Histoire globale, mondialisations et capitalisme · et Braudel. C’est enfi n l’analyse des...

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HAL Id: halshs-00706169 https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00706169 Submitted on 20 Jun 2012 HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci- entific research documents, whether they are pub- lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers. L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d’enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires publics ou privés. Histoire globale, mondialisations et capitalisme Beaujard Philippe, Laurent Berger, Philippe Norel To cite this version: Beaujard Philippe, Laurent Berger, Philippe Norel. Histoire globale, mondialisations et capital- isme. Philippe Beaujard, Laurent Berger, Philippe Norel. La Découverte, pp.503, 2009, Recherches. <halshs-00706169>

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  • HAL Id: halshs-00706169https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00706169

    Submitted on 20 Jun 2012

    HAL is a multi-disciplinary open accessarchive for the deposit and dissemination of sci-entific research documents, whether they are pub-lished or not. The documents may come fromteaching and research institutions in France orabroad, or from public or private research centers.

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    Histoire globale, mondialisations et capitalismeBeaujard Philippe, Laurent Berger, Philippe Norel

    To cite this version:Beaujard Philippe, Laurent Berger, Philippe Norel. Histoire globale, mondialisations et capital-isme. Philippe Beaujard, Laurent Berger, Philippe Norel. La Dcouverte, pp.503, 2009, Recherches.

    https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00706169https://hal.archives-ouvertes.fr

  • INTRODUCTION 1

    Collection Recherches

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  • LA COLLECTION RECHERCHES LA DCOUVERTE

    Un nouvel espace pour les sciences humaines et sociales

    Depuis le dbut des annes 1980, on a assist un redploiement considrable de la recherche en sciences humaines et sociales : la remise en cause des grands systmes thoriques qui dominaient jusqualors a conduit un clatement des recherches en de multiples champs disciplinaires indpendants, mais elle a aussi permis douvrir de nouveaux chantiers thoriques. Aujourdhui, ces travaux commencent porter leurs fruits : des paradigmes novateurs slaborent, des liens indits sont tablis entre les disciplines, des dbats passionnants se font jour.

    Mais ce renouvellement en profondeur reste encore dans une large mesure peu visible, car il emprunte des voies dont la production ditoriale traditionnelle rend diffi cilement compte. Lambition de la collection Recherches est prcisment daccueillir les rsultats de cette recherche de pointe en sciences humaines et sociales : grce une slection ditoriale rigoureuse (qui sappuie notamment sur lexprience acquise par les directeurs de collection de La Dcouverte), elle publie des ouvrages de toutes disciplines, en privilgiant les travaux trans et multidisciplinaires. Il sagit principalement de livres collectifs rsultant de programmes long terme, car cette approche est incontestablement la mieux mme de rendre compte de la recherche vivante. Mais on y trouve aussi des ouvrages dauteurs (thses remanies, essais thoriques, traductions), pour se faire lcho de certains travaux singuliers.

    Lditeur

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  • SOUS LA DIRECTION DE

    Philippe Beaujard, Laurent Berger et Philippe Norel

    Histoire globale, mondialisations et capitalisme

    ditions La Dcouverte9 bis, rue Abel-Hovelacque

    Paris XIIIe

    2009

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  • ISBN 978-2-7071-5792-8

    Ce logo a pour objet dalerter le lecteur sur la menace que reprsente pour lavenir du livre, tout particulirement dans le domaine des sciences humaines et sociales, le dveloppement massif du photocopillage. Nous rappelons donc quen application des articles L. 122-10 L. 122-12 du code de la proprit intellectuelle toute photocopie usage collectif, int-

    grale ou partielle, est interdite sans autorisation du Centre franais dexploitation du droit de copie (CFC, 20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris). Toute autre forme de reproduction, intgrale ou partielle, est galement interdite sans lautorisation de lditeur.

    ditions La Dcouverte, Paris, 2009.

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    Remerciements

    Cet ouvrage est publi avec le concours du Centre dtudes des mondes africains (CEMAF), Paris-I/CNRS.

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  • Sommaire

    Prologue. Par-del leurocentrisme : les mondialisations et le capitalisme au prisme de lHistoire globale

    par Philippe Beaujard, Laurent Berger et Philippe Norel 7

    I. Histoire globale et intgration intercontinentale

    1. Lintgration de lhmisphre oriental du monde, 500-1500 apr. J.-C. Jerry Bentley 65

    2. Un seul systme-monde avant le XVIe sicle ? Locan Indien au cur de lintgration de lhmisphre afro-eurasien

    Philippe Beaujard 82

    3. De la comparabilit des civilisations eurasiennes Jack Goody 149

    4. Changement social et intgration des rseaux dchange dans la longue dure Thomas Hall et Christopher Chase-Dunn 159

    II. Histoire globale et capitalisme

    5. La construction dune conomie-monde europenne (1450-1750) Immanuel Wallerstein 191

    6. Lhypothse de la continuit historique du systme mondeBarry Gills et Robert Denemark 203

    7. Capitalisme et (ds-)ordre mondial Giovanni Arrighi et Beverly Silver 227

    8. La rgulation des systmes montaires dans lhistoire du capitalisme Michel Aglietta 261

    III. Histoire globale, effl orescences et mondialisations

    9. Effl orescences et croissance conomique en Histoire globale : une rinterprtation de lessor de lOccident et de la Rvolution industrielle

    Jack Goldstone 299

    10. Le machinisme induit-il une discontinuit historique ? Industrialisation, modernit prcoce et formes du changement conomique dans lHistoire globale

    Kenneth Pomeranz 335

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  • 11. Dynamique smithienne et cration des institutions du capitalisme : une analyse des mondialisations antrieures 1860 Philippe Norel 374

    12. La Chine et lconomie politique de son empire agraire dans lHistoire globaleRoy Bin Wong 403

    pilogue. Capitalisme et mondialisation. De lautonomie des trajectoires locales linterdpendance systmique globale

    Laurent Berger 421

    Bibliographie gnrale 469

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  • Prologue

    Par-del leurocentrisme : les mondialisations et

    le capitalisme au prisme de lHistoire globale

    Philippe Beaujard, Laurent Berger et Philippe Norel

    Ayant invent le mtier dhistorien, lEurope sen est servie son avantage. La voil toute prte clairer, prte tmoigner, revendiquer. Lhistoire de la non-Europe est peine en train de se faire. Et tant que lquilibre des connaissances et des interprtations ne sera pas rtabli, lhistorien hsitera trancher le nud gordien de lhistoire du monde, entendez la gense de la supriorit de lEurope.

    Fernand BRAUDEL.

    Dans la littrature anglo-saxonne, les publications sont lgion, depuis une quinzaine dannes, sur des thmes quon regroupe de plus en plus sous lap-pellation d Histoire globale . On peut reprer immdiatement plusieurs dimensions propres ce nouveau programme de recherche. Cest en premier lieu une analyse du rle crucial du monde non-europen dans lhistoire de lhumanit (avec la rhabilitation notamment de la Chine et de lInde pour la priode prcdant le XVIIIe sicle) pour sortir enfi n dune histoire par trop eurocentre . Cest ensuite un profond renouvellement de lanalyse en termes de systme-monde, pour prendre en compte la fois dautres espaces (lAfrique, locan Indien ou lAsie centrale) et surtout dautres poques, trs antrieures celles tudies par les fondateurs, Wallerstein et Braudel. Cest enfi n lanalyse des processus spcifi ques de mondiali-sation, notamment sur les deux derniers sicles, mais pas exclusivement : les interactions plurisculaires entre continents sont ainsi souvent perues comme partie dun processus global dexpansion des changes, anctre ventuel du mouvement contemporain de mondialisation. Plusieurs revues

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  • HISTOIRE GLOBALE, MONDIALISATIONS ET CAPITALISME8

    internationales existent dj1, en partie spcialises sur ces thmes, mais la littrature scientifi que franaise est reste assez discrte sur le sujet.

    LHistoire globale a t ds ses dbuts associe lanalyse historique du capitalisme, et lun des problmes majeurs lgus aux sciences sociales par Smith, Marx, Sombart, Weber et Polanyi : celui de la nature des changements sociaux impliqus par laccumulation systmatique grande chelle du capital technique, fi nancier et humain, ainsi que de la gense concomitante des rvolutions industrielles. On connat lenvergure et en mme temps la limite des rponses apportes ce problme par ces pres fondateurs. Smith mit en avant le rle naturellement stimulant du march mondial sur la division sociale du travail, et lobtention consquente de gains de pro-ductivit grce aux changes de longue distance. Marx situa de son ct lmergence du mode de production capitaliste dans les contradictions du fodalisme, travers la formation du capital marchand et la diffrenciation internationale des formes dexploitation du travail dbouchant avec le machi-nisme sur un capital spcifi quement industriel. Pour Sombart, en revanche, le capitalisme fut dabord le fruit du luxe et de la guerre conjugus2 des tats modernes en construction : les dpenses de prestige des lites et lexplosion des budgets militaires connurent ainsi leur apoge au temps du mercantilisme, suscitant alors proto-industrie, mais aussi dettes publiques et marchs fi nanciers. Weber prfra insister sur le processus historique de rationalisation de la recherche du profi t quil caractrisa par dfaut partir de la matrice religieuse du protestantisme calviniste. Quant Polanyi, ce fut en priorit la cration dun March autorgulateur qui, associ au processus de dsencastrement de lconomie et la marchandisation conjugue de la terre, du travail et de la monnaie , retint toute son attention.

    Quelles que furent loriginalit et la porte conceptuelle de ces analyses, elles se caractrisrent toutes nanmoins par une forme deurocentrisme, hrite de la faon implicite de poser le problme : toutes sattelrent en effet comprendre quelles qualits propres lOccident pouvaient expli-quer pourquoi le capitalisme tait n dans cette rgion et non en Orient. Les recherches ultrieures inspires de ces analyses furent conduites

    1. Notamment Review, la revue du Centre Fernand Braudel de lUniversit de Binghamton (New York) cre en 1977 (diteur R. Lee), le Journal of World History, cr en 1990 (University of Hawai, diteur J. Bentley), le Journal of World-Systems Research, journal lectronique cr en 2002 (Institute for Research on World-Systems, University of California, Riverside, diteurs C. Chase-Dunn et W. L. Goldfrank), et le Journal of Global History, lanc plus rcemment, en 2006 (Cambridge, diteurs W. G. Clarence-Smith, K. Pomeranz et P. Vries). Par ailleurs, la London School of Economics a lanc, depuis quatre ans, un Global Economic History Network qui regroupe une partie des chercheurs anglophones sur le sujet (Prsident : P. K. OBrien).

    2. Selon lexpression dAlain Bihr, .

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  • 9PROLOGUE

    chercher la solution du ct des ruptures et des discontinuits imagines entre les trajectoires historiques respectives de lOccident et de lOrient. Laccent fut mis en priorit sur le rle prpondrant de certaines rvolu-tions occidentales dterminantes. Des diffrentes rvolutions, agricoles [Brenner, 1985 ; Bairoch, 1997], scientifi que et technologique [White, 1969 ; Mokyr, 1990 et 2002 ; Crosby, 1997], dmographique et familiale [Macfarlane, 1993 et 1997], politique [Jacobs, 1958 ; North et Weingast, 1989], religieuse [Weber, 1995 et 1996 ; Bellah, 1957], commerciale, juridique et urbaine [Pirenne, 1939 ; North et Thomas, 1973] jusqu la Rvolution industrielle, il ny eut quun pas, celui de lexception culturelle et du miracle europen [Jones, 1981] ! Ainsi, Landes [1998] nhsitait-il pas rcemment encore attribuer la diffusion mondiale de traits prtendument caractristiques de la civilisation occidentale la responsabilit des mille dernires annes de dveloppement conomique et social mondial3. Et ce, mme si de nombreux travaux la suite de Childe [1942], et lexemple des mises au point rcentes de Goody [1999, 2004 et 2007], nont eu de cesse de rappeler la continuit relle et parallle en dpit de quelques priodes de repli du dveloppement des cultures marchandes et urbaines travers lensemble afro-eurasien depuis lge du Bronze. Il fut ainsi ais pour Frank [1998], Blaut [2000], Hobson [2004] ou bien encore Goldstone [2008] de revenir aux fondamentaux du relativisme mthodologique pour mieux dconstruire et infi rmer point par point la nature fallacieuse des prjugs lgard de lOrient.

    Cette prise contre-pied de leurocentrisme a permis de revisiter et de conjuguer avec fcondit le double hritage des recherches menes par lcole des Annales [Burguire, 2006] et par le courant de la World History labor aux tats-Unis [Manning, 2003], sur la base des travaux de Hodgson [1963] et de Mc Neill [1963]. Au plan acadmique, la World History a fait natre de nombreux cours dhistoire du monde dans les universits anglo-saxonnes, rquilibrant le poids des continents non-occi-dentaux dans lenseignement. Ces cursus ont incarn une forme de refus de leurocentrisme ou de lhistoire tunnel dnonce par Blaut [1993], histoire qui, soit oublie les chronologies des autres, soit ne les considre quen raction aux faits et gestes de lOccident. Mais ils ont aussi vis un objectif, la fois louable et cependant profondment ambigu : laborer une sorte de grand rcit ngoci de lhistoire universelle, susceptible dtre accept par des socits aux visions du pass lvidence diffrentes, voire antagonistes aujourdhui encore

    3. Grce notamment sa propension lacculturation et son thique du travail, ses savoirs, techniques, idologies politiques, structures familiales, valeurs culturelles, consommations prfrentielles, etc.

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    LHistoire globale sest donc dveloppe au travers de programmes de recherche reprenant certains acquis et mthodes de la World History , tout en corrigeant leurs travers grce aux apports fondamentaux de lEcole des Annales et des uvres incontournables de Fernand Braudel [1949, 1969, 1979, 1985] et de Maurice et Denys Lombard [1971, 1972, 2001-2002 et 1988, 1990]. Laccent a ainsi t mis sur la structure des connexions conomiques, politiques et culturelles entre rgions du monde et entre continents, dans le but de faire apparatre des systmes et des processus de plus en plus globaux. Limportance accorde ces jeux dchelles a mme pouss certains historiens, tel Mazlish [1998], dfendre lide selon laquelle lHistoire globale se devait de marquer sa diffrence avec la World History , en tant non plus une description, disons terre terre, des mondes existants et de leurs connexions, mais un regard en quelque sorte extrieur sur le globe en tant que tel. La New Global History de la sorte esquisse se focaliserait par consquent sur lhistoire de la mondialisation en poussant aussi loin que ncessaire lanalyse de ses causes ou antcdents. Elle sintresserait en priorit tous les processus historiques quil parat plus adquat danalyser au niveau global quaux niveaux local, national ou rgional . La New Global History permettrait ainsi en creux de comparer les modalits concrtes locales dexpression de ces processus globaux, rompant de fait avec lhypothse dun grand rcit. Les principaux artisans de la transformation de la World History en Histoire globale [Northrup, 2005] ont reconnu le bien fond ne plus se contenter dune intgration horizontale , cest--dire dune simple mise en rela-tion des expriences humaines un moment particulier de lhistoire. Ils ont compris quil leur fallait aussi procder une intgration verticale , cest--dire identifi er des priodes signifi catives dans la longue dure et surtout fournir des modles dexplication des volutions au sein de cette dernire. Moins descriptive et plus analytique, cette faon de faire lhis-toire leur est apparue comme ne pouvant tre que solidaire des questions que nous pose notre prsent mondialis, et par consquent indissociable dune relecture de lhistoire de lHumanit en fonction des interrogations contemporaines. On retrouve ici, clairement assume, la fameuse dpen-dance tlologique de toute dmarche historique, prement discute en son temps par la philosophie critique de lHistoire [Aron, 1970].

    Lhistoire des processus constituant ce quon appelle aujourdhui la mondialisation serait donc, en dernier ressort, au cur de lHistoire glo-bale. Cet nonc ne rsout cependant aucunement la diffi cile question des rapports entre ces processus globaux du pass (migrations, pidmies, cra-tion de diasporas commerciales) et la mondialisation prsente. Plusieurs publications rcentes sy sont essayes avec des fortunes trs diverses. Hopkins et son quipe [2002], malgr la grande richesse de leurs remarques

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    historiques, ont peut-tre seulement contourn le problme en sappuyant sur une priodisation postule de la mondialisation : dune forme archaque, domine par les diasporas, les grands empires et la diffusion des grandes religions, on serait pass la proto-mondialisation impulse par le mercanti-lisme des XVIIe et XVIIIe sicles, puis sa forme moderne lie la Rvolution industrielle et limprialisme, enfi n la mondialisation postcoloniale depuis 1950. Mais la mondialisation y est fi nalement peu conceptualise (et sa dimension conomique sans doute insuffi samment approfondie, en tout cas non thorise), limage, par exemple, de la fresque stimulante de Northrup [2005] affi rmant que lhistoire, avant lan 1 000 de notre re, est celle dune grande divergence , lhistoire postrieure voyant peu peu les forces de convergence lemporter, comme latteste entre autre la diminution depuis cette date du nombre de langues pratiques la surface du globe. Si Northrup tente de restaurer une continuit historique sduisante en fondant la mondialisation actuelle dans un mouvement beaucoup plus fondamental et vieux dun millnaire, il nclaire pas pour autant la nature de ces forces , si ce nest rappeler encore une fois le rle dterminant des technologies de transport, de communication et de destruction dans la transformation des fl ux et des expriences migratoires.

    La diffi cult principale est donc de regrouper, pour mieux les distinguer, lensemble des travaux, par ailleurs de plus en plus nombreux, se rcla-mant de lHistoire globale. Dans le texte introductif du premier numro du Journal of Global History, OBrien [2006] propose une distinction fonde sur la mthodologie, entre des historiens soucieux de dcrire et analyser les interactions, les connexions entre socits loignes, sur la base dun traitement rudit sur plusieurs sites des archives disponibles en diffrentes langues lhistoire connecte de Subrahmanyam [2005] , et dautres travaillant plus partir de comparaisons entre socits pour dgager les originalits de chacune, donc leur place dans la structure globale, grce la mobilisation supplmentaire de sources de seconde main lhistoire compare de Lieberman [2003]. la rfl exion, cette distinction de mthode ne semble que marginalement utile pour reprer des courants ou des coles de pense, dans la mesure o la majorit des recherches relve clairement de ces deux approches. Rien de fait ne vient interdire de pratiquer la seconde quand on est majoritairement adepte de la premire : Pomeranz [2000] en a fait la vivante dmonstration dans son magistral ouvrage sur la Grande Divergence entre lEurope et la Chine au XIXe sicle Une telle diffren-ciation, centre sur lapproche mthodologique, risque fort docculter des partis pris thoriques et problmatiques plus fondamentaux. Et ce, mme si certaines dissensions tiennent par exemple dune prfrence argumente en faveur dune mthodologie dductive (cf. les travaux de Fogel et North propres la New Economic History ) plutt que dune mthodologie

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    inductive, plus soucieuse de gnraliser et de thoriser sur la base de faits historiques compars certains diraient styliss , et non de modliser a priori des rgimes daccumulation du capital dont tout indique a posteriori quils dpendent troitement de squences et de contextes historiques sp-cifi ques [Boyer, 2005]. LHistoire globale, loin dchapper la querelle des mthodes (Methodenstreit), senracine bien au contraire dans les dbats suscits au tournant du sicle entre lcole autrichienne incarne par Menger et lcole historique allemande renouvele par Schmoller.

    LHistoire globale a en fait une triple particularit essentielle. Elle est dabord fondamentalement transdisciplinaire, ce qui signifi e quelle sla-bore conjointement sur la base et la croise de disciplines voisines, dont les apports spcifi ques ncessitent dtre intgrs partir dune littrature secondaire commune. Autrement dit, il existe une conomie [Norel, 2004 et 2005 ; ORourke & Williamson, 1999], une anthropologie [Goody, 1971 ; Terray, 1974 ; Ekholm & Friedman, 2007], une sociologie [Sassen, 2006 ; Tilly, 1990], une gographie [Harvey, 2006 ; Grataloup, 2007], une archo-logie [Sherratt, 1994 ; Stein, 1999], une science politique [Wilkinson, 1987 ; Goldstone, 1991] et bien entendu une histoire connecte et/ou compare [Gruzinski, 2004 ; Chaudhuri, 1990], toutes susceptibles dalimenter au confl uent de leurs recherches le grand fl euve de lHistoire globale, dont les navigateurs aviss ont toujours la possibilit rebours de remonter le cours de ses affl uents les plus spcialiss. Pour fi ler la mtaphore fl uviale, ces diffrentes disciplines en amont nourrissent en donnes et en concepts les problmatiques propres lHistoire globale (les jeux dchelles et les macroprocessus dintgration des sphres dactivits sociales), tandis quen aval les lectures de seconde main induisent un espace de confrontation des faits et des thories constitutif de son discours.

    Or, la seconde caractristique de lHistoire globale est lmergence dobjets de recherche indits, certes traits traditionnellement sous dautres formes au sein de telle ou telle discipline, mais dsormais rlabors par les questionnements propres cette mtadiscipline . Cette cration de nou-veaux objets, dans le dialogue entre reprsentants de disciplines diffrentes ou de champs de recherches distincts, conduit relativiser les dcoupages domaniaux la fois au sein de chaque discipline et bien entendu au cur de lHistoire globale. Mme si celle-ci est en effet bien souvent compartimen-te en sous-ensembles commodes pour la recherche, plutt tourns vers le politique [Mann, 1986], le religieux [Bentley, 1993], lconomique [Norel, 2004], ou bien encore la parent [Goody, 2000], ceux-ci sont cependant fi ctifs du point de vue des relations, des dpendances et des chevauche-ments concrets qui entremlent la plupart du temps indistinctement ces diffrentes sphres dactivits sociales. Lidal impossible, soulignait dj Braudel [1979, p. 550], ce serait de tout prsenter sur un seul plan et dun seul

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    mouvement. La pratique recommander, conseillait-il, cest, en divisant, de garder lesprit une vision globalisante . Or, cette vision globalisante, seul contrepoint ncessaire la fragmentation thmatique et disciplinaire de fait pratique, est en ralit assure par la troisime particularit majeure de lHistoire globale, qui est son ancrage thorique et le dploiement de ses analyses comprhensives et explicatives dans le sillage respectif de lune des principales fi gures fondatrices des sciences sociales aux XVIIIe et XIXe sicles, ainsi Adam Smith pour les sources classiques, Karl Marx pour les rfrences marxistes, Carl Menger pour les positions noclassiques, et Gustav Von Schmoller pour les perspectives historicistes.

    Dans la mesure o lHistoire globale sintresse aux mondialisations et lmergence puis lvolution du capitalisme, elle peut tre organi-se autour de trois grands courants thoriques. Ces courants se dploient autour danalyses du changement social, seules mme de dpasser le compartimentage prcdemment voqu. Le premier courant colle stricte-ment aux thories conomiques orthodoxes de lutilit, du choix rationnel et des mcanismes dajustement du march, en se rvlant en dfi nitive peu ouvert lhritage de la World History et de lcole des Annales. No-institutionnalistes et noclassiques, les successeurs de Menger soit laborent une Histoire globale sur la base de la thorie des jeux et des cots de transaction [North, 1981 ; Greif, 2006], soit assimilent mondia-lisation et phnomnes historiques de convergence des prix de biens et de facteurs [ORourke et Williamson, 1999], pour conclure labsence de toute globalit avant le XIXe sicle. Le deuxime, peut-tre le plus original quoique le plus clectique, prend appui sur les ides de Smith [Wong, 1997 ; Pomeranz, 2000], tout en mobilisant abondamment dautres rfrences, telles la critique polanyienne [Norel, 2007] ou lanthropologie amricaine hritire de lcole historique allemande [Curtin, 1998a ; Bentley, 1993]4. Le troisime, dinspiration marxiste assez large, repose sur un modle systme-monde [Abu-Lughod, 1989 ; Frank et Gills, 1993 ; Arrighi, 1994 ; Chase-Dunn et Hall, 1997 ; Frank, 1998 ; Denemark, Friedman, Gills et Modelski, 2000 ; Beaujard, 2005] largement sophistiqu depuis Braudel, avec cependant une dmarcation importante entre Wallerstein (qui tend relativiser lexistence dune vritable conomie-monde avant le XVIe sicle) et les auteurs cits ci-dessus.

    On le devine, les lignes de dmarcation entre ces trois courants restent minemment mobiles. Par ailleurs, les sparations entre le premier et le second courant, comme entre le deuxime et le troisime sont parfois

    4. Ainsi, Huang [1990] reprend son compte, pour caractriser sur plus de six sicles lhistoire ruale chinoise comme une croissance sans dveloppement , la notion dinvolution forge par Geertz [1963] pour analyser les changements de lagriculture indonsienne.

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    tnues : les deux premiers se rejoignent par exemple du point de vue de leur thorie de la rationalit Hayami [1986] et de Vries [1994] concevant la rvolution industrieuse au Japon et en Europe partir des notions de capital humain et dutilit marginale ; le second partage avec le troisime une certaine thorie de la valeur, certains ne rcusant pas lapproche en termes de systme-monde et reconnaissant, tel Bentley [1999], lexistence de cycles et la mise en place dune division du travail entre rgions sur la base dchanges commerciaux, biologiques et culturels. Avant cependant de prsenter ces courants dans toute leur cohrence interne, il semble important de procder une clarifi cation de terminologie concernant le titre mme de cet ouvrage, et de rpondre pour cela un certain nombre de questions lmentaires : quentend-on habituellement par mondiali-sation et quel est lusage possible de ce concept ? LHistoire globale se confond-elle avec lhistoire de la mondialisation ? Dans quelle mesure peut-on parler de diffrentes phases (ou types) de mondialisation ? La notion de capitalisme peut-elle recouvrir le spectre de ses variantes gogra-phiques et historiques, dont lcole de la rgulation [Aglietta, 1976, 2007 ; Boyer, 1986, 2004] a montr pour la priode contemporaine lvolution et la diversit des formes institutionnelles, des rgimes daccumulation et des modes de rgulation ?

    HISTOIRE GLOBALE ET MONDIALISATION

    La mondialisation est dabord un phnomne contemporain et sa dfi ni-tion apparat en consquence historiquement situe. Si lon se focalise sur sa dimension conomique, la mondialisation est souvent analyse, non comme une simple mise en connexion des marchs nationaux, mais comme la cration dun vritable march mondial d-segment, concernant les biens et services, mais aussi les facteurs de production (terre, travail et capital) et contraignant en retour les conomies nationales. La mondialisation est donc beaucoup plus quune simple internationalisation des marchs dans la mesure o les espaces conomiques nationaux perdent dsormais une part de leur pertinence en tant quentits conomiques reprsentatives. Non seulement le march mondial contraint ces espaces (cest notamment le cas du march fi nancier unifi ), mais encore les fi rmes transnationales les dissolvent par les transferts quelles ralisent au sein de la structure (ou du rseau) qui relie les diffrents ples de leur activit. Plus rcemment, on a mis en vidence ce mme pouvoir de ngation des entits conomiques nationales travers laffaiblissement des rgulations tatiques sur un terri-toire donn et leur transfert un niveau souvent supranational [Kbabdjian, 2006], que ce soit de droit (OMC, BCE) ou encore de fait (FMI).

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    Lis cette apparition du march mondial, des phnomnes de conver-gence des prix des biens et services, comme des prix relatifs des facteurs, ont t particulirement mis en exergue [ORourke et Williamson, 1999]. Ce qui amnerait grossirement considrer la mondialisation contempo-raine comme un processus de rduction de certaines ingalits, par exemple sous la forme dune diminution de lcart salarial entre pays mergents et pays anciennement dvelopps. On sait que la ralit est nettement plus nuance : cration dingalits internes aux conomies nationales, le plus souvent au dtriment du facteur de production relativement rare ; diminution ou acclration de ce rattrapage en fonction de la croissance des pays partenaires et de leur trajectoire dmographique ; distinction faire entre produit par tte et revenu du travail, etc. Par ailleurs, si lon sort de la comparaison entre salaires, il est clair que les ingalits entre les plus pauvres et les plus riches de la plante saccroissent. Il nen reste pas moins que pour le courant noclassique, des indicateurs prcis de conver-gence caractrisent la mondialisation contemporaine. Sur cette base trs gnrale (cration dun march mondial et phnomnes de convergence dune part, dissolution partielle des espaces conomiques nationaux dautre part), il apparat que seules deux phases de mondialisation sont clairement identifi ables historiquement, depuis le milieu des annes 1980 dune part, entre 1860 et 1914 dautre part. Et encore, lattaque frontale des espaces nationaux ntait que trs embryonnaire la fi n du XIXe sicle, au cours de la premire mondialisation, mme si le fonctionnement de ltalon-or permettait de rguler lconomie mondiale indpendamment des pouvoirs tatiques nationaux. En de de 1860, il semble totalement exclu de parler de mondialisation au sens dfi ni par ces deux groupes de critres. Cette approche de la mondialisation, largement dominante chez les conomistes, sera ici qualifi e de dfi nition de la mondialisation au sens strict.

    Il est cependant possible de se placer un niveau plus abstrait, en quit-tant ces indicateurs empiriques assez rducteurs. Ils rvlent en effet la mise en place dans les priodes de mondialisation prcites dune synergie particulirement forte entre une expansion gographique des productions destines aux changes (pas ncessairement marchands) dune part, et une progression de la rgulation marchande dautre part, cest--dire une coordination dcentralise de lensemble des activits par le biais des prix. Au point du reste quil est souvent diffi cile de dissocier les deux phnomnes. Depuis le milieu des annes 1980, nous assistons ainsi une expansion spatiale des changes conomiques (conversion de la Chine au socialisme de march , dsintgration du bloc sovitique, rintgra-tion progressive des pays un temps surendetts de lAmrique latine et de lAfrique subsaharienne) en concomitance avec une hgmonie plus marque du March sur lorganisation conomique (faible rgulation

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    du march mondial, apparition dinstances rgulatrices particulirement market-oriented, pntration de nos comportements par la rationalit conomique ). un autre niveau dabstraction, donc en gnralisant, la mondialisation sidentifi erait la synergie entre ces deux phnomnes, leur dialectique propre, sous des formes par ailleurs toujours renouveles. Il va sans dire que cette synergie joue aussi dans les annes 1860-1914 : expansion gographique avec lintgration de la Chine aprs les guerres de lopium, mainmise britannique sur lAmrique latine indpendante, expansions coloniales dune part, progression de la rgulation marchande avec la libralisation du commerce, les premiers mouvements de capitaux au titre de linvestissement de portefeuille, la rgulation rigide propre ltalon-or, dautre part.

    Si lon accepte une telle approche des phases de mondialisation comme relevant de cette synergie entre lexpansion gographique et le chan-gement institutionnel menant plus de March, il est alors sans doute possible de relever, avant mme le milieu du XIXe sicle, dautres processus de mondialisation. Par exemple, il semble acquis que la Rvolution indus-trielle dans sa premire phase (1750-1830) doit beaucoup la nouvelle matrise des mers conquise par la Grande-Bretagne (laquelle rentabilise les innovations techniques en fournissant les matires premires en quantit et en offrant de nouveaux dbouchs, tout en apportant un capital substantiel la premire conomie industrielle). Or, cette Rvolution industrielle nest rien dautre, pour Weber, que larrive maturit du capitalisme (les six conditions weberiennes ncessaires une recherche rationnelle du profi t tant enfi n runies), autrement dit une tape dcisive dans la progression de la rgulation marchande. Dans cette confi guration historique, la synergie jouerait sans doute plus dans le sens dune infl uence dterminante de lex-pansion gographique sur lapprofondissement de la rgulation marchande (surtout du reste lintrieur de lconomie nationale britannique). Mais dautres priodes rvleraient sans doute une mme infl uence univoque : les Pays-Bas crent ainsi les institutions de leur conomie nationale de march grce une vidente domination sur les commerces en Europe et en Asie, au moins dans la premire moiti du XVIIe sicle. Des formes de mondialisation sont peut-tre observables bien plus tt, ds la naissance de ltat en Msopotamie qui saccompagne de lessor dun commerce longue distance avec lAnatolie et le golfe Persique, dune augmentation de la production, dune diversifi cation de la division sociale du travail5. Ces formes manifestent une premire recherche rationnelle du profi t, et montrent

    5. Ds le 4e millnaire av. J.-C., des tablettes de lpoque Uruk Tardive (ca. 3200 av. J.-C.) donnent des listes de titres et de mtiers [Nissen, 2004, p 13], qui seront rptes sur prs de mille ans.

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    le dveloppement dun march de la terre et du salariat, au IIIe millnaire en tout cas, en liaison avec lapparition de lintrt sur des dettes et des prts commerciaux paralllement au vhicule montaire que reprsente largent mtal [Powell, 1977 ; Hudson, 1996 et 2002 ; Beaujard, 2009a et b].

    Dans cette perspective, qui sera qualifi e ici de dfi nition au sens large, lhistoire des processus de mondialisation ne saurait donc se rduire lana-lyse des seules phases reconnues, de 1860 1914 et depuis les annes 1980. Est-ce dire pour autant que lhistoire des processus de mondialisation sidentifi erait lHistoire globale ? Autrement dit, peut-on imaginer que la recherche des priodes de mondialisation antrieures, ou de processus prcurseurs, sature en quelque sorte le programme de recherche de lHis-toire globale ? Il ne saurait videmment en tre question : mme si lagenda de lHistoire globale est largement infl uenc aujourdhui par lanalyse des processus lointains de mondialisation, il est infi niment plus vaste. Et ce, en premier lieu, parce quil concerne des socits et des espaces o, si lexpansion gographique des productions destines lchange est le plus souvent prsente, la progression de la rgulation marchande ne semble pas lordre du jour ou se voit, linverse des phases de mondialisation, svrement contrarie, tout le moins contrle.

    Telle quelle apparat dans la littrature, lHistoire globale est lvi-dence beaucoup plus riche que lhistoire des processus de mondialisation, notamment rduite leur dimension conomique. Elle traite en effet des rseaux dchanges globaux, pacifi ques ou violents, en fonction de leurs fl ux caractristiques (biens, services, capitaux, information, populations) et selon leur morphologie (tendue, confi guration hirarchique ou rhizomique), en tenant compte des formes dinteractions institues entre les partenaires dchanges. Ltude de ces dernires relve ainsi de deux registres : dune part, leur frquence, leur intensit, leur caractre direct ou indirect, leur temporalit ; dautre part leur logique interne (rciprocit, redistribution, commercialisation, prdation, protection, transmission, etc.). Ainsi, le mar-ch ne reprsente que lune des modalits de lchange avec lextrieur : les tributs millnaires propres la sphre dinfl uence chinoise, limpt d Rome par ses priphries, les changes diplomatiques entre tats, les chan-ges prix administr6 par les pouvoirs politiques gyptien ou carolingien, les changes de rapine de certaines compagnies commerciales occidentales au XVIIe sicle ou encore le commerce coups de canon du XIXe sicle ne relvent pas du march. En ce sens, lHistoire globale est donc beaucoup

    6. Les donnes dont nous disposons aujourdhui conduisent relativiser limportance de cette fi xation des prix par les tats, en Asie occidentale surtout. Le 2e millnaire av. J.-C., par exemple, dans les priodes assyrienne et babylonienne anciennes, montre des marchs aux prix fl uctuants en partie rguls par le jeu de loffre et de la demande [Veenhof 1987, 1999, Glassner, 2002]. En Grce ancienne, les prix variaient et infl uenaient en retour la production [Bresson, 2000].

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    plus large que lanalyse, dans les processus de mondialisation, des progrs de la rgulation marchande. De fait, elle prend en compte la nature des rapports de pouvoir, et sintresse aussi bien aux rseaux religieux [Ray, 1994 ; Foltz, 1999] quaux transferts de techniques sur longue distance et aux rappropriations technologiques rsultant de ces transferts : on vo-quera ici la lettre de change transforme par les cits-tats italiennes au XIIe/XIIIe sicle partir dinstruments de crdit dj utiliss dans lespace musulman, le passage de la mtallurgie du fer dAsie centrale en Chine au dbut du Ier millnaire av. J.-C. aboutissant la fabrication de fonte et dacier [Wagner, 2008], ou bien encore ladoption par lEurope de lim-primerie utilisant des caractres mobiles, expriments par les Chinois au XIe sicle, technologie transfre grce aux contacts tablis sur les routes de lempire mongol au XIIIe sicle.

    LHistoire globale traite aussi de ladoption de certaines consomma-tions (et notamment les dtournements dusage de certains produits, cas du chocolat ou du sucre Mintz, 1986 par exemple) ou encore de dif-fusion de plantes et de cultures alimentaires avec les effets dstructurants et restructurants qui les accompagnent, tant dans la socit de dpart que dans celle darrive [Pomeranz & Topik, 1999]. Elle cherche galement cerner les fl ux plantaires de mtaux prcieux et leurs dterminants, mon-trant par exemple que la production dargent au Mexique et en Bolivie, au XVIe sicle, rpondait une demande chinoise plus queuropenne [Flynn & Giraldez, 1995]. Elle tudie les acteurs de ces liens de longue distance, en particulier les diasporas (juive, armnienne persane, arabe, gyptienne, sogdienne, indienne, chinoise, dioula, swahilie) qui ont fait le commerce afro-eurasien sur cinq millnaires [Curtin, 1998a], et dont les pratiques sont trs loin de sidentifi er celles des membres des compagnies des Indes orientales , britannique ou nerlandaise, de la priode mercantiliste [Chaudhuri, 1985]. LHistoire globale sintresse par ailleurs aux inno-vations institutionnelles. Niemeyer [2000] a ainsi montr que les poleis grecques ont emprunt aux ports phniciens lalphabet mais aussi rlabor certains principes organisationnels, peut-tre lide mme de polis . Il nexiste pas en fait un champ de recherche qui ne soit susceptible de faire lobjet dune tude historique globale. Cest larticulation de sphres diffrentes dactivits sociales, la croise dchelles dinteraction go-graphiques et de temporalits multiples, qui caractrise fondamentalement ce type dapproche.

    Essayant de reprer les synergies entre les diffrents contacts, chan-ges ou transferts, lHistoire globale est donc plus large que lhistoire des processus de mondialisation ; elle peut ainsi, de par sa perspective, contribuer celle-ci. En analysant les institutions des changes, dans

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    le cadre de monographies prcises et dans une vise comparatiste, elle apporte un matriau prcieux ltude des liens entre expansion gogra-phique et construction du March. Par ailleurs, en montrant les voies par lesquelles se constitue un embryon de socit globale (homognisation relative des techniques, diffusion des modles de consommation, circu-lation des signifi ants culturels ou religieux, mtissages des populations), lHistoire globale claire les processus de mondialisation culturelle [Warnier, 1999].

    Faut-il fi nalement employer le terme de mondialisation ou celui de globalisation ? On sait que ces deux termes, en franais, ne sont que deux traductions alternatives dun mme substantif anglo-saxon, globalization, par ailleurs polysmique [Friedman, 2004]7. Il ny a donc pas de nuance possible, en tout cas en anglais, entre les deux termes, ce qui conduirait considrer lusage de lun ou de lautre comme strictement indiffrent. Dans la mesure, par ailleurs, o le vocable Histoire globale semble stre impos en franais, dans le sens large que nous venons de dcrire (et que lappellation histoire mondiale renverrait par trop lide dun grand rcit consensuel), il est peut-tre prfrable de garder le terme de mondialisation pour dcrire la synergie analyse entre expansion go-graphique et changement institutionnel . En parlant ainsi d Histoire globale dun ct, de processus de mondialisation de lautre, on vitera sans doute de regrettables confusions

    MONDIALISATION ET CAPITALISME

    La seconde clarifi cation apporter concerne les liens entre mondiali-sation et capitalisme. Et ces derniers seront videmment trs diffrents, suivant que lon considre le capitalisme comme un mode de production spcifi que (Marx), une organisation conomique permettant une recherche rationnelle du profi t (Sombart et Weber), ou bien encore un ensemble de pratiques visant contourner les marchs rglements en vue de crer des situations monopolistiques [Braudel]. Cest pourquoi il importe de revisiter les principaux concepts et thses des prcurseurs de lHistoire globale, pour mieux identifi er les fi liations et les singularits des constructions thoriques contemporaines.

    7. Le terme globalization peut se rfrer un processus dintgration mondiale, conomique et culturel, ou dsigner une perspective dtude des processus historiques selon des jeux dchelles.

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  • HISTOIRE GLOBALE, MONDIALISATIONS ET CAPITALISME20

    Marx et le mode de production capitaliste

    Le capitalisme dsigne chez Marx un mode de production, cest--dire trs gnralement une combinaison de forces productives, un certain niveau de dveloppement, avec des rapports de production particuliers. Les rapports de production spcifi quement capitalistes se caractrisent, pour Marx, par la tendance la gnralisation de lchange marchand et par lextension du salariat. Le mode de production capitaliste combinera donc primat de lchange marchand, extension du salariat et forces pro-ductives au stade du machinisme.

    Comment naissent les rapports de production capitalistes ? Cest lap-propriation prive des moyens de production par la bourgeoisie et la noblesse qui, partir de la fi n du Moyen ge, oblige une partie des paysans et artisans vendre leur force de travail. Ils subissent alors, notamment sous la forme du salariat, une extorsion de plus-value (ou surtravail). Cest lchange marchand qui dtermine lampleur de ce surtravail. En effet, le montant montaire du salaire ouvrier schange contre des biens de sub-sistance fabriqus en un temps de travail moindre que le temps de travail ouvrier rmunr par ce salaire. La diffrence constitue le surtravail. Cette plus-value nest cependant ralise que si le capitaliste parvient vendre le produit du travail de ses salaris, sanction par lchange marchand du pari productif.

    Comment voluent ces rapports ? Ils sont soumis la dynamique impulse par les propritaires des moyens de production, lesquels ne peuvent reproduire leur position sociale quen se pliant au jeu de lac-cumulation illimite de la plus-value, ce qui signifi e investir, encourager linnovation et la division technique et sociale du travail pour diminuer les cots de production et maximiser les profi ts. Cette contrainte simpose chaque capitaliste par la structure concurrentielle de production. Elle rsulte aussi du fait que la richesse est le fondement du pouvoir dtat et de la puissance militaire dans le capitalisme, comme de la ncessit pour la bourgeoisie de sapproprier lappareil dtat afi n de faire primer ses intrts de classe.

    Quelle chronologie peut-on poser quant la gense de ce mode de production ? Si le rapport de production capitaliste apparat progressive-ment entre les XIIe et XVIe sicles, il ne devient prgnant quavec le stade industriel de dveloppement des forces productives partir du dbut du XIXe sicle, lequel tend le salariat dans le cadre dune structure de pro-duction concurrentielle et dune application dtermine de la science la technique. On peut donc sans doute distinguer, chez Marx, lmergence du capitalisme (XVIe -XVIIIe) et son arrive maturit (XIXe). Or chacune de ces deux phases entretient un rapport distinct avec lconomie maritime ,

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    puis lconomie internationale. On distinguera donc deux liens successifs, chez Marx, entre mondialisation (conue comme synergie entre expansion gographique des changes et progression de la rgulation marchande) et capitalisme.

    La phase dmergence du capitalisme sappuie fondamentalement sur lexpansion des rseaux dchanges pour raliser une accumulation primitive de capital, grce au commerce triangulaire, la colonisation des Amriques, et plus gnralement au dploiement extrieur et int-rieur du capital marchand (putting out system puis manufactures), en symbiose avec ltat en voie de modernisation. Mais il y a plus que la constitution dun trsor de guerre . En offrant des dbouchs nouveaux aux producteurs des puissances centrales, lexpansion gographique des changes justifi e pleinement, par exemple les enclosures britanniques qui, non seulement augmentent la production de laine destine une demande textile ibrique fi nance par largent amricain, mais surtout crent une main-duvre oblige de vendre sa force de travail (phnomne condui-sant au salariat). En ce sens, lexpansion gographique des changes contribuerait de faon dcisive lapparition du rapport de production capitaliste lui-mme.

    En revanche, une fois le mode de production capitaliste arriv matu-rit, au dbut du XIXe sicle, cest alors sa propre logique de dveloppe-ment (baisse tendancielle du taux de profi t ou recherche dun quilibre entre sections productives) qui dtermine lexpansion gographique des changes (on reconnat videmment ici la thorie de limprialisme, quelle sinspire de Lnine ou de Luxemburg). Pour Marx, cette logique de dve-loppement se caractrise par sa cyclicit et par deux moyens extrieurs de rsolution de ses contradictions. Cest en premier lieu lexportation de capital, plus gnralement la mobilit des capitaux, qui permet de restaurer un taux de profi t dclinant au centre. Cette mobilit sinscrit par ailleurs dans le sillage plus ancien du systme de crdit international qui, par le jeu des dettes des espaces tatiques juridictionnels, permet lmergence alterne de ples centraux dans le capitalisme : Venise fut ainsi cran-cire des Pays-Bas qui, leur tour, devinrent cranciers de lAngleterre (dont seront ensuite temporairement dbiteurs les tats-Unis), comme le dveloppera Arrighi [1994]. Cest ensuite le dveloppement du commerce extrieur des biens de base et des moyens de production moindre cot : son corollaire est la fois la proltarisation des populations la marge du systme capitaliste pour la constitution dune arme de rserve lchelle globale et lincorporation de marges extrieures celui-ci dans une nouvelle division internationale du travail deux points sur lesquels insistera Wallerstein [2006].

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  • HISTOIRE GLOBALE, MONDIALISATIONS ET CAPITALISME22

    Sombart et Weber : de lesprit du capitalisme au fonctionnement du systme conomique capitaliste

    Ces deux auteurs prtent attention la spcifi cit historique et culturelle des institutions propres aux civilisations (uniquement europenne pour Sombart), et ce, aux dpens des interactions ventuelles entre celles-ci. La mondialisation apparat alors comme un processus de rationalisation des activits sociales stendant progressivement lensemble des socits touches par le capitalisme. Elle sidentifi e donc la diffusion de ce der-nier. Pour Sombart, ce processus conduit en priorit laffranchissement des contraintes lies aux sources dnergie humaine/animale et lemploi des matriaux organiques, grce lapplication technique des dcouver-tes scientifi ques, source de destruction cratrice [1913, p. 207]. Il est initialement port par lesprit dentreprise de la diaspora juive et la mentalit bourgeoise du patriciat urbain des cits-tats italiennes de la Renaissance, prfi gurant lmergence de lentrepreneur pre au gain, indi-vidualiste, conqurant, comptitif, mais aussi attentif une certaine morale des affaires. linverse, Weber associe le dsenchantement du monde lascse intramondaine des lites protestantes, qui en conjuguant mtier et vocation divine (Beruf), ont labor cet esprit capitaliste essentiel la conduite rationnelle des affaires. Le capitalisme repose en effet selon lui sur une organisation rationnelle du travail dans le cadre dune entreprise lucrative dote dun compte de capital calculant sa propre rentabilit . Son arrive maturit se caractrise par la couverture des besoins de consom-mation quotidiens par ce type dentreprise prive, agissant en fonction des opportunits de profi ts offertes par le march [1991, p. 296].

    Si Weber et Sombart se rejoignent sur lide dun certain nombre de conditions ncessaires lmergence du capitalisme, ce dernier insiste beaucoup plus sur limportance providentielle de certains accidents historiques , au rang desquels comptent la dcouverte des mines dor et dargent, les inventions relatives la cokfaction, ou bien encore lexis-tence de matires premires et de terres exploitables en grande quantit [Sombart, 1929]. Sombart se distingue aussi par limportance accorde la formation dune demande de consommation de masse accompagne dune offre de main-duvre consquente (aiguillonne la fois par le luxe des cours princires et pontifi cales, lindustrie de guerre, les constructions navales, lapprovisionnement des grandes villes et la fourniture des colo-nies en produits manufacturs). Weber [1991, p. 297] insiste plutt sur les six conditions structurelles accompagnant les progrs de la comptabilit des entreprises : appropriation des moyens matriels de production par ces dernires ; libert de march ; techniques et droit rationnels, adosss une bureaucratie dtat moderne ; existence et disponibilit de travailleurs

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    libres (pour Weber, le travail salari gnralis est spcifi que du capitalisme moderne) ; commercialisation de lconomie ouvrant sur la spculation.

    Ces conditions apparaissent prcisment, dans leur cohrence globale et pour lessentiel, entre la fi n du Moyen ge et le XIXe sicle. Lappropriation prive des moyens de production est certes trs ancienne (dans lempire romain par exemple), mais elle ne dbuterait clairement quau XIIe sicle en Angleterre ; elle franchirait un palier dcisif avec la rvolution des enclosures aux XVIe-XVIIe sicles. Pour ce qui est de la libert de march, elle correspond laffaiblissement du monopole des guildes et corpora-tions sur lemploi, monopole qui reculerait signifi cativement aux Pays-Bas au XVIIe sicle. La technique rationnelle connatrait un franchissement de seuil avec les innovations de la fi n du XVIIIe sicle tandis que le droit rationnel (notamment de la proprit) mergerait la fi n du Moyen ge, mais ne cesserait ensuite de se perfectionner. Lexistence de travailleurs libres serait elle aussi stimule de faon dcisive par le mouvement des enclosures, quoique la parfaite mobilit du travail napparaisse que dans les annes 1830 en Angleterre. Enfi n, lmission de titres de participation dans les entreprises ou de titres de rentes sur les dettes sinstituerait dans les cits-tats mdivales, des fi ns politiques et militaires, transformant ainsi en ngoce lentre de ltat en guerre (Casa Di San Gorgio), mais aussi des fi ns purement commerciales pour fi nancer des entreprises de minerais et de draperie interurbaines. Elle se dvelopperait vritablement lors des premires spculations boursires opres lors de la construction des chemins de fer et du commerce extrieur des crales et des produits coloniaux au XIXe sicle. Terminons cette revue des conditions weberiennes du capitalisme en prcisant que le compte de capital, au sens technique de ce terme, apparatrait de faon dcisive au dbut du XVIIe sicle aux Pays-Bas (sur la base, il est vrai, davances pralables dans les cits italiennes du Moyen ge).

    Si larrive maturit du capitalisme ne se produit quen Occident, cest son volution culturelle singulire (le processus de rationalisation de ltat, du droit, de la science, de la religion, de la technique, de lconomie, des arts) que celui-ci le doit ; et plus fondamentalement, au fait que celle-ci ait t porte et dtermine par la spcifi cit institutionnelle et historique de certaines villes occidentales. Ces dernires sont les seules en effet avoir pu bnfi cier dune forme conjointe de souverainet et de citoyennet : elles doivent ces privilges bourgeois leur association en tant que collectivits communales au sein de conjurations interurbaines destines organiser leur dfense et assistance militaire rciproque, et par-l assu-rer leur autonomie politique vis--vis des grands empires. Weber soutient ainsi que la sparation des moyens de production des producteurs directs est tout aussi importante dans lhistoire que la sparation des combattants

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  • HISTOIRE GLOBALE, MONDIALISATIONS ET CAPITALISME24

    des moyens quils ont de faire la guerre : la souverainet des cits-tats occidentales senracine en effet dans lauto-formation et lauto-quipement militaire des citadins citoyens. Or, si les villes indiennes et chinoises ont pu connatre leurs dbuts un dveloppement similaire, celui-ci fut rapidement balay par lascension de grands empires, provoque par la ncessit de lirrigation rglemente . Cest pourquoi la diffrence rside dans la faon dont les villes ont perdu la fois leur souverainet militaire, judiciaire et industrielle : en Orient, en sincorporant des empires sans pouvoir adosser leurs pratiques capitalistes aux pratiques gouvernementales dtats rivaux et concurrents ; en Europe, en tombant sous la coupe dtats-nations en construction et en lutte les uns avec les autres pour lhgmonie . Pour Weber [1991, p. 356] : Cette lutte de rivalit ouvrit au capitalisme occidental des temps modernes les possibilits les plus grandes. Chaque tat sparment devait se mettre en lice face un capital, libre dans ses mouvements, qui lui dictait les conditions sous lesquelles il laiderait dans sa lutte pour le pouvoir. De cette alliance contrainte et force entre ltat et le capital naquirent les bourgeoisies nationales. Cest donc ltat national ferm qui garantit au capitalisme les possibilits de sa prennit et tant quil naura pas fait place un empire, le capitalisme perdurera lui aussi.

    Braudel et les trois tages de la maison-monde

    Pour analyser la priode entre XVe et XVIIIe sicle, Braudel dessine une maison monde trois niveaux : au rez-de-chausse, lconomie domes-tique et non marchande ; le premier tage abrite les changes quotidiens du march, les trafi cs courte distance mais aussi certains changes lointains et nanmoins transparents ; au dernier tage, une sphre capitaliste, que Braudel nomme contre march , se caractrise en revanche par lab-sence de transparence. Le capitalisme dsigne en effet, paradoxalement, des activits qui savrent diffrentes de lconomie de march [1985, p. 49]. Il repose sur une conomie de march vigoureuse , appuye sur une croissance dmographique, mais napparatrait que lorsque le mar-chand cherche contourner les marchs rglements [1989, t. 2, p. 535]. Braudel relativise ici le lien tabli par Sombart et Weber entre rationalit et capitalisme : il y a des rationalits, celle de la concurrence libre en est une, celle du monopole, de la spculation et de la puissance en est une autre [1979, t. 2, p. 514]. Les marchands achtent directement chez les producteurs, parfois lavance. Ce type de vente se droule aussi en marge du lieu de march offi ciel. De longues chanes marchandes se tendent ainsi entre production et consommation , que leur effi cacit impose [1985, p. 58]. Et plus ces chanes sallongent, plus elles chappent aux rgles et aux contrles, plus le processus capitaliste merge clairement. En ce sens,

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    il soppose ds lorigine aux autorits et nat de cette opposition. En ins-taurant une drglementation de fait des marchs, en poussant aussi mar-chandiser terre et travail, ltat desprit capitaliste serait un acteur majeur dans la progression de lautorgulation marchande, elle-mme fonde sur lessor du commerce au loin autre condition lessor du capitalisme, passage obligatoire un plan suprieur du profi t [1989, t. 2, p. 535]. Ce commerce, qui concerne une oligarchie de gros ngociants, sac-compagne de pratiques monopolistiques et de lessor des techniques de la monnaie et du crdit. Sil souligne avec raison les innovations europennes (apparition dun march de la lettre de change, instrument cependant hrit du monde musulman ; cration des premires Bourses, puis de Banques centrales), Braudel livre dabord un bilan eurocentrique des situations chinoises et indiennes [1989, t. 1, p. 395 sq.], pour reconnatre fi nalement : De lgypte au Japon, des capitalistes, des rentiers du ngoce, de gros marchands, des milliers dexcutants, des commissionnaires, des courtiers, des changeurs, des banquiers. Et du point de vue des outils, des possibilits ou garanties de lchange, aucun de ces groupes de marchands ne le cde leurs homologues dOccident. [1989, t. 3, p. 419].

    En Europe, le capitalisme mergerait ds le XIIIe sicle dans des archi-pels de villes interconnectes, et plus particulirement dans des cits-tats italiennes qui se glissent entre les conomies dominantes en alliant violence et commerce. Les ngociants y disposent dune multitude davantages : supriorit de linformation, de lintelligence, capacit de jouer sur les mon-naies mtalliques, daugmenter leur capital par des prts mutuels, absence de spcialisation et souplesse dans le rinvestissement vers les activits les plus rentables. Sils ne constituent pas toujours des monopoles durables, ces ngociants internationaliss ont toujours les moyens de supplanter la concurrence. Les tats-pays laissent faire dans la mesure o ils trouvent leur intrt lexistence de ce ngoce, tandis que dans les villes autonomes et les cits-tats, une symbiose se fait jour entre pouvoir politique et mar-chands. L invention de lAmrique par lEurope, appuye sur lesclavage et la traite africaine, reprsente une tape nouvelle dans la construction du capitalisme europen, par les ressources et les dbouchs quelle procure (mtaux prcieux, largement redirigs vers lInde et la Chine, sucre des plantations) ; elle favorise la cration de marchs nationaux acheve au XVIIIe sicle, en Angleterre dabord pralable lexpansion de l conomie mondiale europenne lors de la rvolution commerciale du XVIIIe sicle puis de la Rvolution industrielle [1989, t. 3, p. 237, 497].

    Lexpansion des rseaux joue un rle structurant dans ce que Braudel nomme conomie-monde , espace hirarchis conomiquement auto-nome, [] auquel ses liaisons et ses changes intrieurs confrent une cer-taine unit organique [1979, t. 3, p. 12]. Ces rseaux dchanges divergent

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    et convergent tous vers un mme centre de gravit hgmonique (un ple urbain cosmopolite au cur dun archipel de villes o se pratiquent les plus hauts prix et salaires), lieu o saccumulent richesses, biens de luxe, sciences et hautes technologies, arts et savoirs lettrs ; tandis qu leurs confi ns, dans lentre-deux de leur quadrillage rticulaire, se dveloppent des zones plus ou moins dconnectes et isoles (priphries), faiblement peuples, peu montarises, ni spcialises, ni urbanises, et dont la main-duvre est exploitable et corvable merci (par le servage, lescla-vage, etc.). Entre les nuds de ces rseaux (le centre) et les extrmits de leurs ramifi cations (les priphries), il y a donc la place pour des zones relais intermdiaires (les semi-priphries), dont le critre didentifi cation empirique est la prsence de colonies marchandes trangres . Ceci nimplique donc pas une distribution exclusive des zones priphriques aux antipodes gographiques du centre. Toutes les conomies-mondes taient ainsi troues dinnombrables puits, hors du temps du monde, situes hors des changes et des mlanges [Braudel, 1979, p. 39]. Toute co-nomie-monde a ses frontires, qui dpendent pour une part des donnes gographiques et des techniques de transport.

    Il y a eu des conomies-mondes depuis toujours [ibid., p. 14], et en tout lieu, mais cest lconomie-monde europenne [qui] a t le pro-cessus matriciel dun capitalisme que Braudel voit sesquisser au Japon, mais chouer en Afrique et dans le reste de lAsie [1989, t. 2, p. 519 ; t. 3, p. 44, 419, 538, 549]. Associant libert dentreprise, production et activits bancaires, les villes europennes ont dvelopp des caractristiques que ne possdaient pas les villes africaines et asiatiques. Dans les socits non europennes, quelques exceptions prs, le poids de ltat limite lessor de la bourgeoisie et les structures sociales gnent le destin de la ville : la socit est prise dans une sorte de cristallisation pralable [1989, t. 3, p. 462]. Trois normes conomies-mondes se sont pourtant dveloppes en Orient : dun ct lIslam, de lautre ct la Chine, avec un jeu de bascule de part et dautre dune Inde en position centrale ; mais, entre le XVe et XVIIIe sicle, ne peut-on parler dune seule super conomie-monde qui les engloberait, plus ou moins toutes les trois ? [1979, t. 3, p. 417].

    Des pulsations sont reprables au double niveau de lespace et du temps. Toute conomie-monde est anime de cycles courts et de tendances sculaires affectant lconomie, la politique, la dmographie Braudel reconnat en outre dans lvolution du capitalisme des phases dexpansion fi nancire, lors desquelles loligarchie sociale de la puissance dominante se retire du ngoce actif , prfrant investir dans la fi nance plutt que dans les activits productives. Lexpansion fi nancire dun cur favorise et accompagne lmergence dautres centres. Ce gonfl ement anormal de la banque et du crdit , on lobserve intervalles rguliers : Florence

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    vers 1300, Gnes la fi n du XVIe et au dbut du XVIIe sicle, Amsterdam au XVIIIe sicle, lAngleterre dans la premire moiti du XXe sicle et les tats-Unis aujourdhui [1979, t. 3, p. 226, 460].

    Un capitalisme en puissance sesquisse ds laube de la grande his-toire , mais avant la Rvolution industrielle, faute de rentabilit, seuls quelques secteurs dactivits permettent laccumulation du capital et son rinvestissement dans la production. partir du XVIIIe sicle, en revanche, le capital sinvestit massivement dans lagriculture, les transports et lindus-trie ; avec les machines vapeur et lessor des fabriques au XIXe sicle, la grande industrie nous a entours de toute part . La Rvolution industrielle marque la fois le terme dun long processus et une rupture . Au travers de cette grande mutation, le capitalisme est rest, pour lessentiel, semblable lui-mme , progressant de crise en crise, sources chaque fois dune nouvelle donne au profi t des plus forts , mais la Rvolution industrielle cest aussi le miracle de la croissance continue partir de 1850, alors que les croissances antrieures se sont toutes heurtes aux limites du possible . Ce qui ne veut pas dire quun plafond, un jour, ne se reconstituera pas [1979, t2, p. 200, 272 ; t. 3, p. 511 sq., 538, 543].

    En rsum, il apparat deux types de rapports entre capitalisme et mon-dialisation, suivant que lon adopte une dfi nition stricte ou large de cette dernire. Dans lacception large, le capitalisme serait, soit un facteur crucial de mondialisation (Braudel), soit au contraire impuls par la mondialisa-tion ou par lextension des rseaux dchanges lchelle globale pour ce qui est de son mergence (Marx), soit encore un effet direct, en tant que construction sociale (Weber), des pratiques de rationalisation qui dbutent au XVIe sicle. En revanche, dans une acception stricte de la mondialisation, celle-ci serait sans doute, et de faon trs univoque, un rsultat ncessaire du capitalisme puisque les deux seules priodes de mondialisation com-patibles avec cette dfi nition stricte sont postrieures la reconnaissance du capitalisme. On le voit, le dbat smantique est tout sauf inutile et pr-dtermine largement les conclusions que la littrature peut adopter quant aux relations entre mondialisation et capitalisme

    LE MARCH, DESTIN NATUREL OU UTOPIE TOTALITAIRE ?

    Au-del de ces prcurseurs de lHistoire globale qui ont propos une dfi nition spcifi que du capitalisme, il importe de reprendre les liens entre mondialisation et capitalisme partir de deux autres pionniers majeurs, qui ont fond leur approche, non sur le concept de capitalisme, mais sur la notion de march autorgulateur, dune faon la fois complmentaire mais aussi profondment antagoniste, Smith et Polanyi.

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    Adam Smith et le cours naturel ou rtrograde de la marche vers lopulence

    Smith [1776] est le premier avoir montr la logique de lconomie de march et dcrit les avantages attendre dun libre jeu des intrts cono-miques privs, mme si dans la Thorie des sentiments moraux, il dfend lide que laltruisme et le besoin de reconnaissance par autrui sont aussi une motivation lmentaire du comportement humain. Il lui apparat en effet quune socit fonde sur la recherche de lintrt priv est plus solide, effi cace et durable et assurera au mieux la satisfaction des besoins de tous. Il vaut mieux ne pas attendre exclusivement de laltruisme du boulanger la possibilit dobtenir un bon pain En ce sens, la libert laisse aux intrts privs est plus le fondement dune construction sociale raisonne quun impratif de nature mme si, dans sa description du caractre auto-rgulateur du March, Smith tendra prsenter cet ajustement comme leffet dune main invisible dont on ne saurait se priver. Pour Smith, le March est avant tout un instrument de gouvernement , au service de la puissance de ltat et du niveau de vie de sa population : seul un tat fort peut crer et reproduire les conditions dexistence du March, rguler ses oprations et intervenir activement pour corriger ou contrecarrer ses effets indsirables [Arrighi, 2007, p. 43].

    Smith tire en effet deux leons de lhistoire mondiale depuis les grandes dcouvertes : le dveloppement du commerce et de lindustrie a eu pour consquence de dplacer lorigine du pouvoir politique, du monopole des moyens de la violence celui des richesses ; par ailleurs, une force militaire suprieure a donn un avantage dterminant aux nations dans leur course lenrichissement. Ainsi, les trajectoires respectives de lOccident et de lOrient (principalement lAsie du Sud), ne serait la supriorit militaire des premiers, auraient d converger vers une galisation par le haut des puissances et richesses respectives de leurs nations au sein dun seul et mme march mondial unifi , la suite de llargissement et de lintensi-fi cation de leurs changes conomiques [ibid., t. 2, p. 141]. Elles auraient d en effet suivre un cercle vertueux de dveloppement, o la taille et lextension des marchs entranent la division du travail (source de gains de productivit, de spcialisation productive, dconomies dchelle et de croissance), qui, son tour, multiplie les possibilits dchanges (donc la taille et lextension des marchs).

    La division du travail peut tre ainsi interne lentreprise, limage de sa fameuse description de la manufacture dpingles. lintrieur de celle-ci, la rpartition des tches entre les ouvrires permet une plus grande habilet de chacune, une conomie de temps et des innovations techni-ques ventuelles. Mais elle est aussi externe lentreprise et le gain de

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    productivit rsulte alors de la spcialisation de producteurs indpendants : la recherche-dveloppement dune part, et les fabricants de biens de consommation intermdiaire dautre part sont ainsi les fers de lance des progrs techniques venir [ibid., p. 304]. Quant ltendue du march, si elle augmente avec la libert de commercer lintrieur dune nation, elle est videmment accrue par le commerce extrieur qui devient alors une source majeure de la division du travail. Pour Smith, grce au commerce tranger, les pays donnent une valeur leur superfl u en lchangeant contre quelque chose dautre qui peut satisfaire une partie de leurs besoins []. De cette faon ltroitesse du march intrieur nempche pas la division du travail dans toutes les branches des arts ou de lartisanat et de lindustrie datteindre sa perfection la plus haute [ibid., p. 459].

    Ce cercle vertueux des nations dure nanmoins jusqu ce que celles-ci atteignent un tat stationnaire , cest--dire un seuil maximal de densit dmographique et daccumulation du capital, au-del duquel les dtenteurs de capitaux nont plus intrt investir les sphres de production et de commerce localement existantes, sous peine dobtenir des profi ts insuf-fi sants, principalement cause de la pression concurrentielle des autres entrepreneurs [ibid., t. 1, p. 375-378] : la seule solution est alors de partir la conqute de nouvelles parts de march (channels of trade), si possible garanties et protges de la concurrence par des ententes prives ou des interventions gouvernementales, nhsitant pas recourir la force [ibid., t. 1, p. 128].

    Smith affi rme fi nalement deux choses. En premier lieu, le commerce extrieur permet lcoulement des productions excdentaires qui naissent des limitations du march intrieur : ce commerce permet de lever les blocages internes au dveloppement des nations. Ensuite, lide que le commerce extrieur, en augmentant leur puissance productive , permet lacquisition davantages non naturels dans lchange. Lacquisition de ces avantages ne concerne cependant que les arts, lartisanat et lindustrie , car la division du travail concerne peu lagriculture [ibid., t. 1, p. 12]. Le commerce extrieur est donc bien un facteur cl du dveloppement co-nomique. Seulement, cette politique commerciale peut sintgrer deux trajectoires diamtralement opposes, en fonction du degr de militarisation des changes. Soit en effet le commerce est utilis politiquement pour pro-voquer des changements institutionnels majeurs parallles la croissance recherche, soit il sert conomiquement exploiter au maximum le potentiel de croissance dinstitutions dj tablies. Pour Smith [ibid., t. 1, p. 405-406], la Hollande est ainsi le prototype de cette premire trajectoire, au cours artifi ciel et rtrograde (unnatural and retrograde) : les villes utilisent alors le commerce extrieur impos pour entraner lmergence des manufactures, qui, ensemble, stimulent leur tour les principales transformations de lagri-

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    culture. linverse, la Chine est le prototype de la seconde trajectoire, du progrs naturel vers lopulence , virtuellement prsent dans toute nation acceptant la libralisation des changes : le capital y est dabord affect lagriculture, puis aux manufactures et enfi n au commerce international, assurant ainsi lenrichissement progressif du pays et des villes. Lexpansion de la production agricole cre ainsi une demande dinvestissement dans les manufactures, et ces deux secteurs gnrent un surplus de biens changs lextrieur pour des biens de plus grande valeur (avantages comparatifs), lexpansion du March assurant alors de nouvelles sources de profi t en fonction alors de la comptitivit des conomies nationales. Polanyi se situe loppos de cette fascination prouve par Smith envers leffi cacit du March libre et concurrentiel et sattache lui ter tout caractre naturel en le dsignant comme une construction sociale.

    Polanyi, lconomie enchsse et le March dchan

    Polanyi [1957] dfi nit ainsi lconomie comme un processus institu , cest--dire un ensemble dactivits assurant les mouvements physiques des biens entre les agents sociaux. Dans ce processus, lessentiel est de reprer qui fait circuler les biens et qui se les approprie. Trois schmes din-tgration sont ainsi distingus : la rciprocit dcrit les mouvements entre des groupes symtriquement opposs ; la redistribution prcise comment un centre sapproprie les biens, les stocke et les rpartit parmi la popula-tion ; lchange se rfre des mouvements entre agents indpendants qui, soit fi xent un prix administr, soit sont eux-mmes infl uencs par un prix ngoci. Ces trois schmes peuvent oprer cte cte dans toute socit. Nanmoins lun dentre eux vient prdominer sil assure exclusivement la circulation de la terre, de la nourriture, de la monnaie et de la force de travail. Or les institutions propres la symtrie et la centralit assument des fonctions multiples au-del de leurs fonctions de mise en circulation des biens . linverse le march est vou tout entier rendre cette fonction plus effi ciente. Si donc centralit et symtrie peuvent garder un sens hors de la sphre de la circulation, le march en est incapable. En consquence il aura une tendance irrpressible subordonner les autres institutions ses objectifs [Polanyi, 1983, p. 87-88].

    Polanyi insiste sur le fait que le commerce nimplique pas forcment le march, tout comme lusage de la monnaie ne suppose pas forcment linstitution du commerce et du march. Il faut pour lui distinguer plusieurs formes de commerce (gift, administered and market trade), selon ce quil reprsente pour les commerants (une occupation statutaire, une occasion de profi t) et la faon dont il est intgr. Par exemple, le commerce administr, typique des ports of trade, sil repose sur lchange, vise la redistribution

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    pour au moins un des deux partenaires. Il est alors trs encadr par la loi, ne tolrant pas le marchandage des prix.

    Il faut de surcrot comparer les diffrents usages de la monnaie (moyen de paiement, talon de mesure, moyen dchange diffr donc rserve de valeur). Seul le premier est en effet commun lensemble des socits (le prix du sang, de la fi ance et des amendes rituelles pour les socits pri-mitives, les taxes, impts, tributs et charges coutumires pour les socits archaques, le solde de tout compte pour les socits modernes). Seul le dernier implique, pour Polanyi, lexistence du March.

    Il faut enfi n pouvoir reprer les lments constitutifs de ce March (le nombre et lindpendance des acheteurs et vendeurs, la fl uctuation des prix, la comptition, le risque), seuls mme de diffrencier lchange administr de lchange marchand.

    La thse de Polanyi est que le processus de dsencastrement de lco-nomie et son autonomisation par rapport la sphre politique sont conco-mitants de lmergence du March : lchange marchand apparatrait pour la premire fois en Ionie et en Grce ds 650 av. J.-C. [ibid., p. 26]8, tandis que le systme de marchs autorgulateurs, intgrant lensemble des secteurs dactivit et des facteurs de production, serait une invention du XIXe sicle ne de la Rvolution industrielle. Suite cette institutionna-lisation du March, Polanyi [1983] souligne la grande transformation de lentre-deux guerres, lorigine des totalitarismes du XXe sicle, en raison du vaste mouvement dautoprotection des socits ayant suivi partir de 1870 la crise du March autorgulateur, mais aussi cause du caractre utopique et destructeur de cette marchandisation fi ctive des trois piliers sur lesquels reposent les fondations de toute socit : savoir, la terre (et ses ressources naturelles), ltre humain (et sa force de travail) et la monnaie (et la souverainet dun collectif). Peut-on, interroge Polanyi, subordonner aux lois du march la substance de la socit elle-mme ? Lhistoire montre que non. Marchandisez le travail humain, rendez-le indpendant de ses fruits et dpendant des caprices du march de lemploi, sparez-le des autres activits de la vie , anantissez toutes les formes organiques de lexistence , liquidez les organisations non contractuelles fondes sur la parent, le voisinage, le mtier, la religion [1983, p. 220],

    8. La place du secteur priv et des marchs dans les socits archaques a t depuis rvalue, de mme que la prdominance de la redistribution en leur sein. Pour les modernistes [Silver, 1995], la recherche rationnelle du profi t, les investissements productifs et la fl uctuation des prix sont pour certains types de biens amplement documents. Ainsi, les colonies assyriennes en Anatolie, au dbut du 2e millnaire av. J.-C., tmoignent dun commerce anim par des fi rmes prives, avec des entrepreneurs la recherche de profi t et de rentes de monopole [Veenhof, 1987, 1999]. Il est peu probable cependant que le caractre pleinement rgulateur du March soit alors nettement affi rm en raison de labsence de rels marchs de lemploi et de marchs montaires et fi nanciers.

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    et lappel pressant pour une protection sociale prendra des allures rvolu-tionnaires. Marchandisez la terre, brisez ses liens avec les groupes qui en vivent ou qui y sont ns, et le conservatisme foncier deviendra lune des plus puissantes forces politiques ractionnaires ( limage de la rsistance des Tudor en Angleterre au XVIe sicle). Autrement dit, le contresens que constitue la marchandisation du travail et de la terre ncessitera toujours un correctif absolument incontournable du point de vue de la prennit de laccumulation capitaliste. Des conomistes contemporains [Aglietta & Orlan, 1982, 1998, 2002] ont dmontr dailleurs quil en tait de mme pour la monnaie, indissociable de la souverainet politique dune nation. Seul un r-encastrement partiel de ces marchandises fi ctives est mme de redonner des marges de manuvre leur exploitation ; le March est bien alors une utopie rcurrente.

    LHistoire globale se retrouve ainsi attentive la fois cette capacit (chre Smith) de dveloppement conomique travers le march mondial ou le commerce maritime, et cette transformation des socits (stricte-ment polanyienne) dans le sens dun dsencastrement des mouvements des biens et des personnes, lui-mme souvent frein ou infl chi par les pouvoirs existants. La faon nanmoins dont elle conceptualise ces rapports entre March, dveloppement, mondialisation et capitalisme, sexprime diffremment dans ses principales coles de pense.

    LES TROIS COURANTS EN HISTOIRE GLOBALE

    Le courant dinfl uence noclassique et lhistoire no-institutionnaliste

    La premire cole historique adopte, pour lessentiel, les hypothses conomiques noclassiques de rationalit procdurale des agents, de mise en quilibre dun ensemble de marchs par le jeu des prix, doptimalit de cet quilibre gnral. Elle prend donc appui sur la posture adopte par Menger dans la querelle des mthodes , laquelle subordonne lanalyse concrte des faits historiques la vrifi cation de certaines lois cono-miques, supposes universelles (car fondes sur le comportement ration-nel) et indpendantes de leur contexte temporel. Par exemple, la mise en concurrence internationale conscutive une libralisation des changes est cense, par le jeu mme des marchs, aboutir une certaine conver-gence des prix des biens et prix relatifs des facteurs entre nations : cest donc en loccurrence la ralisation de cette convergence qui constituera lobjet mme de lanalyse historique, quelle que soit lpoque de sa mise en uvre ventuelle.

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    Lapproche noclassique de lhistoire conomique nen reste pas pour autant ces principes immdiats. Les travaux rcents de ORourke et Williamson [1999] sur lhistoire de la mondialisation ou encore ceux de Findlay et ORourke [2007] sur lhistoire commerciale depuis lan mil, linfl chissent vers une prise en compte des lments historiques concrets et des luttes sociales qui, soit surdterminent cette convergence, soit vien-nent la remettre en cause. De mme, les apports de North [1981] ou de Greif [2006] montrent comment les comportements rationnels sincarnent travers des institutions (censes rsoudre des problmes de coordination non surmontables par le seul march) et dbouchent sur une thorie du changement institutionnel utilisable en Histoire globale. Dans la mesure o les thses de ces auteurs nont pas t invites sexprimer dans cet ouvrage, il sagira ici de les prsenter en donnant les raisons de leur mar-ginalisation par rapport aux deux autres courants.

    Le premier groupe de travaux relve de lHistoire globale en ce quil prtend raliser une histoire conomique des processus de mondialisation. Il sintresse donc aux mondialisations rcentes, conues comme phno-mnes dintgration conomique et fi nancire. Il utilise en particulier les thormes de Heckscher-Ohlin et Samuelson montrant que la libralisa-tion du commerce mondial et la spcialisation en fonction des avantages propres sont sources dune tendance lgalisation internationale des prix des biens comme du prix relatif des facteurs de production (cest--dire par exemple du rapport entre taux de profi t et taux de salaire). Sous conditions, Samuelson conclut mme lgalisation internationale terme du prix relatif des facteurs entre les partenaires commerciaux. Cette galisation serait alternativement obtenue par les mouvements de ces mmes facteurs, des hommes comme des capitaux, qui se substitueraient aux fl ux des mar-chandises en cas de protectionnisme.

    Dans ces analyses, cest lintrt suppos bien compris des diffrentes conomies nationales qui doit les pousser instituer des relations mar-chandes entre elles et crer le march mondial. Par extension de ce type dapproche, la convergence internationale des taux dintrt est aussi ana-lyse comme consquence de la libralisation des mouvements de capitaux [Obstfeld et Taylor, 2004].

    Ces auteurs restent silencieux sur les nombreuses hypothses thoriques qui permettraient au commerce de raliser concrtement lgalisation inter-nationale des prix relatifs des facteurs. Ils insistent cependant sur le fait que les travaux empiriques montrent que la convergence relative des prix des biens est, entre 1860 et 1914, plus due la spectaculaire baisse des cots de transport qu la libralisation commerciale. Mais la ralisation dune convergence internationale relative en matire de salaires ne signifi e pas pour autant une convergence des PIB par habitant, les volutions autonomes

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    de la croissance et de la dmographie jouant videmment leur rle. Plus important, rduire la mondialisation la convergence, nest-ce pas dabord prendre leffet pour le phnomne lui-mme, considrer le rsultat comme lessence du processus de mondialisation ? Or, ce processus outrepasse his-toriquement la simple libralisation des mouvements de biens et de facteurs. Dans la premire comme dans la seconde mondialisation, ce sont aussi et surtout de nouvelles stratgies extrieures qui sont inventes par les fi rmes dominantes. Ce sont aussi des reconfi gurations dans les positions relatives de pouvoir et dans lidentit de la puissance hgmonique. Ce sont enfi n des innovations, parfois radicales, dans les rgulations internationales. Le concept de mondialisation est donc trs appauvri dans lanalyse centre sur la convergence.

    Du point de vue des sciences sociales, cette approche confre trop dimportance la loi au dtriment des faits singuliers, en loccurrence des stratgies dacteurs et des connivences ou des reconfi gurations de pouvoir entre tats et forces de march. La construction de lobjet de connaissance est donc ici solidaire dun parti pris pistmologique, pour lequel le rel se limite aux consquences observables dune loi et qui pose comme accidents tout ce qui ne relve pas de la problmatique thorique envisage.

    Weber a montr que la construction de lobjet dtude se ralise notam-ment en fonction de la capacit de certains faits styliss constituer des moyens de connaissance , cest--dire des idaltypes. Mais il nous met aussitt en garde. Un tel concept nest nullement le but de la connaissance et ne sert que de rfrence idale afi n de mesurer les carts du rel au concept. Pour lui, rien nest sans doute plus dangereux que la confusion entre thorie et histoire, dont la source se trouve dans les prjugs natura-listes. Elle se prsente sous diverses formes : tantt on croit fi xer dans ces tableaux thoriques et conceptuels le vritable contenu ou lessence de la ralit historique, tantt on les utilise comme une sorte de lit de Procuste dans lequel on introduira de force lhistoire, tantt on hypostasie mme les ides pour en faire la vraie ralit se profi lant derrire le fl ux des vnements ou les forces relles qui se sont accomplies dans lhistoire [Weber, 1992, p. 178].

    Ce type de drive voqu par Weber est patent dans les travaux dORourke et Williamson : en identifi ant mondialisation et convergence, on assimile le phnomne historique expliquer (la mondialisation) aux consquences de la seule libralisation, savoir la convergence. Il y a donc demble hypostase de lidaltype (la libre concurrence et ses effets) pour en faire une force majeure saccomplissant dans lhistoire. On reste alors dans la confi rmation de la cohrence interne de lidaltype. On ajoute simplement le constat que ces conditions se matrialisent une poque donne, ce qui relve de la pure description. On approfondit alors la thorie

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    conomique, mais on ne fait pas dhistoire Si le travail des historiens dune mondia