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 11 Les gastro-nomies en crise, il faut en inventer de nouvelles […]. Le propre d’une situation de crise, c’est que les processus de déstructuration peuvent être accompagnés de, et déterminer en retour des restructurations, des contre-courants, des émergences. La crise du régime alimentaire donnera peut-être lieu à des émergences qui infléchiront durablement les représentations et les pratiques, qui permettront de réhabiliter, de définir ou de redéfinir des cadres et des normes gastro-nomiques. Peut-être ces dynamiques sont-elles déjà lancées ? Mais comment savoir si la nouvelle tendance qui se dégagerait alors pourrait parvenir à réconcilier le « bon » et le « sain », l’art culinaire et la nutrition, le plaisir et la nécessité ?1 « Les gastro-nomies en crise, il faut en inventer de nouvelles », concluait Claude Fischler en 1979, se demandant si, de la situation de crise dans laquelle se trouve la société des régimes, peuvent émerger de nouvelles formes de « gas- tro-nomie », qui réconcilieraient le « bon », le « sain », l’art culinaire et la nutrition, le plaisir et la nécessité. Notre recherche a mis en lumière l’agence- ment de ces différentes dimensions et leur capacité à générer des formes par- ticulières de percevoir, de comprendre et d’agir, à la croisée de l’alimentation et de la santé. Elle montre comment les normes pour prendre soin de soi et de sa santé se redéfinissent à l’aune des investissements culinaires et comment, à l’inverse, les plaisirs et les restrictions de la chair génèrent une redéfinition du corps sain et du corps malade. 1. Fischler C., « Gastro-nomie et gastro-anomie : sagesse du corps et crise bioculturelle de l’alimentation moderne », Communications, no 31, 1979, p. 189-210, ici p. 208-209. introduction « Devenir sain », Camille Adamiec ISBN 978-2-7535-4769-8 Presses universitaires de Rennes, 2016, www.pur-editions.fr

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Les gastro-nomies en crise, il faut en inventer de nouvelles […]. Le propre d’une situation de crise, c’est que les processus de déstructuration peuvent être

accompagnés de, et déterminer en retour des restructurations, des contre-courants, des émergences. La crise du régime alimentaire donnera peut-être lieu à des émergences qui

infléchiront durablement les représentations et les pratiques, qui permettront de réhabiliter, de définir ou de redéfinir des cadres et des normes gastro-nomiques.

Peut-être ces dynamiques sont-elles déjà lancées ? Mais comment savoir si la nouvelle tendance qui se dégagerait alors pourrait parvenir à réconcilier le « bon » et le « sain »,

l’art culinaire et la nutrition, le plaisir et la nécessité ?1

« Les gastro-nomies en crise, il faut en inventer de nouvelles », concluait Claude Fischler en 1979, se demandant si, de la situation de crise dans laquelle se trouve la société des régimes, peuvent émerger de nouvelles formes de « gas-tro-nomie », qui réconcilieraient le « bon », le « sain », l’art culinaire et la nutrition, le plaisir et la nécessité. Notre recherche a mis en lumière l’agence-ment de ces différentes dimensions et leur capacité à générer des formes par-ticulières de percevoir, de comprendre et d’agir, à la croisée de l’alimentation et de la santé. Elle montre comment les normes pour prendre soin de soi et de sa santé se redéfinissent à l’aune des investissements culinaires et comment, à l’inverse, les plaisirs et les restrictions de la chair génèrent une redéfinition du corps sain et du corps malade.

1. Fischler C., « Gastro-nomie et gastro-anomie : sagesse du corps et crise bioculturelle de l’alimentation moderne », Communications, no 31, 1979, p. 189-210, ici p. 208-209.

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DEVENIR SAIN : DES MORALES ALIMENTAIRES AUX ÉCOLOGIES DE SOI

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Posant au départ une action – celle de « cuisiner sa santé » – et ses impératifs moraux, l’ouvrage se propose d’en raconter et d’en analyser les effets multiples, sur les corps, sur les autres, et sur le monde. Autour de l’in-corporation, devenue incorpor-action, s’articulent des préalables pratiques et réflexifs – les approvisionnements et les savoirs – ainsi que des excretas : traitements des déchets et sorties du corps qui dévoilent progressivement les chaînes de causalité et de responsabilité mobilisées à chaque incorporation, générant de véritables écologies de soi. Déclinées à des échelles diverses – l’in-dividu, la famille ou le collectif –, elles reflètent la pensée circulaire et la maî-trise des chaînes causales propres au devenir sain.

Crises sanitaires et engagements collectifs

L’alimentation-santé s’inscrit dans un contexte d’inquiétudes collectives à propos de la nourriture. L’après-guerre voit se renforcer des prises de conscience politique, individuelle et collective autour des enjeux sanitaires propres à l’alimentation. Des scandales dans le domaine de l’alimentation, comme dans celui de la santé, émaillent ce demi-siècle et érodent la confiance des individus : émergence du sida2, procès des transfusions sanguines, explo-sion de Tchernobyl, crise de la vache folle3, etc. En réponse à ces événements se développent des actions politiques et publiques qui lient les problèmes écologiques et les problèmes sanitaires au souci de soi et de son alimentation. Les paradigmes s’inversent et la santé de l’individu passe dorénavant par l’ap-préhension d’une santé collective, tournée vers le futur4. Médecins, scienti-fiques, philosophes, sociologues, milieux intellectuels et scientifiques pensent et réfléchissent sur les « crises » qui font rage et secouent les habitudes en matière de soin comme en matière d’alimentation, observant notamment

2. Calvez M., Composer avec un danger. Approche des réponses sociales à l’infection au VIH et au sida, Rennes, Publications de l’IRTS de Bretagne, 1989 ; Calvez M. (avec la collaboration de Leduc S.), Des environnements à risque. Se mobiliser contre le cancer. Saint-Cyr l’École, Vincennes, Nivillac, Paris, Presses des Mines, 2011 ; Calvez M., « Une démarche réflexive pour penser les situations de sida », in Chabrol F., Girard G. (dir.), VIH/sida. Se confronter aux terrains. Expériences et postures de recherche, Paris, ANRS, 2010, p. 153-155 ; Callon M., Rabeharisoa V., Le pouvoir des malades, Paris, Presses de l’École des mines, 1999.

3. Masson E., Fischler C., Laurens S., Raude J., « La crise de la vache folle : “psychose”, contestation, mémoire et amnésie », Connexions, no 80, 2003, p. 93-104 ; Kilani M., « Crise de la “vache folle” et déclin de la raison sacrificielle », Terrain, no 38, 2002, p. 113-126 ; Fischler C., « La maladie de la “vache folle” », in Apfelbaum M. (dir.), Risques et peurs alimentaires, Paris, Odile Jacob, 1998, p. 45-56.

4. Sfez L. (dir.), L’utopie de la santé parfaite. Colloque de Cerisy, Paris, Presses universitaires de France, 2001.

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INTRODUCTION

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les engagements collectifs et individuels au sein de groupements comme les AMAP5, le mouvement Slow Food6 ou des associations de malades7. Quant au citoyen, consommateur de soin et de nourriture, il est invité à réfléchir et se réfléchir tout en continuant à vivre au jour le jour. Il tente de se frayer un chemin parmi la multitude d’informations, de connaissances et d’expé-riences qui lui sont données à lire, à penser et à vivre.

Moralisation de l’alimentation, circulation des savoirs et rapport au temps

Si les morales alimentaires contemporaines poussent les mangeurs à se sentir responsables d’eux-mêmes, de leur corps et de leur santé, la morale que se forgent les mangeurs sains est une morale qui les responsabilise autant pour eux-mêmes que par rapport aux autres et au monde. La morale alimentaire égocentrée devient une éthique alimentaire altruiste et environnementale. Elle rattache les hommes à des ensembles plus vastes, génère des correspondances entre le cosmos, la terre et la vie. D’une éthique de conviction, la morale ali-mentaire devient une éthique de vie et une éthique de responsabilité8, où la rédemption passe par des choix particuliers qu’il s’agit d’assumer et de trans-mettre. La notion de réflexivité est essentielle pour saisir de telles démarches. Ceux qui les adoptent réfléchissent sans cesse leurs pratiques et leurs discours et espèrent par cet attachement intellectuel et expérientiel à la vie transfor-mer les « conséquences inintentionnelles9 » de la modernité en « consé-quences intentionnelles ». Ainsi ils partagent une même vision du monde dont l’appréhension passe par la réappropriation du sensible et de l’émer-veillement. Se sentant à l’étroit, ils repoussent et reconfigurent ensemble les frontières d’un territoire où l’alimentation et la santé sont pensées à travers une médicalisation à outrance et des rhétoriques injonctives qui transforment le plaisir comme la contrainte en maîtrise de soi. En aventuriers des temps modernes, ils retrouvent par le jeu, l’invention, l’innovation et l’alternative

5. AMAP : Association pour le maintien de l’agriculture paysanne.6. Dubuisson-Quellier S., Lamine C., « Faire le marché autrement. L’abonnement à un

panier de fruits et de légumes comme forme d’engagement politique des consomma-teurs », Sciences de la société, no 62, 2004, p. 144-167 ; Deléage E., « Le mouvement Slow Food : contretemps de l’accélération temporelle ? », Écologie & politique, no 48, 2014/1, p. 49-59.

7. Pollak M., Les homosexuels et le sida. Sociologie d’une épidémie, Paris, Métaillé Dubois, 1988.

8. Weber M., Le savant et le politique, Paris, Plon, 1969.9. Giddens A., La constitution de la société, Paris, Presses universitaires de France, 1987.

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un moyen de réenchanter l’existence. Les connaissances, les savoirs et leur maîtrise deviennent autant de voyages, dans l’espace comme dans le temps, et contribuent à des syncrétismes joyeux. Alors que la vitesse prend le dessus et engendre des formes superficielles et sporadiques d’actions, ils prennent le temps, génèrent des scansions et créent des alternatives sociales. Réfléchir, maîtriser, connaître, catégoriser, historiciser, localiser ce qui s’incorpore pour en potentialiser les bienfaits, telles sont les actions qu’ils entreprennent au quotidien. Le repas et l’alimentation deviennent des moments privilégiés où les flux se reconfigurent, le temps d’un partage social et d’une commensalité. La vie étant une dynamique vers le « devenir sain », ils transforment leurs rapports au temps pour faire du passé une potentialisation du futur. Celui-ci se prépare et s’anticipe, il se négocie et se crée au jour le jour, par des pra-tiques respectueuses de leurs arrangements moraux. Préparer l’avenir, c’est apprendre à identifier et prévenir les risques afin de s’en prémunir. Prendre soin et manger sain sont autant de tentatives individuelles pour forger une santé collective à transmettre aux générations futures.

Distinction, différenciation et dissidence

Le sain nécessite de définir le malsain. Il n’est pas seulement une catégorie d’ouverture mais aussi une catégorie d’opposition qui forge des distinctions et nécessite une mise en frontière. Devenir sain se définit alors comme un mouvement d’ouverture et de fermeture, de distance et de proximité qui génère à la fois des cohérences et des attitudes paradoxales. À l’instar des mœurs de table, les mœurs saines nécessitent d’être apprises et distinguent ces mangeurs qui ont acquis la certitude d’être à la pointe du changement. Tout en ne s’érigeant pas en élites sociales, ils se placent volontiers en éclaireurs, s’affichant comme les représentants d’une exigence à l’œuvre dans la société. Cette démarche critique en matière d’alimentation-santé a pu être analysée comme « simplicité volontaire10 » mais elle pourrait aussi apparaître comme « complexité volontaire ». Les mangeurs sains travaillent en effet leur projet en accord avec la complexité du monde, ses non-sens et ses aléas pour faire de la société un espace de dialogue où les connaissances voyagent et s’échangent. Résister, freiner, lutter : autant de termes déjà usités par les sociologues pour parler de ces mouvements qui questionnent et réajustent le monde. Mais la sémantique du combat offre un regard trop unilatéral sur des pratiques com-plexes. Les promoteurs du changement oscillent entre des positions où ils se

10. Ariès P., La simplicité volontaire contre le mythe de l’abondance, Paris, La Découverte, 2010.

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INTRODUCTION

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situent dans la vindicte, l’opposition, la confrontation et des postures de com-promis, de partage collectif des savoirs et de transmission. Participer à cette recherche sur le devenir sain est un moyen parmi d’autres de passer du statut de « bizarre dangereux » à « bizarre sympa11 ».

Qui sont les « mangeurs sains » ?

Suite à la lecture d’un vaste corpus théorique, nous avons formulé l’hypo-thèse suivante : dans une société soucieuse du devenir sain, il existe différentes façons de vivre, de pratiquer et de penser les rapports entre alimentation et santé. L’une de ces façons est de rendre visibles et discursives des pratiques alimentaires construites autour d’une conscience aiguë des choix et des leurs implications. La population enquêtée12 a été choisie selon des critères socio-démographiques divers mais ceux qui la composent ont en commun de s’af-firmer en tant que population attentive et responsable aux enjeux de la santé et de l’alimentation. Elle regroupe des individus entre vingt ans et quatre-vingts ans, hommes et femmes, vivant en Alsace et plus particulièrement à Strasbourg. Ils se répartissent dans les groupes socio-professionnels des cadres, professions intermédiaires et employés, avec des niveaux de revenus très divers selon les emplois occupés. Selon les moments où nous les avons rencontrés, certains ont connu des mobilités importantes, passant d’emplois de catégorie C dans de grandes administrations à des postes d’ingénieur ou d’enseignant. Les étudiants sont également une catégorie très mobile. Nous avons choisi de les caractériser essentiellement par leur statut d’étudiant, sta-tut par lequel ils se sont présentés à nous. Mais parmi ces étudiants, certains travaillent à côté de leurs études, occupant des emplois salariés ou travail-lant sans être déclarés dans des activités qui s’ajustent au fil des saisons, des contraintes temporaires et des situations précaires. Sans être un critère sélec-tif au préalable, l’une des découvertes de ce travail concerne la particularité de leur niveau de diplôme, ainsi que la diversité des niveaux d’emplois occu-pés et des niveaux de revenus. Nos interlocuteurs ont en commun d’avoir tous fait des études (de bac à bac +8). Cette caractéristique, si elle ne préjuge ni de leur niveau de revenu ni des emplois qu’ils occupent actuellement, a sans doute une influence sur le rapport qu’ils entretiennent avec le savoir. L’étude montre en effet que leurs engagements vis-à-vis de l’alimentation

11. C’est l’une de nos interlocutrices, Régina, qui emploie cette expression lors de notre entretien.

12. Les participants à cette recherche sont présentés de manière plus détaillée à la fin de l’ouvrage.

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et de la santé n’est pas corrélée à un niveau de revenu mais davantage à des compétences et à une attitude critique envers les savoirs.

Nous convenons d’appeler ces personnes des « mangeurs sains » car l’alimentation est au cœur des changements et des modes de vie élaborés. En effet, c’est à travers l’alimentation, incorporation vitale, que se dessinent le mieux leurs attentions, leurs cohérences et leurs particularités. Parler de « mangeur sain », de « manger sain » ou de « devenir sain » ne désigne pas un jugement sur le caractère sain ou non des alimentations et des pratiques de santé envisagées, mais signifie que les incorporations sont appréhendées sous l’angle de la santé.

Une enquête qualitative au long cours

L’étude a été circonscrite à espace en particulier. Le fait de contextualiser, ici sur une ville – Strasbourg –, donne une unité de lieu et de temps à la recherche, permettant de mieux resituer chaque individu dans son environnement. Le choix de cet espace restreint offre une cohérence à l’ensemble de l’étude tout en permettant de penser, par cette focale, des aspects plus généraux comme ceux de l’urbanité, des espaces frontaliers, des effets de quartiers ou des réseaux d’approvisionnement qui deviennent des lieux de sociabilité, d’information et d’échange. Puisque l’alimentation était la porte d’entrée choisie pour pen-ser le devenir sain, nous avons listé les différents réseaux de distribution ali-mentaire spécialisés présents à Strasbourg, postulant qu’au-delà des rayons spécialisés des magasins conventionnels, les mangeurs sains avaient nécessité, pour des raisons pratiques et symboliques, de fréquenter des magasins d’ali-mentation naturelle et biologique ainsi que des réseaux de distribution ali-mentaire de type AMAP. Ces différents lieux nous ont permis d’avoir accès à une population avide d’échanges et de reconnaissance, mais soucieuse aussi de maîtriser l’image qu’elle donne d’elle et de rectifier les stéréotypes la concer-nant. L’enquête ne peut échapper à l’effet de « désirabilité sociale » mais peut en tenir compte en approfondissant les relations avec les informateurs et en multipliant les techniques d’approches. Ainsi, observer les lieux, les fré-quenter et les utiliser comme porte d’entrée sur le terrain a permis de recons-truire la cartographie d’un réseau et d’en éprouver les fonctionnements.

Notre approche de type qualitative, élaborée en trois phases distinctes, est justifiée par un sujet de recherche portant sur une définition de l’ali-mentation et de la santé par la qualité, nécessitant de prendre le temps pour entendre, voir et participer à l’élaboration complexe de ce « manger sain ». Dans un premier temps, nous avons entrepris des observations dans les lieux de vente, les espaces de communication et de rencontre voués à

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INTRODUCTION

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l’alimentation et à la santé ainsi que des entretiens semi-directifs avec des commerçants d’aliment-santé. Dans un deuxième temps, nous avons mené des entretiens semi-directifs avec des mangeurs et des professionnels de santé. Dans un troisième temps, nous avons réalisé des observations de type ethno-graphique, au long cours, avec des familles conjuguant au quotidien des pré-occupations alimentaires et sanitaires. Les trois phases du travail de terrain avec leurs méthodes d’enquêtes spécifiques ont été complémentaires. Elles ont permis d’analyser l’espace d’approvisionnement dans son ensemble tout en s’attachant à une observation plus détaillée de certains lieux. Les entre-tiens ont permis de récolter des récits de vie et des récits de pratiques de la part de mangeurs. Au cœur de notre approche qualitative, ils ont permis de mettre en mots, de décrire et de raconter les préoccupations d’alimentation-santé, aussi bien dans le quotidien qu’en les replaçant dans les parcours de vie. Ils ont révélé les points saillants et les particularités de ces vies mais aussi les expériences communes propres à constituer une unité de l’expérience du devenir sain. Les observations ethnographiques au long cours ont affiné les résultats obtenus grâce aux entretiens. Elles ont permis d’assouplir les sys-tèmes présentés en entretien et d’introduire les aléas, les négociations et les conflits propres à la gestion quotidienne de l’alimentation-santé. En proxi-mité directe avec les familles, l’observation et la participation aux courses, aux repas et à leurs préparations, qu’ils soient quotidiens ou festifs, ont fait naître une attention aux gestes et aux attitudes corporelles en situation. La question de l’alimentation-santé et de l’engagement vers un devenir sain gagne à être regardée à travers des prismes différents, chacun révélant des aspects essentiels de la vie et de la cuisine des mangeurs sains, insistant tantôt sur les ambiances, les discours ou les pratiques.

De la présence intruse à la présence familière : la place du chercheur sur l’alimentation

Dans le rapport au chercheur – représentant par ses attributs scientifiques une forme d’ordre établi –, les enquêtés ont sans doute accentué leurs postures dissidentes, soulignant leurs « différences ». Fiers de l’intérêt que nous leur portons, ils se trouvaient bien aise de faire état de leurs savoirs. La troisième phase du travail nous a permis de corriger cet effet en insistant sur leurs pra-tiques quotidiennes et en permettant, par la présence continue, d’amenuiser l’importance de la justification discursive, et ainsi de dépassionner, voire de dépolitiser leurs gestes et leurs habitudes. Par ailleurs, travailler sur l’alimenta-tion, directement auprès des mangeurs, conduit le chercheur à se questionner et à réfléchir à son propre statut de mangeur. Partageant leurs incorporations,

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la distance entre les corps comme entre les récits s’amenuisent dans la com-mensalité. Touchés par leurs engagements et par leurs pratiques, nous avons été pris de sympathie pour ces mangeurs qui nous accueillaient dans leur inti-mité. Cette recherche sur l’alimentation-santé ne peut oublier les partages, les connivences et les repas pris en commun. Par ses retours et ses regards exté-rieurs, le chercheur s’insinue dans les écologies familiales en construction et s’initie aux écologies de soi. Le travail d’écriture permet de mettre à distance cette relation de proximité inhérente aux recherches sur l’alimentation.

L’ouvrage déplace les focales pour faire ressortir, du méso au macro, du local au global, des incorporations au commensal, les différentes dimen-sions présentes chez les mangeurs sains, analysant l’individu dans ses attaches multiples et contradictoires avec le monde et avec lui-même. La première partie de l’ouvrage montre la mise en place des systèmes culinaires et leur correspondance avec les aléas et les incertitudes de la santé et de la maladie. C’est en cuisine que s’agencent les aliments, les corps et les saveurs, et de l’action de cuisiner que naissent les préférences, les règles, les interdits, les indécisions et les trahisons. Les temps de la fête et les scansions du quotidien influent sur la mise en place des alternances culinaires ; la créativité, le rire, le jeu et les détournements se nichent dans les interstices de l’exceptionnel. Ordre et désordre dialoguent pour créer une maîtrise nouvelle des dialec-tiques entre temps et espace, entre corps et esprit. La deuxième partie insiste sur l’attachement particulier des individus au corps ainsi que sur l’instaura-tion d’une pensée réflexive fondée sur le sensible. La vulnérabilité des corps sensibles devient condition à l’élaboration d’un corps différent, pensé tout à la fois fort et menacé, qui justifie et nécessite la réinterprétation des savoirs experts. Les rhétoriques du soin se construisent autour de la notion d’équi-libre, nécessitant une double connaissance, à la fois expérientielle et intel-lectuelle, de la santé comme de la maladie. Dès lors, la question des savoirs et des risques place le mangeur, ses habitudes, son corps et ses sensibilités dans un rapport complexe, fait d’emprunts, de rejets et de compromis avec les institutions médicales et ses représentants. La troisième partie analyse le rapport entretenu aux institutions médicales, aux savoirs et aux connais-sances. Faisant des notions de local et de proximité des garants de qualité et de sécurité, les mangeurs interrogent l’espace ouvert et mondialisé de la modernité qui les entoure. Des influences multiples, portées par des figures individuelles ou des mouvements collectifs, s’agrègent et s’interpénètrent avec les préoccupations des mangeurs sains pour former de nouveaux syncré-tismes. Le savoir sur l’alimentation-santé devient un éclectisme aventureux où chaque individu est invité à se forger ses propres références. La démarche individuelle de redéfinition des savoirs s’inscrit au cœur d’une démarche collective et conduit aux engagements citoyens. Ainsi, morales alimentaires

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et incorporations réflexives forgent l’éthique du devenir sain et concourent aux écologies de soi dans un mouvement permanent de dissidence et de conformité, d’inclusion et d’exclusion. Ces oscillations caractérisent plus généralement l’ambivalence des mangeurs aujourd’hui. Elles conduisent à ne pas réduire les adeptes du manger sain à un simple particularisme sectaire, rétrograde, communautaire ou élitiste. L’étude circonstanciée des pratiques observées nous permet de questionner une tendance sociétale à l’œuvre : l’importance croissante accordée à l’alimentation-santé.

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