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  • ELEMENTS POUR UNE APPREHENSION CLINIQUE DE LA PSYCHOSE ORDINAIRE.

    PROFESSEUR JEAN-CLAUDE MALEVAL

    (RENNES)

    Sminaire de la Dcouverte Freudienne 18-19 janvier 2003

    Rsum : Le discernement de la structure constitue un des enjeux majeurs des entretiens

    prliminaires, sachant quil conditionne de manire dcisive la conduite de la cure. Or les analystes sont aujourdhui confronts des demandes accrues manant de sujets pour lesquels se pose la question dun fonctionnement psychotique, et qui pourtant ne sont ni dlirants, ni hallucins, ni mlancoliques. La clinique discrte de la forclusion du Nom-du-Pre savre dune grande diversit. On en dgagera quelques aspects en rapport avec la spcificit de la dfaillance du nouage de la structure subjective : indices de la non-extraction de lobjet ; dfaillances tnues du capitonnage, prvalences des identifications imaginaires.

  • "La psychose, c'est ce devant quoi un analyste ne doit reculer en aucun cas"1, mme si cette affirmation de Lacan exprime plus une exigence didactique qu'un conseil technique, il n'en reste pas moins que selon lui la cure analytique n'a pas connatre de contre-indication diagnostique. Ce sont les caractristiques de la demande du patient qui dcident de l'engagement d'une analyse ou de son refus. Cependant le discernement de la structure du sujet conditionne de manire dcisive la conduite de la cure. La confiance nave dans "l'hystrisation du psychotique" n'est plus recevable: on sait maintenant que les interventions propres temprer la jouissance dbride doivent tre nettement distingues de celles orientes vers l'analyse du refoul.

    Si le sujet demandeur a dj fait des pisodes nettement psychotiques, ou s'il se prsente dans

    l'actuel comme psychos, l'identification de sa structure, lors des entretiens prliminaires, ne pose pas de problme majeur - la condition de ne pas confondre psychose et hystrie crpusculaire2. La difficult nat pour l'analyste quand il est confront des demandes de la part de sujets qui ne possdent aucun pass psychiatrique, qui ne sont ni dlirants, ni hallucins, ni mlancoliques, et pour lesquels, malgr tout, se pose la question d'un fonctionnement psychotique. Or cette situation se prsente aujourdhui avec une frquence accrue. Pourtant, jusqu la fin des annes 90, les travaux restrent rares concernant la psychose non-dclenche, Anne-Lyse Stevens ne recense gure quune quinzaine darticles sur ce sujet en 1996 3. Parmi les difficults majeures poses par la pratique analytique, il s'agit sans doute de l'une qui furent les moins tudies avant que lintroduction du concept de psychose ordinaire en 1998 ne vienne soudain focaliser lattention sur cette clinique.

    Il est vrai que son examen s'est longtemps heurt la thse largement rpandue, en particulier

    par les kleiniens, selon laquelle la psychose constitue une virtualit inhrente tout tre humain. En fait l'apprhension de sa spcificit est un problme qui ne pouvait gure venir se formuler avant le milieu des annes 50: son tude requiert d'abord que la notion de structure psychotique trouve sa consistance, et cela ne s'opre qu'avec la construction du concept de forclusion du Nom-du-Pre, aprs quoi seulement surgissent des questions concernant des modes de compensation et de supplance. Cependant, leur tude fut longtemps dlaisse. A titre d'exemple, les indications ritres de Lacan sur l'intrt de la clinique d'Hlne Deutsch concernant les personnalits "comme si" n'ont quasiment pas retenues l'attention. Les travaux modernes les insrent volontiers dans le fourre-tout des "borderlines" sans y discerner une contribution d'importance aux modes de compensation de la structure psychotique. Sans doute fallait-il que soit dpasse la subordination de l'imaginaire au symbolique dans l'enseignement de Lacan pour que s'ouvre pleinement un nouveau champ d'tude sur les possibilits de pallier la forclusion du Nom-du-Pre. D'ailleurs lui-mme n'en donne l'exemple que tardivement, aprs avoir dgag l'importance quivalente de chacune des dimensions du nud borromen, quand il s'attarde sur l'ego de Joyce dans l'un de ses derniers sminaires.

    1 Lacan J. Ouverture de la section clinique? in Ornicar? Revue du champ freudien, Avril 1977, 9, p. 12. 2 Maleval J-C. Les hystries crpusculaires. Confrontations psychiatriques, 18 me anne, 1985, 25, pp. 63-97. 3 Lysy-Stevens A. Ce quon appelle des psychoses non dclenches . Les feuillets du Courtil, juin 1996, 12, pp. 105-11.

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  • Phnomnes lmentaires et pr-psychose. D'autre part, les recherches sur la structure psychotique se sont longtemps confondues avec

    l'tude des phnomnes lmentaires. Un passage souvent cit du sminaire III semble inciter corrler troitement les unes avec les autres. "Les phnomnes lmentaires, note-t-il le 23 novembre 1955, ne sont pas plus lmentaires que ce qui est sous-jacent l'ensemble de la construction du dlire. Ils sont lmentaires comme l'est, par rapport une plante, la feuille o se verra un certain dtail de la faon dont s'imbriquent et s'insrent les nervures - il y a quelque chose de commun toute la plante qui se reproduit dans certaines des formes qui composent sa totalit. De mme, des structures analogues se retrouvent au niveau de la composition, de la motivation, de la thmatisation du dlire, et au niveau du phnomne lmentaire. Autrement dit, c'est toujours la mme force structurante, si l'on peut s'exprimer ainsi, qui est l'uvre dans le dlire, qu'on le considre dans une de ses parties ou dans sa totalit. L'important du phnomne lmentaire n'est donc pas d'tre un noyau initial, un point parasitaire, comme s'exprimait Clrambault, l'intrieur de la personnalit, autour duquel se ferait une construction, une raction fibreuse destine l'enkyster en l'enveloppant, et en mme temps l'intgrer, c'est--dire l'expliquer, comme on dit souvent." Lacan s'oppose nettement la thse selon laquelle la gense des phnomnes d'automatisme mental, situe en un processus crbral irritatif, serait en rupture complte avec celle des laborations dlirantes, dues la facult raisonnante. Il rcuse la notion de dissociation du socle et de la statue selon l'image employe par son matre. "Le dlire n'est pas dduit, ajoute-il, il en reproduit la mme force constituante, il est, lui aussi, un phnomne lmentaire. C'est dire que la notion d'lment n'est pas prendre autrement que pour celle de structure, structure diffrencie, irrductible autre chose qu' elle-mme."4 Il promeut ainsi une unification causale des troubles psychotiques rapports une structure spcifique. On peut en dduire que la clinique de la psychose ordinaire participe de la mme structure, et quelle ne doit diffrer de la psychose clinique que par la discrtion de ses manifestations et par ses modes originaux de stabilisation.

    Le concept de phnomne lmentaire possde une acception, certes extensive, mais prcise,

    qui l'insre dans la structure psychotique. Lacan rappelle que cette conception de 1955 s'inscrit dans la droite ligne de celle dveloppe en 1932 dans sa Thse. Afin de diffrencier sa doctrine de celle de Clrambault, il utilisait dj la mme image: "l'identit structurale frappante, crivait-il, entre les phnomnes lmentaires du dlire et son organisation gnrale impose la rfrence analogique au type de morphogense matrialis par la plante"5. Entre-temps la structure de la personnalit est devenue structure de l'inconscient, mais il s'agit toujours de s'opposer la conception mcaniciste ou la doctrine des constitutions, en soulignant que les phnomnes lmentaires ne sont pas le fruit d'une dduction raisonnante. Lacan prcise dans sa Thse les varits cliniques de ceux-ci: hallucinations,

    4 Lacan J. Les psychoses. Le sminaire III. Seuil. Paris. 1981, p. 28. 5 Lacan J. De la psychose paranoaque dans ses rapports avec la personnalit. [1932]. Seuil. Paris. 1975, p. 297.

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  • interprtations, illusions de la mmoire, troubles de la perception, postulats passionnels, et tats onirodes. Pour la plupart ils apparaissent d'emble chargs de "signification personnelle"6. Or cette dernire tmoigne d'une rupture de continuit avec les penses antrieures du sujet: une certitude s'impose lui selon laquelle il est vis par une signification dont le sens lui est profondment nigmatique. Sauvagnat a montr l'ancrage de cette approche dans le courant anti-kraepelinien de la psychiatrie allemande (Neisser, Margulis) qui considrait que l'on pouvait mettre en vidence au dbut d'une paranoa une signification personnelle (Krankhafte Eigenbeziehung7) pralable toute construction dlirante. La notion jaspersienne "d'exprience dlirante primaire", celle de "moments fconds" (K. Schneider), voire celle "d'interprtations frustres" de Meyerson et Quercy rfrent des intuitions du mme ordre8. Le phnomne lmentaire est ferm toute composition dialectique parce qu'il se prsente sur un fond de vide absolu auquel la carence de la fonction paternelle ne permet pas de parer. Dans la psychiatrie classique, il est intimement li la rvlation de cette carence, par consquent au dclenchement de la psychose, nanmoins la plupart des cliniciens s'accordent considrer qu'il peut subsister parfois longtemps sans donner naissance un dlire ni une psychose dclare.

    Il est notable que les concepts de pr-psychose et de phnomne lmentaire, prsents dans le

    sminaire III, disparaissent ds la Question prliminaire, pour ne plus jamais rapparatre dans l'enseignement de Lacan. Le terme de pr-psychose suggre qu'il y aurait au sein de la structure psychotique un dynamisme qui tendrait vers la psychose dclare. Or il n'est pas douteux qu'il existe des supplances permettant d'viter la survenue de celle-ci parfois pendant toute une existence: si Schreber tait dcd avant 42 ans, en n'ayant souffert jusque-l que de quelques troubles hypocondriaques, qui aurait song voquer la psychose le concernant? Le dgagement de la structure psychotique en rfrence la forclusion du Nom-du-Pre implique d'emble l'existence de possibilits d'y parer. Ds lors on conoit aisment que la pr-psychose soit un concept qui tombe en dsutude. En revanche, on constate avec plus d'tonnement l'effacement du terme de phnomne lmentaire. En fait de la Thse au sminaire III il faut noter qu'il a subi une extension qui lui fait inclure en 1955 le dlire lui-mme. Ds lors que ce dernier doit tre considr comme un phnomne lmentaire, et mme au fond comme le plus caractristique, puisque rvlant mieux que tout autre la structure, on conoit que le concept tende perdre sa spcificit. Il se dissout dans l'ensemble des manifestations cliniques de la psychose. Les tudes sur le phnomne lmentaire des classiques, celui de la Thse, presque toujours caractris par une exprience de signification personnelle, se fondent dans celles sur le dclenchement de la psychose et dans celles sur l'mergence du dlire. H. Wachsberger fait la mme constatation

    6 Lacan J. Expos gnral de nos travaux scientifiques. [1933], in De la psychose paranoaque, o. c., p. 400. 7 Ce sont Srieux et Capgras, dans leur ouvrage sur "Les folies raisonnantes" qui ont traduit "krankhafte eigenbeziehung" par "signification personnelle". L'expression allemande dsigne en fait l'auto-rfrence dlirante; nanmoins, la plupart des auteurs admettent que cette auto-rfrence est un effet de signification. (Sauvagnat F. Histoire des phnomnes lmentaires. A propos de la signification personnelle. Ornicar? Revue du champ freudien. 1988, 44, pp. 19-27.). 8 Sauvagnat F. Vaisserman A. Phnomnes lmentaires psychotiques et manuvres thrapeutiques, Revue Franaise de Psychiatrie, 1991.

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  • quand il soutient la thse selon laquelle le phnomne lmentaire, dans l'enseignement de Lacan, "sera finalement dlaiss au profit de l'exprience nigmatique"9.

    Malgr cette dsaffection, il s'avre que le concept perdure dans le champ freudien. Il le fait

    sous une forme originale, qui n'est pas celle de la psychiatrie classique, dans laquelle il est fortement corrl la clinique du dclenchement de la psychose, et qui n'est pas non plus l'acception extensive que lui donne Lacan en 1955. Jusqu la fin des annes 90, le phnomne lmentaire est rfr pour l'essentiel aux manifestations cliniques qui traduisent l'isolement d'un signifiant par rapport la chane. Ces S1 coups du S2 sont en attente de significations, de sorte qu'ils se prsentent sous un aspect nigmatique qui suscite la perplexit du sujet. Dans la Question prliminaire Lacan voquait cette clinique quand il faisait mention de "chane brise". La fortune tonnante connue par la notion de phnomne lmentaire pendant cette priode rsulte probablement d'une attente inhrente l'approche structurale: elle implique l'existence de manifestations discrtes de la forclusion du Nom-du-Pre, indpendantes de la psychose clinique, qu'il faut pouvoir nommer.

    Cependant, depuis la fin des annes 90, un nouveau concept, recoupant pour une part la clinique

    des phnomnes lmentaires, fait son entre dans la thorie psychanalytique, celui de dbranchement. Jacques-Alain Miller lintroduit en 1997 moins comme un concept que comme une expression bien tourne 10 propos dune observation clinique, rapporte par Deffieux, semblant faire tat de la prsence dune mtaphore dlirante en labsence de dclenchement.11. Il apparat alors comme synonyme de pseudo-dclenchement ou de no-dclenchement . Laurent poursuit lide en soulignant que la clinique du dbranchement de lAutre ne va pas sans la clinique de la production de la pulsion 12 Deux ans plus tard, Castanet et De Georges, intitulent leur rapport Branchements, dbranchements, rebranchements . Lintrt du concept de dbranchement par rapport lAutre leur parat rsider dans lclairage rtrospectif quil permet doprer sur llment qui faisait branchement pour le sujet, de sorte quil ouvre sur la possibilit de diriger la cure dans le sens dun ventuel rebranchement 13. A lencontre du phnomne lmentaire, issu de la clinique psychiatrique, le dbranchement savre tre un concept gnr par le discours psychanalytique. La tentation est grande de linsrer dans une clinique des nuds est den faire un synonyme de dnouage de lun des lments de la structure du sujet. Le risque serait quil se substitue ainsi au phnomne lmentaire et que nous disposions de deux termes pour nommer des cliniques trs similaires. Cependant, Jacques-Alain Miller ne les confond pas. Lors mme quil introduit le dbranchement ,

    9 Wachsberger H. Du phnomne lmentaire l'exprience nigmatique. La Cause freudienne. Revue de psychanalyse, 1993, 23, p. 14. 10 Miller J-A. Ouverture, in La conversation dArcachon. Cas rares : les inclassables de la clinique. Agalma. Le Seuil. 1997, p. 163. 11 Deffieux J-P. Un cas pas si rare, in La conversation dArcachon, o.c., pp. 11-19. 12 Laurent E. Lappareil du symptme, in in La conversation dArcachon, o.c., p. 185 13 Castanet H. De Georges P. Branchements, dbranchements, rebranchements, in La psychose ordinaire. La Convention dAntibes. Agalma-Le Seuil. 1999, p. 14.

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  • il situe un laisser-tomber du corps comme phnomne lmentaire 14. Or ce signe clinique, mis en exergue par Lacan concernant Joyce, le conduit infrer une dconnexion de llment imaginaire de la structure du sujet, dont son rapport au langage porte la trace. Un tel phnomne lmentaire nest donc pas corrl un dbranchement lgard de lAutre du langage. Cependant, nommer phnomne lmentaire un laisser-tomber du corps tmoigne dune extension du concept : il nest plus seulement rapport la clinique de la chane brise , il tend plus largement dsigner les manifestations cliniques dune clocherie dans le nouage RSI.

    Le dveloppement des tudes consacres la psychose ordinaire semble aujourdhui induire

    une approche plus fine gnratrice de concepts nouveaux. Lune des consquences semble en tre un largissement de lacception du concept de phnomne lmentaire, tout en prcisant que la prsence de celui-ci nimplique pas ncessairement dclenchement de la psychose ; tandis que le dbranchement de lAutre nest pas une caractristique de tous les phnomnes lmentaires.

    L'approche de la psychose ordinaire ne saurait se confondre avec celle de la pr-psychose, ni

    avec celle de ce que Lacan nommait dans sa Thse "les bauches de troubles psychiques dcelables dans les antcdents"15, car la psychose clinique n'est pas en germe dans la structure. Elle n'est qu'une possibilit qui s'actualisera ventuellement l'occasion de mauvaises rencontres. L'identification de la structure psychotique hors-dclenchement n'est pas rductible au discernement de faits morbides initiaux.

    Pour l'apprhender faudrait-il alors convoquer la "psychose blanche"? Il s'agit d'une notion

    ambigu par laquelle Donnet et Green cherchent dcrire "une configuration clinique o se manifeste en germe la psychose"16. partir de l'tude minutieuse d'un long entretien, recueilli la suite d'une prsentation de malade effectue par l'un d'eux, ils s'efforcent de dgager la "structure matricielle" d'une potentialit psychotique qui s'actualise ou non ultrieurement. se priver d'une rfrence la forclusion du Nom-du-Pre, tout en essayant d'en intgrer certaines donnes, ils se trouvent cartels entre deux thses incompatibles, l'gard desquelles ils vitent de choisir: celle, kleinienne, du noyau psychotique, prsent chez chacun, et celle, lacanienne, selon laquelle ne devient pas fou qui veut, une structure spcifique y tant ncessaire. Ils soutiennent la fois que la psychose se fonde sur un "appareil de pense atteint dans son intgrit" et que les "mcanismes psychotiques" uvrent "en sous-main" chez les nvross. Dans le mme moment o ils opposent "structure nvrotique" et "structure psychotique", ils sont contraints de gommer cette distinction en la rfrant des types idaux. Pour satisfaire leur recherche de syncrtisme, ils doivent introduire les notions minemment spculatives "d'ombilic de la psychose" et de "noyau psychotisant". Ces procds de patinage dialectique font sans cesse osciller la "psychose blanche" entre un syndrome et une structure. Ils ne russissent pas

    14 Miller J-A. Ouverture, in La conversation dArcachon, o.c., p. 164. 15 Lacan J. De la psychose paranoaque, o. c., p. 270. 16 Donnet J.L. Green A. L'enfant de a. Psychanalyse d'un entretien: la psychose blanche. Ed. Minuit. Paris. 1973.

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  • dtacher ce concept de configurations cliniques dans lesquelles la symptomatologie psychotique est dj si prsente que l'hospitalisation s'avre ncessaire. Malgr les efforts des auteurs, en dernire analyse, la "psychose blanche" ne dcolle gure du regard psychiatrique. Elle pche par les mmes insuffisances que la pr-psychose: elle ne prend nullement en compte ce que la structure psychotique hors-dclenchement possde de plus spcifique, savoir des modes de compensation et de supplances.

    La psychose froide est une notion qui cherche apprhender le mme domaine, celui des

    psychoses non dlirantes, partir dune approche mtapsychologique originale, trs rticente lgard dune rfrence structurale, fonde sur le modle de lanorexie mentale. Les auteurs soulignent limportance dune organisation de type pervers en cette forme de psychose, dont tmoignerait une recherche constante du plaisir de linsatisfaction17 et une relation ftichiste lobjet18. En fait, il semble que ce concept ne soit gure parvenu dcoller du syndrome qui lui a donn naissance. Il est plus volontiers cit en rfrence limage quil suggre que pour contribuer la mtapsychologie touffue qui cherche lui donner consistance. Pour dpasser cette suppose psychose, rien de bien nouveau : une nvrose hystro-phobique, des comportements obsessionnels, voire des comportements de type psychopathique. Une ouverture sur loriginalit des supplances dveloppes par les sujets psychotiques dborde les possibilits heuristiques du concept.

    Une structure prcocement identifiable. Les tenants de la psychose blanche ou de la psychose froide sont des cliniciens ports

    contester l'existence dune permanence de la structure psychotique ou bien la possibilit de son discernement avant la psychose dclare. Les deux exemples suivants suffiraient au contraire montrer la pertinence de lhypothse structurale. L'un des plus clbres fous littraires franais, Fulmen Cotton19, qui eut le malheureux privilge d'tre examin par les alinistes les plus renomms de son temps, la deuxime moiti du XIXme sicle, aurait eu une "ide fixe" depuis le moment auquel il fit sa communion, l'ge de huit ans, - celle de devenir Pape. Les signes patents de psychose ne seraient cependant apparus que vingt cinq ans plus tard20. L'mergence prcoce d'un appel pressant la fonction paternelle ne suggre-t-elle pas avec force que la forclusion de celle-ci tait dj prsente pour le premier communiant? Que l'un des thmes de son dlire ait t de vouloir tre Pape la place de Lon XIII semble le confirmer. Qui plus est ce fait n'est pas anecdotique. Srieux et Capgras rapportent

    17 Kestemberg E.- Kestemberg J.- Decobert S. La faim et le corps. P.U.F. Paris. 1972, p. 189. 18 Kestemberg E. La psychose froide. P.U.F. Paris. 2001. p. 83. 19 L'abb Xavier Cotton signait ses oeuvres du prnom Fulmen, peut-tre adopt, selon F. Hulak, "par analogie avec le fulmicoton (cordon dtonnant) et en rfrence au mot latin tonnerre". 20 Hulak F. Fulmen Cotton. D'un cas d'cole l'archologie du sinthome, in La mesure des irrguliers. Symptme et cration, sous la direction de F. Hulak. Z'ditions. Nice. 1990, pp. 53-69.

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  • en 1909 un cas semblable. L'enfance d'Arsne, notent-ils, ne prsenta gure de particularits, si ce n'est que dans son village lui avait t donn un surnom, suite une rponse mmorable faite l'vque lors de sa premire communion l'ge de neuf ans: "Que veux-tu faire plus tard? lui demanda le prtre. - Monseigneur, je veux tre Pape, rpondit-il sans hsiter"21. Quinze ans plus tard il entendit des voix lui annoncer qu'il serait Pape. Il crivit Pie IX pour lui ordonner d'abdiquer en sa faveur. A la mort de celui-ci, il fit acte de candidature auprs du Concile. Bref, il dveloppa un dlire paranoaque dont le thme majeur tait dj prsent sa pense ds son enfance. A l'instar de Fulmen Cotton, Arsne tmoigne donc trs prcocement d'une fascination pour une figure paternelle bien apte suggrer dans l'imaginaire ce qui fait dfaut dans le symbolique, savoir la fonction paternelle forclose.

    La prsence dhallucinations passes sous silence par de jeunes enfants nest pas rare. On

    conoit ds lors que le non discernement de phnomnes lmentaires plus discrets ou plus mconnus

    soit dune grande frquence quand lenfant ne prsente pas trop de difficults scolaires.

    Les modes de compensation qui font la spcificit de la psychose ordinaire se discernent parfois eux aussi ds l'enfance du sujet. Le fonctionnement "comme si" de Mme T. fut remarqu trs tt par son pre, bien avant qu'elle ne dclenche une psychose l'ge adulte. "Depuis son enfance, tmoigne-t-il, je me suis aperu qu'elle tait trs influenable, le moindre contact, elle adhre trs facilement [...] Je l'ai toujours vue selon le milieu, les camarades qu'elle avait et je sentais a. J'ai d veiller. Quand elle tait en bon contact, alors elle tait formidable, apprcie, mais quand elle tait en mauvais contact... elle aurait pu partir sur le trottoir. Quand elle a un bon contact, elle a des possibilits, quand c'est des gens honntes... mais si c'est des tortillards, elle sera comme eux. Elle n'a pas un comportement unique. Elle a a parce qu'elle n'a pas de direction personnelle. Elle est plutt mythomane. Elle racontera des choses en les agrandissant, en les brodant. Elle suit le cours des gens qu'elle frquente: quand elle tait toute petite, six ans, elle a eu l'cole une camarade plus grande, plus bte. Elle faisait comme elle: elle mettait la main dans la caisse, elle imitait. De parler avec elle, c'est pas suffisant: c'est la frquentation" (il fait alors le geste de mettre ses deux mains [...] face face, en miroir), et dit "elle suit comme a l'autre. Avec son premier amant, elle tait aussi menteuse, dsaxe que lui. C'est--dire que parler avec elle, c'est pas assez, c'est l'image"22. Le syndrome dgag par H. Deutsch dans les annes 30, qu'elle discerna souvent dans les antcdents de schizophrnes, se trouve fort bien illustr par cette remarquable observation. Elle nous confirme de surcrot que le fonctionnement "comme si" est dcelable de nombreuses annes avant le dclenchement de la psychose - parfois mme ds l'enfance.

    Il n'est pas rare de constater par ailleurs que de nombreux psychoss font tat dans leurs

    antcdents d'un attrait exceptionnel pour les jeux de la lettre (mots croiss, anagrammes, contreptries, etc.)."Du temps o j'tais en bonne sant", signale Schreber, les questions d'tymologie "avaient dj

    21 Srieux P. Capgras J. Les folies raisonnantes. Alcan. Paris. 1909. p. 124. 22 Czermak M. Sur quelques phnomnes lmentaires de la psychose, in Passions de l'objet. Etudes psychanalytiques des psychoses. Joseph Clims. Paris. 1986, p. 151.

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  • infiniment captiv mon attention"23. Or la caractristique du phnomne lmentaire, nous venons de le rappeler, rside dans la jouissance exceptionnelle qui s'attache certains lments linguistiques dconnects de la chane, ce qui est prcisment le statut de la lettre.

    De nombreux sujets psychotiques adultes, dclenchs ou non, rapportent avoir prouv ds leur

    enfance des phnomnes lmentaires. Il en est ainsi pour Pierre, un tudiant brillant, qui consulte pour des difficults relationnelles, des troubles discrtement rotomaniaques, et pour une qute dabsolu dans le dsir et dans la pense. Il tmoigne quenfant, il lui arrivait de perdre la spontanit de la parole, ce dont il reste trace aujourdhui dans une difficult sexprimer, surtout loral, moins lcrit. Indice sans doute de subites manifestations de la carence de la signification phallique. Qui plus est, en cours prparatoire et en cours lmentaire, il entendait des voix qui lui disaient de mourir, ce qui lui paraissait pouvantable, car il ne voulait vivre. Il craignait aussi dtre empoisonn ou de mourir de faim la nuit. Ces derniers phnomnes ont aujourdhui disparu. Pierre nen reste pas moins confront Autre menaant lgard duquel il emploie diverses stratgies dvitement pour le maintenir distance. Elles sont compatibles avec la vie sociale dun tudiant assez solitaire.

    Bien que les tmoignages de phnomnes lmentaires prcoces soient nombreux, on peut les mettre en doute en soulignant qu'ils ont t recueillis distance des phnomnes; mais des recherches faites sur les antcdents de psychotiques adultes, en s'appuyant sur des dossiers tablis pendant leur enfance, confirment que pour la plupart ils prsentrent des troubles manifestes bien avant le dclenchement de la psychose clinique. On note en particulier la frquence de troubles du langage et d'un comportement asocial et renferm24. La notion de structure est trs trangre au discours de la psychiatrie contemporaine, nanmoins ses observations convergent avec cette hypothse quand, en s'appuyant sur le traitement statistique d'un matriel clinique, elle avance le concept de "vulnrabilit" du schizophrne25. - au sens large de ce terme. Zubin entend par l qu'il existe chez certains sujets des prdispositions, volontiers supposes d'origine biologique, qui peuvent donner naissance une schizophrnie quand elles sont actives par l'environnement, mais qui peuvent aussi bien rester latentes.

    Quand les sujets "vulnrables" n'ont pas dclench une psychose clinique, l'hypothse

    structurale invite considrer qu'ils sont en mesure de recourir des processus leur permettant de compenser la forclusion du Nom-du-Pre. Pourquoi alors viennent-ils parfois rencontrer l'analyste? L'exprience montre une grande diversit des demandes, les principales paraissent cependant tre: pour un tat dpressif, pour des inhibitions dans les tudes ou le travail, pour des troubles "psychosomatiques", pour devenir analyste, voire parce qu'on leur a dit de le faire. Il arrive par surcrot

    23 Schreber D. P. Mmoires d'un nvropathe [1903] Seuil. Paris. 1975, p.191. 24 Spoerry J. Etude des manifestations prmorbides dans la schizophrnie. Psychiatrie de l'enfant, 1964, VII, 2, pp. 299-379. 25 Zubin J. Spring B. Vulnerability. A new view of schizophrenia. J. Abnormal Psychol., 1977, 86, pp. 103-126

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  • qu'ils se prsentent en mettant en avant une symptomatologie d'apparence nvrotique. Obsessions, phobies, et mme conversions, ne sont pas incompatibles avec la structure psychotique. Lacan notait en 1956 que "rien ne ressemble autant une symptomatologie nvrotique qu'une symptomatologie prpsychotique"26.

    Il notait dj l'existence de pare-psychose: l'un en s'accrochant des "identifications purement

    conformistes"27, l'autre en s'orientant sur une identification "par quoi le sujet a assum le dsir de la mre"28. Il n'eut cependant pas l'occasion de dvelopper ces rapides indications. Sa contribution majeure l'tude de la psychose ordinaire n'apparat dans son enseignement qu'une vingtaine d'annes plus tard quand il consacre son sminaire Joyce - dont l'criture lui apparat mettre en vidence l'essence du symptme.

    Le raboutage de l'ego. L'crivain irlandais dveloppe selon lui une uvre charge de valoriser son nom pour faire

    "compensation de la carence paternelle"29. Ce ne sont pas des notions issues de la symptomatologie psychiatrique qui l'incitent faire l'hypothse de la structure psychotique de l'artiste. Nulle rfrence par exemple ce que l'on pourrait tre tent de nommer ses "traits paranoaques": ses sentiments de perscution, son got des procs, son caractre difficile. C'est essentiellement l'criture de Joyce qui retient son attention. Toute l'uvre de l'irlandais semble progresser avec mthode vers un des ouvrages majeurs de la littrature du XXme sicle, "Finnegans Wake", publi en 1939, auquel il travailla pendant dix-sept ans. En y crant une criture qui, tour tour ou simultanment, fait appel une lecture alphabtique, pellative, idographique, en utilisant des homophonies translinguistiques fondes sur dix-neuf langues diffrentes, son texte atteint une complexit propre donner du travail aux universitaires pendant plusieurs sicles. Quand un audacieux se risque une impossible traduction, on obtient par exemple: "(Il fait salement prtendant d'espincer la harbe jubalaire d'un second outeur vcu, Farelly la Flamme). L'histoire est connue. Eclef ta lanterne et mire le vieil ores neuf. Dbln. W.K.O.O. T'entends? Proche le mur du mausoliant. Fimfim fimfim. Gros fruit de fumeferrailles. Fumfum. Fumfum. C'est octophone qui ontophane. Chute. La lyre muthyque de Pirebl..."30. Dans l'volution de l'uvre de Joyce, de ses premiers essais critiques jusqu' Ulysse et Finnegans Wake, un certain rapport la parole semble lui tre de plus en plus impos, au point, constate Lacan, qu'il finit

    26 Lacan J. Les psychoses, o. c., p. 216. 27 Ibid., p. 231. 28 Lacan J. D'une question prliminaire tout traitement possible de la psychose, in Ecrits. Seuil. Paris. 1966, p. 565. 29 Lacan J. Le sinthome. Sminaire du 17 fvrier 1976, in Ornicar? Revue du champ freudien. Hiver 1976-1977, 8, p.15. 30 Joyce J. Mutt et Jute, in Finnegans Wake. Traduction Andr du Bouchet. Gallimard. Paris. 1962.

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  • par dissoudre le langage en lui faisant subir une dcomposition qui va jusqu' porter atteinte l'identit phonatoire31.

    L'insistance de Joyce mconnatre la psychose de sa fille pour la considrer comme une

    tlpathe capable de l'informer miraculeusement et de lire les secrets des gens tmoigne de la mme intuition que son criture: il semble avoir form le soupon que le langage n'est pas un donn, mais un acquis plaqu, impos, parasitaire.

    L'argumentation de Lacan prend appui de manire privilgie sur un court pisode

    autobiographique, rapport dans le Portrait de l'artiste en jeune homme, lors duquel Joyce relate avoir t battu par des lves de sa classe, qui l'avaient attach, accul contre un grillage barbel. Ils le frapprent coup de canne et l'aide d'un gros trognon de chou. Or, aprs s'tre dgag, trs vite, il sentit sa colre tomber, "aussi aisment, crit-il, qu'un fruit se dpouille de sa peau tendre et mre"32. Cette quasi-absence d'affect en raction la violence physique et cette mise distance du corps qui semble lui-mme se dtacher comme une pelure retiennent l'attention. Or cet pisode n'est pas le seul en son genre. Quand Joyce relate que le hros du Portrait se fit battre par le Prfet des tudes, il crit: "De les imaginer endolories [ses mains] et enfles soudain, il les plaignait, comme si elles n'taient pas lui, mais quelqu'un d'autre dont il aurait eu piti"33. L'existence de Joyce confirme ces confidences littraires: par ngligence il laissa son il droit se calcifier au-del de toute possibilit de le sauver34; tandis qu'il ne soigna gure l'ulcre qui fut l'origine de sa mort prmature35. "La forme du laisser-tomber du rapport au corps propre, note Lacan, est tout fait suspecte pour un analyste"36. Nous avons rapport plus haut que Deffieux dcrit une clinique semblable chez un autre sujet psychotique37. Elle se rencontre de surcrot avec une certaine frquence chez les sujets sans domicile fixe. Dans un travail remarquable sur les clochards de Paris, Declerck constate que la grande dsocialisation constitue une solution quivalente (mais non identique) la psychose . Il a observ chez ces sujets dimpressionnants phnomnes de laisser-tomber du corps : fractures apparentes laisses en ltat pendant plusieurs jours, chaussettes portes plusieurs mois et dont llastique en vient sectionner la jambe jusqu los, inclusion dans la peau du pied dune chaussette qui navait pas t retire depuis

    31 Lacan J. Le sinthome. Sminaire du 17 fvrier 1976, in Ornicar? Revue du champ freudien, Hiver 1976-1977, 8, P. 17. 32 Joyce J. Portrait de l'artiste en jeune homme, in Oeuvres I. Traduction de L. Savitzky, rvise par J. Aubert. Gallimard. Pliade. Paris. 1982, p. 611. 33 Ibid., p. 580. 34 Maddox B. Nora. Albin Michel. 1990, p. 362. 35 Ibid., p. 429. 36 Lacan J. Le sinthome. Sminaire du 11 mai 1976, in Ornicar? Bulletin du champ freudien, Septembre 1977, 11, p. 7. 37 Ctait au printemps, il avait 8 ans et allait un entranement de natation ; un homme lui a propos de lemmener sur son vlo et B. a accept sans hsiter ; cet homme la amen dans les bois, la frapp avec un bton sur tout le corps ; un moment lhomme a sorti un couteau et a voulu lui couper le sexe ; B. a alors russi schapper [] Il dira de cette bastonnade : Je ne sais pas du tout si jai eu mal . En rentrant la maison, il le raconte son pre qui ne la pas cru . En fait, il est couvert decchymoses et le mdecin qui le voit est effar. [] Quand il a commenc tre battu par cet homme, il a le souvenir davoir abandonn son corps, de sen distancier, de disparatre : Un moment, jai vu un petit garon, ctait moi, cest l que je me suis enfui . [Deffieux J-P. Un cas pas si rare, in La conversation dArcachon, o.c., pp. 16-18.

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  • fort longtemps, etc. Il souligne avec un certain tonnement que ces sujets ne sont pourtant pas psychotiques : il les situe plutt dans la catgorie des tats-limites ou des personnalits pathologiques. Il constate les affinits de la clochardisation avec le fonctionnement psychotique, -prs dun quart de ces sujets dsocialiss prsentent des symptmes psychotiques manifestes mais faute de disposer dune clinique de la psychose ordinaire, il tente dintroduire le concept de forclusion anale , qui nest pas sans tmoigner dune intuition pertinente de la non-extraction de lobjet pulsionnel. Comment comprendre de telles aberrations, se demande-t-il, concernant les phnomnes de laisser-tomber du corps, sinon en faisant lhypothse que lon se trouve l en prsence dun vritable retrait psychique de lespace corporel qui, dsinvesti, se trouve alors comme abandonn son propre sort dans lapparente indiffrence du sujet ? 38

    De cette indiffrence, plus discrte et plus passagre chez Joyce, Lacan infre un dfaut dans le

    nouage des trois dimensions qui dterminent la structure du sujet: en raison d'un ratage dans l'articulation du symbolique et du rel, l'lment imaginaire ne demanderait qu' s'en aller. La figure suivante montre o s'est opr le ratage pour lcrivain irlandais:

    38 Declerck P. Les naufrags. Avec les clochards de Paris. Plon. 2001, p. 308.

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  • Bien que la forclusion du Nom-du-Pre puisse tre conue dans les dernires laborations de

    Lacan comme une carence de la nodalit borromenne de la structure du sujet, et bien que celle de Joyce atteste d'une telle dfaillance, celui-ci n'a pas dclench une psychose. Pour en rendre compte, Lacan introduit l'hypothse d'une rparation du nouage opr par l'entremise d'un raboutage de l'ego.

    Lacan crit ainsi ce dernier:

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  • En 1976 Lacan se trouve conduit diffrencier pour la premire fois le moi et l'ego. Il dfinit ce

    dernier comme tant "l'ide de soi comme corps"39. Quand la fonction narcissique opre prise au nouage borromen, l'ego ne se distingue pas du moi. Or chez Joyce l'ego s'avre prsenter la particularit, si l'on en croit les pisodes de la rcle et des mains endolories, de ne pas se supporter de l'image du corps. Lacan affirme, contrairement l'illusion philosophique, que l'homme ne pense pas avec son me, mais avec son corps: sa psychologie participe de l'image confuse qu'il s'est form de son corps dans l'image spculaire. "Il faut mettre la ralit du corps dans l'ide qui le fait"40, note-t-il, afin de souligner que le sujet n'est pas condamn sa conscience, mais son corps, qui dresse un obstacle majeur la saisie du sujet comme divis. La dbilit du mental chez chacun de nous trouve son fondement dans l'adoration du corps. "La cogitation, insiste Lacan, reste englue d'un imaginaire qui est enracin dans le corps"41. Or, pour Joyce, l'ego s'avre avoir une autre fonction que narcissique: il corrige la dfaillance du nud, grce son "raboutage" par l'criture, en instaurant un second nouage entre le rel et le symbolique, qui prend l'imaginaire dans sa tresse, empchant dsormais celui-ci de glisser. L'ego de Joyce se constitue sans corps par l'entremise d'un encadrement formel trac par

    39 Lacan J. Le sinthome. Sminaire du 11 mai 1976, in Ornicar? Bulletin du champ freudien, septembre 1977,11, p. 7. 40 Lacan J. Joyce le symptme II., in Joyce avec Lacan, sous la direction de J. Aubert. Navarin. Paris. 1987, p. 33. 41 Lacan J. RSI. Sminaire du 8 Avril 1975, in Ornicar? Bulletin du champ freudien, Hiver 1975-1976, 5, p. 37.

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  • l'criture, de sorte que son art supple sa tenue phallique42. Il s'agit cependant d'un raboutage mal fait, le nud garde la trace de la faute initiale. L'criture de Joyce n'veille pas la sympathie chez le lecteur: elle abolit le symbole, elle coupe le souffle du rve, un lment imaginaire lui fait dfaut. En tant "dsabonn l'inconscient"43 l'crivain se trouve en mesure de mettre nu l'appareil du sinthome: une lettre sans Autre qui fixe une jouissance opaque. "Il est celui, prcise Lacan, qui se privilgie d'avoir t au point extrme pour incarner en lui le symptme, ce par quoi il chappe toute mort possible, de s'tre rduit une structure qui est celle mme de lom, si vous me permettez de l'crire tout simplement d'un l.o.m."44. Sans doute faut-il entendre que lom rsonne avec lom, le verbe, de sorte que cette criture met l'accent sur l'autre corps du parltre, celui du langage, plus exactement de la lalangue, avec lequel Joyce parvient rabouter l'ego sans impliquer l'imaginaire. L'ide de soi s'avre soutenue chez lui par l'criture et non par le corps. Cependant lom est aussi une rduction phontique qui ne saurait tre pousse au-del, en ce sens elle souligne que l'crivain met un terme, un point final un certain nombre d'exercices. La littrature dite psychologique ne saurait aprs lui tre apprhende de la mme faon. Il s'agit d'indiquer nouveau l'homologie entre l'criture de Joyce et l'appareil du sinthome. Son art est parvenu produire une limite.

    En instaurant un deuxime lien entre le symbolique et le rel, l'ego rabout coince l'imaginaire,

    l'criture sinthomale restaure un nouage; cependant la structure de Joyce ne possde pas la proprit borromenne: le rel et le symbolique y sont enlas. De ce dfaut, Lacan discerne un effet dans les "Epiphanies". Il s'agit de textes trs courts, qui se prsentent pour la plupart sous forme de fragments de dialogues, et qui semblent avoir valu comme tmoignage d'une exprience spirituelle sur laquelle l'crivain fondait la certitude de sa vocation d'artiste. Il leur accordait une valeur que ne peut gure concevoir le lecteur qui n'y dcouvre en gnral que la transcription d'un pisode banal.

    Citons l'une d'elles: "O'REILLY, de plus en plus srieux:... C'est maintenant mon tour, je suppose... (srieux au

    possible)... quel est votre pote prfr? Une pause. HANNA SHEEHY:... Allemand? O'REILLY:... Oui. Un silence. HANNA SHEEHY:... Je pense... Goethe"45

    Nous n'apprenons rien de plus, rien du contexte de l'pisode, de sorte que la trivialit des

    piphanies semble, pour le lecteur, rester ouverte tous les sens, en ne dposant aucune signification.

    42 Lacan J. Le sinthome. Sminaire du 18 novembre 1975, in Joyce avec Lacan, o. c., p. 40. 43 Lacan J. Joyce le symptme I, in Joyce avec Lacan, o.c., p.24 44 Ibid., p.28. 45 Joyce J. Epiphanies XII, in Oeuvres I, o.c., p. 92.

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  • Cependant de telles "manifestations spirituelles" furent pour Joyce de la plus haute importance: il les rapprochait de la Claritas, la troisime qualit du Beau selon Saint Thomas d'Aquin, lors de laquelle la chose se rvle dans son essence. Ces expriences nigmatiques, portes l'criture, insres dans l'uvre46, imposent pour l'crivain une rvlation touchant l'tre. En quoi elles se produisent en articulant rel et symbolique. Elles mettent en vidence l'troitesse inhabituelle des liens qui unissent chez Joyce ces deux dimensions.

    La structure de ce dernier se caractrise par un nouage non borromen de l'imaginaire, du rel,

    et du symbolique opr par un ego rabout du sinthome scriptural. Or, partir de 1975, le symptme se trouve dfini comme tant la "faon dont chacun jouit de l'inconscient, en tant que l'inconscient le dtermine"47, il est ce par quoi la jouissance se prend la lettre, de sorte qu'il porte la fonction de la nomination. C'est ce qui autorise Lacan identifier ce quart lment de la chane borromenne l'un des aspects de la fonction paternelle, celle qui donne un nom aux choses. Sans lui, affirme-t-il, "rien n'est possible dans le nud du symbolique, de l'imaginaire et du rel."

    La supplance paternelle construite par Joyce en laborant un symptme d'artifice apparat

    constituer une performance exceptionnelle. "Finnegans Wake" parvient produire une limite de la littrature. Aussi le raboutage de l'ego par une criture sinthomale constitue-t-il une forme de supplance dont on ne connat gure d'quivalent.

    Le concept de supplance. N'existe-t-il pas cependant d'autres stratgies de supplmentation de l'ego pour parer la

    dfaillance de la structure borromenne? La propension bien connue des psychotiques l'criture, et la fonction le plus souvent pacifiante de celle-ci, tendrait le laisser supposer. L'examen de ce problme implique un dtour pralable par un approfondissement du concept de supplance.

    Lacan envisage pour la premire fois la possibilit de celle-ci dans le travail o il dtermine la

    structure de la psychose en rfrence la forclusion du Nom-du-Pre. Il constate que "la figure du Pr Flechsig" n'a pas russi suppler pour Schreber "au vide soudain aperu de la Verwerfung inaugurale"48. Il semble d'ailleurs qu'il soit de rgle qu'une image, ft-elle paternelle, s'avre toujours insuffisante l'laboration d'une supplance. A cet gard l'on pourrait avoir tendance distinguer entre

    46 Pour une analyse plus approfondie de la fonction des "Epiphanies" dans l'oeuvre de Joyce, cf Marret S. James Joyce et Virginia Woolf: moments piphaniques, in Dedalus, Revista Portugesa de Literatura Comparada n 2/3, Lisboa (Portugal). Edioes Cosmos. 1993-94, pp. 207-219; et Marret S. Les piphanies joyciennes: l'indicible de la jouissance, in Tropismes. Revue du centre de recherches anglo-amricaines. Universit Paris X - Nanterre. 1993, 6. 47 Lacan J. - RSI. Sminaire du 18 Fvrier 1975, in Ornicar ?, rentre 1975, 4, p. 106. 48 Lacan J. D'une question prliminaire tout traitement possible de la psychose, in o. c.,p. 582.

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  • supplance et compensation. Dans le sminaire III ce dernier terme, plusieurs fois utilis, l'est toujours en rfrence des images identificatoires: il y est indiqu que le sujet peut compenser la dpossession primitive du signifiant "par une srie d'identifications purement conformistes"49, tandis que le mcanisme du "comme si" y est qualifi de mode de "compensation imaginaire de l'Oedipe absent"50. En revanche quand le terme de supplance prend vraiment une extension dans l'enseignement de Lacan, c'est surtout au terme de celui-ci, il y dsigne un moyen utilis pour faire tenir ensemble les lments de la chane borromenne. La distinction ne prend cependant pas un statut thorique puisqu'il est fait mention en 1976 de "compensation par le sinthome" propos de Joyce51.

    Il faut noter de surcrot que le concept de supplance dpasse le champ de la thorie de la

    psychose. Quand il s'avre que la rfrence incarne par le Nom-du-Pre fait dfaut au champ du signifiant sa fonction se rduit soutenir la dfaillance structurale de l'Autre. Dans ses dernires recherches, Lacan tire les ultimes consquences de l'incompltude de l'Autre. Il en rsulte une gnralisation de la forclusion de la rfrence. la faveur de cette approche, la fonction paternelle apparat comme un quart terme, li la nomination, capable de supplmenter les trois autres et de les articuler de manire borromenne. Ds lors, faute de rfrence dans le champ du langage, le Nom-du-Pre est lui-mme une supplance, c'est pourquoi il participe toujours plus ou moins de l'imposture. La forclusion du Nom-du-Pre note la carence de cette supplance paternelle, laquelle peut cependant tre compense par d'autres formes de supplance, en quelque sorte des supplances au second degr qui impliquent une certaine dgradation de leur fonction. Ainsi faut-il distinguer le symptme du nvros comme quart terme assurant un nouage des lments de la chane borromenne propre pallier la forclusion gnralise52 et le sinthome de Joyce qui supple la forclusion du Nom-du-Pre en restaurant un nouage non borromen.

    Dans les dernires annes de son enseignement, Lacan esquisse quelques hypothses

    concernant l'existence d'autres sortes de supplances et d'autres modalits de nouage des lments de la structure. Retenons pour ce qui concerne la psychose qu'il fait quivaloir en 1975 la structure de la personnalit et la psychose paranoaque en les rapportant toutes deux la mise en continuit des trois lments de la chane par quoi s'effectuerait un nud de trfle53. Nul doute que le dlire, dans ses formes les plus labores, paranoaques et paraphrniques, constitue lui-mme une supplance la supplance dfaillante du Nom-du-Pre: il opre une significantiation de la jouissance qui localise

    49 Lacan J. Les psychoses. Sminaire III, o.c., p. 232. 50 Ibid., p. 218. 51 Lacan J. Le sinthome. Sminaire du 17 fvrier 1976, in Ornicar? Bulletin du champ freudien. Hiver 1976-77, 8, p. 19. 52 Ce concept forg par Jacques-Alain Miller souligne que la rfrence fait dfaut dans le champ du symbolique. "Ce que comporte le mode gnralis de forclusion, crit-il, ce qu'implique, disons, la fonction x, c'est qu'il y a pour le sujet, non seulement dans la psychose mais dans tous les cas, un sans-nom, un indicible" [Miller J-A. Forclusion gnralise. Cahier de l'Association de la Cause freudienne -Val de Loire & Bretagne, 1993, 1, p. 7.] 53 Lacan J. Le sinthome. Sminaire du 16 dcembre 1975, in Ornicar? Bulletin du champ freudien, juin-juillet 1976, 7, p. 7.

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  • celle-ci et instaure une rfrence inbranlable. Un nouage s'opre, mais il n'est pas borromen, le nud de trfle en rend mieux compte: jouissance mgalomaniaque de signifiants holophrass.

    De mme qu'il existe une pluralit de Noms-du-Pre, il semble qu'il faille concevoir, en rapport

    la structure psychotique, plusieurs modalits de supplances. Ces dernires ont en commun de permettre l'instauration d'un nouage des lments de la structure, mais un nouage non borromen. La supplance s'ancre dans une fonction de limitation qui opre sur la jouissance sans parvenir quivaloir la castration. Il en rsulte qu'elle choue mettre en place le phallus symbolique. A. Mnard souligne les caractristiques majeures d'une supplance: il s'agit d'une invention singulire qui opre une pacification de la jouissance et qui conserve la trace de la dfaillance laquelle elle remdie. Suppler n'est pas remplacer, affirme-t-il, "suppler veut dire que le dfaut, le manque qui l'appelle, n'est pas rduit, combl, mais qu'il demeure inclus dans la solution qui permet d'aller au-del"54. Il prcise de surcrot qu'il y a lieu de distinguer les supplances prventives, celles qui sont en rapport avec la structure psychotique hors-dclenchement, et les supplances curatives, labores postrieurement la psychose dclare.

    Le concept de supplance dans son acception stricte appartient la thorie de la psychose. Seul

    Briole a tent dtendre son champ au-del. Ltude de la pathologie traumatique la conduit constater que le syndrome transtructural de rptition traumatique, qui met au premier le rel dune jouissance angoissante, se trouve souvent contenu par diverses supplances. Dune manire gnrale, prcise-t-il, cest dans une autre rencontre, diffrente de celle du trauma, que se met en place une supplance. Elle fait alternative pour le sujet et non solution de compromis, qui serait celle du symptme. Cest une solution en quelque sorte rductrice, en ce sens quelle suppose un effacement du sujet derrire la cause quil va maintenant servir. Cest comme sil disparaissait pour le compte dun autre ou des autres, comme sil ne comptait plus quexistant, ds lors, au rang dune hirarchie des valeurs renverses : pas moi, les autres . Briole et ses collaborateurs dcrivent plusieurs modalits de supplances qui peuvent se succder ou coexister chez un mme sujet : recours lidal du groupe, sen remettre une figure de lautorit ou du savoir, sidentifier une victime, se soutenir dun dsir de vengeance, se vouer une cause, dvelopper des activits de sublimation qui visent un bordage de la souffrance souvent articules un impratif de tmoignage, etc55. De telles supplances possdent en commun avec celles du psychotique de faire barrage une jouissance envahissante, mais elles ne portent pas trace du dfaut auxquelles elles remdient, et surtout elles ne tmoignent gure dune inventivit du sujet. Il semble donc quil ne faille pas confondre la supplance la rencontre traumatique avec la supplance la forclusion du Nom-du-Pre. Le mme terme est ici utilis pour

    54 Mnard A. Clinique de la stabilisation psychotique. Bulletin de la Cause freudienne Aix-Marseille, novembre 1994, I, p. 7. 55 Briole G., Lebigot F., Lafont B., Favre J-D, Vallet D. Le traumatisme psychique : rencontre et devenir. Congrs de psychiatrie et de neurologie de langue franaise. Toulouse. 1994. Masson. Paris. 1994, p. 109.

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  • dsigner des cliniques et des concepts diffrents. Briole envisage mme que le syndrome de rptition traumatique puisse parfois constituer une supplance la psychose clinique56.

    Lacan n'a pas explicitement thoris la spcificit de la structure psychotique hors-

    dclenchement. Outre ses analyses du sinthome joycien, il a cependant donn une indication intressante cet gard quand il dcle dans la rigueur de la pense de Wittgenstein"une frocit psychotique, auprs de laquelle le rasoir d'Occam bien connu qui nonce que nous ne devons admettre aucune notion logique que ncessaire n'est rien"57. Dans le mme sminaire, il prcise un peu plus tard: "J'ai parl tout l'heure de psychose, il y a en effet un tel point de concurrence du discours le plus sr avec je ne sais quoi de frappant qui s'indique comme psychose, que je le dis simplement en ressentir l'effet. Qu'il est remarquable qu'une universit comme l'Universit anglaise lui ait fait sa place. Place part, c'est bien le cas de le dire, place d'isolement, quoi l'auteur collaborait parfaitement lui-mme, si bien qu'il se retirait de temps en temps dans une petite maison de campagne, pour revenir et poursuivre cet implacable discours, dont on peut dire que mme celui des Principia Mathematica de Russells'en trouve controuv. Celui-l ne voulait pas sauver la vrit. Rien ne peut s'en dire qu'il disait, ce qui n'est pas sr, puisqu'aussi bien avec elle nous avons faire tous les jours. Mais comment Freud dfinit-il donc la position psychotique dans une lettre que j'ai maintes fois cite? Prcisment de ceci qu'il appelle, chose trange, unglauben, ne rien vouloir savoir du coin o il s'agit de la vrit". Lacan voque l une notation du manuscrit K o Freud voque un retrait de croyance fondamental chez le paranoaque58. On sait que dans le Tractatus logico-philosophicus (1922) Wittgenstein se donne pour objectif de tracer une limite l'expression des penses, il considre que la thse de son ouvrage se rsume en ces mots: "tout ce qui peut tre dit peut tre dit clairement, et ce dont on ne peut parler on doit le taire". Les questions religieuses, mtaphysiques et esthtiques lui paraissent par consquent dpourvues de sens et devoir rester sans rponse, en quoi il adopte une attitude plus extrme encore que celle de Guillaume d'Occam dont les thses nominalistes portrent au XIVme sicle un coup dcisif aux abstractions scolastiques. La rigueur de la dmarche logique de Wittgenstein le contraint mettre en vidence la bance de l'Autre et l'absence de rfrence inhrente au langage, or il ne cherche nullement y parer en la masquant d'un fantasme, il choisit au contraire d'en souligner le vide en en interdisant l'approche au philosophe. Pas de mi-dire de la vrit subjective acceptable en logique selon l'auteur du Tractatus, sa position est radicale: rien ne peut s'en dire. Il se discerne dans cette dmarche

    56 Selon Briole et ses collaborateurs, les cas o le syndrome de rptition traumatique devient lui-mme une supplance la psychose ne sont pas rares en pratique. Il sagit, prcisent-ils, de sujets qui ont trouv intgrer par emprunt dautres patients rencontrs lhpital, dans des groupes danciens combattants ou de victimes des symptmes lis lvnement dans une expression clinique qui reproduit en tous points un syndrome de rptition traumatique. A partir de cette identification imaginaire, leur discours fait lien social tant avec les autres des groupes auxquels ils se rattachent quavec le milieu mdical ceci dautant plus que leurs manifestations cliniques ont t nommes, reconnues ou pensionnes [Briole G., Lebigot F., Lafont B., Favre J-D, Vallet D. Le traumatisme psychique : rencontre et devenir. Congrs de psychiatrie et de neurologie de langue franaise, o.c., p.120] Ces lignes tmoignent dune extension souvent rencontre du concept de supplance psychotique qui tend alors dsigner toutes les modalits de stabilisation de la structure psychotique. 57 Lacan J. L'envers de la psychanalyse. Sminaire du 21 Janvier 1970. Seuil. Paris.1991, p. 70. 58 Freud S. La naissance de la psychanalyse. PUF. Paris. 1956, p. 136.

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  • un effort pour dconnecter le langage de tout montage de jouissance ; elle induit lhypothse dune dfaillance du nouage borromen de la structure. Cependant, malgr ses angoisses, son mal-tre, ses difficults caractrielles, Wittgenstein n'a pas prsent de troubles psychotiques manifestes. Son enseignement, en bordant le vide de l'Autre, par un incessant travail sur les limites et les proprits du langage, semble tre parvenu rparer la dfaillance du nouage des lments de la structure.

    L'affirmation provocante de Lacan, prononce lors de ses Confrences dans les universits

    amricaines, selon laquelle lui-mme serait psychotique parce qu'il a toujours essay d'tre rigoureux59 s'claire quelque peu rapporte la dmarche de Wittgenstein. L'essentiel de l'enseignement de Lacan, l'instar de celui du philosophe, part de l'ide d'un trou, il culmine dans une topologie borromenne qui cherche forger une nouvelle criture, qui tmoigne d'un effort pour penser le symbolique hors d'une rfrence l'Autre, et dans laquelle fonctionne un trou complexe et tourbillonnaire o un et trois se conjoignent. Ds lors, l'insistance de Lacan sur l'intrication borromenne des lments de la structure incite modrer sa propension la psychose, certes sa dmarche aboutit une pure logique, mais il souligne la corrlation de la jouissance aux autres lments de la structure, il ne cesse de tenir le nouage que Wittgenstein aurait voulu pouvoir rompre.

    Il semble que l'on puisse retenir des quelques indications parses donnes par Lacan sur la

    psychose ordinaire que celle-ci appelle un diagnostic bifide pour tre identifie: il s'agit d'une part de dgager des signes de dfaillance du nouage borromen de la structure, d'autre part de discerner par quel moyen ce dfaut vient tre imparfaitement compens. A cet gard l'argumentation dveloppe pour apprhender la structure de Joyce pourrait passer comme un type idal si elle tait issue de la cure analytique. Elle suggre la mise en uvre d'une nouvelle clinique diffrentielle, qui reste dvelopper, fonde sur la mise en vidence des ratages du nud et des supplances correspondantes.

    Tentons maintenant de la prciser en nous orientant sur les principaux phnomnes qui

    indiquent un nouage dfaillant, respectivement du rel, du symbolique, ou de l'imaginaire. Approche certes rductrice, lautonomisation dun lment impliquant celle des autres. De surcrot, on gardera prsent que la formation d'une hypothse diagnostique demande tout le moins le rassemblement d'un faisceau de signes convergents.

    Indices de la non-extraction de l'objet a. La non-extraction de l'objet a constitue une indication majeure pour apprhender la spcificit

    de la structure psychotique, elle implique connexions inadquates du rel aux autres dimensions,

    59 Lacan J. Confrence Yale University du 24 novembre 1975, in Scilicet 6/7. Seuil. Paris, 1976, p. 9.

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  • lesquelles s'avrent alors n'tre pas en mesure de tenir pleinement leur fonction limitatrice par rapport la jouissance.

    Emergence d'une jouissance hors-limite. La gloire prouve par R. Roussel, lorsqu'il rdigea son premier roman, l'ge de dix-neuf ans,

    en constitue un exemple exceptionnel, en particulier par sa dure. Pendant plusieurs mois, crivant nuit et jour, sans ressentir de fatigue, dans un tat hypomaniaque, il eut le sentiment que de la lumire manait de sa plume et de son tre60. "Ce que j'crivais, rapporte-t-il, tait entour de rayonnements, je fermais les rideaux, car j'avais peur de la moindre fissure qui et laiss passer au dehors les rayons lumineux qui sortaient de ma plume [...] Mais j'avais beau prendre des prcautions, des rais de lumires s'chappaient de moi et traversaient les murs, je portais le soleil en moi et je ne pouvais empcher cette formidable fulguration de moi-mme.[...]. J'tais ce moment dans un tat de bonheur inou, un coup de pioche m'avait fait dcouvrir un filon merveilleux, j'avais gagn le gros lot le plus tourdissant. J'ai plus vcu ce moment-l que dans toute mon existence"61. De telles sensations sont l'indice qu'une jouissance hors-limite, non phallicise, s'empare du corps. Il est plus frquent que des moments de bonheur intense, s'apparentant des phnomnes extatiques, restent des manifestations erratiques, ponctuelles, phmres. Ils ne se discernent parfois qu'en une ou deux indications fugitives. Ainsi Karim me confia avoir plusieurs fois ressenti, lors de son adolescence, en des moments de solitude, une sensation agrable, centrifuge, montant du bas-ventre, dont l'originalit l'incita la nommer "sensation maternelle"; plus g, pleurant dans un terrain vague, assis au soleil, il vit un lzard, ce qui lui fit, dit-il, comme de la drogue: il se coupa des choses et elles se magnifirent. Une autre patiente, aprs avoir couch son enfant, prouve brusquement un "bien-tre", une "impression de russir quelque chose", "comme un filet de capillaires, une forte chaleur dans la tte. C'est brillant, rayonnant comme un feu d'artifice, broiement avec une toile, le visage libr, l'impression de grandeur". Le phnomne dura quelques secondes et s'apaisa62.

    De telles manifestations d'un bonheur inou qui envahit le corps constituent l'indice d'une

    drgulation de la jouissance. Bien que ces expriences ne soient pas ncessairement psychotiques, il est bien connu quelles peuvent appartenir la clinique de la psychose dclare. Schreber avait le sentiment que Dieu exigeait de sa part "un tat constant de jouissance", de sorte que les limites de celle-ci avaient cess de s'imposer lui. "Un excs de volupt, crivait-il, rendrait les hommes incapables d'exercer les fonctions qui leur incombent; l'tre humain se trouverait empch de s'lever un niveau suprieur de perfection spirituelle et morale; oui, l'exprience nous l'enseigne, les excs volupteux ont men l'anantissement, non seulement de nombreux hommes mais encore des peuples

    60 On trouvera un examen plus prcis de la gloire de Roussel dans le chapitre intitul "Supplance par un procd esthtique: R. Roussel". 61 Janet P. De l'angoisse l'extase. Alcan. Paris 1926, I, pp. 116-117. 62 Czermak M. Sur quelques phnomnes lmentaires de la psychose, in Passions de l'objet, o.c., p. 134.

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  • entiers. Or, soulignait-il, ces limites ont cess de s'imposer, et elles se sont en un certain sens retournes en leur contraire"63.

    On constate de surcrot que la rencontre inopine d'une jouissance extrme peut constituer un

    facteur dclenchant de la psychose clinique. Lors de son premier rapport sexuel avec un de ses anciens professeurs, Carole sentit ds les prliminaires l'nergie l'envahir. "Elle est monte de l'anus, du prine, jusqu' la tte, elle a travers tout le corps par le milieu. a a fait boum. Quand a a atteint le nez, j'ai eu l'impression de respirer dans le tout. Mon souffle se dgageait dans le vide. Il n'y avait plus de diffrence entre le plein et le vide. Les paradoxes se conjoignaient, les contraires s'quivalaient, j'avais accs l'tre des choses, le ciel et l'enfer n'taient plus qu'un, j'tais aussi lgre qu'une plume et aussi compacte qu'un bloc. Ce n'tait pas seulement le dsir, c'tait une ouverture de l'tre. A un moment, j'ai ouvert les yeux, j'ai vu une chaise, ce n'tait plus une chaise banale, je la comprenais de l'intrieur, je touchais au divin, une connaissance absolue dans l'instant. Je percevais les liaisons de toutes choses. J'avais accs l'unit. Je pouvais prvoir l'avenir. a augmentait toujours. Je me demandais jusqu'o a allait aller. L'nergie est monte jusqu'en haut, jusqu' la tte, alors ce n'tait plus moi, mon ego s'est dissout". Elle exprime clairement qu'en ce moment-l elle a franchi un interdit: "c'tait trop de plaisir, j'ai eu l'impression qu'il y avait un ange gardien qui m'interdisait d'aller plus loin". Depuis lors, une jouissance douloureuse s'est empare de son corps et, malgr plusieurs hospitalisations et quelques tentatives de psychanalyse, elle prouve beaucoup de difficults pour temprer ses troubles schizophrniques.

    Les exemples prcdents pourraient suggrer que l'preuve de la jouissance Autre se caractrise

    par la sensation d'un bonheur inou. On sait qu'il n'en est rien. Ce sont souvent des troubles hypocondriaques qui tmoignent d'une jouissance non phallicise. cet gard des tudes sur les corrlations entre le syndrome des polyoprs et la structure psychotique seraient sans doute bienvenues.

    Arielle n'prouve ni extase remarquable, ni douleur exceptionnelle, cependant elle confie

    prouver un plaisir extrme quand elle se rend la selle. Cela est particulirement notable quand elle a le loisir de s'y consacrer. "Pourtant, observe-t-elle avec un humour triste, on ne peut pas en faire le summum d'une vie". A cet gard elle rapporte en outre que pendant un certain temps il lui arriva en ces circonstances d'avoir l'impression de se vider entirement. Il est remarquable que cela s'accompagnait de sensations dont elle n'aurait su dire s'il s'agissait d'angoisse ou de jouissance. Plusieurs fois rencontr chez des sujets de structure psychotique, le sentiment de se vider entirement en dfquant rsulte d'une absence de rgulation phallique de la jouissance anale. Cette carence suscite tantt une angoisse de perte d'tre, tantt des volupts hors-normes. La manire dont les inquitudes d'Arielle se sont interrompues, pour tourner au plaisir extrme, mrite d'tre note: il a suffi qu'un mdecin lui

    63 Sbreber D.P. Mmoires d'un nvropathe [1903], o.c., p. 229.

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  • crive sur une ordonnance, la premire ligne de celle-ci, "aller la selle rgulirement". Depuis lors, l'encontre de ses habitudes passes, elle respecte scrupuleusement cette prescription. Le phnomne ne manque pas de la surprendre elle-mme. Mais c'est toute son existence, nous y reviendrons, qui s'avre dtermine par les prescriptions de son entourage.

    Carence du fantasme fondamental. La non-extraction de l'objet a implique que le montage du fantasme fondamental n'est pas en

    mesure de s'instaurer. Les indices de la carence de celui-ci se discernent principalement dans le sentiment d'une absence de direction personnelle, dans la labilit des symptmes et dans une incapacit parer la malignit de l'Autre. Le premier de ces troubles se rvle clairement dans les formes les plus manifestes du fonctionnement "comme si": les variations des conduites et des idaux du sujet tmoignent qu'il ne dispose pas de quoi s'orienter dans l'existence. D'autre part, Federn note juste titre que "la disparition rapide ou mme soudaine des symptmes nvrotiques svres" constitue un signe de ce qu'il nomme une "schizophrnie cache"64. Outre cela, la concomittance de symptmes ressortissant des logiques du fantasme diffrentes, associant par exemple phobie, perversion et obsession, peut encore rvler l'absence du fantasme fondamental. Federn fait une constatation convergente quand il dgage un autre signe de schizophrnie latente dans "une histoire comportant des priodes avec des sortes de nvroses diffrentes, telles que la neurasthnie, la psychasthnie, l'hypocondrie, l'hystrie de conversion prcoce, l'hystrie d'angoisse et les obsessions et les dpersonnalisations svres".

    Faute d'avoir t spar de lobjet de jouissance, le sujet de structure psychotique prouve la

    crainte que lAutre veuille le lui prendre. Karim tait en qute d'un idal pour s'orienter dans l'existence quand il m'affirma en une priode de son analyse: "Je veux tre auto-suffisant. Je ne veux rien devoir aux autres, et je ne veux rien recevoir, surtout pas de vous". Or des dons d'argent lui avaient t fait bnvolement qui l'avaient plong dans une forte angoisse. A la suite de quoi il supposa que l'Autre allait se croire en droit d'exiger en retour ce qu'il avait de plus cher, peut-tre ses surs, ou plus probablement une partie de son corps, en particulier son testicule gauche, dont la crainte de le perdre constituait l'une ses plaintes majeures. La dfaillance de la fonction du fantasme laisse le sujet dans l'incapacit de parer la malignit de l'Autre. Il est alors expos se rduire l'objet de jouissance de celui-ci, se ressentant, au gr de l'imaginaire de chacun, soit comme "nul", soit comme une "momie vivante", voire comme le "carcinome de Dieu".

    Cette dernire expression est employe par Fritz Zorn pour qualifier son tre. Dans sa vie, rien

    ne lui manque, rien ne l'incite s'engager, il n'prouve pas la ncessit de faire des choix. "Je n'tais pas triste, crit-il, parce qu'il me manquait quelque chose de prcis, j'tais triste bien qu'il ne me

    64 Federn P. La psychanalyse des psychoses [1943], in La psychologie du moi et les psychoses. PUF. Paris. 1979, p. 139.

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  • manqut rien - ou qu'apparemment rien ne me manqut". Il ajoute avec beaucoup de pertinence: "Contrairement bien des gens tristes, je n'avais pas de raison de l'tre; et c'tait justement l qu'tait la diffrence65, c'tait justement l ce qu'il y avait d'anormal dans ma tristesse"66. L'lan du dsir ne s'est pas enclench, ce qui lui donne le sentiment de n'avoir "jamais fonctionn"67. Il est cet gard trs explicite: "Je n'avais pas de souhaits satisfaire car je n'avais pas de souhaits. J'tais malheureux sans rien souhaiter. L'argent n'avait pas de sens pour moi car rien de ce qu'il m'et permis de m'acheter ne m'aurait fait plaisir. Je n'tais pas un acheteur enthousiaste car je savais que, pour moi, il n'y avait rien acheter. J'avais donc un tas d'argent mais je ne savais pas quoi le dpenser"68. Il n'prouve aucun apptit sexuel. A l'universit, constate-t-il, "je n'avais pas eu "des difficults avec les femmes" ni mme des problmes sexuels; je n'avais absolument rien eu avec les femmes et ma vie entire n'tait qu'un problme sexuel non rsolu. Ce n'tait pas que j'avais t "amoureux sans espoir", que cela n'avait "pas march" et que la femme en et alors "pris un autre", je n'avais absolument jamais t amoureux et n'avais pas la moindre ide de ce que c'tait que l'amour; c'tait un sentiment que je ne connaissais pas, tout comme je ne connaissais peu prs aucun sentiment [...] c'tait la totale impuissance de l'me"69. Quand la fonction du fantasme s'avre si radicalement carente, rien ne protge le sujet d'une confrontation la jouissance de l'Autre. Ds lors, Zorn s'avre en guerre totale contre le principe hostile qui le dtruit, incarn pour lui en divers avatars immondes: ses parents, la Socit bourgeoise, zurichoise et occidentale, Dieu lui-mme. Le tourment que lui inflige l'Autre jouisseur, qu'il tient pour responsable de son lymphome, il cherche le lui retourner par sa publication conue comme "un dchet radioactif" lanc contre la socit occidentale70.

    Arielle affirme qu'elle s'prouve dans un monde de pressions multiples: ds qu'elle a le

    sentiment que les autres attendent quelque chose venant d'elle, il lui semble qu'ils l'exigent. "L'agressivit des autres me fait tellement peur, dit-elle, que lorsque j'y suis confronte, je pourrais tuer, a ferait un beau carnage. Pour une peccadille, ajoute-t-elle, je suis en danger de mort". Les simples formules de politesse des commerants sont parfois ressenties comme des tentatives de mainmise sur son tre. S'ils cherchent engager une conversation la situation peut devenir insupportable. "Est-ce tout ce qu'il vous faut?" demande un charcutier. Elle sait que la phrase est banale mais elle l'prouve comme "carrment intime". De semblables carences de la fonction du fantasme, inapte parer la jouissance de l'Autre, se rencontrent parfois chez des hystriques. Cependant, cela se combine chez Arielle avec de prcaires identifications imaginaires; elle se dsole au surplus que son intellect soit "endommag" par diverses inhibitions, tout en s'tonnant que sa sexualit ait t pargne. "Je ne supporte pas le dsir des autres, constate-t-elle, sauf dans le domaine sexuel, je me demande

    65 Soulign par moi. 66 Zorn F. Mars. [1977]. Gallimard. Paris. 1979, p. 163. 67 Ibid., p. 267. 68 Ibid., p. 174. 69 Ibid., p. 194. 70 Maleval J-C. Fritz Zorn, le carcinome de Dieu. Phnomne psychosomatique et structure psychotique. L'Evolution psychiatrique, 1994, 59, 2, pp. 305-334.

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  • bien pourquoi. Il n'y a que dans la relation sexuelle o je ne suis pas entame, o je n'ai pas de problme". Pourtant elle a cette phrase tonnante qui tmoigne mme en la circonstance d'une certaine dfaillance du fantasme: "je vais peut-tre tre tue, mais je n'ai pas peur". Cette pente la connexion du sexuel la mort semble un indice de 0. 0. Faute dtre en mesure dengager son manque dans la relation, cest son tre mme qui sy trouve mis en jeu. Sa difficult interprter le dsir de lAutre la laisse dans le danger dy discerner une volont de jouissance rclamant son sacrifice. Cependant tout indique que le dsir d'un homme vient soutenir une image phallique d'elle-mme, aussi prcaire que prcieuse, "les caresses, confie-t-elle, me donnent l'impression d'tre l'intrieur de moi-mme". En leur absence elle court le risque de se rduire son tre de dchet: un poulet cuisses releves et cou sectionn. Ceux que prparait l'Autre maternel. Un voile est port sur cette horreur grce la reprsentation phallique d'elle-mme soutenue par le dsir du partenaire. Il est manifeste que l'orientation dans l'existence confre par le fantasme fondamental lui fait dfaut. "Ma vie, affirme-t-elle, est faite de scnes dcousues. Les sances de psychothrapie, c'est comme ma vie, je les fais une une, sans lien entre elles71. J'ai une gestion besogneuse du quotidien qui n'est pas sous-tendue par un but. Ma prise de notes compulsive reflte cela, j'en ai partout, je suis envahie, je multiplie les notes, j'ai beaucoup de mal les classer, je n'arrive pas mettre de l'ordre dedans, ni dans mes ides. Pourtant cela m'aide prserver le quotidien. Je rdige beaucoup d'emplois du temps qui me permettent de mieux entrevoir le lendemain. Mais je n'ai pas de fil directeur. Je ne sais pas ce que c'est qu'un but. Je suis incapable de faire des projets. Je ne sais tellement pas que je suis oblige de faire confiance. J'attends que mon mari se dtermine, aprs je m'aligne. De manire gnrale, je me rgle sur des schmas, mais le sens me manque".

    L'impression frappante d'inconsistance donne par certains sujets psychotiques, ds les premiers

    entretiens, souvent associe de discrtes diffluences de la pense, et un flottement sans but dans l'existence constituent des indices assez manifestes de la carence du fantasme fondamental. Cette inconsistance connat certes des formes dpressives, mais aussi bien mythomaniaques et exaltes; la plus frquente semblant tre la plus discrte, en raison d'une adaptation par branchement sur un proche.

    L'moussement affectif. Le fantasme psychotique constitue un montage imaginaire qui permet de localiser un objet de

    jouissance, produisant ds lors une prcaire, et souvent imparfaite, canalisation de l'nergtique pulsionnelle. Quand la connexion de l'imaginaire aux autres dimensions n'est plus assure, les affects s'en trouvent altrs. En effet, mme si pour l'essentiel, selon Freud, les affects sont des "hystries

    71 Que l'on compare avec les propos d'une schizophrne: "Les choses se prsentent isolment, chacune pour soi, sans rien voquer. Certaines choses qui devraient former un souvenir, voquer une immensit de penses, donner un tableau, restent isoles. Elles sont plutt comprises qu'prouves". [Minkowski. E. La notion de perte de contact vital avec la ralit et ses applications en psychopathologie [1926], in Au-del du rationalisme morbide. L'Harmattan. Paris. 1997, p. 48.] Non seulement la carence de la signification phallique ne permet pas de connecter les fantasmes la pulsion, mais on constate que par dfaillance du bouclage rtroactif de la chane signifiante les lments de la pense restent en suspens.

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  • codes", l'affect ne saurait tre rduit au signifiant, il est comprhensible, souligne Jacques-Alain Miller, de sorte que, "par quelque bout qu'on le prenne, on ne peut effacer son caractre d'effet de signifi", il participe d'une "coalescence du signifiant et du signifi"72. Un lment imaginaire s'avre ncessaire pour que les affects deviennent expressifs. S'il fait dfaut, il arrive qu'ils ne soient plus ressentis. Lacan considre que ce phnomne signe parfois la structure psychotique: on sait qu'il accorde une grande importance au fait que Joyce relate, aprs que son corps ait reu une svre rcle, n'en avoir prouv comme sujet aucun affect.

    Quand la carence du fantasme fondamental n'est plus compense, l'animation affective de la

    structure subjective se rvle atteinte. Certains sujets de structure psychotique confient ainsi n'avoir jamais ressenti le sentiment amoureux. "Je n'avais absolument jamais t amoureux, rapporte Zorn, et n'avais pas la moindre ide de ce que c'tait que l'amour; c'tait un sentiment que je ne connaissais pas, tout comme je ne connaissais peu prs aucun sentiment [...] c'tait la totale impuissance de l'me". Arielle affirme de mme ne pas comprendre ce qu'est l'amour dont les autres parlent tant.

    D'autres sujets s'tonnent de cesser brutalement de l'prouver. "J'ai une panne de sentiments",

    me disait l'un d'eux. Dans des moments o il est en proie des difficults professionnelles, il constate que surgissent des tats d'inaffectivit l'gard de son pouse. Nul grief ne les motive, aussi s'en trouve-t-il surpris et pein. De multiples questions viennent alors le tourmenter: est-ce que je l'aime ou non? Pourquoi cette femme-l? Est-ce que j'aime mes enfants? Il s'inquite de ne pas trouver de rponse essentielle. Ces moments dpressifs durent quelques jours, parfois quelques semaines, puis tout rentre dans l'ordre.

    Une autre patiente, dont l'inconsistance domine le tableau clinique, bien qu'elle qu'elle assume

    fort bien ses responsabilits professionnelles de comptable dans une grande entreprise, me confie avoir rcemment rencontr un homme. Elle ne sait pas si elle l'aime, n'ayant jamais su ce que cela voulait dire. Elle poursuit cependant la relation parce qu'elle suppose qu'avoir envie de voir l'autre constitue une preuve suffisante de bien-tre. Elle tente de se satisfaire de ce sentiment parce qu'elle est trs attache ce que sa vie apparaisse normale aux yeux des autres.

    La psychiatrie classique a maintes fois soulign l'atteinte de la vie affective rencontre dans la

    psychose clinique: anhdonisme, apathie, affect inappropri, etc. Dide et Guiraud proposrent mme de considrer un dfaut du dynamisme vital et thymique, qu'ils nommrent l'athymhormie, comme tant le trouble le plus profond et le plus global de la dmence prcoce73. Ces phnomnes qui peuvent se rencontrer sous des formes plus ou moins discrtes dans la psychose ordinaire sont souvent trs apparents dans la clinique de la schizophrnie. Plusieurs annes aprs son entre dans la psychose, une

    72 Miller J-A. A propos des affects dans l'exprience analytique, in Actes de l'Ecole de la Cause Freudienne, 1986, X, p. 122. 73 Guiraud P. Psychiatrie Gnrale. Le Franois. Paris. 1950, p. 493.

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  • patiente relate ainsi la dconnexion de sa pense et de sa vie affective: les choses, dit-elle, "sont plutt comprises qu'prouves. C'est comme des pantomimes qu'on jouerait autour de moi, mais je n'y entre pas, je reste en dehors. J'ai mon jugement, mais l'instinct de vie me manque. Je ne parviens plus donner mon activit d'une manire suffisamment vivante. Je ne puis plus passer des cordes douces aux cordes tendues, et pourtant on n'est pas fait pour vivre sur le mme thme. J'ai perdu le contact avec toute espces de choses. La notion de valeur, de la difficult des choses a disparu. Il n'y a plus de courant entre elles et moi, je ne peux plus m'y abandonner. C'est une fixit absolue autour de moi. J'ai encore moins de mobilit pour l'avenir que pour le prsent et le pass. Il y a en moi comme une sorte de routine qui ne me permet pas d'envisager l'avenir. Le pouvoir crateur est aboli en moi. Je vois l'avenir comme rptition du pass"74. Tout cela la fait souffrir au point de mettre le feu ses vtements pour se procurer, comme elle l'explique, des sensations vives qui lui font entirement dfaut. La dconnexion du symbolique, de l'imaginaire et du rel se discerne ici nettement: toute jouissance s'est absente de la pense et des objets, tandis que l'incorporation signifiante de l'organisme s'avre elle-mme dfaillante. Quand la jouissance s'avre n'tre pas prise au montage dynamique du fantasme, les pulsions risquent de se dsintriquer, et de librer la pulsion de mort. D'o la propension de certains schizophrnes des passages l'acte inattendus pour l'entourage. On conoit qu'un certain moussement affectif soit souvent not dans les antcdents des sujets qui les commettent.

    Les bauches du pousse--la-femme. Des bauches de fminisation, surtout discernables chez l'homme75, possdent une grande

    valeur diagnostique quand ils tmoignent d'un "pousse--la-femme". On sait en effet que ce phnomne rvle non seulement une identification du sujet l'objet de la jouissance de l'Autre, mais aussi une tentative pour significantiser cette position. Les manifestations corporelles de la Jouissance Autre, signales prcdemment, se prennent en ce cas au semblant. Pour l'inconscient freudien, femme n'a pas de reprsentation signifiante, de sorte que l'on est conduit faire tat d'une forclusion normale de femme. Or cet lment forclos du symbolique tend pour le psychotique faire retour dans le rel. La femme est, selon Lacan, "un autre nom de Dieu"76, ce qui se conoit rapport aux formules de la sexuation, dans lesquelles La femme ( ) et le Pre de la horde ( ) possdent en commun de se situer en des places logiques o la jouissance n'est pas rgle par l'interdit phallique. Si La femme existait, elle serait toute, elle ne serait pas soumise au manque: l'instar du Pre rel, elle capitaliserait la jouissance; c'est pourquoi elle tend se prsentifier chez le psychotique vou par la carence paternelle tre un "sujet de la jouissance". La fminisation vite ce dernier de se

    74 Minkowski. E. La notion de perte de contact vital avec la ralit et ses applications en psychopathologie [1926], in Au-del du rationalisme morbide. L'Harmattan. Paris. 1997., p. 49. 75 Une femme peut se fminiser dans son dlire, c'est--dire devenir La femme-toute, non marque par la castration, elle s'affirme alors comme "la mre unique et la vierge ternelle", "L'Etoile", "Trs haute", "la poule blanche", etc. 76 Lacan J. Le sinthome. Sminaire du 18 novembre 1975, in Ornicar? Bulletin priodique du champ freudien. Mars-Avril 1976, 6, p. 5.

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  • trouver dans une position mlancolique qui se caractrise d'incarner l'objet de la jouissance de l'Autre sans tre capable de la porter au semblant.

    La forme la plus discrte du pousse--la-femme se traduit par l'apparition d'une crainte d'tre

    homosexuel, ce que le sujet conoit comme une attitude passive et fminine. Il n'est pas rare que le phnomne soit d'abord discernable dans les fantasmes masturbatoires. Le contexte clinique permet parfois de le diffrencier de fantasmes nvrotiques. Ainsi Karim doit invariablement s'imaginer qu'il est une femme quand il se masturbe. Il se dfend pourtant d'tre homosexuel. Il s'est bien laiss aller quelques expriences, mais sans got et sans lendemain. Pendant un temps, souffrant de son incapacit soutenir son dsir l'gard des femmes, il voulut "anantir sa sexualit", soit grce une intervention au laser sur son cerveau, soit en demandant un chirurgien qu'on lui coupe le sexe. "Je ne veux pas tre homosexuel, affirma-t-il, je veux tre asexuel". Chez d'autres le pousse--la-femme glisse vers la transsexualisation.

    Le phnomne n'est parfois discernable que dans les rves du sujet ou bien en de curieuses

    visions. En celles de Zorn revenait toujours "la Grande Afflige" qu'il reconnut comme une image mlancolique de son moi. Parfois c'est un dtail qui attire l'attention: "Pourquoi gardez-vous toujours cette gabardine quel que soit le temps? - Parce que j'ai les hanches vases de faon effmine, je ne veux pas que les autres s'en aperoivent".

    Une femme qui n'avait jamais manifest de troubles psychotiques manifestes tua sa mre

    soudain perue comme le diable dans un moment d'angoisse paroxystique. Elle attachait beaucoup d'importance un manuscrit de plusieurs milliers de pages qu'elle rdigeait depuis de longues annes dans lequel son identification Cloptre, reine d'Egypte tait clairement apparente.

    Le signe du miroir. L'Ecole franaise de psychiatrie a dgag dans les annes trente un important signe

    prodromique de la dmence prcoce nomm par Ably "le signe du miroir". Il est aujourd'hui quelque peu oubli et n'a gure fait l'objet d'tudes rcentes. Il ne consiste pas, comme on le croit parfois, en une non-reconnaissance de l'image spculaire. Il est important de le distinguer d'un phnomne de dpersonnalisation: la valeur diagnostique de ce dernier tant nulle77. Le signe du miroir consiste dans le fait que le sujet s'avre si proccup par son image qu'il s'examine longuement et frquemment devant les surfaces rflchissantes. Il peut se rencontrer en diverses pathologies, mais Delmas78 et Ably le discernent surtout l'occasion d'tats mlancoliques et lors d'entres dans la dmence prcoce. Ajoutons quil nest pas rare dans la psychose ordinaire, en particulier dans ses formes mdiques.

    77 Maleval J-C. La destructuration de l'image du corps dans les nvroses et les psychoses, in Folies hystriques et psychoses dissociatives. Payot. Paris. 1981. 78 Delmas A. Le signe du miroir dans la dmence prcoce. Annales mdico-psychologiques, 1929, I, pp. 83-88.

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  • Karim a attir mon attention sur ce trouble. Pendant plusieurs mois, lors de son adolescence, il

    lui arriva de rester quatre cinq heures par jour devant la glace de sa chambre. Dix ans plus tard, la cure analytique a amen une certaine sdation des troubles, mais il reste tonnamment proccup par son image. "A la fin des cours, me confie-t-il, je me dpche d'aller au lavabo pour me regarder dans la glace". Il ajoute avec un brin d'humour: "Je vois bien que je suis le seul comme a, sinon il y aurait foule". Dans la rue, il faut qu'il s'observe dans les vitrines. Il a l'impression d'tre englu dans son image. "Je suis enferm, dit-il, dans un monde o mon image est partout..." En une occasion, il lui est arriv d'avoir dans le miroir une vision d'horreur: quelque chose d'affreux tait l, qui n'tait autre que lui-mme. Il en perdit littralement tout appui, puisqu'il dut aussitt s'tendre sur son lit, en proie une angoisse intense.

    Deux caractres distinguent nettement ce phnomne d'un sentiment de dpersonnalisation:

    d'une part, l'aspect itratif du recours au miroir, d'autre part la persvrance de la reconnaissance de l'image. Cette dernire tend cependant s'effacer la faveur de l'volution du trouble. Il faut en effet souligner, comme on l'a fait plus rcemment, et comme le montre Karim, que le signe du miroir comporte souvent plusieurs stades. Nous n'en retiendrons que deux: l'observation incessante et le refus de l'autoscopie. Colette Naud en distingue un troisime, elle le nomme stade de raction clastique, il se caractrise par le bris du miroir. Il s'agit l'vidence d'une exacerbation du refus de l'autoscopie, de sorte qu'il ne parat pas justifi mon sens d'en faire un stade supplmentaire. Par la suite, selon Ably, le phnomne d'auto-observation disparat lorsque la psychose se dveloppe79.

    Les avis divergent quant l'interprtation donner l'observation incessante. Certains sujets

    indiquent qu'ils cherchent se retrouver, ou contrler quelque chose, mais il est manifeste que ces explications ne les satisfont pas. Le trouble ne cesse de possder pour eux-mmes un caractre nigmatique. Ils ressentent qu'un changement est intervenu, sans tre en mesure de rendre compte de ce qu'il y a d'inaccoutum ou d'anormal. C'est en somme, selon Ably, une "rponse l'tonnement plus ou moins inquiet que le malade prouve propos du changement survenant en lui". Lors des longues heures quil passait devant le miroir, Jean-Pierre me confiait ne voir quune image vide. Elle lui semblait dshabite. Cest moi, disait-il, mais jai peine ma reconnatre. Mon image manque de sens . Cette dernire indication est prcieuse : elle tmoigne nettement que la texture symbolique du sujet se dfait. Dans l'aprs-coup de l'avance lacanienne sur le stade du miroir, tout montre, selon F. Sauvagnat, "que la mconnaissance constitutive de l'image du moi dans le miroir est devenue impossible au sujet". Il se trouve brutalement confront la facticit de sa constitution80. En outre il lui est devenu difficile de s'apprhender comme spar de cette image: Kari