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    Fait religieux etmtier des armesActes de la journe dtudedu 15 octobre 2008cole des hautes tudes en sciences sociales Paris

    Inflexionscivils et militaires : pouvoir dire

    Questions de

    dfense

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    I N F L E X I O N Sc iv i l s e t mi l i t a i res : pouvo i r d i re

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    Fait religieux etmtiers des armesActes de la journe dtudedu 15 octobre 2008

    cole des hautes tudes en sciences sociales Paris

    Questions de

    dfense

    INFLEXIONSc i v i l s e t m i l i t a i res : pouvo i r d i re

    janvier mars 2009 | n 10

    INFLEXIONSc i v i l s e t m i l i t a i res : pouvo i r d i re

    Fait religieux etmtier des armesActes de la journe dtudedu 15 octobre 2008cole des hautes tudes en sciences sociales Paris

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    INFLEX IONS

    civils et militaires : pouvoir dire

    Prochain numro :

    Les cultures militaires

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    NUMRO 10

    FAIT RELIGIEUX

    ET MTIER DES ARMESACTES DE LA JOURNE DTUDE DU 15 OCTOBRE 2008cole des hautes tudes en sciences sociales Paris

    NOTE 07EMMANUELLE THOUMIEUX-RIOUX

    ACTES

    INTRODUCTIONLINE SOURBIER-PINTER 11

    DIEU, LE ROI ET LA GUERREDOMINIQUE ALIBERT 13

    SOLDAT ET HOMME DGLISE :CONVERGENCES ET DIVERGENCES

    CLINE BRYON-PORTET 21COMMENT PARLER DU SACRDANS LEXPRIENCE MILITAIRE DU SACRIFICE ?

    MONIQUE CASTILLO 27HOW TO TALK ABOUT THE SACREDIN THE MILITARY EXPERIENCE OF SACRIFICE?

    MONIQUE CASTILLO 35

    DIALOGUE AVEC LE PUBLIC 43ENTRE CONVICTIONS ET INDIFFRENCE :QUELLE PLACE POUR LA LACITET LA RELIGION DANS NOS ARMES ?

    ELRICK IRASTORZA 61BETWEEN CONVICTIONS AND INDIFFERENCE

    WHAT PLACE FOR SECULARISM

    AND RELIGION IN OUR ARMIES?ELRICK IRASTORZA 67

    EXPRIENCE MILITAIRE ET EXPRIENCERELIGIEUSE : UN POINT DE VUEDE SOCIOLOGUE DU RELIGIEUX

    DANILE HERVIEU-LGER 73LAUMNERIE MILITAIRE

    XAVIER DE WOILLEMONT 83

    DIALOGUE AVEC LE PUBLIC 91CREDO DU SOLDAT AMRICAIN :ICONOGRAPHIE COMMENTE

    JOHN CHRISTOPHER BARRY 99

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    VIVRE SA FOI AU SEIN DES ARMESJEAN-REN BACHELET, FRANOIS CHAUVANCY,PHILIPPE ROOS ET SAHBI SALAH 115

    DIALOGUE AVEC LE PUBLIC127

    CONCLUSIONJEAN-REN BACHELET 133

    POUR NOURRIR LE DBATLE DROIT ISLAMIQUE DE LA GUERRE

    DAVID CUMIN 143

    RETOUR SUR UNE CONTRIBUTIONDU NUMRO 9 DINFLEXIONS

    HAM KORSIA 157

    COMPTES RENDUS DE LECTURE 161

    BRVES 171

    BIOGRAPHIES 173

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    EMMANUELLE THOUMIEUX-RIOUXRdactrice en chef

    NOTE

    Ce dixime numro dInflexions. Civils et militaires : pouvoir direprsente les actes de la journe dtude qui sest tenue le15 octobre 2008 lcole des hautes tudes en sciences socia-les (EHESS).

    Cette journe, organise et introduite par le gnral decorps darme (2S) Jrme Millet et Madame Line Sourbier-Pinter, alors directeur de la publication et rdactrice en chefde la revue, tait anime par Monsieur Damien Le Guay,philosophe, essayiste et journaliste, auteur, notamment, dunremarquable ouvrage intitul Quavons-nous perdu en perdant lamort ?(Le Cerf, 2003).

    Nous publions dans ce numro lintgralit des expossprsents par nos invits ainsi que la majeure partie des dbatsquils ont suscits. La prsentation habituelle de la revue se

    trouve donc quelque peu modifie.Je tiens remercier ici lensemble des intervenants de cettejourne pour la qualit de leurs contributions, MonsieurDamien Le Guay pour la finesse avec laquelle il a dirig lesdbats, et Madame Danile Hervieu-Lger, directrice delEHESS, pour son accueil chaleureux.

    Le comit de rdaction, le gnral de division PhilippeMargueron, nouveau directeur de la publication, et moi-mme vous souhaitons une bonne lecture. C

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    ACTES

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    LINE SOURBIER-PINTERRdactrice en chef

    INTRODUCTION

    La sparation entre sphre prive et sphre publique est lundes principes de fonctionnement de notre socit. Elle induitlindpendance lgard des institutions religieuses et de sesrgles, ce que nous appelons la lacit.

    Pourtant, dans les internats, les armes, les prisons, existentdes aumneries reconnues officiellement par ltat. Au seindes armes, elles sont gres administrativement par le servicede sant du ministre de la Dfense. Cette prsence religieusequi, dans les institutions de la Rpublique, fait exception, aune histoire mais aussi des raisons dtre. Ce sont ces derniresqui ont incit le comit de rdaction de la revue Inflexions. Civilset militaires : pouvoir dire travailler sur ce sujet et plus prcismentsur la relation entre le sacr, le fait religieux et le mtier desarmes. Le numro de la revue publi en juillet dernier et inti-tul Les dieux et les armes fait tat de cette rflexion que

    nous avons souhait prolonger par cette journe dtude.Nombre dauteurs, de philosophes ont crit sur le rapportentre le sacr et la violence. Cest un vaste sujet. Mais je nesuis quune observatrice de ce milieu dhommes et de femmesen armes, aussi vais-je limiter mon propos au commentairesuivant.

    Ce mtier, vous le savez, nest pas ordinaire. Et ce qui,surtout, nest pas ordinaire et reste singulier, cest dappren-dre utiliser une arme contre un tre humain, son semblable,apprendre apprivoiser sa propre mort et celle de lautre. Decette arme, certains soldats pourront faire usage en tir directou, le plus souvent, partir dengins au sol, venant du ciel oude la mer, lorsquils participeront directement une actionmilitaire. Pour les autres, il sagira de faciliter, de prparerlusage de ces mmes armes par la logistique, le soutien admi-nistratif ou que sais-je encore Mais tous, sur le terrain oudans les tours de contrle, seront forms pour tre respon-sables, selon les rgles dengagement, la loi et les principesthiques qui nous gouvernent, dun choix quils auront peut-

    tre faire un jour : celui de laisser la vie ou de donner la

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    mort. Dans une situation exceptionnelle dcide par le pouvoirpolitique, le soldat va peut-tre devoir faire ce qui reste pour

    tous, y compris pour lui-mme, un interdit majeur.Je ne pense pas quil soit possible dviter de prendreconscience de cette ralit lorsquon est militaire. Ralit laquelle, aux horreurs de la guerre, sajoute le risque pour sapropre vie et pour celle de ceux qui vous entourent.

    Pour faire ce mtier, le soldat na-t-il pas plus besoin quunautre davoir la foi ? La foi en une ide, en une philosophie, enune croyance qui laide situer son action dans un projet qui ledpasse et qui donne sens son exprience personnelle ? Bien sr,lhistoire a montr aussi que de grandes ambitions criminelles ontt portes par une foi aveugle. Mais faut-il cause de ces dsas-tres refuser quun soldat puisse trouver, titre personnel, dans lafoi rpublicaine ou religieuse, un sens son action ?

    La culture militaire, ses crmonies, ses rites, son entre-soi , pour le meilleur et pour le pire, vont aider ces jeunesgens, gs pour la plupart de vingt trente-cinq ans, conna-tre et reconnatre les pierres-repres de leur engagement,et faire cohabiter le dsir de faire le Bien, qui les anime pourla plupart, et la dure ralit de la guerre. Mais chacun sait que

    ce nest pas suffisant. Et la guerre daujourdhui, protiforme,qui ne correspond ni limage binaire du Bien et du Mal, ni la fable du soldat de la paix, nest pas plus facile que celledhier pour ceux qui la font ; la peur et le dchirement nelont pas dserte. Or ce mtier sera peut-tre moins diffi-cile vivre, en toute conscience, sil sinscrit dans un mondede reprsentations partages, celui dune communaut de foi,que cette dernire soit philosophique ou religieuse.

    De nombreuses questions et recherches peuvent tre poseset menes sur cette vidente relation entre le sacr, la foi etle mtier des armes. Mais je ne retiendrai que deux inter-rogations : de quelle manire, selon quels critres, quelleslimites, la nation peut-elle laisser la disposition des mili-taires, auxquels elle a dlgu lusage de la force, les outils spirituels, philosophiques, religieux pour exercer un mtierqui est loin dtre ordinaire ? Comment, pour assurer lacoexistence sereine de communauts de foi, qui semblentsouvent utiles dans ce mtier, linstitution peut-elle aider lesindividus souvrir sur les autres croyances que les leurs, tout

    en restant ancrs dans leurs propres terreaux ? C

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    DOMINIQUE ALIBERT

    DIEU, LE ROI ET LA GUERRE

    Et aussi tait dans lost du roi frre Gurin, l[vque] lu de Senlis (frreGurin nous lappelons parce quil tait frre profs de lHpital et enportait toujours lhabit), sage homme, de profond conseil et merveilleux deprvoyance pour les choses venir. [] En cette bataille tait frre Gurin,l[vque] lu de Senlis, tout arm non pas pour combattre, mais pouradmonester et pour exhorter les barons et les autres chevaliers lhonneurde Dieu, du roi et du royaume. Gurin l[vque] lu survint. Aussitt quele comte laperut, il lui rendit son pe et se rendit lui, et le pria quil lui

    ft donner la vie seulement.

    Le texte est connu, lpisode plus encore. Le dimanche deBouvines, pierre de fondation de notre identit nationale.Une bataille. Un vque. Un vque dont on prend la peinede nous prciser quil ne combat pas mais qui reoit tout demme la reddition du comte de Flandres.

    Limage de la tapisserie de Bayeux est tout aussi connue.Heureusement que la brodeuse a eu la bonne ide dindiquer

    le nom du personnage, sinon il nous aurait t impossi-ble de lidentifier, de savoir quil tait un clerc ! Seule sonarme diffre de celles des autres combattants. Linscriptionnous donne son nom, Eudes, et son titre, vque. Nous lesavons vque de Bayeux et demi-frre du duc de Normandie,Guillaume, dont ladite tapisserie narre les exploits. Il estdailleurs fort possible quil ait t le commanditaire decelle-ci. Vous mobjecterez quil ne porte pas une pe car,en tant quhomme dglise, il ne doit pas faire couler lesang. Daccord. Mais, sans tre expert de la chose, je pensequun coup de masse, car cest en effet une masse quil tient,assn du haut dun cheval au galop doit pouvoir vous tuer sonhomme aussi aisment quun coup dpe.

    Deux hommes dglise au milieu des combattants. Certesils ne combattent pas, mais leur participation aux oprationsmilitaires est bien relle. Et dans un cas comme dans lautre,cela ne semble pas particulirement perturber les contempo-rains. Il y aurait pourtant eu de quoi.

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    A Linterdit

    Versant le sang, ils transgressent un interdit biblique et, plusencore, un tabou anthropologique et une interdiction cano-nique. Excusez du peu. Linterdit biblique est connu. Quantau tabou anthropologique, Georges Dumzil en a bross untableau complet et fascinant, facile daccs, dans Heur et malheurdu guerrier. En revanche, je voudrais tre plus prcis sur les ques-tions canoniques, qui vous sont, je pense, moins familires.Au temps des premiers successeurs de Clovis, les conciles

    mrovingiens, mais aussi les textes narratifs, prohibent lerecours aux armes pour les clercs. Ainsi peut-on lire dans lesGestesdes abbs de Fontenelle (ancien nom du monastre deSaint-Wandrille, dans la rgion de Rouen), propos duncertain Guy auquel choit cette importante charge en 738,quil est un clerc sculier qui use volontiers du glaive toujours vtu du vtement militaire au lieu de la chape .La mme dfense vaut pour les sculiers, comme le rappellele canon 5 du premier concile de Mcon qui sest tenu en581-583 : Quaucun clerc ne se permette de revtir le sayonou des vtements ou chaussures sculiers, mais seulement ceux

    qui conviennent des gens dglise. Si aprs cette dcision,un clerc est trouv avec un vtement inconvenant ou avec desarmes, quil soit puni par ses suprieurs dune dtention detrente jours, avec comme nourriture de leau et un peu de painchaque jour.

    Linterdiction est ritre plusieurs reprises, preuve quellenavait pas t suivie deffet. Il sagit en tout cas dune volontferme de la hirarchie ecclsiastique puisque, ds les premiersconciles rformateurs conduits par le princepsCarloman, frrede Ppin le Bref, dans les annes 740, les mmes recomman-dations sont dictes. Il faut dire que les clercs avaient unepropension user des armes pour rgler leurs diffrends etque les vques mrovingiens nont rien envier aux prlatsdes dbuts de la Renaissance qui apuraient leurs comptes coup darmes et de condottiere. Cette habitude se transmet travers les sicles, puisquau Xesicle encore les vques deReims disposent dune troupe arme qui leur permet, len-contre de tous les interdits, de faire rgner leur ordre au seinde la province ecclsiastique dont ils ont la charge : lquivalent

    de notre rgion Champagne-Ardenne, ce qui nest pas rien.

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    15DIEU, LE ROI ET LA GUERRE

    Alors notre image traditionnelle de lhomme dglise/homme de paix ne serait-elle quun faux-semblant ? Cela

    pourrait tre le cas, car les exemples que jai rappels lins-tant, et dautres venir encore, montrent clairement laparticipation des hommes dglise aux combats. Ce qui peutaisment sexpliquer, dans le cas des vques, par leur recrute-ment social : ils sont fils, frres, oncles des hommes de guerre,issus comme eux de laristocratie qui est alors essentiellementmilitaire, puisque la noblesse, en Occident, est une noblessede service et que le service, depuis lEmpire romain, nestautre que le service militaire. En outre, lglise se rjouit dela victoire du roi ds lors que celle-ci se produit aux dpensdes paens, car cela ouvre de nouvelles terres la conversion,prlude au retour final du Christ qui est, ne loublions pas,lhorizon des socits mdivales.

    Mais lglise a aussi beaucoup fait pour lutter contre laviolence et la guerre endmique dans les socits mdivales.

    A La Paix de Dieu

    Tant que la guerre nest que royale, tout va bien. Enfintout va bien lintrieur du royaume dans lequel un ordrerelatif rgne. Car le roi doit faire rgner la paix. Lglisele lui demande puis, partir de la fin du IXesicle, le luiimpose dans le serment quelle exige de lui lors de son sacre.

    Je fais ici une incise pour rappeler que le sacre est gale-ment l pour appeler la victoire du souverain : Dieu doitconfirmer llection, le choix quil a fait de son roi, parla victoire. Cest ce qui explique qu partir du XIIIesicle

    viendra sajouter la remise des armes au rituel du sacre.Cest l un aller-retour avec le rituel de ladoubementchevaleresque dont je vous parlerai dans un instant. Cestaussi le rappel de la tradition biblique : les victoires ou lesdfaites de Sal sont lies son lection puis son abandonpar Dieu. Toujours dans le mme domaine, si une abon-dante historiographie a fait de la conversion de Clovis, elleaussi lie la victoire, un reste de paganisme germanique

    le bon dieu donne la victoire , elle sinscrit parfaitement

    dans la tradition biblique que je viens de rappeler.

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    En contrepartie de cet appui spirituel de lglise qui priepour le succs des armes royales, il est demand au monarque

    dassurer une paix intrieure qui doit garantir les biens deceux qui sont sans armes, les pauvres mais aussi les hommesdglise. Or, entre 890 et 1120, voire plus tard pour certai-nes zones, le roi est impuissant assurer lordre et les grandsprinces territoriaux, ceux que lon appelait autrefois les grandsfodaux, ne sont pas presss de le remplacer, dans un premiertemps du moins. Avant que ne simpose lordre seigneurial,il est donc indispensable pour lglise de remettre de lordredans la socit et de canaliser la principale source de violence :les chevaliers. Car il ne faut pas imaginer le chevalier de lAnMil comme un soldat disciplin, respectueux des hirarchiessociales et religieuses, mais plutt comme un soudard soucieuxde son intrt et qui tente daccrotre, par tous les moyens,

    y compris aux dpens de lglise, sa fortune. En clair, unpersonnage violent, pillard, sr de son droit, celui du plusfort. Il ne faut pas croire quau tournant du millnaire leshommes dglise aient vu dun trs bon il ce nouveau groupesocial qui fait de la guerre cheval sa spcialit et qui, jusquune date avance du Moyen ge, sattaque dabord aux biens

    des clercs dont il est facile de semparer. Jen veux pour preuveun extrait du Livre des miraclesde sainte Foy de Conques, quinous rappelle que Raimon dAubin, un chevalier, avait texcommuni par les religieux du monastre [] pour les indi-gnes traitements quil leur avait fait subir . Celui-ci lancealors sa troupe contre un moine et les siens qui ont la mauvaisefortune de croiser sa route. La vengeance divine inter-vient : Son cheval se renverse subitement, les sabots en lair,la tte dans la poussire. Le cavalier, prcipit en avant, estprojet au loin avec une telle violence quil prit le cou torduet le crne fracass et mis en pice. Laffaire avait t jugesuffisamment importante pour tre rappele sur le tympansculpt quelques dcennies plus tard pour lglise abbatiale.

    La vengeance divine est videmment dune efficacit redou-table. Mais on peut aussi la doubler de celle des saints, dontla puissance est contenue dans les reliques, et la prparer parlexcommunication. Cest ce que permet la Paix de Dieu. Cemouvement prend naissance au Puy-en-Velay. Aujourdhui,la prfecture de la Haute-Loire fait figure de bourgade reti-

    re du monde. Mais les voies de circulation du Xe

    sicle ne

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    sont plus les ntres. Et tre vque du Puy nest pas alors unepunition. Au point que celui-ci est issu de laristocratie la plus

    puissante : Guy, lorigine du concile de paix, est le proprefrre du comte dAnjou, Geoffroy Grisegonelle, lun des plusremuants des princes territoriaux. Il est donc bien plac, cause des exploits des chevaliers de son frre mais aussi de sonpoids au sein de la socit du temps, pour tenter dinverserles choses. Constatant limpuissance des pouvoirs publics, ildcide de runir une premire assemble au Puy en 987, quisera suivie dune autre en 989 Charroux, en Poitou.

    Il faut imaginer ces conciles comme de grands rassemble-ments o convergent clercs et lacs, chevaliers et moines. Lesbannires sont dployes, les reliquaires brillent du feu deleurs pierres prcieuses et de leurs ors. Le peuple sy presse,avide des miracles que les reliques ne manqueront pas de rali-ser. Les chevaliers, revtus de leurs armes et de leurs atours,dans cette socit du paratre, viennent prter serment : Jenassaillirai pas le clerc et le moine ne portant pas les armessculires, ni ceux qui marcheront avec eux sans armes, ni neprendrai leurs biens sauf leur flagrant dlit. Je narrterai lepaysan et la paysanne, je ne prendrai aucun homme un mulet,

    une mule, un cheval, une jument, une autre bte qui serait aupturage. [] Je ne couperai, ni ne frapperai, ni arracherai lesvignes dautrui. [] Je ne dtruirai pas le moulin, ni prendraile bl qui sy trouve, sauf en cas de guerre et quand cela serasur ma terre. Si jai insist sur la prsence des reliques, cestque cest sur ces dernires que sont prts les serments commecelui que je viens de mentionner. Et les saints ont des colresaussi redoutables que celles de Dieu qui, de toute faon, estpartie prenante dans lopration contre les briseurs de paix.

    cette Paix de Dieu sajoute la Trve de Dieu. Cette dernire,qui apparat dans le premier tiers du XIesicle, vise interdireles combats durant les grandes ftes liturgiques lAvent, leCarme, avant Pques et la Pentecte , mais aussi du jeudiau lundi. Or, et jy reviendrai, le 27 juillet 1214 tombait undimanche

    Ce mouvement de la Paix de Dieu est rapprocher, mesemble-t-il, dun autre plus connu, puisque son nom estpass dans le langage courant et est employ tort et travers,souvent avec des arrire-penses trs nettes comme rcemment

    propos de la guerre dIrak. Il sagit de la croisade. Mais avant

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    daborder ce point, jaimerais insister sur une question tech-nique qui nest pas dpourvue dimportance. Cette question,

    cest celle de ladoubement, qui consiste remettre ses armesau nouveau chevalier. Cette crmonie dentre en chevaleriedans laquelle les hommes dglise prennent une place crois-sante, est la reprise de celle de remise des armes au jeune roi.Car il me semble ncessaire de souligner un fait essentiel delhistoire de la chevalerie en Occident : son dveloppement estli lvolution du pouvoir royal. En clair, elle apparat aveclclatement de lEmpire carolingien et lincapacit des souve-rains faire rgner lordre dans leur royaume. Les clercs vontpeu peu simposer puisque dsormais il ne sera plus ques-tion dtre fait chevalier sans passer par la mdiation cultuelle.Cette dernire permet lglise de construire un discours surla guerre juste. Cette guerre juste est bien videmment cellequi consiste combattre les ennemis de lglise, au premierrang desquels prennent dsormais place ceux que la littra-ture mdivale qualifie au choix dInfidles ou de Sarrasins.Mais les enjeux des croisades sont dune autre nature, moinsvidents percevoir au premier abord.

    A Croisade et guerre juste

    Habituellement, on prsente les croisades comme la volontde lglise denvoyer outre-mer ces fauteurs de troubles perma-nents et professionnels que sont les chevaliers, afin quils puissentdtruire, piller, violer loisir. Certes. Mais on peut aussi direquil sagit l de leur permettre de gagner leur Salut sans quitterleur tat. Car lun des discours habituels des clercs, consistait rappeler aux chevaliers que lexercice de leur mtier les condam-nait la damnation, et que la seule solution pour eux tait de fairedimportantes donations aux monastres, o lon se chargeraitde prier pour le salut de leur me, voire, et ctait mieux encore,dabandonner le mtier des armes pour revtir lhabit monasti-que afin de faire pnitence. La croisade leur offrait le moyen degagner leur Salut sans renoncer leur tat puisquils pouvaientmourir, et ils furent nombreux connatre ce sort, en combattantpour le Christ.

    Mais il me semble que ces constatations, qui restent tout fait

    recevables, ne rendent pas compltement compte des enjeux

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    de ce mouvement. Pour les apprhender, il faut reprendre ledossier avec les yeux des hommes du Moyen ge et non avec

    les ntres. Jai incidemment dit que les chevaliers reprenaientcertains attributs qui taient ceux des rois. Que lors de ladou-bement, en mme temps quon leur remettait leurs armes, onleur confiait un certain nombre de missions qui pouvaientavoir t celles de la royaut comme, par exemple, celle quiconsiste faire rgner la paix.

    Or, depuis le VIIIesicle et linstitution du sacre royal, leroi a une mission trs prcise : uvrer pour le retour finalet triomphal du Christ. Au XIesicle, la papaut dcide defaire de la libration du tombeau du Christ Jrusalem lunedes tapes ncessaires ce retour ; une tche quelle confiecollectivement la chevalerie. Cest ce qui explique le contexteeschatologique et lenthousiasme qui a travers tout lOcci-dent lors de la prdication de la premire croisade, la fin duXI

    esicle. Sans cet arrire-plan idologique, il me semble quelon ne peut comprendre ce phnomne.

    La fusion entre le monde ecclsiastique et le monde cheva-leresque ira encore plus loin au dbut du sicle suivant avecla naissance dun ordre militaire qui aura pour but la sauve-

    garde du tombeau du Christ ; les nouveaux chevaliers (saintBernard) ou pauvres chevaliers du Christ qui tenteront derconcilier ce qui nos yeux peut apparatre irrconciliable :la chevalerie et le monachisme. Le fourvoiement de ces moinessoldats dans les affaires financires provoquera leur perte : jepense que vous avez reconnu l les templiers.

    A Conclusion

    Je voudrais maintenant revenir mon point de dpart : labataille de Bouvines. Car le texte que je vous lisais au dbut demon intervention la rsume presque compltement. Nous yvoyons un vque qui ne combat pas. Il respecte donc le taboudu sang qui est celui de son tat. Mais il admoneste les cheva-liers lhonneur. Il ne leur interdit donc pas de combattre.Bien au contraire. Il rappelle quils font usage de leurs armespour lhonneur de Dieu, du roi et du royaume. Cest doncque la guerre peut tre juste. Quant notre vque, Gurin, le

    texte prcise quil est frre profs de lhpital, cest--dire un

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    20 ACTES

    moine soldat, dun ordre autre que les templiers mais gale-ment n en Palestine, auprs du tombeau du Christ. Prenons

    maintenant un peu de distance et regardons lvnement. Le27 juillet 1214 tombe un dimanche. Or le dimanche, depuislapparition, presque deux sicles plus tt, de la Trve de Dieu,il est interdit de se battre. Cest pour cette raison que le chro-niqueur souligne bien que ce ne sont pas les Franais maisleurs ennemis qui engagent le combat. Ce ne sont donc pasles chevaliers du roi de France qui rompent la Trve de Dieu,mais leurs adversaires. Enfin, puisque le combat de Bouvinesest un juste combat, celui du Bien contre le Mal, il est aussienceinte judiciaire dans laquelle Dieu rend son jugement.Au fond, et ce sera l ma conclusion, ce nest peut-tre pas

    un hasard si lhistoriographie franaise, quel que soit son bord,aussi bien laque que catholique, a fait de Bouvines la pierrede fondation de lhistoire nationale. Car les historiens ontbien senti que se jouait l le statut de la guerre dans la socitmdivale et que sy dnouaient des tensions plurisculaires.Dsormais, les guerriers taient parmi les premiers ordres duroyaume et avaient trouv leur place au service de Dieu, duroi et du royaume. La nation devait natre de ce dnouement.

    Nous en sommes les hritiers aujourdhui encore. C

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    CLINE BRYON-PORTET

    SOLDAT ET HOMME DGLISE :CONVERGENCES ET DIVERGENCES

    Il ny a pas dhommes qui sentendent mieux que les soldats et les prtres. Napolon Bonaparte

    Il est vrai que le soldat et lhomme dglise prsentent denombreuses similitudes, que je vais mefforcer de mettre enlumire au cours de cet expos.

    Pourtant, cette parent entre arme et glise ne revt gureun caractre dvidence. Au premier abord, un tel rappro-chement peut surprendre. ce propos, je me permettrai de

    vous raconter une brve anecdote. Lorsque jeffectuais maformation dofficier lcole de lair de Salon-de-Provence,en 2001, je me souviens davoir discut avec un camarade depromotion, recrut sur titre comme moi, qui se destinait entrer dans les ordres et qui avait subitement chang de voie.Devant mon tonnement, il mexpliqua quil tait tomb

    amoureux dune jeune femme quil souhaitait pouser. Et ilprcisa que lengagement militaire reprsentait pour lui lavoie la plus proche de lengagement religieux, tout en tantcompatible avec ses projets matrimoniaux. Cette dclarationme troubla profondment et, ds lors, je neus de cesse deminterroger sur les lments de convergence existant entre lesoldat et lhomme dglise.Au fil de mes lectures et de mes rflexions, je ralisais que

    les points communs taient nombreux, mais qutaient toutaussi nombreux les lments de divergence. Le militaireet lhomme dglise entretiennent, en fait, des rapportsextrmement ambigus, que les psychanalystes dcriraient

    volontiers sous la forme dune dialectique ros / Thanatos,amour / haine, attraction / rpulsion. Cest toute lam-bigut de ces rapports que je vous propose dvoquer prsent.

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    23SOLDAT ET HOMME DGLISE : CONVERGENCES ET DIVERGENCES

    uniforme), lexistence de codes et de rglements particuliersen tmoignent. Ensuite, par une forte cohsion travers ce

    que lon nomme les liens fraternels ou encore l espritde corps on retrouve les appellations frres darmes , mon frre , ma sur , dans les deux institutions.

    Paralllement ces rapports fraternels, horizontaux, existeune structure trs hirarchise, une forte verticalit due lomniprsence et la sur-reprsentation des figures auto-ritaires, qui sont aussi des figures paternelles (certainspsychanalystes, dans la mouvance freudienne, ont mis lac-cent sur lassimilation des images divine et paternelle : Dieule Pre et le chef auquel on voue parfois un culte). Ce poids delautorit sexprime par une tentative deffacement de lespritcritique, un respect inconditionnel du dogme (le rglementchez le militaire, les Saintes critures chez le religieux), cequi a parfois amen les militaires comme les hommes dglise tre accuss de fanatisme. Dans ses drives les plus extrmes,cette influence de lautorit, longuement analyse par StanleyMilgram dans un cadre civil dans Soumission lautorit, a pudonner naissance lInquisition ou favoriser la collaborationdune grande partie de larme au rgime de Vichy durant la

    Seconde Guerre mondiale.La pierre de touche de lautorit, dans larme comme ausein de lglise, cest bien videmment la discipline, condi-tion sine qua nondu respect de la hirarchie. Celle-ci devintprgnante dans les forces militaires partir de lordonnancedu 13 mai 1818 qui en fait la force principale des armes. Etil nest pas anodin de prciser qu lorigine le terme disci-pline dsignait un fouet destin lauto flagellation et utilispar certains pcheurs dsireux de racheter leurs fautes par unemortification de la chair.

    Troisime lment : lomniprsence et le rle fondamentalde la tradition, de la mmoire du pass, que lon retrouve dansle crmonial. La tradition donne du sens et de la lgitimit,car elle ancre les membres dune communaut dans des prati-ques anciennes et assure une continuit intergnrationnelle.Elle est galement fdratrice, car elle soude les diffrentsmembres du groupe autour de valeurs communes, qui puisentleur raison dtre dans les racines dune nation. Tel est le casdu mythe dAusterlitz et de Napolon Bonaparte lcole de

    Saint-Cyr-Cotquidan ( ce sujet, on pourra consulter avec

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    profit les ouvrages dAndr Thiblemont, Cultures et logiquesmilitaires, et de Line Sourbier-Pinter, Au-del des armes, le sens des

    traditions militaires). La tradition, enfin, est un facteur de moti-vation et de dpassement de soi. Le culte des hros permetau soldat de sidentifier, dimiter le courage exemplaire desanciens. De la mme manire, les martyrs et les saints repr-sentent, pour le croyant, des modles imiter.Au sein de la tradition, on notera la prpondrance du

    rituel et limportance des symboles (la croix, le drapeau). Lerituel est porteur de sens. Il a aussi pour but, selon MichelFoucault (Surveiller et punir. Naissance de la prison), un conditionne-ment psychologique, un dressage des corps et de la volont. Lebaptme, par exemple, tant dans larme quen lglise, traduitune renaissance symbolique, une transformation, le passagedun tat un autre (civil/militaire, orphelin/fils de Dieu).

    Pour conclure sur ces convergences, je citerai lexemple desmoines-soldats du Moyen ge et lensemble des ordres van-gliques ayant driv vers des ordres militaires, hospitaliers,teutoniques ou templiers, qui se battaient au nom du Christafin de dlivrer la sainte Jrusalem occupe par les infidles(lire Alain Demurger, Chevaliers du Christ. Les Ordres religieux-militai-

    res au Moyen ge) et qui ont ralis lassociation de deux fonctionsessentielles du modle tripartite indo-europen tel que ledfinit Georges Dumzil : oratores et bellatores.

    A lments de divergence

    Les divergences entre larme et lglise se rsument uneopposition entre le pouvoir temporel, celui du militaire, et lepouvoir spirituel, celui de lhomme dglise, opposition quitrouve son origine dans une conception diffrente, et scission-nelle, de lme et du corps. On peut recenser trois lmentsmajeurs de divergence.

    Premier lment : les murs. Au XIXesicle, nombre dhom-mes dglise condamnent la vie de dbauche qui est celle dusoldat (labb de Maugr, par exemple, rdige en 1779 unmanuel intitul Le Militaire chrtien). cette poque, le militaireest en effet peru comme un libertin qui cumule les conqutes,un picurien adepte du carpe diem, une attitude que la proxi-

    mit du danger et de la mort explique partiellement, alors

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    que lhomme dglise, au contraire, est rput mener une viedascte. Aux luxures et aux beuveries soppose donc une vie

    sereine marque dun vu de chastet.Deuxime lment : la foi. ce libertinage sexuel sajouteune grande impit. En effet, dans la priode post chevale-resque, on note un athisme grandissant chez les militaires.Certaines poques, tel le XIXesicle, connatront mme despics danticlricalisme et de dchristianisation, comme ledmontre louvrage dirig par Claude Croubois, Histoire de lof-ficier franais des origines nos jours.

    La Rvolution franaise, qui dcima une bonne partie dela noblesse militaire attache au pouvoir royal de droit divinet qui institua une arme nationale, participa probablementde ce schisme accusant le dveloppement dune aile sculiregrandissante et lobsolescence de devises telles que PourDieu, pour la patrie, pour le roi . Le mme phnomnese produisit au sein de lglise, la chute de lAncien Rgimeinstituant une distinction entre prtres rfractaires et prtresconstitutionnels. Laffaire des fiches du gnral Andr, minis-tre de la Guerre sous le gouvernement Combes, qui clata audbut du XXesicle, est un symbole de cette mouvance mili-

    taire acquise au rpublicanisme, et bien dcide radiquer lamoiti conservatrice, catholique et traditionaliste de larme.Troisime lment : le rapport la violence et la mort.

    Tandis que celle-ci reprsente une ralit familire pour lesoldat, elle apparat comme un tabou pour lhomme dglise,qui condamne le suicide et refuse lide mme que lme puissedfinitivement disparatre avec le corps. Quant la positionadopte par lglise lgard de la violence, elle a longtempst ambigu, entre le commandement biblique tu ne tueraspoint , les guerres de Religion et les bchers de lInquisi-tion. Globalement, depuis plusieurs sicles, lglise condamnela violence, alors qu loppos, tout militaire sait quil peuttre amen donner la mort, point qui constitue un divorceidologique.

    Mais laumnerie militaire, longuement tudie par XavierBoniface dans LAumnerie militaire franaise (1914-1962), semblerapprocher nouveau les deux institutions. Le pre HenriPninou, aumnier parachutiste qui uvra durant la guerredAlgrie et qui laissa de poignants tmoignages dans son

    ouvrage Rflexions sur les devoirs du soldat : notre vie chrtienne en Algrie

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    (1959), sest efforc de concilier les impratifs guerriers avec lesimpratifs chrtiens. Inversement, on note la prise en compte

    croissante, au sein des forces armes, du droit internationalhumanitaire, ainsi que le dveloppement des missions demaintien et de rtablissement de la paix depuis la dissolutiondu pacte de Varsovie et la dclaration de Petersberg (1992).

    En conclusion, il convient de mettre en exergue les va-et-vient historiques qui distancirent et rapprochrent tour tour le prtre et le soldat. En effet, derrire les lments deconvergence ou de divergence idologiques, se profilent desvolutions historiques qui firent osciller lglise et larmeentre des ples semblables ou diamtralement opposs.Ainsi peut-on globalement dfinir le Moyen ge, et plus

    prcisment la priode stendant du XIeau XVesicle, commele moment o les deux institutions furent les plus proches.Les XVIIeet XVIIIesicles, quant eux, marqurent une ruptureprofonde entre lglise et larme. Cette dernire sloignantprogressivement des prceptes religieux. Tant et si bien quele XIXesicle rvle une arme divise, scinde entre partisansde lordre moral et anticlricaux, rpublicains et conserva-teurs volontiers catholiques (en 1847, on ne compte que deux

    lves issus de lenseignement religieux Saint-Cyr, pour unepromotion de trois cent six lves ; ils sont cent quarante en1886, pour un total de quatre cent dix lves, soit le tiers deseffectifs). Quant au XXesicle, il parat amorcer un nouveaurapprochement. Dillustres officiers, tels le gnral Paris deBollardire ou le lieutenant Jean-Jacques Servan-Schreiber,dont luniforme nempchait pas la critique des pratiquesinhumaines telles que la torture, en sont le symbole. C

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    MONIQUE CASTILLO

    COMMENT PARLER DU SACRDANS LEXPRIENCE MILITAIREDU SACRIFICE ?

    Il est habituel dopposer le sacr au profane. Mais une autreopposition tend prendre sa place, celle qui confronte le sacr la dsacralisation. Aujourdhui, par exemple, ce qui nousempche de percevoir demble et de manire empathique lelien qui existe entre lexprience de la guerre et le sacr, cestle fait que notre intelligence, pour comprendre, commencepar dsacraliser. On ne saurait lui en vouloir, puisque cela faitpartie dun travail critique de dmystification capable demp-cher la fanatisation du rapport au sacr, mais on ne peut pasnon plus passer sous silence un autre danger, celui qui associela dsacralisation la perte du sens de la vie elle-mme.

    Il est possible de faire un rapide parcours en trois tapes :rappeler la force du lien qui associe le sacrifice et le sacr,lengagement du soldat incluant ce quon appelle le sacrifice

    suprme ; voquer ensuite deux figures de la perte du sacr,en insistant sur le fait que la dsacralisation de la vie nest pascomparable la dsacralisation du fanatisme ; se demander,pour finir, de quelle manire notre sensibilit postmoderneelle-mme pourrait, peut-tre, trouver une autre manire depercevoir un lien entre la mort et le sacr dans lexpriencemilitaire.

    A Le sacrifice et le sacr

    Commenons par repenser le sacr en lien avec le sacrifice. La guerre est divine , crit Joseph de Maistre dans Les Soiresde Saint-Ptersbourg. Elle est divine par la manire dont ellese dclare , elle est divine dans ses rsultats et elle est divine par lindfinissable force qui en dtermine le succs (septime entretien). Si lon rapproche cette formule de sathorie des sacrifices humains, on saperoit quon a affaire une vritable mystique du sang vers. Aux yeux de Maistre, la

    vitalit mme de la vie exige du sang et la dbauche de violence

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    des sacrifices humains dans les religions primitives ne feraitquanticiper une vrit religieuse universelle qui veut la

    rdemption par le sang (claircissement sur les sacrifices), cest--dire la purification par le sang. Leffusion de sang et lhorreurdes sacrifices seraient ainsi pourvues dun sens prcis, celuidu salut ou de la communion par le sang : Comment ne pascroire que le paganisme na pu se tromper sur une ide aussiuniverselle et aussi fondamentale que celle des sacrifices, cest--dire de la rdemption par le sang ?

    Ce type de discours est tout la fois fascinant et choquant. Ilnous fascine parce quil dit clairement que lchelle de mesurede lintelligibilit du sacr nest pas lindividu mais lhistoiredes civilisations, cest--dire lhistoire du monde. Cestlhistoire de lhumanit dans son ensemble qui donne uneplace sacre au sacrifice (on peut relire Ren Girard de cettemanire) : la dbauche de sang des sacrifices humains dans lesreligions primitives (comme celle des Aztques) ou dans lesguerres de masse (comme la Grande Guerre) reprsente untel excs de violence et de pertes humaines que cela dpasse leslimites ordinaires de lintelligence au point quelle en vient regarder cette dbauche comme surnaturelle ou divine ,

    tellement inhumaine quelle en deviendrait surhumaine.Mais cette dimension globale de la sacralit des sacrifices ne faitque rendre plus tragique et infiniment mouvante lpreuve dela mort solitaire, sans tmoin et abandonn de tous, du soldatindividuellement sacrifi, parce quil ne peut pas lui-mme savoirquil contribue lhistoire des civilisations et ne peut mme pas

    vivre cette apothose de linfime qui se convertit en infini. Lapompe des funrailles nationales ne donne quune petite ide decette dimension du sacr qui fait de tout soldat un soldat inconnuou, du moins, un soldat mconnu, parce quil est impossible demettre en mots son sacrifice particulier, sachant que les mots netraduisent dabord que des gnralits ou des calculs, quils sontincapables datteindre la profondeur unique de ce qui est abso-lument intime. un second niveau de lecture, le discours de Joseph de

    Maistre nous choque parce quil relie trop mcaniquementla purification par le sang la passion du Christ. Il voudraitmontrer que le paganisme anticipe la vrit de la Rdemption,celle du sacrifice rparateur et salutaire qui est un don de soi

    sans compensation ; mais, en ralit, on a plutt limpression

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    29COMMENT PARLER DU SACR DANS LEXPRIENCE

    MILITAIRE DU SACRIFICE ?

    quil paganise le christianisme en en faisant ce qui pourraitlgitimer et encourager des pratiques brutales, primitives ou

    sauvages. Cela ressemble une barbarisation du christianismeplutt qu une christianisation du sacrifice. Quand on litcette formule terrible la terre demande du sang , on a lim-pression davoir affaire un mcanisme sacrificiel plutt quune spiritualisation.

    A Loubli du sacr

    Loutrance dun tel appel au sacrifice conduit sans plus dedtour au besoin de dsacraliser le sacr quand il est synonymede tribalisme et quil cautionne les identits violentes, cest--dire les appartenances qui ont besoin de dtruire lautre pourtre soi. Or il faut reconnatre que, pour une bonne part, lasacralisation tribale elle-mme fait partie de lexprience mili-taire, mme si nous savons bien quelle ne sy rduit pas.

    Le caractre sacr du drapeau national, par exemple, a unepuissance mobilisatrice qui rend capable des plus grandssacrifices, mais comment savoir si cest le sacrifice qui cre la

    sacralit du drapeau ou bien si cest le ftichisme du drapeauqui provoquera le sacrifice ? Comment distinguer entre lamystique et le tribalisme, et comment viter que la mystiquedu drapeau nincarne rien dautre quun sentiment tribal ?Intellectuellement et abstraitement, il est facile de faire ladiffrence. La sacralisation tribale consiste placer notreappartenance nationale, ethnique ou religieuse au-dessusde tout, et elle met alors en marche une formidable ner-gie psycho-morale. Mais la condition en est redoutable entermes de violence guerrire car, si la tribu se place au-dessusde tout, cest quelle place au-dessous de tout la tribu adverse,ce qui alimente la dynamique destructrice du tribalisme, dontla pente est de vivre de la guerre au prix de lannihilation delautre. On a compris que la sacralisation tribale est archaqueet porte en elle le risque de la mort absolue au sens de lexter-mination prvisible.

    Mais quand le procs en est fait, une question demeureouverte. Dans lEurope moderne, laffrontement entre desnationalismes jaloux de leur souverainet sest fait au nom des

    caractristiques propres la civilisation occidentale, savoir

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    luniversalit des valeurs quelle dfend et pour lesquelles elleaccepte le risque de la mort : la libert, lgalit, la dignit.

    Mais peut-on mourir volontairement pour des ides philo-sophiques pour lesquelles les philosophes eux-mmes nemeurent pas, sauf cas exceptionnels ? Autrement dit : nest-ilpas ncessaire de sacraliser les valeurs en les tribalisant afindaffronter la mort reue ou donne au nom de quelque chosequi en vaut la peine ? Nest-il pas ncessaire que les valeursnous ressemblent, quelles soient franaises, gyptiennes,canadiennes ou indiennes et donc quelles se tribalisent pour que nous les incarnions par notre mort, de sorte quonen fasse la chair de notre chair ? Je suis incapable de rpondre une telle question, mais on peut penser que, sil est difficilede transformer entirement le tribal en mystique, il faut assu-rment viter la totale rduction du mystique au tribal.

    Or nous sommes aujourdhui dans un deuxime ge de ladsacralisation, celle qui sest impose comme un phnomnede civilisation que nous ne comprenons pas encore compl-tement. Il ne sagit plus dune dsacralisation de la violencetribale, mais dune dsacralisation de la vie.

    Le sociologue Max Weber en a trait en 1919, pour faire

    comprendre que lobsession du progrs pouvait dtruire lesens de la vie entendons par l, de manire trs concrte,que le fait de vivre peut devenir une simple survie, sans but etsans valeur, une simple reproduction : Lhomme civilis nepeut saisir que du provisoire et jamais du dfinitif. Cest pour-quoi la mort est, ses yeux, un vnement qui na pas de sens.Et parce que la mort na pas de sens, la vie du civilis commetel nen a pas non plus, puisque du fait de sa progressivit dnue de sens elle fait galement de la vie un vnement sanssignification1. Aux yeux de Weber, le progrs tant ce quirduit, par avance, tout futur au pass, il est un processus quidvore sa propre inventivit, sa propre productivit et rendprcaire toute nouveaut.

    De nos jours, la dsacralisation de la vie peut sanalysercomme un phnomne culturel li une certaine promotiondes droits de lhomme. Si, par exemple, je nassocie la valeurde la vie quau profit que je peux en tirer, alors je ne valo-rise la vie quen fonction de mes droits que je conois comme

    1 Max Weber, Le mtier et la vocation de savant in Le Savant et le Politique, Plon, 10/18 , 1959,p. 71.

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    31COMMENT PARLER DU SACR DANS LEXPRIENCE

    MILITAIRE DU SACRIFICE ?

    des droits la jouissance : je revendique le droit lindpen-dance comme la jouissance de mon indpendance, le droit

    lidentit comme la jouissance de mon identit, le droit laproprit comme la jouissance de ma proprit. Or cest lun phnomne culturel ds lors que sest imprime dans lesesprits la conviction que les droits subjectifs de chacun repo-sent, en dernier ressort, sur la prservation de la vie en tantque jouissance de la vie. Mais en raisonnant ainsi, nous dva-lorisons la vie au sens o nous la dsacralisons en en faisantun simple bien de consommation, un laps de temps greret dont il faut optimiser la gestion. On pourrait ainsi comp-tabiliser, lheure de notre mort, lensemble de nos appelstlphoniques et de nos usages de lInternet, et lon pourraitalors exhiber toute la gestion qui a servi valoriser le temps quenous avions vivre, cest--dire en maximiser le profit. Il nya pas sen plaindre, cest ce que nous appelons le bonheurNous rduisons lexistence du temps prdictible et lobsessionscuritaire qui caractrise notre poque en est un signe ; on estpresque tent de dire que nous nous accrochons dautant plusprement au dsir de scurit que la vie que nous cherchons protger est dpourvue de sens, au sens dun dpassement de

    soi, tant sa valeur sest totalement concentre dans la dure,dans la durabilit, dans la simple prservation de soi.On comprend ainsi pourquoi la vulgarit, qui a toujours

    fait de labaissement sa principale satisfaction, peut devenirune force dsacralisante de premire grandeur, au point quela dmocratie est elle-mme menace den prir.

    A La sensibilit postmoderne et le sacr

    Il est clair que ce dsenchantement nous rend peu capables decomprendre dautres manires de donner sens la vie, et dontfait prcisment partie le risque de la mort. Faut-il en conclureque la sensibilit postmoderne serait devenue jamais incapablede retrouver le chemin du sacr ? Dans une premire approxi-mation, on peut dire quelle est plutt tente, au contraire, parun retour des formes tribales et lmentaires du sacr : clans,mafias, gangs, etc. sont les lieux, terribles mais efficaces, denouvelles sacralisations de la violence. Toutefois, ce tribalisme

    reste idologiquement et institutionnellement en marge.

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    En revanche, une autre manire de revenir, peut-tre etparadoxalement, au sacr, se prsente la sensibilit post-

    moderne avec lexprience des catastrophes. La catastrophe,comme un tsunami, par exemple, met totalement en droutelutilitarisme qui sert de base aux dsacralisations les plussommaires. Quand le dchanement des forces naturelles ouhumaines dpasse la mesure de nos calculs, la question quoi a sert ? devient la fois ridicule et odieuse, et ne sertqu constater linintelligibilit de tels excs. Aprs un sisme,aprs une guerre, aprs un gnocide, demander x millionsde morts, quoi a sert ? oblige constater, de manireabsolument tragique, que cela nest pas destin tre utile,que cela nous transporte dans un autre ordre de lexpriencepossible. On a simplement affaire une formidable dpensednergie totalement improductive, une dmesure dans legaspillage des ressources.

    Cest par l que lon revient au risque de la mort dans lex-prience militaire. Lorsque des soldats sont morts au combatet quon veut leur rendre hommage en tant que victimes dudevoir, on sempresse de clbrer le sens de leur sacrifice eninsistant sur le fait quils sont morts pour une cause : ils sont

    morts pour la France, pour la libert, pour le droit Nouschoisissons alors didentifier le sens de leur action son utilit ;nous voulons que leur sacrifice nait pas t vain. Et cest bienvrai quil na pas t inutile puisquil nous rassemble, renforcenos liens et soude notre destine commune.

    Toutefois, cet hommage est aussi une manire de ramenerquelque chose qui nous dpasse une chelle simplementhumaine et ordinaire ; nous leur offrons davoir t utiles,mais en gommant le tragique, linexplicable et linsupportablede leur disparition. Et pourtant, on est vaguement conscientsdtre tout prs dune exprience du sacr. Pour en rendrecompte, je ne trouve pas de meilleure formule que celle-ci,emprunte Georges Bataille : La puissance qua la morten gnral claire le sens du sacrifice, qui opre comme lamort, en ce quil restitue une valeur perdue par le moyende labandon de cette valeur2. La formule est quelque peumtaphysique, mais il est possible de lillustrer assez concr-tement en rappelant lexemple dun film dj ancien qui avait

    2 Georges Bataille, Thorie de la religion, Gallimard, Ides , 1973, p. 66.

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    33COMMENT PARLER DU SACR DANS LEXPRIENCE

    MILITAIRE DU SACRIFICE ?

    fait beaucoup pleurer en son temps : Quand passent les cigognes(Mikhail Kalatozov, 1957, Palme dor Cannes en 1958).

    Il raconte la mort dun tout jeune homme la guerre. Cejeune soldat est riche dun amour partag et intense, et ilva mourir seul, au milieu des bois, dans une nature rayon-nante et sous un ciel parfaitement bleu. Pourquoi y a-t-ilalors une profonde motion chez le spectateur ? Par ce quese trouve illustre lide que le sacrifice est comme le don dece qui est perdu3. Ce jeune homme perd dun coup toutesles promesses de lavenir : lamour, le bonheur et laventuredune vie complte. Cest lanantissement total et brutal detous ces possibles qui nous les fait brusquement apparatredans leur valeur infinie, unique, dans ce quils ont dabso-lument prcieux, hors de prix, hors valeur marchande. La

    valeur de ce qui est ainsi perdu se trouve dvoile de faonquasi mystique, et la mort ressemble ainsi quelque chose quisapparente une rvlation. Le soldat ne produit pas par samort la valeur du bonheur et de lamour quil perd, mais samort rvle la splendeur, dfinitivement hors datteinte, de cequi est jamais impossible de reproduire. La mort du soldat divinise ainsi quelque peu, si lon ose une telle image, la

    vie de ceux qui restent aprs lui, parce que cette vie se trouvehausse au-dessus de la simple survivance, au-dessus de lasimple peur de la mort. On retrouve lintuition de Hegel :la vie qui ne se maintient que dans la peur de la mort est une

    vie servile. Seule la vie qui porte la vie au-del delle-mmeest libre.

    La fiance du soldat donnera cette mort une autre post-rit, qui nous ramne la sacralisation sociale des victimes.

    Aprs avoir subi le choc de la tragdie, elle sait quelle doitvivre le sacrifice du bonheur dont elle attendait quil donneun sens sa vie. On connat la fin de lhistoire : elle choisitlengagement politique pour la cause communiste, de sorteque cette cause se trouve sacralise en un sens social et nonplus mtaphysique, cest--dire quelle se trouve value auprix des sacrifices cumuls des vivants et des morts. On revient la logique de lutilit sociale, et il faut convenir que la guerrene peut y tre trangre par sa fonction politique.

    On conclura sur cette double dimension de la sacralit de

    3 Le sacrifice est lantithse de la production, faite en vue de lavenir, cest la consumation qui nadintrt que pour linstant mme. Cest en ce sens quil est don et abandon , ibid.

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    la mort dans lexprience militaire : dimension mtaphysiqueet mystique, dune part, qui est le don de ce qui est perdu,

    savoir la splendeur de lesprance de vivre ; dimension sociale-ment utile, dautre part, quand les survivants convertissent lespertes militaires en un gain politique et social. C

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    MONIQUE CASTILLO

    HOW TO TALK ABOUT THESACRED IN THE MILITARYEXPERIENCE OF SACRIFICE?

    It is usual to oppose the sacred to the profane. But anotheropposition tends to take its place, the one that confronts thesacred with desacralisation. Today, for example, what stops usfrom instantly and empathetically detecting the link that existsbetween the experience of war and the sacred, is the fact thatour intelligence, in order to understand, starts by desacraliz-ing. We cannot hold it against it, as it is part of a critical workof demystification capable of preventing the fanaticization ofthe relationship with the sacred, but we cannot pass anotherdanger over in silence, the one that associates desacralization

    with the loss of the meaning of life itself.It is possible to do a quick cover in three steps: evoke the

    strength of the bond that associates sacrifice and the sacred,the commitment of the soldier including what we call the

    supreme sacrifice ; then evoke two figures of the loss of thesacred, by insisting on the fact that the desacralization of lifeis not comparable to the desacralization of fanaticism ; finally,ask ourselves how our postmodern sensitivity itself could,maybe, find another way of detecting a link between death andthe sacred in military experience.

    A The sacrifice and the sacred

    Let us start by rethinking the sacred in connection with sacri-fice. Joseph de Maistre wrote The war is divine in Les Soiresde Saint-Ptersbourg*. It is divine in the way in which it breaksout, it is divine in its results and it is divine in the inde-finable force that determines its success (seventh dialogue). Ifwe connect this formula to his theory of human sacrifices, wesee that we are dealing with a real blind belief in shed blood.In the eyes of Maistre, the very vitality of life demands bloodand the profusion of violence of human sacrifices in primitive

    religions would only anticipate a universal religious truth that

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    want redemption through blood (Enlightenment on sacrifices), thatis to say purification through blood. The bloodshed and the

    horror of the sacrifices would thus have a precise meaning, thatof salvation or communication through blood: How to notthink that paganism could not have been wrong about an ideaas universal and as fundamental as that of sacrifices, that is tosay of redemption through blood?

    This type of discursive reasoning is both fascinating andshocking. It fascinates us because it clearly says that the measur-ing scale of the intelligibility of the sacred is not the individualbut the history of civilizations, that is to say the history of the

    world. It is the history of humanity as a whole that gives asacred place to sacrifice (we can reread Ren Girard in this

    way): the profusion of blood of human sacrifices in primitivereligions (like the Aztecsone) or in mass wars (like World WarI) represents such excessive violence and human losses that itexceeds the ordinary limits of human intelligence so much thatit has come to see this profusion as supernatural or divine,so inhuman that it would become superhuman.

    But this general dimension of the sacredness of sacrificesonly makes more tragic and immensely touching the ordeal

    of the solitary death, unwitnessed and abandoned by all, ofthe soldier individually sacrificed, because he cannot himselfknow that he is contributing to the history of civilizations andcannot even live this apotheosis of the minute, which convertsinto the infinite. The pomp of the national funeral only givesa slight idea of this dimension of the sacred, which makesevery soldier an unknown soldier, or at least, a little-knownsoldier because it is impossible to put into words his particularsacrifice, knowing that first of all words only translate generalpoints or calculations and that they incapable of reaching theunique depth of what is absolutely innermost.

    At a second level of reading, the discursive reasoning ofJoseph de Maistre shocks us because it links up too mechani-cally the purification through blood and the passion of Christ.He would like to show that paganism anticipates the truth ofRedemption, that of the refreshing and salutary sacrifice, whichis real self-sacrifice without compensation ; but, in actual fact,we rather have the impression that he paganizes Christianityby making it what could justify and encourage brutal, primi-

    tive or savage practices. This resembles a barbarization of

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    37HOW TO TALK ABOUT THE SACRED IN THE MILITARY

    EXPERIENCE OF SACRIFICE?

    Christianity rather than a Christianization of sacrifice. Whenwe read this terrible formula the earth asks for blood, we

    have the impression of dealing with a sacrificial mechanismrather than spiritualization.

    A The oblivion of the sacred

    The outrageousness of such a call for sacrifice leads in noroundabout way to the need to desacralize the sacred when it issynonymous with tribalism and when it supports violent iden-tities, that is to say the memberships that need to destroy theother in order to be oneself. Yet, we must acknowledge that,to a great extent, tribal sacralization itself is part of the mili-tary experience, even if we know perfectly well that it does notconfine itself to it.

    The sacred nature of the national flag, for example, hasa mobilizing power that makes one capable of the greatestsacrifices, but how to know if it is sacrifice that creates thesacredness of the flag or if it is the fetishism of the flag thatcauses sacrifice? How to distinguish between mysticism and

    tribalism, and how to prevent the mysticism of the flag fromembodying nothing other than a tribal feeling? Intellectuallyand abstractly, it is easy to make the distinction. Tribal sacra-lization consists in placing our national, ethnic or religiousmembership above everything, and it then starts up an incredi-ble psycho-moral energy. But the condition is indeed dreadfulin terms of war violence for, if the tribe places itself aboveeverything, it means that she place the opposing the tribe aboveeverything, which feeds the destructive dynamics of tribalism,

    whose inclination is to live from war at the price of the othersannihilation. We have understood that tribal sacralization isarchaic and caries within her the risk of absolute death in thesense of foreseeable extermination.

    But when holes have been picked at it, an issue remainsopen. In modern Europe, the confrontation between nation-alisms jealous of their sovereignty took place in the name ofthe characteristics peculiar to Western civilization, that is theuniversality of the values it defends and for which it accepts therisk of death: freedom, equality, dignity. But can one volun-

    tarily die for philosophical ideas which philosophers themselves

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    38 ACTES

    do not die for, except in exceptional cases? In other words: isit not necessary to sacralize values by tribalizing them so as to

    face the death received or given in the name of something thatis worth it? Is it not necessary that values resemble us, be theyFrench, Egyptian, Canadian or Indian and therefore thatthey tribalize themselves for us to embody them through ourdeath, so that we make them the flesh of our flesh? I am inca-pable of answering such a question, but one can think that, if itis difficult to entirely transform the tribal into mysticism, thetotal reduction of mysticism to the tribal must most certainlybe avoided.And yet, we are today in a second age of desacralization, the

    one that imposed itself as a phenomenon of civilization thatwe do not yet fully understand. It is no longer the question ofa desacralization of tribal violence, but of a desacralization oflife.

    The sociologist Max Weber dealt with the subject in 1919, soas to make understood that the obsession of progress coulddestroy the meaning of life lets understand by this, in veryconcrete terms, that the fact of living may become a meresurvival, with no goal and no value, a mere reproduction: The

    civilized man can only seize provisional and never definitive.This is why death, in its eyes, is an event that makes no sense.And because death makes no sense, the life of the civilized asit is doesnt either, seeing that on account of its unreason-able progressiveness it is also an event without meaning1.In the eyes of Weber, progress being that which confines, inadvance, all future to the past, it is a process that devoursits own inventiveness, its own productiveness and makes allnovelty precarious.

    Nowadays, the desacralization of life can be analyzed acultural phenomenon linked with a certain promotion ofhuman rights. If, for example, I only associate the value of life

    with what I can get from it, then I only value my life accordingto my rights that I conceive as rights to pleasure: I claim theright to independence as the enjoyment of my independence,the right to identity as the enjoyment of my identity, the rightto property as the enjoyment of my property. But it is here acultural phenomenon as soon as is imprinted in the minds the

    1 Max Weber, Le mtier et la vocation de savant in Le Savant et le Politique, Plon, 10/18, 1959, p. 71.

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    39HOW TO TALK ABOUT THE SACRED IN THE MILITARY

    EXPERIENCE OF SACRIFICE?

    conviction that the subjective right of each one rest, in the lastresort, on the preservation of life as enjoyment of life ; But

    by reasoning like this, we undermine the value of life in thesense that we desacralize it by making a mere consumer good,a period of time to manage and whose management must beoptimized ; We could thus count, at the time of our death, allof our telephone calls and our Internet uses, and we couldthen present all the management that served in increasing the

    value of the time we had to live, that is to say in maximizingits benefit. There is no need to complain, this is what we callhappiness We reduce existence to foreseeable time and thelaw and order obsession that characterizes our time is a sign ofit ; we are almost tempted to say that we hold on all the morefiercely to the desire for safety that the life we are trying toprotect is without meaning, in the sense of setting new targetsfor oneself, because its value so totally concentrated itself inthe duration, in the durability and in the mere preservationof oneself.

    We thus understand why commonplaceness, which alwaysmade subservience its main satisfaction, can become a desacra-lizing force of the first order, to such an extent that democracy

    is itself in danger of perishing from it.

    A Postmodern sensitivity and the sacred

    It is clear that this disillusionment does not make verycapable of understanding other ways of giving meaning tolife, and which the risk of death is precisely a part of. Should

    we conclude that postmodern sensitivity might have becomeforever incapable of finding again the path of the sacred? Ina first approximation, we can say that it is rather tempted, onthe contrary, by a return to tribal and elementary forms of thesacred: clans, mafias, gangs, etc. are the places, terrible butefficient, of new sacralizations of violence. However, this trib-alism remains ideological and institutionally on the fringe.

    On the other hand, another way of returning, maybe andparadoxically, to the sacred, presents itself to postmodernsensitivity with the experience of disasters. Disaster, like atsunami, for example, totally routs utilitarianism that serves

    as a base to the most basic desacralizations. When the outburst

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    of natural or human forces exceeds the extent of our calcula-tions, the question what is the use becomes both ridiculous

    and horrible, and only serves to observe the unintelligibility ofsuch excesses. After an earthquake, after a war, after a genocide,asking x millions deaths, what is the use? forces to observe,in an absolutely tragic manner, that it is intended to be useful,that it transports us to another order of the experience possi-ble. We are merely dealing with incredible expenditure, totallyunproductive, with excess in the wasting of resources.

    It is this way that we go back to the risk of death in militaryexperience. When soldiers have been killed in action and we

    want to pay homage to them as victims of duty, we hasten tocelebrate the meaning of their sacrifice by insisting on the factthat they did for a cause: they died for France, for freedom,for law We then choose to identify the meaning of theiraction with its usefulness ; we want their sacrifice to have notbeen in vain. And it is certainly true that it hasnt been point-less since it brings us together, strengthens our ties and fusesour common destiny.

    However, this homage is a also a way to bring something thatis beyond us back to a merely human and ordinary scale ; we

    offer them to have been useful, but by erasing the tragic, theinexplicable and the unbearable of their death. And yet, weare vaguely conscious of being very close to an experience ofthe sacred. To account for this, I cannot find a better formulathan this one, taken from Georges Bataille: The power thatdeath generally has, sheds light on the meaning of sacrifice,

    which functions like death, in that it restores a lost value bythe means of the abandonment of this value2. The formula isa little metaphysical, but it is possible to illustrate it in quiteconcrete terms by evoking the example of an already old film,

    which had already brought tears in its day: The Cranes are flying(Mikhail Kalatozov, 1957, Palme dor at the Cannes Festivalin 1958). It tells the story of the death of a really young manin the war. This young soldier is full of a shared and intenselove, and he is going to die alone, in the middle of the woods,in a radiant nature and under a perfectly blue sky. Why then isthere a profound emotion in the audience? It is because the

    2 Georges Bataille, Thorie de la religion, Gallimard, Ides , 1973, p. 66.

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    EXPERIENCE OF SACRIFICE?

    idea that sacrifice is like the gift of what is lost is illustrated 3.This young man loses all at once all the promises of the future:

    love, happiness and the adventure of a complete life. It isthe total and brutal destruction of all that was possible thatsuddenly makes us see it in its infinite and unique value, in

    what it has that is absolutely precious, priceless, with no marketvalue ; The value of what is thus lost is revealed in an almostmystical way, and death thus resembles something that is simi-lar to a Revelation. The soldier does not, through his death,produce the value of the happiness and of the love that he loses,but his death reveals the splendour, definitely out of reach, of

    what is for ever impossible to reproduce ; The death of thesoldier thus deifies a little, if we dare such an image, thelife of those who remain after him because this life finds itselfraised above the mere survival, above the mere fear of death.

    We find the intuition of Hegel: the life that only persists inthe fear of death is a servile life. Only the life that carries lifebeyond itself is free.

    The fiance of the soldier will give this death another poster-ity, which brings us back to the social sacralization of thevictims. After having suffered the shock of the tragedy, she

    knows that she must experience the sacrifice of happiness,which she expected would bring a meaning to her life. We knowthe end of the story: she chooses the political commitment forthe communist cause, in such a way that this cause finds itselfsacralized into a social meaning and no longer metaphysical,that is to say it finds itself valued at the price of the accumu-lated sacrifices of the living and of the dead. We go back to thelogic of social usefulness, and we must admit that war cannotbe unknown to it by its political function.

    We shall conclude on this double dimension of the sacred-ness of death in military experience: metaphysical and mysticaldimension, on the one hand, which is the gift of what islost, that is the splendour of the hope to live ; socially usefuldimension, on the other hand, when the survivors convert themilitary losses into a political and social gain. C

    3 Sacrifice is the opposite of production, done in view of the future, it is the consumation that hassignificance only in the present instant. It is in this sense that it is gift and abandonment, ibid.

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    DIALOGUE AVEC LE PUBLIC

    DAMIEN LE GUAYPhilosophe, essayiste et journalisteLa confrontation que vous avez expose, Madame Castillo,

    entre le sacr et le postmoderne ma fait penser un entre-tien avec Danile Hervieu-Lger que jai lu rcemment. Elle

    y exposait quel point elle avait t frappe par la faon dontles mdias avaient trait le dcs de dix soldats franais en

    Afghanistan en aot dernier : ils auraient rapport lvne-ment de la mme faon si ces jeunes avaient perdu la vie dansun accident dautocar ! La question est donc bien celle de lasacralit et de la sacralisation. Est-ce quun soldat qui meurtest un individu singulier ? Est-ce que son sens du sacrificeet de lengagement est reconnu comme tel dans un mondequi, dans son ensemble, naspire gure au sacrifice, labn-gation, et qui prne davantage le repli sur soi ? Pensez-vousque le sacr perd son sens dans une socit qui ne se penseplus comme religieuse et qui donc peut, comme le dit MarcelGauchet, tomber dans le tropisme dune dmocratie qui se

    retourne contre elle-mme et qui na plus le sens du sacrifice ?Ne faut-il pas quil existe un sens collectif du sacr pour quele sens individuel de ceux qui meurent pour la collectivit soitreconnu comme tel ?

    MONIQUE CASTILLOProfesseur de philosophie luniversit Paris-XIII, membre du comit de rdactionCest une question difficile mais concrte, relle. Nous

    assistons de nos jours, dans notre socit, une dsacralisa-tion de plus en plus vulgaire. Il suffit de voir la faon dontse permettent de parler les journalistes, comme sil sagissaitde dsacraliser leur propre mtier : tout le monde emploieun langage vulgaire, comme pour dire attention, nous nesommes pas tribaux, nous ne sommes pas sacrs .Autre lment de rponse votre question, ce que jappelle

    la sacralisation sociale. Cest--dire le fait doffrir nos dispa-rus une mort qui na pas t inutile : ils ont perdu la vie pourque nous puissions tre l. Nous nous trouvons l lchellehumaine. Le problme, cest qualors nous traversons une

    existence qui na plus de sens.

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    Je crois que le besoin de sacr existe chez les jeunes mais quilprend des formes souvent catastrophiques : cest le sectarisme.

    Nous assistons en effet une sacralisation de la violence. treun petit chef, tre un macho, faire partie dun gang, cest trequelquun. Et le prix payer est le risque de la mort. Cest unretour un sacr tribal qui menace nos socits !

    Il y a cependant un retour possible du religieux par lebesoin immense quont nos socits de la ferveur. Jappelleferveur ce qui largit notre exprience, ce qui lui donne unpeu de substance, un peu dtre, un peu plus de ralit que laconsommation courante de la vie maximise par la gestion dutemps pass. Les grandes catastrophes sont parfois loccasionde cette exprience : on assiste alors un grand rassemblementde lmotion commune. Il nest pas impossible que lexp-rience militaire de la mort puisse tre lune des voies daccs cette ferveur.

    DOMINIQUE ALIBERTMatre de confrences en histoire mdivale lInstitut catholique de Paris

    Je rebondis sur ce que vous avez dit propos des mafias, desgangs Nous nous trouvons aujourdhui dans une situation

    qui ressemble fortement ce que devait tre la socit prfo-dale. Je fais souvent une comparaison auprs de mes tudiantsde premier cycle : au fond, le chevalier de lAn Mil ressembleassez la petite frappe de banlieue qui connat son chef debande et qui tient en coupe rgle sa cit. Une chtellenie duX

    esicle devait faire environ un quart de lun de nos actuelsdpartements. Donc trois gangs qui tiennent deux ou troiscits sont peu prs comparables un petit seigneur. Or cemonde-l a eu besoin de structuration, que lglise, vieilleinstitution romaine, a prise sa charge en lui donnant un sensdu sacr, et cela pour son profit mais aussi pour le plus grandbien de lordre seigneurial.

    MONIQUE CASTILLOProfesseur de philosophie luniversit Paris-XIII, membre du comit de rdaction

    Je suis tout fait daccord avec cette ide dun retour auprmoderne, lge des seigneurs de la guerre, des grandsmercenaires Je ferai tout de mme une diffrence : le cultede la violence est devenu aujourdhui totalement cynique.

    Cest--dire que linstrumentalit de la violence est totale. Il

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    ny a pas de dimension hroque. La seule chose qui compte,cest que cela paye. On devient chef de gang pour prouver

    qu on en a cest comme a que les hommes parlent ! etque, par consquent, on est capable de violence extraordinaire.Nous sommes ici bien loin du sacr !

    DAMIEN LE GUAYPhilosophe, essayiste et journalisteNous allons donner la parole au public.

    JEAN-PAUL CHARNAYPrsident du Centre dtudes et de recherches sur les stratgies et les conflits, membre

    du comit de rdactionPouvez-vous, monsieur Alibert, ranimer mes souvenirs de

    petit garon. Il me semble que larchevque Turpin, dans LaChanson de Roland, combat. Et quen est-il, pour le ct burles-que, de frre Jean des Entonneurs ?

    Seconde question : vous avez beaucoup parl de sacr maispas de lincidence quil y a croire en un Au-del. Je medemande sil ny a pas l une autre dimension. Celui qui se faitsauter en pensant quil sera au paradis dans la seconde qui suit

    son acte, cest autre chose que le soldat agnostique qui estimequaprs son action tout ira mieux et qui accepte sa mort.

    DOMINIQUE ALIBERTMatre de confrences en histoire mdivale lInstitut catholique de Paris

    Je rponds ponctuellement. Frre Jean des Entonneurs sebat en effet je connais dailleurs des rcits de miracles oudes cartulaires o on voit des moines se dfendre eux-mmes.Il ne faut pas oublier quau XIesicle, bon nombre de moinessont des militaires la retraite. Or ces hommes qui avaientappris se battre ds le plus jeune ge et qui avaient pris leurretraite assez jeunes, vers la quarantaine, ne devaient pas avoirperdu cette habitude.

    Larchevque Turpin, cest un autre cas. Je vous ai dit quauX

    esicle, larchevque de Reims avait sa milicia, cest--direson groupe de chevaliers. Et ce nest pas parce quils combat-taient pour un homme dglise quils taient moins pillards et

    violeurs que leurs semblables ! Mais nous sommes l encore enprsence dune glise qui a un usage raisonn de la violence

    qui nest acceptable que si elle est justifie.

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    Sur la question de lAu-del, lhistorien du Moyen geest trs dsarm, et cela pour une raison simple : 95 % de

    nos sources, pour ne pas dire plus, viennent des hommesdglise. Donc nous navons pas de traces dun phnomnede refus de lide dAu-del. Existe-t-il ? Nous ne pouvonspas le savoir.

    En ce qui concerne les kamikazes, je pense que lOccidentmdival na rien envier lislam contemporain. Je vousrecommande ce propos la lecture dun extraordinaireouvrage publi aux ditions du Cerf intitul Croisades dhieret jihad daujourdhuiet qui met en parallle ces deux phno-mnes. Je ne veux pas entrer dans le dbat, mais je pensequentre le VIII eet le XIII esicle, lOccident a fourni soncontingent.

    MONIQUE CASTILLOProfesseur de philosophie luniversit Paris-XIII, membre du comit de rdaction

    Je nai aucune admiration pour les personnes qui se fontsauter, et cela parce que leur action relve dun calcul. partirdu moment o vous ne mourez pas pour rien, vous tes danslefficacit, ce que Hannah Arendt appelle l instrumentalit

    de la violence . Vous savez bien que le fait de se tuer de cettemanire apporte parfois une assurance-vie aux descendantsde celui qui commet cette action, car ceux-ci vont tre prisen charge financirement. Le sacrifice qui provoque lmo-tion, ce nest pas celui qui est calcul. Le sacrifi fait don dece quil perd parce quil est au-del de lutilit. Jai employ dessein le terme de rvlation , mais il faut lentendredans un sens humain : ce qui est poignant dans la mort dusacrifi, cest quelle rvle le caractre inou, splendide de cequi jamais plus ne reviendra. Elle rvle dun coup ce qui esthors de prix. Il existe donc bien une mort qui ne relve pas delutilit, qui nest pas de la dimension du deal. Nous sommesloin de la mort sociale du soldat qui, elle, entre dans le calcul.On dit : Heureusement quil na pas t tu pour rien ! Cest Georges Bataille, qui ntait pas croyant, qui a fait cetteanalyse. On en revient au tragique. Attention, il faut distin-guer le tragique du dramatique. Lorsque nous pleurons nossoldats qui ont donn leur vie pour le drapeau, nous sommesdans le dramatique. Le tragique, cest quil nexiste pas de

    compensation.

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    CLINE BRYON-PORTETMatre de confrences lInstitut national polytechnique de Toulouse

    Les kamikazes foncent vers la mort en esprant quelque chosedans lAu-del alors que le militaire meurt pour quelque chosequi le fait vivre. Pas pour des ides philosophiques mais pour des

    valeurs qui donnent un sens son existence. Antoine de Saint-Exupry disait : Ce qui donne un sens la vie donne un sens lamort. Beaucoup de militaires se retrouvent dans cette citation.

    Je voudrais prciser qutymologiquement, le terme sacr veut dire ce qui est spar , par opposition au profane quivient de profanum, celui qui est devant le temple , cest--dire celui qui nest pas spar de la masse. Selon moi, le plusgrand ennemi du sacr aujourdhui, cest la banalisation, lefait quil ny ait plus de principe de diffrenciation. Toutest banalis, y compris la mort. Or cette banalisation guetteaussi le militaire. Je vous renvoie sur ce sujet aux analysesdes sociologues amricains, dans les annes 1970-1980, quidnonaient cette drive qui fait se rapprocher de plus en plusle monde militaire du modle entrepreneurial.

    Si certains militaires ne ressentent plus aujourdhui le sacrde la mort, cest peut-tre aussi parce que linstitution mili-

    taire perd ce ct spar, trs diffrenci du monde civil.XAVIER BONIFACEHistorien, spcialiste de lhistoire de laumnerie militaire

    Vous avez parl de dialectique entre le prtre et le soldat.Nexiste-t-il pas aussi une rhtorique plus religieuse quemilitaire ?

    CLINE BRYON-PORTETMatre de confrences lInstitut national polytechnique de ToulouseDu ct des militaires, il y a aussi une interrogation sur les

    rapports avec le religieux. Le soldat ne peut pas ne pas sinterrogersur le terme mme dengagement. On dit que lon sengage dansles ordres et que lon sengage dans larme. Le terme de missionest galement commun aux deux institutions.

    VRONIQUE NAHOUM-GRAPPEAnthropologue, membre du comit de rdactionJai t trs frappe par lide que la mort est le don de ce

    que lon a perdu. Chez le soldat, la vie espre devient un

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    emblme parce quelle a t perdue. Mais il me semble que,dans le cas des gnocides ou des morts de masse comme lors

    dun bombardement atomique, par exemple, cela ne fonc-tionne plus. Je ne vois pas que lon puisse penser le mcanismedu gnocide et en sortir de la mme faon quaprs avoir vule film Quand passent les cigognes. Nous avons affaire ici un autremcanisme. La survie de la pense aprs le gnocide na pu sefaire quen se cautrisant, en dniant celui-ci, en ne le pensantplus.

    Par ailleurs, je ne pense pas que lon puisse dire quil existedes cultures lies la simple survie. part dans des momentsextrmes o, comme dans les camps de concentration, le corpssurvit la mort morale, et cest une grande souffrance, il nya pas de culture, il ny a pas de groupe, il ny a pas de biogra-phie sans sens du sacrifice, au moment des accouchements parexemple. Les tragdies particulires ne sont pas infimes ! Etcela, cest la description ethnologique qui nous le montre. Ladifficult, cest le rapprochement des notions de sens et desacr. Elles se frlent. Alors peut-tre que la notion de sacrnest pas celle de sens mais celle dun sens investi. Moi, je croisque si lon se penche sur la personne que les universitaires

    peroivent comme la plus ordinaire, uniquement occupe survivre dans son coin, on peroit une biographie o il y adu tragique, o il y a de la gnrosit, o il y a du sens et dusacrifice. Ce nest pas parce que lon ne peroit pas quelquechose que cela nexiste pas.

    MONIQUE CASTILLOProfesseur de philosophie luniversit Paris-XIII, membre du comit de rdactionLe sacr peut, bien videmment, appartenir plusieurs

    civilisations.En ce qui concerne la perte de sens, je suis frappe par le fait

    que ce sont sans doute nos socits qui sont le plus menacespar le risque dune vie devenue survivance. Il existe encore dessocits o le travail est li au sens.

    DAMIEN LE GUAYPhilosophe, essayiste et journalistePour reprendre ma casquette dhistorien de la mort, je

    voudrais prciser que la perte de la mort au sens social est

    certainement ne au moment des meurtres de masse de la

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    Premire Guerre mondiale. Cette exprience traumatisantepour lensemble de lEurope a fait perdre le respect, cet ancien

    rgime de la mort qui existait pralablement.Deuxime chose : jai lu rcemment dans le livre de StphaneAudoin-Rouzeau, Combattre, la rfrence un article dusociologue des civilisations Norbert Elias, qui montre queles traumatismes de la Grande Guerre puis du gnocide sontdes chocs de dcivilisation. Cest--dire que lon est sorti detoutes les normes de mort et de la matrise de la mort propreau militaire.

    QUESTION

    Je trouve trs intressantes toutes les tudes sur la notion desacrifice faites ici. Je crois que dans les liens, dans les simili-tudes entre linstitution ecclsiale et linstitution militaire, lacomprhension de la notion de sacrifice apporte beaucoup.Dans le catholicisme, la rfrence, cest le sacrifice du Christ.Or cest une notion qui a beaucoup volu ou qui est sujet dbat. Je pose donc la question suivante : Comment leChrist sest-il situ par rapport ses ennemis ? Car si onparle darme, cest parce quil y a des ennemis que lon peut

    dfinir de diffrentes manires. Longtemps on a enseignune thologie o le Christ subissait un chtiment divin aunom dune autorit divine et en raison dune transgression,dun pch. Aujourdhui, certains pensent la mort du Christcomme une forme de respect de lennemi : il aurait opt poursa propre mort plutt que pour celle de celui-ci. Les rapports la notion de sacrifice sont alors bien diffrents.

    MONIQUE CASTILLOProfesseur de philosophie luniversit Paris-XIII, membre du comit de rdactionLorsque le Christ dit aimez vos ennemis , le terme

    employ est inimicuset non hostis. Cela a un sens thique et nonun sens politique. Cest important.

    DAMIEN LE GUAYPhilosophe, essayiste et journalistePour prolonger la question : on est toujours dans cet

    cartlement de la socit chrtienne, pour faire vite, entreun paganisme assum et un christianisme qui vient, dune

    manire ou dune autre, sajouter ce paganisme naturel .

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    Je rappelle souvent ce propos du cardinal Danilou qui disaitqu aujourdhui [en 1966], la premire religion de lhomme

    europen, cest le paganisme . Nous naissons paens et nousdevenons chrtiens. Donc comment sarticule chez lhommechrtien cette notion de sacrifice, entre un idal de justice, depaix et damour, et les ralits dun homme paen ?

    DOMINIQUE ALIBERTMatre de confrences en histoire mdivale lInstitut catholique de Paris

    Je ne suis pas sr que lon puisse dire quil y a un hommepaen au Moyen ge. Je crois que ce qui fait la spcificit de lasocit mdivale, qui la rend incomparable, cest quelle estformate par le christianisme. Cest le seul moment de lhis-toire humaine o une socit se dfinit par son appartenancereligieuse. Jacques Le Goff sest ainsi toujours demand, et jele suis sur ce point, sil fallait parler dOccident mdival ou deChrtient mdivale. Les deux sont quasiment synonymes.

    Pour le Moyen ge, la question du sacrifice se joue autourdu sacrifice eucharistique. Tous les dbats thologiques ontpour objet le sens et le statut de leucharistie.

    Nous avons parl du sacrifice ultime comme tant celui du

    soldat. Je voudrais rappeler que la guerre mdivale tait peumeurtrire puisque le but du jeu tait de senrichir je voisque je viens encore de dchirer limage dpinal que vous avezdu chevalier. Je vous recommande ici la lecture de ladmirablelivre de Georges Duby quest Guillaume le Marchal. Le meilleurchevalier du monde, cest celui qui passe son temps ranon-ner ! Le but de la guerre chevaleresque, ce nest pas de tuerladversaire mais de le dmonter. Quand vous avez une armurede quarante cinquante kilos sur le dos, il devient en effetbien difficile de poursuivre le combat si vous tombez de cheval.Il sagit donc de dmonter ladversaire puis de le ramener larrire et de ngocier une ranon. Le dficit du royaume deFrance a ainsi commenc avec le paiement de celle de Jean leBon. Et le mme problme sest pos quelque temps plus tardlors de la capture de Du Guesclin qui aurait dclar je ne saissi la phrase est apocryphe ou relle : Toutes les femmesde France fileront pour payer ma ranon. Et cest ainsi queGuillaume le Marchal, petit chevalier anglo-normand, a pudevenir rgent du royaume dAngleterre sous le rgne du jeune

    Henry III.

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    Lapparition au XIVesicle de gens qui ne sont plus desprofessionnels de la guerre mais, appelons un chat un chat, de

    vritables soudards, fait augmenter la mortalit sur les champsde bataille. Crcy et Poitiers, les archers anglais transfor-mrent les chevaliers franais en vritables porcs-pics. Crcyet Azincourt sont de vritables chocs de civilisations. Philippe

    Auguste, par exemple, se gardera bien de se mettre au centrede la mle et prfrera rester labri entour des siens quichantent le Te Deum. La vraie rupture, cest lorsque les rois vontcommencer se faire reprsenter systmatiquement en armurealors quils ne seront plus jamais prsents sur les champs debataille.

    QUESTIONIl faut que je prcise que je suis ingnieur de larmement

    pour expliquer mon tonnement : je crois que nous navonsprononc ni le mot nuclaire ni celui de bombardementstratgique . Nous sommes donc un peu avant Hiroshima etNagasaki, avant Dresde et Cologne. Pourtant, ces vnementsdoivent aussi avoir un rapport avec le s