Jean Céard - Montaigne anatomiste

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Jean Céard Montaigne anatomiste In: Cahiers de l'Association internationale des études francaises, 2003, N°55. pp. 299-315. Citer ce document / Cite this document : Céard Jean. Montaigne anatomiste. In: Cahiers de l'Association internationale des études francaises, 2003, N°55. pp. 299-315. doi : 10.3406/caief.2003.1501 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/caief_0571-5865_2003_num_55_1_1501

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Jean Céard

Montaigne anatomisteIn: Cahiers de l'Association internationale des études francaises, 2003, N°55. pp. 299-315.

Citer ce document / Cite this document :

Céard Jean. Montaigne anatomiste. In: Cahiers de l'Association internationale des études francaises, 2003, N°55. pp. 299-315.

doi : 10.3406/caief.2003.1501

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/caief_0571-5865_2003_num_55_1_1501

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MONTAIGNE ANATOMISTE

Communication de M. Jean CÉARD

(Université de Paris X - Nanterre)

au LIVe Congrès de l'Association, le 9 juillet 2002

On ne se propose pas, sous ce titre, de relever les sentences et formules des Essais qui posent Montaigne en précurseur des moralistes du XVIIe siècle et de leur anatomie de l'âme. Certes ces sentences et formules ne manquent pas, et, du reste, très tôt elles ont été remarquées et collectées par les lecteurs. Ainsi Pasquier, dans une célèbre lettre à Pelgé, en offre un petit florilège, où l'on trouve, par exemple : « L'amour est un désir forcené de ce qui nous fuit », ou « La vieillesse nous attache plus de rides en l'esprit qu'au visage ». A ces « sentences notables de cet auteur », comme dit Pasquier, il serait très facile d'ajouter, puisque, toujours selon Pasquier, « son Livre est un vrai séminaire de belles et notables sentences ». Pour ma part, j'y joindrais volontiers celle-ci : « II est certaine façon d'humilité subtile, qui naît de la présomption » (II, 37, p. 1188 (1)), — et quelques autres. Au demeurant, pourquoi nous tenir aux seules sentences ? Les Essais multiplient les analyses déliées des passions, comme, au pre-

(1) Les références aux Essais (éd. de 1595) données dans le texte entre parenthèses comportent l'indication du livre et du chapitre, suivie de la page ou des pages de l'éd. de la Librairie Générale Française, « Le Livre de poche », « La Pochothèque », 2001. L'édition de 1595 ayant déplacé, au premier livre, le chapitre 14, devenu 40, les renvois aux chapitres intermédiaires indiquent le numéro du chapitre dans l'éd. de 1595, suivi (entre crochets) de son numéro dans les éditions antérieures.

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mier livre, celle de la peur, avec ses effets parfois tout contraires, puisque « tantôt elle nous donne des ailes aux talons, tantôt elle nous cloue les pieds, et les entrave » (I, 17 [18], p. 118), ou, ailleurs, celles de la gloire ou de la colère.

Mais, à agir de la sorte, qui ne voit qu'à peu de chose près, ce serait une route par laquelle, comme dirait Montaigne, « sans cesse et sans travail, j'irai[s] autant qu'il y aura d'encre et de papier au monde » (III, 9, p. 1476) ? En outre, cette entreprise est-elle légitime ? Il est nécessaire, avant d'utiliser indiscrètement la métaphore de l'anato- mie, de chercher d'abord à savoir si elle est présente à l'esprit de Montaigne lorsqu'il forge ces sentences ou élabore ces analyses.

Aussi est-il bon d'examiner, pour commencer, les occurrences du mot même d'anatomie sous la plume de Montaigne, avant de tenter de dégager les images de l'être humain qui le guident ; on pourra alors s'arrêter à l'intéressant sixième chapitre de livre II, intitulé « De l'exercita- tion », où, cette fois, mais dans un contexte assez singulier, la métaphore de l'anatomie semble dominer ce qu'il appelle « la description de soi-même » (II, 6, p. 602).

* * *

L'examen des occurrences du terme d'anatomie, au propre comme au figuré, ne demande pas beaucoup de temps : ces emplois sont, en effet, peu nombreux. Leur examen ne laisse pas pourtant d'être instructif. Au sens propre, d'abord. Dans l'« Apologie de Raimond de Sebonde », établissant notre ignorance, Montaigne observe que, même si les sciences et les arts sont capables de progrès, notre savoir est plein d'incertitudes : « II est vraisemblable que si l'âme savait quelque chose, elle se saurait premièrement elle-même ; et si elle savait quelque chose hors d'elle, ce serait son corps et son étui, avant toute autre chose. Si on voit jusques aujourd'hui les dieux

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de la médecine se débattre de notre anatomie, [...] quand attendons-nous qu'ils en soient d'accord ? » (II, 12, p. 871- 872). On ne trouvera pas, chez Montaigne, cet éloge de l'anatomie qu'un auteur que pourtant il lit et estime, Ambroise Paré, prononce dans la préface de son « troisième Livre traitant de l'anatomie de tout le Corps humain », quand, au moment de formuler les quatre raisons de la connaître, il déclare d'abord : « Quant à son utilité, il y en a quatre principales, dont la première nous mène et conduit à la connaissance du Créateur, comme l'effet à la connaissance de la cause, ainsi que témoigne saint Paul, disant que les choses invisibles de Dieu sont manifestées et connues par l'intelligence des choses faites et sensibles » (2). Ce célèbre passage de l'Épître aux Romains, I, 20, Montaigne le cite pourtant deux fois au début de Г « Apologie » (II, 12, p. 702), précisant même, au passage, que tout, y compris « notre corps et notre âme », concourt à notre croyance en Dieu ; de plus, traduisant la Théologie naturelle de R. Sebon, il a vu, au chapitre 104, son auteur louer la merveille du corps humain, ce « corps bâti et façonné d'un artifice très parfait et excellent au dessus de tous les autres corps du monde ». N'empêche qu'au moment de parler de l'anatomie, il ne retient que les désaccords des anatomistes. Or, cette aptitude du corps à nous élever à la connaissance du Créateur est volontiers indiquée par les apologistes du christianisme : son contemporain Pierre de La Primaudaye, auteur que Montaigne semble bien avoir lu, dans La suite de l'Académie française, en laquelle est traité de l'homme, fait de la connaissance de « la composition du corps humain et de ses parties » le premier temps de la nécessaire connaissance de soi, puisque c'est le « logis que Dieu a donné à l'homme pour habitacle en la terre » (3). Ce propos est si commun que même des anatomistes peuvent le tenir. Nicolas Habicot, dans son petit livre intitulé La Semaine,

(2) A. Paré, Œuvres, éd. 1585, f. LXXXVII. (3) Pierre de La Primaudaye, La suite de l'Académie française, en laquelle est

traité de l'homme, 1, 2, éd. Paris, J. Chouet, 1593, f. 17 b.

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ou pratique anatomique, par laquelle il est enseigné par Leçons le moyen de disassembler les parties du corps humain les unes d'avec les autres, sans les intéresser (4), opuscule qui est un simple manuel de dissection, annonce dès la page de titre que c'est une œuvre « utile et nécessaire à ceux qui désirent parvenir à la parfaite connaissance d'eux- mêmes » (5). Se connaître soi-même est assurément une préoccupation de Montaigne ; mais il ne semble pas y inclure l'anatomie. Une autre mention de l'anatomie, dont cette fois le nom même n'est pas employé, lui est même plutôt défavorable : au nombre des « mauvais moyens employés à bonne fin », il mentionne la très cruelle pratique de jadis qui permettait « que les criminels, à quelque sorte de mort qu'ils fussent condamnés, fussent déchirés tout vifs par les médecins, pour y voir au naturel nos parties intérieures, et en établir plus de certitude en leur art » (II, 23, p. 1058). (Montaigne s'inspire ici d'Agrippa (6), qui appelle cet usage « une spectaculaire boucherie », theatrica carnificina.) Retenons pourtant cette mention, dont on verra plus loin le paradoxal intérêt. Et pour l'instant notons que Montaigne n'imaginerait guère Dieu en anato- miste comme le fait La Primaudaye, quand il recommande qu'« en regardant l'admirable composition et disposition des membres de notre corps, il nous souvienne du Créateur d'icelui, qui voit ce qui y est plus caché et secret, et qui peut faire, comme il lui plaît, anatomie et du corps et de l'âme, et les envoyer tous deux en la géhenne du feu éternel, quand ils ne l'ont voulu reconnaître pour la cause efficiente et finale de leur être » (7). Montaigne, quant à lui, pour faire valoir le corps, préfère rappeler que « la justice divine embrasse cette société et jointure du corps et de l'âme, jusques à rendre le corps capable des

(4) C'est-à-dire : sans les léser, sans les endommager. (5) Nicolas Habicot, La Semaine, ou pratique anatomique, par laquelle il est

enseigné par Leçons le moyen de désassembler les parties du corps humain les unes d'avec les autres, sans les intéresser, Paris, M. Bobin, 1660 (1ère éd., 1610). (6) Henri Corneille Agrippa, De vanitate scientiarum, chap. 86. (7) Pierre de La Primaudaye, ouvr. cité, p. 18 a.

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récompenses étemelles » (II, 17, p. 986-987).

Mais revenons aux emplois propres du terme d'anato- mie. On ne s'arrêtera guère au rappel d'un usage des Égyptiens, « qui au milieu de leurs festins et parmi leur meilleure chère, faisaient apporter l'Anatomie sèche d'un corps d'un homme, pour servir d'avertissement aux conviés » (1, 19 [20], p. 132). Ce passage date du temps où Montaigne voulait que « le but de notre carrière » fût la mort ; un jour, il écrira qu'elle n'en est que le bout (III, 12, p. 1633). Un autre emploi d'anatomie au sens propre se lit au chapitre « Des pronostications », où Montaigne signale ces « pronostics qui se tiraient de l'anatomie des bêtes, aux sacrifices » et rappelle que Platon leur « attribue en partie la constitution des membres internes » de celles-ci (I, 11, p. 98). Mais on sait que Montaigne n'a nulle estime pour les divinations, et, dans Г« Apologie », il comptera cette opinion de Platon parmi les preuves de « l'impudence humaine sur le fait des bêtes » (II, 12, p. 711).

Qu'en est-il des emplois figurés du mot ? Deux occurrences sont à relever, l'une à nouveau défavorable, mais l'autre non. La première est relative à un jugement sur Cicéron, où Montaigne condamne ces « ordonnances logiciennes et Aristotéliques » qui lui font multiplier les définitions et les partitions avant de venir au nœud du propos : « Je veux qu'on commence par le dernier point : j'entends assez que c'est que mort, et volupté, qu'on ne s'amuse pas à les anatomiser » (II, 10, p. 654). C'est là, du reste, une critique fréquente chez Montaigne ; on lit ailleurs : « Notre contestation est verbale. [...] On échange un mot pour un autre mot, et souvent plus inconnu. Je sais mieux que c'est qu'homme, que je ne sais que c'est animal, ou mortel, ou raisonnable. Pour satisfaire à un doute, ils m'en donnent trois : C'est la tête d'Hydra » (III, 13, p. 1664). Chaque fois que l'on coupait l'une des têtes de l'Hydre de Lerne, il en renaissait plusieurs à la place : voilà, de même, tout le fruit de l'anatomie verbale. L'autre occurrence du terme est très différente, et cette fois enfin,

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positive ; il s'agit de l'histoire, discipline que Montaigne juge, on le sait, extrêmement fructueuse, mais aussi, « entre toutes, la matière à laquelle nos esprits s'appliquent de plus diverse mesure » : « À d'aucuns, c'est un pur étude grammairien ; à d'autres, l'anatomie de la philosophie, par laquelle les plus abstruses parties de notre nature se pénètrent » (I, 25 [26], p. 241). Puisqu'on ne connaît pas de source à cette remarquable expression, attribuons-la à Montaigne. Il n'est pas difficile de dire à quel genre d'histoire il songe ici, quand il définit ensuite Plutarque comme « le maître ouvrier de cette besogne » et mentionne explicitement ses Vies. Dans la préface à sa traduction, Amyot distingue deux sortes d'histoires : « l'une qui expose au long les faits et les aventures des hommes, et s'appelle du nom commun d'histoire ; l'autre qui déclare leur nature, leurs dits et leurs mœurs, qui proprement se nomme Vie. » Et il ajoute : « L'une regarde plus les choses, l'autre les personnes ; l'une est plus publique, l'autre plus domestique ; l'une concerne plus ce qui est au-dehors de l'homme, l'autre ce qui procède du dedans ; l'une les événements et l'autre les conseils. » On verra que Montaigne se souvient très précisément de cette distinction. Pour l'instant, observons que cette anatomie-là détaille sans désassembler, distribue sans disjoindre, distingue sans découper : elle réalise cette paradoxale besogne de donner à voir le dedans sans en chasser la vie. C'est bien ce que souligne Montaigne quand il comprend dans la fréquentation des hommes « ces grandes âmes des meilleurs siècles » qui, dit-il, « ne vivent qu'en la mémoire des hommes » - mais, grâce aux historiens, restent donc bien vivantes.

* * *

En revanche, comment observer un corps vivant sans le dépouiller de la vie ? Dans sa fréquente réflexion sur la médecine, Montaigne accorde un instant quelque mérite à

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la chirurgie, qui peut remédier à des maladies « palpables », comme la maladie de la pierre : « C'est par là, note-t-il, que la chirurgie me semble beaucoup plus certaine, parce qu'elle voit et manie ce qu'elle fait » (II, 37, p. 1209). Mais c'est pour observer tout de suite que la médecine, qui prétend remédier à des maladies internes, va à l'aveuglette : « Les médecins n'ont point de speculum matricis, qui leur découvre notre cerveau, notre poumon, et notre foie. » Ces réflexions lui sont encore suggérées par Agrippa, qui, du reste, examine, aussitôt après la chirurgie, l'anatomie et signale l'horrible vivisection des condamnés dont Montaigne parle lui-même ailleurs, on l'a vu.

Comme les chrétiens ont heureusement aboli cet usage, il ne reste que l'anatomie de corps morts. Mais qu'attendre de tels examens, dont les objets sont privés de ce qui les constitue essentiellement ? Pour décrire ces corps dont ils ne voient que les restes et imaginer leur fonctionnement, les anatomistes ne peuvent que recourir à des modèles mécaniques. Ce que cette science dépeint, ce ne sont pas des organismes, mais des machines. De même que, pour décrire les mouvements des cieux, si éloignés de l'observateur, elle imagine une complexe mécanique céleste, elle est forcée d'imaginer une sorte de mécanique humaine, en suppléant à l'observation par la conjecture : « Ce n'est pas au ciel seulement qu'elle envoie ses cordages, ses engins et ses roues : considérons un peu ce qu'elle dit de nous-mêmes et de notre contexture. Il n'y a pas plus de rétrogradation, trépidation, accession, recule- ment, ravissement, aux astres et corps célestes, qu'ils en ont forgé en ce pauvre petit corps humain. Vraiment ils ont eu par là, raison de l'appeler le petit monde, tant ils ont employé de pièces, et de visages à le maçonner et bâtir » (II, 12, p. 836). Notons la façon dont Montaigne traite une vénérable thèse, celle du microcosme, selon laquelle l'homme est l'abrégé du grand monde, du macro- cosme, qu'il résume et représente en sa personne. Montaigne, qui a lu le Tintée, qui a tout récemment encore

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trouvé cette thèse sous la plume d'Ambroise Paré, sait bien ce qu'elle signifie. Relisons Paré : si les sciences médicales sont les reines des sciences, observe-t-il à la fin de son avis « Au Lecteur », c'est qu'elles ont pour objet « l'excellence et merveilleuse composition » du corps humain, qui a été constitué « de parties infinies par le souverain facteur et créateur de toutes choses : chacune desquelles a sa substance propre, son office, sa faculté et utilité nécessaire, tant pour son vivre et mouvement, que pour servir et entendre. En quoi sont comprises les perfections de ce Tout, qui représente le grand corps de l'univers, avec ses quatre qualités, considérées aussi bien au corps de l'homme qui pour ce regard est appelé Microcosme, c'est à dire, petit monde. Et tout ceci est en si grand nombre, et telle variété et liaison des parties, que, de toutes les œuvres de Dieu, le corps de l'homme est le plus parfait, comprenant en soi l'harmonie des choses contraires, lesquelles accommodées selon leur office, font leur accord le plus beau et excellent qu'on saurait désirer. Et pour-ce (comme dit est) l'homme porte le titre de petit monde, n'ayant défaut de rapport en soi, et aux choses célestes, et à ce qui est terrestre ou aqueux, ou plus subtil, tenant de l'Ethéré. Et qui plus est à admirer, ayant celle âme raisonnable, qui comme l'âme de l'Univers, va s'épandant par ce petit monde, le régit et le guide, et se sert de ses parties, comme de ses instruments et organes » (8). Or, de toute cette célébration, Montaigne ne retient que l'appellation de petit monde, et n'y veut voir que l'expression de la médiocrité de la science, qui, affrontée à la composition de l'être humain dont elle ne peut examiner que les vestiges, en fait un univers aussi compliqué que le grand monde des astronomes (9). À son regard, en effet, échappe l'essentiel : la vie. Celle-ci ne pouvant être vue et

(8) Ambroise Paré, Œuvres, Paris, 1585, f. sig. ê iii v°. (9) Un autre emploi de cette expression dans les Essais, II, 37, p. 1210, ne lui

est pas plus favorable. Rappelant que les médecins anciens étaient spécialisés, usage qui ne s'est pas maintenu, Montaigne commente : « Les nôtres ne s'avisent pas, que, qui pourvoit à tout, ne pourvoit à rien : que la totale police de ce petit monde, leur est indigestible. »

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disséquée, les savants ne peuvent que l'imaginer : « Pour accommoder les mouvements qu'ils voient en l'homme, les diverses fonctions et facultés que nous sentons en nous, en combien de parties ont-ils divisé notre âme ? en combien de sièges logée ? à combien d'ordres et étages ont-ils départi ce pauvre homme, outre les naturels et perceptibles ? et à combien d'offices et de vacations ? Ils en font une chose publique (10) imaginaire. C'est un sujet qu'ils tiennent et qu'ils manient : on leur laisse toute puissance de le découdre, ranger, rassembler, et étoffer, chacun à sa fantaisie, et si ne le possèdent pas encore. Non seulement en vérité, mais en songe même, ils ne le peuvent régler, qu'il ne s'y trouve quelque cadence, ou quelque son, qui échappe à leur architecture, tout énorme qu'elle est, et rapiécée de mille lopins faux et fantastiques » (II, 12, p. 836-837). Nouvelles métaphores, habilement entrelacées, celle du vêtement (découdre, étoffer, rapiécer), celle du bâtiment (architecture, lopins) et même celle de l'harmonie musicale (cadence, son), mais qui, comme celle de la machine, évacuent la vie de nos conjectures.

Il n'est d'ailleurs pas sûr qu'il soit possible de s'abstenir du modèle mécanique. Montaigne lui-même emploie souvent et fait tout à fait sien le terme de ressort. Notons pourtant que, fréquemment, c'est pour dire que ces ressorts nous sont inconnus. Ainsi, à propos de la pierre qui tourmente ses reins : « La dubitation et ignorance de ceux qui se mêlent d'expliquer les ressorts de nature, et ses internes progrès, et tant de faux pronostics de leur art, nous doit faire connaître, qu'elle a ses moyens infiniment inconnus » (III, 13, p. 1706). L'analyse morale elle-même

(10) C'est-à-dire une res publica, un État ou une société. Montaigne met à mal une thèse chère à ses contemporains : la correspondance, l'analogie des trois mondes corporés, l'univers, la société et le corps humain (voir Jean Céard, La Nature et les prodiges, Genève, Droz, « Titre courant », 1996, p. 370 et suiv.). L'expression de « petit monde » ne connote plus, sous sa plume, que la complexité, la complication, et le « petit monde » est dépouillé de ce qui en justifiait le nom : sa relation analogique avec le grand monde.

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se trouve parfois à recourir à ce modèle. Le chapitre « De la peur », par exemple, commence ainsi : « Je ne suis pas bon naturaliste (qu'ils disent) et ne sais guère par quels ressorts la peur agit en nous, mais tant y a que c'est une étrange passion » (1, 17, p.116).

Du moins, ce modèle a-t-il l'avantage de désigner, du mécanisme supposé qui nous règle et qui nous conduit, les « internes progrès » et de nous faire voir que l'essentiel, la liaison de l'âme et du corps, s'opère secrètement dans l'intimité de notre être et nous demeure inaccessible : « Mais comme une impression spirituelle fasse une telle faussée dans un sujet massif, et solide, et la nature de la liaison et couture de ces admirables ressorts, jamais homme ne l'a su » (II, 12, p. 839 (11)). De tout notre être, âme et corps, nous ne voyons clairement que l'extérieur. Montaigne a le vif sentiment d'une intériorité, d'un dedans, de notre être, que le dehors ne révèle jamais qu'incomplètement et confusément. La tâche du médecin, tenu de prendre en compte quantité de facteurs internes et de circonstances qu'il ne maîtrise pas entièrement, est aussi peu sûre que la divination : « A quoi s'il faut tant soit peu, si de tant de ressorts, il y en a un tout seul qui tire à gauche, en voilà assez pour nous perdre. Dieu sait de quelle difficulté est la connaissance de la plupart de ces parties : car pour exemple, comment trouvera-t-il le signe propre de la maladie, chacune étant capable d'un infini nombre de signes ? » (II, 37, p. 1208). Ce qui est vrai de la médecine ne l'est pas moins de l'analyse morale, où nos actions constituent notre dehors, qui nous révèle fort insuffisamment : « Ce n'est pas tour de rassis entendement, de nous juger simplement par nos actions de dehors : il faut sonder jusqu'au-dedans, et voir par quels

(11) Cette proposition paraphrase l'Ecclésiaste, XI, 5, ainsi cité parmi les sentences de la bibliothèque de Montaigne : « Sicut ignoras quomodo anima coniungatur corpori, sic nescis opera Dei. Eccl. 11 ». Voir Alain Legros, Essais sur poutres. Peintures et inscriptions chez Montaigne, Paris, Klincksieck, 2000, p. 317-322.

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ressorts se donne le branle. Mais d'autant que c'est une hasardeuse et haute entreprise, je voudrais que moins de gens s'en mêlassent » (II, 1, p. 544).

Si, en effet, laissant notre âme et nos mœurs, nous ne considérons que notre corps, qui pourra nous dire, par exemple, où se cachent ces particularités héréditaires que seul le temps révèle ? « La ressemblance des enfants aux pères », expression qui sert de titre à un chapitre des Essais et qui est alors la manière habituelle de désigner ce que nous appellerions l'hérédité, est, pour Montaigne, un grand sujet d'interrogations : « Quel monstre est-ce, que cette goutte de semence, de quoi nous sommes produits, porte en soi les impressions, non de la forme corporelle seulement, mais des pensements et des inclinations de nos pères ? Cette goutte d'eau, où loge-t-elle ce nombre infini de formes ? et comme portent-elles ces ressemblances, d'un progrès si téméraire et si déréglé, que l'ar- rière-fils répondra à son bisaïeul, le neveu à l'oncle ? » (II, 37, p. 1288). Montaigne médite sur sa gravelle qu'il a héritée de ses aïeux, alors qu'il a été conçu par son père à un âge où celui-ci n'en souffrait pas : « Où se couvait tant de temps la propension à ce défaut ? Et lorsqu'il était si loin du mal, cette légère pièce de sa substance, de quoi il me bâtit, comment en portait-elle pour sa part une si grande impression ? Et comment encore si couverte que quarante-cinq ans après, j'aie commencé à m'en ressentir ? seul jusques à cette heure, entre tant de frères, et de sœurs, et tous d'une mère. Qui m'éclaircira de ce progrès, je le croirai d'autant d'autres miracles qu'il voudra » (II, 37, p. 1189).

* * *

Parmi les improbables découvreurs de ces « miracles », sont évidemment les anatomistes, bien incapables d'éclaircir Montaigne.

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Et, pourtant, par un paradoxe qu'il faut examiner, Montaigne va, dans l'analyse du moi, dans ce qu'il appelle « la description de soi-même » (II, 6, p. 602), rendre une certaine pertinence à la métaphore anatomique.

Au chapitre « De l'exercitation », il raconte l'aventure d'un évanouissement survenu à la suite d'une brutale chute de cheval. Dans sa première rédaction, ce récit n'entend qu'illustrer l'idée qu'il n'est pas tout à fait impossible de faire l'expérience des approches de la mort. Il est pourtant déjà l'occasion d'une description de la relation de l'âme et du corps. En voyant, au sortir de cet évanouissement, « les fonctions de l'âme » naître « avec même progrès que celles du corps » (II, 6, p. 595), en constatant qu'indépendamment de sa volonté il avait alors tenu des propos et formulé des requêtes comme si l'âme, en lui, était « comme léchée [...] et arrosée par la molle impression des sens » (II, 6, p. 599), il s'est assuré dans sa conviction que « ceux qu'on voit défaillants de faiblesse, en l'agonie de la mort » ou sous l'effet d'une grave maladie, ont beau geindre ou bouger, leur âme ne peut « maintenir aucune force au-dedans pour se reconnaître », qu'ils ont bien « et l'âme et le corps enseveli et endormi » (II, 6, p. 596-597).

Dans sa première version, cette analyse s'arrête là ; et Montaigne conclut que, tout son objet étant de « s'épier de près », « ce conte d'un événement si léger est assez vain, n'était l'instruction qu'[il en a] tirée pour [lui] » (II, 6, 601). Encore a-t-il déjà examiné la relation de l'âme et du corps et noté combien les mouvements de notre corps peuvent échapper à notre volonté, comme, du reste, ailleurs, il observe la relative indépendance de certains de nos membres (I, 20 [21], p. 154-155). Une longue addition postérieure à 1588 vient réorienter le propos du chapitre vers la « description de soi-même ». Montaigne, qui signale que, des deux ou trois anciens qui ont « battu ce chemin », les œuvres sont perdues et que « nul depuis ne s'est jeté sur leurs traces », poursuit par la phrase bien connue : « C'est une épineuse entreprise, et plus qu'il ne semble, de

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suivre une allure si vagabonde, que celle de notre esprit ; de pénétrer les profondeurs opaques de ses replis internes ; de choisir et arrêter tant de menus airs de ses agitations » (II, 6, p. 601). Relevons ce terme, rare chez Montaigne (12), de replis, qui est capable d'emplois anato- miques. On le trouve, par exemple, sous la plume d'Am- broise Paré (13). En tout cas, c'est en se référant à ce sens, semble-t-il, que Jean-Pierre Camus, se souvenant peut- être de Montaigne, utilisera et explicitera le mot : « Tout de même que les médecins, avant que d'entreprendre la cure des corps humains, s'étudient fort à l'anatomie, et en examinent par le menu la composition ; si nous voulons réformer l'intérieur et remettre l'âme détraquée de son devoir en sa droite assiette, il est nécessaire que nous voyions bien clair dans tous ses ressorts, et que nous pénétrions dans tous ses replis, ses détours, et ses cachettes » (14).

Montaigne, quant à lui, précise son dessein. Ce qu'il entend peindre, ce ne sont pas ses actions, car, dit-il, « les effets diraient plus de la fortune que de moi » (II, 6, p. 603). Il retrouve (ou reprend) ici une réflexion d'Amyot préfaçant sa traduction des Vies de Plutarque, texte déjà mentionné mais qu'il faut maintenant citer plus complètement. Amyot, qui, on l'a dit, distingue deux sortes d'histoires, l'une qui expose « les faits et les aventures des hommes », et l'autre « leur nature, leurs dits et leurs mœurs », précise : « L'une concerne plus ce qui est au-

(12) Deux occurrences seulement, le sens de la seconde (II, 12, p. 702) n'ayant nul rapport avec celui de la première. (13) Voir A. Paré, Le cinquième livre de l'anatomie, VI (Œuvres, éd. 1585,

f. CLXXII) : « Le Cerveau est double, antérieur et postérieur, divisé par les replis de la Dure-mère. » De même, Jacques Sylvius, Introduction sur l'Anato- mique partie de la Physiologie d'Hippocras et Galien, mise en français par Jean Guillemin, Champenois, Paris, Jean Hulpeau, 1555, f. 134 a : « Le cerveau est comme une moelle agencée par dehors en grands replis entrelacés de la déliée mère. » (14) Jean-Pierre Camus, Traité de la réformation intérieure, TV, Paris, 1631,

p. 28 (cité par Mino Bergamo, L'Anatomia dell'anima da François de Sales à Fénelon, Bologne, II Mulino, 1991, p. 32-33).

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dehors de l'homme, l'autre ce qui procède du dedans ; l'une les événements et l'autre les conseils, entre lesquels il y a bien souvent grande différence, suivant ce que Siramnès Persien répondit à ceux qui s'ébahissaient d'où venait que ses devis étaient si sages, et ses effets si peu heureux : C'est pour autant, dit-il, que les devis sont en ma pleine disposition, et les effets en celle de la fortune et du roi. » Mais Montaigne infléchit cette distinction, en entendant par « effets », non seulement ses actions, mais même les mouvements de son corps et de son âme, — toutes choses que la langue du temps de Montaigne appelle aussi, d'un seul mot utilement polysémique, des « gestes » {gesta et gestus). Toute l'addition ici analysée vient, en effet, à la suite du récit de son évanouissement, qui a été centré sur la relation du corps et de l'âme : il existe dans ces états de défaillance, on l'a vu, des mouvements du corps qui échappent au contrôle de l'âme, et, d'autre part, ce que Montaigne a désigné comme « des pensements vains en nue [...], émus par les sens des yeux et des oreilles », « de légers effets » auxquels l'âme s'associe comme « en songe » (II, 6, p. 599). Ces effets viennent certes de moi, mais sans être tout à fait à moi.

C'est à ce point que Montaigne use de la métaphore anatomique : « Ils [ces effets] témoignent leur rôle, non pas le mien, si ce n'est conjecturalement et incertainement : Echantillons d'une montre particulière. Je m'étale entier : C'est un skeletos, où d'une vue les veines, les muscles, les tendons paraissent, chaque pièce en son siège. L'effet de la toux en produisait une partie : l'effet de la pâleur ou battement de cœur une autre, et douteuse- ment. Ce ne sont mes gestes que j'écris ; c'est moi, c'est mon essence » (II, 6, p. 603). Une toux, une pâleur, un battement de cœur sont des effets qui certes ne sont pas sans signification possible, mais dont la relation au moi reste conjecturale et incertaine, comme ces mouvements naturels, dit ailleurs Montaigne, qu'on remarquait en lui dans sa petite enfance, « je ne sais quel port de corps et des gestes témoignant quelque vaine et sotte fierté » (II, 17,

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p. 976), mais dont il ne peut assurer que tel était le sens, pas plus qu'il n'est possible de dire sûrement ce que signifiait l'habitude d'Alexandre de pencher la tête d'un côté ou celle de Cicéron de se frotter le nez.

On ne peut certes tout à fait négliger ces gestes, mais ils parlent douteusement et partiellement : ce ne sont qu'« échantillons d'une montre particulière ». Le dessein de Montaigne, c'est de s'étaler tout entier, de s'exposer tout entier, de se donner à voir tout entier, comme sur une table de dissection. Mais ce qu'il veut étaler, exposer, donner à voir, c'est, notons-le bien, « un skeletos, où d'une vue les veines, les muscles, les tendons paraissent, chaque pièce en son siège ». Objet anatomique inédit. En usant du terme grec, alors que squelette existe déjà en français, même s'il n'est pas encore tout à fait acclimaté, Montaigne veut qu'on l'entende en son sens propre : « La composition universelle ou contexture des os du corps humain, écrit Ambroise Paré, s'appelle des Grecs Sceletos, qui signifie Anatomie sèche » (15). Mais, en même temps, Montaigne se propose de faire voir, « d'une vue », non seulement le squelette, mais aussi les veines, les muscles, les tendons. Et, qui plus est, il veut qu'on voie « chaque pièce en son siège », à sa place, comme si ce corps pouvait découvrir toutes ses pièces sans pourtant être désassem- blé, avec toute la composition et la disposition d'un corps que la vie n'a pas quitté. C'est ce tout qu'il reconnaît comme proprement sien, et non tel geste, qui certes peut avoir un sens, mais qui, de ce tout, est une pièce superficielle et surtout détachée.

Notons que la métaphore anatomique est ainsi à la fois adéquate et inadéquate. Quand Montaigne use du temps imparfait et écrit : « L'effet de la toux en produisait une partie : l'effet de la pâleur ou battement de cœur une

(15) A. Paré, Le sixième livre de Y anatomie, XLII (Œuvres, éd. 1585, f. CCXLV). Voir, de même, Charles Estienne, De dissectione partium corporis humani libri très, Paris, Simon de Colines, 1545, p. 11 : « Humani corporis ossium inuicem cohœrentium universa compactio, sceletos nominatur Crœcis, quasi dicas cadauer assicatum : hoc est aridam et assicatam ossium compositionem. »

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autre, et douteusement », il oppose la « montre » partielle, externe et incertaine du corps, au temps où il était vivant, et la montre complète, interne et évidente de celui-ci que permet son anatomie. Mais, d'autre part, l'anatomie qu'il veut pratiquer est une anatomie qui donne tout à voir sans rien désassembler, une anatomie sans nul découpage, une anatomie qui n'enlève pas au corps sa complé- tude et sa structure, mais lui garde l'unité du vivant.

Pierre Boaistuau, au chapitre 28 de ses Histoires prodigieuses, rapporte qu'une femme de Nursia enfanta « un fils vif, qui avait la partie supérieure du ventre tellement ouverte qu'on lui voyait les intestins nus et découverts ». Boaistuau commente : « Si les anciens médecins grecs et arabes, qui étaient si friands de rechercher les secrets de la fabrique du corps humain (qu'ils demandaient aux rois les corps des condamnés, pour les ouvrir tout vifs), eussent eu ce petit monstre à leur commandement, ils n'eussent exercé telle boucherie, tyrannie et cruauté à l'endroit des créatures vives, comme ils faisaient : car jetant l'œil seulement sur le corps de ce petit monstre, ils eussent vu et découvert la substance, la magnitude, le nombre, la figure, la situation, l'utilité et l'action de toutes les principales parties du corps humain, les esprits étant dedans. » Boaistuau poursuit par une vive répréhension des erreurs des anatomistes, sans épargner Aristote ni Celse, et en ajoutant qu'il lui serait possible d'étendre sa critique aux modernes : « Comme j'ai produit l'inadvertance de ces deux en matière des dissections des corps, aussi en pour- rais-je découvrir une infinité d'autres erreurs qui se trouvent en Mundinus, Carpus (16) et autres, lesquels en leurs

(16) Mondino di Luzzi (1270-1326) et Berengario da Carpi (1470-1530 ?), son commentateur.

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écrits se sont souvent trompés en la dissection de la fabrique du corps humain. »

Voilà bien le problème majeur de l'anatomie : à moins de devenir un boucher, l'anatomiste est forcé de chercher les secrets de la vie dans des corps qu'elle a désertés. L'enfant de Nursia donne forme au rêve d'un savoir qui aurait enfin les moyens de ses ambitions ; malheureusement l'histoire ne connaît que ce cas. Ce petit monstre, ce pourrait être l'improbable modèle de l'anatomie morale à laquelle s'essaie l'auteur des Essais.

Jean Céard