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  • Droit et socit

    Le jeu : un paradigme fcond pour la thorie du droit ?Franois Ost, Michel van de Kerchove

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    Ost Franois, van de Kerchove Michel. Le jeu : un paradigme fcond pour la thorie du droit ?. In: Droit et socit, n17-18,1991. Droit et jeu. pp. 161-196.

    doi : 10.3406/dreso.1991.1108

    http://www.persee.fr/doc/dreso_0769-3362_1991_num_17_1_1108

    Document gnr le 28/09/2015

  • AbstractThe purpose of the article is to examine the possibility of taking seriously the reference to the game inlegal theory. In the first part (I), the authors specify the necessary conditions making such an analogyfruitful. They first develop a dialectical understanding of the game (A) that gives a general idea of itsnumerous aspects ; afterwards they precise the epistemological modalities which are used to expressthis game rfrence in legal thought (B). By the end of this twofold survey, it appears that the gamepattern, when it is properly understood, is likely to provide a real paradigm for the understanding of law.In the second part (II), they mention a few possible applications, to law at first (A), then to legal theory(B), of this explicative paradigm. To that effect, five conceptual pairs are brought out, between whichthe paradigm of the game establishes a dialectical tension : strategy and representation, cooperationand conflict, reality and fiction, regulation and uncertainty, internality and externality. From this study aparadoxical rationality emerges that, on a reflexive level this time, seems to be likely to clarify thefunctioning of the legal "logos", in its theoretical as well as in its ethical aspects.

    RsumLe but de l'article est de rflchir la possibilit de prendre au srieux la rfrence au jeu dans la thoriedu droit. Dans une premire partie (I), les auteurs dfinissent les conditions indispensables pourassurer la fcondit d'une telle analogie. Il s'agira tout d'abord de dvelopper une apprhensiondialectique du jeu (A) qui fasse droit ses multiples facettes ; il s'agira ensuite de prciser lesmodalits pistmologiques de l'usage de cette rfrence ludique dans la pense juridique (B). Ilapparatra, au terme de ce double examen, que le modle du jeu, correctement compris, soitsusceptible de fournir un vritable paradigme pour l'intelligence du juridique. C'est le propos de laseconde partie (II) que d'voquer quelques applications possibles, au droit tout d'abord (A), la thoriedu droit ensuite (B), de ce paradigme explicatif. A cet effet sont dgags cinq couples conceptuelsentre lesquels le paradigme du jeu tablit une tension dialectique : stratgie et reprsentation,coopration et conflit, ralit et fiction, rgulation et indtermination, internalit et externalit. Al'horizon de cette tude se dgage une logique paradoxale qui, sur un plan rflexif cette fois, paratsusceptible d'clairer le fonctionnement du logos juridique, tant dans ses aspects thoriques quethiques.

  • Droit et Socit N 17-18, 1991

    Le jeu : un paradigme fcond pour la thorie du

    droit ?

    Franois OST et Michel van de KERCHOVE1

    SUMMARY

    The purpose of the article is to examine the possibility of taking seriously the rfrence to the game in lgal theory. In the first part (I), the authors specify the necessary conditions making such an analogy fruitful. They first develop a dialectical understanding of the game (A) that gives a gnerai idea of its numerous aspects ; afterivards they prcise the epistemological modalities which are used to express this game rfrence in lgal thought (B). By the end of this twofold survey, it appears that the game pattern, when it is properly understood, is likely to provide a real paradigm for the understanding of law. In the second part (II), they mention a few possible applications, to law at first (A), then to lgal theory (B), of this explicative paradigm. To that effect, five conceptual pairs are brought out, between which the paradigm of the game establishes a dialectical tension : strategy and reprsentation, coopration and conflict, reality and fiction, rgulation and uncertainty, internality and externality. From this study a paradoxical rationality merges that, on a reflexive level this time, seems to be likely to clarify the functioning of the lgal "logos", in its theoretical as well as in its ethical aspects.

    RESUME

    Le but de l'article est de rflchir la possibilit de prendre au srieux la rfrence au jeu dans la thorie du droit. Dans une premire partie (I), les auteurs dfinissent les conditions indispensables pour assurer la fcondit d'une telle analogie. Il s'agira tout d'abord de dvelopper une apprhension dialectique du jeu (A) qui fasse droit ses multiples facettes ; il s'agira ensuite de prciser les modalits pistmologiques de l'usage de cette rfrence ludique dans la pense juridique (B). Il apparatra, au terme de ce double examen, que le modle du jeu, correctement compris, soit susceptible de fournir un vritable paradigme pour l'intelligence du juridique. C'est le propos de la seconde partie (II) que d'voquer quelques applications possibles, au droit tout d'abord (A), la thorie du droit ensuite (B), de ce paradigme explicatif. A cet effet sont dgags cinq couples conceptuels entre lesquels le paradigme du jeu tablit une tension dialectique : stratgie et reprsentation, coopration et conflit, ralit et fiction, rgulation et indtermination, internalit et externalit. A l'horizon de cette tude se dgage une logique paradoxale qui, sur un plan rflexif cette fois, parat susceptible d'clairer le fonctionnement du logos juridique, tant dans ses aspects thoriques que thiques.

    1 Facults universitaires Saint- Louis, Bruxelles.

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    I Du bon usage du jeu. De

    l'analogie au paradigme

    La thorie du droit entretient un rapport ambigu l'gard du jeu : ne cessant de s'y rfrer comme un modle clairant tantt archtype, tantt repoussoir , elle abandonne gnralement l'analogie en chemin, comme s'il n'tait pas possible de prendre vraiment au srieux l'ide de jeu. Faute de prciser le sens qu'elle attribue exactement au concept de jeu, en ne retenant qu'un sens parmi beaucoup d'autres, cette thorie s'expose au risque d'appauvrir considrablement les virtualits explicatives de la mtaphore et de rduire ainsi la comprhension et du jeu et du droit. Faute de prciser la fonction epistemologique attendue de la rfrence au jeu, cette thorie s'expose par ailleurs au risque d'en faire une simple ornementation rhtorique de la dmonstration, de sorte que, sur ce plan galement, aura t manqu l'apport heuristique du concept.

    Nous proposant quant nous de prendre le jeu au srieux (ce qui, par la grce du paradoxe, s'nonce aussi : nous jouer du srieux de la thorie), nous nous efforcerons de restituer, dans un premier paragraphe, les multiples sens du jeu et d'en dvelopper une apprhension dialectique (A), tandis que, au bnfice d'une lucidation du statut epistemologique de la rfrence ludique, nous en suggrerons ensuite une comprhension critique (B). Ainsi rige en "paradigme" la fois exemple privilgi et matrice thorique la rfrence au jeu sera ensuite applique au champ juridique (II), pour l'intelligence tant des phnomnes juridiques (A) que des constructions de la thorie du droit (B), dans ses aspects pistmologiques et thiques.

    A - L'analogie du jeu : rcurrente et souvent rductrice. Pour une apprhension dialectique du jeu

    Impossible de faire le relev des innombrables rfrences au jeu qui m aillent la thorie juridique contemporaine. Comme l'on parle du "jeu politique" ou du "jeu conomique", il est devenu tout fait usuel de se rfrer au jeu du droit ; Jean Carbonnier, du reste, s'y rapporte sur le mode ludique en voquant le "jeu des lois" (1). Rcurrente, l'analogie du jeu n'est cependant gure explicite. A dfaut de relever les divers sens du concept, la thorie semble gnralement n'en retenir que l'un ou l'autre, au risque, bien entendu, d'un gauchissement du jeu et d'un appauvrissement du droit. Tantt c'est le procs qui est prsent comme un jeu, raison de son vidente thtralit ; tantt c'est le sujet de droit qui, la faveur de l'tymologie du terme "personnalit juridique" (du latin "persona" : masque, rle), est compris comme un "acteur" oprant sur la "scne juridique" (2) ; tantt c'est la rgle de droit qui est tudie l'aide de l'analogie ludique.

    Pour nous en tenir un exemple, qui privilgie le ple "rgulation" inhrent au jeu, au dtriment de tous les autres, on pourrait voquer le clbre passage de la thorie du droit de A. Ross qui expose la problmatique de la validit des normes juridiques au moyen de la comparaison avec la validit des rgles du jeu d'checs (3). Il faudrait citer galement The Concept of Lawde H.L.A. Hart qui utilise systmatiquement la mtaphore du jeu (ici la prfrence est marque pour le jeu trs anglais du cricket) pour faire saisir les principales questions suscites par les rgles de droit : diversit de leurs formes et de leurs fonctions, rle des organes d'application, points de vue interne et ex-

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    terne dont elles sont susceptibles (4).

    Ce ne sont pas seulement des auteurs positivistes qui se servent de cette analogie entre les deux types de rgles. On la trouvera galement sous la plume d'auteurs aussi diffrents que R. Dworkin et M. Weber. Ici encore sera privilgi l'aspect conventionnel du jeu , exemplifi ce n'est pas un hasard par des jeux aussi rguls que les checs chez Dworkin et le skat (jeu de cartes pratiqu en Allemagne, qui se rapproche du bridge) chez Weber.

    Dworkin, on le sait, considre que le droit est affaire de principes, plus que de rgles. A l'encontre de l'enseignement des positivistes (qualifis de "conventionnalistes" ) pour lesquels les juristes doivent appliquer des conventions explicites (les rgles de droit), et bnficient d'un pouvoir discrtionnaire pour le surplus, Dworkin considre que les juges sont lis par des principes implicites mais opratoires au sein de la communaut, dont il leur revient de donner une interprtation et une justification renouveles selon les besoins. La conception conventionnaliste critique est rapporte au modle ludique : comme le jeu des checs se joue sans discuter le mrite de ses rgles, ni justifier leur application in casu, ainsi les positivistes comprennent-ils le jeu du droit : de faon mcanique et formelle (5). Dans le mme esprit, Dworkin opposera encore deux formes de communaut politique : la communaut "rulebook" dont les membres s'en tiennent un simple respect formel de ses rgles, celles-ci apparaissant comme des compromis entre groupes aux intrts rivaux, l'instar des camps opposs dans un jeu, et, l'oppos, la communaut "de principe", responsable et fraternelle, qui a ses prfrences (6).

    Dans les deux cas, on le voit, le jeu sert de repoussoir une conception assouplie du droit

    et du politique. Sans entrer ici dans une discussion approfondie avec Dworkin, on se permettra nanmoins de penser que s'il avait adopt un concept moins formaliste du jeu ( ct des jeux rgls, combien de jeux improviss ; par ailleurs, mme les jeux rgls ne seraient pas jouables s'ils ne s'accompagnaient de nombre de rgles du jeu implicites), il dfendrait sans doute une vision moins idaliste du juridique, une vision qui ferait mieux droit aux multiples contraintes qui en rglent la production et aux divers acteurs qui en partagent la responsabilit.

    Pour Max Weber, au contraire, il est au moins un domaine o le parallle de la rgle de droit et de la rgle du jeu s'impose "parfaitement" : le procs. Comme un jeu, on le perd ou on le gagne ; comme un jeu, son existence mme drive des rgles qui en dlimitent conceptuellement les contours (Max Weber pointe ici le rle des rgles qu'on qualifiera plus tard de "constitutives") (7). On aurait tort cependant, ajoute M. Weber, d'en infrer que la rgle de droit est en gnral assimilable la rgle du jeu. Ds que l'on quitte le champ clos du procs pour tenter de comprendre une situation sociale complexe, telle par exemple la situation des ouvriers du textile en Saxe, force est d'admettre que la rgle n'en est qu'un paramtre dterminant parmi d'autres (8).

    Ce qui apparat, une fois encore, au dtour d'une telle analyse, c'est qu'une conception troitement conventionnaliste du jeu rduit considrablement la porte de l'analogie ; il n'est ds lors pas tonnant qu'elle s'avre inadquate pour rendre compte d'une situation complexe. On serait tent d'objecter M. Weber qu'une conception plus dialectique du jeu ( la fois rgle et indtermination, fermeture et ouverture, cf. infra) serait sans doute susceptible d'clairer et le procs (moins pr-

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    dtermin par les rgles qu'il ne le suggre) et le social (plus rgul qu'il ne le laisse entendre) ; mieux encore relie permettrait de penser le procs comme une phase, sans doute juridique et rgule, d'une stratgie globale du jeu social qui sait alterner les passes improvises et les phases conventionnelles.

    On peut se demander si, l'inverse, l'analogie du droit et du jeu sert parfois clairer l'aspect d'improvisation et de fantaisie que connote aussi, de toute vidence, l'ide de jeu. Force est de constater qu'un tel usage de l'analogie est exceptionnel et qu'elle servira plutt dans ce cas dsigner, sur le mode de la rprobation ou de l'ironie, ce qui doit apparatre comme l'une ou l'autre forme dviante du juridique, une altration de l'idal de scurit et de rgularit habituellement associ l'image du droit (9). Rprobation : les innovations jurisprudentielles du juge Ma- gnaud au XIXe sicle et du -Syndicat franais de la magistrature au XXe sicle qui se voient qualifies de "fantaisies" et de "jongleries" (10). Ironie : les volte-face opportunistes du juriste Busiris qui font dire J. Giraudoux dans La guerre de Troie n'aura pas lieu : "le droit n'est-il pas la plus puissante des coles de l'imagination?" (11).

    Il est vrai que les juristes n'ont pas le monopole de cette approche unilatrale du phnomne ludique. La littrature philosophique tmoigne, elle aussi, la fois de la place centrale qu'y occupe la pense du jeu, et du caractre souvent partiel des analyses proposes. En tmoignent par exemple les interprtations radicalement contradictoires que proposent Nietzsche, d'une part, et Heidegger, de l'autre, du fameux "Fragment 52" d'Heraclite relatif au jeu de l'enfant, symbole du jeu du monde.

    Si Nietzsche exalte la pulsion de jeu, l'infini

    pouvoir de crer et de dtmin?e, H'dktasineiit 'de toute forme constitue au profit e la etile force constituante du "jouer", Heidegger,

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    le jeu est la fois l'un et l'autre ; dialectique, il est l'un par l'autre.

    De ce foisonnement smantique et de cette richesse pragmatique de l'ide de jeu, ce sont les dictionnaires et les encyclopdies qui, tout prendre, livrent le tableau le plus fidle. Ne cherchant pas imposer tout prix une essence du jeu, mais refltant la varit de ses usages linguistiques et de ses formes concrtes, ils conservent au jeu ses virtualits mtaphoriques, le pouvoir heuristique de son concept.

    La lecture attentive du verbo "jeu" de ces dictionnaires s'avre ds lors des plus instructives. Outre qu'elle condamne dfinitivement tout usage unilatral du concept, qui n'en retiendrait qu'un ple au dtriment des autres (16), elle rvle quelques trsors lexicographiques. Parmi ceux-ci on retiendra un sens du mot "jeu", le dernier dans le Grand Robert (1985), le Dictionnaire de l'Acadmie franaise (8e dition, 1935) et le Dictionnaire gnral de la langue franaise (A. Hatz- feld et A. Darmesteter), le vingt-sixime (sur trente-et-un) dans le Littr (1967), qui pourrait bien s'avrer le plus riche d'enseignements. Jeu : "espace mnag pour la course d'un organe, le mouvement ais d'un objet. . . donner du jeu, un lger jeu, trop de jeu une fentre, un tiroir" .

    Sans doute tenons-nous l ce que Henriot qualifie de "mtaphore fondamentale, image-mre" qui exprime le mieux l'tre du jeu (17) : un intervalle, un entre-deux, un espace libre, dans un cadre donn, qui est condition de possibilit du mouvement ludique. Il n'y a en effet de jeu que s'il y a du jeu (18) : trop de jeu et tout se disloque, la partie verse dans le non-sens ; pas assez de jeu et tout se bloque, le sens se fige en une rptition strile. Au principe le jeu est cela : une faille qui, paradoxalement, rapproche, un vide qui unit et met

    en mouvement ; la fois csure et suture, cart et articulation (19).

    Le "jeu de mots" exprime bien cette ide, en mme temps qu'il rvle quelque chose de la loi fondamentale du langage. Qu 'est-il, en effet, le jeu de mots, sinon l'exploitation systmatique et explicite du paradoxe langagier qui procde de l'impossible concidence du signifiant et du signifi, du sens premier et du sens second et qui nous condamne parler "comme si" nous savions de quoi il s'agissait? Nous instruisant de la duplicit du langage qui tout la fois nous rapproche et nous loigne de ce dont nous parlons, le jeu de mots est bien l'archtype du jeu comme "entre-deux" : le mouvement mme de la signi- fiance oprant au coeur de l'espace mnag par les conventions linguistiques.

    De ce sens fondamental, que nous qualifierons dsormais de "mdian", drivent les autres caractristiques du jeu et notamment les multiples couples conceptuels dont il opre la liaison dialectique : ralit et fiction, dedans et dehors, ouverture et fermeture, objectivit et subjectivit, certitude et ala, rgulation et indtermination. . . Ce sens mdian traduit bien galement cette ide fondamentale que le jeu est lui-mme son propre principe et que s'il ne saurait tre jou sans joueur, le joueur son tour doit "tre pris au jeu" pour jouer, autant enjeu du jeu qu'acteur (20). Le jeu se poursuivra, flux ininterrompu, la fois pareil lui- mme et diffrent, tel le fleuve d'Heraclite, mme si changent ses joueurs et se modifient ses rgles. Tel est aussi le paradoxe de l'change ludique qu'il survit tel qu'en lui-mme ses incessantes transformations, tout comme l'change langagier, les changes conomiques dans le jeu du march et, nous le verrons, les changes normatifs qu'arbitre le jeu juridique.

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    On l'aura compris : seule une conception plurielle et dialectique du jeu est en mesure de faire droit sa nature vritable. C'est donc celle-ci que nous privilgierons dans la suite. C'est, du reste, des conclusions analogues qu'on aboutirait si, plutt que de chercher du ct des dfinitions du jeu, on tentait une classification empirique des innombrables jeux qui s'exercent dans l'exprience concrte des hommes et des peuples.

    R. Caillois qui, au terme d'tudes minutieuses, se livre cet exercice, propose une typologie de ce genre. Il serait possible, selon lui, de distinguer quatre sortes de jeux suivant qu'ils sont domins par la comptition (agn), le hasard (ala), le simulacre ou le "faire semblant" (mimicry), et la recherche d'un certain vertige (ilinx). A son tour, cette classification rpondrait une gradation allant du ludus (jeu rgl) la padia (jeu spontan) (21). Sans doute de telles typologies s'avrent-elles clairantes ; il faut cependant se garder de leur donner trop d'importance et d'en durcir les traits, dans la mesure o, de toute vidence, les caractres retenus se recoupent au moins partiellement et s'impliquent mutuellement. Ne peut-on soutenir en effet, pour nous limiter ce seul exemple, que les jeux de stratgie supposent ncessairement une part de hasard et que l'intrt qu'ils procurent tient au moins autant au vertige de l'incertitude qu' la rationalit des choix oprs (22) ? Entre les innombrables jeux, il n'est sans doute ni dmarcation absolue, ni trait absolument commun ; seulement, comme le dit Wittgenstein, propos des jeux de langage, des "ressemblances de famille" (23).

    Au coeur d'un systme complexe d'analogies qui s'entrecroisent et s'enveloppent, la notion de jeu est un concept en rseau, justiciable seulement d'un usage pluriel et dialectique. Ce point tant

    acquis, reste montrer en quoi le "bon usage du jeu" implique encore qu'on s'explique sur le statut pistmologique de la rfrence qu'on y fait.

    B - L'analogie du jeu : rcurrente et souvent non rflchie. Pour une apprhension critique du jeu

    L'usage frquent que la thorie du droit fait de la rfrence au jeu ne parat pas seulement rducteur ; il semble galement peu rflchi et insuffisamment critique, en ce sens qu'il ne s'accompagne pas d'une rflexion sur les diffrents statuts pistmologiques possibles d'un tel usage. Sans pouvoir prtendre aucune exhaustivit, il nous parat cependant possible de distinguer au moins les cinq usages suivants.

    Le premier consiste dans l'tablissement d'une simple analogie impliquant la comparaison trait pour trait de l'un ou l'autre caractre du droit avec un caractre corrlatif du jeu ou, le plus souvent, d'un jeu en particulier, dans un but essentiellement didactique ou pdagogique.

    Les deux usages suivants consistent dans l'utilisation de l'ide gnrale de jeu, habituellement au sens mdian, comme mtaphore ou comme paradigme explicatif, l'ide de jeu fonctionnant cette fois comme modle et tant utilise dans le but d'expliquer la nature et le fonctionnement du droit. Selon le degr d'extension d'un tel paradigme, on peut encore distinguer, selon la terminologie de Kuhn, la rfrence au jeu comme "exemple commun" ou comme "matrice disciplinaire" .

    Un quatrime usage de l'ide de jeu consiste l'utiliser comme instrument d' auto-interprtation ou comme paradigme pistmologique, l'ide de

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    jeu n'tant plus utilise cette fois comme instrument de connaissance scientifique de l'objet juridique tudi, mais dans un but rflezif, c'est--dire comme instrument de rflexion sur la nature et la porte de cette connaissance elle-mme.

    Un cinquime usage, enfin, consiste appliquer l'ide de jeu la comprhension critique de l'activit discursive en gnral et l'utiliser comme paradigme logique, c'est--dire comme modle de "logos" , au sens la fois langagier et rationnel du terme, dans un but rflexif gnralis.

    On se contentera de dvelopper brivement ces diffrents usages possibles, en prcisant en mme temps le sens de notre propre dmarche.

    La plupart du temps, la rfrence au jeu parat avoir une simple valeur d'illustration d'un caractre gnral dont l'auteur considre qu'il est commun au droit et au jeu ou, plus souvent, un jeu particulier. Partant, par ailleurs, implicitement de l'ide que le jeu constitue sans doute un phnomne plus familier et mieux connu que le droit, l'illustration possde, de ce fait, une vise pdagogique assez vidente. C'est en ce sens, semble-t-il, qu'un auteur comme Hart affirme, par exemple, que "l'aspect interne des rgles peut tre illustr simplement partir des rgles d'un jeu quelconque". En effet, de mme qu'une rgle de jeu ne se ramne pas simplement "une habitude identique (des joueurs) de dplacer la reine de la mme faon" , mais suppose que les joueurs considrent ce type de comportement "comme un modle pour tous ceux qui jouent le jeu" , il est possible, selon Hart, d'affirmer et de comprendre qu'une rgle sociale et une rgle de droit en particulier ne se rduit pas un comportement gnralement observable au sein d'un groupe social dtermin, mais suppose que certains membres au moins de ce groupe "considrent

    le comportement en question comme un modle gnral que doit observer le groupe dans son ensemble" (24). C'est dans cette perspective encore que Hart affirme que "le fait de se conformer aux conditions dfinies par les rgles qui confrent les pouvoirs lgislatifs, constitue une dmarche analogue un 'coup' dans un jeu tel que les checs" (25).

    Quelles que soient la fois l'importance et la multiplicit des analogies tablies ainsi trait pour trait entre le droit et le jeu, il parat cependant certain que le recours celles-ci n'a pas une porte plus fondamentale qu'une simple comparaison, sans doute clairante au niveau des diffrents caractres qu'elle permet de mettre en lumire, mais qui ne dpasse pas, d'un point de vue pistmologique, une vise essentiellement didactique.

    Il apparat cependant que la rfrence au jeu peut avoir une porte plus profonde, celle d'une vritable "mtaphore" , dont "la comparaison n'est que le plus bas degr" (26), et consister prendre "l'ide de jeu comme modle pour comprendre le fonctionnement, le sens de conduites que l'on considrait auparavant comme trangres toute inspiration ludique" (27). En d'autres termes, pour reprendre la terminologie de Kuhn, "le jeu devient alors paradigme" (28). Prise gnralement dans son sens le plus fondamental, que nous avons qualifi de "mdian", l'ide de jeu se trouve en mme temps dpouille de toute rfrence contingente tel ou tel jeu particulier.

    Dans la mesure o la notion de paradigme peut elle-mme tre prise, selon Kuhn, dans un sens troit et dans un sens large, il nous semble encore possible de distinguer cet gard deux usages possibles de la mtaphore ludique dans l'approche des phnomnes juridiques.

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    Le premier usage consiste concevoir le paradigme ludique, au sens troit, comme un "exemple commun", c'est--dire en tant qu'il permet d'identifier des "relations de similitude" particulires, ventuellement susceptibles d'une gnralisation progressive (29). C'est dans cette perspective notamment que nous avons nous- mmes, en un premier temps, tent de concevoir le langage juridique et l'activit interprtative en droit, en termes de "jeu" (30) , en vue de souligner le paralllisme qu'il tait possible d'apercevoir entre leurs structures et leurs modes de fonctionnement respectifs. C'est ainsi galement que, systmatisant les comparaisons tablies par des auteurs comme H art et Ross, G. Ferrari a tent de concevoir le droit sur le "modle" du jeu, en mettant l'accent sur le caractre constitutif de leurs rgles respectives (31).

    Le deuxime usage, quant lui, consiste concevoir ce paradigme, au sens large, comme une vritable "matrice disciplinaire" (32) reprsentant tout un ensemble de "croyances, de valeurs et de techniques"

    (33) communes aux membres d'une discipline particulire ou, tout au moins, dans le cas prsent, susceptibles de le devenir. S'il est vrai que l'apprhension du droit dans son ensemble a sans doute rarement t tente partir d'une telle "matrice" ludique, c'est progressivement dans cette direction qu'un certain nombre de nos travaux rcents se sont orients (34).

    Nous y reviendrons au dbut de la seconde partie de la prsente contribution. Par ailleurs, on se contentera de rappeler ici qu'un tel paradigme semble avoir trs largement envahi de nombreuses autres disciplines, telles que la philosophie (35), la psychologie (36), l'conomie (37) ou la sociologie (38), traduisant ainsi une volution voire une rvolution dont certains n'ont pas hsit

    firmer qu'elle entretenait une "relation essentielle avec notre 'modernit' " (39).

    Il est cependant permis d'affirmer que la fcondit de la mtaphore ludique ne doit pas en rester l et qu'elle est susceptible non seulement d'affecter, dans une perspective explicative, notre connaissance de la ralit, et du droit en particulier, mais encore, plus fondamentalement, d'affecter, dans une perspective rflexive et critique, notre comprhension de la science et mme de toute activit discursive en gnral.

    Il parat en effet possible de considrer tout d'abord une discipline scientifique quelconque "comme" un jeu et d'identifier en elle les ca- ractres essentiels de celui-ci (40). C'est ce que nous tenterons de faire la fin de la deuxime partie de cette contribution, en esquissant une conception de la science s'inspirant d'un tel modle et en suggrant en quoi cette conception est applicable la thorie du droit.

    Il est encore possible ensuite de dgager l'implication ultime du recours la mtaphore du jeu en l'tendant toute activit cognitive et discursive en gnral, afin de dgager la "logique" la fois dialectique et paradoxale qui opre au fondement d'une telle mtaphore et traverse les conceptions qu'elle suggre tant au niveau des phnomnes tudis qu'au niveau des discours qui s'y rfrent. C'est ce que l'on tentera d'voquer dans la conclusion de cette tude.

    Des distinctions qui prcdent, il ressort ds lors, selon nous, que la rfrence au jeu doit rsolument dpasser la simple forme d'une analogie pour aboutir l'laboration d'un vritable paradigme au sens explicatif, pistmologique et logique du terme, c'est--dire se transformer d'un simple instrument commode de description de la ralit juridique en un instrument d'explication

  • FRANOIS OST et MICHEL VAN DE KERCHOVE 169

    de celle-ci et de rflexion critique sur la science du droit et sur l'activit juridique discursive en gnral.

    II - De l'usage du paradigme

    du jeu en droit

    Sur base des rflexions gnrales qui prcdent, il parat possible d'voquer, au moins grands traits, la faon dont le paradigme du jeu est susceptible de projeter un clairage fcond la fois sur le phnomne juridique et sur la thorie du droit elle-mme.

    A Paradigme du jeu et droit

    Afin de mettre en lumire la fcondit, pour l'tude du droit, du paradigme .du jeu, pris dans son sens "mdian", on partira des principaux couples conceptuels qui permettent de le caractriser en termes dialectiques et on tentera de voir en quoi une telle caractrisation est applicable au phnomne juridique. On retiendra ainsi successivement les relations dialectiques qu'on peut tablir entre : stratgie et reprsentation ; coopration et conflit ; ralit et fiction ; rgulation et indtermination ; internalit et externalit.

    1 - Stratgie et reprsentation

    Le modle du jeu permet d'articuler les termes d'un premier couple conceptuel qui consiste, d'une part, dans un ple symbolique, celui du jeu comme "reprsentation de quelque chose", et, d'autre part, dans un ple utilitaire et instrumental, celui du jeu comme stratgie ou "lutte pour quelque chose" (41).

    Il est videmment possible de distinguer et d'opposer des jeux qui relvent davantage de l'un ou de l'autre de ces deux ples, certains tant par exemple domins par la comptition et d'autres par le simulacre (42). Dans le premier cas, dominent le calcul d'intrt, la volont d'atteindre un objectif au moindre cot (Zweckrationalitt) et le souci utilitariste de la meilleure allocation des ressources disponibles. Dans le deuxime cas, domine au contraire la volont de faire sens, de donner voir et penser, de raffirmer des valeurs et des normes ( Wertraiionalitt).

    Il n'est ds lors pas tonnant que le paradigme explicatif du jeu ait pu tre utilis, dans les sciences humaines, alternativement dans l'une ou l'autre de ces deux perspectives.

    Le ple stratgique du jeu est gnralement privilgi par les conomistes, en particulier par la "thorie des jeux" qui analyse les processus de dcision en termes de conflits d'intrts entre deux ou plusieurs parties qui s'opposent suivant certaines rgles (43). Certains sociologues, cependant, n'ont pas hsit concevoir galement l'action collective sur la base d'un modle stratgique, en considrant le fonctionnement d'une organisation comme "le rsultat d'une srie de jeux auxquels participent les diffrents acteurs organisation nels et dont les rgles formelles et informelles en dfinissant notamment les possibilits de gains et de pertes des uns et des autres dlimitent un ventail de stratgies rationnelles, c'est--dire "gagnantes", qu'ils pourront adopter s'ils veulent que leur engagement dans leur organisation serve leurs espoirs personnels, ou du moins ne les contrarie pas" (44).

    Inversement, on constate que certains sociologues, tels que Goffman, semblent privilgier le ple reprsentatif ou symbolique du jeu en analy-

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    sant notamment la structure du moi, dans ses deux dimensions essentielles l'acteur et le personnage , sur le modle du spectacle et en fonction des dispositions que l'on prend pour prsenter son moi aux autres (45).

    Il existe cependant de bonnes raisons de penser que ces deux ples du jeu ne sont pas totalement dissociables et que, quelle que soit la prdominance ventuelle de l'un d'entre eux dans certains types de jeux ou dans certains phnomnes l'explication desquels le paradigme du jeu se trouve appliqu, on ne peut exploiter toute la fcondit du paradigme qu'en apercevant la tension permanente qui s'tablit entre eux. Comme certains l'ont justement fait remarquer, si tout jeu implique que le joueur "s'impose une tche" et cherche atteindre un but, il suppose toujours simultanment que le joueur "se mette lui-mme en scne" et se "donne en reprsentation", mme lorsqu 'aucun spectateur ne se trouve explicitement vis (46). Cette double dimension semble d'ailleurs expliquer la facilit avec laquelle des jeux de comptition, tels que des jeux sportifs, voire mme des jeux de cartes ou d'checs, peuvent se transformer et se transforment effectivement de plus en plus dans nos socits en spectacles (47).

    Dans le domaine du droit, en particulier, cette remarque parat d'autant plus importante que, selon le phnomne tudi, la priode historique considre, ou le modle thorique mis en oeuvre, tant l'analogie du jeu que le paradigme ludique aboutissent la plupart du temps privilgier l'un de ces deux ples au dtriment de l'autre, excluant ainsi toute forme de rflexion sur leurs diffrentes articulations possibles.

    C'est ainsi notamment que certains ont t amens mettre surtout l'accent sur la dimen-

    sion "thtrale" ou spectaculaire du droit, en dveloppant, par exemple, l'ide que "la personnalit juridique est une notion diffrente de la personnalit humaine" en ce qu'elle dsigne "l'aptitude tre un personnage et jouer un rle sur la scne du droit" (48), ou encore l'ide que le procs peut tre analys comme une forme particulire de "rituel" et considr comme un "vritable spectacle, soumis la fameuse rgle des trois units du thtre classique" (49). Inversement, d'autres n'hsitent pas ne retenir que la dimension "stratgique" ou instrumentale du droit en concevant cette fois le sujet de droit comme un calculateur agissant dans le but exclusif de maximiser ses intrts personnels (50) ou encore le procs sous la forme d'une "pese d'intrts concurrents"

    (51) ou d'un bilan mettant en balance les cots et avantages dcoulant de la situation litigieuse (52).

    On peut se demander cependant si l'utilisation la plus fconde du paradigme ludique en droit ne consiste pas davantage dans la mise au jour, dans une perspective aussi bien diachronique que syn- chronique, des tensions qui s'tablissent en permanence entre ces deux ples et qui permettent de rendre compte de la frquence des oscillations et de la diversit des combinaisons auxquelles la ralit juridique nous confronte. C'est ainsi, par exemple, que la part respective des aspects stratgiques et spectaculaires dans le procs est susceptible de varier considrablement, non seulement selon son contexte historique (Etat libral ou Etat providence) (53), mais encore selon la phase de son dveloppement (instruction, poursuites, jugement et excution) (54), selon sa nature (civile ou pnale) (55), ou encore selon son type de "clientle" (justice exemplaire de scurit ou justice sanitaire ou sociale) (56). C'est ainsi galement qu'il parat possible de rendre compte

  • FRANOIS OST et MICHEL VAN DE KERCHOVE 171

    des diffrents phnomnes d'association et de dissociation des dimensions instrumentale et symbolique du droit qui traversent sa cration et son application, et dont aucune ne parat pouvoir tre radicalement vacue si l'on veut rendre compte de ces phnomnes dans toute leur complexit (57).

    2 - Coopration et conflit

    Le deuxime couple conceptuel qu'voque l'ide mme de jeu est celui de la coopration et du conflit, du consensus et du dissensus.

    Ici encore, sans doute est-il possible de distinguer certains types de jeux qui relvent davantage de l'un de ces deux ples, les jeux dits de comptition, voire de guerre, pouvant tre relis au second, les jeux dits de simulacre pouvant tre relis au premier.

    Comme dans le cas prcdent, cependant, on doit admettre que de telles associations n'ont qu'une valeur partielle et qu'elles risquent de nous faire perdre de vue que tout jeu suppose une relation dialectique permanente entre ces deux ples, relation que le paradigme ludique est prcisment susceptible de mettre en lumire.

    Pour faire bref, on peut en effet considrer que tout jeu suppose ncessairement "un lment distinct du joueur avec quoi il puisse jouer, et qui riposte spontanment l'initiative du joueur" (58), c'est--dire un lment la fois avec quoi et contre quoi l'on joue. Il y a ainsi toujours la fois participation et rsistance, coopration et conflit. Dans de nombreux cas, cet lment rsidera notamment dans la prsence d'autres joueurs qui accepteront de cooprer au mme jeu et d'observer des rgles communes, tout en s'efforant de vaincre leurs adversaires en appliquant ces rgles, voire en faisant triompher leur propre interprtation de telles

    rgles. Dans d'autres cas, cependant, cet lment sera le joueur lui-mme "avec" qui et "contre" qui il jouera "en visant un perptuel dpassement de sa dernire performance" (59). Dans de nombreux cas, enfin, cet lment rsidera galement dans certains objets balle, pions, instrument, texte, etc. ou facteurs hasard, vnements extrieurs, etc. "avec" et "contre" lesquels on sera amen jouer.

    C'est prcisment la richesse du paradigme ludique, tel que nous le concevons, que de permettre de saisir la prsence simultane de ces deux ples dans la plupart des phnomnes.

    Dans le domaine de la sociologie des organisations, on se contentera de citer l'application qu'en ont fait Crozier et Friedberg. Ces auteurs tentent en effet de dnoncer deux utilisations incompltes de l'ide de jeu dans ce domaine. L'une privilgie en effet la "stratgie goste de l'acteur" (60) et conoit l'organisation sur le modle du march en termes de ngociation et d'ajustement mutuel des acteurs, ne retenant ainsi que le ple conflictuel ou concurrentiel du jeu. L'autre, au contraire, privilgie la "cohrence finalise du systme"

    (61) et conoit l'organisation en termes d'adaptation passive de l'individu au rle que les rgles prdtermines du jeu lui imposent de jouer, ne retenant ainsi que le ple "coopratif ou consensuel du jeu. Voyant dans le concept de jeu la combinaison de ces deux logiques contradictoires, les auteurs entendent, pour leur part, concevoir l'organisation comme une "gamme de stratgies possibles parmi lesquelles l'acteur opre un choix qui, terme ou immdiatement, peut provoquer une modification du jeu lui-mme" (62).

    Dans le domaine juridique, il nous semble parfaitement possible de transposer ce type de perspective. Tentant de dpasser la fois les

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    thories "consensualistes" de type durkheimien et les thories "conflictualistes" de type marxiste, certaines thories qu'on qualifie parfois de "pluralistes" tentent ainsi de rendre compte du fonctionnement de la plupart des socits dmocratiques occidentales contemporaines en termes la fois de consensus et de dissensus (63), cette ide impliquant la plupart du temps l'existence d'un accord au moins provisoire et dominant sur certaines valeurs centrales et sur certaines "rgles du jeu" (64), la formation de compromis sur certaines normes, en mme temps que l'existence de dsaccords plus ou moins profonds sur les autres normes, sur des valeurs plus accessoires ainsi que sur les systmes de lgitimation (65). Cette ide gnrale peut notamment tre illustre en matire pnale o les normes d'incrimination ne paraissent faire l'objet d'une apprciation ni parfaitement homogne ni totalement htrogne, mais d'une valuation en termes la fois de larges zones de dissensus et de certaines zones de consensus (66). Elle peut l'tre galement par l'existence d'importantes formes d'cart entre l'adoption des normes pnales et leur application, cet cart permettant notamment de mesurer l'tendue du compromis intervenu entre ceux qui manifestent leur adhsion l'gard de ces normes et ceux qui en contestent la lgitimit (67).

    Dans une perspective normative et critique, on peut d'ailleurs mettre l'ide que tout processus de lgitimation rationnelle des normes juridiques suppose ncessairement une telle dialectique entre des moments de consensus traduisant un accord stabilis sur des hirarchies de valeurs et des moments de dissensus traduisant la mise en question par tel ou tel groupe des hirarchies tablies (68).

    3 - Ralit et fiction

    Ralit ou fiction? Quel registre ontologique convient au jeu? La fiction, en croire les dfinitions canoniques de Huizinga et Caillois ("action libre sentie comme fictive", "activit fictive : accompagne d'une conscience spcifique de ralit seconde ou de franche irralit par rapport la vie courante") (69). En revanche, la vague ludique qui dferle aujourd'hui sous forme de prolifration d'objets (jouets, gadgets), d'envahissement des ondes (jeux radiopho- niques et tlviss) et d'occupation croissante de l'espace (plaines de jeux, parcs d'attraction, Dis- ney land, Disney tuor/rf) atteste de l'incontournable matrialit sociale du jeu. Le paradigme ludique ne se laisse cependant pas enfermer dans les termes d'une alternative aussi grossire. Sa spcificit consiste plutt dans l'articulation dialectique des deux dimensions du rel et de l'imaginaire d'o pourrait bien surgir une "troisime dimension", quelque chose comme le "troisime monde" dont parlait Popper.

    Une observation grammaticale claire bien le statut d'entre-deux qu'occupe le jeu, le dcalage qu'il instaure par rapport la ralit, sans pour autant renoncer celle-ci. "Supposons que nous sommes des rois et des reines" , dit Alice. Normalement, observe Henriot, "supposer que" appelle le subjonctif. Le traducteur franais de Carroll ne s'y est cependant pas tromp, qui, en l'occurrence, le fait suivre de l'indicatif prsent. L'usage tolre en effet cette tournure, ds lors que l'hypothse, qui perd ainsi de sa gratuit, vise poser un objet comme rel (70). Un principe est instaur qui formera la base conventionnelle d'une activit et d'un discours subsquents. Telle est bien la convention ludique : une supposition est faite qui inaugure un univers nouveau la fois prsent au sein de

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    la ralit et en dcalage par rapport elle. Le mode indicatif atteste de sa ralit, sans que puisse tre conjur, pour autant, le retour du subjonctif, rvlateur du changement de plan opr.

    Le philosophe Eugen Fink insiste, dans son essai magistral sur le Jeu comme symbole du monde (71), sur ce statut hybride de rel/irrel qui caractrise le jeu. Puissance organisatrice, le jeu "ralise" un imaginaire; il opre l'irruption "d'autre chose" dans le cours des choses ordinaires ; il mnage une place au possible. Le jeu est l'exprience de la ralisation des possibles, alors que le rel est, au contraire, rduction de ces possibles.

    En cela la sphre du jeu peut tre dite "surrelle" : loin d'tre une moindre ralit, elle est une surralit dans la mesure o elle implique, et instaure partiellement, la dimension du possible (72). N'est-ce pas, du reste, la fcondit du langage galement que de passer constamment de la dsignation de choses existantes l'instauration de significations nouvelles, tout en les rapportant les unes aux autres ?

    Les catgories de ralit, de fiction et de surralit que nous venons de distinguer peuvent tre transposes, sans difficult, au domaine juridique. Pour d'aucuns, on le sait, le droit relverait de la f actualit pure, si du moins on veut bien le dgager des voiles de la mtaphysique et de l'idologie. Ainsi l'enseignement des divers "ralismes" : celui, Scandinave, d'un Olivecrona, qui tudie "le droit comme fait" (73), ou celui, amricain, de K.W. Llewellyn, qui n'entend retenir, au titre de "real rules", que les pratiques des tribunaux, par opposition aux lois, relgues au rang de "paper rules" (74).

    Pour d'autres, au contraire, le droit serait discours ou texte dont le propre consisterait

    tenir l'illusion ou la mystification d'une fiction fondatrice celle du bon pouvoir ou du bon droit, digne d'amour. Pour P. Legendre, par exemple, "le grand oeuvre du Pouvoir consiste se faire aimer. L'accomplissement d'un tel prodige a toujours suppos une science particulire (celle de la loi), qui prcisment chafaude cet amour-l et camoufle par son texte le tour de passe-passe d'un dressage pur et simple" (75).

    Entre la platitude d'un ralisme behavioriste et le soupon systmatique d'une psychologie des profondeurs radicalise, entre le trop de ralit de l'une et le trop peu de ralit de l'autre, il y a place assurment pour une intelligence mieux assure du juridique. Comme le jeu, le droit infuse ses possibles, parfois les impose, au sein du rel. Il met en circulation des significations nouvelles, il met en place des institutions et des rgles spcifiques qui ont vocation faire souche dans le corps social. "Tout, dans la rgle juridique, est construction", crit Jean Dabin (76). Cette surralit juridique ne s'entend pas seulement de la re-construction d'un donn, naturel ou social, pralable ; elle implique galement "laboration d'objet" (77). Pour con-former les choses et les conduites son prescrit, le droit leur donne sens et forme : tantt il s'agira d'in-former ce qui est encore sans forme, parfois (le plus souvent sans doute), il s'agira de d-former ce qui avait dj sens et forme dans un autre registre.

    Tel est sans doute le rle essentiel de l'ordre juridique : plus importante que sa fonction coac- tive (interdire-punir) laquelle on le rduisait souvent, ou sa fonction rgulative-gestionnaire laquelle on l'assimile volontiers aujourd'hui, c'est cette fonction de nomination qui fait le propre du droit. Nomination qui est en mme temps normalisation et institution, au sens o, rellement

  • 174 DROIT ET SOCIETE

    ici, "dire, c'est faire". Le droit identifie les personnes et les choses ; littralement, il les fait venir l'existence juridique, comme cela apparat particulirement clairement dans le cas de la personnification des personnes morales. En nommant, classant, hirarchisant, le droit attribue des rles juridiques aux divers acteurs de la vie sociale. A chacun de ces statuts, il attache des droits et des devoirs, des charges et des privilges (78). Ces statuts peuvent s'inscrire dans le prolongement de la ralit factuelle, comme dans le cas de la parent attribue aux gniteurs biologiques de l'enfant ; parfois, cependant, ils peuvent marquer une rupture son gard, comme dans le cas de l'adoption (parent "fictive"). Dans toutes les hypothses, ce statut juridique ne manquera pas de rejaillir son tour sur les divers niveaux de la ralit vcue.

    A l'laboration de cette "surralit" juridique contribuent diverses techniques. On voquera notamment les nombreuses ressources du concep- tualisme juridique (dfinition, construction, classification, systmatisation...) (79), l'adoption de normes constitutives, et l'usage trs gnralis de fictions. La mise en lumire, par Searle, de la distinction entre "rgles normatives" (qui "gouvernent des formes de comportement pr-existantes ou existant de faon indpendante") et "rgles constitutives" (qui "crent ou dfinissent de nouvelles formes de comportement") (80) a, comme on le sait, suscit de nombreuses tudes exploitant l'analogie du droit et du jeu (81). La pratique du droit comme celle du jeu ne serait nullement comprhensible si elle n'tait pas rapporte en permanence ces rgles constitutives qui en dterminent les principaux lments (statut des joueurs, enjeux, buts du jeu. . . ).

    Ce sont cependant les fictions juridiques qui traduisent le plus explicitement l'artificialisme du

    droit et qui ont fait l'objet, depuis toujours, du plus grand intrt des juristes. C'est que, ici, la dformation propre la technique juridique, et dj prsente dans les qualifications, les analogies et les prsomptions, atteint son point culminant. Certains entendent ds lors en dbarrasser le discours juridique. Ainsi, Bentham : " le bonheur du genre humain ne doit pas dpendre d'une fiction (...). Laissons ces jouets aux enfants" (82) ; ainsi encore, plus rcemment, A. Bayart qui pose la question : "Peut-on liminer les fictions du discours juridique?" et y rpond par l'affirmative (83). Mais on ne se dbarrasse pas si aisment des fictions, si tant est qu'elles tiennent la nature mme du langage juridique, comme Bentham allait bientt s'en apercevoir, au terme de l'analyse des principaux concepts juridiques ("po- wer", "right", "duty", "liberty", "property" . . . ) (84). Voil donc qu'il allait falloir s'accommoder de ces "jouets", si du moins on avait le souci d'assurer la suite de la reprsentation. . . C'est que, si elles rvlent l'arbitraire de toute nomination, au creux des conventions langagires, les fictions n'en sont pas moins opratoires (85). Paradoxe du langage (juridique) qui, au moment mme o il traduit sa non-concidence l'gard du fait, assure une certaine matrise sur lui. C'est la vertu du paradigme ludique que de laisser entrevoir, entre l'opacit d'un rel muet et l'inconsistance d'une irralit mensongre, la fcondit de l'univers magique, surrel, que fait surgir, par la force de sa seule nonciation, le verbe du droit.

    4 Rgulation et indtermination

    Que le jeu soit marqu au coin de la rgulation et de l'indtermination, de la convention et de l'invention, c'est un trait qui s'impose d'emble tout observateur. C'est du reste sous cet angle

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    que l'analogie du jeu et du droit nous est apparue ds nos premiers travaux. Le couple dialectique "rgulation/indtermination" constitua longtemps nos yeux la dtermination exclusive du concept de jeu ; il en demeure aujourd'hui l'archtype, bien qu'il ait perdu son exclusivit.

    Bien que l'on puisse mettre l'accent tantt sur le ple "rgulation", en invoquant l'exemple de jeux extrmement formaliss et strotyps, tels que le jeu d'checs, tantt, l'inverse, insister sur l'aspect "fantaisie", en se rfrant par exemple aux grands dfoulements collectifs des ftes carnavalesques, il apparatra bien vite que tout jeu combine, en proportion sans doute variable, mais moyennant un minimum irrductible, une dose de rgles et une dose d'indtermination. Winnicott note cet gard le paradoxe qui consiste jouer "au jeu sans rgles" ; aussi ouvert soit-il, un tel jeu suppose au moins une double convention : dcider djouer ensemble, dcider djouer ce jeu-l (86).

    Si le franais ne dispose que d'un seul terme, "jeu", pour exprimer ces deux ides, la langue anglaise, en revanche, distingue le play qui renvoie au jeu libre et spontan, et le game qui renvoie, quant lui, au jeu social et rglement. Mais aussi rglement soit-il, le jeu ne serait plus jeu s'il ne comptait une part d'incertitude, de risque et d'arbitraire qu'aucune rgle pralable ne pourrait totalement contrler. Inversement, le dbordement le plus dyonisien verserait dans le dlire et l'insignifiance s'il n'tait contenu par quelques principes implicites, ne serait-ce que des limites de temps et de lieu. "Le jeu", crit Cl. Lvi-Strauss, "produit des vnements partir d'une structure" (87). S'il y a donc programmation, celle-ci n'est pas telle qu'elle empcherait tout imprvu ; une place est mnage pour le hasard (ou combinaison irreprsentable d'un trop

    grand nombre de facteurs explicatifs) et pour l'intervention du joueur. A l'inverse, si le hasard dominait, la structure se disloquerait et la partie deviendrait insignifiante ; tout comme une prpondrance absolue des joueurs, ou de certains de ceux-ci, terait au jeu le "suspens" qui le caractrise et le ramnerait l'excution mcanique d'un programme ou d'une volont.

    Ni vraiment produit du hasard, de la structure ou de la volont du joueur, le jeu est un espace potentiel de crativit qui traduit l'effet de l'intentionnalit des joueurs sur la rigidit des conventions ; inversement, comme champ rgul, il reflte l'inflchissement des volonts sous l'action de normes collectives pour une bonne part non matrisables. Cet ajustement du projet de l'acteur aux normes du champ ludique est, pour P. Bour- dieu, l'effet d'une varit particulire de sens pratique : le "sens du jeu" qui permet au joueur de tirer le meilleur parti d'une structure dtermine de jeu, au terme d'une srie de choix qui, "pour n'tre pas dlibrs, n'en sont pas moins systmatiques" (88).

    L'ide nous parat essentielle car elle tmoigne de ce que la pratique du jeu ne se rduit ni au seul respect des rgles, ni l'indtermination pure et simple. Au-del des rgles, il n'y a pas le vide, mais prcisment un "espace de jeu" que mesure et exploite le sens du jeu, ou intuition pratique du sens produit par le jeu lui-mme. L'lment central de ce "sens" ou "esprit du jeu" pas ncessairement conscient, au demeurant est l'adhsion aux "buts du jeu" et ses "enjeux", ce que Bourdieu appelle la "croyance" ou "foi pratique qui est comme le droit d'entre qu'imposent tacitement tous les champs" (89).

    Sans doute trouvera-t-on, dans le jeu social, des partenaires disposant de plus de pouvoir que

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    d'autres, c'est--dire d'une plus grande capacit de modifier les rgles du jeu et d'une meilleure matrise de ses espaces d'incertitude. Mais les ingalits ne sont jamais telles qu'elles excluraient toutes modifications de position.

    De cette dialectique de la rgulation et de l'indtermination (comme du reste de l'articulation de divers autres ples associs, tels que : certitude/ala, stabilit/changement, objectivit/subjectivit), le champ juridique offre d'innombrables illustrations. On se limitera voquer, dans le cadre limit de cette tude, la question de l'interprtation (90) et celle du changement juridique.

    On sait que la problmatique de l'interprtation a toujours oscill, depuis le droit romain au moins, entre deux fantasmes opposs : celui d'un juge totalement asservi la norme ("bouche de la loi"), comme si la norme contenait un sens "unique" et "clair" qu'il suffirait de porter au grand jour, et, l'inverse, le fantasme du juge totalement affranchi de la rgle ("gouvernement des juges"), comme s'il tait possible de crer un sens juridiquement pertinent qui ne doive rien la tradition, au langage, aux thories et aux valeurs dominantes dans le champ du droit. Tout l'oppos, il apparatra qu'interprter consiste, tout comme c'est le cas du langage dont cette opration ne fait que redoubler les virtualits, "faire du neuf avec de l'ancien". Le jeu de l'interprtation affecte non seulement les rgles interprter, mais encore, au second degr pourrait-on dire, les directives relatives l'interprtation de ces rgles. Quant aux normes interprter, il faut remarquer que l'incertitude qui affecte tant leur formulation (caractrise par la polysmie et la "texture ouverte") que l'intention de leur auteur (parfois absurde, quelquefois contradictoire, souvent

    cure), rend indispensable l'intervention cratrice du juge-interprte (sans parler des problmes pralables l'interprtation tels que la qualification des faits et le choix de la rgle pertinente, et les questions, subsquentes celle-ci, d'intgration de la solution dans le dispositif form par l'ordre juridique dans son ensemble et d'apprciation des consquences, notamment sociales, du sens retenu).

    A l'oppos de la thse kelsnienne selon laquelle toute interprtation juridique est galement acceptable pour autant qu'elle s'inscrive dans le cadre form par la rgle suprieure, il faut remarquer qu' aucun systme juridique ne laisse cependant cette "co-production" judiciaire du sens dans l'indtermination complte. D'innombrables directives entendent en rguler l'exercice. A leur tour cependant, ces directives ne sont pas ce point contraignantes qu'elles limineraient toute incertitude quant au rsultat final de l'interprtation. De mme qu'un jeu performant et signifiant ne se ramne pas au seul respect de ses rgles explicites, de mme l'interprtation ne se laisse pas contenir dans quelque programmation a priori. Encore faut-il, pour "jouer le jeu" correctement, dvelopper, dans la "marge de jeu" laisse ouverte par ses rgles, un "sens du jeu" qui s'analyse au premier chef comme une volont constante d'en actualiser les "enjeux" et d'en conforter les "buts" . De ce point de vue, nous soutenons que l'interprtation qui le plus de chance de s'imposer est celle qui, se mouvant avec souplesse entre la lettre et l'esprit, russit entretenir ou restaurer la cohrence de l'ordre juridique, entendu la fois comme consquence logique et harmonie idologique (91). Non pas donc la lettre ou l'esprit (alternative), ni la lettre contre l'esprit (ou Pinverse-exclusion), ni la lettre et l'esprit (juxtaposition), ni encore la lettre = l'esprit (identifi-

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    cation), mais entre la lettre et l'esprit : question de relier sans assimiler jeu au sens mdian : mouvement au sein d'un cadre.

    Des observations du mme ordre s'imposent l'tude de la problmatique du changement juridique. Traditionnellement est rappele cet gard l'exigence de la scurit juridique qui, la limite, s'opposerait tout changement ; tout le moins ne tolrerait-elle que des changements prvisibles. Il semble cependant que cet idal soit largement illusoire, de sorte qu'il faudra le plus souvent s'accommoder de degrs variables de scurit, selon les branches et les institutions juridiques. Comme l'crit excellemment Fr. Tul- kens : "entre l'idal classique de la scurit ' tout prix' et le ralisme extrme consistant nier totalement l'ide de scurit juridique, il existe, semble- t-il, une place pour une conception gradualiste intgrant diffrentes scurits juridiques" (92). C'est l'ide de prudence elle- mme redcouverte aujourd'hui dans le cadre de la thorie des jeux (93) qui s'accorde sans doute le mieux de telles situations o l'invitable risque ne dbouche cependant pas sur l'ala complet ou l'arbitraire. Tout l'art de la dcision, notamment juridique, consistera ds lors "jouer serr", mesurer au plus prs les risques acceptables et imaginer des solutions suffisamment souples pour s'adapter une dose raisonnable de changement.

    Kelsen, on le sait, distinguait les systmes normatifs selon le critre statique/ dynamique et rangeait les ordres juridiques parmi les systmes dynamiques. A l'exprience, il apparat cependant qu'ils ne sauraient tre purement dynamiques ; M. Troper est plus proche de la ralit qui crit : "le droit positif des socits modernes est un systme la fois statique et dynamique, puisque toutes les dcisions sont toujours justifies la fois par leur

    conformit au contenu d'un autre nonc et par l'habilitation confre leur auteur" (94). Perel- man n'exprimait-il pas la mme vrit en inscrivant les systmes juridiques "entre le calculable et le politique" deux utopies opposes, la premire prsupposant l'adoption de rgles "qui permettent d'viter tout pouvoir de dcision" ("systme de lgislation sans juges"), la seconde impliquant un "pouvoir de dcision illimit et arbitraire qui s'exercerait sans rgles pralables" (systme de "justice sans lgislateur") (95) ?

    L'tude des diffrentes temporalits juridiques nous a conduits, quant nous, des conclusions convergentes : l'autonomie et la performance de systmes juridiques complexes comme les ntres supposent un quilibre entre homostasie et rupture, continuit et changement. Trop statiques, les ordres juridiques se distinguent mal de la morale, des moeurs et des usages, comme c'est le cas dans les socits traditionnelles ; trop alatoires et mouvants, les systmes juridiques ne se dmarquent plus gure -des rgles techniques auxquelles ils confrent une traduction normative, comme c'est souvent le cas dans le cadre de l'Etat providence (96).

    S'il faut donc ncessairement s'accommoder d'un certain degr de mutabilit du juridique, c'est que les acteurs du jeu juridique, quels qu'ils soient, disposent d'un pouvoir, minimal parfois, mais cependant irrductible, d'inflchir les rgles de la partie. Tantt il s'agira seulement de se mouvoir dans le champ de pouvoir discrtionnaire ouvert par le cadre normatif lui-mme ; tantt il s'agira, plus radicalement, de ngocier et de modifier ce cadre lui-mme.

    Conflit "sous le droit" (invention de nouveaux "coups" dans un cadre inchang), dans le premier cas ; conflit "sur le droit" (contestation du cadre

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    lui-mme), dans le second. Ce serait se mprendre que de croire le droit l'abri de ces conflits portant sur la rgle du jeu elle-mme, comme si la vocation des organes juridiques consistait exclusivement individualiser des normes gnrales, selon un mouvement descendant qui, du sommet la base, ne ferait que dgager un prescrit toujours dj contenu dans la norme suprieure. Le jeu juridique rvle au contraire de nombreux exemples de "hirarchies enchevtres" ou "boucles tranges" au terme desquelles le niveau infrieur dtermine paradoxalement le message du niveau suprieur (97). Ce qui se dgage en dfinitive de telles situations, c'est le caractre auto-modificateur du droit : dans ce jeu social singulier, la transformation des rgles compte en effet au nombre des coups possibles. C'est du reste exactement sur ce principe que Peter Suber a mis au point le Nomic, nouveau jeu de socit, inspir de la rflexivit du droit, et qui consiste prcisment pouvoir en modifier constamment les rgles (98). Sans doute ces changements s'oprent-ils encore "selon les rgles" , mais, aucune de ces rgles du second degr n'tant elles-mmes immuables (mme si leur modification est moins aise, comme c'est gnralement le cas des normes constitutionnelles), il faut bien convenir que l'incertitude, pour n'tre pas radicale, n'en est pas moins inscrite au principe du droit. Une fois encore le paradigme ludique aura ainsi port au grand jour un trait fondamental du phnomne juridique.

    5 - Internalit et externalit

    Une cinquime caractristique du jeu et non la moins fascinante tient au rapport paradoxal qu'il tablit entre dedans et dehors. Par son existence mme, le jeu dessine un espace qui lui est propre et que tout conduit apprhender comme

    spar du contexte de la vie relle. C'est, on s'en souvient, un des traits que Huizinga et Caillois prtent au jeu : "activit situe en-dehors de la vie courante" .

    Certes, tout jeu implique une diffrenciation par rapport au flux des activits et des significations ordinaires ; comme un systme se dtache de son environnement par un principe de diffrenciation qui lui est propre, de mme le jeu doit bnficier d'un minimum d'autonomie pour exister. Il ne parat cependant pas possible de radicaliser ce processus de diffrenciation ou d'autonomisation. Tout comme la Gestaltpsychologie a montr que la figure ne se dtachait que sur un fond l'gard duquel elle continue d'entretenir un rapport constitutif, de mme le jeu ne fait sens que de reconduire un lien paradoxal de rupture et de proximit par rapport la vie "relle" . Ainsi, jouer n'est certainement pas s'exiler du rel, tout au plus est-ce un di-vertissement (passage un autre plan). Jouer, explique J. Henriot, c'est "se tenir la fois dedans et dehors" (99).

    Ce rapport ambivalent qu'entretient l'activit ludique, Winnicott le nomme : "espace potentiel" ou "espace transitionnel" . Il constitue, selon lui, le lieu mme d'mergence de la personnalit du jeune enfant qui apprend progressivement renoncer l'indistinction fusionnelle l'gard de sa mre, sans pour autant s'enfermer (sauf drive pathologique) dans son propre monde clos. C'est, semble- t-il, l'activit ludique dont les productions cratrices de l'ge adulte, art et science notamment, ne sont que le prolongement qui, littralement, constitue cet espace transitionnel o s'labore le soi, la fois spar d'autrui et reli lui (100).

    Les frontires du jeu et du "hors-jeu" apparaissent donc la fois mouvantes, poreuses et

  • FRANOIS OST et MICHEL VAN DE KERCHOVE 179

    rversibles (101) ; tout se passe comme si dedans et dehors s'impliquaient mutuellement, voire changeaient leurs positions. Entre jeu et srieux, par exemple, il n'est pas de limites tranches. De mme, entre spectateurs et acteurs : ne dit- on pas que ces derniers sont "pris au jeu" ? Le plus souvent aussi les enjeux du jeu sont extraludiques, ou du moins relvent-ils simultanment de jeux distincts. A l'instar du fameux ruban de Mbius, les frontires du jeu, qui devraient normalement le sparer de l'extrieur, semblent au contraire conduire en son coeur. L'extrieur devient intrieur, l'intrieur se projette l'extrieur. C'est qu'un jeu (ou un systme) est toujours en mme temps autre chose que lui-mme, en dpit des efforts qu'il manifeste pour rguler son fonctionnement. En lui continue de survivre, parfois seulement l'tat de simples potentialits, le anon-jeu" (ou 1' "autre jeu", ou le "double jeu").

    La rgle du jeu qui semble dcouper, dfinir, sparer, est aussi, du mme mouvement, ce qui rapproche et relie. A la fois articulation et sparation, la loi, dit Ehrmann, "tient lieu d'origine" (102) : elle instaure un univers qui se donne pour fond et autonome, en mme temps qu'elle rvle l'impossibilit d'une telle clture fondatrice.

    Une fois encore la transposition au champ juridique du paradigme ludique ici dfini par l'articulation du dedans et du dehors s'avre extrmement fconde. On se limitera voquer trois illustrations de cette dialectique ; elles concernent respectivement la question de la dfinition du droit, la problmatique du pluralisme juridique, et enfin les paradoxes du fondement de l'ordre juridique.

    En ce qui concerne la dfinition du droit, et en dpit des difficults rcurrentes de l'entreprise,

    il convient bien videmment de s'accorder sur un critre opratoire de dlimitation de l'objet "droit" . Il nous parat, quant nous, que l'on peut trouver un tel critre, susceptible de rduire, sans la supprimer totalement pour autant, la polysmie qui affecte le terme "droit" , dans l'usage privilgi que les juges font de ce terme. Parmi les acteurs juridiques, ne sont-ils pas ceux qui sont explicitement investis de la tche de "dire le droit" ? Chargs de la "jurisdictio" , il leur revient non seulement de trancher les litiges la lumire du droit, mais aussi, par le fait mme, de dcider de manire ultime si une rgle ou une prrogative constitue du droit ou non (103).

    Un tel critre est assurment opratoire ; il garantit une clture et une efficacit la fois suffisantes et raisonnables l'ordre juridique, au sens o une rponse institutionnelle, publique et dote d'autorit, est donne la question de savoir o passe la ligne de partage du droit et du non-droit. Il ne faudrait pas en dduire pour autant qu'un tel partage jurisprudentiel spare deux mondes clos et statiques. Il apparat, au contraire, l'tude de la jurisprudence, qu'entre droit et non- droit, entre le systme juridique et son environnement, d'incessants changes s'oprent, de mme que s'y dveloppe un "infra-droit" qui tantt renforce le modle tabli, tantt le concurrence et l'affaiblit. Ainsi donc, de mme qu'un jeu ne s'impose qu' la faveur de la dcision qui l'instaure dans sa spcificit (104), mais qu'il ne saurait se jouer en tat d'apesanteur sociale, sans

    entretenir d'innombrables rapports son environnement, ainsi en est-il galement du droit.

    Envisag comme "ensemble de rgles", le droit ne se ramne pas aux codes, dans la mesure o les rgles sanctionnes et reconnues ne constituent que la face merge d'un vaste ensemble de

  • 180 imoir et socit

    normes, "conues" et "vcues" au sein du corps social, auxquelles les juges sont toujours susceptibles de confrer des effets juridiques. Envisag comme "ensemble de prrogatives", le droit ne se ramne pas non plus au catalogue des prrogatives consacres en forme de droits subjectifs ; ici encore opre, en marge de la juridicit officielle, une frange trs active d'intrts qui, s'ils sont reconnus "lgitimes'' par le juge, exerceront tantt des effets crateurs de droit, tantt, au contraire, comme dans la thorie de l'abus de droit, un rle de contrle et de limitation des droits subjectifs (105).

    Ces intrts qui concurrencent, qui su b ver tissent, qui parfois annulent les droits subjectifs "officiels", et parfois leur donnent naissance, ces principes qui tantt gnrent des corps de rgles positives, tantt eu sapent l'ordonnancement consacre, sont-ils "dedans" ou "dehors" ? Le plus sage n'est-il pas de reconnatre qu'ils sont la fois dedans et dehors, juridiques et meta- (ou infra-) juridiques?

    Ces observations conduisent directement la problmatique du pluralisme juridique. Il ne suffit plus cet gard de se contenter de prendre acte de la multiplicit des ordres juridiques observables (tatiques, supra-tatiques, infra-tatiques, dterritorialiss, etc.). Il ne suffit plus non plus de noter les multiples rapports juridiques (reconnaissance, renvoi, dlgation, etc.) qui s'tablissent entre eux. Qui nierait ces vidences? Prendre le pluralisme juridique au srieux implique aujourd'hui d'tudier la manire dont chacun de ces ordres normatifs concurrents travaille, le autres, si l'on peut dire, "de l'intrieur". Leurs rapports ne sont plus seulement de coexistence formelle, mais d'interaction, d'hybridation, de fcondation ou d'toiiffement. Comme si chacun

    d'entre eux contenait au moins partiellement les autres, actualisant certains d leurs "possibles juridiques", poteutialisant les autres. Ou dira donc que l'interprtation et la validation des normes propres tel ordre juridique ne s'oprent jamais totalement l'abri de la contamination de tel ou tel autre. Cette situation, qui n'est pas sans rappeler le vieux paradoxe philosophique de l'unit dans la multiplicit et de la multiplicit dans l'unit, suppose que chaque ordre juridique intgre des lments, voire des stratgies, qui lui sont apparemment trangers ou externes (106).

    On a bien observe cet gard nie l'volution juridique au XXe sicle en matire de pluralisme avait oscill entre l'hypothse de Wcbcr et celle de Gurvilch. Alors que Gurvitch pariait sur le renforcement d'une multitude d'ordres juridiques ct de l'ordre tatique, Wcbcr observait plutt une diffrenciation interne de plus en plus pousse de ces systmes tatiques (107). Pluralisme externe (de juxtaposition) dans le premier cas, pluralisme interne (de diffrenciation) dans le second. Ne convient-il pas de penser ensemble ces deux mouvements? S'il y a diffrenciation interne de l'ordre juridique tatique, celle-ci rsulte de sollicitations externes, elle ne peut se ramener aux seules performances du systme considr. A l'cncontrc de la thse radicale, aujourd'hui dfendue par N. Liihiiianu, qui prtend une telle autarcie des ordres juridiques, nous opposons l'ide d'une "auto-organisation relative" des systmes juridiques, hypothse qui emprunte largement au paradigme ludique et ne retient en dfinitive les termes "interne-externe" que pour mieux les enchevtrer (108).

    On est finalement conduit, dans cette ligne de pense, reconsidrer la question la plus radicale que suscite l'mergence des ordres juridiques :

  • FRANOIS OST et MICHEL VAN DE KERCHOVE 181

    la question de leur fondement ou de leur origine. Si, pareil au jeu qui s' "instaure", le systme juridique "s'institue" , d'o vient donc son autorit, d'o procde pareil coup de force? Quelle puissance garantit l'imperium dont il se prvaut ? Deux rponses, radicalement opposes, ont t apportes cette question. Tantt on soutiendra, du ct du iusnaturalisme, par exemple, que ce fondement ne saurait tre qu'extrieur au droit. Le garant est mta-juridique ; on le trouvera dans la nature, ou la raison, ou le mandat divin. Tantt, au contraire, on s'efforcera de dmontrer que le commandement juridique se soutient de sa propre autorit ; la norme fondamentale kelsnienne, point d'aboutissement ultime du positivisme juridique, constitue l'illustration la plus acheve de cette thse.

    Mais, vrai dire, aucune des deux positions n'apparat pleinement satisfaisante. Invoquer un fondement extrieur, c'est la fois ouvrir la voie un regressus ad infinitum (quel est le fondement de ce fondement, l'origine de cette origine ?), et laisser inexpliqu le principe de la clture oprationnelle (l'institution) spcifique l'ordre juridique ainsi "fond". A l'inverse, prtendre l'auto-fondation du droit, c'est s'exposer toutes les apories de la causa sut.

    On peut se demander cet gard si tout effort radical de fondation n'aboutit pas en dfinitive ce paradoxe : faire sortir quelque chose de rien, comme si la pense, sautant par-dessus ses propres paules, cherchait se transcender elle- mme (109). Une telle situation n'est finalement pensable et assumable qu' condition de n'en point radicaliser les termes. On ne fonde pas le droit sur du droit, pas plus qu'on ne fonde le droit sur du non-droit. Peut-tre mme est-ce l'ide de fondation, au sens d'assurer un

    cement absolument premier, une transsubstantiation complte, qui doit tre rejete. La pense du paradoxe, laquelle mne le paradigme ludique que nous suivons, nous a dj conduits accepter l'ide qu'un systme tait la fois lui- mme et autre chose que lui-mme, lui-mme et son "autre" , rel ou potentiel. Prendre cette thse vraiment au srieux n'a-t-il ds lors pas pour effet de dplacer les termes de la question de la fondation? Il apparat en effet que, dans ces conditions, penser l'unit, ou la clture, ou l'origine d'un systme jusqu'au bout devient impossible et inopportun (110). Au mieux fera-t-on "comme si" cela tait possible, et on s'accommodera de cette fiction fondatrice. La loi, avons-nous dit propos du jeu, "tient lieu" d'origine ; elle occupe, par une sorte d'imposture autorise, le lieu inassignable du fondement. Kelsen lui-mme finira, du reste, par reconnatre le statut fictif de la "norme fondamentale" (111).

    A la place du commencement absolu, c'est le continuum qui se laisse entrevoir; au lieu de l'opposition binaire des termes (moral/juridique, lgal/illgal), c'est l'entrelacement des contraires qui se laisse deviner. N'est-ce pas, en dfinitive, ce que donne penser depuis toujours la fable du contrat social? En "fondant" le pouvoir des gouvernants sur l'assentiment des gouverns, il noue une dialectique dsormais indmlable. Sans doute un pouvoir "constitu" semble-t-il merger qui prtendra l'autonomie, la souverainet et la suprmatie, mais le "constituant originaire", qui en est le principe et la mesure, ne saurait plus en tre dissoci. Il y a bien, en un sens, autofondation du pouvoir, mais celle-ci n'est pensable que parce que ce pouvoir contient son autre : l'individu, le gouvern tout comme le donne voir de faon clatante le corps du roi (qui contient tous les individus formant la nation) plac

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    au frontispice de l'dition originale du Lcviathan de Hobbcs. Mais si le prince comprend le peuple, l'inverse se vrifie pareillement : l'individu est toujours dj socialis, n'existant que de s'identifier au porteur du pouvoir (112). Il y a unit dans la diversit (et diversit dans l'unit) ; il y a inter- nalisation des externalits (et externalisation des internalits).

    Un autre enseignement paradoxal se dgage de la fable du contrat social. Si le droit se fonde sur le contrat, c'est que, d'une certaine faon, il y a toujours dj du droit avant le droit (fonderait-on la loi sur la coutume, comme on le fait souvent, une conclusion analogue s'imposerait) (113). Les thoriciens du jeu aboutissent de pareilles observations : pas de jeu sans un contrat "pr-ludique". Le jeu, "systme de contraintes librement acceptes", procde d'un engagement pralable, d'un esprit d'entente et de collaboration, d'un "pacte ludique" (1M). VA Parlebas d'ajouter que la mise au point de ce pacte, la ngociation de cette rgle fondatrice (accepter de jouer, accepter de jouer de cette faon, . . . ), suppose elle-mme un jeu sur la rgle (115).

    Voil donc o mne une pense non dogmatique du fondement : la mise eu abme, l'enroulement spiralique d'un jeu qui ne cesse de se jouer de lui-mme, d'un droit qui ne cesse de s'auto-rguler parce que toujours autre que lui- rnme. Sans doute, la pense juridique traditionnelle s'efforcera- t-el le d'occulter un tel scandale logique en traant des frontires tranches entre l'extrieur et l'intrieur (le juridique et l'extra- juridique), en adoptant une chronologie rassurante (le pr-juridique, le juridique et le postjuridique), en imposant une hirarchie linaire (le supra-juridique, le juridique, l'infra-juridique), en se moulant dans les canons d'une logique

    taire (le juridique n'est pas le non-juridique) (1 16). Mais on ne tranche pas si aisment le noeud gordien du paradoxe, car, aussi "purili" ou rduit que soit l'objet droit serait- il mme ramen la pure et simple tautologie de son auto-affirmation, "dura lex, sed Icx" que renatraient indemnes les questions de l'origine et du fondement. Il est plus sage, en dfinitive, de faire "comme si" tout cela tait clair et distinct. Seul l'humour de ce "comme si", seul l'engagement lucidement dtach de cette fiction et des prsomptions qui l'accompagnent (rcs indicala pro vcrilalc habc- tur, mais aussi rcs Icgtslala, rcs iuridica. . . ) laissent entrevoir quelque chose de la ncessit, et de l'impossibilit, de la clture du systme juridique.

    B - Paradigme du jeu et thorie du droit

    Comme nous l'avons dj suggr, il est possible d'appliquer le paradigme du jeu non seulement aux phnomnes tudis, mais encore l'activit scientifique elle-mme, voire toute activit discursive en gnral. Nous voquerons ainsi successivement les aspects la fois pistmologiqiies et thiques l'une telle conception de la science, ainsi que les consquences qui peuvent eu dcouler concernant la thorie du droit.

    1 Aspects cpistiuologiqucs

    Le fait de concevoir l'activit scientifique comme une "activit ludique" (117) ou, si l'on prfre, de parler du "jeu de la science" (118), suggre en effet un certain nombre de consquences qui dcoulent la fois de l'ide mme de jeu, des diffrents couples conceptuels qui permettent de le caractriser, ainsi que de la relation dialectique

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    qui en unit les termes.

    La premire et peut-tre la plus fondamentale de ces consquences est inhrente l'ide mme de jeu et rside dans une certaine forme la fois de relativisation et de diversification de la conception de la science. Relativit de la validit de la connaissance par rapport aux rgles spcifiques qui ont t admises dans un champ dtermin du savoir et qui font apparatre celui- ci comme un "jeu rgl d'oprations" (119), ainsi qu' l'indtermination partielle des rsultats auxquels ces rgles peuvent conduire. Diversit des formes de connaissance galement, eu gard la pluralit des "systmes interprtatifs" (120) susceptibles d'tre mis en oeuvre l'gard d'un mme objet. Il y aurait donc la fois du jeu dans la science, plutt que des certitudes absolues, et des jeux scientifiques diffrencis, plutt qu'un savoir unique, au mme titre que Wittgenstein a pu parler de "jeux de langage" diffrents (121).

    Du point de vue de la science du droit, cela suggre d'abord la "pluralit des conceptions" possibles de celle-ci et l'ide que "non seulement elles ne s'excluent pas mais elles s'appellent mutuellement parce qu'elles se compltent" (122). Si cette ide n'exclut pas certains choix, ni la possibilit de les justifier, elle exclut, par contre, la possibilit de les fonder sur une prtention exclusive la scientificit et, a fortiori, la vrit (123). Cela suggre ensuite la ncessit d'une articulation de ces diffrents savoirs, un "jeu des jeux" (124) qui vite la fois la confusion des jeux, leur simple juxtaposition et l'abolition de leurs diffrences. On peut estimer ds lors que la meilleure faon de jouer ce "jeu des jeux" consiste concevoir la thorie du droit comme une rflexion interdisciplinaire (125), oprant, la diffrence de la pluridisciplinarit ou de la transdisciplinarit, en

    permanence dans "l 'entre-deux" (126) qui spare et unit la fois la dogmatique juridique, d'une part, et les autres sciences juridiques, telles que la sociologie du droit, la smiotique juridique ou l'anthropologie juridique.

    En ce qui concerne les diffrents couples conceptuels que nous avons dj associs l'ide de jeu, il semble tout d'abord ncessaire d'admettre que la science n'est ni pure reprsentation thorique du rel, ni pur instrument d'action au service de celui-ci. Si la porte symbolique et "spectaculaire" de l'activit scientifique est essentielle en ce qu'elle branle la fois des croyances passes et en fonde de nouvelles, d'autant plus qu'elle est plus largement vulgarise et mdiatise, elle comporte galement une dimension stratgique essentielle. D'abord, au sens o elle est le plus souvent non seulement utilise, mais sollicite, voire oriente, en vue d'atteindre certains objectifs prdtermins, et cela de la manire la plus efficace possible et ventuellement au moindre cot, comme le suggre l'existence de diffrentes "stratgies de recherche" inhrentes toute politique scientifique. Ensuite, au sens galement o les diffrents chercheurs se trouvent souvent, collectivement ou individuellement, en situation de concurrence sur le "march" de la recherche et tendent eux-mmes mettre en oeuvre des stratgies susceptibles, au moins partiellement, de maximiser leurs propres intrts, notamment par l'obtention la fois d'un maximum de ressources et d'un maximum d'indpendance scientifique. C'est ainsi qu'on a pu dire que "l'ordre socio-politique se fait scientifique, et l'ordre scientifique, socio-politique" (127), au sens o, de plus en plus, "l'ordre socio-politique se lgitime par la science" un niveau symbolique et reprsentatif, et o "l'ordre socio-politique lgitime du mme coup sa prsence dans la science" (128) un ni-

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    veau instrumental et stratgique.

    Il est galement possible d'affirmer que l'activit scientifique est en permanence habite par une "tension essentielle" (129) entre coopration et conflit, consensus et dissensus, convergence et divergence, tradition et innovation. C'est ainsi que, selon les termes de Kuhn, le fait que "la recherche normale " soit une "activit hautement convergente, fermement fonde sur un solide consensus acquis grce l'ducation scientifique et renforc ensuite par la vie professionnelle" (130), n'exclut pas l'existence de "tournants rvolutionnaires*' , ce qui lui permet d'affirmer que "le chercheur accompli doit faire simultanment preuve d'un caractre traditionnaliste ei iconoclaste" (131). Dans le mme sens, on a pu caractriser l'activit scientifique en termes de "rvolution bien tempre" (132).

    Si l'on veut viter aussi bien un ralisme pistmologique naf et un constructivisme de type nominaliste, n'est-il pas encore ncessaire d'apercevoir dans' l'activit scientifique la prsence simultane des deux ples ralit-fiction caractristiques de l'ide mme de jeu? Dans une telle perspective, la science, en effet, n'apparat pas comme un simple "reflet" du rel, mais comme une construction, une invention, voire une vritable fiction (133), qui n'est sans doute pas sans rapport avec le rel et n'exclut pas certaines formes de mise l'preuve empirique, mais dont la valeur se mesure moins en termes d'accs uni- voque la ralit qu'en termes de fcondit et d'ouverture d'un "jeu des possibles" (134) dans la connaissance de celle-ci. Elle aurait ainsi en commun avec la pense mythique de faire d'abord appel "l'imagination" (135) et de commencer toujours par "l'invention d'un monde possible" (136). A la diffrence des mythes, cependant, elle

    s'expose chaque moment " la critique et l'exprience pour limiter la part du, rve dans l'image du monde qu'elle labore" (137), oprant ainsi un vritable "dialogue entre le possible et le rel" (138).

    On peut galement ajouter que si la science, comme le jeu, implique le recours une "procdure gouverne par des rgles" (139), il n'en demeure pas moins que "les thories scientifiques et leurs hypothses sont, d'une certaine manire, des constructions libre s" (140), ce qui amne certains rduire l'cart qui spare souvent, dans les reprsentations communes, la science proprement dite de certains domaines de la culture, comme l'art en particulier (141).

    Enfin, le dernier couple internalit-externalit prsent dans le paradigme ludique nous suggre de dpasser le fameux conflit des mthodes qui a trs largement domin l'histoire rcente des sciences humaines et oppos les partisans d'une mthode explicative aux partisans d'une mthode comprhensive. Il apparat en effet clairement que la mthode comprhensive implique que le chercheur saisisse le sens des activits qu'il tudie, tel qu'il se trouve dfini "de l'intrieur" par leurs auteurs, alors que la mthode explicative, au contraire, suppose que le chercheur se mette distance par rapport de telles reprsentations et s'efforce, "de l'extrieur" , d'tablir certaines relations entre les activits tudies et un ensemble de donnes plus englobant. A la suite d'auteurs comme Weber, von Wright ou Ricoeur, il semble la fois possible et fcond d'articuler ces deux mthodes, sans exclure ni l'une ni l'autre, et de concevoir l'tude des phnomnes humains partir d'une mthode que certains ont pu qualifier d' "explication comprhensive" (142) et que d'autres ont dcrite sous la forme d'une vritable

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    "relation dialectique" (143) ou d'un "jeu altern" (144) entre comprhension et explication.

    Si chacun de ces couples suggre ainsi une vision renouvele et, semble-t-il, fconde de l'activit scientifique en gnral, il nous parat ouvrir autant de perspectives d'application possibles la thorie du droit. Etant donn, cependant, que le dveloppement de celles-ci dpasserait de loin les limites de cette contribution, on se contentera de retenir ici, titre d'hypothse de travail, une conception de la thorie du droit vitant la tentation de rduire celle-ci l'un des diffrents ples que nous avons voqus et se fondant rsolument sur la relation dialectique que l'on a tent d'tablir entre eux.

    A titre de simple illustration d'une telle conception gnrale, on citera le point de vue "externe modr" la lumire duquel il est possible, notamment la suite de Hart, de caractriser la thorie du droit, et qui, la diffrence d'un point de vue "interne" ou d'un point de vue "externe radical", permet prcisment d'assurer une relation dialectique entre la comprhension du phnomne juridique et son explication (145).

    A l'encontre du point de vue interne qu'adopte globalement la dogmatique juridique, il semble que le recours au paradigme pistmologique du jeu permette la thorie du droit d'oprer, tel le spectateur ou, a fortiori, le critique d'une pice de thtre, le dcentrement indispensable une approche objectivante du phnomne tudi. A l'encontre du point de vue radicalement externe qu'adoptent certaines thories explicatives du droit en tentant de rendre compte des phnomnes juridiques sans se rfrer aucunement la signification que leur attribuent les acteurs du systme juridique, il semble, par ailleurs, que le paradigme ludique permette la thorie du droit de ne pas

    dnaturer la spcificit de son objet, tel le spectateur qui, avant d'mettre le moindre jugement critique, tente de "rentrer" dans le jeu des acteurs afin d'identifier au mieux l'intrigue qui se joue sur scne.

    2 - Aspects thiques

    Le recours au paradigme du jeu dans l'tude du droit ne comporte pas seulement des aspects pistmologiques. Il comporte galement des aspects thiques que l'on se contentera d'voquer brivement.

    A ce niveau, la question fondamentale est sans doute celle de savoir s'il est "bien srieux de parler de jeux" (146) propos du droit, aussi bien qu' propos de la connaissance que nous tentons d'en avoir. Plus radicalement encore, la question est de savoir si le droit et la science ne font pas partie de ces "choses qui doivent rester l'cart du jeu on a presque envie de dire : l'abri du jeu" (147) ? Leur appliquer l'ide de jeu ne relve- t-il pas, en effet, non seulement de la fantaisie, mais encore "du mauvais got, de la dsinvolture, de l'indcence", voire de la "provocation" (148)? L'thique du chercheur ne s'oppose-t-elle pas ce que l'on traite sur le mode du jeu le droit ainsi que les valeurs de justice, de libert ou de protection des droits de l'homme qu'on y associe , de mme que la science ainsi que les valeurs de vrit, d'objectivit ou de sincrit qui paraissent lui tre lies ?

    Cette question, on l'aperoit ds lors, ne recouvre pas seulement une critique de la frivolit apparente du propos. Elle entend souvent, plus radicalement, conjurer un danger, voire une vritable immoralit, qui consisterait "pntrer par effraction dans le domaine o rgne un

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    systme de valeurs" (149) et y introduire "le rgne du relatif et "le refus d'un absolu des valeurs" (150).

    A cette double critique, il nous semble possible de rpondre, la suite de J. Henriot, qu'existe une fois encore, " l'intrieur de l'ide mme de jeu, une dialectique du srieux et du non-srieux" qui permet d'affirmer, d'une part, qu'"il y a du srieux dans tout jeu" et qu'"il y a du jeu dans tout srieux"