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LA PHILOSOPHIE AU RISQUE DE L'AUTOBIOGRAPHIE Bruno Clément Collège international de Philosophie | Rue Descartes 2005/1 - n° 47 pages 31 à 44 ISSN 1144-0821 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-rue-descartes-2005-1-page-31.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Clément Bruno, « La philosophie au risque de l'autobiographie », Rue Descartes, 2005/1 n° 47, p. 31-44. DOI : 10.3917/rdes.047.0031 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Collège international de Philosophie. © Collège international de Philosophie. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 190.16.248.249 - 15/08/2013 19h56. © Collège international de Philosophie Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 190.16.248.249 - 15/08/2013 19h56. © Collège international de Philosophie

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LA PHILOSOPHIE AU RISQUE DE L'AUTOBIOGRAPHIE Bruno Clément Collège international de Philosophie | Rue Descartes 2005/1 - n° 47pages 31 à 44

ISSN 1144-0821

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-rue-descartes-2005-1-page-31.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Clément Bruno, « La philosophie au risque de l'autobiographie »,

Rue Descartes, 2005/1 n° 47, p. 31-44. DOI : 10.3917/rdes.047.0031

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1. « Autoportrait à soixante-dix ans », in Situations, X, Gallimard, 1976, p. 137-138. |2. « L’écritureet la publication », entretien avec Michel Sicard, numéro spécial d’Obliques (1979), p. 26.

BRUNO CLÉMENTLa philosophie au risquede l’autobiographieLe partage entre écriture philosophique et écriture littéraire, entre écriture romanesque etécriture biographique, entre écriture de soi et écriture de l’autre, entre écriture et oralité,Sartre n’a cessé de l’affirmer, d’en poser l’équation, d’en préciser les limites et les conditions,d’en indiquer le sens. Non sans contradictions plus ou moins flagrantes, plus ou moinsconscientes. La chose a été remarquée quelquefois, et (plus rarement) commentée.La thèse sartrienne sur le sujet est bien connue : alors que l’écriture littéraire est « en style »,essayant « de donner à chaque phrase des sens multiples et superposés », l’écriturephilosophique est « sans style » car « en philosophie, chaque phrase ne doit avoir qu’unsens »1. On cite moins souvent la proposition contraire, que Sartre a pourtant plusieurs foisformulée : « Il ne faut pas oublier qu’une phrase dans un essai critique, et même enphilosophie – surtout en philosophie d’ailleurs – a plusieurs sens, dont certains objectifs, etqui échappent 2.»Le partage, largement admis, ne va pas pourtant sans quelques flottements. Selon lesbibliothèques, on trouvera L’Idiot de la famille au rayon « Philosophie » (le livre a parudans « La Bibliothèque de philosophie », chez Gallimard, et l’auteur le donne en effetcomme « la suite de Questions de méthode », qui ouvre Critique de la Raison dialectique) ouau rayon « Littérature » (après tout, c’est une étude sur Flaubert…) La remarque seraitde peu de conséquence si Sartre lui-même ne désignait L’Idiot (en même temps d’ailleursque le Saint Genet) comme le type de l’ouvrage qu’il a toute sa vie voulu écrire : « Il y aeu deux œuvres de philosophie pure : L’Être et le Néant et Critique de la raison dialectique,mais c’est un peu en dehors de ce que j’aime faire. Le Saint Genet et L’Idiot de la familleme paraissent tout à fait représenter ce que j’ai cherché : c’est l’événement qui doit être

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écrit littérairement et qui, en même temps, doit donner un sens philosophique. La totalitéde mon œuvre, ce sera ça : une œuvre littéraire qui a un sens philosophique 3. »Cette hésitation renvoie à la contradiction, apparemment seulement technique, que je relevaispour commencer – contradiction que je crois inhérente à l’œuvre de Sartre, mais dont lesimplications sont virtuellement infinies. Je voudrais essayer de donner sens et statut à cettehésitation, et faire travailler la contradiction à laquelle elle conduit presque fatalement, enposant la question de l’écriture autobiographique chez Sartre. Car l’implicationautobiographique, ou son soupçon, est précisément ce qui tout à la fois menace et motive lesdistinctions sartriennes. L’autobiographie est peut-être même le point aveugle et sourd deces antithèses fermes et obstinées, dissymétriques et décidées.Les quelques propositions que je veux hasarder, Sartre n’est pas allé jusqu’à les formuler, maisson œuvre, je le crois, ne les interdit pas ; il me semble même que l’un des enjeux importantsde son œuvre aujourd’hui serait à chercher dans ces parages. Parmi les déclarationscontradictoires de Sartre sur le thème, il me semble en effet que celles qui confessent laconjonction, l’entremêlement indiscernables ont aujourd’hui bien plus de vraisemblance queles autres. Ce qui ne peut se soutenir que si l’on donne un statut théorique raisonné à ladénégation, à laquelle il faudrait donc reconnaître une visée également poétique. Ce partipris ne se justifie pas seulement, je crois, par le consensus quasi unanime de la critiquesartrienne sur ce point (les biographies sont presque universellement perçues comme desautobiographies indirectes, ou déguisées), mais par la simple constatation que lebiographique occupe dans cette œuvre un volume considérable, et que l’autobiographique,qui le varie, a fait l’objet de déclarations, de projets, de réalisations innombrables, surtoutdans les dernières années. Jouer Sartre contre Sartre, comme y invite le titre du présentnuméro, c’est donc, à la lettre et à la fois, s’opposer à Sartre lui-même, mais c’est aussi lefaire en son nom. Contre Sartre et au nom de Sartre, j’examinerai donc cette hypothèse :seule la veine biographique de l’œuvre est susceptible de rendre compte de la disjonction, etsinon de l’apaiser, du moins de l’édulcorer.Un contre-pied aussi manifeste, d’ailleurs aussi décidé, doit d’abord s’expliquer sur lapratique du détournement, voire de la trahison. Si la pratique d’une lecture impliquée,partisane, annexante ne pose (plus) guère de problèmes théoriques lorsque le texte lu est« littéraire », la chose ne va certes pas de soi lorsqu’il est « philosophique ». Sartre lui-même,dans l’un des nombreux endroits où il cherche à distinguer dans l’indémêlable (« littérature et

3. Ibid., p. 29.

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Olivier Blanckart, Moi en Jean-Paul Sartre, 2000Tirage argentique d’après polaroïd 12,6 x 17,4 cm ;édition à 5 exemplaires.Courtesy galerie Loevenbruck, Paris.© Olivier Blanckart / Galerie Loevenbruck, Paris.

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philosophie mêlées », disait Hugo), affirme l’unicité et la permanence de l’énoncéphilosophique : « De façon générale, il est toujours plus difficile d’écrire, mettons quatrephrases en une, qu’une seule en une seule comme en philosophie. Une phrase comme Je pense,donc je suis peut avoir des conséquences infinies dans toutes les directions, mais, en tant quephrase, elle a le sens que Descartes lui a donné 4. » Ce n’est pas trahir Sartre que soutenir laproposition contraire, qui pour être autrement sartrienne n’en est pas moins certainementsartrienne : « Il y a une lie infinie du texte, dit-il encore, et nous pouvons en connaître certainsaspects dans notre vie : si nous nous occupons d’une œuvre que nous avons écrite dix ou vingtans plus tôt, quelque chose s’y découvre et paraît, que nous n’y avions pas mise, n’ayant pascompris qu’elle y était au temps que nous l’avons écrite, mais qui maintenant paraît son sensvéritable 5. »Merleau-Ponty avait avancé, pour justifier sa lecture de Husserl, quelques propositionsexigeantes et rigoureuses ; il avait même forgé à cette occasion, sinon à cette fin, le conceptd’« impensé », disant qu’il l’empruntait à Heidegger 6. L’impensé de Husserl selon Merleau-Ponty n’est pas exactement l’implicite de Husserl ; il ne justifie pas non plus undétournement pur et simple ; le concept cherche plutôt à donner un statut philosophique –« épistémologique », sans doute, vaudrait mieux – à la pratique qui consiste à tirer desconséquences, même extrêmes, de propositions auxquelles l’histoire, auxquelles d’autreslectures, voire un simple coup d’œil étranger ont conféré un peu de relativité. « Quand Husserltermine sa vie, dit Merleau-Ponty, il y a un impensé de Husserl, qui est bel et bien à lui, et quipourtant ouvre sur autre chose. Penser n’est pas posséder des objets de pensée, c’estcirconscrire par eux un domaine à penser, que nous ne pensons donc pas encore. » C’est ainsique peut se justifier une pratique de lecture qu’on dirait aussi bien « traître ». La trahison àlaquelle je procède ici consiste en somme à soupçonner la contradiction, à la prendre ausérieux ; à chercher le commun dénominateur d’éléments réputés par Sartre sans communemesure.La proposition essentielle – scandaleuse, en un sens – serait donc celle-ci : il n’y a pas lieu dedistinguer fondamentalement entre écriture philosophique et écriture littéraire. Lesconséquences d’un tel postulat affectent en premier lieu l’œuvre qui, le contestant, permetpourtant qu’il vienne à l’idée. Il voudrait en effet qu’on la relise en totalité, et qu’on tente nonseulement d’apercevoir le « philosophique » dans le « littéraire » (dans La Nausée, dans lesMots, dans Huis clos), ce qui a été fait souvent, sans que Sartre d’ailleurs s’en plaigne ; mais

4. « Autoportrait à soixante-dix ans », entretien avec Michel Contat, loc. cit., p. 139. |5.« L’écriture et la publication », loc. cit., p. 26; je souligne. |6. Maurice Merleau-Ponty, « Le philo-sophe et son ombre », in Signes, Gallimard, 1960 (je cite l’édition Folio essais).

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aussi le « littéraire » dans le « philosophique » (dans L’Être et le Néant, dans Questions deméthode, etc.), ce que Sartre a parfois, mais plus rarement, esquissé ou laissé esquisser.Ce postulat demanderait aussi, si on voulait le mettre à l’épreuve, qu’on lise de près lestextes qui, contestant sa vraisemblance, ne laissent pas de l’asseoir quelque peu : Saint Genet,donc, L’Idiot de la famille ; mais aussi Baudelaire qui, considéré du point de vue que je veuxesquisser, pourrait presque être lu comme l’un des chapitres de cette fameuse suite des Mots,longtemps promise et finalement jamais écrite. C’est dans le Baudelaire en effet, etseulement là, qu’on apprend quelle réaction au remariage de la mère bien-aimée peutinventer un adolescent que son enfance a conduit, comme fatalement, vers la littérature.Textes hybrides et ambigus, que Sartre range tantôt dans ses œuvres philosophiques, tantôtdans ses œuvres littéraires ; qui lui permettent, plutôt, de plaider pour une abolition, aumoins un accommodement de la frontière, par trop rigide et marquée, bien arbitraire pourtout dire, qui sépare la littérature de la philosophie : « Tout ce que j’ai écrit, dit-il parexemple, et entre autres, est à la fois philosophie et littérature, non pas juxtaposées, maischaque élément donné est à la fois littéraire et philosophique, aussi bien dans les romans quedans la critique 7. »Des remarques comme celle-là permettraient de reformuler ma proposition hasardeuse –périlleuse – qui deviendrait donc : dans l’œuvre de Sartre, la distinction entre littérature etphilosophie est mise à mal par la pratique singulière d’une écriture obliquement, etobscurément, et obstinément, autobiographique. Une formulation extrême de cette formuleextrême serait : l’entreprise philosophique n’est qu’une face de l’entreprise générale qui nefait jamais fi de l’autobiographique. Ou, plus radicalement encore : chez Sartre, il n’y ad’écriture qu’autobiographique.À remarquer que si l’on disait « subjectif » au lieu d’« autobiographique », on trouverait sansdoute dans ces années-là (les années 1940 et 1950) quelques formules harmoniques. Merleau-Ponty n’est jamais allé, certes, jusqu’à coordonner philosophie et autobiographie, jusqu’à lesconjoindre, mais il a postulé qu’« une fois introduite en philosophie, la pensée du subjectif nese laisse plus ignorer » ; que « la pensée du subjectif est un de ces solides que la philosophiedevra digérer »8. Il est frappant de constater d’ailleurs que dans « La découverte de lasubjectivité », il s’appuie précisément sur le Sartre de L’Être et le néant pour étayer sa thèse etrapporter, par exemple, la philosophie de Heidegger au goût subjectif de son auteur : « Lephilosophe même qui aujourd’hui regrette Parménide et voudrait nous rendre nos rapports

7.. « L’écriture et la publication », loc. cit., p. 29; c’est Sartre qui souligne l’indiscernable coor-dination. |8. « Partout et nulle part », in Signes, op. cit., p. 250.

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avec l’Être tels qu’ils ont été avant la conscience de soi doit justement à la conscience de soison sens et son goût de l’ontologie primordiale. La subjectivité est une de ces pensées en deçàdesquelles on ne revient pas, même et surtout si on les dépasse. » (Ibid.)Les conséquences du postulat de départ – peut-être pas si fracassant finalement – neconcerneraient donc pas le seul Sartre. On prétendrait sans mal d’ailleurs, au nom même dela thèse sartrienne bien connue selon laquelle tout homme est un universel singulier, que lavérité découverte à propos de tel individu – ou sous son prétexte – vaudrait également pourtout un chacun : pour Baudelaire, pour Genet, pour Tintoret, pour Mallarmé, mais aussi – etpourquoi pas ? – pour Augustin, pour Derrida, pour Descartes, pour Nietzsche, pour Valéry.L’intuition de Sartre serait alors que l’écriture de la philosophie ne relève pas d’un processusfondamentalement différent de celui qui régit aussi l’écriture des romans, du théâtre – ou del’autobiographie ; que le concept d’universel singulier, dont il a tant usé, n’a peut-être mêmeété forgé que pour rendre pensable cette postulation vive et double : d’un côté (le littéraire)ce qui relèverait du singulier ; de l’autre (philosophique), de l’universel. D’où l’attentionindéfectible de Sartre à la généricité ; d’où sa revendication intermittente d’une indécision desfrontières ; d’où peut-être aussi, et non loin de là (chez Merleau-Ponty), la place charnièreassignée à la philosophie, précisément entre l’universel et le particulier : « La discordance desphilosophies tient à ce que la subjectivité n’est pas chose ni substance, mais l’extrémité duparticulier comme de l’universel, à ce qu’elle est Protée 9. »Si Descartes est dans un bref développement que Sartre consacre à la question 10 l’exempleimmanquable de l’écriture univoque, Stendhal est, lui, l’anti-Descartes. Le premier peutécrire : « Je pense, donc je suis » ; le second : « Tant qu’il put voir le clocher de Verrières,souvent Julien se retourna ». La première phrase n’a que « le sens que Descartes lui adonné » ; tandis que dans la seconde, « en disant simplement ce que son personnage fait,[Stendhal] nous donne ce que Julien sent, et en même temps ce que sent Mme de Rénal, etc. »Dans la même page Sartre essaie, sur ce modèle, d’opposer l’écriture des Mots, où il a, dit-il,« essayé de donner à chaque phrase des sens multiples et superposés », à celle de L’Être et lenéant, ou de ses textes philosophiques en général, dont le langage « exclusivement technique »est censé garantir l’univocité.L’équation serait quelque chose comme : « Les Mots sont à L’Être et le néant ce que Stendhal est àDescartes » ; ou « ce que l’écriture littéraire est à l’écriture philosophique ». Mais les choses, onle sait bien, ne sont pas si simples. Non seulement parce que l’écriture philosophique n’est

9. Ibid., p. 249-250. |10. « Autoportrait à soixante-dix ans », loc. cit., p. 137-139.

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jamais garantie contre l’équivocité : celle de L’Être et le néant accueille, indûment maisfatalement, « des phrases d’ordre littéraire »11 ; mais aussi parce que, symétriquement, lasingularité que Les Mots cherchent à fixer dans un langage feuilleté se résout finalement en uneuniversalité univoque et désenchantée ; ou, si l’on veut, parce que l’homme des Mots est « toutl’homme ». Et de fait Stendhal, l’homme des romans presque explicitement impliqués, estaussi l’homme de l’égotisme, de la dictée – d’une dictée qu’on imagine joyeuse et spontanée ;quant à Descartes, philosophe en première personne, il est épris de poésie autant que decertitudes 12, et cet éclectisme explique peut-être les dix-huit ans (1619-1637) qu’il mit pourtrouver la formule poétique de son Discours. Stendhal, romancier assez peu laborieux, est àDescartes, philosophe narrateur, poéticien inquiet et scrupuleux, ce que Descartes est àStendhal : son envers pas tout à fait symétrique, son infirmation vive et urgente. Mieux :Stendhal est à Descartes ce que Sartre est à Sartre.S’entretenant avec Michel Contat, Sartre déplore précisément la contrainte, à quoi le réduit saquasi-cécité, de s’en remettre désormais à une sorte de pratique orale de l’écriture – pratiquepresque stendhalienne, en un sens, en tout cas volontiers, et même décidémentautobiographique. S’il y a un impensé de Sartre en matière d’écriture, c’est dans ces parages,me semble-t-il, qu’il faut le chercher, le « tremblé » des références, leur indécision – sinonleur approximation –, la diversité des pratiques enfin, permettant la liaison en vue de laquelleelles sont convoquées.Le travail générique de Sartre (travail inquiet, inlassable, considérable, et dont lesimplications, je le crois, restent à évaluer) serait donc l’indice le moins douteux del’impensable conjonction.Partons de La Nausée. Il ne s’agirait pas tant, dans la perspective qui est la mienne, de chercherà mesurer l’implication de la philosophie dans la trame romanesque que de mettre cetteintrication avec une autre plus résolue, qui a les genres (leur frontière, leur nature, leurlégitimité) pour matière et souci. Roquentin, il faut le rappeler, est un diariste : le genre qu’ilpratique est apparenté à l’autobiographie ; son pronom d’usage est la première personne dusingulier ; et son aventure, certes, est singulière. Sans qu’on puisse en déduire – tout est là,évidemment – que l’universel lui soit du tout indifférent ni étranger. Cette premièrepersonne, à la fois propos et obstacle, visée et entrave, est pour le philosophe Sartre le pronomde la plus grande – et sans doute de la plus préoccupante – ambiguïté. Le livre dans son

11. « Oui, j’utilisais, par erreur – comme d’ailleurs la plupart des philosophes l’ont fait – des phrasesd’ordre littéraire pour un texte dont le langage aurait dû être exclusivement technique, c’est-à-diredont les mots auraient dû avoir un sens univoque. », Ibid. (je souligne). |12. « J’étais amoureux de lapoésie »; « je me plaisais surtout aux mathématiques, à cause de la certitude et de l’évidence de leursraisons », Descartes, Discours de la méthode, première partie, p. 36 de l’édition GF Flammarion.

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ensemble retrace, à la première personne, le trajet de quelqu’un qui renonce à son projetinitial de reconstituer la vie d’un personnage historique (le marquis de Rollebon), pourentreprendre un récit d’un autre genre : un roman. Or, si la biographie de Rollebon estimpossible c’est précisément que la première personne la menace en chacun de ses lieux :« Ce sont des hypothèses honnêtes et qui rendent compte des faits, dit Roquentin à propos deses reconstitutions historiques ; mais je sens bien qu’elles viennent de moi, qu’elles sont toutsimplement une manière d’unifier mes connaissances […] J’ai l’impression de faire un travailde pure imagination. Encore suis-je bien sûr que des personnages de roman auraient l’air plusvrais 13. »Si le roman au contraire est finalement souhaitable, ce n’est pas qu’il soit pur de touteimplication subjective, c’est au contraire que le choix résolu de l’imaginaire est seulsusceptible de réaliser une nouvelle configuration subjective, elle hautement désirée : « Mais ilviendrait bien un moment où le livre serait écrit, serait derrière moi, et je pense qu’un peu declarté tomberait sur mon passé. Alors peut-être que je pourrais, à travers lui, me rappeler mavie sans répugnance […] Et j’arriverais – au passé, rien qu’au passé – à m’accepter 14. »Ce qui sépare l’entreprise biographique de l’aventure romanesque, c’est l’acceptation de lavisée autobiographique (« un peu de clarté tomberait sur mon passé… »), c’est l’espoir, grâceà cela, d’une coïncidence apaisée de soi avec soi (« et j’arriverais – au passé, rien qu’au passé– à m’accepter »).La biographie n’est pas recommandable car elle ne prospère que d’une implication subjectivemal maîtrisée. Le roman lui est donc préférable, mais c’est à condition que sa visée soitindirectement autobiographique 15. À quoi il faut évidemment ajouter que l’entrepriseautobiographique proprement dite n’est justifiable en droit que si elle est elle-mêmeromanesque : « Les Mots est une espèce de roman aussi, un roman auquel je crois, mais quireste malgré tout un roman 16. »La Nausée certes est un roman ; mais le livre a la forme d’un journal relatant par le menu uneexpérience existentielle singulière et une hésitation poétique de fond (biographie ou roman ?)Il est évidemment fondamental que le roman monnaie l’expérience existentielletraumatisante (la découverte de l’existence) en termes de poétique. Biographie et romans’opposent (et s’excluent) en effet comme le « réel » et l’« imaginaire », ce qui existe (« Mon

13. Jean-Paul Sartre, La Nausée, Gallimard, édition Folio, p. 24-25. |14. Ibid., p. 249. |15. Au débutdes années soixante-dix, Sartre caressait l’idée d’écrire un roman « qui aurait été la suite de [s]onautobiographie, et dont [il] avai[t] abandonné le projet ». « L’élément de fiction aurait été trèsmince; j’aurais créé un personnage dont il aurait fallu que le lecteur pût dire: “Cet homme dont il estquestion, c’est Sartre”. […] La meilleure manière de comprendre le personnage aurait été d’y chercherce qui lui venait de moi. », « Autoportrait à soixante-dix ans », loc. cit., p. 145. |16. Ibid., p. 14.

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erreur, c’était de vouloir ressusciter M. de Rollebon 17 ») et ce qui n’existe pas (« Il faudraitqu’on devine, derrière les mots imprimés, derrière les pages, quelque chose qui n’existeraitpas, qui serait au-dessus de l’existence 18. ») Configuration absolument remarquable. Tous lesingrédients de l’entreprise sartrienne sont déjà présents, et déjà ordonnés, selon unehiérarchie qui, en gros, restera la même jusqu’à la fin. La présence intriquée du roman, de labiographie, de l’autobiographie, du discours philosophique est surplombée par le choix del’imaginaire, seule réponse adéquate à la rencontre – vive et nauséeuse – de l’existence.Il n’est pas exagéré de dire que c’est cette équation, et non une autre, qui est mise en œuvredans L’Être et le Néant, où les paramètres sont seulement distribués différemment. Ce queRoquentin relatait au jour le jour et qui était donc déployé selon une temporalité incarnée estici exposé selon un ordre plus méthodique, plus rationnel si l’on veut – plus propre aussi àl’exposé spéculatif. La différence générique (là un roman, ici un essai 19) est l’indice d’unehésitation, mieux : d’une indécision générique ; chaque livre de Sartre est comme une relancede cette hésitation fondamentale, l’espoir d’une formule enfin parfaite 20. La Nausée, on l’abien souvent noté, est un roman « philosophique » ; mais L’Être et le Néant, cela a été biensouvent dit aussi, comporte des exemples, des descriptions, des scènes, des personnages (legarçon de café ; mais aussi l’En-soi, le pour-soi, qui se comportent dans le livre comme devéritables personnages ; mais aussi Flaubert, qui est – déjà – l’objet d’un développementimportant). Les deux ouvrages se terminent d’ailleurs sur le projet, formulé par le narrateur,d’écrire un livre d’un type nouveau. « Une autre espèce de livre. Je ne sais pas très bienlaquelle », disait Roquentin ; et le narrateur de L’Être et le Néant : « Cette psychanalyse [il s’agitde la psychanalyse existentielle, dont le livre tente de jeter les bases] n’a pas encore trouvé sonFreud ; tout au plus peut-on en trouver le pressentiment dans certaines biographiesparticulièrement réussies. Nous espérons pouvoir tenter d’en donner ailleurs deux exemples,à propos de Flaubert et de Dostoïevsky. Mais il nous importe peu, ici, qu’elle existe :l’important pour nous c’est qu’elle soit possible 21. »Contrairement aux apparences, il ne s’agit pas d’un retour au premier projet de Roquentin(une biographie type Rollebon), mais d’une confirmation de sa décision timide et précaire,douteuse et décidée (écrire un roman). Ce type de biographie idéale (« particulièrementréussie ») serait en effet une sorte de roman : « Un écrivain est toujours un homme qui a plusou moins choisi l’imaginaire ; il lui faut une certaine dose de fiction. Pour ma part, je la trouvedans mon travail sur Flaubert, qu’on peut d’ailleurs considérer comme un roman. Je souhaite

17. La Nausée, op. cit., p. 249. |18. Ibid. |19. Essai d’ontologie phénoménologique est le sous-titre deL’Être et le néant. |20. Il n’est pas impossible que le Saint Genet, que le Flaubert, si difficiles àcaractériser de ce point de vue, soient les entreprises qui s’approchent le plus de cet idéal impos-sible. |21. L’Être et le néant, op. cit., p. 620.

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même que les gens disent que c’est un vrai roman 22.» L’aveu n’est pas seulement ducaractère fictionnel de l’entreprise « biographique », il est aussi de la proximité du biographeavec son objet. Proximité si souvent confessée et si souvent déniée que cela vaut presque pourpreuve 23.C’est une manière comme une autre de lire L’Être et le néant que d’en faire le premier jalon decette entreprise, folle infiniment, dont L’Idiot de la famille est le monument inachevé. Et lelivre de philosophie expose bien, finalement, le même rêve de réconciliation de soi avec soi,d’acceptation de soi, de coïncidence de soi avec soi qu’escomptait le roman. « S’accepter »,c’était le rêve de Roquentin ; ce sera celui de Genet ; celui du narrateur des Mots, qui détesteson enfance 24 et finit par trouver avec l’enfant qu’il n’a pas cessé d’être une paix relative ;mais c’est aussi celui du pour-soi dans L’Être et le Néant : « Concrètement, chaque Pour-soi estmanque d’une certaine coïncidence avec soi. Cela signifie qu’il est hanté par la présence de ceavec quoi il devrait coïncider pour être soi 25.»Or, si Flaubert est un personnage de roman, pourquoi serait-il différent de Roquentin qui estet n’est pas son auteur 26 ? En quoi, même, différerait-il du pour-soi qui tient à l’En-soi pardes liens forts, ébranlables difficilement – essentiels en fait, puisque ce sont ces liens qui merattachent à ce que j’appelle mon passé 27 ?Il y aurait donc deux manières, d’ailleurs non exclusives, d’entendre la proposition qui diraitque L’Être et le Néant – par exemple – est un livre de philosophie autobiographique. Lapremière consisterait à faire l’inventaire des thèmes et motifs existentiels qui fournissent lematériel des exemples, des scènes, des micro-récits dont le livre fourmille (la nausée, lepoisseux, la lecture, le visqueux, la terrasse de café, Flaubert, etc.) Cette manière est la plusordinairement tentée. On la justifierait sans trop de mal par des recoupements avec les romans(qui eux aussi…), et l’on pourrait tenter dans cet esprit une sorte de topographie del’imaginaire sartrien à partir de son travail philosophique. On la justifierait encore par unemise en rapport de tel ou tel développement, ou au contraire de telle esquisse, avec uneentreprise de plus longue haleine et de plus fraîche date que l’obsession autobiographique

22. « Sur moi-même », in Situations IX, p. 123. |23. C’est sans doute cela que Sartre cherche à préciserlorsque, dans un entretien avec Michel Sicard, il dit vouloir se démarquer de la pratique biographiquedes professeurs de philosophie (Michel Sicard, Essais sur Sartre, op. cit., p. 152). |24. « Et puis lelecteur a compris que je déteste mon enfance et tout ce qui en survit » (Les Mots, Gallimard, éditionBlanche, p. 137). |25. L’Être et le Néant, p. 137 (je cite l’édition Tel, Gallimard). |26. « J’étaisRoquentin […]; en même temps j’étais moi. », Les Mots, op. cit., p. 210 (souligné par Sartre). |27. « Pardéfinition, le pour-soi existe sous l’obligation d’assumer et il ne peut rien être que pour soi. Maisprécisément, il ne peut assumer son être que par une reprise de cet être qui le met à distance de cetêtre. » (L’Être et le Néant, op. cit., p. 153; on se souvient de Roquentin: « J’arriverais – au passé, rienqu’au passé – à m’accepter. », La Nausée, op. cit., p. 250).

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inquiète et façonne. On dirait alors que L’Idiot de la famille est la suite non de Questions deméthode, mais de l’Être et le néant.La seconde manière, bien moins souvent pratiquée, s’affronterait pourtant à des serruresautrement mystérieuses, ouvrirait des voies philosophiques autrement excitantes. Elleconsisterait en effet à rapporter les concepts mis en place à une subjectivité en mald’identification et de reconstitution historique de soi. À y regarder de près, certains textes deSartre lui-même invitent à envisager sans ironie cette hypothèse, qui me paraît aujourd’huil’une des plus stimulantes que Sartre, peut-être contre son gré en effet, nous ait laissé àpenser. J’ai toujours été frappé par l’audace de cet aveu, à la fin des Mots, par ses implicationsvertigineuses :« [Jean-Paul a 12 ans, il vient de découvrir l’inexistence de Dieu] Je crus l’affaire réglée.D’une certaine manière elle l’était puisque jamais, depuis, je n’ai eu la moindre tentation dele ressusciter. Mais l’Autre restait, l’Invisible, le Saint-Esprit, celui qui garantissait monmandat et régentait ma vie par de grandes forces anonymes et sacrées. De celui-là, j’eusd’autant plus de peine à me délivrer qu’il s’était installé à l’arrière de ma tête dans les notionstrafiquées dont j’usais pour me comprendre, me situer et me justifier. » (p. 209)Ce n’est pas seulement la vie qui est régentée par l’inexistant ; les « notions » elles-mêmes,celles-là mêmes qui font penser, lire, écrire, sont ici entrevues dans la dépendance d’uneinstance que la vie, de quelque manière que ce soit, a déterminée. Si une œuvre de pensée estbien un assemblage de notions, un jeu de concepts, comment théoriser le rapport de laconfiguration qu’ils opèrent avec la vie qui les a produits ? Ne peut-on avancer l’idée quel’œuvre de pensée est produite, comme la romanesque, ou l’autobiographique, ou labiographique, avec un souci plus ou moins cathartique ? Les idées, d’ailleurs, Sartre le laisseentendre dans les mêmes pages 28, ne peuvent-elles pas être rapportées à une dispositionmentale, à une prise de conscience, à un bouleversement intérieur, à une conversion (le mot aété prononcé souvent), bref à une donnée biographique ? Ne peut-on dire que la vie, quel’histoire de chacun a quelque chose à voir (au moins) avec les raisons pour lesquelles ces idéessont aperçues, élues, accueillies, repoussées, ces concepts inventés ?Dans un entretien avec Michel Contat, Sartre lui-même désigne cette porte (et cette serrure)à son interlocuteur qui peut-être n’aurait osé y jeter les yeux :« MC : On peut d’ailleurs inférer de la lecture de vos romans beaucoup de choses concernant lamanière dont vous avez vécu la sexualité.

28. « Je raconterai plus tard […] par quelle raison je fus amené à penser systématiquement contre moi-mêmeau point de mesurer l’évidence d’une idée au déplaisir qu’elle me causait » (Ibid., p. 210; je souligne).Cf. dans un état d’esprit très proche me semble-t-il: « La guerre ne fait pas seulement l’objet de mes pen-sées, elle en fait aussi l’étoffe. » (Carnets de la drôle de guerre, Gallimard, 1995, p. 60.)

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JPS : Oui, ou même de mes ouvrages philosophiques29. »Ce qui permet de dire que le long développement sur Flaubert, à la fin de L’Être et le néant, estl’indice d’une implication subjective, ce sont de telles déclarations ; c’est aussi l’intarissableavenir donné par Sartre à ce qui n’était alors qu’un « exemple » ; c’est surtout l’énormeinvestissement affectif dont l’entreprise est chargée (investissement maintes fois eténergiquement dénié, mais nûment confessé dans la brève préface du livre, où Sartre dit sansgrandes précautions avoir autrefois éprouvé la nécessité d’« un compte à régler » avecFlaubert).Il s’agit, au fond, de tirer toutes les conséquences de cette proposition de Questions de méthode– proposition fondamentale, quoique discrète, et même presque invisible – qui pose sansambages ni nuances d’aucune sorte que « l’expérimentateur fait partie du systèmeexpérimental »30.Proposition dont les implications dépassent considérablement l’œuvre où elle est formulée etqui, à l’époque où elle est avancée, est certes intempestive. Sartre philosophe, inlassable tantqu’il s’agit de penser les rapports d’un créateur à son œuvre 31, est peu enclin à poser laquestion du rapport de la pensée à celui qui la pense, encore moins de conjoindre celles de laphilosophie et de l’autobiographie. La philosophie moderne (disons, postcartésienne : de Kantà Husserl en passant par Hegel) n’accueille pas volontiers l’idée que la pensée philosophiquepuisse être tributaire d’une vie réellement vécue ; que l’imaginaire, les passions, les goûts, lesfrustrations, les fantasmes de celui qui la forge et l’expose y aient quelque part. Récusant parprincipe toute forme de sainte-beuvisme, elle n’a garde d’être non plus proustienne : le moiphilosophique (qu’indique la cartésienne première personne du singulier, celle du « je pense,donc je suis ») n’est pas le « moi profond » : universellement partagé, le bon sens estsingulièrement désincarné. Quant à Nietzsche, qui pose en termes neufs et bouleversantscette très ancienne question, et dont la formule « Comment on devient ce que l’on est » esttout près d’être sartrienne, il est sur ce point résolument, dirait-on, ignoré par Sartre.Cette œuvre, en cela encore paradoxale, renouerait plutôt, sur ce thème, avec la traditionantique et exemplaire selon laquelle vérité et sagesse n’étaient guère distinctes, et qui croyaitpouvoir faire connaître une pensée en racontant la vie de celui qui l’avait imaginée et mise enœuvre. Car les anciens ne dédaignaient pas, ni les premiers modernes (Montaigne), decollecter, de rapporter, d’inventer, de déformer des anecdotes plus ou moins vraies, plus oumoins sages, plus ou moins sûres, sur la vie des philosophes. C’est qu’une pensée n’était pas

29. Situations X, p. 146-147 |30. « Marxisme et existentialisme », in Questions de méthode, Gallimard,Tel, p. 34, n. 1. |31. « Quel est donc le rapport de l’homme à l’œuvre? Je ne l’ai jamais dit jusqu’ici.Ni personne à ma connaissance. » (Préface à L’Idiot de la famille).

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publiable si une vie ne l’avait d’abord éprouvée ; si son exemplarité n’était le gage plausible deson universalité.L’œuvre de Sartre, évaluée à cette aune, est profondément ambiguë. Et cette ambiguïté tienttout entière dans la volonté, régulièrement affirmée, de dire le singulier (contre le marxisme)en même temps que l’universel (contre un certain usage de la psychanalyse), soit dans le statutoriginal qu’elle réserve à l’exemple. À s’en tenir aux déclarations de Sartre, Flaubert est unexemple – n’est qu’un exemple 32 ; et le lecteur des Mots est amené de même, et malgré peut-être qu’il en ait, à dénier toute singularité à son singulier héros, « fait de tous les hommes etqui les vaut tous et que vaut n’importe qui ». Reste évidemment à déterminer (c’était au fondmon seul propos) la part du sujet, de son histoire singulière, de ses fantasmes, dans le choix, etdans l’élaboration de l’exemple en question. Il faudrait pour cela accueillir, dans notreappréhension de cette œuvre, comme dans celle de toute œuvre qu’incommodent lesfrontières, le principe d’un essentiel bouleversement : poser que l’imaginaire est au principede la pensée, qu’une analyse dialectiquement conduite recouvre régulièrement le sentimentvoire la simple expérience de l’insolite. Lire L’Être et le néant comme si Roquentin l’avaitécrit ; Les Mots comme si Diogène Laërce en était l’auteur.

32. « Que peut-on savoir d’un homme aujourd’hui? Il m’a paru qu’on ne pouvait répondre à cette questionque par l’étude d’un cas concret: que savons-nous – par exemple – de Gustave Flaubert? » (Ibid., je sou-ligne.)

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Miller Levy, Le poète, 1980/2004Tirage photographique couleur sur aluminium - 80 x 80 cmCourtesy galerie Lara Vincy, Paris. © Miller Levy.

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