Bernstein Sobre Cultura Politica

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Serge Berstein L'historien et la culture politique In: Vingtième Siècle. Revue d'histoire. N°35, juillet-septembre 1992. pp. 67-77. Abstract The historian and political culture, Serge Berstein. Beyond the criticism against the inconsiderate use of the concept of political culture, the author proposes to justify its use by the political historian. Using the French example, he suggests a definition of the concept (political culture and dominant culture) before outlining distinctions (plural families of political cultures) and emphasizing its dynamic aspect. Citer ce document / Cite this document : Berstein Serge. L'historien et la culture politique. In: Vingtième Siècle. Revue d'histoire. N°35, juillet-septembre 1992. pp. 67-77. doi : 10.3406/xxs.1992.2567 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/xxs_0294-1759_1992_num_35_1_2567

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Antifascismo - Argentina - Siglo XX

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Serge Berstein

L'historien et la culture politiqueIn: Vingtième Siècle. Revue d'histoire. N°35, juillet-septembre 1992. pp. 67-77.

AbstractThe historian and political culture, Serge Berstein.Beyond the criticism against the inconsiderate use of the concept of political culture, the author proposes to justify its use by thepolitical historian. Using the French example, he suggests a definition of the concept (political culture and dominant culture)before outlining distinctions (plural families of political cultures) and emphasizing its dynamic aspect.

Citer ce document / Cite this document :

Berstein Serge. L'historien et la culture politique. In: Vingtième Siècle. Revue d'histoire. N°35, juillet-septembre 1992. pp. 67-77.

doi : 10.3406/xxs.1992.2567

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/xxs_0294-1759_1992_num_35_1_2567

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L'HISTORIEN ET LA CULTURE POLITIQUE

Serge Berstein

La « culture politique » est une clé. Elle introduit de la diversité, du social, des rites, des symboles, là où règne, croit- on, le parti, l'institution, l'immobile. Elle permet de sonder les reins et les cœurs des acteurs politiques. Son étude est donc plus qu'enrichissante : indispensable, pour peu qu'on s'entende sur sa définition et ses limites.

O LA RECHERCHE DE L'EXPLICATION DES COMPORTEMENTS POLITIQUES

Qu'est-ce qui motive l'homme lorsqu'il agit dans le champ du politique ? Si la question s'impose à l'évidence, la réponse ne va pas de soi, et une multiplicité d'hypothèses peuvent être avancées, avec des exemples à l'appui qui en prouvent la pertinence. On peut ainsi valablement invoquer l'intérêt, la recherche de la sécurité, la haine, le sens du devoir, le dévouement civique, l'irritation, la fidélité envers un groupe, etc. Toutefois, chacune de ces réponses peut, tout aussi valablement, être démentie par des exemples contraires qui conduisent à en relativiser la validité. C'est que le comportement politique est un phénomène complexe qui fait intervenir des motivations variées et qu'il serait puéril de ramener à un facteur d'explication unique. Il reste qu'il existe une riche collection de faits politiques qui demeurent parfaitement inexplicables si on se contente du recours aux grilles

tation évoquées ci-dessus. Par exemple, comment rendre compte de la relative permanence des comportements électoraux en France, qui révèle, au-delà de la modification des étiquettes, de stupéfiantes continuités dont certaines remontent au 19e siècle ? Comment expliquer que l'Allemagne de la première moitié du 20e siècle, industrialisée et forte d'une bourgeoisie et d'une classe moyenne nombreuse, puissante et cultivée, soit irrésistiblement attirée vers des formes d'autoritarisme politique que rejettent la France et le Royaume-Uni ? Pourquoi le fascisme qui trouve ses modèles en Italie ou en Allemagne ne parvient-il pas à se concrétiser en France alors que tant d'éléments rapprochent ce pays de ses deux voisines ?

A ces questions, les historiens, depuis quelques années, ont tendance à répondre en évoquant le concept de culture politique1. Or, si celui-ci est d'utilisation récente en histoire et paraît fournir sur un certain nombre de problèmes des clés d'interprétation satisfaisantes, il a fait l'objet, dès les années 1960, d'une large utilisation par les politologues américains qui y ont vu l'instrument privilégié d'une possible comparaison entre des systèmes politiques différents 2. Plus spécifiquement, il a été utilisé par l'école

1. C'est, par exemple, l'explication proposée dans Serge Berstein, « La France des années trente allergique au fascime », Vingtième siècle. Revue d'histoire, 5, avril 1985.

2. Gabriel A. Almond, « Comparative political systems », Journal of Politics, 18, 1956.

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politologue « développementaliste » à la recherche des voies de la modernisation politique, c'est-à-dire, à ses yeux, de l'alignement sur les comportements, les normes et les valeurs des démocraties libérales d'Occident. Or, pour elle, cette modernisation devait résulter de la mise en corrélation des cultures politiques des diverses nations avec les exigences, réputées seules répondre aux problèmes du présent, des Etats marqués par la modernité1. Cette utilisation (et la notion de culture politique elle-même) a fait l'objet de vives critiques portant sur l'affirmation de l'autonomie de la culture politique par rapport à la culture globale des sociétés, sur la théorisation de comportements pragmatiques, sur le postulat d'une culture qui serait première par rapport aux actions qu'elle inspirerait, sur la surévaluation des normes et des valeurs dans les motivations de l'acte politique, sur le caractère systématique à l'excès de l'utilisation du concept de culture politique, enfin et peut-être surtout, sur le caractère quasi-téléologique de l'hypothèse développementaliste qui postule, comme une évidence absolue, que chaque culture porte en elle, à côté de freins liés à la tradition, une propension naturelle à marcher vers la démocratie2.

Pour autant, faut-il que l'histoire, à l'image de la science politique, grande consommatrice de concepts éphémères, abandonne toute velléité d'utiliser, comme l'un des éléments d'explication de l'histoire politique, une approche qui s'avère féconde ? Je le pense d'autant moins qu'il n'est pas évident qu'en parlant de culture politique les historiens donnent à l'expression un sens identique à celui si fortement critiqué par les politologues, et que, par ailleurs, ceux- ci réintroduisent par d'autres voies (celle de la culture prise globalement, par exemple)

la notion frappée d'anathème3. Qu'entendent donc les historiens lorsqu'ils parlent de culture politique ?

O QU'EST CE QUE LA CULTURE POLITIQUE ?

Il est évident qu'il serait absurde de prétendre séparer artificiellement la culture politique de la culture globale d'une société donnée à un moment de son histoire. Mais se référer au terme même de culture implique un problème de définition. Du même coup, l'historien se trouve confronté à un problème sémantique d'une invraisemblable complexité, tant les acceptions du mot « culture » ont été nombreuses depuis le 18e siècle, suscitant, en raison des arrières-plans qu'il suggère, de vigoureuses polémiques à partir du 19e siècle4. Disons, pour simplifier, que l'historien retient généralement la définition de caractère anthropologique, qui voit dans la culture l'ensemble des comportements collectifs, des systèmes de représentation, des valeurs d'une société donnée. Quant à la culture politique, elle serait l'ensemble des composantes de cette culture s'appliquant au politique, ce qui implique que son extension peut varier d'une période à l'autre de l'histoire et d'un système politique à un autre. En d'autres termes, des éléments comme les structures de sociabilité, les règles éthiques, les canons de l'esthétique, les pratiques de la vie privée, peuvent ou non, en fonction de ces variables, faire partie de la culture politique. C'est aussi reconnaître que, la solidarité étant profonde entre les divers paramètres qui constituent une culture, la culture politique se trouve plus ou moins directement colorée par les autres éléments constitutifs de la culture globale.

Cette observation faite, et même si l'on ne retient que les facteurs qui concourent à

1. Lucian W. Pye, Sydney Verba (eds), Political culture and political development, Princeton, Princeton University Press, 1969 (Studies in Political Development, 5).

2. Le débat et la critique du concept de culture politique ont été exposés par Bertrand Badie, Culture et politique, Paris, Economica, 1986, en particulier dans le chapitre 3, « L'échec d'une science politique de la culture ».

3. On en prendra pour exemple Bertrand Badie, ibid., dont toute la troisième partie, intitulée « L'analyse culturelle des systèmes politiques », propose une étude de l'Etat dans la culture islamique d'une part, dans la culture chrétienne de l'autre, qui ne diffère guère de ce que les historiens dénomment « culture politique ».

4. On en prendra la mesure en lisant l'excellent livre de Philippe Bénéton, Histoire de mots : culture et civilisation, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1975.

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l'explication du politique, la culture politique apparaît comme un ensemble complexe, formé de strates hétérogènes, mais solidaires entre elles1. On y découvre, en soubassement, des racines philosophiques qui traduisent une conception globale du monde et de son évolution, de l'homme et de la société. Bien entendu, ces racines ne sont clairement connues qu'au niveau d'une mince élite intellectuelle et, même au sein de celle- ci, elles font rarement l'objet d'un discours explicite. Mais elles pénètrent dans la masse du groupe qui se réclame de cette culture politique sous la forme d'une vulgate et surtout de l'affirmation des conséquences pratiques à tirer des prémisses philosophiques ou doctrinales. Peu de marxistes ont lu Marx, mais les références à la lutte des classes ou à la société future dans laquelle chacun recevra selon ses besoins renvoient implicitement au marxisme. La pensée rationaliste héritée de la philosophie du 18e siècle ou le positivisme du 19e siècle s'expriment le plus souvent par la référence à une humanité en marche vers le progrès ou par l'aspiration à une société laïque éclairée par les lumières de la science. Et si le solidarisme de Léon Bourgeois est peu connu des Français, le fréquent appel à la mise en œuvre des moyens de la solidarité au sein de la société française alimente un inépuisable discours qui le rend largement présent au niveau des pratiques2.

En remontant les strates de la culture politique, on met ensuite au jour la riche palette des références historiques. L'histoire procure à la culture politique une réserve quasi illimitée de dates clés et de grands hommes, de textes fondateurs et d'événements symboliques qui, avec le recul du temps et la déformation instrumentale du passé, prennent valeur normative. Sans doute

entre la réalité historique telle qu'on peut la reconstituer et l'image qu'en donne une mémoire sélective existe-t-il un profond fossé. La culture républicaine telle qu'elle est exprimée au début du 20e siècle se réclame pêle-mêle de la démocratie athénienne, de la citoyenneté romaine, de la Révolution française, de la Seconde République, initiatrice du suffrage universel, tout en présentant de chacun de ces éléments une vision idéalisée et éloignée du réel pour les besoins de la démonstration3. Le Parti radical, plutôt réservé, voire hostile dans un premier temps à toute révision du procès Dreyfus, et qui a accueilli sans sympathie aucune le ministère de Défense républicaine de Waldeck-Rous- seau, considérera ensuite, durant toute la première moitié du 20e siècle, la cause dreyfusarde comme l'événement fondateur de sa culture politique, et le ministère Waldeck- Rousseau comme la solution miracle à toutes les crises subies par le pays 4. Déformation délibérée du réel ? Sans doute. Il reste que, dans l'ordre de la culture politique, c'est la légende qui est réalité puisque c'est elle qui est mobilisatrice et détermine l'action politique concrète, à la lumière de la représentation qu'elle propose.

Fondements philosophiques et historiques de la culture politique débouchent sur la définition d'un régime idéal qui leur est adéquat. Le système politique conçu dans cette perspective n'est jamais vu comme un simple agencement de pouvoirs, mais comme la traduction au plan étatique des principes théoriques posés et des exemples historiques normatifs retenus. Nulle surprise dans ces conditions à constater, par exemple, que la culture républicaine fondée sur l'idéal de la nation souveraine puisé dans l'héritage de la philosophie des droits naturels et sur le précédent historique de la Révolution fran-

1. On trouvera un exemple dans un ouvrage collectif largement bâti autour de la réflexion sur la culture politique républicaine, S. Berstein, O. Rudelle (dir.), Le modèle républicain, Pans, PUF, 1992.

2. S. Berstein, Histoire du Parti radical, tome 1, ha recherche de l'âge d'or, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1980, p. 35-37.

3. Ce problème est évoqué dans la première partie du Modèle républicain, op. cit., « L'élaboration du modèle ».

4. J. Kayser, Les grandes batailles du radicalisme, Paris, M. Rivière, 1960 et S. Berstein, Histoire du Parti radical, 2 vol. Paris, Presses de la Fondation Nationale des sciences politiques, 1980-1982. Pour le rôle fondateur de l'affaire Dreyfus, voir Michel Winock, « Le mythe fondateur : l'affaire Dreyfus », -Le modèle républicain, op. cit.

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çaise, pose en principe que la loi de toute construction institutionnelle est la nécessité de préserver la liberté du citoyen des inévitables abus de tout pouvoir fort, qu'il soit celui d'un monarque ou d'un dictateur plébiscitaire, et débouche sur une conception qui confie la réalité du pouvoir à l'assemblée des députés élus au suffrage universel par la nation souveraine1. Et cette conviction conduit à considérer comme suspecte toute tentative de renforcer le pouvoir exécutif dans un but d'efficacité (qu'il s'agisse, par exemple, des tentatives de Millerand en 1923, de Doumergue en 1934, ou des idées exprimées par Tardieu). A chaque épisode, les tenants de la culture républicaine y verront la preuve d'une haïssable volonté césarienne, évoquant le spectre du Deux-Décembre ou des relents du boulangisme. On retrouvera ce réflexe en 1946 dans la réaction de Léon Blum après le discours de Bayeux par lequel le général de Gaulle propose des institutions dont le président de la République serait la clé de voûte2. Il faudra la crise de 1958, survenant après de multiples difficultés, et la constatation de la tragique impuissance de la Quatrième République, pour que l'idée que la République peut s'accommoder d'un exécutif fort finisse par s'imposer, non sans peine, et efface en ce domaine la longue tradition contraire de la culture politique républicaine.

Parmi les éléments qui composent une culture politique, on trouve encore une vision de la société, adéquate, elle aussi, aux conceptions philosophiques et aux références historiques retenues. Il n'est point de culture politique qui n'implique une représentation de la société idéale et des moyens d'y parvenir. Y compris la culture politique libérale

1. S. Berstein, «Les institutions républicaines», .Le modèle républicain, op. cit.

2. Voir l'article de Léon Blum au moment du discours de Bayeux, dans Uauvre de Léon Blum, Paris, Albin Michel, 1958. On trouve une réaction du même ordre dans la constitution par Edouard Herriot d'un dossier contenant les proclamations de Louis-Napoléon Bonaparte le 2 décembre 1851, au moment où il s'apprête à combattre la tentative de Doumergue pour renforcer l'exécutif en 1934 (Serge Berstein, Edouard Herriot ou la République en personne, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1985).

qui voit la société constituée d'une collection d'individus affrontés dans une concurrence sauvage pour remporter la victoire dans la lutte pour la réussite qui les oppose les uns aux autres, avec comme seule règle du jeu la loi du marché, impitoyable aux faibles, mal armés pour livrer ce combat. Il va de soi qu'une représentation de la société est encore plus indispensable à la culture politique marxiste qui fonde sur la lutte des classes l'ensemble de ses analyses socio- politiques et qui place ses espoirs dans l'avènement d'une société sans classe où la propriété collective des moyens de production mettrait définitivement fin aux armes d'exploitation des opprimés placées aux mains de la classe dominante. Mais on trouve aussi une vision de la société dans la culture politique républicaine ou dans la culture démocrate-chrétienne avec, curieusement, la même conception d'une société où la propriété privée et l'initiative individuelle maintiendraient les principes clés du libéralisme, mais corrigés par une intervention extérieure, celle de l'Etat dans le premier cas, celle de la collaboration des classes dans le second, les deux se réclamant de la solidarité des individus au sein du corps social.

A ces rubriques fondamentales constitutives de la culture politique, il faudrait encore ajouter l'ensemble du système de représentations des divers groupes concernés ayant un rapport avec le politique et pouvant, par conséquent, englober de manière très large selon les époques et les régimes bien d'autres éléments de la culture globale d'une société, qui peuvent prendre un sens politique, par exemple, les croyances religieuses, l'organisation du système scolaire, la création artistique, les règles morales... A la limite, on peut considérer que, dans certains cas, c'est toute la culture dominante d'une société qui constitue sa culture politique3.

3. Ce cas limite est atteint dans les situations où la culture politique est très fortement imprégnée des principes spirituels qui sont ceux de la société globale. Voir, par exemple, le cas de l'islam dans B. Badie, Culture et politique, op. cit. Il joue aussi pour les totalitarismes modernes (voir S. Berstein, Démocraties,

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Enfin, la culture politique s'exprime par un certain nombre de moyens qui sont les formes principales par lesquelles elle se manifeste ordinairement et est le plus souvent perçue. Avant tout, par un discours spécifique à chacune des cultures politiques, discours qui renvoie à tout un univers implicite et qui permet d'emblée à tous ceux qui sont partie prenante de cette culture de se reconnaître. Vocabulaire propre, mots clés indispensables constituent ainsi une forme de langage codé qui renseigne d'emblée sur l'appartenance de ceux qui les emploient et évoquent, sans qu'il soit besoin d'expliciter davantage tous les autres éléments de la culture politique concernée. A cet égard, les travaux sur le discours politique fournissent de précieux renseignements sur les non-dits qui recouvrent en réalité de riches arrière- plans1. Le simple fait qu'un discours commence par « mesdames et messieurs » ou par « chers amis » plutôt que par « citoyens » ou « camarades » permet à coup sûr de situer la culture politique (et la famille politique) dont se réclame l'orateur. Il en va de même des multiples symboles ou rites politiques qui sont comme l'expression résumée, mais parfaitement parlante, d'une culture politique sous-jacente : le bonnet phrygien, la croix de Lorraine, la faucille et le marteau, la rose sont autant de manifestes fort explicites. Nul n'ignore ce que signifie en Europe dans l'entre-deux-guerres le poing levé ou le bras tendu. Et la scénographie des grandes manifestations politiques en dit long sur la volonté d'évoquer toute une culture politique en s'adressant au sentiment plutôt qu'à la raison2. Ce qui ne signifie nullement (et nous y reviendrons) que l'utilisation des symboles et des rites implique tout rejet du raisonnement. Elle signifie seulement que, celui-ci ayant déjà été fréquemment effectué,

régimes autoritaires et totalitarismes au XXe siècle, Paris, Hachette, 1992).

1. Voir A. Prost, « Les mots », dans René Rémond et al. Pour une histoire politique, Paris, Le Seuil, 1988.

2. Philippe Burrin, « Poings levés et bras tendus, la contagion des symboles au temps du Front populaire », Vingtième siècle. Revue d'histoire, 11, juillet-septembre 1986.

il suffit en quelque sorte de l'évoquer sommairement, sous la forme résumée du symbole, pour retrouver la substance de la culture politique qu'il représente.

En d'autres termes, la culture politique telle qu'elle apparaît à l'historien est un système de représentations fondé sur une certaine vision du monde, sur une lecture signifiante, sinon exacte, du passé historique, sur le choix d'un système institutionnel et d'une société idéale, conformes aux modèles retenus, et qui s'exprime par un discours codé, des symboles, des rites qui l'évoquent sans qu'une autre médiation soit nécessaire. Mais ce système est porteur de normes et de valeurs positives pour celui qui adhère à cette culture, et constitue ainsi l'aune à laquelle il mesure la validité de toute action et de toute position politique.

O CULTURE POLITIQUE DOMINANTE ET FAMILLES DE CULTURES POLITIQUES

On ne s'est intéressé jusqu'ici qu'au contenu de la culture politique sans évoquer un problème clé, celui du groupe concerné. A cet égard, les politologues comparatistes de l'école développementaliste considèrent, de manière plus ou moins explicite, qu'il existe des cultures politiques nationales issues des traditions historiques propres à chaque nation, et leur comparaison porte d'ailleurs sur une dizaine de pays pour lesquels ils confrontent cette culture nationale au processus de modernisation3. Tout au plus admettent-ils qu'il existe une dichotomie à l'intérieur de chaque nation entre culture des élites et culture de masse. On voit bien les raisons qui conduisent à une telle analyse et qui résultent de l'existence d'une langue commune, d'expériences vécues en commun, de problèmes posés dans le passé ou dans le présent et qui concernent l'ensemble du groupe national, de pratiques sociales que tous mettent en œuvre... Mais cette conception conduit peu ou prou à considérer que,

op. 3. Lucian W. Pye, Sydney Verba (eds), Political culture...,

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du même coup, il existe des déterminants qui conduiraient à accorder une homogénéité quasi totale et un caractère immuable à la culture politique des nations considérées, que le « caractère national » des peuples (que l'on a jamais défini autrement que par l'observation de ses pratiques) perdurerait à travers l'histoire et déboucherait ainsi sur quelque moderne « théorie des climats ».

Sans nier qu'il existe un dénominateur commun aux diverses cultures politiques d'une nation, lié aux facteurs évoqués ci- dessus, l'observation conduit plutôt, semble- t-il, à considérer que ces cultures sont plurielles. A partir de là, ce qu'on dénomme culture politique nationale paraît plutôt relever de l'existence d'une culture dominante à un moment donné de l'histoire. En d'autres termes, il s'agirait d'un ensemble de représentations correspondant si exactement aux aspirations des groupes émergents de la population que la plus grande partie des citoyens d'un pays donné en partagerait les fondements, quand bien même ils se réclameraient de cultures politiques différentes. Plongeant ses racines dans un passé historique relativement éloigné, mais positivement connoté pour une grande partie de la nation, cette culture politique dominante apparaît alors quasi consensuelle, d'autant que sa lente élaboration lui a donné valeur d'une tradition. Tel est le cas, par exemple, de la culture républicaine au début du 20e siècle. Elle parle d'autant plus aux Français qu'elle incorpore un certain nombre des traits communs de la culture globale dans lesquels ils se reconnaissent : la référence au cartésianisme, la conception d'un Etat unitaire et centralisé vers lequel tendait la France d'Ancien Régime et qui s'est concrétisé à l'époque consulaire, une éthique directement issue du néo-kantisme mais dans laquelle se reconnaissent les croyants qui, pour leur part, rapportent ses principes à leur foi. A ces éléments communs à d'autres cultures politiques au sein de la nation, la culture politique républicaine ajoute ses éléments spécifiques qui rendent compte de son

ractère dominant. Se présentant comme ayant vocation à accomplir les promesses de la Révolution française, comme le vecteur du progrès annoncé par les philosophes des Lumières et les disciples d'Auguste Comte, brandissant ses Tables de la loi, la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, elle apparaît aux Français comme un modèle pour l'humanité tout entière, ayant su réaliser la synthèse de la démocratie et du libéralisme et se préparant à instaurer dans la liberté du citoyen, garantie par le régime parlementaire, une société où chacun pourra espérer réaliser une promotion sociale grâce à l'éducation pour tous et à l'accession généralisée à la propriété1. Idéal suffisamment mobilisateur pour rassembler autour de lui une large majorité de Français et fonder une tradition qui perdurera jusqu'au milieu du 20e siècle, avec cependant une critique de plus en plus nette de ses limites et de ses insuffisances dès les années 19302.

Pour autant, cette culture politique dominante n'est pas, tant s'en faut, en situation de monopole. Il existe au même moment des cultures issues de traditions antagonistes, qui ne se satisfont ni des représentations, ni des objectifs qu'elle propose. C'est le cas de la culture politique contre-révolutionnaire qui rejette tous les fondements de la culture politique républicaine, à commencer par l'exaltation de la période fondatrice de la Révolution française, et qui, pour sa part, se réclame de la société d'Ancien Régime, opposant l'organicisme à la philosophie du droit naturel, les communautés au triomphe de l'individu, l'hérédité à l'élection, les libertés des groupes constitués à la démocratie, les hiérarchies à l'égalitarisme. A l'autre extrémité de l'échiquier politique, la culture politique marxiste n'est pas moins antithétique de la culture politique dominante en France. Elle ne voit dans la Révolution

1. S. Berstein, «La culture républicaine», Le modèle républicain, op. cit.

2. N. Roussellier, « La contestation du modèle républicain dans les années trente : la réforme de l'Etat », Le modèle républicain, op. cit.

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française qu'un mouvement bourgeois qui s'est imposé en écrasant le prolétariat, et son idéal se situe du côté des vaincus de la période démocratique 1792-1794 et plus encore de ceux de la Commune de Paris de 1871. Pour elle, les libertés politiques prônées par les Républicains ne sont que des libertés formelles, la Déclaration des droits de l'homme, un habile paravent dissimulant les intérêts de classe de la bourgeoisie, le réformisme dont se targue la République, un discours rhétorique permettant à la classe dominante d'affermir sa prépondérance en berçant le prolétariat de bonnes paroles. En se présentant après 1920 comme le seul porte- parole légitime de la culture politique marxiste, le Parti communiste, à ses origines, durcira encore le caractère antagoniste de celle-ci par rapport à la culture républicaine en choisissant d'adopter une attitude délibérément provocante à son égard1.

C'est dire qu'il existe, du moins en France, une pluralité de cultures politiques (avec des variantes introduites par l'histoire, comme le nationalisme à la fin du 20e siècle qui concerne la famille républicaine et la famille contre-révolutionnaire). Pour autant, répétons-le, les divergences entre elles sont rarement totales, puisque les unes et les autres s'inscrivent dans la même culture globale et, agissant au sein de la même société, s'influencent réciproquement.

O LA CULTURE POLITIQUE : UN PHÉNOMÈNE ÉVOLUTIF

Une des raisons qui conduit à mettre en doute l'existence de cultures issues du « caractère national » des peuples est le fait qu'une telle notion conduirait à une fixité de la culture politique qui perdurerait à travers toutes les périodes de l'histoire. Or l'observation paraît démentir cette vision des choses et mettre en évidence le caractère évolutif du phénomène.

Evolutive, la culture politique l'est

d'abord par les conditions de son élaboration. Celle-ci est le fruit d'un processus historique qui combine, dans un ensemble solidaire, des idées, des événements qui prennent valeur de mythes fondateurs avec les aspirations de la population, pour constituer cet ensemble de représentations porteuses de valeurs et de normes, qui fait figure d'idéal mobilisateur d'un groupe à un moment donné de l'histoire. Cette élaboration est lente car elle se nourrit d'un devenir historique qui prend valeur signifiante. Ainsi la culture politique républicaine, qui se fixe dans les trente dernières années du 19e siècle, réincorpore dans son contenu une Révolution française revue et corrigée dont elle va faire le tournant de l'histoire du monde en fonction des valeurs qu'elle entend privilégier, et la geste révolutionnaire du 19e siècle avec la lutte des libéraux contre la monarchie, celle des Républicains contre le régime de Juillet, celle des adversaires de gauche du Second Empire. Par haine de ce dernier régime, elle prônera un pouvoir exécutif contrôlé et limité. Elle finira par inclure dans son système normatif les institutions de 1875 (vis-à-vis desquelles la majorité des Républicains a cependant manifesté les plus vives réserves) parce qu'il a fallu les défendre contre le retour offensif des monarchistes ou des partisans d'une république consulaire. Elle trouvera enfin le point d'orgue lui permettant de rassembler ces éléments épars avec l'affaire Dreyfus qui érigera définitivement en valeurs républicaines le primat de la liberté et des droits de l'individu, l'anticléricalisme militant, la méfiance envers les pouvoirs établis et, tout particulièrement, la caste des militaires de carrière2. Le même processus d'élaboration vaut pour toutes les autres cultures politiques, le traditionalisme exaltant un Ancien Régime reconstruit par une mémoire sélective, et le marxisme enrôlant sous sa bannière Gracchus Babeuf et les « Egaux », les canuts de Lyon et les

1. Voir j.-j. Becker, S. Berstein, Histoire de l'anticommunisme en France, tome 1, 1917-1940, Pans, O. Orban, 1987.

2. Miche] Winock, « Le mythe fondateur : l'affaire Dreyfus », Le modèle républicain, op. cit.

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fédérés de la Commune. La culture politique apparaît ainsi comme le produit d'une histoire revue et corrigée, fondatrice de traditions.

Construction de la mémoire collective, l'importance de la culture politique réside dans l'adhésion des individus qui l'intériorisent et en font ainsi un des moteurs (mais non le seul) de leurs comportements politiques. Ce passage essentiel du collectif à l'individuel motivant les actes politiques s'opère par les canaux habituels de la socialisation. En premier lieu, par la famille, cellule de base de l'éducation où se fait l'acquisition des normes et des valeurs, où s'acquiert une conception du monde que l'adulte ne conservera pas nécessairement sa vie durant, ne serait-ce que parce que les conceptions ou l'environnement se modifient, mais qui a toutes chances de le marquer durablement. Ensuite, par le système scolaire et universitaire qui, même s'il se veut apolitique, n'est jamais neutre en termes de choix culturels. Les livres de lecture, les leçons de morale et d'instruction civique, les cours d'histoire et de géographie de l'école de Jules Ferry ont joué un rôle majeur dans la diffusion de la culture républicaine comme forme de culture dominante de la France de la fin du 19e et du début du 20e siècle, même si l'auteur de la « Lettre aux instituteurs » recommandait à ces derniers de dispenser un enseignement qui soit susceptible de ne choquer aucune famille politique. La socialisation se fait ensuite à l'armée, au travail, dans les groupes politiques ou les associations. Ajoutons-y le poids du discours officiel et l'influence de la presse, puis, au 20e siècle, celle de la radio et de la télévision. Le climat culturel ainsi instauré diffuse des thèmes et des modèles qui, de manière indirecte, voire insidieuse, préparent à la réception d'un message politique déterminé. C'est bien cette prépondérance du culturel par rapport au politique dont avait pris conscience la Nouvelle droite en fondant le GRECE dont l'objet était de conquérir le terrain culturel par une action

baptisée « métapolitique »1. Cette diffusion de la culture politique par les vecteurs de la socialisation implique cependant que son implantation et ses modifications cheminent lentement, soit pratiquement à l'échelle de la génération.

Le processus d'élaboration d'une culture politique et les canaux par lesquels elle se diffuse impliquent à l'évidence qu'on n'est nullement en présence d'un phénomène immobile. En fait, une culture politique est vivante et ne cesse d'évoluer sous l'effet de diverses influences. Et, en premier lieu, de l'évolution de la conjoncture générale. Même si le poids des traditions léguées par le passé ou l'école est important dans les comportements politiques, il va de soi qu'une culture politique ne se nourrit pas que de l'histoire. Elle doit composer avec les problèmes du présent, et ceux-ci contribuent à infléchir de manière décisive les données antérieures. On a vu, par exemple, que la culture politique républicaine plaçait son idéal social dans la constitution d'une démocratie de petits propriétaires égaux. Or l'évolution du 20e siècle rend cet idéal de plus en plus obsolète. L'inflation héritée de la première guerre mondiale et la découverte du modèle américain de production et de consommation de masse lui portent un coup dès les années 1920. Ebranlé par la crise économique, il est, après le sursis de la seconde guerre mondiale et de l'immédiat après-guerre, totalement dépassé avec le phénomène de la croissance qui privilégie des notions nouvelles comme celles d'investissement ou de rentabilité, qui lui sont totalement étrangères. Du coup, et pour tenir compte de cette évolution (et de bien d'autres), le modèle républicain subit une mutation totale qui lui fait revêtir un nouveau visage, lequel s'inscrit toutefois dans le cadre général de la tradition républicaine2. Il est donc clair

1. A. -M. Duranton-Crabol, Visages de la Nouvelle droite, le GRECE et son histoire, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1988.

2. S. Berstein, « La Ve République : un nouveau modèle républicain ? » Le modèle républicain, op. cit.

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qu'une culture politique, si elle survit, ne peut le faire qu'en s'adaptant aux problèmes nouveaux posés par l'évolution. A défaut, elle se trouve condamnée à la disparition à plus ou moins court terme.

Mais la culture politique évolue également sous l'effet de l'influence des autres cultures, car, pas plus qu'elle ne constitue un système fixe, elle n'apparaît comme un ensemble clos. La coexistence côte à côte, au sein d'une même société, d'une pluralité de cultures a pour effet de provoquer entre elles un jeu d'influences réciproques dont aucune ne sort indemne. Il est clair, par exemple, que le poids de la culture républicaine dans la France de la fin du 19e et du début du 20e siècle a eu pour résultat la nécessité pour les autres cultures politiques de s'adapter aux raisons qui faisaient son audience, sous peine de marginalisation. C'est ainsi que la culture politique du catholicisme, radicalement étrangère à la culture républicaine par ses fondements philosophiques, subit suffisamment l'attraction de la démocratie libérale pour qu'en dépit des condamnations pontificales et des réticences de nombreux fidèles finisse par naître un courant démocrate- chrétien qui tente de réaliser une synthèse entre les principes républicains et ceux du catholicisme1. De la même manière, on a vu l'altérité quasi totale qui marque la culture marxiste par rapport à la culture républicaine. Or la prise de conscience par les dirigeants socialistes de l'impossibilité de faire triompher leurs idées dans de larges secteurs de l'opinion en s'opposant à une culture républicaine si profondément enracinée dans la conscience collective, les conduit à réaliser une synthèse entre république et socialisme, qui donne naissance à une nouvelle variante dans laquelle la république est considérée comme la première étape, politique, d'une évolution progressiste dont le socialisme sera

le couronnement social2. Ce qui, au-delà des formules rhétoriques, peut se traduire par une véritable conquête par la culture politique républicaine d'une importante fraction de la famille marxiste, ouvrant ainsi une ère de déchirements et de crises au sein de celle-ci, autour du problème central du pouvoir3. Du moins pourrait-on penser que, dans sa version communiste, la culture politique marxiste (-léniniste, dans ce cas) demeure totalement préservée de toute contagion de ce type. La volonté affirmée du Parti communiste jusqu'en 1934 d'apparaître en rupture complète avec le modèle dominant incline à en juger ainsi. Et cependant, en s'appuyant sur des archives inexploitées jusque-là, Serge Wolikow a montré dans sa thèse (malheureusement inédite à ce jour) que les dirigeants communistes français, conscients de leur difficulté à pénétrer l'ensemble social en raison de la situation de corps étranger dans la nation de leur parti, ont tenté, à diverses reprises, durant les années 1920, de trouver eux aussi un compromis avec la culture républicaine dominante. Si celui-ci n'est pas mis en œuvre avant 1934, c'est seulement en raison de l'opposition déterminée de l'Internationale4. A l'inverse, il ne fait aucun doute que le poids grandissant de la culture politique marxiste (ou socialiste) dans la France de la fin du 19e ou du début du 20e siècle a joué un rôle majeur dans l'inclusion, au sein de toutes les autres cultures politiques, de dimensions sociales réformistes.

O LES FONCTIONS DE LA CULTURE POLITIQUE

Quel est l'intérêt, pour l'historien, de l'étude de la culture politique ? Il est d'apporter une réponse au problème essentiel des motivations de l'action et des compor-

1. J.-M. Mayeur, Des partis catholiques à la démocratie chrétienne (XIX '-XXe siècles), Paris, A.Colin, 1980; J.-C. Delbreil, Centrisme et démocratie-chrétienne en France. Le Parti démocrate- populaire des origines au MRP, 1919-1944, Paris, Publications de la Sorbonne, 1990.

2. A. Bergounioux, « Socialisme et République avant 1914 », Le modèle républicain, op. cit.

3. A. Bergounioux, G. Grunberg, Le long remords du pouvoir, le Parti socialiste français 1905-1992, Paris, Fayard, 1992.

4. Serge Wolikow, Le Parti communiste français et l'Internationale communiste (1926-1933), thèse d'Etat, Université Paris- VIII, 1990.

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tements politiques. La prise en compte de la culture politique n'offre pas, cela va de soi, une clé universelle et unique de compréhension du politique, mais un élément parmi d'autres, qui entre en composition avec les divers paramètres évoqués au début de cet article. Toutefois, par rapport à ceux-ci, on peut se demander si la culture politique ne constitue pas le noyau dur de la motivation.

Résultat d'une longue élaboration, acquise par l'individu à l'époque de sa formation intellectuelle, renforcée au feu des événements et des engagements politiques, elle est tout le contraire d'un engouement passager ou d'un phénomène contingent. Même si, à l'origine, elle est le résultat d'un ap

prentissage et d'une réflexion approfondie, elle tire sa force du fait que, une fois acquise, elle est largement intériorisée et structure désormais le comportement politique pour une longue période, voire pour toute une existence. Est-ce à dire qu'elle relève du seul domaine de l'émotionnel et de l'instinctif ? Ce serait oublier qu'elle a fait l'objet, à l'origine, d'une élaboration réfléchie et que les actes politiques qui ont contribué à la façonner ont nécessité une décision qui ne s'est faite ni sans motivations clairement perçues, ni sans volonté lucide. Militer pour une cause, s'engager dans une action politique, voter pour un candidat plutôt que pour un autre, ne relève pas de l'instinctif. Simplement, les expériences initiales ont été assez marquantes pour qu'il ne soit pas nécessaire à chaque acte politique nouveau de reprendre les débats qui ont conduit à la décision, de refaire les étapes du raisonnement, de remettre en balance les arguments. Mais les conséquences sont importantes. L'intériorisation de la culture politique rend celle-ci si prégnante qu'elle fait désormais partie de l'être, qu'elle relève non plus du raisonnement, mais de l'adhésion profonde et que, du même coup, elle devient très malaisée à remettre en cause par un raisonnement contraire. Il faut une crise aiguë, un grave traumatisme pour y parvenir. Encore n'est-on pas sûr du caractère durable

de cette remise en question. Le traumatisme de la défaite de 1940 paraît avoir porté un coup mortel à la culture politique républicaine. Et cependant, lorsque la révolution nationale voudra faire triompher en France un régime fondé sur de tout autres bases, elle échouera dans une large mesure, et les lendemains de la Libération verront revenir en force cette culture républicaine naguère vilipendée1.

L'intérêt de l'étude historique de la culture politique est d'autant plus grand que si, en démocratie, l'acte politique est individuel, la culture politique, elle, est collective et concerne des groupes entiers, appartenant à la même génération, c'est-à-dire ayant vécu en même temps des expériences identiques 2. C'est ainsi qu'on peut évoquer toute une génération d'hommes de gauche, nés vers 1870-1880, et dont l'expérience déterminante sera la lutte pour la révision du procès Dreyfus, qui la marquera durablement et l'imprégnera d'une culture politique faite de la défense des droits et des libertés de l'individu, de la fidélité absolue à la République parlementaire et de la défiance envers tout pouvoir autoritaire, de l'attachement à la laïcité de l'Etat et de la société, de la croyance absolue au magistère de la raison, de la priorité donnée aux problèmes d'éducation, garantie d'une société de progrès où triompheront les Lumières et où des chances égales seront offertes à tous de réaliser une promotion sociale. Or cette culture politique, profondément intériorisée, deviendra le guide de l'action politique de toute cette génération qui est celle de Blum, d'Herriot, de Violette, de Paul-Boncour et de bien d'autres... Pour eux, et jusqu'à la fin de leurs jours, la validité de toute action politique se mesure à l'aune des principes qui ont inspiré leur action à l'époque de l'affaire

1. J.-P. Azéma, «Vichy face au modèle républicain», et S. Berstein « La IVe République : république nouvelle ou res

tauration du modèle de la IIIe République ? », Le modèle républicain, op. cit.

2. Pour la notion de génération, on consultera le numéro spécial « Les générations » de Vingtième siècle. Revue d'histoire, dirigé par J.-P. Azéma et M. Winock (n° 22, avril 1989) et J.- F. Sirinelli, Génération intellectuelle, Paris, Fayard, 1988.

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Dreyfus. Ce qui les conduira à rejeter tout ce qui paraîtrait s'en écarter, qu'il s'agisse de délégations de pouvoir qui dessaisiraient le Parlement, de toute concession aux doctrines qui battraient en brèche le primat de la raison, de toute tentation autoritaire ou des tentatives qui, au nom de la raison d'Etat, aboutiraient à limiter la liberté du citoyen ou la souveraineté des élus de la nation \

Si la culture politique a ainsi pour fonction première de rendre compte des motivations de l'action politique, ce n'est pas, tant s'en faut, son seul rôle. Il faut aussi prendre en compte celui qu'elle joue comme facteur d'identification du groupe qui se réclame d'elle, à l'extérieur et à l'intérieur. A l'extérieur du groupe, la prise en compte de la culture politique dont il est porteur permet de le caractériser, de mieux le connaître, de prévoir, dans une très large mesure, les réactions de ses membres et, du même coup, de le rendre intelligible aux autres. A l'intérieur du groupe, cette fonction d'identification de la culture politique est encore plus déterminante. C'est l'adhésion aux principes qu'elle affirme qui forme la base la plus solide de l'appartenance politique (beaucoup plus que l'inscription officielle ou le paiement d'une cotisation). Même s'il n'y a pas formellement entrée dans une formation politique, l'acceptation des thèmes fondamentaux de la culture qu'elle diffuse conduit le citoyen à s'identifier à un groupe, à en

partager les buts et les espoirs et, bien entendu, à se prononcer pour lui dans un éventuel scrutin. Cette dimension sentimentale, voire émotionnelle de la culture politique explique que, pour les membres du groupe concerné, elle soit le lieu d'une véritable communion dans laquelle se retrouvent, avec un fort sentiment de solidarité, tous ceux qui participent des mêmes références, du même système de représentations et pour qui symboles et discours revêtent les mêmes significations.

Nous sommes donc en présence, avec la notion de culture politique, d'un concept qui a déjà largement prouvé sa fécondité par les quelques travaux qui ont utilisé ce moyen d'analyse. Sans doute faudrait-il se garder d'en faire le facteur unique et privilégié de l'explication des comportements politiques, et il importe de conserver présentes à l'esprit les critiques adressées par les politologues à ceux d'entre eux qui ont entendu en faire un usage systématique et la clé d'une approche comparatiste des régimes politiques. Il reste que, utilisée avec discernement, elle ouvre aux historiens un champ de recherches encore presque inexploré et susceptible d'enrichir singulièrement l'approche historique des phénomènes politiques.

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1. C'est une tentative de relecture de la carrière d'Edouard Herriot à la lumière de la culture politique dont il était porteur que nous avons tentée dans Edouard Herriot ou la République en personne, op. cit.

Membre du comité de rédaction de Vingtième siècle. Revue d'histoire, Serge Berstein a dirigé avec Odile Rude/ie Le modèle républicain, Paris, PUF, 1992.

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