Jaccard -- De La Réalité Au Texte

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 Jean-Philippe Jaccard De la réalité au texte : L'absurde chez Daniil Harms In: Cahiers du monde russe et soviétique. Vol. 26 N°3-4. pp. 269-312. Citer ce document / Cite this document : Jaccard Jean-Philippe. De la réalité au texte : L'absurde chez Daniil Harms. In: Cahiers du monde russe et soviétique. Vol. 26 N°3-4. pp. 269-312. doi : 10.3406/cmr.1985.2048 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/cmr_0008-0160_1985_num_26_3_2048

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l'Absurde Chez Harms

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  • Jean-Philippe Jaccard

    De la ralit au texte : L'absurde chez Daniil HarmsIn: Cahiers du monde russe et sovitique. Vol. 26 N3-4. pp. 269-312.

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    Jaccard Jean-Philippe. De la ralit au texte : L'absurde chez Daniil Harms. In: Cahiers du monde russe et sovitique. Vol. 26N3-4. pp. 269-312.

    doi : 10.3406/cmr.1985.2048

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/cmr_0008-0160_1985_num_26_3_2048

  • AbstractJean-Philippe Jaccard, From the reality to the text. The absurd and Daniil Kharms.The object of this article is to demonstrate on basis of works - mostly unpublished - the coherencebetween the philosophical vision of the world of Daniil Kharms and his poetics. The label "absurd" isapplied in the first place to the fundamental duality ruling the relationship between man and a worldviewed as sum total of particles with no connection between them. A certain number of notionscomprised in the theoretical texts of Kharms will be studied within this framework: the law of equilibrium,the principle of asymmetry, minor errors ("nebol 'shaia pogreshnost ' "), etc. We will then see that thisduality is expressed in the texts in prose of the author. First, on the thematic level: the creation of aparticular type of character: a "sucker" thrust into a hostile world. Also on the level of form: the generaltendency of text towards autodestruction (either by withdrawal into itself or by dispersal). It will be notedthat the resulting nonsense and the comical element it supposes, raises this prose to the rank of globalparody of the traditional processes of narration, whilst Kharms suggests an attempt at extra-ideologicalreply to great metaphysical questions.

    RsumJean-Philippe Jaccard, De la ralit au texte. L'absurde chez Daniil Harms.Le but de cet article est de montrer, sur la base d'crits pour la plupart indits, la cohrence qu'il y achez Daniil Harms entre sa vision philosophique du monde et sa potique. Le mot - tiquette absurdedsigne, en premier lieu, la dualit fondamentale rgissant les rapports entre l'homme et un monde quine lui apparat que comme une somme de parties non relies les unes aux autres. Il sera tudi dansce cadre un certain nombre de notions que l'on trouve dans des textes thoriques de Harms : loid'quilibre, principe d'asymtrie, petite erreur ("nebol'aja pogrenos"), etc. On verra ensuite que cettedualit s'exprime dans les textes en prose de l'crivain. A un niveau thmatique, d'abord, par la crationd'un type de personnage particulier, le paum naf prcipit dans un monde hostile. A un niveau formelensuite, par la tendance gnrale des textes l'auto-destruction (par repliement sur soi ou parclatement). On constatera enfin que le nonsense qui en rsulte, avec le comique que cela suppose,lve cette prose au rang de parodie globale des procds narratifs traditionnels, en mme temps queHarms propose une tentative de rponse extra-idologique aux grandes questions mtaphysiques.

  • ARTICLES

    JEAN-PHILIPPE JACCARD

    DE LA RALIT AU TEXTE L'ABSURDE CHEZ DANIIL HARMS

    En introduisant ds le titre la notion d'absurde, mon but n'est pas d'ajouter davantage de confusion la comprhension de ce mot. Bien qu'tant conscient du danger qu'il y a l'utiliser, il m'a sembl tre celui qui permettait le mieux d'aborder l'uvre de Harms de manire cohrente.

    Lorsque je parle d'absurde, je pense en fait une fracture entre les diverses parties d'un monde qui est donc rgi par des rapports d'opposition et qui, par ce jeu de tensions, se trouve toujours en tat d'quilibre prcaire. Il dcoule de cet tat de fait que toute chose est menace de destruction, de disparition, commencer par l'individu lui-mme. Et c'est prcisment en raison de cette possibilit qu'a toute chose qui est de ne plus tre soudain que l'homme vit sa vie comme une angoisse permanente, encercl qu'il est par le sentiment de l'absurdit , pour reprendre l'expression de A. Camus.

    L'opposition fondamentale est celle que l'on trouve la base du rapport de l'homme au monde. Une opposition que Harms lui-mme a douloureusement prouve dans sa vie. De sa biographie, il appert en effet qu'il a vcu au niveau individuel le mme type de tensions que l'on trouve dans ses textes. Il ne s'agit pas uniquement d'une situation idologique o s'affrontent pote et pouvoir, mais galement d'une problmatique strictement personnelle dans laquelle un homme se trouve en opposition avec son environnement direct.

    Cette dualit fondamentale homme/monde se retrouve dans les crits de Harms. Il y a, bien sr, le transfert pur et simple de l'lment autobiographique sur les personnages, mais encore, et surtout, l'expression mtaphorique de ce conflit l'intrieur mme de la structure narrative. C'est cela que je me propose de montrer dans cet article.

    Notons encore que toute cette problmatique de l'absurde est lie de manire dcisive celle de la connaissance. Le regard pos par le pote sur le monde lui permet de comprendre celui-ci de manire plus aigu, dans la mesure o la validit de l'existence de toute chose est systmatiquement remise en question. De plus, si dans un premier temps l'absurde est un constat, ds lors qu'il devient la pierre angulaire de la potique de l'crivain, il est galement un moyen. En effet nonsense , parodie, distorsions narratives, etc. sont autant de moyens chez Harms d'interroger le rel et, par un autre chemin que celui de la raison, d'obtenir une rponse au pourquoi lancinant qui surgit ds lors que l'on constate l'arbitraire du lien qui existe entre les divers lments du monde. L'uvre de Harms prsente donc, comme on va le voir, une homognit et une cohrence qui n'apparaissent

    Cahiers du Monde russe et sovitique, XXVI (3-4), juil.-dc. 1985, pp. 269-312.

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    pas au premier regard. Effectivement, dans tous les aspects de son uvre (posie, thtre, prose et mme littrature pour enfants), on trouve le mme regard pos sur un monde qui semble n'avoir pour fonction que celle de souligner la non- validit des rapports.

    ... Mme regard, mme rire jaune de celui qui a compris que toute existence dfinie est un scandale ...

    UNE PENSE ABSURDE

    Une dualit fondamentale

    II y a un manuscrit de Harms qui, sous le titre O vremeni, o prostranstve, o suestvovanii (Du temps, de l'espace, de l'existence)1, rsume assez bien la perception que l'crivain a du monde. Pour exister, celui-ci ne doit pas tre un , ou unifi , mais en tout cas deux , ou diffrenci : s'il n'y a pas de parties, il ne peut y avoir de tout (voir Annexe I, p. 304, point 2). Toutes les parties du monde sont diffrencies car, si on en a deux, automatiquement l'une est celle-ci et l'autre celle-l ( to i eto ), l'une se dfinissant par rapport l'autre. Cette notion d'existence par la division est fondamentale chez Harms, tous les niveaux de son uvre. De cette ide dcoule l'autre, d'gale importance, que toute chose n'existe que dans la mesure o l'on peut dire d'elle qu'elle n'existe pas ( ne to i ne eto ) (point 6). C'est mme prcisment cette possibilit de ngation qui relie ceci cela . Ce lien, Harms l'appelle obstacle (prepjatstvie) (points 7, 8 et 9). Et c'est ainsi, dans la division et la ngation que l'on obtient la trinit de l'existence (troica suestvovanija) (point 11).

    Dans la suite de son raisonnement, Harms parle du temps : le prsent est obstacle (prepjatstvie) entre le pass et le futur ; il n'est ni l'un ni l'autre. Mme chose pour l'espace : ici est l'obstacle entre l et l . L'obstacle n'est qu'un point de dlimitation (erta razdela) entre deux parties qu'il fait exister (et lui avec), pourrait-on dire, a contrario. Il est intressant de noter que le pote est lui-mme obstacle, puisqu'il est ici et maintenant (prsent). Il est donc le lieu de tous les conflits.

    La dimension mtaphysique que prend le raisonnement de Harms ce point devient vidente dans la reprise graphique qu'il fait de ces principes de base : si le monde uniforme tait reprsent par une ligne droite, sa division en parties par l'intervention de obstacle transformerait le graphique en croix (points 17 21 de l'Annexe II)2.

    On retrouve le mme type de proccupations dans les rflexions de Harms sur les nombres, dont il affirme que l'ordre est arbitraire : une vritable science doit traiter ceux-ci comme des entits spares. Sur la ligne qu'ils forment, il en est un qui n'est rien, le zro, dont le symbole est le cercle. Il est l'infiniment petit et l'infini tout court, en tant qu'il prsente l'image d'une droite courbe , intgrant de la sorte tous les chiffres de cette droite. La perfection ne peut, par consquent, s'atteindre qu' condition que l'on s'affranchisse de cette ligne droite3.

    Ce zro qui engloutit tout, replac dans le cadre de ce que l'on vient de voir, joue le rle de l'obstacle entre la srie ngative et la srie positive des chiffres. Il est le point de dlimitation : il est donc la fois la vie, rien du tout et l'infini.

    Le monde n'existe donc que tant qu'il est une somme de parties. Mais en outre, chacune d'entre elles n'existe que par la possibilit qu'elle a de sa propre ngation

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    ( i + i = ). L'univers tient donc tout entier en quilibre sur cet obstacle donc sur rien du tout ! avec tout moment la possibilit de basculer et d'tre dtruit. Cela dtermine d'autres notions que l'on va voir tout de suite.

    Rversibilit et loi d'quilibre

    . 4

    La rversibilit (obratnost' ) de toute chose est une notion qu'il est trs important de discerner dans l'uvre de Harms. Elle est l'aboutissement logique de ce que l'on vient de voir. C'est ce que l'on peut lire dans un texte crit en exil Kursk en 19325 qui traite prcisment du problme de l'infini. L'crivain y explique que ce que l'homme ne peut comprendre, c'est un infini qui partirait dans une seule direction et c'est la raison pour laquelle il invente la direction inverse, ne serait-ce que pour se scuriser. S'imaginer que quelque chose n'a jamais commenc et ne finira jamais, l'homme ne peut le faire par un subterfuge, en disant que c'est parce que quelque chose n'a jamais commenc qu'il ne finira jamais . On ne peut donc expliqxier le monde qu'a contrario. C'est pourquoi il n'existe pas de phnomne une seule direction : chaque phnomne contient organiquement son contraire. C'est ce que Harms appelle la loi de symtrie , la loi d'quilibre de l'univers , sans laquelle ce dernier s'effondrerait.

    Dans la suite du texte, Harms explique que les chiffres taient un dbut de srie infinie dont on tenait une extrmit : le 1. Cela tait insupportable et c'est pourquoi furent invents les chiffres ngatifs. Cette notion de rversibilit est trs importante car c'est elle qui conditionne la dynamique des mcanismes de la connaissance. C'est la raison pour laquelle on la retrouve partout. Par exemple dans la pice Komedija goroda Peterburga (Comdie de la ville de Ptersbourg)6, il y a ce personnage qui apparat en disant : Dieu, c'est moi . Mais le nom de ce personnage est Obernibesov, c'est--dire, littralement : Retourne les dmons (Ober ni besov).

    On retrouve la mme chose dans la pice de 1930 Gvidon 7, dans laquelle les thmes centraux sont prcisment ceux du dpassement de soi, de l'lvation et bien entendu, vu la loi d'quilibre, de la chute :

    -

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    Mais comme je l'ai dj signal, plus important encore est le fait que toute chose, dans la mesure o elle porte en soi son contraire, porte galement la possibilit de sa propre ngation et, consquemment, de son auto-destruction. On verra plus loin que cela joue un rle capital dans la composition des textes en prose.

    Dieu est un dmon invers, le bien n'existe que parce qu'il existe le mal, etc. Ces corollaires de la notion de rversibilit ne signifient absolument pas qu'il y ait une quelconque base morale la cl. En effet, Harms a beau tre profondment religieux, le bien et le mal sont chez lui deux forces coexistantes qui s'opposent de la mme manire que toute chose s'oppose son contraire qu'elle contient et sans lequel elle n'existe pas, et ce, hors de toute considration morale. L'opposition bien/mal n'est qu'un cas particulier d'une dualit fondamentale qui rgit tout. Plus encore : c'est par cette possibilit de ngation que l'homme peut progresser (une fois de plus a contrario) dans le domaine de la connaissance et de la comprhension de son environnement. C'est sous ce signe d'exploration et de dchiffrement qu'il convient de classer les textes caractre sadique de Harms. D'ailleurs, ce sadisme est toujours, ou presque, accompagn du rire : c'est--dire qu'il porte galement en soi sa propre remise en question, par l'humour, si noir celui-ci soit-il. Ainsi par exemple ce texte, dans lequel des voyous harclent une jeune fille qui a une chance terrible8 :

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    [1940]

    Ici, on le voit, le plus affreux peut devenir drle. Et c'est sur cette loi d'quilibre que repose le monde. L'homme vit donc toujours, riant et pleurant simultanment, dans cette situation prcaire o toute chose doit tre compense afin d'viter que l'univers entier ne s'croule, d'o sa souffrance et ce sentiment qu'il peut chuter tout moment.

    Dans le texte qui suit, on retrouve cette ide que tout existe a contrario, c'est--dire par sparation, ou dlimitation, grce l'obstacle (prepjatstvie) et que cela est la condition sine qua non de la connaissance9 :

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    Comme on le voit dans ce texte, l'ensemble de cette problmatique de la rversibilit et de l'quilibre met en jeu celle de la connaissance. L'quilibre est une position vers laquelle on tend, mais qu'on ne peut tenir : cela est logique puisque le zro, bien qu'occupant une place sur la ligne des chiffres, est inexistant. La connaissance est un mouvement dialectique qui passe d'abord par une mise en lger dsquilibre, suivi d'un rtablissement phmre. Tragiquement phmre. Il ne peut en effet exister rellement et c'est prcisment la raison pour laquelle il est infini.

    Cela permet de comprendre pourquoi la potique de Harms ne pouvait s'intgrer au contexte idologique des annes 30 : le mot idologique, dans la mesure o il est fig dans une signification prcise, se prsente comme s'il tait dans une position fixe d'quilibre, tout entier orient vers le triomphe final du bien. Il est d'ailleurs cens crer chez les gens ce sentiment de scurit indispensable la ralisation d'un but unique et commun tous. On se rend bien compte ce stade que le mot idologique entrane la fin de l'investigation dans le monde par le sujet, dsormais pur consommateur d'un produit fini. L'quilibre illusoire et artificiel du mot idologique sonne le glas de la connaissance et la mort de la conscience10.

    Ce qui va m'intresser maintenant, c'est prcisment ce petit dsquilibre qui dtermine non seulement la vision du monde, mais encore de la potique de Harms.

    Le principe d'asymtrie Une nuit d'automne 1933, le philosophe ami de Harms Ja. Druskin tait

    visit par les a messagers (vestniki), ces tres qui assurent la liaison avec le monde imaginaire. S'tant relev, il crivit un long essai philosophique : Razgo-

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    vory vestnikov (Entretiens des messagers)11. Il en fit ensuite lecture ses amis, savoir N. Olej niko v, N. Zabolockij et Harms. Ce dernier fut particulirement intress par cette lecture, comme le rapporte Ja. Druskin lui-mme dans une note de 1978. Le mot vestnik passera ds lors dans le vocabulaire de Harms18, de mme que nebol'saja pogrenos, que je traduis par petite erreur . Ce terme recouvre prcisment la notion d'asymtrie et il est important de s'y arrter. Voici le passage o apparat pour la premire fois cette expression dans les crits de Ja. Druskin :

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    Plus loin : .

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    Ce qui est dit dans ces lignes est fort important car cela pose comme rgle que l'quilibre n'est pas quelque chose d'arrt, mais au contraire un mouvement, et que ce mouvement est l'origine de la connaissance. On aura not l'importance que Druskin confre au rle de l'crit et du langage dans cette recherche, et cela nous intresse tout particulirement dans la mesure o ce principe d'asymtrie est la base de la potique de Harms. Le moteur du nonsense est bel et bien une nebol'saja pogrenos13.

    Examinons prsent de quelle manire apparat ce concept de petite erreur chez Harms. crit en pattes de mouche sur un minuscule bout de papier, on peut lire ce qui suit14 :

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    Suit une srie de dessins plus ou moins gomtriques, tous lgrement asymtriques et accompagns de lgendes du genre : Destruction de la symtrie par un dplacement du type ' retournement ' , Destruction de la symtrie horizontale par des dtails , etc. Relevons tout de suite deux choses. Dans le point i de ce texte, il est dit qu'un mot isol (ohulka en l'occurrence) peut tre porteur d'une petite erreur. Ce sera le travail du pote d'tre l'coute de ces mots, de savoir y reprer l'asymtrie et d'tre capable de les utiliser. Un mot, que ce soit par sa phontique ou par ses possibilits de combinaisons avec d'autres mots (sur le plan sonore autant que smantique) a une valeur potique gale son degr d'asymtrie ou, en d'autres termes, sa capacit de surprendre. Et toute la surprise rside dans ce dplacement, smeenie dans le vocabulaire de Harms. La seconde chose qu'il convient de souligner, directement lie la premire, c'est le caractre inattendu de la petite erreur (point 3 de ce texte). On aura l'occasion de revenir sur cette neoidannos . Ce sont les phnomnes inattendus qui peuvent nous faire progresser dans le domaine de la connaissance. Cette particularit jouera un rle extrmement important dans la composition et le fonctionnement des textes en prose.

    On retrouve ces mmes ides dans un article crit en 1939 la suite d'un concert, dans lequel Harms critique l'interprtation donne une polonaise de Chopin par le pianiste Emil' Gillel's. Selon lui, dans toutes les uvres de Chopin, il y a trois phases :

    1. l'accumulation (nakoplenie) ; 2. le tranchement (otsekanie) ; 3. la respiration libre (vol'noe dyhanie). Sur la base de ce schma, l'crivain analyse mesure par mesure la 13e mazurka

    (op. 17, n 4) du grand compositeur (Annexe IV, pp. 308-310) u. Il montre qu'aprs une brve introduction de quatre mesures se succdent deux phases accumulation de quinze mesures pratiquement identiques mais qui prsentent nanmoins quelques lgres variantes. Et c'est cet cart insignifiant (neznaCitel'noe otklonenie), mais gnialement trouv, qui cre la petite erreur . Ce qui est particulirement intressant ici, c'est le rapport qu'entretient la seconde accumulation avec la premire, car on retrouvera le mme procd dans la prose de l'crivain. En effet, ce rapport est le mme que celui qu'entretient la parodie avec l'objet parodi, celui-ci n'tant que celle-l, augmente d'une nebol'Saja pogrenos ou, en retournant la formule, celle-l n'tant que la copie lgrement dviante, asymtrique de celui-ci. Mais je reviendrai l-dessus. Examinons maintenant un texte qui va nous permettre de voir les implications directes dans la prose de l'crivain de ces notions jusque-l thoriques1'.

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    i8 10-34

    Ce'texte est exemplaire car il permet de mettre jour les trois niveaux thorique, thmatique et formel de ce que j'appelle l'absurde chez Harms.

    Au niveau thorique d'abord : on remarque que l'apparition de la fe joue le rle de la petite erreur , le dfaut de symtrie qui dclenche un certain mouvement

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    dans un monde fig, celui des clients de l'htel le plus chic de Leningrad. Cette petite erreur est galement symbolise dans l'expression mme de Serpuhov, kaveo, par les pierres, lesquelles, une fois ingurgites, causeraient de srieux troubles de digestion. Bref, c'est l'intrusion dans un monde qui se croit solidement amarr d'un lment incomprhensible, donc dangereux. Et ce misrable petit kilo et demi est capable lui seul de dsquilibrer l'univers tout entier. On voit dans ce texte le thme rcurrent chez Harms de la confrontation entre, d'une part, le monde normal , c'est--dire fig, mort, gard par ses cerbres (incarns ici dans l'homme au manteau gris et le matre d'htel) et, d'autre part, un lment marginal et irrationnel (symbolis ici par la fe). Ce qui est donc inexplicable par les voies de la raison ou, en d'autres termes, ce qui n'a pas un sens unique et dtermin (ce qui est donc sans sens, bes-smysl-enno), est capable de dtruire l'univers entier. Mais cet inexplicable est galement la condition d'une perception plus aiguise du monde.

    C'est dans ce sens qu'il faut saisir quel point l'uvre de Harms prend racine dans le rel et, par consquent, dans la vie quotidienne. C'est cette vie quotidienne qu'il s'agit de comprendre en l'branlant. On touche l le niveau thmatique. Il y a d'abord le thme de la foule, terrasse d'effroi par l'vnement inhabituel et, surtout, le thme du paum naf dont on va parler tout de suite. Ce personnage sent qu'il y aurait quelque chose comprendre, mais il n'a pas les moyens de le faire. Il n'est pas vraiment stupide (comme la foule), mais il n'est pas encore initi au mystre de la connaissance. Cet homme souffre et rappelle le pote, priv de la rvlation du Verbe, qui erre dans un monde qu'il ne peut apprhender.

    Au niveau formel, l'absurde se manifeste de la manire suivante : le corps du texte prsente une structure tout fait classique, avec un dbut et une fin qui encadrent un vnement. Mais si l'on analyse plus attentivement, on s'aperoit trs rapidement de la prsence d'une nebol aja pogrenos . Cette petite erreur, on la trouve par exemple dans l'hypertrophie de certains dtails absolument inutiles dans l'conomie du rcit, comme le passage sur les cigarettes 35 kopecks, qui prend une place norme compte tenu de la longueur du texte. Il y a ensuite l'incohrence des liens de cause effet, comme dans l'pisode o les trangers roulent les tapis. Bref, autant de dtails qui, de fil en aiguille, amnent le texte mettre en cause sa propre pertinence. Ce processus culmine avec la phrase : Et effectivement, on ne sait pas ce qui se passe . Finalement, la limite de l'implosion, le rcit se trouve n'tre plus qu'une mtaphore de la ralit absurde qu'il dcrit.

    De mme que le monde, le texte repose en quilibre sur rien du tout (c'est-- dire sur obstacle ) et se trouve menac de destruction. Cette menace, qui n'est autre que celle de la mort, est la pierre angulaire la fois de ce que j'ai appel la pense absurde et de la potique de Harms.

    LE MONDE ABSURDE

    II s'agira dans les lignes qui suivent de montrer que la vision absurde du monde de l'auteur dtermine un certain nombre de particularits dans sa prose. Je veux analyser dans un premier temps la manire qu'a ce monde d'apparatre dans les textes et, pour commencer, il faut parler de ce personnage, si frquent chez Harms, que j'appellerai le paum naf , car cet tre n'est finalement que le prtexte qui justifie un certain regard sur la ralit. Comme on vient de le voir, cette ralit est une somme de parties et le paum permet, par son regard naf, de

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    dcrire ce qui l'entoure lment par lment, sans tenir compte des liens qu'entretiennent ceux-ci les uns avec les autres. Dpourvue de ces liens, qui sont crs artificiellement par l'usage et l'habitude, la ralit perd sa signification.

    Le paum naf Ce personnage est un peu l'quivalent littraire et hypertrophi de l'crivain

    lui-mme, dans la mesure o son rapport au monde extrieur est charg d'une terrible agressivit. Et ce n'est pas seulement la ralit prise comme un tout qui l'agresse, mais encore chacune de ses parties prise sparment, ne serait-ce qu'en raison de son absence de liens explicites avec les autres.

    Bien entendu, la premire chose qui frappe lorsqu'on lit Harms de ce point de vue, c'est la frquence avec laquelle se manifeste l'ensemble des forces coercitives de la socit, savoir les miliciens, les gardiens et, surtout, les concierges. Mais ces gens ne reprsentent que le cinquime merg de l'iceberg. Les quatre autres cinquimes, c'est, jusque dans ses moindres dtails, la totalit de l'environnement de l'individu. Celui-ci se promne dans un monde hostile et, comme le personnage de H. Michaux, Plume, il ne comprend pas ce qui se passe et prend tous les coups. A la diffrence de Plume cependant, qui est plus une notion qu'un personnage, le paum de Harms a une conscience aigu de sa faiblesse et il en souffre. C'est un tre qui n'arrive pas trouver sa place. Cela apparat dans un grand nombre de miniatures o le hros se dplace sans cesse d'un point un autre dans un monde o les objets eux-mmes, par la rsistance qu'ils offrent, deviennent ses pires ennemis :

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    Ce texte est un brouillon non sign et non dat, ce qui peut laisser penser qu'il est inachev". Mais cela n'est pas vraiment sr. Il pourrait bien entendu continuer l'infini, d'autant plus que deux chaises encore n'ont pas t utilises. Il prsente cette structure circulaire que l'on trouve dans de nombreux textes de Harms. Cette circularit exprime le mal d'tre du personnage, qui sent bien qu'il doit tre en mouvement (puisque c'est par le mouvement qu'on a l'impression d'tre en vie) et qui s'invente des dsirs. Aussi longtemps qu'il aspire l'assouvissement du dsir, il a l'impression d'exister. Seulement le cercle se resserre peu peu : l'univers n'est gure compos que de quatre chaises, un fauteuil et un divan et, une fois qu'on a compris qu'il ne suffisait pas de s'asseoir dans le fauteuil pour tre le roi, la marge de manuvre est srieusement rduite. A la fin du texte, le personnage est vaincu : il ne peut plus bouger, il s'est fait immobiliser la fois par cette ralit o il n'a pas sa place et par la structure circulaire du texte lui-mme. Et l'immobilit, on vu, c'est la mort.

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    Cette circularit, base ici sur le principe de rptition, prend trs rapidement un caractre obsessionnel et, inexorablement, l'angoisse s'empare de l'individu. Ainsi dans le texte suivant" :

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    Le monde dtruit l'individu et ds le moment o il l'obsde au point de pntrer dans ses rves (et, qui plus est, sous la forme d'un milicien), il n'est plus bon qu' tre jet aux ordures. On remarque dans ce texte un certain nombre de dtails lis la vie quotidienne (la boulangerie, le service d'hygine, le comit de locataires) et cela m'amne, avant de passer aux problmes de structure proprement dits, parler de ce thme, vu son importance dans l'uvre de Harms.

    La vie quotidienne

    Ce thme serait bien entendu l'objet de toute une tude. On pourrait par exemple tudier dans ce cadre-l des points communs qui existent entre Harms et Zoenko. Mais ce n'est pas le but de ces lignes de voir comment la ralit sovitique des annes 30 se reflte dans la prose de l'crivain. Ce que je veux dmontrer, c'est que l'absurde, qui se manifeste par un divorce homme/monde, n'est pas uniquement une question philosophique, mais galement un certain type de rapport une ralit immdiate que l'auteur et ses personnages ctoient journellement. Comme cela souvent a t remarqu pour Gogol' ou Bulgakov, le fantastique russe est solidement ancr dans le rel, contrairement au fantastique occidental, beaucoup plus onirique. Il en va de mme pour Harms : il suffit de dcrire ce que l'on voit et on obtient un rcit absurde .

    Parmi les thmes et lieux favoris de l'crivain, on trouve les appartements

  • 280 JEAN-PHILIPPE JACCARD

    communaux, les magasins, la rue, les dcharges publiques, bref, tous les endroits o il y a beaucoup de monde, donc un affrontement potentiel entre l'individu et la collectivit19. On retrouve alors la trinit de l'existence : ceci (le personnage), cela (le monde et ses cerbres) et obstacle (le choc des deux donc, en fait, le texte lui-mme), trinit tragique s'il en est. L'homme en vient soit commettre des actions incroyables, comme par exemple ce personnage qui prfre manger dans la poubelle commune la nourriture qu'il y avait jete pour viter de devoir l'amener la dcharge comme le lui demande sa voisine20, soit il est peu peu rduit l'impuissance. Ce peut tre le pouvoir qui intervient directement, comme dans le texte Pomeha (L'empchement), o un homme en manteau noir accompagn de deux militaires et (bien entendu !) du concierge pntre dans la pice o un homme et une femme sont dans les prliminaires de l'amour pour les arrter, empchant de la sorte l'assouvissement du dsir et pntrant brutalement dans ce que les individus ont de plus intime, savoir leur sexualit21. Mais le rapport n'est pas toujours aussi direct et, dans presque tous les textes de Harms, c'est l'ensemble du monde extrieur, en tant qu'il est incomprhensible et, partant, agressif, qui annihile l'individu.

    Le texte qui suit est un brouillon non dat et non sign, et c'est pourquoi je ne puis affirmer qu'il est termin. Cependant, comme on va le voir, il prsente un tout achev au niveau de sa signification et peut tout fait subir une analyse22 :

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  • L'ABSURDE CHEZ D. HARMS 281

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    [1937]

    Ce texte est exemplaire s'y trouvent runis la plupart des thmes et particularits de l'ensemble de l'uvre de Harms.

    Il y a d'abord l'environnement hostile. Ce sont par exemple ces magasins o la viande sent le fromage quand elle n'est pas trop chre, o les rayons sont introuvables ou inaccessibles cause de la densit de la foule ou des terrifiantes proportions du nez du vendeur. Le pas-tout--fait homme nedoelovek23 qui sert de hros fait alors l'apprentissage de sa. faiblesse : il n'a plus la force de rsister cette agression caractrise du monde extrieur.

    Le stade suivant est le dsir de s'lever au-dessus de sa condition, c'est pourquoi il dcide d'aller l'Ermitage. Mais, trop faible, il s'arrte : il est irrmdiablement dchu et dsormais, le sentiment de chute ne le lchera plus. Il se sent jug par son entourage jusque dans le moindre de ses actes : les gens regardent ceux qui agissent ainsi . Il est envahi peu peu par l'impression d'tre dsesprment ridicule, et il ne lui reste plus qu' rver d'un hypothtique amour.

    A trois reprises donc, il tente de dpasser sa condition. On aura not la gradation tragique : la premire fois, il ne s'agit que d'aller faire des achats dans le but de manger autre chose que des pois schs ; la deuxime fois, l'enjeu est de changer

  • 282 JEAN-PHILIPPE JACCARD

    non plus de nourriture, mais de vie, en allant l'Ermitage ; la troisime fois enfin, l'enjeu est fondamental puisqu'il s'agit d'assouvir le dsir. Chaque fois, Ivan Jakovlevi retombe dans l'immobilisme le plus total et, la fin du texte, il n'est mme plus capable de se lever : le divan devient le lieu tragique de son impuissance. Il apprend peu peu ne plus bouger, tre mort . Au coup de sonnette, le ressort qui le poussait affronter le monde est dfinitivement bris. Vient-on l'arrter, ou alors s'agit-il de la belle brune qu'il a vue auparavant dans la rue24, ou encore d'une autre visite ? Peu importe : cliniquement il vit, puisqu'il fume, mais mtaphysiquement, il est dj mort. C'est la mme immobilit que celle de Vladimir et Estragon la fin de En attendant Godot :

    Vladimir. Alors, on y va ? Estragon. Allons-y.

    (Ils ne bougent pas).

    Le personnage n'arrive pas mener quoi que ce soit son terme et il est constamment menac de dispersion25. Ce qu'il est intressant de noter, c'est que le texte fonctionne exactement de la mme manire : lui aussi il est mourant, au mme titre que le paum dont il raconte l'histoire. Et si celui-ci est un nedoelovek, celui-l est un nedotext. Quand le narrateur dcrit le caractre d'Ivan Jakovlevi, il se souvient peine de lui, tellement il est insignifiant. A tout moment il risque de le perdre dans la foule, alors que c'est quand mme sur lui que repose la narration. Plus loin, le narrateur renonce mme raconter ce qui se passe, vu le peu d'intrt que cela prsente. A nouveau le texte vacille et se trouve menac de non- existence. Et lorsqu'enfin un vnement (annonc par le coup de sonnette) pourrait tre dcisif, et ce, autant dans la vie d'Ivan Jakovlevi que dans le droulement du texte, ni l'un ni l'autre n'a la force d'assumer le choc et tout s'immobilise. Le personnage est rduit une bouffe de mauvais tabac et le texte reste en suspens. Tous deux sont cliniquement vivants et mtaphysiquement morts.

    Nous aurons l'occasion de parler encore des similitudes et des allusions parodiques Gogol' chez Harms, mais notons tout de suite propos de ce texte que ce type de personnage angoiss a beaucoup de ses semblables dans l'uvre du grand crivain, commencer par l'homonyme d'Ivan Jakovlevi dans Nos (Le nez) dont le caractre pas-tout--fait est dj signal par l'absence de nom de famille28. L'insignifiance du personnage rappelle en outre celle d'Akakij Akakievi dans Binel' (Le manteau) qui n'est gure qu'une production phmre du climat pters- bourgeois et dont la mort n'est que la parenthse qui ferme sa vie : Et Ptersbourg resta sans Akakij Akakievi, comme si celui-ci n'avait jamais exist.

    Mais il y a encore une autre caractristique que je tiens relever, c'est la manire qu'a Harms de mettre cte cte des scnes ou des vnements sans expliciter le lien qui les relie les uns aux autres. Et on touche l un point important de la potique de l'crivain : de mme que le monde, les textes, jusque dans leur syntaxe, ne sont qu'une juxtaposition d'lments qu'une logique arbitraire joue rendre cohrents et homognes.

    Impressionnisme et absurde

    Afin de lever tout de suite tout malentendu, je tiens prciser que lorsque j'emploie le terme impressionnisme , je ne caractrise pas l'uvre de Harms, mais simplement une mthode, un procd27.

    Dans un article fort intressant intitul Metod ekspressionizma v ivopisi

  • L'ABSURDE CHEZ D. HARMS 283

    (La mthode de l'expressionnisme en peinture)28, G. Marcinskij explique que l'impressionnisme utilise la mthode de la rduction, dont il numre plusieurs types. Celle qui m'intresse consiste mettre sur un seul plan un certain nombre d'lments qui devraient tre exprims dans la profondeur de champ. Le monde trois dimensions devient alors un monde deux dimensions, c'est--dire une surface sur laquelle jouxtent tous les lments :

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    L'impressionnisme est donc une technique de la vision (tehnika videnija) qui consiste supprimer le sentiment objectalit ( predmetnos ) au moyen du procd que Marcinskij appelle le coup d'il rapide fbeglyj vzgljad) et par la concentration de l'attention sur le caractre color de l'objet.

    On retrouve chez Harms cette technique du coup d'il rapide qui consiste finalement observer les parties du monde sans faire intervenir la raison pour tablir entre elles un ventuel lien. C'est l une des caractristiques de ses textes en prose, dont l'option est, par consquent, fortement descriptive. La description se fait donc par juxtaposition, procd qui est une des sources essentielles de comique : ce qui aurait t normal en perspective devient absurde sur une surface . On verra encore plus loin que ce procd de la juxtaposition ne touche pas seulement la description, mais encore le dveloppement narratif.

    L'utilisation du paum naf , cet anti-hros jet dans un monde hostile, participe bien entendu de cette technique. Pour ce personnage, qui peut tre le narrateur lui-mme, comme dans le texte qui va suivre, la ralit est une toile de type impressionniste, couverte de taches colores : il est jet hors du tableau, mais il n'en est pas encore assez loign pour en avoir une vision d'ensemble, une impression . Il ne peut y distinguer par consquent qu'une somme de parties (de taches), dont il sent bien qu'elles entretiennent entre elles un certain lien. Mais ce lien, il lui est impossible de le saisir, d'o sa souffrance. Le texte qui suit est un exemple probant d'utilisation de cette technique du beglyj vzgljad signale par Marcinskij29 :

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  • 284 JEAN-PHILIPPE JACCARD

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    Ce texte n'appelle aucun commentaire supplmentaire. Il est une bonne dmonstration de ce qui a t dit plus haut. Tous les thmes dj traits s'y retrouvent : la foule agressive, le sadisme, la vie quotidienne, etc. Pour ce qui est de la mthode impressionniste, ce Dbut d'un trs beau jour d't est peut-tre l'exemple le plus spectaculaire parmi les textes de Harms car il obit presque strictement la rgle de simultanit qui est la rgle en peinture. Je dis presque , parce qu'il y a des dbuts de narration avec le baratin (tepel '-tapel' ' ) de Koma- rov ou avec le coup dans le ventre de Feteljuin, mais ces embryons sont mort-ns et ces petits dveloppements dans le temps sont rapidement neutraliss au profit du dveloppement dans l'espace. Il s'agit donc vritablement d'un tableau reprsentant une ralit que le narrateur a rapidement balaye du regard, en figeant tous les personnages dans une certaine situation soit tragique, soit ridicule, soit vulgaire, etc. Et de cette sym-phonie (on aura not l'ironie cruelle du titre) se dgage un lancinant sentiment de l'absurdit, pour reprendre une fois de plus l'expression de Camus.

    Un texte trs intressant de 1939 (qu'on trouvera en Annexe V, pp. 311-312; de ce travail) traite du lien qui existe entre les divers lments du monde30. Harms y explique la manire juste de s'entourer d'objets partir d'un raisonnement sur les cadeaux : offrir un couvercle d'encrier sans encrier est aussi stupide que d'offrir un encrier san- la table qui va dessous, etc. Le cadeau ne sera parfait que s'il reste indpendant de l'environnement dans lequel il se trouve, comme par exemple des bijoux, ou encore un bton muni d'un cube une extrmit et d'une petite boule l'autre.

    Il ne faut donc pas d'un systme dont l'exclusion d'un seul lment entrane l'anantissement. Si on commence dcorer une pice avec une chaise, celle-ci exigera la prsence d'une table, la table celle d'un vase fleurs, qui lui-mme sera absurde si l'on n'y met pas des fleurs, et ainsi de suite. A chaque point de ce systme se dveloppe un nouveau rseau d'interrelations et le tout ne peut se passer d'un seul lment, comme chaque lment ne peut se passer du tout. Il est en revanche souhaitable de s'entourer de lzards en cellulode . de sorte que la perte d'un seul ou de vingt-sept objets ne change rien la nature de la chose .

    Ce texte nous permet de conclure qu' la base de la souffrance humaine, il y a ce rapport tragique entre l'homme et un monde qui est en permanence menac de destruction et de disparition. En effet, le monde est une chane dont l'limination d'un seul maillon entrane la rupture. Et de toute faon l'homme, dans sa grande faiblesse, n'a pas les moyens de faire en sorte que tout se tienne. C'est pourquoi son environnement lui est hostile. Effectivement, mme s'il est homogne, le secret de cette cohsion ne lui est pas rvl. Il est jet hors du tableau et il ne lui reste plus qu' faire des trajets sans fin du divan au fauteuil. Si le monde est homogne, c'est parce que chaque chose y a un sens et se trouve relie aux autres de manire unilatrale. Mais ce sens est dtermin par la convention ou l'habitude : c'est le leurre de la ligne, du sens unique, ou bon sens , qui mne infailliblement l'homme des tnbres des cavernes l'avenir radieux.

    A cela, le pote oppose le nonsense, c'est--dire ce qui n'a pas de direction pr-

  • L'ABSURDE CHEZ D. HARMS 285

    cise. Il s'agit pour cela de transformer son environnement. En s'entourant d'objets qui ne prsentent aucune utilit pratique, comme le bton avec une boule et un cube ses extrmits, on carte ce bon sens au profit d'un autre type de signification, qui devrait permettre de s'affranchir de la manire arbitraire avec laquelle sont relies entre elles les diverses parties du monde et d'arriver par consquent une vision hors-ligne, c'est--dire extra-idologique, du monde.

    Mais cette manire de dcrire comment il faut s'entourer d'objets, c'est galement la pierre angulaire de la potique de Harms. La posie se rsume deux principes de base : elle doit d'abord tre ornementale, et les ornements seront autant de bagues et de bracelets sur le corps nu du pote ; elle doit ensuite rejeter tout utilitarisme et fabriquer des objets sans sens. Mais, pour ne pas disperser le propos, voyons de quelle manire ces principes de base agissent sur la structure des textes en prose.

    UNE PROSE ABSURDE

    On a vu jusqu' prsent un niveau thmatique l'expression du sentiment de l'absurdit li au divorce homme/monde. Ce que je veux montrer dans les lignes qui suivent, c'est de quelle manire ce mme sentiment se manifeste un niveau formel. De mme qu'est arbitraire le rapport qu'entretient l'homme au monde, de mme qu'est arbitraire le rapport qu'entretient le mot avec son rfrent, de mme est arbitraire le rapport qu'entretient ce qui est dit avec la manire de le dire. Remarquons d'emble que les textes en prose de Harms, pour la plupart, ridiculisent ce qui est dit en disant que rien n'est dit, proclamant par l leur inutilit, ou mme, leur inexistence. Souvent, lorsqu'il arrive la dernire ligne, le lecteur est forc de constater que le texte n'a fait que s'auto-dtruire. On peut trouver des textes plus ou moins spectaculaires de ce processus. Celui qui suit est assez probant31 :

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    15 10.3

    A part l'allusion l'admiration que porte l'crivain Gogol', il n'est rien dit d'autre dans ces lignes que le fait qu'il n'y a rien dire. Cette constriction de l'criture met en jeu un certain nombre de mcanismes que l'on va voir maintenant.

    Il convient tout d'abord de rappeler ce qui a t dit du dcoupage du monde en parties {to i eto, la mthode impressionniste, etc.). En fait, les textes eux aussi se

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    prsentent comme une somme de parties qui s'organisent entre elles avec plus ou moins de cohrence. Se pose alors le problme du lien logique qui les unit les unes aux autres. A. Slonimskij, dans son trs bel article sur le comique chez Gogol', remarque fort bien que le procd de l'absurde dtruit les liens logique et causal qui unissent les faits les uns aux autres 32. Et il cite ce passage de Nevskij prospekt (La perspective Nevskij) :

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    Nous aurons l'occasion de revenir sur cet article plus loin car l'auteur y met jour de manire trs pertinente un certain nombre de procds que l'on retrouve chez Harms.

    Ces morceaux (kuski) s'organisent soit en cercle, par la rptition l'infini qui les vide de leur sens (il s'agit alors d'un repliement de l'criture sur soi), soit, au contraire, par un systme de ruptures successives, dans le sens d'un parpille- ment. Dans les deux cas, on a la fois un effet comique et l'expression tragique de la condition de l'homme.

    La circularit

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    J'ai cit volontairement pour commencer un texte pour enfants dans le but de souligner qu'on ne peut en aucun cas cloisonner l'uvre de Harms. Si, dans le cas prsent, on a affaire une plaisanterie, il n'en reste pas moins qu'en filigrane apparat cette particularit essentielle de la potique de l'crivain : la circularit. La situation la fin du texte est exactement la mme que celle du dbut et on peut dire, si on me passe l'expression, que le texte se mord la queue. L'homme est la victime de ce carrousel : Vova devra ingurgiter l'infini de l'huile de foie de morue.

    Bon nombre de miniatures de Harms reposent sur ce principe et le personnage- victime est constamment menac de gtisme : il finit par aligner des vocables qui se vident progressivement de leur sens, reproduisant ainsi, pour sa propre douleur, un texte qui le circonscrit et qui l'touff34 :

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  • L'ABSURDE CHEZ D. HARMS 287

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    25 1933 .

    Ds la premire phrase, le personnage a dj opr un tour complet sur lui- mme et tout au long du texte, il ne fera que rpter ce mouvement. Peu peu il est condamn l'immobilit totale. C'est pourquoi, vers la fin de la lettre, il dclare avoir t dans l'impossibilit de mettre profit le temps qu'il avait disposition pour dire quelque chose. II y aurait beaucoup dire, mais je n'ai littralement pas le temps. C'est la mme immobilit que l'on retrouve dans les dialogues de sourds. C'est d'ailleurs dans les dialogues que l'on retrouve le plus souvent ce processus d'enfermement. Dans ce cas, le processus en question passe non seulement par la structure du texte lui-mme (comme dans la lettre prcite), mais encore par l'usage d'une parole qui ne peut tre comprise.

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    Le texte qui suit est assez exemplaire de ce procd. Il ne s'agit pas de prose, mais on peut dire que ces petites scnes dialogues qui abondent chez Harms mritent d'tre traites paralllement. Le recueil Sluai (Faits divers) que Harms avait prpar mlait d'ailleurs les deux genres35 :

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    . . 20 1933-

    Ce texte, malgr le jugement extrmement ngatif port par l'auteur lui- mme, est significatif. En effet, une phrase dclenche un dialogue qui, ds le moment o il est amorc, cesse de progresser. Les rpliques ne font que s'entrechoquer et ne forment plus qu'une suite de sons n'entranant aucune action : la menace n'est jamais mise excution. Petit petit la parole elle-mme s'puise : Kuklo v en effet se contente de rpter la mme phrase ( A ty svin'ja ! ). Peu peu, la rplique perd sa signification d'insulte pour devenir une suite de phonmes inutiles. Ce sentiment d'inutilit est provoqu prcisment par cette perte progressive de sens et par le fait que l'enchanement des rpliques n'obit bientt plus qu' un rflexe des interlocuteurs. Pour eux, l'essentiel n'est dsormais plus que de produire des sons. Lorsqu'enfin l'enchanement se fait au. niveau

  • L'ABSURDE CHEZ D. HARMS 289

    du sens, c'est--dire lorsqu'enfin Kuklov rpond la question de Bogadel'nev (cette question ayant t pose uniquement pour tenter de sortir de l'enlisement tautologique du dialogue), donc lorsqu'enfin il y a mouvement, celui-ci est rgressif : sans tre jamais arriv la premire case, on retourne celle de dpart. L'homme est condamn subir cette circularit : enferm, il fait peu peu l'apprentissage de l'immobilit, donc de la mort.

    Mais plus intressant, parce que plus subtil et plus frquent, est le procd par lequel le texte disparat par auto-destruction et parpillement.

    Le personnage Comme on l'a vu, le personnage type de Harms est le paum naf . Celui-ci,

    par son insignifiance, empche la narration de se dvelopper. Il risque tout moment de se perdre, privant ainsi le texte de sa propre motivation. On se rappelle d'Ivan Jakovlevi qui, force de tout rater, finit par condamner le rcit, en mme temps qu'il se condamne lui-mme, l'immobilit. On peut faire le mme commentaire pour le petit texte qui suit, mme s'il est fort possible qu'il soit inachev36 :

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    On voit dans ce texte le thme du paum qui perd tout et finit par se perdre. Ce qu'il faut noter, c'est que le rcit commence dans les rgles. Le titre annonce le genre (un conte) mais l'orthographe peut dj laisser entrevoir une nebol'aja pogrenos. La premire phrase obit donc aux rgles imposes par le genre : II tait une fois ... ( Zil-byl... ), suivi de la prsentation du hros . Puis, peu peu, ce hros se fait littralement dshabiller. Ce dmembrement, d'abord physique, puis psychologique il vaut mieux ne plus bouger dtruit autant le personnage de l'histoire que le hros romanesque en gnral en tant que figure littraire. Pour sa part, le texte se dirige peu peu vers une sorte de non-tre. On n'a que ce qu'on mrite : anti-hros, anti-texte.

    Ce procd prend parfois des proportions spectaculaires comme par exemple dans la trs clbre miniature qui ouvre le recueil Sluat31 :

    n io

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    .

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    Si dans le texte prcdent, le personnage tait dshabill, il est dans celui-ci physiquement supprim. Une fois de plus, l'histoire commence dans un style tout fait classique : trois mots informent le lecteur sur le genre du texte ( II tait une fois... = narratif), sur le fait qu'il y a un personnage (un homme) et sur une caractristique de ce personnage (roux). Mais le rcit commence ds la seconde moiti de la phrase se dcomposer : on comprend immdiatement qu'il ne sera pas narratif et que le personnage n'en est pas vraiment un. Quant la caractristique, qui devrait tre dterminante puisqu'elle est unique, elle est anantie ds la deuxime phrase : c'est une convention. Puis, de phrase en phrase, le narrateur dcoupe le personnage et le rduit nant et, ce faisant, il rduit nant le rcit galement. Et, finalement, celui-ci ne raconte plus que son auto-destruction. La phrase o kom idet e' est trs significative car c'est effectivement bien de parole qu'il s'agit, d'une parole qui exprime son impuissance, son impossibilit d'tre parole. La dernire phrase contient la mme ide. En effet, en crivant qu' il est vraiment prfrable de ne pas en dire plus sur lui , Harms dclare en fait : II n'existe pas, mais il vaut mieux ne pas en parler , poussant ainsi jusqu' l'extrme le paradoxe exprim ds le dpart.

    Il y a plthore de textes qui correspondent ce schma. Souvent mme, l'limination des personnages est encore plus expditive que dans Golubaja tetrad' n 10 , comme par exemple : Un homme au visage stupide mangea une entrecte, hoqueta et mourut 38. On remarquera en plus dans ce passage, la distorsion hypertrophie du lien de cause effet, procd sur lequel je reviendrai plus bas : la mort du personnage est autant lie l'absorption de l'entrecte qu' la stupidit de son visage, paradoxe qui est rendu dans la syntaxe mme de la phrase. Cette distorsion, on la retrouve dans le texte qui suit89 :

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    Ce rcit est particulirement intressant. On aura reconnu la mthode impressionniste qui consiste mettre cte cte un certain nombre d'lments et

  • L'ABSURDE CHEZ D. HARMS 291

    composer une sorte de tableau par touches successives et juxtaposition. La premire touche est ce personnage-marionnette, Anton Mihajlovi, qui rpte trois reprises une action semblant, premire vue en tout cas, peu claire, vide celle-ci de son contenu par la rptition, et s'en va. On touche l un point important de la composition des textes en prose de Harms : V immotivation (bezmotivnos ), c'est- -dire l'absence de raisons (bespriinnos) justifiant l'vnement. Le personnage entre sans motif dans l'univers du texte, fait quelque chose d'incomprhensible (c'est--dire de non reli au monde qui l'entoure, comme le bton avec une boule et un cube ses extrmits), puis s'en va. Mais en partant, il emporte toute l'histoire qu'il aurait pu raconter s'il tait rest.

    Le personnage suivant est limin (ou plutt on l'limine) de la mme manire. Ce qu'on apprend de lui (lieu de naissance, cole, etc.) ne nous sert rien, dans le sens o ces renseignements n'ont aucun prolongement dans la suite de la narration. Ils sont simplement poss sans raison les uns ct des autres. Le tout se dilue ensuite dans un brouillard narratif pais : Puis il fit encore autre chose . A ce stade, le rcit est mourant et heureusement, le personnage part avec sa trouble histoire...

    Le narrateur ne connat mme pas ou mal le troisime personnage dont il aborde l'histoire. Une fois de plus, celle-ci se saborde ds le dpart. Et pour comble, le narrateur tombe de sa chaise et oublie de quoi il est en train de parler. Cette sorte de qu'est-ce que je voulais dire ? n'est gure qu'une manire de dire qu'on n'a rien dire. Et c'est bel et bien une parole prostre qui est mise en scne ici.

    L'espace se referme toujours plus et il ne reste plus au narrateur qu' parler de soi. Ds qu'il essaie de sortir de ce sujet, c'est l'chec. Il dit qu'il va nous raconter quelque chose, un sluaj, mais sa parole est dj morte. Elle n'est plus qu'un babil redondant. Que dit -il en effet de Marina Petrovna ? En paraphrasant, cela donne peu prs : Voil comment Marina Petrovna est devenue chauve : et zou ! elle est devenue chauve . Et toute l'histoire se rsume ce zou ! On peut dire que le texte entier n'est que zou. Zou-zou !

    Mais cette dispersion du texte et cette strilit progressive de la parole n'affectent pas et ne passent pas que par les personnages, mais galement par le sujet mme du texte. En fait, ce phnomne n'affecte que le sujet, mais il se trouve que dans les textes que l'on vient de voir, celui-ci est entirement concentr sur les personnages, ce qui n'est pas toujours le cas.

    Le sujet

    Parmi les nombreux brouillons de Harms, on trouve le dbut d'un texte qui commence par ces mots : A deux heures de l'aprs-midi, sur la perspective Nevskij ou, plus prcisment, sur la perspective du 25 octobre, rien de particulier ne s'est pass. On le voit immdiatement, le sujet de ce texte est son absence de sujet. Le rcit est mort-n : en une seule phrase est exprime la dualit fondamentale de la prose de l'crivain, la dualit qu'il y a entre un crit et la dclaration que celui-ci fait de son inexistence.

    L'auto-destruction du rcit n'est cependant pas toujours aussi radicale. Dans les deux textes qui vont suivre, on verra tout d'abord la recherche infructueuse et ensuite la perte pure et simple du sujet40 :

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    - . , . ! , , , ...

    ! , - . 22 . 1938 .

    On touche nouveau avec ce texte le problme de l'immotivation des vnements. Ce procd existe dj dans les uvres de Gogol', de mme que dans les rcits comiques en gnral et, notamment, dans les anecdotes ; seulement dans le cas prsent, il est quasiment explicit. En remontant de pourquoi en parce que , comme dans le jeu question-rponse du dbut du texte, on arrive la cause primordiale, la motivation de l'action du personnage, c'est--dire du texte. Dans l'article susmentionn de A. Slonimskij, on peut lire la description de ce procd chez Gogol'41 :

    [...] y , , . , . , .

    La disparition de l'encrier, qui met fin la narration , est remarquable car non seulement le texte n'a pas la force de raconter quoi que ce soit, mais il est encore priv de la seule chose qui lui permette de crer l'illusion qu'il existe, savoir l'encre.

    J'ai dit plus haut que dans les rcits de Harms, personnage et sujet sont particulirement troitement lis. Effectivement, dans la mesure o ces rcits racontent la plupart du temps l'histoire d'un seul personnage, la destruction de l'un va de pair avec la destruction de l'autre. C'est ce que l'on va voir maintenant dans le texte qui suit42 :

    - , . , .

    , .

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  • L'ABSURDE CHEZ D. HARMS 293

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    i 1935 .

    Dans le premier paragraphe de ce rcit nous sont donns le personnage et le sujet (c'est--dire ce que le personnage a l'intention de faire). L'un et l'autre vont tre impitoyablement supprims, commencer par le sujet. Kuznecov allait au magasin, mais il est arrt. L'action est en suspens. Puis elle sera de plus en plus compromise, puisque le hros, ds la premire brique, commence s'oublier lui- mme. Intrinsquement li au sujet, il est peu peu annihil. Et lorsque enfin le mouvement reprend (aprs la cinquime brique), c'est celui de la folie, de la course perdue, de la dispersion dans le monde, loin de soi.

    La destruction du personnage passe trs symboliquement de la perte du nom la perte du moi : Mais qui suis-je donc ? On tait parti pour acheter de la colle, on se retrouve avec un fou, cinq briques et cinq bosses. Par consquent, on peut dire que c'est le texte lui-mme qui s'crie, non sans tonnement : Mais qui suis-je donc ? ( Kto e ja ? ). Et sont annihils non seulement le sujet et le personnage, mais galement la parole. Si chaque brique dtruit un peu plus Kuznecov, chacune d'elle rogne galement chaque fois un bout de la phrase qu'il prononce, jusqu' ce que celle-ci ne soit plus qu'un je... je... je... mme plus capable d'affirmer son existence.

    Tout ce qu'on a vu jusqu' prsent nous permet de saisir un peu plus clairement ce qui fait l'originalit de la prose de Harms, en en mettant jour la dimension Parodique. La parodie est obligatoirement faite de deux entits distinctes : le

  • 294 JEAN-PHILIPPE JACCARD

    parodi et le parodiant. Dans la parodie habituelle, le parodi est habituellement un autre texte. Chez Harms, c'est l'ensemble des procds narratifs traditionnels qui est mis en cause. C'est la raison pour laquelle les rcits de Harms se parodient eux-mmes et ce, l'infini, jusqu' la dispersion totale43.

    Une narration impressionniste

    J'aimerais mettre jour dans les lignes qui suivent la raison principale pour laquelle le texte se disperse. Pour expliquer cela, il faut aborder le problme des rapports qu'entretiennent les divers lments du monde et surtout celui des chanes causales et des liens de cause effet. Le texte Svjaz' (Le lien) fournit un bon point de dpart pour cette analyse44 :

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  • L'ABSURDE CHEZ D. HARMS 295

    16. , , , , , .

    17. A , .

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    19. : , , .

    20. , , .

    J'avais dit en passant que la mthode impressionniste, qui consiste dcrire le monde en en juxtaposant les divers lments, se retrouvait galement comme procd narratif. Ce procd consiste mettre la suite une srie d'vnements sans expliquer le lien qui les unit les uns aux autres. On rejoint l ce qui a t dit du problme de la sparation.

    Ce qui est dit dans Svjaz' , c'est qu'il est impossible de comprendre le monde, car il est impossible d'apprhender Y ensemble du rseau des interrelations qui existent entre les vnements. Par consquent, mme dans les situations les plus banales (par exemple un trajet en tram), l'homme ne peut avoir qu'une vision par parties de la ralit, d'o sa souffrance. C'est pourquoi dans ses rcits, Harms raconte en dcrivant un tat de choses, car vouloir expliquer cet tat de choses serait vou l'chec.

    La chane causale est une suite incohrente d'vnements et n'importe quel incident, si minime soit-il, y imprime sa marque : sans le coup de vent qui emporte le chapeau du violoniste (point 2), le cours de l'histoire aurait t modifi et le texte lui-mme n'aurait pu se raliser, ou alors sous un tout autre aspect. Tout ce que vit l'homme n'est que la somme d'une infinit de petites choses dont l'existence lui est inconnue : qui se douterait en effet que si je suis ce que je suis maintenant, c'est aussi parce qu'une mouche est tombe dans la soupe d'un gardien de cimetire (point 10) ?

    Le drame de l'homme est l : il ne peut apprhender le monde que de manire fragmentaire et le lien qui l'unit ce qui l'entoure ne peut lui paratre que bris et arbitraire.

    Cette distorsion de la chane causale est exprime trs clairement dans le point introductif (point 1) puisque l'auteur dit crire une rponse une lettre qui n'a pas t envoye. La smantique du mot rponse implique l'existence d'une autre lettre, celle-ci tant la cause de celle-l, qui en est l'effet. On tient l une cl fondamentale de comprhension de l'uvre de Harms : le monde semble tre une somme d'effets sans causes qui entrent en collision les uns avec les autres. De l nat le sentiment de l'absurdit .

    Ce mcanisme de la pense se retrouve bien sr un niveau formel et c'est l le trait principal de la potique de Harms dans ses textes en prose, ainsi que la principale source de comique de ceux-ci. En effet, il existe toujours un lien entre deux vnements, mais on ne peut pas l'tablir, comme dans le texte qui prcde. Le procd consiste ne pas exprimer ce lien. Prenons un exemple trivial :

    1. Paul a trait Pierre d'imbcile 2. Pierre a frapp Paul 3. Paul est tomb en arrire

  • 296 JEAN-PHILIPPE JACCARD

    4. En tombant, Paul a renvers la bouilloire 5. La bouilloire est tombe sur le chat 6. Le chat en est mort. En radicalisant le procd, on obtient Paul a trait Pierre d'imbcile et le chat

    en est mort . A partir du moment o ce principe est accept, tout est possible et n'importe

    quoi peut entraner n'importe quoi : un billement peut mener quelqu'un au trne, condition qu'un coucou passe dans les parages ce moment43 :

    . , . ,

    , .

    . ,

    . ,

    .

    . ,

    . ,

    .

    .

    . .

    8 1935 .

    Ce texte est exemplaire car la dimension parodique y apparat clairement. Afin d'viter tout malentendu, je prcise tout de suite que lorsque je parle de parodie, je le fais dans un sens trs large et qu'il ne s'agit par consquent pas de contrefaon d'un texte particulier. Ju. Tynjanov, dans son tude Dostoevski] i Gogol'. teorii parodii** (Dostoevski] et Gogol' A propos de la thorie de la parodie) insiste bien sur le fait que deux lments sont ncessaires pour qu'il y ait parodie, savoir, un certain procd dans le texte de base (dans le cas prsent celui de Gogol') et le mme procd qui, par le fait qu'il est utilis dans un autre texte (celui de Dostoevskij), acquiert une valeur nouvelle, par contraste. En fait, ce procd est mcanis, et cela est source de comique :

    , , , , , ; : i) , 2) , .

  • L'ABSURDE CHEZ D. HARMS 297

    La mcanisation passe donc par la rptition du procd en dcalage par rapp. rt au texte d'origine. On retrouve, soit dit en passant, les notions de nebol aja pogre- nos, d'asymtrie et de mouvement. Maintenant si Harms emprunte Gogol' bien des procds, on ne peut cependant parler de parodie de Gogol', encore que bien souvent les allusions soient directes. Par contre on peut parler de parodie globale des procds narratifs traditionnels. A. Flaker relve cela dans son article sur les rcits de Harms, dont je n'ai que la traduction italienne : L'assurdo nasce anche qui da un rapporto parodistico nei confronti dlia prosa canonica 47. Et c'est peut-tre l o Harms a t le plus loin et o il est le plus original.

    Kar'era Ivana Jakovlevia Antonova (La carrire d'Ivan Jakovlevi Antonov) a une facture tout fait traditionnelle. Le titre exprime dj cela : on va nous raconter l'histoire d'un personnage. Chacun des moments de cette histoire est dclench par un vnement (le billement et le vol du coucou). Le texte renferme galement une nigme (la manire ingnieuse ) qui cre un certain suspense. Reprenons ces divers lments et voyons de quelle faon ils se ralisent" dans cet anti-rcit :

    Les personnages : Le titre nous informe qu'il sera question d'un certain Ivan Jakovlevi Antonov. Il ne fait aucun doute que le lecteur, habitu certaines conventions narratives, identifiera immdiatement le marchand comme le personnage principal, c'est--dire Ivan Jakovlevi. Pourtant ce personnage se perd, le rcit l'oublie au profit de sa femme. Mais le lecteur reste persuad que le marchand rapparatra. Et soudain, quelques lignes de la fin, apparat un autre personnage qui a le prnom et le patronyme de celui que le titre annonait comme principal. Mais par contre, le nom de famille n'est pas celui qu'on attend : c'est la nebol'saja pogrenos. Ce n'est que de justesse, l'avant-dernire ligne, qu'on lui change ce nom de famille, sans pour autant que ce geste ne soit d'une manire ou d'une autre motiv par ce qui prcde. L'aspect formel semble avoir t respect puisque le personnage est au dbut et la fin, mais en fait, le concept de personnage principal est compltement dtruit.

    Le sujet: L'histoire annonce dans le titre est la carrire d'un homme, mais cet homme tant absent du texte, la narration elle-mme se dplace. Son focus est en fait une chane causale compltement distordue o rien n'explique rien. Le sujet se dissout dans le brouillard des tentatives d'explication et le concept lui-mme de sujet est galement ridiculis. En effet, tre prsent au tsar n'est pas encore une carrire et le rcit s'arrte l o il devrait commencer. Notons encore qu'avec ces deux premiers points, la notion de titre est elle aussi srieusement mise mal.

    Les vnements : Les vnements qui forment l'intrigue sont eux-mmes immotivs, ne serait-ce qu'en raison de l'absence de pertinence des autres lments de la narration. Mme si l'on fait abstraction du caractre irrationnel de l'pisode de dpart, qui se rptera tout au long du texte ( savoir le coucou qui s'engouffre dans la bouche des personnages), toutes les autres parties du rcit que l'on peut qualifier vnements sont coupes des squences qui les prcdent directement, bien que celles-ci soient annonces (mme syntaxiquement) comme en tant la cause. Le plus immotiv de ces vnements reste bien entendu le changement de nom d'Ivan Jakovlevi.

    Le suspense: En fait, l'enjeu du texte est de clarifier quelque chose comme le dit la dernire phrase. L'ensemble des explications s'articule autour du fait que les personnages ont agi de la manire la plus ingnieuse. Une narration classique ne dvoilerait pas cette manire d'agir dans le but de crer un certain suspense, plus forte raison s'il s'agit du nud de toute l'histoire (qu'on croit encore vraie ce stade de la lecture). Mais le lecteur ne connatra jamais cette manire ingnieuse .

  • 298 JEAN-PHILIPPE JACCARD

    Ainsi le procd traditionnel qui consiste retenir une information pour plus tard est galement moqu.

    En arrivant la fin de la narration, on peut dire qu'il ne reste plus rien de celle-ci, en tout cas en tant que narration. Et cela se retrouve dans presque tous les textes en prose de Harms : le rcit, en tant qu'il se prsente prcisment comme tel, est une parodie de lui-mme, dans la mesure o y est parodi l'ensemble des procds utiliss par le rcit comme genre littraire.

    Ce procd de rupture par rapport une convention se rpercute bien entendu sur la langue. Dans les miniatures de l'crivain, et dans celle-ci en particulier, il y a permanence dans l'utilisation de tournures qui impliquent la relation de cause effet, comme par exemple l'aide de mots de liaison du type comme , alors , donc , c'est pourquoi , etc. ou alors par la coordination ou la simple juxtaposition.

    Ruptures, collisions, rptitions, circularit : toutes ces caractristiques qu'on vient de voir sont l'origine de la dimension comique des uvres de Harms dont je veux dire quelques mots pour terminer.

    Le comique

    Comme j'ai eu l'occasion de le mentionner, l'absurde est ncessairement li au rire, si grinant et si tragique celui-ci soit-il. L'exprimer revient par consquent obligatoirement mettre en jeu un certain nombre de procds qui relvent du comique.

    Ce qui unit le rire l'absurde, c'est que tous deux sont un certain regard pos sur le monde : je regarde le monde, je vois qu'il est absurde et j'en ris. Le rire absurde est donc avant tout le rsultat d'une lucidit tragique. Cette notion, on la retrouve dans l'ouvrage de R. Daumal au titre loquent : L'vidence absurde4*. Voici par exemple le dbut du chapitre intitul La pataphysique et la rvlation du rire , dans lequel les connexions avec Harms sont tonnantes :

    Car je soutiens et je sais que la pataphysique n'est pas une simple plaisanterie. Et si nous autres pataphysiciens le rire souvent secoue les membres, c'est le rire terrible devant cette vidence que chaque chose est prcisment (et selon quel arbitraire !) telle qu'elle est et non autrement, que je suis sans tre tout, que c'est grotesque et que toute existence dfinie est un scandale.

    Toutes les notions que nous avons vues jusqu' prsent se retrouvent concentres dans ce petit paragraphe : la dualit fondamentale homme /monde, le mouvement n de ce rapport dialectique, mouvement dont le rsultat est Y parpillement ou le repli strile. On aura not galement le rapport troit qu'entretiennent rire et dsespoir. Un peu plus loin, toujours sur ce thme, Daumal crit :

    Le rire pataphysique, c'est la conscience vive d'une dualit absurde et qui crve les yeux ; en ce sens il est la seule expression humaine de l'identit des contraires (et, chose remarquable, il en est l'expression dans une langue universelle) ; ou il signifie l'lan tte baisse du sujet vers l'objet oppos et en mme temps la soumission de cet acte d'amour une loi inconcevable et durement sentie, qui m'empche de me raliser total immdiatement, cette loi du devenir selon laquelle justement s'engendre le rire dans sa marche dialectique :

    je suis Universel, j'clate ; je suis Particulier ; je me contracte ; je deviens l'Universel, je ris.

  • L'ABSURDE CHEZ D. HARMS 299

    Et son tour le devenir apparat comme la forme la plus palpable de l'absurde et de nouveau je rue contre elle en hurlant un nouvel clat de rire, et sans fin sur ce rythme dialectique, qui est le mme que celui du rire dans le thorax, je ris tout jamais et cette dgringolade d'escalier n'en finit plus, car ils sont mes sanglots, mes hoquets se perptuant par leur propre entrechoquement : le rire du pataphysicien est aussi, profond et sourd- muet ou de surface et dchirant, la seule expression humaine du dsespoir. (p. 20).

    C'est galement de ce rire tragique que parle A. Slonimskij dans son article dj plusieurs fois mentionn lorsqu'il dcortique chez Gogol' le passage du rire aux larmes. Ce rire approfondit l'objet, dit-il, avant de souligner avec justesse que ce passage du comique au tragique permet d'valuer l'vnement et de dfinir sa relation au monde. On retrouve l ce que l'on a dit de l'absurde comme moyen de progresser dans le domaine de la connaissance. Progression qui ne peut avoir qu'une conclusion tragique car toujours je ne serai qu'une partie, toujours je serai sans tre tout...

    Si j'ai si souvent cit A. Slonimskij jusque-l, c'est parce que sa description des procds comiques de Gogol' pourrait s'appliquer presque mot pour mot ceux de Harms. Les ayant tudis tout au long de ce travail, je me contente de les mentionner tels qu'ils apparaissent chez A. Slonimskij sans les illustrer davantage.

    Le nonsense (bessmyslica), bas sur l'invraisemblance et qui mne des conclusions absurdes, souvent renforces par le procd de retardement (zatjaka).

    L'incohrence thmatique (bessvjazannos), c'est--dire la combinaison de diverses propositions htrognes ou le changement inattendu de thme (on se rappelle la notion de neozidannos).

    Les associations arbitraires (proizvol'nye associacii) qui sont souvent le fait de ces bavards qui perdent le fil de leur propre discours en s'enlisant par exemple dans les dtails (on se rappelle les cigarettes 35 kopecks)49.

    U incohrence verbale (neskladica) : la construction grammaticale entrane des glissements smantiques. Les deux plans du discours ne correspondent plus. Cette incohrence verbale est lie la confusion des ides. Dans Kar'era Ivana Jakovle- via Antonova , c'tait bien de cela qu'il s'agissait : c'est une manire de narrer qui rappelle celle des petits enfants qui, en racontant une plaisanterie, en omettent le dtail essentiel. C'est cette incohrence que l'on retrouve, dans les textes dramatiques, dans le jeu de rpliques.

    L'absence de mouvement logique, qu'on trouve galement dans les dialogues. Il y a par exemple des enchanements qui se font un niveau purement grammatical et non smantique. Cela entrane une immobilit logique (logieskaja nepod- vinos ) de la conversation qui est la cause de conclusions infondes. C'est ce cercle vicieux de rpliques que l'on retrouve dans toute l'histoire de la comdie.

    L' immotivation des comportements et des vnements (alogizm v tnotivirovke postupkov i sobytij) et l'absence de cause logique fbespriinnos J50.

    On voit que tous ces procds sont ceux qu'utilise Harms dans les textes en prose que l'on a tudis, et que tous sont bass sur le principe de la dualit : collision entre niveaux smantique et syntaxique, rupture de la cause et de l'effet, etc.

    On remarque donc pour terminer que l'absurde, tel qu'il a t compris dans ce travail, et mme s'il n'est qu'une tiquette, est vritablement le fil rouge qui permet de s'orienter dans l'uvre de Harms. En effet, s'il est vrai qu'il s'agit d'un problme philosophique, il n'en reste pas moins que celui-ci a une incidence dcisive sur la potique de l'crivain.

  • 300 JEAN-PHILIPPE JACCARD

    Et si nous n'avons abord dans ces lignes que les problmes lis la prose, il n'est cependant pas inutile d'insister sur le fait que l'ensemble de l'uvre de l'crivain repose sur les mmes principes. Partout on retrouve le mme systme d'oppositions que Harms vit comme un affrontement permanent, ne serait-ce que dans ses vers, o la dualit intrinsque du signe linguistique rappelle en permanence au pote qu'il est sans tre tout et que son existence est un scandale...

    Universit de Genve, 1985.

    Principes adopts : Dans tous les textes de Harms, la ponctuation a t corrige, de mme qu'un certain

    nombre de fautes d'orthographe. Le but de l'opration n'est pas amliorer l'criture de Harms. Il serait au contraire prfrable de publier ses uvres avec leurs nebol'sie pogrenosti. Seulement, ayant t clans l'impossibilit de consulter les manuscrits une seconde fois pour vrification, je juge plus prudent de corriger plutt que de prendre le risque d'insrer des erreurs dues une ngligence de ma part lors de la copie.

    Les dates qui se trouvent la fin des textes sont celles de Harms sauf lorsqu'elles se trouvent entre parenthses, auquel cas il s'agit d'une approximation due Ja. Druskin ou moi-mme.

    1. Indit. Donn in extenso Annexe I. Les points 1 60 de ce texte sont crits dans un cahier et sont prcds du titre biff O suestvovanii . Ils sont recopis partir de quatre grandes feuilles de brouillon qui, elles, portent le titre O vremeni, o prostranstve, o suestvovanii . Dans un second cahier, on trouve un texte en trois parties : 1. O suestvovanii, 2. O ipostasi, 3. O kreste (1. De l'existence. 2. De l'hypostase. 3. De la croix). La premire reprend les points 1 1 1 du premier cahier, avec quelques lgres modifications (par exemple, au point Q, aprs prepjatstvie, il y a la prcision : ili erta razdela ).

    Ces lignes sont trs importantes pour comprendre certains textes de Harms, comme par exemple le pome Nteper' , que l'on trouve dans le deuxime tome des uvres de l'crivain publie par M. Mejlah (Sobranie soinenij /uvres, Brme, K-Presse, 1980), pome qui joue prcisment sur ces notions de to, eto, tut, tam, etc. Ces termes viennent d'un essai philosophique dont il sera question plus bas, Razgovory vestnikov (Entretiens des messagers) du philosophe Jakov Druskin. Ce dernier faisait partie avec Harms d'un mme groupe d'amis qui se runissaient rgulirement tout au long des annes 30. galement musicologue, il est l'auteur d'un livre sur Bach, seul travail publi. Ses autres textes sont de nature philosophique. Il y a par exemple, outre l'essai susmentionn, une longue tude sur l'uvre de A. Vvedenskij, Zvezda bessmyslicy (L'toile du non-sens). Ces textes sont conservs la Bibliothque publique Saltykov-edrin de Leningrad, dans le mme fonds de manuscrits que ceux tie Harms. La raison en est que c'est Ja. Druskin qui a rcupr les manuscrits de Harms aprs l'arrestation de celui-ci en automne 1941. Avant de mourir en 1980, il a vendu ces archives la Bibliothque publique en mme temps que ses propres textes. Cf. galement la n. 11 ci-dessous.

    2. Dans la suite du texte, Harms tient le mme raisonnement sur la trinit de l'existence dans le rapport paradis-monde- paradis ( = tam-tut-tam) . Paradis = cela, monde = ceci, obstacle = ceci. On le voit, l'homme, dans la mesure o il est dans le monde, est au centre, l o tout se croise. Pour le pote, comme pour le Christ (lment terrestre de la Trinit), tre dans le monde est la fois la condition de son existence et la cause de sa souffrance (sa crucifixion) . 3. On trouve l'essentiel de ces notions dans deux textes : Nul' i nol' (Nul et zro) et kruge (Du cercle) publis par Gleb Urman (in Neue Russische Literatur Almanach, Salzbourg, 1980). Malheureusement.cette publication est incomplte.

    4. Cette phrase est la premire d'un texte indit, dans lequel l'crivain regarde la surface de l'eau : l'image pure du reflet peut tout instant tre creve par l'mergence de ce monde trouble et inquitant qui vit au fond des eaux.

    5. Voir Annexe III. Aprs un certain nombre d'attaques de plus en plus violentes dans la presse, Harms et plusieurs personnes de son entourage (son ami A. Vvedenskij, entre autres) furent arrts simultanment la fin de l'anne 1931. Accus, selon Mejlah, par la section littraire du GPU d'avoir des activits contre-rvolutionnaires et de dtourner les gens de la construction socialiste par ses vers zaum', il est envoy aprs quelque temps en prison, en exil Kursk. A la fin de l'anne 1932, il est dj de retour Leningrad.

    6. Publi par M. Mejlah dans Sobranie soinenij, op. cit., 1, 1978. 7. Ibid., 11.

  • L'ABSURDE CHEZ D. HARMS 301

    8. Texte indit, peut-tre inachev, datant probablement de 1940. Brouillon l'encre. 9. Texte indit. crit l'encre. Datant de 1930 environ. Suivi sur la mme feuille d'un

    autre texte portant le titre : Sposob prigotovlenija filosofskogo kamnja. (Mode de prparation de la pierre philosophale) .

    ro. C'est la mme chose que l'on retrouve dans l'article de A. Sinjavskij, Le ralisme socialiste (Esprit, 1, 6, 1959) avec l'ide que ce genre littraire est entirement subordonn la marche vers ces toilettes en or promis par Lenin. Ce que l'auteur de l'article dit sur le mot nous intresse particulirement : Ici, chaque mot est subordonn l'ide du But. Mme ce qui ne contribue pas faire progresser l'humanit vers ce But a un sens : lui faire obstacle. (ibid., p. 340). Cette ide qu'une position fixe d'quilibre est un endroit mort, on la retrouve dans cet aphorisme de Harms de 1937 : . . . . .

    L'homme est donc en lutte permanente ; c'est douloureux, mais cela fait vivre. V. Rozanov dit peu prs la mme chose quand il dclare dans Feuilles tombes (Lausanne, L'Age d'homme, 19X4) : La vie nat partir ' quilibres instables '. Si tout, partout, tait stable, il n'y aurait pas de vie. L'quilibre instable, c'est l'angoisse le malaise, le danger. Le monde est ternellement inquiet, et c'est de cela qu'il vit. Quelles btises toutes ces ' Cits du Soleil ', toutes ces ' Utopies ' qui prnent le bonheur ternel. Autrement dit un ' quilibre stable '. Ce n'est pas ' l'avenir ', mais la mort (p. 31).

    11. Dans une note accompagnant ce texte, conserv la Bibliothque publique Saltykov- edrin de Leningrad (texte autographe et copie la machine), Ja. Druskin explique la provenance de ce mot qui est une traduction littrale du grec : . '', , . . ' ', ' ', . , , , , , . ' '. L. Lipavskij, plus connu sous son pseudonyme d'crivain pour enfants Savel'ev : philosophe, ami de Druskin. Auteur d'un essai philosophico-linguistique, Teorija slov (Thorie des mots), conserv galement dans le Fonds Druskin de la Bibliothque Saltykov-edrin. C'est chez lui que se runissait toujours ce groupe d'amis o l'on trouvait, entre autres Harms, Oltjnikov, Vvedenskij. La femme de Lipavskij, Tamara Lipavskaja-Mejer, avait d'ailleurs pous ce dernier en premire noce. Cf. galement la note 1 ci-dessus.

    12. Cf. le texte O tom, kak menja poetili vestniki (Comment les messagers m'ont rendu visite), publi par I. Levin dans la revue Kontinent, 24, 1980.

    13. Pour ce qui est du lien entre la mtaphysique et le nonsense, cf. le pome de A. Vvedenskij Krugom vozmono Bog (Dieu est absolument possible), in Polnoe sobranie soinenij (uvres compltes, Ann Arbor, Ardis, 1980) et, notamment les deux vers :

    .

    (pp. 100- 101) 14. Indit. Ces cinq points sont crits en tout petits caractres l'encre sur un minuscule

    bout de papier. Les dessins qui suivent sont au crayon ou l'encre, toujours extrmement soigns.

    15. Le texte est donn in extenso en Annexe IV. Indit. crit l'encre sur trois grandes feuilles. Recopi et sign. 10. Publi par I. Petroviev dans Russkaja mysl' (Paris), 3350, Priloenie 1, 1985. Texte crit sur une seule feuille avec des ratures. En marge de la rplique commenant par les mots Izvinite, govorit... et de la rplique suivante, on trou%-e le commentaire Otvratitel'no. Harms jugeait souvent trs svrement ses propres crits. L'expression vnu se rptant deux fois, il ne s'agit certainement pas d'une omission dans le mot vnutr', mais plutt d'une cration de Harms, portant la signification inverse du verbe vynu. Daniil Dandan : un des nombreux pseudonymes de Harms, qui rappelle Dandin. Comme tous les autres, il ne se rencontre que pendant une courte priode : septembre-octobre 1934.

    17. Indit. Brouillon l'encre. La plupart du temps. Harms signe et date ses textes, souvent mme lorsqu'il s'agit de brouillons. C'est pourquoi l'absence de ces indices peut faire penser qu'il s'agit d'un texte inachev.

    18. Tir du cycle de rcits runis sous le titre Sluai. Publi par G. Gibian (Izbrannoe (Choix de textes), Wiirzburg, Jal-Verlag, 1974, pp. 54-55)- Dans le manuscrit, le paragraphe qui commence par V bulonoj... et celui qui commence par A sanitarnaja... ne sont pas la ligne. Notons en passant que les rcits que G. (iibian regroupe sous le titre Slufai ne correspondent que tout fait partiellement ceux que Harms fait entrer dans ce cycle. Sluai se prsente en fait comme un cahier de texte* recopis trs proprement et prcds d'une table des matires : Harms avait donc certainement une ide trs prcise de ce que devait tre ce recueil et il est abusif de parler, comme on le fait habituellement, de sluaj pour chaque texte en prose de l'crivain.

    19. Il y a dans le cycle des rcits Sluai un texte terrible sur le rapport de l'individu la

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    foule. Celle-ci, pour un rien, anantit n'importe qui. Elle est une sorte de monstre qui se nourrit de sang et qui agit avec le sentiment du bon droit que lui confre le nombre. Ce texte, est publi par G. Gibian :

    , , , , , , . , , . - . , . , . . , . , , , . , , . . , , . ( cit., p. 93)-

    . Texte indit. Copie en ma possession. 21. Publi par I. Levin dans la revue Kontinent, 24, 1980. 22. Indit. Brouillon d'une page. crit au crayon. 23. Ce terme nedoelovek revient plusieurs reprises dans la littrature sur Harms,

    notamment chez A. Aleksandrov (Cf. l'article Ignavia >\ Svtov literatura (Prague), 6, 1968). 24. Aprs la phrase Zvali ego, kaetsja, Ivan Jakovlevi , il y a un passage bifi qui

    explique peut-tre le coup de sonnette : , , . , .

    25. Le thme de la dispersion du personnage revient plusieurs reprises dans l'uvre de Harms. Dans le petit texte indit qui suit, le personnage rve de transgression et ce rve le met face son impuissance ; et il a le sentiment de s'lever uniquement ds lors qu'il est en passe de se dissoudre. Une fois limin, il ne restera plus l'indfectible concierge qu' ramasser les restes : un sort qui rappelle celui de Kalugin dans le texte Son (Le rve) dont on a parl plus haut :

    , . , , ,

    . , , , .

    , , , - .

    -, - .

    23 . 1936. 26. Cf. ce sujet l'article de I. Ermakov, repris dans Gogol' from the twentieth century.

    Eleven essays, Princeton UP, 1976. 27. On trouve d'ailleurs souvent des rapprochements avec l'expressionnisme plutt