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L'analytique de la traduction et la systématique de la déformation Je proposerai ici d'examiner briévement le systéme de défor- mation des tcxtes - de la lettre - opérant dans toute traduction, et l'empéchant d'atteindrc sa vraie visee. Cet examen, nous l'appe- lons Y analytique Je ¡a traduction. 11 s'agit d'une analytique en un double sens : de l'analyse, partie par partie, de ce systéme de déformation, done d'une « analyse » au sens cartésien. Mais aussi au scns psychanalytique, dans la mesure oü ce systéme est largement inconscient et se présente comme un faisccau de tendances, de forces qui dévient la traduc- lion de sa puré visee. L'analytique se propose de mettre ees forces á jour et de montrer les points sur lesquels elles s'exercent. Elle concerne au premier chef la traduction ethnocentrique et hyper- textuelle, oü le jeu des forces deformantes s'exerce librement, étanl pour ainsi diré sanctionné culturellement et litlérairemcnt. Mais en réalité, tout traducteur est exposé á ce jeu de forces. Bien plus : celles-ci font partie de son étre de traducteur et déterniinent a ¡morí son désir de traduire. II est illusoire de penser qu'il pour- rait s'en délivrer en en prenant simplement conscience. Seule une «mise en analyse» de son activité permet de les neutraliser 1 . 1. Ceite neutralisation n'étant jamáis que relative, car ce que Freud, dans une lettre a Fliess, appelait (a propos des « psychonévroses ») le « défaut de traduc- tioii » paraít constitutif du traduire. L'espace de la traduction est celui de l'in- évitahle délaillance. Le tlffaut de iraduciion est ¡nliérent á la iradui'tion. A quoi tient ce délaut ? Quel esl son fondement ? Pour repondré a ees questions, il faut probablement une analytique du sujet traduisant, le « traducteur». 49

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L'analytique de la traductionet la systématique de la déformation

Je proposerai ici d'examiner briévement le systéme de défor-mation des tcxtes - de la lettre - opérant dans toute traduction, etl'empéchant d'atteindrc sa vraie visee. Cet examen, nous l'appe-lons Y analytique Je ¡a traduction.

11 s'agit d'une analytique en un double sens : de l'analyse, partiepar partie, de ce systéme de déformation, done d'une « analyse »au sens cartésien. Mais aussi au scns psychanalytique, dans lamesure oü ce systéme est largement inconscient et se présentecomme un faisccau de tendances, de forces qui dévient la traduc-lion de sa puré visee. L'analytique se propose de mettre ees forcesá jour et de montrer les points sur lesquels elles s'exercent. Elleconcerne au premier chef la traduction ethnocentrique et hyper-textuel le , oü le jeu des forces deformantes s'exerce librement,étanl pour ainsi diré sanctionné culturellement et litlérairemcnt.Mais en réalité, tout traducteur est exposé á ce jeu de forces. Bienplus : celles-ci font partie de son étre de traducteur et déterniinenta ¡morí son désir de traduire. II est illusoire de penser qu'il pour-rait s'en délivrer en en prenant simplement conscience. Seule une«mise en analyse» de son activité permet de les neutraliser1.

1. Ceite neutralisation n 'é tant jamáis que relative, car ce que Freud, dans unelettre a Fliess, appelait (a propos des « psychonévroses ») le « défaut de traduc-tioii » paraít const i tut i f du traduire. L'espace de la traduction est celui de l ' in-évi tahle délaillance. Le tlffaut de iraduciion est ¡nliérent á la iradui'tion. A quoitient ce délaut ? Quel esl son fondement ? Pour repondré a ees questions, il fautprobablement une analytique du sujet traduisant, le « traducteur».

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LA TRADUCTION ET LA LETTRE

C'est seulement en se soumettant á des « controles » (au senspsychanalytique) que les traducteurs peuvent espérer s'affranchirpartiellement de ce systéme de déformation, qui est aussi biení'expression intériorisée d'une longue tradition que celle de lastructure ethnocentrique de toute culture et de toute langue en tantque « langue cultivée ». Les langues « cultivées » sont les seulesá traduire, mais ce sont également celles qui résistent le plus á lacommotion de la traduction. Celles qui censuren!. On devine toutce qu'une psychanalyse tournée vers la langue peut apporter á latraductologie. Mais í'approche psychanalytique de la traductiondoit étre l'oeuvre des analystes eux-mémes, pour autant qu'ils fontl'expérience de la traduction comme d'une dimensión essentiellede la psychanalyse elle-méme1.

L'analytique esquissée ici ne concernera que les forces defor-mantes qui s'exercent dans le domaine de la « prose littéraire »(román, essai, lettres, etc.)- II y a á cela une raison subjectivc : j'aisurtout l'expérience de la traduction de la,prose littéraire. Et uneraison plus objective : ce domaine de traduction a, jusqu'ici, étéinjustement négligé.

La prose littéraire se caractérise en premier lieu par lefait qu'elle capte, condense et éntremele tout l'espace polylan-gagier d'une communauté. Elle mobilise et active la totalitédes « langues » coexistan! dans une langue. Cela se voit avec Bal-zac, Proust, Joyce, Faulkner, Roa Bastos, Guimaráes Rosa,Gadda, etc. De la qu'au point de vue de la forme, ce cosmoslangagier qu'est la prose, et au premier chef le román, se caracté-rise par une certaine informité, qui resulte de Tenerme brassagedes langues operé dans l'oeuvre. Elle est caractéristique de lagrande prose.

Traditic^nellement, cette informité est définie négativement,

1. Lire á ce propos « Psychanalyse et traduction », Meta, vol. 27, n° 1, mars1982, Presses universitaires de Montréal; L'Occulte, objet de la pensée freu-dienne de J. M. Rey et W. Granoff, PUF, coll. « Bibliothdque de Psychanalyse »,París, 1983; « La decisión de traduire : l'exemple Freud », in L'Écrit du lempa,n°7, éd. de Minui t , Paris, été 1984; «Traduction de Freud, transcription deLacan », n° 13, juin 1984, inLittoral,éá. Eres, Toulouse. La liste des textes ana-lytiques sur la traduction ne cesse d'augmenter et forme un corpus fondamental.

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L'ANALYTIQUE DE LA TRADUCTION

c'est-á-dire dans l'hori/on de la poésie et du « beau style » rhéto-rique. Ainsi Lanson écrit-il a propos de Montaigne :

« Dans ce style si vif, si éclairé, la phrase est volontaircment inorga-nique : si longue, si chargée d'incidentes et de parcnthcscs ( . . . ] qu'avrai diré il n 'y manque pas une cadenee, mais [ . . . ] uniforme1. »

On ne peut pas mieux diré. Les grandes oeuvres en prose secaractérisenl par un certain « mal écrire », un certain « non-contróle » de leur écriture. Boris de Schloezer, traducteur de LaGuerre et la Paix, observe :

« La Guare et la Paix est tres mal écrit [...] Soucieux de tout diré ála fois, [Tolstoi] s'embarque dans des phrases pesantes, compli-quées, syntaxiquement incorrectes... La matiére méme que traiteTolstoi conserve [... 1 quelquc chuse de fruste qui explique et justifieen partic le relachement de l'écriture2. »

Ce non-contróle a trait á l'énonnité de la masse langagiére quele prosateur doit concentrer dans son ceuvre - au risque de la faireformellement éclater. Plus la visee de la prose est totale, plusce non-contróle est manifesté, füt-ce dans la prolifération et legonflement du texte, et cela méme dans des oeuvres oü le souci dela forme cst grand comme chez Joyce, Broch, Thomas Mann,Musil ou Proust. La prose, dans sa multiplicité, ne peut jamáisétre dominée. Mais son « mal écrire » est aussi sa richesse : il estla conséquence de son « polylinguisme ». Don Quichotte, parexemple, rassemble la pluralité des « langues » espagnoles de sonépoque, du parler proverbial populaire (Sancho) á la langue desromans de chevalerie ou des romans pastoraux. Dans ce román,ees langues s'entrelacent et s'ironisent mutuellement3.

1. Hixioire <le la littératurefran$aise, Librairie Hachette, Paris, 1964, p. 322.2. Introiluction a La Guerre el la Paix I, Gallimard, Folio, Paris, 1972, p. 38,

39 et 40.3. Te I serait le premier nivcau - analysé par Bakhtine - de la prose. Pour une

caractérisation plus radicale de la pióse et de son rapport a la poésie, il faudruitinterrogar Benjainiíi (dans Le Concept de critique eslhétique dans le Romantisnieallemand - trad. Ph. Lacoue-Labarthe et A. M. Lang, Flammarion, coll. « La

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LA TRADUCTION ET LA LETTRE L'ANALYTIQUE DE LA TRADUCTION

La prolifération babélienne des langues dans la prose pose desquestions de traduction spécifiques. Si l'un des principaux « pro-blémes » de la traduction poétique est de respecter la polysémiedu poéme (par exemple dans les Sonnets de Shakespeare), le prin-cipal probléme de la traduction de la prose est de respecter lapolylogie informe du román et de l'essai.

Dans la mesure oü la prose est considérée comme inférieure ála poésie, les déformations de la traduction sont ici mieux accep-tées - quand elles ne passent pas inaperc.ues. Car elles portentsouvent sur des points difficilement décelables. II est facile devoir en quoi un poéme de Holderlin a été massacré; il Test moinsde voir en quoi un román de Faulkner l'a été, surtout si la traduc-tion semble «bonne» (c'est-á-dire esthétique). Voilá pourquoi ilest urgent d'élaborer une analytique de la traduction de la proselittéraire.

Les tendances deformantes

Cette analytique part du repérage d'un certain nombre detendances deformantes, qui forment un tout systématique, dontla fin est la destruction, non moins systématique, de la lettre desoriginaux, au seul profit du « sens » et de la « belle forme ». SiTon pose que l'essence de la prose est simultanément le rejet decette « belle forme » et, moyennant notamment l'autonomisationde la syntaxe (ce que Lanson reproche á Montaigne), le rejet dusens (car l'arborescence indéfinie de la syntaxe dans la grandeprose recouvre, masque, littéralement, le sens), on mesureramieux ce que ees tendances ont de funeste.

J'évoquírai ici treize de ees tendances. II y en a peut-étred'autres; certaines se recoupent, ou dérivent des autres; certainessont bien connues, ou peuvent paraítre ne concerner que notre

Philosophie en effet », Paris, 1986 - oü il parle du « noyau prosa'íque » de touteoeuvre) et Pasternak, qui parle de la « tensión traductive » de la prose. II faudraiten outre - et c'est essentiel pour la traduction - s'interroger sur le statut de lasyntaxe dans la grande prose par rapport á ce statut dans la grande poésie (parexemple la syntaxe chez Broch, d'un cote, chez Hopkins, de l'autre).

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langue classicisante. Mais en fait, elles concernent toute traduc-tion, quelle que soit la langue, du moins dans l'espace occidental.Tout au plus peut-on diré que certaines tendances sont plus agis-santcs dans lelle ou telle aire-de-langue.

Les tendances qui vont étre analysées sont: la rationalisation,la clarificaron, rallongement, rennoblisscment et la vulgarisa-tion, l'appauvrissement qualitatif, l'appauvrissement quantitatif,l'homogénéisation, la destruction des rythmes, la destruction desréseaux signifíants sous-jacents, la deslruction des systématismestextuels, la destruction (ou l'exotisation) des réseaux langagiersvernaculaires, la destruction des locutions et idiotismes, I'efface-mcnt des superpositions de langues.

La rationalisation

La rationalisation porte au premier chef sur les struclures syn-taxiques de 1'original, ainsi que sur cet élément délicat du texte enprose qu'est sa ponctuation. La rationalisation re-compose lesphrases et séquences de phrases de maniere á les arranger selonune certaine idee de l'ordre d 'un discours. La grande prose —román, lettre, essai - a, nous l'avons briévement dit, une struc-ture en arborescence (rediles, prolifération en cascade des rela-tives et des participes, incises, longues phrases, phrases sansverbe, etc.) qui est diamétralement opposée a la logique linéairedu discours en tant que discours. La rationalisation raméne vio-leinmenl roriginal de son arborescence á la lineante.

Ainsi le traducleur (fraileáis) des Fréres Karamazov écrit-il:

« La lourdeur origínale du style de Dostoícvski pose au traducteurun probléme quasi insoluble. II aurait été impossible de reproduireses phrases broussailleuses, malgré la richesse de leur contenu'... »

Or, la prose comporte par essence une part « broussailleuse »,au-dela métne du phénotnéne de l'arborescence syntaxique. Tout

I. Cité i/i Meschonnic, Pour la poétique U, f>¡>. cit., p. 317.

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LA TRADUCTION ET LA LETTRE L'ANALYTIQUE DE LA TRADUCTION

excés de forme fige la prose de l'essai ou du román, dontl'« imperfection » est une condition de possibilité. L'informitésignifiante indique que la prose s'enfonce dans les profondeurspolylogiques de la langue. La rationalisation détruit tout cela aunom d'une prétendue « impossibilité ».

Elle anéantit aussi un autre élément prosaíque : la visee deconcrétude. Qui dit rationalisation dit abstraction, généralisation.Or, la prose est axée sur le concret; elle parvient méme á rendreconcrets les nombreux éléments abstraits ou réflexifs qu'elle char-rie dans son flot (Proust, Montaigne). La rationalisation fait passer1'original du concret á l'abstrait, pas seulement en ré-ordonnantlinéairement la structure syntaxique, mais, par exemple, en tra-duisant les verbes par des substantifs, en choisissant, de deux sub-stantifs, le plus general, etc. Yves Bonnefoy a montré ce processusá l'ceuvre dans les traductions de Shakespeare.

Cette rationalisation généralisante est d'autant plus pernicieusequ'elle n'est pas totale. Et que son sens est de ne pas l'étre. Carelle se contente á'inverser le rapport du formel et de l'informel,de l'ordonné et du désordonné, de l'abstrait et du concret qui pré-vaut dans l'original. Cette inversión - typique de la traductionethnocentrique - fait que l'ceuvre, sans paraítre changer de formeet de sens, change en fait radicalement de signe et de statut. Ainsila premiére traduction du román Hijo de Hombre du ParaguayenRoa Bastos change-t-elle le statut de cette ceuvre en accentuant« légérement» les éléments rationnels, offrant ainsi au lecteurune « belle » ceuvre classique.

Résumons : la rationalisation deforme l'original en inversant satendance de base (la concrétude) et en linéarisant ses arbores-cences syntTctiques.

La clarification

II s'agit d'un corollaire de la rationalisation, mais qui concerneplus particuliérement le niveau de «ciarte» sensible des mots,ou leur sens. La oü 1'original se meut sans probléme (et avec une

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nécessité propre) dans Vindéfini, la clarification tend á imposerdu definí.

Chápiro écrit encoré a propos de Dostoícvski :

« Pour rendre les suggestions de la plirase russe, il faut souvent lacompléter'.»

La clarification semble un principe évident á maints traducteurset auteurs. Ainsi le poete anglais Galway Kinnel écrit-il:

« The íranslation shouldbe a little clearer ihan the original2. »

Certes, la clarification est inherente á la traduction, dans lamesure oü tout acte de traduire est explicitant. Mais cela peutsignifier deux dioses bien différentes.

L'explicitation peut étre la manifestation de quelque chosequi n'est pas apparent, mais celé ou reprime, dans l'original. Latraduction, par son propre mouvement, met au jour cet élément.C'est a quoi fait allusion Heidegger pour la philosophie :

« Par la traduction, le travail de la pensée se trouve transposé dansl'esprit d'une autre langue, et subit ainsi une transformation inevi-table. Mais cette transformation peut devenir féconde, car elle faitapparaitre en une lumiére nouvelle la position fundaméntale de laquestion \ »

Ce pouvoir d'éclairage, de manifestation, nous verrons avecHolderlin que c'est le supréme pouvoir de la traduction.

Mais en un sens négatif, Fexplication vise á rendre « clair » cequi ne l'est pas et ne veut pas l'étre dans 1'original. Le passage dela polysémie á la monosémie est un mode de clarification. La tra-duction paraphrasante ou explicative, un autre. Et cela nousaméne á la troisiéme tendance.

\.Oi>.cit.,p. 317-318.2. Cité par Michel Gresset, in « De la traduction de la métaphore littéraire á la

traduction ccnnme métaphore de l'écriture », Revue franfaise d'eludes améri-caincx. 11° I X , novenibre 1983, AFEA, Paris, p. 517.

3. Questitms I, trad. H. Corbin, Gallimard, coll. « Classiques de la philoso-phie », Paris, 1968, p. 10.

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LA TRADUCTION ET LA LETTRE

L'allongement

Toute traduction est tendanciellement plus longue que 1'origi-nal. C'est la une conséquence, en partie, des deux premieres tcn-dances évoquées. Rationalisation et clarification exigent un allon-gement, un dépliement de ce qui, dans l'original, est « p l i é » .Mais cet allongement, du point de vue du texte, peut bien étrequalifié de « vide », et coexisten avec diverses formes quantita-tives d'appauvrissement. Je veux diré par la que l'ajout n'ajouteríen, qu'il ne fait qu'accroítre la masse brute du texte, sans dutout augmenter sa parlance ou sa signifiance. Les explicationsrendent peut-étre l'oeuvre plus «claire», mais obscurcissent enfait son mode propre de ciarte. L'allongement, en outre, est unrelachement portant atteinte á la rythmique de l'oeuvre. C'est cequ'on appelle souvent la « surtraduction », dont un cas typique estle Moby Dick d'Armel Guerne. Moby Diok « allongé », d'océa-nique devient boursouflé et inutilement titanesque. L'allonge-ment, ici, aggrave rinformité originaire de l'oeuvre, la fait passerd'une informité pleine á une informité creuse. Á un autre bout del'univers de la prose, les Fragments de Novalis, traduits par leméme Guerne, et qui, en allemand, ont une briéveté particuliére,une briéveté qui capte une infinité de sens et les rend d'unecertaine maniere « longs », mais verticalement, comme des puits,s'étirent démesurément et sont aplatis. L'allongement, ici, hori-zontalise ce qui est vertical chez Novalis1. Notons que l'allonge-ment se produit - á des degrés divers - dans toutes les languestraduisantes, et qu'il n'a pas essentiellement une base linguis-tique. Non : il s'agit d'une tendance inherente au traduire en tantque tel. <'

1. A. Guerne, traducteur du reste digne de respect, s'est expliqué sur sa facónde traduire Novalis : il s'agirait d'accentuer un élément « franjáis » deja présentchez Pauteur. Intéressante explication, mais il n'en reste pas moins que satraduction des Fragments de Novalis est l 'un des nombreux scandales de latraduction en France. Non seulement Guerne détruit la lettre des Franmems,mais il détruit sa «tenninologie mystique » (pour reprendre l'expressiond'A. W. Schlegel), ainsi « transcendantal » devient-il « transcendant », etc.

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L'ANALYTIQUE DE LA TRADUCTION

L' ennoblissement

C'est le point culminan! de la traduction platonicienne, dont laforme achevée est la traduction (l 'a-traduction) classique. Onaboutit a ceci, que la traduction est « plus belle » (formellement)que l 'original. C'est du reste ce qu'estimait , á propos de latraduction des Anciens, l 'un des peres du classicisme francais,Bouhours. L'esthétique vient ici compléter la logique de la ratio-nalisation : tout discours doit étre un beau discours. En poésie,cela donne la « poétisation » ; pour la prose, une « rhétorisation ».Ala in , dans le texte cité plus haut, fait allusion á ce processuspour la traduction de la poésie anglaise :

« Si quclqu'un s'cxerce a traduire en franjáis un poéme de Shelley,il s'espacera d'abord, selon la coutume de nos poetes qui sontpresque tous un peu trop orateurs. Prenant done mesure d'aprés lesregles de la déclamation publique, il posera ses qui et ses que, enfinees barrieres de syntaxe qui font appui, et qui empéchent, si je puisdiré, les mots substantiels de mordre les uns sur les autres. Je neméprise point cet art d'articuler [ . . .] Mais enfin ce n'est plus l'artanglais de diré, si serré et ramassé, brillante, précieuse et forteénigtne'. »

La rhétorisation embellissante consiste á produire des phrases« elegantes » en utilisant pour ainsi diré 1'original comme matiérepremiere2. L'ennoblissement n'est done qu'une ré-écriture, un« exercice de style » á partir (et aux dépens) de 1'original. Cetteprocédure est active dans le champ littéraire, mais aussi dans

1. Op. di., p. 56.2. Dans tous les domaines de traduction, l '« élégance » est posee comme une

norme suprémc, que les originaux soient ou non élégants. Cela vaut aussi bienpour un texte technique que pour un texte littéraire. Mais qu'est-ce done quecette élégance? II n'est pas sans importance, historiquement, que les auteursla l ins aient part'ois traite de la traduction et de ses normes dans le cadre de larhétorique. Pour lu t tc r contre cetle tendance « embellissante » des traductions,Ortega y Gasset proposait que la traduction de l'avenir soit une «traductionlaide » (traducción fea).

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LA TRADUCT1ON ET LA LETTRE

celui des sciences humaines, oü elle produit des textes « lisibles »,« brillants », « enlevés », débarrassés de leurs « lourdeurs » d'ori-gine au profít du « sens ». Cette ré-écriture croit se justifier enreprenant - mais pour les banaliser et leur donner une placeexcessive - les éléments rhétoriques inhérents á toute prose. Ceséléments, par exemple chez Rousseau, Chateaubriand, Hugo,Melville, Proust, etc. — relévent d'une certaine oralité, qui pos-séde effectivernent ses lettres de noblesse, celles du beau parlerpopulaire ou cultivé. Mais ce beau parler n'a rien á voir avecl'élégance rhétorique prónée par le re-writing embellissant, quianéantit simultanément la richesse órale et la dimensión poly-logique informelle de la prose.

L'envers (et le complément) de l'ennoblissement c'est, pourles passages de l'original jugés « populaires », le recours aveugleá un pseudo-argot qui vulgarise le texte, ou á un langage « parlé »qui atieste seulement que l'on confond Y oral et le parlé. La gros-siéreté dégénérée du pseudo-argot (ou du-pseudo-patois) trahitaussi bien l'oralité rurale que le strict code des parlers urbains.

L'appauvrissement qitalitaíif

II renvoie au remplacement des termes, expressions, tournures,etc., de l'original par des termes, expressions, tournures, n'ayantni leur richesse sonore, ni leur richesse signifiante ou — mieux -iconique. Est iconique le terme qui, par rapport á son referen!,« fait image », produit une conscience de ressemblance. Spitzerfait allusion á cette iconicité dans ses Eludes de style :

« Un mefqui designe la facétie, le jeu avec les mots, se comporteaisément de maniere fantaisiste, tout comme, dans toutes leslangues du monde, les termes qui designen! le papilloa changent ála maniere du kaléidoscope'. »

1. Cité in E. Martineau, « La langue, création collective; ou : qui a peur de laphilologie ? », Po&sie, n° 9, Belin, París, deuxiéme trimestre 1979, p. 102.

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L'ANALYTIQUE DE LA TRADUCT1ON

Ce qui ne signifie pas que le mot « papillon » ressemble au« papillon », mais que dans sa substance sonore et corporelle,dans son épaisscur de mot, il nous semble y avoir quelque chosede l'étrc papillonnant du papillon. Prose et poésie - chacune üleur maniere - produisent ce qu'on peut appeler des surfacesd' iconicité.

Lorsqu'on traduit le péruvien chuchumeca par « pute », on acertes rendu le sens, mais nullement la vérité sonore et signifiantede ce mot. 11 en va ainsi de tous les termes qualifiés ordinaire-ment de « savourcux », « drus », « vifs », colores », etc., épithetesqui, toutes, rcnvoient a ccttc corporéité iconique du mot. Et quandcelte pratique de remplacement (qui privilegie la désignation auxdépens de l'iconique) s'applique au tout d'une ocuvre, á la totalitéde ses sources d'iconicité, elle détruit du coup une bonne partiede sa signiftance, et de sa parlance'.

L' appauvrissement quantitatif

II renvoie á une déperdition lexicale. Toute prose présente unecertaine prolifération de signifiants et de chaines (syntaxiques)de signifiants. La grande prose romanesque ou épistolaire est« ahondante ». Elle présente, par exemple, des signifiants nonfixés, dans la mesure oü ce qui importe, c'est que, pour un signi-fié, il y ait une multiplici té de signifiants. Ainsi le romancierargentin Roberto Ar l t 2 emploie-t-il pour le signifié « visage »semblante, rostro et cara, sans justifier l'emploi de tel ou tel deees signifiants dans tel ou tel contexte. L'essentiel, c'est que l'im-portance de la réalité du « visage » dans son oeuvre soit indiquéepar l'emploi de Irois signifiants. La traduction qui ne respecte pascette triplicité rend le « visage » de ses oeuvres méconnaissable. II

1. L'iconicité - qui ne renvoie pas S une ressemblance réelle du mot et de lachose - pourrail Gire analysée a partir du concept paradoxal proposé par Benja-mín, la ressemblance non sensible.

2. Cf. Lcx Sepi roas. Belfond, Paris, 1981 [Le Seuil, coll. «Points», París,1994). et Le Jouet enragé, PUG, Grenoble, 1985 [éditions Cent Pages, Gre-noble, 1994], trad. Isabelle et Antoine Berman.

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LA TRADUCT1ON ET LA LETTRE L'ANALYTIQUE DE LA TRADUCTION

y a déperdition, puisqu'on a moins de signifiants dans la traduc-tion que dans 1'original. C'est attenter au tissu lexical de l'oeuvre,á son mode de lexicalité, le foisonnement. Cette déperdition peutfort bien coexister avec un accroissement de la quantité ou de lamasse brutes du texte, avec l'allongement. Car celui-ci consisteá ajouter des « le », « la », « les », des « qui » et des « que », ouencoré des signifiants explicatifs et ornementaux n'ayant rien ávoir avec le tissu lexical d'origine. Si bien que la traductiondonne un texte á la fois plus pauvre et plus long. L'allongementsert souvent á masquer la déperdition quantitative (étant entenduque, pour la prose, la quantité est chose importante).

L' Iwmogénéisation

Elle consiste á unifler sur tous les plans le tissu de Poriginal,alors que celui-ci est originairement hétérogéne. C'est assurémentla resultante de toutes les tendances precedentes. Face á uneoeuvre hétérogéne - et l'oeuvre en prose l'est presque toujours - letraducteur a tendance á unifier, á homogénéiser ce qui est del'ordre du divers, voire du disparate. La non-reproduction de l'hé-térogéne, c'est ce que Boris de Schloezer appelle le peignageinhérent á la traduction :

« Le traducteur, qu'il le veuille ou non, est obligé de donner au texteun coup de peigne; s'il se permet délibérément une correction, unetournure défectueuse [...], elle ne sera d'aucune fa9on l'équivalentde celles de l'original. Ainsi s'atténue nécessairement un cote de LaGuerre et la Paix'. »

De fait, 1 homogénéisation regroupe la majeure partie des ten-dances du systéme de déformation. Néanmoins, il faut la considé-rer comme une tendance en soi, qui plonge profondément sesracines dans l'étre du traducteur.

\.Op. cit., p.40.

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La destruction des rythmes

Je passerai rapidement sur cet aspect, pourtant fundamental.D'autres - Beda Alemann, Meschonnic - ont étudié la rythmiquetextuelle. Le román, la lettre, l'essai, ne sont pas moins ryth-miques que la poésie. lis sont méme multiplicité entrelacée derythmes. La masse de la prose étant ainsi en mouvement, la tra-duction a du mal (heureusement) á briser cette tensión rythmique.D'oü vient que, méme « mal » traduit, un román continué á nousentraíner. Cependant, la déformation peut affecter considérable-ment la rythmique, par exemple en s'attaquant á la ponctuation.Claudc Duneton, dans Parler Croquant, a montré commentVinay et Darbelnet, dans leur Stylistique comparée de l'anglaiset du franjáis, ont a la fois enjolivé et brisé la rythmique d'untexte de Lawrence (pris dans England, niy England). L'enjolive-mcnt fait passer ce texte d'une tonalité á une autre, et le morcelle-ment de la phrase operé « scientifiquement» par les auteursrompt le rythme mimique de la phrase (son « allant » qui imitel'allant du petit train traversant le Pays de Galles). Gresset, dansl'article cité plus haut, a montré comment la traduction d'un textede Faulkner brise sa rythmique : la oü l'original ne compte quequatre signes de ponctuation, la traduction en compte vingt-deux,dont dix-liuit virgules!

La destruction des réseaux signifiants sous-jacents

Toute oeuvre comporte un texte « sous-jacent», oü certainssignifiants clefs se répondent et s'enchaínent, forment desréseaux sous la « surface » du texte, je veux diré : du texte mani-festé, donné á la simple lecture. C'est le sous-texte, qui constituel 'une des faces de la rythmique et de la signifiance de l'oeuvre.

Ainsi reviennent de loin en loin certains mots qui forment, nelut-ce que par leur ressemblance ou leur mode de visee, un réseauspécifique. Chez Arlt, on trouve á d'assez grandes distances lesuns des autres (parfois dans des chapitres différents), et sans que

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LA TRADUCTION ET LA LETTRE

le contexte justifie leur emploi, un certain type de mots atiestan!une perception particuliére. Ainsi de la serie des augmeníatifs sui-vants :

portalón - alón -jaulón -portón - gigantón - callejón(portail) - (aile) - (cage) - (vestibule) - (géant) - (passage)

Ce qui donne un réseau :

aile

portail

géant

cage

vestibule

passage

La simple mise en réseau de ees augmentatifs montre que leurenchaínement fait sens et, en vérité, symbolise Tune des dimen-sions essentielles des Sept Fous. Ces signifiants sont des augmen-tatifs, et 93 n'est pas pour ríen. Car il y a, dans ce román, une cer-taine dimensión d'augmentativité: portails, ailes, cages,vestibules, géants et passages y acquiérent la taille démesurée descauchemars. La traduction qui ne transmet pas de tels réseauxdétruit l'un des tissus signifiants de l'ceuvre.

Cela vffde pair avec la destruction des groupes de signifiantsmajeurs d'un texte, ceux autour desquels elle organise sa parl-ance. Par exemple, un auteur comme Beckett emploie pour ledomaine de la visión certains verbes, adjectifs et substantifs -pasd'autres. La traduction traditionnelle ne percoit méme pas cettesystématique.

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L'ANALYTIQLIE DE LA TRADUCTION

La destruction des systématismes

Le systcmatisme d'une ceuvrc dépasse le niveau des signifiants:il s'élcnd au type de phrases, de constructions utilisées. L'emploides temps est l 'un de ees systématismes; le recours á tel ou tel typede subordonnée aussi (comme le because de Faulkner). C'est toutle systéme qu'a étudié Spitzer á propos de Proust ou de Racine.

Rationalisution, clarification et allongement détruisent ce sys-téme en y introduisant des éléments que, par essence, il exclut.D'oü une curieusc conséquence : alors que le texte de la traduc-tion est, on l'a dit, plus homogéne que celui de l'original, il estégalement plus incohérent, plus hétérogéne et plus inconsistant.C'est un pot-pourri de divers types d'écritures. Sí bien que la tra-duction íend toujours á apparaítre comme homogéne et incohe-rente á la foís. Meschonnic l'a montre á propos de la traductionde Celan. Menee á fond, l'analyse d'un original et de sa traduc-tion montrerait que 1'écriture-de-la-traduction est a-systématique,comme celle de ees néophytes dont les lecteurs des maisonsd'édition rejettent les textes des la premiére page. Sauf que, dansle cas de la traduction, cette a-systématicité reste cachee, dissi-mulée par ce qui reste de la systématicité de l'original. Le lecteurpercoit cependant l'inconsistance du texte de la traduction, dansla mesure oü il lui accorde rarement sa confiance, et ne le vit pascomme le « vrai » texte, ni comme un « vrai texte ». Par-delá lespréjugés, il n'a pas tort: ce n'est pas un « vrai texte », il n'en apas les marques, et en premier lieu les systématicités. L'homogé-néisation ne peut pas plus dissimuler 1'a-systématicité que l'al-longement ne peut cacher l'appauvrissement quantitatif.

La destruction ou l'exotisationdes réseaux langagiers vernaculaires

Ce point est csscntiel, parce que toute grande prose entretient desrapports étroits avec les langues vernaculaires. « Que le gascóny aille, si le fran9ais n'y peut aller! », disait Montaigne.

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LA TRADUCTION ET LA LETTRE

En premier lieu, la visee polylingue de la prose incluí forcé-ment une pluralité d'éléments vemaculaires.

En second lieu, la visee de concrétude de la prose incluí néccs-sairemenl ees élémenls, car la langue vernaculaire esl par essenceplus corporelle, plus iconique que !a koiné, la langue cullivée. Lepicard « bibloleux » esl plus parlanl que le fransais « livresque ».Le vieux franjáis « sorcelage » plus riche que « sorcellerie », l'an-lillais « dérespecter » plus direcl que nolre « manquer de résped »'.

En iroisiéme lieu, la prose peul se donner comme bul explicilela reprise de l'oralilé vernaculaire. C'esl le cas, au xxe siécle,d'une bonne partie des lilléralures lalino-américaine, ilalienne elméme nord-américaine.

L'effacemenl des vemaculaires esl done une grave atteinie a lalexlualilé des ceuvres en prose. Qu'il s'agisse de la suppressiondes diminulifs, du remplacemenl des verbes aclifs par des verbesavec subslantifs (le péruvien « alagunarse » devenant « se trans-former en lagune »); de la iransposilion des signifianls vemacu-laires comme «porteño » (porlégne), qui devienl « habitanl deBuenos Aires », ele.

Tradilionnellemenl, il existe une maniere de conserver les ver-naculaires en les exotisant. L'exolisalion prend deux formes.D'abord, par un procede lypographique (les ¡lauques), on isole cequi, dans l'original, ne l'esl pas. Ensuile - plus insidieusemenl -on « en rajoule » pour « faire plus vrai » en soulignanl le vernacu-laire á partir d'une image stéréotypée de celui-ci. C'esl la traduc-lion sur-arabisanle des Mulé et Une Nuits par Mardrus.

L'exolisation peut rejoindre la vulgarisation en rendanl un ver-naculaire étranger par un vernaculaire local: l'argol de París tra-duit le lunfardo de Buenos Aires, le « parler normand » celui despaysans nsrsses ou ilaliens. Malheureusemenl, le vemaculaire nepeul élre íraduil dans un aulre vernaculaire. Seules les koinai, leslangues « cultivées », peuvent sentretraduire. Une lelle exolisa-lion, qui rend l'élranger du dehors par celui du dedans, n'aboulilqu'á ridiculiser l'original.

1. De la, chez un prosateur aussi « classique » que Gide, de nonibreux néolo-gismes formes sur le mode de création dialectal et vernaculaire.

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L'ANALYTIQUE DE LA TRADUCTION

La destruction des locutions

La prose abunde en images, loculions, lournures, proverbes,etc., qui releven! en parlie du vernaculaire. La plupart d'entre euxvéhiculcnt un sens ou une expérience qui se retrouvent dans desloculions, ele., d'autres langues.

Voici deux « ¡diotismes » du Typlion de Conrad :

« He did ñor cure u linkcr curse I Damne, if this ship isn't worsetliaii lleültun! »

Le comparatiste' qui cile ees deux idiotismes el leur traductionpar Gide s'élonne que celui-ci les ait iraduits presque lilléralemenl:

« I I s'en fichait comme du jurón d'un étameur/que le diablo in'em-porte si l'on ne se croirail pas á Bedlaní! »

Car le premier pouvail se rendre par: « il s'en fichait commed'une guignc », et le second semblait imposer le remplacemenl de« Bedlam » - incomprehensible pour un Franjáis - par « Charen-lon », Bedlam élant un célebre asile anglais. Or, méme si le sensesl identique, retnplacer un idiotisme par son equivalen! esl un eth-nocentrisme qui, repelé á grande échelle, aboulirait á cette absur-dilé que, dans Typlion, les personnages s'exprimeraient avec desimages franyaises ! Jouer de l'équivalence esl attenter á la parlancede l'ceuvre. Les équivalents d'une locution ou d'un proverbe neles remplacen! pas. Traduire n'est pas chercher des équivalences.En outre, vouloir les remplacer est ignorer qu'il existe en nous uneconscience-de-proverbe qui percevra tout de suite, dans le nouveauproverbe, le frére d'un proverbe du cru. Ainsi de la chaíne :

« Le monde apparticnt á ceux qui se lévent tót » (franjáis).« L'heure du matin a de l'or dans la bouche » (allemand).

I . //; Van der Meerschen,de quali lé », op. cit.. p. 80.

La traduction francaise, problémes de fidélité et

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LA TRADUCTION ET LA LETTRE

« L'oiseau du matin chante plus fort » (russe).« Al que madruga. Dios le ayuda » (espagnol).

L'effacement des superpositions de ¡tingues

Dans une ceuvre en prose - au premier chef romanesque - lessuperpositions de langues sont de deux sortes : des dialectescoexistent avec une koiné, plusieurs koinai coexistent.

Le premier cas est illustré par les romans de Gadda, de Grass,par le Tirano Banderas de Valle-lnclán, qui coiffe de son« castillan » divers espagnols latino-américains, par l'ueuvre deGuimaráes Rosa, oü portugais classique et parlers du Nordestedu Brésil s'interpénétrent. Le second, par J. M. Arguedas, A. RoaBastos, dont l'espagnol est modifié syntaxiquement par deuxautres langues purement orales, le quechva et le guaraní. Et il y aenfin - cas limite — le Finnegans Wake de Joyce.

Dans les deux cas, la superposition des langues est menacée parla traduction. Ce rapport de tensión et d'intégration existant dansl'original entre le vernaculaire et la koiné, la langue sous-jacenteet la langue de surface, etc., tend á s'effacer. Comment préserverchez Roa Bastos la tensión guarani-espagnol ? Le rapport espa-gnol d'Espagne et espagnols latino-américains dans Tirano Ban-deras! C'est peut-étre le « probléme » le plus aigu que pose latraduction de la prose, car toute prose se caractérise par dessuperpositions de langues plus ou moins déclarées. Le román, ditBakhtine, rassemble en luí « hétérologie » (diversité des typesdiscursifs), « hétéroglossie » (diversité des langues) et « hétéro-phonie» (diversité des voix)1. De l'hétéroglossie, La Montagnemagique de^Thomas Mann offre un bel exemple, que le traduc-teur, Maurice Betz, a su en partie préserver : les dialogues entre lehéros, Hans Castorp, et la femme dont il est épris, Madame Chau-cha!. Tous deux communiquent en francais dans l'original, et cequi est fascinan!, c'est que le fran9ais de l'Allemand n'est pas

1. T. Todorov, Mikhai'I Bakhtine. Le principe dialogique, suivi de Écrits duCercle de Bakhtine, Le Seuil, coll. « Poétique », París, 1981. p. 89.

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le rnénie que celui de la jeune Russe. Ces deux francais, dans latraduction, sont encadrés par le francais de celle-ci. Maurice Betza suffisamincnt laissé résonner l'allemand de Mann pour que lesírois franjáis puisscnt se distinguer et garder, chacun, leur étran-geté spécifique. Réussite rare, car, la plupart du lemps, la traduc-tion n'a de cessc que d'eliacer cette troublante superposition.

Les tcndances que nous venons d'analyser sommairementfonnent un tout, qui dessine en creux ce que nous entendons parla letíre : la lettre, ce sont toutcs les dimensions auxquelles s'at-ttiüite le systenie de déformation. Ce systéme, á son tour, définitune ccrtainc figure traditionnelle du traduire. II n'est pas le pro-duit de principes théoriques. Bien plutót les théories de la Iraduc-tion surgissent-elles de ce sol, pour sanctionner idéologiquementcette figure, posee cornme evidente. Et elles ne peuvent faireque cela. Toute théorie de la traduction est la théorisation de ladestruction de la lettre au profit du sens. C'est la un point quenous ne pouvons développer ici.

La traduction régie par ees forces et tendances est fondamenta-lement iconoclaste. Elle défait le rapport sui generis que l'oeuvre ainstitué entre la lettre et le sens, rapport oü c'est la lettre qui« absorbe » le sens. Elle le défait pour instituer un rapport inverse,oü des ruines de la leltre disloquée jaillit un sens « plus pur ».

II n'y a la aucune «erreur» au sens banal. Mais une sorte denécessité. Car il se pourrait que la destruction soit I'un de nosrapports a une ceuvre (á l'écrit). II se pourrait que l'ceuvre appelleaussi cette destruction. La libération et l'expression du sens opé-rées par la systématique deformante ne sont pas rien. 11 existed'ailleurs d'autres facons de détruire une ceuvre: la parodie, lepastiche, l'imitation et - surtout - la critique1.

1. Montaigne, dans les F.xsaix, pressent cette nature destructrice de la« glose ». Le Romanlisme alleinand (Novalis et Schlegel) a théorisé la destruc-tion des ocuvres opéréc par la traduction, et par la critique, sur le mode idéa-liste : la destruction est « élévation-á-la-puissance » (Potenzierung).

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De fait, critique et traduction (axée sur le sens) sont les modesfondamentaux de la destruction des oeuvres. Mais si cette destruc-tion posséde sa nécessité, il ne s'ensuit pas qu'elle doive étre leseul mode de rapport á une ceuvre. Ni le mode preponderan!.

Lorsque nous « critiquons » le systéme des lendances defor-mantes, nous le faisons au nom d'une autre essence du traduire.Car si, sous certains rapports, la lettre doit étre détruite, sousd'autres - plus essentiels - elle doit étre sauvée et mainfenne.

L'éthique de la traduction

Lorsqu'on étudie le systéme de déformation qui intervient dansla figure traditionnelle de la traduction, on a l'impression quecette analyse « négative » appelle sans cesse une analytique posi-tive, une analytique du « bien traduire ». Toutefois, il est impos-sible de passer directement de l'une á l'autre. Si Ton procédait dela sorte, on ne ferait qu'opposer au\forces deformantes une seriede « recettes » plus ou moins concretes qui aboutiraient á un « artde traduire », c'est-á-dire au fond á une nouvelle méthodologie,non moins nonnative et dogmatique que les antérieures. Or, c'estseulement en cernant la visee du traduire que des « recettes »anti-déformantes peuvent prendre un sens, á partir de la défini-tion de principes régulateurs non tnéthodologiques. Évidemment,1'analytique de la traduction présuppose en elle-méme une défini-tion de la visee traduisante, car c'est seulement á partir d'une telledéfinition que les tendances deformantes peuvent apparaítrecomme telles. Pour Colardeau ou Voltaire, Renán ou Gide, eestendances étaient inherentes á la traduction elle-méme. Proposerune analytique positive suppose done (au moins) deux choses :avoir défini l'espace de jeu propre de la traduction (en le distin-guant de celui des pratiques hypertextuelles), avoir défini \apurevisee de la traduction, par-delá les contingences historiques. Nousposons qu'une telle démarche (facilement critiquable d'un pointde vue historicistc) est legitime.

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