilfutbientôtsurprisenflagrantdélit;ets'ilfitexcuserunepremièrepréoccupation,ilnejustifiapasl'impertinentsilenceparlequelilréponditplustardàlaplusséduisantedesinterrogationsqu'unefemmepuisseadresseràun homme: m'aimez-vous ce soir? Plus il était rêveur, plus la comtesse se montrait pressante ettaquine. Pendant que Martial dansait, le colonel alla de groupe en groupe y quêtant desrenseignementssurlajeuneinconnue.Aprèsavoirépuisélacomplaisancedetouteslespersonnes,etmêmecelledesindifférents,ilsedéterminaitàprofiterd'unmomentoùlacomtessedeGondrevilleparaissaitlibrepourluidemanderàelle-mêmelenomdecettedamemystérieuse,quandilaperçutunléger vide entre la colonne brisée qui supportait le candélabre et les deux divans qui venaient yaboutir.Lecolonelprofitadumomentoùladanselaissaitvacanteunegrandepartiedeschaisesquiformaientplusieursrangsdefortificationsdéfenduespardesmèresoupardesfemmesd'uncertainâge, et entreprit de traverser cette palissade couverte de châles et de mouchoirs. Il se mit àcomplimenter les douairières; puis, de femme en femme, de politesse en politesse, il finit paratteindre auprès de l'inconnue la place vide.Au risque d'accrocher les griffons et les chimères del'immenseflambeau,ilsemaintintlàsouslefeuetlaciredesbougies,augrandmécontentementdeMartial. Trop adroit pour interpeller brusquement la petite dame bleue qu'il avait à sa droite, lecolonelcommençapardireàunegrandedameassezlaidequisetrouvaitassiseàsagauche:—Voilà,madame,unbienbeaubal!Quelluxe!quelmouvement!D'honneur,lesfemmesysonttoutesjolies!Sivousnedansezpas,c'estsansdoutemauvaisevolonté.

Cette insipide conversation engagée par le colonel avait pour but de faire parler sa voisine dedroite,qui,silencieuseetpréoccupée,neluiaccordaitpaslapluslégèreattention.L'officiertenaitenréserveunefouledephrasesquidevaientseterminerparun:Etvous,madame?surlequelilcomptaitbeaucoup.Maisilfutétrangementsurprisenapercevantquelqueslarmesdanslesyeuxdel'inconnue,quemadamedeVaudremontparaissaitcaptiverentièrement.

—Madameestsansdoutemariée,demandaenfinlecolonelMontcornetd'unevoixmalassurée.

—Oui,monsieur,réponditl'inconnue.

—Monsieurvotremariestsansdouteici?

—Oui,monsieur.

—Etpourquoidonc,madame,restez-vousàcetteplace?est-ceparcoquetterie?

L'affligéesourittristement.

—Accordez-moi l'honneur,madame,d'êtrevotrecavalierpour lacontredansesuivante,et jenevousramèneraicertespasici!Jevoisprèsdelacheminéeunegondolevide,venez-y.Quandtantdegenss'apprêtentà trôner,etque la foliedu jourest la royauté, jeneconçoispasquevousrefusiezd'accepterletitredereinedubalquisemblepromisàvotrebeauté.

—Monsieur,jenedanseraipas.

L'intonationbrèvedesréponsesdecettefemmeétaitsidésespérante,quelecolonelsevit forcéd'abandonnerlaplace.Martial,quidevinaladernièredemandeducoloneletlerefusqu'ilessuyait,semitàsourireetsecaressalementonenfaisantbrillerlabaguequ'ilavaitaudoigt.

—Dequoiriez-vous?luiditlacomtessedeVaudremont.

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—Del'insuccèsdecepauvrecolonel,quivientdefaireunpasdeclerc...

—Jevousavaispriéd'ôtervotrebague,repritlacomtesseenl'interrompant.

—Jenel'aipasentendu.

—Sivousn'entendezriencesoir,voussavezvoirtout,monsieurlebaron,réponditmadamedeVaudremontd'unairpiqué.

—Voilàunjeunehommequimontreunbienbeaubrillant,ditalorsl'inconnueaucolonel.

—Magnifique,répondit-il.Cejeunehommeest lebaronMartialdelaRoche-Hugon,undemesplusintimesamis.

—Jevousremerciedem'avoirditsonnom,reprit-elle,ilparaîtfortaimable.

—Oui,maisilestunpeuléger.

—Onpourraitcroirequ'ilestbienavec lacomtessedeVaudremont,demanda la jeunedameeninterrogeantdesyeuxlecolonel.

—Duderniermieux!

L'inconnuepâlit.

—Allons,pensalemilitaire,elleaimecediabledeMartial.

JecroyaismadamedeVaudremontengagéedepuislongtempsavecmonsieurdeSoulanges,repritlajeunefemmeunpeuremisedelasouffranceintérieurequivenaitd'altérerl'éclatdesonvisage.

—Depuis huit jours, la comtesse le trompe, répondit le colonel.Mais vous devez avoir vu cepauvreSoulangesàsonentrée;ilessaieencoredenepascroireàsonmalheur.

—Jel'aivu,ditladamebleue.Puiselleajoutaun:—Monsieur,jevousremercie,dontl'intonationéquivalaitàuncongé.

Encemoment,lacontredanseétantprèsdefinir,lecolonel,désappointé,n'eutqueletempsdeseretirerensedisantparmanièredeconsolation:—Elleestmariée.

—Ehbien!courageuxcuirassier,s'écrialebaronenentraînantlecoloneldansl'embrasured'unecroiséepouryrespirerl'airpurdesjardins,oùenêtes-vous?

—Elleestmariée,moncher.

—Qu'est-cequecelafait?

—Ahdiantre!j'aidesmœurs,réponditlecolonel,jeneveuxplusm'adresserqu'àdesfemmesquejepuisseépouser.D'ailleurs,Martial,ellem'aformellementmanifestélavolontédenepasdanser.

—Colonel,parionsvotrechevalgrispommelécontrecentnapoléonsqu'elledanseracesoiravecmoi.

—Jeveuxbien!ditlecolonelenfrappantdanslamaindufat.Enattendant,jevaisvoirSoulanges,ilconnaîtpeut-êtrecettedamequim'asemblés'intéresseràlui.

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—Monbrave,vousavezperdu,ditMartialenriant.Mesyeuxsesontrencontrésaveclessiens,etjem'yconnais.Chercolonel,vousnem'envoudrezpasdedanseravecelleaprèslerefusquevousavezessuyé?

—Non,non,rirabienquiriraledernier.Aureste,Martial,jesuisbeaujoueuretbonennemi,jetepréviensqu'elleaimelesdiamants.

Acepropos,lesdeuxamisseséparèrent.LegénéralMontcornetsedirigeaverslesalondejeu,oùilaperçutlecomtedeSoulangesassisàunetabledebouillotte.Quoiqu'iln'existâtentrelesdeuxcolonelsquecetteamitiébanaleétablieparlespérilsdelaguerreetlesdevoirsduservice,lecoloneldescuirassiers futdouloureusementaffectédevoir lecoloneld'artillerie,qu'il connaissaitpourunhommesage,engagédansunepartieoùilpouvaitseruiner.Lesmonceauxd'oretdebilletsétaléssurlefataltapisattestaientlafureurdujeu.Uncercled'hommessilencieuxentouraitlesjoueursattablés.Quelques mots retentissaient bien parfois comme: Passe, jeu, tiens, mille louis, tenus; mais ilsemblait,enregardantcescinqpersonnagesimmobiles,qu'ilsneseparlassentquedesyeux.Quandlecolonel, effrayé de la pâleur de Soulanges, s'approcha de lui, le comte gagnait. L'ambassadeurautrichien, un banquier célèbre se levaient complétement décavés de sommes considérables.Soulangesdevintencoreplussombreenrecueillantunemassed'oretdebillets,ilnecomptamêmepas;unamerdédaincrispaseslèvres, ilsemblaitmenacerlafortuneaulieudelaremercierdesesfaveurs.

—Courage, lui dit le colonel, courage, Soulanges! puis croyant lui rendre un vrai service enl'arrachantaujeu:Venez,ajouta-t-il,j'aiunebonnenouvelleàvousapprendre,maisàunecondition.

—Laquelle?demandaSoulanges.

—Celledemerépondreàcequejevousdemanderai.

Le comte de Soulanges se leva brusquement, mit son gain d'un air fort insouciant dans unmouchoir qu'il avait tourmenté d'unemanière convulsive, et son visage était si farouche, qu'aucunjoueur ne s'avisa de trouvermauvais qu'il fîtCharlemagne. Les figures parurent même se dilaterquandcettetêtemaussadeetchagrinenefutplusdanslecerclelumineuxquedécritau-dessusd'unetableunflambeaudebouillotte.

—Cesdiablesdemilitairess'entendentcommedeslarronsenfoire!ditàvoixbasseundiplomatedelagalerieenprenantlaplaceducolonel.

Uneseulefigureblêmeetfatiguéesetournaverslerentrant,etluiditenluilançantunregardquibrilla, mais s'éteignit comme le feu d'un diamant:—Qui dit militaire ne dit pas civil, monsieur leministre.

—Moncher,ditMontcornetàSoulangesenl'attirantdansuncoin,cematinl'empereuraparlédevousavecéloge,etvotrepromotionaumaréchalatn'estpasdouteuse.

—Lepatronn'aimepasl'artillerie.

—Oui,maisiladorelanoblesseetvousêtesunci-devant!Lepatron,repritMontcornet,aditqueceux qui s'étaient mariés à Paris pendant la campagne ne devaient pas être considérés comme endisgrâce.Eh!bien?

LecomtedeSoulangessemblaitneriencomprendreàcediscours.

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—Ah çà! j'espère maintenant, reprit le colonel, que vous me direz si vous connaissez unecharmantepetitefemmeassiseaupiedd'uncandélabre...

Acesmots,lesyeuxducomtes'animèrent,ilsaisitavecuneviolenceinouïelamainducolonel:—Mon cher général, lui dit-il d'une voix sensiblement altérée, si un autre que vousme faisait cettequestion,jeluifendraislecrâneaveccettemassed'or.Laissez-moi,jevousensupplie.J'aiplusenvie,cesoir,demebrûlerlacervelle,que...Jehaistoutcequejevois.Aussi,vais-jepartir.Cettejoie,cettemusique,cesvisagesstupidesquirientm'assassinent.

—Monpauvreami,repritd'unevoixdouceMontcornetenfrappantamicalementdanslamaindeSoulanges,vousêtespassionné!Quediriez-vousdoncsijevousapprenaisqueMartialsongesipeuàmadamedeVaudremont,qu'ils'estéprisdecettepetitedame!

—S'il lui parle, s'écria Soulanges en bégayant de fureur, je le rendrai aussi plat que sonportefeuille,quandmêmelefatseraitdanslegirondel'empereur.

Etlecomtetombacommeanéantisurlacauseuseverslaquellelecolonell'avaitmené.Cedernierseretiralentement,ils'aperçutqueSoulangesétaitenproieàunecolèretropviolentepourquedesplaisanteriesoulessoinsd'uneamitiésuperficiellepussent lecalmer.QuandlecolonelMontcornetrentradanslegrandsalondedanse,madamedeVaudremontfutlapremièrepersonnequis'offritàsesregards,etilremarquasursafigure,ordinairementsicalme,quelquestracesd'uneagitationmaldéguisée.Unechaiseétaitvacanteauprèsd'elle,lecolonelvints'yasseoir.

—Jegagequevousêtestourmentée?dit-il.

—Bagatelle,général.Jevoudraisêtrepartied'ici,j'aipromisd'êtreaubaldelagrande-duchessedeBerg,etilfautquej'ailleauparavantchezlaprincessedeWagram.MonsieurdelaRoche-Hugon,quilesait,s'amuseàconterfleuretteàdesdouairières.

—Cen'estpaslàtoutàfaitlesujetdevotreinquiétude,etjegagecentlouisquevousresterezicicesoir.

—Impertinent!

—J'aidoncditvrai?

—Eh bien! que pensé-je? reprit la comtesse en donnant un coup d'éventail sur les doigts ducolonel.Jesuiscapabledevousrécompensersivousledevinez.

—Jen'accepteraipasledéfi,j'aitropd'avantages.

—Présomptueux!

—VouscraignezdevoirMartialauxpieds...

—Dequi?demandalacomtesseenaffectantlasurprise.

—Dececandélabre,réponditlecolonelenmontrantlabelleinconnue,et regardant lacomtesseavecuneattentiongênante.

—Vousavezdeviné,réponditlacoquetteensecachantlafiguresoussonéventail,aveclequelellesemit à jouer. La vieillemadame deGrandlieu, qui, vous le savez, estmaligne comme un vieux

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singe, reprit-elle après unmoment de silence, vient deme dire quemonsieur de laRoche-Hugoncouraitquelquesdangersàcourtisercetteinconnuequisetrouvecesoiricicommeuntrouble-fête.J'aimeraismieuxvoirlamortquecettefiguresicruellementbelleetpâleautantqu'unevision.C'estmonmauvaisgénie.MadamedeGrandlieu, continua-t-elle après avoir laissééchapperun signededépit,quinevaaubalquepour toutvoirenfaisantsemblantdedormir,m'acruellement inquiétée.Martialmepaieracherletourqu'ilmejoue.Cependant,engagez-le,général,puisquec'estvotreami,ànepasmefairedelapeine.

—Je viens de voir un homme qui ne se propose rien moins que de lui brûler la cervelle s'ils'adresseàcettepetitedame.Cethomme-là,madame,estdeparole.MaisjeconnaisMartial,cespérilssontautantd'encouragements.Ilyaplus;nousavonsparié.Icilecolonelbaissalavoix.

—Serait-cevrai?demandalacomtesse.

—Surmonhonneur.

—Merci,général,réponditmadamedeVaudremontenluilançantunregardpleindecoquetterie.

—Meferez-vousl'honneurdedanseravecmoi?

—Oui,mais la seconde contredanse. Pendant celle-ci, je veux savoir ce que peut devenir cetteintrigue,etsavoirquiestcettepetitedamebleue,elleal'airspirituel.

Le colonel, voyant quemadame deVaudremont voulait être seule, s'éloigna satisfait d'avoir sibiencommencésonattaque.

Il se rencontre dans les fêtes quelques dames qui, semblables àmadame deGrandlieu, sont làcommedevieuxmarinsoccupéssur lebordde lameràcontempler les jeunesmatelotsauxprisesaveclestempêtes.Encemoment,madamedeGrandlieu,quiparaissaits'intéresserauxpersonnagesdecettescène,putfacilementdevinerlalutteàlaquellelacomtesseétaitenproie.Lajeunecoquetteavaitbeaus'éventergracieusement,sourireàdesjeunesgensqui lasaluaientetmettreenusagelesrusesdont sesertune femmepourcachersonémotion, ladouairière, l'unedesplusperspicacesetmalicieusesduchessesqueledix-huitièmesiècleavaitléguéesaudix-neuvième,savait liredanssoncœur et dans sa pensée. La vieille dame semblait reconnaître les mouvements imperceptibles quidécèlent les affections de l'âme.Le pli le plus léger qui venait rider ce front si blanc et si pur, letressaillement leplus insensibledespommettes, le jeudessourcils, l'inflexion lamoinsvisibledeslèvres dont le corail mouvant ne pouvait lui rien cacher, étaient pour la duchesse comme lescaractèresd'unlivre.Dufonddesabergère,quesaroberemplissaitentièrement,lacoquetteémérite,toutencausantavecundiplomatequilarecherchaitafinderecueillirlesanecdotesqu'ellecontaitsibien,s'admiraitelle-mêmedanslajeunecoquette;ellelapritengoûtenluivoyantsibiendéguiserson chagrin et les déchirements de son cœur.Madame deVaudremont ressentait en effet autant dedouleur qu'elle feignait de gaieté: elle avait cru rencontrer dans Martial un homme de talent surl'appui duquel elle comptait pour embellir sa vie de tous les enchantements du pouvoir; en cemoment,ellereconnaissaituneerreuraussicruellepoursaréputationquepoursonamour-propre.Chezelle,commechezlesautresfemmesdecetteépoque,lasoudainetédespassionsaugmentaitleurvivacité.Les âmesqui vivent beaucoup et vite ne souffrent pasmoinsque celles qui se consumentdansuneseuleaffection.LaprédilectiondelacomtessepourMartialétaitnéedelaveille,ilestvrai;maisleplusineptedeschirurgienssaitquelasouffrancecauséeparl'amputationd'unmembrevivantest plus douloureuse que ne l'est celle d'unmembremalade. Il y avait de l'avenir dans le goût demadame de Vaudremont pour Martial, tandis que sa passion précédente était sans espérance, et

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empoisonnéepar les remordsdeSoulanges.Lavieilleduchesse,quiépiait lemomentopportundeparler à la comtesse, s'empressa de congédier son ambassadeur; car, en présence demaîtresses etd'amantsbrouillés,toutintérêtpâlit,mêmechezunevieillefemme.Pourengagerlalutte,madamedeGrandlieulançasurmadamedeVaudremontunregardsardoniquequifitcraindreàlajeunecoquettedevoirsonsortentre lesmainsde ladouairière. Ilestdeces regardsdefemmeàfemmequisontcommedesflambeauxamenésdans lesdénouementsde tragédie. Il fautavoirconnucetteduchessepourapprécierlaterreurquelejeudesaphysionomieinspiraitàlacomtesse.MadamedeGrandlieuétaitgrande,sestraitsfaisaientdired'elle:—Voilàunefemmequiadûêtrejolie!Ellesecouvraitlesjoues de tant de rouge que ses rides ne paraissaient presque plus; mais loin de recevoir un éclatfacticedececarminfoncé,sesyeuxn'enétaientqueplusternes.Elleportaitunegrandequantitédediamants, et s'habillait avecassezdegoûtpournepasprêter au ridicule.Sonnezpointuannonçaitl'épigramme.Unrâtelierbienmisconservaitàsaboucheunegrimaced'ironiequirappelaitcelledeVoltaire.Cependantl'exquisepolitessedesesmanièresadoucissaitsibienlatournuremalicieusedesesidéesqu'onnepouvaitl'accuserdeméchanceté.Lesyeuxgrisdelavieilledames'animèrent,unregardtriomphalaccompagnéd'unsourirequidisait:—Jevousl'avaisbienpromis!traversalesalon,et répandit l'incarnatde l'espérancesur les jouespâlesde la jeune femmequigémissaitaupiedducandélabre.CetteallianceentremadamedeGrandlieuetl'inconnuenepouvaitéchapperàl'œilexercédelacomtessedeVaudremont,quientrevitunmystèreetlevoulutpénétrer.Encemoment,lebarondelaRoche-Hugon,aprèsavoirachevédequestionnertouteslesdouairièressanspouvoirapprendrele nom de la dame bleue, s'adressait en désespoir de cause à la comtesse de Gondreville, et n'enrecevaitquecette réponsepeu satisfaisante:—C'estunedameque l'ancienne duchessedeGrandlieum'aprésentée.Enseretournantparhasardverslabergèreoccupéeparlavieilledame,lemaîtredesrequêtesensurprit le regardd'intelligence lancésur l'inconnue,etquoiqu'il fûtassezmalavecelledepuis quelque temps, il résolut de l'aborder. En voyant le sémillant baron rôdant autour de sabergère, l'ancienne duchesse sourit avec une malignité sardonique, et regarda madame deVaudremontd'unairquifitrirelecolonelMontcornet.

—Si la vieille bohémienne prend un air d'amitié, pensa le baron, elle va sans douteme jouerquelqueméchanttour.—Madame,luidit-il,vousvousêteschargée,medit-on,deveillersurunbienprécieuxtrésor!

—Meprenez-vouspourundragon,demandalavieilledame.Maisdequiparlez-vous?ajouta-t-elleavecunedouceurdevoixquirenditl'espéranceàMartial.

—Decette petite dame inconnueque la jalousiede toutes ces coquettes a confinée là-bas.Vousconnaissezsansdoutesafamille?

—Oui, dit la duchesse;mais que voulez-vous faire d'une héritière de province, mariée depuisquelquetemps,unefillebiennéequevousneconnaissezpas,vousautres,ellenevanullepart.

—Pourquoinedanse-t-ellepas?Elleestsibelle!Voulez-vousquenousfassionsuntraitédepaix?Si vous daignezm'instruire de tout ce que j'ai intérêt à savoir, je vous jure quevotre demande enrestitution des bois deMarigny par le domaine extraordinaire sera chaudement appuyée auprès del'empereur.

—Monsieur, répondit la vieille dame avec une gravité trompeuse, amenez-moi la comtesse deVaudremont.Jevousprometsdeluirévélerlemystèrequirendnotreinconnuesiintéressante.Voyez,tous les hommes du bal sont arrivés au même degré de curiosité que vous. Les yeux se portentinvolontairementverscecandélabreoùmaprotégées'estmodestementplacée,ellerecueilletousles

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hommages qu'on a voulu lui ravir. Bienheureux celui qu'elle prendra pour danseur! Là, elles'interrompit en fixant la comtessedeVaudremontparundeces regardsquidisent sibien:—Nousparlonsdevous.Puiselleajouta:—Jepensequevousaimerezmieuxapprendrelenomdel'inconnuedelabouchedevotrebellecomtessequedelamienne?

L'attitude de la duchesse était si provoquante quemadame de Vaudremont se leva, vint auprèsd'elle,s'assitsurlachaisequeluioffritMartial;et,sansfaireattentionàlui:—Jedevine,madame,luidit-elleenriant,quevousparlezdemoi;maisj'avouemoninfériorité,jenesaissic'estenbienouenmal.

MadamedeGrandlieuserradesavieillemainsècheetridéelajoliemaindelajeunefemme,et,d'untondecompassion,elleluiréponditàvoixbasse:—Pauvrepetite!

Lesdeuxfemmesseregardèrent.MadamedeVaudremontcompritqueMartialétaitdetrop,etlecongédiaenluidisantd'unairimpérieux:—Laissez-nous!

Lemaîtredesrequêtes,peusatisfaitdevoirlacomtessesouslecharmedeladangereusesibyllequi l'avait attirée près d'elle, lui lança unde ces regards d'homme, puissants sur un cœur aveugle,maisquiparaissentridiculesàunefemmequandellecommenceàjugerceluidequielles'estéprise.

—Auriez-vouslaprétentiondesingerl'empereur?ditmadamedeVaudremontenmettantsatêtedetroisquartspourcontemplerlemaîtredesrequêtesd'unairironique.

Martialavaittropl'usagedumonde,tropdefinesseetdecalculpours'exposeràrompreavecunefemmesibienencouretquel'empereurvoulaitmarier; ilcomptad'ailleurssurlajalousiequ'il seproposait d'éveiller en elle comme sur le meilleur moyen de deviner le secret de sa froideur, ets'éloignad'autantplusvolontiersqu'encetinstantunenouvellecontredansemettaittoutlemondeenmouvement.Lebaroneutl'airdecéderlaplaceauxquadrilles,ilallas'appuyersurlemarbred'uneconsole,secroisalesbrassurlapoitrine,etrestatoutoccupédel'entretiendesdeuxdames.Detempsentempsilsuivaitlesregardsquetoutesdeuxjetèrentàplusieursreprisessurl'inconnue.Comparantalorslacomtesseàcettebeauténouvellequelemystèrerendaitsiattrayante,lebaronfutenproieauxodieuxcalculshabituelsauxhommesàbonnesfortunes:ilflottaitentreunefortuneàprendreetsoncapriceàcontenter.Lerefletdeslumièresfaisaitsibienressortirsafiguresoucieuseetsombresurlesdraperiesdemoireblanchefroisséeparsescheveuxnoirs,qu'onauraitpulecompareràquelquemauvaisgénie.Deloin,plusd'unobservateurdutsansdoutesedire:—Voilàencoreunpauvrediablequiparaîts'amuserbeaucoup!

L'épauledroitelégèrementappuyéesurlachambranledelaportequisetrouvaitentrelesalondedanseetlasalledejeu,lecolonelpouvaitrireincognitosoussesamplesmoustaches,iljouissaitduplaisirdecontemplerletumultedubal;ilvoyaitcentjoliestêtestournoyantaugrédescapricesdeladanse;illisaitsurquelquesfigures,commesurcellesdelacomtesseetdesonamiMartial,lessecretsdeleuragitation;puis,endétournantlatête,ilsedemandaitquelrapportexistaitentrel'airsombreducomtedeSoulangestoujoursassissurlacauseuse,etlaphysionomieplaintivedeladameinconnuesur le visage de laquelle apparaissaient tour à tour les joies de l'espérance et les angoisses d'uneterreurinvolontaire.Montcornetétaitlàcommeleroidelafête,iltrouvaitdanscetableaumouvantune vue complète du monde, et il en riait en recueillant les sourires intéressés de cent femmesbrillantes et parées: un colonel de lagarde impériale, postequi comportait le gradedegénéral debrigade,étaitcertesundesplusbeauxpartisdel'armée.Ilétaitminuitenviron.Lesconversations,lejeu,ladanse,lacoquetterie,lesintérêts,lesmalicesetlesprojets,toutarrivaitàcedegrédechaleur

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quiarracheàunjeunehommecetteexclamation:—Lebeaubal!

—Monbonpetitange,disaitmadamedeGrandlieuàlacomtesse,vousêtesàunâgeoùj'aifaitbiendesfautes.Envousvoyantsouffrirtoutàl'heuremillemorts,j'aieulapenséedevousdonnerquelquesavischaritables.Commettredesfautesàvingt-deuxans,n'est-cepasgâtersonavenir,n'est-cepasdéchirerlarobequ'ondoitmettre?Machère,nousn'apprenonsquebientardànousenservirsanslachiffonner.Continuez,moncœur,àvousprocurerdesennemisadroitsetdesamissansespritdeconduite,vousverrezquellejoliepetitevievousmènerezunjour.

—Ah!madame,unefemmeabiendelapeineàêtreheureuse,n'est-cepas?s'écrianaïvementlacomtesse.

—Ma petite, il faut savoir choisir, à votre âge, entre les plaisirs et le bonheur. Vous voulezépouserMartial,quin'estniassezsotpourfaireunbonmari,niassezpassionnépourêtreunamant.Iladesdettes,machère,ilesthommeàdévorervotrefortune;maisceneseraitriens'ilvousdonnaitlebonheur.Nevoyez-vouscombienilestvieux?Cethommedoitavoirétésouventmalade,iljouitdesonreste.Danstroisans,ceseraunhommefini.L'ambitieuxcommencera,peut-êtreréussira-t-il.Jene lecroispas.Qu'est-il?un intrigantquipeutposséderàmerveille l'espritdesaffairesetbabilleragréablement; mais il est trop avantageux pour avoir un vrai mérite, il n'ira pas loin. D'ailleurs,regardez-le!Nelit-onpassursonfrontque,danscemoment-ci,cen'estpasunejeuneetjoliefemmequ'ilvoitenvous,maislesdeuxmillionsquevouspossédez?Ilnevousaimepas,machère,ilvouscalculecommes'ils'agissaitd'uneaffaire.Sivousvoulezvousmarier,prenezunhommeplusâgé,quiaitdelaconsidération,etquisoitàlamoitiédesonchemin.Uneveuvenedoitpasfairedesonmariageuneaffaired'amourette.Unesouriss'attrape-t-elledeuxfoisaumêmepiége?Maintenant,unnouveau contrat doit être une spéculation pour vous, et il faut, en vous remariant, avoir aumoinsl'espoirdevousentendrenommerunjourmadamelamaréchale.

Encemoment,lesyeuxdesdeuxfemmessefixèrentnaturellementsurlabellefigureducolonelMontcornet.

—Sivousvoulez jouer le rôledifficiled'unecoquetteetnepasvousmarier, reprit laduchesseavecbonhomie,ah!mapauvrepetite,voussaurezmieuxquetouteautreamoncelerlesnuagesd'unetempêteetladissiper.Mais,jevousenconjure,nevousfaitesjamaisunplaisirdetroublerlapaixdesménages,dedétruirel'uniondesfamillesetlebonheurdesfemmesquisontheureuses.Jel'ai joué,machère,cerôledangereux.Hé,monDieu,pouruntriomphed'amour-propre,onassassinesouventdepauvrescréaturesvertueuses;car ilexistevraiment,machère,desfemmesvertueuses,et l'onsecrée des hainesmortelles.Unpeu trop tard, j'ai appris que, suivant l'expression du duc d'Albe, unsaumon vaut mieux que mille grenouilles! Certes, un véritable amour donne mille fois plus dejouissancesque lespassionséphémèresqu'onexcite!Ehbien! je suisvenue icipourvousprêcher.Oui,vousêteslacausedemonapparitiondanscesalonquipuelepeuple.Neviens-jepasd'yvoirdesacteurs?Autrefois,machère,onlesrecevaitdanssonboudoir;maisausalon,fidonc!Pourquoimeregardez-vous d'un air si étonné? Écoutez-moi! Si vous voulez vous jouer des hommes, reprit lavieilledame,nebouleversezlecœurquedeceuxdontlavien'estpasarrêtée,deceuxquin'ontpasdedevoirs à remplir; les autres ne nous pardonnent pas les désordres qui les ont rendus heureux.Profitezdecettemaximedueàmavieilleexpérience.CepauvreSoulanges,parexemple,auquelvousavez fait tourner la tête, et que, depuis quinzemois, vous avez enivré,Dieu sait comme! eh bien!savez-voussurquoiportaientvoscoups?...sursavietoutentière.Ilestmariédepuissixmois,ilestadoréd'unecharmantecréaturequ'ilaimeetqu'iltrompe;ellevitdansleslarmesetdanslesilenceleplus amer. Soulanges a eu desmoments de remords plus cruels que ses plaisirs n'étaient doux. Et

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vous,petiterusée,vousl'aveztrahi.Ehbien!venezcontemplervotreouvrage.

LavieilleduchessepritlamaindemadamedeVaudremont,etellesselevèrent.

—Tenez,luiditmadamedeGrandlieuenluimontrantdesyeuxl'inconnuepâleettremblantesouslesfeuxdulustre,voilàmapetitenièce,lacomtessedeSoulanges,elleaenfincédéaujourd'huiàmesinstances,elleaconsentiàquitterlachambrededouleuroùlavuedesonenfantneluiapportaitquedebienfaiblesconsolations;lavoyez-vous?ellevousparaîtcharmante:ehbien!chèrebelle,jugezdecequ'elledevaitêtrequand lebonheuret l'amourrépandaient leuréclatsurcette figuremaintenantflétrie.

Lacomtessedétournasilencieusementlatêteetparutenproieàdegravesréflexions.Laduchessel'amenajusqu'àlaportedelasalledejeu;puis,aprèsyavoirjetélesyeux,commesielleeûtvouluychercherquelqu'un:—EtvoilàSoulanges,dit-elleàlajeunecoquetted'unsondevoixprofond.

Lacomtessefrissonnaquandelleaperçut,danslecoinlemoinséclairédusalon,lafigurepâleetcontractéedeSoulangesappuyésurlacauseuse:l'affaissementdesesmembresetl'immobilitédesonfront accusaient toute sa douleur, les joueurs allaient et venaient devant lui, sans y faire plusd'attentionques'ileûtétémort.Letableauqueprésentaientlafemmeenlarmesetlemarimorneetsombre,séparésl'undel'autreaumilieudecettefête,commelesdeuxmoitiésd'unarbrefrappéparla foudre, eut peut-être quelque chose de prophétique pour la comtesse. Elle craignit d'y voir uneimagedesvengeancesque luigardait l'avenir.Soncœurn'était pas encore assez flétri pourque lasensibilité et l'indulgence en fussent entièrement bannies, elle pressa lamain de la duchesse en laremerciantparundecessouriresquiontunecertainegrâceenfantine.

—Moncherenfant, luidit lavieillefemmeà l'oreille,songezdésormaisquenoussavonsaussibienrepousserleshommagesdeshommesquenouslesattirer.

—Elleestàvous,sivousn'êtespasunniais.

CesdernièresparolesfurentsouffléesparmadamedeGrandlieuàl'oreilleducolonelMontcornetpendantque labellecomtessese livraità lacompassionque lui inspirait l'aspectdeSoulanges,carelle l'aimait encore assez sincèrement pour vouloir le rendre au bonheur, et se promettaitintérieurementd'employer l'irrésistiblepouvoirqu'exerçaient encore ses séductions sur luipour lerenvoyeràsafemme.

—Oh!commejevaisleprêcher,dit-elleàmadamedeGrandlieu.

—N'enfaitesrien,machère!s'écrialaduchesseenregagnantsabergère,choisissez-vousunbonmari et fermez votre porte àmon neveu.Ne lui offrezmême pas votre amitié. Croyez-moi,monenfant, une femme ne reçoit pas d'une autre femme le cœur de son mari, elle est cent fois plusheureusedecroirequ'ellel'areconquiselle-même.Enamenanticimanièce,jecroisluiavoirdonnéunexcellentmoyenderegagnerl'affectiondesonmari.Jenevousdemande,pourtoutecoopération,qued'agacerlegénéral.

Et,quandelleluimontral'amidumaîtredesrequêtes,lacomtessesourit.

—Ehbien,madame,savez-vousenfinlenomdecetteinconnue?demandalebarond'unairpiquéàlacomtessequandellesetrouvaseule.

—Oui,ditmadamedeVaudremontenregardantlemaîtredesrequêtes.

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Safigureexprimaitautantdefinessequedegaieté.Lesourirequirépandaitlaviesurseslèvresetsur ses joues, la lumière humide de ses yeux étaient semblables à ces feux follets qui abusent levoyageur.Martial,quisecruttoujoursaimé,pritalorscetteattitudecoquettedanslaquelleunhommesebalance si complaisamment auprès de celle qu'il aime, et dit avec fatuité:—Etnem'envoudrez-vouspassijeparaisattacherbeaucoupdeprixàsavoircenom?

—Etnem'envoudrez-vouspas,répliquamadamedeVaudremont,si,parunrested'amour,jenevousledispas,etsijevousdéfendsdefairelamoindreavanceàcettejeunedame?Vousrisqueriezvotrevie,peut-être.

—Madame,perdrevosbonnesgrâces,n'est-cepasperdreplusquelavie.

—Martial, dit sévèrement la comtesse, c'estmadame de Soulanges, sonmari vous brûlerait lacervelle,sivousenaveztoutefois.

—Ah! ah! répliqua le fat en riant, le colonel laissera vivre enpaix celui qui lui a enlevévotrecœuretsebattraitpoursafemme.Quelrenversementdeprincipes!Jevousenprie,permettez-moidedanseraveccettepetitedame.Vouspourrezainsiavoirlapreuvedupeud'amourquerenfermaitpourvouscecœurdeneige,carsi lecolonel trouvemauvaisque jefassedansersafemme,aprèsavoirsouffertquejevous...

—Maiselleaimesonmari.

—Obstacledeplusquej'auraileplaisirdevaincre.

—Maiselleestmariée.

—Plaisanteobjection!

—Ah!ditlacomtesseavecunsourireamer,vousnouspunissezégalementdenosfautesetdenosrepentirs.

—Nevousfâchezpas,ditvivementMartial.Oh!jevousensupplie,pardonnez-moi.Tenez,jenepenseplusàmadamedeSoulanges.

—Vousmériteriezbienquejevousenvoyasseauprèsd'elle.

—J'yvais,ditlebaronenriant,etjereviendraipluséprisdevousquejamais.Vousverrezquelaplusjoliefemmedumondenepeuts'emparerd'uncœurquivousappartient.

—C'est-à-direquevousvoulezgagnerlechevalducolonel.

—Ah!letraître,répondit-ilenriantetmenaçantdudoigtsonamiquisouriait.

Le colonel arriva, le baron lui céda la place auprès de la comtesse à laquelle il dit d'un airsardonique:—Madame,voici unhommequi s'est vantédepouvoir gagnervosbonnesgrâcesdansunesoirée.

Ils'applauditens'éloignantd'avoirrévoltél'amour-propredelacomtesseetdesserviMontcornet;mais,malgrésafinessehabituelle,iln'avaitpasdevinél'ironiedontétaientempreintslesproposdemadamedeVaudremont,etnes'aperçutpointqu'elleavaitfaitautantdepasverssonamiquesonamivers elle, quoiqu'à l'insu l'un de l'autre. Au moment où le maître des requêtes s'approchait en

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papillonnantducandélabresouslequellacomtessedeSoulanges,pâleetcraintive,semblaitnevivrequedesyeux,sonmariarrivaprèsdelaportedusalonenmontrantdesyeuxétincelantsdepassion.Lavieilleduchesse,attentiveàtout,s'élançaverssonneveu,luidemandasonbrasetsavoiturepoursortir,enprétextantunennuimorteletseflattantdeprévenirainsiunéclatfâcheux.Ellefit,avantdepartir, un singulier signe d'intelligence à sa nièce, en lui désignant l'entreprenant cavalier qui sepréparaitàluiparler,etcesignesemblaitluidire:—Levoici,venge-toi.

MadamedeVaudremontsurprit leregardde la tanteetde lanièce,unelueursoudaine illuminason âme, elle craignit d'être la dupede cette vieille dame si savante et si rusée en intrigue.—Cetteperfide duchesse, se dit-elle, aura peut-être trouvé plaisant deme faire de lamorale enme jouantquelqueméchanttourdesafaçon.

A cette pensée, l'amour-propre demadame deVaudremont fut peut-être encore plus fortementintéresséquesacuriositéàdémêlerlefildecetteintrigue.Lapréoccupationintérieureàlaquelleellefutenproiene la laissapasmaîtressed'elle-même.Lecolonel, interprétantà sonavantage lagênerépanduedanslesdiscoursetlesmanièresdelacomtesse,n'endevintqueplusardentetpluspressant.Les vieux diplomates blasés, qui s'amusaient à observer le jeu des physionomies, n'avaient jamaisrencontré tant d'intrigues à suivre ou à deviner. Les passions qui agitaient le double couple sediversifiaient à chaque pas dans ces salons animés en se représentant avec d'autres nuances surd'autresfigures.Lespectacledetantdepassionsvives,toutescesquerellesd'amour,cesvengeancesdouces,cesfaveurscruelles,cesregardsenflammés,toutecetteviebrûlanterépandueautourd'euxneleurfaisaitsentirqueplusvivementleurimpuissance.Enfin,lebaronavaitpus'asseoirauprèsdelacomtesse deSoulanges. Ses yeux erraient à la dérobée sur un cou frais comme la rosée, parfumécommeunefleurdeschamps.Iladmiraitdeprèsdesbeautésquideloinl'avaientétonné.Ilpouvaitvoir unpetit piedbien chaussé,mesurerde l'œil une taille souple et gracieuse.Acette époque, lesfemmesnouaientlaceinturedeleursrobesprécisémentau-dessousdusein,àl'imitationdesstatuesgrecques, mode impitoyable pour les femmes dont le corsage avait quelque défaut. En jetant desregardsfurtifssurcesein,Martialrestaravidelaperfectiondesformesdelacomtesse.

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—Vousn'avezpasdanséuneseule foisce soir,madame,dit-ild'unevoixdouceet flatteuse;cen'estpasfautedecavalier,j'imagine?

—Jenevaispointdanslemonde,j'ysuisinconnue,réponditavecfroideurmadamedeSoulangesquin'avaitriencomprisauregardparlequelsatantevenaitdel'inviteràplaireaubaron.

Martialfitalorsjouerparmaintienlebeaudiamantquiornaitsamaingauche,lesfeuxjetésparlapierresemblèrentjeterunelueursubitedansl'âmedelajeunecomtessequirougitetregardalebaronavecuneexpressionindéfinissable.

—Aimez-vousladanse?demandaleProvençal,pouressayerderenouerlaconversation.

—Oh!beaucoup,monsieur.

A cette étrange réponse, leurs regards se rencontrèrent. Le jeune homme, surpris de l'accentpénétrantquiréveilladanssoncœurunevagueespérance,avaitsubitementinterrogélesyeuxdelajeunefemme.

—Eh bien,madame, n'est-ce pas une témérité dema part que deme proposer pour être votrepartneràlapremièrecontredanse?

Uneconfusionnaïverougitlesjouesblanchesdelacomtesse.

—Mais,monsieur,j'aidéjàrefuséundanseur,unmilitaire...

—Serait-cecegrandcoloneldecavaleriequevousvoyezlà-bas?

—Précisément.

—Eh!c'estmonami,necraignezrien.M'accordez-vouslafaveurquej'oseespérer?

—Oui,monsieur.

Cettevoixaccusaituneémotionsineuveetsiprofonde,quel'âmeblaséedumaîtredesrequêtesenfutébranlée.Ilsesentitenvahiparunetimiditédelycéen,perditsonassurance,satêteméridionales'enflamma, il voulut parler, ses expressions lui parurent sans grâce, comparées aux repartiesspirituellesetfinesdemadamedeSoulanges.Ilfutheureuxpourluiquelacontredansecommençât.Deboutprèsdesabelledanseuse,ilsetrouvaplusàl'aise.Pourbeaucoupd'hommes,ladanseestunemanière d'être; ils pensent, en déployant les grâces de leur corps, agir plus puissamment que parl'esprit sur le cœurdes femmes.LeProvençalvoulait sansdouteemployer encemoment touscesmoyensdeséduction,àen jugerpar laprétentionde toussesmouvementsetdesesgestes. Ilavaitamenésaconquêteauquadrilleoùlesfemmeslesplusbrillantesdusalonmettaientunechimériqueimportance à danser préférablement à tout autre. Pendant que l'orchestre exécutait le prélude de lapremièrefigure,lebaronéprouvaituneincroyablesatisfactiond'orgueil,quand,passantenrevuelesdanseuses placées sur les lignes de ce carré redoutable, il s'aperçut que la toilette demadame deSoulangesdéfiaitmêmecelledemadamedeVaudremontqui,parunhasardcherchépeut-être,faisaitavec le colonel le vis-à-vis du baron et de la dame bleue. Les regards se fixèrent unmoment surmadamedeSoulanges:unmurmureflatteurannonçaqu'elleétaitlesujetdelaconversationdechaquepartneravecsadanseuse.Lesœilladesd'envieetd'admirationsecroisaientsivivementsurelle,quelajeunefemme,honteused'un triompheauquelellesemblaitse refuser,baissamodestement lesyeux,rougit,etn'endevintquepluscharmante.Siellerelevasesblanchespaupières,cefutpourregarder

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sondanseurenivré,commesielleeûtvoululuireporterlagloiredeceshommagesetluidirequ'ellepréféraitlesienàtouslesautres;ellemitdel'innocencedanssacoquetterie,ouplutôtelleparutselivreràlanaïveadmirationparlaquellecommencel'amouraveccettebonnefoiquineserencontreque dans de jeunes cœurs. Quand elle dansa, les spectateurs purent facilement croire qu'elle nedéployaitcesgrâcesquepourMartial;et,quoiquemodesteetneuveaumanégedessalons,ellesut,aussibienque laplus savante coquette, lever àpropos lesyeux sur lui, lesbaisser avecune feintemodestie.Quandlesloisnouvellesd'unecontredanseinventéeparledanseurTrénis,etàlaquelleildonnasonnom,amenèrentMartialdevantlecolonel:—J'aigagnétoncheval,luidit-ilenriant.

—Oui,maistuasperduquatre-vingtmillelivresderente,luirépliqualecolonelenluimontrantmadamedeVaudremont.

—Etqu'est-cequecelamefait!réponditMartial,madamedeSoulangesvautdesmillions.

Alafindecettecontredanse,plusd'unchuchotementrésonnaitàplusd'uneoreille.Lesfemmeslesmoinsjoliesfaisaientdelamoraleavecleursdanseurs,àproposdelanaissanteliaisondeMartialet de la comtesse de Soulanges. Les plus belles s'étonnaient d'une telle facilité. Les hommes neconcevaientpaslebonheurdupetitmaîtredesrequêtesauquelilsnetrouvaientriendebienséduisant.Quelquesfemmesindulgentesdisaientqu'ilnefallaitpassepresserdejugerlacomtesse:lesjeunespersonnesseraientbienmalheureusessiunregardexpressifouquelquespasgracieusementexécutéssuffisaient pour compromettre une femme.Martial seul connaissait l'étendue de son bonheur.A ladernièrefigure,quandlesdamesduquadrilleeurentàformerlemoulinet,sesdoigtspressèrentalorsceuxdelacomtesse,etilcrutsentir,àtraverslapeaufineetparfuméedesgants,quelesdoigtsdelajeunefemmerépondaientàsonamoureuxappel.

—Madame, luidit-ilaumomentoùlacontredansese termina,neretournezpasdanscetodieuxcoinoùvousavezensevelijusqu'icivotrefigureetvotretoilette.L'admirationest-elleleseulrevenuquevouspuissieztirerdesdiamantsquiparentvotrecousiblancetvosnattessibientressées?Venezfaireunepromenadedanslessalonspouryjouirdelafêteetdevous-même.

MadamedeSoulangessuivitsonséducteur,quipensaitqu'elleluiappartiendraitplussûrements'ilparvenait à l'afficher. Tous deux, ils firent alors quelques tours à travers les groupes quiencombraient les salons de l'hôtel. La comtesse de Soulanges, inquiète, s'arrêtait un instant avantd'entrerdanschaquesalon,etn'ypénétraitqu'aprèsavoirtendulecoupourjeterunregardsurtousles hommes. Cette peur, qui comblait de joie le petitmaître des requêtes, ne semblait calmée quequandilavaitditàsatremblantecompagne:—Rassurez-vous,iln'yestpas.Ilsparvinrentainsijusqu'àune immensegalerie de tableaux, situéedansune aile de l'hôtel, et où l'on jouissait par avancedumagnifique aspect d'un ambigu préparé pour trois cents personnes. Comme le repas allaitcommencer,Martial entraîna la comtesse vers un boudoir ovale donnant sur les jardins, et où lesfleurs lesplusraresetquelquesarbustesformaientunbocageparfumésousdebrillantesdraperiesbleues. Le murmure de la fête venait y mourir. La comtesse tressaillit en y entrant, et refusaobstinémentd'ysuivrelejeunehomme;mais,aprèsavoirjetélesyeuxsuruneglace,elleyvitsansdoutedestémoins,carelleallas'asseoird'assezbonnegrâcesuruneottomane.

—Cettepièceestdélicieuse,dit-elleenadmirantunetenturebleu-de-cielrelevéepardesperles.

—Toutyestamouretvolupté,ditlejeunehommefortementému.

A la faveur de lamystérieuse clarté qui régnait, il regarda la comtesse et surprit sur sa figuredoucement agitée une expression de trouble, de pudeur, de désir qui l'enchanta. La jeune femme

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sourit,etcesouriresemblamettrefinàlaluttedessentimentsquiseheurtaientdanssoncœur,ellepritdelamanièrelaplusséduisantelamaingauchedesonadorateur,etluiôtadudoigtlabaguesurlaquellesesyeuxs'étaientarrêtés.

—Le beau diamant! s'écria-t-elle avec la naïve expression d'une jeune fille qui laisse voir leschatouillementsd'unepremièretentation.

Martial,émudelacaresseinvolontairemaisenivrantequelacomtesseluiavaitfaiteendégageantlebrillant,arrêtasurelledesyeuxaussiétincelantsquelabague.

—Portez-la,luidit-il,ensouvenirdecetteheurecélesteetpourl'amourde...

—Ellelecontemplaitavectantd'extasequ'iln'achevapas,illuibaisalamain.

—Vousmeladonnez?dit-elleavecunaird'étonnement.

—Jevoudraisvousoffrirlemondeentier.

—Vousneplaisantezpas,reprit-elled'unevoixaltéréeparunesatisfactiontropvive.

—N'acceptez-vousquemondiamant?

—Vousnemelereprendrezjamais?demanda-t-elle.

—Jamais.

Ellemitlabagueàsondoigt.Martial,comptantsurunprochainbonheur,fitungestepourpassersamain sur la taille de la comtesse qui se leva tout à coup, et dit d'une voix claire, sans aucuneémotion:—Monsieur,j'acceptecediamantavecd'autantmoinsdescrupulequ'ilm'appartient.

Lemaîtredesrequêtesrestatoutinterdit.

—MonsieurdeSoulangeslepritdernièrementsurmatoiletteetmeditl'avoirperdu.

—Vous êtes dans l'erreur, madame, dit Martial d'un air piqué, je le tiens de madame deVaudremont.

—Précisément, répliqua-t-elleensouriant.Monmarim'aempruntécettebague, la luiadonnée,ellevousenafaitprésent,mabagueavoyagé,voilàtout.Cettebaguemedirapeut-êtretoutcequej'ignore,etm'apprendralesecretdetoujoursplaire.Monsieur,reprit-elle,siellen'eûtpasétéàmoi,soyezsûrquejenemeseraispashasardéeàlapayersicher,carunejeunefemmeest,dit-on,enpérilprèsdevous.Mais,tenez,ajouta-t-elleenfaisantjouerunressortcachésouslapierre,lescheveuxdemonsieurdeSoulangesysontencore.

Elle s'élança dans les salons avec une telle prestesse qu'il paraissait inutile d'essayer de larejoindre; et, d'ailleurs,Martial confondune se trouvapasd'humeur à tenter l'aventure.Le rire demadamedeSoulangesavaittrouvéunéchodansleboudoiroùlejeunefataperçutentredeuxarbusteslecoloneletmadamedeVaudremontquiriaientdetoutcœur.

—Veux-tumonchevalpourcouriraprèstaconquête?luiditlecolonel.

La bonne grâce avec laquelle le baron supporta les plaisanteries dont l'accablèrentmadame deVaudremontetMontcornet,luivalutleurdiscrétionsurcettesoirée,oùsonamitroquasonchevalde

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bataillecontreunejeune,richeetjoliefemme.

PendantquelacomtessedeSoulangesfranchissaitl'intervallequiséparelaChaussée-d'AntindufaubourgSaint-Germainoùelledemeurait,sonâmefutenproieauxplusvivesinquiétudes.Avantdequitter l'hôteldeGondreville, elleenavaitparcouru les salonssansy rencontrerni sa tanteni sonmari partis sans elle.D'affreux pressentiments vinrent alors tourmenter son âme ingénue. Témoindiscret des souffrances éprouvées par son mari depuis le jour où madame de Vaudremont l'avaitattaché à son char, elle espérait avec confiance qu'un prochain repentir lui ramènerait son époux.Aussi était-ce avec une incroyable répugnance qu'elle avait consenti au plan formé par sa tante,madamedeGrandlieu, et en cemoment elle craignait d'avoir commisune faute.Cette soirée avaitattristésonâmecandide.Effrayéed'aborddel'airsouffrantetsombreducomtedeSoulanges,ellelefutencoreplusparlabeautédesarivale,etlacorruptiondumondeluiavaitserrélecœur.EnpassantsurlePont-Royal,ellejetalescheveuxprofanésquisetrouvaientsouslediamant,jadisoffertcommelegaged'unamourpur.Ellepleuraenserappelantlesvivessouffrancesauxquelleselleétaitdepuissilongtempsenproie,etfrémitplusd'unefoisenpensantqueledevoirdesfemmesquiveulentobtenirlapaixenménagelesobligeaitàenseveliraufondducœur,etsansseplaindre,desangoissesaussicruellesquelessiennes.

—Hélas!sedit-elle,commentpeuventfairelesfemmesquin'aimentpas?Oùestlasourcedeleurindulgence?Jenesauraiscroire,commeleditmatante,quelaraisonsuffisepourlessoutenirdansdetelsdévouements.

Ellesoupiraitencorequandsonchasseurabaissa l'élégantmarchepiedd'oùelles'élançasous levestibuledesonhôtel.Ellemontal'escalieravecprécipitation,etquandellearrivadanssachambre,elletressaillitdeterreurenyvoyantsonmariassisauprèsdelacheminée.

—Depuisquand,machère,allez-vousaubalsansmoi,sansmeprévenir?demanda-t-ild'unevoixaltérée. Sachez qu'une femme est toujours déplacée sans son mari. Vous étiez singulièrementcompromisedanslecoinobscuroùvousvousétieznichée.

—Oh!monbonLéon,dit-elled'unevoixcaressante,jen'aipurésisteraubonheurdetevoirsansquetumevisses.Matantem'amenéeàcebal,etj'yaiétébienheureuse!

Cesaccentsdésarmèrentlesregardsducomtedeleursévéritéfactice,carilvenaitdesefairedevifsreprochesàlui-même,enappréhendantleretourdesafemme,sansdouteinstruiteaubald'uneinfidélitéqu'ilespérait luiavoircachée,etselon lacoutumedesamantsquisesententcoupables, ilessayait,enquerellantlacomtesselepremier,d'évitersatropjustecolère.Ilregardasilencieusementsafemme,quidanssabrillanteparureluisemblaplusbellequejamais.Heureusedevoirsonmarisouriant,etdeletrouveràcetteheuredansunechambreoù,depuisquelquetemps,ilétaitvenumoinsfréquemment, lacomtesseleregardasi tendrementqu'ellerougitetbaissalesyeux.Cetteclémenceenivrad'autantplusSoulangesquecettescènesuccédaitauxtourmentsqu'ilavaitressentispendantlebal;ilsaisitlamaindesafemmeetlabaisaparreconnaissance:neserencontre-t-ilpassouventdelareconnaissancedansl'amour?

—Hortense,qu'as-tudoncaudoigtquim'afaittantdemalauxlèvres?demanda-t-ilenriant.

—C'estmondiamant,quetudisaisperdu,etquej'airetrouvé.

LegénéralMontcornetn'épousapointmadamedeVaudremont,malgrélabonneintelligencedanslaquelletousdeuxvécurentpendantquelquesinstants,carellefutunedesvictimesdel'épouvantable

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incendie qui rendit à jamais célèbre le bal donné par l'ambassadeur d'Autriche, à l'occasion dumariagedel'empereurNapoléonaveclafilledel'empereurFrançoisII.

Juillet1829.

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LAFAUSSEMAITRESSE.

DÉDIÉALACOMTESSECLARAMAFFEÏ.

Au mois de septembre 1835, une des plus riches héritières du faubourg Saint-Germain,mademoiselle du Rouvre, fille unique du marquis du Rouvre, épousa le comte Adam MitgislasLaginski,jeunePolonaisproscrit.

Qu'ilsoitpermisd'écrirelesnomscommeilsseprononcent,pourépargnerauxlecteursl'aspectdesfortificationsdeconsonnesparlesquelleslalangueslaveprotégesesvoyelles,sansdouteafindenepaslesperdre,vuleurpetitnombre.

Le marquis du Rouvre avait presque entièrement dissipé l'une des plus belles fortunes de lanoblesse, et à laquelle il dut autrefois sonallianceavecunedemoiselledeRonquerolles.Ainsi, ducôté maternel, Clémentine du Rouvre avait pour oncle le marquis de Ronquerolles, et pour tantemadame de Sérizy. Du côté paternel, elle jouissait d'un autre oncle dans la bizarre personne duchevalierduRouvre,cadetdelamaison,vieuxgarçondevenuricheentrafiquantsurlesterresetsurlesmaisons.LemarquisdeRonquerolleseut lemalheurdeperdresesdeuxenfantsà l'invasionducholéra. Le fils unique de madame de Sérizy, jeunemilitaire de la plus haute espérance, périt enAfriqueà l'affairedelaMacta.Aujourd'hui, lesfamillesrichessontentre ledangerderuiner leursenfantssiellesenont trop,ouceluides'éteindreens'en tenantàunoudeux,unsinguliereffetduCodecivilauquelNapoléonn'apassongé.Paruneffetduhasard,malgrélesdissipationsinsenséesdumarquis duRouvre pour Florine, une des plus charmantes actrices de Paris,Clémentine devintdonc une héritière. Le marquis de Ronquerolles, un des plus habiles diplomates de la nouvelledynastie;sasœur,madamedeSérizy,etlechevalierduRouvreconvinrent,poursauverleursfortunesdesgriffesdumarquis,d'endisposerenfaveurde leurnièce,à laquelle ilspromirentd'assurer,aujourdesonmariage,chacundixmillefrancsderente.

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MALAGA

(LAFAUSSEMAÎTRESSE.)

IlestparfaitementinutilededirequelePolonais,quoiqueréfugié,necoûtaitabsolumentrienaugouvernement français. Le comte Adam appartient à l'une des plus vieilles et des plus illustresfamillesde laPologne,alliéeà laplupartdesmaisonsprincièresde l'Allemagne,auxSapiéha,auxRadzivill,auxRzewuski,auxCartoriski,auxLeczinski,aux Iablonoski,etc.Mais lesconnaissanceshéraldiquesnesontpascequidistingue laFrancesousLouis-Philippe,etcettenoblessenepouvaitêtreunerecommandationauprèsdelabourgeoisiequitrônaitalors.D'ailleurs,quand,en1833,AdamsemontrasurleboulevarddesItaliens,àFrascati,auJockey-Club,ilmenalavied'unjeunehommequi, perdant ses espérancespolitiques, retrouvait ses vices et son amourpour le plaisir.On le pritpourun étudiant.Lanationalitépolonaise, par l'effet d'uneodieuse réactiongouvernementale, étaitalorstombéeaussibasquelesrépublicainslavoulaientmettrehaut.LalutteétrangeduMouvementcontrelaRésistance,deuxmotsquiserontinexplicablesdanstrenteans,fitunjouetdecequidevait

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êtresirespectable:lenomd'unenationvaincueàquilaFranceaccordaitl'hospitalité,pourquil'oninventaitdesfêtes,pourquil'onchantaitetl'ondansaitparsouscription;enfinunenationqui,lorsdela lutte entre l'Europe et la France, lui avait offert six mille hommes en 1796, et quels hommes!N'allezpasinférerdececiquel'onveuilledonnertortàl'empereurNicolascontrelaPologne,ouàlaPologne contre l'empereur Nicolas. Ce serait d'abord une assez sotte chose que de glisser desdiscussionspolitiquesdansun récitquidoitouamuserou intéresser.Puis, laRussie et laPologneavaient également raison, l'unedevouloir l'unitéde sonempire, l'autredevouloir redevenir libre.DisonsenpassantquelaPolognepouvaitconquérirlaRussieparl'influencedesesmœurs,aulieudela combattre par les armes, en imitant les Chinois, qui ont fini par chinoiser les Tartares, et quichinoiserontlesAnglais,ilfautl'espérer.LaPolognedevaitpoloniserlaRussie:Poniatowskil'avaitessayédans la région lamoins tempéréede l'empire;maiscegentilhommefutun roid'autantplusincompris que peut-être ne se comprenait-il pas bien lui-même. Comment n'aurait-on pas haï depauvres gens qui furent la cause de l'horrible mensonge commis pendant la revue où tout Parisdemandait à secourir la Pologne? On feignit de regarder les Polonais comme les alliés du partirépublicain,sanssongerquelaPologneétaitunerépubliquearistocratique.DèslorslabourgeoisieaccabladesesignoblesdédainslePolonaisquel'ondéifiaitquelquesjoursauparavant.Leventd'uneémeute a toujours fait varier les Parisiens du Nord au Midi, sous tous les régimes. Il faut bienrappeler ces revirementsde l'opinionparisiennepourexpliquer comment lemotPolonais était, en1835,unqualificatifdérisoirechezlepeuplequisecroitleplusspiritueletlepluspolidumonde,aucentredeslumières,dansunevillequitientaujourd'huilesceptredesartsetdelalittérature.Ilexiste,hélas!deuxsortesdePolonaisréfugiés,lePolonaisrépublicain,filsdeLelewel,etlenoblePolonaisdupartiàlatêteduquelseplaceleprinceCartoriski.CesdeuxsortesdePolonaissontl'eauetlefeu;mais pourquoi leur en vouloir? Ces divisions ne se sont-elles pas toujours remarquées chez lesréfugiés,àquelquenationqu'ilsappartiennent,n'importeenquellescontréesilsaillent?Onportesonpayset seshainesavec soi.ABruxelles,deuxprêtres français émigrésmanifestaientuneprofondehorreur l'uncontre l'autre,etquandondemandapourquoià l'und'eux, il réponditenmontrantsoncompagnon de misère: «C'est un janséniste.» Dante eût volontiers poignardé dans son exil unadversaire des Blancs. Là gît la raison des attaques dirigées contre le vénérable prince AdamCartoriskipar lesradicauxfrançais,etcellede ladéfaveurrépanduesurunepartiede l'émigrationpolonaiseparlesCésardeboutiqueetlesAlexandredelapatente.En1834,AdamMitgislasLaginskieutdonccontreluilesplaisanteriesparisiennes.

—Ilestgentil,quoiquePolonais,disaitdeluiRastignac.

—TouscesPolonaisseprétendentgrandsseigneurs,disaitMaximedeTrailles,maiscelui-cipaiesesdettesdejeu;jecommenceàcroirequ'ilaeudesterres.

Sansvouloiroffenserdesbannis, il estpermisde faireobserverque la légèreté, l'insouciance,l'inconsistance du caractère sarmate autorisèrent les médisances des Parisiens qui d'ailleursressembleraient parfaitement aux Polonais en semblable occurrence. L'aristocratie française, siadmirablement secourue par l'aristocratie polonaise pendant la révolution, n'a certes pas rendu lapareilleàl'émigrationforcéede1832.Ayonsletristecouragedeledire,lefaubourgSaint-GermainestencoredébiteurdelaPologne.

Le comteAdamétait-il riche, était-il pauvre, était-ceun aventurier?Ceproblème resta pendantlong-temps indécis.Les salonsde ladiplomatie, fidèles à leurs instructions, imitèrent le silencedel'empereur Nicolas, qui considérait alors comme mort tout émigré polonais. Les Tuileries et laplupart de ceux qui y prennent leur mot d'ordre donnèrent une horrible preuve de cette qualité

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politiquedécoréedutitredesagesse.Onyméconnutunprincerusseavecquil'onfumaitdescigarespendant l'émigration,parcequ'ilparaissaitavoirencouru ladisgrâcede l'empereurNicolas.Placésentre la prudence de la cour et celle de la diplomatie, les Polonais de distinction vivaient dans lasolitudebibliquedeSuperfluminaBabylonis,ouhantaientcertainssalonsquiserventdeterrainneutreàtouteslesopinions.DansunevilledeplaisircommeParis,oùlesdistractionsabondentàtouslesétages,l'étourderiepolonaisetrouvadeuxfoisplusdemotifsqu'ilneluienfallaitpourmenerlaviedissipéedesgarçons.Enfin,disons-le,Adameutd'abordcontreluisatournureetsesmanières.Ilyadeux Polonais comme il y a deux Anglaises. Quand une Anglaise n'est pas très-belle, elle esthorriblementlaide,etlecomteAdamappartientàlasecondecatégorie.Sapetitefigure,assezaigredeton,sembleavoirétépresséedansunétau.Sonnezcourt,sescheveuxblonds,sesmoustachesetsabarberoussesluidonnentd'autantplusl'aird'unechèvrequ'ilestpetit,maigre,etquesesyeuxd'unjaunesalevoussaisissentparceregardobliquesicélèbreparleversdeVirgile.Comment,malgrétant de conditions défavorables, possède-t-il des manières et un ton exquis? La solution de ceproblèmes'expliqueetparunetenuededandyetparl'éducationdueàsamère,uneRadziwill.Sisoncouragevajusqu'àlatémérité,sonespritnedépassepointlesplaisanteriescourantesetéphémèresdela conversation parisienne; mais il ne rencontre pas souvent parmi les jeunes gens à la mode ungarçon qui lui soit supérieur. Les gens du monde causent aujourd'hui beaucoup trop chevaux,revenus,impôts,députéspourquelaconversationfrançaiserestecequ'ellefut.L'espritveutduloisiretcertainesinégalitésdeposition.Oncausepeut-êtremieuxàPétersbourgetàViennequ'àParis.Deségauxn'ontplusbesoindefinesses,ilssedisentalorstoutbêtementleschosescommeellessont.LesmoqueursdeParisretrouvèrentdoncdifficilementungrandseigneurdansuneespèced'étudiantlégerqui,danslediscours,passaitavecinsoucianced'unsujetàunautre,quicouraitaprèslesamusementsavecd'autantplusdefureurqu'ilvenaitd'échapperàdegrandspérils,etque,sortidesonpaysoùsafamille était connue, il se crut libre de mener une vie décousue sans courir les risques de ladéconsidération.

Un beau jour, en 1834, Adam acheta, rue de la Pépinière, un hôtel. Six mois après cetteacquisition, sa tenue égala celle des plus riches maisons de Paris. Au moment où Laginskicommençaitàsefaireprendreausérieux,ilvitClémentineauxItaliensetdevintamoureuxd'elle.Unanaprès,lemariageeutlieu.Lesalondemadamed'Esparddonnalesignaldeslouanges.Lesmèresdefamilleapprirent trop tardque,dès l'anneufcent, lesLaginskisecomptaientparmi les famillesillustresduNord.Paruntraitdeprudenceanti-polonaise,lamèredujeunecomteavait,aumomentdel'insurrection,hypothéquésesbiensd'unesommeimmenseprêtéepardeuxmaisonsjuivesetplacéedanslesfondsfrançais.LecomteAdamLaginskipossédaitquatre-vingtmillefrancsderente.Onnes'étonnaplusde l'imprudenceavec laquelle, selonbeaucoupdesalons,madamedeSérizy, levieuxdiplomateRonquerollesetlechevalierduRouvrecédaientàlafollepassiondeleurnièce.Onpassa,comme toujours, d'un extrême à l'autre. Pendant l'hiver de 1836 le comteAdam fut à lamode, etClémentineLaginskadevintunedesreinesdeParis.MadamedeLaginskafaitaujourd'huipartiedececharmant groupe de jeunes femmes où brillentmesdames de l'Estorade, de Portenduère,Marie deVandenesse,duGuénicetdeMaufrigneuse,lesfleursduParisactuel,quiviventàunegrandedistancedesparvenus,desbourgeoisetdesfaiseursdelanouvellepolitique.

Ce préambule était nécessaire pour déterminer la sphère dans laquelle s'est passée une de cesactionssublimes,moinsraresquelesdétracteursdutempsprésentnelecroient,quisont,commelesbellesperles, lefruitd'unesouffranceoud'unedouleur,etqui,semblablesauxperles,sontcachéessousderudesécailles,perduesenfinaufonddecegouffre,decettemer,decetteondeincessammentremuée,nomméelemonde,lesiècle,Paris,LondresouPétersbourg,commevousvoudrez!

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Si jamais cette vérité, que l'architecture est l'expressiondesmœurs, fut démontrée, n'est-ce pasdepuis l'insurrection de 1830, sous le règne de la maison d'Orléans? Toutes les fortunes serétrécissantenFrance, lesmajestueuxhôtelsdenospères sont incessammentdémoliset remplacéspardes espècesdephalanstèresoù lepairdeFrancede Juillet habiteun troisièmeétageau-dessusd'unempiriqueenrichi.Lesstylessontconfusémentemployés.Commeiln'existeplusdecour,nidenoblessepourdonner le ton,onnevoitaucunensembledans lesproductionsde l'art.Desoncôté,jamaisl'architecturen'adécouvertplusdemoyenséconomiquespoursingerlevrai,lesolide,etn'adéployéplusde ressources,plusdegéniedans lesdistributions.Proposezàunartiste la lisièredujardind'unvieilhôtelabattu,ilvousybâtitunpetitLouvreécraséd'ornements;ilytrouveunecour,des écuries, et si vous y tenez, un jardin; à l'intérieur, il accumule tant de petites pièces et dedégagements, il sait si bien tromper l'œil, qu'on s'y croit à l'aise; enfin il y foisonne tant delogements,qu'unefamilleducalefaitsesévolutionsdansl'ancienfournild'unprésidentàmortier.

L'hôteldelacomtesseLaginska,ruedelaPépinière,unedecescréationsmodernes,estentrecouretjardin.Adroite,danslacour,s'étendentlescommuns,auxquelsrépondentàgauchelesremisesetles écuries.La logeduconcierge s'élève entredeuxcharmantesportes cochères.Legrand luxedecettemaisonconsisteenunecharmanteserreagencéeàlasuited'unboudoiraurez-de-chaussée,oùsedéploientd'admirablesappartementsderéception.Unphilanthropechasséd'Angleterreavaitbâticette bijouterie architecturale, construit la serre, dessiné le jardin, verni les portes, briqueté lescommuns,verdilesfenêtres,etréalisél'undecesrêvespareils, touteproportiongardée,àceluideGeorgesIVàBrighton.Lefécond,l'industrieux,lerapideouvrierdeParisluiavaitsculptésesportesetsesfenêtres.Onluiavaitimitélesplafondsdumoyenâgeouceuxdespalaisvénitiens,etprodiguélesplacagesdemarbreentableauxextérieurs.ElschoëtetKlagmanntravaillèrentlesdessusdeporteset les cheminées. Boulanger avait magistralement peint les plafonds. Les merveilles de l'escalier,blanccommelebrasd'unefemme,défiaientcellesdel'hôtelRothschild.Acausedesémeutes,leprixdecettefolienemontapasàplusdeonzecentmillefrancs.PourunAnglaiscefutdonné.Toutceluxe,ditprincierpardesgensquinesaventpluscequ'estunvraiprince,tenaitdansl'ancienjardindel'hôtel d'un fournisseur, un desCrésus de la révolution,mort àBruxelles en faillite après un sensdessus-dessousdeBourse.L'AnglaismourutàParisdeParis, carpourbiendesgensParisestunemaladie; il est quelquefois plusieursmaladies. Sa veuve, uneméthodiste,manifesta la plus grandehorreurpourlapetitemaisondunabab.Cephilanthropeétaitunmarchandd'opium.Lapudiqueveuveordonnadevendrelescandaleuximmeubleaumomentoùlesémeutesmettaientenquestionlapaixàtoutprix.LecomteAdamprofitadecetteoccasion,voussaurezcomment,carrienn'étaitmoinsdansseshabitudesdegrandseigneur.

Derrièrecettemaison,bâtieenpierrebrodéecommemelon,s'étaleleveloursvertd'unepelouseanglaise, ombragée au fond par un élégant massif d'arbres exotiques, d'où s'élance un pavillonchinois avec ses clochettes muettes et ses œufs dorés immobiles. La serre et ses constructionsfantastiquesdéguisentlemurdeclôtureaumidi.L'autremurquifaitfaceàlaserreestcachépardesplantesgrimpantes,façonnéesenportiquesàl'aidedemâtspeintsenvertetréunispardestraverses.Cetteprairie,cemondedefleurs,cesalléessablées,cesimulacredeforêt,cespalissadesaériennessedéveloppentdansvingt-cinqperchescarrées,quivalentaujourd'huiquatrecentmillefrancs,lavaleurd'unevraieforêt.AumilieudecesilenceobtenudansParis, lesoiseauxchantent:ilyadesmerles,des rossignols, des bouvreuils, des fauvettes, et beaucoup demoineaux. La serre est une immensejardinièreoùl'airestchargédeparfums,oùl'onsepromèneenhivercommesil'étébrillaitdetousses feux.Lesmoyenspar lesquelsoncomposeuneatmosphèreà saguise, laTorride, laChineoul'Italie, sont habilement dérobés aux regards. Les tubes où circulent l'eau bouillante, la vapeur, uncaloriquequelconque,sontenveloppésdeterreetseproduisentauxregardscommedesguirlandesde

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fleursvivantes.Vasteestleboudoir.Surunterrainrestreint,lemiracledecetteféeparisienne,appeléel'Architecture,estderendretoutgrand.Leboudoirdelajeunecomtessefutlacoquetteriedel'artiste,àquilecomteAdamlivral'hôtelàdécorerdenouveau.Unefauteyestimpossible:ilyatropdejolisriens.L'amournesauraitoùseposerparmidestravailleusessculptéesenChine,oùl'œilaperçoitdesmilliersdefiguresbizarresfouilléesdansl'ivoireetdontlagénérationausédeuxfamilleschinoises;descoupesdetopazebrûléemontéessurunpieddefiligrane;desmosaïquesquiinspirentlevol;destableaux hollandais comme en refait Meissonnier; des anges conçus comme les exécute Gérard-Séguinquineveutpasvendre lessiens;desstatuettessculptéespardesgéniespoursuivispar leurscréanciers(véritableexplicationdesmythesarabes);lessublimesébauchesdenospremiersartistes;des devants de bahut pour boiseries et dont les panneaux alternent avec les fantaisies de la soierieindienne; des portières qui s'échappent en flots dorés de dessous une traverse en chêne noir oùgrouille une chasse entière; desmeubles dignes demadamedePompadour; un tapis dePerse, etc.Enfin,dernièregrâce, ces richesseséclairéesparundemi-jourqui filtreà traversdeux rideauxdedentelle,enparaissaientencorepluscharmantes.Suruneconsole,parmidesantiquités,unecravachedontleboutfutsculptéparmademoiselledeFauveau,disaitquelacomtesseaimaitàmonteràcheval.

Tel est unboudoir en1837, un étalagedemarchandisesqui divertissent les regards, comme sil'ennuimenaçaitlasociétélaplusremueuseetlaplusremuéedumonde.Pourquoiriend'intime,rienquiporteàlarêverie,aucalme?Pourquoi?personnen'estsûrdesonlendemain,etchacunjouitdelavieenusufruitierprodigue.

Par une matinée, Clémentine se donnait l'air de réfléchir, étalée sur une de ces méridiennesmerveilleusesd'oùl'onnepeutpasselever,tantletapissierquilesinventasutsaisirlesrondeursdelaparesseetlesaisesdufarniente.Lesportesdelaserreouverteslaissaientpénétrerlesodeursdelavégétationetlesparfumsdutropique.LajeunefemmeregardaitAdamfumantdevantelleunélégantnarguilé,laseulemanièredefumerqu'elleeûtpermisedanscetappartement.Lesportières,pincéespard'élégantesembrasses,ouvraientauregarddeuxmagnifiquessalons,l'unblancetor,comparableàceluidel'hôtelForbin-Janson,l'autreenstyledelarenaissance.Lasalleàmanger,quin'aderivaleàParisquecelledumarquisdeCustine,setrouveauboutd'unepetitegalerieplafonnéeetdécoréedanslegenremoyenâge.Lagalerieestprécédéeducôtédelacour,parunegrandeantichambred'oùl'onaperçoitàtraverslesportesenglaceslesmerveillesdel'escalier.

Le comte et la comtesse venaient de déjeuner, le ciel offrait une nappe d'azur sans lemoindrenuage,lemoisd'avrilfinissait.Ceménagecomptaitdeuxansdebonheur,etClémentineavaitdepuisdeux jours seulement découvert dans sa maison quelque chose qui ressemblait à un secret, à unmystère.LePolonais,disons-leencoreàsagloire,estgénéralementfaibledevantlafemme;ilestsipleindetendressepourelle,qu'il luidevientinférieurenPologne;etquoiquelesPolonaisessoientd'admirables femmes, lePolonais est encorepluspromptementmis endérouteparuneParisienne.Aussi le comteAdam,pressédequestions, n'eut-il pas l'innocente rouerie devendre le secret à safemme. Avec une femme, il faut toujours tirer parti d'un secret; elle vous en sait gré, comme unfriponaccordesonrespectàl'honnêtehommequ'iln'apaspujouer.Plusbravequeparleur,lecomteavaitseulementstipulédenerépondrequ'aprèsavoirfinisonnarguilépleindeTombaki.

—Envoyage,disait-elle,àtoutedifficultétumerépondaispar:«Pazarrangeracela!»tun'écrivaisqu'àPaz!Deretourici,toutlemondemedit:«lecapitaine!»Jeveuxsortir?...lecapitaine!S'agit-ild'acquitterunmémoire,lecapitaine!Monchevala-t-illetrotdur,onenparleaucapitainePaz.Enfin,ici,c'estpourmoicommeaujeudedomino:ilyaPazpartout.Jen'entendsparlerquedePaz,etjenepeuxpasvoirPaz.Qu'est-cequec'estquePaz?Qu'onm'apportenotrePaz.

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—Toutnevadoncpasbien?ditlecomteenquittantlebocchettinodesonnarguilé.

—Toutvasibien,qu'avecdeuxcentmillefrancsderenteonseruineraitàmenerletrainquenousavonsaveccentdixmillefrancs,dit-elle.

Elletiralerichecordondesonnettefaitaupetitpoint,unemerveille.Unvaletdechambrehabillécommeunministrevintaussitôt.

—DitesàmonsieurlecapitainePazquejedésireluiparler.

—Sivouscroyezapprendrequelquechoseainsi!...ditensouriantlecomteAdam.

Iln'estpas inutiledefaireobserverqu'AdametClémentine,mariésaumoisdedécembre1835,étaient allés, après avoir passé l'hiver àParis, en Italie, enSuisse et enAllemagnependant l'année1836. Revenue aumois de novembre, la comtesse reçut pour la première fois pendant l'hiver quivenaitdefinir,ets'aperçutbiendel'existencequasi-muette,effacée,maissalutaired'unfactotumdontlapersonneparaissaitinvisible,cecapitainePaz(Paç),dontlenomseprononcecommeilestécrit.

—MonsieurlecapitainePazpriemadamelacomtessedel'excuser,ilestauxécuries,etdansuncostumequineluipermetpasdeveniràl'instant;maisunefoishabillé,lecomtePazseprésentera,ditlevaletdechambre.

—Quefaisait-ildonc?

—Ilmontraitcommentdoitsepanser lechevaldemadame,queConstantinnebrossaitpasàsafantaisie,réponditlevaletdechambre.

Lacomtesseregardasondomestique: ilétait sérieuxetsegardaitbiendecommentersaphrasepar le sourire que se permettent les inférieurs en parlant d'un supérieur qui leur paraît descendujusqu'àeux.

—Ah!ilbrossaitCora.

—Madamelacomtessenemonte-t-ellepasàchevalcematin?

Levaletdechambres'enallasansréponse.

—Est-ce un Polonais? demanda Clémentine à son mari qui inclina la tête en manièred'affirmation.

ClémentineLaginskarestamuetteenexaminantAdam.Lespiedspresquetendussuruncoussin,latêtedanslapositiondecelled'unoiseauquiécouteauborddesonnidlesbruitsdubocage,elleeûtparuravissanteàunhommeblasé.Blondeetmince,lescheveuxàl'anglaise,elleressemblaitalorsàcesfiguresquasi-fabuleusesdeskeepsakes,surtoutvêtuedesonpeignoirensoiefaçondePerse,dontlesplistouffusnedéguisaientpassibienlestrésorsdesoncorpsetlafinessedelataillequ'onnepûtlesadmireràtraverscesvoilesépaisdefleursetdebroderies.Ensecroisantsurlapoitrine,l'étoffeauxbrillantescouleurslaissaitvoirlebasducou,dontlestonsblancscontrastaientavecceuxd'unericheguipureappliquéesur lesépaules.Lesyeux,bordésdecilsnoirs,ajoutaientà l'expressiondecuriosité qui fronçait une jolie bouche. Sur le front bien modelé, l'on remarquait les rondeurscaractéristiques de la Parisienne volontaire, rieuse, instruite, mais inaccessible à des séductionsvulgaires. Sesmains pendaient au bout de chaque bras de son fauteuil, presque transparentes. Sesdoigtsenfuseauxetretroussésduboutmontraientdesongles,espècesd'amandesroses,oùs'arrêtait

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la lumière. Adam souriait de l'impatience de sa femme, et la regardait d'un œil que la satiétéconjugalenetiédissaitpasencore.Déjàcettepetitecomtessefluetteavaitsuserendremaîtressechezelle,carelle réponditàpeineauxadmirationsd'Adam.Dansses regards jetésà ladérobéesur lui,peut-être y avait-il déjà la conscience de la supériorité d'une Parisienne sur ce Polonais mièvre,maigreetrouge.

—VoilàPaz,ditlecomteenentendantunpasquiretentissaitdanslagalerie.

Lacomtessevitentrerungrandbelhomme,bienfait,quiportaitsursafigurelestracesdecettedouceur, fruit de la force et du courage. Paz avait mis à la hâte une de ces redingotes serrées, àbrandebourgsattachéspardesolives,quijadiss'appelaientdespolonaises.D'abondantscheveuxnoirsassez mal peignés entouraient sa tête carrée, et Clémentine put voir, brillant comme un bloc demarbre,unfrontlarge,carPaztenaitàlamainunecasquetteàvisière.Cettemainressemblaitàcellede l'Hercule à l'Enfant. La santé la plus robuste fleurissait sur ce visage également partagé par ungrand nez romain qui rappela les beaux Trasteverins à Clémentine. Une cravate en taffetas noirachevaitdedonnerunetournuremartialeàcemystèredecinqpiedsseptpoucesauxyeuxdejaisetd'unéclatitalien.L'ampleurd'unpantalonàplisquinelaissaitvoirqueleboutdesbottes,trahissaitlecultedePazpourlesmodesdelaPologne.Vraiment,pourunefemmeromanesque,ilyauraiteuduburlesquedans le contraste siheurtéqui se remarquait entre le capitaine et le comte, entre cepetitPolonaisàfigureétroiteetcebeaumilitaire,entrecepaladinetcepalatin.

—Bonjour,Adam,dit-ilfamilièrementaucomte.

Puisils'inclinagracieusementendemandantàClémentineenquoiilpouvaitlaservir.

—Vousêtesdoncl'amideLaginski?ditlajeunefemme.

—Alavie,àlamort,réponditPaz,àquilejeunecomtejetaleplusaffectueuxsourireenlançantsadernièreboufféedefuméeodorante.

—Eh bien! pourquoi ne mangez-vous pas avec nous? pourquoi ne nous avez-vous pasaccompagnésen ItalieetenSuisse?pourquoivouscachez-vous icidemanièreàvousdéroberauxremerciements que je vous dois pour les services constants que vous nous rendez? dit la jeunecomtesseavecunesortedevivacité,maissanslamoindreémotion.

Eneffet,elledémêlaitenPazunesortedeservitudevolontaire.Cetteidéen'allaitpasalorssansunesortedemésestimepourunamphibiesocial,unêtreàlafoissecrétaireetintendant,nitoutàfaitintendantnitoutàfaitsecrétaire,quelqueparentpauvre;unamigênant.

—C'est,comtesse,répondit-ilassezlibrement,qu'iln'yapasderemerciementsàmefaire:jesuisl'amid'Adam,etjemetsmonplaisiràprendresoindesesintérêts.

—Turestesdeboutpourtonplaisiraussi,ditlecomteAdam.

Pazs'assitsurunfauteuilauprèsdelaportière.

—Jemesouviensdevousavoirvulorsdemonmariage,etquelquefoisdanslacour,ditlajeunefemme.Maispourquoivousplacerdansuneconditiond'infériorité,vous,l'amid'Adam?

—L'opiniondesParisiensm'esttoutàfaitindifférente,dit-il.Jevispourmoi,ou,sivousvoulez,pourvousdeux.

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—Maisl'opiniondumondesurl'amidemonmarinepeutpasm'êtreindifférente...

—Oh!madame,lemondeestbientôtsatisfaitaveccemot:c'estunoriginal!Dites-le.

Unmomentdesilence.

—Comptez-voussortir,demanda-t-il.

—Voulez-vousveniraubois?réponditlacomtesse.

—Volontiers.

Surcemot,Pazsortitensaluant.

—Quelbonêtre!ilalasimplicitéd'unenfant,ditAdam.

—Racontez-moimaintenantvosrelationsaveclui,demandaClémentine.

—Paz,machèreâme,ditLaginski,estd'unenoblesseaussivieilleetaussi illustreque lanôtre.Lorsde leursdésastres,undesPazzi se sauvadeFlorenceenPologne,où il s'établit avecquelquefortune, et y fonda la famille Paz, à laquelle on a donné le titre de comte. Cette famille, qui s'estdistinguéedanslesbeauxjoursdenotrerépubliqueroyale,estdevenueriche.Labouturedel'arbreabattuenItalieapoussésivigoureusement,qu'ilyaplusieursbranchesdelamaisoncomtaledesPaz.Cen'estdoncpast'apprendrequelquechosed'extraordinairequedetedirequ'ilexistedesPazrichesetdesPazpauvres.NotrePazestlerejetond'unebranchepauvre.Orphelin,sansautrefortunequesonépée, ilservaitdans lerégimentdugrand-ducConstantin lorsdenotrerévolution.Entraînédans lepartipolonais,ils'estbattucommeunPolonais,commeunpatriote,commeunhommequin'arien:troisraisonspoursebienbattre.Aladernièreaffaire,ilsecrutsuiviparsessoldatsetcourutsurunebatterie russe, il futpris. J'étais là.Ce traitdecouragem'anime:—Allons le chercher!dis-je àmescavaliers.Nouschargeonssurlabatterieenfourrageurs,etjedélivrePaz,moiseptième.Nousétionspartisvingt,nousrevînmeshuit,ycomprisPaz.Varsovieunefoisvendue,ilafallusongeràéchapperauxRusses. Par un singulier hasard, Paz etmoi nous nous sommes trouvés ensemble, à lamêmeheure, au même endroit, de l'autre côté de la Vistule. Je vis arrêter ce pauvre capitaine par desPrussiensquisesontfaitsalorsleschiensdechassedesRusses.QuandonarepêchéunhommedansleStyx,onytient.CenouveaudangerdePazmefittantdepeine,quejemelaissaiprendreavecluidansl'intentiondeleservir.Deuxhommespeuventsesauverlàoùunseulpérit.Grâceàmonnometàquelquesliaisonsdeparentéavecceuxdequinotresortdépendait,carnousétionsalorsentrelesmainsdesPrussiens,on ferma lesyeuxsurmonévasion.Je fispassermonchercapitainepourunsoldatsansimportance,pourunhommedemamaison,etnousavonspugagnerDantzick.Nousnousy fourrâmesdansunnavirehollandaispartantpourLondres,oùdeuxmoisaprèsnousabordâmes.MamèreétaittombéemaladeenAngleterre,etm'yattendait;Pazetmoi,nousl'avonssoignéejusqu'àsamort,quelescatastrophesdenotreentrepriseavancèrent.NousavonsquittéLondres,etj'emmenaiPazenFrance.Endepareillesadversités,deuxhommesdeviennentfrères.QuandjemesuisvudansParis,àvingt-deuxans,richedesoixanteetquelquesmillefrancsderentes,sanscompterlesrestesd'une somme provenant des diamants et des tableaux de famille vendus par ma mère, je voulusassurerlesortdePazavantdemelivrerauxdissipationsdelavieàParis.J'avaissurprisunpeudetristessedanslesyeuxducapitaine,quelquefoisilyroulaitdeslarmescontenues.J'avaiseul'occasiond'appréciersonâme,quiestfoncièrementnoble,grande,généreuse.Peut-êtreregrettait-ildesevoirliépardesbienfaitsàunjeunehommedesixansmoinsâgéquelui,sansavoirpus'acquitterenverslui.Insouciantetlégercommel'estungarçon,jedevaismeruineraujeu,melaisserentortillerpar

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quelque Parisienne, Paz et moi nous pouvions être un jour désunis. Tout en me promettant depourvoiràtoussesbesoins,j'apercevaisbiendeschancesd'oublieroud'êtrehorsd'étatdepayerlapensiondePaz.Enfin,monange,jevoulusluiépargnerlapeine,lapudeur,lahontedemedemanderde l'argent oude cherchervainement son compagnondansun jourdedétresse.Dunquè, unmatin,aprèsdéjeuner,lespiedssurleschenets,fumantchacunnotrepipe,aprèsavoirbienrougi,prisbiendes précautions, le voyant me regarder avec inquiétude, je lui tendis une inscription de rentes auporteurdedeuxmillequatrecentsfrancs.

Clémentinequittasaplace,allas'asseoirsurlesgenouxd'Adam,luipassasonbrasautourducou,lebaisaaufrontenluidisant:—Chertrésor,combienjetetrouvebeau!—Etqu'afaitPaz?

—Thaddée,repritlecomte,apâlisansriendire...

—Ah!ilsenommeThaddée?

—Oui,Thaddéea replié lepapier,me l'a renduenmedisant:—J'aicru,Adam,quec'étaitentrenousàlavie,àlamort,etquenousnenousquitterionsjamais,tuneveuxdoncpasdemoi?—Ah!fis-je,tul'entendsainsi,Thaddée,eh!bien,n'enparlonsplus.Sijemeruine,tuserasruiné.—Tun'aspas,medit-il,assezdefortunepourvivreenLaginski,netefaut-ilpasalorsunamiquis'occupedetesaffaires,quisoitunpèreetunfrère,unconfidentsûr?Machèreenfant,enmedisantcesparoles,Pazaeudansleregardetdanslavoixuncalmequicouvraituneémotionmaternelle,maisquirévélaitunereconnaissanced'Arabe,undévouementdecaniche,uneamitiédesauvage,sansfasteettoujoursprête.Mafoi,jel'aipriscommenousnousprenons,nousautresPolonais,lamainsurl'épaule,etjel'embrassaisurleslèvres:—Alavieetàlamort,donc!Toutcequej'ait'appartient,etfaiscommetuvoudras!C'est luiquim'atrouvécethôtelpourpresquerien.Ilavendumesrentesenhausse, lesarachetéesenbaisse,etnousavonspayécettebaraqueaveclesbénéfices.Connaisseurenchevaux,ilentrafique si bien que mon écurie coûte fort peu de chose, et j'ai les plus beaux chevaux, les pluscharmantséquipagesdeParis.Nosgens,bravessoldatspolonaischoisisparlui,passeraientdanslefeupournous. J'ai eu l'airdeme ruiner, etPaz tientmamaisonavecunordreetuneéconomie siparfaitsqu'ilaréparéparlàquelquespertesinconsidéréesaujeu,dessottisesdejeunehomme.MonThaddéeestrusécommedeuxGénois,ardentaugaincommeunjuifpolonais,prévoyantcommeunebonneménagère.Jamaisjen'aipuledécideràvivrecommemoiquandj'étaisgarçon.Parfois, ilafallulesdoucesviolencesdel'amitiépourl'emmenerauspectaclequandj'yallaisseul,oudanslesdînersquejedonnaisaucabaretàdejoyeusescompagnies.Iln'aimepaslaviedessalons.

—Qu'aime-t-ildonc?demandaClémentine.

—IlaimelaPologne,illapleure.Sesseulesdissipationsontétélessecoursenvoyésplusenmonnomqu'ausienàquelques-unsdenospauvresexilés.

—Tiens,maisjevaisl'aimer,cebravegarçon,ditlacomtesse,ilmeparaîtsimplecommecequiestvraimentgrand.

—Toutes les belles choses que tu as trouvées ici, reprit Adam qui trahissait la plus noble dessécuritésenvantantsonami,Pazlesadénichées,illesaeuesauxventesoudanslesoccasions.Oh!ilestplusmarchandque lesmarchands.Quand tu leverras se frottant lesmainsdans lacour,dis-toiqu'ila troquéunbonchevalcontreunmeilleur.Ilvitparmoi,sonbonheurestdemevoirélégant,dansunéquipageresplendissant.Lesdevoirsqu'il s'imposeà lui-même, il lesaccomplitsansbruit,sans emphase. Un soir, j'ai perdu vingt mille francs au whist. Que dira Paz? me suis-je écrié enrevenant.Pazmelesaremis,nonsanslâcherunsoupir;maisilnem'apasseulementblâméparun

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regard. Ce soupirm'a plus retenu que les remontrances des oncles, des femmes ou desmères enpareilcas.—Tulesregrettes?luiai-jedit.—Oh!nipourtoinipourmoi;non,j'aiseulementpenséquevingt pauvres Paz vivraient de cela pendant une année. Tu comprends que les Pazzi valent lesLaginski.Aussin'ai-jejamaisvouluvoiruninférieurdansmoncherPaz.J'aitâchéd'êtreaussigranddansmongenrequ'ill'estdanslesien.Jenesuisjamaissortidechezmoi,nirentré,sansallerchezPaz comme j'irais chez mon père.Ma fortune est la sienne. Enfin Thaddée est certain que je meprécipiteraisaujourd'huidansundangerpourl'entirer,commejel'aifaitdeuxfois.

—Cen'estpaspeudire,monami,ditlacomtesse.Ledévouementestunéclair.Onsedévoueàlaguerreetl'onnesedévoueplusàParis.

—Ehbien!repritAdam,pourPaz,jesuistoujoursàlaguerre.Nosdeuxcaractèresontconservéleursaspéritésetleursdéfauts,maislamutuelleconnaissancedenosâmesaresserrélesliensdéjàsiétroitsdenotreamitié.Onpeutsauverlavieàunhommeetletueraprès,sinoustrouvonsenluiunmauvaiscompagnon;maiscequirendlesamitiésindissolubles,nousl'avonséprouvé.Cheznous,ilyacet échangeconstantd'impressionsheureusesdepart etd'autre,quipeut-être fait sousce rapportl'amitiéplusrichequel'amour.

Unejoliemainfermalaboucheaucomtesipromptementquelegesteressemblaitàunsoufflet.

—Mais oui, dit-il. L'amitié,mon ange, ignore les banqueroutes du sentiment et les faillites duplaisir.Aprèsavoirdonnéplusqu'iln'a,l'amourfinitpardonnermoinsqu'ilnereçoit.

—D'uncôté,commedel'autre,ditensouriantClémentine.

—Oui,repritAdam;tandisquel'amitiénepeutques'augmenter.Tun'aspasàfairelamoue:noussommes, mon ange, aussi amis qu'amants. Nous avons, du moins, je l'espère, réuni les deuxsentimentsdansnotreheureuxmariage.

—Jevaist'expliquercequivousarendussibonsamis,ditClémentine.Ladifférencedevosdeuxexistences vient de vos goûts et non d'un choix obligé, de votre fantaisie et non de vos positions.Autantqu'onpeutjugerunhommeenl'entrevoyant,etd'aprèscequetumedis,icilesubalternepeutdevenirdanscertainsmomentslesupérieur.

—Oh!Pazm'estvraimentsupérieur,répliquanaïvementAdam.Jen'aid'autreavantagesurluiquelehasard.

Safemmel'embrassapourlanoblessedecetaveu.

—L'excessive adresse avec laquelle il cache la grandeur de ses sentiments est une immensesupériorité,repritlecomte.Jeluiaidit:—Tuesunsournois,tuasdanslecœurdevastesdomainesoùtuteretires.IladroitautitredecomtePaz,ilnesefaitappeleràParisquelecapitaine.

—Enfin,leFlorentindumoyenâgeareparuàtroiscentsansdedistance,ditlacomtesse.IlyaduDanteetduMichel-Angechezlui.

—Tiens,tuasraison,ilestpoëteparl'âme,réponditAdam.

—Me voilà doncmariée à deux Polonais, dit la jeune comtesse avec un geste digne deMarieDorval.

—Chèreenfant!ditAdamenpressantClémentinesurlui,tum'auraisfaitbienduchagrinsimon

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aminet'avaitpasplu:nousenavionspeurl'unetl'autre,quoiqu'ilaitétéravidemonmariage.Tulerendrastrès-heureuxenluidisantquetul'aimes...ah!commeunvieilami.

—Je vais doncm'habiller, il fait beau, nous sortirons tous trois, dit Clémentine en sonnant safemmedechambre.

Paz menait une vie si souterraine que tout le Paris élégant se demanda qui accompagnaitClémentineLaginskalorsqu'onlavitallantauboisdeBoulogneetenrevenantentreThaddéeetsonmari. Clémentine avait exigé, pendant la promenade, que Thaddée dînât avec elle. Ce caprice desouveraineabsolueforçalecapitaineàfaireunetoiletteinsolite.Auretourdubois,Clémentinesemitavecunecertainecoquetterie,etdemanièreàproduiredel'impressionsurAdamlui-mêmeenentrantdanslesalonoùlesdeuxamisl'attendaient.

—ComtePaz,dit-elle,nousironsensembleàl'Opéra.

Cefutditdecetonqui,chezlesfemmes,signifie:Sivousmerefusez,nousnousbrouillons.

—Volontiers, madame, répondit le capitaine. Mais comme je n'ai pas la fortune d'un comte,appelez-moisimplementcapitaine.

—Ehbien,capitaine,donnez-moi lebras,dit-elleen le luiprenantet l'emmenantdans lasalleàmangerparunmouvementpleindecetteonctueusefamiliaritéquiravitlesamoureux.

La comtesse plaça près d'elle le capitaine, dont l'attitude fut celle d'un sous-lieutenant pauvredînantchezunrichegénéral.PazlaissaparlerClémentine,l'écoutatoutenluitémoignantladéférencequ'on a pour un supérieur, ne la contredit en rien et attendit une interrogation formelle avant derépondre. Enfin il parut presque stupide à la comtesse, dont les coquetteries échouèrent devant cesérieux glacial et ce respect diplomatique.En vainAdam lui disait:—Egaie-toi donc,Thaddée!Onpenserait que tu n'es pas chez toi! Tu as sans doute fait la gageure de déconcerter Clémentine?Thaddée resta lourd et endormi. Quand les maîtres furent seuls à la fin du dessert, le capitaineexpliquacommentsavieétaitarrangéeaureboursdecelledesgensdumonde:ilsecouchaitàhuitheuresetselevaitdegrandmatin;ilmitainsisacontenancesurunegrandeenviededormir.

—Monintention,envousemmenantàl'Opéra,capitaine,étaitdevousamuser;maisfaitescommevousvoudrez,ditClémentineunpeupiquée.

—J'irai,réponditPaz.

—Duprez chante Guillaume Tell, reprit Adam, mais peut-être aimerais-tu mieux venir auxVariétés?

Lecapitainesouritetsonna;levaletdechambrevint:—Constantin,luidit-il,attelleralavoitureaulieud'attelerlecoupé.Nousnetiendrionspassansêtregênés,ajouta-t-ilenregardantlecomte.

—UnFrançaisauraitoubliécela,ditClémentineensouriant.

—Ah!mais nous sommesdesFlorentins transplantésdans leNord, réponditThaddée avecunefinessed'accentetavecunregardquifirentvoirdanssaconduiteàtablel'effetd'unpartipris.

Par une imprudence assez concevable, il y eut trop de contraste entre la mise en scèneinvolontairedecettephraseetl'attitudedePazpendantledîner.Clémentineexaminalecapitaineparunedecesœillades sournoisesquiannoncentà la foisde l'étonnementetde l'observationchez les

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femmes.Aussi,pendantletempsoùtoustroisilsprirentlecaféausalon,régna-t-ilunsilenceassezgênantpourAdam, incapabled'endeviner lepourquoi.Clémentinen'agaçait plusThaddée.De soncôtélecapitainerepritsaraideurmilitaireetnelaquittaplus,nipendantlaroutenidanslalogeoùilfeignitdedormir.

—Vous voyez, madame, que je suis un bien ennuyeux personnage, dit-il au dernier acte deGuillaume Tell, pendant la danse. N'avais-je pas bien raison de rester, comme on dit, dans maspécialité?

—Mafoi,monchercapitaine,vousn'êtesnicharlatannicauseur,vousêtestrès-peuPolonais.

—Laissez-moidonc,reprit-il,veilleràvosplaisirs,àvotrefortuneetàvotremaison,jenesuisbonqu'àcela.

—Tartufe, va! dit en souriant le comteAdam.Ma chère, il est plein de cœur, il est instruit; ilpourrait,s'ilvoulait,tenirsaplacedansunsalon.Clémentine,neprendspassamodestieaumot.

—Adieu,comtesse,j'aifaitpreuvedecomplaisance,jemesersdevotrevoiturepourallerdormirauplustôt,etvaisvouslarenvoyer.

Clémentinefituneinclinationdetêteetlelaissapartirsansrienrépondre.

—Quelours!dit-elleaucomte.Tuesbienplusgentil,toi!

Adamserralamaindesafemmesansqu'onpûtlevoir.

—Pauvre cherThaddée, il s'est efforcé de se faire repoussoir là où bien des hommes auraienttâchédeparaîtreplusaimablesquemoi.

—Oh! dit-elle, je ne sais pas s'il n'y a point de calcul dans sa conduite: il aurait intrigué unefemmeordinaire.

Unedemi-heureaprès,pendantqueBoleslaslechasseurcriait:Laporte!quelecocher,savoituretournée pour entrer, attendait que les deux battants fussent ouverts, Clémentine dit au comte:—Oùperchedonclecapitaine?

—Tiens,là!réponditAdamenmontrantunpetitétageenattiqueélégammentélevédechaquecôtéde la porte cochère et dont une fenêtre donnait sur la rue. Son appartement s'étend au-dessus desremises.

—Etquidoncoccupel'autrecôté?

—Personne encore, répondit Adam. L'autre petit appartement situé au-dessus des écuries serapournosenfantsetpourleurprécepteur.

—Iln'estpascouché,ditlacomtesseenapercevantdelalumièrechezThaddéequandlavoiturefutsousleportiqueàcolonnescopiéessurcellesdesTuileriesetquiremplaçaitlavulgairemarquisedezincpeintencoutil.

Le capitaine en robe de chambre, une pipe à la main, regardait Clémentine entrant dans levestibule.La journée avait été rudepour lui.Voici pourquoi.Thaddée eut dans le cœurun terriblemouvement le jour où, conduit par Adam aux Italiens pour la juger, il avait vumademoiselle du

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Rouvre;puis,quandillarevitàlamairieetàSaint-Thomas-d'Aquin,ilreconnutenellecettefemmequetouthommedoitaimerexclusivement,cardonJuanlui-mêmeenpréféraitunedans lesmilleetre!AussiPazconseilla-t-ilfortementlevoyageclassiqueaprèslemariage.Quasitranquillependanttoutletempsquedural'absencedeClémentine,sessouffrancesrecommençaientdepuisleretourdecejoliménage.Or,voicicequ'ilpensaitenfumantdulatakidanssapipedemerisierlonguedesixpieds,unprésentd'Adam:—MoiseuletDieuquimerécompenserad'avoirsouffertensilence,nousdevonsseulssavoiràquelpointjel'aime!Maiscommentn'avoirnisonamournisahaine?

Etilréfléchissaitàpertedevuesurcethéorèmedestratégieamoureuse.IlnefautpascroirequeThaddéevécûtsansplaisiraumilieudesadouleur.Lessublimestromperiesdecettejournéefurentdessourcesdejoieintérieure.DepuisleretourdeClémentineetd'Adam,iléprouvaitdejourenjourdessatisfactionsineffablesensevoyantnécessaireàceménagequi,sanssondévouement,eûtmarchécertainementàsaruine.Quellefortunerésisteraitauxprodigalitésdelavieparisienne?Élevéechezunpèredissipateur,Clémentinenesavaitriendelatenued'unemaison,qu'aujourd'huilesfemmeslesplusriches,lesplusnoblessontobligéesdesurveillerparelles-mêmes.Quimaintenantpeutavoirunintendant?Adam,desoncôté,filsd'undecesgrandsseigneurspolonaisquiselaissentdévorerparlesjuifs,incapabled'administrerlesdébrisd'unedesplusimmensesfortunesdePologne,oùilyenad'immenses,n'étaitpasd'uncaractèreàbridernises fantaisiesnicellesdesa femme.Seul il se fûtruiné peut-être avant sonmariage. Paz l'avait empêché de jouer à laBourse, n'est-ce pas déjà toutdire?Ainsi,ensesentantaimermalgréluiClémentine,Pazn'eutpaslaressourcedequitterlamaisonetd'allervoyagerpouroubliersapassion.Lareconnaissance,cemotde l'énigmequeprésentaitsavie,leclouaitdanscethôteloùluiseulpouvaitêtrel'hommed'affairesdecettefamilleinsouciante.Levoyaged'AdametdeClémentine lui fitespérerducalme;mais lacomtesse, revenueplusbelle,jouissant de cette liberté d'esprit que lemariage offre aux Parisiennes, déployait toutes les grâcesd'unejeunefemme,etcejenesaisquoid'attrayantquivientdubonheuroudel'indépendancequeluidonnait un jeune homme aussi confiant, aussi vraiment chevaleresque, aussi amoureux qu'Adam.Avoir la certitude d'être la cheville ouvrière de la splendeur de cette maison, voir Clémentinedescendant de voiture au retour d'une fête ou partant le matin pour le bois, la rencontrer sur lesboulevards dans sa jolie voiture, comme une fleur dans sa coque de feuilles, inspirait au pauvreThaddée des voluptés mystérieuses et pleines qui s'épanouissaient au fond de son cœur, sans quejamais lamoindre trace en parût sur son visage.Comment, depuis cinqmois, la comtesse eût-elleaperçulecapitaine?ilsecachaitd'elleendérobantlesoinqu'ilmettaitàl'éviter.Rienneressembleplusàl'amourdivinquel'amoursansespoir.Unhommenedoit-ilpasavoirunecertaineprofondeurdans le cœur pour se dévouer dans le silence et dans l'obscurité?Cette profondeur, où se tapit unorgueil de père et deDieu, contient le culte de l'amour pour l'amour, comme le pouvoir pour lepouvoirfutlemotdelaviedesjésuites,avaricesublimeencequ'elleestconstammentgénéreuseetmodeléeenfinsurlamystérieuseexistencedesprincipesdumonde.L'Effet,n'est-cepaslaNature?etlaNatureestenchanteresse,elleappartientàl'homme,aupoëte,aupeintre,àl'amant;maislaCausen'est-elle pas, aux yeux de quelques âmes privilégiées et pour certains penseurs gigantesques,supérieure à la Nature? La Cause, c'est Dieu. Dans cette sphère des causes vivent les Newton, lesLaplace, lesKepler, lesDescartes, lesMalebranche, lesSpinosa, lesBuffon, lesvraispoètes et lessolitairesdusecondâgechrétien,lessainteThérèsedel'Espagneetlessublimesextatiques.Chaquesentiment humain comporte des analogies avec cette situation où l'esprit abandonne l'Effet pour laCause,etThaddéeavaitatteintàcettehauteuroùtoutchanged'aspect.Enproieàdesjoiesdecréateurindicibles,Thaddéeétaitenamourcequenousconnaissonsdeplusgranddanslesfastesdugénie.

—Non,ellen'estpasentièrementtrompée,sedisait-ilensuivantlafuméedesapipe.Ellepourraitme brouiller sans retour avec Adam si elle me prenait en grippe; et si elle coquettait pour me

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tourmenter,quedeviendrais-je?

La fatuité de cette dernière supposition était si contraire au caractèremodeste et à l'espèce detimiditégermaniqueducapitaine,qu'ilsegourmandadel'avoireueetsecoucharésolud'attendrelesévénementsavantdeprendreunparti.

Le lendemain, Clémentine déjeuna très-bien sans Thaddée, et sans s'apercevoir de sonmanqued'obéissance.Celendemainsetrouvasonjourderéception,qui,chezelle,comportaitunesplendeurroyale.Ellenefitpasattentionà l'absenceducapitainesurqui roulaient lesdétailsdeces journéesd'apparat.

—Bon!sedit-ilenentendantleséquipagess'enallersurlesdeuxheuresdumatin,lacomtessen'aeuqu'unefantaisieouunecuriositédeParisienne.

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Le capitaine reprit donc ses allures ordinaires pour un moment dérangées par cet incident.Détournéeparlespréoccupationsdelavieparisienne,ClémentineparutavoiroubliéPaz.Pense-t-on,eneffet,quecesoitpeudechosequederégnersurcetinconstantParis?Croirait-on,parhasard,qu'àcejeusuprêmeonrisqueseulementsafortune?Leshiverssontpourlesfemmesàlamodecequefutjadisunecampagnepourlesmilitairesdel'empire.Quelleœuvred'artetdegéniequ'unetoiletteouunecoiffuredestinéesàfairesensation!Unefemmefrêleetdélicategardesonduretbrillantharnaisdefleursetdediamants,desoieetd'acier,deneufheuresdusoiràdeuxetsouventtroisheuresdumatin. Ellemange peu pour attirer le regard sur une taille fine; à la faim qui la saisit pendant lasoirée,elleopposedes tassesde thédébilitantes,desgâteauxsucrés,desglaceséchauffantesoudelourdestranchesdepâtisseries.L'estomacdoitseplierauxordresdelacoquetterie.Leréveilalieutrès-tard.Toutestalorsencontradictionaveclesloisdelanature,etlanatureestimpitoyable.Apeinelevée,unefemmeàlamoderecommenceunetoilettedumatin,penseàsatoilettedel'après-midi.N'a-t-ellepasàrecevoir,àfairedesvisites,àallerauboisàchevalouenvoiture?Nefaut-ilpastoujourss'exercer aumanège des sourires, se tendre l'esprit à forger des compliments qui ne paraissent nicommunsnirecherchés?Ettouteslesfemmesn'yréussissentpas.Étonnez-vousdonc,envoyantunejeunefemmequelemondeareçuefraîche,delaretrouvertroisansaprèsflétrieetpassée.Apeinesixmoispassésàlacampagneguérissent-ilslesplaiesfaitesparl'hiver?Onn'entendaujourd'huiparlerque de gastrites, de maux étranges, inconnus d'ailleurs aux femmes occupées de leurs ménages.Autrefoislafemmesemontraitquelquefois;aujourd'hui,elleesttoujoursenscène.Clémentineavaitàlutter:oncommençaitàlaciter,etdanslessoinsexigésparcettebatailleentreelleetsesrivales,àpeineyavait-ilplacepourl'amourdesonmari.Thaddéepouvaitbienêtreoublié.

Cependant un mois après, au mois de mai, quelques jours avant de partir pour la terre deRonquerolles, en Bourgogne, au retour du bois, elle aperçut, dans la contre-allée des Champs-Élysées,Thaddéemisavecrecherche,s'extasiantàvoirsacomtessebelledanssacalèche,leschevauxfringants,leslivréesétincelantes,enfinsoncherménageadmiré.

—Voilàlecapitaine,dit-elleàsonmari.

—Commeilestheureux!réponditAdam.Voilàsesfêtes!Iln'yapasd'équipagemieuxtenuquelenôtre,etiljouitdevoirtoutlemondeenviantnotrebonheur.Ah!tuleremarquespourlapremièrefois,maisilestlàpresquetouslesjours.

—Aquoipeut-ilpenser?ditClémentine.

—Ilpenseencemomentquel'hiveracoûtébiencheretquenousallonsfairedeséconomiescheztonvieiloncleRonquerolles,réponditAdam.

Lacomtesseordonnad'arrêterdevantPazet lefitasseoiràcôtéd'elledanslacalèche.Thaddéedevintrougecommeunecerise.

—Jevaisvousempester,dit-il,jeviensdefumerdescigares.

—Adamnem'empeste-t-ilpas!répondit-ellevivement.

—Oui,maisc'estAdam,répliqualecapitaine.

—EtpourquoiThaddéen'aurait-ilpaslesmêmespriviléges?ditlacomtesseensouriant.

Ce divin sourire eut une force qui triompha des héroïques résolutions de Paz; il regardaClémentineavectoutlefeudesonâmedanssesyeux,maistempéréparletémoignageangéliquede

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sa reconnaissance,à lui,hommequinevivaitqueparce sentiment.Lacomtesse secroisa lesbrasdans sonchâle, s'appuyapensive sur les coussins eny froissant lesplumesde son joli chapeau, etarrêta ses yeux sur les passants. Cet éclair d'une âme grande et jusque-là résignée attaqua sasensibilité.Quelétaitaprèstoutàsesyeuxlemérited'Adam?N'est-ilpasnatureld'avoirducourageetdelagénérosité?Maislecapitaine!.....Thaddéepossédaitdeplusqu'Adamouparaissaitposséderuneimmense supériorité. Quelles funestes pensées saisirent la comtesse en observant de nouveau lecontraste de la belle nature si complète qui distinguait Thaddée et de cette grêle nature qui, chezAdam,indiquaitladégénérescenceforcéedesfamillesaristocratiquesassezinsenséespourtoujourss'allier entre elles? Ces pensées, le diable seul les connut; car la jeune femme demeura les yeuxpenseursmaisvagues,sansriendirejusqu'àl'hôtel.

—Vous dînez avec nous, autrement jeme fâcherais de ce que vousm'avez désobéi, dit-elle enentrant.VousêtesThaddéepourmoicommepourAdam.Jesais lesobligationsquevous luiavez,maisjesaisaussitoutescellesquenousvousavons.Pourdeuxmouvementsdegénérosité,quisontsinaturels,vousêtesgénéreuxàtouteheureettouslesjours.Monpèrevientdîneravecnous,ainsiquemon oncle Ronquerolles etma tante de Sérizy, habillez-vous, dit-elle en prenant lamain qu'il luitendaitpourl'aideràdescendredevoiture.

Thaddée monta chez lui pour s'habiller, le cœur à la fois heureux et comprimé par untremblementhorrible.Ildescenditauderniermomentetrejouapendantledînersonrôledemilitaire,bonseulementàremplirlesfonctionsd'unintendant.MaiscettefoisClémentinenefutpasladupedePaz, dont le regard l'avait éclairée. Ronquerolles, l'ambassadeur le plus habile après le prince deTalleyrandetquiservitsibiendeMarsaypendantsoncourtministère,futinstruitparsaniècedelahautevaleurducomtePaz,quisefaisaitsimodestementl'intendantdesonamiMitgislas.

—Etcommentest-celapremièrefoisquejevoislecomtePaz?ditlemarquisdeRonquerolles.

—Eh!ilestsournoisetcachottier,réponditClémentineenlançantunregardàPazpourluidiredechangersamanièred'être.

Hélas!ilfautl'avouer,aurisquederendrelecapitainemoinsintéressant,Paz,quoiquesupérieuràsonamiAdam,n'étaitpasunhommefort.Sasupérioritéapparente,illadevaitaumalheur.Danssesjoursdemisèreetd'isolement,àVarsovie,illisait,ils'instruisait,ilcomparaitetméditait;maisledonde création qui fait le grand homme, il ne le possédait point, et peut-il jamais s'acquérir? Paz,uniquement grand par le cœur, allait alors au sublime; mais dans la sphère des sentiments, plushomme d'action que de pensées, il gardait sa pensée pour lui. Sa pensée ne servait alors qu'à luirongerlecœur.Etqu'est-ced'ailleursqu'unepenséeinexprimée!

SurlemotdeClémentine,lemarquisdeRonquerollesetsasœuréchangèrentunsingulierregardensemontrantleurnièce,lecomteAdametPaz.Cefutunedecesscènesrapidesquin'ontlieuqu'enItalie et àParis.Dans cesdeuxendroitsdumonde, toutes les cours exceptées, lesyeux saventdireautant de choses. Pour communiquer à l'œil toute la puissance de l'âme, lui donner la valeur d'undiscours, y mettre un poème ou un drame d'un seul coup, il faut ou l'excessive servitude oul'excessive liberté. Adam, lemarquis de Rouvre et la comtesse n'aperçurent point cette lumineuseobservationd'unevieillecoquetteetd'unvieuxdiplomate:maisPaz,cechienfidèle,encomprit lesprophéties.Ce fut, remarquez-le, l'affairededeuxsecondes.Vouloirpeindre l'ouraganqui ravageal'âmeducapitaine,ceseraitêtretropdiffusparletempsquicourt.

—Quoi!déjàlatanteetl'onclecroientquejepuisêtreaimé.Maintenantmonbonheurnedépend

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plusquedemonaudace?EtAdam!...

L'Amour idéal et leDésir, tous deux aussi puissants que laReconnaissance et l'Amitié, s'entre-choquèrent, et l'Amour l'emporta pour un moment. Ce pauvre admirable amant voulut avoir sajournée!Pazdevint spirituel, ilvoulutplaire, et raconta l'insurrectionpolonaiseàgrands traits surune explication demandée par le diplomate. Paz vit alors, au dessert, Clémentine suspendue à seslèvres, leprenantpourunhéros,etoubliantqu'Adam,aprèsavoir sacrifié le tiersdeson immensefortune,avaitencouru leschancesde l'exil.Aneufheures, lecafépris,madamedeSérizybaisasanièceaufrontenluiserrantlamain,etemmenad'autoritélecomteAdamenlaissantlesmarquisduRouvreetdeRonquerolles,qui,dixminutesaprès,s'enallèrent.PazetClémentinerestèrentseuls.

—Jevaisvouslaisser,madame,ditThaddée,carvouslesrejoindrezàl'Opéra.

—Non,répondit-elle,ladansenemeplaîtpas;etl'ondonnecesoirunballetdétestable,laRévolteauSérail.

Unmomentdesilence.

—Ilyadeuxans,Adamn'yseraitpasallésansmoi!reprit-ellesansregarderPaz.

—Ilvousaimeàlafolie...réponditThaddée.

—Eh! c'est parce qu'il m'aime à la folie qu'il ne m'aimera peut-être plus demain, s'écria lacomtesse.

—LesParisiennessontinexplicables,ditThaddée.Quandellessontaiméesàlafolie,ellesveulentêtreaiméesraisonnablement;etquandonlesaimeraisonnablement,ellesvousreprochentdenepassavoiraimer.

—Etellesonttoujoursraison,Thaddée,reprit-elleensouriant.JeconnaisbienAdam,jeneluienveuxpoint:ilestlégeretsurtoutgrandseigneur,ilseratoujourscontentdem'avoirpoursafemmeetnemecontrarierajamaisdansaucundemesgoûts;mais...

—Quelestlemariageoùiln'yapasdemais?dittoutdoucementThaddéeentâchantdedonnerunautrecoursauxpenséesdelacomtesse.

L'hommelemoinsavantageuxauraiteupeut-êtrelapenséequifaillitrendrecetamoureuxfouetquevoici:—Sijeneluidispasquejel'aime,jesuisunimbécile!seditlecapitaine.

Ilrégnaitentreeuxundecesterriblessilencesquicrèventdepensées.LacomtesseexaminaitPazendessous,demêmequePazlacontemplaitdanslaglace.Ens'enfonçantdanssabergèreenhommerepuquidigère,unvraigestedemarioudevieillardindifférent,Pazcroisasesmainssursonventre,fitpasserrapidementetmachinalementsespoucesl'unsurl'autre,etregardalefeubêtement.

—Mais dites-moi donc du bien d'Adam!... s'écria Clémentine. Dites-moi que ce n'est pas unhommeléger,vousquileconnaissez!

Cecrifutsublime.

—Voicidonclemomentvenud'éleverentrenousdesbarrièresinsurmontables,pensalepauvrePazenconcevantunhéroïquemensonge.

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—Dubien?...reprit-il,jel'aimetrop,vousnemecroiriezpoint.Jesuisincapabledevousendiredumal.Ainsi...monrôle,madame,estbiendifficileentrevousdeux.

ClémentinebaissalatêteetregardaleboutdessouliersvernisdePaz.

—VousautresgensduNord,vousn'avezque lecouragephysique,vousmanquezdeconstancedansvosdécisions,dit-elleenmurmurant.

—Qu'allez-vousfaireseule,madame?réponditPazenprenantunaird'ingénuitéparfait.

—Vousnemetenezdoncpascompagnie?

—Pardonnez-moidevousquitter...

—Comment!oùallez-vous?

—JevaisauCirque,ilouvreauxChamps-Élyséescesoir,etjenepuisymanquer...

—Etpourquoi?ditClémentineenl'interrogeantparunregardàdemicolère.

—Faut-ilvousouvrirmoncœur,reprit-ilenrougissant,vousconfiercequejecacheàmoncherAdam,quicroitquejen'aimequelaPologne.

—Ah!unsecretcheznotrenoblecapitaine?

—Uneinfamiequevouscomprendrezetdelaquellevousmeconsolerez.

—Vous,infâme?...

—Oui,moi, comte Paz, je suis amoureux fou d'une fille qui courait la France avec la familleBouthor, des gens qui ont un cirque à l'instar de celui de Franconi, mais qui n'exploitent que lesfoires!Jel'aifaitengagerparledirecteurduCirque-Olympique.

—Elleestbelle?ditlacomtesse.

—Pourmoi, reprit-ilmélancoliquement.Malaga, tel est son nom de guerre, est forte, agile etsouple.Pourquoijelapréfèreàtouteslesfemmesdumonde?...envérité!jenesauraisledire.Quandjelavois,sescheveuxnoirsretenusparunbandeaudesatinbleuflottantsursesépaulesolivâtresetnues, vêtue d'une tunique blanche à bordure dorée et d'unmaillot en tricot de soie qui en fait unestatuegrecquevivante,lespiedsdansdeschaussonsdesatinéraillé,passantdesdrapeauxàlamain,aux sons d'unemusiquemilitaire, à travers un immense cerceau dont le papier se déchire en l'air,quandlechevalfuitaugrandgalop,etqu'elleretombeavecgrâcesurlui,applaudie,sansclaqueurs,partoutunpeuple...ehbien!çam'émeut?

—Plusqu'unebellefemmeaubal?...ditClémentineavecunesurpriseprovoquante.

—Oui, réponditPazd'unevoixétranglée.Cette admirableagilité, cettegrâceconstantedansunconstantpérilmeparaissentleplusbeautriomphed'unefemme...Oui,madame,RacheletlaDorval,laCintietlaMalibran,laGrisietlaTaglioni,laPastaetl'Essler,toutcequirègneourégnasurlesplanchesnemesemblepasdignededélierlescothurnesdeMalagaquisaitdescendreetremontersurunchevalaugrandissimegalop,quiseglissedessousàgauchepourremonteràdroite,quivoltigecommeunfeufolletblancautourdel'animalleplusfougueux,quipeutsetenirsurlapointed'unseulpiedettomberassiselespiedspendantssurledosdecechevaltoujoursaugalop,etqui,enfin,debout

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sur le coursier sans bride, tricote des bas, casse desœufs ou fricasse une omelette à la profondeadmiration du peuple, du vrai peuple, les paysans et les soldats!A la parade, jadis cette délicieuseColombine portait des chaises sur le bout de son nez, le plus joli nez grec que j'aie vu.Malaga,madame,estl'adresseenpersonne.D'uneforceherculéenne,ellen'abesoinquedesonpoingmignonou de son petit pied pour se débarrasser de trois ou quatre hommes. C'est enfin la déesse de lagymnastique.

—Elledoitêtrestupide....

—Oh!repritPaz,amusantecommel'héroïnedePéverilduPic! InsouciantecommeunBohême,elledittoutcequiluipasseparlatête,ellesesouciedel'avenircommevouspouvezvoussoucierdessous que vous jetez à un pauvre, et il lui échappe des choses sublimes. Jamais on ne lui prouveraqu'unvieuxdiplomatesoitunbeaujeunehomme,etunmillionne laferaitpaschangerd'avis.Sonamour est pour un homme une flatterie perpétuelle.D'une santé vraiment insolente, ses dents sonttrente-deuxperlesd'unorientdélicieuxetenchâsséesdansuncorail.Sonmufle,elleappelleainsi lebasdesafigure,a,selonl'expressiondeShakspeare,laverdeur,lasaveurd'unmuseaudegénisse.Etça donne de cruels chagrins! Elle estime de beaux hommes, des hommes forts, des Adolphe, desAuguste, des Alexandre, des bateleurs et des paillasses. Son instructeur, un affreux Cassandre, larouaitdecoups,etilenafalludesmillierspourluidonnersasouplesse,sagrâce,sonintrépidité.

—VousêtesivredeMalaga!ditlacomtesse.

—Elle ne se nommeMalaga que sur l'affiche, dit Paz d'un air piqué. Elle demeure rue Saint-Lazare, dans un petit appartement au troisième, dans le velours et la soie, et vit là comme uneprincesse.Elleadeuxexistences,savieforaineetsaviedejoliefemme.

—Etvousaime-t-elle?

—Ellem'aime... vous allez rire... uniquement parce que je suis Polonais! Elle voit toujours lesPolonaisd'aprèslagravuredePoniatowskisautantdansl'Elster,carpourtoutelaFrancel'Elster,oùilest impossiblede senoyer,estun fleuve impétueuxquiaengloutiPoniatowski...Aumilieude toutcela,jesuisbienmalheureux,madame...

UnelarmederagequicouladanslesyeuxdeThaddéeémutClémentine.

—Vousaimezl'extraordinaire,vousautreshommes!

—Etvousdonc?fitThaddée.

—Je connais si bien Adam que je suis sûre qu'il m'oublierait pour quelque faiseuse de tourscommevotreMalaga.Maisoùl'avez-vousvue?

—A Saint-Cloud, au mois de septembre dernier, le jour de la fête. Elle était dans le coin del'échafaud couvert de toiles où se font les parades. Ses camarades, tous en costumes polonais,donnaientuneffroyablecharivari.Jel'aiaperçuemuette,silencieuse,etj'aicrudevinerdespenséesdemélancoliechezelle.N'yavait-ilpasdequoipourunefilledevingtans?Voilàcequim'atouché.

Lacomtesseétaitdansuneposedélicieuse,pensive,quasitriste.

—Pauvre,pauvreThaddée!s'écria-t-elle.Etavec labonhomiede lavéritablegrandedame,elleajoutanonsansunsourirefin:—Allez,allezauCirque!

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Thaddéeluipritlamain,laluibaisaenylaissantunelarmechaude,etsortit.Aprèsavoirinventésapassionpouruneécuyère,ildevaitluidonnerquelqueréalité.Danssonrécit, iln'yavaitdevraiquelemomentd'attentionobtenuparl'illustreMalaga,l'écuyèredelafamilleBouthor,àSaint-Cloud,etdont lenomvenaitdefrappersesyeuxlematindansl'afficheduCirque.Lepaillasse,gagnéparune seule pièce de cent sous, avait dit à Paz que l'écuyère était un enfant trouvé, volé peut-être.ThaddéealladoncauCirqueet revit labelle écuyère.Moyennantdix francs,unpalefrenier,qui làremplace les habilleuses du théâtre, lui apprit que Malaga se nommait Marguerite Turquet, etdemeuraitruedesFossés-du-Temple,àuncinquièmeétage.

Lelendemain,lamortdansl'âme,PazserenditaufaubourgduTempleetdemandamademoiselleTurquet,pendantl'étéladoubluredelaplusillustreécuyèreduCirque,etcomparseauthéâtrependantl'hiver.

—Malaga! cria la portière en se précipitant dans lamansarde, un beaumonsieur pour vous! ilprend des renseignements auprès de Chapuzot qui le fait droguer pour me donner le temps det'avertir.

—Merci,mameChapuzot;maisquepensera-t-ilenmevoyantrepassermarobe?

—Ahbah!quandonaime,onaimetoutdesonobjet.

—Est-ceunAnglais?ilsaimentleschevaux!

—Non,ilmefaitl'effetd'êtreunEspagnol.

—Tantpis!onditlesEspagnolsdansladébine...Restezdoncavecmoi,mameChapuzot,jen'auraipasl'aird'uneabandonnée...

—Quedemandez-vous,monsieur?ditàThaddéelaportièreenouvrantlaporte.

—MademoiselleTurquet.

—Mafille,réponditlaportièreensedrapant,voiciquelqu'unquivousréclame.

Unecordesurlaquelleséchaitdulingedécoiffalecapitaine.

—Quedésirez-vous,monsieur?ditMalagaenramassantlechapeaudePaz...

—JevousaivueauCirque,vousm'avezrappeléunefillequej'aiperdue,mademoiselle;etparattachementpourmonHéloïseàquivousressemblezd'unemanièrefrappante,jeveuxvousfairedubien,sitoutefoisvouslepermettez.

—Comment donc! mais asseyez-vous donc, général, dit madame Chapuzot. On n'est pas plushonnête...niplusgalant.

—Jenesuispasungalant,machèredame,fitPaz,jesuisunpèreaudésespoirquiveutsetromperparuneressemblance.

—Ainsi je passerai pour votre fille? ditMalaga très-finement et sans soupçonner la profondevéracitédecetteproposition.

—Oui, dit Paz, je viendrai vous voir quelquefois, et pour que l'illusion soit complète, je vouslogeraidansunbelappartement,richementmeublé...

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—J'auraidesmeubles?ditMalagaenregardantlaChapuzot.

—Etdesdomestiques,repritPaz,ettoutesvosaises.

Malagaregardal'étrangerendessous.

—Dequelpaysestmonsieur?

—JesuisPolonais.

—J'acceptealors,dit-elle.

Pazsortitenpromettantderevenir.

—Envoilàunesévère!ditMargueriteTurquetenregardantmadameChapuzot.Maisj'aipeurquecethommeneveuillem'amadouerpourréaliserquelquefantaisie.Bah!jemerisque.

Un mois après cette bizarre entrevue, la belle écuyère habitait un appartement délicieusementmeublé par le tapissier du comteAdam, car Paz voulut faire causer de sa folie à l'hôtelLaginski.Malaga, pour qui cette aventure fut un rêve des Mille et une Nuits, était servie par le ménageChapuzot,àlafoissesconfidentsetsesdomestiques.LesChapuzotetMargueriteTurquetattendaientundénouement quelconque;mais après un trimestre, niMalagani laChapuzot ne surent commentexpliquerlecapriceducomtepolonais.Pazvenaitpasseruneheureàpeuprèsparsemaine,pendantlaquelle il restait dans le salon sansvouloir jamais aller ni dans le boudoir deMalaga, ni dans sachambre,où jamais iln'entra,malgré lesplushabilesmanœuvresde l'écuyèreetdesChapuzot.Lecomtes'informaitdespetitsévénementsquinuançaientlaviedelabaladine,etchaquefoisillaissaitdeuxpiècesdequarantefrancssurlacheminée.

—Ilal'airbienennuyé,disaitmadameChapuzot.

—Oui,répondaitMalaga,cethommeestfroidcommeverglas...

—Maisilestbonenfanttoutdemême,s'écriaitChapuzotheureuxdesevoirhabillétoutendrapbleud'Elbeuf,etsemblableàquelquegarçondebureaud'unministère.

Par sonoffrandepériodique,Paz constituait àMargueriteTurquetune rentede trois cent vingtfrancs parmois.Cette somme, jointe à sesmaigres appointements duCirque, lui fit une existencesplendide en comparaison de sa misère passée. Il se répéta d'étranges récits au Cirque entre lesartistessurlebonheurdeMalaga.Lavanitédel'écuyèrelaissaporteràsoixantemillefrancslessixmillefrancsquesonappartementcoûtaitauprudentcapitaine.Audiredesclownsetdescomparses,Malaga mangeait dans l'argent. Elle venait d'ailleurs au Cirque avec de charmants burnous, descachemires, de délicieuses écharpes. Enfin, le Polonais était la meilleure pâte d'homme qu'uneécuyèrepûtrencontrer:pointtracassier,pointjaloux,laissantàMalagatoutesaliberté.

—Ilyadesfemmesquisontbienheureuses!disaitlarivaledeMalaga.Cen'estpasàmoi,quisaisfairelegrandécart,àquipareillechosearriverait.

Malagaportaitdejolisbibis,faisaitparfoissatête(admirableexpressionpopulaire)envoiture,auboisdeBoulogne,où la jeunesseélégante commençait à la remarquer.Enfin,oncommençait àparlerdeMalagadanslemondeinterlopedesfemmeséquivoques,etl'onyattaquaitsonbonheurpardescalomnies.Onladisaitsomnambule,etlePolonaispassaitpourunmagnétiseurquicherchaitlapierrephilosophale.Quelquesproposbeaucoupplus envenimésquecelui-là rendirentMalagaplus

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curieusequePsyché;ellelesrapportatoutenpleurantàPaz.

—Quandj'enveuxàunefemme,dit-elleen terminant, jene lacalomniepas, jeneprétendspasqu'onlamagnétisepourytrouverdespierres;jedisqu'elleestbossue,etjeleprouve.Pourquoimecompromettez-vous?

Pazgarda lepluscruel silence.LaChapuzot finitpar savoir lenomet le titredeThaddée;elleappritàl'hôtelLaginskideschosespositives:Pazétaitgarçon,onneluiconnaissaitdefillemortenienPolognenienFrance.Malaganeputalorssedéfendred'unsentimentdeterreur.

—Monenfant,ditlaChapuzot,cemonstre-là...

Un homme qui se contentait de regarder d'une façon sournoise—en dessous,—sans oser seprononcersurrien,—sansavoirdeconfiance,—unebellecréaturecommeMalaga,danslesidéesdelaChapuzot,devaitêtreunmonstre.

—Cemonstre-làvousapprivoisepourvousameneràquelquechosed'illégal,decriminel!...DieudeDieu, si vous alliez à la cour d'assises, ou, ce quime fait frémir de la tête aux pieds, que j'entremblerienqued'enparler,àlacorrectionnelle!...qu'onvousmetdanslesjournaux....Moi,savez-vousàvotreplacecequejeferais?Ehbien!n'àvotreplace,jepréviendrais,pourmasûreté,lapolice.

Parunjouroùlesplusfollesidéesfermentèrentdansl'espritdeMalaga,quandPazmitsespiècesd'or sur le velours de la cheminée, elle prit l'or et lui jeta au nez en lui disant:—Je ne veux pasd'argentvolé.

Lecapitainedonnal'orauxChapuzotetnerevintplus.Clémentinepassaitalorslabellesaisonàlaterredesononcle,lemarquisdeRonquerolles,enBourgogne.QuandlatroupeduCirquenevitplusThaddéeàsaplace,ilsefitunerumeurparmilesartistes.Lagrandeurd'âmedeMalagafuttraitéedebêtiseparlesuns,definesseparlesautres.LaconduiteduPolonais,expliquéeauxfemmeslesplushabiles, parut inexplicable. Thaddée reçut dans une seule semaine trente-sept lettres de femmeslégères.Heureusementpourlui,sonétonnanteréserven'allumapasd'autrescuriositésetrestal'objetdescauseriesdumondeinterlope.

Deux mois après, la belle écuyère, criblée de dettes, écrivit au comte Paz cette lettre que lesdandiesontregardéedansletempscommeunchef-d'œuvre:

«Vous,quej'oseencoreappelermonami,aurez-vouspitiédemoiaprèscequis'estpasséetquevousavezsimal interprété?Toutcequiapuvousblesser,moncœur ledésavoue.Si j'aiétéassezheureusepourquevous trouviezducharmeà resterauprèsdemoicommevous faisiez, revenez....autrement,jetomberaidansledésespoir.Lamisèreestdéjàvenue,etvousnesavezpastoutcequ'elleamènedechosesbêtes.Hier, j'ai vécu avecunharengdedeux sous et un soude pain.Est-ce là ledéjeunerdevotreamante?Jen'aipluslesChapuzot,quiparaissaientm'êtresidévoués!Votreabsenceaeupoureffetdemefairevoirlefonddesattachementshumains...Unchienqu'onanourrinenousquitteplus!Unhuissierquiafaitlesourd,atoutsaisiaunomdupropriétaire,quin'apasdecœur,etdubijoutier,quineveutpasattendreseulementdixjours;car,avecvotreconfianceàvousautres,lecrédits'enva!Quellepositionpourdesfemmesquin'ontquedelajoieàsereprocher!Monami,j'aiportéchezma tante tout ce qui avait de la valeur; je n'ai plus rien que votre souvenir, et voilà lamauvaisesaisonquiarrive.Pendantl'hiverjesuissansfeux,puisqu'onnejouequedesmimodramesau boulevard, où je n'ai presque rien à faire que des bouts de rôle qui neposent pas une femme.

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Commentavez-vouspuvousméprendreàlanoblessedemessentimentsenversvous,carenfinnousn'avonspasdeuxmanièresd'exprimernotre reconnaissance?Vousquiparaissiezsi joyeuxdemonbien-être, commentm'avez-vouspu laisser dans la peine?O!mon seul ami sur terre, avant d'allerrecommencer à courir les foires avec le cirque Bouthor, car je gagnerai au moins ma vie ainsi,pardonnez-moid'avoirvoulusavoirsijevousaiperdupourtoujours.Sijevenaisàpenseràvousaumomentoùjesautedanslecercle,jesuiscapabledemecasserlesjambesenperdantuntemps!Quoiqu'ilensoit,vousavezàvouspourlavie

»MARGUERITETURQUET .»

—Cettelettre-là,seditThaddéeenéclatantderire,vautmesdixmillefrancs!

Clémentine arriva le lendemain, et, le lendemain, Paz la revit plus belle, plus gracieuse quejamais.Aprèsledîner,pendantlequellacomtesseeutunairdeparfaiteindifférencepourThaddée,ilsepassadanslesalon,aprèsledépartducapitaine,unescèneentrelecomteetsafemme.Enayantl'airdedemanderconseilàAdam,Thaddéeluiavaitlaissé,commeparmégarde,lalettredeMalaga.

—PauvreThaddée!ditAdamàsafemmeaprèsavoirvuPazs'esquivant.Quelmalheurpourunhommesidistinguéd'êtrelejouetd'unebaladinedudernierordre!Ilyperdratout,ils'avilira,ilnesera plus reconnaissable dans quelque temps. Tenez, ma chère, lisez, dit le comte en tendant à safemmelalettredeMalaga.

Clémentinelutlalettre,quisentaitletabac,etlajetaparungestededégoût.

—Quelqueépaisquesoitlebandeauqu'ilasurlesyeux,ilseserasansdouteaperçudequelquechose,ditAdam.Malagaluiaurafaitdestraits.

—Etilyretourne!ditClémentine,etilpardonnera!Cen'estquepourceshorriblesfemmes-làquevousavezdel'indulgence!

—Ellesenonttantbesoin!ditAdam.

—Thaddéeserendaitjustice...enrestantchezlui,reprit-elle.

—Oh!monange,vousallezbienloin,ditlecomtequid'abordenchantéderabaissersonamiauxyeuxdesafemmenevoulaitpaslamortdupécheur.

Thaddée,quiconnaissaitbienAdam,luiavaitdemandéleplusprofondsecret:ilavaitparlépourfaireexcusersesdissipationsetpriersonamideluilaisserprendreunmillierd'écuspourMalaga.

—C'estunhommequiaunfiercaractère,repritAdam.

—Commentcela?

—Mais ne pas avoir dépensé plus de dix mille francs pour elle, et se faire relancer par unepareillelettreavantdeluiporterdequoipayersesdettes!PourunPolonais,mafoi!...

—Maisilpeutteruiner,ditClémentineavecletonaigredelaParisiennequandelleexprimesadéfiancedechatte.

—Oh!Jeleconnais,réponditAdam,ilnoussacrifieraitMalaga.

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—Nousverrons,repritlacomtesse.

—S'illefallaitpoursonbonheur,jen'hésiteraispasàluidemanderdelaquitter.Constantinm'aditquependantletempsdeleurliaison,Paz,jusqu'alorssisobre,estquelquefoisrentrétrès-étourdi...s'ilselaissaitentraînerdansl'ivresse,jeseraisaussichagrinques'ils'agissaitdemonenfant.

—Nem'enditespasdavantage,s'écrialacomtesseenfaisantunautregestededégoût.

Deuxjoursaprès,lecapitaineaperçutdanslesmanières,danslesondevoix,danslesyeuxdelacomtesse,lesterribleseffetsdel'indiscrétiond'Adam.Leméprisavaitcreusésesabîmesentrecettecharmante femme et lui. Aussi tomba-t-il dès lors dans une profondemélancolie, rongé par cettepensée:Tut'esrendutoi-mêmeindigned'elle!Lavieluidevintpesante,leplusbeausoleilfutgrisâtreàsesyeux.Néanmoins,iltrouvasouscesflotsdedouleursamèresdesmomentsdejoie:ilputalorsse livrer sansdanger à son admirationpour la comtesse, qui ne fit plus lamoindre attention à luiquand,danslesfêtes,tapidansuncoin,muet,maistoutyeuxettoutcœur,ilneperdaitpasunedesesposes,pasundeseschantsquandellechantait.Ilvivaitenfindecettebellevie,ilpouvaitpanserlui-même le cheval qu'elle allaitmonter, se dévouer à l'économie de cette splendidemaison, pour lesintérêtsdelaquelleilredoubladedévouement.Cesplaisirssilencieuxfurentensevelisdanssoncœurcommeceuxdelamèredontl'enfantnesaitjamaisrienducœurdesamère;carest-celesavoirqued'enignorerquelquechose?N'était-cepasplusbeauquelechasteamourdePétrarquepourLaure,quisesoldaitendéfinitiveparuntrésordegloireetparletriomphedelapoésiequ'elleavaitinspirée?La sensationded'Assasmourantn'est-ellepas touteunevie?Cette sensation,Paz l'éprouvachaquejoursansmourir,maisaussisansleloyerdel'immortalité.Qu'ya-t-ildoncdansl'amourpourque,nonobstantcesdélicessecrètes,Pazfûtdévorédechagrins?Lareligioncatholiqueatellementgrandil'amour,qu'elleyamariépourainsidireindissolublementl'estimeetlanoblesse.L'amournevapassans les supériorités dont s'enorgueillit l'homme, et il est tellement rare d'être aimé quand on estméprisé, que Thaddéemourait des plaies qu'il s'était volontairement faites. S'entendre dire qu'ellel'aurait aimé et mourir?... le pauvre amoureux eût trouvé sa vie assez payée. Les angoisses de sasituation antérieure lui semblaient préférables à vivre près d'elle, en l'accablant de ses générositéssansêtreapprécié,compris.Enfin,ilvoulaitleloyerdesavertu!Ilmaigritetjaunit,iltombasibienmalade,dévoréparunepetitefièvre,que,pendantlemoisdejanvierilfutobligéderesteraulitsansvouloirconsulterdemédecin.LecomteAdamconçutdevivesinquiétudessursonpauvreThaddée.Lacomtesseeutalorslacruautédedireenpetitcomité:—Laissez-ledonc,nevoyez-vouspasqu'ilaquelque remords olympique? Cemot rendit à Thaddée le courage du désespoir, il se leva, sortit,essayadequelquesdistractionsetrecouvralasanté.Verslemoisdefévrier,AdamfituneperteassezconsidérableauJockey-Club,etcommeilcraignaitsafemme, ilvintprierThaddéedemettrecettesommesurlecomptedesesdissipationsavecMalaga.

—Qu'ya-t-ild'extraordinaireàcequecettebaladinet'aitcoûtévingtmillefrancs?Çaneregardequemoi:tandisquesilacomtessesavaitquejelesaiperdusaujeu,jebaisseraisdanssonestime;elleauraitdescraintespourl'avenir.

—Encorecela,donc!s'écriaThaddéeenlaissantéchapperunprofondsoupir.

—Ah!Thaddée,ceservice-lànousacquitteraitquandjeneseraispasdéjàtonredevable.

—Adam,tuaurasdesenfants,nejoueplus,ditlecapitaine.

—Malaga nous coûte encore vingt mille francs! s'écria la comtesse quelques jours après enapprenant lagénérositéd'AdamenversPaz.Dixmilleauparavant, en tout trentemille!quinzecents

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francsderente, leprixdema logeauxItaliens, la fortunedebiendesbourgeois...Oh!vousautresPolonais,disait-elleencueillantdesfleursdanssabelleserre,vousêtesincroyables.Tun'espasplusfurieuxqueça?

—CepauvrePaz...

—Ce pauvre Paz, pauvre Paz, reprit-elle en interrompant, à quoi nous est-il bon? Je vais memettre à la tête de la maison, moi! Tu lui donneras les cent louis de rentes qu'il a refusés, et ils'arrangeracommeill'entendavecleCirque-Olympique.

—Il nous est bienutile, il nous a certes économiséplusdequarantemille francsdepuis un an.Enfin, cher ange, il nous a placé centmille francs chezRothschild, et un intendant nous les auraitvolés...

Clémentine se radoucit,mais ellen'en futpasmoinsdurepourThaddée.Quelques joursaprès,ellepriaPazdevenirdansceboudoiroùunanauparavantelleavaitétésurpriseenlecomparantaucomte;cettefois,ellelereçutentête-à-têtesansyapercevoirlemoindredanger.

—Mon cher Paz, lui dit-elle avec la familiarité sans conséquence des grands envers leursinférieurs,sivousaimezAdamcommevousledites,vousferezunechosequ'ilnevousdemanderajamais,maisquemoi,safemme,jen'hésitepasàexigerdevous...

—Ils'agitdeMalaga,ditThaddéeavecuneprofondeironie.

—Ehbien!oui,dit-elle,sivousvoulezfinirvosjoursavecnous,sivousvoulezquenousrestionsbonsamis,quittez-la.Commentunvieuxsoldat...

—Jen'aiquetrente-cinqans,etpasuncheveublanc!

—Vous avez l'air d'en avoir, dit-elle, c'est la même chose. Comment un homme aussi boncalculateur,aussidistingué...

Ilyeutcelad'horriblequecemotfutditparelleavecuneintentionévidentederéveillerenluilanoblessed'âmequ'ellecroyaitéteinte.

—Aussi distingué que vous l'êtes, reprit-elle après une pause imperceptible que lui fit faire ungestedePaz,selaisseattrapercommeunenfant!VotreaventurearenduMalagacélèbre...Eh!bien,mononcleavoululavoir,etill'avue.Mononclen'estpasleseul,Malagareçoittrès-bientouscesmessieurs... Je vous ai cru l'âme noble... Fi donc! Voyons, sera-ce une si grande perte pour vousqu'ellenepuisseseréparer?

—Madame, si je connaissais un sacrifice à faire pour regagner votre estime, il serait bientôtaccompli;maisquitterMalagan'enestpasun...

—Dansvotreposition,voilàcequejediraissij'étaishomme,réponditClémentine.Ehbien!sijeprendscelapourungrandsacrifice,iln'yapasdequoisefâcher.

Pazsortitencraignantdecommettrequelquesottise, il sesentaitgagnerpardes idées folles. Ilallasepromeneraugrandair,légèrementvêtumalgrélefroid,sanspouvoiréteindrelesfeuxdesafaceetdesonfront.

—Jevousaicrul'âmenoble!Cesmots,illesentendaittoujours.—Etilyabientôtunan,sedisait-

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il,j'avaisàmoiseulbattulesRusses!Ilpensaitàlaisserl'hôtelLaginski,àdemanderduservicedansles spahis et à se faire tuer enAfrique;mais il fut arrêtéparunehorrible crainte.—Sansmoi,quedeviendront-ils? on les ruinerait bientôt. Pauvre comtesse! quelle horrible vie pour elle que d'êtreseulementréduiteàtrentemillelivresderentes!Allons,sedit-il,puisqu'elleestperduepourmoi,ducourage,etachevonsmonouvrage.

Chacunsaitquedepuis1830lecarnavalaprisàParisundéveloppementprodigieuxquilerendeuropéenetbienautrementburlesque,bienautrementaniméquelefeucarnavaldeVenise.Est-ceque,les fortunes diminuant outre mesure, les Parisiens auraient inventé de s'amuser collectivement,commeavecleursclubsilsfontdessalonssansmaîtressesdemaison,sanspolitesseetàbonmarché?Quoiqu'ilensoit,lemoisdemarsprodiguaitalorscesbalsoùladanse,lafarce,lagrossejoie,ledélire, les images grotesques et les railleries aiguisées par l'esprit parisien arrivent à des effetsgigantesques. Cette folie avait alors, rue Saint-Honoré, son Pandémonium, et dans Musard sonNapoléon,unpetithommefaitexprèspourcommanderunemusiqueaussipuissantequelafouleendésordre,etpourconduirelegalop,cetterondedusabbat,unedesgloiresd'Auber,carlegalopn'aeusa forme et sa poésie que depuis le grand galop deGustave. Cet immense final ne pourrait-il passervirdesymboleàuneépoqueoù,depuiscinquanteans,toutdéfileaveclarapiditéd'unrêve?Or,legraveThaddée,quiportaitunedivine image immaculéedanssoncœur,allaproposeràMalaga, lareinedesdansesdecarnaval,depasserunenuitaubalMusard,quandilsutquelacomtesse,déguiséejusqu'auxdents,devaitvenirvoir,avecdeuxautresjeunesfemmesaccompagnéesdeleursmaris,lecurieux spectacle d'un de ces balsmonstrueux. Lemardi-gras de l'année 1838, à quatre heures dumatin,lacomtesse,enveloppéed'undominonoiretassisesurlesgradinsd'undesamphithéâtresdecettesallebabylonienne,oùdepuisValentinodonnesesconcerts,vitdéfilerdanslegalopThaddéeenRobert-Macaireconduisantl'écuyèreencostumedesauvagesse,latêteharnachéedeplumescommeunchevaldusacre,etbondissantpar-dessuslesgroupes,envraifeufollet.

—Ah! ditClémentine à sonmari, vous autres Polonais, vous êtes des gens sans caractère.Quin'auraitpaseuconfianceenThaddée?Ilm'adonnésaparole,sanssavoirquejeseraisicivoyanttoutetn'étantpasvue.

Quelques jours après, elle eutPazàdîner.Après ledîner,Adam les laissa seuls, etClémentinegrondaThaddéedemanièreàluifairesentirqu'ellenelevoulaitplusaulogis.

—Oui,madame,dithumblementThaddée,vousavezraison, jesuisunmisérable, j'avaisdonnémaparole.Maisquevoulez-vous? j'avais remisàquitterMalagaaprès lecarnaval... Je serai franc,d'ailleurs:cettefemmeexerceuntelempiresurmoique...

—UnefemmequisefaitmettreàlaportedechezMusardparlessergentsdeville,etpourquelledanse!

—J'enconviens,jepassecondamnation,jequitteraivotremaison;maisvousconnaissezAdam.Sijevousabandonnelesrênesdevotrefortune,ilvousfaudradéployerbiendel'énergie.Sij'ailevicedeMalaga,jesaisavoirl'œilàvosaffaires,tenirvosgensetveillerauxmoindresdétails.Laissez-moidoncnevousquitterqu'aprèsvousavoirvueenétatdecontinuermonadministration.Vousavezmaintenant trois ansdemariage, et vous êtes à l'abri despremières foliesque fait faire la lunedemiel.LesParisiennes,etlesplustitrées,s'entendentaujourd'huitrès-bienàgouvernerunefortuneetunemaison...Ehbien!quandjeseraicertainmoinsdevotrecapacitéquedevotrefermeté,jequitteraiParis.

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—C'est leThaddéedeVarsovie et non leThaddéeduCirquequi parle, répondit-elle.Revenez-nousguéri.

—Guéri?... jamais, dit Paz les yeux baissés en regardant les jolis pieds de Clémentine. Vousignorez,comtesse,cequecettefemmeadepiquantetd'inattendudansl'esprit.Ensentantsoncouragefaillir,ilajouta:—Iln'yapasdefemmedumondeavecsesairsdemijauréequivaillecettefranchenaturedejeuneanimal...

—Lefaitestque jenevoudrais rienavoird'animal,dit lacomtesseen lui lançantunregarddevipèreencolère.

A compter de cette matinée, le comte Paz mit Clémentine au fait de ses affaires, se fit sonprécepteur, lui apprit les difficultés de la gestion de ses biens, le véritable prix des choses et lamanièredenepointselaissertropvolerparlesgens.EllepouvaitcomptersurConstantinetfairedelui son majordome. Thaddée avait formé Constantin. Au mois de mai, la comtesse lui parutparfaitementenétatdeconduiresafortune;carClémentineétaitdecesfemmesaucoupd'œiljuste,pleind'instinct,etchezquilegéniedelamaîtressedemaisonestinné.

CettesituationamenéeparThaddéeavectantdenatureleutunepéripétiehorriblepourlui,carsessouffrancesnedevaientpasêtreaussidoucesqu'ilselesfaisait.Cepauvreamantn'avaitpascomptélehasard pour quelque chose.Or,Adam tomba très-sérieusementmalade.Thaddée, au lieu de partir,servitdegarde-maladeàsonami.Ledévouementducapitainefutinfatigable.Unefemmequiauraiteude l'intérêt à déployer la longue-vuede laperspicacité, eût vudans l'héroïsmedu capitaineunesorte de punition que s'imposent les âmes nobles pour réprimer leurs mauvaises penséesinvolontaires;maislesfemmesvoienttoutounevoientrien,selonleursdispositionsd'âme:l'amourestleurseulelumière.

Pendant quarante-cinq jours, Paz veilla, soignaMitgislas sans qu'il parût penser àMalaga, parl'excellente raison qu'il n'y avait jamais pensé. En voyant Adam à la mort et ne mourant pas,Clémentineassemblalespluscélèbresdocteurs.

—S'ilsesauvedelà,ditleplussavantdesmédecins,cenepeutêtrequeparuneffortdelanature.C'estàceuxquiluidonnentdessoinsàguettercemomentetseconderlanature.Lavieducomteestentrelesmainsdesesgarde-malades.

Thaddée alla communiquer cet arrêt àClémentine, alors assise sous le pavillon chinois, autantpoursereposerdesesfatiguesquepourlaisserlechamplibreauxmédecinsetnepaslesgêner.Ensuivantlescontoursdel'alléesabléequimenaitduboudoiraurochersurlequels'élevaitlepavillonchinois, l'amant de Clémentine était comme au fond d'un des abîmes décrits par Alighieri. Lemalheureuxn'avaitpasprévu lapossibilitédedevenir lemarideClémentineet s'était enfermé lui-mêmedans une fosse de boue. Il arriva le visage décomposé, sublimede douleur. Sa tête, commecelledeMéduse,communiquaitledésespoir.

—Ilestmort?...ditClémentine.

—Ils l'ont condamné; dumoins, ils le remettent à la nature.N'y allez pas, ils y sont encore, etBianchonvaleverlui-mêmelesappareils.

—Pauvrehomme!jemedemandesijenel'aipasquelquefoistourmenté,dit-elle.

—Vous l'avez rendu bien heureux, soyez tranquille à ce sujet, dit Thaddée et vous avez eu de

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l'indulgencepourlui...

—Maperteseraitirréparable.

—Mais,chère,ensupposantquelecomtesuccombe,nel'aviez-vouspasjugé?

—Jel'aimaissansaveuglement,dit-elle;maisjel'aimaiscommeunefemmedoitaimersonmari.

—Vousdevezdonc,repritThaddéed'unevoixqueneluiconnaissaitpasClémentine,avoirmoinsderegretsquesivousperdiezundeceshommesquisontvotreorgueil,votreamourettoutevotrevie,àvousautresfemmes!Vouspouvezêtresincèreavecunamitelquemoi...Jeleregretterai,moi!...Bienavantvotremariage,j'avaisfaitdeluimonenfant,etjeluiaisacrifiémavie.Jeseraidoncsansintérêtsurlaterre.Maislavieestencorebelleàuneveuvedevingt-quatreans.

—Eh!voussavezbienquejen'aimepersonne,dit-elleaveclabrusqueriedeladouleur.

—Vousnesavezpasencorecequec'estqued'aimer,ditThaddée.

—Oh!maripourmari,jesuisassezsenséepourpréférerunenfantcommemonpauvreAdamàun homme supérieur. Voici bientôt trente jours que nous nous disons: Vivra-t-il? ces alternativesm'ontbienpréparée, ainsiquevous l'êtes, à cetteperte. Jepuis être francheavecvous.Ehbien! jedonneraisdemaviepourconservercelled'Adam.L'indépendanced'unefemmeàParis,n'est-cepaslapermissiondeselaisserprendreauxsemblantsd'amourdesgensruinésoudissipateurs!JepriaisDieudemelaissercemarisicomplaisant,sibonenfant,sipeutracassier,etquicommençaitàmecraindre.

—Vous êtes vraie, et je vous en aime davantage, dit Thaddée en prenant et baisant lamain deClémentine qui le laissa faire. Dans de si solennels instants, il y a je ne sais quelle satisfaction àtrouverunefemmesanshypocrisie.Onpeutcauseravecvous.Voyonsl'avenir;supposonsqueDieunevousécoutepas,etjesuisundeceuxquisontleplusdisposésàluicrier:—Laissez-moimonami!Oui,cescinquantenuitsn'ontpasaffaiblimesyeux,et fallût-il trente jourset trentenuitsdesoins,vous dormirez, vous, madame, quand je veillerai. Je saurai l'arracher à la mort si, comme ils ledisent,onpeutlesauverpardessoins.Enfin,malgrévousetmalgrémoi,lecomteestmort.Ehbien!sivousétiezaimée,oh!maisadoréeparunhommedecœuretd'uncaractèredigneduvôtre...

—J'aipeut-êtrefollementdésiréd'êtreaimée,maisjen'aipasrencontré...

—Sivousaviezététrompée...

ClémentineregardafixementThaddéeen luisupposantmoinsde l'amourqu'unepenséecupide,elle lecouvritdesonméprisen le toisantdespiedsà la tête,et l'écrasaparcesdeuxmots:PauvreMalaga!prononcésentroistonsquelesgrandesdamesseulessaventtrouverdansleregistredeleursdédains.Elleseleva,laissaThaddéeévanoui,carelleneseretournapoint,marchad'unmouvementnobleverssonboudoiretremontadanslachambred'Adam.

Uneheureaprès,Pazrevintdanslachambredumalade;etcommes'iln'avaitpasreçulecoupdelamort,ilprodiguasessoinsaucomte.Depuiscefatalmomentildevinttaciturne;ileutd'ailleursunduelaveclamaladie,illacombattaitdemanièreàexciterl'admirationdesmédecins.Atouteheureontrouvait ses yeux allumés comme deux lampes. Sans témoigner le moindre ressentiment àClémentine,ilécoutaitsesremercîmentssanslesaccepter,ilsemblaitêtresourd.Ils'étaitdit:Ellemedevralavied'Adam!etcetteparole, il l'écrivaitpourainsidireentraitsdefeudanslachambredu

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malade.Lequinzièmejour,Clémentinefutobligéederestreindresessoins,souspeinedesuccomberàtantdefatigues.Pazétaitinfatigable.Enfin,verslafindumoisd'août,Bianchon,lemédecindelamaison,réponditdelavieducomteàClémentine.

—Ah!madame,nem'enayezpaslamoindreobligation,dit-il.Sanssonaminousnel'aurionspassauvé!

Lelendemaindelaterriblescènesouslepavillonchinois,lemarquisdeRonquerollesétaitvenuvoir son neveu; car il partait pour la Russie chargé d'unemission secrète, et Paz, foudroyé de laveille,avaitditquelquesmotsaudiplomate.Or,lejouroùlecomteAdametsafemmesortirentpourlapremièrefoisencalèche,aumomentoùlacalècheallaitquitterleperron,ungendarmeentradansla courde l'hôtel et demanda le comtePaz.Thaddée, assis sur ledevantde la calèche, se retournapour prendre une lettre qui portait le timbre duministère des affaires étrangères et lamit dans lapochedecôtédesonhabitparunmouvementquiempêchaClémentineetAdamdeluienparler.Onnepeutnierauxgensdebonnecompagnielasciencedulangagequineseparlepas.Néanmoins,enarrivantàlaporteMaillot,Adam,usantdesprivilégesd'unconvalescentdontlescapricesdoiventêtresatisfaits,ditàThaddée:—Iln'yapointd'indiscrétionentredeuxfrèresquis'aimentautantquenousnousaimons,tusaiscequecontientladépêche,dis-lemoi,j'aiunefièvredecuriosité.

ClémentineregardaThaddéeenfemmefâchéeetditàsonmari:

Ilmeboudetantdepuisdeuxmoisquejemegarderaisbiend'insister.

—Oh!monDieu,réponditThaddée,commejenepuispasempêcherlesjournauxdelepublier,jevousrévéleraibiencesecret: l'empereurNicolasmefait lagrâcedemenommercapitainedansunrégimentdestinéàl'expéditiondeKhiva.

—Ettuyvas?s'écriaAdam.

—J'irai,moncher.Jesuisvenucapitaine,capitaine jem'enretourne...Malagapourraitmefairefaire des sottises. Nous dînons demain pour la dernière fois ensemble. Si je ne partais pas enseptembrepourSaint-Pétersbourg,ilfaudraityallerparterre,etjenesuispasriche,jedoislaisseràMalaga sa petite indépendance. Comment ne pas veiller à l'avenir de la seule femme quim'ait sucomprendre?ellemetrouvegrand,Malaga!Malagametrouvebeau!Malagam'estpeut-êtreinfidèle,maisellepasseraitdansle...

—Danslecerceaupourvousetretomberaittrès-biensursoncheval,ditvivementClémentine.

—Oh!vousneconnaissezpasMalaga,ditlecapitaineavecuneprofondeamertumeetunregardpleind'ironiequirendirentClémentinerêveuseetinquiète.

—Adieu les jeunesarbresdecebeauboisdeBoulogneoùsepromènent lesParisiennes,où sepromènentlesexilésquiyretrouventunepatrie.Jesuissûrquemesyeuxnereverrontpluslesarbresvertsdel'alléedeMademoiselle,niceuxdelaroutedesDames,nilesacacias,nilecèdredesronds-points...Surlesbordsdel'Asie,obéissantauxdesseinsdugrandempereurquej'aivoulupourmaître,arriverpeut-êtreaucommandementd'unearméeàforcedecourage,àforcedemettremavieaujeu,peut-être regretterai-je les Champs-Élysées où vous m'avez, une fois, fait monter à côté de vous.Enfin,jeregretteraitoujourslesrigueursdeMalaga,laMalagadequijeparleencemoment.

CefutditdemanièreàfairefrissonnerClémentine.

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—VousaimezdoncbienMalaga?demanda-t-elle.

—Jeluiaisacrifiécethonneurquenousnesacrifionsjamais...

—Lequel?

—Maisceluiquenousvoulonsgarderàtoutprixauxyeuxdenotreidole.

Aprèscetteréponse,Thaddéegardaleplusimpénétrablesilence;etilnelerompitqu'enpassantauxChamps-Élysées,oùilditenmontrantunbâtimentenplanches:—VoilàleCirque!

Ilallaquelquesmomentsavantledîneràl'ambassadedeRussie,delàauxaffairesétrangères,etilpartitpourleHavrelematin,avantleleverdelacomtesseetd'Adam.

—Jeperdsunami,ditAdam les larmesauxyeuxenapprenant ledépartducomtePaz,unamidans lavéritableacceptiondumot,et jenesaispascequipeut lui faire fuirmamaisoncommelapeste. Nous ne sommes pas amis à nous brouiller pour une femme, dit-il en regardant fixementClémentine,etcependanttoutcequ'ildisaithierdeMalaga...Maisiln'ajamaistouchéleboutdudoigtàcettefille...

—Commentlesavez-vous?ditClémentine.

—Maisj'ainaturellementeulacuriositédevoirmademoiselleTurquet,etlapauvrefillenepeutpasencores'expliquerlaréserveabsoluedeThad...

—Assez,monsieur,ditlacomtesse,quiseretirachezelleensedisant:—Neserais-jepasvictimed'unemystificationsublime?

A peine achevait-elle cette phrase en elle-même, que Constantin remit à Clémentine la lettresuivante,queThaddéeavaitgriffonnéependantlanuit.

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«Comtesse,allersefairetuerauCaucaseetemportervotremépris,c'esttrop:ondoitmourirtoutentier.Jevousaichérieenvousvoyantpourlapremièrefois,commeonchéritunefemmequel'onaime toujours,même après son infidélité,moi l'obligé d'Adamqui vous avait choisie et que vousépousiez, moi pauvre, moi le régisseur volontaire, dévoué de votre maison. Dans cet horriblemalheur,j'aitrouvélaplusdélicieusevie.Êtrechezvousunrouageindispensable,mesavoirutileàvotre luxe, àvotrebien-être, futune sourcede jouissances; et si ces jouissancesétaientvivesdansmonâmequandils'agissaitd'Adam,jugezdecequ'ellesfurentalorsqu'unefemmeadoréeenétaitleprincipe et l'effet! J'ai connu les plaisirs de la maternité dans l'amour: j'acceptais la vie ainsi. Jem'étais, comme lespauvresdesgrandschemins,bâtiunecabanedecailloux sur la litièredevotrebeaudomaine,sansvoustendrelamain.Pauvreetmalheureux,aveugléparlebonheurd'Adam,j'étaisledonnant.Ah!vousétiezentouréed'unamourpurcommeceluid'unangegardien,ilveillaitquandvousdormiez,ilvouscaressaitduregardquandvouspassiez,ilétaitheureuxd'être,enfinvousétiezlesoleildelapatrieàcepauvreexilé,quivousécritleslarmesauxyeuxenpensantàcebonheurdespremiers jours. A dix-huit ans, n'étant aimé de personne, j'avais pris pour maîtresse idéale unecharmantefemmedeVarsovieàquijerapportaismespensées,mesdésirs,lareinedemesjoursetdemes nuits!Cette femmen'en savait rien;mais pourquoi l'en instruire?...Moi! j'aimaismon amour.Jugez,d'aprèscetteaventuredemajeunesse,combienj'étaisheureuxdevivredanslasphèredevotreexistence, de panser votre cheval, de chercher des pièces d'or toutes neuves pour votre bourse, deveillerauxsplendeursdevotretableetdevossoirées,devousvoiréclipsantdesfortunessupérieuresàlavôtreparmonsavoir-faire.Avecquelleardeurnemeprécipitais-jepasdansParisquandAdammedisait:—Thaddée,elle veut telle chose! C'est une de ces félicités impossibles à exprimer.Vousavezsouhaitédesriens,dansuntempsdonné,quim'ontobligéàdestoursdeforce,àcourirpendantdesseptheuresencabriolet;etquellesdélicesdemarcherpourvous!Avousvoirsourianteaumilieudevosfleurs,sansêtrevudevous, j'oubliaisquepersonnenem'aimait...Enfin jen'avaisalorsquemes dix-huit ans. Par certains jours où mon bonheur me tournait la tête, j'allais, la nuit, baiserl'endroitoù,pourmoi,vospiedslaissaientdestraceslumineuses,commejadisjefisdesmiraclesdevoleurpourallerbaiser laclefquelacomtesseLadislasavait touchéedesesmainsenouvrantuneporte.L'airquevousrespiriezétaitbalsamique;ilyavaitpourmoiplusdevieàl'aspirer,etj'yétaiscommeonest,dit-on, sous les tropiques,accabléparunevapeurchargéedeprincipescréateurs. Ilfautbienvousdireceschosespourvousexpliquerl'étrangefatuitédemespenséesinvolontaires.Jeserais mort avant de vous avouer mon secret! Vous devez vous rappeler les quelques jours decuriositépendantlesquelsvousavezvouluvoirl'auteurdesmiraclesquivousavaientenfinfrappée.J'ai cru, pardonnez-moi, madame, j'ai cru que vous m'aimeriez. Votre bienveillance, vos regardsinterprétésparunamant,m'ontparusidangereuxpourmoi,que jemesuisdonnéMalaga,sachantqu'ilestdecesliaisonsquelesfemmesnepardonnentpoint:jemelasuisdonnéeaumomentoùj'aivumon amour se communiquer fatalement. Accablez-moimaintenant dumépris que vousm'avezverséàpleinesmainssansquejeleméritasse;maisjecroisêtrecertainquedanslasoiréeoùvotretanteaemmenélecomte,sijevousavaisditcequejeviensdevousécrirel'ayantditunefois,j'auraisétécommeletigreapprivoiséquiaremissesdentsàdelachairvivante,quisentlachaleurdusang,et...

«Minuit,

«Jen'aipucontinuer,lesouvenirdecetteheureestencoretropvivant!Oui,j'eusalorsledélire.L'Espéranceétaitdansvosyeux, laVictoireetsespavillonsrougeseussentbrillédans lesmiensetfascinélesvôtres.Moncrimeaétédepensertoutcela,peut-êtreàtort.Vousseuleêteslejugedecette

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terrible scène où j'ai pu refouler amour, désir, les forces les plus invincibles de l'homme, sous lamainglacialed'unereconnaissancequidoitêtreéternelle.Votreterribleméprism'apuni.Vousm'avezprouvéqu'onnerevientnidudégoûtnidumépris.Jevousaimecommeuninsensé.Jeseraisparti,Adammort:jedoisàplusforteraisonpartir,Adamsauvé.L'onn'arrachepassonamidesbrasdelamort pour le tromper.D'ailleurs,mondépart est la punitionde la penséeque j'ai euede le laisserpérir quand lesmédecinsm'ont dit que sa vie dépendait de ses garde-malades.Adieu,madame; jeperdstoutenquittantParis,etvousneperdezrienenn'ayantplusauprèsdevous

«Votredévoué

«ThaddéePaç.»

—SimonpauvreAdamditavoirperduunami,qu'ai-jedoncperdu,moi?seditClémentineenrestantabattueetlesyeuxattachéssurunefleurdesontapis.

VoicilalettrequeConstantinremitensecretaucomte.

«MoncherMitgislas,Malagam'atoutdit.Aunomdetonbonheur,qu'ilnet'échappejamaisavecClémentineunmotsur tesvisiteschez l'écuyère,et laisse-lui toujourscroirequeMalagamecoûtecentmillefrancs.Ducaractèredontestlacomtesse,ellenetepardonneraitnitespertesaujeunitesvisitesàMalaga.JenevaispasàKhiva,maisauCaucase.J'ailespleen,etdutraindontj'irai,jeseraiprincePazen trois ansoumort.Adieu;quoique j'aie repris soixantemille francschezRothschild,noussommesquittes.

«Thaddée.»

—Imbécilequejesuis!j'aifaillimecoupertoutàl'heure,seditAdam.

Voici trois ans que Thaddée est parti, les journaux ne parlent encore d'aucun prince Paz. LacomtesseLaginskas'intéresseénormémentauxexpéditionsdel'empereurNicolas,elleestRussedecœur,ellelitavecuneespèced'aviditétouteslesnouvellesquiviennentdecepays.Uneoudeuxfoispar hiver, elle dit d'un air indifférent à l'ambassadeur: «Savez-vous ce qu'est devenu notre pauvrecomtePaz?»

Hélas!laplupartdesParisiennes,cescréaturesprétenduessiperspicacesetsispirituelles,passentetpasseronttoujoursàcôtéd'unPazsansl'apercevoir.Oui,plusd'unPazestméconnu;mais,choseeffrayanteàpenser!ilenestdeméconnusmêmelorsqu'ilssontaimés.Lafemmelaplussimpledumondeexigeencorechez l'homme leplusgrandunpeudecharlatanisme;et leplusbel amournesignifierienquandilestbrut:illuifautlamiseenscènedelatailleetdel'orfévrerie.

Aumois de janvier 1842, la comtesseLaginska, parée de sa doucemélancolie, inspira la plusfurieuse passion au comte de La Palférine, un des lions les plus entreprenants du Paris actuel. LaPalférinecompritcombienlaconquêted'unefemmegardéeparuneChimèreétaitdifficile,ilcomptasurunesurpriseetsurledévouementd'unefemmeunpeujalousedeClémentinepourentraînercettecharmantefemme.

Incapable, malgré tout son esprit, de soupçonner une trahison pareille, la comtesse Laginska

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commitl'imprudenced'alleraveccettefemmeaubalmasquédel'Opéra.Verstroisheuresdumatin,entraînéeparl'ivressedubal,Clémentine,pourquiLaPalférineavaitdéployétoutessesséductions,consentitàsouperetallaitmonterdanslavoituredecettefausseamie.Encemomentcritique,ellefutpriseparunbrasvigoureux,et,malgrésescris,portéedanssaproprevoiture,dontlaportièreétaitouverte,etqu'ellenesavaitpaslà.

—Il n'a pas quitté Paris, s'écria-t-elle en reconnaissant Thaddée, qui se sauva quand il vit lavoitureemportantlacomtesse.

Jamaisfemmeeut-elleunpareilromandanssavie.Atouteheure,ClémentineespèrerevoirPaz.

Paris,janvier1842.

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ÉTUDEDEFEMME

DÉDIÉAUMARQUISJEAN-CHARLESDINEGRO.

LamarquisedeListomèreestunedecesjeunesfemmesélevéesdansl'espritdelaRestauration.Elleadesprincipes,ellefaitmaigre,ellecommunie,etvatrès-paréeaubal,auxBouffons,àl'Opéra;son directeur lui permet d'allier le profane et le sacré. Toujours en règle avec l'Église et avec lemonde, elle offre une image du temps présent, qui semble avoir pris le mot de Légalité pourépigraphe.LaconduitedelamarquisecomporteprécisémentassezdedévotionpourpouvoirarriversousunenouvelleMaintenonàlasombrepiétédesderniersjoursdeLouisXIV,etassezdemondanitépour adopter également les mœurs galantes des premiers jours de ce règne, s'il revenait. En cemoment, elle estvertueusepar calcul,oupargoûtpeut-être.Mariéedepuis sept ansaumarquisdeListomère,undecesdéputésquiattendent lapairie,ellecroitpeut-êtreaussiservirparsaconduitel'ambition de sa famille. Quelques femmes attendent pour la juger le moment où monsieur deListomère sera pair de France, et où elle aura trente-six ans, époque de la vie où la plupart desfemmes s'aperçoivent qu'elles sont dupes des lois sociales. Le marquis est un homme assezinsignifiant:ilestbienencour,sesqualitéssontnégativescommesesdéfauts;lesunesnepeuventpasplusluifaireuneréputationdevertuquelesautresneluidonnentl'espèced'éclatjetéparlesvices.Député,ilneparlejamais,maisilvotebien;ilsecomportedanssonménagecommeàlaChambre.Aussi passe-t-il pour être le meilleur mari de France. S'il n'est pas susceptible de s'exalter, il negronde jamais,àmoinsqu'onne le fasseattendre.Sesamis l'ontnommé le tempscouvert. Il ne serencontre en effet chez lui ni lumière trop vive, ni obscurité complète. Il ressemble à tous lesministères qui se sont succédé en France depuis la Charte. Pour une femme à principes, il étaitdifficile de tomber en demeilleuresmains.N'est-ce pas beaucoup pour une femme vertueuse qued'avoir épousé un homme incapable de faire des sottises? Il s'est rencontré des dandies qui ont eul'impertinencedepresserlégèrementlamaindelamarquiseendansantavecelle, ilsn'ontrecueilliquedesregardsdemépris,ettousontéprouvécetteindifférenceinsultantequi,semblableauxgeléesdu printemps, détruit le germe des plus belles espérances. Les beaux, les spirituels, les fats, leshommes à sentiments qui se nourrissent en tenant leurs cannes, ceux à grand nom ou à grosserenommée, lesgensdehauteetpetitevolée, auprèsd'elle toutablanchi.Elleaconquis ledroitdecauseraussi longtempsetaussisouventqu'elle leveutavecleshommesqui luisemblentspirituels,sansqu'ellesoitcouchéesur l'albumde lamédisance.Certaines femmescoquettessontcapablesdesuivre ce plan-là pendant sept ans pour satisfaire plus tard leurs fantaisies; mais supposer cettearrière-penséeà lamarquisedeListomèreserait lacalomnier.J'aieu lebonheurdevoircephénixdesmarquises:ellecausebien, jesaisécouter, je luiaiplu, jevaisàsessoirées.Telétait lebutdemon ambition.Ni laide ni jolie,madamedeListomère a des dents blanches, le teint éclatant et leslèvrestrès-rouges;elleestgrandeetbienfaite;ellealepiedpetit,fluet,etnel'avancepas;sesyeux,loin d'être éteints, comme le sont presque tous les yeux parisiens, ont un éclat doux qui devient

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magique si par hasard elle s'anime. On devine une âme à travers cette forme indécise. Si elles'intéresse à la conversation, elle y déploie unegrâce ensevelie sous les précautionsd'unmaintienfroid,etalorselleestcharmante.Elleneveutpasdesuccèsetenobtient.Ontrouvetoujourscequ'onnecherchepas.Cettephraseest tropsouventvraiepournepassechangerunjourenproverbe.Ceseralamoralitédecetteaventure,quejenemepermettraispasderaconter,sielleneretentissaitencemomentdanstouslessalonsdeParis.

LamarquisedeListomèreadansé,ilyaunmoisenviron,avecunjeunehommeaussimodestequ'il est étourdi, plein debonnesqualités, et ne laissant voir que ses défauts; il est passionné et semoque des passions; il a du talent et il le cache; il fait le savant avec les aristocrates et fait del'aristocratieaveclessavants.EugènedeRastignacestundecesjeunesgenstrès-sensésquiessaientde tout et semblent tâter les hommes pour savoir ce que porte l'avenir. En attendant l'âge del'ambition,ilsemoquedetout;iladelagrâceetdel'originalité,deuxqualitésraresparcequ'elless'excluentl'unel'autre.IlacausésanspréméditationdesuccèsaveclamarquisedeListomère,pendantunedemi-heureenviron.Ensejouantdescapricesd'uneconversationqui,aprèsavoircommencéàl'opéradeGuillaumeTell,enétaitvenueauxdevoirsdesfemmes,ilavaitplusd'unefoisregardélamarquisedemanièreàl'embarrasser;puisillaquittaetneluiparlaplusdetoutelasoirée;ildansa,semitàl'écarté,perditquelqueargent,ets'enallasecoucher.J'ail'honneurdevousaffirmerquetoutsepassaainsi.Jen'ajoute,jeneretrancherien.

Le lendemain matin Rastignac se réveilla tard, resta dans son lit, où il se livra sans doute àquelques-unes de ces rêveries matinales pendant lesquelles un jeune homme se glisse comme unsylphesousplusd'unecourtinedesoie,decachemireoudecoton.Encesmoments,pluslecorpsestlourddesommeil,plusl'espritestagile.EnfinRastignacselevasanstropbâiller,commefonttantdegensmalappris,sonnasonvaletdechambre,sefitapprêterduthé,enbutimmodérément,cequineparaîtrapasextraordinaireauxpersonnesquiaiment le thé;maispourexpliquercettecirconstanceauxgensquinel'acceptentquecommelapanacéedesindigestions,j'ajouteraiqu'Eugèneécrivait:ilétaitcommodémentassis,etavaitlespiedsplussouventsurseschenetsquedanssachancelière.Oh!avoir les pieds sur la barre polie qui réunit les deux griffons d'un garde-cendre, et penser à sesamours quand on se lève et qu'on est en robe de chambre, est chose si délicieuse, que je regretteinfiniment de n'avoir ni maîtresse, ni chenets, ni robe de chambre. Quand j'aurai tout cela, je neraconteraipasmesobservations,j'enprofiterai.

La première lettre qu'Eugène écrivit fut achevée en un quart d'heure; il la plia, la cacheta et lalaissadevantluisansymettrel'adresse.Lasecondelettre,commencéeàonzeheures,nefutfiniequ'àmidi.Lesquatrepagesétaientpleines.

—Cette femmeme trottedans la tête,dit-ilenpliantcettesecondeépître,qu'il laissadevant lui,comptantymettrel'adresseaprèsavoirachevésarêverieinvolontaire.Ilcroisalesdeuxpansdesarobedechambreàramages,posasespiedssuruntabouret,coulasesmainsdanslesgoussetsdesonpantalondecachemirerouge,etserenversadansunedélicieusebergèreàoreillesdontlesiégeetledossierdécrivaientl'angleconfortabledecentvingtdegrés.Ilnepritplusdethéetrestaimmobile,lesyeuxattachéssurlamaindoréequicouronnaitsapelle,sansvoirnimain,nipelle,nidorure.Ilnetisonnamêmepas.Faute immense!N'est-cepasunplaisirbienvifquede tracasser lefeuquandonpenseauxfemmes?Notreespritprêtedesphrasesauxpetiteslanguesbleuesquisedégagentsoudainetbabillentdanslefoyer.Oninterprètelelangagepuissantetbrusqued'unbourguignon.

Acemotarrêtons-nous,etplaçonsicipourlesignorantsuneexplicationdueàunétymologistetrès-distinguéquiadésirégarderl'anonyme.Bourguignonestlenompopulaireetsymboliquedonné,

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depuislerègnedeCharlesVI,àcesdétonationsbruyantesdontl'effetestd'envoyersuruntapisousurunerobeunpetitcharbon,légerprinciped'incendie.Lefeudégage,dit-on,unebulled'airqu'unverrongeuralaisséedanslecœurdubois.Indeamor,indeburgundus.L'ontrembleenvoyantroulercommeuneavalanchelecharbonqu'onavaitsiindustrieusementessayédeposerentredeuxbûchesflamboyantes.Oh!tisonnerquandonaime,n'est-cepasdéveloppermatériellementsapensée!

Cefutencemomentquej'entraichezEugène,ilfitunsoubresautetmedit:—Ah!tevoilà,moncherHorace.Depuisquandes-tulà?

—J'arrive.

—Ah!

Ilpritlesdeuxlettres,ymitlesadressesetsonnasondomestique.

—Portecelaenville.

EtJosephyallasansfaired'observations;excellentdomestique!

Nousnousmîmes à causer de l'expéditiondeMorée, dans laquelle je désirais être employé enqualitédemédecin.EugènemefitobserverquejeperdraisbeaucoupàquitterParis,etnousparlâmesde choses indifférentes. Je ne crois pas que l'on me sache mauvais gré de supprimer notreconversation.

Aumomentoù lamarquisedeListomèrese leva, sur lesdeuxheuresaprèsmidi, sa femmedechambre,Caroline,luiremitunelettre,ellelalutpendantqueCarolinelacoiffait.(Imprudencequecommettentbeaucoupdejeunesfemmes.)

Ocheranged'amour,trésordevieetdebonheur!Acesmots,lamarquiseallaitjeterlalettreaufeu; mais il lui passa par la tête une fantaisie que toute femme vertueuse comprendramerveilleusement, et qui était devoir commentunhommequidébutait ainsi pouvait finir.Elle lut.Quandelleeuttournélaquatrièmepage,ellelaissatombersesbrascommeunepersonnefatiguée.

—Caroline,allezsavoirquiaremiscettelettrechezmoi.

—Madame,jel'aireçueduvaletdechambredemonsieurlebarondeRastignac.

Ilsefitunlongsilence.

—Madameveut-elles'habiller?demandaCaroline.

—Non.

—Ilfautqu'ilsoitbienimpertinent!pensalamarquise.

Jeprietouteslesfemmesd'imaginerelles-mêmeslecommentaire.

MadamedeListomèreterminalesienparlarésolutionformelledeconsignermonsieurEugèneàsaporte,etsiellelerencontraitdanslemondedeluitémoignerplusquedudédain;carsoninsolence

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nepouvaitsecompareràaucunedecellesquelamarquiseavaitfiniparexcuser.Ellevoulutd'abordgarderlalettre;mais,touteréflexionfaite,ellelabrûla.

—Madamevient de recevoir une fameuse déclaration d'amour, et elle l'a lue! ditCaroline à lafemmedecharge.

—Jen'auraisjamaiscrucelademadame,réponditlavieilletoutétonnée.

Le soir, la comtesse alla chez le marquis de Beauséant, où Rastignac devait probablement setrouver.C'étaitunsamedi.LemarquisdeBeauséantétantunpeuparentàmonsieurdeRastignac,cejeunehommenepouvaitmanquerdevenirpendant la soirée.Adeuxheuresdumatin,madamedeListomère,quin'était restéequepouraccablerEugènedesa froideur, l'avaitattenduvainement.Unhommed'esprit,Stendhal,aeulabizarreidéedenommercristallisationletravailquelapenséedelamarquisefitavant,pendantetaprèscettesoirée.

Quatrejoursaprès,Eugènegrondaitsonvaletdechambre.

—Ahçà!Joseph,jevaisêtreforcédeterenvoyer,mongarçon!

—Plaît-il,monsieur?

—Tunefaisquedessottises.Oùas-tuportélesdeuxlettresquejet'airemisesvendredi?

Josephdevintstupide.Semblableàquelquestatueduporched'unecathédrale, ilrestaimmobile,entièrementabsorbéparletravaildesonimaginative.Toutàcoupilsouritbêtementetdit:

—Monsieur, l'uneétaitpourmadame lamarquisedeListomère, rueSaintDominique,et l'autrepourl'avouédemonsieur...

—Es-tucertaindecequetudislà?

Josephdemeuratoutinterdit.Jevisbienqu'ilfallaitquejem'enmêlasse,moiqui,parhasard,metrouvaisencorelà.

—Joseph a raison, dis-je. Eugène se tourna de mon côté.—J'ai lu les adresses fortinvolontairement,et...

—Et,ditEugèneenm'interrompant,l'unedeslettresn'étaitpaspourmadamedeNucingen?

—Non,departouslesdiables!Aussi,ai-jecru,moncher,quetoncœuravaitpirouettédelarueSaint-LazareàlarueSaint-Dominique.

Eugènese frappa le frontduplatde lamainetsemitàsourire. Josephvitbienque la fautenevenaitpasdelui.

Maintenant,voilàoùsontlesmoralitésquetouslesjeunesgensdevraientméditer.Premièrefaute:EugènetrouvaplaisantdefaireriremadamedeListomèredelaméprisequil'avaitrenduemaîtressed'unelettred'amourquin'étaitpaspourelle.Deuxièmefaute:iln'allachezmadamedeListomèrequequatrejoursaprèsl'aventure,laissantainsilespenséesd'unevertueusejeunefemmesecristalliser.Ilse trouvaitencoreunedizainede fautesqu'il fautpasser soussilence,afindedonnerauxdames leplaisir de les déduireexprofesso à ceux qui ne les devineront pas. Eugène arrive à la porte de lamarquise;maisquandilveutpasser,leconciergel'arrêteetluiditquemadamelamarquiseestsortie.

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Commeilremontaitenvoiture,lemarquisentra.

—VenezdoncEugène,mafemmeestchezelle.

Oh!excusezlemarquis.Unmari,quelquebonqu'ilsoit,atteintdifficilementà laperfection.Enmontantl'escalier,Rastignacs'aperçutalorsdesdixfautesdelogiquemondainequisetrouvaientdanscepassagedubeau livredesavie.QuandmadamedeListomèrevitsonmarientrantavecEugène,elle ne put s'empêcher de rougir.Le jeune baron observa cette rougeur subite. Si l'homme le plusmodesteconserveencoreunpetitfondsdefatuitédontilnesedépouillepasplusquelafemmeneseséparedesa fatalecoquetterie,quipourraitblâmerEugènedes'êtrealorsditen lui-même:—Quoi!cetteforteresseaussi?Etilseposadanssacravate.Quoiquelesjeunesgensnesoientpastrès-avares,ilsaimenttousàmettreunetêtedeplusdansleurmédaillier.

Monsieur de Listomère se saisit de la Gazette de France, qu'il aperçut dans un coin de lacheminée,etallaversl'embrasured'unefenêtrepouracquérir,lejournalisteaidant,uneopinionàluisur l'état de la France. Une femme, voiremême une prude, ne reste pas long-temps embarrassée,mêmedans lasituation laplusdifficileoùellepuissese trouver: il semblequ'elleait toujoursà lamain la feuille de figuier que lui a donnée notre mère Ève. Aussi, quand Eugène, interprétant enfaveurdesavanitélaconsignedonnéeàlaporte,saluamadamedeListomèred'unairpassablementdélibéré,sut-ellevoilertoutessespenséesparundecessouriresfémininsplusimpénétrablesquenel'estlaparoled'unroi.

—Seriez-vousindisposée,madame?vousaviezfaitdéfendrevotreporte.

—Non,monsieur.

—Vousalliezsortir,peut-être?

—Pasdavantage.

—Vousattendiezquelqu'un?

—Personne.

—Sima visite est indiscrète, ne vous en prenez qu'à monsieur le marquis. J'obéissais à votremystérieuseconsignequandilm'alui-mêmeintroduitdanslesanctuaire.

—MonsieurdeListomèren'étaitpasdansmaconfidence.Iln'estpastoujoursprudentdemettreunmariaufaitdecertainssecrets...

L'accentfermeetdouxaveclequellamarquiseprononçacesparolesetleregardimposantqu'ellelançafirentbienjugeràRastignacqu'ils'étaittroppressédeseposerdanssacravate.

—Madame, je vous comprends, dit-il en riant; je dois alors me féliciter doublement d'avoirrencontrémonsieurlemarquis,ilmeprocurel'occasiondevousprésenterunejustificationquiseraitpleinededangerssivousn'étiezpaslabontémême.

La marquise regarda le jeune baron d'un air assez étonné; mais elle répondit avec dignité:—Monsieur,lesilenceseradevotrepartlameilleuredesexcuses.Quantàmoi,jevousprometsleplusentieroubli,pardonquevousméritezàpeine.

—Madame, dit vivementEugène, le pardon est inutile là où il n'y a pas eud'offense.La lettre,

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ajouta-t-ilàvoixbasse,quevousavezreçueetquiadûvousparaîtresiinconvenante,nevousétaitpasdestinée.

Lamarquiseneputs'empêcherdesourire,ellevoulaitavoirétéoffensée.

—Pourquoi mentir? reprit-elle d'un air dédaigneusement enjoué, mais d'un son de voix assezdoux.Maintenantquejevousaigrondé,jeriraivolontiersd'unstratagèmequin'estpassansmalice.Jeconnaisdepauvresfemmesquis'yprendraient.—Dieu!commeilaime!diraient-elles.Lamarquisesemità rire forcément,etajoutad'unaird'indulgence:—Sinousvoulons resteramis,qu'ilne soitplusquestiondeméprisesdontjenepuisêtreladupe.

—Surmonhonneur,madame,vous l'êtesbeaucoupplusquevousnepensez, répliquavivementEugène.

—Mais de quoi parlez-vous donc là? demanda monsieur de Listomère qui depuis un instantécoutaitlaconversationsansenpouvoirpercerl'obscurité.

—Oh!celan'estpasintéressantpourvous,réponditlamarquise.

Monsieur deListomère reprit tranquillement la lecture de son journal et dit:—Ah!madame deMortsaufestmorte:votrepauvrefrèreestsansdouteàClochegourde.

—Savez-vous,monsieur, reprit lamarquiseense tournantversEugène,quevousvenezdedireuneimpertinence?

—Sijeneconnaissaispaslarigueurdevosprincipes,répondit-ilnaïvement,jecroiraisquevousvoulezoumedonnerdesidéesdesquellesjemedéfends,oum'arrachermonsecret.Peut-êtreencorevoulez-vousvousamuserdemoi.

Lamarquisesourit.CesourireimpatientaEugène.

—Puissiez-vous,madame, dit-il, toujours croire à uneoffenseque je n'ai point commise! et jesouhaitebienardemmentque lehasardnevousfassepasdécouvrirdans lemonde lapersonnequidevaitlirecettelettre...

—Héquoi!ceseraittoujoursmadamedeNucingen?s'écriamadamedeListomèrepluscurieusedepénétrerunsecretquedesevengerdesépigrammesdujeunehomme.

Eugènerougit.Ilfautavoirplusdevingt-cinqanspournepasrougirensevoyantreprocherlabêtise d'une fidélité que les femmes raillent pour ne pasmontrer combien elles en sont envieuses.Néanmoinsilditavecassezdesang-froid:—Pourquoipas,madame?

Voilàlesfautesquel'oncommetàvingt-cinqans.Cetteconfidencecausaunecommotionviolenteà madame de Listomère; mais Eugène ne savait pas encore analyser un visage de femme en leregardantà lahâteoudecôté.Les lèvresseulesde lamarquiseavaientpâli.MadamedeListomèresonnapourdemanderdubois,etcontraignitainsiRastignacàseleverpoursortir.

—Sicelaest,ditalorslamarquiseenarrêtantEugèneparunairfroidetcomposé,ilvousseraitdifficiledem'expliquer,monsieur,parquelhasardmonnomapusetrouversousvotreplume.Iln'enest pas d'une adresse écrite sur une lettre comme du claque d'un voisin qu'on peut par étourderieprendrepourlesienenquittantlebal.

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Eugène décontenancé regarda la marquise d'un air à la fois fat et bête, il sentit qu'il devenaitridicule,balbutiaunephrased'écolieretsortit.Quelquesjoursaprèslamarquiseacquitdespreuvesirrécusablesdelavéracitéd'Eugène.Depuisseizejoursellenevaplusdanslemonde.

Lemarquisditàtousceuxquiluidemandentraisondecechangement:—Mafemmeaunegastrite.

Moiquilasoigneetquiconnaissonsecret,jesaisqu'elleaseulementunepetitecrisenerveusedelaquelleelleprofitepourresterchezelle.

Paris,février1830.

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ALBERTSAVARUS

DÉDIÉAMADAMEÉMILEDEGIRARDIN,

Commeuntémoignaged'affectueuseadmiration,

DEBALZAC.

Undesquelquessalonsoùseproduisait l'archevêquedeBesançonsouslaRestauration,etceluiqu'il affectionnait était celui de madame la baronne de Watteville. Un mot sur cette dame, lepersonnagefémininleplusconsidérablepeut-êtredeBesançon.

MonsieurdeWatteville,petit-neveudu fameuxWatteville, leplusheureuxet leplus illustredesmeurtriersetdesrenégatsdontlesaventuresextraordinairessontbeaucouptrophistoriquespourêtreracontées, était aussi tranquille que songrand-oncle fut turbulent.Après avoir vécudans laComtécommeun cloportedans la fented'uneboiserie, il avait épousé l'héritièrede la célèbre familledeRupt.MademoiselledeRuptréunitvingtmillefrancsderentesenterreauxdixmillefrancsderentesen biens-fonds du baron de Watteville. L'écusson du gentilhomme suisse, les Watteville sont deSuisse,futmisenabîmesurlevieilécussondesdeRupt.Cemariage,décidédepuis1802,sefiten1815, après la seconde restauration. Trois ans après la naissance d'une fille qui fut nomméePhilomène, tous les grands parents de madame de Watteville étaient morts et leurs successionsliquidées.Onvendit alors lamaisondemonsieur deWatteville pour s'établir rue de laPréfecture,dans lebelhôteldeRuptdont levaste jardin s'étendvers la rueduPerron.MadamedeWatteville,jeune fille dévote, fut encore plus dévote après son mariage. Elle est une des reines de la sainteconfrériequidonneàlahautesociétédeBesançonunairsombreetdesfaçonsprudesenharmonieaveclecaractèredecetteville.DelàlenomdePhilomèneimposéàsafille,néeen1817,aumomentoù le culte de cette sainte ou de ce saint, car dans les commencements on ne savait à quel sexeappartenaitcesquelette,devenaitunesortede folie religieuseen Italie,etunétendardpour l'OrdredesJésuites.

MonsieurlebarondeWatteville,hommesec,maigreetsansesprit,paraissaitusé,sansqu'onpûtsavoiràquoi,cariljouissaitd'uneignorancecrasse;maiscommesafemmeétaitd'unblondardentetd'une nature sèche devenue proverbiale (on dit encore pointue comme madame de Watteville),quelques plaisants de lamagistrature prétendaient que le baron s'était usé contre cette roche. Ruptvient évidemment de rupes. Les savants observateurs de la nature sociale ne manqueront pas deremarquerquePhilomènefutl'uniquefruitdumariagedesWattevilleetdesRupt.

Monsieur de Watteville passait sa vie dans un riche atelier de tourneur, il tournait! Commecomplément à cette existence, il s'était donné la fantaisie des collections. Pour les médecins

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philosophes adonnés à l'étude de la folie, cette tendance à collectionner est un premier degréd'aliénationmentale,quandelle seporte sur lespetites choses.LebarondeWatteville amassait lescoquillages, les insectes et les fragments géologiques du territoire de Besançon. Quelquescontradicteurs,desfemmessurtout,disaientdemonsieurdeWatteville:—Ilaunebelleâme!ilavu,dès le début de son mariage, qu'il ne l'emporterait pas sur sa femme, il s'est alors jeté dans uneoccupationmécaniqueetdanslabonnechère.

L'hôtel de Rupt ne manquait pas d'une certaine splendeur digne de celle de Louis XIV, et seressentaitdelanoblessedesdeuxfamilles,confonduesen1815.Ilybrillaitunvieuxluxequinesesavaitpasdemode.Leslustresdevieuxcristauxtaillésenformedefeuilles,leslampasses,lesdamas,lestapis,lesmeublesdorés,toutétaitenharmonieaveclesvieilleslivréesetlesvieuxdomestiques.Quoiqueserviedansunenoireargenteriedefamille,autourd'unsurtoutenglaceornédeporcelainesdeSaxe,lachèreyétaitexquise.LesvinschoisisparmonsieurdeWatteville,qui,pouroccupersavieet y mettre de la diversité, s'était fait son propre sommelier, jouissaient d'une sorte de célébritédépartementale. La fortune demadame deWatteville était considérable, car celle de sonmari, quiconsistait dans la terre deRouxey valant environ dixmille livres de rente, ne s'augmenta d'aucunhéritage. Il est inutile de faire observer que la liaison très-intime de madame deWatteville avecl'archevêque avait impatronisé chez elle les trois ou quatre abbés remarquables et spirituels del'archevêchéquinehaïssaientpointlatable.

Dans un dîner d'apparat, rendu pour je ne sais quelle noce au commencement du mois deseptembre1834,aumomentoùlesfemmesétaientrangéesencercledevantlacheminéedusalonetles hommes en groupes aux croisées, il se fit une acclamation à la vue de monsieur l'abbé deGrancey,qu'onannonça.

—Ehbien!leprocès?luicria-t-on.

—Gagné! répondit le vicaire-général. L'arrêt de la Cour, de laquelle nous désespérions, voussaviezpourquoi...

Ceciétaituneallusionà lacompositionde laCour royaledepuis1830.Les légitimistesavaientpresquetousdonnéleurdémission.

—... L'arrêt vient de nous donner gain de cause sur tous les points, et réforme le jugement depremièreinstance.

—Toutlemondevouscroyaitperdus.

—Et nous l'étions sansmoi. J'ai dit à notre avocat de s'en aller à Paris, et j'ai pu prendre, aumoment de la bataille, un nouvel avocat à qui nous devons le gain du procès, un hommeextraordinaire...

—ABesançon?ditnaïvementmonsieurdeWatteville.

—ABesançon,réponditl'abbédeGrancey.

—Ah!oui,Savaron,ditunbeaujeunehommeassisprèsdelabaronneetnommédeSoulas.

—Ilapassécinqousixnuits,iladévorélesliasses;lesdossiers,ilaeuseptàhuitconférencesdeplusieurs heures avec moi, reprit monsieur de Grancey qui reparaissait à l'hôtel de Rupt pour lapremière foisdepuisvingt jours.Enfin,monsieurSavaronvientdebattre complétement le célèbre

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avocatquenosadversairesétaientalléschercheràParis.Cejeunehommeaétémerveilleux,audiredesConseillers.Ainsi,leChapitreestdeuxfoisvainqueur:ilavaincuenDroit,puisenPolitiqueilavaincu le libéralismedans lapersonnedudéfenseurdenotrehôteldeville.«Nosadversaires,aditnotre avocat, ne doivent pas s'attendre à trouver partout de la complaisance pour ruiner lesarchevêchés...»Leprésidentaétéforcédefairefairesilence.TouslesBisontinsontapplaudi.Ainsilapropriétédesbâtimentsdel'anciencouventresteauChapitredelacathédraledeBesançon.MonsieurSavaronad'ailleursinvitésonconfrèredeParisàdînerausortirdupalais.Enacceptant,celui-ciluiadit:«Atoutvainqueurtouthonneur!»etl'afélicitésansrancunesursontriomphe.

—Où donc avez-vous déniché cet avocat? dit madame de Watteville. Je n'ai jamais entenduprononcercenom-là.

—Mais vous pouvez voir ses fenêtres d'ici, répondit le vicaire-général. Monsieur SavarondemeurerueduPerron,lejardindesamaisonestmurmitoyenaveclevôtre.

—Iln'estpasdelaComté,ditmonsieurdeWatteville.

—Ilestsipeudequelquepart,qu'onnesaitpasd'oùilest,ditmadamedeChavoncourt.

—Maisqu'est-il?demandamadamedeWattevilleenprenantlebrasdemonsieurdeSoulaspourserendreàlasalleàmanger.S'ilestétranger,parquelhasardest-ilvenus'établiràBesançon?C'estuneidéebiensingulièrepourunavocat.

—Bien singulière! répéta le jeune Amédée de Soulas dont la biographie devient nécessaire àl'intelligencedecettehistoire.

De tout temps, laFranceet l'Angleterreont faitunéchangede futilitésd'autantplus suivi,qu'iléchappeàlatyranniedesdouanes.LamodequenousappelonsanglaiseàParissenommefrançaiseàLondres, et réciproquement. L'inimitié des deux peuples cesse en deux points, sur la question desmotsetsurcelleduvêtement.GodsavetheKing,l'airnationaldel'Angleterre,estunemusiquefaiteparLullipourleschœursd'Estheroud'Athalie.LespaniersapportésparuneAnglaiseàParisfurentinventés à Londres, on sait pourquoi, par une Française, la fameuse duchesse de Portsmouth; oncommença par s'en moquer si bien que la première Anglaise qui parut aux Tuileries faillit êtreécraséeparlafoule;maisilsfurentadoptés.Cettemodeatyrannisélesfemmesdel'Europependantundemi-siècle.Alapaixde1815,onplaisantadurantuneannéelestailleslonguesdesAnglaises,toutParisallavoirPothieretBrunetdanslesAnglaisespourrire;mais,en1816et17, lesceinturesdesFrançaises, qui leur coupaient le sein en 1814, descendirent par degrés jusqu'à leur dessiner leshanches.Depuisdixans,l'Angleterrenousafaitdeuxpetitscadeauxlinguistiques.Al'incroyable,aumerveilleux,àl'élégant,cestroishéritiersdespetits-maîtresdontl'étymologieestassezindécente,ontsuccédé ledandy, puis le lion. Le lion n'a pas engendré la lionne. La lionne est due à la fameusechansond'AlfreddeMusset:Avez-vousvudansBarcelone...C'estmamaîtresseetmalionne:ilyaeufusion,ousivousvoulez,confusionentrelesdeuxtermesetlesdeuxidéesdominantes.QuandunebêtiseamuseParis,quidévoreautantdechefs-d'œuvrequedebêtises,ilestdifficilequelaprovinces'enprive.Aussi,dèsquelelionpromenadansParissacrinière,sabarbeetsesmoustaches,sesgiletsetsonlorgnontenusanslesecoursdesmains,parlacontractiondelajoueetdel'arcadesourcilière,lescapitalesdequelquesdépartementsont-ellesvudessous-lionsquiprotestèrent,parl'élégancedeleurssous-pieds,contrel'incuriedeleurscompatriotes.DoncBesançonjouissait,en1834,d'unliondans la personne de ce monsieur Amédée-Sylvain-Jacques de Soulas, écrit Souleyas au temps del'occupation espagnole.AmédéedeSoulas est peut-être le seul qui, dansBesançon, descended'une

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familleespagnole.L'EspagneenvoyaitdesgensfairesesaffairesdanslaComté,maisils'yétablissaitfortpeud'Espagnols.LesSoulasy restèrentàcausede leurallianceavec lecardinalGranvelle.LejeunemonsieurdeSoulasparlaittoujoursdequitterBesançon,villetriste,dévote,peulittéraire,villede guerre et de garnison, dont les mœurs et l'allure, dont la physionomie valent la peine d'êtredépeintes. Cette opinion lui permettait de se loger, en homme incertain de son avenir, dans troischambrestrès-peumeubléesauboutdelarueNeuveàl'endroitoùelleserencontreaveclaruedelaPréfecture.

LejeunemonsieurdeSoulasnepouvaitsedispenserd'avoiruntigre.Cetigreétaitlefilsd'undesesfermiers,unpetitdomestiqueâgédequatorzeans,trapu,nomméBabylas.Lelionavaittrès-bienhabillésontigre:redingotecourteendrapgrisdefer,serréeparuneceinturedecuirverni,culottedepannegros-bleu,giletrouge,bottesverniesetàrevers,chapeaurondàbourdalouenoir,desboutonsjaunesauxarmesdesSoulas.Amédéedonnaitàcegarçondesgantsdecotonblanc,leblanchissageettrente-six francsparmois, à la chargede senourrir, cequiparaissaitmonstrueuxauxgrisettesdeBesançon:quatrecentvingtfrancsàunenfantdequinzeans,sanscompterlescadeaux!Lescadeauxconsistaientdans laventedeshabits réformés,dansunpourboirequandSoulas troquait l'undesesdeux chevaux, et la vente des fumiers. Les deux chevaux, administrés avec une sordide économie,coûtaientl'undansl'autrehuitcentsfrancsparan.LecomptedesfournituresàParisenparfumeries,cravates,bijouterie,potsdevernis,habits,allaitàdouzecentsfrancs.Sivousadditionnezgroomoutigre,chevaux, tenuesuperlative,et loyerdesixcentsfrancs,vous trouverezuntotalde troismillefrancs.Or,lepèredujeunemonsieurdeSoulasneluiavaitpaslaisséplusdequatremillefrancsderentesproduitsparquelquesmétairiesassezchétivesquiexigeaientdel'entretien,etdont l'entretienimprimaitunecertaineincertitudeauxrevenus.Apeinerestait-iltroisfrancsparjouraulionpoursavie,sapocheetsonjeu.Aussidînait-ilsouventenville,etdéjeunait-ilavecunefrugalitéremarquable.Quandilfallaitabsolumentdîneràsesfrais,ilallaitàlapensiondesofficiers.LejeunemonsieurdeSoulaspassaitpourundissipateur,pourunhommequi faisaitdes folies; tandisque lemalheureuxnouaitlesdeuxboutsdel'annéeavecuneastuce,avecuntalentquieussentfaitlagloired'unebonneménagère.Onignoraitencore,àBesançonsurtout,combiensixfrancsdevernisétalésurdesbottesousurdessouliers,desgantsjaunesdecinquantesousnettoyésdansleplusprofondsecretpourlesfaire servir trois fois, des cravates de dix francs qui durent troismois, quatre gilets de vingt-cinqfrancs et des pantalons qui emboîtent la botte imposent à une capitale! Comment en serait-ilautrement,puisquenousvoyonsàParisdesfemmesaccordantuneattentionparticulièreàdessotsquiviennent chez elles et l'emportent sur les hommes les plus remarquables, à cause de ces frivolesavantagesqu'onpeutseprocurerpourquinzelouis,ycomprislafrisureetunechemisedetoiledeHollande?

Si cet infortuné jeune homme vous paraît être devenu lion à bien bon marché, apprenezqu'AmédéedeSoulasétaitallétroisfoisenSuisse,encharetàpetitesjournées;deuxfoisàParis,etunefoisdeParisenAngleterre.Ilpassaitpourunvoyageurinstruitetpouvaitdire:EnAngleterre,oùje suis allé, etc. Les douairières lui disaient:Vous qui êtes allé en Angleterre, etc. Il avait pousséjusqu'enLombardie, il avait côtoyé les lacs d'Italie. Il lisait les ouvrages nouveaux.Enfin, pendantqu'ilnettoyaitsesgants,letigreBabylasrépondaitauxvisiteurs:—Monsieurtravaille.Aussiavait-onessayédedémonétiserlejeunemonsieurAmédéedeSoulasàl'aidedecemot:—C'estunhommetrès-avancé.Amédéepossédaitletalentdedébiteraveclagravitébisontineleslieuxcommunsàlamode,cequiluidonnaitlemérited'êtreundeshommeslespluséclairésdelanoblesse.Ilportaitsurluilabijouterieàlamode,etdanssatêtelespenséescontrôléesparlaPresse.

En 1834, Amédée était un jeune homme de vingt-cinq ans, de taille moyenne, brun, le thorax

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violemmentprononcé, lesépaulesà l'avenant, lescuissesunpeurondes, lepieddéjàgras, lamainblanche et potelée, un collier de barbe, desmoustaches qui rivalisaient celles de la garnison, unebonne grosse figure rougeaude, le nez écrasé, les yeux bruns et sans expression; d'ailleurs riend'espagnol. Il marchait à grands pas vers une obésité fatale à ses prétentions. Ses ongles étaientsoignés, sa barbe était faite, lesmoindresdétails de sonvêtement étaient tenus avecune exactitudeanglaise.Aussiregardait-onAmédéedeSoulascommeleplusbelhommedeBesançon.Uncoiffeur,quivenaitlecoifferàheurefixe(autreluxedesoixantefrancsparan!),lepréconisaitcommel'arbitresouverainenfaitdemodesetd'élégance.Amédéedormaittard,faisaitsatoilette,etsortaitàchevalversmidipourallerdansunedesesmétairiestirerlepistolet.Ilmettaitàcetteoccupationlamêmeimportancequ'ymit lordByrondanssesderniers jours.Puis, il revenaità troisheures,admirésursonchevalparlesgrisettesetparlespersonnesquisetrouvaientàleurscroisées.Aprèsdeprétendustravaux qui paraissaient l'occuper jusqu'à quatre heures, il s'habillait pour aller dîner en ville, etpassait lasoiréedanslessalonsdel'aristocratiebisontineàjouerauwhist,etrevenaitsecoucheràonzeheures.Aucuneexistencenepouvaitêtreplusàjour,plussage,niplusirréprochable,carilallaitexactementauxofficesledimancheetlesfêtes.

Pour vous faire comprendre combien cette vie est exorbitante, il est nécessaire d'expliquerBesançon enquelquesmots.Nulle ville n'offre une résistanceplus sourde etmuette auProgrès.ABesançon,lesadministrateurs,lesemployés,lesmilitaires,enfintousceuxquelegouvernement,queParis y envoie occuper un poste quelconque, sont désignés en bloc sous le nom expressif de lacolonie.LaColonieestleterrainneutre,leseuloù,commeàl'église,peuventserencontrerlasociéténobleetlasociétébourgeoisedelaville.Surceterraincommencent,àproposd'unmot,d'unregardoud'ungeste,deshainesdemaisonàmaison,entrefemmesbourgeoisesetnobles,quidurentjusqu'àla mort, et agrandissent encore les fossés infranchissables par lesquels les deux sociétés sontséparées.Al'exceptiondesClermont-Mont-Saint-Jean,desBeauffremont,desdeScey,desGramontetdequelquesautresquin'habitentlaComtéquedansleursterres,lanoblessebisontineneremontepas à plus de deux siècles, à l'époque de la conquête parLouisXIV.Cemonde est essentiellementparlementaire et d'un rogue, d'un raide, d'un grave, d'un positif, d'une hauteur qui ne peut pas secomparer à la cour deVienne, car lesBisontins feraient en ceci les salons viennois quinaulds.DeVictorHugo,deNodier,deFourier,lesgloiresdelaville,iln'enestpasquestion,onnes'enoccupepas. Les mariages entre nobles s'arrangent dès le berceau des enfants, tant les moindres chosescommelesplusgravesysontdéfinies.Jamaisunétranger,unintrusnes'estglissédanscesmaisons,et il a fallu, pour y faire recevoir des colonels ou des officiers titrés appartenant auxmeilleuresfamillesdeFrance,quandils'entrouvaitdanslagarnison,deseffortsdediplomatiequeleprincedeTalleyrandeûtétéfortheureuxdeconnaîtrepours'enservirdansuncongrès.En1834,Amédéeétaitleseulquiportâtdessous-piedsàBesançon.CecivousexpliquedéjàlalionneriedujeunemonsieurdeSoulas.EnfinunepetiteanecdotevousferabiencomprendreBesançon.

Quelquetempsavantlejouroùcettehistoirecommence,laPréfectureéprouvalebesoindefairevenir de Paris un rédacteur pour son journal, afin de se défendre contre la petiteGazette que lagrandeGazette avait pondue àBesançon, et contre lePatriote que laRépublique y faisait frétiller.Parisenvoyaunjeunehomme,ignorantsaComté,quidébutaparunpremier-Besançondel'écoleduCharivari.Lechefdupartijuste-milieu,unhommedel'Hôtel-de-Ville,fitvenirlejournaliste,etluidit:—Apprenez,monsieur, que nous sommes graves, plus que graves, ennuyeux, nous ne voulonspointqu'onnousamuse,etnoussommes furieuxd'avoir ri.Soyezaussiduràdigérerque lesplusépaissesamplificationsdelaRevuedesdeuxMondes,etvousserezàpeineautondesBisontins.

Lerédacteurseletintpourdit,etparlalepatoisphilosophiqueleplusdifficileàcomprendre.Il

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eutunsuccèscomplet.

Si le jeunemonsieurdeSoulasneperditpasdans l'estimedes salonsdeBesançon, ce futpurevanitédeleurpart:l'aristocratieétaitbienaised'avoirl'airdesemoderniseretdepouvoiroffrirauxnoblesParisiensenvoyagedanslaComtéunjeunehommequileurressemblaitàpeuprès.Toutcetravailcaché,toutecettepoudrejetéeauxyeux,cettefolieapparente,cettesagesselatenteavaientunbut,sansquoilelionbisontinn'eûtpasétédupays.Amédéevoulaitarriveràunmariageavantageuxenprouvant un jour que ses fermesn'étaient pas hypothéquées, et qu'il avait fait des économies. Ilvoulaitoccuper laville, ilvoulait enêtre leplusbelhomme, leplusélégant,pourobtenird'abordl'attention,puislamaindemademoisellePhilomènedeWatteville:ah!

En1830,aumomentoùlejeunemonsieurdeSoulascommençasonmétierdedandy,Philomèneavaittreizeans.En1834,mademoiselledeWattevilleatteignaitdoncàcetâgeoùlesjeunespersonnessont facilement frappées par toutes les singularités qui recommandaientAmédée à l'attention de laville. Ilyabeaucoupde lionsqui se font lionsparcalculetpar spéculation.LesWatteville, richesdepuisdouzeansdecinquantemille francsde rentes,nedépensaientpasplusdevingt-quatremillefrancsparan,toutenrecevantlahautesociétédeBesançon,leslundisetlesvendredis.Onydînaitlelundi, l'on y passait la soirée le vendredi.Ainsi, depuis douze ans, quelle somme ne faisaient pasvingt-sixmillefrancsannuellementéconomisésetplacésavecladiscrétionquidistinguecesvieillesfamilles?Oncroyaitassezgénéralementquesetrouvantassezricheenterres,madamedeWattevilleavait mis dans le trois pour cent ses économies en 1830. La dot de Philomène devait alors secomposer d'environ quarante mille francs de rentes. Depuis cinq ans, le lion avait donc travaillécommeunetaupepourselogerdanslehautboutdel'estimedelasévèrebaronne,toutenseposantdemanièreàflatter l'amour-propredemademoiselledeWatteville.Labaronneétaitdans lesecretdesinventionsparlesquellesAmédéeparvenaitàsoutenirsonrangdansBesançon,et l'enestimaitfort.Soulass'étaitmissousl'ailedelabaronnequandelleavaittrenteans,ileutalorsl'audacedel'admireretd'enfaireuneidole;ilenétaitarrivéàpouvoirluiraconter,luiseulaumonde,lesgaudriolesquepresquetouteslesdévotesaimentàentendredire,autoriséesqu'ellessontparleursgrandesvertusàcontempler des abîmes sans y choir et les embûches du démon sans s'y prendre.Comprenez-vouspourquoicelionnesepermettaitpaslapluslégèreintrigue?ilclarifiaitsavie,ilvivaitenquelquesorte dans la rue afin de pouvoir jouer le rôle d'amant sacrifié près de la baronne, et lui régalerl'Esprit despéchésqu'elle interdisait à saChair.Unhommequipossède leprivilégede coulerdeschoseslestesdansl'oreilled'unedévote,estàsesyeuxunhommecharmant.Sicelionexemplaireeûtmieuxconnu le cœurhumain, il aurait pu sansdanger sepermettrequelques amourettesparmi lesgrisettesdeBesançonquileregardaientcommeunroi:sesaffairesseseraientavancéesauprèsdelasévèreetprudebaronne.AvecPhilomène,cecatonparaissaitdépensier:ilprofessaitlavieélégante,illuimontraitenperspectivelerôlebrillantd'unefemmeàlamodeàParis,oùiliraitcommedéputé.Ces savantes manœuvres furent couronnées par un plein succès. En 1834, les mères des quarantefamilles nobles qui composent la haute société bisontine, citaient le jeune monsieur Amédée deSoulas,commelepluscharmantjeunehommedeBesançon,personnen'osaitdisputerlaplaceaucoqdel'hôteldeRupt,ettoutBesançonleregardaitcommelefuturépouxdePhilomènedeWatteville.IlyavaiteudéjàmêmeàcesujetquelquesparoleséchangéesentrelabaronneetAmédée,auxquelleslaprétenduenullitédubarondonnaitunecertitude.

Mademoiselle Philomène de Watteville à qui sa fortune, énorme un jour, prêtait alors desproportionsconsidérables,élevéedansl'enceintedel'hôteldeRuptquesamèrequittararement,tantelle aimait le cher archevêque, avait été fortement comprimée par une éducation exclusivementreligieuse,etparledespotismedesamèrequilatenaitsévèrementparprincipes.Philomènenesavait

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absolumentrien.Est-cesavoirquelquechosequed'avoirétudiélagéographiedansGuthrie,l'histoiresainte,l'histoireancienne,l'histoiredeFrance,etlesquatrerègles,letoutpasséautamisd'unvieuxjésuite?Dessin,musiqueetdansefurentinterdits,commepluspropresàcorromprequ'àembellirlavie. La baronne apprit à sa fille tous les points possibles de la tapisserie et les petits ouvrages defemme:lacouture,labroderie,lefilet.Adix-septansPhilomènen'avaitluquelesLettresÉdifiantes,etdesouvragessurlasciencehéraldique.Jamaisunjournaln'avaitsouillésesregards.Elleentendaittouslesmatinslamesseàlacathédraleoùlamenaitsamère,revenaitdéjeuner,travaillaitaprèsunepetite promenade dans le jardin, et recevait les visites assise près de la baronne jusqu'à l'heure dudîner;puisaprès,excepté les lundiset lesvendredis,elleaccompagnaitmadamedeWattevilledanslessoirées,sanspouvoiryparlerplusquenelevoulaitl'ordonnancematernelle.

A dix-sept ans, mademoiselle de Watteville était une jeune fille frêle, mince, plate, blonde,blanche, et de la dernière insignifiance. Ses yeux, d'un bleu pâle, s'embellissaient par le jeu despaupièresqui,baissées,produisaientuneombresursesjoues.Quelquestachesderousseurnuisaientàl'éclat de son front, d'ailleurs bien coupé. Son visage ressemblait parfaitement à ceux des saintesd'Albert Dürer et des peintres antérieurs au Pérugin: même forme grasse, quoique mince, mêmedélicatesse attristée par l'extase, même naïveté sévère. Tout en elle, jusqu'à sa pose rappelait cesviergesdontlabeauténereparaîtdanssonlustremystiquequ'auxyeuxd'unconnaisseurattentif.Elleavait de bellesmains,mais rouges, et le plus joli pied, un pied de châtelaine.Habituellement, elleportaitdesrobesdesimplecotonnade;maisledimancheetlesjoursdefêtesamèreluipermettaitlasoie.SesmodesfaitesàBesançon,larendaientpresquelaide;tandisquesamèreessayaitd'emprunterdelagrâce,delabeauté,del'éléganceauxmodesdeParisd'oùelletiraitlespluspetiteschosesdesatoilette,parlessoinsdujeunemonsieurdeSoulas.Philomènen'avaitjamaisportédebasdesoie,nidebrodequins,maisdesbasdecotonetdessouliersdepeau.Lesjoursdegala,elleétaitvêtued'unerobedemousseline,coifféeencheveux,etavaitdessouliersenpeaubronzée.

Cette éducation et l'attitude modeste de Philomène cachaient un caractère de fer. Lesphysiologistes et les profonds observateurs de la nature humaine vous diront, à votre grandétonnementpeut-être,que,danslesfamilles,leshumeurs,lescaractères,l'esprit,legéniereparaissentàdegrandsintervallesabsolumentcommecequ'onappellelesmaladieshéréditaires.Ainsiletalent,demême que la goutte, saute quelquefois de deux générations.Nous avons, de ce phénomène, unillustreexempledansGeorgeSandenquireviventlaforce,lapuissanceetleconceptdumaréchaldeSaxe, de qui elle est petite-fille naturelle. Le caractère décisif, la romanesque audace du fameuxWattevilleétaientrevenusdansl'âmedesapetite-nièce,encoreaggravésparlaténacité,parlafiertédu sang des deRupt.Mais ces qualités ou ces défauts, si vous voulez, étaient aussi profondémentcachésdanscetteâmede jeunefille,enapparencemolleetdébile,que les lavesbouillantes le sontsousunecollineavantqu'ellenedevienneunvolcan.MadamedeWattevilleseulesoupçonnaitpeut-être ce legsdesdeux sangs.Elle se faisait si sévèrepour saPhilomène, qu'elle répondit un jour àl'archevêquequiluireprochaitdelatraitertropdurement:—Laissez-moilaconduire,monseigneur,jelaconnais!elleaplusd'unBelzébuthdanssapeau!

Labaronneobservaitd'autantmieuxsafille,qu'elleycroyaitsonhonneurdemèreengagé.Enfinellen'avaitpasautrechoseàfaire.ClotildedeRupt,alorsâgéede trente-cinqansetpresqueveuved'unépouxquitournaitdescoquetiersentouteespècedebois,quis'acharnaitàfairedescerclesàsixraiesenboisdefer,quifabriquaitdestabatièrespoursasociété,coquetaitentoutbientouthonneuravecAmédéedeSoulas.Quandcejeunehommeétaitaulogis,ellerenvoyaitetrappelaittouràtoursa fille, et tâchait de surprendre dans cette jeune âme des mouvements de jalousie, afin d'avoirl'occasiondelesdompter.Elleimitaitlapolicedanssesrapportsaveclesrépublicains;maiselleavait

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beaufaire,Philomènenese livraitàaucuneespèced'émeute.Lasèchedévotereprochaitalorsàsafillesaparfaiteinsensibilité.Philomèneconnaissaitassezsamèrepoursavoirquesielleeûttrouvébien le jeunemonsieurdeSoulas,elleseseraitattiréquelqueverte remontrance.Aussià toutes lesagaceries de samère, répondait-elle par ces phrases si improprement appelées jésuitiques, car lesjésuitesétaientforts,etcesréticencessontleschevauxdefrisederrièrelesquelss'abritelafaiblesse.Lamèretraitaitalorssafillededissimulée.Si,parmalheur,unéclatduvraicaractèredesWattevilleet des deRupt se faisait jour, lamère rebattait Philomène avec le fer du respect sur l'enclume del'obéissancepassive.Cecombatsecretavaitlieudansl'enceintelaplussecrètedelaviedomestique,àhuisclos.Levicaire-général,cecherabbédeGrancey,l'amidudéfuntarchevêque,quelquefortqu'ilfût en sa qualité de grand-pénitencier du diocèse, ne pouvait pas deviner si cette lutte avait émuquelquehaineentre lamèreet la fille, si lamèreétaitparavance jalouse,ou si la courque faisaitAmédéeàlafilledanslapersonnedelamèren'avaitpasoutrepassélesbornes.Ensaqualitéd'amidelamaison,ilneconfessaitnilamèrenilafille.Philomène,unpeutropbattue,moralementparlant,àproposdujeunemonsieurdeSoulas,nepouvaitpaslesouffrir,pouremployeruntermedulangagefamilier. Aussi quand il lui adressait la parole en tâchant de surprendre son cœur, le recevait-elleassez froidement.Cette répugnance,visible seulementauxyeuxde samère,étaituncontinuel sujetd'admonestation.

—Philomène, jenevoispaspourquoivousaffectez tantdefroideurpourAmédée,est-ceparcequ'ilestl'amidelamaison,etqu'ilnousplaît,àvotrepèreetàmoi...

—Eh!maman, répondit un jour lapauvre enfant, si je l'accueillaisbien, n'aurais-jepasplusdetorts?

—Qu'est-cequecela signifie? s'écriamadamedeWatteville.Qu'entendez-vousparcesparoles?votremèreestinjuste,peut-être,etselonvous,elleleseraitdanstouslescas?Quejamaisilnesorteplusdepareilleréponsedevotrebouche,àvotremère!...etc.

Cettequerelleduratroisheurestroisquarts,etPhilomèneenfitl'observation.Lamèredevintpâledecolère,etrenvoyasafilledanssachambreoùPhilomèneétudialesensdecettescène,sansyrientrouver, tantelleétait innocente!Ainsi, le jeunemonsieurdeSoulas,quetoutelavilledeBesançoncroyaitbienprèsdubutverslequeliltendait,cravatesdéployées,àcoupsdepotsdevernis,etquiluifaisaitusertantdenoiràcirerlesmoustaches,tantdejolisgilets,defersdechevauxetdecorsets,carilportaitungiletdepeau,lecorsetdeslions;Amédéeenétaitplusloinquelepremiervenu,quoiqu'ileûtpourluiledigneetnobleabbédeGrancey.Philomènenesavaitpasd'ailleursencore,aumomentoùcettehistoirecommence,quelejeunecomteAmédéedeSouleyazluifûtdestiné.

—Madame,ditmonsieurdeSoulasens'adressantàlabaronneenattendantquelepotageunpeutrop chaud se fût refroidi et en affectant de rendre son récit quasi romanesque, un beaumatin lamalle-postea jetédans l'HôtelNationalunParisienqui,aprèsavoircherchédesappartements,s'estdécidépourlepremierétagedelamaisondemademoiselleGalard,rueduPerron.Puis,l'étrangerestallédroitàlamairieydéposerunedéclarationdedomicileréeletpolitique.Enfinils'estfaitinscrireautableaudesavocatsprèslacourenprésentantdestitresenrègle,etilamisdescartescheztoussesnouveauxconfrères,chez lesofficiersministériels,chez lesConseillersde lacouretchez tous lesmembresdutribunal,unecarteoùselisait:ALBERT SAVARON.

—Le nom de Savaron est célèbre, dit mademoiselle Philomène, qui était très-forte en sciencehéraldique. Les Savaron de Savarus sont une des plus vieilles, des plus nobles et des plus richesfamillesdeBelgique.

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—IlestFrançaisettroubadour,repritAmédéedeSoulas.S'ilveutprendrelesarmesdesSavaronde Savarus, il y mettra une barre. Il n'y a plus en Brabant qu'une demoiselle Savarus, une richehéritièreàmarier.

—La barre est signe de bâtardise; mais le bâtard d'un comte de Savarus est noble, repritPhilomène.

—Assez,Philomène!ditlabaronne.

—Vousavezvouluqu'ellesûtleblason,fitmonsieurdeWatteville,ellelesaitbien!

—Continuez,Amédée.

—Vous comprenez que dans une ville où tout est classé, défini, connu, casé, chiffré, numérotécommeàBesançon,AlbertSavarona été reçuparnos avocats sans aucunedifficulté.Chacun s'estcontentédedire:VoilàunpauvrediablequinesaitpassonBesançon.Quidiableapuluiconseillerdevenirici?qu'yprétend-ilfaire?Envoyersacartechezlesmagistratsaulieud'yallerenpersonne?...quelle faute!Aussi, trois jours après, plus de Savaron. Il a pris pour domestique l'ancien valet dechambredefeumonsieurGalard,Jérômequisaitfaireunpeudecuisine.Onad'autantmieuxoubliéAlbertSavaronquepersonnenel'anivunirencontré.

—Ilnevadoncpasàlamesse?ditmadamedeChavoncourt.

—Ilyvaledimanche,àSaint-Jean,maisàlapremièremesse,àhuitheures.Ilselèvetouteslesnuitsentreuneheureetdeuxdumatin,iltravaillejusqu'àhuitheures,ildéjeune,etaprèsiltravailleencore.Ilsepromènedanslejardin,ilenfaitcinquantefois,soixantefoisletour;ilrentre,dîne,etsecoucheentresixetseptheures.

—Commentsavez-voustoutcela?ditmadamedeChavoncourtàmonsieurdeSoulas.

—D'abord,madame,jedemeurerueNeuveaucoindelarueduPerron,j'aivuesurlamaisonoùlogecemystérieuxpersonnage;puisilyamutuellementdesprotocolesentremontigreetJérôme.

—VouscausezdoncavecBabylas?

—Quevoulez-vousquejefassedansmespromenades?

—Eh!bien,commentavez-vousprisunétrangerpouravocat?ditlabaronneenrendantainsilaparoleauvicaire-général.

—Le premier président a joué le tour à cet avocat de le nommer d'office pour défendre auxassisesunpaysanàpeuprès imbécile,accuséde faux.MonsieurSavarona faitacquittercepauvrehommeenprouvantsoninnocenceetdémontrantqu'ilavaitétél'instrumentdesvraiscoupables.Non-seulementsonsystèmeatriomphé,maisilanécessitél'arrestationdedeuxdestémoinsqui,reconnuscoupables,ontétécondamnés.SesplaidoiriesontfrappélaCouretlesjurés.L'und'eux,unnégociant,aconfiélelendemainàmonsieurSavaronunprocèsdélicat,qu'ilagagné.Danslasituationoùnousétions par l'impossibilité où se trouvait monsieur Berryer de venir à Besançon, monsieur deGarcenault nous a donné le conseil de prendre ce monsieur Albert Savaron en nous prédisant lesuccès.Dèsquejel'aivu,quejel'aientendu,j'aieufoienlui,etjen'aipaseutort.

—A-t-ildoncquelquechosed'extraordinaire,demandamadamedeChavoncourt.

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—Oui,réponditlevicaire-général.

—Eh!bien,expliquez-nouscela,ditmadamedeWatteville.

—Lapremièrefoisquejelevis,ditl'abbédeGrancey,ilmereçutdanslapremièrepièceaprèsl'antichambre (l'ancien salondubonhommeGalard), qu'il a fait peindre envieuxchêne, et que j'aitrouvéeentièrementtapisséedelivresdedroitcontenusdansdesbibliothèqueségalementpeintesenvieuxbois.Cettepeintureetleslivressonttoutleluxe,carlemobilierconsisteenunbureaudevieuxbois sculpté, sixvieux fauteuilsen tapisserie,aux fenêtresdes rideauxcouleurcarmélitebordésdevert, etun tapisvert sur leplancher.Lepoêlede l'antichambrechauffeaussi cettebibliothèque.Enl'attendant là, je ne me figurais point mon avocat sous des traits jeunes. Ce singulier cadre estvraimentenharmonieaveclafigure,carmonsieurSavaronestvenuenrobedechambredemérinosnoir,serréeparuneceintureencorderouge,despantouflesrouges,ungiletdeflanellerouge,unecalotterouge.

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—Lalivréedudiable!s'écriamadamedeWatteville.

—Oui, dit l'abbé; mais une tête superbe: cheveux noirs, mélangés déjà de quelques cheveuxblancs,descheveuxcommeenontlessaintPierreetlessaintPauldenostableaux,àbouclestouffuesetluisantes,descheveuxdurscommedescrins,uncoublancetrondcommeceluid'unefemme,unfrontmagnifiqueséparéparcesillonpuissantquelesgrandsprojets,lesgrandespensées,lesfortesméditationsinscriventaufrontdesgrandshommes;unteintolivâtremarbrédetachesrouges,unnezcarré, des yeux de feu, puis les joues creusées, marquées de deux rides longues pleines desouffrances, une bouche à sourire sarde et un petitmentonmince et trop court; la patte d'oie auxtempes, les yeux caves, roulant sous des arcades sourcilières comme deux globes ardents; mais,malgré tous ces indices de passions violentes, un air calme, profondément résigné, la voix d'unedouceurpénétrante,etquim'asurprisauPalaisparsafacilité,lavraievoixdel'orateurtantôtpureetrusée, tantôt insinuante, et tonnant quand il le faut, puis se pliant au sarcasme et devenant alorsincisive.MonsieurAlbertSavaronestdemoyennetaille,nigrasnimaigre.Enfiniladesmainsdeprélat.Lasecondefoisquejesuisalléchezlui,ilm'areçudanssachambrequiestcontiguëàcettebibliothèque,etasouridemonétonnementquandj'yaivuuneméchantecommode,unmauvaistapis,un lit de collégien et aux fenêtres des rideaux de calicot. Il sortait de son cabinet où personne nepénètre,m'aditJérômequin'yentrepasetquis'estcontentédefrapperàlaporte.MonsieurSavaronafermélui-mêmecetteporteàclefdevantmoi.Latroisièmefois,ildéjeunaitdanssabibliothèquedelamanière laplusfrugale;maiscettefois,commeilavaitpassé lanuitàexaminernospièces,quej'étais avec notre avoué, que nous devions rester longtemps ensemble et que le cher monsieurGirardet est verbeux, j'ai pu me permettre d'étudier cet étranger. Certes, ce n'est pas un hommeordinaire. Il y a plus d'un secret derrière cemasque à la fois terrible et doux, patient et impatient,pleinet creusé. Je l'ai trouvévoûté légèrement, comme tous leshommesquiontquelquechosedelourdàporter.

—Pourquoicethommesiéloquenta-t-ilquittéParis?Dansqueldesseinest-ilvenuàBesançon?Onneluiadoncpasditcombienlesétrangersyavaientpeudechancederéussite?Ons'yserviradelui,maislesBisontinsnel'ylaisserontpasseservird'eux.Pourquoi,s'ilestvenu,a-t-ilfaitsipeudefraisqu'ilafallulafantaisiedupremierprésidentpourlamettreenévidence?ditlabellemadamedeChavoncourt.

—Après avoir bien étudié cette belle tête, reprit l'abbé de Grancey qui regarda finement soninterruptriceendonnantàpenserqu'iltaisaitquelquechose,etsurtoutaprèsl'avoirentendurépliquantcematinàl'undesaiglesdubarreaudeParis,jepensequecethomme,quidoitavoirtrente-cinqans,produiraplustardunegrandesensation...

—Pourquoinousenoccuper?Votreprocèsestgagné,vousl'avezpayé,ditmadamedeWattevilleenobservantsafillequidepuisquelevicaire-généralparlaitétaitcommesuspendueàseslèvres.

Laconversationpritunautrecours,etilnefutplusquestiond'AlbertSavaron.

Leportraitesquisséparlepluscapabledesvicaires-générauxdudiocèseeutd'autantplusl'attraitd'un roman pour Philomène qu'il s'y trouvait un roman. Pour la première fois de sa vie, ellerencontrait cet extraordinaire, ce merveilleux que caressent toutes les jeunes imaginations, et au-devantduquelsejettelacuriosité,siviveàl'âgedePhilomène.QuelêtreidéalquecetAlbert,sombre,souffrant, éloquent, travailleur, comparé parmademoiselle deWatteville à ce gros comte joufflu,crevantdesanté,diseurdefleurettes,parlantd'éléganceenfacedelasplendeurdesancienscomtesdeRupt!Amédéeneluivalaitquedesquerellesetdesremontrances,elleneleconnaissaitd'ailleursque

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trop,etcetAlbertSavaronoffraitbiendesénigmesàdéchiffrer.

—AlbertSavarondeSavarus,répétait-elleenelle-même.

Puislevoir,l'apercevoir!...Cefutledésird'unejeunefillejusque-làsansdésir.Ellerepassaitdanssoncœur,dansson imagination,danssa tête lesmoindresphrasesditespar l'abbédeGrancey,cartouslesmotsavaientportécoup.

—Unbeaufront,sedisait-elleenregardantlefrontdechaquehommeassisàlatable,jen'envoispasunseuldebeau...CeluidemonsieurdeSoulasesttropbombé,celuidemonsieurdeGranceyestbeau,maisilasoixante-dixansetn'aplusdecheveux,onnesaitplusoùfinitlefront.

—Qu'avez-vous,Philomène?vousnemangezpas...

—Je n'ai pas faim,maman, dit-elle.—Desmains de prélat... reprit-elle en elle-même, je nemesouviensplusdecellesdenotrebelarchevêque,quim'acependantconfirmée.

Enfin,aumilieudesalléesetvenuesqu'ellefaisaitdanslelabyrinthedesarêverie,elleserappela,brillantàtraverslesarbresdesdeuxjardinscontigus,unefenêtreilluminéequ'elleavaitaperçuedesonlitquandparhasardelles'étaitéveilléependantlanuit:—C'étaitdoncsalumière,sedit-elle,jelepourraivoir!Jeleverrai.

—Monsieur de Grancey, tout est-il fini pour le procès du chapitre? dit à brûle-pourpointPhilomèneauvicaire-généralpendantunmomentdesilence.

MadamedeWattevilleéchangearapidementunregardaveclevicaire-général.

—Etqu'est-cequecelavous fait,machère enfant?dit-elle àPhilomèneenymettantune feintedouceurquirenditsafillecirconspectepourlerestedesesjours.

—On peut nousmener en cassation,mais nos adversaires y regarderont à deux fois, réponditl'abbé.

—Je n'aurais jamais cru que Philomène pût penser pendant tout un dîner à un procès, repritmadamedeWatteville.

—Nimoinonplus,ditPhilomèneavecunpetitairrêveurquifitrire.MaismonsieurdeGranceys'enoccupaittantquejem'ysuisintéressée.C'estbieninnocent!

Onse levade table, et lacompagnie revint au salon.Pendant toute la soirée,Philomèneécoutapour savoir si l'on parlerait encore d'Albert Savaron; mais hormis les félicitations que chaquearrivantadressaitàl'abbésurlegainduprocès,etoùpersonnenemêlal'élogedel'avocat,iln'enfutplusquestion.MademoiselledeWatteville attendit lanuit avec impatience.Elle s'était promisde seleverentredeuxettroisheuresdumatinpourvoirlesfenêtresducabinetd'Albert.Quandcetteheurefutvenue,elleéprouvapresqueduplaisiràcontemplerlalueurqueprojetaientàtraverslesarbres,presquedépouillésdefeuilles,lesbougiesdel'avocat.Al'aidedecetteexcellentevuequepossèdeunejeunefilleetquelacuriositésembleétendre,ellevitAlbertécrivant,ellecrutdistinguerlacouleurdel'ameublementquiluiparutêtrerouge.Lacheminéeélevaitau-dessusdutoituneépaissecolonnedefumée.

—Quandtoutlemondedort,ilveille...commeDieu!sedit-elle.

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L'éducation des filles comporte des problèmes si graves, car l'avenir d'une nation est dans lamère,quedepuislong-tempsl'UniversitédeFrances'estdonnélatâcheden'ypointsonger.Voicil'undecesproblèmes.

Doit-onéclairer les jeunes filles,doit-oncomprimer leuresprit? ilvasansdireque le systèmereligieux est compresseur: si vous les éclairez, vous en faites des démons avant l'âge; si vous lesempêchezdepenser,vousarrivezàlasubiteexplosionsibienpeintedanslepersonnaged'AgnèsparMolière,etvousmettezcetespritcomprimé,sineuf, siperspicace, rapideetconséquentcomme lesauvage, à la merci d'un événement, crise fatale amenée chez mademoiselle de Watteville parl'imprudente esquisse que se permit à table un des plus prudents abbés du prudent Chapitre deBesançon.

Le lendemain matin, Philomène de Watteville, en s'habillant, regarda nécessairement AlbertSavaronsepromenantdanslejardincontiguàceluidel'hôteldeRupt.

—Queserais-jedevenue,pensa-t-elle,s'ilavaitdemeuréailleurs?Jepuislevoir.Aquoipense-t-il?

Aprèsavoirvu,maisàdistance,cethommeextraordinaire,leseuldontlaphysionomietranchaitvigoureusementsurlamassedesfiguresbisontinesaperçuesjusqu'alors,Philomènesautarapidementàl'idéedepénétrerdanssonintérieur,desavoirlesraisonsdetantdemystère,d'entendrecettevoixéloquente,derecevoirunregarddecesbeauxyeux.Ellevouluttoutcela,maiscommentl'obtenir?

Pendanttoutelajournée,elletiral'aiguillesursabroderieaveccetteattentionobtusedelajeunefillequiparaîtcommeAgnèsnepenserà rienetqui réfléchitsibiensur toutechosequeses rusessontinfaillibles.Decetteprofondeméditation,ilrésultachezPhilomèneuneenviedeseconfesser.Lelendemainmatin, après lamesse, elle eutunepetite conférence àSaint-Jean avec l'abbéGiroud, etl'entortillasibienquelaconfessionfutindiquéepourledimanchematin,àseptheuresetdemie,avantla messe de huit heures. Elle commit une douzaine de mensonges pour pouvoir se trouver dansl'église,uneseulefois,àl'heureoùl'avocatvenaitentendrelamesse.Enfinilluipritunmouvementde tendresse excessif pour son père, elle l'alla voir dans son atelier, et lui demanda millerenseignements sur l'art du tourneur, pour arriver à conseiller à son père de tourner de grandespièces,descolonnes.Aprèsavoirlancésonpèredanslescolonnestorses,unedesdifficultésdel'artdutourneur,elleluiconseilladeprofiterd'ungrostasdepierresquisetrouvaitaumilieudujardinpour en faire faire unegrotte, sur laquelle ilmettrait un petit temple en façonde belvéder, où sescolonnestorsesseraientemployéesetbrilleraientauxyeuxdetoutelasociété.

Aumilieudelajoiequecetteentreprisecausaitàcepauvrehommeinoccupé,Philomèneluiditenl'embrassant:—Surtoutnedispasàmamèredequitevientcetteidée,ellemegronderait.

—Sois tranquille, répondit monsieur de Watteville qui gémissait tout autant que sa fille sousl'oppressiondelaterriblefilledesdeRupt.

AinsiPhilomène avait la certitude de voir promptement bâtir un charmant observatoire d'où lavueplongeraitsurlecabinetdel'avocat.Etilyadeshommespourlesquelslesjeunesfillesfontdepareils chefs-d'œuvre de diplomatie, qui, la plupart du temps, commeAlbert Savaron, n'en saventrien.

Cedimanche,sipeupatiemmentattendu,vint,etlatoilettedePhilomènefutfaiteavecunsoinquifitsourireMariette,lafemmedechambredemadameetdemademoiselledeWatteville.

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—Voicilapremièrefoisquejevoismademoisellesivétilleuse?ditMariette.

—Vousmefaitespenser,ditPhilomèneenlançantàMarietteunregardquimitdescoquelicotssurlesjouesdelafemmedechambre,qu'ilyadesjoursoùvousl'êtesaussiplusparticulièrementqu'àd'autres.

Enquittantleperron,entraversantlacour,enfranchissantlaporte,enallantdanslarue,lecœurde Philomène battit comme lorsque nous pressentons un grand événement. Elle ne savait pasjusqu'alorscequec'étaitqued'allerparlesrues:elleavaitcruquesamèreliraitsesprojetssursonfrontetqu'elleluidéfendraitd'alleràconfesse,ellesesentitunsangnouveaudanslespieds,ellelesleva comme si elle marchait sur du feu! Naturellement, elle avait pris rendez-vous avec sonconfesseur à huit heures un quart, en disant huit heures à samère, afin d'attendre unquart-d'heureenvironauprèsd'Albert.Ellearrivadansl'égliseavantlamesse,et,aprèsavoirfaitunecourteprière,elleallavoirsil'abbéGiroudétaitàsonconfessionnal,uniquementpourpouvoirflânerdansl'église.Aussisetrouva-t-elleplacéedemanièreàregarderAlbertaumomentoùilentradanslacathédrale.

Ilfaudraitqu'unhommefûtatrocementlaidpourn'êtrepastrouvébeaudanslesdispositionsoùlacuriositémettaitmademoiselle deWatteville.Or,Albert Savaron déjà très-remarquable fit d'autantplusd'impression surPhilomèneque samanièred'être, sadémarche, sonattitude, tout, jusqu'à sonvêtement,avaitcejenesaisquoiquines'expliquequeparlemotmystère!Ilentra.L'église,jusque-làsombre, parut àPhilomène commeéclairée.La jeune fille fut charméepar cette démarche lente etpresquesolennelledesgensquiportentunmondesurleursépaules,etdontleregardprofond,dontlegestes'accordentàexprimerunepenséeoudévastatriceoudominatrice.Philomènecompritalorslesparoles du vicaire-général dans toute leur étendue.Oui, ces yeux d'un jaune brun diaprés de filetsd'or,voilaientuneardeurquisetrahissaitpardesjetssoudains.Philomène,avecuneimprudencequeremarquaMariette,semitsurlepassagedel'avocatdemanièreàéchangerunregardaveclui;etceregardcherchéluichangealesang,carsonsangfrémitetbouillonnacommesisachaleureûtdoublé.Dès qu'Albert se fut assis,mademoiselle deWatteville eut bientôt choisi sa place demanière à leparfaitementvoirpendant tout le tempsque lui laisserait l'abbéGiroud.QuandMariettedit:—Voilàmonsieur Giroud, il parut à Philomène que ce temps n'avait pas duré plus de quelques minutes.Lorsqu'ellesortitduconfessionnal,lamesseétaitdite,Albertavaitquittélacathédrale.

—Levicaire-généralaraison,pensait-elle,ilsouffre!Pourquoicetaigle,cariladesyeuxd'aigle,est-ilvenus'abattresurBesançon?Oh!jeveuxtoutsavoir,etcomment?

Sous le feu de ce nouveau désir, Philomène tira les points de sa tapisserie avec une admirableexactitude,etvoilàsesméditationssousunpetitaircandidequijouaitlaniaiserieàtrompermadamedeWatteville.Depuis ledimancheoùmademoiselledeWatteville avait reçu ce regard,ou, si vousvoulez,cebaptêmedefeu,magnifiqueexpressiondeNapoléonquipeutserviràl'amour,ellemenachaudementl'affairedubelvéder.

—Maman,dit-elleunefoisqu'ilyeutdeuxcolonnesdetournées,monpères'estmisentêteunesingulièreidée,iltournedescolonnespourunbelvéderqu'ilaleprojetdefaireéleverenseservantdecetasdepierresquisetrouveaumilieudujardin,approuvez-vouscela?Moi,ilmesembleque...

—J'approuve tout ce que fait votre père, répliqua sèchementmadame deWatteville, et c'est ledevoir des femmesde se soumettre à leursmaris, quandmêmeelles n'en approuveraient point lesidées...Pourquoim'opposerais-je àune chose indifférente en elle-mêmedumomentoùelle amusemonsieurdeWatteville?

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—Maisc'estquedelànousverronschezmonsieurdeSoulas,etmonsieurdeSoulasnousyverraquandnousyserons.Peut-êtreparlerait-on...

—Avez-vous,Philomène,laprétentiondeconduirevosparents,etd'ensavoirplusqu'euxsurlavieetsurlesconvenances?

—Jemetais,maman.Ausurplus,monpèreditquelagrotteferaunesalleoùl'onaurafraisetoùl'oniraprendrelecafé.

—Votrepèreaeulàd'excellentesidées,réponditmadamedeWattevillequivoulutallervoirlescolonnes.

Elle donna son approbation au projet du baron de Watteville en indiquant pour l'érection dumonumentuneplaceaufonddujardind'oùl'onn'étaitpasvudechezmonsieurdeSoulas,maisd'oùl'onvoyaitadmirablementchezmonsieurAlbertSavaron.Unentrepreneurfutmandéquisechargeadefaireunegrotteausommetdelaquelleonparviendraitparunpetitchemindetroispiedsdelarge,dans les rocailles duquel viendraient des pervenches, des iris; des viornes, des lierres, deschèvrefeuilles,delavignevierge.Labaronneinventadefairetapisserl'intérieurdelagrotteenboisrustiquealorsàlamodepourlesjardinières,demettreaufonduneglace,undivanàcouvercleetunetable en marqueterie de bois grume. Monsieur de Soulas proposa de faire le sol en asphalte.Philomèneimaginadesuspendreàlavoûteunlustreenboisrustiqué.

—LesWattevillefontfairequelquechosedecharmantdansleurjardin,disait-ondansBesançon.

—Ilssontriches,ilspeuventbienmettremilleécuspourunefantaisie.

—Milleécus?...ditmadamedeChavoncourt.

—Oui,mille écus, s'écria le jeunemonsieur deSoulas.On fait venir un hommedeParis pourrustiquerl'intérieur,maisceserabienjoli.MonsieurdeWattevillefaitlui-mêmelelustre,ilsemetàsculpterlebois...

—OnditqueBerquetvacreuserunecave,ditunabbé.

—Non,repritlejeunemonsieurdeSoulas,ilfondelekiosquesurunmassifenbétonpourqu'iln'yaitpasd'humidité.

—Vous savez les moindres choses qui se font dans la maison, dit aigrement madame deChavoncourtenregardantunedesesgrandesfillesbonnesàmarierdepuisunan.

MademoiselledeWattevillequiéprouvaitunpetitmouvementd'orgueilenpensantausuccèsdesonbelvéder, se reconnutuneéminente supériorité sur tout cequi l'entourait.Personnenedevinaitqu'unepetitefille,jugéesansesprit,niaise,avaittoutbonnementvouluvoirdeplusprèslecabinetdel'avocatSavaron.

L'éclatante plaidoirie d'Albert Savaron pour le Chapitre de la cathédrale fut d'autant pluspromptementoubliéequel'enviedesavocatsseréveilla.D'ailleurs,fidèleàsaretraite,Savaronnesemontranullepart.Sansprôneursetnevoyantpersonne,ilaugmentaleschancesd'oubliqui,dansuneville comme Besançon, abondent pour un étranger. Néanmoins, il plaida trois fois au tribunal decommerce,danstroisaffairesépineusesquidurentalleràlaCour.Ileutainsipourclientsquatredesplusgrosnégociantsdelaville,quireconnurentenluitantdesensetdecequelaprovinceappelle

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unebonnejudiciaire,qu'ilsluiconfièrentleurcontentieux.LejouroùlamaisonWattevilleinaugurasonbelvéder,Savaronélevaitaussisonmonument.Grâcesauxrelationssourdesqu'ils'étaitacquisesdanslehautcommercedeBesançon,ilyfondaitunerevuedequinzaine,appeléelaRevuedel'Est,aumoyendequaranteactionsdechacunecinqcentsfrancsplacéesentrelesmainsdesesdixpremiersclientsauxquelsilfitsentirlanécessitéd'aiderauxdestinéesdeBesançon,lavilleoùdevaitsefixerletransitentreMulhouseetLyon,lepointcapitalentreleRhinetleRhône.

Pour rivaliser avecStrasbourg,Besançonnedevait-ilpasêtreaussibienuncentrede lumièresqu'unpointcommercial?OnnepouvaittraiterquedansuneRevueleshautesquestionsrelativesauxintérêtsdel'Est.QuellegloirederaviràStrasbourgetàDijonleurinfluencelittéraire,d'éclairerl'Estde la France, et de lutter avec la centralisation parisienne. Ces considérations trouvées par Albertfurentreditesparlesdixnégociantsquiselesattribuèrent.

L'avocatSavaronnecommitpas lafautedesemettreennom, il laissa ladirectionfinancièreàson premier client,monsieurBoucher, allié par sa femme à l'un des plus forts éditeurs de grandsouvrages ecclésiastiques;mais il se réserva la rédaction avec une part comme fondateur dans lesbénéfices. Le commerce fit un appel àDôle, àDijon, à Salins, àNeufchâtel, dans le Jura, Bourg,Nantua,Lons-le-Saulnier.OnyréclamaleconcoursdeslumièresetdeseffortsdetousleshommesstudieuxdestroisprovincesduBugey,delaBresseetdelaComté.Grâcesauxrelationsdecommerceetdeconfraternité,centcinquanteabonnementsfurentpris,euégardaubonmarché:laRevuecoûtaithuit francs par trimestre. Pour éviter de froisser les amours-propres de province par les refusd'articles,l'avocateutlebonespritdefairedésirerladirectionlittérairedecetteRevueaufilsaînédemonsieur Boucher, jeune homme de vingt-deux ans, très-avide de gloire, à qui les piéges et leschagrins de la manutention littéraire étaient entièrement inconnus. Albert conserva secrètement lahautemain,etsefitd'AlfredBoucherunséide.AlfredfutlaseulepersonnedeBesançonaveclaquellese familiarisa le roi dubarreau.Alfredvenait conférer lematin dans le jardin avecAlbert sur lesmatièresdelalivraison.Ilestinutilededirequelenumérod'essaicontintuneMéditationd'Alfredquieutl'approbationdeSavaron.DanssaconversationavecAlfred,Albertlaissaitéchapperdegrandesidées, des sujets d'articles dont profitait le jeune Boucher. Aussi le fils du négociant croyait-ilexploitercegrandhomme!Albertétaitunhommedegénie,unprofondpolitiquepourAlfred.Lesnégociants, enchantésdu succèsde laRevue, n'eurent à verser que trois dixièmesde leurs actions.Encoredeuxcentsabonnements,laRevueallaitdonnercinqpourcentdedividendeàsesactionnaires,larédactionn'étantpaspayée.Cetterédactionétaitimpayable.

Autroisièmenuméro,laRevueavaitobtenul'échangeavectouslesjournauxdeFrancequ'Albertlutalorschezlui.CetroisièmenumérocontenaituneNouvelle,signéeA.S.,etattribuéeaufameuxavocat.Malgrélepeud'attentionquelahautesociétédeBesançonaccordaitàcetteRevueaccuséedelibéralisme, il fut question chez madame de Chavoncourt, au milieu de l'hiver, de cette premièreNouvelleéclosedanslaComté.

—Mon père, dit Philomène, il se fait une Revue à Besançon, tu devrais bien t'y abonner et lagardercheztoi,carmamannemelalaisseraitpaslire,maistumelaprêteras.

Empresséd'obéiràsachèrePhilomène,quidepuiscinqmoisluidonnaitdespreuvesdetendresse,monsieurdeWattevilleallaprendrelui-mêmeunabonnementd'unanàlaRevuedel'Est,etprêtalesquatrenumérosparusà sa fille.Pendant lanuitPhilomèneputdévorercetteNouvelle, lapremièrequ'ellelutdesavie;maisellenesesentaitvivrequedepuisdeuxmois!Aussinefaut-ilpasjugerdel'effetquecetteœuvredutproduiresurelled'aprèslesdonnéesordinaires.SansrienpréjugerduplusoudumoinsdeméritedecettecompositiondueàunParisienquiapportaitenprovincelamanière,

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l'éclat,sivousvoulez,delanouvelleécolelittéraire,ellenepouvaitpointnepasêtreunchef-d'œuvrepour une jeune personne livrant sa vierge intelligence, son cœur pur à un premier ouvrage de cegenre.D'ailleurs,surcequ'elleenavaitentendudire,Philomènes'étaitfait,parintuition,uneidéequirehaussaitsingulièrement lavaleurdecetteNouvelle.Elleespéraity trouver lessentimentsetpeut-être quelque chose de la vie d'Albert. Dès les premières pages, cette opinion prit chez elle une sigrande consistance, qu'après avoir achevé ce fragment, elle eut la certitude de ne pas se tromper.Voici donc cette confidence où, selon les critiques du salon Chavoncourt, Albert aurait imitéquelques-uns des écrivains modernes qui, faute d'invention, racontent leurs propres joies, leurspropresdouleursoulesévénementsmystérieuxdeleurexistence.

L'AMBITIEUXPARAMOUR.

En 1823, deux jeunes gens qui s'étaient donné pour thème de voyage de parcourir la Suisse,partirent deLucerneparunebellematinéedumoisde juillet, sur unbateauque conduisaient troisrameurs,etallaientàFluelenensepromettantdes'arrêter sur le lacdesQuatre-Cantonsà tous leslieux célèbres. Les paysages qui de Lucerne à Fluelen environnent les eaux, présentent toutes lescombinaisonsquel'imaginationlaplusexigeantepeutdemanderauxmontagnesetauxrivières,auxlacset aux rochers, aux ruisseauxet à laverdure, auxarbreset aux torrents.C'est tantôtd'austèressolitudesetdegracieuxpromontoires,desvalléescoquettesetfraîches,desforêtsplacéescommeunpanache sur le granit taillé droit, des baies solitaires et fraîches qui s'ouvrent, des vallées dont lestrésorsapparaissentembellisparlelointaindesrêves.

En passant devant le charmant bourg de Gersau, l'un des deux amis regarda longtemps unemaison en bois qui paraissait construite depuis peu de temps, entourée d'un palis, assise sur unpromontoireetpresquebaignéeparleseaux.Quandlebateaupassadevant,unetêtedefemmes'élevadufonddelachambrequisetrouvaitaudernierétagedecettemaison,pourjouirdel'effetdubateausurlelac.L'undesjeunesgensreçutlecoupd'œiljetétrès-indifféremmentparl'inconnue.

—Arrêtons-nousici,dit-ilàsonami,nousvoulionsfairedeLucernenotrequartier-généralpourvisiter la Suisse, tu ne trouveras pasmauvais, Léopold, que je change d'avis, et que je reste ici àgarderlesmanteaux.Tuferasdonctoutcequetuvoudras,moimonvoyageestfini.Mariniers,virezdebord, etdescendez-nousàcevillage,nousallonsydéjeuner. J'irai chercheràLucerne tousnosbagagesettusaurasavantdepartird'ici,dansquellemaisonjemelogerai,pourm'yretrouveràtonretour.

—IciouàLucerne,ditLéopold,iln'yapasassezdedifférencepourquejenet'empêched'obéiràuncaprice.

Cesdeux jeunesgensétaientdeuxamisdans lavéritableacceptiondumot. Ilsavaient lemêmeâge,leursétudess'étaientfaitesdanslemêmecollége;etaprèsavoirfinileurDroit,ilsemployaientlesvacancesauclassiquevoyagedelaSuisse.Paruneffetdelavolontépaternelle,Léopoldétaitdéjàpromisàl'Étuded'unnotaireàParis.Sonespritderectitude,sadouceur, lecalmedesessensetdeson intelligencegarantissaient sa docilité.Léopold se voyait notaire àParis: sa vie était devant luicommeundecesgrandscheminsquitraversentuneplainedeFrance,ill'embrassaitdanstoutesonétendueavecunerésignationpleinedephilosophie.

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Lecaractèredesoncompagnon,quenousappelleronsRodolphe,offraitaveclesienuncontrastedontl'antagonismeavaitsansdouteeupourrésultatderesserrerlesliensquilesunissaient.Rodolpheétaitlefilsnatureld'ungrandseigneurquifutsurprisparunemortprématuréesansavoirpufairededispositionspourassurerdesmoyensd'existenceàunefemmetendrementaiméeetàRodolphe.Ainsitrompéeparuncoupdusort,lamèredeRodolpheavaiteurecoursàunmoyenhéroïque.Ellevendittoutcequ'elletenaitdelamunificencedupèredesonenfant,fitunesommedecentetquelquesmillefrancs,laplaçasursapropretêteenviager,àuntauxconsidérable,etsecomposadecettemanièreunrevenud'environquinzemillefrancs,enprenantlarésolutiondetoutconsacreràl'éducationdesonfils afinde ledouerdes avantagespersonnels lespluspropres à faire fortune, etde lui réserver àforced'économiesuncapitalàl'époquedesamajorité.C'étaithardi,c'étaitcomptersursaproprevie;mais sans cette hardiesse, il eût été sans doute impossible à cette bonne mère de vivre, d'éleverconvenablementcetenfant,sonseulespoir,sonavenir,etl'uniquesourcedesesjouissances.Néd'unedespluscharmantesParisiennesetd'unhommeremarquabledel'aristocratiebrabançonne,fruitd'unepassionégaleetpartagée,Rodolphefutaffligéd'uneexcessivesensibilité.Dèssonenfance, ilavaitmanifesté laplusgrandeardeuren toutechose.Chez lui, leDésirdevintune forcesupérieureet lemobiledetoutl'être,lestimulantdel'imagination,laraisondesesactions.Malgréleseffortsd'unemère spirituelle, qui s'effraya dès qu'elle s'aperçut d'une pareille prédisposition,Rodolphe désiraitcommeunpoëteimagine,commeunsavantcalcule,commeunpeintrecrayonne,commeunmusicienformuledesmélodies.Tendrecommesamère,ils'élançaitavecuneviolenceinouïeetparlapenséeverslachosesouhaitée,ildévoraitletemps.Enrêvantl'accomplissementdesesprojets,ilsupprimaittoujourslesmoyensd'exécution.

—Quandmonfilsauradesenfants,disaitlamère,illesvoudragrandstoutdesuite.

Cette belle ardeur, convenablement dirigée, servit à Rodolphe à faire de brillantes études, àdevenircequelesAnglaisappellentunparfaitgentilhomme.Samèreétaitalorsfièredelui,toutencraignanttoujoursquelquecatastrophe,sijamaisunepassions'emparaitdececœur,àlafoissitendreetsisensible,siviolentetsibon.Aussicetteprudentefemmeavait-elleencouragé l'amitiéqui liaitLéopoldàRodolpheetRodolpheàLéopold,envoyant,danslefroidetdévouénotaire,untuteur,unconfidentquipourraitjusqu'àuncertainpointlaremplacerauprèsdeRodolphe,siparmalheurellevenaitàluimanquer.Encorebelleàquarante-troisans,lamèredeRodolpheavaitinspirélaplusvivepassionàLéopold.Cettecirconstancerendaitlesdeuxjeunesgensencoreplusintimes.

Léopold,quiconnaissaitbienRodolphe,nefutdoncpassurprisdelevoir,àproposd'unregardjeté sur le haut d'unemaison, s'arrêtant à un village et renonçant à l'excursion projetée au Saint-Gothard.Pendantqu'onleurpréparaitàdéjeuneràl'aubergeduCygne,lesdeuxamisfirentletourduvillage et arrivèrent dans la partie qui avoisinait la charmantemaison neuve où, tout en flânant etcausantavecleshabitants,Rodolphedécouvritunemaisondepetitsbourgeoisdisposésàleprendreenpension,selonl'usageassezgénéraldelaSuisse.Onluioffritunechambreayantvuesurlelac,sur les montagnes, et d'où se découvrait la magnifique vue d'un de ces prodigieux détours quirecommandentlelacdesQuatre-Cantonsàl'admirationdestouristes.Cettemaisonsetrouvaitséparéeparuncarrefouretparunpetitport,delamaisonneuveoùRodolpheavaitentrevulevisagedesabelleinconnue.

Pourcentfrancsparmois,Rodolphen'eutàpenseràaucunedeschosesnécessairesàlavie.MaisenconsidérationdesfraisquelesépouxStopferseproposaientdefaire,ilsdemandèrentlepaiementdu troisièmemois d'avance. Pour peu que vous frottiez un Suisse, il reparaît un usurier.Après ledéjeuner,Rodolphes'installasur-le-champendéposantdanssachambrecequ'ilavaitemportéd'effets

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pour son excursion au Saint-Gothard, et il regarda passer Léopold qui, par esprit d'ordre, allaits'acquitterdel'excursionpourlecomtedeRodolpheetpourlesien.QuandRodolpheassissuruneroche tombée en avant du bord ne vit plus le bateau de Léopold, il examina,mais en dessous, lamaisonneuveenespérantapercevoirl'inconnue.Hélas!ilrentrasansquelamaisoneûtdonnésignedevie.AudînerqueluioffrirentmonsieuretmadameStopfer,ancienstonneliersàNeufchâtel,illesquestionnasurlesenvirons,etfinitparapprendretoutcequ'ilvoulaitsavoirsurl'inconnue,grâceaubavardagedeseshôtesquividèrent,sanssefaireprier,lesacauxcommérages.

L'inconnues'appelaitFannyLovelace.Cenom,quiseprononceLoveless,appartientàdevieillesfamilles anglaises;maisRichardsonena faitunecréationdont la célébriténuit à touteautre.MissLovelaceétaitvenues'établirsurlelacpourlasantédesonpère,àquilesmédecinsavaientordonnél'air du canton de Lucerne. Ces deuxAnglais, arrivés sans autre domestique qu'une petite fille dequatorze ans, très-attachée àmissFanny,unepetitemuettequi la servait avec intelligence, s'étaientarrangés, avant l'hiverdernier, avecmonsieur etmadameBergmann, anciens jardiniers en chefdeSonExcellencelecomteBorroméoàl'isolaBellaetàl'isolaMadre,surlelacMajeur.CesSuisses,richesd'environmilleécusderentes,louaientl'étagesupérieurdeleurmaisonauxLovelaceàraisondedeuxcentsfrancsparanpourtroisans.LevieuxLovelace,vieillardnonagénairetrès-cassé,troppauvrepoursepermettrecertainesdépenses,sortaitrarement;safilletravaillaitpourlefairevivreentraduisant,disait-on,deslivresanglaisetfaisantelle-mêmedeslivres.AussilesLovelacen'osaient-ilsnilouerdebateauxpoursepromenersurlelac,nichevaux,niguidespourvisiterlesenvirons.Undénûment qui exige de pareilles privations excite d'autant plus la compassion des Suisses, qu'ils yperdentuneoccasiondegain.LacuisinièredelamaisonnourrissaitcestroisAnglaisàraisondecentfrancsparmois tout compris.Maison croyait dans toutGersauque les anciens jardiniers,malgréleurs prétentions à la bourgeoisie, se cachaient sous le nom de leur cuisinière pour réaliser lesbénéfices de cemarché. LesBergmann s'étaient créé d'admirables jardins et une serremagnifiqueautour de leur habitation. Les fleurs, les fruits, les raretés botaniques de cette habitation avaientdéterminéla jeunemissàlachoisiràsonpassageàGersau.Ondonnaitdix-neufansàmissFannyqui,ledernierenfantdecevieillard,devaitêtreaduléeparlui.Iln'yavaitpasplusdedeuxmois,elles'étaitprocuréunpianoàloyer,venudeLucerne,carelleparaissaitfolledemusique.

—Elleaimelesfleursetlamusique,pensaRodolphe,etelleestàmarier?quelbonheur!

Le lendemain, Rodolphe fit demander la permission de visiter les serres et les jardins quicommençaientàjouird'unecertainecélébrité.Cettepermissionnefutpasimmédiatementaccordée.Cesanciensjardiniersdemandèrent,choseétrange!àvoirlepasseportdeRodolphequil'envoyasur-le-champ.Lepasseportneluifutrenvoyéquelelendemainparlacuisinière,quiluifitpartduplaisirquesesmaîtresauraientàluimontrerleurétablissement.Rodolphen'allapaschezlesBergmannsansun certain tressaillement que connaissent seuls les gens à émotions vives, et qui déploient dans unmoment autant de passion que certains hommes en dépensent pendant toute leur vie. Mis avecrecherchepourplaireauxanciensjardiniersdesîlesBorromées,carilviteneuxlesgardiensdesontrésor, il parcourut les jardins en regardant de temps en temps lamaison,mais avecprudence: lesdeux vieux propriétaires lui témoignaient une assez visible défiance.Mais son attention fut bientôtexcitéeparlapetiteAnglaisemuetteenquisasagacité,quoiquejeuneencore,luifitreconnaîtreunefilledel'Afrique,outoutaumoinsuneSicilienne.Cettepetitefilleavaitletondoréd'uncigaredelaHavane, des yeux de feu, des paupières arméniennes à cils d'une longueur anti-britannique, descheveux plus que noirs, et sous cette peau presque olivâtre des nerfs d'une force singulière, d'unevivacité fébrile. Elle jetait sur Rodolphe des regards inquisiteurs d'une effronterie incroyable, etsuivaitsesmoindresmouvements.

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—AquicettepetiteMoresqueappartient-elle?dit-ilàlarespectablemadameBergmann.

—AuxAnglais,réponditmonsieurBergmann.

—Ellen'esttoujourspasnéeenAngleterre!

—Ilsl'aurontpeut-êtreamenéedesIndes,réponditmadameBergmann.

—Onm'aditque la jeunemissLovelaceaimait lamusique, je serais enchanté si, pendantmonséjoursurcelacauquelmecondamneuneordonnancedemédecin,ellevoulaitmepermettredefairedelamusiqueavecelle...

—Ilsnereçoiventetneveulentvoirpersonne,ditlevieuxjardinier.

Rodolphesemorditleslèvres,etsortitsansavoirétéinvitéàentrerdanslamaison,niavoirétéconduitdanslapartiedujardinquisetrouvaitentrelafaçadeetleborddupromontoire.Dececôté,lamaisonavaitau-dessusdupremierétageunegalerieenboiscouverteparletoitdontlasaillieétaitexcessive,commecelledescouverturesdechalet,etquitournaitsurlesquatrecôtésdubâtiment,àlamodesuisse.Rodolpheavaitbeaucouplouécetteélégantedispositionetvantélavuedecettegalerie,maiscefutenvain.QuandileutsaluélesBergmann,ilsetrouvasotvis-à-visdelui-même,commetouthommed'espritetd'imaginationtrompéparl'insuccèsd'unplanàlaréussiteduquelilacru.

Lesoir,ilsepromenanaturellementenbateausurlelac,autourdecepromontoire,ilallajusqu'àBrünnen, à Schwitz, et revint à la nuit tombante.De loin il aperçut la fenêtre ouverte et fortementéclairée,ilputentendrelessonsdupianoetlesaccentsd'unevoixdélicieuse.Aussifit-ilarrêterafinde s'abandonner au charme d'écouter un air italien divinement chanté. Quand le chant eut cessé,Rodolpheaborda,renvoyalabarqueetlesdeuxbateliers.Aurisquedesemouillerlespieds,ilvints'asseoirsouslebancdegranitrongéparleseauxquecouronnaitunefortehaied'acaciasépineux,etle long de laquelle s'étendait, dans le jardinBergmann, une allée de jeunes tilleuls.Au bout d'uneheure, il entenditparleretmarcherau-dessusdesa tête,mais lesmotsquiparvinrentà sonoreilleétaienttousitaliensetprononcéspardeuxvoixdefemmes,deuxjeunesfemmes.Ilprofitadumomentoùlesdeuxinterlocutricessetrouvaientàuneextrémitépourseglisseràl'autresansbruit.Aprèsunedemi-heure d'efforts, il atteignit au bout de l'allée et put, sans être aperçu ni entendu, prendre unepositiond'oùilverraitlesdeuxfemmessansêtrevuparellesquandellesviendraientàlui.Quelnefutpas l'étonnementdeRodolpheen reconnaissant lapetitemuettepourunedesdeuxfemmes,elleparlaitenitalienavecmissLovelace.Ilétaitalorsonzeheuresdusoir.Lecalmeétaitsigrandsurlelacetautourdel'habitation,quecesdeuxfemmesdevaientsecroireensûreté:danstoutGersauiln'yavaitqueleursyeuxquipussentêtreouverts.Rodolphepensaquelemutismedelapetiteétaitunerusenécessaire.Alamanièredontseparlaitl'italien,Rodolphedevinaquec'étaitlalanguematernelledecesdeuxfemmes,ilenconclutquelaqualitéd'Anglaiscachaituneruse.

—C'est des Italiens réfugiés, se dit-il, des proscrits qui sans doute ont à craindre la police del'AutricheoudelaSardaigne.Lajeunefilleattendlanuitpourpouvoirsepromeneretcauserentoutesûreté.

Aussitôtilsecouchalelongdelahaieetrampacommeunserpentpourtrouverunpassageentredeuxracinesd'acacia.Aurisqued'ylaissersonhabitoudesefairedeprofondesblessuresaudos,iltraversa lahaiequand laprétenduemissFanny et sa prétenduemuette furent à l'autre extrémité del'allée;puisquandellesarrivèrentàvingtpasdeluisanslevoir,carilsetrouvaitdansl'ombredelahaiealorsfortementéclairéeparlalueurdelalune,ilselevabrusquement.

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—Necraignezrien,dit-ilenfrançaisàl'Italienne,jenesuispasunespion.Vousêtesdesréfugiés,jel'aideviné.Moi,jesuisunFrançaisqu'unseuldevosregardsaclouéàGersau.

Rodolphe, atteint par la douleur que lui causa un instrument d'acier en lui déchirant le flanc,tombaterrassé.

—Nellagoconpietra,ditlaterriblemuette.

—Ah!Gina,s'écrial'Italienne.

—Elle m'a manqué, dit Rodolphe en retirant de la plaie un stylet qui s'était heurté contre unefaussecôte,mais,unpeuplushaut,ilallaitaufonddemoncœur.J'aieutort,Francesca,dit-ilensesouvenant du nom que la petite Gina avait plusieurs fois prononcé, je ne lui en veux pas, ne lagrondez point: le bonheur de vous parler vaut bien un coup de stylet! seulement, montrez-moi lechemin,ilfautquejeregagnelamaisonStopfer.Soyeztranquilles,jenedirairien.

Francesca, revenuede sonétonnement, aidaRodolpheà se relever, etditquelquesmotsàGinadontlesyeuxs'emplirentdelarmes.LesdeuxfemmesforcèrentRodolpheàs'asseoirsurunbanc,àquittersonhabit,songilet,sacravate.Ginaouvritlachemiseetsuçafortementlaplaie.Francescaquilesavaitquittés,revintavecunlargemorceaudetaffetasd'Angleterre,etl'appliquasurlablessure..

—Vouspourrezallerainsijusqu'àvotremaison,reprit-elle.

Chacune d'elles s'empara d'un bras, et Rodolphe fut conduit à une petite porte dont la clef setrouvaitdanslapochedutablierdeFrancesca.

—Ginaparle-t-ellefrançais?ditRodolpheàFrancesca.

—Non.Maisnevousagitezpas,ditFrancescad'unpetittond'impatience.

—Laissez-moi vous voir, répondit Rodolphe avec attendrissement, car peut-être serai-jelongtempssanspouvoirvenir...

Il s'appuya sur un des poteaux de la petite porte et contempla la belle Italienne, qui se laissaregarderpendantuninstantparleplusbeausilenceetparlaplusbellenuitquijamaisaitéclairécelac,leroideslacssuisses.Francescaétaitbienl'Italienneclassique,ettellequel'imaginationveut,faitourêve,sivousvoulez,lesItaliennes.Cequisaisittoutd'abordRodolphe,cefutl'éléganceetlagrâcedelatailledontlavigueursetrahissaitmalgrésonapparencefrêle,tantelleétaitsouple.Unepâleurd'ambre répandue sur la figure accusait un intérêt subit,mais qui n'effaçait pas la volupté de deuxyeuxhumidesetd'unnoirvelouté.Deuxmains,lesplusbellesquejamaissculpteurgrecaitattachéesaubraspolid'unestatue,tenaientlebrasdeRodolphe:etleurblancheurtranchaitsurlenoirdel'habit.L'imprudent Français ne put qu'entrevoir la forme ovale un peu longue du visage dont la boucheattristée,entr'ouverte, laissaitvoirdesdentséclatantesentredeuxlargeslèvresfraîchesetcolorées.Labeautédes lignesdecevisagegarantissait àFrancesca laduréedecette splendeur;mais cequifrappa le plus Rodolphe fut l'adorable laisser-aller, la franchise italienne de cette femme quis'abandonnaitentièrementàsacompassion.

FrancescaditunmotàGina,quidonnasonbrasàRodolphejusqu'àlamaisonStopferetsesauvacommeunehirondellequandelleeutsonné.

—Cespatriotesn'yvontpasdemainmorte!sedisaitRodolpheensentantsessouffrancesquandil

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setrouvaseuldanssonlit.Nellago!Ginam'auraitjetédanslelacavecunepierreaucou!

Au jour, il envoya chercher à Lucerne le meilleur chirurgien; et quand il fut venu, il luirecommandaleplusprofondsecretenluifaisantentendrequel'honneurl'exigeait.Léopoldrevintdeson excursion le jour où son ami quittait le lit. Rodolphe lui fit un conte et le chargea d'aller àLucerne chercher les bagages et leurs lettres. Léopold apporta la plus funeste, la plus horriblenouvelle:lamèredeRodolpheétaitmorte.PendantquelesdeuxamisallaientdeBâleàLucerne,lafatalelettre,écriteparlepèredeLéopold,yétaitarrivéelejourdeleurdépartpourFuelen.MalgrélesprécautionsquepritLéopold,Rodolphefutsaisiparunefièvrenerveuse.Dèsquelefuturnotairevitsonamihorsdedanger,ilpartitpourlaFrancemunid'uneprocuration.RodolpheputainsiresteràGersau,leseullieudumondeoùsadouleurpouvaitsecalmer.LasituationdujeuneFrançais,sondésespoir et les circonstances qui rendaient cette perte plus affreuse pour lui que pour tout autre,furentconnuesetattirèrentsur lui lacompassionet l'intérêtdetoutGersau.ChaquematinlafaussemuettevintvoirleFrançaisafindedonnerdesnouvellesàsamaîtresse.

QuandRodolpheputsortir,ilallachezlesBergmannremerciermissFannyLovelaceetsonpèrede l'intérêt qu'ils lui avaient témoigné. Pour la première fois depuis son établissement chez lesBergmann,levieilItalienlaissapénétrerunétrangerdanssonappartementoùRodolphefutreçuavecunecordialitédueetàsesmalheursetàsaqualitédeFrançaisquiexcluaittoutedéfiance.Francescasemontrasibelleauxlumièrespendantlapremièresoirée,qu'ellefitentrerunrayondanscecœurabattu.Sessouriresjetèrentlesrosesdel'espérancesurcedeuil.Ellechanta,nonpointdesairsgais,maisdegravesetsublimesmélodiesappropriéesàl'étatducœurdeRodolphequiremarquacesointouchant.Vers huit heures, le vieillard laissa ces deux jeunes gens seuls sans aucune apparence decrainte,et se retirachez lui.QuandFrancesca fut fatiguéedechanter,elleamenaRodolphesous lagalerie extérieure, d'où se découvrait le sublime spectacle du lac, et lui fit signe de s'asseoir prèsd'ellesurunbancdeboisrustique.

—Ya-t-ildel'indiscrétionàvousdemandervotreâge,caraFrancesca?fitRodolphe.

—Dix-neufans,répondit-elle,maispassés.

—Si quelque chose aumondepouvait atténuermadouleur, ce serait, reprit-il, l'espoir de vousobtenirdevotrepère,enquelquesituationdefortunequevoussoyez,bellecommevousêtes,vousmeparaissezplusrichequeneleseraitlafilled'unprince.Aussitremblé-jeenvousfaisantl'aveudessentimentsquevousm'avezinspirés;maisilssontprofonds,ilssontéternels.

—Zitto! fitFrancescaenmettantundesdoigtsdesamaindroitesurseslèvres.N'allezpasplusloin:jenesuispaslibre,jesuismariée,depuistroisans...

Un profond silence régna pendant quelques instants entre eux.Quand l'Italienne, effrayée de laposedeRodolphe,s'approchadelui,elleletrouvatoutàfaitévanoui.

—Povero!sedit-elle,moiquiletrouvaisfroid.

Elleallachercherdessels,etranimaRodolpheenlesluifaisantrespirer.

—Mariée!ditRodolpheenregardantFrancesca.Seslarmescoulèrentalorsenabondance.

—Enfant,dit-elle,ilyadel'espoir.Monmaria...

—Quatre-vingtsans?...ditRodolphe.

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—Non,réponditelleensouriant,soixante-cinq.Ils'estfaitunmasquedevieillardpourdéjouerlapolice.

—Chère,ditRodolphe,encorequelquesémotionsdecegenreetjemourrais...Aprèsvingtannéesde connaissance seulement, vous saurezquelle est la force et la puissancedemon cœur, dequellenature sont ses aspirations vers le bonheur. Cette plante ne monte pas avec plus de vivacité pours'épanouir aux rayons du soleil, dit-il en montrant un jasmin de Virginie qui enveloppait labalustrade, que je neme suis attachédepuis unmois à vous. Je vous aimed'un amourunique.Cetamourseraleprincipesecretdemavie,etj'enmourraipeut-être!

—Oh! Français, Français! fit-elle en commentant son exclamation par une petite moued'incrédulité.

—Ne faudra-t-il pas vous attendre, vous recevoir des mains du Temps? reprit-il avec gravité.Mais, sachez-le: si vous êtes sincère dans la parole qui vient de vous échapper, je vous attendraifidèlementsanslaisseraucunautresentimentcroîtredansmoncœur.

Elleleregardasournoisement.

—Rien,dit-il, pasmêmeune fantaisie. J'aima fortune à faire, il vous en faut une splendide, lanaturevousacrééeprincesse....

Acemot,Francescaneputretenirunfaiblesourirequidonnal'expressionlaplusravissanteàsonvisage, quelque chose de fin comme ce que le grandLéonard a si bien peint dans la Joconde. CesourirefitfaireunepauseàRodolphe.

—....Oui,reprit-il,vousdevezsouffrirdudénûmentauquelvousréduitl'exil.Ah!sivousvoulezme rendre heureux entre tous les hommes, et sanctifiermon amour, vousme traiterez en ami.Nedois-je pas être votre ami aussi? Ma pauvre mère m'a laissé soixante mille francs d'économie,prenez-enlamoitié?

Francescaleregardafixement.Ceregardperçantallajusqu'aufonddel'âmedeRodolphe.

—Nousn'avonsbesoinderien,mestravauxsuffisentànotreluxe,répondit-elled'unevoixgrave.

—Puis-je souffrir qu'une Francesca travaille? s'écria-t-il. Un jour vous reviendrez dans votrepays, et vous y retrouverez ce que vous y avez laissé... De nouveau la jeune Italienne regardaRodolphe... Et vousme rendrez ce que vous aurez daigném'emprunter, ajouta-t-il avec un regardpleindedélicatesse.

—Laissonscesujetdeconversation,dit-elleavecuneincomparablenoblessedegeste,deregardetd'attitude.Faitesunebrillantefortune,soyezundeshommesremarquablesdevotrepays,jeleveux.L'illustration est unpont-volant qui peut servir à franchir un abîme.Soyez ambitieux, il le faut. Jevouscroisdehautesetdepuissantesfacultés;maisservez-vous-enpluspourlebonheurdel'humanitéquepourmemériter:vousenserezplusgrandàmesyeux.

Danscette conversationquiduradeuxheures,Rodolphedécouvrit enFrancesca l'enthousiasmedesidéeslibéralesetcecultedelalibertéquiavaitfaitlatriplerévolutiondeNaples,duPiémontetd'Espagne. En sortant, il fut conduit jusqu'à la porte par Gina, la fausse muette. A onze heures,personnenerôdaitdanscevillage,aucuneindiscrétionn'étaitàcraindre,RodolpheattiraGinadansuncoin,etluidemandatoutbasenmauvaisitalien:—Quisonttesmaîtres,monenfant?dis-lemoi,je

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tedonneraicettepièced'ortouteneuve.

—Monsieur,réponditl'enfantenprenantlapièce,monsieurestlefameuxlibraireLamporanideMilan, l'un des chefs de la révolution, et le conspirateur que l'Autriche désire le plus tenir auSpielberg.

—Lafemmed'unlibraire!...Eh!tantmieux,pensa-t-il,noussommesdeplain-pied.

—Dequellefamilleest-elle?reprit-il,carelleal'aird'unereine.

—TouteslesItaliennessontainsi,réponditfièrementGina.LenomdesonpèreestColonna.

Enhardipar l'humbleconditiondeFrancesca,Rodolphefitmettreuntendeletàsabarqueetdescoussins à l'arrière. Quand ce changement fut opéré, l'amoureux vint proposer à Francesca de sepromenersur le lac.L'Italienneaccepta, sansdoutepour jouersonrôlede jeunemissauxyeuxduvillage; mais elle emmena Gina. Les moindres actions de Francesca Colonna trahissaient uneéducation supérieure et le plus haut rang social.A lamanière dont s'assit l'Italienne au bout de labarque,Rodolphesesentitenquelquesorteséparéd'elle;etdevantl'expressiond'unevraiefiertédenoble, sa familiarité préméditée tomba. Par un regard, Francesca se fit princesse avec tous lespriviléges dont elle eût joui auMoyen-Age. Elle semblait avoir deviné les secrètes pensées de cevassal qui avait l'audace de se constituer son protecteur. Déjà, dans l'ameublement du salon oùFrancesca l'avait reçu, dans sa toilette et dans les petites choses qui lui servaient, Rodolphe avaitreconnulesindicesd'unenatureélevéeetd'unehautefortune.Toutescesobservationsluirevinrentàlafoisdanslamémoire,etildevintrêveuraprèsavoirétépourainsidirerefouléparladignitédeFrancesca.Gina,cetteconfidenteàpeineadolescente,semblaitelle-mêmeavoirunmasquerailleurenregardantRodolpheendessousoudecôté.Cevisibledésaccordentrelaconditiondel'ItalienneetsesmanièresfutunenouvelleénigmepourRodolphe,quisoupçonnaquelqu'autrerusesemblableaufauxmutismedeGina.

—Oùvoulez-vousaller?signoraLamporani,dit-il.

—VersLucerne,réponditenfrançaisFrancesca.

—Bon! pensaRodolphe, elle n'est pas étonnée dem'entendre lui dire son nom, elle avait sansdouteprévumademandeàGina,larusée!—Qu'avez-vouscontremoi?dit-ilenvenantenfins'asseoirprès d'elle et lui demandant par un geste une main que Francesca retira. Vous êtes froide etcérémonieuse;enstyledeconversation,nousdirionscassante.

—C'estvrai,répliqua-t-elleensouriant.J'aitort.Cen'estpasbien.C'estbourgeois.Vousdiriezenfrançaiscen'estpasartiste.Ilvautmieuxs'expliquerquedegardercontreunamidespenséeshostilesoufroides,etvousm'avezprouvédéjàvotreamitié.Peut-êtresuis-jeallétroploinavecvous.Vousavezdûmeprendrepourune femme très-ordinaire...Rodolphemultipliades signesdedénégation.—...Oui,ditcettefemmedelibraireencontinuantsanstenircomptedelapantomimequ'ellevoyaitbiend'ailleurs.Jem'ensuisaperçue,etnaturellementjerevienssurmoi-même.Eh!bienjetermineraitoutparquelquesparolesd'uneprofondevérité.Sachez-lebien,Rodolphe: je sensenmoi la forced'étouffer un sentiment qui ne serait pas en harmonie avec les idées ou la prescience que j'ai duvéritable amour. Je puis aimer comme nous savons aimer en Italie;mais je connaismes devoirs:aucuneivressenepeutmelesfaireoublier.Mariéesansmonconsentementàcepauvrevieillard,jepourraisuserdelalibertéqu'ilmelaisseavectantdegénérosité;maistroisansdemariageéquivalentà une acceptation de la loi conjugale.Aussi la plus violente passion neme ferait-elle pas émettre,

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mêmeinvolontairement,ledésirdemetrouverlibre.Émilioconnaîtmoncaractère.Ilsaitque,horsmoncœurquim'appartientetquejepuislivrer,jenemepermettraispasdelaisserprendremamain.Voilàpourquoijeviensdevouslarefuser.Jeveuxêtreaimée,attendueavecfidélité,noblesse,ardeur,en ne pouvant accorder qu'une tendresse infinie dont l'expression ne dépassera point l'enceinte ducœur, le terrain permis.Toutes ces choses bien comprises.... oh! reprit-elle avec un geste de jeunefille, je vais redevenir coquette, rieuse, folle, commeun enfant qui ne connaît pas le danger de lafamiliarité.

Cettedéclarationsinette,sifranchefutfaited'unton,d'unaccentetaccompagnéederegardsquiluidonnèrentlaplusgrandeprofondeurdevérité.

—UneprincesseColonnan'auraitpasmieuxparlé,ditRodolpheensouriant.

—Est-ce,répliqua-t-elleavecunairdehauteur,unreprochesurl'humilitédemanaissance?Faut-il un blason à votre amour? AMilan, les plus beaux noms: Sforza, Canova, Visconti, Trivulzio,Ursinisontécritsau-dessusdesboutiques,ilyadesArchintoapothicaires;maiscroyezque,malgrémaconditiondeboutiquière,j'ailessentimentsd'uneduchesse.

—Unreproche?non,madame,j'aivouluvousfaireunéloge.

—Parunecomparaison?...ditelleavecfinesse.

—Ah! sachez-le, reprit-il, afin de ne plus me tourmenter si mes paroles peignaient mal messentiments,monamourestabsolu,ilcomporteuneobéissanceetunrespectinfinis.

Elleinclinalatêteenfemmesatisfaiteetdit:—Monsieuracceptealorsletraité?

—Oui, dit-il. Je comprends que, dans une puissante et riche organisation de femme, la facultéd'aimernesauraitseperdre,etque,pardélicatesse,vousvouliezlarestreindre.Ah!Francesca,unetendresse partagée, àmon âge et avec une femme aussi sublime, aussi royalement belle que vousl'êtes,maisc'estvoir tousmesdésirscomblés.Vousaimercommevousvoulezêtreaimée,n'est-cepas pour un jeune homme se préserver de toutes les folies mauvaises? n'est-ce pas employer sesforcesdansunenoblepassionde laquelleonpeutêtre fierplus tard,etquinedonnequedebeauxsouvenirs?.....Sivoussaviezdequellescouleurs,dequellepoésievousvenezderevêtirlachaîneduPilate,leRhigi,etcemagnifiquebassin.....

—Jeveuxlesavoir,dit-elle.

—Hé!bien,cetteheurerayonnerasurtoutemavie,commeundiamantaufrontd'unereine.

Pourtouteréponse,FrancescaposasamainsurcelledeRodolphe.

—Oh!chère,àjamaischère,dites,vousn'avezjamaisaimé?

—Jamais!

—Etvousmepermettezdevousaimernoblement,enattendanttoutduciel?

Elleinclinadoucementlatête.DeuxgrosseslarmesroulèrentsurlesjouesdeRodolphe.

—Hé!bien,qu'avez-vous?dit-elleenquittantsonrôled'impératrice.

—Jen'aiplusmamèrepourluidirecombienjesuisheureux,elleaquittécetteterresansvoirce

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quieûtadoucisonagonie....

—Quoi?fit-elle.

—Satendresseremplacéeparunetendresseégale.

—Poveromio,s'écrial'Italienneattendrie.C'est,croyez-moi,reprit-elleaprèsunepause,unebiendoucechoseetunbiengrandélémentdefidélitépourunefemmequedesesavoir toutsur la terrepourceluiqu'elleaime,delevoirseul,sansfamille,sansriendanslecœurquesonamour,enfindel'avoirbientoutentier.

Quanddeuxamantssesontentendusainsi,lecœuréprouveunedélicieusequiétude,unesublimetranquillité.Lacertitudeestlabasequeveulentlessentimentshumains,carellenemanquejamaisausentimentreligieux:l'hommeesttoujourscertaind'êtrepayéderetourparDieu.L'amournesecroiten sûreté que par cette similitude avec l'amour divin.Aussi faut-il les avoir pleinement éprouvéespourcomprendrelesvoluptésdecemoment,toujoursuniquedanslavie:ilnerevientpasplusquenereviennent les émotions de la jeunesse. Croire à une femme, faire d'elle sa religion humaine, leprincipedesavie,lalumièresecrètedesesmoindrespensées!...n'est-cepasunesecondenaissance?Unjeunehommemêlealorsàsonamourunpeudeceluiqu'ilapoursamère.RodolpheetFrancescagardèrentpendantquelquetempsleplusprofondsilence,serépondantpardesregardsamisetpleinsde pensées. Ils se comprenaient au milieu d'un des plus beaux spectacles de la nature, dont lesmagnificencesexpliquéesparcellesdeleurscœurs,lesaidaientàsegraverdansleursmémoireslesplus fugitives impressions de cette heure unique. Il n'y avait pas eu l'ombre de coquetterie dans laconduitedeFrancesca.Toutenétaitlarge,plein,sansarrière-pensée.CettegrandeurfrappavivementRodolphe,quireconnaissaitenceciladifférencequidistinguel'ItaliennedelaFrançaise.Leseaux,laterre,leciel,lafemme,toutfutdoncgrandioseetsuave,mêmeleuramour,aumilieudecetableauvastedanssonensemble,richedanssesdétails,etoùl'âpretédescimesneigeuses, leursplisraidesnettement détachés sur l'azur rappelaient à Rodolphe les conditions dans lesquelles devait serenfermersonbonheur:unrichepayscerclédeneige.

Cettedouceivressedel'âmedevaitêtretroublée.UnebarquevenaitdeLucerne;Gina,quidepuisquelquetempslaregardaitavecattention,fitungestedejoieenrestantfidèleàsonrôledemuette.Labarque approchait, et quand enfin Francesca put y distinguer les figures:—Tito! s'écria-t-elle enapercevantunjeunehomme.Elleselevadeboutaurisquedesenoyer,etcria:—Tito!Tito!enagitantsonmouchoir.Titodonnal'ordreàsesbateliersdenager,etlesdeuxbarquessemirentsurlamêmeligne.L'Italienneetl'Italienparlèrentavecunesigrandevivacité,dansundialectesipeuconnud'unhommequi savait à peine l'italien des livres, et n'était pas allé en Italie, queRodolphe ne put rienentendrenidevinerdecetteconversation.LabeautédeTito,lafamiliaritédeFrancesca,l'airdejoiedeGina,toutlechagrinait.D'ailleursiln'estpasd'amoureuxquinesoitmécontentdesevoirquitterpourquoiquecesoit.Titojetavivementunpetitsacdepeau,sansdoutepleind'or,àGina,puisunpaquetdelettresàFrancescaquisemitàleslireenfaisantungested'adieuàTito.

—Retournez promptement à Gersau, dit-elle aux bateliers. Je ne veux pas laisser languirmonpauvreÉmiliodixminutesdetrop.

—Quevousarrive-t-il?demandaRodolphequandilvitl'Italienneachevantsadernièrelettre.

—Laliberta!fit-elleavecunenthousiasmed'artiste.

—Edenaro!réponditcommeunéchoGinaquipouvaitenfinparler.

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—Oui, reprit Francesca, plus de misère! voici plus de onze mois que je travaille, et jecommençaisàm'ennuyer.Jenesuisdécidémentpasunefemmelittéraire.

—QuelestceTito?fitRodolphe.

—Lesecrétaired'étataudépartementdesfinancesdelapauvreboutiquedeColonna,autrementditlefilsdenotreragyionato.Pauvregarçon!iln'apuvenirparleSaint-Gothard,niparleMont-Cenis,ni par leSimplon: il est venuparmer, parMarseille, il a dû traverser laFrance.Enfin, dans troissemaines,nousseronsàGenève,etnousyvivronsà l'aise.Allons,Rodolphe,dit-elleenvoyant latristesse se peindre sur le visage du Parisien, le lac de Genève ne vaudra-t-il pas bien le lac desQuatre-Cantons?...

—Permettez-moi d'accorder un regret à cette délicieuse maison Bergmann, dit Rodolphe enmontrantlepromontoire.

—Vousviendrezdîneravecnous,pourymultipliervossouvenirs,poveromio,dit-elle.C'estfêteaujourd'hui,nousnesommesplusendanger.Mamèremeditquedansunan,peut-être,nousseronsamnistiés.Oh!lacarapatria...

CestroismotsfirentpleurerGinaquidit:—Encoreunhiver,jeseraismorteici!

—PauvrepetitechèvredeSicile!fitFrancescaenpassantsamainsurlatêtedeGinaparungesteetavecuneaffectionquifirentdésireràRodolphed'êtreainsicaressé,quoiquecefûtsansamour.

Labarqueabordait,Rodolphesautasurlesable,tenditlamainàl'Italienne,lareconduisitjusqu'àlaportedelamaisonBergmann,etallas'habillerpourrevenirauplustôt.

Entrouvantlelibraireetsafemmeassissurlagalerieextérieure,Rodolpheréprimadifficilementungestedesurpriseàl'aspectduprodigieuxchangementquelabonnenouvelleavaitapportéchezlenonagénaire. Il apercevait unhommed'environ soixante ans, parfaitement conservé, un Italien sec,droitcommeuni,lescheveuxencorenoirs,quoiquerares,etlaissantvoiruncrâneblanc,desyeuxvifs,desdentsaucompletetblanches,unvisagedeCésar,etsurunebouchediplomatiqueunsourirequasisardonique,lesourirepresquefauxsouslequell'hommedebonnecompagniecachesesvraissentiments.

—Voicimonmarisoussaformenaturelle,ditgravementFrancesca.

—C'esttout-à-faitunenouvelleconnaissance,réponditRodolpheinterloqué.

—Tout-à-fait,ditlelibraire.J'aijouélacomédie,etsaisparfaitementmegrimer.Ah!jejouaisàParis du temps de l'empire, avec Bourrienne,madameMurat, madame d'Abrantès, e tutti quanti...Tout ce qu'on s'est donné la peine d'apprendre dans sa jeunesse, et même les choses futiles nousservent.Sima femmen'avaitpas reçucetteéducationvirile,uncontre-sensen Italie, ilm'eût fallu,pourvivreici,devenirbûcheron.PoveraFrancesca!quim'eûtditqu'ellemenourriraitunjour?

Enécoutantcedignelibraire,siaisé,siaffableetsivert,Rodolphecrutàquelquemystificationetrestadanslesilenceobservateurdel'hommedupé.

—Cheavete,signor?luidemandanaïvementFrancesca.Notrebonheurvousattristerait-il?

—Votremariestunjeunehomme,luidit-ilàl'oreille.

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Ellepartitd'unéclatderiresifranc,sicommunicatif,queRodolpheenfutencoreplusinterdit.

—Iln'aquesoixante-cinqansàvousoffrir,dit-elle;maisjevousassurequec'estencorequelquechose....derassurant.

—Jen'aimepasàvousvoirplaisanteravecunamouraussisaintqueceluidontlesconditionsontétéposéesparvous.

—Zitto!fit-elleenfrappantdupiedetenregardantsisonmarilesécoutait.Netroublezjamaislatranquillitédececherhomme,candidecommeunenfant,etdequijefaiscequejeveux.Ilest,ajouta-t-elle,sousmaprotection.Sivoussaviezavecquellenoblesseilarisquésavieetsafortuneparcequej'étaislibérale!carilnepartagepasmesopinionspolitiques.Est-ceaimercela,monsieurleFrançais?—Maisilssontainsidansleurfamille.Lefrèrecadetd'Émiliofuttrahiparcellequ'ilaimaitpouruncharmantjeunehomme.Ils'estpassésonépéeautraversducœur,etdixminutesauparavantiladitàsonvaletdechambre:—Jetueraisbienmonrival;maiscelaferaittropdechagrinàladiva.

Cemélange de noblesse et de raillerie, de grandeur et d'enfantillage, faisait en cemoment deFrancesca la créature laplus attrayantedumonde.Ledîner fut, ainsique la soirée, empreintd'unegaietéqueladélivrancedesdeuxréfugiésjustifiait,maisquicontristaRodolphe.

—Serait-ellelégère?sedisait-ilenregagnantlamaisonStopfer.Elleaprispartàmondeuil,etmoijen'épousepassajoie!

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Ilsegronda,justifiacettefemme-jeune-fille.

—Elleest sansaucunehypocrisieet s'abandonneàses impressions..., sedit-il.Et je lavoudraiscommeuneParisienne.

Lelendemainetlesjourssuivants,pendantvingtjoursenfin,RodolphepassatoutsontempsàlamaisonBergmann,observantFrancescasanss'êtrepromisdel'observer.L'admirationchezcertainesâmesnevapassansunesortedepénétration.LejeuneFrançaisreconnutenFrancescalajeunefilleimprudente,lanaturevraiedelafemmeencoreinsoumise,sedébattantparinstantsavecsonamour,et s'y laissantallercomplaisammentend'autresmoments.Levieillardsecomportaitbienavecellecommeunpèreavecsafille,etFrancescaluitémoignaitunereconnaissanceprofondémentsentiequiréveillaitenelled'instinctivesnoblesses.CettesituationetcettefemmeprésentaientàRodolpheuneénigmeimpénétrable,maisdontlarecherchel'attachaitdeplusenplus.

Cesderniers jours furent remplisde fêtes secrètes, entremêléesdemélancolies, de révoltes, dequerelles plus charmantes que les heures oùRodolphe et Francesca s'entendaient. Enfin, il était deplusenplusséduitparlanaïvetédecettetendressesansesprit,semblableàelle-mêmeentoutechose,decettetendressejaloused'unrien...déjà!

—Vousaimezbienleluxe!dit-ilunsoiràFrancescaquimanifestaitledésirdequitterGersauoùbeaucoupdechosesluimanquaient.

—Moi! dit-elle, j'aime le luxe comme j'aime les arts, comme j'aime un tableau deRaphaël, unbeaucheval,unebelle journée,ou labaiedeNaples.Émilio,dit-elle,mesuis-jeplainte icipendantnosjoursdemisère?

—Vousn'eussiezpasétévous-même,ditgravementlevieuxlibraire.

—Aprèstout,n'est-ilpasnaturelàdesbourgeoisd'ambitionnerlagrandeur?reprit-elleenlançantunmalicieuxcoupd'œiletàRodolpheetàsonmari.Mespieds,dit-elleenavançantdeuxpetitspiedscharmants,sont-ilsfaitspourlafatigue.Mesmains...ElletenditunemainàRodolphe.Cesmainssont-ellesfaitespourtravailler?Laissez-nous,dit-elleàsonmari:jeveuxluiparler.

Levieillardrentradanslesalonavecunesublimebonhomie:ilétaitsûrdesafemme.

—Jene veux pas, dit-elle àRodolphe, que vous nous accompagniez àGenève.Genève est uneville à caquetages. Quoique je sois bien au-dessus des niaiseries du monde, je ne veux pas êtrecalomniée,nonpourmoi,maispour lui. Jemetsmonorgueilàêtre lagloiredecevieillard,monseul protecteur après tout.Nous partons, restez ici pendant quelques jours.Quand vous viendrez àGenève,voyezd'abordmonmari,laissez-vousprésenteràmoiparlui.Cachonsnotreinaltérableetprofondeaffectionauxregardsdumonde.Jevousaime,vouslesavez;maisvoicidequellemanièrejevousleprouverai:vousnesurprendrezpasdansmaconduitequoiquecesoitquipuisseréveillervotrejalousie.

Ellel'attiradanslecoindelagalerie,lepritparlatête,lebaisasurlefrontetsesauva,lelaissantstupéfait.

Le lendemain,Rodolphe apprit qu'aupetit jour les hôtes de lamaisonBergmann étaient partis.L'habitationdeGersauluiparutdèslorsinsupportable,etilallachercherVevayparlecheminlepluslong,envoyageantpluspromptementqu'ilneledevait;maisattiréparleseauxdulacoùl'attendaitlabelleItalienne, ilarrivavers lafindumoisd'octobreàGenève.Pouréviter les inconvénientsdela

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ville,ilselogeadansunemaisonsituéeauxEaux-Vivesendehorsdesremparts.Unefoisinstallé,sonpremiersoinfutdedemanderàsonhôte,unancienbijoutier,s'iln'étaitpasvenudepuispeus'établirdesréfugiésitaliens,desMilanaisàGenève.

—Non,quejesache,luiréponditsonhôte.LeprinceetlaprincesseColonnadeRomeontlouépourtroisanslacampagnedemonsieurJeanrenaud,unedesplusbellesdulac.ElleestsituéeentrelaVilla-Diodatiet lacampagnedemonsieurLafin-de-Dieuqu'a louée lavicomtessedeBeauséant.LeprinceColonneestvenulàpoursafilleetpoursongendreleprinceGandolphini,unNapolitain,ou,sivousvoulez,Sicilien,ancienpartisanduroiMuratetvictimedeladernièrerévolution.Voilà lesderniersvenusàGenève,etilsnesontpointMilanais.IlafalludegrandesdémarchesetlaprotectionquelepapeaccordeàlafamilleColonnapourqu'onaitobtenu,despuissancesétrangèresetduroideNaples,lapermissionpourleprinceetlaprincesseGandolphiniderésiderici.Genèveneveutrienfaire qui déplaise à la Sainte-Alliance, à qui elle doit son indépendance. Notre rôle n'est pas defronderlesCoursétrangères.Ilyabeaucoupd'étrangersici:desRusses,desAnglais.

—IlyamêmedesGenevois.

—Oui,monsieur.Notrelacestsibeau!LordByronyademeuréilyaseptansenviron,àlaVilla-Diodati,quemaintenanttoutlemondevavoircommeCoppet,commeFerney.

—Vousnepourriezpassavoirs'ilestvenu,depuisunesemaineunlibrairedeMilanetsafemme,unnomméLamporani,l'undeschefsdeladernièrerévolution?

—JepuislesavoirenallantauCercledesÉtrangers,ditl'ancienbijoutier.

LapremièrepromenadedeRodolpheeutnaturellementpourobjetlaVilla-Diodati,cetterésidencedelordByronàlaquellelamortrécentedecegrandpoëtedonnaitencoreplusd'attrait:lamortestlesacredugénie.LecheminquidesEaux-VivescôtoielelacdeGenèveestcommetouteslesroutesdeSuisse,assezétroit;maisencertainsendroits,parladispositionduterrainmontagneux,àpeinereste-t-ilassezd'espacepourquedeuxvoituress'ycroisent.AquelquespasdelamaisonJeanrenaud,prèsde laquelle il arrivait sans le savoir, Rodolphe entendit derrière lui le bruit d'une voiture; et, setrouvantdansuneespècedegorge,ilgrimpasurlapointed'unerochepourlaisserlepassagelibre.Naturellementilregardavenirlavoiture,uneélégantecalècheatteléededeuxmagnifiqueschevauxanglais.IlluipritunéblouissementenvoyantaufonddecettecalècheFrancescadivinementmise,àcôtéd'unevieilledame, raidecommeuncamée.Unchasseurétincelantdedoruresse tenaitdeboutderrière.FrancescareconnutRodolphe,etsouritdeleretrouvercommeunestatuesurunpiédestal.Lavoiture,que l'amoureuxsuivitdesesregardsengravissant lahauteur, tournapourentrerpar laported'unemaisondecampagneverslaquelleilcourut.

—Quidemeureici?demanda-t-ilaujardinier.

—LeprinceetlaprincesseColonne,ainsiqueleprinceetlaprincesseGandolphini.

—N'est-cepasellesquirentrent?

—Oui,monsieur.

EnunmomentunvoiletombadesyeuxdeRodolphe:ilvitclairdanslepassé.

—Pourvu,seditenfinl'amoureuxfoudroyé,quecesoitsadernièremystification!

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Il tremblaitd'avoirétélejouetd'uncaprice,carilavaitentenduparlerdecequ'estuncapricciopouruneItalienne.Maisquelcrimeauxyeuxd'unefemme,d'avoiracceptépourunebourgeoise,uneprincessenéeprincesse?d'avoirprislafilled'unedesplusillustresfamillesdumoyenâge,pourlafemmed'unlibraire!LesentimentdesesfautesredoublachezRodolphesondésirdesavoirs'ilseraitméconnu, repoussé. Ildemanda leprinceGandolphinien lui faisantporterunecarte,et futaussitôtreçupar le fauxLamporani,quivintau-devantde lui, l'accueillitavecunegrâceparfaite,avecuneaffabiliténapolitaine,etlepromenalelongd'uneterrassed'oùl'ondécouvraitGenève,leJuraetsescollineschargéesdevillas,puislesrivesdulacsurunegrandeétendue.

—Mafemme,vouslevoyez,estfidèleauxlacs,dit-ilaprèsavoirdétaillélepaysageàsonhôte.Nous avons une espèce de concert ce soir, ajouta-t-il en revenant vers la magnifique maisonJeanrenaud,j'espèrequevousnousferezleplaisir,àlaprincesseetàmoi,d'yvenir.Deuxmoisdemisèressupportéesdecompagnieéquivalentàdesannéesd'amitié.

Quoiquedévorédecuriosité,Rodolphen'osademanderàvoirlaprincesse,ilretournalentementauxEaux-Vives,préoccupéde lasoirée.Enquelquesheures,sonamour,quelque immensequ'il fûtdéjà,setrouvaitagrandiparsesanxiétésetparl'attentedesévénements.Ilcomprenaitmaintenantlanécessitédesefaireillustrepoursetrouver,socialementparlant,àlahauteurdesonidole.Francescadevenait bien grande à ses yeux, par le laisser-aller et la simplicité de sa conduite àGersau.L'airnaturellementaltierdelaprincesseColonnafaisaittremblerRodolphe,quiallaitavoirpourennemisle père et la mère de Francesca, du moins il le pouvait croire; et le mystère que la princesseGandolphini lui avait tant recommandé lui parut alors une admirable preuve de tendresse. En nevoulantpascompromettrel'avenir,Francescanedisait-ellepasbienqu'elleaimaitRodolphe?

Enfin,neufheuressonnèrent,Rodolpheputmonterenvoitureetdireavecuneémotionfacileàcomprendre:—AlamaisonJeanrenaud,chezleprinceGandolphini!

Enfin,ilentradanslesalonpleind'étrangersdelaplushautedistinction,etoùilrestaforcémentdansungroupeprèsdelaporte,carencemomentonchantaitunduodeRossini.

Enfin, ilputvoirFrancesca,mais sansêtrevuparelle.Laprincesseétaitdeboutàdeuxpasdupiano.Sesadmirablescheveux,siabondantsetsilongs,étaientretenusparuncercled'or.Safigure,illuminéeparlesbougies,éclataitdelablancheurparticulièreauxItaliennesetquin'atoutsoneffetqu'auxlumières.Elleétaitencostumedebal,laissantadmirerdesépaulesmagnifiquesetfascinantes,satailledejeunefille,etdesbrasdestatueantique.Sabeautésublimeétaitlàsansrivalitépossible,quoiqu'ilyeûtdesAnglaisesetdesRussescharmantes,lesplusjoliesfemmesdeGenèveetd'autresItaliennes,parmilesquellesbrillaient l'illustreprincessedeVarèseet lafameusecantatriceTintiquichantaitencemoment.Rodolphe,appuyécontrelechambranledelaporte,regardalaprincesseendardantsurelleceregardfixe,persistant,attractifetchargédetoutelavolontéhumaineconcentréedans ce sentiment appelédésir, mais qui prend alors le caractère d'un violent commandement. Laflammedeceregardatteignit-elleFrancesca?Francescas'attendait-elledemomentenmomentàvoirRodolphe?Aubout de quelquesminutes, elle coula un regard vers la porte, comme attirée par cecourant d'amour, et ses yeux, sans hésiter, se plongèrent dans les yeux de Rodolphe. Un légerfrémissementagitacemagnifiquevisageetcebeaucorps:lasecoussedel'âmeréagissait!Francescarougit.Rodolpheeutcommetouteuneviedanscetéchange,sirapidequ'iln'estcomparablequ'àunéclair.Mais à quoi comparer son bonheur: il était aimé!La sublime princesse tenait, aumilieu dumonde,danslabellemaisonJeanrenaud,laparoledonnéeparlapauvreexilée,parlacapricieusedelamaisonBergmann.L'ivressed'unpareilmomentrendesclavepourtouteunevie!Unfinsourire,élégant et rusé, candide et triomphateur, agita les lèvres de la princesseGandolphini, qui, dans un

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momentoùellenesecrutpasobservée,regardaRodolpheenayantl'airdeluidemanderpardondel'avoir trompé sur sa condition. Le morceau terminé, Rodolphe put arriver jusqu'au prince, quil'amenagracieusementàsafemme.Rodolpheéchangealescérémoniesd'uneprésentationofficielleaveclaprincesse, leprinceColonneetFrancesca.Quandcefutfini, laprincessedutfairesapartiedanslefameuxquatuordeMimancalavoce,quifutexécutéparelle,parlaTinti,parGénovèselefameuxténor,etparuncélèbreprince italienalorsenexil,etdont lavoix,s'iln'eûtpasétéprince,l'auraitfaitundesprincesdel'art.

—Asseyez-vouslà,ditàRodolpheFrancescaquiluimontrasaproprechaiseàelle.Oimè!jecroisqu'ilyaerreurdenom:jesuis,depuisunmoment,princesseRodolphini.

Cefutditavecunegrâce,uncharme,unenaïveté,quirappelèrentdanscetaveucachésousuneplaisanterielesjoursheureuxdeGersau.Rodolpheéprouvaladélicieusesensationd'écouterlavoixd'une femmeadoréeense trouvant siprèsd'elle,qu'ilavaitunedeses jouespresqueeffleuréeparl'étoffede la robeetpar lagazede l'écharpe.Maisquand,enunpareilmoment,c'estMimanca lavoce qui se chante et que ce quatuor est exécuté par les plus belles voix de l'Italie, il est facile decomprendrecommentdeslarmesvinrentmouillerlesyeuxdeRodolphe.

Enamour,commeentoutechosepeut-être, ilestcertainsfaits,minimeseneux-mêmes,maislerésultatdemillepetitescirconstancesantérieures,etdont laportéedevient immenseenrésumant lepassé,enserattachantàl'avenir.Onasentimillefoislavaleurdelapersonneaimée;maisunrien,lecontact parfait des âmes unies dans une promenade par une parole, par une preuve d'amourinattendue,portelesentimentàsonplushautdegré.Enfin,pourrendrecefaitmoralparuneimagequi,depuislepremierâgedumonde,aeuleplusincontestablesuccès:ilya,dansunelonguechaîne,despointsd'attachenécessairesoùlacohésionestplusprofondequedanssesguirlandesd'anneaux.CettereconnaissanceentreRodolpheetFrancesca,pendantcettesoirée,àlafacedumonde,futundeces points suprêmes qui relient l'avenir au passé, qui clouent plus avant au cœur les attachementsréels.Peut-êtreest-cedecesclouséparsqueBossuetaparléenleurcomparantlararetédesmomentsheureuxdenotreexistence,luiquiressentitsivivementetsisecrètementl'amour.

Après leplaisird'admirersoi-mêmeunefemmeaimée,vientceluide lavoiradmiréepar tous:Rodolphe eut alors les deux à la fois. L'amour est un trésor de souvenirs, et quoique celui deRodolphefûtdéjàplein,ilyajoutalesperleslesplusprécieuses:dessouriresjetésencôtépourluiseul,desregardsfurtifs,desinflexionsdechantqueFrancescatrouvapourlui,maisquifirentpâlirdejalousielaTinti,tantellesfurentapplaudies.Aussi,toutesapuissancededésir,cetteformespécialedesonâme,sejeta-t-ellesurlabelleRomainequidevintinaltérablementleprincipeetlafindetoutessespenséesetdesesactions.Rodolpheaimacommetouteslesfemmespeuventrêverd'êtreaimées,avecuneforce,uneconstance,unecohésionquifaisaitdeFrancescalasubstancemêmedesoncœur;illasentitmêléeàsonsangcommeunsangpluspur,àsonâmecommeuneâmeplusparfaite;elleallaitêtresous lesmoindreseffortsdesaviecomme lesabledoréde laMéditerranéesous l'onde.Enfin,lamoindreaspirationdeRodolphefutuneactiveespérance.

Auboutdequelquesjours,Francescareconnutcetimmenseamour;maisilétaitsinaturel,sibienpartagé,qu'ellen'enfutpasétonnée:elleenétaitdigne.

—Qu'ya-t-ildesurprenant,disait-elleàRodolpheensepromenantavecluisurlaterrassedesonjardinaprèsavoirsurprisundecesmouvementsdefatuitésinaturelsauxFrançaisdansl'expressiondeleurssentiments,quoidemerveilleuxàcequevousaimiezunefemmejeuneetbelle,assezartistepourpouvoirgagnersaviecommelaTinti,etquipeutdonnerquelquesjouissancesdevanité?Quel

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est lebutorquinedeviendraitalorsunAmadis?Cecin'estpas laquestionentrenous: il fautaimeravecconstance,avecpersistanceetàdistancependantdesannées, sansautreplaisirqueceluidesevoiraimé.

—Hélas! luiditRodolphe,ne trouvez-vouspasma fidélitédénuéede toutmérite enmevoyantoccupéparlestravauxd'uneambitiondévorante?Croyez-vousquejeveuillevousvoiréchangerunjourlebeaunomdeprincesseGandolphinipourceluid'unhommequineseraitrien?Jeveuxdevenirundeshommeslesplusremarquablesdemonpays,êtreriche,êtregrand,etquevouspuissiezêtreaussifièredemonnomquedevotrenomdeColonna.

—Je serais bien fâchée de ne pas vous voir de tels sentiments au cœur, répondit-elle avec uncharmantsourire.Maisnevousconsumezpastropdanslestravauxdel'ambition,restezjeune...Onditquelapolitiquerendunhommepromptementvieux.

Cequ'ilyadeplusrarechezlesfemmesestunecertainegaietéquin'altèrepointlatendresse.Cemélanged'unsentimentprofondetdelafoliedujeuneâgeajoutadanscemomentd'adorablesattraitsàceuxdeFrancesca.Làest laclefdesoncaractère:elleritets'attendrit,elles'exalteetrevientàlafine raillerie avec un laisser-aller, une aisance, qui font d'elle la charmante et délicieuse personnedontlaréputations'estd'ailleursétendueaudelàdel'Italie.Ellecachesouslesgrâcesdelafemmeuneinstructionprofonde,dueàlavieexcessivementmonotoneetquasimonacalequ'elleamenéedanslevieux château des Colonna. Cette riche héritière fut d'abord destinée au cloître, étant le quatrièmeenfantduprinceetdelaprincesseColonna;maislamortdesesdeuxfrèresetdesasœuraînéelatirasubitementde sa retraitepouren faire l'undesplusbeauxpartisdesÉtats-Romains.Sa sœuraînéeayantétépromiseauprinceGandolphini,l'undesplusrichespropriétairesdelaSicile,Francescaluifutdonnéeafindenerienchangerauxaffairesdefamille.LesColonnaet lesGandolphinis'étaienttoujours alliés entre eux.Deneuf à seizeans,Francesca,dirigéeparunmonsignorede la famille,avait lu toute la bibliothèque des Colonna pour donner le change à son ardente imagination enétudiantlessciences,lesartsetleslettres.Maisellepritdansl'étudecegoûtd'indépendanceetd'idéeslibéralesquilafitsejeter,ainsiquesonmari,danslarévolution.Rodolpheignoraitencoreque,sanscompter cinq langues vivantes, Francesca sût le grec, le latin et l'hébreu.Cette charmante créatureavait admirablement compris qu'unedes premières conditionsde l'instruction chezune femme, estd'êtreprofondémentcachée.

Rodolphe resta tout l'hiveràGenève.Cethiverpassacommeun jour.Quandvint leprintemps,malgrélesexquisesjouissancesquedonnelasociétéd'unefemmed'esprit,prodigieusementinstruite,jeune et folle, cet amoureux éprouva de cruelles souffrances, supportées d'ailleurs avec courage,maisquiparfoissefirentjoursursaphysionomie,quipercèrentdanssesmanières,danslediscours,peut-êtreparcequ'ilnelescrutpaspartagées.Parfoisils'irritaitenadmirantlecalmedeFrancesca,qui,semblableauxAnglaises,paraissaitmettresonamour-propreànerienexprimersursonvisage,dont la sérénité défiait l'amour; il l'eût voulue agitée, il l'accusait de ne rien sentir, en croyant aupréjugéquiveut,chezlesfemmesitaliennes,unemobilitéfébrile.

—Je suis Romaine! lui répondit gravement un jour Francesca, qui prit au sérieux quelquesplaisanteriesfaitesàcesujetparRodolphe.

Il y eut dans l'accent de cette réponse une profondeur qui lui donna l'apparence d'une sauvageironie,etquifitpalpiterRodolphe.Lemoisdemaidéployaitlestrésorsdesajeuneverdure,lesoleilavaitdesmomentsdeforcecommeaumilieude l'été.Lesdeuxamantsse trouvaientalorsappuyéssurlabalustradeenpierrequi,dansunepartiedelaterrasseoùleterrainsetrouveàpicsurlelac,

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surmontelamurailled'unescalierparlequelondescendpourmonterenbateau.Delavillavoisine,oùsevoitunembarcadèreàpeuprèspareil,s'élançacommeuncygneuneyoleavecsonpavillonàflammes,satenteàbaldaquincramoisi,souslequelunecharmantefemmeétaitmollementassisesurdes coussins rouges, coiffée en fleurs naturelles, conduite par un jeune homme vêtu comme unmatelot,etramantavecd'autantplusdegrâcequ'ilétaitsouslesregardsdecettefemme.

—Ilssontheureux!ditRodolpheavecunâpreaccent.ClairedeBourgogne,ladernièredelaseulemaisonquiaitpurivaliserlamaisondeFrance...

—Oh!...ellevientd'unebranchebâtarde,etencoreparlesfemmes...

—Enfin,elleestvicomtessedeBeauséant,etn'apas...

—Hésité...n'est-cepas?às'enterreravecmonsieurGastondeNueil,ditlafilledesColonna.Ellen'estqueFrançaise,etjesuisItalienne...

Francesca quitta la balustrade, y laissaRodolphe, et alla jusqu'au bout de la terrasse, d'où l'onembrasse une immense étendue du lac. En la voyantmarcher lentement,Rodolphe eut un soupçond'avoir blessé cette âme à la fois candide et si savante, si fière et si humble: il eut froid; il suivitFrancesca,quiluifitsignedelalaisserseule;maisilnetintpascomptedel'avis,etlasurpritessuyantdeslarmes.Despleurschezunenaturesiforte!

—Francesca,dit-ilenluiprenantlamain,ya-t-ilunseulregretdanstoncœur?...

Ellegardalesilence,dégageasamainquitenaitlemouchoirbrodé,pours'essuyerdenouveaulesyeux.

—Pardon,reprit-il.Et,parunélan,ilatteignitauxyeuxpouressuyerleslarmespardesbaisers.

Francesca ne s'aperçut pas de ce mouvement passionné, tant elle était violemment émue.Rodolphe,croyantàunconsentement,s'enhardit;ilsaisitFrancescaparlataille,laserrasursoncœuretpritunbaiser;maisellesedégageaparunmagnifiquemouvementdepudeuroffensée,etàdeuxpas, en le regardant sans colère, mais avec résolution:—Partez ce soir, dit-elle, nous ne nousreverronsplusqu'àNaples.

Malgrélasévéritédecetordre,ilfutexécutéreligieusement,carFrancescalevoulut.

De retour à Paris, Rodolphe trouva chez lui le portrait de la princesse Gandolphini, fait parSchinner,commeSchinnersaitfairelesportraits.CepeintreavaitpasséparGenèveenallantenItalie.Commeils'étaitrefusépositivementàfaire lesportraitsdeplusieursfemmes,Rodolphenecroyaitpasqueleprince,excessivementdésireuxduportraitdesafemme,eûtpuvaincrelarépugnancedupeintrecélèbre;maisFrancescal'avaitséduitsansdoute,etobtenudelui,cequitenaitduprodige,unportrait original pour Rodolphe, une copie pour Émilio. C'est ce que lui disait une charmante etdélicieuselettreoùlapenséesedédommageaitdelaretenueimposéeparlareligiondesconvenances.L'amoureux répondit. Ainsi commença, pour ne plus finir, une correspondance entre Rodolphe etFrancesca,seulplaisirqu'ilssepermirent.

Rodolphe,enproieàuneambitionquelégitimaitsonamour,semitaussitôtàl'œuvre.Ilvoulutd'abordlafortune,etserisquadansuneentrepriseoùiljetatoutessesforcesaussibienquetoussescapitaux;maisileutàlutter,avecl'inexpériencedelajeunesse,contreuneduplicitéquitriomphadelui.Troisansseperdirentdansunevasteentreprise,troisansd'effortsetdecourage.

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LeministèreVillèlesuccombaitaussiquandsuccombaRodolphe.Aussitôt l'intrépideamoureuxvoulut demander à laPolitique ce que l'Industrie lui avait refusé;mais avant de se lancer dans lesoragesdecettecarrière,ilallatoutblessé,toutsouffrant,fairepansersesplaiesetpuiserducourageàNaples, où le prince et la princesseGandolphini furent rappelés et réintégrés dans leurs biens àl'avénementduroi.Aumilieudesa lutte,ce futun repospleindedouceur, ilpassa troismoisà lavillaGandolphini,bercéd'espérances.

Rodolpherecommençal'édificedesafortune.Déjàsestalentsavaientétédistingués,ilallaitenfinréaliserlesvœuxdesonambition,uneplaceéminenteétaitpromiseàsonzèle,enrécompensedesondévouement et de services rendus, quand éclata l'orage de juillet 1830, et sa barque sombra denouveau.

Elle et Dieu, tels sont les deux témoins des efforts les plus courageux, des plus audacieusestentativesd'unjeunehommedouédequalités,maisàqui,jusqu'alors,amanquélesecoursdudieudessots,leBonheur!Etcetinfatigableathlète,soutenuparl'amour,recommencedenouveauxcombats,éclairéparunregardtoujoursami,paruncœurfidèle!Amoureux!priezpourlui!

Enachevantcerécit,qu'elledévora,mademoiselledeWattevilleavait lesjouesenfeu, lafièvreétaitdanssesveines;ellepleurait,maisderage.CetteNouvelle,inspiréeparlalittératurealorsàlamode, était la première lecture de ce genre qu'il fût permis à Philomène de faire. L'amour y étaitpeint, sinon par une main de maître, du moins par un homme qui semblait raconter ses propresimpressions;or, lavérité,fut-elleinhabile,devait toucheruneâmeencorevierge.Là,setrouvait lesecretdesagitationsterribles,delafièvreetdeslarmesdePhilomène:elleétaitjalousedeFrancescaColonne.Ellenedoutaitpasdelasincéritédecettepoésie:Albertavaitprisplaisiràraconterledébutdesapassionencachantsansdoute lesnoms,peut-êtreaussi les lieux.Philomèneétait saisied'uneinfernalecuriosité.Quellefemmen'eûtpas,commeelle,voulusavoir levrainomdesarivale,carelle aimait!En lisant cespages contagieusespour elle, elle s'était dit cemot solennel: J'aime!ElleaimaitAlbert, et se sentait au cœur unemordante envie de le disputer, de l'arracher à cette rivaleinconnue.Ellepensaqu'ellenesavaitpaslamusiqueetqu'ellen'étaitpasbelle.

—Ilnem'aimerajamais,sedit-elle.

Cetteparole redoublasondésirdesavoirsiellenese trompaitpas,si réellementAlbertaimaituneprincesseitalienne,ets'ilétaitaiméd'elle.Durantcettefatalenuit,l'espritdedécisionrapidequidistinguait le fameuxWatteville sedéploya tout entier chez sonhéritière.Elle enfanta de ces plansbizarresautourdesquelsflottentd'ailleurspresquetouteslesimaginationsdejeunesfilles,quand,aumilieu de la solitude où quelques mères imprudentes les retiennent, elles sont excitées par unévénement capital que le système de compression auquel elles sont soumises n'a pu ni prévoir niempêcher.Ellepensaitàdescendreavecuneéchelle,par lekiosque,dansle jardindelamaisonoùdemeurait Albert, à profiter du sommeil de l'avocat, pour voir par sa fenêtre l'intérieur de soncabinet.Ellepensaitàluiécrire,ellepensaitàbriserlesliensdelasociétébisontine,enintroduisantAlbertdanslesalondel'hôteldeRupt.Cetteentreprise,quieûtparulechef-d'œuvredel'impossibleàl'abbédeGranceylui-même,futl'affaired'unepensée.

—Ah! se dit-elle, mon père a des contestations à sa terre des Rouxey, j'irai! S'il n'y a pas deprocès,j'enferainaître,etilviendradansnotresalon!s'écria-t-elleens'élançantdesonlitàsafenêtre

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pourallervoirlalumièreprestigieusequiéclairaitlesnuitsd'Albert.Uneheuredumatinsonnait,ildormaitencore.

—Jevaislevoiràsonlever,ilviendrapeut-êtreàsafenêtre!

Encemoment,mademoiselledeWatteville fut témoind'unévénementquidevait remettreentresesmainslemoyend'arriveràconnaîtrelessecretsd'Albert.Alalueurdelalune,elleaperçutdeuxbrastendushorsdukiosque,etquiaidèrentJérôme,ledomestiqued'Albert,àfranchirlacrêtedumuret à entrer sous le kiosque.Dans la complice de Jérôme, Philomène reconnut aussitôtMariette, lafemmedechambre.

—MarietteetJérôme,sedit-elle.Mariette,unefillesilaide!Certes,ilsdoiventavoirhontel'unetl'autre.

SiMarietteétaithorriblementlaideetâgéedetrente-sixans,elleavaiteuparhéritageplusieursquartiersdeterre.Depuisdix-septansauservicedemadamedeWatteville,quil'estimaitfortàcausedesadévotion,desaprobité,desonanciennetédanslamaison,elleavaitsansdouteéconomisé,placésesgagesetsesprofits.Or,àraisond'environdixlouisparannée,elledevaitposséder,encomptantles intérêts des intérêts et ses héritages, environ quinzemille francs.Aux yeux de Jérôme, quinzemillefrancschangeaientlesloisdel'optique:iltrouvaitàMarietteunejolietaille,ilnevoyaitpluslestrouset lescouturesqu'uneaffreusepetitevéroleavait laisséssurcevisageplatetsec;pour lui, labouche contournée était droite; et, depuis qu'en le prenant à son service, l'avocat Savaron l'avaitrapprochédel'hôteldeRupt,ilfitlesiégeenrègledeladévotefemmedechambre,aussiraide,aussiprudequesamaîtresse,etqui,semblableàtouteslesvieillesfilleslaides,semontraitplusexigeanteque les plus belles personnes. Si maintenant la scène nocturne du kiosque est expliquée pour lespersonnes clairvoyantes, elle l'était très-peu pour Philomène, qui néanmoins y gagna la plusdangereuse de toutes les instructions, celle que donne le mauvais exemple. Une mère élèvesévèrementsafille,lacouvedesesailespendantdix-septans,etdansuneheure,uneservantedétruitce longetpénibleouvrage,quelquefoisparunmot, souventparungeste!Philomène se recoucha,nonsanspenseràtoutlepartiqu'ellepouvaittirerdesadécouverte.Lelendemainmatin,enallantàlamesseencompagniedeMariette(labaronneétaitindisposée),Philomènepritlebrasdesafemmedechambre,cequisurpritétrangementlaComtoise.

—Mariette,luidit-elle,Jérômea-t-illaconfiancedesonmaître?

—Jenesaispas,mademoiselle.

—Ne faites pas l'innocente avec moi, répondit sèchement Philomène. Vous vous êtes laisséembrasserparluicettenuit,souslekiosque.Jenem'étonneplussivousapprouvieztantmamèreàproposdesembellissementsqu'elleyprojetait.

PhilomènesentitletremblementquisaisitMarietteparceluidesonbras.

—Jenevousveuxpasdemal,ditPhilomèneencontinuant,rassurez-vous,jenediraipasunmotàmamère,etvouspourrezvoirJérômetantquevousvoudrez.

—Mais,mademoiselle,réponditMariette,c'estentoutbien,touthonneur,Jérômen'apasd'autreintentionquecelledem'épouser...

—Maisalors,pourquoivousdonnerdesrendez-vouslanuit?

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Marietteatterréenesutrienrépondre.

—Écoutez,Mariette,j'aimeaussi,moi!J'aimeensecretettouteseule.Jesuis,aprèstout,uniqueenfantdemonpèreetdemamère;ainsivousavezplusàespérerdemoiquedequiquecesoitaumonde...

—Certainement, mademoiselle, vous pouvez compter sur nous à la vie et à la mort, s'écriaMariette,heureusedecedénoûmentimprévu.

—D'abord,silencepoursilence,ditPhilomène.JeneveuxpasépousermonsieurdeSoulas;maisjeveux,etabsolument,unecertainechose:maprotectionnevousappartientqu'àceprix.

—Quoi?demandaMariette.

—JeveuxvoirleslettresquemonsieurSavaronferamettreàlaposteparJérôme.

—Maispourquoifaire?ditMarietteeffrayée.

—Oh!rienquepourlire,etvouslesjetterezvous-mêmeàlaposteaprès.Celaneferaqu'unpeuderetard,voilàtout.

Encemoment,PhilomèneetMarietteentrèrentàl'église,etchacuned'ellesfitsesréflexions,aulieudelirel'Ordinairedelamesse.

—MonDieu!combienya-t-ildoncdepéchésdanstoutcela?seditMariette.

Philomène,dont l'âme, la têteet lecœurétaientbouleverséspar la lecturede laNouvelle,yvitenfinunesorted'histoireécritepoursa rivale.Aforcede réfléchir,commelesenfants,à lamêmechose,ellefinitparpenserquelaRevuedel'Estdevaitêtreenvoyéeàlabien-aiméed'Albert.

—Oh! se disait-elle à genoux, la tête plongée dans sesmains, et dans l'attitude d'une personneabîméedanslaprière,oh!commentamenermonpèreàconsulterlalistedesgensàquil'onenvoiecetteRevue?

Après le déjeuner, elle fit un tour de jardin avec son père, en le cajolant, et l'amena sous lekiosque.

—Crois-tu,moncherpetitpère,quenotreRevueailleàl'étranger?

—Ellenefaitquecommencer...

—Eh!bien,jepariequ'elleyva.

—Cen'estguèrepossible.

—Valesavoir,etprendslesnomsdesabonnésàl'étranger.

Deux heures après, monsieur de Watteville dit à sa fille:—J'ai raison, il n'y a pas encore unabonnédanslespaysétrangers.L'onespèreenavoiràNeufchâtel,àBerne,àGenève.Onenenvoiebien un exemplaire en Italie, mais gratuitement, à une dame milanaise, à sa campagne sur le lacMajeur,àBelgirate.

—Sonnom,ditvivementPhilomène.

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—Laduchessed'Argaiolo.

—Laconnaissez-vous,monpère?

—J'enainaturellemententenduparler.ElleestnéeprincesseSoderini,c'estuneFlorentine,unetrès-grande dame, et tout aussi riche que sonmari, qui possède une des plus belles fortunes de laLombardie.LeurvillasurlelacMajeurestunedescuriositésdel'Italie.

Deuxjoursaprès,MarietteremitlalettresuivanteàPhilomène.

ALBERTSAVARONALÉOPOLDHANNEQUIN.

«Eh!bien,oui,moncherami,jesuisàBesançonpendantquetumecroyaisenvoyage.Jen'airienvoulutedirequ'aumomentoùlesuccèscommencerait,etvoicisonaurore.Oui,cherLéopold,aprèstantd'entreprisesavortéesoùj'aidépensélepluspurdemonsang,oùj'aijetétantd'efforts,usétantdecourage,j'aivoulufairecommetoi:prendreunevoiebattue,legrandchemin,lepluslong,leplussûr.Quelbondjetevoisfairesurtonfauteuildenotaire!Maisnecroispasqu'ilyaitquoiquecesoitdechangéàmavieintérieure,danslesecretdelaquelleiln'yaquetoiaumonde,etencoresouslesréservesqu'elleaexigées.Jeneteledisaispas,monami;maisjemelassaishorriblementàParis.Ledénoûment de la première entreprise où j'ai mis toutes mes espérances et qui s'est trouvée sansrésultats par la profonde scélératesse de mes deux associés, d'accord pour me tromper, pour medépouiller,moi, à l'activité de qui tout était dû,m'a fait renoncer à chercher la fortune pécuniaireaprèsavoirainsiperdutroisansdemavie,dontuneannéeàplaider.Peut-êtrem'enserais-jeplusmaltiré, si je n'avais pas été contraint, à vingt ans, d'étudier le Droit. J'ai voulu devenir un hommepolitique,uniquementpourêtreun jourcomprisdansuneordonnancesur lapairie sous le titredecomteAlbertSavarondeSavarus,et faire revivreenFranceunbeaunomqui s'éteintenBelgique,encorequejenesoisnilégitime,nilégitimé!»

—Ah!j'enétaissûre,ilestnoble!s'écriaPhilomèneenlaissanttomberlalettre.

«Tu sais quelles études consciencieuses j'ai faites, quel journaliste obscur, mais dévoué, maisutile, et quel admirable secrétaire je fuspour l'hommed'Étatqui, d'ailleurs,me fut fidèle en1829.Replongé dans le néant par la révolution de juillet, alors quemon nom commençait à briller, aumomentoù,maîtredesrequêtes,j'allaisenfinentrer,commeunrouagenécessaire,danslamachinepolitique,j'aicommislafautederesterfidèleauxvaincus,delutterpoureux,sanseux.Ah!pourquoin'avais-jequetrente-troisans,etcommentnet'ai-jepaspriédemerendreéligible?Jet'aicachétousmesdévouementsetmespérils.Queveux-tu?j'avaislafoi!nousn'eussionspasétéd'accord.Ilyadixmois,pendantquetumevoyaissigai,sicontent,écrivantmesarticlespolitiques,j'étaisaudésespoir:jemevoyaisàtrente-septans,avecdeuxmillefrancspourtoutefortune,sanslamoindrecélébrité,venant d'échouer dans une noble entreprise, celle d'un journal quotidien qui ne répondait qu'à unbesoindel'avenir,aulieudes'adresserauxpassionsdumoment.Jenesavaisplusquelpartiprendre.Et, je me sentais! J'allais, sombre et blessé, dans les endroits solitaires de ce Paris qui m'avaitéchappé,pensantàmesambitionstrompées,maissanslesabandonner.Oh!quelleslettresempreintesderageneluiai-jepasécritesalors,àelle,cettesecondeconscience,cetautremoi!Parmoments,jeme disais:—Pourquoi m'être tracé un si vaste programme pour mon existence? pourquoi toutvouloir?pourquoinepasattendrelebonheurenmevouantàquelqueoccupationquasimécanique?

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«J'ai jeté lesyeuxalorssurunemodesteplaceoù jepussevivre.J'allaisavoir ladirectiond'unjournalsousungérantquinesavaitpasgrand'chose,unhommed'argentambitieux,quandlaterreurm'apris.

—«Voudra-t-ellepourmarid'unamantquiseradescendusibas?mesuis-jedit.»

«Cetteréflexionm'arendumesvingt-deuxans!Oh!moncherLéopold,combienl'âmes'usedanscesperplexités!Quedoiventdoncsouffrir lesaiglesencage, les lionsemprisonnés?...IlssouffrenttoutcequesouffraitNapoléon,nonpasàSainte-Hélène,maissur lequaidesTuileries,au10août,quandilvoyaitLouisXVIsedéfendantsimal,luiquipouvaitdompterlaséditioncommeillefitplustardsurlesmêmeslieux,envendémiaire!Eh!bien,mavieaétécettesouffranced'unjour,étenduesurquatreans.CombiendediscoursàlaChambren'ai-jepasprononcésdanslesalléesdésertesduboisdeBoulogne?Ces improvisations inutilesontdumoins aiguiséma langueet accoutumémonespritàformulersespenséesenparoles.Durantcestourmentssecrets,toi,tutemariais,tuachevaisdepayertacharge,ettudevenaisadjointaumairedetonarrondissement,aprèsavoirgagnélacroixentefaisantblesseràSaint-Merry.

«Écoute!Quandj'étaistoutpetit,etquejetourmentaisdeshannetons,ilyavaitchezcespauvresinsectesunmouvementquimedonnaitpresquelafièvre.C'estquandjelesvoyaisfaisantceseffortsréitéréspourprendre leurvol, sansnéanmoinss'envoler,quoiqu'ilseussent réussià soulever leursailes.Nousdisionsd'eux: Ilscomptent!Était-ceune sympathie? était-ceunevisiondemonavenir?Oh!déployersesailesetnepouvoirvoler!Voilàcequim'estarrivédepuiscettebelleentreprisedelaquelleonm'adégoûté,maisquimaintenantaenrichiquatrefamilles.

«Enfin,ilyaseptmois,jerésolusdemefaireunnomaubarreaudeParis,envoyantquelsvidesylaissaientlespromotionsdetantd'avocatsàdesplaceséminentes.Maisenmerappelantlesrivalitésquej'avaisobservéesauseindelaPresse,etcombienilestdifficiledeparveniràquoiquecesoitàParis,cettearèneoù tantdechampionssedonnent rendez-vous, jeprisunerésolutioncruellepourmoi, d'un effet certain et peut-être plus rapide que tout autre. Tum'avais bien expliqué, dans noscauseries,laconstitutionsocialedeBesançon,l'impossibilitépourunétrangerd'yparvenir,d'yfairelamoindresensation,des'ymarier,depénétrerdanslasociété,d'yréussirenquoiquecesoit.Cefutlàquejevoulusallerplantermondrapeau,pensantavecraisonyéviterlaconcurrence,etm'ytrouverseulàbriguerladéputation.LesComtoisneveulentpasvoirl'étranger,l'étrangernelesverrapas!ilsserefusentàl'admettredansleurssalons,iln'irajamais!ilnesemontreranullepart,pasmêmedanslesrues!Maisilestuneclassequifaitlesdéputés,laclassecommerçante.Jevaisspécialementétudierlesquestionscommercialesquejeconnaisdéjà,jegagneraidesprocès;j'accorderailesdifférends,jedeviendrai le plus fort avocat de Besançon. Plus tard, j'y fonderai une Revue où je défendrai lesintérêts du pays, où je les ferai naître, vivre ou renaître. Quand j'aurai conquis un à un assez desuffrages,monnomsortiradel'urne.Ondédaignerapendant longtempsl'avocat inconnu,maisilyaura une circonstance qui lemettra en lumière, une plaidoirie gratuite, une affaire de laquelle lesautresavocatsnevoudrontpassecharger.Sijeparleunefois,jesuissûrdusuccès.Eh!bien,moncherLéopold,j'aifaitemballermabibliothèquedansonzecaisses,j'aiachetéleslivresdedroitquipouvaientm'êtreutiles,etj'aimistout,ainsiquemonmobilier,auroulagepourBesançon.J'aiprismesdiplômes,j'airéunimilleécusetsuisvenutedireadieu.Lamalle-postem'ajetédansBesançon,où j'ai, dans trois jours de temps, choisi un petit appartement qui a vue sur des jardins; j'y aisomptueusement arrangé le cabinetmystérieux où je passemes nuits etmes jours, et où brille leportraitdemonidole,decelleàlaquellemavieestvouée,quilaremplit,quiestleprincipedemesefforts, lesecretdemoncourage, lacausedemontalent.Puis,quandlesmeubleset les livressont

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arrivés, j'aiprisundomestiqueintelligent,etsuisrestépendantcinqmoiscommeunemarmotteenhiver. On m'avait d'ailleurs inscrit au tableau des avocats. Enfin, on m'a nommé d'office pourdéfendreunmalheureuxauxAssises,sansdoutepourm'entendreparleraumoinsunefois!UndesplusinfluentsnégociantsdeBesançonétaitdujury,ilavaituneaffaireépineuse:j'aitoutfaitdanscettecausepourcethomme,etj'aieulesuccèslepluscompletdumonde.Monclientétaitinnocent,j'aifaitdramatiquementarrêterlesvraiscoupablesquiétaienttémoins.EnfinlaCourapartagél'admirationdesonpublic.J'aisusauverl'amour-propredujuged'instructionenmontrantlapresqueimpossibilitédedécouvrirunetramesibienourdie.J'aieulaclientèledemongrosnégociant,et jeluiaigagnésonprocès.LeChapitredelacathédralem'achoisipouravocatdansunimmenseprocèsaveclaVillequi dure depuis quatre ans: j'ai gagné. En trois affaires, je suis devenu le plus grand avocat de laFranche-Comté.Maisj'ensevelismaviedansleplusprofondmystère,etcacheainsimesprétentions.J'aicontractédeshabitudesquimedispensentd'acceptertouteinvitation.Onnepeutmeconsulterquedesixheuresàhuitheuresdumatin,jemecoucheaprèsmondîner,etjetravaillependantlanuit.Levicaire-général,hommed'espritettrès-influent,quim'achargédel'affaireduChapitre,déjàperdueen première instance, m'a naturellement parlé de reconnaissance.—«Monsieur, lui ai-je dit, jegagnerai votre affaire, mais je ne veux pas d'honoraires, je veux plus... (haut le corps de l'abbé)sachezquejeperdsénormémentàmeposercommel'adversairedelaVille;jesuisvenuicipourensortirdéputé,jeneveuxm'occuperqued'affairescommerciales,parcequelescommerçantsfontlesdéputés,etilssedéfierontdemoisijeplaidepourlesprêtres,carvousêteslesprêtrespoureux.Sijemechargedevotreaffaire,c'estque j'étais,en1828,secrétaireparticulierà telMinistère(nouveaumouvementd'étonnementchezmonabbé),maîtredesrequêtessouslenomd'AlbertdeSavarus(autremouvement). Je suis resté fidèle aux principes monarchiques; mais comme vous n'avez pas lamajoritédansBesançon,ilfautquej'acquièredesvoixdanslabourgeoisie.Donc,leshonorairesqueje vous demande, c'est les voix que vous pourrez faire porter surmoi dans unmoment opportun,secrètement.Gardons-nouslesecretl'unàl'autre,etjeplaideraigratistouteslesaffairesdetouslesprêtres du diocèse. Pas unmot demes antécédents, et soyons-nous fidèles.»Quand il est venumeremercier, il m'a remis un billet de cinq cents francs, et m'a dit à l'oreille:—Les voix tiennenttoujours. En cinq conférences que nous avons eues, jeme suis fait, je crois, un ami de ce vicairegénéral.Maintenant,accabléd'affaires,jenemechargequedecellesquiregardentlesnégociants,endisant que les questions de commerce sont ma spécialité. Cette tactique m'attache les gens decommerceetmepermetderechercherlespersonnesinfluentes.Ainsi toutvabien.D'iciàquelquesmois,j'auraitrouvédansBesançonunemaisonàacheterquipuissemedonnerlecens.Jecomptesurtoipourmeprêterlescapitauxnécessairesàcetteacquisition.Sijemourais,sij'échouais,iln'yauraitpasassezdepertepourquecesoituneconsidérationentrenous.Lesintérêtsteserontservisparlesloyers, et j'aurai d'ailleurs soin d'attendre une bonne occasion, afin que tu ne perdes rien à cettehypothèquenécessaire.

«Ah!moncherLéopold,jamaisjoueur,ayantdanssapochelesrestesdesafortune,etlajouantauCercledesEtrangers,dansunedernièrenuitd'oùildoitsortirricheouruiné,n'aeudanslesoreilleslestintementsperpétuels,danslesmainslapetitesueurnerveuse,danslatêtel'agitationfébrile,danslecorpslestremblementsintérieursquej'éprouvetouslesjoursenjouantmadernièrepartieaujeudel'ambition.Hélas!cheretseulami,voicibientôtdixansquejelutte.Cecombatavecleshommesetleschoses,oùj'aisanscesseversémaforceetmonénergie,oùj'aitantusélesressortsdudésir,m'aminé,pourainsidire,intérieurement.Aveclesapparencesdelaforce,delasanté,jemesensruiné.Chaquejouremporteunlambeaudemavieintime.Achaquenouveleffort,jesensquejenepourraipluslerecommencer.Jen'aiplusdeforceetdepuissancequepourlebonheur,ets'iln'arrivaitpasàposersacouronnederosessurmatête,lemoiquejesuisn'existeraitplus,jedeviendraisunechose

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détruite,jenedésireraisplusriendanslemonde,jenevoudraisplusrienêtre.Tulesais,lepouvoiret la gloire, cette immense fortunemorale que je cherche, n'est que secondaire: c'est pourmoi lemoyendelafélicité,lepiédestaldemonidole.

«Atteindre au but en expirant, comme le coureur antique! voir la fortune et la mort arrivantensemblesurleseuildesaporte!obtenircellequ'onaimeaumomentoùl'amours'éteint!n'avoirpluslafacultédejouirquandonagagnéledroitdevivreheureux!...oh!decombiend'hommescecifutladestinée!

«IlyacertesunmomentoùTantales'arrête,secroiselesbras,etdéfiel'enferenrenonçantàsonmétier d'éternel attrapé. J'en serais là, si quelque chose faisaitmanquermon plan, si, aprèsm'êtrecourbé dans la poussière de la province, avoir rampé comme un tigre affamé autour de cesnégociants,decesélecteurs,pouravoirleursvotes;si,aprèsavoirplaidailléd'aridesaffaires,avoirdonnémontemps,untempsquejepourraispassersurlelacMajeur,àvoirleseauxqu'ellevoit,àmecouchersoussesregards,àl'entendre,jenem'élançaispasàlatribunepouryconquérirl'auréolequedoitavoirunnompoursuccéderàceluid'Argaiolo.Bienplus,Léopold,jesensparcertainsjoursdeslangueurs vaporeuses; il s'élève du fond de mon âme des dégoûts mortels, surtout quand, en delongues rêveries, jeme suis plongé par avance aumilieu des joies de l'amour heureux! Le désirn'aurait-ilennousqu'unecertainedosedeforce,etpeut-ilpérirsousunetropgrandeeffusiondesasubstance?Aprèstout,encemomentmavieestbelle,éclairéeparlafoi,parletravailetparl'amour.Adieu,monami.J'embrassetesenfants,etturappellerasausouvenirdetonexcellentefemme,

«VotreALBERT .»

Philomène lut deux fois cette lettre, dont le sens général se grava dans son cœur. Elle pénétrasoudaindanslavieantérieured'Albert,carsaviveintelligenceluienexpliqualesdétailsetluienfitparcourir l'étendue. En rapprochant cette confidence de la Nouvelle publiée dans la Revue, ellecompritalorsAlberttoutentier.Naturellementelles'exagéralesproportionsdéjàfortesdecettebelleâme,decettevolontépuissante;etsonamourpourAlbertdevintalorsunepassiondontlaviolences'accrut de toute la force de sa jeunesse, des ennuis de sa solitude et de l'énergie secrète de soncaractère.Aimerestdéjàchezunejeunepersonneuneffetdelaloinaturelle;maisquandsonbesoind'affection se porte sur un homme extraordinaire, il s'ymêle l'enthousiasme qui déborde dans lesjeunes cœurs. Aussi mademoiselle deWatteville arriva-t-elle en quelques jours à une phase quasimorbideettrès-dangereusedel'exaltationamoureuse.

Labaronneétaittrès-contentedesafille,qui,sousl'empiredesesprofondespréoccupations,neluirésistaitplus,paraissaitappliquéeàsesdiversouvragesdefemme,etréalisaitsonbeauidéaldelafillesoumise.

L'avocatplaidaitalorsdeuxoutroisfoisparsemaine.Quoiqueaccabléd'affaires, ilsuffisaitauPalais, aucontentieuxducommerce,à laRevue,et restaitdansunprofondmystèreencomprenantque plus son influence serait sourde et cachée, plus réelle elle serait.Mais il ne négligeait aucunmoyen de succès, en étudiant la liste des électeurs bisontins et recherchant leurs intérêts, leurscaractères,leursdiversesamitiés,leursantipathies.Uncardinalvoulantêtrepapes'est-iljamaisdonnétantdesoin?

Unsoir,Mariette,envenanthabillerPhilomènepourunesoirée,luiapporta,nonsansgémirsurcet abus de confiance, une lettre dont la suscription fit frémir, et pâlir, et rougirmademoiselle de

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Watteville.

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AMADAMELADUCHESSED'ARGAIOLO,

(néeprincesseSoderini),

ABELGIRATE,

LacMajeur.Italie.

Asesyeux,cetteadressebrillacommedutbrillerMané,Thecel,Pharès,auxyeuxdeBalthasar.Après avoir caché la lettre, elle descendit pour aller avec samère chezmadame de Chavoncourt.Pendantcettesoirée,Philomènefutassailliederemordsetdescrupules.Elleavaitéprouvédéjàdelahonte d'avoir violé le secret de la lettre d'Albert à Léopold. Elle s'était demandé plusieurs fois si,sachant ce crime, infâme en ce qu'il est nécessairement impuni, le noble Albert l'estimerait? Saconscience lui répondait:Non!avecénergie.Elleavait expié sa fauteen s'imposantdespénitences:elle jeûnait, elle semortifiait en restant à genoux les bras en croix, et disant des prières pendantquelquesheures.ElleavaitobligéMarietteàcesactesderepentir.L'ascétismeleplusvraisemêlaitàsapassion,etlarendaitd'autantplusdangereuse.

—Lirai-je?nelirai-jepascettelettre?sedisait-elleenécoutantlespetitesdeChavoncourt.L'uneavait seize et l'autre dix-sept ans et demi. Philomène regardait ses deux amies comme des petitesfilles,parcequ'ellesn'aimaientpasensecret.

—Si je la lis, se disait-elle après avoir flotté pendant une heure entre non et oui, ce sera biencertainementladernière.Puisquej'aitantfaitquedesavoircequ'ilécrivaitàsonami,pourquoinesaurais-jepascequ'illuiditàelle?Sic'estunhorriblecrime,n'est-cepasunepreuved'amour?O!Albert,nesuis-jepastafemme?

QuandPhilomènefutaulit,elleouvritcettelettre,datéedejourenjour,demanièreàoffriràladuchesseunefidèleimagedelavieetdessentimentsd'Albert.

25

«Machèreâme,toutvabien.Auxconquêtesquej'aifaites,jeviensd'enajouteruneprécieuse:j'airenduserviceàl'undespersonnageslesplusinfluentsauxélections.Commelescritiques,quifontlesréputationssansjamaispouvoirs'enfaireune,ilfait lesdéputéssanspouvoirjamaisledevenir.Lebravehommeavoulumetémoignersareconnaissanceàbonmarché,presquesansboursedélier,enmedisant:—Voulez-vousalleràlaChambre?Jepuisvousfairenommerdéputé.—Sijemerésolvaisàentrerdanslacarrièrepolitique,luiai-jerépondutrès-hypocritement,ceseraitpourmevoueràlaComtéque j'aimeetoù jesuisapprécié.—Eh!bien,nousvousdéciderons,etnousauronsparvousuneinfluenceàlaChambre,carvousybrillerez.

«Ainsi,monangeaimé,quoiquetudises,mapersistanceaurasacouronne.Danspeu,jeparleraiduhautdelatribunefrançaiseàmonpays,àl'Europe.MonnomteserajetéparlescentvoixdelaPressefrançaise!

«Oui,commetumeledis, jesuisvenuvieuxàBesançon,etBesançonm'avieilliencore;mais,commeSixte-Quint,jeseraijeunelelendemaindemonélection.J'entreraidansmavraievie,dansmasphère.Neserons-nouspasalorssurlamêmeligne?LecomteSavarondeSavarus,ambassadeurje

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nesaisoù,pourracertesépouseruneprincesseSoderini, laveuveduducd'Argaiolo!Le triompherajeunitleshommesconservéspard'incessantesluttes.Omavie!avecquellejoieai-jesautédemabibliothèqueàmoncabinet,devanttoncherportrait,àquij'aiditcesprogrèsavantdet'écrire!Oui,mes voix à moi, celles du vicaire général, celles des gens que j'obligerai et celles de ce client,assurentdéjàmonélection.

26

«Noussommesentrésdansladouzièmeannée,depuisl'heureusesoiréeoù,parunregard,labelleduchessearatifiélespromessesdelaproscriteFrancesca.Ah!chère,tuastrente-deuxans,etmoij'enaitrente-cinq;lecherducenasoixantedix-sept,c'est-à-direàluiseuldixansdeplusquenousdeux,etilcontinueàsebienporter!Fais-luimescompliments,etdis-luiquejeluidonneencoretroisans.J'aibesoindecetempspourélevermafortuneàlahauteurdetonnom.Tulevois,jesuisgai,jerisaujourd'hui: voilà l'effet d'une espérance. Tristesse ou gaieté, tout me vient de toi. L'espoir deparvenirmeremettoujoursaulendemaindujouroùjet'aivuepourlapremièrefois,oùmavies'estunieaveclatiennecommelaterreàlalumière!Qualpiantoquecesonzeannées,carnousvoiciauvingt-sixdécembre,anniversairedemonarrivéedanstavilladulacdeConstance.Voicionzeansquejecrieetqueturayonnes!

27

«Non,chère,nevapasàMilan,resteàBelgirate.Milanm'épouvante.Jen'aimenicesaffreuseshabitudes milanaises de causer tous les soirs à la Scala avec une douzaine de personnes, parmilesquelles il estdifficilequ'onne tedisepasquelquedouceur.Pourmoi, la solitudeest commecemorceaud'ambreauseinduqueluninsectevitéternellementdanssonimmuablebeauté.L'âmeetlecorps d'une femme restent ainsi purs et dans la formede leur jeunesse.Est-ce cesTedeschi que turegrettes?

28

«Ta statuene se finiradoncpoint? Jevoudrais t'avoir enmarbre, enpeinture, enminiature,detouteslesfaçons,pourtrompermonimpatience.J'attendstoujourslaVuedeBelgirateaumidietcelledelagalerie,voilàlesseulesquimemanquent.Jesuistellementoccupé,quejenepuisaujourd'huiteriendirequ'unrien,maiscerienest tout.N'est-cepasd'unrienqueDieuafait lemonde?Cerien,c'estunmot,lemotdeDieu:Jet'aime!

30

«Ah!jereçoistonjournal!Mercidetonexactitude!tuasdoncéprouvébienduplaisiràvoirlesdétailsdenotrepremièreconnaissanceainsitraduits?...Hélas!toutenlesvoilant,j'avaisgrand'peurdet'offenser. Nous n'avions point de Nouvelles, et une Revue sans Nouvelles, c'est une belle sanscheveux.Peutrouveurdemanatureetaudésespoir,j'aiprislaseulepoésiequifûtdansmonâme,laseuleaventurequifûtdansmessouvenirs, jel'aimiseautonoùellepouvaitêtredite,et jen'aipascessédepenseràtoitoutenécrivantleseulmorceaulittérairequisortirademoncœur,jenepuispasdiredemaplume.LatransformationdufaroucheSormanoenGinanet'a-t-ellepasfaitrire?

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«Tu me demandes comme va la santé? mais bien mieux qu'à Paris. Quoique je travailleénormément, la tranquillité desmilieux a de l'influence sur l'âme. Ce qui fatigue et vieillit, chèreange,c'estcesangoissesdevanitétrompée,cesirritationsperpétuellesdelavieparisienne,cesluttesd'ambitions rivales.Le calme est balsamique. Si tu savais quel plaisirme fait ta lettre, cette bonnelonguelettreoùtumedissibienlesmoindresaccidentsdetavie.Non!vousnesaurezjamais,vousautresfemmes,àquelpointunvéritableamantestintéresséparcesriens.L'échantillondetanouvellerobem'afaitunénormeplaisiràvoir!Est-cedoncunechoseindifférentequedesavoirtamise?Sitonfrontsublimeseraye?Sinosauteurstedistrayent?SileschantsdeVictorHugot'exaltent?Jelisleslivresquetulis.Iln'yapasjusqu'àtapromenadesurlelacquinem'aitattendri.Talettreestbelle,suave comme ton âme!O fleur céleste et constamment adorée! aurais-je pu vivre sans ces chèreslettres qui, depuis onze ans, m'ont soutenu dans ma voie difficile, comme une clarté, comme unparfum, comme un chant régulier, comme une nourriture divine, comme tout ce qui console etcharmelavie!Nemanquepas!Situsavaisquelleestmonangoisselaveilledujouroùjelesreçois,etcequ'unretardd'unjourmecausededouleur!Est-ellemalade?est-celui?Jesuisentrel'enferetleparadis,jedeviensfou!Caradiva,cultivetoujourslamusique,exercetavoix,étudie.Jesuisravidecetteconformitédetravauxetd'heuresquifaitque,séparésparlesAlpes,nousvivonsexactementdelamêmemanière.Cettepenséemecharmeetmedonnebienducourage.Quand j'aiplaidépour lapremièrefois,jenet'aipasencoreditcela,jemesuisfiguréquetum'écoutais,etj'aisentitoutàcoupenmoicemouvementd'inspirationquimetlepoëteau-dessusdel'humanité.SijevaisàlaChambre,oh!tuviendrasàParispourassisteràmondébut.

30ausoir.

«Mon Dieu! combien je t'aime. Hélas! j'ai mis trop de choses dans mon amour et dans mesespérances.Unhasardqui ferait chavirercettebarque tropchargéeemporteraitmavie!Voici troisans que je ne t'ai vue, et à l'idée d'aller à Belgirate, mon cœur bat si fort, que je suis obligé dem'arrêter... Te voir, entendre cette voix enfantine et caressante! embrasser par les yeux ce teintd'ivoire,siéclatantauxlumières,etsouslequelondevinetanoblepensée!admirertesdoigtsjouantaveclestouches,recevoirtoutetonâmedansunregard,ettoncœurdansl'accentd'un:Oimé!oud'un:Alberto! nous promener devant tes orangers en fleur, vivre quelques mois au sein de ce sublimepaysage...Voilàlavie.Oh!quelleniaiseriequedecouriraprèslepouvoir,unnom,lafortune!MaistoutestàBelgirate:làestlapoésie,làestlagloire!J'auraisdûmefairetonintendant,ou,commecechertyranquenousnepouvonshaïrmeleproposait,yvivreencavalierservant,cequenotreardentepassion ne nous a pas permis d'accepter. Est-ce un Italien que le duc?m'est avis que c'est le pèreEternel! Adieu, mon ange, tu me pardonneras mes prochaines tristesses en faveur de cette gaietétombéecommeunrayonduflambeaudel'Espérance,quijusqu'alorsmeparaissaitunfeufollet.»

—Commeilaime!s'écriaPhilomèneenlaissanttombercettelettre,quiluisemblalourdeàtenir.Aprèsonzeans,écrireainsi?

—Mariette,ditPhilomèneàlafemmedechambre,lelendemainmatin,allezjetercettelettreàlaposte; dites à Jérôme que je sais tout ce que je voulais savoir, et qu'il serve fidèlementmonsieurAlbert.Nous nous confesserons de ces péchés sans dire à qui les lettres appartenaient, ni où ellesallaient.J'aieutort,c'estmoiquisuislaseulecoupable.

—Mademoiselleapleuré,ditMariette.

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—Oui,jenevoudraispasquemamères'enaperçût;donnez-moidel'eaubienfroide.

Philomène,aumilieudesoragesdesapassion,écoutaitsouventlavoixdesaconscience.Touchéeparcetteadmirablefidélitédedeuxcœurs,ellevenaitdefairesesprières,ets'étaitditqu'ellen'avaitplusqu'àserésigner,àrespecterlebonheurdedeuxêtresdignesl'undel'autre,soumisàleursort,attendant toutdeDieu, sanssepermettred'actionsnidesouhaitscriminels.Ellesesentitmeilleure,elleéprouvaquelquesatisfactionintérieureaprèsavoirpriscetterésolution,inspiréeparladroiturenaturelleaujeuneâge.Elleyfutencouragéeparuneréflexiondejeunefille:elles'immolaitpourlui!

—Elle ne sait pas aimer, pensa-t-elle. Ah! si c'était moi, je sacrifierais tout à un homme quim'aimeraitainsi.Êtreaimée!...quandetparquileserai-je,moi?CepetitmonsieurdeSoulasn'aimequemafortune;sij'étaispauvre,ilneferaitseulementpasattentionàmoi.

—Philomène,mapetite,àquoipenses-tudonc?tuvasaudelàdelaraie,ditlabaronneàsafille,quifaisaitdespantouflesentapisseriepourlebaron.

Philomène passa tout l'hiver de 1834 à 1835 en mouvements secrets tumultueux; mais auprintemps,aumoisd'avril,époqueàlaquelleelleatteignitàsesdix-huitans,ellesedisaitparfoisqu'ilseraitbiendel'emportersuruneduchessed'Argaiolo.Danslesilenceetlasolitude,laperspectivedecettelutteavaitrallumésapassionetsesmauvaisespensées.Elledéveloppaitparavancesatéméritéromanesque en faisant plans sur plans. Quoique de tels caractères soient exceptionnels, il existemalheureusement beaucoup trop de Philomènes, et cette histoire contient une leçon qui doit leurservird'exemple.Pendantcethiver,AlbertdeSavarusavaitsourdementfaitunprogrèsimmensedansBesançon. Sûr de son succès, il attendait avec impatience la dissolution de la Chambre. Il avaitconquis,parmileshommesdujuste-milieu,l'undesfaiseursdeBesançon,unricheentrepreneurquidisposaitd'unegrandeinfluence.

LesRomains se sontpartoutdonnédespeinesénormes, ilsontdépensédes sommes immensespour avoir d'excellentes eaux à discrétion dans toutes les villes de leur empire. A Besançon, ilsbuvaient leseauxd'Arcier,montagnesituéeàuneassezgrandedistancedeBesançon.Besançonestune ville assise dans l'intérieur d'un fer à cheval décrit par leDoubs.Ainsi, rétablir l'aqueduc desRomainspourboirel'eauquebuvaientlesRomainsdansunevillearroséeparleDoubs,estunedecesniaiseriesquineprennentquedansuneprovinceoùrègnelagravitélaplusexemplaire.Sicettefantaisie se logeait au cœur des Bisontins, elle devait obliger à faire de grandes dépenses, et cesdépensesallaientprofiteràl'hommeinfluent.AlbertSavarondeSavarusdécidaqueleDoubsn'étaitbonqu'àcoulersousdespontssuspendus,etqu'iln'yavaitdepotablequel'eaud'Arcier.DesarticlesparurentdanslaRevuedel'Est,quinefurentquel'expressiondesidéesducommercebisontin.LesNobles comme les Bourgeois, le Juste-milieu comme les Légitimistes, le Gouvernement commel'Opposition,enfin tout lemondese trouvad'accordpourvouloirboire l'eaudesRomainset jouird'unpontsuspendu.Laquestiondeseauxd'Arcierfutàl'ordredujourdansBesançon.ABesançon,commepour les deux chemins de fer deVersailles, commepour des abus subsistants, il y eut desintérêtscachésquidonnèrentunevitalitépuissanteàcetteidée.Lesgensraisonnables,enpetitnombred'ailleurs,quis'opposaientàceprojet,furenttraitésdeganaches.Onnes'occupaitquedesdeuxplansdel'avocatSavaron.Aprèsdix-huitmoisdetravauxsouterrains,cetambitieuxétaitdoncarrivé,danslavillelaplusimmobiledeFranceetlaplusréfractaireàl'étranger,àlaremuerprofondément,àyfaire,selonuneexpressionvulgaire,lapluieetlebeautemps,àyexerceruneinfluencepositivesansêtresortidechezlui.Ilavaitrésolulesingulierproblèmed'êtrepuissantquelquepartsanspopularité.Pendant cet hiver, il gagna sept procès pour des ecclésiastiques de Besançon. Aussi par momentsrespirait-ilparavancel'airdelaChambre.Soncœursegonflaitàlapenséedesonfuturtriomphe.Cet

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immensedésir, qui lui faisaitmettre en scène tantd'intérêts, inventer tantde ressorts, absorbait lesdernièresforcesdesonâmedémesurémenttendue.Onvantaitsondésintéressement,ilacceptaitsansobservations les honoraires de ses clients. Mais ce désintéressement était de l'usure morale, ilattendait unprixpour lui plus considérableque tout l'or dumonde. Il avait acheté, soi-disant pourrendreserviceàunnégociantembarrassédanssesaffaires,aumoisd'octobre1834,etaveclesfondsdeLéopoldHannequin,unemaisonquiluidonnaitlecensd'éligibilité.Ceplacementavantageuxn'eutpasl'aird'avoirétécherchénidésiré.

—Vous êtes un homme bien réellement remarquable, dit à Savarus l'abbé de Grancey, quinaturellementobservaitetdevinaitl'avocat.Levicairegénéralétaitvenuluiprésenterunchanoinequiréclamait lesconseilsdel'avocat.—Vousêtes, luidit-il,unprêtrequin'estpasdanssonchemin.UnmotquifrappaSavarus.

Desoncôté,Philomèneavaitdécidédanssafortetêtedefrêlejeunefilled'amenermonsieurdeSavarus dans le salon, et de l'introduire dans la société de l'hôtel deRupt. Elle bornait encore sesdésirs à voirAlbert et à l'entendre. Elle avait transigé, pour ainsi dire, et les transactions ne sontsouventquedestrêves.

Les Rouxey, terre patrimoniale des Watteville, valait dix mille francs de rente, net; mais end'autresmainselleeûtrapportébiendavantage.L'insouciancedubaron,dontlafemmedevaitavoireteutquarantemillefrancsderevenu,laissaitlesRouxeysouslegouvernementd'uneespècedemaîtreJacques,unvieuxdomestiquedelamaisonWatteville,appeléModinier.Néanmoins,quandlebaronetlabaronneéprouvaient ledésird'aller à la campagne, ils allaient auxRouxey,dont la situationesttrès-pittoresque. Le château, le parc, tout a d'ailleurs été créé par le fameux Watteville, dont lavieillesseactivesepassionnapourcelieumagnifique.

EntredeuxpetitesAlpes,deuxpitonsdontlesommetestnu,etquis'appellentlegrandetlepetitRouxey,aumilieud'unegorgeparoù leseauxdecesmontagnes, terminéespar laDentdeVilard,tombent et vont se joindre aux délicieuses sources duDoubs,Watteville imagina de construire unbarrageénorme,enylaissantdeuxdéversoirspourletrop-pleindeseaux.Enamontdesonbarrage,ilobtintuncharmantlac,etenavaldeuxcascades,deuxravissantesrivièresaveclesquellesilarrosala sèche et inculte vallée que dévastait jadis le torrent des Rouxey. Ce lac, cette vallée, ses deuxmontagnes,illesenfermaparuneenceinte,etsebâtitunechartreusesurlebarrageauquelildonnatrois arpents de largeur, en y faisant apporter toutes les terres qu'il fallut enlever pour creuser ledoublelitdesesrivièresfacticesetlescanauxd'irrigation.QuandlebarondeWattevilleseprocuralelacau-dessusdesonbarrage,ilétaitpropriétairedesdeuxRouxey,maisnondelavalléesupérieurequ'ilinondaitainsi,parlaquelleonpassaitentouttemps,etquisetermineenferàchevalaupieddelaDentdeVilard.Maiscesauvagevieillardimprimaitunesigrandeterreurque,pendanttoutesavie,iln'yeutaucuneréclamationde lapartdeshabitantsdesRiceys,petitvillagesituésur lereversde laDentdeVilard.Quandlebaronmourut,ilavaitréunilespentesdesdeuxRouxey,aupieddelaDentdeVilard par une fortemuraille, afin de nepas inonder les deuxvallées qui débouchaient dans lagorge desRouxey à droite et à gauche du pic deVilard. Ilmourut ayant conquis ainsi laDent deVilard.SeshéritierssefirentlesprotecteursduvillagedesRiceysetmaintinrentainsil'usurpation.Levieuxmeurtrier,levieuxrenégat,levieilabbéWattevilleavaitfinisacarrièreenplantantdesarbres,enconstruisantunesuperberoute,prisesurleflancd'undesdeuxRouxey,etquirejoignaitlegrandchemin.Deceparc,decettehabitationdépendaientdesdomainesfortmalcultivés,deschaletsdansles deuxmontagnes et des bois inexploités.C'était sauvage et solitaire, sous la garde de la nature,abandonné au hasard de la végétation, mais plein d'accidents sublimes. Vous pouvez vous figurer

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maintenantlesRouxey.

Il est fort inutile d'embarrasser cette histoire en racontant les prodigieux efforts et les rusesempreintesdegénieparlesquelsPhilomènearriva,sanslelaissersoupçonner,àsonbut.Qu'ilsuffisededirequ'elleobéissaitàsamèreenquittantBesançonaumoisdemai1835,dansunevieilleberlineatteléededeuxbonsgroschevauxloués,etallantavecsonpèreauxRouxey.

L'amour explique tout aux jeunes filles. Quand en se levant, le lendemain de son arrivée auxRouxey,Philomèneaperçutdelafenêtredesachambrelabellenapped'eausurlaquelles'élevaientdecesvapeursexhaléescommedesfuméesetquis'engageaientdanslessapinsetdanslesmélèzes,enrampantlelongdesdeuxpicspourengagnerlessommets,ellelaissaéchapperuncrid'admiration.

—Ilssesontaimésdevantdeslacs!Elleestsurunlac!Décidémentunlacestpleind'amour.

Un lac alimenté par des neiges a des couleurs d'opale et une transparence qui en fait un vastediamant;maisquandilestserrécommeceluidesRouxeyentredeuxblocsdegranitvêtusdesapins,qu'ilyrègneunsilencedesavaneoudesteppe,ilarracheàtoutlemondelecriquevenaitdejeterPhilomène.

—Ondoitcela,luiditsonpère,aufameuxWatteville!

—Ma foi,dit la jeune fille, il avoulu se fairepardonner ses fautes.Montonsdans labarqueetallonsjusqu'aubout,dit-elle;nousgagneronsdel'appétitpourledéjeuner.

Lebaronmandadeuxjeunesjardiniersquisavaientramer,etpritavecluisonpremierministreModinier. Le lac avait six arpents de largeur, quelquefois dix ou douze, et quatre cents arpents delong.PhilomèneeutbientôtatteintlefondquisetermineparlaDentdeVilard,laJung-FraudecettepetiteSuisse.

—Nousyvoilà,monsieurlebaron,ditModinierenfaisantsigneauxdeuxjardiniersd'attacherlabarque;voulez-vousvenirvoir...

—Voirquoi?demandaPhilomène.

—Oh!rien,ditlebaron.Maistuesunefillediscrète,nousavonsdessecretsensemble,jepuistedirecequimechiffonnel'esprit:ils'estémudepuis1830desdifficultésentrelacommunedesRiceysetmoi,précisémentàcausedelaDentduVilard,etjevoudraislesaccommodersansquetamèrelesache,carelleestentière,elleestcapabledejeterfeuetflammes,surtoutenapprenantquelemairedesRiceys,unrépublicain,ainventécettecontestationpourcourtisersonpeuple.

Philomèneeutlecouragededéguisersajoie,afindemieuxagirsursonpère.

—Quellecontestation?fit-elle.

—Mademoiselle, les gens des Riceys, dit Modinier, ont depuis longtemps droit de pâture etd'affouage dans leur côté de laDent deVilard.Or,monsieur Chantonnit, leurmaire depuis 1830,prétendquelaDenttoutentièreappartientàsacommune,etsoutientqu'ilyacentetquelquesannéesonpassaitsurnosterres...Vouscomprenezqu'alorsnousneserionspluscheznous.Puiscesauvageenviendraitàdire,cequedisentlesanciensdesRiceys,queleterraindulacaétéprisparl'abbédeWatteville.C'estlamortdesRouxey,quoi!

—Hélas!monenfant,entrenousc'estvrai,ditnaïvementmonsieurdeWatteville.Cette terreest

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uneusurpationconsacréeparletemps.Aussi,pourn'êtrejamaistourmenté,jevoudraisproposerdedéfiniràl'amiablemeslimitesdececôtédelaDentdeVilard,etj'ybâtiraisunmur.

—Sivouscédezdevantlarépublique,ellevousdévorera.C'étaitàvousdemenacerlesRiceys.

—C'estcequejedisaishierausoiràmonsieur,réponditModinier.Mais,pourabonderdanscesens,jeluiproposaisdevenirvoirs'iln'yavaitpas,dececôtédelaDentoudel'autre,àunehauteurquelconque,destracesdeclôture.

Depuis cent ans, depart et d'autreon exploitait laDentdeVilard, cette espècedemurmitoyenentre lacommunedesRiceyset lesRouxey,quine rapportaitpasgrand'chose, sansenveniràdesmoyens extrêmes. L'objet en litige, étant couvert de neige six mois de l'année, était de nature àrefroidir la question.Aussi fallut-il l'ardeur soufflée par la révolution de 1830 aux défenseurs dupeuple, pour réveiller cette affaire par laquelle monsieur Chantonnit, maire des Riceys, voulaitdramatiser son existence sur la tranquille frontière de Suisse et immortaliser son administration.Chantonnit,commesonnoml'indique,étaitoriginairedeNeufchâtel.

—Moncherpère,ditPhilomèneenrentrantdanslabarque,j'approuveModinier.Sivousvoulezobtenir la mitoyenneté de la Dent de Vilard, il est nécessaire d'agir avec vigueur, et d'obtenir unjugementquivousmetteàl'abridesentreprisesdeceChantonnit.Pourquoidoncauriez-vouspeur?PrenezpouravocatlefameuxSavaron,prenez-lepromptementpourqueChantonnitnelechargepasdesintérêtsdesacommune.CeluiquiagagnélacauseduChapitrecontrelaVille,gagnerabiencelledesWatteville contre lesRiceys!D'ailleurs, dit-elle, lesRouxey seront un jour àmoi (le plus tardpossible,jel'espère),eh!bien,nemelaissezpasdeprocès.J'aimecetteterre,etjel'habiteraisouvent,jel'augmenteraitantquejepourrai.Surcesrives,dit-elleenmontrantlesbasesdesdeuxRouxey,jedécouperaidescorbeilles,j'enferaidesjardinsanglaisravissants...AllonsàBesançon,etnerevenonsici qu'avec l'abbé deGrancey,monsieur Savaron etmamère, si elle le veut. C'est alors que vouspourrezprendreunparti;maisàvotreplace je l'auraisdéjàpris.VousvousnommezWatteville,etvousavezpeurd'unelutte!Sivousperdezleprocès....tenez,jenevousdiraipasunmotdereproche.

—Oh!situleprendsainsi,ditlebaron,jeleveuxbien,jeverrail'avocat.

—D'ailleursunprocès,maisc'est très-amusant. Il jetteun intérêtdans lavie, l'onva, l'onvient,l'onsedémène.N'aurez-vouspasmilledémarchesàfairepourarriverauxjuges...Nousn'avonspasvul'abbédeGranceypendantplusdevingtjours,tantilétaitoccupé!

—Mais il s'agissait de toute l'existence du Chapitre, ditmonsieur deWatteville. Puis, l'amour-propre,laconsciencedel'archevêque,toutcequifaitvivrelesprêtresyétaitengagé!CeSavaronnesaitpascequ'ilafaitpourleChapitre!ill'asauvé.

—Ecoutez-moi, lui dit-elle à l'oreille, si vous avez monsieur Savaron pour vous, vous aurezgagné,n'est-cepas?Eh!bien, laissez-moivousdonnerunconseil:vousnepouvezavoirmonsieurSavaronpourvousqueparmonsieurdeGrancey.Sivousm'encroyez,parlonsensembleàcecherabbé, sans quemamère soit de la conférence, car je sais unmoyen de le décider à nous amenerl'avocatSavaron.

—Ilserabiendifficileden'enpasparleràtamère!

—L'abbédeGranceys'enchargeraplustard;maisdécidez-vousàpromettrevotrevoixàl'avocatSavaronauxprochainesélections,etvousverrez!

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—Allerauxélections!prêterserment!s'écrialebarondeWatteville.

—Bah!ditelle.

—Etquediratamère?

—Ellevousordonnerapeut-êtred'yaller, réponditPhilomènequi savaitpar la lettred'Albert àLéopoldlesengagementsduvicairegénéral.

Quatre jours après, l'abbé deGrancey se glissait unmatin de très-bonne heure chezAlbert deSavarus,aprèsl'avoirprévenulaveilledesavisite.LevieuxprêtrevenaitconquérirlegrandavocatàlamaisonWatteville,démarchequi révèle le tactet la finessequePhilomèneavait souterrainementdéployés.

—Quepuis-jepourvous,monsieurlevicaire-général?ditSavarus.

L'abbé,quidégoisal'affaireavecuneadmirablebonhomie,futécoutéfroidementparAlbert.

—Monsieur l'abbé, répondit-il, il m'est impossible de me charger des intérêts de la maisonWatteville, et vous allez comprendre pourquoi. Mon rôle ici consiste à garder la plus exacteneutralité.Jeneveuxpasprendrecouleur,etdoisresteruneénigmejusqu'àlaveilledemonélection.Or,plaiderpourlesWatteville,ceneseraitrienàParis;maisici!...Icioùtoutsecommente,jeseraispourtoutlemondel'hommedevotrefaubourgSaint-Germain.

—Eh! croyez-vous, dit l'abbé, que vous pourrez être inconnu, quand, au jour des élections, lescandidatss'attaqueront?MaisalorsonsauraquevousvousnommezSavarondeSavarus,quevousavezétémaîtredesrequêtes,quevousêtesunhommedelaRestauration!

—Aujourdesélections,ditSavarus,jeseraitoutcequ'ilfaudraquejesois.Jecompteparlerdanslesréunionspréparatoires...

—SimonsieurdeWattevilleetsonpartivousappuyait,vousauriezcentvoixcompactesetunpeuplus sûres que celles sur lesquelles vous comptez. On peut toujours semer la division entre lesintérêts,onneséparepointlesConvictions.

—Eh!diable,repritSavarus,jevousaimeetpuisfairebeaucouppourvous,monpère!Peut-êtreya-t-ildesaccommodementsaveclediable.QuelquesoitleprocèsdemonsieurdeWatteville,onpeut,enprenantGirardetetleguidant,traînerlaprocédurejusqu'aprèslesélections.Jenemechargeraideplaiderquelelendemaindemonélection.

—Faitesunechose,ditl'abbé,venezàl'hôteldeRupt;ils'ytrouveunepetitepersonnededix-huitansquidoitavoirunjourcentmillelivresderentes,etvousparaîtrezluifairelacour...

—Ah!cettejeunefillequejevoissouventsurcekiosque...

—Oui, mademoiselle Philomène, reprit l'abbé de Grancey. Vous êtes ambitieux. Si vous luiplaisiez,vousserieztoutcequ'unambitieuxveutêtre:ministre.Onesttoujoursministre,quandàunefortunedecentmillelivresderentesonjointvosétonnantescapacités.

—Monsieurl'abbé,ditvivementAlbert,mademoiselledeWattevilleauraitencoretroisfoisplusdefortuneetm'adorerait,qu'ilmeseraitimpossibledel'épouser...

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—Vousseriezmarié?fitl'abbédeGrancey.

—Nonpasàl'église,nonpasàlamairie,ditSavarus,maismoralement.

—C'estpirequandonytientautantquevousparaissezytenir, répondit l'abbé.Toutcequin'estpasfait,peutsedéfaire.N'asseyezpasplusvotrefortuneetvosplanssurunvouloirdefemme,qu'unhommesagenecomptesurlessouliersd'unmortpoursemettreenroute.

—LaissonsmademoiselledeWatteville,ditgravementAlbert,etconvenonsdenosfaits.Acausedevous,que j'aimeet respecte, jeplaiderai,maisaprès lesélections,pourmonsieurdeWatteville.Jusque-là,sonaffaireseraconduiteparGirardetd'aprèsmesavis.Voilàtoutcequejepuisfaire.

—Maisilyadesquestionsquinepeuventsedéciderqued'aprèsuneinspectiondeslocalités,ditlevicairegénéral.

—Girardetira,réponditSavarus.Jeneveuxpasmepermettre,aumilieud'unevillequejeconnaistrès-bien,unedémarchedenatureàcompromettrelesimmensesintérêtsquecachemonélection.

L'abbédeGranceyquittaSavarusenluilançantunregardfinparlequelilsemblaitseriredelapolitiquecompactedujeuneathlète,toutenadmirantsarésolution.

—Ah! j'aurai jetémon père dans un procès! ah! j'aurai tant fait pour l'introduire ici! se disaitPhilomèneduhautdukiosqueenregardantl'avocatdanssoncabinet,lelendemaindelaconférenceentreAlbertetl'abbédeGrancey,dontlerésultatluifutditparsonpère.J'auraicommisdespéchésmortels,ettuneviendraispasdanslesalondel'hôteldeRupt,etjen'entendraispastavoixsiriche?TumetsdesconditionsàtonconcoursquandlesWattevilleetlesRuptledemandent!...Eh!bien,Dieulesait,jemecontentaisdecespetitsbonheurs:tevoir,t'entendre,allerauxRouxeyavectoipourmelesfaireconsacrerpartaprésence.Jenevoulaispasdavantage...Maismaintenantjeseraitafemme!...Oui,oui,regardesesportraits,examinesessalons,sachambre,lesquatrefacesdesavilla,lespointsdevuedesesjardins.Tuattendssastatue!jelarendraidemarbreelle-mêmepourtoi!...Cettefemmen'aimepasd'ailleurs.Lesarts,lessciences,leslettres,lechant,lamusique,luiontprislamoitiédesessensetdesonintelligence.Elleestvieilled'ailleurs,elleaplusdetrenteans,etmonAlbertseraitmalheureux!

—Qu'avez-vousdoncàresterlà,Philomène?luiditsamèreenvenanttroublerlesréflexionsdesafille.MonsieurdeSoulasestausalon,etilremarquaitvotreattitudequi,certes,annonçaitplusdepenséesqu'onnedoitenavoiràvotreâge.

—MonsieurdeSoulasestennemidelapensée?demanda-t-elle.

—Vouspensiezdonc?ditmadamedeWatteville.

—Maisoui,maman.

—Eh!bien,non,vousnepensiezpas.Vous regardiez les fenêtresdecetavocat;occupationquin'estniconvenablenidécente,etquemonsieurdeSoulasmoinsqu'unautredevaitremarquer.

—Eh!pourquoi?ditPhilomène.

—Maisditlabaronne,ilesttempsquevoussachieznosintentions:Amédéevoustrouvebien,etvousneserezpasmalheureused'êtrecomtessedeSoulas.

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Pâle comme un lis, Philomène ne répondit rien à sa mère, tant la violence de ses sentimentscontrariéslarenditstupide.Maisenprésencedecethommequ'ellehaïssaitprofondémentdepuisuninstant, elle trouva jene saisquel sourireque trouvent lesdanseusespour lepublic.Enfin elleputrire,elleeutlaforcedecachersafureurquisecalma,carellerésolutd'employeràsesdesseinscegrosetniaisjeunehomme.

—MonsieurAmédée, lui dit-ellependantunmomentoù labaronne était en avantd'euxdans lejardinenaffectantdelaisserlesjeunesgensseuls,vousignoriezdoncquemonsieurAlbertSavarondeSavarusestlégitimiste?

—Légitimiste?

—Avant1830,ilétaitmaîtredesrequêtesauconseild'état,attachéàlaprésidenceduconseildesministres,bienvuduDauphinetdelaDauphine.Ileûtétébienàvousdenepasdiredumaldelui;mais il serait encoremieuxd'aller auxÉlections cette année, de le porter et d'empêcher ce pauvremonsieurdeChavoncourtdereprésenterlavilledeBesançon.

—Quelintérêtsubitprenez-vousdoncàceSavaron?

—MonsieurAlbertdeSavarus, filsnaturelducomtedeSavarus (oh!gardez-moibien le secretsurcetteindiscrétion),s'ilestnommédéputé,seranotreavocatdansl'affairedesRouxey.LesRouxey,m'aditmonpère, serontmapropriété, j'yveuxdemeurer,c'est ravissant!JeseraisaudésespoirdevoircettemagnifiquecréationdugrandWattevilledétruite...

—Diantre!seditAmédéeensortantdel'hôteldeRupt,cettefillen'estpassotte.

Monsieur de Chavoncourt est un royaliste qui appartient aux fameux Deux-Cent-Vingt-et-Un.Aussi,dèslelendemaindelarévolutiondejuillet,prêcha-t-illasalutairedoctrinedelaprestationdusermentetdelalutteavecl'Ordredechosesàl'instardestoryscontreleswhigsenAngleterre.Cettedoctrine ne fut pas accueillie par les Légitimistes qui, dans la défaite, eurent l'esprit de se diviserd'opinionsetdes'enteniràlaforced'inertieetàlaProvidence.Enbutteàladéfiancedesonparti,monsieur de Chavoncourt parut aux gens du Juste-Milieu le plus excellent choix à faire; ilspréférèrentletriomphedesesopinionsmodéréesàl'ovationd'unrépublicainquiréunissaitlesvoixdes exaltés et des patriotes. Monsieur de Chavoncourt, homme très-estimé dans Besançon,représentaitunevieillefamilleparlementaire:safortune,d'environquinzemillefrancsderente,nechoquaitpersonne,d'autantplusqu'ilavaitunfilsettroisfilles.Quinzemillefrancsderentenesontrien avec de pareilles charges.Or, lorsqu'en de semblables circonstances, un père de famille resteincorruptible,ilestdifficilequedesélecteursnel'estimentpas.Lesélecteurssepassionnentpourlebeau idéal de la vertu parlementaire, tout autant qu'un parterre pour la peinture de sentimentsgénéreuxqu'ilpratiquetrès-peu.MadamedeChavoncourt,alorsâgéedequaranteans,étaitunedesbellesfemmesdeBesançon.Pendantlessessions,ellevivaitpetitementdansundesesdomainesafinderetrouverparseséconomieslesdépensesquefaisaitàParismonsieurdeChavoncourt.Enhiver,ellerecevaithonorablementunjourparsemaine,lemardi;maisenentendanttrès-biensonmétierdemaîtressedemaison.Le jeuneChavoncourt,âgédevingt-deuxans,etunautre jeunegentilhomme,nommé monsieur de Vauchelles, pas plus riche qu'Amédée, et de plus son camarade de collége,étaientexcessivementliés.IlssepromenaientensembleàGranvelle,ilsfaisaientquelquespartiesdechasse ensemble; ils étaient si connus pour être inséparables qu'on les invitait à la campagneensemble.Philomène, également liéeavec lespetitesChavoncourt, savaitqueces trois jeunesgensn'avaientpointdesecretslesunspourlesautres.ElleseditquesimonsieurdeSoulascommettaitune

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indiscrétion,ceseraitavecsesdeuxamisintimes.Or,monsieurdeVauchellesavaitsonplanfaitpoursonmariagecommeAmédéepourlesien:ilvoulaitépouserVictoire,l'aînéedespetitesChavoncourt,àlaquelleunevieilletantedevaitassurerundomainedeseptmillefrancsderenteetcentmillefrancsd'argentaucontrat.Victoireétaitlafilleuleetlaprédilectiondecettetante.ÉvidemmentalorslejeuneChavoncourtetVauchellesavertiraientmonsieurdeChavoncourtdupérilquelesprétentionsd'Albertallaient lui fairecourir.MaiscenefutpasassezpourPhilomène,elleécrivitde lamaingaucheaupréfetdudépartementunelettreanonymesignéeunamideLouis-Philippe,oùelleleprévenaitdelacandidature tenue secrète de monsieur Albert de Savarus, en lui faisant apercevoir le dangereuxconcours qu'un orateur royaliste prêterait à Berryer, et lui dévoilant la profondeur de la conduitetenueparl'avocatdepuisdeuxansàBesançon.Lepréfetétaitunhommehabile,ennemipersonneldupartiroyaliste,etdévouéparconvictionaugouvernementdejuillet,enfinundeceshommesquifontdire,ruedeGrenelle,auMinistèredel'Intérieur:—NousavonsunbonpréfetàBesançon.Cepréfetlutlalettre,et,selonlarecommandation,illabrûla.

Philomènevoulaitfairemanquerl'électiond'AlbertpourleconserverpendantcinqautresannéesàBesançon.

LesÉlectionsfurentalorsunelutteentrelespartis,etpourentriompher,leMinistèrechoisitsonterrainenchoisissantlemomentdelalutte.AinsilesÉlectionsnedevaientavoirlieuqu'àtroismoisdelà.Quandunhommeattendtoutesavied'uneélection,letempsquis'écouleentrel'ordonnancedeconvocationdescollégesélectorauxetlejourfixépourleursopérations,estuntempspendantlequella vie ordinaire est suspendue. Aussi Philomène comprit-elle combien de latitude lui laissaientpendantcestroismoislespréoccupationsd'Albert.ElleobtintdeMariette,àqui,commeellel'avouaplustard,ellepromitdelaprendreainsiqueJérômeàsonservice,deluiremettreleslettresqu'AlbertenverraitenItalieetleslettresquiviendraientpourluidecepays.Ettoutenmachinantcesplans,cetteétonnantefillefaisaitdespantouflesàsonpèredel'airleplusnaïfdumonde.Elleredoublamêmedecandeuretd'innocenceencomprenantàquoipouvaitservirsonaird'innocenceetdecandeur.

—Philomènedevientcharmante,disaitlabaronnedeWatteville.

Deuxmoisavantlesélections,uneréunioneutlieuchezmonsieurBoucherlepère,composéedel'entrepreneurqui comptait sur les travauxdupontetdeseauxd'Arcier,dubeau-pèredemonsieurBoucher,demonsieurGranet,cethommeinfluentàquiSavarusavaitrenduserviceetquidevaitleproposercommecandidat,del'avouéGirardet,del'imprimeurdelaRevuedel'Estetduprésidentdutribunal de commerce. Enfin cette réunion compta vingt-sept de ces personnes appelées dans lesprovinceslesgrosbonnets.Chacuned'ellesreprésentaitenmoyennesixvoix;maisenlesrecensant,ellesfurentportéesàdix,caroncommencetoujourspars'exagéreràsoi-mêmesoninfluence.Parmicesvingt-septpersonnes,lepréfetenavaituneàlui,quelquefaux-frèrequisecrètementattendaitunefaveur duMinistère pour les siens ou pour lui-même.Dans cette première réunion, on convint dechoisir l'avocat Savaron pour candidat, avec un enthousiasme que personne n'aurait pu espérer àBesançon. En attendant chez lui qu'Alfred Boucher vînt le chercher, Albert causait avec l'abbé deGranceyquis'intéressaitàcetteimmenseambition.Albertavaitreconnul'énormecapacitépolitiqueduprêtre,etleprêtreémuparlesprièresdecejeunehomme,avaitbienvoululuiservirdeguideetdeconseildanscetteluttesuprême.LeChapitren'aimaitpasmonsieurdeChavoncourt:carlebeau-frèredesafemme,présidentdutribunal,avaitfaitperdrelefameuxprocèsenpremièreinstance.

—Vousêtestrahi,moncherenfant,luidisaitlefinetrespectableabbédecettevoixdouceetcalmequesefontlesvieuxprêtres.

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—Trahi!...s'écrial'amoureuxatteintaucœur.

—Etparqui,jen'ensaisrien,répliqualeprêtre.LaPréfectureestaufaitdevosplansetlitdansvotre jeu. Jenepuisvousdonnerencemomentaucunconseil.Desemblablesaffairesveulentêtreétudiées.Quant à ce soir, dans cette réunion, allez au-devantdes coupsqu'onvavousporter.Ditestoute votre vie antérieure, vous atténuerez ainsi l'effet que cette découverte produirait sur lesBisontins.

—Oh!jem'ysuisattendu,ditSavarusd'unevoixaltérée.

—Vous n'avez pas voulu profiter demon conseil, vous avez eu l'occasion de vous produire àl'hôteldeRupt,vousnesavezpascequevousyauriezgagné...

—Quoi?

—L'unanimitédesroyalistes,unaccordmomentanépourallerauxÉlections...Enfin,plusdecentvoix!Enyjoignantcequenousappelonsentrenouslesvoixecclésiastiquesvousn'étiezpasencorenommé;maisvousétiezmaîtredel'électionparleballottage.Danscecas,onparlemente,onarrive...

Enentrant,AlfredBoucher,quipleind'enthousiasmeannonçalevœudelaréunionpréparatoire,trouvalevicaire-généraletl'avocatfroids,calmesetgraves.

—Adieu, monsieur l'abbé, dit Albert, nous causerons plus à fond de votre affaire après lesÉlections.

Et l'avocat prit le bras d'Alfred, après avoir serré significativement la main de monsieur deGrancey.Leprêtreregardacetambitieux,dontalorslevisageeutcetairsublimequedoiventavoirlesgénérauxenentendantlepremiercoupdecanondelabataille.Illevalesyeuxaucieletsortitensedisant:—Quelbeauprêtreilferait!

L'éloquence n'est pas au barreau. Rarement l'avocat y déploie les forces réelles de l'âme,autrementilypériraitenquelquesannées.L'éloquenceestrarementdanslaChaireaujourd'hui;maiselleestdanscertainesséancesdelaChambredesDéputésoùl'ambitieuxjoueletoutpourletout,oùpiqué demilles flèches il éclate à unmoment donné.Mais elle est encore bien certainement chezcertainsêtresprivilégiésdanslequartd'heurefataloùleursprétentionsvontéchouerouréussir,etoùilssontforcésdeparler.Aussidanscetteréunion,AlbertSavarus,ensentantlanécessitédesefairedesséides,développa-t-iltouteslesfacultésdesonâmeetlesressourcesdesonesprit.Ilentrabiendans le salon, sans gaucherie ni arrogance, sans faiblesse, sans lâcheté, gravement, et se vit sanssurpriseaumilieudetrenteetquelquespersonnes.Déjàlebruitdelaréunionetsadécisionavaientamené quelquesmoutons dociles à la clochette. Avant d'écoutermonsieur Boucher qui voulait luilâcherunspeechàproposdelarésolutionduComité-Boucher,AlbertréclamalesilenceenfaisantunsigneetserrantlamainàmonsieurBoucher,commepourleprévenird'undangersubitementadvenu.

—Mon jeuneami,AlfredBouchervientdem'annoncer l'honneurquim'est fait.Maisavantquecettedécisiondeviennedéfinitive,ditl'avocat,jecroisdevoirvousexpliquerquelestvotrecandidat,afin de vous laisser libres encore de reprendre vos paroles si mes déclarations troublaient vosconsciences.

Cet exorde eut pour effet de faire régner un profond silence.Quelques hommes trouvèrent cemouvementfortnoble.

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Albertexpliquasavieantérieureendisantsonvrainom,sesœuvressouslaRestauration,ensefaisantunhommenouveaudepuissonarrivéeàBesançon,enprenantdesengagementspourl'avenir.Cette improvisation tint, dit-on, tous les auditeurshaletants.Ceshommes à intérêts si divers furentsubjugués par l'admirable éloquence sortie bouillante du cœur et de l'âme de cet ambitieux.L'admirationempêchatouteréflexion.Onnecompritqu'uneseulechose,lachosequ'Albertvoulaitjeterdanscestêtes.

Nevalait-ilpasmieuxpourunevilleavoirundeceshommesdestinésàgouvernerlasociététouteentière,qu'unemachineàvoter?Unhommed'étatapportetoutunpouvoir,ledéputémédiocremaisincorruptible n'est qu'une conscience. Quelle gloire pour la Provence d'avoir deviné Mirabeau,d'avoirenvoyédepuis1830leseulhommed'Étatqu'aitproduitlarévolutiondeJuillet!

Soumis à la pression de cette éloquence, tous les auditeurs la crurent de force à devenir unmagnifiqueinstrumentpolitiquedansleurreprésentant.IlsvirenttousSavarusleministredansAlbertSavaron. En devinant les secrets calculs de ses auditeurs, l'habile candidat leur fit entendre qu'ilsacquéraient,euxlespremiers,ledroitdeseservirdesoninfluence.

Cetteprofessiondefoi,cettedéclarationd'ambitieux,cerécitdesavieetdesoncaractèrefut,audire du seul homme capable de juger Savarus et qui depuis est devenu l'une des capacités deBesançon,unchef-d'œuvred'adresse,desentiment,dechaleur,d'intérêtetdeséduction.Cetourbillonenveloppa les électeurs. Jamais hommen'eut un pareil triomphe.Maismalheureusement laParole,espèced'armeàboutportant,n'aqu'uneffetimmédiat.LaRéflexiontuelaParolequandlaParolen'apas triomphé de la Réflexion. Si l'on eût voté, certes le nom d'Albert sortait de l'urne!A l'instantmêmeilétaitvainqueur.Maisilluifallaitvaincreainsitouslesjourspendantdeuxmois.Albertsortitpalpitant.ApplaudipardesBisontins,ilavaitobtenulegrandrésultatdetuerparavancelesméchantsproposauxquelsdonneraientlieusesantécédents.LecommercedeBesançonfitdel'avocatSavaronde Savarus son candidat. L'enthousiasme d'AlfredBoucher, contagieux d'abord, devait à la longuedevenirmaladroit.

Lepréfet,épouvantédecesuccès,semitàcompter lenombredesvoixministérielles,etsutseménager une entrevue secrète avec monsieur de Chavoncourt, afin de se coaliser dans l'intérêtcommun. Chaque jour, et sans qu'Albert pût savoir comment, les voix du Comité-Boucherdiminuèrent.UnmoisavantlesÉlections,Albertsevoyaitàpeinesoixantevoix.Riennerésistaitaulent travail de la Préfecture. Trois ou quatre hommes habiles disaient aux clients de Savarus: «Ledéputé plaidera-t-il et gagnera-t-il vos affaires? vousdonnera-t-il ses conseils, fera-t-il vos traités,vos transactions? Vous l'aurez pour esclave encore pour cinq ans, si au lieu de l'envoyer à laChambre,vousluidonnezseulementl'espéranced'yallerdanscinqans.»Cecalculfutd'autantplusnuisibleàSavarus,quedéjàquelquesfemmesdenégociantsl'avaientfait.Lesintéressésàl'affairedupontetceuxdeseauxd'Arciernerésistèrentpasàuneconférenceavecunadroitministériel,quileurprouvaquelaprotectionpoureuxétaitàlaPréfectureetnonpaschezunambitieux.Chaquejourfutune défaite pour Albert, quoique chaque jour fût une bataille dirigée par lui, mais jouée par seslieutenants,unebatailledemots,dediscours,dedémarches.Iln'osaitallerchezlevicaire-général,etlevicaire-généralnesemontraitpas.Albertselevaitetsecouchaitaveclafièvreetlecerveautoutenfeu.

Enfinarrivalejourdelapremièrelutte,cequ'onappelleuneréunionpréparatoire,oùlesvoixsecomptent,oùlescandidatsjugentleurschances,etoùlesgenshabilespeuventprévoirlachuteoulesuccès.C'estunescènedehustingshonnête,sanspopulace,mais terrible: lesémotions,pournepasavoird'expressionphysiquecommeenAngleterre,n'ensontpasmoinsprofondes.LesAnglaisfont

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leschosesàcoupsdepoings,enFranceellessefontàcoupsdephrases.Nosvoisinsontunebataille,lesFrançaisjouentleursortpardefroidescombinaisonsélaboréesaveccalme.Cetactepolitiquesepasse à l'inverse du caractère des deux nations. Le parti radical eut son candidat, monsieur deChavoncourt se présenta, puis vint Albert qui fut accusé par les radicaux et par le Comité-Chavoncourtd'êtreunhommedelaDroitesanstransaction,undoubledeBerryer.LeMinistèreavaitson candidat, un homme sacrifié qui servait à masser les votes ministériels purs. Les voix ainsidiviséesn'arrivèrent à aucun résultat.Lecandidat républicain eutvingtvoix, leMinistère en réunitcinquante,Albertencomptasoixante-dix,monsieurdeChavoncourtenobtintsoixante-sept.MaislaperfidePréfectureavaitfaitvoterpourAlberttrentedesesvoixlesplusdévouées,afind'abusersonantagoniste. Les voix de monsieur de Chavoncourt, réunies aux quatre-vingts voix réelles de lapréfecture,devenaientmaîtressesde l'électionpourpeuque lepréfet sûtdétacherquelquesvoixduparti radical. Cent soixante voix manquaient, les voix de monsieur de Grancey, et les voixlégitimistes.UneréunionpréparatoireestauxÉlectionscequ'estauThéâtreunerépétitiongénérale,cequ'ilyadeplustrompeuraumonde.AlbertSavarusrevintchezlui,faisantbonnecontenance,maismourant.Ilavaiteul'esprit,legénie,oulebonheurdeconquérirdanscesquinzederniersjoursdeuxhommesdévoués,lebeau-pèredeGirardetetunvieuxnégocianttrès-finchezquil'envoyamonsieurdeGrancey.Cesdeuxbravesgens,devenussesespions,semblaientêtrelesplusardentsennemisdeSavarus dans les camps opposés. Sur la fin de la séance préparatoire, ils apprirent à Savarus parl'intermédiairedemonsieurBoucherquetrentevoixinconnuesfaisaientcontrelui,danssonparti,lemétier qu'ils faisaient pour son compte chez les autres? Un criminel qui marche au supplice nesouffrepascequ'Albertsouffritenrevenantchezluidelasalleoùsonsorts'étaitjoué.L'amoureuxaudésespoirnevoulutêtreaccompagnédepersonne.Ilmarchaseulparlesrues,entreonzeheuresetminuit.

Auneheuredumatin,Albert,quedepuistroisjourslesommeilnevisitaitplus,étaitassisdanssabibliothèque,surunfauteuilàlaVoltaire,latêtepâlecommes'ilallaitexpirer,lesmainspendantes,dansuneposed'abandondignede laMagdeleine.Des larmes roulaient entre ses longscils,deceslarmesquimouillentlesyeuxetquineroulentpassurlesjoues:lapenséelesboit,lefeudel'âmelesdévore!Seul, ilpouvaitpleurer. Ilaperçutalors sous lekiosqueune formeblanchequi lui rappelaFrancesca.

—Etvoici troismoisque jen'ai reçude lettred'elle!Quedevient-elle? je suis restédeuxmoissansluirienécrire,maisjel'aiprévenue.Est-ellemalade?Omonamour!ômavie!sauras-tujamaiscequej'aisouffert?Quellefataleorganisationestlamienne!Ai-jeunanévrisme?sedemanda-t-ilensentantsoncœurquibattaitsiviolemmentquelespulsationsretentissaientdanslesilencecommesidelégersgrainsdesableeussentfrappésurunegrossecaisse.

Encemoment troiscoupsdiscrets retentirentà laported'Albert, ilallapromptementouvrir,etfaillitsetrouvermaldejoieenvoyantauvicaire-généralunairgai,l'airdutriomphe.Ilsaisitl'abbédeGrancey,sansluidireunmot,letintdanssesbras,leserra,laissantallersatêtesurl'épauledecevieillard.Et il redevint enfant, il pleuracomme il avaitpleuréquand il sutqueFrancescaSoderiniétaitmariée.Ilnelaissavoirsafaiblessequ'àceprêtresurlevisagedequibrillaientleslueursd'uneespérance.Leprêtreavaitétésublime,etaussifinquesublime.

—Pardon, cher abbé, mais vous êtes venu dans un de ces moments suprêmes où l'hommedisparaît,carnemecroyezpasunambitieuxvulgaire.

—Oui, je lesais,reprit l'abbé,vousavezécrit l'AMBITIEUXPARAMOUR!Hé!monenfant,c'estundésespoird'amourquim'afaitprêtreen1786,àvingt-deuxans.En1788,j'étaiscuré.Jesaislavie.

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J'aidéjàrefusétroisévêchés,jeveuxmouriràBesançon.

—Venezlavoir?s'écriaSavarusenprenantlabougieetmenantl'abbédanslecabinetmagnifiqueoùsetrouvaitleportraitdeladuchessed'Argaioloqu'iléclaira.

—C'estunedecesfemmesquisontfaitespourrégner!ditlevicaireencomprenantcequ'Albertluitémoignaitd'affectionparcettemuetteconfidence.Maisilyabiendelafiertésurcefront,ilestimplacable, elle ne pardonnerait pas une injure! C'est un archangeMichel, l'ange des exécutions,l'ange inflexible...Toutou rien!est ladevisedecescaractèresangéliques. Ilya jene saisquoidedivinementsauvagedanscettetête!...

—Vousl'avezbiendevinée,s'écriaSavarus.Mais,moncherabbé,voiciplusdedouzeansqu'ellerègnesurmavie,etjen'aipasunepenséeàmereprocher.....

—Ah!sivousenaviezautantfaitpourDieu?...ditnaïvementl'abbé.Parlonsdevosaffaires.Voicidix joursque je travaillepourvous.Sivousêtesunvraipolitique,voussuivrezmesconseilscettefois-ci.Vousn'enseriezpasoùvousenêtes,sivousétiezalléquandjevousledisaisàl'hôteldeRupt;maisvous irezdemain, jevousyprésente le soir.La terredesRouxeyestmenacée, il fautplaiderdans deux jours. L'Élection ne se fera pas avant trois jours.On aura soin de ne pas avoir fini deconstituer le bureau le premier jour; nous aurons plusieurs scrutins, et vous arriverez par unballottage...

—Etcomment?...

—Engagnant leprocèsdesRouxey,vousaurezquatre-vingtsvoix légitimistes, ajoutez-les auxtrentevoixdontjedispose,nousarrivonsàcentdix.Or,commeilvousenresteravingtduComité-Boucher,vousenposséderezentoutcenttrente.

—Hé!bien,ditAlbert,ilenfautsoixante-quinzedeplus.....

—Oui,dit leprêtre,car tout le resteestauMinistère.Mais,monenfant,vousavezàvousdeuxcentsvoix,etlaPréfecturen'enaquecentquatre-vingts.

—J'aideuxcentsvoix?...ditAlbertquidemeurastupided'étonnementaprèss'êtredressésursespiedscommepousséparunressort.

—VousavezlesvoixdemonsieurdeChavoncourt,repritl'abbé.

—Etcomment?ditAlbert.

—VousépousezmademoiselleSidoniedeChavoncourt.

—Jamais!

—VousépousezmademoiselleSidoniedeChavoncourt,répétafroidementleprêtre.

—Maisvoyez?elleestimplacable,ditAlbertenmontrantFrancesca.

—VousépousezmademoiselleChavoncourt,répétafroidementleprêtrepourlatroisièmefois.

CettefoisAlbertcomprit.Levicaire-généralnevoulaitpastremperdansleplanquisouriaitenfinàcepolitiqueaudésespoir.Uneparoledepluseûtcompromisladignité,l'honnêtetéduprêtre.

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—Vous trouverezdemainà l'hôteldeRuptmadamedeChavoncourtet sasecondefille,vous laremercierez de ce qu'elle doit faire pour vous, vous lui direz que votre reconnaissance est sansbornes;enfinvousluiappartenezcorpsetâme,votreavenirestdésormaisceluidesafamille,vousêtesdésintéressé,vousavezunesigrandeconfianceenvousquevousregardezunenominationdedéputécommeunedotsuffisante.VousaurezuncombatavecmadamedeChavoncourt,ellevoudravotre parole.Cette soirée,mon fils, est tout votre avenir.Mais, sachez-le, je ne suis pour rien là-dedans.Moi,jenesuiscoupablequedesvoixlégitimistes,jevousaiconquismadamedeWatteville,etc'esttoutel'aristocratiedeBesançon.AmédéedeSoulasetVauchelles,quivoterontpourvous,ontentraîné la jeunesse, madame deWatteville vous aura les vieillards. Quant à mes voix, elles sontinfaillibles.

—QuidoncatournémadamedeChavoncourt?demandaSavarus.

—Nemequestionnezpas,répondit l'abbé.MonsieurdeChavoncourt,quia troisfillesàmarier,estincapabled'augmentersafortune.SiVauchellesépouselapremièresansdot,àcausedelavieilletantequifinanceaucontrat,quefairedesdeuxautres?Sidonieaseizeans,etvousavezdestrésorsdansvotreambition.Quelqu'unaditàmadamedeChavoncourtqu'ilvalaitmieuxmariersafillequed'envoyer son mari manger de l'argent à Paris. Ce quelqu'un mène madame de Chavoncourt, etmadamedeChavoncourtmènesonmari.

—Assez,cherabbé!Jecomprends.Unefoisnommédéputé,j'ailafortunedequelqu'unàfaire,etenlafaisantsplendidejeseraidégagédemaparole.Vousavezenmoiunfils,unhommequivousdevrasonbonheur.MonDieu!qu'ai-jefaitpourmériterunesivéritableamitié?

—Vousavez fait triompher leChapitre, dit en souriant levicaire-général.Maintenantgardez lesecretdutombeausurtoutceci?Nousnesommesrien,nousnefaisonsrien.Sil'onnoussavaitnousmêlant d'élections, nous serions mangés tout crus par les puritains de la Gauche qui font pis, etblâmés par quelques-uns des nôtres.Madame deChavoncourt ne se doute pas dema participationdanstoutceci.Jenemesuisfiéqu'àmadamedeWattevillesurquinouspouvonscomptercommesurnous-mêmes.

—Jevousamènerailaduchessepourquevousnousbénissiez!s'écrial'ambitieux.

Aprèsavoirreconduitlevieuxprêtre,Albertsecouchadansleslangesdupouvoir.

Aneufheuresdusoir,lelendemain,commechacunpeutsel'imaginer,lessalonsdemadamelabaronnedeWattevilleétaientremplisparl'aristocratiebisontineconvoquéeextraordinairement.Onydiscutait l'exception d'aller aux Élections pour faire plaisir à la fille des de Rupt. On savait quel'ancienmaîtredesrequêtes,lesecrétaired'undesplusfidèlesministresdelabrancheaînée,allaitêtreintroduit.MadamedeChavoncourt était venue avec sa seconde filleSidoniemisedivinement bien,tandisquel'aînée,sûredesonprétendu,n'avaitrecoursàaucunartificedetoilette.Cespetiteschosess'observentenprovince.L'abbédeGranceymontraitsabelletêtefine,degroupeengroupe,écoutant,n'ayant l'air de semêler de rien,mais disant de cesmots incisifs qui résument les questions et lescommandent.

—Silabrancheaînéerevenait,disait-ilàunancienhommed'Étatseptuagénaire,quelspolitiquestrouverait-elle?—Seulsursonbanc,Berryernesaitquedevenir;s'ilavaitsoixantevoix,ilentraveraitlegouvernementdansbiendesoccasionsetrenverseraitdesministères!—OnvanommerleducdeFitz-James à Toulouse.—Vous ferez gagner à monsieur deWatteville son procès!—Si vous votezpourmonsieur de Savarus, les républicains voteront avec vous plutôt que de voter avec les juste-

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milieu!Etc.,etc.

Aneufheures,Albertn'étaitpasencorevenu.MadamedeWattevillevoulutvoiruneimpertinencedansunpareilretard.

—Chère baronne, dit madame de Chavoncourt, ne faisons pas dépendre d'une vétille de sisérieuses affaires. Quelque botte vernie qui tarde à sécher... une consultation retiennent peut-êtremonsieurdeSavarus.

PhilomèneregardamadamedeChavoncourtdetravers.

—ElleestbienbonnepourmonsieurdeSavarus,ditPhilomènetoutbasàsamère.

—Mais,repritlabaronneensouriant,ils'agitd'unmariageentreSidonieetmonsieurdeSavarus.

Philomèneallabrusquementversunecroiséequidonnaitsurlejardin.AdixheuresmonsieurdeSavarus n'avait pas encore paru. L'orage qui grondait éclata. Quelques nobles se mirent à jouer,trouvant la chose intolérable. L'abbé deGrancey, qui ne savait que penser, alla vers la fenêtre oùPhilomènes'étaitcachéeetdit touthaut, tant ilétait stupéfait:—Ildoitêtremort!Levicaire-généralsortitdanslejardinsuividemonsieurdeWatteville,dePhilomène,ettoustroisilsmontèrentsurlekiosque.ToutétaitferméchezAlbert,aucunelumièrenes'apercevait.

—Jérôme! cria Philomène en voyant le domestique dans la cour. L'abbé de Grancey regardaPhilomène.—Oùdoncestvotremaître?ditPhilomèneaudomestiquevenuaupieddumur.

—Parti,enposte!mademoiselle.

—Ilestperdu,s'écrial'abbédeGrancey,ouheureux!

LajoiedutriomphenefutpassibienétoufféesurlafiguredePhilomènequ'ellenefûtdevinéeparlevicaire-généralquifeignitdenes'apercevoirderien.

—Qu'est-cequePhilomèneapufaireenceci?sedemandaitleprêtre.

Tous trois, ils rentrèrent dans les salons où monsieur de Watteville annonça l'étrange, lasingulière, l'ébouriffante nouvelle du départ de l'avocat Albert Savaron de Savarus en poste, sansqu'on sût les motifs de cette disparition. A onze heures et demie, il ne restait plus que quinzepersonnes,parmilesquellessetrouvaitmadamedeChavoncourtetl'abbédeGodenars,autrevicaire-général,hommed'environquaranteansquivoulaitêtreévêque,lesdeuxdemoisellesdeChavoncourtetmonsieurdeVauchelles,l'abbédeGrancey,Philomène,AmédéedeSoulasetunancienmagistratdémissionnaire, l'un des plus influents personnages de la haute société de Besançon qui tenaitbeaucoupàl'électiond'AlbertSavarus.L'abbédeGranceysemitàcôtédelabaronnedemanièreàregarderPhilomènedontlafigure,ordinairementpâle,offraitalorsunecolorationfiévreuse.

—Quepeut-ilêtrearrivéàmonsieurdeSavarus?ditmadamedeChavoncourt.

Encemomentundomestiqueenlivréeapportasurunplatd'argentunelettreàl'abbédeGrancey.

—Lisez,ditlabaronne.

Levicaire-générallutlalettre,etvitPhilomènedevenirsoudainblanchecommesonfichu.

—Elle reconnaît l'écriture, se dit-il après avoir jeté sur la jeune fille un regard par-dessus ses

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lunettes.Ilplialalettreetlamitfroidementdanssapochesansdireunmot.Entroisminutesilreçutde Philomène trois regards qui lui suffirent à tout deviner.—Elle aime Albert Savarus! pensa levicaire-général.Ilseleva,Philomènereçutunecommotion;ilsalua,fitquelquespasverslaporte,et,dans le second salon, il fut rejoint par Philomène qui lui dit:—Monsieur deGrancey, c'est de lui!d'Albert!

—Commentpouvez-vousassezconnaîtresonécriturepourladistinguerdesiloin!

Cette fille, prise dans les lacs de son impatience et de sa colère, dit unmot que l'abbé trouvasublime.

—Parcequejel'aime!Qu'ya-t-il!dit-elleaprèsunepause.

—Ilrenonceàsonélection,réponditl'abbé.

Philomènesemitundoigtsurleslèvres.

—Jedemandelesecretcommepouruneconfession,dit-elleavantderentrerausalon.S'iln'yaplusd'élection,iln'yauraplusdemariageavecSidonie!

Le lendemain matin, Philomène, en allant à la messe, apprit par Mariette une partie descirconstancesquimotivaientladisparitiond'Albertaumomentlepluscritiquedesavie.

—Mademoiselle, ilestarrivédeParisdanslamatinéeàl'HôtelNationalunvieuxmonsieurquiavait sa voiture, une belle voiture à quatre chevaux, un courrier en avant et un domestique.Enfin,Jérôme,quiavulavoitureaudépart,prétendquecenepeutêtrequ'unprinceouqu'unmilord.

—Yavait-ilsurlavoitureunecouronnefermée!ditPhilomène.

—Jenesaispas,ditMariette.Surlecoupdedeuxheures,ilestvenuchezmonsieurSavarusenluifaisantremettresacarte.Enlavoyant,monsieur,ditJérôme,estdevenublanccommeunlingeetiladitdefaireentrer.Commeilafermélui-mêmesaporteàclef,ilestimpossibledesavoircequecevieuxmonsieuretl'avocatsesontdit;maisilssontrestésenvironuneheureensemble;aprèsquoilevieux monsieur, accompagné de l'avocat, a fait monter son domestique. Jérôme a vu sortir cedomestiqueavecunimmensepaquetlongdequatrepiedsquiavaitl'aird'unegrossetoileàcanevas.Levieuxmonsieurtenaitàlamainungrospaquetdepapiers.L'avocat,pluspâleques'ilallaitmourir,luiquiestsifier,sidigne,étaitdansunétatàfairepitié...Maisilagissaitsirespectueusementaveclevieuxmonsieurqu'iln'auraitpaseuplusd'égardspourleroi.JérômeetmonsieurAlbertSavaronontaccompagnécevieillardjusqu'àsavoiture,quisetrouvaittoutatteléedequatrechevaux.Lecourrierestparti sur lecoupde troisheures.Monsieurestallédroità lapréfecture,etde làchezmonsieurGentilletquiluiavendulavieillecalèchedevoyagedefeumadameSaint-Vier,puisilacommandédeschevauxà lapostepoursixheures. Ilest rentréchez luipour fairesespaquets; sansdoute ilaécritplusieursbillets;enfinilamisordreàsesaffairesavecmonsieurGirardetquiestvenuetquiestrestéjusqu'àseptheures.JérômeaportéunmotchezmonsieurBoucheroùmonsieurétaitattenduàdîner.Pourlors,àseptheuresetdemie,l'avocatestparti,laissanttroismoisdegagesàJérômeetluidisantdechercheruneplace.IlalaissésesclefsàmonsieurGirardetqu'ilareconduitchezlui,etchezqui,dit Jérôme, il aprisunesoupe,carmonsieurGirardetn'avaitpasencoredînéà septheuresetdemie.QuandmonsieurSavaronest remontédans savoiture, il était commeunmort. Jérôme,quinaturellementasaluésonmaître,l'aentendudisantaupostillon:RoutedeGenève.

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—Jérômea-t-ildemandélenomdel'étrangeràl'HôtelNational?

—Commelevieuxmonsieurnefaisaitquepasser,onneleluiapasdemandé.Ledomestique,parordresansdoute,avaitl'airdenepasparlerfrançais.

—Etlalettrequ'areçuesitardl'abbédeGrancey?ditPhilomène.

—C'est sansdoutemonsieurGirardetquidevait la lui remettre;mais JérômeditquecepauvremonsieurGirardet,quiaime l'avocatSavaron,était toutaussi saisique lui.Celuiquiestvenuavecmystères'enva,ditmademoiselleGalard,avecmystère.

Philomèneeutàpartirdecerécitunairpenseuretabsorbéquifutvisiblepourtoutlemonde.Ilest inutiledeparlerdubruitquefitdansBesançonladisparitiondel'avocatSavaron.Onsutquelepréfet s'était prêté de la meilleure grâce du monde à lui expédier à l'instant un passeport pourl'étranger, car il se trouvait ainsi débarrassé de son seul adversaire. Le lendemain, monsieur deChavoncourtfutnomméd'embléeàunemajoritédecentquarantevoix.

—Jeans'enallacommeilétaitvenu,ditunélecteurenapprenantlafuited'AlbertSavaron.

Cetévénementvintàl'appuidespréjugésquiexistentàBesançoncontrelesétrangersetqui,deuxansauparavant,s'étaientcorroborésàproposdel'affairedujournalrépublicain.Puisdixjoursaprès,iln'étaitplusquestiond'AlbertdeSavarus.Troispersonnesseulement, l'avouéGirardet, levicaire-général etPhilomèneétaientgravementaffectésparcettedisparition.Girardet savaitque l'étrangerauxcheveuxblancsétaitleprinceSoderini,carilavaitvulacarte,illeditauvicaire-général;maisPhilomène, beaucoupplus instruite qu'eux, connaissait depuis environ troismois la nouvelle de lamortduducd'Argaiolo.

Aumoisd'avril1836,personnen'avaiteudenouvellesnientenduparlerdemonsieurAlbertdeSavarus. Jérôme et Mariette allaient se marier; mais la baronne avait dit confidentiellement à safemmedechambred'attendrelemariagedePhilomène,etquelesdeuxnocesseferaientensemble.

—IlesttempsdemarierPhilomène,ditunjourlabaronneàmonsieurdeWatteville,elleadix-neufans,etdepuisquelquesmoisellechangeàfairepeur...

—Jenesaispascequ'ellea,ditlebaron.

—Quandlespèresnesaventpascequ'ontleursfilles,lesmèresledevinent,ditlabaronne,ilfautlamarier.

—Je leveuxbien,dit lebaron,etpourmoncompte je luidonne lesRouxey,maintenantque letribunalnousamisd'accordaveclacommunedesRiceysenfixantmeslimitesàtroiscentsmètresàpartirdelabasedelaDentdeVilard.Onycreuseunfossépourrecevoirtoutesleseauxetlesdirigerdanslelac.LaCommunen'apasappelé,lejugementestdéfinitif.

—Vousn'avezpas encore deviné, dit la baronne, que ce jugementme coûte trentemille francsdonnés àChantonnit.Cepaysannevoulait pas autre chose, il a l'air d'avoir gainde causepour sacommune, et il nous a vendu la paix. Si vous donnez les Rouxey, vous n'aurez plus rien, dit labaronne.

—Jen'aipasbesoindegrand'chose,ditlebaron,jem'envais...

—Vousmangezcommeunogre.

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—Précisément:j'aibeaumanger,jemesenslesjambesdeplusenplusfaibles....

—C'estdetourner,ditlabaronne.

—Jenesaispas,ditlebaron.

—Nousmarierons Philomène àmonsieur de Soulas; si vous lui donnez lesRouxey, réservez-vous-enlajouissance;moijeleurdonneraivingt-quatremillefrancsderentesurlegrand-livre.Nosenfantsdemeurerontici,jenelesvoispasbienmalheureux...

—Non,jeleurdonnelesRouxeytoutàfait.PhilomèneaimelesRouxey.

—Vousêtessingulieravecvotrefille!vousnemedemandezpasàmoisij'aimelesRouxey?

Philomène, appelée incontinent, apprit qu'elle épouseraitmonsieurAmédée de Soulas dans lespremiersjoursdumoisdemai.

—Jevousremercie,mamère,etvousmonpère,d'avoirpenséàmonétablissement,mais jeneveuxpasmemarier,jesuistrès-heureused'êtreavecvous...

—Desphrases!ditlabaronne.Vousn'aimezpasmonsieurlecomtedeSoulas,voilàtout.

—Sivousvoulezsavoirlavérité,jen'épouseraijamaismonsieurdeSoulas...

—Oh!lejamaisd'unefillededix-neufans!repritlabaronneensouriantavecamertume.

—LejamaisdemademoiselledeWatteville,repritPhilomèneavecunaccentprononcé.Monpèren'apas,jepense,l'intentiondememariersansmonconsentement?

—Oh!mafoi,non,ditlepauvrebaronenregardantsafilleavectendresse.

—Eh!bien,répliquasèchementlabaronneencontenantunefureurdedévotesurprisedesevoirbravée à l'improviste, chargez-vous, monsieur de Watteville, d'établir vous-même votre fille!Songez-y bien, Philomène: si vous ne vousmariez pas àmongré, vous n'aurez rien demoi pourvotreétablissement.

LaquerelleainsicommencéeentremadamedeWattevilleetlebaronquiappuyaitsafille,allasiloinquePhilomèneetsonpèrefurentobligésdepasser labellesaisonauxRouxey; l'habitationdel'hôteldeRuptleurétaitdevenueinsupportable.OnappritalorsdansBesançonquemademoiselledeWatteville avait positivement refusémonsieur le comte de Soulas. Après leur mariage, Jérôme etMariette étaient venus auxRouxeypour succéder un jour àModinier.Lebaron répara, restaura laChartreuseaugoûtdesafille.Enapprenantquecetteréparationcoûtaitenvironsoixantemillefrancs,que Philomène et son père faisaient construire une serre, la baronne reconnut quelque levain demalice dans sa fille. Le baron acheta plusieurs enclaves et un petit domaine d'une valeur de trentemillefrancs.OnditàmadamedeWattevillequeloind'ellePhilomènesemontraitunemaîtresse-fille,elleétudiaitlesmoyensdefairevaloirlesRouxey,s'étaitdonnéuneamazoneetmontaitàcheval;sonpère,qu'elle rendaitheureux,quineseplaignaitplusdesasanté,quidevenaitgras, l'accompagnaitdans ses excursions. Aux approches de la fête de la baronne, qui se nommait Louise, le vicaire-général vint alors aux Rouxey, sans doute envoyé par madame deWatteville et par monsieur deSoulaspournégocierlapaixentrelamèreetlafille.

—CettepetitePhilomèneadelatête,disait-ondansBesançon.

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Aprèsavoirnoblementpayé lesquatre-vingt-dixmille francsdépensés auxRouxey, labaronnefaisaitpasseràsonmarimillefrancsparmoisenvironpouryvivre:ellenevoulaitpassedonnerdestorts.Lepèreetlafillenedemandèrentpasmieuxquederetourner,lequinzeaoût,àBesançon,pouryrester jusqu'à lafindumois.Quandlevicaire-général,après ledîner,pritPhilomèneàpartpourentamerlaquestiondumariageenluifaisantcomprendrequ'ilnefallaitpluscomptersurAlbertdequi,depuisunan,onn'avaitaucunenouvelle,ilfutarrêténetparungestedePhilomène.CettebizarrefillesaisitmonsieurdeGranceyparlebrasetl'amenasurunbanc,sousunmassifderhododendron,d'oùsedécouvraitlelac.

—Écoutez,cherabbé,vousquej'aimeautantquemonpère,carvousavezdel'affectionpourmonAlbert, il faut enfin vous l'avouer, j'ai commisdes crimespour être sa femme, et il doit êtremonmari...Tenez,lisez!

Elle lui tendit un numéro de gazette qu'elle avait dans la poche de son tablier, en lui indiquantl'articlesuivantsouslarubriquedeFlorence,au25mai.

«Lemariage demonsieur le duc deRhétoré, fils aîné demonsieur le duc deChaulieu, ancienambassadeur, avec madame la duchesse d'Argaiolo, née princesse Soderini, s'est célébré avecbeaucoupd'éclat.Desfêtesnombreuses,donnéesàl'occasiondecemariage,animentencemomentlaville deFlorence.La fortunedemadame laduchessed'Argaiolo est unedesplus considérablesdel'Italie,carlefeuducl'avaitinstituéesalégataireuniverselle.»

—Cellequ'ilaimaitestmariée,dit-elle,jelesaiséparés!

—Vous,etcomment?ditl'abbé.

Philomèneallait répondre, lorsqu'ungrandcri jetépardeux jardiniers,etprécédédubruitd'uncorpstombantàl'eau,l'interrompit,elleseleva,courutencriant:—Oh!monpère...Ellenevoyaitpluslebaron.

Envoulantprendreunfragmentdegranitoù ilcrutapercevoir l'empreinted'uncoquillage, faitquieûtsouffletéquelquesystèmedegéologie,monsieurdeWattevilles'étaitavancésurletalus,avaitperdul'équilibreetroulédanslelacdontlaplusgrandeprofondeursetrouvenaturellementaupieddelachaussée.Lesjardinierseurentunepeineinfinieàfaireprendreaubaronunepercheenfouillantà l'endroitoùbouillonnait l'eau;maisenfin ils le ramenèrentcouvertdevaseoù il était entré très-avant et où il enfonçait davantage en se débattant.Monsieur deWatteville avait beaucoup dîné, sadigestionétaitcommencée,ellefutinterrompue.Quandileutétédéshabillé,nettoyé,misaulit,ilfutdansunétatsivisiblementdangereux,quedeuxdomestiquesmontèrentàcheval,l'unpourBesançon,l'autrepourallerchercherauplusprèsunmédecinetunchirurgien.

QuandmadamedeWattevillearrivahuitheuresaprèsl'événementaveclespremierschirurgienetmédecindeBesançon,ilstrouvèrentmonsieurdeWattevilledansunétatdésespéré,malgrélessoinsintelligents du médecin des Riceys. La peur déterminait une infiltration séreuse au cerveau, ladigestionarrêtéeachevaitdetuerlepauvrebaron.

Cette mort, qui n'aurait pas eu lieu si, disait madame de Watteville, son mari était resté àBesançon,futattribuéeparelleàlarésistancedesafillequ'ellepritenaversionenselivrantàunedouleur et à des regrets évidemment exagérés. Elle appela le baron son cher agneau! Le dernier

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Watteville fut enterré dans un îlot du lac des Rouxey, où la baronne fit élever un petitmonumentgothiqueenmarbreblanc,pareilàceluiditd'HéloïseauPère-Lachaise.

Unmois après cet événement, la baronne et sa fille vivaient à l'hôtel deRupt dans un sauvagesilence. Philomène était en proie à une douleur sérieuse, qui ne s'épanchait point au dehors: elles'accusaitde lamortdesonpèreetsoupçonnaitunautremalheur,encoreplusgrandàsesyeux,etbiencertainementsonouvrage;car,nil'avouéGirardet,nil'abbédeGranceyn'obtenaientdelumièressurlesortd'Albert.Cesilenceétaiteffrayant.Dansunparoxismederepentir,elleéprouvalebesoinde révéler auvicaire-général les affreuses combinaisonspar lesquelles elle avait séparéFrancescad'Albert.Cefutquelquechosedesimpleetdeformidable.MademoiselledeWattevilleavaitsuppriméleslettresd'Albertàladuchesse,etcelleparlaquelleFrancescaannonçaitàsonamantlamaladiedesonmarienleprévenantqu'ellenepourraitplusluirépondrependantletempsqu'elleseconsacrerait,comme elle le devait, au moribond. Ainsi pendant les préoccupations d'Albert relativement auxélections, laduchesseneluiavaitécritquedeuxlettres,celleoùelleluiapprenait ledangerduducd'Argaiolo,celleoùelleluidisaitqu'elleétaitveuve,deuxnoblesetsublimeslettresquePhilomènegarda.Aprèsavoir travaillépendantplusieursnuits,Philomèneétaitparvenueà imiterparfaitementl'écritured'Albert.Auxvéritableslettresdecetamantfidèle,elleavaitsubstituétroislettresdontlesbrouillonscommuniquésauvieuxprêtrelefirentfrémir,tantlegéniedumalyapparaissaitdanstoutesa perfection. Philomène, tenant la plume pour Albert, y préparait la duchesse au changement duFrançaisfaussementinfidèle.Philomèneavaitréponduàlanouvelledelamortduducd'Argaioloparlanouvelleduprochainmariaged'Albertavecelle-même,Philomène.Lesdeuxlettresavaientdûsecroiserets'étaientcroisées.L'espritinfernalaveclequelleslettresfurentécrites,surprittellementlevicaire-généralqu'illesrelut.Aladernière,Francesca,blesséeaucœurparunefillequivoulaittuerl'amourchezsarivale,avaitréponduparcessimplesmots:«Vousêteslibre,adieu.»

—Lescrimespurementmorauxetquinelaissentaucunepriseàlajusticehumaine,sontlesplusinfâmes, lesplusodieux,dit sévèrement l'abbédeGrancey.Dieu lespunit souvent ici-bas: làgît laraison des épouvantables malheurs qui nous paraissent inexplicables. De tous les crimes secretsensevelisdans lesmystèresde lavieprivée, undesplusdéshonorants est celui debriser le cachetd'une lettre ou de la lire subrepticement. Toute personne, quelle qu'elle soit, poussée par quelqueraisonquecesoit,quisepermetcetacte,afaitunetacheineffaçableàsaprobité.Sentez-voustoutcequ'ilyadetouchant,dedivindansl'histoiredecejeunepage,faussementaccusé,quiporteunelettreoùsetrouvel'ordredeletuer,quisemetenroutesansunemauvaisepensée,quelaProvidenceprendalors sous sa protection et qu'elle sauve, miraculeusement, disons-nous!... Savez-vous en quoiconsiste lemiracle? les vertus ont une auréole aussi puissante que celle de l'Enfance innocente. Jevousdisceschosessansvouloirvousadmonester,ditlevieuxprêtreàPhilomèneavecuneprofondetristesse.Hélas!jenesuispasicilegrand-pénitencier,vousn'êtespasagenouilléeauxpiedsdeDieu,je suisunami terrifiépar l'appréhensiondevoschâtiments.Qu'est-ildevenu,cepauvreAlbert?nes'est-ilpasdonnélamort?Ilcachaituneviolenceinouïesoussoncalmeaffecté.JecomprendsquelevieuxprinceSoderini,pèredemadameladuchessed'Argaiolo,estvenuredemanderleslettresetlesportraits de sa fille.Voilà le coup de foudre tombé sur la tête d'Albert qui aura sans doute essayéd'allersejustifier...Maiscomment,enquatorzemois,n'a-t-ilpasdonnédesesnouvelles?

—Oh!sijel'épouse,ilserasiheureux...

—Heureux?...ilnevousaimepas.Vousn'aurezd'ailleurspasunesigrandefortuneàluiapporter.Votremère a la plus profonde aversion pour vous, vous lui avez fait une sauvage réponse qui l'ablesséeetquivousruinera.

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—Quoi!ditPhilomène.

—Quandellevousadithierquel'obéissanceétaitleseulmoyenderéparervosfautes,etqu'ellevousarappelélanécessitédevousmarierenvousparlantd'Amédée.—Sivousl'aimeztant,épousez-le,mamère!Luiavez-vous,ouiounon,jetécettephraseàlatête?

—Oui,ditPhilomène.

—Eh!bien,jelaconnais,repritmonsieurdeGrancey,dansquelquesmoiselleseracomtessedeSoulas! Elle aura, certes, des enfants, elle donnera quarantemille francs de rentes àmonsieur deSoulas;enoutre,elleluiferadesavantages,etréduiravotrepartdanssesbiens-fondsautantqu'ellepourra.Vousserezpauvrependant toutesavie,etellen'aque trente-huitans!Vousaurezpour toutbienlaterredesRouxeyetlepeudedroitsquevouslaisseralaliquidationdelasuccessiondevotrepère,sitoutefoisvotremèreconsentàsedépartirdesesdroitssurlesRouxey!Souslerapportdesintérêtsmatériels, vous avezdéjà bienmal arrangévotre vie; sous le rapport des sentiments, je lacroisbouleversée...Aulieud'êtrevenueàvotremère...

Philomènefitunsauvagemouvementdetête.

—A votre mère, reprit le vicaire-général, et à la Religion qui vous auraient, au premiermouvement de votre cœur, éclairée, conseillée, guidée; vous avez voulu vous conduire seule,ignorantlavieetn'écoutantquelapassion!

CesparolessisagesépouvantèrentPhilomène.

—Etquedois-jefaire?dit-elleaprèsunepause.

—Pourréparervosfautes,ilfaudraitenconnaîtrel'étendue,demandal'abbé.

—Eh!bien,jevaisécrireauseulhommequipuisseavoirdesrenseignementssurlesortd'Albert,àmonsieurLéopoldHannequin,notaireàParis,sonamid'enfance.

—N'écrivezplusquepourrendrehommageàlavérité,réponditlevicaire-général.Confiez-moilesvéritableslettresetlesfausses,faites-moivosaveuxbienendétail,commeaudirecteurdevotreconscience,enmedemandantlesmoyensd'expiervosfautesetvousenrapportantàmoi.Jeverrai...Car,avant tout, rendezàcemalheureuxson innocencedevant l'êtredont ila fait sondieusurcetteterre.Mêmeaprèsavoirperdulebonheur,Albertdoitteniràsajustification.

Philomènepromitàl'abbédeGranceydeluiobéirenespérantquesesdémarchesauraientpeut-êtrepourrésultatdeluiramenerAlbert.

PeudetempsaprèslaconfidencedePhilomène,unclercdemonsieurLéopoldHannequinvintàBesançon muni d'une procuration générale d'Albert, et se présenta tout d'abord chez monsieurGirardetpourleprierdevendrelamaisonappartenantàmonsieurSavaron.L'avouésechargeadecetteaffaireparamitiépourl'avocat.Ceclercvenditlemobilier,etavecleproduitputpayercequedevait Albert à Girardet qui lors de l'inexplicable départ lui avait remis cinq mille francs, en sechargeant d'ailleurs de ses recouvrements.QuandGirardet demanda ce qu'était devenu ce noble etbeaulutteurauquelils'étaitintéressé,leclercréponditquesonpatronseullesavait,etquelenotaireavait paru très-affligé des choses contenues dans la dernière lettre écrite par monsieur Albert deSavarus.

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En apprenant cette nouvelle, le vicaire-général écrivit à Léopold. Voici la réponse du dignenotaire.

«AMONSIEURL'ABBÉDEGRANCEY,

«vicaire-généraldudiocèsedeBesançon.

Paris.

«Hélas! monsieur, il n'est au pouvoir de personne de rendre Albert à la vie dumonde: il y arenoncé.IlestnoviceàlaGrande-Chartreuse,prèsGrenoble.Voussavezencoremieuxquemoi,quiviensdel'apprendre,quetoutmeurtsurleseuildececloître.Enprévoyantmavisite,AlbertamisleGénéraldesChartreuxentretousmeseffortsetlui.Jeconnaisassezcenoblecœurpoursavoirqu'ilestvictimed'unetrameodieuseetpournousinvisible;maistoutestconsommé.Madameladuchessed'Argaiolo, maintenant duchesse de Rhétoré, me semble avoir poussé la cruauté bien loin. ABelgirate,oùellen'étaitplusquandAlbertycourut,elleavaitlaissédesordrespourluifairecroirequ'ellehabitaitLondres.DeLondres,AlbertallacherchersamaîtresseàNaplesetdeNaplesàRome,oùelles'engageaitavecleducdeRhétoré.QuandAlbertputrencontrermadamed'Argaiolo,cefutàFlorence,aumomentoùellecélébraitsonmariage.Notrepauvreamis'estévanouidansl'église,etn'a jamaispu,mêmeense trouvantendangerdemort,obteniruneexplicationdecettefemme,quidevait avoir je ne sais quoi dans le cœur.Albert a voyagé pendant septmois à la recherche d'unesauvagecréaturequisefaisaitunjeudeluiéchapper:ilnesavaitoùnicommentlasaisir.J'aivunotrepauvreamiàsonpassageàParis;etsivousl'aviezvucommemoi,vousvousseriezaperçuqu'ilnelui fallait pas dire unmot au sujet de la duchesse, àmoins de vouloir provoquer une crise où saraison eût couru des risques. S'il avait connu son crime, il aurait pu trouver des moyens dejustification;mais,faussementaccusédes'êtremarié!quefaire!Albertestmort,etbienmortpourlemonde. Il a voulu le repos, espérons que le profond silence et la prière dans lesquels il s'est jeté,ferontsonbonheursousuneautreforme.Sivousl'avezconnu,monsieur,vousdevezbienleplaindreetplaindreaussisesamis!Agréez,etc.»

Aussitôtcettelettrereçue,lebonvicaire-généralécrivitauGénéraldesChartreux,etvoiciquellefutlaréponsed'AlbertSavarus.

LEFRÈREALBERTAMONSIEURL'ABBÉDEGRANCEY,

vicaire-généraldudiocèsedeBesançon.

DelaGrande-Chartreuse.

«J'aireconnu,cheretbien-aimévicaire-général,votreâmetendreetvotrecœurencorejeunedanstoutcequevientdemecommuniquerleRévérendPèreGénéraldenotreOrdre.Vousavezdevinéleseulvœuquirestâtdansledernierreplidemoncœurrelativementauxchosesdumonde:fairerendrejusticeàmessentimentsparcellequim'asimaltraité!Mais,enmelaissantlalibertéd'userdevotreoffre,leGénéralavoulusavoirsimavocationétaitsûre:ilaeul'insignebontédemediresapenséeenmevoyantdécidéàdemeurerdansunabsolusilenceàcetégard.Sij'avaiscédéàlatentationderéhabiliterl'hommedumonde,lereligieuxétaitrejetédeceMonastère.Lagrâceacertainementagi:

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carpouravoirétécourt, le combatn'enapasétémoinsvifnimoinscruel.N'est-cepasvousdireassezquejenesauraisrentrerdanslemonde?Aussilepardonquevousmedemandezpourl'auteurdetantdemauxest-ilbienentieretsansunepenséededépit:jeprieraiDieuqu'ilveuilleluipardonnercommejeluipardonne,demêmequejeleprieraid'accorderunevieheureuseàmadamedeRhétoré.Eh!quecesoitlaMortoulamainopiniâtred'unejeunefilleacharnéeàsefaireaimer,quecesoitundecescoupsattribuésauhasard,nefaut-ilpastoujoursobéiràDieu?LemalheurfaitdanscertainesâmesunvastedésertoùretentitlavoixdeDieu.J'aitroptardconnulesrapportsentrecettevieetcellequinousattend,cartoutestuséchezmoi.Jen'auraispuservirdanslesrangsdel'Églisemilitante,jemejettepourlerested'uneviepresqueéteinteaupieddusanctuaire.Voiciladernièrefoisquej'écris.Ilafalluquecefûtvous,quim'aimiezetquej'aimaistant,pourmefaireromprelaloid'oubliquejemesuisimposéeenentrantdanslamétropoledeSaint-Bruno.Vousserezaussiparticulièrementdanslesprièresde

«FrèreALBERT.»

Novembre1836.

—Peut-êtretoutest-ilpourlemieux,seditl'abbédeGrancey.

QuandileutcommuniquécettelettreàPhilomène,quibaisaparunmouvementpieuxlepassagequicontenaitsagrâce,illuidit:—Eh!bien,maintenantqu'ilestperdupourvous,nevoulez-vouspasvousréconcilieravecvotremèreenépousantlecomtedeSoulas?

—Ilfaudraitqu'Albertmel'ordonnât,dit-elle.

—Vousvoyezqu'ilestimpossibledeleconsulter.LeGénéralnelepermettraitpas.

—Sij'allaislevoir?

—OnnevoitpointlesChartreux.Etd'ailleursaucunefemme,exceptélareinedeFrance,nepeutentrer à laChartreuse, dit l'abbé.Ainsi rien ne vous dispense plus d'épouser le jeunemonsieur deSoulas.

—Jeneveuxpasfairelemalheurdemamère,réponditPhilomène.

—Satan!s'écrialevicaire-général.

Vers la fin de cet hiver, l'excellent abbé de Grancey mourut. Il n'y eut plus entre madame deWattevilleetsafillecetamiquis'interposaitentrecesdeuxcaractèresdefer.L'événementprévuparlevicaire-généraleutlieu.Aumoisd'août1837,madamedeWattevilleépousamonsieurdeSoulasàParis,oùelleallaparleconseildePhilomène,quisemontracharmanteetbonnepoursamère.Dumoins,madamedeWattevillecrutàl'amitiédesafille;maisPhilomènevoulaittoutbonnementvoirParis pour se donner le plaisir d'une atroce vengeance: elle ne pensait qu'à venger Savarus enmartyrisantsarivale.

OnavaitémancipémademoiselledeWatteville,quid'ailleursatteignaitbientôtàl'âgedevingt-unans.Samère,pourterminersescomptesavecelle,luiavaitabandonnésesdroitssurlesRouxey,etlafilleavaitdonnédéchargeàsamèreàraisondelasuccessiondubarondeWatteville.PhilomèneavaitencouragésamèreàépouserlecomtedeSoulasetàl'avantager.

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—Ayonschacunenotreliberté,luidit-elle.

MadamedeSoulas,inquiètedesintentionsdesafille,futsurprisedecettenoblessedeprocédés,ellefitprésentàPhilomènedesixmillefrancsderentesurlegrand-livreparacquitdeconscience.CommemadamelacomtessedeSoulasavaitquarante-huitmillefrancsderevenusenterres,etqu'elleétait incapable de les aliéner dans le but de diminuer la part de Philomène, mademoiselle deWatteville était encore un parti de dix-huit centmille francs: lesRouxey pouvaient produire, avecquelquesaméliorations,vingtmillefrancsderente,outrelesavantagesdel'habitation,sesredevancesetsesréserves.AussiPhilomèneetsamère,quiprirentbientôtletonetlesmodesdeParis,furent-ellesfacilementintroduitesdanslegrandmonde.Laclefd'or,cesmots:dix-huitcentmillefrancs!...brodés sur le corsage de Philomène, servirent beaucoup plus la comtesse de Soulas que sesprétentionsàladeRupt,sesfiertésmalplacées,etmêmequesesparentéstiréesd'unpeuloin.

Vers lemoisdefévrier1838,Philomène,àquibiendes jeunesgensfaisaientunecourassidue,réalisa le projet qui l'amenait à Paris. Elle voulait rencontrer la duchesse de Rhétoré, voir cettemerveilleusefemmeetlaplongerdansd'éternelsremords.AussiPhilomèneétait-elled'unerechercheet d'une coquetterie étourdissantes afin de se trouver avec la duchesse sur un pied d'égalité. Lapremièrerencontreeutlieudanslebalannuellementdonnépourlespensionnairesdel'ancienneListecivile,depuis1830.

Un jeunehomme, poussé parPhilomène, dit à la duchesse en la luimontrant:—Voilà l'unedesjeunespersonnes lesplusremarquables,uneforte tête!Elleafait jeterdansuncloître,à laGrandeChartreuse,unhommed'unegrandeportée,AlbertdeSavarusdont l'existenceaétébriséeparelle.C'estmademoiselledeWatteville,lafameusehéritièredeBesançon....

La duchesse pâlit, Philomène échangea vivement avec elle un de ces regards qui, de femme àfemme, sont plus mortels que les coups de pistolet d'un duel. Francesca Soderini, qui soupçonnal'innocence d'Albert, sortit aussitôt du bal, en quittant brusquement son interlocuteur incapable dedevinerlaterribleblessurequ'ilvenaitdefaireàlabelleduchessedeRhétoré.

«Si vous voulez en savoir davantage sur Albert, venez au bal de l'Opéra mardiprochain,entenantàlamainunsouci.»

Cebilletanonyme,envoyéparPhilomèneàladuchesse,amenalamalheureuseItalienneaubaloùPhilomèneluiremitenmaintoutesleslettresd'Albert,celleécriteparlevicaire-généralàLéopoldHannequinainsiquelaréponsedunotaire,etmêmecelleoùelleavaitfaitsesaveuxàmonsieurdeGrancey.

—Jeneveuxpasêtreseuleàsouffrir,carnousavonsététoutaussicruellesl'unequel'autre!dit-elleàsarivale.

Aprèsavoirsavourélastupéfactionquisepeignitsurlebeauvisagedeladuchesse,Philomènesesauva,nereparutplusdanslemonde,etrevintavecsamèreàBesançon.

MademoiselledeWatteville,quivécutseuledanssaterredesRouxey,montantàcheval,chassant,refusantsesdeuxoutroispartisparan,venantquatreoucinqfoisparhiveràBesançon,occupéeàfairevaloirsa terre,passapourunepersonneextrêmementoriginale.Elleestunedescélébritésdel'Est.

MadamedeSoulasadeuxenfants,ungarçonetunefille,ellearajeuni;maislejeunemonsieurde

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Soulasaconsidérablementvieilli.

—Ma fortunemecoûte cher, disait-il au jeuneChavoncourt.Pourbienconnaîtreunedévote, ilfautmalheureusementl'épouser!

MademoiselledeWattevilleseconduitenfillevraimentextraordinaire.Ondisaitd'elle:—Elleades lubies! Elle va tous les ans voir les murailles de la Grande-Chartreuse. Peut-être voulait-elleimiter son grand-oncle en franchissant l'enceinte de ce couvent pour y chercher sonmari, commeWattevillefranchitlesmursdesonmonastèrepourrecouvrerlaliberté.

En1841,ellequittaBesançondansl'intention,disait-on,desemarier;mais,onnesaitpasencorelavéritablecausedecevoyaged'oùelleestrevenuedansunétatquiluiinterditdejamaisreparaîtredans lemonde.Parunde ceshasards auxquels le vieil abbédeGrancey avait fait allusion, elle setrouva sur la Loire dans le bateau à vapeur dont la chaudière fit explosion. Mademoiselle deWatteville futsicruellementmaltraitéequ'elleaperdu lebraset la jambegauche;sonvisageported'affreusescicatricesquilapriventdesabeauté;sasantésoumiseàdestroubleshorriblesluilaissepeudejourssanssouffrance.Enfin,ellenesortplusaujourd'huidelaChartreusedesRouxeyoùellemèneunevieentièrementvouéeàdespratiquesreligieuses.

Paris,mai1842.

FINDUPREMIERVOLUME.

Nousn'ignoronspas que le culte de saintePhilomènen'a commencéqu'après laRévolutionde1830enItalie.Cetanachronisme,àproposdunomdemademoiselledeWatteville,nousaparusansimportance;mais ilaétési remarquépardespersonnesquivoudraientuneentièreexactitudedanscettehistoiredemœurs,quel'auteurchangeracedétailaussitôtquefairesepourra.

NOTES

[1]18août1850.

[2]ÉditiondelaBibliothèqueCharpentier.

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TABLEDESMATIÈRES

DUPREMIERVOLUMEDES

SCÈNESDELAVIEPRIVÉE.

HONORÉDEBALZAC 1AVANT-PROPOS 17LAMAISONDUCHAT-QUI-PELOTE 33LEBALDESCEAUX 85LABOURSE 139LAVENDETTA 168MADAMEFIRMIANI 231UNEDOUBLEFAMILLE 251LAPAIXDUMÉNAGE 316LAFAUSSEMAITRESSE 350ETUDEDEFEMME 397ALBERTSAVARUS 406

FINDELATABLEDUPREMIERVOLUME.

PARIS,IMPRIMERIEDEE.MARTINET,RUEMIGNON,2.

Aulecteur

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