Campus de Sciences Po Paris à Menton Association … · La capitale tunisienne qui fascinait Guy...

14
Campus de Sciences Po Paris à Menton Association étudiante Babel Initiative La ségrégation socio-spatiale tunisoise : société forte ou Etat faible ? * * * Aurélie Lolagne, Kenza Benslama et Jonathan Deslandes

Transcript of Campus de Sciences Po Paris à Menton Association … · La capitale tunisienne qui fascinait Guy...

Campus de Sciences Po Paris à Menton

Association étudiante Babel Initiative

La ségrégation socio-spatiale tunisoise : société forte ou Etat faible ?

* * *

Aurélie Lolagne, Kenza Benslama et Jonathan Deslandes

[LA SEGREGATION SOCIO-SPATIALE TUNISOISE, A. LOLAGNE, K. BENSLAMA, J. DESLANDES ] Babel Initiative

«La ville arabe d’Alger est pleine d’agitation nocturne. Dès que le soir vient, Tunis est mort.

Les petites rues étroites, tortueuses, inégales, semblent les couloirs d’une cité abandonnée, dont on a

oublié d’éteindre le gaz, par places.» La capitale tunisienne qui fascinait Guy de Maupassant

dans La vie errante en 1890 surprend aujourd’hui encore sous bien des aspects. Tenter de

comprendre de Tunis, c’est tenter d’appréhender un contexte d’élaboration de la ville très

spécifique, mêlé d’histoire et de réalités économiques, politiques, et sociales. Une

production spécifique symptomatique d’une société typique. Nous avons donc fait le choix

d’appréhender Tunis par l’analyse conjuguée de ses dynamiques socio-spatiales et de la

distribution des groupes sociaux au sein de l’espace urbain, et de l’interaction entre

l’urbanité de Tunis (les spécificités organisationnelles de la ville) et sa charpente sociale.

Partant du présupposé majeur de la sociologie urbaine selon lequel «La ville est la projection

au sol des rapports sociaux.» (Henri Lefebvre, 1968), les caractéristiques socio-spatiales

tunisoises révèlent à plus grande échelle les traits majeurs de la morphologie sociale du

pays. Quelle dialectique entre organisation urbaine et morphologie sociale structure la ville

de Tunis ? L’urbain crée-t-il le social tunisois ou serait-ce l’inverse ?

Tunis, archétype du modèle de production socio-spatiale de la ville méditerranéenne

Partons de la coexistence au sein du tissu urbain de deux catégories de rapports à

l’espace : les rapports d’appropriation (ce que les habitants entreprennent pour manifester

leur possession plus ou moins exclusive d’un territoire) et les rapports de domination (la

permanence du pouvoir politique, l’ensemble des dispositifs collectifs d’aménagement).

L’anatomie de la ville est un compromis permanent entre la pluralité des phénomènes

d’appropriation et les interventions du pouvoir public. Ainsi, pour Levi-Strauss, l’espace ne

correspond pas seulement à des configurations spatiales et à des produits, mais renvoie

aussi à des producteurs de systèmes sociaux.

La ville de Tunis a durablement été façonnée (et l’est encore) par un déséquilibre

majeur et structurant dans lequel les rapports d’appropriation sont prépondérants sur ceux

de domination. Les aménageurs touchent généralement au spatial pour remodeler le social

(en vue d’accroître la mixité sociale, de favoriser l’intégration des populations, ou

d’améliorer les conditions de vie). A Tunis, la dialectique s’inverse. Les groupes sociaux

[LA SEGREGATION SOCIO-SPATIALE TUNISOISE, A. LOLAGNE, K. BENSLAMA, J. DESLANDES ] Babel Initiative

sont les vrais faiseurs de la ville, d’où une morphologie «anarchique» et très fermement

ségrégée, qui elle-même à son tour nourrit le cloisonnement social. La ville est largement

clandestine et informelle (ou comment le social s’approprie et crée le spatial). En fait, les

villes méditerranéennes représentent des cas typiques de ce phénomène de production

sociale de la ville. Elles se sont étoffées par l’accumulation d’expériences et d’étapes de

croissance urbaine très caractéristiques. Najem Dhaher, professeur à l’Ecole nationale

d’architecture et d’urbanisme de Sidi Bou Said (la seule école de ce type dans l’ensemble de

la Tunisie, ce qui est révélateur), distingue ainsi trois phases dans le développement urbain

de Tunis :

- une étape historique qui correspond, dans le plan urbain, à la Médina de Tunis. Au

coeur de la ville et à l’extrémité de l’avenue centrale Bourguiba, elle s’organise autour du

noyau initial de la mosquée de la Zitouna et rassemble environ 100 000 habitants. La notion

d’espace public y est d’ailleurs ambiguë : envahies par les étals et contraintes par des

balises sociales, les rues y sont considérées comme le prolongement des commerces et des

maisons ;

- une étape coloniale (1880-1956) marquée par une idéologie urbaine singulière. Ce

nouvel échelon du processus d’élaboration de la ville est marqué par la mise en espace

d’une réflexion. La configuration spatiale est la traduction d’une pensée ; des courants

politiques, historiques, idéologiques orientent la production de l’urbain. La logique

coloniale de l’efficacité économique a ainsi profondément reformaté et durablement orienté

la trajectoire du développement de Tunis : pour exploiter au mieux les ressources du pays,

l’accent a été mis sur les villes et le littoral ; la dimension humaine/sociale et la prise en

compte des besoins de la population sont les grandes absentes de cette conception ;

- une étape post-coloniale et contemporaine dans laquelle l’Etat est effacé et qui se

caractérise par un étalement effréné de Tunis par morceaux discontinus spontanés ou

réglementaires. La ville se construit par interstices, sans véritable cohérence ni rationalité.

Cet état des choses est aussi du à l’incapacité de l’Etat tunisien de construire de

l’immobilier (la Tunisie compte seulement cinq promoteurs immobiliers). L’agglomération

tunisoise est le fruit de cette phase de développement urbain (l’assiette foncière urbaine de

Tunis est passée de 5 000 ha en 1956 à 34 000 ha en 2013.).

[LA SEGREGATION SOCIO-SPATIALE TUNISOISE, A. LOLAGNE, K. BENSLAMA, J. DESLANDES ] Babel Initiative

Si le contrôle social sur le tissu urbain est souvent caractéristique des villes

méditerranéennes, ses manifestations diffèrent donc selon le contexte urbain, mais aussi

historique, économique, social et politique. Tunis est faite d’une variété de morphologies,

de productions, de sites urbains, et d’accumulations historiques. Cette urbanisation

hétéroclite est le résultat d’une politique du territoire non axée sur le développement

territorial et humain et sans correspondance avec la réalité socio-spatiale tunisienne.

D’autres logiques politiques et clientélistes d’urbanisation prévalent sur celles des

professionnels et sur les cadres réglementaires. Quand bien même les plans

d’aménagement et d’urbanisation aient été adoptés, l’application sur le terrain est bien

différente, et la ville souffre de l’absence d’une institution unique en charge de les

appliquer. Outre l’absence d’élus municipaux, ce contexte politique miné s’accompagne de

carences dans la législation et la régulation en matières urbaine et sociale. Dans une telle

situation, il est impossible de développer la ville selon une ligne directrice cohérente qui

permettrait de prendre en charge et de solutionner les problématiques d’intégration et de

mixité sociales.

Polynucléarité et ségrégation

Le mode d’appropriation sociale de la ville de Tunis est donc très spécifique. Il

résulte aujourd’hui en une ville polynucléaire extrêmement ségrégée : le centre classique

perd de son attractivité (même si l’Avenue Bourguiba a un peu retrouvé sa centralité avec

la Révolution tunisienne) et le tissu urbain est de plus en plus socialement contrasté et

désuni entre des noyaux urbains clairement distincts les uns des autres. Tunis est donc

passée de la centralité, à la polynucléarité, puis à la ségrégation (depuis ces dernières

années), long résultat d’un processus d’accumulation historique et d’une appropriation de

la ville par les groupes sociaux qui l’habitent. La ville informelle tend de plus en plus à

s’imposer, à travers le développement du commerce informel, d’une nouvelle urbanité, ou

de nouveaux usages de la ville (à l’image de l’investissement des trottoirs par les petits

commerces) symptomatiques de l’appropriation sociale accrue de l’espace public.

[LA SEGREGATION SOCIO-SPATIALE TUNISOISE, A. LOLAGNE, K. BENSLAMA, J. DESLANDES ] Babel Initiative

Tunis est-elle une ville criminogène ? La capitale tunisienne génère autant de

communautés qu’elle ne crée de solitudes en isolant malgré elle les catégories sociales.

Avant d’être symbolique, la barrière à la mobilité entre les quartiers se traduit d’ailleurs

d’abord physiquement par la vétusté ou l’absence d’axes routiers “relieurs”. Le

TGM/métro léger quant à lui est trop sectoriel. La mobilité était réduite entre les différents

quartiers de Tunis car chacun était peuplé de ses propres communautés ou catégories

sociales.

Au cœur de ce processus ségrégatif, la complexité du découpage territorial et

administratif tient un rôle de premier rang. Le gouvernorat de Tunis est en effet subdivisé

en 21 délégations comprenant 161 imadas (la plus petite division administrative

tunisienne). Huit municipalités s’ajoutent à cette structure, sans la recouper...

Une identité plurielle dans la ville

L’urbain a une identité sociale, et le social colonise l’espace public pour donner à

voir son identité.

L’imaginaire collectif tunisois se structure autour d’une double appartenance typique à

Tunis, qui oscille entre une identité socio-spatiale locale entre Tunisois d’un même espace

intra-urbain (identification à un quartier) et un sentiment d’appartenance nationale.

L’entre-deux, au niveau de l’identité de la ville, ne semble pas trouver de réel écho à Tunis.

Cette identité par l’espace, caractérisée par un attachement au sol et à l’espace de voisinage,

est plus puissante et plus représentative des configurations sociales et de leur perpétuation

que l’attachement à la ville en elle-même.

Visite des différents quartiers - Illustration de l’éclatement polynucléaire tunisois

La Médina est historiquement le “quartier riche” de la Tunisie traditionnelle.

Cependant, une immigration d’envergure ne tarda pas à s’installer, des campagnes vers les

villes. Cet exode rural est, jusqu’à nos jours, l’un des ressorts fondamentaux des

bouleversements urbains tunisois. Comment intégrer ces nouvelles populations? Il est

aujourd’hui indéniable que les politiques urbaines n’ont toujours pas réussi à apporter une

[LA SEGREGATION SOCIO-SPATIALE TUNISOISE, A. LOLAGNE, K. BENSLAMA, J. DESLANDES ] Babel Initiative

solution d’intégration durable. Une réelle opposition psychologique, pour ne pas parler

d’une discrimination, s’est établie dans les esprits vis-à-vis des populations d’origine non

tunisoise. C’est précisément cette “peur de la campagne”, dont Ibn Khaldoun a montré

l’importance dans l’histoire arabe, qui pousse les populations riches de la médina à s’exiler

dans des quartiers résidentiels, peuplés de classes supérieures, tels La Marsa ou Sidi Bou

Saïd. Ces oppositions et ces ruptures ne sont pas que des “affaires d’urbanistes”, il s’agit là

d’une structure vécue, ancrée, ressentie et perpétuée. L’auteur tunisienne Kaouther Khlifi

l’a bien compris. Dans son livre Ce que Tunis ne m’a pas dit, elle s’efforce avec finesse et

sincérité de retranscrire cette fragmentation du quotidien. Entre quartiers qui émergent ça

et là, “sans histoire” comme elle le précise et ces oppositions constantes entre tunisois

“histoire, dit elle, de ne pas être confondus”. Il n’y a pas un Tunis, mais des Tunis. Pas une

ville mais des villes tunisoises, qui correspondent grossièrement aux délégations tunisoises

et à des quartiers plus ou moins autonomes et isolés les uns des autres, au mode

d’organisation socio-spatial et à l’architecture propres. Au delà des lectures et des

conversations, c’est par le “voyage dans la ville” que nous avons voulu mener notre projet.

Nous vous invitons donc désormais à nous suivre et explorer un à un ces quartiers

géographiquement si proches mais structurellement si éloignés.

L’éclatement du tissu urbain tunisois

Avant même de commencer notre tour des quartiers principaux de la ville, notre

guide, le Docteur Najem Dahem, nous indique l’importance, dans la structure urbaine

[LA SEGREGATION SOCIO-SPATIALE TUNISOISE, A. LOLAGNE, K. BENSLAMA, J. DESLANDES ] Babel Initiative

tunisoise, des zones dites “intersticielles” qui, progressivement, se sont insérées entre les

quartiers principaux. Le plus souvent, les constructions y sont illégales et désordonnées,

fruits de la corruption ambiante, objets de multiples procès et recours en justice.

Des constructions arrêtées par des

recours en justice

Nous commençons avec les quartiers de Sidi Bou Said et de la Marsa. Situés en bord

de mer, au nord de la ville, ils en constituent l’une des périphéries les plus fortunées. Les

maisons individuelles côtoient les résidences privées et les immenses villas du bord de mer.

Il ne s’agissait à l’origine que de résidences secondaires, c’est à dire des villas d’été de

riches tunisois de la Médina. Avec la venue en ville de nombreuses populations des

campagnes, un véritable exode “interurbain” s’est mis en place, traduit par la migration des

populations les plus aisées de la Medina (malgré sa rénovation) vers la Marsa et Sidi Bou

Said.

Nous arrivons ensuite au quartier des Berges du lac. Flambant neuf, c’est l’’un des

poumons économiques de la ville. Il incarne cet idéal de “ville nouvelle et moderne”. Créé

par remblaiement sur le lac autrefois marécageux par manque de terrains constructibles, il

représente à lui seul une nouvelle logique d’organisation de l’espace urbain. Dans une

approche polynucléaire de la banlieue tunisoise, le quartier des Berges du lac représente

l’un des pôles majeurs du grand Tunis, un de ces quartiers dédiés aux services qui, en

attirant les classes aisées, a contribué à l'appauvrissement du centre de Tunis. Un certain

[LA SEGREGATION SOCIO-SPATIALE TUNISOISE, A. LOLAGNE, K. BENSLAMA, J. DESLANDES ] Babel Initiative

nombre de détails nous marquent dès notre entrée dans le quartier : l’absence de réseau de

transport, l’absence de Tram (alors qu’il existe dans d’autres quartiers) et de bus. Notre

guide urbaniste nous indique que les rues mêmes, par leur étroitesse, ne sauraient accueillir

de tels réseaux. Voici donc l’exemple d’un quartier construit et pensé en presque “autarcie”,

sans ramification au reste de la structure urbaine. Une requalification des espaces a été

pensée pour répondre aux demandes du gouvernement, sans consultation des populations.

Le nouveau quartier d’affaires et de

services de la ville de Tunis

Notre tour de la ville nous amène à présent au coeur de la classe moyenne tunisoise.

Les quartiers de El Menzah, Ennasr et El Manar constituent une continuité, initiée dans les

années 1970 et encore de nos jours en perpétuel agrandissement. Tout commence avec le

campus de l’Université de Tunis qui a attiré des commerces et des populations qui n’ont

cessé dès lors de rejoindre le quartier. Là encore, on constate une dynamique socio-spatiale

maintenant familière corrélée à l’agrandissement des quartiers et aux migrations de

population. Alors que ces quartiers sont au départ huppés et peuplés par des classes plutôt

bourgeoises, l’installation d’autres populations, plus modestes, provoque le départ des plus

riches. Cet urbanisme de réaction, et non d’anticipation, imprègne le processus d’étalement

de la capitale tunisienne et oriente puissamment la distribution sociale au sein de l’espace

urbain. Le social crée l’urbain, les quartiers se construisant au gré des afflux de population

dans un maillage désorganisé et parfois anarchique. En outre, ces quartiers d’El Menzah,

Ennasr et El Manar sont, eux aussi, très mal reliés à la ville.

[LA SEGREGATION SOCIO-SPATIALE TUNISOISE, A. LOLAGNE, K. BENSLAMA, J. DESLANDES ] Babel Initiative

L’artère centrale d’Ennasr

La mosquée d’Ennasr, aux lignes futuristes, symbole d’une

volonté d’innovation urbaine

Structuré autour d’une gigantesque avenue centrale, en réalité la seule véritable

avenue du quartier, autour de laquelle s’organisent tous les bâtiments, Ennasr regarde son

propre centre sans s’ouvrir, via un réseau de transport, au reste de la ville. Des commerces

aux habitations, tout y est, comme si le quartier tout entier était pensé selon une logique

d’autarcie et constituait une véritable ville autonome.

Notre voyage tunisois se poursuit désormais dans les quartiers les plus pauvres de la

ville, réputés pour être des cités dans la cité. Nous prenons donc la direction de l’un des

plus connus d’entre eux, le quartier très populaire de Ettadhamen-Mnihla. Il est d’abord

utile de préciser que l’intégralité de ce quartier est construite selon une logique informelle,

comme 70% de la ville. Pas de permis de construire ni de cadastre, ce qui pose de sérieux

problèmes, en terme de réseaux urbains par exemple, qui sont ici défaillants ou inexistants.

Ettadhamen concentre les déshérités de la ville, tous ces hommes et ces femmes qui, venant

de la campagne, pensaient trouver à Tunis prospérité et travail. Les rues ici sont sinueuses

et étroites, inutile d’en trouver le nom, elles n’en ont pas le plus souvent. Les maisons sont

[LA SEGREGATION SOCIO-SPATIALE TUNISOISE, A. LOLAGNE, K. BENSLAMA, J. DESLANDES ] Babel Initiative

basses et collées les unes aux autres. Certaines sont finies, d’autres non. Le cloisonnement

est ici le plus flagrant. Dans le dédale de rues, aucun bus ou tram. Les populations vivent

ici dans leur propre microcosme, nous indique notre guide. Les mouvements de population

sont rares se limitant bien souvent à une migration

journalière de travailleurs allant offrir leur services

dans les quartiers voisins. Les violences, émeutes et

règlements de comptes sont monnaie courante. Ce

quartier est aussi réputé pour son traditionnalisme

religieux. Là où l’Etat et la société civile ont échoué à

affirmer leur présence, Ennahda, le parti islamiste tunisien, tisse sa toile.

Quelques clichés de Ettadhamen. On y distingue l’étroitesse des rues, la

structure de l’habitat, bas et resserré ainsi que des réseaux

d’assainissement qui, parfois, se limitent à un sillon dans la rue.

Le sud de Tunis, marqué par une dense implantation industrielle, condense les

quartiers les plus défavorisés, coupés du tissu urbain. Nous nous rendons dans l’une de ces

cités, émergées du sol il y a de nombreuses années et pourtant toujours aussi isolées : la cité

Omar al Moktar. Construite au sommet de l’une des collines de l’agglomération tunisoise,

sur la rive du lac sud, elle a été entièrement financée par Mouammar Khadafi. Isolée et loin

de tout, elle correspond à ce que l’auteur Kaouther Khlifi qualifie de “société sans histoire”,

construite au milieu de nulle part, ne constituant en rien une réponse durable et efficace

aux besoins de la ville.

[LA SEGREGATION SOCIO-SPATIALE TUNISOISE, A. LOLAGNE, K. BENSLAMA, J. DESLANDES ] Babel Initiative

On distingue sur cette photo quelques

bâtiments de la cité Omar al-Moktar construits,

ironie du sort, en zone inondable.

Au terme de notre voyage tunisois, nous nous retrouvons sur l’Avenue Bourguiba,

artère principale de la ville. Peuplée autant de symboles historiques que de lieux de

pouvoirs, une foule s’y presse constamment. Serait-ce là le lieu de partage et d’unité, cet

espace de “vivre ensemble” que nous recherchons ? “L’avenue est chargée d’Histoire et

d’histoires” indique K. Khlifi. Les individus grouillent ça et là, “en satellite les uns par rapport

aux autres”. Mais est-ce suffisant pour faire du lieu un espace commun, un lieu d’unité ? Si

le peuple a su s’y réunir dans les temps de la révolution, qu’en est-il du quotidien? Nous

avons tenté d’arrêter et d’interroger un à un les passants, leur demandant d’où ils venaient

et quels étaient, selon eux, les éléments marquants de l’avenue. Nous pensions, par ce petit

sondage, trouver dans les esprits une référence unique, une perception partagée de la

grande avenue. Tel ne fut pas le cas.

[LA SEGREGATION SOCIO-SPATIALE TUNISOISE, A. LOLAGNE, K. BENSLAMA, J. DESLANDES ] Babel Initiative

Ce tableau rassemble, pour différents types de “passants” (déplacement quotidien, détente et

sortie du travail, touriste), les éléments à leurs yeux les plus marquants. Là encore on ne retrouve que peu

d’éléments fédérateurs. L’avenue est porteuse de multiples interprétations et ne parvient pas, à ce titre, à

occuper une place commune dans l’imaginaire collectif.

Lieu de passage, lieu de voyage, mais pas lieu de partage. La grande avenue ne fait

pas consensus, chacun la perçoit différemment et aucune unité de sens n’existe dans les

esprits. Même la rue la plus emblématique de Tunis ne parvient pas à réunir tous les

Tunisois sous une même perception symbolique. Les gens s’y superposent, les gens s’y

croisent, dans un sens puis dans l’autre, mais sans plus. Alors que le voyage touche à son

terme, nous rejoignons le point de vue de l’auteur Kaouther Khlifi qui, dans les dernières

pages de son premier livre, indique: “L’Avenue Bourguiba, avenue où l’on ne se connait pas. Où

tout le monde te connaît et me connaît, sans que personne ne nous connaisse”.

Penser la ville intégratrice

Les effets ségrégatifs à Tunis se sont accentués avec l’insertion de la capitale dans la

mondialisation et un contexte politique mouvant et miné. Cette perpétuation et

accentuation de la fragmentation socio-spatiale tunisoise ont rendu plus aigus les enjeux

d’une bonne gouvernance, aussi bien sociale qu’urbaine. La question de la pauvreté par

exemple ne semble pouvoir se discuter que sur la base d’une analyse qui se fonde sur le

registre économique autant que sur le registre spatial. Comment penser la ville

“intégratrice” ?

- Il n’y a pas d’idéal-type de la ville “inclusive”. La juste adéquation des capacités

d’intégration sociale d’une ville et de son organisation dépend fortement de sa spécificité et

du contexte. On ne peut appréhender une telle question sans comprendre (et prendre

conscience) au préalable la réalité socio-économique dans laquelle elle s’implante et les

solutions qu’elle exige spécifiquement (amélioration des conditions de vie, réparation,

viabilisation, facilitation de l’accès au crédit). Cette évaluation mériterait de se doubler

d’une réflexion sur les moyen et long termes, une temporalité que les questions sociales

exigent par nature ;

[LA SEGREGATION SOCIO-SPATIALE TUNISOISE, A. LOLAGNE, K. BENSLAMA, J. DESLANDES ] Babel Initiative

- Penser la ville comme un tout cohérent organisé selon une ligne directrice

maintenue ;

- De façon plus large, repenser un découpage territorial administratif complexe dans

une logique de cohérence. Vers l’intercommunalité ? Décentralisation ? L’arrivée des

élections municipales pourrait changer la donne : des élus au plus près des réalités.

- Penser de nouvelles formes d’organisation de la société et envisager la ville comme

une communauté unique faite d’individualités, en inventant de nouvelles formes de

solidarité ;

- Lutter contre la corruption et le clientélisme ; encourager la transparence ;

- Retravailler la législation relative aux normes urbaines et s’assurer de leur

application ;

- Repenser la ville sur un mode participatif : faire des habitants de la ville des

décideurs, en tant que bénéficiaires des aménagements. Intégrer la population au processus

de décision sur le futur de la ville permettrait de rééquilibrer le rapport entre forces

d’appropriation et forces de domination de Tunis.

La ville est le résultat d’un surplus démographique de la campagne et doit jouer son

rôle régional. Améliorer l’agriculture et travailler à la restructuration du monde rural peut

impacter indirectement sur la gestion socio-urbaine.

Conclusion

A Tunis finalement, ce n’est pas tant l’urbain qui crée le social mais le non-urbain.

L’éloignement politique vis-à-vis de la réalité socio-spatiale, l’absence de véritable politique

d’urbanisme, la non-application des réglementations, et la défaillance de régulation en

matière urbaine façonnent le tableau social tunisois, et génèrent ou renforcent la

ségrégation socio-spatiale. Avec la désertion de l’Etat, c’est l’ «urbanisme des pauvres»,

«sauvage», spontané, incohérent et déstructuré, qui modèle la carte et les dynamiques

sociales tunisoises et sépare de fait les communautés. «C’est comme donner un stylo à

quelqu’un qui ne sait pas écrire, il se débrouille comme il le peut.» (Najem Dhaher). Le refus par

[LA SEGREGATION SOCIO-SPATIALE TUNISOISE, A. LOLAGNE, K. BENSLAMA, J. DESLANDES ] Babel Initiative

les planificateurs d’assumer l’existence d’une telle ségrégation sociale et, au-delà, d’une

véritable polysegmentation de la société tunisienne n’a pas permis de décloisonner la

population tunisoise, mais a au contraire aggravé l’état de la discrimination socio-spatiale.

Cette fragmentation tunisoise et ses processus ségrégatifs sont à l’image de l’ensemble du

territoire tunisien : le plan d’aménagement du territoire tunisien de 1985 a été adopté afin

de réduire les inégalités socio-territoriales qui marquent la Tunisie, mais n’a jamais été

appliqué, malgré la pertinence et les enjeux dont il était porteur.

Les pouvoirs publics ne devraient-ils pas tenter de remplacer un système

d’organisation urbaine spontané fondé sur le social par un mode de division commercial ou

temporel (temps de travail/temps de consommation, temps pour les courses/temps pour

les loisirs, temps de transport/temps de séjour) ?

Nous tenons à remercier chaleureusement Messieurs Morched Chabbi, urbaniste, et

Najem Dhaher, professeur à l’Ecole nationale d’architecture et d’urbanisme de Sidi Bou

Said, pour leur disponibilité et l’analyse précieuse qu’ils ont apportée à notre projet

d’étude.