Comprendre la Mécanique Quantique (Roland Omnès).pdf

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  • COMPRENDRE

    LA MCANIQUE QUANTIQUE

    Roland Omns

    7, avenue du Hoggar Parc d'activit de Courtabeuf, BP 112

    91944 Les Ulis Cedex A, France

    gerbig

  • Couverture : Eric Bonnet Composition : Soft Office, Patricia Cordini

    O EDP Sciences 2000 La version anglaise a t publie en 1999 par Princeton University Press

    ISBN : 2-86883-470-1

    Tous droits de traduction, dadaptation et de reproduction par tous procds, rservs pour tous pays. La loi du 11 mars 1957 nautorisant, aux termes des alinas 2 et 3 de larticle 41, dune part, que les (( copies ou repro- ductions strictement rserves lusage priv du copiste et non destines une utilisation collective , et dautre part, que les analyses et les courtes citations dans un but dexemple et dillustration, (( toute reprsentation int- grale, ou partielle, faite sans le consentement de lauteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite H (ali- na ler de larticle 40). Ceite reprsentation ou reproduction, par quelque procd que ce soit, constituerait donc une contrefaon sanctionne par les articles 425 et suivants du code pnal.

  • Table des matires

    AVANT-PROPOS 7

    PREMIRE PARTIE. Gense de la mcanique quantique 9

    La constante de Planck

    L'atome de Bohr et ses limites

    La mcanique des matrices

    La mcanique ondulatoire

    DEUXIME PARTIE. Un survol de l'interprtation, des origines l'poque actuelle

    L'interprtation de Copenhague

    L'interprtation aprs Copenhague

    L'interprtation aujourd'hui

    TROISIME PARTIE. L'interprtation reconstruite

    Principes

    Proprits quantiques

    11

    21

    31

    39

    45

    49

    61

    73

    87

    89

    101

  • Proprits classiques

    La dynamique classique

    Histoires

    L'tat d'un systme

    Les histoires rationnelles

    La complmentarit

    Dterminisme et sens commun

    L'effet de dcohrence

    Thorie de la dcohrence

    Dcohrence et mesures

    Questions c de fond D

    La thorie des rnesures

    Quelques expriences notables

    NOTES ET COMMENTAIRES

    RFRENCES

    INDEX

    109

    121

    129

    137

    149

    159

    169

    179

    189

    20 1

    215

    225

    235

    253

    263

    271

  • Avant -propos

    Ce livre a pour but d'offrir un expos, aussi simple et direct que possible, de l'interprtation de la mcanique quantique. I1 s'adresse des lecteurs ayant dj une connaissance prliminaire de la thorie quantique elle-mme, telle qu'on la dispense dans un cours de licence ou dans les cours analogues des grandes coles.

    Un tel ouvrage m'a paru utile car, s'il existe un grand nombre d'exposs de la mcanique quantique, dont beaucoup d'excellents, ils ne laissent l'interprta- tion (et l'histoire) que la portion congrue. Or, l'une des dfinitions de l'inter- prtation est qu'elle se propose de comprendre la physique quantique, et l'exp- rience de tout enseignant lui montre que c'est l que le bt blesse et que les tudiants (parfois mme des physiciens aguerris) rencontrent le plus de difficults. I1 m'a sembl qu'crire un trait de plus sur la thorie quantique, ses fondements, ses mthodes et ses applications ne s'imposait pas et qu'il tait prfrable de cir- conscrire le projet en faisant de celui-ci un complment d'excellents livres dj publis, comme par exemple ceux de Messiah, Basdevant ou Cohen-Tannoudji, Diu et Lalo mais, dveloppant l'interprtation et esquissant l'histoire.

    L'essentiel du livre porte sur l'interprtation. Bohr, Heisenberg et Pauli en ont pos les bases et rien n'est venu vraiment les branler depuis. Pourtant certains aspects de cette (< interprtation de Copenhague )) ont vieilli, d'autres se sont rv- ls fragiles, ou incomplets. I1 ne saurait donc plus tre question de rpter aujour- d'hui les penses des fondateurs, telles qu'elles furent crites. On est, sans doute, plus fidle leur esprit en rafrachissant leurs dires qu'on ne l'est en les prennisant.

    Deux dcouvertes importantes ont conduit renouveler l'interprtation de Copenhague (un nom qui est devenu courant dans les annes cinquante et que je rserverai l'uvre de Bohr, Heisenberg et Pauli pour viter les confusions). La premire fut la dcohrence, un effet responsable de l'absence d'interfrences quantiques au niveau macroscopique et du salut des chats (de Schrodinger). L'effet a t rcemment confirm par l'exprience, et on ne peut plus l'ignorer, si l'on veut comprendre ce qu'est une mesure en physique quantique. La seconde fut la dri- vation, maintenant acheve, de la physique classique partir du quantique, le dterminisme classique s'insrant en particulier dans le probabilisme quantique, Ces rsultats, qui sont l'issue d'un long travail auquel de trs nombreux chercheurs ont contribu, clairent toute l'interprtation d'un jour nouveau.

  • 8 AVANT-PROPOS

    Si les deux points prcdents sont ma connaissance incontests, il n'en va pas toujours de mme d'un autre apport important : celui des histoires de Griffiths qu'on appellera ici histoires rationnelles. Certains ont pu croire qu'il s'agissait d'un effort (dsespr d'avance) pour rintroduire un rdalisme simpliste dans le monde quantique, alors qu'il s'agit de bien autre chose. Les histoires fournissent, mon sens, une mthode, un moyen pour apporter plus de clart et d'organisa- tion dans une interprtation qui risquerait trop aisment de se muer en laby- rinthe. On peut, certes, se passer des histoires, comme on peut se passer d'une pel- leteuse et prfrer la pelle pour creuser les fondations d'un immeuble. Les utiliser ou non est une simple question de mthode, ou plutt de langage, car on verra que les histoires ne sont rien d'autre que le langage qui convient le mieux l'in- terprtation.

    J'ai voulu crire ici un manuel commode et non un trait savant, ce qui entra- ne plusieurs consquences. Les dveloppements techniques sont carts et les argu- ments se veulent simples, autant que possible. Je n'ai pas voulu faire uvre dru- dition ni rendre compte de toutes les recherches sur l'interprtation qui vont dans de multiples directions, souvent spculatives. Des conseils de lecture tentent de remdier, en partie, ces omissions. L'histoire de la mcanique quantique et de son interprtation est cependant prsente ici, parce qu'elle est souvent nglige dans les ouvrages dont celui-ci se voudrait le complment, mais aussi parce qu'elle claire de manire irremplaable des questions toujours prsentes depuis prs d'un sicle.

    L'attention sera centre sur la physique et il y aura donc peu d'incursions dans le domaine de l'pistmologie, bien qu'on ne puisse entirement l'ignorer. On ne s'interrogera pas sur l'explication dernire de la ralit que la mcanique quan- tique pourrait apporter ou escamoter, car on envisage, avant tout, celle-ci comme une science empirique. Cela ne dispense videmment pas de signaler les pro- blmes qui demeurent, ou les points de vue nouveaux qui sont apparus rcem- ment, mais jamais au-del de ce que la majorit des physiciens s'accordent juger digne d'intrt.

    Ce livre s'appuie surtout sur les travaux de Roger Balian, Bernard d'Espagnat, Murray Gell-Mann, Robert Griffiths, Serge Haroche, James Hartle, Lars Hormander, Jean-Michel Raimond, Hans Dieter Zeh et Wojciech Zurek et les miens galement. I1 doit beaucoup aux changes que j'ai eu, avec ces auteurs. D'autres physiciens, chimistes ou philosophes, trop nombreux pour les citer tous, m'ont clair en de nombreuses occasions. Je voudrais voquer, pour terminer, la mmoire d'Edmond Bauer, dont je fus le collaborateur lors de la traduction d'un ouvrage de Bohr. C'est grce lui, sa finesse aimable et sa profondeur pntre de clart que je ralisai n'avoir pas compris la mcanique quantique, bien que sachant m'en servir convenablement.

    Peu aprs, Feynman crivait que

  • PREMIRE PARTIE

    GENSE DE LA MCANIQUE QUANTIQUE

  • La constante de Planck

    Pourquoi s'appuyer sur l'histoire ?

    1. La distance qui spare la physique classique de son homologue quantique est si grande qu'on s'tonne encore qu'elle ait pu tre franchie. Ce sont deux conceptions du monde que tout semble opposer. La premire repose concrte- ment sur ce qu'on peut voir et toucher, sur quoi aussi on peut agir. Elle est fon- cirement causale, en poussant la causalit l'extrme du dterminisme. La seconde physique pntre dans un monde inaccessible nos sens et que, seules, des mathmatiques abstraites dcrivent. Ce qu'on voit y est remplac par des fonctions d'onde ; des quantits telles qu'une position ou une vitesse qu'on exprimait par des nombres deviennent des matrices, des oprateurs, des notions de mathmatique pure. Au lieu de la certitude excessive du dterminisme, on a affaire un hasard absolu. L'antagonisme semble total.

    Ces deux visions du monde concordent cependant et l'on sait, prsent, que la physique classique se dduit de la physique quantique. Dans les circonstances familires de notre environnement ordinaire, trs loin de l'chelle des atomes, le quantique devient classique. L'opposition n'en reste pas moindre et, pour com- prendre la physique quantique comme nous en avons l'intention, une premire question s'impose. C'est celle de comprendre comment on a pu parvenir pn- trer le monde atomique tellement loign de toute intuition et comment apparu- rent les concepts tranges qui y ont cours. Comprendre ces concepts sera plus tard notre tche principale et il convient donc de voir, au pralable, comment ils en sont venus s'imposer.

    Au dix-neuvime sicle, la majorit des chimistes s'taient convaincus peu peu de l'existence d'atomes se liant pour former des molcules et passant d'une mol- cule une autre lors des ractions. On tait mme parvenu connatre la forme gomtrique de certaines d'entre elles. Les physiciens avaient compris, leur tour, que la multitude des molcules permettait de comprendre les lois de la thermody- namique par le seul jeu des grands nombres. Des questions lancinantes restaient cependant sans rponse. Ainsi, il existe des corps solides ; c'est donc que les atomes

  • 12 COMPRENDRE LA MCANIQUE QUANTIQUE

    refusent de se pntrer. Mais les atomes s'accrochent pour former des molcules. Quelles forces engendrent, la fois, cette rpulsion et cette attraction qu'on ne semble pas pouvoir attendre des forces lectriques ? On se demandait aussi com- ment des lectrons se dplacent au travers de l'empilement serr des atomes dans un fil de cuivre, alors qu'ils sont bloqus dans un dilectrique.

    On pourrait allonger indfiniment cette liste de questions qui se rsume en une seule : que deviennent les lois de la physique au niveau des atomes ?

    L'histoire dtaille de la rponse, c'est--dire de la dcouverte de la physique quantique, est complexe. Elle est seme d'vnements tonnants, d'ides gniales et d'obstacles qui parurent infranchissables. Elle recle cependant la clef d'un changement majeur dans les modes de pense de la science. Si l'on fait l'cono- mie de cette histoire, on peut certes arriver plus vite aux connaissances actuelles mais, quand vient le dsir de vraiment comprendre, on se retrouve toujours, d'une manire ou d'une autre, reparcourir des chemins, des questions dj ren- contrs autrefois. La difficult de vraiment comprendre une ide, une vision, un concept, se mesure toujours au temps et l'effort qu'il fallut l'humanit pour les crer et les matriser. Jamais hommes ne s'impliqurent davantage dans l'effort de comprendre que les dcouvreurs, et ils refusaient de se contenter de peu. En rsum, il faut bien plus de profondeur et d'intelligence pour parvenir com- prendre en se passant de l'histoire qu'il ne faut de patience pour se laisser instruire par elle.

    I1 vaut mieux cependant que l'histoire, ainsi mise contribution pour mieux comprendre la science, claire l'esprit sans le perdre dans les dtails. I1 faut y retrouver l'essentiel. C'est pourquoi, en puisant dans le patient et rigoureux tra- vail des historiens, nous allons parcourir cette histoire en la simplifiant et la struc- turant sans vergogne au vu du savoir acquis. Une telle dmarche serait hrtique pour l'historien s'il s'agissait de conter une histoire strictement humaine, acci- dentelle et sans lois sous-jacentes. Elle se justifie lorsque d'autres lois, celles de la nature, sont en jeu et qu'elles peuvent clairer les circonstances de leur dcou- verte.

    On songe, ce propos, la fameuse phrase d'Einstein : c Dieu est subtil, mais il n'est pas mchant . I1 semble en effet qu'existaient, dans le labyrinthe des atomes, certains passages privilgis, certains problmes providentiellement simples, rvlateurs, et peut-tre les seuls qui puissent conduire de la pense clas- sique la quantique. C'est par eux qu'est pass le chemin de l'histoire et, encore prsent, avec tout le savoir accumul, nous avons peine imaginer quelle autre voie aurait pu tre suivie. Ces problmes fatidiques ne sont qu'au nombre de deux. Le premier est l'oscillateur harmonique grce auquel la pierre de touche du quantique, la constante de Planck, apparat pour la premire fois, sans aucun mlange. L'autre (( paradigme D est l'atome d'hydrogne, grce au fait que les lois quantiques y prennent l'apparence de lois classiques simplement augmentes de quelques complments. C'est une circonstance unique et tonnamment favorable alors que, partout ailleurs, les lois quantiques n'ont rien qui soit aussi propice.

  • 1. LA CONSTANTE DE PLANCK 13

    2. La premire partie de l'histoire de la mcanique quantique est donc celle du premier problme parfait et elle commence au dix-neuvime sicle. Elle passe par une tape essentielle en 1900 et on peut la considrer comme acheve en 1911. Son bilan est facile dcrire : des lois physiques, plus subtiles qu'on ne pensait, gouvernent un oscillateur harmonique. Ces lois sont rgies par une seule quantit, outre la frquence v de l'oscillateur : la constante de Planck qu'on dsigne par h et qui a les dimensions d'une c action n (de la forme ML2 T-l).

    joule-seconde). Les valeurs que peut prendre l'nergie de l'oscillateur sont discrtes et de la forme n hv , n tant un nombre entier.

    Quelques commentaires s'imposent avant d'examiner comment ces rsultats furent trouvs. Notons d'abord la surprise ressentie voir une action prendre une telle importance. Aucun appareil ne mesure une action. On n'en avait rencontr, jusque l, que dans des considrations thoriques de mcanique comme le G prin- cipe de moindre action N de Lagrange qui paraissait lui-mme bien obscur au dbut du vingtime sicle. Prcisons aussi le vocabulaire : le mot quantum (au pluriel quanta) que Planck introduit signifie en latin une quantit qui ne prend que des valeurs entires, comme le nombre entier n qui entre dans l'nergie de l'oscillateur.

    I1 y a ainsi des quanta d'nergie et non des valeurs continues de cette nergie. C'est de l que vient le nom de mcanique quantique, lequel est partiellement trompeur car il n'est pas ncessaire qu'on y rencontre partout des nombres entiers, ou mme simplement discrets. Mieux vaut dire que le domaine de cette physique est celui des phnomnes o la valeur finie de la constante de Planck joue un rle essentiel. C'est une mcanique c planckienne .

    Quant l'oscillateur harmonique, on sait en quoi il consiste en principe : c'est un systme mcanique, a priori classique, qu'on dfinit de manire purement thorique. I1 dpend d'une variable de position x, son nergie cintique est 7 m

    (dxldt)2 et son nergie potentielle srnco2 x2, de sorte que x varie au cours du

    temps comme une fonction oscillante de la forme x, cos (cot-constante), de fr- quence v = m/(2.n). La variable x n'est pas ncessairement une longueur, de sorte que le coefficient m n'est pas non plus ncessairement une masse (on peut penser un oscillateur lectrique o x reprsente une charge et m une self). Cette libert laisse aux dimensions de m peut expliquer en partie pourquoi, sous sa forme quantique, les proprits de l'oscillateur ne dpendent pas de ce paramtre.

    Les oscillateurs harmoniques qu'on allait rencontrer au cours de la premire partie de cette histoire taient de trois types : les uns abstraits, d'autres de nature lectromagntique et d'autres trs concrets : de vraies vibrations. Les oscillateurs abstraits, purs modles de thoricien, servirent Planck pour modliser la matire. Les oscillateurs lectromagntiques constituent, quant eux, une manire commode de reprsenter le champ lectromagntique du rayonnement.

    Cette constante est trs petite (6,6262 x

    1

    1

  • 14 COMPRENDRE LA MECANIQUE QUANTIQUE

    Ils ne sont qu'une faon de formuler diffremment les quations de Maxwell dans le vide et ne contiennent donc rien de plus ni de moins que les quations de Maxwell elles-mmes.

    On peut dire, de manire simple, qu'un champ lectromagntique est quiva- lent du point de vue de la dynamique un ensemble (infini) d'oscillateurs pou- vant avoir toutes les frquences possibles. Ces oscillateurs, une fois quantifis, se rvleraient tre les photons. Le troisime et dernier type d'oscillateurs sera fourni par les modes de vibration lastique d'un cristal. Dans leur version quan- tique, ils portent le nom de phonons.

    Le corps noir

    3. L'histoire commence en 1859, lorsque Gustav Kirchhoff essaie de com- prendre le rayonnement thermique issu du soleil ou d'une braise dans un foyer. La seule thoric dont il dispose est la thermodynamique, mais il sait en faire bon usage. La surface d'un corps l'quilibre thermodynamique, temprature T, met un rayonnement et nous appellerons E( v)Av l'nergie mise par unit de surface et de temps dans la bande de frquence Av. Kirchhoff fait entrer en ligne de compte le coefficient d'absorption a( v) du corps, lequel est dfini ainsi : si la surface reoit de l'extrieur un rayonnement de frquence v, elle absorbe une fraction a( v) de son intensit et rflchit la fraction ( 1 - a( v) ) .

    Kirchhoff considre alors la situation suivante : deux plaques planes infinies faites de substances diffrentes sont places, en regard l'une de l'autre, et mainte- nues la mme temprature T. Le rayonnement prsent entre les plaques doit tre ~- quilibre thermique avec elles. Kirchhoff tablit par un raisonnement simple cie thermodynamique que cet quilibre ne peut se maintenir que si le rapport E( v)/a( v) est le mme pour les deux substances. C'est donc une donne univer- selle, indpendante de la composition des corps. Dans le cas d'une substance par- faitement noire (c'est--dire dont le coefficient d'absorption est gal 1 quelle que soit la frquence) l'missivit E( T, v) est gale cette donne universelle. C'est l l'origine du nom de (( rayonnement du corps noir N qu'on donne souvent au rayonnement thermique idal.

    Plus tard, en 1894, Willy Wien fait une autre remarque importante qui s'ap- puie nouveau sur la thermodynamique. I1 considre une enceinte temprature T o se trouve une sphre de matire parfaitement rflchissante (a( v) = O). I1 suppose que la sphre se dilate, puis se recontracte lentement (adiabatiquement). Le rayonnement se dplace alors en frquence par effet Doppler, lors de ses rflexions sur la sphre si peu que ce soit, et ceci relie entre elles des frquences voisines. Pour que le cycle complet dcrit par tout le systme soit rversible, Wien constate que E( T, V ) ne doit dpendre que d'une seule variable, ou plus prcis- ment

    ( 1 . 1 ) E(T, V ) = v3 F( V / T).

  • 1. LA CONSTANTE DE PLANCK 15

    Cette relation porte le nom de loi du dplacement de Men. La fonction F est de toute vidence fondamentale. On fit de nombreuses exp-

    riences pour mieux la connatre et les thoriciens cherchrent l'tablir. I1 n'est pas question ici de rapporter les difficults qu'on rencontra ni les progrs des appareils de mesure qui permirent de les surmonter. Notons seulement un rsultat crucial de Rayleigh qui, en juin 1900, semble trouver la fonction F. I1 s'appuie sur un rsul- tat solide de la mcanique statistique classique (l'galit ou quipartition de l'ner- gie partage entre tous les degrs de libert) et l'applique aux oscillateurs du rayon- nement lectromagntique. I1 trouve que F devrait tre une constante. Le rsultat est correct autant qu'aberrant car l'nergie totale du rayonnement thermique dans une enceinte, proportionnelle !E( T, v)dv, serait alors infinie. Inutile d'ajouter que ce rsultat ne ressemblait gure l'allure gnrale des donnes exprimentales. Ainsi, les principes sur lesquels Rayleigh s'appuyait, ceux d'une physique classique qu'on croyait bien tablie, taient remis en question. Le problme se rvlait donc encore plus important qu'on ne l'avait suppos.

    4. Depuis plusieurs annes dj, Max Planck cherchait une thorie du phno- mne. I1 se fondait sur le fait que le rayonnement thermique dans une enceinte ne dpend pas de la matire des parois. I1 semblait donc indiqu de ne pas porter la rflexion sur la matire relle, toujours complique et encore bien mal connue, mais plutt sur un modle facile contrler : une matire abstraite constitue d'oscillateurs harmoniques de diverses frquences. Il tenait dj un rsultat qui sera plus clair si on l'exprime sous une forme tablie peu aprs par Poincar : l'nergie moyenne d'un des oscillateurs de la paroi est ncessairement gale l'nergie moyenne d'un oscillateur du champ lectromagntique ayant la mme frquence. Ce rsultat ne faisait appel qu'aux lois de l'lectrodynamique et il ramenait toute l'tude celle d'un seul oscillateur un degr de libert dont l'nergie moyenne U est directement lie la fonction cherche, U tant propor- tionnel E( T, v)l v2.

    En octobre 1900, Planck dcouvre une formule empirique qui reproduit par- faitement les donnes exprimentales et qu'on peut crire sous la forme

    h v exp(hv/kT)-1 U =

    o apparat une nouvelle constante h. I1 obtient cette formule de manire assez bizarre, mais qu'on peut comprendre si l'on remarque que la fonction E( T, v) tend vers des fonctions trs simples quand le rapport hv lksT est petit ou grand devant 1 (ce qu'indiquaient aussi les donnes exprimentales). Or, Planck savait comment obtenir ces lois limites en supposant une forme simple pour l'entropie des oscillateurs, proportionnelle E ou E2. I1 lui suffit alors d'interpoler entre les deux expressions de l'entropie, de rsoudre une quation diffrentielle l- mentaire (car l'entropie donne la drive EIT) et le rsultat (1.2) s'ensuivait. La constante k qui intervient dans U est la constante de Boltzmann dj connue en physique statistique, la quantit kT tant une nergie. La nouveaut essentielle de la formule obtenue est videmment la prsence de la nouvelle constante h, telle que le produit h v soit galement une nergie.

  • 16 COMPRENDRE LA MECANIQUE QUANTIQUE

    La dmarche purement empirique qui avait conduit Planck la formule (1.2) ne permettait pas d'en pntrer la signification. La formule souligne sans doute l'importance d'une certaine nergie de rfrence h v pour un oscillateur de fr- quence v, mais rien ne lui correspond dans la thorie classique de l'oscillateur. Son intervention inattendue semble pourtant tre la clef des contradictions que Rayleigh avait rencontres avec la thorie classique.

    Un vritable trait de gnie inspire alors Planck une ide radicale : se pour- rait-il que l'nergie d'un oscillateur ne soit pas une quantit continue, capable de prendre n'importe quelle valeur et d'en changer de manire graduelle comme le veut la physique classique, mais qu'elle soit toujours un multiple entier de cette nergie E = h v ? Si tel est le cas, le calcul est facile : on sait, grce aux travaux de Boltzmann, que la Probabilit pour qu'un systme l'quilibre thermique ait une nergie E est proportionnelle exp(- ElkT). Si E ne prend que les valeurs nhv, n tant un nombre entier, la probabilit correspondante est p n = A exp(- nhvlkT) , A tant une constante de normalisation. L'nergie moyenne de l'oscillateur est alors donne par

    (1.3)

    et cela donne bien l'expression (1.2). C'est ce rsultat tonnant que Planck fait paratre en dcembre 1900.

    Le calcul indiqu plus haut n'est pas exactement celui que Planck prsenta, mais ses rsultats furent immdiatement repris, fouills et rexprims de mul- tiples faons, dont celle qu'on vient de donner. En fait, comme Henri Poincar devait le montrer peu de temps aprs, on ne peut obtenir la distribution (1.2) qu'en admettant que l'nergie des oscillateurs est (( quantifie N (ce qui est une proprit mathmatique, U( V ) tant lie la (( transforme de Laplace D de la pro- babilit p ( E ) et l'expression (1.2) conduisant la ncessit de valeurs discrtes pour E)* .

    u = c nh vp,l (Cp,)

    Le photon

    5. Planck supposait que la quantification ne concerne que les oscillateurs de (( matire , et non pas ceux du rayonnement. On peut aisment comprendre son attitude. On savait si peu de chose des atomes qu'il tait tentant de leur imputer tout ce que la nouvelle dcouverte pouvait avoir de mystrieux, alors, qu'en revanche, le rayonnement, parfaitement bien dcrit par les quations de Maxwell, semblait intouchable.

    Cette chappatoire commode ne put convaincre Einstein. Le fait que l'nergie moyenne d'un oscillateur de matire soit la mme que celle d u n oscillateur du champ lectromagntique de mme frquence inspirait un soupon hardi : pourquoi

    * On indiquera par une astrisque les remarques, sections ou chapitres qui peuvent tre omis sans nuire la com- prhension du texte.

  • 1. LA CONSTANTE DE PLANCK 17

    ne pas supposer que les oscillateurs du champ lectromagntique sont eux- mmes quantifis ?

    Les proprits remarquables de l'effet photolectrique allaient donner corps l'ide. On sait en quoi cet effet consiste : lorsque un rayonnement lumineux ou ultraviolet frappe la surface d'un mtal, il peut en arracher des lectrons, dtects par le courant qu'ils transportent. On constate que ce courant (proportionnel au nombre d'lectrons arrachs chaque seconde) est exprimentalement propor- tionnel l'intensit du rayonnement lumineux. Cela est attendu en vertu de la conservation de l'nergie. Beaucoup plus surprenant est un effet de G tout ou rien N qu'on observe en faisant varier la frquence du rayonnement : si celle-ci est inf- rieure une certaine valeur v, qui dpend du mtal, aucun courant n'est produit. Au-dessus de cette valeur de la frquence, le courant s'tablit aussitt.

    Einstein proposa une explication des faits en 1905. Supposons que, dans une onde monochromatique de frquence v, l'nergie arrive en G grains )) d'nergie hv. Alors les faits deviennent clairs. I1 faut en effet fournir une nergie minimale W un lectron pour l'arracher du mtal, ce qu'on savait dj grce l'mission d'lectrons par une plaque mtallique chauffe. I1 faut donc que le (( grain )) de lumire apporte au moins cette nergie W pour pouvoir arracher un lectron, d'o l'effet de seuil : l'nergie du c grain N hvdoit tre suprieure W, qu'on iden- tifie hv, .

    L'existence des c grains de lumire , ou G quanta de lumire N qui ne devaient recevoir le nom de photons que plus tard, tait bien plus difficile admettre que les quanta de Planck. Contrairement l'ignorance qu'on avait des atomes, la thorie ondulatoire maxwellienne de la lumire paraissait parfaitement tablie. En fait, c'est dans le milieu des physiciens des rayons X que, sans tre ncessaire- ment accepte, l'hypothse des photons devait rencontrer le plus de sympathie. On observe en effet que des rayons X durs ionisent la matire en laissant une trace rectiligne qui fait invitablement penser au parcours d'une particule.

    I1 faudra, nanmoins, attendre 1921 pour que l'ide du photon s'impose dfi- nitivement devant l'vidence exprimentale. C'est alors en effet qu'Arthur Compton tablit que des rayons X, lorsqu'ils se diffractent sur un lectron, subis- sent un changement de frquence qu'on n'explique que par la collision de deux particules.

    La chaleur spcifique des solides

    6. Les quanta de matire taient tranges et semblaient intimement lis aux mystres non dmls de l'atome. Peut-tre ne rendaient-ils compte aprs tout que d'apparences qu'on pourrait un jour expliquer de manire comprhensible. Les quanta de lumire taient, au contraire, presque incroyables. Aussi, sachant le scepticisme des physiciens, il est remarquable de constater qu'au conseil Solvay de 191 1 o se trouvaient runis les plus grands phvsiciens de l'poque, l'existence de

  • 18 COMPRENDRE LA M~CANIQUE QUANTIQUE

    quanta fut pratiquement admise par tous. Cela tient ce qu'on avait enfin mis la main sur des oscillateurs concrets, connus, o la quantification de l'nergie se manifeste de manire parfaitement claire : il s'agit des ondes lastiques dans un cristal.

    La diffraction des rayons X avait permis de bien connatre la structure des cris- taux. Un cristal est un rseau rgulier d'atomes (ou de molcules). Chaque atome y occupe une position qui minimise son nergie et, s'il s'carte un peu de cette position d'quilibre d'une distance a, la variation correspondante de l'nergie potentielle doit tre proportionnelle a2 (puisque a est petit et que l'nergie ne serait pas minimale dans la position d'quilibre s'il y avait un terme dans cette nergie proportionnel a) . I1 est facile de se convaincre que, dans ces conditions, les petits mouvements de l'ensemble des atomes peuvent tre dcrits comme une collection d'oscillateurs harmoniques dont chacun n'est autre, concrtement, qu'une onde lastique de frquence et de longueur d'onde dfinies.

    En appliquant chacun de ces oscillateurs la formule de Planck, il est facile d'tablir leur nergie moyenne l'quilibre thermique et d'en tirer la chaleur sp- cifique du cristal selon la temprature. C'est ce que fit Einstein en 1907, l'aide d'un modle grossier des ondes lastiques qui leur attribuait toutes une mme frquence. Peu de temps aprs, Peter Debye amliora le modle en prcisant ce que doit tre la distribution des frquences. Les rsultats obtenus s'accordaient parfaitement aux donnes exprimentales qui avaient paru, jusque alors, inexpli- cables.

    Notre but n'est pas d'entrer dans les dtails de l'histoire et nous n'essaierons donc pas d'expliquer pourquoi ces rsultats sur la chaleur spcifique des solides emportrent une adhsion, presque unanime, aux principes qui les fondaient. Qu'il suffise de dire qu'on faisait l'poque des progrs rapides dans la physique et la technologie des basses tempratures, et que tout physicien, digne de ce nom, en avait une bonne connaissance. Le fait que ces experts aient t convaincus nous dispense d'aller au-del dans une analyse qui nous entranerait trop loin.

    On peut signaler, pour terminer, un dveloppement ultrieur important que l'on doit encore Einstein (en 1916). I1 s'agissait nouveau du rayonnement ther- mique. Einstein supposa que les photons prsents dans une cavit peuvent tre absorbs de manire alatoire par les atomes de la paroi. La probabilit d'absorp- tion dun photon, dans un mode donn (c'est--dire de nombre d'onde et de polarisation spcifis), est videmment proportionnelle au nombre N des pho- tons de ce mode qui se trouvent dans la cavit. Einstein supposa que l'mission des photons par les atomes suivait une loi alatoire analogue celle qu'on connaissait pour la radioactivit. Pour retrouver la loi de Planck, il fallait alors admettre que la probabilit d'mission d'un photon par un atome est propor- tionnelle (N + 1). On ne pouvait comprendre ce rsultat surprenant qu'en sup- posant que les (N + 1) photons prsents aprs l'mission sont tous rigoureuse- ment identiques, indiscernables, sans que rien puisse dire lequel d'entre eux vient d'tre mis. Ainsi, les probabilits entraient-elles, pour la premire fois, dans la physique des quanta, bien que leur nature subtile restt dissimule derrire la loi

  • 1. LA CONSTANTE DE PLANCK 19

    de la radioactivit encore incomprise. L'ide de particules indiscernables tait, elle aussi, destine durer et c l'mission stimule N dcouverte par Einstein devait donner, bien plus tard, naissance au laser.

    Un premier bilan

    7. On prtend parfois que les dbuts de l'histoire de la mcanique quantique sont obscurs, parce qu'imprgns de thermodynamique. L'ordre des questions est en effet totalement renvers aujourd'hui. La thermodynamique dcoule prsent de la mcanique statistique, laquelle concerne un grand nombre de particules qui obissent aux lois quantiques.

    L'enseignement a donc tendance laisser de ct ces dbuts, prfrant faire appel des expriences plus frappantes, plus rcentes, qui suggrent les lois quan- tiques de manire plus immdiate. I1 semble pourtant qu' bien l'examiner, la dmarche suivie lors des premires dcouvertes tait plus contraignante, pour un esprit exigeant, qu'aucun G truc N pdagogique labor depuis.

    L'oscillateur harmonique n'a cess d'tre au centre de cette premire priode de l'histoire. C'est aussi le thme qu'on rencontre toujours le plus frquemment en physique quantique o il reprsente ce qu'il y a, la fois, de plus simple et de plus utile. I1 n'y entre par consquent que la seule constante de Planck et sa quantifica- tion est la plus simple qui soit, les nergies n'tant essentiellement que des nombres entiers. I1 est vrai que la mcanique quantique, une fois labore, mon- trera que les nergies d'un oscillateur sont de la forme ( n + 3) h v , plutt que nhv, mais cette correction a relativement peu de consquences.

    Le bilan de cette poque essentielle tait donc la fois clair, riche d'inspiration pour l'avenir et destin durer. L'existence d'nergies discrtes, incompatible avec les conceptions classiques, montrait bien que celles-ci devaient tre, dans leur application l'atome, incompltes ou errones. La physique allait videmment envisager la premire hypothse avant de devoir se rsoudre la seconde.

    1

  • L'atome de Bohr et ses limites

    8. La seconde priode de la thorie des quanta commence en 1913 et se pro- longe jusqu'en 1925 alors qu'elle est dj rejointe et dpasse par une (( nouvelle mcanique des quanta )) : la mcanique quantique actuelle. C'est ce stade cru- cial que la physique suit sa voie la plus troite en profitant, pourrait-on dire, de sa chance la plus grande. Elle s'avance en effet vers le monde quantique avec les modes de pense du classique dont elle conserve les concepts presque intacts en leur ajoutant seulement des rgles, des lois supplmentaires qui seraient censes n'affecter que les seuls objets atomiques. Nous savons prsent que rien n'tait plus fondamentalement erron qu'un tel programme. L'tonnant n'est donc pas qu'il ait finalement chou, confront ses propres difficults, mais qu'il ait pu aller trs loin, assez loin en tout cas pour que des modes de pense radicalement nouveaux deviennent concevables.

    Le bilan de cette priode est cependant trs loin d'tre mdiocre car il s'ali- mente de rsultats exprimentaux essentiels, dfinitivement acquis, qui forcent les esprits l'imagination et la souplesse. Ces circonstances, probablement uniques dans l'histoire, vont dicter la dmarche qu'on suivra dans ce chapitre : on se gardera d'insister plus qu'il ne faut sur ce que fut le droulement dtaill des faits et des ides de l'poque, car cela ne concerne vraiment que les historiens et les curieux d'histoire. On essaiera, en revanche, de souligner comment apparut ce qui tait destin rester. On tchera aussi de comprendre, en fin de compte, com- ment put se produire la chance, sans doute unique, qui offrit cette porte troite pour aller du classique au quantique.

    2

    L'atome de Bohr

    Le noyau et l'atome de Rutherford 9. quoi ressemble un atome ? On avait cru d'abord avec J. J. Thomson qu'il

    pouvait s'agir d'une sphre homogne diffuse charge positivement, l'intrieur

  • 22 COMPRENDRE LA MIXANIQUE QUANTIQUE

    de laquelle les lectrons circuleraient. Ce modle implique en effet que l'lectron se comporte comme un oscillateur harmonique trois dimensions et l'on pou- vait penser que les frquences de ces oscillateurs se retrouvaient dans le spectre du rayonnement de l'atome.

    Une structure de l'atome trs diffrente allait cependant ressortir d'tudes faites au moyen de sources radioactives. Deux tudiants, Hans Geiger et Ernest Marsden qui travaillent dans le laboratoire de J. J. Thomson, constatent, en 1909, un phnomne remarquable : lorsque des particules alpha mises par un noyau radioactif traversent une mince feuille de mtal, il arrive souvent que leurs tra- jectoires soient si fortement dvies qu'elles repartent vers l'arrire.

    La signification de ces faits apparat Ernest Rutherford en 1911. La forte dviation de la trajectoire suppose la fois que (( quelque chose D dans l'atome exerce une force trs intense sur la particule alpha et que ce quelque chose est assez lourd pour supporter le recul de la dviation. Mais les lectrons sont trop lgers pour avoir la capacit de recul ncessaire et, si la force agissante est de nature coulombienne, elle ne peut tre suffisamment intense qu' de trs courtes distances. L'ide de la prsence d'une trs petite particule charge positivement l'intrieur de l'atome (la particule alpha tant elle-mme une particule de nature analogue) s'offre alors Rutherford. I1 y a un c noyau D trs petit au centre de l'atome et il porte une charge positive. I1 est alors possible, en s'appuyant sur ce modle, de calculer les dviations des particules alpha et l'accord avec l'exprience se rvle excellent.

    La grande analogie qui existe entre la force coulombienne et la force de gravi- tation newtonienne entrane ainsi que l'atome ressemble un systme solaire en miniature. Rien ne semble premire vue plus simple, mais bien des problmes vont se manifester en regardant les choses de plus prs.

    Les spectres atomiques 10. La spectroscopie atomique tait l'origine du modle de l'atome que

    J. J. Thomson avait propos, alors que celui de Rutherford ne semblait apporter aucun claircissement sur l'existence et la nature des spectres. Voyons donc en quoi consistait cette spectroscopie, alors dj trs dveloppe. On disposait de tables prcises donnant les frquences du rayonnement que chaque atome peut mettre (comme par exemple les raies de lumire jaune du sodium chauff). On commenait mme y distinguer un certain ordre.

    Une dcouverte trs importante avait t faite en 1890 par Johannes Rydberg, qui l'avait leve au rang de principe de la spectroscopie : les frquences d'mis- sion (ou d'absorption) d'un atome peuvent tre tiquetes par deux nombres n et m et il existe des frquences de rfrence { v,} grce auxquelles chacune des fr- quences du spectre vnm s'crit simplement sous la forme v, - v,. Dans le cas de l'atome d'hydrogne, une formule encore plus simple dcouverte par Johann Balmer prcisait que les frquences de rfrence v, sont de la forme R,l n2, n tant un nombre entier et R, une constante. I1 va sans dire qu'on n'avait aucune inter- prtation de ces rsultats.

  • 2. L'ATOME DE BOHR ET SES LIMITES 23

    Le modle de Bohr 11. Le modle de Rutherford est particulirement simple quand il s'applique

    au cas de l'atome d'hydrogne, avec un lectron unique. L'lectron devrait y avoir une trajectoire elliptique keplerienne. Niels Bohr, un jeune Danois travaillant dans le laboratoire de Rutherford, remarque pourtant une grave difficult : l'lec- tron subit videmment une acclration lors de son mouvement. Or, d'aprs l'lectrodynamique de Maxwell et Hertz, l'acclration d'une particule charge devrait produire un rayonnement qui emporte de l'nergie. Pour compenser cette perte, l'lectron doit accrotre son nergie de liaison (ngative), c'est--dire se rapprocher de plus en plus du noyau, aller de plus en plus vite, rayonner encore davantage et, finalement, s'effondrer sur le noyau. On peut aussi noter qu'au lieu du spectre de raies qu'on observe, le rayonnement ainsi prdit par l'lectrodyna- mique devrait avoir un spectre continu. Bohr en conclut qu'un atome la Rutherford devrait tre instable et mme, tous calculs faits, trs instable, et que le modle est en contradiction avec l'existence mme des spectres atomiques.

    Ce n'tait heureusement pas la premire fois que des lois supposes connues taient mises en dfaut, et Planck et Einstein taient dj passs par l. Aussi, plu- tt que d'abandonner le modle d'atome de Rutherford, Bohr va faire entrer en ligne de compte la constante de Planck. L'exemple de l'oscillateur harmonique, avec ses niveaux d'nergie quantifis, suggre que l'nergie d'un atome puisse tre, elle aussi, quantifie. Soit donc E, ces niveaux d'nergie possibles. Par analo- gie avec l'effet photolectrique, on suppose qu'un photon ne peut tre absorb qu'en faisant passer l'atome d'un niveau d'nergie E, un autre E , d'nergie plus leve, et ceci uniquement lorsque la frquence du photon est telle que son ner- gie hv soit gale l'nergie E, - E, gagne par l'atome. On aura bien ainsi l'ex- pression de Rydberg pour les frquences d'absorption :

    hv= ( E , - E,) ; avec v= v,, = v,- v, = E,/h - E,/h . (2.1) La rversibilit des lois de la physique lmentaire par renversement de sens du

    temps font de l'mission de la lumire le processus inverse de l'absorption. On peut donc supposer que la lumire n'est mise par l'atome qu'avec des frquences v,, identiques celles qui peuvent tre absorbes, ce qui devrait interdire le rayonnement continu responsable de l'instabilit de l'atome. Ainsi, l'existence de niveaux d'nergie quantifis pourrait expliquer la fois l'existence d'un spectre de raies et la stabilit de l'atome dans son tat d'nergie la plus basse.

    Les valeurs des niveaux d'nergie E, taient connus par l'exprience ( une constante additive prs) et il fallait donc comprendre quelles rgles les gouver- naient. Dans son article fondamental de 1913, Bohr offre trois arguments diff- rents pour les calculer qui conduisent au mme rsultat sans qu'aucun soit tota- lement convaincant, ce qui ne saurait surprendre. Le plus solide est fond sur un principe de correspondance sur lequel on reviendra, et ce n'est qu' titre de remarque que Bohr signale que le rsultat peut tre obtenu en posant comme rgle que l'intgrale curviligne lp dl prise sur la trajectoire est un multiple entier n de la constante de Planck ( p tant l'impulsion de l'lectron et dl l'lment de

  • 24 COMPRENDRE LA MBCANIQUE QUANTIQUE

    longueur sur sa trajectoire) : sp dl = nh.

    Le rsultat qu'on obtient alors pour l'nergie, en supposant l'orbite circulaire, est le suivant :

    me4 E,=- 2ti 2n2 ' (2.3)

    o m est la masse de l'lectron et e sa charge. Dans les units MKSA, lgales mais mal adaptes la physique quantique, il faudrait remplacer e2 par 2 / (4n~ , ).

    On a galement introduit dans cette formule la notation prsent universelle n = h/(2n). Les premires confirmations

    12. Les hypothses de Bohr conduisaient ainsi aux rgles (2.2) et elles ren- daient bien compte, numriquement, du spectre de l'hydrogne. Si cela put suf- fire Einstein pour reconnatre l'importance de la dcouverte, deux vnements frappants allaient contribuer faire partager cette conviction par beaucoup d'autres physiciens. Le premier fut la solution du (( mystre de 5 Puppis . Le spectre de cette toile avait en effet rvl des raies qui ressemblaient fort celles de l'hydrogne, hormis que, dans la formule ( 2 . 3 ) , il fallait changer le facteur 1/2 par 2. Bohr n'eut gure de peine interprter ce fait en remplaant simplement la charge e du noyau d'hydrogne par celle, 2e, d'un noyau d'hlium, le facteur e4 devenant (Ze)2 e2 avec Z = 2. Les raies vues dans le spectre de 5 Puppis pouvaient donc tre celles de l'hlium ionis, encore inconnues en laboratoire mais qu'on s'empressa d'observer pour y constater une pleine confirmation.

    L'autre vnement qui frappa les esprits tient la grande prcision qu'of- fraient dj les donnes spectrales. Les formules (2.2) et (2.3) ne s'accordaient en effet qu'imparfaitement avec les donnes, le dsaccord tant de l'ordre de 1/2 000. Or, en bonne mcanique classique, l'lectron ne tourne pas strictement autour du noyau mais autour du centre de gravit de l'atome. L'inertie du mouvement rela- tif du noyau et de l'lectron n'est pas gouverne par la masse m du seul lectron, mais par la G masse effective D m' = mM/(m + M ) , o M est la masse du noyau. La correction est de l'ordre de m/M, c'est--dire 1/1 836 pour l'hydrogne et, lorsque Bohr en tint compte, l'accord avec les donnes devint encore meilleur.

    La thorie de Bohr-Sommerfeld

    13. Le cadre de pense dans lequel la thorie de Bohr s'inscrivait ne ressem- blait encore en rien la mcanique quantique que nous connaissons prsent. La physique classique continuait d'y dicter les concepts et la reprsentation qu'on se faisait de l'atome. C'tait vrai pour les trajectoires des lectrons, pour la manire dont les positions et les vitesses taient censes varier au cours du temps, pour l'expression des nergies cintique, potentielle et totale. La constante de Planck n'intervenait que par des conditions supplmentaires qui slectionnaient, parmi

  • 2. L'ATOME DE BOHR ET SES LIMITES 25

    toutes les trajectoires concevables, celles qui taient, croyait-on, les seules per- mises. On peut donc caractriser cette physique comme une physique classique augmente, complte par des lois supplmentaires o la constante de Planck intervient, ces dernires portant elles seules tout le poids du quantique.

    Bohr lui-mme n'tait pas convaincu que telle serait la rponse finale, et une rvision plus profonde de la physique lui semblait ncessaire terme. Mais il fal- lait pour cela organiser et accrotre les donnes exprimentales et c'est ce qui fut fait de 1913 1925.

    Le principe de correspondance 14. Un principe, que Bohr avait mis en avant ds ses premiers travaux et qu'on

    a dj signal, allait prendre alors une grande importance. I1 s'agit du principe de correspondance postulant que les lois de la physique quantique doivent se rame- ner celles de la physique classique la limite des grandes valeurs des nombres quantiques tels que n.

    Un exemple permettra sans doute de mieux comprendre l'intrt d'un principe de ce genre : on sait qu'une charge anime d'un mouvement priodique classique de frquence v ne peut mettre qu'un rayonnement ayant cette mme frquence. Or cette proprit est loin d'tre vrifie dans le modle de Bohr, o la frquence d'un rayonnement est la diffrence des frquences du mouvement sur deux trajec- toires quantifies de nombres quantiques n et n'. Elle devient vraie cependant, la limite o le nombre n devient grand et o n' = n + 1, c'est--dire quand l'atome passe, de manire pratiquement continue, d'une trajectoire quantifie la plus voi- sine. Le principe de correspondance s'applique bien dans ce cas car il rsulte des formules (2.1) et (2.3) que la frquence v ~ , + du rayonnement mis est bien celle de l'lectron dans son mouvement priodique autour du noyau.

    Les rgles de Sommerfeld 15. Pour aller plus loin, il fallait tendre les dcouvertes de Bohr d'autres sys-

    tmes que l'atome d'hydrogne et traiter galement, pour celui-ci, le cas des tra- jectoires elliptiques. Arnold Sommerfeld parvint rsoudre ces problmes en 1915, en mettant alors en vidence l'importance centrale de la condition (2.2), qui n'avait t pour Bohr qu'une remarque incidente.

    Sommerfeld considre un systme physique gnral qu'il conoit la manire classique comme dcrit par des variables de position q k ( t ) dpendant du temps. Ces variables ne sont pas ncessairement des coordonnes cartsiennes ayant les dimensions d'une longueur, mais elles peuvent tre par exemple des angles si, l'on songe une toupie ou un (( rotateur D tel que peut l'tre un atome tournant sur lui-mme. Puisque la constante de Planck a les dimensions d'une action, le rle jou par l'impulsion dans une condition de quantification telle que (2.2) doit tre remplac par autre chose qui ait les bonnes dimensions.

    Quoi d'autre ? Fort de ses connaissances en mcanique classique, Sommerfeld introduit les (( moments conjugus de Lagrange D des variables de position.

  • 26 COMPRENDRE LA MCANIQUE QUANTIQUE

    Rappelons-en le principe'. On considre un systme physique dont la position est dfinie par des variables q = ( q i , q2 ,. . ., qN), les vitesses tant les drives par rapport au temps 4 = {qi , q2, ..., qN). L'nergie du systme est compose d'une nergie cintique T(q, q), dpen- dant en gnral des q et des q , et d'une nergie potentielle V(q). Le moment conjugu de la variable de position q k est dfini par :

    (2.4)

    On notera qu'il possde automatiquement la bonne dimension pour que le produit p k q k ait celle d'une action. On peut tirer de l'quation (2.4) l'expression des vitesses 4 en fonction des coordonnes q et des momentsp = (pi,p2, ...,p N). L'nergie T + V, lorsqu'elle est crite comme une fonction H(q , p) de ces variables, porte le nom de fonction de Hamilton et les quations de la dynamique prennent alors la forme des quations de Hamilton :

    L'emploi systmatique de ces notions de mcanique classique, plus abstraites que celles de Newton, s'imposait donc et les physiciens allaient s'habituer au formalisme hamiltonien.

    Dans le cas de l'atome d'hydrogne, les variables de position naturelles sont les coordon- nes cartsiennes xk de la position de l'lectron, dont les composantes p k de I'impulsion sont les moments con,iugus. On peut gaiement prendre des coordonnes sphriques (r, O , @ ) . Sur l'ellipse parcourue par l'lectron, l'angle @ varie de O 27~, l'angle O et le rayon r oscillant tous deux entre deux limites extrmes. Sommerfeld constate que l'on peut remplacer l'unique condition (2.2) par un systme de trois conditions de la forme :

    o les intgrales sur r et 6' portent sur l'intervalle des valeurs parcourues par la variable mise en jeu dans un de ses aller-retour et l'intgrale pour @est prise entre O et 27~. Les quan- tits nl sont des nombres entiers.

    On peut combiner ces conditions pour retrouver la condition de Bohr (2.2) , ce qui donne n = n , +n2 + n 3 . Que dire alors des deux nombres quantiques supplmentaires qui ont t introduits 1 Ils ont une interprtation physique simple : le nombre n3, qu'on dsigne conventionnellement par rn ( ne pas confondre avec la masse), est reli directement la composante z du moment cintique par Z, = rnh . Quant la quantit (n2 + n3)' f i2 , c'est le carr du vecteur moment cintique Z2 . On voit ainsi apparatre trois nombres quantiques qu'on dsigne d'ordinaire par (n , I , m ) et qui caractrisent, eux trois, un tat stationnaire de l'atome d'hydrogne. On sait l'importance que ces nombres taient destins prendre.

    En introduisant des trajectoires elliptiques plutt que de se limiter des cercles, Sommerfeld a fait videmment un pas important. I1 propose d'aller plus loin en appliquant sa mthode n'importe quel systme physique dcrit par des coordonnes gnrales { q k } , condition que celui-ci possde des proprits mathmatiques analogues celles qu'il a exploites. I1 pose ainsi, pour de tels sys- tmes, des conditions de (( quantification N du type :

    Malheureusement, et malgr le gain incontestable obtenu, la mthode de Sommerfeld ne pouvait prtendre tre gnrale. Les systmes physiques auxquels

    1. Les parties du texte en petits caractres apportent des complments ou des exemples qui peuvent clairer certains lecteurs. Elles ne sont pas indispensables.

  • 2. L'ATOME DE BOHR ET SES LIMITES 27

    elle s'applique restent exceptionnels. Ces systmes, qu'on appelle (( multiprio- diques D ou (( sparables l , sont en effet trs loin de reprsenter la totalit des sys- tmes dynamiques possibles, ne serait-ce par exemple qu'un atome plusieurs lectrons. Ils constituent, en revanche, la presque totalit des systmes que l'on peut (( rsoudre , c'est--dire traiter compltement de manire analytique au moyen de la dynamique classique. Cette dernire circonstance avait un avantage en ce sens que beaucoup de systmes, dj bien connus en mcanique classique grce aux moyens de calcul analytique de l'poque, devenaient accessibles la (( thorie des quanta . I1 fut ainsi possible de bien exploiter la thorie, mais l'es- poir d'en dcouvrir une gnralisation convenable devait aller en s'amenuisant mesure que le temps passait. Les conditions de Sommerfeld taient lies des cir- constances trop particulires pour se poser vraiment en lois de la physique.

    Les rgles de Lande

    16. La mthode de Sommerfeld eut nanmoins des succs notables avec l'effet Stark et l'effet Zeeman pour l'atome d'hydrogne. L'effet Stark se produit quand un atome est plac dans un champ lectrique extrieur, et il se manifeste par la rsolution d'une raie de l'atome en plusieurs raies trs voisines qui forment ce qu'on appelle un (( multiplet , les raies tant d'autant plus proches que le champ impos est plus faible. L'effet Zeeman est analogue, l'atome tant plac cette fois dans un champ magntique extrieur. On observe aussi des multiplets diffrents de ceux de l'effet Stark.

    C'est pendant cette priode que le cadre de pense offert par le formalisme de Hamilton s'impose dfinitivement. Le choix des variables qui permettent l'emploi des rgles de quantification la Sommerfeld n'est plus celui des coordonnes ordinaires de position dans l'espace. Pour l'effet Stark, il faut employer des coor- donnes paraboliques. Pour tenir compte des effets relativistes du mouvement de l'lectron dans un atome d'hydrogne, il faut recourir un vritable changement de variables canoniques caractristique de la dynamique analytique et mettant en jeu la fois la position et l'impulsion ordinaires. Le rsultat, c'est--dire la struc- ture fine des niveaux de l'hydrogne, fut un des plus encourageants dans la voie nouvelle.

    L'tude exprimentale systmatique de l'effet Zeeman allait tre particulire- ment fconde. En utilisant des coordonnes sphriques dont l'axe est dirig dans la direction du champ magntique B, on constate que les diffrents niveaux d'nergie du multiplet sont donns par la formule simple

    E,l,(B) = E, - rnwfi,

    1. La dfinition prcise des systmes dynamiques sparables en mcanique classique passe par la considration de l'quation d'Hamilton-Jacobi. II est sans doute plus conforme l'esprit de ce livre d'en indiquer la version quantique : pour ces systmes, il existe une base d'tats propres de l'nergie dont la fonction d'onde w(q) est un produit de la formef,(q,) f2(qz). .. / k ( q k ) . On leur donne encore, dans ce contexte, le nom de systmes sparables.

  • 28 COMPRENDRE LA MCANIQUE QUANTIQUE

    Ctant une frquence gale eBlm,, me dsignant la masse de l'lectron. Comme le nombre m peut prendre, selon Sommerfeld, toutes les valeurs entires entre - 2 et + 1, on peut atteindre les valeurs possibles de 1 en comptant les composantes du multiplet. Ceci est particulirement intressant pour les niveaux d'un atome autre que l'hydrogne o l'on observe exprimentalement des proprits analogues, bien qu'on ne puisse en faire une thorie exacte par les mthodes de Bohr- Sommerfeld.

    Les thoriciens se plongrent donc dans les riches donnes que leur appor- taient les spectroscopistes et ils se trouvrent dans une situation troublante. Certains spectres taient en accord avec la thorie, auquel cas on parlait par exemple d'effet Zeeman G normal . D'autres donnes taient en total dsaccord avec cette mme thorie et l'on parlait d'effet Zeeman c anomal . I1 y avait mal- heureusement davantage de cas anomaux que normaux. Comme le dit un jour Pauli un ami qui le trouvait renfrogn : G Comment peut-on avoir l'air heureux quand on pense l'effet Zeeman anomal ? N

    Mme si les donnes s'accordaient aussi capricieusement avec la thorie, elles offraient avec celle-ci assez d'analogies pour que l'effort de comprendre et l'ima- gination s'exercent. C'est alors, en particulier grce Alfred Lande, qu'un certain nombre de rsultats importants se dgagent. Ce ne sont encore que des rgles empiriques, troublantes autant qu'inspirantes, et que l'on peut rsumer ainsi : la composante z d'un moment cintique est toujours de la forme mfi, mais le nombre m n'est pas ncessairement entier ; il peut tre semi-entier. Le carr d'un moment cintique est en gnral de la formej(j + 1)fi2, o j peut tre un nombre entier ou semi-entier. Chaque niveau d'nergie d'un atome dans un champ magntique est caractris par quatre nombres quantiques et non trois.

    Nous ne tenterons pas de dire comment ces rsultats furent obtenus, car ils comportent trop de finesses et sont propres une thorie qui n'appartient plus qu' l'histoire, avec trop de faits exprimentaux qu'on interprte, prsent, de manire beaucoup plus claire.

    Des couches atomiques au spin

    Les couches atomiques 17. Un examen attentif des diffrents spectres atomiques conduisit Bohr

    reconnatre, en 1921, une structure simple des atomes, en comparant les change- ments qui y interviennent mesure que leur nombre atomique 2 augmente d'une unit. On se contentera d'indiquer ici ce qu'il constate pour les petites valeurs de 2. Trois nombres quantiques ( n , 1, m) peuvent tre attribus chaque lectron individuel. L'nergie de l'atome dans l'tat fondamental ne dpend pas des valeurs de m, mais on reconnat la prsence de ce nombre quantique par l'effet Zeeman. Pour l'hydrogne, Z = 1, on a n = 1,1= O (car 1 d n - l), et de mme pour l'hlium, 2 = 2. Pour le lithium, 2 = 3, deux des lectrons sont dans une

  • 2. L'ATOME DE BOHR ET SES LIMITES 29

    (( couche D semblable celle de l'hlium et un troisime lectron a les nombres quantiques, n = 2,1= O. I1 en va essentiellement de mme pour le bryllium qui a deux lectrons avec ces nombres quantiques n = 2,1= O. Puis, du bore l'argon, six lectrons prennent successivement les nombres quantiques n = 2,1= 1.

    Bohr examine ainsi toute la table de Mendeleev o il rencontre des effets sub- tils qu'il parvient dominer grce aux rgles de Lande et l'intuition physique dj accumule. I1 ne fait pratiquement aucun calcul, ce qui ne fut jamais son fort, et l'on peut se contenter de retenir l'essentiel, c'est--dire prcisment la structure de l'atome en couches, trop connue prsent pour qu'on y insiste.

    Une exprience dcisive de James Franck et Gustav Hertz, dj ralise en 1916, mettait d'ailleurs ces couches en vidence grce aux pertes d'nergie que les lectrons subissent lors de collisions avec des atomes.

    Le principe d'exclusion 18. Un problme majeur ressortait cependant des rsultats de Bohr : pourquoi

    tous les lectrons ne viennent-ils pas s'accumuler dans la couche la plus profonde, de manire raliser un minimum de l'nergie ? C'est la question laquelle Wolfgang Pauli rpond en proposant, en 1925, le principe d'exclusion qui porte son nom. I1 ajoute ainsi un principe de plus la physique quantique : deux lec- trons, au plus, peuvent partager les mmes nombres quantiques (n , 1, m). Cela rend trs bien compte de la structure de la table de Mendeleev, mais pourquoi justement deux lectrons, et pourquoi les nombres quantiques semi-entiers qu'on rencontre dans l'effet Zeeman ?

    Le spin 19. Deux jeunes Hollandais, George Uhlenbeck et Samuel Goudsmit appor-

    tent, en 1925, une rponse surprenante cette question : l'lectron aurait, selon eux, un moment cintique propre, ou spin, correspondant la valeur j = 1/2 et dont la projection sur un axe de coordonne quelconque ne peut prendre que les valeurs rn, = f 1/2. Le principe d'exclusion de Pauli prend alors une forme trs pure. I1 ne peut y avoir qu'un seul lectron dans un tat o les quatre nombres quantiques (n , 1, m, m,) sont donns.

    L'ide n'tait pas facile admettre. On imaginait en effet sur la foi de consid- rations classiques que l'lectron devait tre une sphre charge d'un rayon de l'ordre de mtre (rayon pour lequel l'nergie lectrostatique de la sphre charge est gale l'nergie de masse mec2). Si le spin de l'lectron correspond une rotation de cette sphre, la vitesse la surface de celle-ci devrait tre sup- rieure celle de la lumire. En acceptant le spin, il fallait donc renoncer se faire un modle de l'lectron et, chose plus grave encore, admettre l'existence d'un moment cintique qui ne corresponde pas une rotation de matire. L'ide s'im- posa peu peu cependant grce la lumire qu'elle jetait sur de nombreuses don- nes empiriques. Mais on tait dj en 1925 et la physique avait commenc changer de face.

  • 30 COMPRENDRE LA MCANIQUE QUANTIQUE

    Un bilan

    20. On peut tenter un bilan de cette priode. En ce qui concerne la connais- sance des lois fondamentales de la physique, ce qui devait subsister est fort mince. On a surtout gard le principe d'exclusion de Pauli et l'existence du spin. Quant aux principes sur lesquels on avait cru pouvoir s'appuyer avec le modle de Bohr et les rgles de Sommerfeld, ils se rvlaient trop particuliers, impossibles gn- raliser et invalids par trop de donnes. Le cadre de pense o ils s'inscrivaient, avec sa reprsentation et sa description classiques des objets atomiques auxquelles s'ajouteraient des rgles spciales, montrait trop son insuffisance'.

    Un article sign de Bohr, Henryk Kramers et John Slater marque en quelque sorte, en 1924, la fin dfinitive de cette priode. I1 dmontrait qu'on ne peut com- biner des trajectoires d'lectron quantifies avec une description explicite de l'mission et l'absorption du rayonnement. Les ides employes jusqu'alors menaient, en effet, une contradiction avec la conservation de l'nergie et de l'impulsion.

    La priode n'en est pas moins trs fconde si on la considre comme une pr- paration du terrain. Elle a, certes, surtout permis une vaste accumulation de don- nes exprimentales, mais le guide de la thorie, pour fragile que celle-ci ait t, a permis de trouver des rgles empiriques essentielles. La liste serait longue, de l'existence des nombres quantiques aux proprits des moments cintiques en passant par les couches lectroniques et une multitude de dtails qui offraient autant de pierres de touche pour tester les nouvelles thories venir.

    En ce sens, la thorie de Bohr-Sommerfeld a t une passerelle bnfique pour accder aux vritables lois quantiques. On peut se demander quoi tient ce rle et il semble qu'on puisse en juger ainsi. Nous connaissons prsent la mcanique quantique et il est possible d'en dduire les consquences dans des situations o la constante de Planck apparat comme relativement petite, par ce qu'on appelle des approximations semi-classiques. On peut calculer par exemple les niveaux d'nergie correspondants et l'on constate que pour deux systmes physiques, et deux seulement, ces formules semi-classiques se prolongent sans changement jus- qu'aux niveaux d'nergie les plus profonds, ceux qui sont rellement quantiques. Ces deux systmes ne sont autres que l'oscillateur harmonique et l'atome d'hy- drogne, ceux par lesquels l'histoire est passe, les deux seuls pour lesquels le mode de vision, la reprsentation classique des choses, pouvait revtir momenta- nment une apparence de validit.

    1. L'ide devait tre cependant reprise par Louis de Broglie et David Bohm qui reviendront la physique classique pour les lectrons et les noyaux, en faisant seulement de la fonction d'onde une forme de (( pilote D, c'est--dire la responsable de certaines forces agissant sur les particules. Nous y reviendrons.

  • La mcanique des matrices

    21. Au dbut des annes vingt, l'chec de la (( premire thorie des quanta )) faisait de moins en moins de doute et Bohr insistait dans ses confrences sur l'ur- gent besoin de trouver une thorie plus profonde qui romprait plus hardiment avec les modes de pense traditionnels. Cette thorie nouvelle allait natre sous deux formes d'apparences trs diffrentes dont les histoires s'entremlent. La pre- mire paratre est la G mcanique ondulatoire )) qui associe une onde une par- ticule et dont l'ide essentielle fut propose par Louis de Broglie en 1924. I1 fallut cependant un certain temps avant qu'elle prenne vritablement forme, en 1926, entre les mains d'Erwin Schrodinger. Dans l'intervalle, c'est--dire en 1925, la mcanique des matrices de Werner Heisenberg tait apparue et, dans la mme anne, elle avait pris une forme quasiment dfinitive dans un (( Drei-Manner Arbeit , un travail trois, crit par Max Born, Heisenberg et Pascual Jordan.

    La mthode de Heisenberg est certainement plus difficile saisir que celle de De Broglie et Schrodinger, et, par bien des cts, beaucoup plus hardie. Nous n'en commencerons pas moins par Heisenberg, pour des raisons qui ne sont pas toutes historiques. Amorcer le sujet grce des fonctions d'onde peut paratre plus clair mais il n'en reste pas moins que la mcanique quantique exigera, un certain stade, de rompre avec les modes de pense traditionnels (Schrodinger lui-mme croyait avoir apport la simplicit pendant une brve priode et Bohr dut lui ouvrir les yeux). La mthode de Heisenberg, en remettant d'emble en question la notion de quantit physique, manifeste immdiatement qu'elle ouvre une des grandes rvolutions de la pense. Elle donne sa vraie mesure ce qui sera notre principal sujet : l'interprtation de cette thorie.

    On passera donc en revue dans ce chapitre, sans doute trop rapidement, les travaux qui fondrent la premire thorie quasiment dfinitive de la physique quantique. Comme prcdemment, on veut insister sur la signification plutt que sur le dtail des vnements. Un tel choix implique un prix payer car il est impossible, sans des longueurs excessives, de restituer le cadre exact des connais- sances de l'poque et, particulirement, ce que les principaux protagonistes savaient exactement un moment donn.

    3

  • 32 COMPRENDRE LA MCANIQUE QUANTIQUE

    La recherche d'une certaine clart nous fera ainsi prfrer parfois des argu- ments avancs l'poque, d'autres qui vinrent bientt aprs. I1 est prfrable aussi, de ne pas dcouper une pense cratrice entre ses tapes momentanes, c'est--dire les articles successifs o elle trouve sa forme. C'est pourquoi nous n'avons pas spar nettement l'uvre premire de Heisenberg de son exploitation immdiate et sa mise au point par Born, Heisenberg et Jordan.

    Les matrices de Heisenberg

    22. On peut distinguer trois sources dans les conceptions de Heisenberg : son exprience pralable de la physique, le principe de correspondance de Bohr et une certaine conviction quant la nature de la physique.

    On a dj vu ce qu'est le principe de correspondance. Heisenberg peut faire galement fond sur une exprience personnelle qui vient de ses premiers travaux, importants dj, o il fut le collaborateur de Kramers. Tous deux avaient men bien l'tude de la dispersion de la lumire (c'est--dire la variation de l'indice de rfraction avec la frquence) en prenant en compte la raction individuelle de chaque atome la lumire (le cadre tait videmment la thorie de Bohr- Sommerfeld). Enfin, la conviction qui guidait Heisenberg refltait un strict posi- tivisme, en supposant qu'une thorie juste ne doit faire emploi que de quantits directement observables. Cette ide lui tait inspire la fois par certaines affir- mations de Bohr et par ce qu'il croyait tre l'esprit de la dmarche d'Einstein quand celui-ci construisit la thorie de la relativit. Peu importe le fait que Heisenberg ait plus tard renonc cette conviction qu'Einstein refusait, d'ailleurs, de se voir attribuer. L'essentiel est que ce cadre de pense fut propice un grand moment de dcouverte.

    Les tableaux de Heisenberg 23. Qu'est-ce que Heisenberg pouvait considrer comme assez bien assur

    pour servir de point de dpart ? Une donne sre tait l'existence d'tats (( sta- tionnaires )) d'un atome, dont chacun a une nergie E, bien dfinie. La conserva- tion de l'nergie lors d'une transition d'un tat n vers un tat m, par mission ou absorption de rayonnement, exige que le rayonnement ait une frquence

    Inspir par le principe de correspondance, Heisenberg revient l'ide d'un caractre rsonant de l'interaction entre la lumire et l'atome, ce qui suggre que certaines quantits relevant de l'atome doivent pouvoir rsonner avec le champ lectrique oscillant. Chacune de ces quantits atomiques possde donc une des fr- quences v,, . I1 y a autant de ces quantits qu'il y a de frquences, et donc autant que de couples de niveaux (E,, E,). En considrant un atome complexe dans un champ magntique, dont tous les niveaux d'nergie sont distincts, on se convainc qu'en fait il y a autant de quantits capables de rsonner que de couples d'tats

    v,, ( E , - E,) /h.

  • 3. LA MCANIQUE DES MATRICES 33

    stationnaires distincts, et non pas seulement de couples de niveaux d'nergie distincts. On va donc considrer que l'indice n est simplement une manire d'ti- queter tous les tats possibles, plusieurs tats d'indices diffrents pouvant avoir ventuellement la mme nergie. Cette convention tant faite, on dsignera par :

    (3.1)

    la collection des quantits physiques qui doivent entrer en jeu. C'est un tableau de nombres complexes deux entres n et m. Le facteur

    exp(- 2.niv,,t) est l pour souligner leur variation dans le temps avec une fr- quence de rsonance ; la lettre X pourrait n'tre pour l'instant que le symbole com- munment attribu ce qui est encore inconnu ; quant aux indices n et m, on a vu leur ncessit.

    Intervient alors nouveau le principe de correspondance. Restreignons-nous un systme en situation classique qui ressemble l'atome d'hydrogne, c'est-- dire comporte une charge q dont la position se dplace. On sait que l'nergie d'in- teraction entre un champ lectrique E ( t ) et cette charge est de la forme - q E( t) x( t), x tant la composante de la position dans la direction du champ. Ainsi, au niveau classique, seule la position de la charge intervient dans le cou- plage au champ. Dans l'atome d'hydrogne o il n'y a qu'un seul lectron, le rle jou classiquement par la coordonne de position x(t) est assum au niveau quantique par la collection correspondante des quantits (Xn,(t)}. De l dire qu'une quantit physique classique quelconque a( t) doit tre remplace au niveau quantique par une collection du type {Anm( t)}, il n'y a qu'un pas franchir, pour aussi vertigineux qu'il soit.

    En quoi ceci se relie-t-il au prsuppos mthodologique de Heisenberg ? La position exacte d'un lectron dans l'atome n'a, selon lui, aucune signification car aucune exprience ne permet de la connatre. I1 s'agit pour Heisenberg d'une impossibilit de principe et non pas seulement d'une consquence de nos moyens limits d'exprimentation. Ainsi s'explique, de son point de vue positiviste, le rejet de l'inobservable x(t). Mais que dire alors des quantits X,, ? Sont-elles accessibles l'exprience ? C'est l qu'intervient l'exprience antrieure de Heisenberg. I1 a, en effet, dj rencontr avec Kramers des quantits trs proches des Xnm, dont le correspondant au niveau classique est le moment dipolaire lec- trique de l'atome (c'est--dire qx( t ) dans le cas de l'hydrogne). I1 pense que l'ex- prience permet de connatre ces qX,,(t), et il a raison en ce qui concerne leur module car une mesure fine d'un indice de rfraction peut le fournir. Heisenberg croit, de plus, qu'on peut atteindre exprimentalement la phase des Xnm, ce qui est inexact et qu'on ne peut mieux qualifier que d'erreur heureuse.

    Xnm( t ) = Xnm exp(- 2.n iv,,t),

    L'algbre de Heisenberg 24. I1 est pour le moins trange de remplacer un nombre, une quantit phy-

    sique aussi intuitive et naturelle que la coordonne de position d'un lectron, par un tableau de nombres complexes et mme autant de tableaux diffrents qu'il y a d'atomes. Que va-t-il rester, dans le principe de correspondance, du fait que x, tel que nous le connaissons classiquement, soit un nombre ?

  • 34 COMPRENDRE LA MkANIQUE QUANTIQUE

    Un exemple sera utile. Imaginons qu'au lieu de l'effet d'un champ lectrique dont le couplage classique est linaire en x, nous puissions raliser un couplage quadratique en x2. C'est concevable avec les oscillations lastiques d'un solide qui sont quantifies, comme on l'a vu au chapitre 1. (I1 suffit de soumettre un cristal une pression et, si celle-ci est assez forte, l'effet rsultant est essentiellement quivalent un terme en x 2 dans l'nergie d'un atome).

    Peu importe nanmoins car il suffit de supposer que cette quantit x 2 puisse apparatre directement comme une quantit physique et qu'elle entre ainsi dans le cadre de pense de Heisenberg. On dsignera par {Xn,,( t ) } le tableau qui cor- respond la quantit physique x 2 ( t ) .

    II va sans dire que x 2 ( t ) est le carr de x(t). Pour des raisons de dimensions, on s'attend ce que les quantits {Xn,(t)} soient des fonctions quadratiques des { X k l ( t ) } . Autrement dit, on attend une relation de la forme :

    xn,ct> = c C , , k l k ' l ' X k l ( t ) Xk' l ' ( t ) , klk'l'

    les coefficients c, ,k lk~~~ tant a trouver. Remarquant que le produit &l( t ) Xk,l'( t ) dpend du temps avec la frquence (Ek - El + Ekr- Elr)lh et comparant ceci la frquence ( E , - E,,)/h de X;,(t), on voit que pour que les deux membres de l'quation aient la mme frquence, il faut avoir simplement :

    xnrn(t> = k c n r n k X n k ( t ) Xkrn(t) .

    Les coefficients C,,k peuvent-ils dpendre de l'atome ? Ce serait surprenant alors qu'ils n'assurent qu'un rle purement algbrique. Heisenberg les pose donc tous gaux 1, ce choix tant selon lui (( presque invitable D pour assurer le principe de correspondance. On a donc finalement

    x n m ( t ) = F X n k ( t ) X k m ( t ) * (3.2)

    On reconnat la rgle de multiplication de deux matrices (infinies). Heisenberg ignorait tout des matrices, mais son directeur de recherche Max Born l'claira sur ce sujet. L'aspect le plus surprenant de cette rgle algbrique tait, sans aucun doute, qu'elle ne soit pas commutative quand on l'tend au produit de deux quan- tits physiques diffrentes. La suite allait rvler toute l'importance de ce fait.

    La dynamique

    25, Parmi toutes les quantits physiques reprsentes par des matrices de Heisenberg, il en est une dont la forme est simple : c'est l'nergie de l'atome. On s'attend ce que la collection des {E,} suffise caractriser l'nergie mesurable de l'atome et que la matrice correspondante soit diagonale. On dsignera par H cette quantit physique G nergie de l'atome , par rfrence au formalisme classique de Hamilton. Les {En} ne dpendent videmment pas du temps cause de la conser- vation de l'nergie d'un atome libre.

  • 3. LA MCANIQUE DES MATRICES 35

    Cela a pour consquence immdiate la forme que doit prendre la dynamique dans la nouvelle physique. Ainsi, demandons-nous quelle matrice doit corres- pondre la quantit physique classique qu'est la vitesse v = dxidt . La rgle la plus simple qu'on puisse supposer est d'avoir :

    d 2ni V n m ( t ) = Z X n , ( t ) =-2ni Vn, xn,(t) = - h ( E , , - E , ) Xnm( t )

    Rcrit sous forme de matrices, cela devient :

    = ; ( H X - X H ) & ti [ H , X ] . d t (3.3)

    On tend immdiatement cette rgle n'importe quelle autre quantit phy- sique. Comme la matrice H commute avec elle-mme, il en rsulte automatique- ment que dH/d t = O, ce qui exprime bien la conservation de l'nergie. Les autres quantits physiques conserves sont celles qui commutent avec H. Au total, la non- commutativit se rvle tre une vertu puisqu'elle est la clef de la dynamique.

    Les rgles de commutation canoniques

    26. La thorie qui vient d'tre dcrite est encore purement formelle. I1 faut quelque chose de plus pour pouvoir calculer effectivement les niveaux d'nergie et les lments de matrice des quantits physiques importantes. Le plus simple est de considrer pour cela le cas d'une particule libre dans un espace une dimen- sion o la position est associe la matrice X et l'impulsion la matrice P. Le principe de correspondance suggre de prendre pour la matrice reprsentant l'nergie la forme H = P2i2m. D'aprs la loi ( 3 . 3 ) pour la dynamique, on a :

    i [P*, X ] = ~ ( P [ P , XI + [P, XI P) . dX i d t - 2mti 2mti - -~ On voit que l'on peut ainsi obtenir la formule dX/d t = P/m que suggre le prin- cipe de correspondance si l'on pose :

    (3.4) [ P , X ] = 7 I ,

    o I est la matrice identit. La grande gnralit de la c rgle de commutation canonique )) (3.4) se vrifie immdiatement. Supposons en effet que la particule en question soit soumise classiquement un potentiel V(x) . Si ce potentiel est donn par un polynme en x, ou mme par une srie entire a, + alx + a2x2 +..., les rgles algbriques de la thorie lui font correspondre la matrice V ( X ) = a, I + al X + a2 X 2 + ... qui est bien dfinie. I1 est alors facile de constater l'aide de la rgle (3.4) que l'on a :

    ti 2

    ti [P, V ( X ) l = 7 V ' ( X ) ,

    o V ' ( x ) = dV(x ) /dx . En prenant pour expression de l'nergie la matrice

  • 36 COMPRENDRE LA M ~ A N I Q U E QUANTIQUE

    H = P 2 /2m + V ( X ) , on constate que l'on a _ _ dX dP dt - Plm ; - = - v' (x), d t (3.5)

    c'est--dire les quations du mouvement classique. Les rgles de commutation canoniques, tendues un systme dynamique

    quelconque de coordonnes {QI, Q2, ...) avec les moments conjugus {Pl, P,, ...} seront donnes en gnral par :

    (3.6) ti [Pk, Qk] = 7 I , [Pi, Qk] = O pour j f k. 1

    Les prdictions de la thorie La thorie complte par les rgles de commutation canoniques permet de cal-

    culer les niveaux d'nergie et les lments de matrice des quantits physiques essen- tielles au moyen de manipulations algbriques parfois trs habiles. Ces calculs exi- gent de la virtuosit et ils ont t supplants, dans la plupart des cas, par les mthodes de la mcanique ondulatoire utilisant l'quation de Schrodinger. Ce n'est pourtant pas toujours le cas et on retrouve certains calculs particulirement lgants de la mcanique des matrices dans les cours modernes de mcanique quantique. Citons le calcul des valeurs propres des oprateurs de moment angu- laire J 2 et J, et des matrices qui reprsentent les deux autres composantes Jx et J, . I1 en va de mme pour le calcul algbrique des niveaux de l'oscillateur harmo- nique, utile en mcanique quantique lmentaire et indispensable en lectrody- namique quantique. Le calcul des niveaux de l'atome d'hydrogne qui fut ralis par Pauli exige une habilet de magicien, mais l'important est qu'il puisse tre fait et qu'il s'accorde aux donnes.

    Le bilan 27. Nous ne dirons rien des applications de la (( mcanique des matrices N que

    firent Born, Heisenberg, Jordan, Pauli, et d'autres aprs eux. Une physique, desti- ne rester, venait en effet d'tre dcouverte et tout ce qui vint par la suite peut lui tre dsormais imput, en tout ou partie.

    Cette (( nouvelle thorie des quanta N rompait avec les modes de pense tradi- tionnels, d'une manire la fois franche et subtile. I1 y avait rupture franche avec l'intuition, la reprsentation visuelle de l'objet physique. Plus subtiles taient les analogies qui subsistaient. Ainsi, les lments de matrice expriment un processus de transition rsonnante au moyen de quantits oscillantes, sous une forme mathmatique parfaitement conventionnelle, conforme l'analyse de Fourier qui avait t rejete dans le modle de Bohr. Les produits de matrices ne sont pas non plus sans signification intuitive : un produit analogue avait t en effet dj crit dans le travail de Heisenberg et Kramers sur la dispersion de la lumire. I1 s'ap- puyait sur l'effet Raman dans lequel un atome passe d'un niveau initial n un niveau intermdiaire k, puis aboutit finalement un niveau m. Chacune de ces transitions est dcrite par un lment de matrice, et la sommation qui entre dans un produit de matrice correspond la diversit des stades intermdiaires.

  • 3. LA MeCANIQUE DES MATRICES 37

    Heisenberg put s'inspirer de la signification de ce premier produit quand il en crivit d'autres. Ainsi, tout produit de matrice pouvait se concevoir comme l'image d'une srie de processus physiques, mme si ceux-ci n'appartiennent qu'au domaine de la pense (cette reprsentation mentale des oprations math- matiques allait rapparatre plus tard avec les processus virtuels de la thorie quantique des champs)*.

    L'abstraction de la mcanique des matrices, en revanche, mme si elle n'tait aucunement le produit de la volont de ses crateurs, n'en tait pas moins frap- pante et Paul Dirac devait en apporter la signification en revenant sur la notion de quantit physique. Trois sicles de succs de la physique classique avaient ainsi rendu la longue banal et simpliste l'usage du quantitatif, o toute notion desti- ne dcrire le monde physique se doit d'tre exprime par un nombre, qu'il s'agisse d'une coordonne, d'une vitesse ou de quoi que ce soit d'autre. On avait oubli les interrogations premires que cette rduction du physique au quantita- tif avait pu soulever l'poque de Galile et Descartes.

    Dirac revient ces bases de la pense physique. I1 admet qu'il existe des (( objets D physiques rels qui sont essentiellement des particules, lectrons, pro- tons, photons, et dont le catalogue s'agrandira par la suite. I1 admet galement que les objets physiques doivent tre dcrits par des (( objets de pense D purement mathmatiques. Par une rflexion analogue celle qui conduit aux matrices de Heisenberg, il identifie ce qui sera dsormais le noyau dur de toute la mcanique quantique : les notions qui permettent de reprsenter les particules, ou si l'on pr- fre les quantits physiques qui les caractrisent, sont des objets mathmatiques qui ne se rduisent pas des nombres ordinaires.

    Dirac les appelle des q-nombres, dont un exemple est fourni par les matrices de Heisenberg ; plus tard ce seront des oprateurs avec la mcanique ondulatoire. Ce ne sont pas des nombres ordinaires (des c-nombres dans le langage de Dirac) puisqu'ils ne commutent pas. Leur lien avec la physique exprimentale tient ce que les q-nombres reclent en leur structure les valeurs numriques, les c-nombres qui peu- vent ressortir d'une mesure. Dans le cas de la matrice qui reprsente l'nergie d'un atome chez Heisenberg, la matrice elle-mme est le q-nombre assimilable la notion physique d'nergie alors que les valeurs propres de cette matrice constituent les c- nombres que l'on peut atteindre exprimentalement.

    Pour revenir la thorie de Born, Heisenberg et Jordan, on notera qu'il y man- quait encore une notion essentielle, celle de (( l'tat )) d'un systme. La nouvelle mcanique des quanta permettait de dcrire la structure d'un objet physique, ses niveaux d'nergie, la nature des quantits physiques reprsentes par des matrices. En revanche, l'tat de ce systme, c'est--dire la situation dans laquelle il se trouve un instant donn, n'tait pas encore apparu et ne le serait qu'avec la (( mcanique ondulatoire . I1 est vrai qu'on ne pouvait manquer de s'en proc- cuper tt ou tard et certaines questions, qu'on se posait dj propos de la tra- jectoire d'un lectron dans un dtecteur, auraient immanquablement conduit noter qu'une matrice peut agir sur des vecteurs et que ces derniers ont sans doute une signification physique. La fonction d'onde serait ainsi apparue sous la forme d'un vecteur d'tat ; mais tout allait trs vite et les choses ne se passrent pas ainsi.

  • La mcanique ondulatoire

    L'onde de Louis de Broglie

    4

    28. Mme s'ils n'admettaient pas tous, sans rserve, l'hypothse du photon, les physiciens des rayons X s'y intressaient tout particulirement. La nature ondula- toire des rayons X s'affirmait bien en effet dans leur diffraction sur les cristaux, mais on pouvait aussi constater que des rayons X durs ionisent la matire le long de lignes droites qui voquent des trajectoires de particules. L'existence du pho- ton avait, en outre, t confirme par Arthur H. Compton en 1921, et Louis de Broglie, familier de ce milieu des rayons X, se pose alors la question : si la lumire, dont on sait le caractre ondulatoire, peut se manifester sous forme de particules, existe-t-il d'autres ondes associes d'autres particules ?

    I1 envisage ainsi la possibilit qu'une onde soit associe un lectron libre. La consquence essentielle qu'il en tire est que le vecteur nombre d'onde k de cette onde doit tre reli l'impulsion p de la particule par :

    soit encore la relation A = h/p donnant la longueur d'onde en fonction de la gran- deur de l'impulsion.

    p = f ik , (4.1)

    I1 se fonde sur des considrations de relativit pour tablir ce rsultat : l'lectron, qu'on considre comme une particule relle, est accompagn d'une onde. De Broglie introduit deux observateurs. Le premier observe l'lectron au repos et l'onde, suppose en forme de (( paquet d'onde , est localise pour cet observateur au voisinage de la position de la parti- cule. La frquence de l'onde est suppose donne par la relation v = Elh qu'Einstein avait pose pour le photon. Pour le premier observateur, l'nergie de l'lectron est gale l'ner- gie au repos E , = mc2 , de sorte que la frquence de l'onde est V , = rnc, lh.

    Un second observateur voit l'lectron se dplacer la vitesse v, son nergie tant don- ne par E, = mc2 \ G T p et la frquence de l'onde est alors E2 lh. Comme les quatre quantits (w, k), o l'on a pos w = 2 n v , forment un quadrivecteur, le nombre d'onde devient k, = ow,/( $1 1 -&/ ~2 ) dans le second rfrentiel, ce qui donne la relation (4.1). La particularit qui convainc de Broglie de la vraisemblance de l'onde qu'il a imagine est de supposer l'onde localise au voisinage de l'lectron. C'est alors un (( paquet d'onde )) qui met en jeu une superposition d'ondes de longueurs d'onde voisines. La vitesse d'ensemble du

  • 40 COMPRENDRE LA MCANIQUE QUANTIQUE

    paquet d'onde (sa vitesse de groupe) est donne par am, / akz et elle est bien gale v. I1 est donc tout fait concevable qu'une onde puisse accompagner l'lectron.

    De Broglie note aussi que la condition de quantification de l'atome d'hydro- gne pose par Bohr, j pd l= nh, peut signifier que la trajectoire ferme de l'lec- tron supporte une onde stationnaire, telle qu'au moins pour n grand, la longueur de la trajectoire soit gale un nombre entier de longueurs d'onde.

    Qu'en dit l'exprience ? 29. La prsence d'une onde associe l'lectron devrait se traduire en principe

    par l'existence de phnomnes d'interfrences ou de diffraction. Certaines don- nes exprimentales pouvaient laisser supposer l'existence d'effets de ce genre, mais elles n'taient pas vraiment convaincantes et il fallut attendre 1927 pour qu'une exprience, faite par Clinton Davisson et Lester Germer, se montre relle- ment dcisive en rvlant des similitudes de comportement entre les lectrons et les rayons X.

    On sait qu'un cristal se prsente, l'chelle microscopique, comme un rseau priodique d'atomes. Lorsqu'une onde plane lectromagntique arrive sur un atome unique, elle est diffuse et elle produit une ondelette secondaire, de forme sphrique et centre sur l'atome. Dans un cristal, il y a une multitude d'atomes et toutes les ondelettes interferent entre elles. Pour des rayons X dont la longueur d'onde est comparable au pas du cristal, ces interfrences sont destructives dans presque toutes les directions mais constructives dans certaines (( direction de Bragg )) o toutes les ondelettes rmises par les atomes sont en phase. Les rayons X se concentrent la sortie du cristal dans ces directions privilgies qui ne dpendent que de la lon- gueur d'onde, de l'orientation, de la symtrie et du pas du rseau cristallin.

    L'exprience de Davisson et Germer montrait que les mmes effets de diffrac- tion dans les mmes directions se produisaient pour des lectrons, en supposant qu'une onde ayant la longueur d'onde (4.1) tait prsente. En fait, quand l'exp- rience fut publie, elle apporta davantage une confirmation qu'une rvlation, tant la thorie des (( ondes de matire )) avait fait de progrs dans l'intervalle, comme on va le voir.

    L'quation de Schrodinger

    L'quation de Schrodinger aux valeurs propres 30. Pour donner corps aux ides de L. de Broglie, il fallait tablir la dynamique

    qui gouverne l'volution des ondes de matire. Erwin Schrodinger est bien arm pour rsoudre ce problme grce de solides connaissances en physique math- matique. 11 possde en particulier la matrise des quations aux valeurs propres qui dterminent les frquences de rsonance en lasticit et en acoustique. Or, c'est justement un problme de cette nature qu'il va rencontrer.

  • 4. LA MCANIQUE ONDULATOIRE 41

    De Broglie n'avait tudi que l'onde d'une particule libre et ce qu'il disait de l'atome d'hydrogne, bien que suggestif, ne permettait pas de dterminer l'onde d'un lectron li. C'est le problme auquel Schrodinger s'attaque. En partant des considrations relativistes de L. de Broglie, il construit d'abord une thorie rela- tiviste de l'atome d'hydrogne qui se rvle, malheureusement, un chec (du fait qu'il n'avait pu tenir compte du spin de l'lectron). Schrodinger rtudie le pro- blme et le reprend sous sa forme non relativiste.

    I1 montre que celui-ci se ramne une quation aux valeurs propres qui, cette fois, est bien la bonne.

    La premire publication de Schrodinger, en janvier 1926, porte un titre rv- lateur : La quantification comme problme aux valeurs propres. I1 considre l'onde iy (4) associe un systme physique dont la fonction de Hamilton, c'est--dire l'nergie classique, est de la forme H( q k , p k ) .