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19 Introduction La diplomatie, normes et pratiques de l’altérité En juillet 1750, l’aumônier de la résidence de France Gabriel Arnaud se joint aux curés savoyards des environs de la République de Genève, sur ordre de leur supérieur commun, l’évêque d’Annecy Deschamps de Chaumont, pour solliciter la permission du Petit Conseil 1 de dispenser secrètement les derniers sacrements à des voleurs « sujets du roi de Sardaigne » détenus dans les geôles genevoises en attendant leur exécution 2 . Il essuie un double refus. Pour le gouvernement genevois, l’aumônier français ne peut rien prétendre en faveur des criminels savoyards incarcérés à Genève, d’autant qu’« il n’y aurait point de réciprocité de la part des États catholiques en pareil cas 3 ». Le ministre des Affaires étrangères, le marquis de Puysieulx, précise à son tour que la requête de l’aumônier ne se justifie qu’à l’égard des détenus français au seuil de la mort, les autres devant plu- tôt faire l’objet des efforts de la résidence pour en obtenir l’extradition 4 . Quant aux criminels arrêtés à Genève qui ne sont pas sujets du roi de France, il est hors de propos d’exiger du Petit Conseil que l’aumônier puisse les visiter 5 . Quinze ans plus tard, c’est toujours au nom de la réciprocité que le résident Pierre-Michel Hennin lit les instructions du ministère relatives à l’usage de la chapelle de France à Genève : « Sa Majesté se croit d’autant plus intéressée à ce que son résident ne donne aucun sujet de plainte ou d’inquiétude aux Genevois sur cet article, que cette discrétion doit leur servir d’exemple pour empêcher que des ministres calvinistes ne sortent de leur ville pour venir se répandre dans les provinces où, malheureusement, il se trouve encore des sujets du roi, 1. Voir « Les Conseils de la République », en annexe. 2. Le baron de Montpéroux au marquis de Puysieulx, Genève, 8 juillet 1750. MAE GPC, vol. 64, f° 218-220. 3. AEG RC 250, 17 juillet 1750, p. 323. 4. Le marquis de Puysieulx au baron de Montpéroux, Compiègne, 15 juillet 1750, minute. MAE CPG, vol. 64, f° 230-231. 5. AEG PC 9710, 1 e série, procédure contre Bernard dit Brunand, Jean Marguillier, Gédéon Armand, Pierre-Gabriel Marguillier, Jean-Pierre Puthon. Attentat contre François Lavillat, vols, brigandages. « Le nain et le géant », Fabrice Brandli ISBN 978-2-7535-2060-8 Presses universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr

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Introduction

La diplomatie, normes et pratiques de l’altérité

En juillet 1750, l’aumônier de la résidence de France Gabriel Arnaud se joint aux curés savoyards des environs de la République de Genève, sur ordre de leur supérieur commun, l’évêque d’Annecy Deschamps de Chaumont, pour solliciter la permission du Petit Conseil 1 de dispenser secrètement les derniers sacrements à des voleurs « sujets du roi de Sardaigne » détenus dans les geôles genevoises en attendant leur exécution 2. il essuie un double refus. Pour le gouvernement genevois, l’aumônier français ne peut rien prétendre en faveur des criminels savoyards incarcérés à Genève, d’autant qu’« il n’y aurait point de réciprocité de la part des États catholiques en pareil cas 3 ». Le ministre des Affaires étrangères, le marquis de Puysieulx, précise à son tour que la requête de l’aumônier ne se justifie qu’à l’égard des détenus français au seuil de la mort, les autres devant plu- tôt faire l’objet des efforts de la résidence pour en obtenir l’extradition 4. Quant aux criminels arrêtés à Genève qui ne sont pas sujets du roi de France, il est hors de propos d’exiger du Petit Conseil que l’aumônier puisse les visiter 5.

Quinze ans plus tard, c’est toujours au nom de la réciprocité que le résident Pierre-Michel Hennin lit les instructions du ministère relatives à l’usage de la chapelle de France à Genève :

« Sa Majesté se croit d’autant plus intéressée à ce que son résident ne donne aucun sujet de plainte ou d’inquiétude aux Genevois sur cet article, que cette discrétion doit leur servir d’exemple pour empêcher que des ministres calvinistes ne sortent de leur ville pour venir se répandre dans les provinces où, malheureusement, il se trouve encore des sujets du roi,

1. Voir « Les Conseils de la République », en annexe. 2. Le baron de Montpéroux au marquis de Puysieulx, Genève, 8 juillet 1750. MAE GPC, vol. 64,

f° 218-220. 3. AEG RC 250, 17 juillet 1750, p. 323. 4. Le marquis de Puysieulx au baron de Montpéroux, Compiègne, 15 juillet 1750, minute. MAE CPG,

vol. 64, f° 230-231.5. AEG PC 9710, 1e série, procédure contre Bernard dit Brunand, Jean Marguillier, Gédéon Armand,

Pierre-Gabriel Marguillier, Jean-Pierre Puthon. Attentat contre François Lavillat, vols, brigan dages.

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ou professant cette fausse religion, ou non encore assez affermis dans la véritable 6. »

La réciprocité, pierre angulaire de la pratique diplomatique, notion rivée à la tradition juridique du droit des gens, conforme les relations politiques entre la puissante monarchie catholique du roi de France, puis la France révolutionnaire, et la petite République réformée de Genève. La relation entre le fort et le faible se déroule à travers l’instauration d’un régime de négociation et de représentation échappant aux catégories réductrices du protectorat ou de la domination unilatérale, régime que les pages qui suivent auront vocation à définir. En admettant les pratiques diplomatiques comme l’équilibre sans cesse négocié entre rapports agonistiques de pouvoir et quête de compromis, l’attention se portera de préférence sur les points de convergence entre les contraintes institutionnelles et la liberté intersti-tielle des acteurs 7.

Depuis quelques années déjà, le renouvellement des paradigmes de l’his-toire de la diplomatie et des relations internationales 8 à l’époque moderne, grâce notamment à l’apport de l’anthropologie, de la sociologie de l’inte-raction, des approches constructivistes des sciences politiques, permet de penser à nouveaux frais des événements et des pratiques qui jusque-là étaient le résultat interprétatif de certitudes à fortes consonances idéo -logiques 9.

Au-delà de la survalorisation des décisions politiques en tant que résultat de la volonté rationnelle et supérieure d’individualités remarquables – les « grands hommes » – ou de la dynamique impersonnelle et quasi anhisto-rique de l’État, il s’agit de penser la diplomatie comme une pratique sociale de l’altérité que déterminent les normes culturelles antagonistes et mouvantes des agents impliqués 10.

6. « Mémoire pour servir d’instruction au sieur Hennin allant à Genève en qualité de résident du roi », 9 décembre 1765. MAE CPG, vol. 70, f° 451-458.

7. P. Boucheron, « Des fondements de l’autorité aux pratiques du pouvoir. Conclusions », Hypothèses 2000. Travaux de l’École doctorale d’histoire de l’Université de Paris i-Panthéon Sorbonne, 2001, p. 241-247.

8. Le terme international revêt un caractère anachronique pour la période de l’Ancien Régime durant laquelle les relations entre souverains, et non pas entre nations, sont interétatiques et marquées au coin des enjeux dynastiques. Nous utiliserons donc le champ lexical des relations internationales uniquement comme la convention de langage la plus propice à faciliter la lecture.

9. Sans épuiser une bibliographie qu’on retrouvera dans les différents chapitres, lire notamment E. Goffman, Les rites d’interaction, trad. franç., Paris, Minuit, 1974 ; A. Strauss, La trame de la négociation. Sociologie qualitative et interactionnisme, i. Basczanger (éd.), Paris, L’Harmattan, 1992 ; B. Badie, Culture et politique, Paris, Economica, 1993 ; P. Katzenstein, R. Keohane, S. Krasner, « international Organization and the Study of World Politics », international Organization, 52, 1998, p. 645-685 ; P. Minard, « Histoire et anthropologie, nouvelles convergences ? », Revue d’his-toire moderne et contemporaine, n° 49/4bis, 2002/5, p. 81-121 ; D. H. Nexon, The Struggle for Power in Early Modern Europe. Religious Conflict, Dynastic Empires and international Change, Princeton, Princeton university Press, 2009.

10. C. Windler, La diplomatie comme expérience de l’autre. Consuls français au Maghreb (1700-1840), Genève, Droz, 2002, p. 9-16.

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Les règles du droit encadrent les relations diplomatiques entre la France et Genève, institutionnalisées à travers l’établissement réciproque de ministres publics permanents. Au xviiie siècle, les traités du droit des gens s’accordent sur l’égalité juridique des États. La souveraineté est une catégorie du droit qui ne dépend pas de la force ou de la faiblesse, ni même de la forme du gouvernement. Pour Bonnot de Mably, qu’il s’agisse d’une république ou d’une monarchie, l’« indépendance est égale dans tous les souverains, et elle doit être partout également respectée 11 ». Emer de Vattel affirme la légitimité pour tout souverain d’être reconnu comme sujet du droit public selon la comparaison d’après laquelle un « nain est aussi bien un homme qu’un géant ; une petite République n’est pas moins un État souverain que le plus puissant Royaume 12 ». La distinction hiérarchique entre les puissances européennes configurée, depuis le début du xvie siècle, selon les règles de préséance de l’Ordo regum et principum et de l’Ordo ducum 13, est subordonnée au principe de l’égalité juridique des États souve-rains. En toute logique, les négociateurs français insisteront davantage sur la distance qui sépare la puissance de la France de la faible République alors qu’à l’inverse les Genevois agiront en conséquence de l’indépendance de leur État, certes acteur mineur de l’ordre européen, mais non moins légitime. La diplomatie française à Genève peut bien se colorer du ton de l’hégémonie, il s’agit d’une aspiration bornée par les outils juridiques qui assurent la souveraineté de la République.

La position internationale de Genève s’adosse d’abord aux combour-geoisies signées, entre 1536 et 1584, avec les cantons de Berne et de Zurich qui dessinent jusqu’à la fin du xviiie siècle les limites de jure de l’influence française à Genève (chapitre premier). Les combourgeoisies associent la République à l’alliance protestante dans la mesure où Zurich et Berne servent souvent d’intermédiaires dans les relations de Genève avec les États allemands ou l’Angleterre 14. L’antécédence de l’alliance suisse figure comme l’un des motifs récurrents dans la correspondance des résidents de France pour lesquels l’enjeu essentiel est d’en réduire la portée en disqualifiant les effets de la politique des deux États évangéliques du Corps helvétique à Genève. S’il y a reflux relatif de l’influence diplomatique des deux cantons à partir des années 1770, il n’en demeure pas moins que c’est bien au nom de la combourgeoisie de 1584 que le gouvernement genevois, après être

11. G. Bonnot de Mably, Principes des négociations pour servir d’introduction au droit public de l’Europe [1757], M. Belissa (éd.), Paris, Kimé, 2001, p. 88.

12. E. de Vattel, Le droit des gens ou principes de la loi naturelle appliqués à la conduite et aux affaires des nations et des souverains, t. i, Londres, 1758, « Préliminaires », p. 11.

13. M. A. Visceglia, « il cerimoniale come linguaggio politico. Su alcuni conflitti di precedenza alla corte di Roma tra cinquecento e seicento », in M. A. Visceglia et C. Brice (éd.), Cérémonial et rituel à Rome (xvie-xixe siècle), Rome, École française de Rome, 1997, p. 126.

14. B. Roth-Lochner, « Zurich et Genève, ou la diplomatie au quotidien », in H. Holzhey, S. Zurbuchen (dir.), Alte Löcher – neue Blicke. Zürich im 18. Jahrhundert : Aussen- und innenperspektiven. Zurich au xviiie siècle : perspectives extérieures et intérieures, Zurich, Chronos, 1997, p. 71.

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parvenu à inclure la République dans la neutralité helvétique 15, appelle une dernière fois les troupes suisses à son secours alors que les armées de Montesquiou s’emparent de la Savoie, en septembre 1792.

Au-delà des combourgeoisies, Genève est intégrée dans des traités qui contribuent progressivement à diminuer la précarité juridique de sa situa-tion sur la scène internationale. Le traité de Soleure de 1584, entre Berne, Soleure et la France, la prémunit durablement contre les tentatives hostiles de la maison de Savoie. L’inclusion de la République dans les traités de Ryswick et d’utrecht, en 1697 et 1713, grâce à l’intervention croisée des puissances protestantes, règle du point de vue du droit public la question de la souveraineté, désormais indiscutable, de l’État genevois. Les traités de limitation territoriale, signés en 1749 avec la France et cinq ans plus tard avec la Sardaigne, élèvent la République au rang de partenaire juridique à part entière en répondant aux exigences de chacune des parties contrac-tantes de rationaliser des espaces souverains limitrophes. Cette rationalisa-tion s’opère au nom d’une nouvelle conception de la frontière comme ligne de partition politique, administrative et fiscale dégagée de l’héritage féodal 16. Si l’intégration de Genève dans le droit public européen ne milite guère en faveur de l’idée qu’elle ne serait qu’un protectorat français au moment même où son statut international n’a jamais été aussi sûr, il faut alors tourner son regard vers les lois fondamentales de la République, les édits politiques adoptés avec la co-garantie de la France, de Berne et de Zurich, dès le Règlement de l’illustre Médiation de 1738 17.

L’intervention des puissances médiatrices pour terminer les troubles politiques genevois a lieu en conformité avec les prescriptions du droit des gens selon lesquelles, lorsqu’une République est divisée en deux factions antagonistes, tous les souverains, et plus particulièrement les États alliés, peuvent proposer leurs bons offices s’ils sont sollicités par l’une des parties 18. Loin d’être déliée de toute contrainte extérieure, la médiation française en République dépend, au moins jusqu’en 1782, de l’accord des puissances protestantes qui en limitent l’exercice en s’opposant, par exemple, à l’intro-duction des troupes du roi sur le territoire genevois. Elle offre surtout l’occasion d’éprouver les rapports de force avec les cantons de Zurich et de

15. T. Maissen, « L’invention de la tradition de neutralité helvétique : une adaptation au droit des gens naissant du xviie siècle », in J.-F. Chanet, C. Windler (dir.), Les ressources des faibles. Neutralités, sauvegardes, accommodements en temps de guerre (xvie-xviiie siècle), Rennes, PuR, 2010, p. 17-46.

16. S. Rizzo, « Un petit État désire de se bien limiter avec ses voisins, surtout quand ce sont des grands princes » : contexte et acteurs du traité des limites de 1749. Les travaux d’approche genevois (1719-1725), mémoire de licence sous la direction du prof. O. Fatio et de M. Neuenschwander, université de Genève, Faculté des Lettres, 2003 ; D. Nordman, Frontières de France. De l’espace au territoire, xvie-xixe siècle, Paris, Gallimard, 1998 ; D. Carpanetto, « Confini, sovranità politica e questioni religiose nel trattato sabaudo-ginevrino del 1754 », in B. A. Raviola (dir.), Lo spazio sabaudo. intersezioni, frontiere e confini in età moderna, Milano, FrancoAngeli, 2007, p. 100-136.

17. En 1782, la Sardaigne se substitue au canton de Zurich. 18. E. de Vattel, op. cit., t. ii, livre iii, chap. XViii, § 296, p. 247-248.

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Berne dans le contexte des négociations sans cesse entamées et différées sur le renouvellement de l’alliance franco-suisse de 1663. Enfin, les édits de 1738 et 1768 ne consacrent pas le protectorat de la France sur Genève au bénéfice des intérêts de la magistrature républicaine puisque ces lois enregis-trent au contraire une partie des revendications bourgeoises 19 et que la ligne politique française, jusqu’au début des années 1760, se positionne claire-ment à l’avantage de la bourgeoisie, jugée bien plus acquise à la France que la magistrature. L’occupation de Genève par les troupes coalisées, en juillet 1782, et l’établissement d’un régime militaire après l’adoption du « Code noir 20 », en novembre de la même année, ouvrent une période exceptionnelle qui consacre la prééminence inédite de Versailles dans le fonctionnement politique de la République. Encore faut-il admettre que cette prééminence relève moins du protectorat sur l’État républicain que du patronage du ministre des Affaires étrangères Vergennes en faveur de la faction la plus conservatrice de l’oligarchie 21. Cette période se clôt avec l’insurrection de janvier 1789 et l’édit du mois de février suivant qui font entrer Genève dans ce que l’ancien Procureur général Jean-Robert Tronchin appelle abusivement la « démocratie extrême 22 », vidant la garantie française de toute réalité dès les premières heures de la Révolution.

Après avoir évoqué les conditions juridiques et le contexte politique au sein desquels se déroulent les relations entre la France et Genève, il s’agira de porter l’attention sur les agents de la diplomatie française en République (chapitre ii). À partir de la figure du serviteur de l’État, on discutera d’abord de la pertinence des critères de la professionnalisation pour caractériser la constitution du personnel diplomatique français à Genève en corps spéci-fique 23, alors que les termes de diplomatie et de diplomate, en tant que manifestation lexicale d’un champ spécifique de savoir et de savoir-faire 24,

19. La population de la République est divisée en catégories politico-juridiques. Les citoyens sont nés dans la ville d’un père bourgeois ou citoyen. ils jouissent de l’ensemble des droits politiques et économiques, sont membres du Conseil général et seuls éligibles aux charges de la Justice et des Conseils restreints. Les bourgeois bénéficient des mêmes prérogatives, à l’exception du droit d’éligi-bilité aux principales magistratures. De naissance genevoise et de père natif ou habitant, les natifs sont à l’origine dépourvus de droits civiques. Les habitants sont des étrangers que le Petit Conseil autorise à demeurer à Genève. ils peuvent y vivre et travailler, mais leur situation est révocable à tout instant. Les sujets – habitants ruraux du territoire de la Seigneurie – et les étrangers ne bénéfi-cient d’aucun droit. A. Perrenoud, La population de Genève du xvie au début du xixe siècle. Étude démographique, Mémoire et documents publiés par la Société d’histoire et d’archéologie de Genève, t. 7, Genève, SHAG, 1979, p. 182-228.

20. il s’agit du nom que donnent ses détracteurs à l’Édit de pacification de 1782 qui sanctionne l’éta-blissement d’un régime autoritaire après l’échec de la révolution représentante.

21. S. Kettering, « Patronage in Early Modern France », French Historical Studies, vol. 17, n° 4, 1992, p. 839-862.

22. BGE Archives Tronchin 216, « Copie d’une lettre [de Jean-Robert Tronchin] à Monsieur Saladin de Crans, du 4 décembre 1789 », f° 1-2.

23. M. Weber, Économie et société, t. 2 : L’organisation et les puissances de la société dans leur rapport avec l’économie [1922], Paris, Plon, 1971, notamment p. 233-234.

24. Au sujet de la notion de champ, P. Bourdieu, Raisons pratiques. Sur la théorie de l’action, Paris, Seuil, 1994, notamment p. 74-75.

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n’apparaissent pas avant les années 1790, détrônant le substantif tradi-tionnel de négociateur. Chez les résidents, la fonction diplomatique coexiste avec d’autres marqueurs sociaux et leur est parfois même subordonnée. Valorisant une conception encyclopédique du savoir et un mode de circu-lation de l’information qui obéit mal à la distinction entre espace public et espace privé, les négociateurs de second ordre combinent les stratégies d’inté-gration sociale : diplomates, certes, ils sont également officiers mili taires, académiciens, savants, historiens, hommes du monde et hommes de lettres, modestes relais de la sociabilité cosmopolite des élites euro péennes 25.

La clarification des conditions institutionnelles et matérielles détermi-nant l’activité des agents du roi puis de la nation invite notamment à démêler l’origine du monopole de la représentation diplomatique française en République, qui est moins le produit de la volonté unilatérale de l’État le plus puissant que le résultat de la convergence des intérêts particuliers des gouvernements genevois et français. L’étude de la chapelle de la rési- dence et de son aumônier permet enfin de mesurer de quelle manière le lien diplomatique constitue un espace civilisé et juridiquement pacifié où les traditions confessionnelles antagonistes coexistent sous le sceau du pro -cessus de sécularisation qui caractérise la seconde moitié du xviiie siècle européen.

À travers la reconstitution des contextes singuliers au sein desquels les résidents et le personnel secondaire de la légation utilisent l’activité diplo-matique comme l’un des instruments au service de leurs stratégies familiales d’ascension sociale, la démonstration portera sur la manière dont cet avancement se paie au prix de l’adhésion aux normes culturelles dominantes, entre monarchie, Lumières et Révolution, qui renvoient souvent la République d’Ancien Régime dans le domaine du dysfonctionnement et de l’archaïsme. Le processus de construction croisée des identités politiques, où le discours sur l’autre est aussi un discours sur soi 26, organise le système de croyances et de représentations des négociateurs français à partir duquel ils énoncent les caractéristiques du peuple genevois, de son oligarchie et de la culture politique républicaine 27. Dans cette perspective, la culture politique correspond à l’ensemble concurrentiel des discours et des prati-ques symboliques qui structure le rapport que les individus, ou les groupes d’individus réunis en corps, entretiennent avec le pouvoir politique exercé

25. A. Gestrich, Absolutismus und Öffentlichkeit : Politische Kommunikation in Deutschland zu Beginn des 18. Jahrhunderts, Kritische Studien zur Geschichtswissenschaft, vol. 103, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1994 ; A. Lilti, Le monde des salons. Sociabilité et mondanité à Paris au xviiie siècle, Paris, Fayard, 2005, p. 378-392.

26. P. Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990. 27. R. Chartier, « Le monde comme représentation », Annales ESC, n° 6, 1989, p. 1514-1515 ;

C. Ginzburg, « Représentation : le mot, l’idée, la chose », Annales HSS, n° 6, 1991, p. 1219-1234 ; A. Boureau, « La compétence inductive. un modèle d’analyse des représentations rares », in B. Lepetit (dir.), Les formes de l’expérience. Une autre histoire sociale, Paris, Albin Michel, 1995, p. 23-39.

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dans un cadre institutionnel donné 28. L’usage du pluriel – les cultures politiques – a pour vocation de restituer la relation diplomatique comme l’espace d’interaction entre des interlocuteurs qui s’expriment en fonction d’outils intellectuels issus de leur culture politique particulière.

La diplomatie genevoise relève du bilatéralisme multiple 29 entendu comme la stratégie privilégiée d’un État faible qui vise à équilibrer les prétentions hégémoniques des puissances limitrophes ou plus lointaines à son égard. Pour s’en convaincre, il suffit d’observer attentivement les modalités d’intégration de la République et de ses élites dirigeantes dans l’ordre international et social européen à travers la façon dont est réglé le cérémonial d’État à Genève. Celui-ci exprime une triple hiérarchisation lorsqu’il s’agit d’accueillir les hôtes de distinction : la hiérarchie des États souverains telle qu’elle est prescrite par la littérature juridique et les règles de l’usage commun ; la hiérarchie des ministres publics et plus largement de toutes les personnes revêtues d’une charge ou d’une fonction officielle ; la hiérarchie sociale enfin, marquée le plus souvent au coin de la distinction nobiliaire de la naissance. L’analyse du cérémonial d’État en République nécessitera au préalable un retour sur la représentation que les acteurs eux-mêmes se forment des pratiques cérémonielles – entre disqualification et valorisation – et les enjeux historiographiques que cet objet suscite (chapitres iii et iv).

Au sein du système cérémoniel complexe en vigueur dans la République, la spécificité des cérémonies et des fêtes de la diplomatie française se mesure en fonction du contexte particulier de monopole de la représentation diplo-matique attribué au résident de France (chapitre v). Plus généralement, l’accueil public des ministres français produit une série de mécanismes protocolaires qui sont autant de gestes de reconnaissance de l’autre et d’évi-tement du conflit. Ces mécanismes enregistrent la double dimension des relations entre la France et Genève, à la fois commerce réciproque entre deux États également souverains et rapports politiques entre deux puissances de nature et de force inégales.

Tout comme la préséance souvent accordée aux représentants français à Genève n’empêche pas la diversité géographique et sociale des bénéficiaires des honneurs cérémoniels, l’usage concurrentiel des fêtes joue sur le même registre compétitif à vocation systémique 30. Les mariages et les naissances à Versailles sont célébrés au-delà des frontières du royaume, dans les légations et les consulats français. Propagande festive, exercice de politique extérieure à part entière, événement mondain qui permet de juger de la plus 28. K. M. Baker, Au tribunal de l’opinion. Essais sur l’imaginaire politique au xviiie siècle [1990], trad.

franç., Paris, Payot, 1993, p. 14. 29. J’emprunte la notion de bilatéralisme multiple à B. Badie, Le diplomate et l’intrus. L’entrée des sociétés

dans l’arène internationale, Paris, Fayard, 2008, p. 32.30. W. Roosen, « Early Modern Diplomatic Ceremonial : A Systems Approach », Journal of Modern

History, n° 3, September 1980, p. 452-476.

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ou moins grande francophilie des Genevois, la fête en l’honneur de la naissance du duc de Bourgogne, en 1751, réunit les desseins politiques de la cour et l’aspiration des principales familles de la République à démontrer leur maîtrise du bon goût et de l’art de vivre « à la française ». La fête « versaillaise » s’adresse également aux différentes communautés étrangères de Genève, notamment aux Anglais, à propos desquels le résident rend compte de leur participation à l’événement ou, au contraire, de leur désap-probation. Surtout, la fête française coexiste sur le mode de la rivalité avec des réjouissances destinées à valoriser les relations de Genève avec d’autres puissances, comme la fête de 1771 en l’honneur de Charles Stanhope, vicomte Mahon, véritable démonstration politique antifrançaise qui associe durant plusieurs jours la culture républicaine et l’anglophilie de la bourgeoisie représentante 31 à travers les motifs allégoriques de l’amour.

Comme la fête, le don figure parmi les pratiques cérémonielles de la diplomatie comprises comme l’expression de la construction réciproque de la dignité des États souverains et, en même temps, de sa mise à l’épreuve (chapitre Vi) 32. Les modalités du don diplomatique, entre déclarations d’amitié et tentations hégémoniques, manifestent la nature des relations entre la France et Genève, depuis la condescendance bienveillante du fort à l’égard du faible jusqu’à l’hostilité déclarée. Le don éprouve la différence des cultures politiques, y compris dans la matérialité de ce qui en fait l’objet : médailles, portraits, montres, boîtes d’orfèvrerie, drapeaux, argent sont autant de supports d’un discours sur soi qui est en même temps un dialogue avec l’autre.

La citadelle annexée

Deux événements ont déterminé la manière dont l’historiographie a envisagé les relations extérieures de la République de Genève à l’époque moderne : l’adoption de la Réforme, en 1536, et l’annexion à la France du Directoire, en 1798.

Associant la conversion de la cité-État au protestantisme avec l’établis-sement du régime républicain, la représentation de Genève comme « citadelle de la Réforme 33 » renvoie à l’idée que l’émancipation de la communauté politique genevoise – qui est aussi une Église – correspond d’abord au processus de distinction, de séparation, et même d’élection providentielle à l’égard d’un environnement local et international hostile.

31. Le terme de Représentant est attribué aux bourgeois qui contestent la prééminence politique des Conseils restreints de la République en usant de leur droit de représentation ou de remontrance. Les membres de ces Conseils sont généralement appelés Négatifs en vertu de la prérogative – le droit négatif – qui les autorise à ne pas prendre en considération les représentations.

32. M. Mauss, Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques [1925], Paris, PuF/Quadrige, 2007.

33. D. Buscalet, Genève, citadelle de la Réforme, Genève, Comité du jubilé calvinien, 1959.

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Dans cette perspective, très marquée par la confessionnalisation 34, les relations de la République avec les cantons de Berne, puis de Zurich, depuis les combourgeoisies du xvie siècle, sont naturalisées en vertu de la même appartenance confessionnelle et selon une lecture téléologique arrimée à l’inclusion de Genève dans la Suisse de 1814 35. Cette position, d’après laquelle les « Genevois ne pouvaient pas être autre chose que Suisses 36 », implique le jugement dépréciatif à l’égard des rapports politiques de la République avec les puissances catholiques voisines, la France et la Savoie, au mieux équivoques avec la première, franchement dégradés avec la seconde. Le mythe de la Rome protestante, de la République des élus, cité-État pacifiée à l’intérieur et soustraite, dès le xviie siècle, à la guerre européenne permanente, exprime la conviction que l’identité politique de Genève est parfaitement homogène 37. À défaut de pouvoir réaliser son destin helvétique, auquel font obstacle les cantons catholiques soute- nus dans leur résistance notamment par l’Espagne, la France et la Savoie, la République demeure jusqu’au xviiie siècle la citadelle au territoire minuscule et morcelé que ses fortifications, l’alliance protestante et la grâce divine maintiennent à l’abri des entreprises annexionnistes des États limi -trophes 38.

Sous la Restauration, le professeur d’histoire Jean Picot médite sur les « jours du bonheur » de la République qui ont précédé les « jours de deuil » commencés avec la Révolution genevoise de décembre 1792 39. Selon Picot, l’imprimerie et la « bienfaisante réformation » ont soutenu les « élans du patriotisme » genevois 40. Calvin est réduit au rôle de réformateur des mœurs, principal artisan du caractère national composé de simplicité,

34. H. Schilling, Konfessionalisierung und Staatsinteressen 1559-1660, Paderborn, F. Schöningh, 2007 ; idem, « La confessionnalisation et le système international », in L. Bély (dir.), L’Europe des traités de Westphalie. Esprit de la diplomatie et diplomatie de l’esprit, Paris, PuF, 2000, p. 411-428.

35. i. Herrmann, Genève entre République et Canton. Les vicissitudes d’une intégration nationale (1814-1846), Genève, Québec, Éditions Passé Présent, Presses de l’université de Laval, 2003.

36. M. Cramer, Genève et les Suisses. Histoire des négociations préliminaires à l’entrée de Genève dans le Corps helvétique 1691-1792, Genève, Librairie A. Eggimann, 1914, p. 281.

37. M. Porret, « Genève républicaine au xviiie siècle : réalité des représentations et représentations de la réalité », in M. Buscaglia et al. (dir.), Charles Bonnet, savant et philosophe (1720-1793), Actes du colloque international de Genève (25-27 novembre 1993), Genève, Société de physique et d’histoire naturelle, Passé-Présent, 1994, p. 3-17 ; L. Kirk, « Genevan Republicanism », in D. Wootton (dir.), Republicanism, Liberty and Commercial Society 1649-1776, Stanford, Stanford university Press, 1994, p. 270-309 ; R. Oresko, « The Question of Sovereignty of Geneva after the Treaty of Cateau-Cambrésis », in H. G. Koenigsberger, E. Müller-Luckner (dir.), Republiken und Republikanismus im Europa der Frühen Neuzeit, Munich, R. Oldenbourg Verlag, 1988, p. 77-99 ; G. Silvestrini, « Le républicanisme genevois au xviiie siècle », Polis Working Paper (périodique en ligne) n° 82, università del Piemonte orientale « Amedeo Avogadro », Alessandria, décembre 2006.

38. À titre d’exemple, « Genève est une République libre, indépendante et souveraine ; les anciens Genevois tiennent cette souveraineté de Dieu et de leur épée ; leurs successeurs n’y ont laissé faire aucune brèche », selon F. d’ivernois, Tableau historique et politique des révolutions de Genève dans le dix-huitième siècle, Genève, 1782, p. x.

39. J. Picot, Essai de statistique sur le canton de Genève, Zurich, Orell Füssli, 1817, p. 74. 40. ibid., p. 65.

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d’austérité, d’ordre, de sagesse et d’un goût généralement partagé pour le juste milieu 41. L’exercice de la religion à Genève serait raisonnable et l’édu-cation généralisée. Si le xviiie siècle vit au rythme des dissensions intestines, elles ne détruisent jamais cette « famille genevoise, dont tous les membres se tenaient les uns aux autres par une foule de liens 42 ».

Lorsqu’il aborde la question des relations extérieures de la République, Picot se fait lecteur de Jean-Jacques Rousseau, lequel, dans sa fameuse dédicace en préambule au Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes, condense à dessein tous les stéréotypes de la République idéale. Rousseau insiste sur les bienfaits de la nature et de la Providence qui, conju-gués, placent Genève dans une position géopolitique particulièrement enviable. Archaïsme politique dans l’Europe des monarchies 43, la République doit son existence à l’heureuse concordance entre un farouche esprit de liberté, produit du républicanisme réformé, et la bienveillance de glorieux voisins – la France, le Corps helvétique, la maison de Savoie – seulement attentifs à maintenir entre eux l’équilibre lui épargnant l’ingérence des uns ou des autres :

« J’aurais voulu me choisir une patrie, détournée par une heureuse impuis-sance du féroce amour des conquêtes, et garantie par une position encore plus heureuse de la crainte de devenir elle-même la conquête d’un autre État : une ville libre placée entre plusieurs peuples dont aucun n’eût intérêt à l’envahir et dont chacun eût intérêt d’empêcher les autres de l’envahir eux-mêmes. une République, en un mot, qui ne tentât point l’ambition de ses voisins et qui pût raisonnablement compter sur leur secours au besoin 44. »

Rousseau expose ici la mécanique géopolitique qui fait coexister entre elles les Républiques helvétiques et les monarchies française et sarde au seuil de Genève pour la conservation de son indépendance, alors qu’une fois l’une des trois portes de la ville franchie, comme le prétend Jaucourt, « on ne sent que le bonheur et la liberté 45 ».

Au début du xxe siècle, Robert de Traz ranime à son tour le mythe de la Rome protestante pour l’accoler à celui de sa vocation « naturelle » à être une ville internationale. L’esprit de Genève, c’est d’abord une histoire qui se résume dans l’« aspiration ininterrompue à la liberté 46 » fédérant les proscrits

41. ibid., p. 70. À ce sujet, P. Benedict, « Calvin et la transformation de Genève », in M. E. Hirzel et M. Sallmann (éd.), Calvin et le calvinisme. Cinq siècles d’influences sur l’Église et la société, Genève, Labor et Fides, 2008, p. 15-32.

42. J. Picot, op. cit., p. 98. 43. Y. Durand, Les républiques au temps des monarchies, Paris, PuF, 1973.44. J.-J. Rousseau, « À la République de Genève », Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité

parmi les hommes par Jean-Jacques Rousseau, citoyen de Genève [1755], in Œuvres complètes, B. Gagnebin et M. Raymond (éd.), t. iii, Paris, NRF-Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1964, p. 113, 117 et 120.

45. Article « République », Encyclopédie..., t. XiV, 1765, p. 151. 46. R. de Traz, L’esprit de Genève [1929], Lausanne, L’Âge d’Homme, 1995, p. 40.

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de toutes les époques. Calvin, selon de Traz, élève la République moins en État qu’en « personne morale ; siège d’un principe et métropole d’une religion ; république infime sur la carte, mais combien significative pour l’esprit 47 ». Les relations de Genève avec l’extérieur n’ont pour seul effet que de corroborer l’homogénéité culturelle de son identité. De la Réforme à la Croix-Rouge en passant par le contractualisme de Rousseau, « Genève a débordé sur le monde. Mais le monde a constamment reflué sur Genève 48 ». L’histoire de la République, sinon l’Histoire tout court, réalise la nature profonde et inaltérable de Genève selon une linéarité toute téléologique qui mènerait de l’individualisme réformé à l’individu démocratique 49.

La plupart des Genevois du xviiie siècle ne sont pourtant pas aveugles sur la nature des relations de leur République avec l’Europe, qu’elles soient pensées en termes d’interdépendance entre les États ou selon les réseaux de sociabilité interpersonnels. En 1770, Paul-Henri Mallet publie un plaidoyer en faveur de l’aristodémocratie 50 intitulé Des intérêts et des devoirs d’un répu - blicain, par un citoyen de Raguse 51. Membre du Grand Conseil, professeur à Copenhague et à Genève, précepteur auprès de la famille royale du Danemark, Mallet représente le landgrave de Hesse-Cassel à Berne et à Genève dès 1767. Des intérêts et des devoirs d’un républicain expose la situa-tion politique intérieure et extérieure de Raguse pour mieux penser celle de Genève selon la position d’un diplomate genevois à la fois francophile et engagé du côté des États protestants 52.

Comme Genève, la République de Raguse est aux confins de trois puis - sances de forces inégales (la Porte, l’Autriche et Venise), mais toutes plus considérables que la petite cité-État. Ce voisinage oblige les magistrats républicains à une « conduite bien plus mesurée et bien plus circonspecte que s’ils ne voyaient autour d’eux que leurs inférieurs ou leurs égaux 53 ». La

47. ibid., p. 45. 48. ibid., p. 36. Robert de Traz n’hésite pas à affirmer, contre toute vraisemblance, que « le Contrat

social n’est que la théorie amplifiée de l’État genevois », p. 28. La question a été discutée par G. Silvestrini, Alle radici del pensiero di Rousseau. istituzioni e dibattito politico a Ginevra nella prima metà del settecento, Milano, FrancoAngeli, 1993, et « Genève, Rousseau et le modèle politique anglais », Revue suisse d’histoire, vol. 55, n° 3, 2005, p. 285-306.

49. Pour mesurer l’usage problématique du concept de démocratie dans la République de Genève au xviiie siècle, O. et N. Fatio, Pierre Fatio et la crise de 1707, Genève, Labor et Fides, 2007, p. 238-239 ; A. Corbaz, Pierre Fatio, précurseur et martyr de la démocratie genevoise (1662-1707), Genève, Atar, 1923.

50. L’aristodémocratie qualifie le régime politique genevois qui combine la souveraineté du Conseil général des citoyens et bourgeois, soit moins de 2 000 personnes sur une population totale de plus de 27 000 habitants à la fin du xviiie siècle, avec l’exercice du pouvoir conféré aux Conseils restreints, c’est-à-dire le Petit Conseil, le Grand Conseil ou Conseil des Deux-Cents et le Conseil des Soixante. A. Perrenoud, « La population », A.-M. Piuz, L. Mottu-Weber (dir.), L’économie genevoise, de la Réforme à la fin de l’Ancien Régime xvie-xviiie siècles, Genève, Georg, SHAG, 1990, p. 43-82.

51. P.-H. Mallet, Des intérêts et des devoirs d’un républicain. Par un citoyen de Raguse. Ouvrage traduit de l’italien par M. B., À Yverdon, 1770 (BR 1255).

52. Lire la critique positive de l’ouvrage de Mallet dans la lettre du résident Pierre-Michel Hennin au duc de Choiseul, Genève, 21 décembre 1770. MAE CPG, vol. 78, f° 391-392.

53. P.-H. Mallet, op. cit., p. 12.

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modération, la prudence, une certaine sagesse fondée sur la vertu ne sont pas uniquement les attributs structurels du gouvernement républicain 54. L’interaction entre les républiques et les monarchies impose aux premières d’user de ces mêmes qualités dans leurs relations extérieures. La force de l’État de Raguse, et celle de Genève, ne repose pas en leur sein, mais dans l’intérêt même des puissants voisins qui bénéficient de la prospérité écono-mique républicaine. Paul-Henri Mallet ne pense pas le voisinage entre les États comme la coexistence étanche entre des masses souveraines culturel-lement distinctes. Au contraire, il souligne que les habitants de Raguse-Genève empruntent aux peuples environnants leurs « usages » et leurs « mœurs 55 ». Ces mœurs empruntées dominent aux côtés de l’« esprit de commerce » et de l’« esprit républicain » qui forment l’identité originelle de la République :

« Nos mœurs ne sont qu’en partie à nous. Celles des nations étrangères y dominent. Nous ne l’empêcherons jamais. Nous les apportons nous-mêmes du sein de leurs capitales où nous allons puiser sans cesse ; ils les apportent aussi eux-mêmes continuellement chez nous, et s’il est permis de parler ainsi, elles nous environnent et nous pénètrent de toutes parts 56. »

République des élus, mais aussi République de pécheurs, la Genève ragusienne de Mallet balance entre l’idéal d’une communauté homogène vertueuse, la réalité des forces sociales centrifuges qui menacent cette même communauté de démembrement et les limites de l’affirmation de la liberté temporelle d’une petite République à l’égard de l’extérieur 57. Pour Paul-Henri Mallet, l’aristodémocratie équilibre constitutionnellement les parties du corps politique de la République qui, sinon, se disloquerait sous le poids des intérêts particuliers des différents « partis ». Tous les ordres de l’État concourent néanmoins à cette sorte de contamination culturelle irréversible qui repose sur l’idée d’un républicanisme de l’âge d’or, autar-cique, égalitaire, frugal et à jamais perdu 58. L’activité commerciale et finan-cière des marchands-banquiers multiplie les contacts avec l’extérieur en même temps qu’elle augmente la disparité des fortunes, établissant une circulation continuelle entre la diaspora négociante et la patrie, et creusant les inégalités entre les ordres politico-juridiques. Ville de refuge, la

54. Montesquieu, De l’Esprit des lois [1748], V. Goldschmidt (éd.), Paris, Garnier/Flammarion, 1979, livre iX, iii-iv. Mallet se réfère également à plusieurs reprises au Contrat social de Rousseau.

55. P.-H. Mallet, op. cit., p. 13. 56. ibid., p. 70-71. On retrouve la même idée sous la plume du Procureur général Jean-Robert Tronchin

dans sa lettre à la comtesse Stanhope, le 20 janvier 1767. BGE Archives Tronchin 300, pièce 31, p. 98.

57. L. Kirk, « Going Soft : Genevan Decadence in the Eighteenth Century », in J. B. Roney, M. i. Klauber (dir.), The identity of Geneva. The Christian Commonwealth 1564-1864, Westport Conn., Greenwood Press, 1998, p. 143-154.

58. T. Maissen, « Vers la République souveraine : Genève et les Confédérés entre le droit public occidental et le droit impérial », Bulletin de la Société d’histoire et d’archéologie de Genève, t. XXiX, 1999, p. 3-27.

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République accueille les proscrits des États environnants qui ne se débar-rassent jamais complètement de la culture politique monarchique et demeu-rent en partie étrangers à la liberté républicaine, c’est-à-dire la soumission à la loi, qu’ils confondent avec la licence 59. Plus grave peut-être, la jeunesse des familles de l’oligarchie est davantage « élevée à l’école des monarchies et dans les garnisons que dans sa patrie 60 », raison pour laquelle le gouver-nement aristocratique ne convient pas à Raguse, ni à Genève. La magistra-ture républicaine se recrute pourtant dans cette jeunesse « oisive ». Ce sont certains membres de cette même magistrature, « élevée à l’école des monar-chies », qui enchaînent dans la seconde moitié du xviiie siècle, avec des succès inégaux, les demandes de reconnaissance de noblesse auprès des chancelleries des monarchies limitrophes, à l’exemple des Tronchin, des Pictet ou des Buisson 61, en marge de la culture républicaine des ordres politico-juridiques et des charges publiques d’où est exclue toute distinction nobiliaire. Plus généralement, les réflexions de Mallet renvoient à la question de l’influence non seulement culturelle, mais également politique de la monarchie française en tant que principale puissance limitrophe de la République, moins sur le registre de la domination brutale que de l’impré-gnation obligeant les Genevois à redéfinir sans cesse les caractéristiques de la culture politique républicaine.

Renversant le sens de la comparaison vatellienne du nain et du géant, l’historien genevois Jean-Pierre Bérenger est l’un des premiers, en 1801, à construire le récit de l’annexion comme la dénonciation de l’acte de préda-tion le plus contraire aux règles du droit des gens où le « géant abuse de sa force pour arracher au faible nain tout moyen de vivre et le foule aux pieds 62 ». Généralement d’accord avec Bérenger sur le caractère inique de

59. Q. Skinner, Hobbes et la conception républicaine de la liberté, trad. franç., Paris, Albin Michel, 2009, p. 47-53.

60. P.-H. Mallet, op. cit., p. 34. 61. À ce propos, M. Natale, Le goût et les collections d’art italien à Genève du xviiie au xixe siècle, Genève,

Musée d’art et d’histoire, 1980, p. 11-12. Pour la famille Tronchin : BGE Archives Tronchin 348. Jacob Tronchin à François Tronchin, Genève, 3 juillet 1779. Pour la famille Pictet : le comte de Vergennes au marquis d’Agrain, premier président de la Cour des comptes de Dijon, Versailles, 14 mars 1779. MAE CPG, vol. 84, f° 24. Sur la famille Diodati : Antoine-Josué Diodati au comte de Vergennes, Genève, 31 janvier 1783. MAE CPG, vol. 94, f° 40-41. Au sujet de la famille Buisson : le maréchal de Ségur à Montmorin, Versailles, 26 février 1787, et la réponse du ministre, Versailles, 8 mars 1787. MAE CPG, vol. 96, f° 23, 26-27. Concernant la famille Thellusson : Montmorin au Garde des sceaux Hüe de Miromesnil, Versailles, 22 mars 1787, minute. MAE CPG, vol. 96, f° 29. L’étude des stratégies d’anoblissement des familles de l’oligarchie genevoise au xviiie siècle reste à mener. Pour les périodes antérieures, A. Dufour, « De la bourgeoisie de Genève à la noblesse de Savoie », Mélanges d’histoire économique et sociale en hommage au professeur Antony Babel, Genève, imprimerie Tribune de Genève, 1963, p. 227-238 ; C. Mottier, « Les Genevois reconnus nobles en terre de Gex au seuil de 1536. Essai de typologie sociale et politique de la noblesse genevoise, critères et concepts de noblesse », Bulletin de la Société d’histoire et d’archéologie, t. 34-36, 2008, p. 3-30 ; C. Vuilleumier, Les élites politiques genevoises 1580-1652, Genève, Slatkine, 2009, p. 131-148.

62. J.-P. Bérenger, Histoire des derniers temps de la République de Genève et de sa réunion à la France, Genève, An X (1801), p. 58.

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l’annexion, véritable « viol 63 », les historiens se divisent sur les origines de l’événement 64. Les plus conservateurs, comme Jean Picot 65, y découvrent le résultat inévitable de l’incessante révolte de la bourgeoisie contre l’auto-rité de la magistrature menant à la chute de l’Ancien Régime genevois, en décembre 1792, et aux dérives du gouvernement révolutionnaire sous l’influence du jacobinisme parisien. La France d’avant 1789 aurait contribué à la conservation de l’indépendance de Genève. La sensibilité radicale d’un historien comme Henri Fazy impute au contraire au « gouvernement de coterie et de privilège », recruté dès le xviie siècle dans le cercle étroit et fermé des familles de l’oligarchie, la responsabilité d’avoir placé la République sous tutelle étrangère pour conserver le pouvoir usurpé aux dépens du Conseil général 66. Chez les uns et les autres, le lecteur devine la même culture réformée qui assigne à l’annexion la valeur de châtiment infligé à une communauté qui a rompu avec les vertus fondamentales du républicanisme, le désaccord se cristallisant à la fois sur les caractéristiques de ces vertus, sur la nature et sur le déroulement de cette rupture. Les relations diplomatiques entre la France et Genève oscillent ainsi entre protectorat et annexion, le faible succombant sous l’étreinte séculaire du fort.

En se dégageant du mythe des origines et de la tragédie finale sur lequel repose souvent l’histoire de la République à l’époque moderne, il s’agit de penser les relations entre la France et Genève au xviiie siècle comme un processus complexe de négociations continuelles entre deux partenaires qui partagent le même statut juridique d’État souverain, mais que les critères de la puissance et de la forme du gouvernement séparent. Quelles sont les modalités d’interaction au sein d’un couple d’acteurs apparemment si dissemblables ? L’indépendance de la République de Genève n’a rien d’un fait politique évident au moment même où se constituent, à rebours du modèle de la cité-État, les grands ensembles étatiques européens. Elle est le produit de la stratégie diplomatique du faible, habilement menée durant trois siècles par la magistrature genevoise, entre neutralité et pondération de l’influence des grandes puissances selon la logique de l’équilibre local et européen.

63. D. Buscarlet, op. cit., p. 156. 64. i. Herrmann, « un silence éloquent : la période française dans le discours politique de la Restauration »,

L. Mottu-Weber, J. Droux (éd.), Genève française 1798-1813 : nouvelles approches, Mémoires et documents publiés par la Société d’histoire et d’archéologie de Genève, t. 62, Genève, SHAG, 2004, p. 57-74.

65. J. Picot, Histoire de Genève, depuis les temps les plus anciens, jusqu’à nos jours, accompagnée de détails sur les antiquités de la ville et de son territoire, sur les mœurs, les usages, le gouvernement, les lois, les monnaies, les progrès des sciences et des arts, t. iii, Genève, Chez Manget et Cherbulliez, 1811.

66. H. Fazy, Genève de 1788 à 1792. La fin d’un régime, Genève, Librairie Kundig, 1917, p. 555 ; A. Roget, « Le Conseil général de l’ancienne République », Étrennes genevoises. Hommes et choses du temps passé, t. iii, Genève, J. Carey, 1879, p. 109-140. Sur le Conseil général, voir « Les Conseils de la République », en annexe.

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