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Initiation à quelques aspects de la pensée de Simondon (stage académique « Penser l’homme et la technique après Simondon ») Jean-Hugues Barthélémy R e m a r q u e : pour plus de précisions sur les notions d’« individuation », d’« individualisation », de « sujet », de « transindividuel », etc., telles que Simondon les définit, voir mon « Glossaire Simondon : les 50 grandes entrées dans l’oeuvre » consultable mais aussi téléchargeable en ligne ; URL : h t t p s : / / journals.openedition.org/appareil/2253 I. Introduction générale + fondements de l’entreprise philosophique A) Introduction générale Gilbert Simondon (1924-1989) s’est fait connaître comme penseur de la technique dès 1958, avec la parution de sa thèse complémentaire Du mode d’existence des objets techniques (MEOT). L’Individu et sa genèse physico-biologique (IGPB), paru en 1964, passa plus inaperçu. La difficulté de l’ouvrage et son lien obscur au précédent ne pouvaient par ailleurs que nuire à sa réception. Il fallut attendre 1989, année de la mort du philosophe, pour que la parution de L’Individuation psychique et collective (IPC) provoque la redécouverte progressive de l’ensemble de l’œuvre : on y trouve notamment une très longue « Note complémentaire » qui offre de quoi relier avec davantage de certitude les deux thèses doctorales du philosophe. Or, le regain d’intérêt dont a bénéficié Simondon depuis les années 1990-1995, et plus encore depuis les rééditions complètes et unifiées, entre 2005 et 2010, d’abord de sa thèse principale L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information (ILFI) puis de ses divers Cours et conférences, a permis de confirmer qu’il n’est pas seulement un penseur de la technique mais aussi un philosophe de la nature, et même finalement un encyclopédiste : il unifie les sciences dans une « ontologie » philosophique générale, il réhabilite la technique à une époque de technophobie croissante après la Seconde Guerre mondiale, il propose un nouveau type d’humanisme par sa manière propre de comprendre et de combattre l’aliénation inhérente au machinisme industriel, il élabore une « Psychologie générale » dans ses cours sur la perception, l’imagination et l’invention. Ce nouvel encyclopédisme a pour visée fondamentale de dépasser toutes les oppositions ou alternatives classiques de la tradition philosophique occidentale. Chez Simondon, cette visée ne vient pas s’ajouter à d’autres visées, comme elle le fait chez nombre de penseurs contemporains depuis Kant – on pense bien sûr au trio français Bergson / Bachelard / Merleau- Ponty, dont hérite Simondon lui-même, mais aussi à la « filiation » Fichte-Husserl-Heidegger en Allemagne - : elle est LA visée philosophique, parce que la philosophie n’est pas science mais « connaissance de soi » (Thalès). Elle doit penser de ce fait au-delà du face-à-face entre le sujet et son objet. C’est en effet un tel face-à-face traditionnel, en tant qu’il concernait le sujet philosophant lui-même dans son rapport à ses objets, qui a fourni le sol sur lequel se sont construites toutes les oppositions ou alternatives classiques de la tradition philosophique,

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Initiation à quelques aspects de la pensée de Simondon(stage académique « Penser l’homme et la technique après Simondon »)

Jean-Hugues Barthélémy

Remarque : pour plus de précisions sur les notions d’« individuation », d’« individualisation », de « sujet », de « transindividuel », etc., telles que Simondon les définit, voir mon « Glossaire Simondon : les 50 grandes entrées dans l’oeuvre » co n s u lt a b le m a is a u s s i t é léch a rg ea b le en l ig n e ; U R L : h t t p s : / /journals.openedition.org/appareil/2253

I. Introduction générale + fondements de l’entreprise philosophique

A) Introduction générale

Gilbert Simondon (1924-1989) s’est fait connaître comme penseur de la technique dès 1958, avec la parution de sa thèse complémentaire Du mode d’existence des objets techniques (MEOT). L’Individu et sa genèse physico-biologique (IGPB), paru en 1964, passa plus inaperçu. La difficulté de l’ouvrage et son lien obscur au précédent ne pouvaient par ailleurs que nuire à sa réception. Il fallut attendre 1989, année de la mort du philosophe, pour que la parution de L’Individuation psychique et collective (IPC) provoque la redécouverte progressive de l’ensemble de l’œuvre : on y trouve notamment une très longue « Note complémentaire » qui offre de quoi relier avec davantage de certitude les deux thèses doctorales du philosophe.

Or, le regain d’intérêt dont a bénéficié Simondon depuis les années 1990-1995, et plus encore depuis les rééditions complètes et unifiées, entre 2005 et 2010, d’abord de sa thèse principale L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information (ILFI) puis de ses divers Cours et conférences, a permis de confirmer qu’il n’est pas seulement un penseur de la technique mais aussi un philosophe de la nature, et même finalement un encyclopédiste : il unifie les sciences dans une « ontologie » philosophique générale, il réhabilite la technique à une époque de technophobie croissante après la Seconde Guerre mondiale, il propose un nouveau type d’humanisme par sa manière propre de comprendre et de combattre l’aliénation inhérente au machinisme industriel, il élabore une « Psychologie générale » dans ses cours sur la perception, l’imagination et l’invention.

Ce nouvel encyclopédisme a pour visée fondamentale de dépasser toutes les oppositions ou alternatives classiques de la tradition philosophique occidentale. Chez Simondon, cette visée ne vient pas s’ajouter à d’autres visées, comme elle le fait chez nombre de penseurs contemporains depuis Kant – on pense bien sûr au trio français Bergson / Bachelard / Merleau-Ponty, dont hérite Simondon lui-même, mais aussi à la « filiation » Fichte-Husserl-Heidegger en Allemagne - : elle est LA visée philosophique, parce que la philosophie n’est pas science mais « connaissance de soi » (Thalès). Elle doit penser de ce fait au-delà du face-à-face entre le sujet et son objet. C’est en effet un tel face-à-face traditionnel, en tant qu’il concernait le sujet philosophant lui-même dans son rapport à ses objets, qui a fourni le sol sur lequel se sont construites toutes les oppositions ou alternatives classiques de la tradition philosophique,

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toujours héritières de la coupure première entre le sujet pensant et l’objet pensé. Même une pensée de la genèse de toute chose ne peut se protéger d’une rechute dans ces alternatives, si elle ne se construit pas dans l’idée que l’objet pensé participe au sujet pensant.

Tel est donc le défi intellectuel de l’« encyclopédisme génétique » – puisque c’est là le nom légitime du nouvel encyclopédisme. Simondon veut en effet penser la genèse radicale de toute chose sans pour autant rechuter dans aucun réductionnisme quel qu’il soit : réduction physicaliste du vivant au physique, réductions du social à une somme de psychismes individuels ou du psychisme individuel à une réalité sociale, réduction de l’objet technique aux intentions d’usage humaines qui auraient déterminé son invention. Le secret qui gouverne la réalisation de ce défi consiste à penser la genèse comme continuée dans ce vivant-pensant qu’est le sujet philosophant lui-même, comme processus ininterrompu : en pensant toute chose selon sa genèse, la pensée pense ce qui participe d’elle-même au lieu de lui faire face, parce que la « connaissance » de la genèse est encore elle-même genèse poursuivie de la connaissance. Bien sûr, une telle pensée se déterminera comme analogique et opérationnelle, les opérations de genèse n’étant pas identiques dans le sujet et dans son objet, mais pas non plus hétérogènes s’il s’agit chaque fois de genèse. Plus précisément, Simondon entend penser l’analogie, non comme un rapport d’identité, ni même comme une identité de rapports structuraux, mais comme une identité de rapports opératoires.

Simondon nomme « individuation » la genèse par laquelle une réalité en général se constitue comme actuelle, c’est-à-dire comme ayant actualisé le « potentiel » – nécessairement pré-individuel si la genèse de l’individu doit être radicale – dont procède toute individuation. Même la réalité du groupe est encore issue d’une individuation, parce que le groupe n’existe comme groupe qu’en vertu d’une unité qui lui permet de participer à la réalité de chaque individu qui le compose comme il est réciproquement nourri de chacune des personnalités individuelles.

Penser la genèse de toute chose est une condition indispensable non seulement pour unifier véritablement les sciences, comme doit le faire tout encyclopédisme, mais aussi pour comprendre en profondeur à la fois l’homme et la technique, et fonder un nouvel humanisme moins naïf que le « facile humanisme », qui coupait la culture à la fois de la nature et de la technique. L’homme en sort redéfini comme ce vivant devenu psychosocial, qui donc prolonge la nature par la culture – et le fait seulement plus que certaines espèces. La technicité s’en trouve repensée comme cette « phase » de la culture dont les produits expriment justement la « charge de nature » contenue dans le « sujet » les ayant inventés : l’objet technique, loin d’être une anti-nature, est pour Simondon « nature dans l’homme », ce qui n’est pas dire « nature humaine » mais support d’une relation psychosociale en laquelle se prolonge et se dépasse la vie du vivant. Triple réconciliation de la nature, de la culture et de la technique qui permet de comprendre combien était inconsistante la double opposition de la nature à la culture et à la technique – comme on la trouve au moins tendanciellement chez les penseurs de l’homme en tant qu’être « historique » : Rousseau, Kant, Marx –, surtout lorsque s’y ajoutait l’opposition entre ces culture et technique qu’on avait toutes deux opposées à la nature…

L’humanisme nouveau intègre donc d’une part l’homme au vivant, et d’autre part la technique à la culture, restaurant ainsi par là même la continuité entre la technique et la nature, celle-là prolongeant celle-ci en l’ouvrant sur une culture humaine que Simondon, dans Imagination et invention (IMIN), appelle « progrès » – par différence avec ce qu’il y nomme audacieusement les « cultures » animales, lesquelles ne progressent pas. Dans l’esprit de Simondon, on peut le supposer – il lisait les travaux paléoanthropologiques de son strict

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contemporain Leroi-Gourhan avec autant d’intérêt qu’il en montrait pour l’éthologie naissante –, l’« homme » n’est que le processus d’hominisation, et réciproquement des « primates » qui progresseraient seraient déjà dans ce processus.

Des tensions existent au sein de l’œuvre de Simondon, qui sont comme un résidu des alternatives classiques dont il a cherché obsessionnellement le dépassement. Signalons, entre autres et tout au fond de son entreprise, la tension méthodologique résultant de son rapport central à cette autre « pensée des analogies » qu’est, pour lui, la cybernétique de Norbert Wiener comme « étude interscientifique » : d’un côté cette dernière paraît à Simondon rechuter dans un réductionnisme techniciste lorsqu’elle veut penser le vivant ; d’un autre côté Simondon fait de l’objet technique un « paradigme » pour la philosophie et revendique un « encyclopédisme à base technologique », puis une « cybernétique universelle ».

On peut désormais, avant d’entrer dans certains aspects de l’œuvre, donner la trame générale de cette oeuvre à partir de deux grandes « règles simondoniennes », qui dérivent des deux sens du mot « milieu » et correspondent ainsi aux deux sens de l’expression « penser au milieu ».

D’une part, il s’agit pour Simondon de penser au « milieu » et pas seulement à l’individu : penser l’individuation, c’est toujours penser l’apparition de l’individu et de son « milieu associé ». Il s’agit dès lors de penser les différents régimes d’individuation – le physique, le vital, le « transindividuel » - comme autant de types de relation de l’individu au milieu, ce dernier n’étant d’ailleurs plus un simple milieu lorsqu’on en arrive au régime transindividuel ou psychosocial. Précisons dès maintenant que la notion d’« individualisation », elle, désigne dès lors l’individuation prolongée ou « perpétuée » de l’être vivant après sa naissance, ou « individuation première ». Quant à l’objet technique, il est pensé par Simondon selon une analogie avec le vivant, et c’est pourquoi l’individualisation de l’objet technique sera définie par une relation de causalité réciproque entre l’objet technique et son « milieu associé ».

D’autre part, il s’agit pour Simondon de penser « au milieu », car le « déphasage » en quoi consiste l’apparition conjointe de l’individu et de son milieu associé procède d’un « centre » ou « milieu » dont la nature est telle que chaque fois la genèse véritable n’est pas pour autant réduction du supérieur à l’inférieur. Par exemple, la genèse véritable du vivant n’est pas pour autant réduction de ce dernier au physico-chimique. Dans le domaine des sciences humaines, penser « au milieu » consistera à unifier les sciences humaines à partir d’une nouvelle « axiomatique », c’est-à-dire ici de nouveaux concepts et de nouveaux principes – ou « axiomes » non formels – qui permettent notamment à la psychologie et la sociologie de se refonder sous la forme d’une psychosociologie unifiante. Une telle psychosociologie ne doit pas être une « psychologie sociale » simplement intermédiaire entre psychologie et sociologie, qui se donnerait pour objets les « groupes restreints ». Elle doit bien plutôt être une véritable science générale de l’homme qui fasse du psychosocial un spectre global, et du « psychique pur » comme du « social pur » des « cas-limites ». Quant à la technique, comprendre en profondeur ce qu’elle est ne conduit pas à la juger étrangère à la culture, et c’est pourquoi l’opposition entre le « facile humanisme » et le « technicisme intempérant » doit être dépassée par un humanisme nouveau qui intègre la technique à la culture. Penser « au milieu », ce sera donc subvertir les grandes oppositions ou alternatives classiques de la tradition philosophique occidentale.

À quoi s’ajoute, enfin, la visée dernière qui donne son sens ultime à une démarche proprement encyclopédique. Il s’agit de l’intention d’interpréter et de traiter de manière nouvelle la « crise du sens », en contribuant dans la troisième partie de Du mode… à la compréhension par elle-même de la culture, et ce d’une façon qui fasse concurrence à ce qu’avait entrepris

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Wiener à la fin de Cybernetics puis dans son autre ouvrage Cybernétique et société. D’où l’idée que la « cybernétique universelle » aurait une portée ultimement sociopolitique distincte à la fois de celle de la cybernétique et des analyses de philosophie politique ou de sociologie.

Ainsi mon SIMONDON pour la collection « Figures du savoir » présente-t-il l’œuvre selon le plan suivant :

Un premier chapitre considère la pensée de Simondon pour elle-même, en exposant d’abord la « question générale de l’individuation » telle que Simondon la pose et la traite, puis en respectant le découpage des trois grands champs théoriques auxquels s’applique l’encyclopédisme génétique : la différence entre « le physique et le biologique », la question du « transindividuel » et celle de l’« objet technique ».

Un deuxième chapitre confronte cette pensée à quelques grands problèmes de la tradition philosophique et scientifique occidentale, en exposant d’abord la subversion, par la pensée de l’individuation, du couple notionnel « matière/forme » qui a dominé d’Aristote à Kant et même au-delà, puis en appliquant la pensée des trois champs théoriques du chapitre précédent à trois grands débats classiques : le débat entre « mécanisme et vitalisme », celui entre « psychologisme et sociologisme », et enfin celui opposant « humanisme et technicisme ».

Un dernier chapitre explore la question de la « crise du sens » telle que la réinterprète Simondon et telle qu’elle possède une postérité, en exposant d’abord la portée ultimement sociopolitique de la « cybernétique universelle » et son lien à la « question de l’information », puis en examinant les doctrines les moins comprises de Du mode…, pour évoquer enfin les postérités et l’actualité de l’œuvre de Simondon.

B) Fondements de l’entreprise philosophique

La pensée de Simondon s’inscrit dans un xxe siècle philosophique dont l’un des grands enjeux est, du moins au sein de la pensée dite « continentale », de ne plus prêter à la philosophie un prétendu objet de connaissance propre qui serait aussitôt menacé de se voir annexé par les sciences dans leurs avancées : il s’agit bien plutôt, pour éviter une telle naïveté, d’inventer pour la philosophie un mode spécifique de rapport à tout « objet », et en cela les plus grands penseurs

continentaux du xxe siècle ont tous revendiqué un mode justement non objectivant de rapport

aux objets connus par la science. C’est pourquoi il est possible de caractériser le xxe siècle philosophique – continental, encore une fois - comme le siècle où se radicalise la réflexivité

« critique » et antimétaphysique née avec Kant au xviiie siècle, en passant, entre ce xviiie et ce

xxe siècles, par la tentative hégélienne du Savoir absolu puis la tentative nietzschéenne de destruction de l’Idée même de philosophie au nom du « (philosophe)-artiste ».

La radicalisation du questionnement critique et de la réflexivité au xxe siècle a alors consisté à faire entrer Kant lui-même dans une acception désormais élargie de la « métaphysique » : est métaphysique toute tentation, même résiduelle, de la philosophie à rester objectivante selon le modèle des sciences. Heidegger est bien sûr ici l’un des emblèmes de cette radicalisation et de cet élargissement du questionnement antimétaphysique, mais il est possible en fait de tracer, depuis Kant, deux lignées différentes pour une telle radicalisation : d’une part la lignée conduisant de Kant à Heidegger puis Derrida via Fichte puis Husserl, d’autre part la lignée conduisant de Kant à Simondon puis Deleuze via Schelling puis Bergson - on pourrait aussi parler de la lignée allant de Kant à Habermas via Hegel (qui revisite les antinomies comme

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accès dialectique au Réel), Marx et le duo Adorno/Horkheimer.Quel est donc le mode propre à Simondon de non-objectivation ? Simondon a

explicitement formulé ce mode en un passage qui se voulait décisif, puisqu’il s’agit des dernières lignes de l’Introduction à L’Individuation à la lumière… :

Nous ne pouvons, au sens habituel du terme, connaître l’individuation ; nous pouvons seulement individuer, nous individuer, et individuer en nous ; cette saisie est donc, en marge de la connaissance proprement dite, une analogie entre deux opérations, ce qui est un certain mode de communication. L’individuation du réel extérieur au sujet est saisie par le sujet grâce à l’individuation analogique de la connaissance dans le sujet ; mais c’est par l’individuation de la connaissance et non par la connaissance seule que l’individuation des êtres non sujets est saisie. Les êtres peuvent être connus par la connaissance du sujet, mais l’individuation des êtres ne peut être saisie que par l’individuation de la connaissance du sujet.

Plutôt que d’entrer vraiment dans l’analyse de ce mode spécifique selon lequel Simondon entend dépasser la dualité notionnelle principielle sujet/objet, je voudrais insister ici sur le fait que ce mode spécifique le conduit à poser comme également principielle et dépassable la dualité notionnelle forme/matière, qu’il est en effet tenté de repérer dans toute position philosophique s’inscrivant au sein d’une des alternatives classiques entre thèses. On pourrait dire en ce sens que la dualité notionnelle forme/matière est pour Simondon la traduction, au sein même des positions inscrites dans les alternatives classiques entre thèses, de la dualité notionnelle sujet/objet qui fait le sol de ces alternatives. C’est pourquoi la pensée de l’individuation, dans sa visée globalisante, se veut la concurrente et la remplaçante contemporaine d’un mode de pensée qui est jugé simpliste par Simondon, mais qui avait lui aussi une portée universelle et a dominé la pensée occidentale d’Aristote à Kant au moins : le mode de pensée qui est nommé « schème hylémorphique » parce qu’il consiste à penser le réel individué en termes de dualité entre matière et forme, étant entendu que celle-ci n’est pas seulement la configuration extérieure de la chose, mais la détermination qui la fait être ce qu’elle est et rien d’autre.

Chez Aristote l’hylémorphisme est évident, bien que plus subtil peut-être que ne le laisse parfois entendre Simondon. Remarquons à cet égard que la conférence de 1960 « Forme, information, potentiels » (FIP), elle, se singularise par le crédit qu’elle accorde à Aristote pour penser l’individuation elle-même :

Il y a chez Aristote une ontogénèse toujours sous-jacente, alors que chez Platon il n’en va pas de même. […] La Forme d’Aristote convient parfaitement au devenir et à l’individu en devenir, parce qu’elle comporte la virtualité, la tendance, l’instinct ; c’est une notion éminemment opératoire. Elle convient bien, par conséquent, pour interpréter les processus ontogénétiques, mais elle convient beaucoup moins bien pour comprendre les groupes.

On le voit, l’interprétation du texte d’Aristote conduit ici à sa défense, à peine relativisée à terme. Or, la façon dont le texte « Histoire de la notion d’individu » (HNI) présente la différence entre la conception aristotélicienne et la conception des Physiologues ioniens confirme que Simondon, comme souvent, prête par ailleurs aux Physiologues, et notamment à Anaximandre, une intuition du pré-individuel comme « potentiel réel » supérieure à toute conception hylémorphique :

Aristote ne suppose pas qu’il puisse exister un élément indéterminé, un apeiron contenant

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un dynamisme de développement : l’être ne peut être conçu par Aristote que comme déjà individualisé. Aristote ne conçoit pas que l’être puisse être en acte sans être déjà individualisé ; les éléments des Physiologues ioniens ne sont pas de l’être en acte. Il y a là une différence radicale de conception de l’être ; la puissance qui pour Aristote n’est qu’une possibilité était pour les Ioniens – dans la mesure où ce concept était distinct chez eux – une capacité active et positive d’individuation au sein de l’élément indéfini.

Quoi qu’il en soit du positionnement attribué par Simondon à Aristote, il est donc clair que les Physiologues, eux, sont réinterprétés en direction de ce qui se veut une alternative à l’hylémorphisme. Simondon ne se préoccupe ainsi pas vraiment du sens de la doctrine aristotélicienne, mais produit, au premier chapitre de L’Individuation à la lumière…, une réflexion tout autre qui est certainement l’un des sommets – admiré par Deleuze - de son œuvre. Il s’agit pour lui de montrer tout d’abord que le schème hylémorphique ne peut pas, sans trahison, s’appliquer à ce qui était pourtant son propre paradigme conscient : l’opération technique du moulage de la brique ; il s’agit ensuite de montrer que ce qui a conduit le schème hylémorphique à mésinterpréter ainsi ce paradigme conscient est un autre paradigme, qui intervient au cœur même du moulage de la brique mais qui est cette fois inconscient en tant que paradigme : la relation sociale appauvrie entre maître et esclave.

Le premier de ces deux temps de son chapitre va consister à montrer, à partir de l’examen attentif de ce qui se passe lors du moulage de la brique, que la dualité matière/forme du schème hylémorphique doit être remplacée par une pensée des « ordres de grandeur ». Appliquée au moulage technique, modèle de l’hylémorphisme, cette théorie des ordres de grandeur est ce qui permet de dénoncer le simplisme de l’« explication » hylémorphique. En effet la forme de la brique, précise Simondon, ne sera conservée par cette brique que si la matière argile qu’on place dans le moule est déjà préparée et en cela préformée, et si réciproquement la forme du moule est déjà matière définie. Forme et matière s’échangent donc pour une part, et si hétérogénéité il y a, elle est bien plutôt entre les ordres de grandeur relatifs à la préparation de l’argile et à la fabrication du moule. La brique s’individue en faisant communiquer des ordres de grandeur disparates. Or, l’insuffisance du schème hylémorphique tient aux conditions mêmes par lesquelles est rendue possible la mise en communication des ordres de grandeur : il s’agit de conditions de métastabilité, l’individuation de la brique ayant pour « centre même […] le rôle joué par les conditions énergétiques », lesquelles définissent un « état de système » par lequel « le devenir de chaque molécule retentit sur le devenir de toutes les autres en tous les points et dans toutes les directions », et que Simondon nomme « résonance interne ».

Quel est donc, si l’on en vient maintenant au second des deux temps annoncés, le paradigme inconscient qui a poussé l’hylémorphisme grec à réduire son propre paradigme conscient de la prise de forme technologique à l’union d’une matière et d’une forme préexistantes ? Ce paradigme inconscient est la relation entre celui qui ordonne le moulage de la brique d’argile (le maître) et celui qui l’exécute (l’artisan esclave), comme relation sociale appauvrie et soumission de la matière – qui est cette fois le geste toujours particulier et concret de l’esclave – à la forme, c’est-à-dire à la détermination générale et abstraite de la tâche imposée par le maître. La force d’universalité du schème hylémorphique repose ainsi sur une « vie technique » qui est en fait une réalité sociale plutôt que purement vitale, et une réalité sociale appauvrie qui assure le lien entre le technique et le vital.

Si l’on veut donc articuler les paradigmes conscient et inconscient de l’hylémorphisme, il faut dire que la relation sociale appauvrie maître-esclave est le fondement inconscient commun

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des représentations du travail et du vivant en vertu duquel l’opération technique, en tant qu’ordre de fabrication, pourra refléter le vivant comme hiérarchie psycho-somatique à travers la représentation consciente de la dualité matière-forme.

L’herméneutique critique de l’hylémorphisme à laquelle s’est livré ici Simondon n’est pourtant pas encore entièrement achevée. Car il s’agit maintenant de libérer le schème hylémorphique de son ancrage dans le seul esprit grec, afin de rendre compte de la permanence de ce schème par-delà le paradigme – même inconscient – de la relation sociale appauvrie maître-esclave. Or, le nouveau fondement invoqué par Simondon est alors la nature elle-même :

C’est dans le monde naturel, avant toute élaboration humaine, que cette condition doit être cherchée. [...] La prise de forme technique utilise des prises de forme naturelles antérieures à elle, qui ont créé ce que l’on pourrait appeler une eccéité* de la matière brute. Un tronc d’arbre sur le chantier est de la matière brute abstraite tant qu’on le considère comme volume de bois à utiliser ; seule l’essence à laquelle il appartient se rapproche du concret, en indiquant qu’on rencontrera de façon probable telle conduite de la matière.

En affirmant cela, Simondon ne retrouve pas la doctrine hylémorphique, laquelle confondait précisément les « formes implicites » de la matière naturelle avec des qualités seulement génériques ou spécifiques à tort séparées de l’« eccéité » vraiment singularisante qui seule importe et définit une contrainte : « Cette eccéité de l’ensemble est bien ce par quoi ce tronc se distingue de tous les autres [...]. Le schéma hylémorphique est insuffisant dans la mesure où il ne tient pas compte des formes implicites, distinguant entre la forme pure (nommée forme) et la forme implicite, confondue avec d’autres caractères de la matière sous le nom de qualité. » Parce qu’ainsi l’opération technique ne produit des formes qu’à partir de formes naturelles qui sont aussi des singularités matérielles, elle n’est ni imposition d’une forme à une matière passive ni même exploitation d’une dualité matière/forme de la nature.

Dès lors, plutôt que de croire en un retour possible à la doctrine hylémorphique sous prétexte de naturalité des formes implicites, il s’agit de se demander, explique Simondon, sur quoi repose l’attribution du principe d’individuation à la matière plutôt qu’à la forme. C’est ici que nous retrouvons la force de l’herméneutique critique précédemment exposée : l’attribution du principe d’individuation à la matière n’est le fait que des dominants ou maîtres, lesquels en effet choisissent la matière première valorisée par ses qualités spécifiques et, inversement, ignorent le geste chaque fois singulier de l’esclave du haut de leur droit à donner un seul ordre pour toutes les briques possédant la même forme ; l’esclave, lui, ne voit au contraire qu’une matière homogénéisée par la préparation, et attribue le principe d’individuation à la forme, en tant que geste et effort vécus et chaque fois singuliers. Mais « une très grande subjectivité existe dans le point de vue du maître comme dans celui de l’artisan », qui réduisent l’eccéité de l’objet à des « aspects partiels » et ignorent chaque fois l’essentiel : la « zone de dimension moyenne et intermédiaire – celle des singularités qui sont l’amorce de l’individu dans l’opération d’individuation ».

Qu’en est-il, enfin, de l’application de l’herméneutique critique de l’hylémorphisme à ce qu’on nomme la « théorie de la connaissance », c’est-à-dire cette branche de la philosophie qui tente de déterminer les conditions de possibilité et les limites éventuelles de la connaissance ? Le

grand nom de ce domaine est Kant, avec lequel ont ainsi dû dialoguer, au xxe siècle, des théoriciens de la connaissance comme Husserl et même Popper. Chez Kant, l’hylémorphisme pourrait être jugé « résiduel », mais il concerne en fait un point central de la doctrine kantienne : « La distinction de l’a priori et de l’a posteriori, retentissement du schème hylémorphique dans

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la théorie de la connaissance, voile de sa zone obscure centrale la véritable opération d’individuation qui est le centre de la connaissance ». On sait en effet que pour Kant les conditions de possibilité de la connaissance sont d’un côté les « formes a priori de la sensibilité » (l’espace et le temps) ainsi que les formes a priori de l’entendement (les concepts purs que sont les « catégories ») et, de l’autre, la « matière du divers sensible ». Plus généralement, les conditions a priori de la connaissance sont chez Kant ce qui vient ordonner le « contenu empirique » issu de la sensation.

Or, ce que Simondon nommait ici la « zone obscure centrale » qui est propre à la distinction kantienne de l’a priori et de l’a posteriori, et qui « voile » la « véritable opération d’individuation », n’est rien d’autre que la relation entre le sujet – comme structure a priori qui donne forme – et l’objet – les données empiriques a posteriori :

Antérieurement à tout exercice de la pensée critique portant sur les conditions du jugement et les conditions de la connaissance, il faudrait pouvoir répondre à cette question : qu’est-ce que la relation ? C’est une certaine conception de la relation, et en particulier de l’individualité des termes comme antérieurs à la relation, qui est impliquée dans une telle théorie de la connaissance. […] Si la connaissance était conditionnée par la communauté d’une individuation englobant dans une unité structurale et fonctionnelle le sujet et l’objet, ce qui est dit des conditions du jugement se trouverait ne pas porter sur la réalité de la connaissance, mais sur une traduction après coup de la connaissance en schéma relationnel entre des termes individués séparément.

La perspective nouvelle ici définie, contre la théorie kantienne de la connaissance, est une perspective plaçant le sujet connaissant dans la continuité du sujet vivant, comme c’est le cas également dans Biologie et connaissance de Jean Piaget. La théorie de la connaissance n’est pas première mais s’intègre à l’ontologie génétique, parce que la connaissance est elle-même une individuation. Cela signifie que les conditions de possibilité de la connaissance ne sont pas ce qui, dans le sujet, échapperait au processus d’individuation. Il n’y a pas un a priori qui ferait du sujet une structure indépendante de l’opération d’individuation : « Les conditions de possibilité de la connaissance sont en fait les causes d’existence de l’être individué. »

Ce qui, dans la théorie kantienne de la connaissance, intrigue Simondon, ce n’est donc pas l’adéquation entre deux sortes de formes pourtant hétérogènes, c’est-à-dire entre les « catégories » a priori de l’entendement et les formes, elles aussi a priori, de la sensibilité, mais c’est bien plutôt l’« inexplicable cohérence » entre ces dernières, l’espace et le temps, et le donné empirique « venant du monde par la sensation ». En somme, le tort de Kant est bien d’avoir séparé la forme de la matière en ne les rapportant ni l’une ni l’autre à leur origine commune, et Simondon comprend cette séparation comme une séparation du sujet et de l’objet. C’est pourquoi il oppose à Kant « que l’être comme sujet et l’être comme objet proviennent de la même réalité primitive, et que la pensée qui maintenant paraît instituer une inexplicable relation entre l’objet et le sujet prolonge en fait seulement cette individuation initiale ». Inexplicable reste en effet, dans la théorie kantienne de la connaissance, non pas seulement l’application des a priori d’entendement à ceux de la sensibilité comme relation du sujet au sujet, mais d’abord celle des a priori de la sensibilité à la matière du divers sensible comme relation du sujet à l’objet.

II. Sur les grandes lignes des parties I et II de MEOT

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A) La première partie de l’ouvrage

Du mode d’existence des objets techniques est incontestablement un livre tout à fait à part dans le champ de la philosophie. Si en effet les analyses épistémologiques de L’Individuation à la lumière des notions de forme et d’information sont assimilables par les philosophes, et notamment par ceux qui ont fait l’effort de comprendre Bachelard, il n’en va pas toujours de même des analyses technologiques sans cesse déployées par Du mode… : même les philosophes de la technique sont souvent philosophes au détriment de la compétence technicienne. Simondon est donc exceptionnel en ce point, et nul ne saurait lui faire le reproche, parfois adressé à Heidegger traitant de la technique, de ne pas savoir techniquement de quoi il parle.

Or, jusqu’à la redécouverte de Simondon dans les années 1990, celui qui n’était pas adepte de Marx tenait volontiers Heidegger pour l’Autre penseur de la technique : on lui accordait la profondeur propre à une démarche « herméneutique » révélant ce qui est caché. Un tel recul herméneutique explique le paradoxe de la fameuse formule selon laquelle « l’essence de la technique n’est rien de technique ». Reste qu’un tel paradoxe engage d’abord la question du mode de justification de l’interprétation en quoi consiste le discours herméneutique – c’est ici que le niveau de généralité du discours heideggérien est à mille lieux de la compétence technique de Simondon. Il engage ensuite, et peut-être surtout, la question de savoir si l’« essence de la technique », dans sa différence affirmée d’avec la technique, ne relèverait pas d’un destin qui est celui de cette « essence de l’homme » qu’est, depuis Être et temps, le Dasein dans sa différence – mais laquelle ? – d’avec l’homme. Auquel cas le caractère prétendument « non anthropologique » de la pensée heideggérienne de la technique – qui passerait de l’homme comme utilisateur à son essence comme destin – serait profondément contestable du point de vue simondonien, comme on le verra en dernière partie de cet exposé.

On peut certes aborder la pensée simondonienne de la technique sous plusieurs angles, en raison même de sa richesse. Toutefois le souci d’articuler cette pensée de la technique à l’ontologie génétique précédemment exposée conduit à privilégier deux angles d’attaque, qui sont du reste liés entre eux.

D’abord, le combat de Simondon contre la représentation « anthropologique » de la technique, c’est-à-dire cette représentation qui réduit la technique à un simple ensemble de moyens définis par leur usage humain en vertu du paradigme du travail, viendra compléter cette première tentative d’une pensée non anthropologique qu’était l’effort déployé par Simondon pour ne plus penser l’« homme » à part du vivant. On pourrait dire que l’encyclopédisme génétique combat la tendance « anthropologique » de la pensée occidentale dans ses deux aspects, puisqu’il vise d’une part à articuler l’homme au vivant, d’autre part à dévoiler ce qui, dans la technique, transcende l’usage et le travail humain pour ouvrir sur une normativité, comme telle pleinement culturelle.

Nous verrons que Simondon ne se contente pas de distinguer, contre les confusions commises par les pensées technophobes, entre d’une part la technicité proprement dite de l’objet technique – laquelle réside dans le fonctionnement de ce dernier –, d’autre part les usages de l’objet technique par l’homme – sources véritables du « danger technique ». Cette distinction sera bien sûr fondamentale chez lui, mais il tentera aussi d’en déduire le paradoxe suivant : s’il y a une « normativité technique intrinsèque » non seulement pour le progrès technique mais aussi pour le progrès social lui-même, on ne peut la trouver ni dans un cas ni même dans l’autre au sein des seuls usages que fait l’homme des objets techniques, mais bien plutôt dans ce qui en

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apparence est le moins humain au sein de la technique : le fonctionnement même de l’objet. Ce paradoxe se résoudra dans l’idée que le progrès technique conduit à des ensembles techniques dont le fonctionnement même, à l’âge de l’information, peut seul offrir les conditions d’une véritable transindividualité humaine. Ce qui, bien sûr, consistera à n’affirmer la normativité technique pour le progrès social qu’en la situant historiquement, c’est-à-dire à l’âge tendanciel des ensembles, qui est aussi l’âge de l’information.

Par ailleurs – et c’est là le moyen même pour articuler les deux combats menés contre la tendance « anthropologique » dans ses deux aspects –, une unification possible entre la pensée de la technique et l’ontologie génétique de Simondon réside plus fondamentalement encore dans la thèse d’une triple analogie entre la technique et le vivant : il y a une « individualisation » de l’objet technique comme de l’être vivant ainsi qu’une analogie entre le fonctionnement de l’objet inventé et le jeu des schèmes mentaux de l’inventeur en tant que vivant-pensant ; enfin, les objets techniques comme les êtres vivants relèvent de « lignées phylogénétiques ».

Il ne faut pas confondre ces trois analogies avec les trois concepts de « concrétisation », d’« individualisation » – concept qui repose certes sur l’une des trois analogies – et de « naturalisation » qui dominent la première partie de Du mode…, concepts auxquels est consacré le présent propos. Ce dernier sera toutefois l’occasion d’expliquer les trois analogies entre l’être technique et l’individu vivant, en tant qu’elles fournissent l’un des lieux d’unification de la pensée de la technique avec l’ontologie génétique des « régimes d’individuation » - physique, vital, psycho-social - dont il fut question plus haut.

La thèse d’une triple analogie entre le vivant et l’objet technique est l’une de celles qui placeront le dialogue avec la cybernétique au cœur de l’œuvre de Simondon, ce dialogue se poursuivant de L’Individuation à la lumière… jusqu’aux publications posthumes en passant bien sûr par Du mode… Dialogue qui passe aussi par les deux chapitres de complément à L’Individuation à la lumière… ouvrant à Du mode… : ce sont les deux chapitres de la très longue « Note complémentaire sur les conséquences de la notion d’individuation » (NC). C’est pourquoi on peut partir du passage de la « Note complémentaire… » qui, prenant pour fil conducteur le dialogue avec la cybernétique, énonce les étapes conduisant de L’Individuation à la lumière… jusqu’aux dernières vues de Du mode…:

Une causalité circulaire crée une réciprocité de conditions d’existence qui donne à l’univers technique sa consistance et son unité ; cette unité actuelle se prolonge par une unité successive qui rend l’humanité comparable à cet homme dont parle Pascal qui apprendrait toujours sans jamais oublier. La valeur du dialogue de l’individu avec l’objet technique est donc de conserver l’effort humain, et de créer un domaine de transindividuel, distinct de la communauté, dans lequel la notion de liberté prend un sens, et qui transforme la notion de destinée individuelle, mais ne l’anéantit pas. Le caractère fondamental de l’être technique est d’intégrer le temps à une existence concrète et consistante ; il est en cela le corrélatif de l’autocréation de l’individu.

La première proposition de ce passage, où transparaît l’analogie avec le vivant en vertu de laquelle doit s’instaurer le dialogue avec la cybernétique, porte sur ce que décrit la première partie de Du mode… : le processus d’« individualisation » moderne des objets techniques en tant qu’il prolonge leur « concrétisation » et conduit à l’âge contemporain des « ensembles » techniques. Nous allons voir qu’à cet égard la cybernétique, aveuglée qu’elle était par ce type d’objet qu’est l’automate, n’a pas vu en quoi les ensembles techniques sont la condition et la limite du progrès technique. Expliquons donc chacun de ces points.

En premier lieu, la « concrétisation » des objets techniques est ce processus possédant

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plusieurs aspects, selon que l’on se situe au niveau des éléments, à celui des individus ou à celui des ensembles techniques, niveaux qui définissent en outre chacun un âge tendanciel de la technique. Au niveau des éléments, le processus de concrétisation possède deux aspects. D’une part le fait qu’un même élément dans un objet technique puisse passer d’une fonction à deux fonctions simultanées, ce que Simondon nomme la « pluri-fonctionnalité » des éléments techniques par « convergence des fonctions ». Du mode… donne ici l’exemple des ailettes de refroidissement du moteur thermique à combustion interne : d’abord limitées à cette fonction de refroidissement, elles acquièrent ensuite une fonction mécanique supplémentaire en s’opposant comme des nervures à une déformation de la culasse sous la poussée des gaz. D’autre part le fait que les éléments soient de plus en plus dépendants les uns des autres, ce que Simondon nomme la « résonance interne » des éléments qui composent l’objet technique. Il prend l’exemple du moteur, dont chaque pièce importante ne peut désormais être autre qu’elle n’est du fait de son lien aux autres pièces dans des échanges réciproques d’énergie.

En second lieu, qu’apporte dès lors l’idée d’individualisation à celle de concrétisation ? Elle prolonge la concrétisation telle qu’on vient de la présenter, parce qu’elle concerne cette fois, non plus des éléments, mais des individus techniques qui ne s’épanouissent qu’à l’âge industriel : les machines, dont la définition est en effet qu’elles sont « ce qui porte ses outils et les dirige » comme le faisait le travailleur à l’âge artisanal : « L’individualité humaine se trouve de plus en plus dégagée de la fonction technique par la construction d’individus techniques. »

L’individualisation des objets techniques, parce qu’elle concerne les individus et non plus les éléments, est « résonance » non plus interne mais externe, par causalité réciproque entre l’individu technique et son « milieu associé » :

L’individualisation des êtres techniques est la condition du progrès technique. Cette individualisation est possible par la récurrence de causalité dans un milieu que l’être technique crée autour de lui-même et qui le conditionne comme il est conditionné par lui. Ce milieu à la fois technique et naturel peut être nommé milieu associé. Il est ce par quoi l’être technique se conditionne lui-même dans son fonctionnement.

En pensant l’objet technique comme s’individualisant par causalité récurrente avec un milieu associé, Simondon pense le progrès technique selon des schèmes issus de sa pensée du vivant, à l’inverse d’une certaine cybernétique qui voulait penser le vivant selon le modèle technologique de l’automatisme. Jugeant que ce modèle ne permet pas de comprendre où réside vraiment le progrès technique, Simondon construit ainsi son discours dans un dialogue avec la cybernétique, dont il dénonce en effet les excès mais aussi les confusions conceptuelles : « Ce qui risque de rendre le travail de la Cybernétique partiellement inefficace […], c’est le postulat initial de l’identité des êtres vivants et des objets techniques autorégulés. Or, on peut dire seulement que les objets techniques tendent vers la concrétisation, tandis que les objets naturels tels que les êtres vivants sont concrets dès le début. »

Le fond de la discorde théorique entre Simondon et la cybernétique est en fait le suivant : tandis que la cybernétique pense l’analogie – voire l’identité – entre la machine et le vivant à partir de l’idée d’automate, Simondon pense cette analogie – désormais asymptotique – à partir de la machine ouverte sur son milieu associé. Et l’analogie n’est ici réelle que parce qu’elle repose en définitive sur l’identité opératoire entre le fonctionnement de l’objet et le processus mental du sujet au moment de l’invention de cet objet :

Les éléments qui matériellement constitueront l’objet technique, et qui sont séparés les uns des autres, sans milieu associé avant la constitution de l’objet technique, doivent être

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organisés les uns par rapport aux autres en fonction de la causalité circulaire qui existera lorsque l’objet sera constitué ; il s’agit donc ici d’un conditionnement du présent par l’avenir, par ce qui n’est pas encore […] ; les schèmes mentaux réagissent les uns sur les autres pendant l’invention comme les divers dynamismes de l’objet technique réagiront les uns sur les autres dans le fonctionnement matériel.

Il y a ainsi analogie entre le fonctionnement de la pensée inventive et celui de l’objet inventé, et Simondon en conclut que l’invention d’un objet technique en relation de causalité récurrente avec son milieu associé n’est possible que chez un être vivant et pensant lui-même autoconditionné : « C’est parce que le vivant est un être individuel qui porte avec lui son milieu associé que le vivant peut inventer : cette capacité de se conditionner soi-même est au principe de la capacité de produire des objets qui se conditionnent eux-mêmes. »

L’idée de Simondon est qu’en confondant progrès technique et automatisation comme le fait la cybernétique, on confond l’individualité du vivant mais aussi la santé sociale avec des processus qui relèvent davantage de la communauté que de l’individualité et de la société. Cette distinction entre communauté et société, qui renvoie chez lui à la différence entre communauté et « collectif réel » et à son lien avec la différence entre communauté et individualité, est récurrente parce que centrale dans sa pensée. Lorsque Simondon qualifie l’automate de « communautaire », il suggère que l’individualisation des objets techniques a pour borne constitutive, c’est-à-dire la rendant possible, la réalisation d’ensembles techniques dont l’« automate parfait » représente le passage à la limite, passage mythologique parce qu’il absorbe l’ensemble dans l’individu.

Les ensembles techniques, eux, sont justement aujourd’hui ce par quoi progressent à la fois les objets techniques et la société dans leur différence d’avec le communautaire. Simondon distingue en effet trois âges tendanciels du progrès technique, en fonction des « trois niveaux de l’objet technique […] : l’élément, l’individu, l’ensemble ». Or, le dernier âge est celui qui manifeste le caractère asymptotique – par rapport au vivant – de l’individualisation des objets techniques, puisque l’individu technique – la machine – ne peut désormais continuer de s’individualiser qu’à l’intérieur d’ensembles techniques devenus le « milieu associé » de chaque individu technique. Mais ces ensembles techniques contemporains – ceux de l’« âge de l’information » sur lequel Simondon a si bien anticipé – sont par là même ce par quoi la communauté humaine de travail issue de la révolution industrielle – communauté tout juste « moderne » faite de relations simplement inter-individuelles et parfois aliénée par la machine – peut désormais se construire comme transindividualité indissociablement humaine et technique. Tel était bien le propos de Simondon dans le passage synthétique de la « Note complémentaire… » qui nous a servi à introduire sa pensée de la technique : la valeur du dialogue de l’individu avec l’objet technique y était « de créer un domaine de transindividuel, distinct de la communauté ».

C’est cette thématique de la transindividualité que nous retrouverons lorsqu’il sera question du lien entre la connaissance et l’idée de « naturalisation » de l’objet technique, à laquelle nous en venons maintenant. Non sans avoir toutefois d’abord répondu à une objection. Car l’analyse simondonienne du devenir technique, en tant qu’elle se fait en termes de fonctionnement et rejette l’usage comme extrinsèque à la technicité proprement dite, semble ne pas pouvoir être nette si la plupart des inventions de fonctionnements sont faites avec l’intention préalable d’un usage déterminé. Simondon est conscient de cela, et c’est pourquoi dès le dernier sous-chapitre de son premier chapitre, Du mode… introduit une idée qui sera ensuite prolongée en 1965-1966 dans Imagination et invention, prolongement constituant justement une réponse à

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l’objection qui vient d’être soulevée.Dans Du mode…, donc, Simondon introduit l’idée d’« origine absolue d’une lignée

technique ». Il précise :

Le début d’une lignée d’objets techniques est marqué par cet acte synthétique d’invention constitutif d’une essence technique. L’essence technique se reconnaît au fait qu’elle reste stable à travers la lignée évolutive, et non seulement stable, mais encore productrice de structures et de fonctions par développement interne et saturation progressive.

À la suite de ces lignes, Du mode… prend pour exemple l’essence technique qu’est le « moteur à combustion interne » et le devenir qu’elle détermine, devenir fait de continuités mais aussi de discontinuités au sein même de l’essence première. Cette description quelque peu technique fait bien comprendre en tout cas que la concrétisation pensée par Simondon n’est pas, par ailleurs, un simple compromis imparfait entre des exigences techniques en conflit : l’objet technique ne se concrétise vraiment que si les anciens obstacles deviennent eux-mêmes les solutions. C’est pourquoi Simondon caractérise souvent l’invention véritable comme une « résolution de problème » qui consiste justement à considérer le problème comme résolu… C’est là une manière de dire que, contrairement à la simple innovation, l’invention, elle, introduit une discontinuité, sans quoi les anciens obstacles ne pourraient devenir solution.

Il existe ainsi des lignées d’objets techniques qui réalisent le devenir potentiellement contenu dans une « essence ». Or, la conséquence en sera développée par Simondon dans le cours de 1965-1966 sous la forme d’une transcendance de l’objet inventé par rapport aux intentions premières d’utilisation qui avaient pourtant commandé l’invention de l’objet :

Il serait partiellement faux de dire que l’invention est faite pour atteindre un but, réaliser un effet entièrement prévisible d’avance […]. Il y a dans la véritable invention un saut, un pouvoir amplifiant qui dépasse la simple finalité et la recherche limitée d’une adaptation.

On distinguera donc d’une part l’invention première d’une essence technique, origine absolue d’une lignée, telle l’essence technique « moteur à combustion interne » ; d’autre part les perfectionnements mineurs continus qui ont lieu au sein de cette essence technique telle qu’elle s’est réalisée ; enfin l’invention discontinue rendue nécessaire par la « saturation du système » qui résulte d’une série continue de perfectionnements mineurs. Cette invention discontinue est alors ce en quoi se « concrétise » vraiment l’objet technique en tant que réalité d’un progrès, telle l’invention du moteur Diesel au sein de l’essence technique « moteur à combustion interne ».

Telle est la voie d’analyse propre à Simondon dans son dialogue avec la cybernétique sur la question du progrès technique.

Au lieu de considérer une classe d’êtres techniques, les automates, il faut suivre les lignes de concrétisation à travers l’évolution temporelle des objets techniques ; c’est selon cette voie seulement que le rapprochement entre être vivant et objet technique a une signification véritable, hors de toute mythologie.

Or, c’est cette voie qui le conduit ultimement, dans Du mode… en 1958 comme dans Imagination et invention en 1965-1966, à reconnaître au devenir technique une capacité à la « naturalisation » des objets techniques, troisième et dernière idée centrale après celles de concrétisation et d’individualisation.

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Cette idée de « naturalisation », si elle est précoce dans Du mode…, le traverse en fait par ses conséquences puisqu’elles concernent le problème de la connaissance, auquel reviendront plus précisément les dernières pages de l’ouvrage. La naturalisation des objets techniques découle du progrès technique décrit précédemment dans la mesure où, comme le dira à nouveau Imagination et invention, « par la nécessité du progrès des techniques, le groupe des objets créés incorpore de plus en plus de réalité naturelle […] ; l’évolution progressive des techniques, grâce à la plus-value amplifiante de chaque invention constituant un objet, fait passer les effets naturels dans le monde des techniques, ce qui a pour résultat le fait que les techniques, progressivement, se naturalisent ». Dans Du mode…, Simondon donne plusieurs exemples, dont celui du tube de Coolidge qui « ne pouvait être conçu avant la découverte par Fleming de la production d’électrons par un métal chauffé ». Les conséquences concernant la connaissance sont alors pour Simondon une convergence de plus en plus grande entre technique et science. Cette convergence possède elle-même deux aspects réciproques et complémentaires, qui sont respectivement privilégiés par Du mode… et par la « Note complémentaire… ».

Dans Du mode…, l’objet technique est conçu comme un système physico-chimique au sein duquel les actions réciproques se font selon un nombre croissant de lois naturelles scientifiquement connues. C’est pourquoi la construction de l’objet technique ne peut être parfaite que si elle procède de ce que Simondon nomme une « connaissance scientifique universelle ». Telle est la voie de la technologie, qui est cependant définie comme une voie asymptotique dans la mesure même où « les connaissances scientifiques qui servent de guide pour prévoir l’universalité des actions mutuelles s’exerçant dans le système technique restent affectées d’une certaine imperfection » et ne permettent pas une prévision totale des effets, c’est-à-dire en définitive une connaissance complète de l’objet technique.

Dans la « Note complémentaire… », c’est réciproquement la connaissance scientifique qui dépend de l’activité technique, dans la mesure même où l’intégration croissante des lois naturelles au fonctionnement technique fait de l’objet technique le médiateur entre l’homme et la nature qui reste encore à découvrir : « La véritable activité technique est aujourd’hui dans le domaine de la recherche scientifique qui, parce qu’elle est recherche, est orientée vers des objets ou des propriétés d’objets encore inconnus. » La normativité technique s’exprime à plein dans la recherche scientifique, précise Simondon, parce que la machine n’y médiatise pas la relation de l’individu à la communauté, mais la relation du sujet actif à l’objet. Telle est la voie, non plus de la technologie mais de ce que l’on pourrait nommer, après Bachelard, la « phénoménotechnique ».

B) La deuxième partie de l’ouvrage

Est-ce à la culture ou à la technique que revient la priorité lorsqu’on a en vue le progrès social ? Telle est la question que permet de refuser la compréhension simondonienne de l’« individualisation » des objets techniques. Cette thématique était le cœur de la première partie de Du mode d’existence des objets techniques, et le refus de l’opposition entre humanisme et technicisme en sera la conséquence, liée au rôle de l’encyclopédisme développé dans la deuxième partie de l’ouvrage. Signalons d’ores et déjà, et comme pour y introduire en fait, que ce refus de choisir entre culture et technique comme sources de progrès social trouvera ensuite une remarquable formulation dans Imagination et invention, qui complète Du mode… sur bien des points.

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Il n’y a pas de progrès assuré tant que la culture, d’une part, et la production d’objets, d’autre part, restent indépendantes l’une de l’autre ; l’objet créé est précisément un élément du réel organisé comme détachable parce qu’il a été produit selon un code contenu dans une culture qui permet de l’utiliser loin du lieu et du temps de sa création.

Les choses sont ici très clairement dites : ni la technique ni la culture, prises séparément, ne permettent un progrès. Dans ce propos cité de Simondon, cela vaut davantage du progrès technique lui-même que du progrès social, car une technique qui ne se transmet pas et qui reste donc à côté de la culture est une technique qui ne progressera pas. Le progrès social, lui, a bien sûr réciproquement besoin des supports techniques, mais cela ne préjuge pas d’une normativité technique, laquelle n’advient véritablement, selon Simondon, qu’avec l’âge tendanciel et contemporain des ensembles et de l’information :

Aujourd’hui, la technicité tend à résider dans les ensembles ; elle peut alors devenir un fondement de la culture à laquelle elle apportera un pouvoir d’unité et de stabilité, en la rendant adéquate à la réalité qu’elle exprime et qu’elle règle.

Si, sur ce point, le dialogue avec Marx sera bientôt explicite dans Du mode…, celui avec Heidegger en est absent. Pour autant, un dialogue est possible avec ce dernier, sur le terrain commun du combat contre la conception « anthropologique » de la technique. Sans entrer déjà dans la critique interne de la pensée heideggérienne du Gestell qui sera proposée en dernière partie de cet exposé, on peut marquer ici, simplement, la différence entre nos deux penseurs sur fond de refus commun.

Simondon, comme Heidegger, refuse de réduire la technique à un ensemble de moyens pour l’usage humain. Mais, contrairement à Heidegger, il n’a pas besoin de faire de la technique un « destin de l’homme » pour protéger sa pensée de toute rechute dans ce que Du mode… nomme les « philosophies de la puissance humaine ». Car tel serait bien le reproche – sans doute paradoxal au premier abord – de Simondon à Heidegger : rester résiduellement dans l’anthropologie en pensant la technique comme « calcul », et en ne pensant pas la normativité technique telle qu’elle advient via les réseaux de l’information :

On peut affirmer en ce sens que la naissance d’une philosophie technique au niveau des ensembles n’est possible que par l’étude approfondie des régulations, c’est-à-dire de l’information. Les véritables ensembles techniques ne sont pas ceux qui utilisent des individus techniques, mais ceux qui sont un tissu d’individus techniques en relation d’interconnexion. Toute philosophie des techniques qui part de la réalité des ensembles utilisant les individus techniques sans les mettre en relation d’information reste une philosophie de la puissance humaine à travers les techniques, non une philosophie des techniques.

Heidegger, qui était certain que la cybernétique fournissait le symptôme d’une époque nouvelle de l’Être, en est resté à une compréhension réductionniste – motivée certes par la cybernétique elle-même – de la réalité nommée « information », à propos de laquelle Simondon dialoguera pour sa part avec la cybernétique. De ce fait, Heidegger n’a pas aperçu la normativité informationnelle nouvelle de la technique, il a bien plutôt réduit inversement la science elle-même à une technique interprétée comme « calcul ». Il n’a pas non plus aperçu le potentiel démocratique de l’âge de l’information – il n’avait de toute façon que faire de la démocratie, règne du « On » –, ni le fait que dès 1930-1940 le danger résidait moins dans la cybernétique que dans le marketing, déjà dénoncé occasionnellement par Simondon avant que la critique

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philosophique n’en soit véritablement développée et systématisée par Bernard Stiegler.Pour comprendre en profondeur la position de Simondon et son irréductibilité à celles de

Marx ou de Heidegger, on peut partir du propos fameux de Bergson au terme de Les deux sources de la morale et de la religion, car c’est une relecture – et donc un prolongement-dépassement – de ce propos qui traduira le mieux l’effort théorique de Simondon pour dégager la normativité technique. Bergson écrivait en effet : « La mystique appelle la mécanique. […] La mécanique exigerait une mystique. » Si l’on veut bien tenir compte du fait que Bergson lui-même donne pour sens à ces formules célèbres l’idée, exprimée par lui deux pages auparavant, que le « mysticisme vrai » consiste en une fraternité universelle favorisée par l’« empire » technique « sur les choses » – justifiant pour lui la « parenté » entre les deux « tendances » au machinisme et à la démocratie –, on accédera alors à la relecture en vertu de laquelle Simondon, ici encore, hérite de Bergson pour aller plus loin. Car dès L’Individuation à la lumière…, ouvrage dont la thématique du « transindividuel » portait en son sein celle de la « spiritualité », se dessinait l’idée de normativité technique proprement développée par Du mode… : le second chapitre de la « Note complémentaire… » (en lequel s’opère la transition proprement dite entre L’Individuation à la lumière… et Du mode…) s’ouvre en affirmant que « l’activité technique » peut « être considérée comme une introductrice à la véritable raison sociale, et comme une initiatrice au sens de la liberté de l’individu ».

Le prolongement-dépassement de Bergson par Simondon consiste dès lors à passer du couple « empire sur les choses / fraternité » au couple « concrétisation technique / transindividualité », par le biais d’une radicalisation de la non-anthropologie bergsonienne. Simondon renforce la pensée non anthropologique de l’homme – déjà relativement présente chez Bergson, malgré la « différence de nature » affirmée par L’évolution créatrice au nom de la « conscience morale » – par une pensée non anthropologique de la technique, ce qui permet de modifier l’idée d’« empire sur les choses ». En effet, le processus de « concrétisation technique » est apparu tel que l’invention technique, par son devenir comme par les contraintes proprement techniques qui pèsent sur elle, déborde en fait les usages qui l’avaient motivée au départ.

Cette pensée non anthropologique de la technique dévoile le devenir technique comme conduisant à un âge de l’information où la connaissance scientifique désintéressée est pourtant techniquement conditionnée. Par là, on se retourne cette fois contre l’idée bergsonienne d’une technique « pragmatique » qui ferait de la science elle-même un type de connaissance dirigé vers l’action. Par là aussi, on passe de l’idée de « fraternité » à celle de « transindividualité », dont les modèles sont en effet chez Simondon la connaissance scientifique collective mais aussi l’invention technique, dans leur convergence contemporaine. Cette convergence entre connaissance scientifique et invention technique était caractéristique du processus de « naturalisation » des objets techniques exposé plus haut.

La « Note complémentaire… » insistait sur la connaissance scientifique, Du mode… insiste sur l’invention technique comme « support » de transindividualité. D’où, à la toute fin de l’ouvrage, l’une des pages les plus riches de l’œuvre de Simondon, qu’on citera en bonne partie avant de la commenter, pour achever enfin le présent chapitre sur le dialogue de Simondon avec Marx :

L’objet technique pris selon son essence, c’est-à-dire l’objet technique en tant qu’il a été inventé, pensé et voulu, assumé par un sujet humain, devient le support et le symbole de cette relation que nous voudrions nommer transindividuelle. [...] L’objet qui sort de l’invention technique emporte avec lui quelque chose de l’être qui l’a produit, exprime de

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cet être ce qui est le moins attaché à un hic et nunc ; on pourrait dire qu’il y a de la nature humaine dans l’être technique, au sens où le mot de nature pourrait être employé pour désigner ce qui reste d’originel, d’antérieur même à l’humanité constituée en l’homme […]. Aucune anthropologie qui partirait de l’homme comme être individuel ne peut rendre compte de la relation technique transindividuelle. Le travail conçu comme productif, dans la mesure où il provient de l’individu localisé hic et nunc, ne peut rendre compte de l’être technique inventé ; ce n’est pas l’individu qui invente, c’est le sujet, plus vaste que l’individu, plus riche que lui, et comportant, outre l’individualité de l’être individué, une certaine charge de nature, d’être non individué.

Ce qui est central ici, c’est la distinction entre le régime de l’invention technique et le régime du travail. Le travail, au sens étroit que possède cette notion chez Simondon, ne relève pas de la transindividualité mais de l’interindividualité. Les êtres n’y sont pas mobilisés comme « sujets » au sens que Simondon a donné à ce terme dès L’Individuation à la lumière…, c’est-à-dire comme porteurs d’une charge de nature pré-individuelle leur permettant de se transindividuer selon la « personnalisation ». La relation de travail ne met en relation que les individus – comme déjà individués. À ce premier aspect du travail s’ajoute un autre aspect, qui vient le compléter mais qui reste en vérité tout aussi étranger au transindividuel : dans le travail au sens étroit, privilégié par Simondon, la relation interindividuelle entre les travailleurs est aussi une relation de l’espèce humaine à la nature. Le psychologisme, dénoncé plus haut, privilégierait le premier aspect pour penser la réalité humaine, tandis que le sociologisme penserait le second aspect. Mais chaque fois est manqué le transindividuel, parce que l’humanité ne se réalise pas réellement dans le travail au sens étroit du terme, toujours trop pauvre pour fonder une transindividualité : le travail en ce sens étroit ajoute l’intra-social à l’inter-individuel, mais cette conjonction même n’engendre pas la transindividualité, elle relève seulement de la « communauté » telle que l’a critiquée L’Individuation à la lumière….

Au contraire, l’activité d’invention technique fournit, dit maintenant Simondon, le « support » d’une relation humaine qui est « modèle de la transindividualité ». Déjà la « Note complémentaire… » faisait du technicien un « individu pur : dans une communauté, il est comme d’une autre espèce ; […] ; la normativité technique est intrinsèque et absolue ; on peut même remarquer que c’est par la technique que la pénétration d’une normativité nouvelle dans une communauté fermée est rendue possible ». Que la normativité technique soit intrinsèque et absolue, cela signifie que l’adoption ou le refus d’un objet technique par une société ne signifie rien pour ou contre la validité de cet objet, explique Simondon dans ce passage à tous égards décisif : ici tout se connecte en effet, puisque ce même passage de la « Note complémentaire… » est celui qui sert à penser la convergence entre science et technique. On ne peut comprendre l’affirmation par Simondon d’une normativité technique sans distinguer, répétons-le, entre transindividualité et communauté, et sans d’autre part envisager la technique comme se concrétisant ultimement dans l’ensemble informationnel des instruments scientifiques contemporains. À travers ces instruments scientifiques s’élabore une transindividualité humaine qui entre en relation avec la nature par la médiation de la machine : « Les individus libres sont ceux qui effectuent la recherche, et instituent par là une relation avec l’objet non social. »

C’est là le dernier mot tant de Du mode… que de la « Note complémentaire… ». Or, il nous faut aussi comprendre, dans la sphère du travail cette fois, le lien annoncé entre d’une part l’individualisation moderne des objets techniques, telle que le pense, nous l’avons vu, le début de Du mode…, et d’autre part l’impossibilité d’opposer la culture et la technique dans la deuxième partie de Du mode… Ce lien se formule d’abord ainsi : « Dans la réflexion sur les conséquences du développement technique en relation avec l’évolution des sociétés humaines,

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c’est du processus d’individualisation des objets techniques qu’il faut tenir compte avant tout. » La machine en tant qu’« individu technique », lorsqu’elle se réalise comme tel au sein d’un ensemble technique, devient autonome par rapport à l’homme du point de vue du travail à accomplir, et l’homme est alors à son tour libéré du statut de simple auxiliaire de la machine que

lui avait donné le machinisme industriel du xixe siècle. L’homme, après avoir été à l’âge artisanal le « porteur d’outils », puis à l’âge industriel le simple auxiliaire de la machine – donc encore moins que le porteur d’outils –, peut donc aujourd’hui accéder à des fonctions qui seraient non plus au-dessous mais au-dessus du statut de porteur d’outils. Le « nouvel encyclopédisme » revendiqué par Du mode… entend ici fonder un nouvel humanisme. Voici ce qu’écrit alors Simondon de son ambition suprême, ordonnée à celles de la Renaissance puis des

Lumières du xviiie siècle :

Tout encyclopédisme est un humanisme, si l’on entend par humanisme la volonté de ramener à un statut de liberté ce qui de l’être humain a été aliéné, pour que rien d’humain ne soit étranger à l’homme ; mais cette redécouverte de la réalité humaine peut s’opérer en des sens différents, et chaque époque recrée un humanisme qui est toujours en quelque sorte approprié aux circonstances, parce qu’il vise l’aspect le plus grave de l’aliénation que comporte ou produit une civilisation.

C’est ce thème de l’aliénation qui définit le lieu du dialogue de Simondon avec Marx. Ce dialogue possède en fait deux aspects.

D’abord, Simondon reproche à Marx d’avoir trop privilégié la question de l’aliénation « économico-sociale », comme la nomme Du mode…, c’est-à-dire de cette aliénation liée au rapport de propriété privée des moyens de production, alors que l’aliénation « psycho-physiologique » du travailleur réduit au statut d’auxiliaire de sa machine procède d’un rapport « plus profond et plus essentiel ». Georges Friedmann, dans Le Travail en miettes, avait précédé Simondon sur ce thème, et après avoir lu Du mode… il y reviendra dans ses Sept Études sur l’homme et la technique, mais en revisitant à cette occasion Marx lui-même – comme pour sauver Marx de l’économisme « marxiste ». Friedmann repérera en effet dans le tome 3 du Capital un propos où Marx pressentait le caractère inexorable de l’aliénation « physique et mentale » dans l’industrie des futurs pays socialistes eux-mêmes.

Ensuite, l’aliénation psycho-physiologique de l’ouvrier n’est elle-même qu’une conséquence d’une aliénation culturelle plus large, qui cependant n’est toujours pas reconductible à l’aliénation économico-sociale prioritairement visée par les marxistes. Cette aliénation culturelle tient à l’absence d’une culture technique qui permettrait de comprendre que la machine est appelée à devenir pleinement « individu technique » capable de « porter les outils », libérant ainsi l’homme pour des tâches plus nobles. C’est une telle aliénation culturelle qui explique que cette fois les possédants et le capital soient eux aussi aliénés :

La machine ne prolonge plus le schéma corporel, ni pour les ouvriers, ni pour ceux qui possèdent les machines. […] La relation de propriété par rapport à la machine comporte autant d’aliénation que la relation de non-propriété, bien qu’elle corresponde à un état social très différent. […] Travail et capital sont en retard par rapport à l’individu technique dépositaire de la technicité. L’individu technique n’est pas de la même époque que le travail qui l’actionne et le capital qui l’encadre.

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III. La question de la non-anthropologie entre Heidegger et Simondon (texte issu d’un article paru en 2006)

Introduction : la non-anthropologie, ou les conditions d’un dialogue

Quelles sont les conditions premières d’un dialogue entre Simondon et Heidegger ? Si la question se pose, c’est parce que la différence entre ces deux pensées semble irréductible au premier abord, à tel point même que le dialogue risquerait de devenir malentendu, par absence d’un terrain commun. Pourtant ce terrain commun existe, et son aspect le plus évident est celui qui concerne le grand thème de la technique. Plus précisément, ce qui garantit que le dialogue entre Heidegger et Simondon ne sera pas un malentendu, c’est leur revendication partagée d’une pensée non-« anthropologique » de la technique. Chez Simondon, le mot « anthropologie » ne possède aucun de ses sens classiques, mais désigne d’une part une pensée essentialiste qui coupe l’homme du vivant, d’autre part une pensée qui réduit la technique à son usage par l’homme, et donc à ce que Simondon nomme le « paradigme du travail ». C’est la critique simondonienne de ce second aspect de la pensée anthropologique qu’il s’agira bientôt d’exposer. Chez Heidegger maintenant, le mot « anthropologie » désigne à nouveau une double position naïve : d’une part l’anthropologie est la pensée qui réduit l’essence de l’homme à un « étant-là-devant » alors que cette essence, pour Heidegger, est « être-là » (Dasein) ; d’autre part l’anthropologie est la pensée qui réduit la technique à son usage par l’homme. Ce second aspect est donc celui où nous retrouvons ce que Simondon lui aussi dénonce. C’est par conséquent en ce point qu’un véritable dialogue est possible, et la question que nous poserons pour instaurer ce dialogue est bien sûr la suivante : comment doit se déterminer, dans ses concepts comme dans ses thèses, une pensée non-anthropologique de la technique ? Or, on peut ici entrevoir que la thèse commune de la non-anthropologie ne sera pas comprise de la même façon par les deux penseurs, et cela non seulement pour ce qui concerne le premier sens du mot « anthropologie », mais aussi pour ce qui concerne son second sens. En effet la situation est la suivante : le premier aspect de l’anthropologie telle que la définit Heidegger ne recoupe pas, lui, le premier aspect de l’anthropologie telle que la définit Simondon. Dire que l’anthropologie réduit l’essence de l’homme à un étant là-devant ne revient pas à dire que l’anthropologie coupe l’homme du vivant. Chacun des deux penseurs placerait même l’autre penseur dans l’anthropologie, puisqu’aux yeux de Simondon, Heidegger serait précisément encore dans une coupure essentialiste, tandis qu’aux yeux de Heidegger, Simondon serait précisément encore dans une réduction de l’essence de l’homme à un étant là-devant. Or, chez Simondon mais aussi chez Heidegger, les deux aspects de l’anthropologie combattue n’en font qu’un, de sorte que la compréhension du second aspect sera elle aussi différente de Heidegger à Simondon, malgré l’identité verbale possible du diagnostic de départ. La construction de la non-anthropologie va donc différer chez nos deux penseurs, dans son second aspect tout autant que dans son premier aspect. C’est ce qu’il nous faut vérifier maintenant, en faisant porter l’analyse uniquement sur ce second aspect de la non-anthropologie, celui qui concerne donc la technique, et en l’exposant d’abord chez Simondon, dont nous pourrons par là même préciser quelques idées déjà aperçues plus haut.

A) La pensée non-anthropologique de la technique chez Simondon

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L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information avait pensé l’individuation, c’est-à-dire chez Simondon la genèse, des êtres physiques, vitaux, psycho-sociaux ou « transindividuels ». Du mode d’existence des objets techniques pense l’individuation des êtres techniques en tant qu’ils ont eux aussi une genèse. C’est seulement à travers cette dernière que pourra selon Simondon être dégagé le sens des objets techniques, et que pourra être réhabilitée la technique en tant qu’elle fait partie de la culture. C’est pourquoi la Première Partie de l’ouvrage s’intitule « Genèse et évolution des objets techniques ». Il s’agit dès l’abord de refuser de définir l’objet technique à partir d’une classification, en genres et espèces, de l’individu considéré comme donné. Ici comme dans la thèse principale, « il est préférable de renverser le problème : c’est à partir des critères de la genèse que l’on peut définir l’individualité et la spécificité de l’objet technique ». Or, ce qui, à propos des objets techniques, commande la classification traditionnelle en genres et espèces semble être pour Simondon le paradigme du travail, en tant que cadre général du paradigme inconscient de l’hylémorphisme auquel s’oppose principiellement Simondon dans l’ensemble de son œuvre – on l’a vu plus haut. C’est en effet le paradigme général du travail qui commande la réduction des objets techniques à leur usage, lequel à son tour définit des genres et espèces dont Simondon dénonce précisément le caractère illusoire :

« les espèces sont faciles à distinguer sommairement, pour l’usage pratique, tant qu’on accepte de saisir l’objet technique par la fin pratique à laquelle il répond ; mais il s’agit là d’une spécificité illusoire, car aucune structure ne correspond à un usage défini. Un même résultat peut être obtenu à partir de fonctionnements et de structures très différents : un moteur à vapeur, un moteur à essence, une turbine, un moteur à ressort ou à poids sont tous également des moteurs ; pourtant, il y a plus d’analogie réelle entre un moteur à ressort et un arc ou une arbalète qu’entre ce même moteur et un moteur à vapeur ; une horloge à poids possède un moteur analogue à un treuil, alors qu’une horloge à entretien électrique est analogue à une sonnette ou à un vibreur. L’usage réunit des structures et des fonctionnements hétérogènes sous des genres et des espèces qui tirent leur signification du rapport entre ce fonctionnement et un autre fonctionnement, celui de l’être humain dans l’action. Donc, ce à quoi on donne un nom unique, comme, par exemple, celui de moteur, peut être multiple dans l’instant et peut varier dans le temps en changeant d’individualité ».

Est ici centrale l’opposition entre caractère utilitaire – ou « usage » - et fonctionnement opératoire – ou « fonctionnement ». Que la classification des objets techniques en genres et espèces selon leur usage procède du paradigme général qu’est le travail, cela se manifeste dans cette page, bien qu’implicitement et allusivement, à travers l’idée de subsomption de l’objet sous son usage par « l’être humain dans l’action ». Telle est la racine de ce que Simondon considèrera comme une réduction « anthropologique » de la technique. Les différents moteurs, par exemple, ne portent « un nom unique » qu’en vertu de cette subsomption illusoire du fonctionnement sous l’usage, par laquelle se perd ce qui seul définit véritablement un objet technique, c’est-à-dire sa genèse :

« L’unité de l’objet technique, son individualité, sa spécificité, sont les caractères de consistance et de convergence de sa genèse. La genèse de l’objet technique fait partie de son être.[…] Le moteur à essence n’est pas tel ou tel moteur donné dans le temps et dans l’espace, mais le fait qu’il y a une suite, une continuité qui va des premiers moteurs à ceux que nous connaissons et qui sont encore en évolution. A ce titre, comme dans une lignée phylogénétique, un stade défini d’évolution contient en lui des structures et des schèmes dynamiques qui sont au principe d’une évolution des formes. L’être technique évolue par convergence et par adaptation à soi ; il s’unifie intérieurement selon un principe de résonance interne ».

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Le début de ce passage comme sa fin indiquent que la genèse de l’objet technique est ici comprise en termes de perfectionnement d’un fonctionnement préexistant qui définit une « lignée », et l’opposition n’est donc pas entre genèse et progrès mais entre progrès quant au fonctionnement et progrès quant à l’usage, ce dernier obéissant à de tout autres critères que ceux qui définissent le progrès du fonctionnement comme genèse de l’objet technique : « pour tel ou tel usage, un moteur de 1910 reste supérieur à un moteur de 1956 ». Le véritable perfectionnement technique obéit en effet à un principe de « convergence » et d’unification en vertu duquel s’instaure progressivement une causalité réciproque imposant à chaque élément sa forme :

« Dans un moteur actuel, chaque pièce importante est tellement rattachée aux autres par des échanges réciproques d’énergie qu’elle ne peut pas être autre qu’elle n’est. La forme de la chambre d’explosion, la forme et les dimensions des soupapes, la forme du piston font partie d’un même système dans lequel existent une multitude de causalités réciproques. […] On pourrait dire que le moteur actuel est un moteur concret, alors que le moteur ancien est un moteur abstrait. Dans le moteur ancien, chaque élément intervient à un certain moment dans le cycle, puis est censé ne plus agir sur les autres éléments ».

Tel est ce que Simondon, qui reprend ici les notions hégéliennes d’abstrait et de concret, nomme le processus de « concrétisation » des objets techniques. Mais une telle causalité réciproque n’« a » elle-même sa « vérité » - pour parler à nouveau comme Hegel – que dans l’idée, déjà aperçue plus haut, de la plurifonctionnalité des éléments, laquelle seule permet de définir le processus de « concrétisation » comme un processus de « convergence ». Or, contrairement aux raisons qui président à l’usage de l’objet technique, les raisons qui président à son évolution par convergence ne sont pas proprement anthropologiques : « si les objets techniques évoluent vers un petit nombre de types spécifiques, c’est en vertu d’une nécessité interne et non par suite d’influences économiques ou d’exigences pratiques ». Mais avant de préciser ce qu’il faut entendre par le caractère « non-anthropologique » du processus de concrétisation-convergence, il faut remarquer, en suivant le texte, que Simondon doit alors considérer comme « abstraits » les objets « sur mesures » relevant de l’artisanat, auxquels s’opposent les objets industriels comme étant seuls « concrets » : « au niveau industriel, l’objet a acquis sa cohérence, et c’est le système des besoins qui est moins cohérent que le système de l’objet ; les besoins se moulent sur l’objet technique industriel, qui acquiert ainsi le pouvoir de modeler une civilisation ». Ces derniers mots sont révélateurs de l’autonomisation progressive du processus de concrétisation-convergence dont Simondon affirme la « nécessité interne » :

« Les réformes de structure qui permettent à l’objet technique de se spécifier constituent ce qu’il y a d’essentiel dans le devenir de cet objet ; même si les sciences n’avançaient pas pendant un certain temps, le progrès de l’objet technique vers la spécificité pourrait continuer à s’accomplir ; le principe de ce progrès est en effet la manière dont l’objet se cause et se conditionne lui-même dans son fonctionnement et dans les réactions de son fonctionnement sur l’utilisation ; l’objet technique, issu d’un travail abstrait d’organisation de sous-ensembles, est le théâtre d’un certain nombre de relations de causalité réciproque. Ce sont ces relations qui font que, à partir de certaines limites dans les conditions d’utilisation, l’objet trouve à l’intérieur de son fonctionnement des obstacles : c’est dans les incompatibilités naissant de la saturation progressive du système de sous-ensembles que réside le jeu de limites dont le franchissement constitue un progrès ; mais à cause de sa nature même, ce franchissement ne peut se faire que par un bond, par une modification de la répartition interne des fonctions, un réarrangement de leur système ; ce qui était obstacle doit devenir moyen de réalisation ».

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La fin de ce passage nous fait retrouver ce que Simondon nomme d’ailleurs en note les « conditions d’individuation d’un système », conditions qui sont telles que « l’évolution spécifique des objets techniques ne se fait pas de manière absolument continue, ni non plus de manière complètement discontinue ». Parce qu’en effet le progrès technique transforme les obstacles eux-mêmes en solutions, il se fait par sursaturation continue et individuation discontinue, la sursaturation résidant dans des incompatibilités compensées par des « perfectionnements de détails » d’une structure qu’ils ne réorganisent pas mais révèlent finalement comme problématique, l’individuation nouvelle étant alors la solution qui, elle, utilise les incompatibilités, à la fois compensées et révélées par ces aménagements, pour réorganiser la structure elle-même. Ces quelques remarques étant faites, nous pouvons revenir sur ce que j’ai nommé le caractère « non-anthropologique » du processus de concrétisation-convergence. Simondon distinguait entre l’intention dont procède la fabrication de l’objet technique, liée à son fonctionnement, et l’intention dont procède son utilisation. Or l’intention fabricatrice ne pouvait expliquer la genèse de l’objet technique qu’à la condition que cette intention ne soit pas considérée de manière anthropologique, c’est-à-dire comme provenant d’un sujet donateur de sens, semblable à l’utilisateur. En ce sens Simondon ne s’oppose pas à la pensée heideggérienne du Gestell : aucune des deux pensées n’est – du moins au premier abord – anthropologique, même si Heidegger placera le caractère non-anthropologique de la technique ailleurs que dans la fabrication. A cette restriction est liée, nous allons le voir, le fait qu’en un autre sens il y a bien incompatibilité entre ces deux grandes pensées de la technique, car Simondon n’aurait certainement pas soutenu la thèse heideggérienne selon laquelle « l’essence de la technique n’est absolument rien de technique ». Et la question est bien de savoir si cette thèse, qui consiste à « ontologiser » la technique pour la « désanthropologiser », ne procède pas d’abord, du moins pour un regard simondonien, d’un aveuglement encore anthropologique à l’égard de la fabrication si l’expression « rien de technique » qui clôt la formule heideggérienne y signifie encore « rien d’une opération ni d’un moyen humain ». Nous allons donc désormais nous consacrer à une critique interne de la pensée heideggérienne de la technique, c’est-à-dire à une critique qui partira de l’intention non-anthropologique de cette pensée mais pour retourner cette intention contre le mode heideggérien de sa réalisation.

B) La pensée non-anthropologique de la technique chez Heidegger : pour une critique interne du Gestell

La manière dont Heidegger combat à juste titre la pensée anthropologique de la technique peut sembler en effet, du moins si l’on adopte le regard de Simondon, encore métaphysique, et même « anthropologique » au sens simondonien et profond du terme : chez Heidegger c’est encore au nom de l’essence de l’homme que l’essence de la technique est dite n’avoir « rien de technique », c’est-à-dire rien d’une simple opération ou d’un simple moyen humain. Sans doute n’est-ce pas un hasard si, en définitive, « l’essence de la technique ne peut être conduite dans la métamorphose de son destin sans l’aide de l’homme ». Rappelons donc pour cela les grandes étapes de « La question de la technique ». De même que Simondon avait distingué entre d’une part la technique comme fonctionnement, d’autre part l’usage auquel on la réduit habituellement, de même Heidegger distingue entre l « essence de la technique » et la représentation courante de moyens en vue d’une fin. Bien qu’« exacte », et cela tant pour la technique artisanale que pour la

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technique moderne, la conception anthropologique de la technique manque selon Heidegger l’essence vraie – et non plus simplement « exacte » - de la technique, essence que seule la technique moderne, cette fois, incite à questionner : « c’est elle précisément (la technique moderne) et elle seule l’élément inquiétant qui nous pousse à demander ce qu’est “la” technique ». Il faut toutefois distinguer entre l’essence de la technique moderne et l’essence de la technique : si l’une incite à questionner l’autre, elle ne s’y réduit pas et c’est précisément pour cette raison qu’elle peut inciter à la questionner en « inquiétant ». L’essence de la pro-duction technique, pour commencer, n’est pas la fabrication artificielle mais le « dévoilement » dont procède la pro-duction qu’est la phusis elle-même :

« Le point essentiel est que nous prenions la pro-duction dans toute sa portée et en même temps au sens des Grecs. […] La φυσις, par laquelle la chose s’ouvre d’elle-même, est aussi une pro-duction, est ποιησις.[…] Le faire-venir concerne la présence de tout ce qui apparaît au sein du produire. Le pro-duire fait passer de l’état caché à l’état non caché, il présente (bringt vor). Pro-duire (her-vor-bringen) a lieu seulement pour autant que quelque chose de caché arrive dans le non-caché. […] Ainsi la technique n’est pas seulement un moyen : elle est un mode du dévoilement. Si nous la considérons ainsi, alors s’ouvre à nous, pour l’essence de la technique, un domaine tout à fait différent. C’est le domaine du dévoilement, c’est-à-dire de la vérité (Wahr-heit) ».

Anticipons afin de marquer tout de suite la différence entre cette technique et la technique moderne : l’essence de la technique moderne, elle, est l’Arraisonnement (Gestell) en tant que mode du dévoilement, mode spécifique qui paradoxalement masque le dévoilement. Ce qui incite à questionner l’essence de la technique est aussi ce qui à la fois relève de et dissimule cette essence : « la non-occultation suivant laquelle la nature se révèle comme un effet complexe et calculable de forces peut sans doute autoriser des constatations exactes ; mais, justement en raison de ces succès, elle peut demeurer le danger que le vrai se dérobe au milieu de toute cette exactitude ». Encore n’est-ce là qu’une formulation transitoire du paradoxe sur lequel nous avons anticipé, mais il s’agit d’en comprendre déjà les justifications. Or, elles consistent d’abord en ce que le propre de la technique moderne est de ne pas se déployer « en une pro-duction au sens de la ποιησις. Le dévoilement qui régit la technique moderne est une pro-vocation (Heraus-fordern) par laquelle la nature est mise en demeure de livrer une énergie qui puisse comme telle être extraite (herausgefördert) et accumulée ». Elles consistent ensuite en ce que le mode de dévoilement qu’est le Gestell comme essence de la technique moderne fait passer celle-ci pour une application de la science, et dissimule ainsi le fait qu’elle rend possible l’ « exactitude » scientifique :

« C’est parce que l’essence de la technique moderne réside dans l’Arraisonnement que cette technique doit utiliser la science exacte de la nature. Ainsi naît l’apparence trompeuse que la technique moderne est de la science naturelle appliquée. Cette apparence peut se soutenir aussi longtemps que nous ne questionnons pas suffisamment et qu’ainsi nous ne découvrons ni l’origine essentielle de la science moderne ni encore moins l’essence de la technique moderne ».

A cette apparence s’ajoute l’illusion pour l’homme de ne rencontrer que lui-même et ses œuvres, alors que l’Arraisonnement n’est pas son fait mais ce qui l’appelle et le réduit lui-même à un fonds disponible. L’Arraisonnement (Gestell) est ainsi ce en quoi le « dévoilement » comme destin (Geschik) se fait danger ou péril (Gefahr). Or, cela tient en définitive à ce que

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dans l’Arraisonnement comme « essence » de la technique moderne la dimension de retrait du dévoilement l’emporte en dissociant la vérité de l’être d’elle-même en tant qu’essence – formule dont j’aurai à préciser le sens :

« Là où domine l’arraisonnement pro-voquant, direction et mise en sûreté du fond marquent tout dévoilement de leur empreinte. Ils ne laissent même plus apparaître leur propre trait fondamental, à savoir ce dévoilement comme tel. Ainsi l’Arraisonnement pro-voquant ne se borne-t-il pas à occulter un mode précédent de dévoilement, le pro-duire, mais il occulte aussi le dévoilement comme tel et, avec lui, ce en quoi la non-occultation, c’est-à-dire la vérité, se produit (sich ereignet). L’Arraisonnement nous masque l’éclat et la puissance de la vérité. Le destin qui envoie dans le commettre est ainsi l’extrême danger. La technique n’est pas ce qui est dangereux. Il n’y a rien de démoniaque dans la technique, mais il y a le mystère de son essence. C’est l’essence de la technique, en tant qu’elle est un destin de dévoilement, qui est le danger ».

Mais si c’est d’elle-même en tant qu’essence que la vérité de l’être est dissociée par l’Arraisonnement, alors ce dernier est porteur de l’« avènement » (Ereignis) comme « autre commencement » (anderer Anfang), celui où par l’ « essence » de la technique la vérité de l’être n’est plus essence : « c’est la technique qui exige de nous que nous pensions dans une autre acception ce que l’on entend généralement par “essence” (Wesen) ». Tel est le sens donné par Heidegger à sa reprise du mot de Hölderlin : « Mais, là où il y a danger, là aussi croît ce qui sauve ». Et tel est précisément le point où la pensée heideggérienne de la technique ouvre à une autre non-anthropologie, sans doute plus fidèle à elle-même parce que débarrassée de tout « destin » lié à l’« essence de l’homme » : la non-anthropologie de la pensée simondonienne de l’homme et de la technique. Précisons nos vues. Si le règne de la technique est la dernière époque de l’être lui-même en tant qu’il ne se dévoile que dans son retrait, il reste que ce dévoilement terminal de l’être marque l’accomplissement de la métaphysique en tant qu’objectivation de l’étant et oubli de l’être :

« Le monde devient objet. En pareille objectivation soulevante et subversive de tout étant, ce qui doit en premier lieu entrer dans la disposition de la représentation et de la production, la terre, devient alors le centre de toute position et de tout débat. La terre elle-même ne peut plus se montrer que comme objet d’un assaut permanent, installé dans le vouloir de l’homme en tant qu’objectivation inconditionnée. Partout la nature apparaît, parce que voulue à partir de l’essence de l’être, comme objet de la technique ».

Le caractère antimétaphysique de la pensée du Gestell consiste à comprendre cet accomplissement de la métaphysique dans le Gestell. Or en cet accomplissement gît une ambiguïté fondamentale, car d’une part le Gestell accomplit l’objectivation de l’étant et l’oubli de l’être en faisant passer de l’objet (Gegenstand) au « fonds » (Bestand) ; mais d’autre part, parce que l’ob-jet définit la Vorhandenheit, le « fonds » qui le prolonge pointe déjà nécessairement au-dehors de la Vorhandenheit et est aussi bien « zuhanden » et révélateur de l’être-au-monde qu’accomplissement de la métaphysique. De cette ambiguïté fondamentale du « fonds » témoigne ce passage : « Ce qui est là (steht) au sens du fonds (Bestand) n’est plus en face de nous comme objet (Gegenstand). Mais un avion commercial, posé sur sa piste de départ, est pourtant un objet ! Certainement. Nous pouvons nous représenter ainsi cet engin. Mais alors il cache ce qu’il est et la façon dont il est. Sur la piste où il se tient, il ne se dévoile comme fonds que pour autant qu’il est commis à assurer la possibilité d’un transport ». Le moyen de transport ne diffère de l’objet que parce qu’il est aussi renvoi et pas seulement moyen où s’oublie radicalement l’essence de la technique. En d’autres termes, le Gestell comme essence de la

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technique moderne est ici ce qui révèle par soi-même ce que pourtant Sein und Zeit seul avait révélé : l’irréductibilité de l’étant à la Vorhandenheit de l’objet, c’est-à-dire le système de renvois qu’est le monde comme complexe d’« utils » que l’ « instrument artisanal », lui, ne peut révéler parce qu’il en est. Que Heidegger dise ici cet instrument artisanal « indépendant », pour l’opposer à la machine moderne comme « absolument dépendante », cela ne vient pas invalider notre interprétation mais confirme justement que le Gestell moderne a engendré Sein und zeit lui-même : non que Heidegger se soit entre-temps renié, mais l’oubli de l’oubli qu’est le Gestell porte lui-même en son sein la pensée de l’être, inaugurée dès Sein und Zeit, comme « ce qui sauve », parce que la machine moderne ne peut même plus se faire oublier comme « renvoi ». Dès lors, si l’Arraisonnement, « essence » de la technique moderne, est un destin de dévoilement devenu « danger » en tant qu’il s’est fait entièrement retrait, c’est en dernière instance parce que la dimension de retrait constitutive de tout dévoilement y est absente et révèle que la vérité de l’être n’est pas essence, révélation qui est le retrait pur en quoi consiste cette absence de retrait. Telle est la non-identité à soi de la vérité de l’être en tant que non-question, et la pensée heideggérienne de l’essence de la technique – comme Gestell porteur de l’Ereignis – est ce qui permet à la philosophie de prendre congé de la (non-)question de l’être. Par où l’on comprend qu’en définitive cette (non-)question n’a pu accéder à ce que nous nommerons son sens auto-transcendant qu’en dévoilant à terme, dans l’ambiguïté fondamentale du Gestell porteur de l’Ereignis, son propre impensé métaphysique et même anthropologique : la détermination du « technique » comme quelque chose d’instrumental et d’humain à la différence – ontologique – de l’« essence de la technique ». Si au contraire Heidegger avait distingué initialement entre utilisation – de moyens par l’homme – et fabrication-fonctionnement, il n’aurait pas ainsi réduit le technique et n’aurait pas eu besoin de la différence ontologique pour sauver de ce prétendu domaine ontique l’essence de la technique.

C) Du dialogue possible au malentendu inévitable : l’auto-transcendance du questionnement heideggérien et l’impensé de Simondon

Cette critique interne de la pensée heideggérienne de la technique ne doit pas laisser penser que la philosophie simondonienne serait le dernier mot en la matière. S’il est vrai que l’on peut parler d’un sens auto-transcendant de la pensée heideggérienne comme j’ai déjà pu le faire ailleurs pour la pensée husserlienne, alors l’impensé métaphysique et anthropologique de la pensée heideggérienne n’est que l’envers d’un questionnement à venir dont cette pensée était déjà porteuse, et dont la profondeur transcende, elle, la problématique ontogénétique de Simondon. C’est là ce qu’il me faut désormais expliciter. Ma conviction est ici que les deux problématiques, celle de Simondon et celle dont la pensée heideggérienne marque la simple possibilité, sont articulables dès lors qu’en effet l’on a procédé à la critique interne de la pensée heideggérienne telle qu’elle se donne – et non pas telle qu’elle se veut : radicalement non-objectivante. La question de la non-objectivation est en effet, tout autant que celle de la non-anthropologie, une question qui réunit Heidegger et Simondon. Mais elle fait du premier le précurseur d’une problématique radicalement non-objectivante dont l’ontologie simondonienne pourrait fournir comme une traduction seconde car moins profonde, bien qu’adéquate. Pour le comprendre, je partirai d’un paradoxe resté irrésolu dans ce qui précède. Ce paradoxe est le suivant : il est apparu que la pensée heideggérienne de la technique est en un sens plus anthropologique que celle de Simondon, et pourtant elle est aussi en un sens plus destinale. Par où l’on comprend que le destin n’est plus ici celui imposé à l’homme par la

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technique, mais celui imposé à l’homme par sa propre essence. Or, cette pensée destinale n’est véritablement telle que parce que l’essence de l’homme ne s’y comprend plus, nous l’avons noté, comme une essence en laquelle l’homme s’appartiendrait. D’où le concept d’« être-là » (Dasein). Mais dire que l’essence n’est plus à strictement parler essence, c’est préparer la sortie de cette anthropologie qui jusque-là avait été paradoxalement conciliée avec la pensée destinale. Réciproquement, la non-anthropologie de Simondon est apparue comme relativement destinale elle aussi, en définitive : la technique en vient à modeler une civilisation par un processus de « concrétisation » qui la rend auto-conditionnante. Ici nul paradoxe, mais au contraire une association très logique entre non-anthropologie assumée, cette fois, et pensée destinale. Or, le destin heideggérien diffère du destin simondonien en ce que chez Heidegger ce n’est en définitive ni la technique ni l’homme qui destine, mais l’être. Mais le fait que la question de l’être puisse s’avérer être une non-question ne signifie nullement qu’il n’y aurait pas une question plus radicale que la question ontogénétique de Simondon. Question plus radicale qui, si elle procède d’une critique interne de la pensée heideggérienne, pourrait bien cette fois déboucher secondairement, comme pour la valider et la secondariser à la fois, sur la pensée ontogénétique et non-anthropologique de Simondon, tout en la libérant sans doute du caractère destinal qui pèse encore sur elle. C’est ce point que je voudrais expliciter pour finir. Même si la critique interne de la pensée heideggérienne du Gestell semble donner raison à Simondon en reprochant à Heidegger de se maintenir dans une pensée anthropologique de la technique, il n’en reste pas moins qu’avait été signalé d’emblée ceci : aux yeux de Heidegger, Simondon resterait réciproquement dans une réduction anthropologique de l’essence de l’homme à un étant là-devant. Non que ce reproche puisse valoir comme tel, puisqu’il est fait au nom d’une essence de l’homme désormais problématique. Mais le reproche de réduction à l’étant là-devant vaut sans doute par-delà le débat sur l’essence de l’homme : la réduction à l’étant là-devant se définit, non pas comme une thèse particulière que dénoncerait Heidegger, mais comme une attitude générale de l’individu philosophant lui-même. Or la problématique ontogénétique de Simondon pourrait bien s’inscrire encore dans cette attitude, dans la mesure où ce que la « différence ontologique » heideggérienne sert à nommer est la sortie d’une telle attitude par le biais d'une double réduction phénoménologique conduisant, par-delà l’intention[n]alité encore égologique de Husserl, à l’être-au-monde, tandis que Simondon, lui, ne pratique aucune réduction – hormis peut-être une « réduction au devenir » de type bergsonien. Insistons-y : parler de double réduction à propos de Heidegger ne signifie pas que ce dernier resterait dans la phénoménologie telle qu’elle est définie par Husserl, mais signifie que la pensée de l’être-au-monde peut être comprise comme le résultat d’une « réduction » qui vient limiter la première réduction dans ses prétentions tout en bénéficiant de la prise de recul déjà inhérente à ce qu’elle limite ainsi : l’ontologie « fondamentale » est héritière de la phénoménologie dans sa distinction d’avec l’ontologie. C’est ce recul que la démarche proprement ontologique voire cosmologique de Simondon, davantage héritier de Bergson, ne possède pas. Certes, l’ontologie génétique ou « ontogenèse », comme dit Simondon, se définit bien elle aussi par une certaine « différence ontologique », laquelle désigne en outre à nouveau la sortie d’une objectivation de l’étant. Il s’agit de la différence entre individu et réalité préindividuelle, cette dernière étant d’ailleurs nommée « être en tant qu’être » par Simondon. La connaissance de l’individuation est elle-même individuation de la connaissance, et en cela il n’y a pas ici non plus d’attitude objectivante, pas d’« étant là-devant ». Toutefois la configuration conceptuelle chez Simondon n’est ni claire ni radicale et auto-suffisante. Elle n’est d’abord pas claire, parce que l’individuation, qui est le non-ob-jet, est à la fois autre et même que le préindividuel dans sa

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différence d’avec l’individu. Elle n’est ensuite pas radicale et auto-suffisante, mais repose sur ce que Simondon nomme des « schèmes de pensée physique ». En fait, et plus profondément encore, la manière dont Simondon ancre sa démarche dans les thématiques bergsonienne et bachelardienne témoigne de ce que lui échappe la primauté de la question, à la fois anti-fondationnaliste et radicale, qui est celle du sens. On peut bien dire que Simondon construit l’ontologie génétique et anti-substantialiste qui fournit le pendant de l’épistémologie bachelardienne. Mais par là même il s’interdit de donner à son questionnement sur le rapport sujet-objet la profondeur et la réflexivité nécessaires pour entrevoir la constitution paradoxale du sujet par l’objet compris comme sens, constitution paradoxale que seule en effet une double réduction inversant l’intention[n]alité « naturelle » ou naïve permet d’entrevoir. Or, si la question heideggérienne de l’être ne peut non plus être complètement identifiée à cette question du sens, elle y conduit cependant au moins potentiellement, et cela justement au plus fort du questionnement sur la non-objectivation, par la thématique de la « mondéité » comme « significativité » (Bedeutsamkeit). En effet les §§ 12 à 18 de Sein und Zeit sont ceux où se révèle d’abord l’irréductibilité de l’être-au-monde à un objet de connaissance, la connaissance n’étant bien plutôt elle-même qu’un mode de l’être-au-monde. Dans le même temps se dévoile le fait que la praxis est encore inhérente à la theoria, cette dernière étant bien un mode ou une dimension d’une praxis qui, lorsqu’on l’« ontologise » mais de façon non-matérialiste – tels sont les point commun et différence entre Marx et Heidegger -, s’égale à l’être-au-monde parce qu’elle est pluri-modale ou pluridimensionnelle. Il y a en effet comme une pluridimensionnalité de l’être-au-monde, pluridimensionnalité que la thématique de la « significativité » aurait justement permis d’asseoir si Heidegger n’en avait fait un simple système de « renvois » au lieu de dif f racter plur idimens ionnellement toute s ignif ication. M ais dif f racter pluridimensionnellement toute signification, cela revient à ne plus parler d’autre chose que du sens qui me fait, et c’est bien sûr en ce point que Heidegger – qui s’intéressait moins à donner un nouveau sens au « connais-toi toi-même » de Thalès qu’à revisiter la pensée de l’Être - n’a pu vouloir assumer les conséquences de son questionnement, si ce n’est sous la forme ultérieure d’une pensée tautologique tentant de dire quelque chose sans parler de quelque chose. Car ce questionnement nouveau que j’ai en vue, dans sa radicalité, met en question l’individu philosophant lui-même dans son attitude, et la diffraction pluridimensionnelle des significations est ici ce qui permettrait à cet individu philosophant de ne plus réduire les significations à leur identité devant l’esprit, donc de ne plus s’absolutiser lui-même à son insu comme non-constitué par le sens « là-devant » et donc comme originaire ou « subjectum » : la diffraction pluridimensionnelle des significations est ce qui permettrait à l’individu philosophant d’adopter une attitude absolument antinaturelle mais ne contredisant pas, elle, la thèse de cet individu philosophant sur la finitude du Dasein comme constitué par l’être-au-monde. Or, j’ai montré dans La Société de l’invention que ce dépassement interne du questionnement heideggérien possède la particularité de déboucher sur une refondation englobante, c’est-à-dire aussi une secondarisation, de l’ontologie génétique de Simondon, dont le tort serait ainsi de se croire « philosophie première ».