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    Courage !

    Inflexionscivils et militaires : pouvoir dire

    Rveillez-vous ! Entretien avec Anne Nivat

    Portraits de femmes afghanes Franoise Hostalier

    Le courage qui vient Monique Castillo

    La bravoure, vertu du pass ? Jean-Ren Bachelet

    Mtamorphoses Yann Andrutan

    En images ric Deroo

    Mythologie du guerrier Audrey Hrisson

    La conqute du courage au combat Herv Pierre

    Courages militaires Thierry Marchand

    Des jeunes (presque) comme les autres Nicolas Mingasson

    Le sapeur-pompier,courageux, tmraire ou opportuniste ? Didier Rolland

    Expression libre Emmanuel Goffi

    Courage intellectuel et stratgie Olivier Kempf

    De Socrate Kant, le courage de la vrit Frdric Gros

    Lhomme politique est-il courageux ? Entretien avec Alain Duhamel

    contre-jour Ccile Gorin

    Vivre selon sa conscience Thierry de La Villejgu

    Famille et handicap. Quel courage ? Michel Delage

    POUR NOURRIR LE DBATSalut au vieux crabe joyeux !Un hommage Pierre Schoendoerffer Jean-Luc Cotard

    Aux armes chrtiens ! Esther Dehoux, Amandine Le Roux, Matthieu Rajohnson

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    Inflexionscivils et militaires : pouvoir dire

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    La revue Inflexions

    est dite par larme de terre.14, rue Saint-Dominique, 75700 Paris SP07Rdaction : 01 44 42 42 86 e-mail : [email protected] : 01 44 42 57 96www.inflexions.frFacebook : inflexions (officiel)

    Membres fondateurs :

    M. le gnral de corps darme (2S) Jrme Millet Mme Line Sourbier-PinterM. le gnral darme (2S) Bernard Thorette

    Directeur de la publication :

    M. le gnral de corps darme Jean-Philippe Margueron

    Directeur dlgu :

    M. le colonel Daniel Menaouine

    Rdactrice en chef :

    Mme Emmanuelle Rioux

    Comit de rdaction :

    M. le gnral darme (2S) Jean-Ren Bachelet Mme Monique Castillo M. Jean-PaulCharnay M. le mdecin chef des services Patrick Clervoy M. Samy Cohen M. lecolonel (er) Jean-Luc Cotard M. le colonel Benot Durieux M. le colonel Michel Goya

    M. Armel Huet M. le grand rabbin Ham Korsia M. le gnral de brigade FranoisLecointre Mme Vronique Nahoum-Grappe M. le colonel Thierry Marchand M. lecolonel Herv Pierre M. lambassadeur de France Franois Scheer M. Didier Sicard

    M. le colonel (er) Andr Thiblemont

    Membre dhonneur :

    M. le gnral de corps darme (2S) Pierre Garrigou-Grandchamp

    Secrtaire de rdaction : adjudant-chef Claudia [email protected]

    Les manuscrits soumis au comit de lecture ne sont pas retourns.Les opinions mises dans les articles nengagent que la responsabilit des auteurs.Les titres des articles sont de la responsabilit de la rdaction.

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    Courage !

    Inflexionscivils et militaires : pouvoir dire

    1932-1961. Unifier la dfense Philippe Vial

    Essai sur la dialectique des volonts Audrey Hrisson

    La rforme de larme franaise aprs 1871 Xavier Boniface

    La victoire en changeant.

    Deux sicles de transformations militaires Michel GoyaDu management postmoderniste et de ses avatars Jean-Pierre Le Goff

    Temps et contretemps Herv Pierre

    Professionnalisation : le processus dcisionnel Bastien Irondelle

    1962-2012 : larme de terre en qute de cohrence Jean-Ren Bachelet

    Comment mener la bataillepour un meilleur service public Franois-Daniel Migeon

    La mutualisation au cur de la rforme des armes Ronan Doar

    De la plasticit de linstitution militaire Thierry Marchand

    Le cas de lInstitution nationale des Invalides Violaine Gaucher-Malou

    Plus souvent prtexte que volont de changement :la rforme de la sant Jean de Kervasdou

    ducation nationale : quels enjeux ? Jeanne-Marie Parly

    Tmoignage dun chef de corps Frdric Gout

    Labus de changement peut-il nuire la sant ? Aurlie on

    POUR NOURRIR LE DBATFaut-il avoir peur de lincertitude ? Herv Pierre

    La politique de la relve et limagedes prisonniers de guerre velyne Gayme

    1917-1918 : les soldats noirs amricains au combat Olivier Lahaie

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    NUMRO 22

    COURAGE !DITORIAL

    C JEAN-LUC COTARD 7DOSSIER

    RVEILLEZ-VOUS ! C ENTRETIEN AVEC ANNE NIVAT 15

    Laurate du prix Albert-Londres en 2000, du prix Erwan Bergot en 2004, grand reporter,

    reporter de guerre et crivain, Anne Nivat arpente seule et sans protection lesthtres doprations les plus dangereux. Elle tmoigne ici de la guerre, du courage,des journalistes, de leur crdibilit, de la peur, du dcalage du monde.

    PORTRAITS DE FEMMES AFGHANESC FRANOISE HOSTALIER 29

    Nafisa est policire, Soraya gyncologue et Azeza dpute. Trois femmes afghanesqui exercent des professions qui peuvent tre mortelles. Elles ne sont ni inconscientesni ttes brules , ni des hros ni des victimes, seulement des femmes engages,peu conscientes dtre nos yeux des modles de courage.

    LE COURAGE QUI VIENTC MONIQUE CASTILLO 35

    Il faut du courage pour surmonter la fracture qui ronge lintimit individuelle et divisele corps social entre son thique et sa force, au risque de rduire la vie politique une opposition dsastreuse entre le cynisme et le nihilisme. Aller au-del de cetteopposition, renoncer la scurit de se croire justifi par lappartenance un clan,savoir que le point de vue du monde nexiste pas encore et nest donn personne,appellent un courage venir comme mobile thique et culturel.

    LA BRAVOURE, VERTU DU PASS ?C JEAN-REN BACHELET 43

    Clbre au cours des sicles, volontiers sur le mode pique, la bravoure est, danslarme de terre, au cur dun curieux paradoxe. Sa clbration est plus actuelle quejamais, or le mot est presque tomb en dsutude. La bravoure ne reste-t-elle paspourtant la vertu cardinale du soldat ?

    MTAMORPHOSESC YANN ANDRUTAN 53Aujourdhui, le courage nest plus le privilge dun petit nombre et nest pluslaffrontement avec un danger mortel. Nanmoins, les oxymores qui le constituentperdurent : un acte courageux est la fois absurde, individuel et scandaleux, maisaussi exemplaire, raisonnable et valeureux.

    EN IMAGESC RIC DEROO 61

    MYTHOLOGIE DU GUERRIERC AUDREY HRISSON 69

    Aujourdhui, si le courage est toujours attribu au hros, celui-ci nest plus un dur

    qui fait la guerre, mais un doux dont le courage a t moralis pour dsormaisrevtir une dimension thique non-violente.

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    LA CONQUTE DU COURAGE AU COMBATC HERV PIERRE 79

    Le courage ne se dcrte pas, pas plus quil ne sattribue. Il est nanmoins toujoursaffaire dducation : la comptence, la cohsion et la cohrence sont acqurir

    lentranement. En rsum, si le courage sexprime dans linstant, les conditions deson expression se forgent dans le temps.

    COURAGES MILITAIRESC THIERRY MARCHAND 91

    Un pilote de chasse, un sous-marinier et un officier de larme de terre prsententici leurs approches, visions et conceptions de cette vertu militaire laune de leursexpriences propres.

    DES JEUNES (PRESQUE) COMME LES AUTRESC NICOLAS MINGASSON 103

    Lauteur de cet article a partag durant plusieurs mois la vie dun groupe de combatavant, pendant et aprs son sjour en Afghanistan. Il rend compte dun tonnement :

    ces jeunes comme les autres ont fait preuve dun courage quotidien qui force lerespect. Et lun des moteurs puissants de ce courage ordinaire, ctait le groupe.

    LE SAPEUR-POMPIER, COURAGEUX,TMRAIRE OU OPPORTUNISTE ?C DIDIER ROLLAND 111

    Hros professionnel , le sapeur-pompier reoit avec son paquetage les insignes ducourage et des vertus collectives. Adul, rcompens, il doit cependant cultiver unautre courage, celui de la distanciation.

    EXPRESSION LIBREC EMMANUEL GOFFI 119

    Le poids de la culture militaire pse lourdement sur la libert desprit des militaires quiont plus que jamais besoin de penser de manire innovante. Mais tre un esprit librencessite du courage dans une institution caractrise par la soumission lautorit.

    COURAGE INTELLECTUEL ET STRATGIEC OLIVIER KEMPF 129

    Le courage intellectuel nest pas lapanage des intellectuels : les chefs militairesaussi, du simple fait quils doivent dcider, et donc trancher lincertitude, en ontbesoin. a lest galement pour les responsables de la stratgie, quils la pensent ouquils la mettent en uvre. Car prvenir la surprise stratgique, cest tre capable depenser diffremment.

    DE SOCRATE KANT, LE COURAGE DE LA VRITC FRDRIC GROS 141

    Le courage de la vrit est une notion travaille par Michel Foucault dans les cours

    quil donne au Collge de France entre 1982 et 1984, travers ltude du concept grecde parrsia( le dire-vrai ). Quatre figures de ce courage sont tudies ici : le couragedmocratique, le courage socratique, le courage cynique et le courage des Lumires.

    LHOMME POLITIQUE EST-IL COURAGEUX ?C ENTRETIEN AVEC ALAIN DUHAMEL 149

    Le courage est la vertu cache de lhomme politique. Il distingue lhomme dtatdu politicien. Avec le risque constant de limpopularit, encore accru par le tempsmdiatique et par la tyrannie de la transparence.

    CONTRE-JOURC CCILE GORIN 153

    Le courage nest parfois que le costume de lumire lombre duquel viennent se

    dissimuler des agissements bien moins nobles. De limposture la honte, en passantpar les coulisses de la folie et de la faute, le masque du courage peut cacher desvrits quil conviendrait parfois mieux de ne pas rvler.

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    VIVRE SELON SA CONSCIENCEC THIERRY DE LA VILLEJGU 163

    Le handicap peut susciter le rejet ou, linverse, faire natre des destins de hros.Laccueil et la dfense de la vie des personnes vulnrables dessinent la voie dune

    nouvelle chevalerie, signe des contradictions de notre poque et dune prise deconscience morale.

    FAMILLE ET HANDICAP. QUEL COURAGE ?C MICHEL DELAGE 167

    Plutt que dinvoquer le courage, il faudrait retenir lide de capacits psychiques offrir. On peut comprendre que certains ne se sentent pas aptes et respecter le choixquils font de ne pas garder un enfant handicap, non par commodit, mais en pleineconnaissance de cause.

    POUR NOURRIR LE DBATSALUT AU VIEUX CRABE JOYEUX !

    UN HOMMAGE PIERRE SCHOENDOERFFERC JEAN-LUC COTARD 173Rduire Pierre Schoendoerffer un cinaste de la guerre et de la mer, cest passer ct de son humanit. Cet hommage tente de prsenter une vie et de transmettrelattachement que lon pouvait ressentir au contact, mme bref, de ce Crabe horsnormes.

    AUX ARMES CHRTIENS ! C ESTHER DEHOUX, AMANDINE LE ROUX, MATTHIEU RAJOHNSON 179

    Au XIIIesicle, lchec retentissant de la cinquime croisade souleva lindignation.Dans la Complainte de Jrusalem contre la cour de Rome, Huon de Saint-Quentindnonce lattitude de la papaut et rappelle aux chrtiens leur devoir de combattrepour reprendre la Ville sainte.

    TRANSLATION IN ENGLISHCOURAGE THAT IS ONE THE WAYC MONIQUE CASTILLO 191

    BRAVERY: A VIRTUE FROM THE PAST?C JEAN-REN BACHELET 199

    COMPTES RENDUS DE LECTURE 209

    SYNTHSES DES ARTICLES 225TRANSLATION OF THE SUMMARY IN ENGLISH 231

    BIOGRAPHIES237

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    JEAN-LUC COTARDMembre du comit de rdaction

    DITORIAL

    Vingt-deux. Dj vingt-deux numros ! En 2004, lors de la premirerunion de ce qui allait devenir le comit de rdaction de la revue,dans une salle obscure lodeur de renferm et de poussire de ltat-major de larme de terre, Vronique Nahoum-Grappe, qui participepar ailleurs au comit de rdaction dEsprit, expliquait, avec sa verve etsa chaleur coutumires, que la dure de vie de la future revue impor-tait peu : son empreinte sur le monde de la recherche ou celui desrelations entre les armes et son environnement pouvait tre fonda-mentale avec seulement dix numros. Nous en sommes vingt-deux.Inflexions. Civils et militaires : pouvoir direlaisse-t-elle une empreinte ? Unechose est certaine, la revue travaille et fait travailler, fait rflchir etragir.

    Depuis neuf ans, huit si on ne prend en compte que la date deparution du premier opuscompltement atypique, la revue creuse

    un sillon particulier, crant parfois des psychodrames au sein duministre, au sein de larme de terre, parfois mme du comit derdaction, dans un domaine qui nest pas la stratgie, qui utilise lhis-toire, la sociologie, la mdecine et bien dautres sciences humaines.Elle cherche les regards croiss de praticiens et de thoriciens quitudient laction militaire, en fait le soldat, lequel nest rien dautrequun homme plac volontairement dans des situations extraordi-naires par le pouvoir politique. Elle permet ceux qui veulent bien lalire dy trouver des tmoignages, des rflexions, des analyses parfoiscaustiques et critiques. Bref, cher lecteur, Inflexionsest une revue qui

    vit rellement.La rdactrice en chef et sa fidle adjointe pourraient tre consid-

    res comme son bras arm, son excutif. Lgalement, un directeur depublication, officier gnral voluant dans la proximit du gnralchef dtat-major de larme de terre est responsable de ce qui estpubli. Ces trois personnes animent le comit de rdaction, noyau derflexion de la revue, qui se runit rgulirement en diffrents lieux,le plus souvent parisiens. Il est compos dune vingtaine de civils etde militaires, qui proposent et discutent de thmes de dossiers avant

    que lun, parfois plusieurs, soit choisi pour rdiger une accroche quiest envoye aux auteurs pressentis. Il arrive de plus en plus que desarticles soient spontanment proposs. Les commentaires des uns et

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    des autres permettent damliorer tel ou tel passage des travaux fournis.Les changes ont lieu au cours de runions, mais aussi, le plus souvent,

    par messagerie lectronique. En revanche, les membres du comit derdaction aimeraient voir se dvelopper la participation des lecteurs.La partie Pour nourrir le dbat nest pas assez alimente par lacritique argumente des articles publis dans les numros prcdents.La revue na pas en effet la prtention dtre exhaustive. Et ce numrone fait pas exception la rgle. Le comit a commenc travailler surle thme du courage durant lhiver 2011-2012. La majorit des articlesa t livr au dbut du mois de septembre. In extremis, mi-octobre,quelques-uns ont t ajouts au sommaire en raison de lintrt dusujet. Cet ditorial clt lexercice.

    Pourquoi un numro sur le courage ? La revue sen explique auprsdes auteurs pressentis : Lpreuve de la guerre a donn au couragela figure emblmatique de laction militaire : les affres du combat, lasortie de la tranche, baonnette au canon, les blessures de la chairet de lesprit et, malgr tout, la tnacit dans ladversit. Le couragetait salu comme la vertu personnelle du dpassement de soi, dansla ligne, romance, de la chevalerie et, en mme temps, comme la

    vertu publique du sacrifice de soi pour des valeurs plus hautes quesoi, dans la ligne de lthique rpublicaine. Ainsi, le courage faisait-il

    consensus en uvrant comme un imaginaire structurant, un modlequi pouvait mobiliser chacun dans laccomplissement de ses tchesdouvrier ou dapprenti : on tait courageux quand on consacraitses forces aller au bout de son travail difficile et pnible, au boutde sa mission. Les actions courageuses, individuelles ou collectives,celles du sportif qui embrasse le courage comme une immense passion,celles du sauveteur qui hausse le devoir au niveau du sublime, inspirenttoujours le mme dsir davoir foi dans lhumain. Mais les socitsmodernes se sont faites rflexives et elles soumettent leur propre foidans leurs valeurs fondatrices lpreuve du doute. Les militaireseux-mmes sinterrogent sur le sens exact du courage, en dmilita-risant au besoin limage quon sen est faite, constatant que lon peuttre courageux dans laction et lche dans la dcision, courageux danslinitiative et lche dans la soumission. Surtout, ils nopposent plussimplement le courage la lchet (une lecture virile qui se justifietraditionnellement pour des raisons que lon peut dire profession-nelles), mais aussi la faiblesse, regardant ainsi le courage dun pointde vue plus existentiel, o lhumain se regarde sans illusions, maispeut aussi se partager dans limprvu de vcus tragiques pour lesquels

    nul na de rponses toutes faites. Lpreuve de la Rsistance et descamps de concentration a intgr les civils, au-del de lexprience dufront, dans limaginaire du courage, en laugmentant du secret, de la

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    modestie et de lanonymat. Les catastrophes naturelles ou technolo-giques soulignent aujourdhui dautres champs daction et dpreuve.

    Elles sont mobilisatrices de courage, rendu plus anonyme encore lge de la communication gnralise, en devenant le courage abstrait,fonctionnel, contractuel de ceux qui font, jusqu la mort, un mtierqui ne prvoyait pourtant pas une telle issue. La mdiatisation retirealors au courage, paradoxalement, une grande part de sa visibilitdouloureuse, charnelle, psychique et morale, pour le ramener uneinformation gnrale et sans destinataire particulier. Lacte de courageapparat comme un acte individuel, ventuellement comme la sommedactes individuels, qui est indissociable de lautre et de son regard.La collectivit a besoin du courage des siens, mais peut-elle y forceret linstiller ? Le courage, voil donc une vertu qui nest pas rserveaux seuls militaires. Les politiques, les intellectuels, les entrepreneurset bien dautres sen rclament, et le courage se spcialise par profes-sionnalisme thique : courage du parler vrai en politique, couragede la pense libre et nonce comme telle chez lcrivain et le journa-liste, courage de dcider dans lincertitude chez lentrepreneur. Uncourage qui lutte, comme toujours, contre lennemi intrieur (ruse,mensonge, indiffrence) et les contrefaons (tmrit, insensibi-lit, cynisme), mais aussi, caractre plus spcifique de notre temps

    peut-tre, contre le dcouragement, quand la tentation de renon-cer est le premier ennemi du courage de vouloir. Le courage peuttre laction ponctuelle et sans rptition, mais aussi sinscrire dans letemps avec une reproduction continue, persvrante, de gestes qui narien dhroque. Dans une poque qui cherche ses repres, o leffortle dispute la scurit dans la rhtorique de laction, le couragechange-t-il de rle et de mesure, et son examen, par le prisme de lachose militaire, peut-il instruire sur ses enjeux moraux, politiques etculturels ?

    Parfois, le rsultat des articles commands nest pas tout fait lahauteur de ce que lon attendait, parfois la surprise est extraordinaire.Cest un peu ce qui sest pass avec ce numro. Le comit avait donn sonaccord pour quune interview ft diligente auprs dAnne Nivat. Ouipour une journaliste, oui pour une laurate du prix Albert-Londres.Donc lentretien tait prvu pour venir en appui des autres articles, plusparticulirement en description du courage des civils et des militairesrencontrs en Tchtchnie, en Irak ou en Afghanistan. Pourtant, ilest devenu laccroche du numro. Vous y dcouvrirez une forme decourage physique, intellectuel et surtout rpt. Le courage dans la

    continuit, dans la persvrance, vous le dcouvrirez chez les femmesafghanes dcrites par Franoise Hostalier. Sans effets de manches, cestrois portraits font cho au Rveillez-vous ! dAnne Nivat.

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    Monique Castillo, fidle sa culture et son talent, questionnequant elle les contraires, pose des dfinitions, des limites. Elle

    aborde le dcouragement pour mieux revenir sur le courage, celuiqui vient, celui qui permet de trouver le langage de la capacitdtre,de faire et dagir, [lequel] porte en lui la force de concurrencer [la]rhtorique de lapparence parce quil redonne accs la ralit .

    Cest partir de lhistoire militaire que le gnral Bachelet sinter-roge sur le mot bravoure, en soulignant son caractre aujourdhuidsuet. Une approche que complte Yann Andrutan, qui fait luiaussi rfrence la bravoure en plaant en exergue une citationdArdant du Picq sur la bravoure absolue. Son propos permet desouligner les oxymores qui entretiennent une conomie moraleet sociale complexe : le courage se mtamorphose en quittant sonct hroque pour devenir beaucoup plus une valeur populaire. Lesimages slectionnes par ric Deroo renforcent cette analyse. Laperception du courage a volu. Du mythe hroque et individuel, onarrive la souffrance endure en groupe.

    Dans sa mythologie, Audrey Hrisson associe le courage au dpas-sement de soi par laction et par la parole. Elle souligne, elle aussi, leglissement de sa nature, mais arrive la conclusion quil nest rien sansespoir. Herv Pierre, lui, sappuie sur sa rcente exprience afghane

    pour nous parler du courage, mais aussi de ses corollaires, la peur,la faiblesse potentielle. Il montre combien le courage ne peut treni thsauris ni capitalis : il nexiste qu la condition dun ternelrecommencement, donc dun perptuel effort de volont . Celui quia vu une fois lune de ses actions qualifie de courageuse, ceux quiont repouss une fois les limites de leur frayeur font souvent preuvedhumilit et de dtresse. Ce courage des militaires ne se concrtisepas toujours de la mme faon. Selon que lon opre ou combat ausol, en lair ou sous leau, il ne se matrialise apparemment pas dela mme faon. En approfondissant le sujet avec trois officiers trsexpriments, Thierry Marchand montre quil existe beaucoup depoints communs malgr une apparente divergence.

    Si, dans les articles prcdemment cits la notion de groupe taitpresque implicite, Nicolas Mingasson vient apporter son tmoignageextrieur larme. Pour lui, le moteur du courage individuel, telquil a pu le vivre en suivant une unit de son entranement jusquen

    Afghanistan, rside dans la force du groupe. Il parle de courageordinaire, de modestie et d usine courage . Parmi les devises desunits militaires, il en est une qui affiche le courage comme principe :

    celle des sapeurs-pompiers de Paris : Sauver ou prir. DidierRolland, sous-officier devenu historien, hraut de la brigade dessapeurs-pompiers, parle de ses hros. Il montre quil est ncessaire

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    de prendre de la distance avec les consquences des actes courageux.Ladulation par la foule est loppos de la vulnrabilit physique et

    psychique de lhomme. Aprs le courage de laction, les pompiersdoivent ainsi avoir le courage du retrait.Aprs une succession danalyses et de tmoignages portant sur

    laction courageuse, arrivent ceux de la pense courageuse. EmmanuelGoffi aborde le courage intellectuel ainsi que la libert desprit etdexpression des militaires. Alors quOlivier Kempf fait la relationentre le courage intellectuel et lesprit de dcision, mais aussi avec la

    volont, notamment celle dinnover pour surprendre et viter dtrebattu, au sens propre et au sens figur, dans sa routine. Une rflexiontendue vers laction qui ne peut pas saffranchir dune rtrospectivephilosophique que nous offre Frdric Gros. Ce dernier rappelle quele courage est une affirmation de soi qui tient bon dans un rapportde force . Il voque le rapport entre courage et philosophie avantdaborder une pense dveloppe par Michel Foucault : le couragede la vrit . La recherche de la vrit demande autre chose quesimplement de la culture ou de lintelligence parfois au prix delacceptation de la remise en question des vidences. La pense coura-geuse, comme laction courageuse, oblige lexposition, la critique,

    voire la condamnation. Ce courage intellectuel et lesprit de dcision

    permettent dinterroger le monde politique. Cest ainsi que le profes-seur Sicard a interrog lditorialiste Alain Duhamel sur le courage deshommes politiques. Eux aussi sexposent. Ils voluent sous la tyranniede la transparence et de lacclration du temps mdiatique, avec lerisque dune mortelle impopularit politique.

    Mais le courage nest-il pas quun voile ? Que peut-il cacher ? Surquoi dbouche-t-il ? Son contour est-il prcisment dfini ? Nexiste-t-il pas que parce quil autorise une lgende collective ? Pour CcileGorin, de limposture la honte, en passant par les coulisses de lafolie et de la faute, le masque du courage peut cacher des vrits quilconviendrait parfois de ne pas rvler . Dune certaine faon, cetarticle fait cho la distanciation demande aux pompiers. Il appelledes rflexions sur les traumatismes psychologiques, telles que la revueInflexionset le Centre de recherche des coles de Cotquidan ont pules analyser au cours dun colloque de deux jours, aux Invalides, enoctobre dernier.

    Ce courage face au risque intellectuel, la revue le prend en publiantdeux articles qui se rpondent lun lautre. Le premier a suscit ausein de la rdaction beaucoup dchanges. Son auteur, Thierry de

    La Villejgu estime en effet que les parents denfants handicaps fontpreuve dun vritable courage en acceptant leur naissance. Certainsont mis des rserves quant larrire-plan du discours, limage

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    DOSSIER

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    ENTRETIEN AVEC ANNE NIVAT

    RVEILLEZ-VOUS !

    Elle na pas froid aux yeux, que ce soit sur ses talons hauts ou sous laburqa. Elle naime pas quon lui dicte ce quelle doit faire. En la lisant,

    vous apprendrez quelle a le sens de la fidlit et de lcoute. Depuistreize ans, Anne Nivat, journaliste indpendante, laurate du prix

    Albert-Londres presse crite en 2000et du prix littraire de larmede terre Erwan-Bergot en 2004pour Lendemains de guerre en Afghanistan eten Irak, arpente seule et sans protection les thtres doprations lesplus dangereux. Collaboratrice de diffrents mdias, auteure dunedizaine de livres, elle a accept de nous rencontrer un peu plus desix mois aprs la parution de son dernier opus, Les Brouillards de la guerre(Fayard, 2012).

    Initialement, il sagissait de parler du travail des journalistes en zonede guerre, ventuellement de la crise des otages et des polmiquesqui ont pu tourner autour au cours de lanne 2011, de parler de laperception quelle pouvait avoir des militaires franais, de limagequils donnent en Afghanistan. Mais un entretien ne se droule pastoujours comme prvu : un moment, un dclic sest produit. La

    parole sest libre, laissant apparatre une foule dmotions et desentiments. Dans une revue o lon parle beaucoup de lexpriencedes militaires, le lecteur peut dcouvrir comment, en mai 2012, enpleine campagne prsidentielle, Anne Nivat tmoigne pour Inflexionsdela guerre, du courage, des journalistes, de leur crdibilit, de la peur,du dcalage du monde. Le discours nest pas thr. Les militairesdiraient quelle sexprime avec ses tripes , quelle senflamme pourmieux poursuivre ce travail de vigie et dalerte. Elle ne se pose pas en donneuse de leons , mais incite par son discours et ses exemples rflchir un peu plus sur le monde qui nous entoure. Anne Nivat aaccept de relire et de laisser publier ces moments de vrit intimesquil est si difficile dexprimer quand on a connu de tels vnements.Ce seul fait suffit couter son injonction : Rveillez-vous !

    Inflexions :Dans Lendemains de guerre, en 2004, vous faisiez le parallleentre les conflits en Irak et en Afghanistan. Dans Les Brouillards de la guerre, lelecteur peroit une certaine volution. Depuis la parution de ce livre, quelque chose a-t-ilencore chang ?

    Anne Nivat : Non, la situation en Afghanistan na pas volu dune

    faon qui serait diffrente de celle que jai dcrite dans cet ouvrage. Ily a simplement eu plus de morts. Et malheureusement, les dcisionsimportantes concernant ce pays nont toujours pas t prises. Il faut

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    dire quen priode lectorale, le brouillard spaissit davantageNous avons pu constater une fois encore la part ultra congrue accor-

    de aux questions internationales dans le dbat. Nous faisons face une absence totale de discussion relle sur ce que la France a fait enAfghanistan, sur les leons en tirer. Sur ce point-l, les militaires ontdes choses trs intressantes dire, beaucoup plus intressantes que leshommes politiques. Le problme, cest quils ne peuvent pas les dire.

    Je les comprends. Mais quand on laisse parler les politiques sur de telssujets, ils napportent pas la moindre rponse aux questions que nousnous posons. Ils en parlent dune faon qui nintresse pas les Franais.Or ceux-ci aimeraient apprendre exactement ce que les soldats franaisont vu et fait sur place, ce quoi ils ont t confronts

    Inflexions :Alors...Anne Nivat : Jai reu normment de ractions de militaires franais

    aprs la publication de mon livre. Pourtant, il ne traite pas des Franaismais des Canadiens. Beaucoup viennent me voir partout o je passe et

    je suis trs heureuse de cet intrt qui, cependant, ne mtonne pas :si peu de choses ont t crites sur ce conflit vu de lintrieur et sur lapartie joue par les militaires. Quand un livre comme le mien parat alors quil ne sagit pas dun livre de jugement, mais dun ouvrage o

    je fais ce que je peux pour essayer de dcrire la complexit sur placedes diffrentes positions ainsi que la vision des uns par les autres , aintresse forcment les militaires.

    Inflexions :On sent quand mme une forme dinterrogation quant la navet quevous constatez chez eux, quelle que soit leur nationalit...

    Anne Nivat : Il sagit avant tout dun livre de pur reportage qui estfait pour montrer et non pour dmontrer. Mais on peut toujours lireentre les lignes.

    Inflexions :Les Canadiens que vous suivez semblent ne se rveiller qu la fin de leurmandat.

    Anne Nivat : Peut-tre. Pourtant, ils ne sont pas nafs, mais ils parlentet ils agissent comme si. Le major Pruneau me dit aujourdhui enriant : Anne, tu vas finir par russir menlever mes lunettes roses ! Mais je comprends que lui ait voulu y croire... Cest normal ! Ilnaurait pas pu autrement venir bout de sa mission. En mme temps,il a t confront aux ralits du terrain o une quipe succde uneautre pendant que les Afghans, eux, restent sur place. Deux visions du

    conflit et de son volution extrmement diffrentes, et que lon peutfacilement opposer. Cest partir du moment o jai moi-mme tmise face ces deux mondes que je me suis sentie lobligation de les

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    raconter. Jai mis autant de passion et dnergie des deux cts ; jaieu autant de plaisir infiltrer le monde militaire que celui des civils.

    Inflexions :Une infiltration ?Anne Nivat : Eh oui ! Linfiltration, cest de la discrtion et de

    la dure, chez les militaires comme chez les civils. Dans les deuxmondes, je me faisais la plus petite possible pour ne pas gner ceuxqui maccueillaient. Comme chez les Afghans, les Irakiens ou lesTchtchnes loccasion de mes premiers longs reportages. Je nevoulais pas que ma prsence modifie leur comportement. Quand onmontre de la curiosit, quand on sintresse, on arrive obtenir et observer des scnes relles, qui ne sont pas, qui ne peuvent pas tremises en scne. Cest a qui mintresse. Le journaliste lambda, lui,ne vient quen coup de vent sur le terrain, tend un micro avec unequestion dont la formulation implique dj telle ou telle rponse...Forcment, le rsultat nest pas le mme. Je nai aucune prtention apporter la vrit avec un grand V. Je ne pense dailleurs pas quelleexiste. Mais jai vu et entendu beaucoup de choses Je ne peux pasme taire.

    Inflexions :Dans votre ouvrage, un moment donn, vous parlez de contre-insurrection

    et revenez sur cette doctrine amricaine dorigine franaise. Si le modle avait t vritable-ment appliqu en Afghanistan, cela aurait-il pu ventuellement changer la situation ?Anne Nivat : Si on avait appliqu la doctrine franaise de contre-

    insurrection, un nombre bien suprieur de militaires aurait tncessaire sur le terrain pour contrler les populations. Le rsultataurait forcment t diffrent. Mais ds le dpart, cette doctrine at rvise par les Amricains : elle na pas t applique de la mmefaon en Afghanistan quelle la t, par exemple, en Algrie. Ajoutons cela une valse-hsitation permanente de tous les militaires, je parleavant tout des Amricains, puisque ce sont eux qui mnent la danse en

    Afghanistan. Car la question centrale est celle des effectifs et donc de lalogistique qui va avec. Sur ce sujet, la France ne peut faire le poids faceaux tats-Unis. Cest une vidence. Nous sommes suiveurs.

    Inflexions :Alors...Anne Nivat :Alors on peut nous vendre toute la com quon veut,

    cette doctrine ne fonctionne qu un niveau gographique limit.Comme avec Pruneau et ses Canadiens du 22eRoyal Regiment1: amarche tant que celui-ci est l. Mais que sest-il pass avant ? Et que se

    1. Le 22eRoyal Regiment est un rgiment francophone. Ses premiers contacts avec larme franaise depuis le secondconflit mondial date de 1993, lorsquun dtachement est venu sinstaller Visoko, entre Sarajevo et Kakanj o taientstationnes des units franaises. Larme canadienne a pour chef suprme, mme symbolique, la reine Elisabeth II.

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    pied de leur FOB2, quand ils voluent en territoire hostile, quandils savent que tous leurs mouvements sont pis, enregistrs, utili-

    ss, quand ils sont trs visibles alors que lennemi ne lest pas Je nesuis dailleurs pas daccord quand les hommes politiques affirmentque celui-ci ne mne pas une guerre fair 3. Ce sont les nouvellesguerres daujourdhui, les guerres asymtriques : des armes rgulires,

    visibles, qui sont des cibles, face des hommes, ou des femmesparfois, qui ne le sont pas.

    Toutes les guerres que jai couvertes sont de ce type. Il est vident queles talibans et les djihadistes prennent en otage la population civile. Cestdailleurs pour cela quelle mintresse, cette population prise entredeux feux : celui des armes trangres rgulires qui sont venues pourla librer , mais qui lui font peur, et celui des rebelles. Commentles armes rgulires occidentales ne feraient-elles pas peur aux autoch-tones ? Leur logistique est extrmement impressionnante. Les soldatsqui patrouillent sont de vritables robocops . Ils nont jamais vu a :les soldats sont avant tout source dune inpuisable curiosit. De lautrect, il y a les talibans ou les djihadistes, qui sont une minorit. Souventdes autochtones arms, qui effraient eux aussi. Alors, face au couragedes militaires occidentaux existe aussi le courage des talibans. Je ne suispas l pour dire qui a tort et qui a raison. Jai beaucoup de mal penser

    une guerre comme juste ou injuste. Mais il est trs difficile pour moi deconclure que la guerre en Afghanistan tait justifie.Jai vcu trop longtemps au sein des populations civiles pour ignorer

    quel point des guerres trs vite commences deviennent intermi-nables ; quel point les consquences durent et dureront. Aprs laguerre, cest encore la guerre. Aujourdhui, en Irak, cest la guerre. Cenest pas parce quil ny a plus de journalistes que ce nest plus la guerre.Simplement, nous ne sommes plus informs. Pourtant, en Irak, a vatrs mal. En Afghanistan, a va trs mal aussi. Les militaires occiden-taux vont partir et a continuera tre la guerre. Alors, ensuite, on vagloser : Est-ce une guerre civile ou pas ? Toujours est-il que dansaucun des pays dans lesquels je suis alle depuis plus de dix ans, il nya aujourdhui de socit apaise, rconcilie, qui construit un avenirpour des jeunes de vingt ans.

    Inflexions :Comment apprciez-vous le travail des journalistes ? Peuvent-ils faireleur travail correctement ?

    Anne Nivat : Il est trs difficile de faire son travail correctement. Parcequobserver une guerre en cours, cest compltement diffrent de la

    2. FOB : Forward Operating Base( base oprationnelle avance , ou camp ).3. Fairpour loyal .

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    ces guerres font que nous navons rien rgl aujourdhui. Dautresactes terroristes je ne sais pas comment les nommer dans le futur

    sils prennent une autre forme auront lieu. En dehors de la bulle,le monde est en bullition. Les seuls sen rendre compte sont lesmilitaires. Et encore Parce que, quand ils partent en OPEX4, ils viventeux-mmes dans des bulles. Moi, jtais en dehors, tout le temps. Etquand jtais avec eux, je revenais dedans. Cest humain. Je comprendsquaprs la patrouille, ils rentrent extnus. Quil leur faut se relaxer,se sentir en scurit. Mais ils ne sont pas en scurit. Comment ltre ?Cest impossible. Alors on fait rgner une illusion de scurit. Moiaussi, quand, pendant la guerre en Tchtchnie, jentrais dans unemaison, chez des talibans ou autres indpendantistes, sous les bombesrusses, javais envie de me sentir en scurit sinon je devenais folle.

    Javais besoin de croire que je dormais labri du dangers. Mais toutpouvait arriver tout moment. Cest a la guerre ! Les militaires ontleurs armes pour se protger. Moi non, par choix. Je pars du principeque labsence de protection est la meilleure des protections. Cest poura que je naime pas tre embarque ; cest pour a que je naimepas me trouver dans un VAB5.

    Inflexions :Un sentiment doppression ?

    Anne Nivat : Bien sr ! Parce que je ne peux plus partir, parce queje ne suis plus libre de mes mouvements, parce que dhabitude, jene compte que sur moi et ma chance, sur mes capacits physiques. Si

    je ntais pas en grande forme physique, je nirais pas dans ces pays.Combien de fois courir vite ma-t-il sauv la vie ? Jai t prise sous desfeux de mortiers en Tchtchnie la lisire dune fort, nos coordon-nes avaient t donnes ; a, comment voulez-vous que je loublie ?Les bruits de la guerre ont failli me rendre sourde. Je me trouvais aveclhomme qui est le hros de mon premier livre, Chienne de guerre. Cestlui qui men a sortie parce quil a tout de suite compris la gravit de lasituation. Jtais en jupe longue, comme toutes les femmes tchtchnes,mes cheveux cachs par un foulard, et je portais des bottes en plastique.

    Jai soulev ma jupe pour mieux courir et je suis arrive dans un villageo tout le monde se terrait dans les caves depuis trois jours... Et moiaussi, jai d my terrer.

    Les bombardements de larme russe en Tchtchnie navaient rien voir avec ceux des forces allies en Irak, o la France ntait pas, ouen Afghanistan. Ctait Ctait la pire des guerres. Elle ma vaccine.

    4. OPEX: oprations extrieures.5. VAB: vhicule de lavant blind, vhicule quatre roues qui transporte en gnral une dizaine de soldats ou du

    matriel. Il peut aussi tre quip avec du matriel sanitaire.

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    Je peux comparer ces trois conflits, car je les ai vcus tous les trois.Et jai commenc par le pire. Il y a trs peu de tmoins. Ctait une

    guerre huis clos o les Russes faisaient ce quils voulaient. Et ils lontfait, je peux vous le dire. Les bombardements, intensifs, ont dur huitmois. Jtais dessous avec la population au moment o la propaganderusse clamait dans le monde entier ne pas bombarder les civils. Le cieltait noir dhlicoptres. Ils volaient si bas quon pouvait pratiquementdiscerner les traits des pilotes lorsquils appuyaient sur le bouton pourlcher leurs bombes.

    Le courage, pour moi, il est dans ces moments-l. Comment lesoublier ? Dans un village, en banlieue de Grozny, la capitale, on acommenc tre bombards en dbut de journe. Jai d rester l o

    jtais, dans la maison de la jeune femme qui me recevait, avec certainsde ses voisins (elle soulve ses lunettes fonces, son regard devient fixe, elle relve sespieds en tailleur sur sa chaise. Ses poings et ses coudes se serrent sur sa poitrine Elle serecroqueville en parlant.). Trois hommes taient l aussi. Nous avons vcuce bombardement ensemble. Jai demand la femme : O est lacave ? Elle ma rpondu quelle nen avait pas. On est rest l o ontait. Et son courage elle, a a t de nous proposer du th. Elle a faitbouillir de leau. Elle nous a servi du th. Nous lavons bu. Le couragealors, ctait de simuler la vie normale en attendant que a passe.

    Chaque minute, je rptais : Quand est-ce quils vont partir leshlicoptres ? Tu crois quils vont partir les hlicoptres ? Ellenavait pas de rponse, mais pour me faire plaisir elle rptait inlas-sablement : Ils vont partir, ils vont partir, ils vont partir. Ils nese sont loigns quau crpuscule. On a laiss passer la nuit, une nuitdifficile, et cest seulement le lendemain quon est sorti de la maison.a sentait la chair humaine brle. Dans ce village qui ne comptaitque deux rues, seules quelques maisons taient encore debout, dontla ntre. Un pur coup de chance. (Elle se dtend, se redresse comme si elle serveillait.)Vous voyez, tout cela, je lai vcu, en 1999-2000. Alors, ensuite,

    vous comprenez que pour moi les guerres chirurgicales dAfgha-nistan et dIrak, ctait autre chose... Aujourdhui, cette exprienceme permet davoir accs aux djihadistes, aux talibans, qui ont tous trsenvie de savoir ce qui sest pass en Tchtchnie. Les militaires aussi ;tout le monde a envie de savoir. Cest ma lgitimit. Je suis donc bienaccueillie partout.

    Inflexions :Vous tes la limite de la sociologie.

    Anne Nivat : Oui, tout fait. Jai dailleurs toujours plaisir parleravec des ethnologues. De lobservation participative immdiate, delhistoire immdiate. Mais, une fois encore, la guerre, cest la guerre.

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    Il faut cesser de croire que ce nest pas dangereux, quon ny meurtpas. La guerre, cest sale. La guerre, a pue. La guerre modifie tous les

    comportements humains. Quand on est dedans, on le voit. La France,Dieu merci, na pas connu de conflit sur son territoire depuis plus desoixante ans. Les Franais sont dans une bulle virtuelle. Cest a quime choque : cette bulle gnre des sur-ractions chaque vnement.a a t le cas aux tats-Unis avec le 11-Septembre. Mais cette bulleclate de temps en temps. Et on na pas fini de la voir clater parcequavec ce qui sest pass au Maghreb et ce qui se passe en gypte, enSyrie, au Ymen

    Inflexions :Ceux qui ont connu ce type dexprience donnent limpression de vivre avecdes images sans cesse prtes surgir

    Anne Nivat : Oui. On reste dedans. Cest inoubliable. Je ne racontepas ces vnements tout le temps tout le monde. Pourtant, cest laralit et on loublie. Je ne veux pas quon se voile la face. Ce quiminquite, cest quon quitte la ralit et cela ne nous aide pas nousprparer quoi que ce soit. Ni dbattre ni prendre consciencerellement de petites choses. Il nest pas question de vivre dans laterreur, mais de vivre les yeux ouverts. On ny arrive pas vraiment etles hommes politiques ne nous y aident pas

    Inflexions : Vous navez pas prononc le mot peur, or vous lavez exprimephysiquement.

    Anne Nivat : Parce qu ce moment-l, la peur habite tout... On nepeut mme plus avaler sa salive. Cette question, si vous saviez combiende fois on me la pose. Alors, tas eu peur ? Quest-ce que afait davoir peur ? Il mest trs difficile dentendre les hommespolitiques gloser sur la scurit en France parce quils jouent avec lapeur.

    Inflexions :En mme temps, en parler demande un effort.Anne Nivat : Oui, cest un travail qui ne va pas de soi, do, videm-

    ment, la ncessit de la cohsion du groupe. Aujourdhui, on fait desfilms sur des bandes de mecs qui taient ensemble dans telle ou telleFOB. Ce nest pas suffisant. Tous sont trs guerriers, trs axs, je trouve,sur ladrnaline procure par lutilisation des armes. On peut mmecroire des films de fiction alors que cest du rel. La catastrophedUzbeen6est dabord une catastrophe humaine, mais son traitementmdiatique a t dplorable. Comme son traitement politique... Tout

    6. En aot 2008, un dtachement franais tombe dans une embuscade dans la valle dUzbeen, lest de Kaboul. Aprsde durs et longs combats, le dtachement dplore dix morts.

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    FRANOISE HOSTALIER

    PORTRAITS DE FEMMES AFGHANES

    A Nafisa

    Le jour de ses dix-huit ans, Nafisa prit une grave dcision : suivrelexemple de son pre et entrer dans la police. Unique fille dunefamille de six enfants, elle est la prfre de ce pre quelle admire etqui lui a permis daller lcole, dapprendre lire et de sinstruire.Lorsquelle a annonc cette dcision ses parents, sa mre na rien dit,esprant sans doute que le pre linterdirait. Mais celui-ci, les larmesaux yeux, lui a dit : Si cest ton choix, je le respecte, et je prierai pourta vie tous les jours.

    Nafisa est donc entre lcole de police de Mazar-E-Sharif. Ce futtrs difficile. Elles ntaient que huit femmes, relgues dans un coin,mprises par la plupart de leurs collgues. Plusieurs ont renonc,Nafisa a tenu bon. Son temps de formation achev, elle a t nommedans une unit particulirement dangereuse, vers lentre de la route

    de Balkh. Elle y fut trs mal accueillie par les autres policiers qui nevoyaient pas lintrt davoir des femmes dans la police, sauf pour fairele mnage et servir le th. Elle a serr les dents. Tous les matins, cest lapeur au ventre quelle attendait le bus qui la conduisait son poste ; siles policiers sont des cibles privilgies pour les insurgs, une femmepolicier a une valeur supplmentaire. Elle sinterdisait de penser tout ce qui pouvait arriver pendant ces trois quarts dheure de bus :les attentats suicide, les enlvements, les embuscades ; mais elle tait, chaque instant, sur le qui-vive, prte faire face.Au sein de son unit, petit petit, elle a prouv ses chefs et ses

    collgues quelle tait une vraie professionnelle, et quelle pouvait,justement en tant que femme, apporter une autre dimension auxmissions de la police. Elle recevait les plaintes des femmes battuespar leur mari ou par des membres de leur famille qui finissaient parsenfuir pour ne plus risquer la mort sous les coups. Elle essayait deleur trouver une solution dhbergement et de leur viter la prisonpour dsertion du foyer familial. Ses collgues lui laissaient aussiles affaires concernant les mineurs et elle tait parfois effraye de voirde trs jeunes garons dj tombs dans la dlinquance, la drogue ou

    mme le crime.Nafisa est aujourdhui titulaire de son poste, elle est monte en grade,est reconnue par ses chefs, accepte par la plupart de ses collgues.

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    31PORTRAITS DE FEMMES AFGHANES

    ateliers clandestins o les femmes viennent, avec dinfinies prcau-tions pour ne pas trop se faire remarquer. Elle a mme convaincu

    certains hommes quil fallait faire confiance leurs pouses pouravoir moins denfants et leur garantir de meilleures chances de vivre etdtre en bonne sant. Elle connat les risques. Elle sait quun jour ellesera peut-tre victime dun attentat, elle a dj reu de nombreusesmenaces ; mais elle a conscience qu travers la mission quelle sestfixe, elle sauve des vies et amliore celles de centaines de femmes.Quand on la flicite pour son courage, elle sourit en disant simple-ment quelle ne pourrait plus vivre autrement tant il y a faire poursecourir celles-ci.

    A Azeza

    Cest, sans aucun doute, lintensit et lantagonisme de ses souvenirsdenfance qui ont donn Azeza sa volont et lassurance que rien nepouvait lui arriver. Les images les plus anciennes sont celles dune vietrs heureuse, harmonieuse, dans une grande maison aux pices enenfilade, avec un jardin aux fleurs immenses, aux cachettes multiples.Elle se souvient dun paon qui lui faisait peur et des perdrix dans les

    cages quelle regardait des heures durant. Puis il y a les images de sescauchemars : le dpart dans la nuit, sa mre, ses frres, deux oncles,dautres personnes quelle ne connaissait pas, tous entasss dans une

    voiture, la route cahotante pendant des heures et des heures, la chaleuret la soif, linterdiction de pleurer. Elle revoit sa mre, touffant sousla burqa, qui lui serrait la main si fort quelle comprenait quelle nedevait pas bouger lorsque les hommes arms contrlaient la voiture.Elle la revoit aussi, mourant dpuisement en arrivant, aprs plusieursjours de marche, dans un bidonville quelque part la frontire, enIran. Ses deux frres, pourtant peine plus gs quelle, devinrentalors ses tuteurs et ses rfrents ; leur dtresse commune cra entreeux trois des liens trs forts. Un oncle prit soin de la fratrie, Azizet Waheed purent travailler tout en allant lcole, et elle put les ysuivre. Azeza eut la chance de rencontrer un matre qui lui permitdapprendre langlais et de suivre les cours jusquen section suprieure.Ses frres taient fiers delle.

    Le retour en Afghanistan en 2004, au sein de la famille, fut trsdifficile pour ces enfants de la seconde pouse ayant vcu lexpriencedune certaine modernit et, surtout, de la libert. Leur pre tait trs

    heureux de les retrouver, mais le dcalage de ces dix annes de spara-tion semblait irrversible, surtout pour Azeza. Elle voulait continuer tudier, elle voulait travailler, elle ne voulait pas se marier Elle

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    trouva un emploi de secrtaire-traductrice auprs dune ONG, maisdut accepter le mariage avec lhomme que son pre lui avait choisi. La

    condition tant quelle pourrait continuer travailler et se dplacerlibrement, sans chaperon ! Son mari accepta et respecta sa parole.Au contact des trangers, travers les mdias, nombreux en

    Afghanistan, Azeza sintressa la politique de son pays. Conscienteque le bonheur pouvait exister, elle lavait vcu, et que le malheurdevait tre combattu, elle eut lide dtre candidate aux lectionslgislatives de 2010. Il fut trs difficile de convaincre son pre et leshommes de la tribu, mais elle stait forge une telle volont pourrussir son projet quils acceptrent finalement de la soutenir. Elleapprit plus tard que leur ide fut aussi daccder, travers sa positionde dput, diverses facilits pour la bonne marche de leurs affaires.La campagne lectorale fut terrible. Elle reut des menaces de mort,des menaces denlvement de ses enfants, sa maison fut attaque. Ellemit ses enfants labri ltranger et sengagea plus encore dans lacampagne pour dnoncer les mafieux, les bandits et les intgristesreligieux. Les quelques runions auxquelles elle participait taientultra protges et, malgr ces dispositifs, sa voiture fut pige,lexplosion tuant lun de ses frres, qui tait son chauffeur, et faisantplusieurs blesss parmi les passants. Elle ne cda pas, malgr sa tristesse

    et la peur quotidienne, et elle fut lue au Parlement. Elle ressentit lafois une grande fiert et une grande dception ds les premiers joursde son travail de dput. Elle comprit alors quen tant que femme, elledevrait se battre dix fois plus quun homme pour se faire entendre ettenter de changer le cours des choses. Elle vit dsormais le plus souvent Kaboul, les menaces psent toujours sur elle, sa tte est mise prixpar les bandits quelle ne cesse de dnoncer et quelle veut combattrepar la loi. Elle participe, au pril de sa vie, toutes les manifesta-tions en faveur des droits des femmes, elle se montre la tlvision.Elle sest fait le serment de ne jamais cder la peur et de remplirla mission quelle sest fixe : construire un avenir meilleur pour sesenfants, pour tous les enfants dAfghanistan, mme au prix de sa vie.

    A Ni hrones ni victimes

    Nafisa, Soraya, Azeza et tant dautres femmes en Afghanistan,journalistes, enseignantes, juristes, employes dans les administrationsou les banques, ont choisi, en toute connaissance de cause, de senga-

    ger avec une dtermination admirable simplement en assumant uneactivit qui serait banale pour une femme dans la plupart des pays dumonde, mais qui peut tre mortelle dans le leur. Elles savent, en effet,

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    33PORTRAITS DE FEMMES AFGHANES

    quelles peuvent tre la cible de fanatiques et que leur vie peut bascu-ler dun moment lautre. Elles ne sont ni inconscientes ni ttes

    brles . Elles ne sont ni des hros, dans le sens de raliser des acteshroques, ni des victimes qui agiraient sous la contrainte. Elles sonttout simplement des femmes que leur parcours personnel a sensibili-ses lide de servir ; des femmes engages, qui acceptent dassumerles risques de leur engagement et peu conscientes qu nos yeux ellessont des modles de courage. Mais, de fait, leur attitude quotidiennecorrespond aux premires dfinitions du mot courage, celles du PetitRobert: Force morale et dispositions du cur ; ardeur, nergie dansune entreprise ; fermet devant le danger, la souffrance. En effet,leur volont de travailler dans lun des pays les plus misogynes aumonde, leur dcision de sengager au service des autres, et notammentdes femmes, leur rsistance aux pressions et aux menaces, leur capacit assumer cet engagement en mme temps que leur vie de femme et demre de famille correspondent tout fait ces dfinitions du courage.

    Mais de leur ct, elles ont simplement le sentiment de ne faireque leur devoir. Certaines font remarquer quen Afghanistan, le faitde venir au monde est dj un acte de courage. Rsister au climat, sichaud en t et si froid en hiver dans certaines rgions, rsister auconditions de vie que la pauvret rend si difficiles, rsister aux mfaits

    de lignorance et des traditions, rsister aux menaces des insurgs etdes mafieux, cest la vie quotidienne de tout Afghan, et cest un peuplus risqu encore pour une Afghane. Ces femmes, remarquables nos yeux, et qui, pour nous, semblent accomplir des exploits, restentdune incroyable humilit, vous faisant remarquer que chaque jourelles ctoient dautres femmes qui subissent des conditions de viebeaucoup plus difficiles que les leurs et parfois mme inhumaines.

    Qui, en effet, parlera du courage de cette mre de famille devenueveuve et mise la porte de la maison de sa belle-famille avec ses septenfants ? Pour survivre, elle a cr un petit atelier de couture, ettravaille jour et nuit entre lentretien du foyer et des enfants et sestravaux de confection. Deux de ses filles vendent une partie de sesralisations dans les rues de Kaboul et rapportent peine de quoinourrir la famille. trente-cinq ans, elle en parat soixante, mais ellevous reoit avec un sourire tranquille autour dune tasse de th. Quoide plus naturel effectivement !

    Qui parlera du courage de cette jeune fille de quinze ans qui sestenfuie de chez ses parents pour ne pas tre marie de force et qui saitqu tout moment elle peut tre assassine, y compris par ses proches,

    pour laver lhonneur de la famille ? Rfugie dans un foyer, elle refusecependant dtre protge et veut mener des tudes pour, dit-elle,devenir juge et changer les lois !

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    MONIQUE CASTILLO

    LE COURAGE QUI VIENT

    On raconte quun jour, le sujet de philosophie donn au bacca-laurat ayant t Quest-ce que le courage ? , un lve a rpondu : Le courage, cest cela. La formule introduisait une copie blanche.Lanecdote, vraie ou fausse, suscite toujours les mmes ractions,contradictoires. Ce nest pas du courage, mais de lintrpidit ; Tout de mme, il a du cran ; Non, cest de la provocation pluttque du courage

    Le courage ne saurait-il donc plus comporter un sens communqui puisse servir de rfrence une mme collectivit ? Se serait-il privatis au point de ntre plus quun comportement simplementprobable au gr des circonstances et des individualits ?

    Quil existe une ou plusieurs cultures du courage nest pas douteux.Mais il peut exister aussi une culture du dcouragement. bien exami-ner le sens de ces deux ralits, on peut se demander si leur contraritnouvre pas la voie une nouvelle culture du courage, qui doive tre la mesure des dfis, souvent si difficiles percevoir, analyser etcomprendre, provoqus par plusieurs mutations brutales du monde

    contemporain.

    A O est le courage ?

    Que le courage, au moins dans limaginaire des peuples, puisse agircomme principe dunion et de solidarit, lhistoire en donne maintsexemples. Rousseau, au XVIIIesicle, rappelle ses contemporainsla force morale des vertus spartiates et son lecteur comprend que lecourage guerrier peut servir de modle pour les vertus publiques :tnacit, rsistance, dpassement de lintrt immdiat, dvouement une cause Hegel, au XIXesicle, trouve dans le patriotisme grco-romain lexemple dune nergie collective par laquelle lintrt dutout, dune manire quasi-mystique, donne sens laction des parties.Limaginaire populaire de la tradition rpublicaine en France runitdans un mme idal-type le courage du guerrier et celui du travailleur,le devoir civique associant le travail au champ, linstruction des jeuneset le sacrifice de soi dans un mme type de probit. Ce qui ne veut pasdire que chacun tait courageux, mais que chacun attendait dautrui

    quil se rfre une mme image de la valeur sociale. Agissant ainsicomme une exhortation la fois individuelle et collective, sa fonctionsociale se confondant avec sa valeur thique, le courage tait un facteur

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    dunit politique ; quil sagisse dassumer son rle jusquau bout( cette veuve est courageuse ), de supporter lpreuve du sort ( ce

    mourant est courageux ), de vaincre la paresse ( cet lve travaillecourageusement ), de surmonter la peur ( ce sauveteur ncouta queson courage ), lhommage rendu au courage en son sens civiquetmoigne dune croyance partage dans la transcendance de lint-rt commun, une transcendance perue comme ce qui unit et ce quirsiste ladversit (guerres, crises, catastrophes).

    Cette image du courage semble dj fort lointaine, pour ne pas dire ringarde , et elle peut sans doute faire sourire les sceptiques compa-rativement la reprsentation quils se font de la nature humaine et dulien social en gnral. Peut-tre aussi a-t-elle pli devant lapparition,en France tout au moins, de lintellectualisation du courage : la philo-sophie et la littrature de lengagement ont associ le courage, devenulapanage des intellectuels, une pratique de la pense et de lcriture.Le sens du courage restait bien concentr sur lide de lutte, mais latonalit protestataire (lutte contre ) lemportait sur la dimensionaffirmative (lutte pour ), principalement dirige contre le pouvoir,plus exactement contre lillusion que le pouvoir fasse toujours le bien dupeuple. Avec sa pratique du soupon lgard des politiques, des liteset de leur reproduction institutionnelle, lintellectuel engag se mettait

    au service dune autre ide de la libert, celle qui dlivre de lalina-tion, cest--dire des croyances qui enchanent et font de lobissancela complice des violences dtat : il importait que la vertu civique ftdniaise et le courage spcialis dans la rsistance aux puissances.

    Pour une part, cest une forme radicale de responsabilit que cettecatgorisation du courage comme vertu intellectuelle sassocie. Sartre estsans doute lun des intellectuels les mieux connus des classes terminalespour sa dnonciation de la lchet, et ce parce quil fait prcismentde la lchet un vice intellectualis, le manque de courage devenantmconnaissable quand chacun entreprend de le justifier par des alibispseudo-rationnels, emprunts la psychologie, la science sociale ou lhistoire : cest la mauvaise foi . Lessence de la lchet se dplaantdans le mensonge sur soi devant les autres, lessence du courage devenaitla force de se reconnatre publiquement responsable, courage de latransparence sur soi devant autrui. Une nouvelle qualit attendue despolitiques (le parler vrai) se trouvant hirarchiquement place au-dessusde la matrise de la force, devenue, elle aussi, objet de soupon.

    Pour une autre part, lengagement prend aussi le sens dun enrle-ment dans un camp contre un autre. Il pousse par anticonformisme

    de nouveaux conformismes, en y perdant alors le sens du courageintellectuel ; au lieu de servir le vrai, par-del les options partisanes,il rationalise son choix particulier dans le but de rassembler pour

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    37LE COURAGE QUI VIENT

    enrler ; au lieu de combattre les artifices du pouvoir, il met sonhabilet choyer celui qui il donne la prfrence. Lintellectuel

    engag , devenant sducteur et propagandiste, tire profit ducourage quil suscite au sein des masses pour construire son proprechemin vers le pouvoir ; il oublie le prix du service de la vrit, quiaccepte le risque dtre ignor, incompris et mpris.

    La professionnalisation de laction militaire marque une nouvelletape de la relation entre le public et le courage. Le courage militairenest pas ni, loin sen faut, il est salu comme le courage dunecommunaut en particulier, une communaut parmi celles qui aident,sauvent et soignent, au prix de leur vie si cest ncessaire ; le respectdu public est total, mais il sexerce dans la distance, car, si le soldat estreconnu comme exemplairement courageux, il a cess en mme tempsdtre le mme que nous, fait de la mme substance, de la mme toffe,n du mme imaginaire fondateur : on le comprend et on ladmire,tout en pensant quil fait un curieux choix de vie, difficile gnra-liser. Dans une poque que lon caractrise parfois comme celle de la religion de la retraite , et mme si le propos est dabord polmique,cet tonnement devant le courage est rvlateur : le courage est devenuune vertu professionnelle, il fait lobjet dun choix personnel de lapart de certains individus, dont la diffrence est remarque. Le

    risque de cette coupure est daboutir une situation socialement etculturellement trange, o le courage est la vertu propre dune profes-sion qui aurait dsormais vocation protger lensemble de ceux quisemploient se prserver de la ncessit davoir du courage. Faut-ilpenser quune thique du courage, statutairement cantonne dans lecorps militaire, servirait perptuer une culture du dcouragement,devenue caractristique de la socit civile ?

    A Le temps du dcouragement

    Le dcouragement qui sempare dun individu est un phnomnepsychique et moral que chacun peut connatre par exprience : unesorte de panne de lnergie vitale se produit parce quelle nest plusmobilise par un projet de sens capable de confrer leffort la foisune orientation et une dignit propres ; le dcouragement se prsentealors comme une dmobilisation. Mais une culture du dcouragementpeut prendre un tout autre aspect, celui dun bonheur sans contrainteet dune libert sans frein. Cest l le paradoxe dune mobilisation

    nourrie quotidiennement par le dcouragement, dune activit borne exaucer des vux, qui, ignorant ou cartant le besoin du courage,prpare sortir dune culture du courage.

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    COURAGE !

    est son avantage ? Oserait-on penser que linstruction doive se rglersur le dsir de ne pas apprendre parce que celui-ci procure plus de

    bien-tre que leffort ? Oserait-on prendre le dcouragement commemodle ordinaire et normal de laction collective ?Si le courage et la capacit dagir ont besoin dun mme retourne-

    ment mental pour redevenir perceptibles, peut-tre est-ce d au faitque notre civilisation privilgie (impratif de communication) ce quenous signifionsau dtriment de ce que nous sommes, ce que symbolisenotre action plutt que ce quelle fait rellement. Mais le langage de lacapacitdtre, de faire et dagir porte en lui la force de concurrencercette rhtorique de lapparence parce quil redonne accs la ralit.La capabilit, loin de multiplier des chances imaginaires de russitesimprobables, veut tre lincarnation de ce que nous savons, voulonset pouvons dans des actions, des entreprises et des russites qui fontdu monde ce quil est. Sinstruire nest pas conformer son esprit un modle tranger et abstrait, mais transformer des dispositions entalents vritables. La comptence mdicale ne se limite pas la guri-son des corps quand elle contribue restaurer la puissance dagir despatients. La dfense militaire de la nation ne se borne pas obir la politique du moment ds lors que sa vocation est de prolonger lacapacit dune socit tre et demeurer lacteur indpendant de son

    existence et de son unit. Dans ces quelques exemples, les raisons dagirsont des capacits de faire qui rvlent des ressources que le simplecalcul est incapable de produire, comme dajouter au devoir le surplusdune solidarit dont on peut faire le don ou duser de son nergiesur le mode de la dpense plutt que de lconomie quand il sagit depromouvoir des buts souhaitables ou danticiper des puissances dagirqui regardent lavenir. Reconnatre le courage qui est dj luvrechez ceux qui contribuent maintenir, restaurer ou inventer la capacitdagir des autres, en dpit de loubli ou de lignorance o ils sont tenus,annonce, peut-tre, un courage qui vient. C

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    JEAN-REN BACHELET

    LA BRAVOURE, VERTU DU PASS ?

    Il vous suffira de dire jtais la bataille dAusterlitz pour quelon vous rponde Voil un brave ! Ladresse de Napolon sessoldats au lendemain dune victoire lclat sans pareil est loquente :pour le plus grand chef de guerre que la France ait connu, la bravoureest la vertu militaire par excellence, au point que sa seule mentionsuffit au plus vibrant des loges.

    Le mot a vieilli. Pour sen convaincre, il suffirait sans doute deconsulter les textes des citations dcernes ceux qui se distinguentdans les oprations daujourdhui. Le temps nest plus o un sous-lieutenant de la Grande Guerre pouvait tre qualifi de jeuneofficier dune bravoure lgendaire 1. Et pourtant, si la bravoure sedfinit comme le courage au combat, laudace, la vaillance, le mprisdu danger, ne demeure-t-elle pas la vertu2sans laquelle il ny a pas desoldat qui vaille ?

    On pourra objecter que lhsitation smantique tient peut-tre lvolution mme du combat qui naurait plus que par exceptionlextrme brutalit des affrontements dantan. Outre que ce point est

    discutable, laction militaire reste nanmoins, dans sa quintessence,un engagement de ltre tout entier au cur de prils extrmes, quirequiert une vertu toute particulire. Peut-tre aussi, en substi-tuant le plus souvent le mot courage au mot bravoure , veut-oncarter dans celle-ci ce quelle peut sous-entendre de tmrit, dirr-flexion, dimptuosit, pour lui prfrer une attitude plus raisonne.On y reviendra.

    Pour autant, lheure de vrit du soldat, dans le crpitement desrafales, dans le fracas des explosions, quand le sang coule, quand lapeur est un tau, quand tout devrait pousser renoncer, sincrusterdans le sol, sauver sa vie, quand le fait d y aller lorsque le chefa dit en avant est une folie, comment qualifier cela sinon dactede bravoure ? Autrement dit, de manifestation dun courage trsspcifique en ceci que le cur au sens de la question pose Rodrigue : As-tu du cur ? lemporte sur la raison.

    Dailleurs, sil est une tradition dans lhritage culturel de larmefranaise, cest bien le culte de la bravoure. Avec le respect de la paroledonne, elle est la marque de la chevalerie. La Chanson de Roland, cette

    1. Sixime citation, celle-l lordre de larme, dcerne en 1918au sous-lieutenant Jean Vallette dOsia, futur chef delarme secrte (AS) de Haute-Savoie en 1943.

    2. Du latin virtus( le courage ).

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    45LA BRAVOURE, VERTU DU PASS ?

    de leur identit collective. Ils demeurent pour ces troupes et, parmimtisme, pour une large part de larme franaise, une source

    dinspiration. Or quy trouve-t-on sinon la prennit du culte de labravoure telle quesquisse prcdemment, avec ses fulgurances, maisaussi ses excs, bien rebours, souvent, de lair du temps ?

    A Sidi-Brahim, Camerone, Bazeilles, la bravoure en hritage

    Dans lordre chronologique, apparat dabord Sidi-Brahim. Laconqute de lAlgrie se heurte alors aux plus talentueux de sesadversaires, lmir Abd el-Kader. Du 23au 26septembre 1845, quatre-

    vingts chasseurs retranchs dans le marabout de Sidi-Brahim font faceaux assauts de cinq mille cavaliers conduits par lmir en personne.

    Affams, assoiffs, les rescaps se ruent sur les avant-postes ennemisle 26 laube. Formant le carr, les blesss au centre, ils cherchent rejoindre le premier poste ami. Seize seulement y parviendront vivants,aux ordres du caporal Lavayssire qui a pris le commandement, tousles officiers ayant t tus. Pour les chasseurs, qui avaient t crsprcisment pour apporter une capacit nouvelle adapte aux carac-tristiques des oprations outre-Mditerrane9, ce fait darmes sera

    demble magnifi. Il allait devenir un mythe fondateur. Aujourdhui,sa mmoire en est entretenue Vincennes, au tombeau des braves .Et chaque anne, dans chaque garnison, la date anniversaire, tousles chasseurs coutent le rcit des combats. Lesprit chasseur qui sedfinit comme une combinaison dallant, daudace et desprit dini-tiative, mais aussi de sens du devoir pouvant aller jusquau sacrifice, ytrouve sa principale source dinspiration.

    Le parallle est frappant avec Camerone pour la Lgion trangre.Elle aussi est cre pour la conqute de lAlgrie. Elle aussi allaittrouver dans la clbration pique des combats de Camerone son mythefondateur. Les faits se droulent au cours de la campagne du Mexique,cette guerre oublie et aujourdhui largement incomprise des annes1861-186710. Alors que larme franaise fait le sige de Puebla, la

    9. En complment des units de ligne , lourdes et peu manuvrires, il sagissait de crer des units lgres, danslesquelles taient privilgies la fluidit, linitiative et ladaptation au terrain. Pour cela, on allait fdrer, au sein debataillons autonomes, des combattants, les chasseurs , qui avaient toujours exist, individuellement ou par quipe, pied ou cheval, pour agir en claireurs en avant des troupes. Le cor, qui allait devenir leur signe distinctif, estla reprsentation de celui dont ces claireurs taient quips pour signaler leur retour dans les lignes et viter lesmprises.

    10. Tout se passe comme si la guerre du Mexique souffrait du discrdit gnral affectant le Second Empire. De fait, il yavait bien un objectif stratgique cette expdition : tirer parti de la guerre de Scession pour crer en Amrique duSud un ple dquilibre catholique et latin face lensemble anglo-saxon et protestant du Nord. Le retrait, qui nestpas sans lien avec lissue de la guerre de Scession, est marqu dun sceau quelque peu infmant par labandon unsort tragique de larchiduc Maximilien dAutriche, que Napolon III avait pens habile de placer sur le trne mexicain.

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    rue par rue, maison par maison, mais les pertes sont effroyables etles munitions viennent manquer. Lpisode emblmatique de la

    dfense de lauberge Bourgerie, immortalis par le peintre Alphonsede Neuville dans son clbre tableau Les Dernires Cartouches, se droulele 1erseptembre en fin de matine. Le commandant Lambert, bless,et une poigne dhommes dfendent la maison. Ils tiendront jusqulpuisement complet des munitions. Le capitaine Aubert tire ladernire cartouche.

    Popularis ds lpoque, le fait darmes allait devenir le mythefondateur des marsouins et des bigors au sein des troupes de marinedevenues troupes coloniales lorsquelles rejoignent larme de terre en1900. Rebaptises aujourdhui troupes de marine, elles en clbrentchaque anne lanniversaire avec faste et ferveur, Frjus. Elles y affir-ment leur cohsion et la prennit de lexemple de ceux de la maisondes dernires cartouches , dans lexaltation de lardeur au combatet de la fermet dme quand bien mme tout semble perdu.

    La similitude des valeurs portes par ces trois vocations est totale.Toutes mettent en scne la bravoure au combat, une bravoure faite devaillance tour tour imptueuse et impavide, de panache et dabn-gation, de mpris de la mort et de sens de lhonneur port jusquausacrifice suprme, une bravoure nourrie par la fraternit darmes

    quelle alimente en retour, une bravoure inscrite en lettres dor sur lesemblmes et lgue en hritage. La leon en est claire : tre chasseur,lgionnaire ou marsouin, mais tout aussi bien tre soldat de France, cesttre prt refaire, si ncessaire, Sidi-Brahim, Camerone ou Bazeilles.

    La bravoure nest de nos jours jamais nomme. Elle est nanmoins,dvidence, clbre, propose en exemple, distille comme unpuissant ferment culturel. Un tel constat suscite nombre de rflexions,sur la forme et sur le fond.

    A La bravoure en question

    propos de la clbration de Camerone, on connat lanecdote :un lgionnaire est interrog sur les impressions que lui ont laissescrmonie et festivits associes ; la rponse a de quoi rjouir lessceptiques : Quelle cuite ! Autrement dit, faut-il exclure queles manifestations rcurrentes voques ici, celles qui accompagnentlvocation des trois hauts faits darmes dont il est question, ne soientque combinaison de folklore militaire, de liturgie laque et dactivits

    festives dnues de sens vritable ? lappui de cette apprciation, une question mrite attention :en quoi des vnements et des comportements datant de laube de

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    54 COURAGE !

    popes indiennes ou grecques ne sont pas des hommes ordinaires.Ils sont les enfants dune divinit : Achille est le fils de Thtis, les

    Pandava sont les enfants de diffrents dieux vdiques, Siegfried estle petit-fils de Wotan Leur ascendance les spare donc du mondecommun et les dote de qualits extraordinaires. Certes, il sagitde mythologie, mais chez les Baruyas, les grands hommes , lesguerriers, chappent eux aussi au lot commun. Ainsi certains inter-dits traditionnels ne peuvent leur tre appliqus, notamment dansle choix des partenaires. Cette division traditionnelle se retrouvedans lInde vdique avec le systme des castes : la deuxime, celledes kshatriyas, les guerriers , na ni les mmes obligations rituelles,ni les mmes interdits que celle des brahmanes, par exemple. Onne devient donc pas un guerrier, on nat guerrier. Et si ce guerrierse trouve en partie exclu de la socit, celle-ci attend de lui uncertain nombre de choses. Il est celui qui porte les armes, qui faitla guerre, qui assure des fonctions rituelles. Il doit aussi montrerdu courage. Il ne saurait tre lche.

    Le courage est donc ontologique la fonction guerrire. Ilnest pas acquis mais inn. Cette conception semble absurde.Nanmoins, pendant quelques centaines dannes, ont t excluesdes forces armes un certain nombre de minorits (femmes, Noirs,

    homosexuels) sous prtexte quelles ne montreraient pas suffisam-ment de bravoure. Les Noirs amricains, par exemple, avaient larputation de fuir au son des coups de feu. Et lorsque les premiresfemmes ont intgr des compagnies de combat au dbut des annes2000, certains se sont mus de savoir si elles ne craqueraient pasface au danger, si elles ne seraient pas lches

    Le guerrier, le hros est donc par nature courageux. Consquence :ce courage flirte souvent avec la tmrit. Comparons Achille etHector. Le premier recherche le combat, la gloire. Cest un person-nage assez vain. Le second est plus humain. Il sait Troie condamnepar lirresponsabilit de son frre Paris. Mais il continue se battrepour une cause autre que la gloire : sa famille et sa cit. Avec luise dessine la vritable valeur du courage : lengagement envers legroupe, envers sa communaut. Achille na vritablement faitpreuve de courage quune seule fois, lorsquil a d choisir entreune vie courte mais glorieuse ou une vie longue mais terne.

    Pourquoi le guerrier se doit-il dtre courageux ? Le couragenest pas encore une valeur individuelle. Il doit tre dmonstra-tif. Deux situations le mettent en scne : le duel et lexemplarit.

    Que ce soit lpoque archaque ou dans le Japon davant leXVII

    esicle, la plupart des batailles commenaient par une srie dedfis opposant les guerriers les plus minents. Ce rite se retrouve

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    55MTAMORPHOSES

    jusque chez certains peuples amrindiens et recouvre des fonctionsmultiples. Les guerriers dmontraient leur valeur, donc leur

    courage en saffrontant. La victoire assurait aussi un ascendantmoral sur le camp adverse. On imagine quainsi un camp pouvaitvaincre lautre en faisant lconomie dune bataille. Le combatdes Trente1pendant la guerre de Cent Ans navait pas dautrebut. Lexemplarit du courage, elle, a pour fonction dentranerla troupe derrire soi. On suit lhomme courageux, on se laisseemporter par son lan. Cest ce que prconisait Ardant du Picq.La valeur du chef devient la valeur de la troupe. Le guerrier doitentraner les autres hommes par son ardeur au combat, son mprisde la mort et son courage. Le courage du guerrier est donc dabordun courage dmonstratif, un courage qui sexhibe.

    A Le courage existentielAujourdhui, les hros ont disparu et les guerriers sont rares. On

    sait aussi que les socits dites traditionnelles ont souvent recours des substances psychotropes pour provoquer des comporte-ments tmraires. Faire la dmonstration de son courage nest plusconsidr depuis longtemps comme une preuve de cette vertu. Lecourage est devenu individuel, existentiel.

    Cette conception surgit dans lhistoire occidentale avec Platon.Dans un dialogue peu connu, le Lachs, Socrate sinterroge surlducation. Il est accompagn par deux gnraux athniens :Lachs, donc, et Nicias. Cet change soulve une question qui nousintresse : le courage sapprend-il ? Platon rompt avec la concep-tion homrique du courage. Il soppose la vision de Sparte. Pourlui, le paradigme du courage est lhoplite qui tient sa place dansla phalange lors du choc. Le courage est donc un acte individuel.Pour resituer le dbat, il faut rappeler que les Athniens taient deshommes libres, persuads depuis les guerres Mdiques que ctaitcet tat qui leur apportait une supriorit sur les autres peuples.

    lpoque de Platon, le courage nest donc plus une valeur propre quelques-uns, il nest plus inn. Socrate fait dailleurs remarquerque le marin ou le mdecin peuvent eux aussi tre courageux endehors de toute situation de combat.

    Lautre consquence de labandon de la naturalisation ducourage est quil nexiste pas de courage a priori. Cest un acte enlien avec un danger, qui sinscrit face un risque vital. Ce lienentre danger potentiellement mortel et comportement courageux

    1. Trente chevaliers anglais et bretons se sont affronts lors de la guerre de Cent Ans dans un champ clos poursavoir quel parti serait vainqueur.

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    exaltaient aussi le courage civique tel que celui de Cincinnatus. Ontrouve beaucoup plus de citoyens exemplaires Rome que de guerriers

    hroques.Dans la culture occidentale, et particulirement franaise, le couragele plus valoris est sans aucun doute celui du rsistant. On songe de Gaulle, Frenay et tant dautres. Nous voquions Rosa Parks enintroduction. Les ressorts de ce courage sont complexes. On trouvechez Platon et Aristote ainsi que chez les philosophes des Lumiresles prmices dune explication. Le courage, ce nest pas seulement setenir droit face au danger. Cest aussi une prise de conscience et unacte face linjustice, labsurde. Camus est le penseur le plus lucidede ce courage. Contre ses antcdents idologiques, contre ses prochesamis, il dfend par exemple une autre vision de lAlgrie. Ce couragenest pas sans risque. Celui-ci est mme consubstantiel toute formede courage. Lhomme courageux, dans ce cas, ne craint pas immdia-tement pour sa vie, mais il risque dtre emprisonn, de subir des

    vexations, de la violence, davoir honte. Il met en jeu son intgritsociale autant que physique.

    Cest cette forme de courage qui est aujourdhui la plus valori-se. Elle est laboutissement dun processus qui a commenc avecles popes et qui sest de plus en plus resserr sur lindividu pour

    finir par aboutir une valeur thique o la dimension physique ducourage est peu peu vacue. Et si ce courage thique est large-ment reprsent dans le monde civil, il nest pas tranger non plusau monde militaire. Le premier exemple est videmment celui dugnral de Gaulle. Nous pourrions multiplier les illustrations de cetype de bravoure. Les tmoignages, qui proviennent pour la plupartdes Franais libres, dcrivent dabord un sentiment de rvolte suffi-samment puissant pour faire basculer la vision du monde (Weltschauung,pour reprendre le terme technique de phnomnologie). Ce qui taittenu pour acquis ne lest plus. La dcision dagir apparat alors claire-ment. Le courage opre comme un rvlateur dune autre vision dumonde. En changeant de posture, lindividu modifie son projet-au-monde de faon irrmdiable.

    A Les trois oxymores du courage

    Le courage est multiple. Et sa gnalogie se dploie depuis laube delhistoire. Il a connu des mtamorphoses, des variations. Ltymologie

    nous garerait et pourrait nous faire croire quil sagit dune passion.Or le panorama que nous en avons dress laisse plutt penser quilest le fruit dun processus complexe qui a beaucoup plus voir avec

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    Tien An Men Pkin, fit stopper une colonne de chars. On nestplus courageux pour soi. Lacte sadresse autrui, il est dirig vers les

    tmoins jusqualors passifs.Le scandale se mtamorphose en vertu. Il oblige reconsidrer cequi tait tenu comme vident soit par conformisme soit par soumis-sion. Il est illusoire de croire quun seul acte de courage puisse avoirle pouvoir de faire basculer un monde. Il ne faut pas mpriser nonplus laction dun petit nombre. Toutes proportions gardes quant auxmotivations des terroristes du 11-Septembre, il a suffi dune dizainede personnes pour altrer durablement les relations entre les tats et

    jusqu ltat desprit de certaines nations.Le courage est une vertu, un idal. Nous souhaitons tous tre coura-

    geux si loccasion devait se prsenter. La socit promeut ce modle.Les rcits portant sur la lchet sont rares ou bien le personnage lchetrouve une nouvelle rdemption par un comportement courageuxet meurt le plus souvent. Les films de guerre amricains des annes1950regorgent de tels exemples. La plus vieille histoire de lhuma-nit, celle de Gilgamesh, raconte lhistoire dun homme qui affrontela mort elle-mme. Depuis toujours et dans le monde entier, les rcits

    valorisent le courage, en font la valeur suprme. Loxymore se consti-tue donc dans le conflit quil peut y avoir entre cette valeur, souhaite

    et valorise par le corps social, et le scandale que le courage peutprovoquer en mettant en crise dautres valeurs et jusqu la socitmme.

    A Une absurdit raisonnableLe courage est foncirement absurde. Nous sommes tellement

    conditionns le concevoir comme une valeur que nous ne voyons pasquil nuit tous nos intrts. Dun point de vue strictement individuel,tout nous pousse ne pas affronter le danger et mme sen protger.On apprend dailleurs aux sauveteurs dabord se protger avant deporter secours. Car un comportement courageux peut conduire lamort. Lindividu courageux prvoit cette possibilit. Cest un raison-nement utilitariste conduit ab absurdo. Dans le Japon du XVesicle, leprince de Mito pointait dj cette absurdit. Selon lui, le plus humbledes paysans tait apte mourir pour une cause, mais il tait plus diffi-cile de faire que ce sacrifice soit utile. Il est mme des situations oil vaut mieux rester en vie. Cest ce quillustre lhistoire clbre desquarante-sept rnins que lon peut lire aussi comme une histoire decourage thique. Ces samouras dchus prfrrent en effet la honte

    afin de pouvoir venger leur matre. Le courage va donc lencontredu comportement instinctif face une menace. Il fait appel des processus cognitifs labors. Il est foncirement raisonnable, au

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    COURAGE !

    contraire de la tmrit qui, elle, est un dni du danger. Il ne peut yavoir de courage sans raison et sans danger.

    Annuler la peur ne rend pas les hommes plus courageux, elle lesrend tmraires. Lhomme courageux connat la peur mais est capablede la dpasser. Spculons un peu. Nous voquions le problme posen thologie par le courage. On peut imaginer quil a assur unavantage volutif majeur. Les hommes, ou les hominids, ont pu ainsiaffronter des dangers que les autres mammifres nauraient pu affron-ter. Le troisime oxymore du courage se formule ainsi : le courage estabsurde mais il est aussi raisonnable. Il ny a de courage quen pleineconscience du danger et de la peur. C

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    N 1 : vignette publicitaireArme franaise.Porte-drapeau,

    vers 1900 (Coll. . Deroo).

    N 2 : carte postale date de 1904(Coll. . Deroo).

    N 3 : Bless ! Je meurs pour elle, carte postale G. B.

    date de 1904 (Coll. . Deroo).

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    66 COURAGE !

    N 10 : Pierre Ferrari, extraitde lalbum Guerre morte,

    de J.-P. Dannaud, Indochine, 1954(ECPAD).

    N 11 : Marc Flament, extraitde lalbum Piste sans fin,

    du colonel Bigeard, Algrie, 1957(ECPAD).

    N 12 : caporal-chef Jacquey,vacuation dun parachutiste du 8eRPIMAbless labdomen,Afghanistan, 2008, couverture de lAncre dOr-Bazeilles, mai-juin 2012 (DR).

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    72 COURAGE !

    A Le courage des doux

    Le mrite militaire nest plus la mode , crivait dj Stendhalen 18308. Le courage est toujours lune des principales vertusloues par nos socits modernes, mais les rfrences auxquelles iltait jadis li ont chang ; elles ne sont plus ni guerrires ni viriles.La violence est honnie et la socit cherche faire perdre la vertudes hros ce rapport la violence, mme ncessaire, que limagi-naire collectif a construit.

    Le terme de vertu lui-mme est pourtant dorigine guerrire :virtusen latin dsigne la force virile, et son quivalent grec signifie lexcellence au combat. De mme, les postures thiques du soldat exaltent le courage tel quil est aujourdhui admis etfont appel un imaginaire ancr dans les mythes guerriers. Sedpasser est la posture sincarnant dans le mythe du combatsingulier [qui] comprend une exaltation du courage comme ardeur,tmrit : cest le courage exactement de sexposer. [] Laguerre, rve travers limaginaire du combat hroque, constituela matrice dune morale de lexcellence et du dpassement de soi . Tenir bon est la posture correspondant au combat hoplitique9,celui de la phalange, exigeant cohsion et solidarit, permet

    une redfinition importante du courage par les philosophes grecscomme capacit endurer. [] Ce courage comme fermet sertencore de mtaphore pour dfinir lthique de la matrise de soi[] [et] de matrice une morale de la fermet dme et de la solli-citude. Se sacrifier enfin est la posture pour laquelle la guerre porteen elle, encore, lidal du sacrifice [], car cest en dpassant sapeur immdiate de mourir, en mprisant son instinct de survie,que lhomme saffirme comme un tre moral10.

    Do vient cet aveuglement, ce refus des rfrences guerriresdu courage aujourdhui ? Au travers des films et autres jeux vido,la violence inonde notre socit qui pourtant refuse la guerre.Notre poque valorise le statut de victime, loffrant notammentaux soldats tombs au combat, et marginalise la geste hroque,oubliant quelle est celle de ces hommes morts la guerre. Pourtant,dans le catch, celui qui tombe est jet en pture la foule ; danscette nouvelle forme de combat mythique11, il ny a pas de victimi-sation. Simples dcalages entre mythe et ralit ou cette ralit de

    8. Cit par Henri Bentgeat