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  • LA DISCIPLINE CONOMIQUE ENVOTE PAR LA THORIE DE LAFINANCELeur essor, leur chute et les dfis devant nousJacques Mistral

    Gallimard | Le Dbat

    2012/2 - n 169pages 173 181

    ISSN 0246-2346

    Article disponible en ligne l'adresse:--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    http://www.cairn.info/revue-le-debat-2012-2-page-173.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Mistral Jacques, La discipline conomique envote par la thorie de la finance Leur essor, leur chute et les dfisdevant nous, Le Dbat, 2012/2 n 169, p. 173-181. DOI : 10.3917/deba.169.0173--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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  • Jacques Mistral est directeur des tudes conomiques lifri. il est notamment lauteur de La Troisime Rvolution amricaine (Perrin, 2008; rimpr. Tempus, 2009). Dans Le Dbat: La france en faillite? Le miroir allemand (n 162, novembre-dcembre 2010).

    Jacques Mistral

    La discipline conomique envote

    par la thorie de la nance

    Leur essor, leur chute et les ds devant nous

    La discipline conomique a connu, depuis un quart de sicle, la victoire crasante de ce que lon dsigne par le terme de nouvelle macro-conomie classique. Son message de politique conomique est rsum simplement par la for -mule clbre du prsident reagan: Lactivisme gouvernemental nest pas une solution, il fait partie du problme. On voit immdiatement le lien de parent avec la pense conomique dite classique, favorable au libre jeu du march (Smith, ricardo en Grande-Bretagne, Bastiat, J.-B. Say en france). Sans surprise, la victoire de la nou -velle macro-conomie classique est souvent pr -sente comme la justication des politiques ultra-librales menes depuis un quart de sicle. Larticle de robert Boyer se hisse natu-rellement au-dessus de cette analyse pour se concentrer sur les transformations de la disci-pline conomique depuis la rupture avec les classiques opre par Keynes pendant la Grande Dpression. Depuis lors, le contenu de la thorie macro-conomique est devenu trs technique. il

    est inaccessible un public non spcialis, ce qui ne doit pas surprendre car on peut en dire autant de toute connaissance de nature scien -tique. Mais de quelle science sagit-il? Lana-lyse de robert Boyer met cet gard brillamment en relief un paradoxe troublant: comment cette thorie a-t-elle conquis les esprits et dfait la macro-conomie dinspiration keynsienne alors que sont aussi manifestes ses dfauts de coh-rence interne et son peu dintrt pour les trans-formations majeures du capitalisme mondial dans le dernier quart de sicle? lire Boyer, le lecteur peut bon droit se demander, en para-phrasant la reine dAngleterre: Comment les macro-conomistes ont-ils pu sgarer si long-temps et si profondment?

    Je remercie la rdaction du Dbat pour mavoir invit publier cet article en parallle avec celui de rober Boyer, auquel me lie une ancienne et amicale complicit intellec-tuelle noue dans la rdaction de Accumulation, ination, crises paru aux Puf en 1978, un livre qui a souvent t consi-dr comme lune des origines de lcole de la rgulation.

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    a cru pouvoir hisser lconomie de sommet en sommet avant daboutir la catastrophe que lon sait. Larticle se termine par quelques obser-vations prliminaires sur les ds auxquels est aujourdhui confronte la discipline conomique aprs le dsastre au milieu duquel nous nous trouvons.

    Keynes triomphant mais Keynes contest

    Dans les cours de macro-conomie enseigns aujourdhui, Keynes fait plus ou moins partie de lhistoire de la pense: cest normal, estiment beaucoup dconomistes, cest ainsi que pro -gresse la science, on ne lit pas Newton en termi-nale S! Mais le retour dune priode de grandes difcults conomiques ne peut que remettre la pense de Keynes lhonneur comme lattestent, entre autres, les tmoignages bien diffrents offerts par robert Skidelsky ou robert Posner 1. Alors, quel jugement porter sur Keynes? A-t-il offert, avec la Thorie gnrale, une vision co -nomique rellement nouvelle et cohrente? La question a t pose ds sa publication en 1936 et elle le reste soixante-quinze ans aprs. Michel de Vroey a rcemment donn une nouvelle expres- sion aux critiques traditionnelles rduisant, pour simplier, lexplication keynsienne du chmage involontaire la rigidit du salaire rel, conclu-sion vidente pour qui rsonne en termes dqui-libre gnral 2. Le pont aux nes, en la matire, cest la loi de Say suivant laquelle loffre cre sa propre demande. Mais voil prcisment o

    Tout tant dit dans les pages qui prcdent sur les failles de la nouvelle macro-conomie classique, je jette sur les transformations de la discipline conomique depuis lentre-deux-guerres un regard complmentaire. Je souligne dabord que si la Thorie gnrale de Keynes a bien repr-sent une innovation intellectuelle radicale, si la macro-conomie dinspiration keynsienne a bien faonn, pendant un quart de sicle, une nouvelle vision du monde, elle na pas remport une victoire sans partage et elle sest rapidement trouve confronte des difcults quil ntait pas en son pouvoir de surmonter. Jexamine ensuite comment sest dveloppe la contre-offensive. Milton friedman est un point de dpart invitable, mais ce nest pas le seul germe ni le plus prometteur do soit ne la rvolution de la discipline conomique pendant le dernier quart du xxe sicle. la formule du prsident reagan prononce il y a trente ans sest depuis ajoute celle dAlan Greenspan dclarant au dbut des annes 2000 que linnovation nancire avait pour justication et pour mrite de faire porter le risque ceux les plus mme de le porter! Voil dans quelle direction chercher la cl de vote dune nouvelle discipline conomique. Plus que le montarisme, plus que la nouvelle macro-conomie classique, les marchs efcients ont t le pivot de la bataille intellectuelle et idologique qui a fait rage dans le dernier quart du xxe sicle. Les marchs efcients, est-on tent de dire, ont t lquivalent du principe de demande effective trente-cinq ans plus tt, le slogan dune rvolution en marche. Lhistoire de la thorie moderne de la nance est propre-ment fascinante. Son contenu prsente les mmes faiblesses que celles de la nouvelle macro-co -nomie classique, mais tout sest pass comme si cela navait pas dimportance; elle a vritable-ment nourri une nouvelle vision du monde, elle

    1. robert Skidelsky, Keynes: the Return of the Master, New York, Public Affairs, 2009; robert Posner, The Crisis of Capitalist Democracy, Cambridge (Mass.), Harvard univer-sity Press, 2011.

    2. Michel de Vroey, Keynes, Lucas, dune macro-conomie lautre, Dunod, 2011.

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    victoire des ides keynsiennes. La vision que donne robert Boyer ce propos est toute en nuances. Les ides conomiques ont une grande importance mais le succs dun rgime de crois-sance requiert, comme il le rappelle, bien dautres ingrdients. Surtout, la volont de canaliser les transformations du capitalisme par linterven-tion de ltat, ce quil qualie despoir prom-then, a pris des formes trs diffrentes selon les pays. Elle a connu en france, peut-tre en raison de sa longue tradition tatique et centralise, une version un peu extrme; aux tats-unis, ladoption de cette nouvelle doctrine a t relle mais ambigu et empreinte de pragmatisme; en Allemagne, elle sest heurte lconomie sociale de march qui proclame une hostilit viscrale lextension abusive du pouvoir dtat; en Grande-Bretagne, elle a pris une forme dg-nre qui a fait de ce pays lhomme malade des conomies occidentales ds la n des annes 1960. Quoi quil en soit, au passif de ce bilan vont vite saccumuler les difcults des probl-matiques keynsiennes se renouveler aprs les Trente Glorieuses, la fois sur le plan opra-tionnel, puisque la stagation des annes 1970 a dconsidr les politiques dites de ne tuning, sur le plan politique, avec la remise en question dun tat-providence jug tentaculaire, dcitaire et contre-productif (voir ce quen disait Pierre rosanvallon ds 1981 3) et sur le plan thorique, avec limpasse dans laquelle se sont trouves les recherches sur le fondement micro-conomique de la macro-conomie keynsienne.

    Cest dans ce contexte que Milton friedman a remport une victoire peu conteste, illustre par la politique montaire de Paul Volcker qui a marqu le terme de la croissance inationniste.

    Keynes rompt avec cette approche en abordant la question du niveau dactivit travers ce quil appelle le principe de la demande effective. Cette expression dnit le niveau (et le seul niveau) de production et de demande o loffre rentable pour les entreprises suscite, au travers des revenus distribus, une demande (consom-mation et investissement) qui permet dcouler la production. Cette thorie est celle qui aide comprendre pourquoi peuvent se perptuer, comme dans les annes 1930 ou comme aujourdhui, un niveau dprim dactivit et un large sous-emploi des capacits de production. Et, comme le soutient Keynes, la rigidit du salaire na rien voir laffaire: serait-il rduit (ce qui, suivant la pense classique, devrait rehausser la demande de travail des entreprises et rsorber le chmage), le principe de demande effective enseigne au contraire quil en rsultera moins de revenu, moins de consommation et donc une activit encore rduite, un enchane-ment (connu sous le terme de multiplicateur) que corrobore ce que lon observe, par exemple, ces dernires annes la suite des plans daust-rit adopts dans diffrents pays dEurope du Sud.

    rvolutionnaire sur le plan thorique, la Thorie gnrale est surtout, comme on le sait, lorigine dune nouvelle conception, beaucoup plus tendue, des responsabilits de ltat auquel elle a aussi fourni les outils (comptabilit natio-nale, modles conomtriques) ncessaires pour mener bien ces tches nouvelles (comme le note robert Boyer, le taux dactualisation et le calcul conomique ont dautres racines). Ces ides ont connu leur ge dor dans les annes 1950 et 1960, celles inspires par le laisser-faire tant alors totalement discrdites. Voyant les succs du rgime de croissance daprs guerre, il est tentant den faire, au moins en partie, une

    3. Pierre rosanvallon, La Crise de ltat-providence, d. du Seuil, 1981.

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    de cette nouvelle macro-conomie, les cycles co nomiques rels et les modles dynamiques dquilibre gnral stochastique. Mes obser -vations explorent donc un point de vue diff-rent et partent dune question simple: qui a jamais entendu ces termes dans la bouche dun responsable de politique conomique? Personne, mme Washington. Ces thories sont restes cantonnes aux travaux dexperts. Les ministres ou les gouverneurs de banque centrale, pour leur part, ont d, partir des annes 1980, concevoir et expliquer leur action dans un contexte domin par la mondialisation, par la puissance croissante des forces de march et par la suspicion lgard de linterventionnisme tatique. Comment cette rupture par rapport aux principes antrieurs a-t-elle t pense et formule? Prenons-en pour indice le vocabu-laire utilis.

    Linuence pratique des ides keynsiennes aprs guerre se mesure sans ambigut par le fait que son vocabulaire est devenu dusage courant: demande effective, chmage involontaire, inves-tissements publics, tat-providence. Demandons-nous alors quels sont les concepts conomiques forte densit qui sont entrs dans le vocabu-laire politique depuis vingt ou trente ans. En dehors du mot-valise de mondialisation, on peut en slectionner quatre: la exibilit, la croissance endogne, les anticipations ration-nelles, les marchs efcients. Le premier nest pas un concept mais seulement une orientation suivre pour, suppose-t-on, assurer un meilleur fonctionnement du march; le deuxime, en sens inverse, a t une bndiction pour un gou -vernement (ou pour son opposition) lorsquil sagit de justier un reste dactivisme public en faveur de lducation, de la recherche, des infra- structures, etc., bref en faveur de tout ce qui prpare lavenir; le troisime, fondement de la

    En fait, sur le plan thorique, friedman na pas introduit dinnovation radicale, il ne se hisse certainement pas la hauteur de Keynes dans lhistoire de la pense. friedman na pas remis en question le cadre de la macro-conomie keynsienne au sein de laquelle il a pris comme pivot de son modle la stabilit de la fonction de demande de monnaie plutt que celle de la fonction de consommation et remplac la courbe de Phillips par la courbe verticale qui reprsente le taux naturel de chmage. Ce faisant, fried- man a rhabilit avec talent des ides anciennes, en particulier la thorie quantitative de la monnaie et la loi de Say qui en est le corollaire, il en a fait un trs habile marketing acadmique qui la conduit au prix Nobel, il a lanc de vigoureuses offensives sur le terrain proprement politique dans les annes 1960 et 1970 en devenant lins-pirateur de lultra-libralisme de reagan et de Thatcher. Ctait il y a plus de trente ans. Aprs quoi a commenc une autre histoire. Pour la macro-conomie, cest celle qui, avec robert Lucas, allait organiser la rvolution thorique de cette n de sicle. robert Boyer la qualie dap-proche fondamentaliste, juste titre parce quelle rompt pour le coup radicalement avec les simplications friedmano-keynsiennes en macro-conomie et place au centre de lanalyse, comme la thorie micro-conomique de lqui-libre gnral, le comportement optimisateur des agents et lapurement permanent des marchs. Cette innovation proprement radicale en macro-conomie na pas sa source chez friedman; do vient-elle?

    Les marchs efcients, fondement dune nouvelle discipline conomique

    Je souscris la critique svre que propose robert Boyer des thmes les plus importants

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    lide de drgulation dabord, puis celle des marchs autorguls. Comment et quel prix sest impose une telle hypothse?

    La thorie de la nance, une ambition promthenne

    La nance est aujourdhui voue aux gmo-nies juste titre sans doute puisque ses excs ont abouti un dsastre. Pourtant, le public en connat moins sur la thorie nancire que sur le climat, latome ou le gne; en quoi consiste la thorie de la nance? Certainement pas expliquer comment parier, exploiter ou tromper. il y a un peu de tout cela dans la pratique (voir Madoff ou les procdures dlictueuses de saisie immobilire aux tats-unis), mais ces instan-tans mdiatiques cachent un renouveau intel-lectuel qui, partant dune ignorance crasse dans lentre-deux-guerres, a t proprement specta-culaire. Lconomie politique a une longue his -toire, on la fait couramment remonter Adam Smith et mme plus justement Antoine de Montchrestien; en 1929, il y avait dj eu ricardo, Marx, Walras, Marshall, Wicksell et bien dautres. Mais pour ce qui concerne la rexion nancire, il faut se rendre compte de ce quelle tait la veille de la Seconde Guerre mondiale: inexistante. Pas de concept, personne navait la premire ide de ce qui dterminait la valeur dun actif nancier, pas dindicateur, les dsormais clbres indices Dow Jones ou S&P taient dans lenfance, pas doutil, on parlait du cot du capital sans en rien savoir. Le krach boursier de 1929 1932 dconsidra la nance de march pour une gnration. Keynes y ajouta une condamnation au vitriol, en rdui-sant le fonctionnement des marchs nanciers un concours de beaut, une image qui a toujours du succs chez les auteurs contempo-

    nouvelle macro-conomie classique, nest pas entr dans le domaine public, si ce nest pour laisser entendre que les agents conomiques, en particulier les contribuables, ne se laissent pas abuser par les gesticulations politiques. finale-ment, parmi les quatre concepts pris pour repres, ce sont clairement les marchs efcients qui sont devenus ltendard de la nouvelle discipline conomique.

    Soulignons tout de suite que lexpression marchs efcients na rien de trivial, ce nest pas lquivalent du laisser-faire, laisser-aller du xixe sicle, un mot dordre simple pour dire que le march, cest plus efcace que la plani -cation centralise ou les trente-cinq heures! Non, il sagit bien dun concept, plus exacte-ment dune hypothse, quil faut considrer avec soin parce quelle est devenue un mythe, le mythe puissant qui a constitu la pierre angu-laire de la nance de march, de la mondia-lisation et nalement de politiques conomiques de plus en plus conantes dans la capacit des marchs diriger lensemble des forces cono-miques. Prcisons donc dentre de jeu le contenu de cette hypothse: dire que les marchs sont efcients, cest dire que les prix qui sy forment offrent chaque moment du temps une va -luation parfaite intgrant lintgralit des infor-mations publiques disponibles; dit autrement, il est impossible de battre le march. Prendre appui, depuis les annes 1970 qui en ont vu lclosion, sur lhypothse de marchs efcients, ce nest plus seulement afrmer comme fried- man que les marchs sont efcaces, plus efcaces par exemple que la lourde main de ltat, cest prendre pour axiome que ces marchs sont parfaits et que lon sgare en voulant leur imposer des contraintes dont linspiration est malheureuse, la mise en uvre inefcace, les consquences ngatives. Voil do sont venues

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    gement par la thorie principal-agent en 1976 (Jensen).

    Ce rsum linaire est la fois vocateur, parce quil y a bien, en effet, une dynamique intellectuelle puissante, et trompeur, car cette aventure thorique est tout sauf un long euve tranquille! Sa cohrence interne et son soubas-sement empirique ont constamment t soumis de svres critiques. On retrouve dailleurs ici des failles similaires celles diagnostiques en dtail par robert Boyer pour la macro-conomie. Je me bornerai en citer deux moments signi-catifs. Sur le plan thorique, dabord, Benot Mandelbrot avait montr ds le milieu des annes 1960 que lhypothse probabiliste (en loccur-rence la distribution dite normale des risques) sur laquelle est construit tout cet dice tho-rique tait injustie 6. Admir pour ses travaux de mathmaticien, Mandelbrot a t rejet par les dpartements de nance et ses mises en garde sur les dangers dune formalisation inad-quate du risque ont t ignores, ce qui a abouti la grossire sous-estimation du risque par les modles VAr (Value at Risk) dusage gnralis dans les annes 1990 et 2000. Autre exemple, celui de robert Shiller (mais on pourrait citer bien dautres noms comme DeLong, Shleifer, Stiglitz), participant actif aux dveloppements de la thorie nancire et dmontrant ds 1981 que lhypothse de marchs efcients ne tenait pas, que lenvole boursire des annes 1920 puis la correction des annes 1930 taient le produit derreurs colossales, pour conclure de manire prmonitoire quil en serait de

    rains comme Andr Orlan 4. Laprs-guerre, enn, vit le rgne de la nance intermdie. Pre nons le temps de mesurer le chemin quil a fallu parcourir pour en arriver la nance glo -balise de la priode contemporaine: on peut aussi y voir le dploiement dune ambition pro -mthenne. Ce nest pas par hasard que lon retrouve dans cette aventure les mmes sup -ports et certains des protagonistes que men-tionne robert Boyer pour la macro-conomie: la Socit dconomtrie, la Cowles foundation, la revue Econometrica, la devise Science is mea -surement.

    En matire nancire, il sagissait dappri-voiser le risque, dvaluer le prix des actifs, de dterminer le cot du capital, de dcider sil tait possible de battre le march. On ne peut que signaler les principales tapes qui ont t rythmes par une multitude de papiers de recherche, par des milliers darticles savants, par une dizaine de prix Nobel. Bornons-nous mentionner les principales tapes (on en trou-vera un rsum particulirement vivant et acces-sible sous la plume de Justin fox 5): le thorme de neutralit nancire en 1955 (Modigliani et Miller, prix Nobel en 1985 et en 1990), la constitution dun portefeuille efcient en 1959 (Markowitz, prix Nobel en 1990), la marche au hasard des marchs nanciers en 1965 (Samuelson, reprenant des intuitions de Bache-lier au dbut du sicle, prix Nobel en 1970), la dtermination du prix des actifs (Capital Asset Pricing Model ou CAPM) en 1970 (Sharpe, prix Nobel en 1990), lhypothse des marchs ef -cients en 1999 (fama) qui marque le point haut du dbat thorique, puis son versant opration- nel avec, en particulier, la dtermination du prix des options en 1970 (Black et Scholes, prix Nobel en 1997) et le renouveau du dbat sur les pouvoirs respectifs des actionnaires et du mana-

    4. Andr Orlan, LEmpire de la valeur: refonder lco-nomie, d. du Seuil, 2011.

    5. Justin fox, The Myth of the Rational Market, New York, Harper Business, 2009.

    6. Benot Mandelbrot et richard Hudson, The (Mis)behavior of Markets, New York, Basic Books, 2004.

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    il y a, depuis les origines, deux approches de lconomie: lune privilgiant lide dqui-libre, conante dans le jeu des forces de march, inspire par lusage des mathmatiques et plutt lie aux sciences dures; lautre tourne vers les sciences sociales, nourrie de leur complexit, attentive au poids de lhistoire et des institu-tions, et sceptique sur la capacit des marchs trouver en toutes circonstances loptimum social. lorigine de la discipline, il y a Smith, fondateur du libralisme conomique mais aussi ardent thoricien des sentiments moraux, et ricardo, fondateur du raisonnement dductif en conomie; depuis, il y a eu Walras, Debreu, Lucas dun ct, mais aussi Marx, Schumpeter, Minsky, autant de repres dans une histoire qui ne se lit que si lon dispose des deux partitions. Certains jugeront que cela relve de lhistoire de la pense. Dans une approche dconomie poli-tique, au contraire, il parat plus intressant de chercher comprendre comment sest organise au xxe sicle, dans chaque conjoncture cono-mico-historique, la suprmatie de lune ou lautre approche: dans les annes 1920, aprs la Grande Dpression, pendant les succs du rgime de croissance daprs guerre, au moment de la stag- ation, pour accompagner la modialisation. Clairement, cette histoire nobit pas la logique linaire familire, par exemple, aux physiciens qui mnent leurs recherches au sein dun para-digme communment admis. Contrairement leurs espoirs, fama, Lucas et leurs collgues nont pas labor la thorie unie et dnitive dont rvent les thoriciens de lquilibre gnral. ils ont renouvel, avec une indniable fcondit

    mme pour leuphorie de la dcennie 1990, juste titre qualie dexubrance irration-nelle 7. La pro fession restait manifestement pro fondment divise; les opposants la nou -velle thorie nan cire taient ce point dter-mins que Larry Summers a pu commencer une confrence devant la puissante Association am -ricaine de nance par cette attaque directe: There are iDioTS. Look around you!, avant de se gausser des Ketchup-economists qui avaient prouv lefcience du march du Ketchup puisque le prix dune bou teille de 250 grammes tait le double de celui dune bouteille de 125 grammes. Ambiance!

    Deux aspects se dgagent nalement de cette histoire. Dabord, la cohrence acadmique et sociologique dune machine sophistique, capable de rsister aux objections les mieux fondes et aux attaques portes par les opposants les plus renomms. Ensuite, un puissant instrument intel lectuel mis au service du monde rel de la nance et de la politique conomique. Au milieu des annes 1970, au moment o la macro-conomie keynsienne rencontrait les difcults dcrites plus haut, la thorie de la nance avait atteint sa maturit, elle avait enracin lide des marchs efcients, elle tait prte affronter le pouvoir de largent institutionnalis, prcoce-ment dcrit par Galbraith, ankylos par trente annes de fordisme, elle fournissait la nance de march les armes qui allaient en faire la force motrice du capitalisme n de sicle. Aprs les Trente Glorieuses, une nouvelle saison appa-raissait dans lhistoire tumultueuse du capita-lisme amricain, les Trente fructueuses de la nance globalise. Mais o aller maintenant que ldice est si profondment ssur?

    7. robert Shiller, irrational Exuberance, Princeton (New Jersey), Princeton university Press, 2000.

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    des marchs apparemment parfaitement liquides peuvent se ger brutalement dans une illiquidit complte; trouver comment lutter contre le hasard moral que provoque le sauvetage dinstitutions nancires too big to fail. Mais il ne faut pas se leurrer, mme en faisant circuler un courant dair frais en macro-conomie et en nance, mme en relisant Keynes, lavenir est opaque, loutillage est rudimentaire. Et les difcults actuelles ne garantissent mme pas la disparition de la vision panglossienne des marchs nanciers: nous avons dj vu comment la croyance dans la perfection des marchs a survcu au krach boursier de 1987 puis lclatement de la bulle internet, les vrais croyants nabandonnent pas encore le terrain! La masse immense des actifs nanciers accumuls (noublions pas ce que dit Keynes des rentiers) maintient au demeurant une forte demande: les institutions nancires qui ont survcu nont, comme aprs la faillite de LTCM, quune ide en tte, continuer.

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    Quest-ce qui, nalement, fera rellement bouger les lignes de la discipline conomique? Ce sera le cours des vnements. Car, de deux choses lune. Soit on trouve une issue aux turbu-lences de la nance apparues en 2008-2009 aux tats-unis dans la sphre prive avant quelles ne stendent en 2010-2011 la sphre publique en Europe et dont nous ne sommes sortis ni dun ct de lAtlantique ni de lautre; lco-nomie pourrait alors retrouver une dynamique soutenable et la discipline conomique, dans son aile marchante, prolongerait les thmatiques passes au crible par robert Boyer et moi-mme en surmontant ce que la confrontation avec les faits a eu de plus surraliste. Dans cette dmarche, la nance a dailleurs trouv de quoi commencer

    intellectuelle, la plus traditionnelle des visions de lconomie de march: mais au terme dun spectaculaire dtour thorique, les marchs efcients ne dlivrent nalement pas un mes -sage de politique conomique plus labor que le laisser-faire, laisser-aller du xixe sicle.

    La discipline conomique est, comme la montr cet essai, un outil de transformation de la socit, elle en est aussi le reet. La clbre formule de Keynes dclarant que tout respon-sable de politique conomique est dpendant de la pense dun conomiste dfunt est cet gard trop lapidaire. Ce qui dcide de la vitalit, de la fcondit et de linuence dune doctrine conomique est au carrefour de trois dtermina-tions: la puissance innovante, la dynamique des ides proprement dites; les besoins de lco-nomie relle; le rapport des forces idologiques dans la socit. Voil pourquoi, aprs la Grande Dpression et la guerre, la discipline cono-mique a t un temps entrane dans un courant domin par les ides de Keynes; mais ces mmes facteurs expliquent pourquoi cette inuence a t renverse par le montarisme et remplace par la nouvelle macro-conomie classique et par la thorie de la nance. Cela dit, quelle soit, comme aujourdhui, dmentie par les faits ne suft pas ruiner une thorie. Pour prononcer la faillite dune interprtation, il est indispen-sable doffrir une interprtation alternative. il a fallu attendre 1936 pour que paraisse la Thorie gnrale. Keynes, aujourdhui, a retrouv toute son actualit et redevient la meilleure cl pour diagnostiquer o nous en sommes et les tches qui sont devant nous.

    Quelles sont alors les tches pratiques des conomistes aujourdhui? Certaines semblent porte de main. Dnir, par exemple, ce que doivent faire les banques centrales pour prvenir les bulles spculatives; comprendre comment

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    tion serait triple: dabord reprendre la main sur le plan proprement thorique, comme la fait la Thorie gnrale; ancrer ensuite dans les esprits la lgitimit dune nouvelle articulation entre tat et march, comme la fait la construc-tion de ltat-providence, et simposer ainsi sur le terrain idologique; fournir enn les moyens daction permettant dinspirer et de guider ce nouvel interventionnisme public. il a fallu attendre 1936 pour que la premire tape de ce programme soit enclenche et laprs-guerre, quinze ans aprs 1929, pour que commence sa mise en uvre grande chelle. Esprons quil serait, dans cette hypothse, possible de raccour- cir les dlais.

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    se rgnrer en explorant un nouvel axe, la nance comportementale. Soit, seconde hypo-thse, les enchanements ngatifs entre les sphres nancire et relle deviennent indm-lables; lconomie ne dlivrerait alors quun quilibre durable de sous-emploi des capacits et la monte du chmage involontaire devien-drait le fait social dominant; la nance de march et la nouvelle macro-conomie classique seraient remises au rayon des fantaisies acad-miques, lurgence consisterait rednir ce que devraient tre les principes et les modalits dun nouvel interventionnisme public, les responsa-bles politiques seraient la recherche de leviers radicalement trangers tout ce que la disci-pline a offert depuis trente ans. Ce serait lheure dune pense htrodoxe nouvelle dont lambi-

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