Campus de Sciences Po Paris à Menton Association … · La capitale tunisienne qui fascinait Guy...
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Campus de Sciences Po Paris à Menton
Association étudiante Babel Initiative
La ségrégation socio-spatiale tunisoise : société forte ou Etat faible ?
* * *
Aurélie Lolagne, Kenza Benslama et Jonathan Deslandes
[LA SEGREGATION SOCIO-SPATIALE TUNISOISE, A. LOLAGNE, K. BENSLAMA, J. DESLANDES ] Babel Initiative
«La ville arabe d’Alger est pleine d’agitation nocturne. Dès que le soir vient, Tunis est mort.
Les petites rues étroites, tortueuses, inégales, semblent les couloirs d’une cité abandonnée, dont on a
oublié d’éteindre le gaz, par places.» La capitale tunisienne qui fascinait Guy de Maupassant
dans La vie errante en 1890 surprend aujourd’hui encore sous bien des aspects. Tenter de
comprendre de Tunis, c’est tenter d’appréhender un contexte d’élaboration de la ville très
spécifique, mêlé d’histoire et de réalités économiques, politiques, et sociales. Une
production spécifique symptomatique d’une société typique. Nous avons donc fait le choix
d’appréhender Tunis par l’analyse conjuguée de ses dynamiques socio-spatiales et de la
distribution des groupes sociaux au sein de l’espace urbain, et de l’interaction entre
l’urbanité de Tunis (les spécificités organisationnelles de la ville) et sa charpente sociale.
Partant du présupposé majeur de la sociologie urbaine selon lequel «La ville est la projection
au sol des rapports sociaux.» (Henri Lefebvre, 1968), les caractéristiques socio-spatiales
tunisoises révèlent à plus grande échelle les traits majeurs de la morphologie sociale du
pays. Quelle dialectique entre organisation urbaine et morphologie sociale structure la ville
de Tunis ? L’urbain crée-t-il le social tunisois ou serait-ce l’inverse ?
Tunis, archétype du modèle de production socio-spatiale de la ville méditerranéenne
Partons de la coexistence au sein du tissu urbain de deux catégories de rapports à
l’espace : les rapports d’appropriation (ce que les habitants entreprennent pour manifester
leur possession plus ou moins exclusive d’un territoire) et les rapports de domination (la
permanence du pouvoir politique, l’ensemble des dispositifs collectifs d’aménagement).
L’anatomie de la ville est un compromis permanent entre la pluralité des phénomènes
d’appropriation et les interventions du pouvoir public. Ainsi, pour Levi-Strauss, l’espace ne
correspond pas seulement à des configurations spatiales et à des produits, mais renvoie
aussi à des producteurs de systèmes sociaux.
La ville de Tunis a durablement été façonnée (et l’est encore) par un déséquilibre
majeur et structurant dans lequel les rapports d’appropriation sont prépondérants sur ceux
de domination. Les aménageurs touchent généralement au spatial pour remodeler le social
(en vue d’accroître la mixité sociale, de favoriser l’intégration des populations, ou
d’améliorer les conditions de vie). A Tunis, la dialectique s’inverse. Les groupes sociaux
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sont les vrais faiseurs de la ville, d’où une morphologie «anarchique» et très fermement
ségrégée, qui elle-même à son tour nourrit le cloisonnement social. La ville est largement
clandestine et informelle (ou comment le social s’approprie et crée le spatial). En fait, les
villes méditerranéennes représentent des cas typiques de ce phénomène de production
sociale de la ville. Elles se sont étoffées par l’accumulation d’expériences et d’étapes de
croissance urbaine très caractéristiques. Najem Dhaher, professeur à l’Ecole nationale
d’architecture et d’urbanisme de Sidi Bou Said (la seule école de ce type dans l’ensemble de
la Tunisie, ce qui est révélateur), distingue ainsi trois phases dans le développement urbain
de Tunis :
- une étape historique qui correspond, dans le plan urbain, à la Médina de Tunis. Au
coeur de la ville et à l’extrémité de l’avenue centrale Bourguiba, elle s’organise autour du
noyau initial de la mosquée de la Zitouna et rassemble environ 100 000 habitants. La notion
d’espace public y est d’ailleurs ambiguë : envahies par les étals et contraintes par des
balises sociales, les rues y sont considérées comme le prolongement des commerces et des
maisons ;
- une étape coloniale (1880-1956) marquée par une idéologie urbaine singulière. Ce
nouvel échelon du processus d’élaboration de la ville est marqué par la mise en espace
d’une réflexion. La configuration spatiale est la traduction d’une pensée ; des courants
politiques, historiques, idéologiques orientent la production de l’urbain. La logique
coloniale de l’efficacité économique a ainsi profondément reformaté et durablement orienté
la trajectoire du développement de Tunis : pour exploiter au mieux les ressources du pays,
l’accent a été mis sur les villes et le littoral ; la dimension humaine/sociale et la prise en
compte des besoins de la population sont les grandes absentes de cette conception ;
- une étape post-coloniale et contemporaine dans laquelle l’Etat est effacé et qui se
caractérise par un étalement effréné de Tunis par morceaux discontinus spontanés ou
réglementaires. La ville se construit par interstices, sans véritable cohérence ni rationalité.
Cet état des choses est aussi du à l’incapacité de l’Etat tunisien de construire de
l’immobilier (la Tunisie compte seulement cinq promoteurs immobiliers). L’agglomération
tunisoise est le fruit de cette phase de développement urbain (l’assiette foncière urbaine de
Tunis est passée de 5 000 ha en 1956 à 34 000 ha en 2013.).
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Si le contrôle social sur le tissu urbain est souvent caractéristique des villes
méditerranéennes, ses manifestations diffèrent donc selon le contexte urbain, mais aussi
historique, économique, social et politique. Tunis est faite d’une variété de morphologies,
de productions, de sites urbains, et d’accumulations historiques. Cette urbanisation
hétéroclite est le résultat d’une politique du territoire non axée sur le développement
territorial et humain et sans correspondance avec la réalité socio-spatiale tunisienne.
D’autres logiques politiques et clientélistes d’urbanisation prévalent sur celles des
professionnels et sur les cadres réglementaires. Quand bien même les plans
d’aménagement et d’urbanisation aient été adoptés, l’application sur le terrain est bien
différente, et la ville souffre de l’absence d’une institution unique en charge de les
appliquer. Outre l’absence d’élus municipaux, ce contexte politique miné s’accompagne de
carences dans la législation et la régulation en matières urbaine et sociale. Dans une telle
situation, il est impossible de développer la ville selon une ligne directrice cohérente qui
permettrait de prendre en charge et de solutionner les problématiques d’intégration et de
mixité sociales.
Polynucléarité et ségrégation
Le mode d’appropriation sociale de la ville de Tunis est donc très spécifique. Il
résulte aujourd’hui en une ville polynucléaire extrêmement ségrégée : le centre classique
perd de son attractivité (même si l’Avenue Bourguiba a un peu retrouvé sa centralité avec
la Révolution tunisienne) et le tissu urbain est de plus en plus socialement contrasté et
désuni entre des noyaux urbains clairement distincts les uns des autres. Tunis est donc
passée de la centralité, à la polynucléarité, puis à la ségrégation (depuis ces dernières
années), long résultat d’un processus d’accumulation historique et d’une appropriation de
la ville par les groupes sociaux qui l’habitent. La ville informelle tend de plus en plus à
s’imposer, à travers le développement du commerce informel, d’une nouvelle urbanité, ou
de nouveaux usages de la ville (à l’image de l’investissement des trottoirs par les petits
commerces) symptomatiques de l’appropriation sociale accrue de l’espace public.
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Tunis est-elle une ville criminogène ? La capitale tunisienne génère autant de
communautés qu’elle ne crée de solitudes en isolant malgré elle les catégories sociales.
Avant d’être symbolique, la barrière à la mobilité entre les quartiers se traduit d’ailleurs
d’abord physiquement par la vétusté ou l’absence d’axes routiers “relieurs”. Le
TGM/métro léger quant à lui est trop sectoriel. La mobilité était réduite entre les différents
quartiers de Tunis car chacun était peuplé de ses propres communautés ou catégories
sociales.
Au cœur de ce processus ségrégatif, la complexité du découpage territorial et
administratif tient un rôle de premier rang. Le gouvernorat de Tunis est en effet subdivisé
en 21 délégations comprenant 161 imadas (la plus petite division administrative
tunisienne). Huit municipalités s’ajoutent à cette structure, sans la recouper...
Une identité plurielle dans la ville
L’urbain a une identité sociale, et le social colonise l’espace public pour donner à
voir son identité.
L’imaginaire collectif tunisois se structure autour d’une double appartenance typique à
Tunis, qui oscille entre une identité socio-spatiale locale entre Tunisois d’un même espace
intra-urbain (identification à un quartier) et un sentiment d’appartenance nationale.
L’entre-deux, au niveau de l’identité de la ville, ne semble pas trouver de réel écho à Tunis.
Cette identité par l’espace, caractérisée par un attachement au sol et à l’espace de voisinage,
est plus puissante et plus représentative des configurations sociales et de leur perpétuation
que l’attachement à la ville en elle-même.
Visite des différents quartiers - Illustration de l’éclatement polynucléaire tunisois
La Médina est historiquement le “quartier riche” de la Tunisie traditionnelle.
Cependant, une immigration d’envergure ne tarda pas à s’installer, des campagnes vers les
villes. Cet exode rural est, jusqu’à nos jours, l’un des ressorts fondamentaux des
bouleversements urbains tunisois. Comment intégrer ces nouvelles populations? Il est
aujourd’hui indéniable que les politiques urbaines n’ont toujours pas réussi à apporter une
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solution d’intégration durable. Une réelle opposition psychologique, pour ne pas parler
d’une discrimination, s’est établie dans les esprits vis-à-vis des populations d’origine non
tunisoise. C’est précisément cette “peur de la campagne”, dont Ibn Khaldoun a montré
l’importance dans l’histoire arabe, qui pousse les populations riches de la médina à s’exiler
dans des quartiers résidentiels, peuplés de classes supérieures, tels La Marsa ou Sidi Bou
Saïd. Ces oppositions et ces ruptures ne sont pas que des “affaires d’urbanistes”, il s’agit là
d’une structure vécue, ancrée, ressentie et perpétuée. L’auteur tunisienne Kaouther Khlifi
l’a bien compris. Dans son livre Ce que Tunis ne m’a pas dit, elle s’efforce avec finesse et
sincérité de retranscrire cette fragmentation du quotidien. Entre quartiers qui émergent ça
et là, “sans histoire” comme elle le précise et ces oppositions constantes entre tunisois
“histoire, dit elle, de ne pas être confondus”. Il n’y a pas un Tunis, mais des Tunis. Pas une
ville mais des villes tunisoises, qui correspondent grossièrement aux délégations tunisoises
et à des quartiers plus ou moins autonomes et isolés les uns des autres, au mode
d’organisation socio-spatial et à l’architecture propres. Au delà des lectures et des
conversations, c’est par le “voyage dans la ville” que nous avons voulu mener notre projet.
Nous vous invitons donc désormais à nous suivre et explorer un à un ces quartiers
géographiquement si proches mais structurellement si éloignés.
L’éclatement du tissu urbain tunisois
Avant même de commencer notre tour des quartiers principaux de la ville, notre
guide, le Docteur Najem Dahem, nous indique l’importance, dans la structure urbaine
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tunisoise, des zones dites “intersticielles” qui, progressivement, se sont insérées entre les
quartiers principaux. Le plus souvent, les constructions y sont illégales et désordonnées,
fruits de la corruption ambiante, objets de multiples procès et recours en justice.
Des constructions arrêtées par des
recours en justice
Nous commençons avec les quartiers de Sidi Bou Said et de la Marsa. Situés en bord
de mer, au nord de la ville, ils en constituent l’une des périphéries les plus fortunées. Les
maisons individuelles côtoient les résidences privées et les immenses villas du bord de mer.
Il ne s’agissait à l’origine que de résidences secondaires, c’est à dire des villas d’été de
riches tunisois de la Médina. Avec la venue en ville de nombreuses populations des
campagnes, un véritable exode “interurbain” s’est mis en place, traduit par la migration des
populations les plus aisées de la Medina (malgré sa rénovation) vers la Marsa et Sidi Bou
Said.
Nous arrivons ensuite au quartier des Berges du lac. Flambant neuf, c’est l’’un des
poumons économiques de la ville. Il incarne cet idéal de “ville nouvelle et moderne”. Créé
par remblaiement sur le lac autrefois marécageux par manque de terrains constructibles, il
représente à lui seul une nouvelle logique d’organisation de l’espace urbain. Dans une
approche polynucléaire de la banlieue tunisoise, le quartier des Berges du lac représente
l’un des pôles majeurs du grand Tunis, un de ces quartiers dédiés aux services qui, en
attirant les classes aisées, a contribué à l'appauvrissement du centre de Tunis. Un certain
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nombre de détails nous marquent dès notre entrée dans le quartier : l’absence de réseau de
transport, l’absence de Tram (alors qu’il existe dans d’autres quartiers) et de bus. Notre
guide urbaniste nous indique que les rues mêmes, par leur étroitesse, ne sauraient accueillir
de tels réseaux. Voici donc l’exemple d’un quartier construit et pensé en presque “autarcie”,
sans ramification au reste de la structure urbaine. Une requalification des espaces a été
pensée pour répondre aux demandes du gouvernement, sans consultation des populations.
Le nouveau quartier d’affaires et de
services de la ville de Tunis
Notre tour de la ville nous amène à présent au coeur de la classe moyenne tunisoise.
Les quartiers de El Menzah, Ennasr et El Manar constituent une continuité, initiée dans les
années 1970 et encore de nos jours en perpétuel agrandissement. Tout commence avec le
campus de l’Université de Tunis qui a attiré des commerces et des populations qui n’ont
cessé dès lors de rejoindre le quartier. Là encore, on constate une dynamique socio-spatiale
maintenant familière corrélée à l’agrandissement des quartiers et aux migrations de
population. Alors que ces quartiers sont au départ huppés et peuplés par des classes plutôt
bourgeoises, l’installation d’autres populations, plus modestes, provoque le départ des plus
riches. Cet urbanisme de réaction, et non d’anticipation, imprègne le processus d’étalement
de la capitale tunisienne et oriente puissamment la distribution sociale au sein de l’espace
urbain. Le social crée l’urbain, les quartiers se construisant au gré des afflux de population
dans un maillage désorganisé et parfois anarchique. En outre, ces quartiers d’El Menzah,
Ennasr et El Manar sont, eux aussi, très mal reliés à la ville.
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L’artère centrale d’Ennasr
La mosquée d’Ennasr, aux lignes futuristes, symbole d’une
volonté d’innovation urbaine
Structuré autour d’une gigantesque avenue centrale, en réalité la seule véritable
avenue du quartier, autour de laquelle s’organisent tous les bâtiments, Ennasr regarde son
propre centre sans s’ouvrir, via un réseau de transport, au reste de la ville. Des commerces
aux habitations, tout y est, comme si le quartier tout entier était pensé selon une logique
d’autarcie et constituait une véritable ville autonome.
Notre voyage tunisois se poursuit désormais dans les quartiers les plus pauvres de la
ville, réputés pour être des cités dans la cité. Nous prenons donc la direction de l’un des
plus connus d’entre eux, le quartier très populaire de Ettadhamen-Mnihla. Il est d’abord
utile de préciser que l’intégralité de ce quartier est construite selon une logique informelle,
comme 70% de la ville. Pas de permis de construire ni de cadastre, ce qui pose de sérieux
problèmes, en terme de réseaux urbains par exemple, qui sont ici défaillants ou inexistants.
Ettadhamen concentre les déshérités de la ville, tous ces hommes et ces femmes qui, venant
de la campagne, pensaient trouver à Tunis prospérité et travail. Les rues ici sont sinueuses
et étroites, inutile d’en trouver le nom, elles n’en ont pas le plus souvent. Les maisons sont
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basses et collées les unes aux autres. Certaines sont finies, d’autres non. Le cloisonnement
est ici le plus flagrant. Dans le dédale de rues, aucun bus ou tram. Les populations vivent
ici dans leur propre microcosme, nous indique notre guide. Les mouvements de population
sont rares se limitant bien souvent à une migration
journalière de travailleurs allant offrir leur services
dans les quartiers voisins. Les violences, émeutes et
règlements de comptes sont monnaie courante. Ce
quartier est aussi réputé pour son traditionnalisme
religieux. Là où l’Etat et la société civile ont échoué à
affirmer leur présence, Ennahda, le parti islamiste tunisien, tisse sa toile.
Quelques clichés de Ettadhamen. On y distingue l’étroitesse des rues, la
structure de l’habitat, bas et resserré ainsi que des réseaux
d’assainissement qui, parfois, se limitent à un sillon dans la rue.
Le sud de Tunis, marqué par une dense implantation industrielle, condense les
quartiers les plus défavorisés, coupés du tissu urbain. Nous nous rendons dans l’une de ces
cités, émergées du sol il y a de nombreuses années et pourtant toujours aussi isolées : la cité
Omar al Moktar. Construite au sommet de l’une des collines de l’agglomération tunisoise,
sur la rive du lac sud, elle a été entièrement financée par Mouammar Khadafi. Isolée et loin
de tout, elle correspond à ce que l’auteur Kaouther Khlifi qualifie de “société sans histoire”,
construite au milieu de nulle part, ne constituant en rien une réponse durable et efficace
aux besoins de la ville.
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On distingue sur cette photo quelques
bâtiments de la cité Omar al-Moktar construits,
ironie du sort, en zone inondable.
Au terme de notre voyage tunisois, nous nous retrouvons sur l’Avenue Bourguiba,
artère principale de la ville. Peuplée autant de symboles historiques que de lieux de
pouvoirs, une foule s’y presse constamment. Serait-ce là le lieu de partage et d’unité, cet
espace de “vivre ensemble” que nous recherchons ? “L’avenue est chargée d’Histoire et
d’histoires” indique K. Khlifi. Les individus grouillent ça et là, “en satellite les uns par rapport
aux autres”. Mais est-ce suffisant pour faire du lieu un espace commun, un lieu d’unité ? Si
le peuple a su s’y réunir dans les temps de la révolution, qu’en est-il du quotidien? Nous
avons tenté d’arrêter et d’interroger un à un les passants, leur demandant d’où ils venaient
et quels étaient, selon eux, les éléments marquants de l’avenue. Nous pensions, par ce petit
sondage, trouver dans les esprits une référence unique, une perception partagée de la
grande avenue. Tel ne fut pas le cas.
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Ce tableau rassemble, pour différents types de “passants” (déplacement quotidien, détente et
sortie du travail, touriste), les éléments à leurs yeux les plus marquants. Là encore on ne retrouve que peu
d’éléments fédérateurs. L’avenue est porteuse de multiples interprétations et ne parvient pas, à ce titre, à
occuper une place commune dans l’imaginaire collectif.
Lieu de passage, lieu de voyage, mais pas lieu de partage. La grande avenue ne fait
pas consensus, chacun la perçoit différemment et aucune unité de sens n’existe dans les
esprits. Même la rue la plus emblématique de Tunis ne parvient pas à réunir tous les
Tunisois sous une même perception symbolique. Les gens s’y superposent, les gens s’y
croisent, dans un sens puis dans l’autre, mais sans plus. Alors que le voyage touche à son
terme, nous rejoignons le point de vue de l’auteur Kaouther Khlifi qui, dans les dernières
pages de son premier livre, indique: “L’Avenue Bourguiba, avenue où l’on ne se connait pas. Où
tout le monde te connaît et me connaît, sans que personne ne nous connaisse”.
Penser la ville intégratrice
Les effets ségrégatifs à Tunis se sont accentués avec l’insertion de la capitale dans la
mondialisation et un contexte politique mouvant et miné. Cette perpétuation et
accentuation de la fragmentation socio-spatiale tunisoise ont rendu plus aigus les enjeux
d’une bonne gouvernance, aussi bien sociale qu’urbaine. La question de la pauvreté par
exemple ne semble pouvoir se discuter que sur la base d’une analyse qui se fonde sur le
registre économique autant que sur le registre spatial. Comment penser la ville
“intégratrice” ?
- Il n’y a pas d’idéal-type de la ville “inclusive”. La juste adéquation des capacités
d’intégration sociale d’une ville et de son organisation dépend fortement de sa spécificité et
du contexte. On ne peut appréhender une telle question sans comprendre (et prendre
conscience) au préalable la réalité socio-économique dans laquelle elle s’implante et les
solutions qu’elle exige spécifiquement (amélioration des conditions de vie, réparation,
viabilisation, facilitation de l’accès au crédit). Cette évaluation mériterait de se doubler
d’une réflexion sur les moyen et long termes, une temporalité que les questions sociales
exigent par nature ;
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- Penser la ville comme un tout cohérent organisé selon une ligne directrice
maintenue ;
- De façon plus large, repenser un découpage territorial administratif complexe dans
une logique de cohérence. Vers l’intercommunalité ? Décentralisation ? L’arrivée des
élections municipales pourrait changer la donne : des élus au plus près des réalités.
- Penser de nouvelles formes d’organisation de la société et envisager la ville comme
une communauté unique faite d’individualités, en inventant de nouvelles formes de
solidarité ;
- Lutter contre la corruption et le clientélisme ; encourager la transparence ;
- Retravailler la législation relative aux normes urbaines et s’assurer de leur
application ;
- Repenser la ville sur un mode participatif : faire des habitants de la ville des
décideurs, en tant que bénéficiaires des aménagements. Intégrer la population au processus
de décision sur le futur de la ville permettrait de rééquilibrer le rapport entre forces
d’appropriation et forces de domination de Tunis.
La ville est le résultat d’un surplus démographique de la campagne et doit jouer son
rôle régional. Améliorer l’agriculture et travailler à la restructuration du monde rural peut
impacter indirectement sur la gestion socio-urbaine.
Conclusion
A Tunis finalement, ce n’est pas tant l’urbain qui crée le social mais le non-urbain.
L’éloignement politique vis-à-vis de la réalité socio-spatiale, l’absence de véritable politique
d’urbanisme, la non-application des réglementations, et la défaillance de régulation en
matière urbaine façonnent le tableau social tunisois, et génèrent ou renforcent la
ségrégation socio-spatiale. Avec la désertion de l’Etat, c’est l’ «urbanisme des pauvres»,
«sauvage», spontané, incohérent et déstructuré, qui modèle la carte et les dynamiques
sociales tunisoises et sépare de fait les communautés. «C’est comme donner un stylo à
quelqu’un qui ne sait pas écrire, il se débrouille comme il le peut.» (Najem Dhaher). Le refus par
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les planificateurs d’assumer l’existence d’une telle ségrégation sociale et, au-delà, d’une
véritable polysegmentation de la société tunisienne n’a pas permis de décloisonner la
population tunisoise, mais a au contraire aggravé l’état de la discrimination socio-spatiale.
Cette fragmentation tunisoise et ses processus ségrégatifs sont à l’image de l’ensemble du
territoire tunisien : le plan d’aménagement du territoire tunisien de 1985 a été adopté afin
de réduire les inégalités socio-territoriales qui marquent la Tunisie, mais n’a jamais été
appliqué, malgré la pertinence et les enjeux dont il était porteur.
Les pouvoirs publics ne devraient-ils pas tenter de remplacer un système
d’organisation urbaine spontané fondé sur le social par un mode de division commercial ou
temporel (temps de travail/temps de consommation, temps pour les courses/temps pour
les loisirs, temps de transport/temps de séjour) ?
Nous tenons à remercier chaleureusement Messieurs Morched Chabbi, urbaniste, et
Najem Dhaher, professeur à l’Ecole nationale d’architecture et d’urbanisme de Sidi Bou
Said, pour leur disponibilité et l’analyse précieuse qu’ils ont apportée à notre projet
d’étude.