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Comme Berthe Morisot, Suzanne Valadon est d'abord un modèle qui va réussir à devenir peintre . Elle deviendra le modèle de Pierre Puvis de Chavannes, Pierre-Auguste Renoir, de Henri de Toulouse- Lautrec, puis rencontrera Degas qui va l'encourager à s'engager dans la peinture en voyant ses dessins Mais à la différence de Cassat et Morisot, qui sont issues de la haute bourgeoisie , Valadon est issue d’un milieu social très défavorisé. Ce statut social permettra certes à Suzanne de peindre plus librement que Cassatt et Morisot . Contrairement à Cassatt et Morisot, Suzanne est beaucoup moins « coincée » (ill. 2). Elle n'était pas corsetée et empêchée par une bonne éducation bourgeoise. Elle vit sa vie et ne se prend pas la tête, avec l'amour comme seul moteur. Elle peindra des nus tout aussi librement (ill. 3-4-5) en se moquant complètement des convenances et des limites imposées aux femmes. Elle sera une des seules femmes à oser peindre sans complexes des nus féminins parfois tapageurs, avec une franchise et des couleurs parfois crues, ou des femmes telles qu'elles sont, avec des formes généreuses et des attitudes qu'on avait pas l'habitude de voir dans la peinture des hommes. Quand une fille a de gros seins, elle ne le cache pas, l'indique même dans le titre (ill. 5) Elle s'arrogera elle-même le droit de peindre des nus masculins comme les hommes (ill. 6). Un homme qui en plus était son amant, qui en plus avait 20 ans de moins qu'elle, et qui en plus était le copain de boisson de son fils Maurice, qui lui même était alcoolique. Contrairement à Morisot et Cassatt, prisonnières de leur milieu, la vie et la peinture de Valadon sont absolument sans complexes, n'ont aucune limites, et ne renvoient jamais non plus à sa condition de femme. Mais le revers de la médaille, c'est que Suzanne, qui dépassait beaucoup plus les bornes que Morisot et Casssatt, fut beaucoup plus exposée aux critiques. S'il est arrivé qu'on qualifie à l'occasion Cassatt « d'Américaine », qu'on renvoie gentiment Morisot à sa beauté plus qu'à sa peinture, la critique traitera Valadon de « salope » et l'accusera de profiter de la peinture pour déshabiller les hommes. Suzanne a un passé et une vie beaucoup plus sulfureuse et ses frasques célèbres (ses amants, ses fracassantes ruptures amoureuses, son fils alcoolique) vont aussi occulter l’originalité de sa carrière.

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Comme Berthe Morisot, Suzanne Valadon est d'abord un modèle qui va réussir à devenir peintre. Elle deviendra le modèle de Pierre Puvis de Chavannes, Pierre-Auguste Renoir, de Henri de Toulouse-Lautrec, puis rencontrera Degas qui va l'encourager à s'engager dans la peinture en voyant ses dessins

Mais à la différence de Cassat et Morisot, qui sont issues de la haute bourgeoisie, Valadon est issue d’un milieu social très défavorisé.

Ce statut social permettra certes à Suzanne de peindre plus librement que Cassatt et Morisot. Contrairement à Cassatt et Morisot, Suzanne est beaucoup moins « coincée » (ill. 2). Elle n'était pas corsetée et empêchée par une bonne éducation bourgeoise. Elle vit sa vie et ne se prend pas la tête, avec l'amour comme seul moteur.

Elle peindra des nus tout aussi librement (ill. 3-4-5) en se moquant complètement des convenances et des limites imposées aux femmes. Elle sera une des seules femmes à oser peindre sans complexes des nus féminins parfois tapageurs, avec une franchise et des couleurs parfois crues, ou des femmes telles qu'elles sont, avec des formes généreuses et des attitudes qu'on avait pas l'habitude de voir dans la peinture des hommes. Quand une fille a de gros seins, elle ne le cache pas, l'indique même dans le titre (ill. 5)

Elle s'arrogera elle-même le droit de peindre des nus masculins comme les hommes (ill. 6). Un homme qui en plus était son amant, qui en plus avait 20 ans de moins qu'elle, et qui en plus était le copain de boisson de son fils Maurice, qui lui même était alcoolique. Contrairement à Morisot et Cassatt, prisonnières de leur milieu, la vie et la peinture de Valadon sont absolument sans complexes, n'ont aucune limites, et ne renvoient jamais non plus à sa condition de femme.

Mais le revers de la médaille, c'est que Suzanne, qui dépassait beaucoup plus les bornes que Morisot et Casssatt, fut beaucoup plus exposée aux critiques. S'il est arrivé qu'on qualifie à l'occasion Cassatt « d'Américaine », qu'on renvoie gentiment Morisot à sa beauté plus qu'à sa peinture, la critique traitera Valadon de « salope » et l'accusera de profiter de la peinture pour déshabiller les hommes.

Suzanne a un passé et une vie beaucoup plus sulfureuse et ses frasques célèbres (ses amants, ses fracassantes ruptures amoureuses, son fils alcoolique) vont aussi occulter l’originalité de sa carrière.

Valadon va coucher avec la plupart des peintres avec qui elle posait, (Pierre Puvis de Chavannes, Pierre-Auguste Renoir, de Henri de Toulouse-Lautrec), une façon pour elle de se lier avec de grands noms de la culture française.

Elle donnera ensuite naissance à un peintre, Maurice Utrillo, (ill. 7) mais dont elle ne s'occupera pas et qui tombera vite dans l'alcool.

Suzanne Valadon, c'est aussi l'histoire croisée d'une mère et de son fils qui auraient pu se trouver dans la peinture mais qui, dans la vie comme dans la peinture, passeront leur temps à se croiser sans jamais se rencontrer. Suzanne devient une artiste épanouie au moment même où celle de son fils s'épuise, et inversement.

(ill. 8) Suzanne va courir après les hommes. Maurice va courir après sa mère et se noyer dans l'alcool. Suzanne peindra amoureusement des nus haut en couleurs de ses amants, notamment André Utter, le copain de boisson de Maurice. Maurice peindra les journées blanches d'alcoolique et les rues vides qui le conduisaient au comptoir du bar.

On comprend qu'avec un tel «   background   », l'histoire familial un peu sulfureuse ait pu contribuer à salir la peinture de Suzanne et de Maurice. Longtemps, on ne prendra pas au sérieux la peinture de Suzanne, la fille légère, et de l'alcoolique Utrillo, qu'on surnomme Litrillo et qui vendait ses peintures contre un litron de vin.

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1865-1880 SUZANNE, FILLE DE BLANCHISSEUSE

L'histoire de Suzanne ressemble un peu à un roman de Zola. Très loin du roman à l'eau de rose de Cassatt et Morisot, la jeunesse de Suzanne, c'est la chronique d'une fille de blanchisseuse du Limousin montée à Paris pour fuir la misère, qui deviendra grâce à sa beauté et son charme une célébrité que s'arrachera le « Tout-Montmartre ». Un peu comme la Nana de Zola, Suzanne sera désirée de tous. Mais avec toujours derrière cette lourde hérédité qui plombera sa vie et surtout sa carrière : Suzanne enchaînera les aventures, comme sa mère. Maurice son fils, deviendra alcoolique, comme sa grand-mère.

(ill. 9) Avant de connaître la gloire, Suzanne Valadon a connu une enfance misérable. Marie Clémentine, le vrai nom de celle qui se fera connaître sous le nom de Suzanne Valadon, est née le 23 septembre 1865 à Bessines-sur-Gartempe, en Haute-Vienne, d'un père inconnu. Sa mère Madeleine Valadon était née en 1865 elle aussi de père inconnu. Serveuse dans un bar de Saint-Sulpice-Laurière dans le Limousin, elle avait d'abord épousé un dénommé Léger Coulaud, forgeron et mécanicien, qui sera condamné aux travaux forcés à perpétuité pour avoir fabriqué de la fausse monnaie et mourra au bagne deux ans plus tard.

Elle devra ensuite fuir son village pour trouver un emploi dans une auberge des environs, l'auberge du Mas-Barbu à Bessines-sur-Gartempes. Rapidement, Madeleine se retrouve enceinte. C'est là, à Bessines-sur-Gartempes qu'elle donne naissance en 1865 à Marie Clémentine Valade, de père inconnu. On suppose que le père était un employé de la SNCF de passage reparti depuis à Paris.

Pour sauver son honneur, Madeleine qui ne supporte plus sa mauvaise réputation décide en 1870 de tenter sa chance à Paris. La petite Marie-Clémentine est alors âgée de 5 ans. Dans une capitale secouée par la Commune, la mère et la fille se réfugient dans les bas quartiers de Montmartre.

A Montmartre, Madeleine fait mille boulots de misère. Elle travaille le jour comme femme de ménage et le soir comme repasseuse. Il lui reste donc peu de temps pour s'occuper de sa fille, qu’elle confie d’abord à une concierge, puis à sa fille majeure et, pour finir, au monastère Saint-Jean à Montmartre. Marie-Clémentine suivra quand même des cours dans une école religieuse mais on supportera mal sa curiosité et son indiscipline.

MODELE

L'essentiel de son enfance se passe dans la rue. Elle dessine sur les trottoirs à la craie ou au charbon de bois. Elle a 8 ans quand le peintre Puvis de Chavannes (ill. 10) la remarque et lui donne une petite pièce en lui disant « petite, tu dessines bien ». Dans 7 ans, elle deviendra son modèle et sa maîtresse.

Elle comprendra dès son plus jeune âge qu'à Montmartre, ce quartier d'artistes toujours à l'affût de nouveaux modèles, il était possible de faire quelque chose de son corps, qu’offrir son visage, son corps, à la palette des artistes représentait un moyen intéressant de gagner sa vie, que sa beauté et son caractère qui avaient fait le malheur de sa mère dans le Limousin allaient lui permettre de mener une vie meilleure.

(ill. 11) Belle, Suzanne le deviendra, et les peintres du tout Paris ne s’y sont pas trompés. Sourcils marqués encadrant parfaitement son regard, de longs cheveux châtains aux reflets auburn, une peau lisse, des formes… Une muse idéale en cette époque où les peintres cherchaient des visages marquants, des allures remarquables et une grâce certaine.

(ill. 12) Mais avant cela, Suzanne, qui a la bougeotte, quitte l'école dès 1877, à l'âge de 12 ans, réalise son rêve d’enfant en devenant trapéziste au cirque ambulant «Molier», un cirque crée par Ernest Molier en 1880 qu'il avait fait élever près du Bois de Boulogne, 6 rue Bénouville à Passy. Mais à 15 ans, une chute malheureuse met fin à sa carrière. Il ne lui reste que le dessin comme passe-temps. Pour aider sa mère, elle porte le linge repassé chez les clients.

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(ill. 13) Pendant sa convalescence, elle se remet donc au dessin avant de se décider à se vendre au marché aux modèles pour les peintres de la place Pigalle. Certains jours, sur la place Pigalle, vers la fontaine de la place, c'était un peu la Cour des Miracles : des hommes et des femmes du crû et à la vie souvent dissolue comme Marie-Clémentine proposaient leurs services pour devenir en peinture des Dieux et des Déesses de l'Olympe, le modèle d'un Jésus, d'un Apollon ou d'une Sainte Vierge.

(ill. 14-15) Pierre PUVIS DE CHAVANNES, Le bois sacré, 1887-89.

Là-bas, elle retrouve Puvis de Chavannes qui va faire d'elle une nymphe dans son monde idéal et arcadien. C'est avec lui qu'elle pose pour la première fois, pour une fresque destinée au grand amphithéâtre de la Sorbonne.

Elle qui avait déserté les bancs de l'école à l'âge de 12 ans se retrouvait dans le grand amphi de la Sorbonne pour l'éternité (ill. 16). Elle n'est pas peu fière. Comme Puvis ne peint pas des individus mais des stéréotypes, des canons de beautés, lorsqu'un visiteur peine à la retrouver, Suzanne lui répond qu'elle est partout :

« Je suis là, et puis là, et presque toutes ces figures m'ont emprunté quelque chose. J'ai posé non seulement les femmes, mais les jeunes gars. Je suis cet éphèbe qu'on voit ici, cueillant une branche d'arbre, et il a mes bras et mes jambes »

Pour Marie Clémentine, c'est la chance de sa vie. Puvis est à ce moment-là au sommet de sa gloire . Il est considéré comme l'un des plus grand peintres français. Malgré les 40 ans de différence (elle a 15 ans, lui 55), il ne tarde pas à tomber sous son charme et à partager sa couche. Puvis va la recommander aux peintres Montmartrois de l'époque. De simple blanchisseuse, elle deviendra une célébrité que va s'arracher le « Tout-Montmartre ».

Pierre-Auguste RENOIR, Suzanne Valadon, 1880.

Chacun des peintres pour lesquels elle posera lui fera jouer le rôle qu'il désirait lui faire jouer, et dont elle s'émancipera plus tard en tant que peintre. Elle pose pour Renoir. Renoir, qui est foncièrement timide, va la peindre d'abord comme une fille sage (ill. 17), pas encore consciente de sa beauté. Il l’immortalisa avec les cheveux ramassés en un sage chignon, ou tressant sagement ses cheveux, n'osant jamais regarder le peintre qui l'observe, et même gênée par les assauts des hommes trop entreprenant qui lui tournent autour, qui profite d'une valse pour essayer de lui voler un baiser.

(ill. 18-19) Mais rapidement, Renoir succombera à son charme et deviendra son amant. Il mettra son corps en vedette dans le monumental nu des Baigneuses où l'on pouvait admirer les formes pleines et généreuses de Suzanne. C'est à partir de son corps et de ses traits que Renoir construira son type de beauté. Un visage et des formes rondes, des grands yeux noirs, un petit nez retroussé, une bouche généreuse.

(ill. 20) Ses cheveux d'un roux flamboyant vont aussi enflammer les toiles de Jean-Jacques Henner qui ne peignait que des femmes rousses.

(ill. 21) TOULOUSE-LAUTREC, Gueule de bois ou Portrait de Suzanne Valadon.

Après Puvis, Renoir, Henner, ce sera à Toulouse-Lautrec de la coucher sur la toile. En 1886, Marie-Clémentine et sa mère déménagent rue de la Tourlaque, dans la maison où Henri de Toulouse-Lautrec louait un atelier. Très vite ils font connaissance. C'est une femme à sa hauteur. Sa petite taille (1,54 m), à peine plus grande que lui, plaît beaucoup à Toulouse-Lautrec et elle devient son modèle ainsi que sa maîtresse.

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Avec lui, elle fait la bringue à Montmartre. Elle l'accompagne partout pendant ses escapades nocturnes et Toulouse-Lautrec fait son portrait qui est aussi celui de la Gueule de bois, avec une Suzanne Valadon attablée face à un verre de main, la mine boudeuse, vêtue d’une austère robe mauve à collet monté.

Lautrec la peint après la fête et saura, mieux que les autres, aller au delà de sa beauté, pour s'intéresser, percer le drame intime, ce qui tourmentait Marie-Clémentine.

Il savait la difficulté d'être une femme dans ce milieu, avait compris son combat. C'est lui qui lui prénomme Suzanne. Toulouse-Lautrec donne un nom d'artiste à son modèle car il avait compris que Marie-Clémentine ambitionnait plus d'être un simple modèle, voulait sortir de sa condition et réussir en tant qu'artiste, même si chez lui il y a toujours de l'ironie. Il a choisi Suzanne parce qu'elle posait nue pour des peintres âgés un peu libidineux, comme Suzanne et les vieillards (ill. 22)

ARTISTE 1883

La contrepartie de cette vie de modèle, c'est qu'à 18 ans, elle est enceinte sans savoir de qui. A l'époque, Suzanne avait 4 amants, dont Renoir, Toulouse-Lautrec et Miquel Utrillo y Molins, un journaliste espagnol, homme de lettres et critique d'art (ill. 23). Son fils Maurice naît le 26 décembre 1883. Le 27 janvier 1891, alors que l'enfant à 8 ans, Miquel Utrillo, par bonté d'âme, se dévoue pour reconnaître l'enfant. Suzanne voit ça d’un très bon œil. Maurice allait porter un nom bien plus glorieux que celui de Valadon.

(ill. 24) Mais Maurice n'aimera toujours que sa mère, qu'il aimera passionnément, mais qui, trop occupé par sa carrière d'artiste et ses amours, lui échappera toujours. Toute sa vie, il aura l'impression de se faire voler sa mère par tous ses amants de passage. Et il va passer sa vie à courir après elle. S'il décide de devenir artiste, c'était en partie pour suivre les pas de sa mère. S'il devient alcoolique, c'est probablement aussi pour combler le vide affectif. Il signera ces tableaux du nom complet de son père « Utrillo » suivi d'un laconique V, l'initiale de Valadon, le nom de sa mère qu'il ne verra qu'en coup de vent et qui n'aura jamais le temps de bien s'occuper de lui (ill. 25)

(ill. 26) Assez vite, Suzanne laisse sa mère Madeleine s'occuper de l'enfant pendant qu'elle gagne sa vie comme modèle pour Renoir, Henner, Toulouse-Lautrec. Madeleine n’est pas plus douée que sa fille pour ce qui concerne l’éducation des enfants. Le petit Maurice grandit comme il peut, c'est-à-dire mal. Il est victime d'une gastro-entérite quand il n'était encore que nourrisson, dont il a conservé quelques séquelles : difficultés pour parler, pour marcher. Il passe des heures prostré dans un coin et se met à piquer des colères terribles. Dès l’âge de deux ans, le petit Maurice est atteint de crises d’épilepsie, il en gardera toute sa vie des séquelles. Pour couronner le tout, la brave Madeleine est alcoolique et on la soupçonne de mettre de l'alcool dans le biberon du bébé. Il deviendra alcoolique.

Même si elle aime profondément son fils, Suzanne ne voudra pas lâcher son rêve d'artiste pour élever un enfant. Elle ne voulait pas s'arrêter en si bon chemin. De modèle, elle veut devenir artiste. Pendant ses séances de pose chez Puvis de Chavannes, Renoir ou Lautrec, elle n'avait pas perdu son temps et les avait bien observé, avait appris les différentes techniques des peintres. Elle fait aussi des dessins, surtout des portraits, à la mine de plomb, du fusain et du sanguin, d'elle et de son entourage.

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(ill. 27) VALADON, Autoportrait 1883Suzanne avait probablement conscience qu'elle sacrifiait son fils pour sa vie d'artiste. En tout cas c'est ce qui transparaît dans un de ses premiers autoportraits, qu'elle peint l'année même où naît Maurice, et où elle se représente un peu comme une mauvaise mère, se regarde froidement, comme à travers un miroir, avec un regard dur, comme si elle se jugeait, une mine fermée, la mâchoire serrée, comme si elle ravalait un sanglot, que quelque chose ne passait pas, et des teintes froides, comme si quelque chose la rendait malade intérieurement.

Quand elle se peint, Suzanne ne minaude pas comme elle pouvait le faire en tant que modèle (ill.28) avec Renoir, elle se regarde et se regardera toujours droit dans les yeux, avec une grande franchise, sans afféteries. Elle disait :

« il faut avoir le courage de regarder le modèle en face si l’ont veut atteindre l’âme. Ne m’amenez jamais pour peindre une femme qui cherche l’aimable ou le joli, je la décevrais tout de suite. »

(ill. 29) Maurice Utrillo enfant avec une cuvette, 1894.

Mais même si elle a mauvaise conscience, jamais Suzanne ne renoncera à sa vie d'artiste. Elle ne perdra jamais son temps avec Maurice. Elle essayera juste de mêler l'utile à l'agréable, en faisant poser son fils lorsqu'elle était de passage. Son fils fut l'un de ses premiers modèles. Pour Maurice, ces séances de pose était un des seuls moments où il voyait sa mère.

Ces dessins résument un peu le dilemme qui la traverse ces années là. Elle signe souvent ces dessins d'un affectueux « mon Utrillo », comme une mère (ill. 30)

(ill. 31) Mais elle cerne aussi d'un trait cruel le corps déjà mal foutu de Maurice , dans une situation pas spécialement flatteuse pour la mère qu'elle était. Le garçon qui gît nu sur un canapé est délaissé, il est maigre, semble mauvaise santé. Elle applique à son fils, comme elle le fait à elle-même, cette sorte de naturalisme à la Zola. Tout indique même que c'est le fils d'une mauvaise mère.

(ill. 32) Maurice Utrillo enfant, nu, debout, jouant avec une cuvette, 1894.

Si Suzanne se fiche complètement de passer pour une mauvaise mère, c'est que ce trait cruel fait l'admiration des artistes qu'elle fréquente, notamment à Degas, qui avait découvert par hasard quelques dessins faits par Suzanne, à l'initiative de Toulouse-Lautrec.

Degas, qui n'aura jamais d'enfant, ne retiendra que ce trait qui le fascinait et qu'il qualifiait de « souple et méchant ». De 1883 à 1893, soit la prime jeunesse de Maurice, Suzanne, encouragée et soutenue par Edgar Degas, préférera toujours faire un bon dessin de son fils avec ce trait souple et cruel, pour plaire à Degas, son nouveau mentor, plutôt que de s'occuper de Maurice.

Suzanne ne cachera rien de l'aspect maladif de son fils, conséquence de son absence. Elle cerne d'un trait précis et acéré la silhouette grêle du corps de Maurice. Il a 11 ans et on dirait qu'il peine encore à marcher, avec son pas hésitant, sa silhouette longiligne et cambrée, de longs bras, des poignets fins et des mains larges ce qui instaure un déséquilibre sensible dans toute son anatomie.

(ill. 33) Maurice jouant avec un élastique.

Même lorsqu'elle saisit avec tendresse les petits moments d'innocence, comme ici Maurice tout nu qui s'amuse d'un rien avec cet élastique, son trait ne rate rien de la courbe du dos déjà maladive de son fils, que vient même souligner presque ironiquement la ligne tendue de l’élastique.

Ce trait cruel qu'elle applique à son fils car il faisait l'admiration de Degas montre que Suzanne n'était pas prête à sacrifier un pouce de son art pour Maurice. Il lui permettra même d'avoir un petit début de notoriété. Au début des années 1890, elle montre ses dessins lors de ses premières expositions, souvent des femmes au Tub (ill. 34-35), très inspirées de Degas. En 1894, Suzanne Valadon sera la première femme admise à la Société nationale des beaux-arts.

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(ill. 36) 1893 Erik SatieOutre sa vie d'artiste, c'est aussi l'amour, ses multiples aventures qui occupaient tout son temps Autant de temps en moins pour s'occuper de Maurice. En 1892, Suzanne devient la maîtresse du compositeur Erik Satie, qu'elle va d'ailleurs rapidement abandonner pour son ami, Paul Mousis.

Dans son portrait comme dans la vie, Suzanne sera parfois impitoyable avec ses amants de passage. Le portrait qu'elle fait de lui est assez peu flatteur et on ne sent pas vraiment de l'amour dans le pinceau de Suzanne. Suzanne fut la seule liaison connue du compositeur, qui lui aurait proposé le mariage au matin de leur première nuit, mais qu'elle éconduira cinq mois seulement après le début de leur relation avec, comme il dira, avec « rien, à part une froide solitude qui remplit la tête avec du vide et le cœur avec de la peine ».

Le compositeur, très éprouvé par la rupture, se mit alors a lui écrire des poèmes   : Cher petit Biqui, Impossible de rester sans penser à tout ton être ; tu es en moi toute entière ; partout je ne vois que tes yeux exquis, tes mains douces et tes petits pieds d’enfant. Toi tu es heureuse ; ce n’est pas ma pauvre pensée qui ridera ton front transparent ; non plus que l’ennui de ne point me voir. Pour moi il n’y a que la glaciale solitude qui met du vide dans la tête et de la tristesse plein le cœur.

Il compose ensuite une œuvre majeure, Vexations, dont la courte mélodie est vouée à être répétée 840 fois de suite (c’est-à-dire pendant douze à vingt-quatre heures).

1896 Paul Mousis

E n 1896, Suzanne épouse donc Paul Mousis , l'ami d'Eric Satie (ill. 37). Elle se range avec cet agent de change attaché à la Banque de France. Ils s’installent au 12 de la rue Cortot (ill. 38) en haut de la butte Montmartre. La situation financière confortable de son mari lui permettra de se consacrer entièrement à la peinture et à sa carrière d'artiste.

De 1896 à 1909, elle mènera une vie plutôt rangée à côté de son mari. Mais la question de Maurice va resurgir (ill. 39). Il à maintenant 13 ans et il est devenu ingérable. Il vit toujours avec sa grand-mère mais le garçonnet qui se sentait abandonné avait prit la rue pour terrain de jeu et l'alcool pour compagnon. A 14 ans, Maurice, qu'on surnomme déjà « Litrillo », est déjà alcoolique. Il est aussi victime de fréquentes crises de démences.

Paul Mousis essaye de caser Maurice. Il avait acheté un carré de vigne sur la Butte Pinson à Montmagny pour y fait construire une villa en meulière afin d'installer toute la famille. Il essaye aussi de lui trouver un boulot. Il parvient à le faire entrer au Crédit Lyonnais, malgré ses études chaotiques (après avoir fréquenté plusieurs écoles sans succès, il avait finit par obtenir à la surprise générale son certificat d’études primaires). Mais un soir, il frappe sans raison l'un de ses collègues à coup de parapluie. A la maison, ça ne va pas mieux. Un soir, alors que Maurice menace de tout casser dans la cuisine familiale parce qu'on lui refuse du vin, Paul Mousis le saisit par le col et s'écrit « cette fois, je t'envoie à l'asile ! ». En 1899, à seize ans, Maurice entame son premier séjour en maison de santé à Sainte Anne.

De retour à Montmagny à la mi mai, Suzanne, persuadée du pouvoir cathartique de l’art qui l'avait sauvé elle-même, pousse son fils Maurice Utrillo à lui aussi saisir les pinceaux pour exorciser ses moments de profonde mélancolie, de delirium tremens et autres délires névrotiques. Utrillo prend l'air et se promène, erre dans la campagne et rencontre André Utter (ill. 40), un autre mauvais garçon, beau jeune homme blond comme les blés de deux ans son cadet, électricien et ancien élève des Beaux-Arts.

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Maurice UTRILLO, Paysage de Montmagny, 1905-06.

Avec son nouvel ami Utter, Maurice se met à peindre sur des cartons grands comme la main où il pose ses couleurs par empâtements (ill. 41-42)

Au début, cela n'avait rien de vraiment sérieux : comme des sales gosses, ils jouent avec ce que leur offre la rue, des bouts de ficelle et de cartons. L'idée de peindre est venue par hasard : « un certain jour que je m'ennuyai... j'eus une fâcheuse et ingénieuse inspiration, je me munis de quelques tubes de couleurs et de pétrolée, faute d'huile, et j'en fus... ». Et voici les deux amis qui s'accordent pour aller barbouiller sur des bouts de cartons et avec n'importe quoi, avant de rejoindre le bistrot du coin de la rue pour se prendre une cuite.

Ici, il barbouille les vergers du beau-père qu'il déteste avec des coups de pinceaux vengeurs, comme un enfant barbouillerait une feuille de papier après s'être fait grondé, avec une main lourde, une couche de peinture épaisse, des couleurs sourdes,

(ill. 43) Les carrières de Montmagny.

Mais Maurice va rapidement se prendre au jeu. Il va de plus en plus s'appliquer. Il va signer ses toiles, et un peu comme Cézanne, va structurer ses tableaux grâce aux façades des maisons, qui vont lui donner le goût des aplats de couleurs. Il découvre la carrière de Montmagny qui lui donne le goût du plâtre qu'il utilisera par la suite pour maçonner les façades de ses maisons.

(ill. 44) Impasse Cottin, 1910. Marchand de couleurs (ill. 45)

Il va finir par abandonner ces cartons et planter son chevalet en plein Montmartre pour peindre les rues de Montmartre, tout un univers architectural tiré à la règle, avec des vieilles maisons aux murs blancs (qui caractérisera ce qu'on nommera sa « période blanche » qui arrivera à maturité vers 1910 pour s'estomper vers 1918) souvent cassés par les couleurs criardes des enseignes aux lettres d'or

Ce qui est frappant dans sa peinture, c'est qu'elle est incroyablement sobre. (ill. 46) Avec sa peinture, Utrillo voulait certainement démentir les médecins et les Montmartrois qui le disent débile et alcoolique. Il peignait de la manière la plus sobre qui soit les rues et les maisons de Montmartre, alors qu'il est saoul la moitié du temps. Il peignait une ville bien droite, ultra solide alors qu'il menait la vie la plus tordue et dissolue qui soit à Montmartre, avec la palette la plus blanche de son époque alors qu'il menait la vie la plus noire.

Planter son chevalet en plein Montmartre, peindre cette ville parfaitement droite, c'était quelque part se redresser, montrer qu'il était parfaitement lucide, et signer ces toiles de son vrai nom « Utrillo », c'était laver son nom dans un quartier où il était devenu la risée et où tout le monde l'appelait « Litrillo ».

On peut même dire qu'il voulait montrer qu'il y voyait plus clair que tout le monde. Ce que peint Utrillo, c'est un monde ultra lucide, ultra linéaire et ultra maçonné, où tout tient parfaitement debout, où tout tient même plus debout que la réalité elle-même,

Il peint des perspectives plongeantes et des façades coupées au cordeaux, bien plus nettes et droites qu'elles ne le sont en réalité, qui dessinent des formes (des carrés, des rectangles) qu'il remplit savamment de couleurs, à la manière d'un peintre abstrait, comme ce mur rouge qui se dresse (ill. 47)

Rue Marcadet (ill. 48)

Sur la base du blanc des façades, il s'amuse ensuite avec les couleurs des enseignes comme ici, avec le bleu outre mer de l'épicerie de la Rue Marcadet (ill. 48) qu'Utrillo s'est amusé à étaler sur le trottoir pour souligner la perspective plongeante.

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(ill. 49-50) Eglise de Villiers le Bel

Pour que ces façades fassent encore plus vrais que nature, il les maçonne au couteau avec une cuisine, un amalgame de couleur composé de matériaux divers, du sable, du plâtre.

Il ira jusqu'à incorporer de la mousse véritable à ces murs et à la toiture de la vieille église de Villiers le Bel.

(ill. 51-52) Rue Lamarck à Montmartre (faux)

Sous des apparences simples, il y a tout un travail d'ingénieur (perspective), de maçon, et d'artiste. Des petits malins ont cru qu'il était simple de copier la peinture d'un alcoolique.

Encore aujourd'hui, les faux Utrillo pullulent. Mais ces peintres tout à fait sobres n'arrivent jamais au même degré de précision (ill. 52), à peindre avec la même droiture et la même sobriété qu'Utrillo l'alcoolique. Ça ne tient jamais autant debout que chez Utrillo. C'est toujours beaucoup plus mou, il y a toujours des défauts de perspective, de dessin ou de topographie qui rendent la contrefaçon flagrante.

(ill. 53-54) Rue Marcadet, Vin du 14 juillet.

Malgré tout ses efforts pour montrer à tout Montmartre qu'il y voyait clair, ses rues aux perspectives plongeantes nous menaient invariablement vers le drame de sa vie, au bistrot du coin, l'alcoolisme (ill. 53)

Le programme de ces journées   ? «   Un chef-d'oeuvre et une cuite   » (ill. 54). Au bar, il échange volontiers sa toile contre une chopine de vin rouge, et tous les jours, pas seulement le 14 juillet. Chez les cabaretiers, ses toiles constituent une excellente monnaie d'échange pour se saouler à sa guise. Alors il produit à la chaîne. Il produira près de 5000 tableaux durant sa vie, qu'il convertira en litres de vin.

La peinture ne le sort pas de l'alcoolisme, au contraire. Maurice est en fait prisonnier d'un cycle absurde dans lequel la peinture nourrit son alcoolisme. Un peu comme dans le tonneau des danaïdes, il reconstruit tous les jours une ville bien droite avant qu'elle ne reparte de travers le soir, une fois sortie du bistrot.

(ill. 55) Impasse trainée à Montmartre, Rue Marcadet, Marchand de couleurs

Au fond, il semble peindre la même journée qui se répète, celle qui le conduit au bar . Ces rues se ressemblent toutes, toujours désespérément vides, les murs blafards, les fenêtres obstinément noires. Les journées aussi : toujours le même ciel plombé, sous la même lumière, la clarté uniforme des jours sans saveurs, comme si le soleil ne se couchait jamais. Le matin, le soir, ça n'existe pratiquement pas dans sa peinture. De toutes les saisons, seul l'hiver à ses faveurs car la neige qui donne un peu plus d'éclat à sa palette blanche (ill. 56)

Avec sa palette blanche, Maurice ne peignait rien d'autre que les journées blanches des alcooliques pour qui la notion de temps n'existe plus, pour qui chaque jour se ressemble, qui parcourt chaque jour les mêmes rues pour à chaque fois le même but et la même destination.

(ill. 56) Église Sainte Marguerite à Paris, 1910. La petite communiante, 1912.

Il arrive parfois que Maurice «   replace l'église au milieu du village   » . Lorsqu'il peint les églises, il prend toujours soin de notifier précisément l'heure indiquée sur le cadran au moment où il l'a peinte. Ces face à face avec ces monuments religieux ne sont jamais anodins : c'est aussi une sorte de face à face avec Dieu, une sorte de recherche de rédemption. Maurice se convertira sur le tard à la religion.

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(ill. 57) Rue Marcadet, Marchand de couleurs, Vins et Liqueurs (ill. 58)

Mais la seule chose vraiment attrayante au milieu de tout ce blanc , qui perce dans ses tableaux blancs sur ciel gris, ce sont les enseignes colorés des magasins et des bistrots, son point de chute. Parfois c'est le marchand de couleurs, mais le plus souvent c'est celle des Vins et Liqueurs (ill. 58), le bar. Maurice semblait peindre patiemment le jour les enseignes des magasins et du bar du coin de la rue qu'il mourrait d'impatience de retrouver le soir pour se saouler.

Place du Tertre à Montmartre, Restaurant de la Mère Catherine, 1912

(ill. 59) L'autre chose qui donne le vertige au milieu de l'ennui, c'est la perspective plongeante. Ces tableaux nous aspirent, nous montre le chemin et nous conduisent toujours fatalement vers son point de chute, l'incontournable et implacable Restaurant de la mère Catherine, la mère des amateurs de « piquette », rue Norvins (ill. 60).

(ill. 61) C'est l'un des seuls bâtiments qu'il a représenté de manière frontal, qui se pose ici comme un menhir. Le Restaurant de la mère Catherine, comme l'alcool, c'est la seule chose qui remplit ses tableaux, c'est la seule chose qui ne fuit pas dans une perspective.

Ses rues nous menaient donc invariablement vers le drame de sa vie, l'alcoolisme. Il peint à la fois l'ennui en blanc et l’irrésistible attraction de l'alcool avec ses perspectives vertigineuses et ses enseignes tape à l'oeil (ill. 62-63). C'est le drame de sa vie, et pourtant Maurice n'en fait pas tout un plat. Il peint un alcool tristement banal, avec une grande sobriété, sans jamais en rajouter, sans jamais pousser vers le noir. Son dessin est mesuré, il utilise une palette suave de tons crémeux, de gris et de blancs cassés. C'est précisément cette sobriété en peinture qui fera le succès de ses tableaux et qui le sauvera.

1909 ANDRE UTTER, FAMILLE RECOMPOSEE, 1912-13

(ill. 64) Tout le contraire de sa mère, qui, peindra sa vie et ses amours haut en couleurs. Elle va manger les hommes et les dénuder dans ses peintures. Une nouvelle fois, la mère et son fils vont se croiser sans jamais se rencontrer. Alors que son fils peint ses journées blanches d'alcoolique dans une ville blanche et déserte, Suzanne, portée par ces amours, produira à foison des nus colorés, un monde tout en couleurs de gens bien vivants, des nus ou des portraits de sa famille.

Si l'alcool sera toujours le moteur de Maurice, celui de Suzanne sera toujours l'amour. En 1909, Suzanne, âgée de 44 ans, tombe sous le charme du jeune et beau André Utter, 23 ans, (ill. 65) le copain de peinture et de boisson de Maurice qu'il ramenait souvent ivre dans l'appartement de la rue Cortot après leurs soirées bien arrosées. André est un beau garçon et Suzanne tombe tout de suite sous le charme. Littéralement éblouie par sa jeunesse et sa beauté, elle ne pensera pas du aux conséquences que cette relation pourrait avoir sur Maurice. Elle va aussi abandonner ses petits dessins cruels pour peindre avec amour le corps de son amant, dans de grands nus colorés, à la hauteur et à l'image des sentiments qu'elle lui porte.

(ill. 66) Suzanne VALADON, Adam et Eve, 1909.

Pour se rapprocher d'Utter, Suzanne lui avait d'abord demandé de poser nu pour un Adam. Elle sera Eve, et se représentera au Jardin d'Eden, dans un décor archaïque orné du pommier symbolique traditionnel, s’apprêtant à croquer la pomme, à succomber à la tentation.

Car c'est bien la tentation que Suzanne peint ici. Ce grand tableau biblique n'avait aucune valeur morale, c'est surtout une sorte d’hymne à l’amour et à la liberté des corps.

L'amour donne des ailes à Suzanne. Les pieds d'Adam et Eve touchent à peine la terre : Suzanne et André semblent comme flotter, ou danser dans le paradis.

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L'amour lui fait oublier aussi tous les interdits liés au femmes. Même si les couleurs sont encore un peu ternes, Suzanne libère les corps comme aucune autre femme avant elle. Elle est totalement nue et, dans la version originale, elle avait même oublié les feuilles de vignes (ill. 67) (Une photographie du premier état de la peinture nous révèle que la ceinture de feuilles de vigne est un repeint, ajouté plus tard), preuve de l'absolu sentiment de liberté que devait éprouver Suzanne à ce moment précis, qui oublie totalement les règles de pudeur imposées aux femmes lorsqu'elles peignaient des hommes.

(ill. 68) Suzanne VALADON, Le lancement du filet, 1914.

Utter a une influence bénéfique sur sa compagne. Il l'encourage à le peindre dans de grandes compositions. Suzanne ne se fait pas prier. Elle se lance dans de grands tableaux de nus afin d'étudier le corps de son nouvel amant sous toutes les coutures.

Dans le Lancement du Filet , Suzanne a la pudeur de cacher le sexe de l'éphèbe derrière une corde, mais on sent sa volonté de ne rien rater de sa beauté. Ici, elle peint trois fois dans un même tableau le corps athlétique du jeune éphèbe dans une nudité et une simplicité à l'antique, jetant un filet de pêche.

C'est le corps dénudé et désiré d'André Utter. Elle souligne les moindres contours de son corps avec un trait particulièrement appuyé, corps qu'elle remplit de couleurs chaudes et sensuelles.

C'est aussi un corps en mouvement. Elle ne veut rien rater de sa force et de sa souplesse. Elle décompose son mouvement en trois séquences enchaînées qui traduisent le mouvement du lancer du filet de pêche d’un même geste. Rien n'est laborieux, on a l'impression qu'André danse, malgré le poids du filet. La répétition et l’accent mis sur la beauté athlétique de ce corps accentuait la veine érotique de la composition.

(ill. 69) Les Deux Baigneuses (ni noir ni blanc)

De cette époque date aussi ces premiers grands tableaux de nus féminins. Contrairement à son fils qui peint avec sa palette blanche, elle peint des nus haut en couleurs. Le tableau qui inaugure cette manière a pour titre Les Deux Baigneuses ni noir ni blanc, et fait référence sans doute à Renoir qui lui répétait lorsqu’elle était modèle que « ni le blanc, ni le noir n’existaient en peinture ».

Mais c'est la seule chose qu'elle retient de ses anciens mentors. Pour le reste, elle qui lorsqu'elle était modèle était un peu prisonnière du regard de Renoir, Toulouse-Lautrec sort la peinture de l’optique « masculine » et peint les femmes telles qu'elles sont, insistant lourdement sur les formes, peint de vrais corps de femmes aux seins lourds, ou dans des poses maladroites.

(ill. 70), La tireuse de cartes.

Elle les place dans des postures telles que leurs sexes se voient avec netteté, avec des titres équivoques comme dans La Tireuse de Cartes, dans lequel les cartes qui sont tirées n'arrivent pas à nous détourner du sexe féminin qui occupe le centre du tableau. Comme la Tireuse de Cartes, le spectateur à l'impression d'être à genoux devant le corps de la femme s'impose.

Cette passion amoureuse marque un tournant dans la carrière de Suzanne. Jusque là, elle était surtout connue comme modèle et pour ces dessins à la Degas, sans jamais vraiment sortir du giron de son mentor. Avec Utter, elle se met à peindre des nus . Sa production augmente. Alors qu'elle était quasi anecdotique jusqu'en 1909 (4 à 6 œuvres peintres par an), elle devient pléthorique.

(ill. 71) Seulement voilà, Suzanne ne vend pas. Cette façon crue qu'elle avait d'exposer son amour sans complexes, cette façon très libre et érotique de peindre le corps des femmes et de l'homme qu'elle aime lui vaudra les foudres des critiques.

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En 1920, les organisateurs du Salon d’automne lui demanderont de rajouter une ceinture de feuille de vignes au sexe d'André. Le monumental Lancement du Filet présenté au Salon des Indépendants en 1914, irritera la critique d’avant-garde. Un critique d'art de la revue Maintenant, Arthur Cravan s’en prendra violemment à Suzanne Valadon qu'il décrit plus ou moins comme une vicieuse qui savait très bien y faire pour déshabiller les hommes, prenant le prétexte de l'Antiquité pour peindre le corps nu de son amant. Il écrit « [elle] connaît bien les petites recettes, mais simplifier, ce n’est pas faire simple, vieille salope ! ». Condamné pour diffamation, il se corrige avec ironie : « Contrairement à mon affirmation, Mme Suzanne Valadon est une vertu ». Le Lancement du Filet sera la dernière œuvre de Valadon consacrée au nu masculin.

(ill. 72) Fille aux gros seins et femme vieille, 1908

Par la suite, Suzanne retournera à ces nus féminins et retrouvera parfois son trait cruel, surtout lorsqu'il s'agissait de femmes plus jeunes qu'elle. La belle qui faisait courir les hommes, y compris son fils, va vieillir et passer son temps à courir après le jeune Utter qui la trompera avec des femmes plus jeunes qu'elle, ses modèles. Elle ira jusqu'à le payer pour qu'il promette de ne plus voir d'autres femmes, pas toujours avec son argent puisque c'est Maurice qui vend.

Il n'est pas impossible de voir parfois dans la franchise qu'elle adopte dans sa manière de peindre et de parler des femmes quelques traits de cynisme ou de vengeance personnelle. Ici, elle semble avoir un regard un peu cynique sur la beauté insolente de ce modèle qu'elle était mais qu'elle n'est plus, et devant lequel se prosterne la vieille femme. En plus de son dessin cruel, elle adopte un langage cru : « la vieille », la « femme aux gros seins ». On a l'impression parfois qu'elle insulte les femmes.

Malgré ses infidélités, Suzanne finira par épouser André en 1914. Cette union, houleuse, durera près de trente ans durant lesquels ces trois peintres auront marqué les esprits de la butte Montmartre, mêlant tensions, passions et énergie créatrice.

MAURICE REPRIS EN MAIN PAR UTTER

D'autant qu'au couple infernal s'ajoutaient en effet Maurice et sa mère Madeleine qui les rejoignent en 1909 ou 1911 au 12 rue Cortot (ill. 73) où Suzanne a un atelier qu’elle partage avec eux. Ils sont rapidement surnommés dans le quartier le « trio infernal ».

Du côté de Maurice, la passion amoureuse de Valadon pour Utter avait été un choc terrible. Son meilleur ami avec qui il faisait les 400 coups devenait son beau-père, Suzanne insistant pour qu'André endosse son rôle de chef de famille lorsqu'elle est débordé par Maurice. Sa mère lui volait son ami qui comblait l'absence d'un père. Utter lui volait sa mère adorée. L'affection que tous les deux lui portaient séparément se transférait désormais dans cet amour exclusif dont il était fatalement exclu.

Plus que jamais, Maurice se sent mal aimé. Suzanne s'occupe même mieux de son chat que de son fils. Elle peindra d'ailleurs plus de fois les chats de Montmartre que Maurice (ill. 74).

(ill. 75) Sur cette photo, elle porte son chat Raminou dans ses bras, comme si c'était son enfant , le petit dernier. C'est l'objet de toutes les attentions et il tourne la tête vers sa maîtresse. Et on voit Maurice qui regarde ce moment de tendresse peut être avec envie. Lorsque Raminou n'amuse plus la galerie (ill. 76), l'atmosphère redevient tout de suite pesante : plus personne ne se regarde, chacun retourne dans son drame personnel. Heureusement, l'alcool unit la famille réunie autour d'un verre de champagne (ill. 77). Mais ce ne sera jamais totalement suffisant pour remplir le vide qu'il ressent. Plus que jamais, il se sent mal aimé, souffre plus que jamais de l'absence de sa mère.

Jaloux, trahi par son ami, il va se replier dans son monde. Il fréquente assidûment les bistrots de Montmartre comme Le Casse-Croûte, La Belle Gabrielle ou Le Lapin Agile (ill. 78). Il poursuit ses déambulations alcooliques s'enivre de tout ce qui lui tombe sous la main : du vin, de l'eau de Cologne, de l'éther. Parfois il en vient à vider des lampes à pétrole.

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Dès 1912, il est interné à Sannois , où grâce aux soins du Docteur Révertégat , Maurice reprenait des couleurs. C'est le seul moment où il peindra de la verdure (ill. 79-80), plantera même un arbre au milieu de ces murs toujours blancs (ill. 81). Le docteur Révertégat, homme profondément humain qui faisait régner dans son service une atmosphère chaleureuse et bienfaisante pour les malades, considérait aussi qu'il était bon pour un artiste d'exercer son métier. Il autorisa donc Maurice Utrillo à quitter l'établissement dans la journée. L'artiste put ainsi arpenter la ville et peindre de nombreuses vues de Sannois.

Paradoxalement, ces tableaux se vendent, beaucoup mieux que ceux de Suzanne. Les toiles qu'il accroche au mur du bistrot « le Casse-croûte » ou « La belle Gabrielle » touchent par leur très grande sobriété et simplicité et commencent à intéresser les marchands, comme Louis Libaude, qui lui demandent régulièrement d'apporter ses toiles contre 300 francs par mois.

(ill. 82) Suzanne VALADON, Portrait de famille, 1912-13.

Suzanne tente parfois de trouver un équilibre à cette nouvelle famille dans ses tableaux. En 1912-13, elle fera un portrait de famille dans lequel elle avait volontairement éteint sa palette et ses couleurs criardes pour donner une impression de calme, de sérénité, qui ne trompait personne puisque chaque personnage, isolé dans son drame personnel, suggère déjà les tensions provoqués par ce nouvel amour. Pour un peu on dirait une Sainte-Famille.

Suzanne essaye de faire bonne figure. Au centre, debout, Valadon, 44 ans, la main sur le cœur, montre qu'elle est le cœur de la famille. Confiante, le regard assuré en direction du spectateur, la main sur le cœur, elle semble exprimer la foi dans cette nouvelle famille et l'attachement pour les siens réunis autour d'elle.

La vieille Madeleine est beaucoup plus dubitative. Elle a 82 ans et n'est pas née de la dernière pluie. On ne la lui fait pas. Elle est derrière Suzanne qu'elle a toujours soutenue notamment en prenant en charge Maurice pour qu'elle puisse vivre sa vie d'artiste. Mais elle n'en pense pas moins. Son froncement de sourcil, qui se multiplie avec les rides de son front, montre toutes ses réserves et ses doutes quant à l'avenir de ce couple. Mais elle n'en a plus pour longtemps car elle mourra en 1915.

Il y'a Maurice, replié sur lui-même, l'éternel oublié, le mal aimé de la famille.

Et puis il y a Utter, qui est en dehors de tout ça. Il regarde vers l'extérieur se projette déjà dans cet horizon familial.

En fait, Utter va gérer les affaires de la famille. Outre son rôle de manager pour Suzanne, il va empêcher Maurice, non pas de boire, mais d'échanger ces tableaux contre de la boisson, et finira par vendre ces tableaux à prix d'or.

Le succès des tableaux de Maurice servira à colmater les brèches financières du couple Valadon-Utter qui vivra grand train. Le couple gérera habilement la carrière de Maurice qui rencontrera une gloire inespérée lors d’une vente aux enchères, en 1914, où ses toiles atteignent des sommes importantes pour l’époque.

Maurice UTRILLO, La maison rose, rue de l'abreuvoir à Paris, 1912.

Lorsque Maurice est interné, Suzanne lui rend donc visite surtout pour l'inciter à peindre. Elle lui amène ses pinceaux et ses couleurs, lui envoie des cartes postales de Montmartre (ill. 83) pour qu'il peigne et récupère plus tard ses toiles. Parfois, elle s'étonne de ne rien voir. Maurice lui répond qu'on vole ses toiles. En fait, le personnel hospitalier troque ses œuvres contre un litron de vin.

Plus que de l'alcool, Maurice souffrait de se sentir exploité par tout le monde, du comportement de sa mère et du personnel hospitalier.

Dans ses tableaux (ill. 84) il ne représente plus les enseignes tapageuses des bars mais exprime son ressentiment et sa misanthropie en vidant systématiquement de sa vie et de ses habitants les rues que lui donne à peindre Suzanne à travers ces cartes postales.

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Utrillo a repris la vue de la Maison Rose, rue de l'Abreuvoir mais a éliminé le personnage du premier plan contre le mur de la maison Berlioz, et n'a gardé que les personnages plus loin descendant dans la rue en contrebas, le dos tourné au peintre, fonçant vers la perspective plongeante.

(ill. 85) Rue Cortot à Montmartre, 1912.

Il représente la Rue Cortot à Montmartre, là où vivent les deux êtres aimés qui l'avaient trahi, comme une sorte de goulot d'étranglement, au bout duquel un personnage fantomatique fuit au loin, à l'image d'une mère insaisissable, qu'il a toute sa vie rêvé de suivre sans jamais y parvenir.

EGLISE DE SERMAIZE-LES-BAINS 1914

La guerre éclate. André Utter, soldat, est envoyé dans l'Ain. Maurice est réformé grâce à l'intervention de Suzanne. Il vivra la guerre seul depuis la Butte. Mais la guerre va profondément le perturber : la ville apocalyptique qu'il avait imaginé toute sa vie dans ses tableaux se réalisait dans la vraie vie. La guerre s'était chargé elle-même de dépeupler les rues. La guerre détruisait aussi les murs et les églises qu'il avait peints toute sa vie.

Pendant la guerre, Maurice peindra donc plus en plus d'églises. Il vivra même comme un drame chacune de leurs destructions. Et comme il l'avait toujours fait, il tendra à reconstruire dans son tableau ce qui était détruit dans la vie.

André Utter, qui s'était engagé volontaire et avait rejoint son bataillon dans la Marne, lui envoie de temps en temps des cartes postales d'église, comme l'Eglise de Sermaize-les-bains (ill. 86), victime d'un incendie le 6 et 7 septembre 1914.

Maurice, comme à son habitude, reproduit fidèlement l'église, ne cache rien des destructions (ill.87) Mais sa palette blanche tend à estomper les destructions, et sa peinture épaisse donne toujours l'impression de reconstruire, remaçonner ce qui est détruit. Il maçonne au couteau cette façade blanche, de sorte que l'église donne une impression de solidité et qu'on discerne à peine les dégradations ou les officiers constatant les dégâts, la poutre de travers et les gravas. C'est comme s'il l'avait retapé l'église dans sa peinture.

Église de Barcy 1914

De la même façon, l' Eglise de Barcy (ill. 88) , sa palette aussi blanche que du plâtre semble faire oublier la poussière et la noirceur des gravas. L'église de Barcy apparaît éclatante, presque flambant neuve alors qu'elle avait beaucoup souffert pendant la guerre, un lourd projectile ayant décroché la cloche et le cadran de l'horloge.

(ill. 89) Cathédrale de Rouen 1914

Si l'alcool ne l'avait jamais fait sortir de la sobriété en peinture, le bombardement de Reims et de sa cathédrale arrivera à lui faire perdre la tête et toute mesure dans son pinceau. Pendant 3 jours, il devient quasi fou, vit et souffre avec les Rémois. Il n'avait échappé à l'angoisse qu'en peignant une cathédrale de Rouen qu'il va imaginer en flammes, alors qu'elle n'avait subi aucun incendie. C'est l'un des seuls tableaux de destruction peint par Maurice.

Après avoir peint et s'être attaché aux églises, Maurice, en 1938, après la mort de sa mère adorée, mettra de l'eau dans son vin et finira par entrer un temps en religion. En attendant, Maurice va continuer ses excentricités. Il est interné dix mois au cours de l'année 1915. En 1918, il s'échappe de l'asile de Villejuif en pyjama. On l'aperçoit à la Closerie des Lilas où il fête sa liberté avec Modigliani en cassant verres et bouteilles.

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Suzanne VALADON, Nu au canapé rouge, 1920.

(ill. 90) Pendant que Maurice peint des églises, Suzanne elle continue à peindre des nus aux formes généreuses dont les contours se découpent sur des rideaux rouge incendiaire ou sur des tapis rayés, dans une pose ici qui met en valeur sa cuisse gironde (ill. 91-92), qu'elle peint avec application, saisissant toutes les tonalités au pastel, et qu'elle cerne ensuite d'un trait afin de souligner son contour bombé.

Ni Maurice, ni André, ni la guerre ne lui feront perdre son goût pour la vie, la sensualité du nu et des couleurs.

André parti faire la guerre, un dialogue plus sincère semble s'instaurer, de femme à femme, qui ne semble plus contaminé par la jalousie. Ces jeunes modèles n'étaient plus les rivales d'autrefois dont elle soulignait parfois les défauts avec son trait cruel, mais ces petites sœurs qui lui rappelaient sa jeunesse de modèle, et à qui elle va apprendre les trucs du métier, à se libérer.

(ill. 93) Nu se coiffant, 1916. (ill. 94) Les Baigneuses, 1923.

Elle semble leur apprendre les petits trucs de modèle, tout ce qu'elle sait sur le pouvoir de séduction et la sensualité. Elle leur apprend à jouer avec leur chevelure, comme elle l'avait fait avec Renoir et Henner. (ill. 93)

A l'image de cette Baigneuse (ill. 94) , Suzanne va accompagner leur éveil à la sensualité , les recoiffer, les regarder et les peindre avec une grande douceur et une sorte de bienveillance.

Elle va tout faire pour les mettre à l'aise afin qu'elle s'abandonne et révèle leur sensualité propre. Comme les expressionnistes allemands (ill. 95), elle les fait s'asseoir ou s'allonger sur des canapés, des tapis rouges, ou même des peau de panthère afin qu'elle se love, s'abandonne et révèle toute leur sensualité.

(ill. 96) Catherine nue allongée sur une peau de panthère, 1923.

Ici, c'est Catherine, son modèle. Une autre peinture (ill. 97) la montre beaucoup plus dans la retenue, comme si elle était contrainte ou n'osait pas, comme si elle était complexée par ces formes.

Mais Suzanne sait libérer le corps des femmes (ill. 98) . Comme grisée par cette fourrure de panthère, on la voit ensuite complètement lâcher prise, oublier les poses convenues et prendre devant Suzanne et sans aucune gêne une pose impudique, qu'elle n'aurait sans doute pas osée face à un homme. Elle s'allonge sur cette peau de panthère et s'abandonne, les yeux mis clos, somnolente et abandonnée.

Dans ses tableaux, Suzanne, déçue par les hommes, semblait prendre définitivement le parti des femmes. Elle les libérait, leur faisait prendre conscience de leur pouvoir d'attraction. Ici c'est l'image d'une femme libre qui assume son corps et même sa sexualité, qui est consciente de son pouvoir d'attraction, comme l'était Suzanne durant sa jeunesse.

(ill. 99) La chambre bleue, 1923

Parfois, elle fait l'inverse. Elle rhabille volontairement l’odalisque que tant d'hommes s'étaient plus à déshabiller du regard. Elle reprend les poncifs érotiques des hommes et les rhabillent, manière de dire que la femme n'était pas offerte, mais avait le pouvoir de reprendre ce qu'elle peut donner. C'est elle qui décide, qui fait selon son bon vouloir.

La jeune femme s'est rhabillée, mais pour son propre confort, pas pour susciter le désir. Pas à l’orientale comme les odalisques de Matisse, mais comme une femme moderne, avec ses vêtements larges, colorés et confortables. Elle a presque autant de virilité qu'un homme, avec sa cigarette, ses bras et ses mains épaisses, au corps las et pesant, aux seins lourds.

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Chez Suzanne, ce sont les femmes qui ont le pouvoir, de dire oui ou de dire non.

(ill. 100) VALADON, Portrait de Maurice Utrillo, 1919.

Comme toujours, Suzanne n'éteint sa palette que lorsqu'elle peint son fils. En 1919, elle réalise un portrait de Maurice en peintre, devant son chevalet. C'était une façon de le reconnaître en tant que peintre.

Mais Suzanne porte toujours un regard un peu pathétique sur son fils. C'est autant un portrait du peintre Utrillo que de Litrillo l'Alcoolique. Dans ce tout petit tableau, il semble écrasé par ce qui l'entoure. On le voit toujours plus replié, recroquevillé entre quatre murs, comme retranché dans le tout petit espace qu'il s'est battit, entre sa toile, la table et le mur, la tête enfoncée dans son chapeau, engoncé dans sa veste, serrant contre lui sa palette.

(ill. 101) Château de Saint-Bernard

Pourtant, c'est toujours lui qui fait bouillir la marmite puisqu'il vend et gagne d'avantage qu'elle. Après la guerre, grâce à l'action d'Utter, la côte de ses tableaux grimpe en flèche. Il vend beaucoup plus depuis le succès de Peau d'ours (1914). Sa Maison rose rue de l'Abreuvoir, achetée 100 francs en 1910, est adjugée 1 000 francs.

Suzanne et André décident donc de le faire vivre de nouveau chez eux, sous leur surveillance. Ils ne réussissent pas de l'empêcher de boire, mais ils l'empêchent de vendre ses tableaux au bistrot du coin, et avec lui ils ont de nouveau de l'argent. Le trio vit une vie de luxe grâce à la vente des tableaux d'Utrillo qui atteint des chiffres jamais vus.

En 1923, Suzanne et Utter achètent même un château, le château de Saint-Bernard dans l'Ain (ill.101) une forteresse du 18ème siècle pour enfermer Utrillo, afin de le couper de Montmartre et de ses penchants pour l’alcool, mais aussi pour qu'il y peigne. Pour la petite histoire, Suzanne Valadon avait pu convaincre son fils d’acheter le château qui surplombe la Saône en lui montrant une carte sur laquelle il était indiqué que la demeure faisait face au Beaujolais… Mais le couple devait également se douter que les formes solides, géométriques du château fort (cylindre, rectangle, parallélépipède), allaient plaire à Maurice et lui fournir un motif inépuisable pour sa peinture.

Utrillo est donc laissé dans le château sous la surveillance du concierge, tandis que Suzanne et André retournent à Paris. Et il produit comme un fou (ill. 102), sous l’œil protecteur de la fidèle gouvernante Annette Jacquinot, des œuvres qu'Utter le manager se chargera d'écouler les tableaux à prix d'or. Maurice Utrillo peindra le château ainsi que l’église ou encore le restaurant du village.

(ill. 103) Suzanne VALADON, Autoportrait aux seins nus, 1931.Suzanne, elle ne vend toujours pas. En 1932, on organise pour elle une rétrospective chez Berthe Weill. Mais les ventes sont quasi nulles. Le mariage de Suzanne va mal et Utter l'abandonne pour s'installer dans un grenier rue Cortot.

En 1931, elle peint un dernier Autoportrait aux seins nus , sorte de mise à nu au soir de sa vie . Elle se regarde en face, observe son reflet dans le miroir, sans complaisance : « Il faut être dur avec soi, avoir une conscience, se regarder en face ».

Elle qui aura passé presque 30 ans à courir après André, à se rajeunir, n'essaye plus de faire semblant, de tricher pour paraître plus jeune aux yeux d'André. Ici, elle fait son âge. Elle a 62 ans quand elle réalise cet autoportrait. On la voit avec un air désabusé, les yeux fatigués, la pose lasse, les traits marqués, la bouche et la gorge serrée, comme si elle ravalait sa haine ou retenait un sanglot.

C'est sans nulle doute la façon dont elle regardait André, son mari volage, le maudissant lorsqu'il lui mentait et l'abandonnait pour des maîtresses plus jeunes qui, ironie du sort, sont ses modèles, comme elle l'avait été. André la laissait vieillir seule, tout en lui rappelant son passé, sa jeunesse qui s'était envolée.

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Lucie Valore, Portrait de Maurice Utrillo, 1921.

En 1935 elle est hospitalisée suite à une crise aiguë d'urémie qui la laisse dans un état d'exténuatio n . C'est pendant cette période que Lucie Valore, la veuve de Robert Pauwels, un banquier belge qui collectionnait ses œuvres, vient lui tenir compagnie. Devant les inquiétudes de Suzanne qui se demande qui s'occupera de son fils après sa mort, Lucie dit qu'elle est prête à l'épouser. L'idée amuse d'abord Suzanne, puis elle commence à se rendre compte qu'elle perdrait Maurice, l'argent et tout le confort qui va avec et auquel elle s'est habituée. En apprenant la nouvelle, Utter proteste aussi violemment

Mais sans résultat. Maurice Utrillo se range et leur glisse entre les doigts. Il était devenu catholique en 1933, il épousera Lucie deux ans après, en 1935.

C'est le début d'une nouvelle vie pour Maurice qui deviendra un bourgeois bien installé (ill. 104-105) dans une splendide villa du Vésinet. C'est aussi le début de sa période colorée qui s'étendra de 1922 à sa mort. Même Suzanne le voit et le peint différemment.

Épanouie, Madame Pauwels reprend son nom de jeune fille, Lucie Valore et confie à Paul Pétridès le soin d'exploiter l'exclusivité du travail de son mari à la place d'Utter (ill. 106). Maurice lui dédicace sa palette remplie de couleurs « Amicalement à Paul Pétridès » (ill. 107)

CL. La situation se retourne dramatiquement pour Suzanne. Comme à ses débuts, elle se retrouve seule, livrée à elle même sans argent, et recommence à fréquenter les bistrots pour trouver des bons partis. Elle croit flairer la bonne affaire en s'amourachant vers 1934 de Gazi le Tatar, un prince de Crimée chassé par les bolcheviques, descendant de Gengis Khan, qui surtout peint les rues et les églises de Montmartre presque exactement comme Utrillo (qu'il considère comme un frère) (ill. 108). Mais il avait renoncé à sa fortune et ses tableaux ne rapportent pas un rond, contrairement à ceux de Maurice.

A partir de 1935, ils s'installent dans la maison de la rue Lepic, abandonnée par Utter, mais lui comme Suzanne finiront dans le plus complet dénuement. Suzanne finira sa vie plus tristement encore qu'elle ne l'avait commencé, seule avec ses chiens, ramenant des clochards dans son lit. Elle s'éteint le 7 avril 1938, à l'âge de 73 ans, victime d'une hémorragie cérébrale.

Utter se chargera des obsèques au cimetière de Saint-Ouen, auxquelles n'assistera pas Utrillo, victime d'une crise nerveuse. Utrillo, entré depuis en religion, fait le signe de croix devant les toiles de sa mère et continue de produire intensivement des tableaux. Mais, alors qu'il était devenu sobre, il ne parviendra jamais à la même sobriété et à la même précision que lorsqu'il était alcoolique. Dessin mou, tons acides, criards, sa peinture s'essouffle. Dès fois, il n'en peut plus de sa prison dorée du Vésinet, alors il s'évade. On le retrouve le lendemain matin, heureux, en train de partager le modeste repas d'un clochard sous le porche de l'église de Croissy. Après avoir collaboré au film de Sacha Guitry « Si Paris m'était conté », il meurt soudainement le 5 novembre 1955, à l'âge de 72 ans.

C'est seulement grâce au soutien de Picasso que la peinture de Suzanne deviendra célèbre. Ses amis critiques d'art fusillèrent aussi bien le fils que la mère. André Breton exécuta Utrillo, tout comme André Salmon, Max Jacob et Guillaume Apollinaire. Pour eux, Utrillo, de même que Suzanne Valadon, ne pouvait être peintre. C'étaient les œuvres d'un alcoolique et d'une nymphomane. Il est vrai que ni l’un ni l’autre n’étaient intellectuels, défaut rédhibitoire pour certains, car on ne trouve pas chez eux de théorisation de leur pratique picturale.

C'est justement cela qui faisaient l'originalité absolue de leurs œuvres. Les œuvres de Suzanne comme celles Maurice sont uniques, ne rentrent dans aucune case, aucune école, aucune théorie. Suzanne est incroyablement libre et moderne dans sa façon de totalement décharger la femme de ses responsabilités habituelles : dans ses tableaux comme dans sa vie, pas de maternage, pas de portage d'enfant, comme chez Cassatt ou Morisot. Juste la liberté de montrer son corps, d'aimer et de jouir librement, même avec le meilleur ami de son fils.

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La peinture d'Utrillo ne paye pas de mine en apparence. Il peint au fond des façades de maison et des rues vides. Mais un peu à l'image de Corot, il est devenu maître dans un domaine qu'il s'est choisi : les jours gris, la banalité des jours qui se suivent et se ressemblent, qu'il a peint avec une précision et une justesse rarement atteintes. Personne ne peindra les rues de Paris comme lui. Il est aussi devenu un maître dans la sobriété, qui est sa signature, ce qui ne manque pas de sel lorsqu'on connaît sa vie.