Badiou THEORIE DU MAL ET DE L’AMOUR

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    7me cours31

    1 lindcidable, Un + 31

    2 lindiscernable / multiple fini 32

    3le gnrique, multiple infini 32

    4 linnommable, lun 33

    8me cours33

    1 nomination et sujet 33

    2 enqutes et labeur infini dune vrit 34

    3 forage et innommable : point de bute dune vrit 34

    Dfinition gnrale du Mal 36

    Dfinition de la philosophie, 2me laboration : 38

    9me cours40

    10me cours43

    1 le mal, cest lempchement dune soustraction : les 4 figures possibles du mal44

    2 seul le nominalisme constitue la figure intime du mal 45

    a) le dsastre........................................................................................................................ 45

    b) le nominalisme................................................................................................................ 45

    Le concept de numricit dune procdure gnrique 46

    dfinition............................................................................................................................ 46

    11me cours48

    les 2 figures classiques 48

    le concept cl de la figure romantique de lamour est lun 48

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    le concept cl de la figure oblative de lamour est donn par la catgorie de lAutre48

    12me cours :50

    13me cours53

    14me cours56

    1er

    cours

    Je voudrais commencer le cours de cette anne par un rsum du cours de lan pass qui nous conduira une dfinition gnrale de lacte philosophique comme saisie des vrits du temps rapportes leurdimension dternit.

    Au terme du trajet suivi dans laRpublique de Platon, je voudrais terminer le cours de cette anne enclarifiant lenjeu philosophique qui fut le ntre, savoir le passage de lidentification de lessence dudiscours philosophique lidentification de son ngatif : le dsastre, soit la catgorie du mal en philosophie. Lorientation doxographique lie massivement la question : quest-ce que laphilosophie ? celle du bien, et face la proposition religieuse sur le bien et le mal, de lintrieur deson propre rgime historique, la philosophie se trouve en tat de soutenir, en pense, le dfi de la

    proposition religieuse. Mais suivre cette hypothse, on considre le combat philosophique contre lafigure singulire du mal comme une lutte qui appartiendrait dessence, aussi bien la religion qu laphilosophie.

    Or, je voudrais oprer une torsion sur ce dispositif doxographique et montrer que la philosophie estinductrice des figures historiales du dsastre par pril propre : dans tout dsastre, un philosophme aumoins est impliqu. A partir de cette nouvelle trame conceptuelle, je vous propose de retraverser notretrajectoire et dobtenir une sorte de vision panoptique de lanne par retournement.

    1 pourquoi prendre notre point de dpart dans Platon ?

    a) le diagnostic nietzschen LEurope est en train de gurir de la maladiePlaton .

    La prophtie de Nietzsche sest accomplie, car le sicle entier dans son sombre chaos a bien t anti-platonicien dans le disparate mme de ses noncs de pense, commencer par ceux qui annoncent lafin de la mtaphysique et qui soriginent dans Nietzsche. Ces noncs soutiennent que ce dont Platonest le nom inaugural est entr dans la clture de son effet, mais effet en mme temps port sonparoxysme. Or, je soutiens que nous pouvons annoncer la fin de cette fin telle quelle se laisse direcomme la fin de lenvoi platonicien. Et cest prcisment cette possibilit qui nous contraint rouvrirla question ou le dossier Platon. Mais il va de soi que cette rouverture ne peut pas se prsenter commeune restauration, mais elle doit revenir sur Platon pour y distinguer un geste inaperu , ie non

    identifiable lenvoi mtaphysique, mais un geste absolument diffrent, qui serait lorigine duneautre configuration philosophique que la disposition mtaphysique repre, par exemple, parHeidegger.

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    b) un fil conducteur : un procs de retournement entre lApologie et lesLois,

    X.

    Toute constitution philosophique est en situation. Mais alors que la situation de dpart dans le Critonou lApologie de Socrate est pourquoi Socrate a-t-il t condamn et tu injustement ? , la dernire

    et grande uvre de Platon, les Lois, fonde et lgitime en pense un appareillage rpressif qui frappelimpit et la corruption de la jeunesse athe, principales accusations portes contre Socrate. Commesi la fin des fins, Platon en vienne souscrire la mise mort de Socrate dont, circonstanceaggravante, il entend fonder la lgitimit. Le protagoniste des Lois, lAthnien, et non plus Socrate,reprononce et lgitime les chefs daccusation ports contre Socrate. On est donc passs des premiersdialogues aportiques qui traitent des impasses de lepisteme, du juste et du bien, un dispositif de loiscriminelles dictes par la cit Etat idale, soudain devenue fascisante.

    Mais que signifie ce retournement inou, sinon quil ny a pas de dispositif global philosophiquepropre Platon ? Platon ne se laisse pas compter pour un, par exemple comme le geste denvoi de lamtaphysique occidentale. Dans ce retournement, on lit du 2, ie que ds lorigine, il y a linnocence delexposition philosophique et toujours le risque, d chez Platon une tension excessive de son

    montage philosophique, dune rexposition dsastreuse. Chez Platon, prsentation et reprsentationsont lexposition elle-mme et fondent la philosophie dans le 2 : ce qui est expos selon la vrit estaussi expos au dsastre.

    2 le statut philosophique de la catgorie de vrit

    A lge classique, la catgorie centrale de la philosophie est celle de Vrit, mais ne voyez pas dans leV majuscule quune marque strictement distinctive, car avant cette catgorie, cet avant nentranantdailleurs aucune implication temporelle, il y avait dj des vrits. Les vrits sont donc desprocdures htrognes, en extriorit la catgorie centrale de Vrit propre lge classique de la philosophie, et dont nous avons repr lmergence du statut en nous enfonant dans le matrielplatonicien. Et Platon repre ces procdures htrognes sous le nom dopinion droite, mathemata.Dune faon gnrale, les procdures de vrit sont registrables dans diffrents lieux qui, ds lafondation platonicienne, sont ceux de lart, la science, la politique et lamour, et jouent commeconditions pr-rflexives de lactivit philosophique. Mais il faut bien comprendre que dans laprs-coup philosophique, ie une fois constitu, ce lieu propre apparat comme lieu de pense du il y a desvrits, car les vrits nnoncent pas leur il y a :

    a) lnonc il y a des vrits est un nonc philosophique qui se constitue

    contre la sophistique

    Cette nonciation originelle anti-sophistique : il y a des vrits, suppose donc le montage de lacatgorie philosophique de vrit, qui na dailleurs pas toujours le nom de vrit dans lhistoire de laphilosophie, et qui est une opration de la pense travers laquelle snonce la compossibilit desvrits. Mais la sophistique merge avec la philosophie, toutes 2 naissent en co-prsence, car pour quele sophiste puisse noncer quil y a pas de vrits, il faut quil y en ait. Et la philosophie accueille ouabrite le multiple des vrits sous lopration de vrit qui nonce leur possible compossibilit pour etpar la pense. Il y a des vrits : la science, lamour, lart, la politique. Il y a lunit de la pense quidtermine la philosophie comme temps de la pense prise sous le signe de lun, ce que Platon nommele toujours du temps, dont le nom classique est lternit.

    b) la compossibilisation philosophique pense le temps des vrits comme temps

    de la pense sous le signe de lternit.

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    La philosophie est donc le lieu o il y a le il y a des vrits, mais la catgorie philosophie de vritnest pas productrice de vrits, ce qui signifie que LA vrit comme lieu est vide : il ny a pas LAvrit, la catgorie philosophie de vrit opre, ie rend compossible les productions htrognes quesont les procdures de vrit sous lunit de la pense pensante, ie au lieu de lternit.

    3 originairementOriginairement, la catgorie philosophie de vrit, dont lessence est la saisie, soustrait leffet devrit de lenvironnement du sens dans lequel il fait troue. Cest une opration dab-sens, anti-

    hermneutique , ie anti-religieuse. Cette opration seffectue par un montage de la catgoriephilosophie de vrit, ie surimposition dune fiction dart et dune fiction de savoir.

    La philosophie monte la catgorie organisatrice de vrit de 2 faons diffrentes :

    - dans un style argumentatif selon une fiction de savoir. La prsentation enchane dune suitedarguments est le mode paradigmatique sous lequel la philosophie participe de la rgle qui lgifre

    sur le montage de la catgorie philosophie de vrit selon le successif de largumentation. Mais notez bien que, chez Platon, on ne discerne pas les rgles de la procdure dialectique des rgles delagonistique sophistique. Les rgles sont indiscernables, seul le combat pour ou contre la vritdistingue Platon philosophe des sophistes anti-philosophes.

    Par figure dclaratoire et mtaphorique : la fiction dart. La catgorie philosophie de vrit est alorsmonte dans la figure du point limite : cest le point o la rgle ne rgle plus largumentaire, point oquelque chose se rcapitule au-del de soi-mme ; moment o une dclaration se substitue lenchanement ou la preuve . Cest le temps mtaphorique de la fiction dart.

    La philosophie est une pince de vrits. Platon emprunte les techniques oratoires de sesadversaires : il recourt la rhtorique des sophistes dans le combat quil leur livre, emprunte comme

    les potes au fond mythologique de la culture grecque, mais ce qui fait le propre de ces empruntscontrasts, cest le montage dune opration singulire : la catgorie philosophie de vrit. Lacatgorie philosophie de vrit dispose une sorte de pince, dont lune des branches se prsente commele rglage darguments qui se succdent, et lautre, la fin de cet enchanement, sublime la vrit parune dclaration la limite dclaration mtaphorique (par exemple lide du bien au-del de lessencepour Platon) en fait premire. Cette pince a pour office de saisir les vrits du temps en un lieu depense o elles sont saisies comme telles dans leur il y a et rendues compossibles : la philosophie estune pince de vrits.

    La catgorie philosophie de vrit , ie lopration de saisissement propre (en vrit) desprocdures de vrit est une opration dab-sens.

    La philosophie se laisse identifier comme une opration soustractive astreinte les dgager du ddaledu sens par son dispositif propre. Les vrits procdent dans la troue du sens et loprationphilosophique les extrait en les saisissant dans linterruption du rgime du sens.

    Lopration philosophique soustrait toujours le plus dur du sens possible en pinant les vrits dansleur troue dab-sens, point qui atteste un dispositif de pense disjoint de la religion. Autrement dit, laphilosophie nest pas donatrice de sens, mais, dans son essence de saisie, originellement le contraire :elle oppose leffet de vrit leffet de sens ; ou encore elle dgage leffet de vrit delenvironnement de sens dans quoi il fait troue. En revanche, le dispositif religieux induit lunicit dela vrit et du sens, dont Dieu savre tre le nom. En dautres termes la religion a pour destinationmajeure de prodiguer du sens sous le signe de la vrit, savoir la foi. Il y aurait une foi philosophique

    si la philosophie dispensait du sens sous le nom catgoriel de LA vrit (par LA vrit divine commervlation), mais il nen est rien. Plus prcisment, la philosophie sest dbarrasse progressivement,

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    depuis Kant, de sa prise en charge de pourvoiement de sens en totalit, ie de sa fonction distributive desens multiples rassembls sous le signifiant totalit.

    Lenjeu moderne est le suivant : en aucun cas la philosophie ne peut tre une hermneutique. Sansquil y ait aucune hirarchisation entre fiction dart et fiction de savoir, il est impossible douvrir lafiction de savoir sans pralablement avoir dclar une fiction dart, mais lorsque la fiction dart sesurimpose , ie simpose la fiction de savoir, alors la philosophie sabandonne lhermneutique etctoie inluctablement la religion. Lcart entre philosophie et religion est lcart entre sens et vritproduit dans la soustraction, dans lab-sens. Si la philosophie abdique la saisie des vrits, elle seprend alors pour une science analytique dun ct, hermneutique de lautre, tension qui nous indiqueque le lieu propre de la philosophie se trouve dans leffet de sa clture.

    Si le philosophe considre que la catgorie philosophie de vrit est elle-mme une vrit : quil y aune vrit de la vrit, quil y a une vrit de la vrit, ou si le philosophe prend une opration desaisie des vrits pour une production de LA vrit, autrement dit fait advenir en prsence le vide de lacatgorie philosophique par un effet de substantialisation, quand donc une vrit saisit LA vrit, 3effets singuliers se produisent :

    - leffet de localisation de vrit : il y a un lieu de la vrit, plus une opration. Ce principe extatiqueproduit lextase du lieu.

    - ds lors il y a un seul nom de la vrit : le nom dune vrit est finalement le nom de toute vrit. Lenom est un nom sacr.

    Extase et sacr induisent un effet de terreur, avoir lnonc selon lequel quelque chose qui est nedoit pas tre, mais ce quelque chose qui est advient comme un semblant dtre aprssubstantialisation de lopration propre la catgorie philosophie de vrit. Quand la philosophienonce il y a LA vrit advient la prsence du vide de la vrit qui fait nud de :

    - lextase dun nom

    - dun effet de sacr

    - dun effet de terreur

    Le nouant de ce nud dfinit parfaitement lnonc terroriste dont le principe est le suivant : quelquechose qui est (par exemple les athes pour le Platon du Livre X des Lois) ne doit pas tre. Autrementdit, lathisme en son tre devient, au nom de la vrit une est philosophique, un devoir ne pas tre.Conclusion : il faut radiquer les athes dans la cit. Ainsi, quand la philosophie prononce son il y a, ily a la vrit, elle tombe par elle-mme et delle-mme sous cet il t a unique et se dconditionne , ie

    sauto-conditionne en prtendant fonder en vrit cet il y a. La philosophie se confond alors avec unepbtique du fondement. Autrement dit, quand la philosophie porte la prsence le vide de sa catgoriede vrit, elle souvre une suture puisquelle outrepasse sa fonction opratoire de saisie des vrits etcherche assumer une situation de vrit comme LA vrit. En dautres termes, la suture de laphilosophie lun des rgimes de ses conditions expose la catgorie philosophie de vrit au dsastre.Cette figure possible du dsastre suppose donc quil y ait la catgorie philosophie de vrit et que la philosophie soit implique comme telle, au moins comme condition, dans la figure du dsastre. Ilexiste donc un dsastre possible de LA vrit comme catgorie philosophique.

    En contraposition cette thse : une vrit produite scientifique, artistique, politique, amoureuse justement en tant quelle procde ne peut tre mauvaise, ie inductrice dune figure du dsastre. Commetelle une procdure gnrique de vrit ne saurait avoir dexposition au dsastre. Toute vritgnrique produite est bonne en soi. On soutiendra donc la thse de lexcellence dtre des vritsplurielles pour lhumanit gnrique. En revanche, dans tout dsastre historique rel, en particulier

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    dans ses effets terroristes, qui visent anantir un tre qui devrait ne pas tre, quelque chose de lacatgorie de vrit, donc en rapport avec la philosophie, bien quaucune terreur ne puisse se soutenirdune vrit ( part peut-tre la terreur religieuse) se trouve exige en un point du parcours historique.Ainsi, le matrialisme dialectique comme devenir historico-politique de la philosophie pense en tantque telle, bien loin simplement de se prendre comme une simple figure de LA vrit, induit par sasuture au plan politique une responsabilit dans un dsastre rel en se proposant de raliser le dsastreau moyen de lEtat, de larme etc ie nommer un point dtre (par exemple, les dcidants du rgimestalinien) qui ne doit pas tre. A chaque fois que se produit un dsastre rel, ie par exemple un effet deterreur induit par lextase dun nom sacr dans une situation effective, cest que quelque chose dephilosophique a circul en suture. Voil pourquoi nous pouvons avec raison soutenir :

    - que lessence de la philosophie apprhende dans son opration catgorielle, savoir de saisie desvrits, expose non seulement au dsastre, lintrieur de son lieu de pense.

    - mais encore est le principe dune rexposition dsastreuse dans le rel, savoir en situation danslescorte dune procdure. Et cest pourquoi la philosophie est implique dans les figures historiales dumal. Il faut examiner les 2 bords de cette dialectique ngative. En dernier ressort, le mal conu comme

    dsastre est une catgorie rationnelle de la philosophie, au double o il merge partir delle et nesclaire que de son propre lieu de pense. En revanche, les procdures gnriques de vrits sontintrinsquement innocentes.

    2me cours

    Nous avons fait un travail didentification de la philosophie de Platon Hegel.

    1 identification conditionnante : la philosophie est conditionne par le dploiement multiple de sesconditions.

    Il y a plusieurs lieux de pense. La philosophie na pas la prtention de fonder la pense. Nous avonsessay de lidentifier comme une figure spcifique de la pense, qui exige dtre sous condition deprocdures de vrits lart, la science, la politique, et lamour elles-mmes lieux de pense propreet chacune intrinsquement multiple. Je ne reviens pas sur cette thse principale.

    2 identification dialectique : la philosophie fait originairement et toujours couple avec lasophistique, sa partie adverse.

    En tant quadversaire du sophiste, le philosophe est confront au problme du pige de ladversit.Apparemment, le philosophe ressemble comme 2 gouttes deau au sophiste, auquel il emprunte lesmmes arguments pour le combattre. Lidentification avec le sophiste se fait donc dans un lment de

    similitude ou de vraisemblance quon endure et qui escorte un procs dadversit, dont lenjeu est laquestion de lexistence ou de linexistence de la vrit.

    3 identification par le montage de la catgorie philosophique de vrit, qui vise la saisie en vritdes vrits de son temps rapportes leur dimension dternit (forme philosophique singulire durapport des vrits au temps) ?

    On reprend ici le nom de vrit par relve de son abandon post-nietzschen. On identifie laphilosophie par ses oprations, notamment par le montage de la catgorie philosophie de vrit. Maisle rgime formel des oprations propres la philosophie est htrogne. Il traite des positionsdiffrentes de la vrit, soit ses effet de succession selon un rgime argumentatif de lordre dune

    fiction de savoir, soit de son effet de limite selon un rgime dclaratoire et mtaphorique de lordredune fiction dart. La philosophie a faire des oprations de langue dont la structure est distincte,aussi la langue philosophique est-elle originairement btarde. Elle ne se situe jamais dans un rgime

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    unique du discours, mais dans une diagonalisation des rgimes de discours porte par une languebtarde. Aussi, Platon crivain se fait la fois argumentateur, fictionneur, mythologue, metteur enscne de gnie : il traite dans la langue une btardise de la langue. La philosophie pense les vrits deson temps dans le toujours du temps. En ce sens, elle sordonne lternit, au sens prcis dune formesingulire du rapport des vrit au temps. Ce rapport se laisse seulement saisir en philosophie.Lternit nest pas ici loutre-temps ou len-dehors du temps dans un sens religieux. Et cestprcisment parce quelle pense selon lternit que la philosophie ne produit pas de vrits. Il ny apas non plus LA vrit en philosophie. Il y a une catgorie de vrit, savoir un oprateur de saisiedes vrits qui rapporte les vrits du temps dans lordre du toujours du temps. Si les vrits produitessont toujours temporalisantes au sens o elles instituent quelque chose de leur poque de production,par contre la philosophie procde un dtissage du temps pour autant que le temps est temporalis parles vrits. Au sens strict, il nexiste pas de vrits ternelles, car les vrits temporalisent, mais il y acette dimension dternit qui apparat ou se constitue du fait de leur saisie par la catgorie philosophiede vrit. La philosophie est la gardienne trans-temporelle de la temporalisation des vrits, ce qui nesignifie pas quelle porte les vrits en quelconque lieu de lternel, mais que lacte philosophique deleur saisie a rapport lternit.

    Ou encore : les vrits sont organiquement temporelles, mais elles sont ternellement saisissables, ieexposes lternit du biais de leur saisie philosophique. Et cest pourquoi la philosophie nexistequen tant que conditionne par les vrits.

    Aprs Hegel, la philosophie entre en crise. Son rgime didentification nopre plus de faon aussilimpide, il entre dans une instabilit et devient de plus en plus obscur, jusquau point o la philosophiene peut plus noncer que son propre doute sur elle-mme. Le ressort de cette crise est le suivant : iltouche lidentification des conditions de la philosophie. Aprs la fondation galilenne dune physique mathmatise, on assiste un redploiement de la fondation scientifique qui couplemathmatique et physique. La philosophie ne sarrime plus seulement la mathmatique pure commeparadigme de la pense. Aprs la rvolution franaise, lhistoire devient un paramtre majeur de laphilosophie elle-mme qui, de Kant Hegel, rceptionne lvnement Rvolution Franaise. Dans la

    squence temporelle qui suit Hegel, ces sismes (qui ont dstabilis les conditions scientifiques etpolitiques de la philosophie) dsingularisent la philosophie comme lieu de pense singulier, car ilsaffectent centralement la catgorie philosophie de vrit, dont on nonce quen tant que catgorie vide,elle peut tre remplace par une catgorie pleine tire de ses conditions. Par exemple, la vritscientifique viendra prendre la place de la catgorie philosophie de vrit dans une configurationpositiviste. Ou bien on posera que lhistorico-politique mancipateur et ascensionnel effectue dans sonordre propre ce que la philosophie hegelienne ne prsente que dans le vide de sa catgorie. Mais il fautaussi bien voir que, par exemple, les thses de Marx sur Feuerbach sont des thses philosophiques etnon pas politiques, ie quelles fonctionnent philosophiquement comme une opration de suture, jamaisen tant que pure condition venant se mettre la place se la catgorie philosophique de vrit.Cependant, mme dans laveuglement de son acte, on entre dans la phase historique o la philosophienonce, de lintrieur de lordre discursif quelle avait constitu, la destitution de sa catgoriefondatrice, savoir la catgorie philosophie de vrit, dnonce comme vide et affecte dsormais des procdures particulires. Renvoye son vide, la philosophie est affecte lextriorit des vritsqui la conditionnent o elle trouve nanmoins remplir sa fonction de vrit, aprs lavoir dclarevide. Pratiquement, la philosophie continue, elle reste organique dans le mode propre partir duquelelle existe dsormais : il y a bien philosophie dans le positivisme, dans le marxisme rvolutionnaireetc mais dans une squence historique o nexiste plus quune philosophie blesse, mutile, danslaquelle la catgorie de vrit se maintient mais investie ailleurs : par exemple, cest la science qui estla vrit dans le positivisme. Le montage de la catgorie nest pas affect, mais la saisie, car la sutureest un dsaisissement, qui instaure un doute profond sur lacte de saisie philosophique des vrits,mme si la philosophie persvre dans son tre discursif.

    La philosophie est donc aprs Hegel entre dans une figure mutile de sa propre essence. Aujourdhui,nous, philosophes, nous devons dsuturer la catgorie philosophie de vrit telle ou telle de sesconditions extrieures, parce que la philosophie donne lieu une ressaisie. La dsuturation est un

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    ressaisissement (plutt quun recommencement comme je le disais nagure). Remarquez bien qutravers cette grille de lecture, il ny a jamais eu et il ny aura jamais une problmatique de la fin de laphilosophie, mais seulement un dssaisissement d aux sutures. Pas plus quil ny a de clture de lamtaphysique (autre nom de lactivit philosophique), pas plus, a fortiori, possibilit de sondpassement. Contre Heidegger, il faut bien plutt ressaisir la mtaphysique, ie la fonction organiquede la catgorie philosophique de vrit. La destination de la dsuturation peut tre prsente comme unressaisissement de la mtaphysique, dont il ny a jamais de fin, mais simplement une figure blesse surle roc de ses conditions. Aussi la philosophie doit-elle se dmarquer de ses conditions comme de touteanthropologie.

    Le monde moderne nous a habitu penser court. Cette suture temporalisante a englouti la philosophie, car lacclration du temps de la pense caractrise ltre bless des philosophiesmodernes, soumises au pathos qui accompagne la vitesse dun temps, lequel dclare la philosophieobsolte. Mais en fait, et bien quon puisse soutenir quil ne se soit pas pass grand-chose enphilosophie depuis les grecs, ce qui sy passe se passe en ralit dans une histoire extraordinairementralentie, presque immobile, au point quil y a peu de diffrence entre Husserl et Platon, prcismentparce que la philosophie ne produit pas de vrits. Autrement dit, la philosophie porte un penser long

    dans la mesure o elle ne se situe pas dans un processus de captation de la temporalisation. Sonopration de saisie du toujours du temps est au suspens des vrits produites, et par consquent leressaisissement que nous effectuer aujourdhui est aussi une rappropriation de cette figure ralentie dutemps.

    Pour penser / panser sa blessure, la philosophie doit aujourdhui se soustraire radicalement la coursedu temps , ie avoir laudace de se replacer sous les espces de lternit aprs un sicle et demi dedsorientation, ce qui, lchelle de lternit philosophique, se prsente comme un ressaisissementtout fait normal. Ainsi ressaisie, la philosophie se retrouvera dans une figure de limmobilit, ce quinempche en rien les promptitudes intellectuelles propres la pense de son ressaisissement.

    A lchelle humaine, le temps est une question multiple. Il ny a pas un temps, mais des temps. Le

    principe dordre du temps humain est celui des procdures gnriques de vrit qui investiguent lamultiplicit des temps. Par exemple, une uvre dart comme la tragdie classique, en particulier lestragdies de Corneille, ordonnent dans leur croisement les temps de la politique et de lamour. Enrevanche, nous venons de voir que la philosophie ne propose pas de temps singulier, mais pense unecompossibilisation , ie le mode propre sur lequel les vrits sont en jeu dans le temps, savoir leurrapport au toujours du temps. Or, si vous prenez un philosophe comme Adorno, les conditions de laphilosophie ne sont tenues selon lui : la condition artistique et la condition politique ont t anantiesaprs Auschwitz. Dans lhorizon de cette catastrophe, on ne peut plus ni philosopher, ni crire de la posie. Le dsastre est irrparable. Jai crit dans Manifeste pour la Philosophie: Seuls lesphilosophes ont intrioris que la pense, leur pense, rencontrait les crimes historiques et politiquesdu sicle, et de tous les sicles dont celui-ci procde, la fois comme lobstacle toute continuation etcomme le tribunal dune forfaiture intellectuelle collective et historique page 8. Finalement, ils ontraison de le dire, condition dajouter que : si la philosophie est incapable de penserlextermination des juifs dEurope, cest quil nest ni de son devoir ni de son pouvoir de le penser.Cest quil revient un autre ordre de la pense de rendre cette pense effective. Par exemple, lapense de lhistoricit, ie de lhistoire examine du point de la politique (page 10).

    Selon moi, le dsastre en question ne relve pas comme le pense Adorno dune catastropheirrductible ayant affect une fois pour toutes les conditions de la pense philosophique, car undsastre en philosophie implique toujours un philosophme engag comme tel dans le dsastre. Il fautdonc reprer et lucider le point dinvolution intrinsque au discours philosophique inducteur dudsastre. Nous retraiterons donc le rapport de la philosophie au dsastre de la faon suivante : la philosophie nest pas requise penser le dsastre comme tel , ie quun dsastre rel, par exemple

    lextermination des juifs, se trouve connect des ordres propres de vrits autres que lordre philosophique. En revanche, elle est convoque se penser elle-mme dans la configuration du

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    dsastre , ie prendre en compte le philosophme qui sy est impliqu. Tout se joue autour de lavulnrabilit propre la catgorie philosophie de vrit prise entre son tre purement vide et sonopration de saisie effective. Quand on fait advenir un philosophme plein la prsence, ie quand ilcircule par suture dans ltat dune situation historique, alors il est un facteur actif dans ladvenue dundsastre rel, car cest toujours dun philosophme plein (peuple aryen, nation allemande, juif, atheetc) dont lEtat sautorise pour tuer en masse. Un dsastre rel est toujours un processus tatique.Do les pistes de travail suivantes :

    - intrinsquement, la philosophie sexpose au dsastre en tant que lieu de pense, car elle ne produitpas de vrits. Toute vrit gnrique produite est bonne en soi. Nous sommes tenues prendre garde toute suture , ie un respect thique du multiple des conditions. Il faut, dans le momentcontemporain, retracer le mode intra-philosophique sur lequel la philosophie inscrit la multiplicit deses conditions. Examiner travers quels schmes diffrentiels elle enregistre, retrace, la singularisationdes procdures de vrit, travers quelles catgories se pense la diffrence de ces procdures : la lettrepour la science, linfini pour la politique, le 2 pour lamour, le sensible pour lart. Il faudra rechercherles traits diffrentiels de numricit entre procdure. Jai dj indiqu la numricit pour la procdureamoureuse : 1, 2, infini, autrement dit lamour cest leffraction de lun dans le deux de la rencontre,

    de telle sorte que a erre dans linfini.

    - tudier la saisie elle-mme, car elle dispose la compossibilit. Des vrits de nature diffrentes sont-elles identiquement saisies en philosophie par une opration homogne ? par exemple, Platon saisitdiffremment la condition politique et la condition mathmatique : saisie ngative du pome, saisie enplacement des mathmatiques. Platon saisit le pome dans la figure de son exclusion, tandis quil saisitles mathmatiques comme propdeutique la dialectique.

    - thorie du mal : lessence du mal cest le dsastre. Le mal dsignera le processus du dsastre lui-mme. Nous tenterons dlucider le moment dexposition o un philosophme dsastreux entre dans lerel par suture. En particulier, nous montrerons que tout dsastre, bien quil sorigine dans laphilosophie, a pour effet, quand il circule par suture, de paralyser et de dtruire les conditions mmes

    de la philosophie. La productivit des sutures nexiste que dans la traverse des dsastres. Autrementdit, la philosophie met en circulation des philosophmes en capacit de la rendre impossible. Endautres termes, la philosophie est un lieu de pense supplmentaire qui largit lespace de la pense,mais au prix de lexposer au pril dans tous les ordres de son exercice. La philosophie est unsupplment prilleux pour la pense, car elle place la pense au point de son pril : la philosophie estlorgane du pril de la pense.

    3me

    cours

    Je voudrais commencer cette anne par vous prsenter une reconstruction synthtique de ce que

    jentends sous le nom de philosophie, ie larticulation de 2 pb lis :

    - 1er pb : une dlimitation de la nature exacte du rapport que la philosophie entretient avec lesproductions de vrits non philosophiques. Ie comment la philosophie instruit-elle les conditions queson exercice prsuppose, autrement dit comment la science, lart, la politique et lamour sont-ilsretracs lintrieur de la philosophie ? Quel remarquage, quel retournement singulier des procduresgnriques de vrits dans la philosophie ? Pour ce faire, il faut dconstruire les approches rgionalesde ces procdures que sont lpistmologie, lesthtique, la politologie, voire la sexologie pourlamour. Il ne peut y avoir dapproche rgionale, parce que la philosophie est tout entire en jeu dansses noncs de pense chaque fois quelle remarque une de ses conditions.

    - 2nd pb : quest-ce qui se prsente en figure dobstacle aux procdures de vrit, autrement dit quellessont les catgories du ngatif ? Il faut tablir une dialectique ngative, expression que jemprunte Adorno, pour la dtourner dautres fins, ie les catgories de ngatif spcifies pour chaque procdure

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    de vrit. Or, le principe du ngatif comme tel, cest le mal. Mais le mal nest pas sous le signe delun, car son traitement philosophique est li au 1erpb, ie la multiplicit des procdures gnriques devrits et leur retracement philosophique. La question du mal ne relve pas dun traitement unifi ouunivoque, mais nous luciderons philosophiquement les catgories axiales du mal au regard de laquestion de la vrit dans le divers des procdures gnriques de vrits.

    Pour parvenir au rsultat que :

    - le mal en politique, cest lintrt

    - le mal en art cest la rptition

    - le mal en science cest lerreur

    - le mal en amour cest la fusion

    Nous ne suivrons pas le fil de lexprience ou une voie phnomnologique, mais nous reconstruirons

    le lieu de la pense o on peut rencontrer et nommer ces figures.

    De mme, nous rendrons raison, en philosophe, des diffrentes figures immdiates du mal tellesquelles sont subjectives par le sujet, dans la souffrance, la mort, lhumiliation, et lchec, seulementau terme de ce parcours de reconstruction. En hommage Louis Althusser qui vient de mourir, jevoudrais vous prsenter, comme il aimait le faire sous forme de thses, mes propres thses sur lasituation actuelle de la philosophie.

    1re

    thse : la philosophie est aujourdhui paralyse par le rapport quelle entretient sa proprehistoire. Recouverte sous lombre porte de son pass, la philosophie est entre la dconstruction deson pass et lattente vide de son avenir. Aujourdhui, la philosophie pose et pense son histoire dans la

    dimension de sa clture, do un malaise dans la philosophie : une dlocalisation se produit comme lesymptme de ce que la philosophie nest plus sre de son lieu de pense propre. Elle cherche segreffer sur dautres activits de pense bien tablies et qui lui sont extrinsques, comme la posie, lascience du langage, la psychanalyse ou la politique. Situe sur des territorialits exportes, elle sesuture par investissements dlocaliss. La philosophie va et vient entre lhistoriographie, ie lexamende sa propre histoire, et la dlocalisation , ie linvestissement de lieux hors de son propre domaineressenti comme dstabilis. La philosophie est devenue le muse delle-mme. Dailleurs, Althusseren tait venu la conclusion que la philosophie ne pouvait plus noncer aucune thse, et sa dernirethse, quant lui, tait que la philosophie ntait quun effet de la lutte des classes dans la thorie. Demme, Philippe Lacoue-Labarthe, dans lIntroduction la Fiction du Politique, dclare aprsHeidegger : ds le moment o la thse sur ltre, en quoi le philosopher a son essence,irrversiblement devenue thse sur ltre comme thse, toutes les thses qui ont succd, quel quait

    t le style ou la vise, des dernires grandes philosophies (accomplissement, restauration,renversement, liquidation ou dpassement de la philosophie), se sont abmes sans appel unevolont de thse o sest manifeste avec de plus en plus dvidence limpossibilit dune autre thseque la thse, vouant ainsi la volont ne plus rien vouloir que sa propre thse La philosophie estfinie, sa limite est infranchissable .

    Les philosophes modernes entretiennent donc un rapport pessimiste au pass mtaphysique de leurdiscipline de pense, car pour eux la mtaphysique est puise, mais le geste qui irait au-del de cetachvement savre impossible.

    Pour ma part, je pense que nous sommes dans un moment o la philosophie est dans linstitution duneattente, au sens o elle se veut attentive aux signes de son attente, non pas ceux quelle prodigueraitdelle-mme ladresse de son temps, mais ceux quelle peroit hors delle-mme. Lultime phrasede Heidegger : seul un Dieu peut nous sauver signifie cette dimension dattention dans lattente.

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    Le salut de la pense, selon Heidegger, ne peut pas se trouver en continuit avec son effort philosophique antrieur. Il faut un Dieu salvateur , ie un vnement inou, incalculable, seulcapable de rendre la pense sa destination originelle quand elle est au comble de la dtresse. Laphilosophie se situe donc entre lpuisement de ses possibilits historiales et la venue sans conceptdun retournement salvateur, dont le Dieu dHeidegger nest que le nom. Je pense que la philosophiemoderne combine 2 choses :

    - la dconstruction de son pass : exercice infini ou improbable

    - lattente, attentive, mais vide, de son avenir

    Pour rompre avec ce diagnostic pessimiste, il faut faire un pas de plus, ie prendre le mal sa racine :dlier le lien qui emprisonne la philosophie sa propre histoire.

    2me

    thse (de rupture) : la philosophie doit rompre imprativement avec une mthodologiehistoriciste par une opration qui la redfinisse de manire ce quelle puisse prsenteraxiomatiquement ses concepts, donc sans en renvoi constant sa propre histoire comme devant

    un tribunal o elle plaiderait coupable jamais. Je pense quil est impratif pour lavenir de laphilosophie quelle rompe avec lhistoricisme , ie se prsente sans rfrence historique dans la formede la thse ou de laxiome. Autrement dit, prsente ses concepts sans les faire pralablementcomparatre devant le tribunal de leur moment historique.

    Hegel disait : lhistoire du monde est aussi le tribunal du monde . Et pour Heidegger, lhistoire dela mtaphysique occidentale savre bien le tribunal devant lequel comparat la philosophie, aveccomme verdict : la mtaphysique est close. Ainsi, pour Heidegger comme pour Nietzsche, pour lapense gnalogique et lhermneutique heideggerienne, toutes les 2 valuent la pense dans le mmemontage historial, dont le ressort dernier est grec, car pour lune comme pour lautre, la destination dela pense sest joue entre les prsocratiques et Socrate. Cette oblitration premire entre une Grceoriginelle et une Grce platonicienne commande et oriente la pense occidentale, si bien que de Hegeljusqu Heidegger se trame un protocole historiciste dans lequel la philosophie sauto-rflchit et sepose comme telle.

    Aujourdhui, il faut arracher la philosophie ce montage historial propre Heidegger de loubli deltre, puis doubli de cet oubli, bref, imprativement oublier lhistoire de la philosophie sous toutesses formes, ce qui implique une dcision thtique sans avoir souponner quelque poids historial, quiviendrait tout de suite peser sur cette dcision. Cest donc un impratif iconoclaste au regard dumouvement historique de la pense. Par cet impratif mthodique non destinal, le philosophe doitaujourdhui poser des axiomes ou des dcisions de pense immanentes partir desquelles ilconvoquera son histoire mais selon une lgitimation autonome de son propre discours. La philosophiedoit commander son histoire, ce nest pas son histoire qui doit la juger, car nous 2-3 MOTS

    ILLISIBLE PAGE 22 ne sommes pas destins.3

    methse : toute dfinition de la philosophie doit se distinguer de la sophistique et oblige

    aborder cette dfinition du biais de la dfinition de la vrit, catgorie centrale de toutephilosophie possible. Cette prsentation ncessaire de lacte de philosopher sous le signe de la vritest en substance un geste fondateur platonicien, Platon tant all au front de la lutte anti-sophistiquejustement sur le plan prcis de la discursivit dialectique, qui fixe un point de vrit dans la langue etstoppe la virtuosit intime de la parole indfinie du sophiste.

    Il faut donc une dfinition de la philosophie qui ne la fasse pas comparatre devant un tribunal qui adj plaid coupable, car si la philosophie est dfinie du point dune culpabilit entrine par avance,nous ne saurons jamais exactement de quoi elle est exactement capable, par exemple dans le nazisme,

    ou dans le marxisme. Il faut donc une dfinition diffrentielle permettant de distinguer la philosophiede ce qui nest pas elle, mais lui ressemble beaucoup : la sophistique, point o se juge la diffrence. Le

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    malaise historiciste, savoir le fait que la philosophie plaide coupable devant lhistoire, nonce sapropre fin, se dclare incapable dnoncer des thses, la place en position dextrme faiblesse devantce que jappelle la grande sophistique moderne, dont Wittgenstein est le Gorgias moderne, et quisoutient que lessence de la pense doit tre traque dans lexercice du langage. De plus, les sophistesdaujourdhui soutiennent une thse historiographique sur lexclusion, par exemple, des grandssophistes antiques, du champ de la philosophie son origine par Platon et Aristote (cf par exemple lalecture du livre gamma de la mtaphysique par Cassin et Narcy, historiens de la philosophie quiparticipent de lair du temps sophistique : laDcision du Sens, par exemple conclusion pages 105-106Vrin). Tout se passe comme si nous tions au temps des grands penseurs pr-socratiques, mais enralit les traits lancs par la grande sophistique moderne contre lactivit philosophique activit quirepose sur lopposition fondamentale entre le vrai et le faux, et non pas comme le prtend lasophistique entre le dicible et lindicible, la parole et le silence oblige rouvrir le combat entresophistes et philosophes, ie proposer nouveau un geste platonicien, non pas de dprciation de lagrande sophistique moderne, mais de dlimitation davec elle, ie davec le courant post-moderne. Le post-modernisme est le nom de la sophistique contemporaine articule Wittgenstein. Le post-modernisme prtend lui aussi rompre avec lhistoricisme sous sa forme marxiste et humaniste et rejetteles avant-gardes comme les grands rcits post-hegeliens. Le post modernisme plonge les discours dans

    une quivalence gnrale et compromet lide de vrit rendue selon lui caduque depuis la chute desgrands rcits. Cette critique de Hegel se mne au profit de lart et / ou du droit. Que le courant post-moderne comme courant virtuose de la sophistique contemporaine puisse nanmoins se prsentercomme de la philosophie, nous dmontre bien ltat dincapacit o celle-ci se trouve oprer unedlimitation fondatrice entre lui et elle. Et le sophiste moderne se prsente comme un thrapeute, quisubstitue lide de vrit les rgles et leur polyvalence. Lide de vrit est remplace par lide dergle. Il faut opposer contre la catgorie philosophique de vrit laForce de la rgle, titre dun livrede Jacques Bouveresse, au demeurant fort intressant, mais au bout de la lecture duquel on ne sait pasexactement ce que cest quune rgle. De plus, un point dlicat traiter surgit comme un avatar decette entreprise : cest la rquisition post-moderne de lpope juive, qui vient donner une profondeurhistorique cette figure de substitution de la rgle la vrit. Le post-modernisme oppose lerrancejuive sous lautorit originelle de la loi crite au christianisme qui prtend la venue de LA vrit dans

    lincarnation. Ainsi conu :

    - le dispositif judaque combine la loi et linterprtation

    - le dispositif chrtien couple la foi et la rvlation

    Mais cette manire de penser la csure entre judasme et christianisme est-elle bien pense ? Car danscette perspective, la judit continue tre reprsente par le rcit religieux le rcit de llection dunpeuple. Autrement dit, luniversalit incontestable du signifiant juif est-il reprsentable encore par cercit de lerrance lective, comme le fait Lyotard, pourtant partisan de labolition ILLISIBLE PAGE24 des grands rcits ? Il faudra peut-tre un jour que nous nous demandions pourquoi St Paul, ce juif,devient chrtien fondateur au point exact de la dcision quant au nud de la foi et de la loi

    La stratgie de pense de la grande sophistique moderne se prsente donc comme un adossement delanalyse langagire en provenance de Wittgenstein un sujet historique de prfrence paradoxal, etainsi la critique sophistique de la philosophie bnficie des prestiges modernes de lhistoricisme, quidonne sa profondeur historique au post-modernisme.

    Le post-modernisme cumule lnergie de lhyper-critique des formes et de la majest dun destin. Tout philosophe post-moderne rve dun couplage parfait de Heidegger et de Wittgenstein. Cest parexemple ce qui nous vient des USA avec Rorty. LAmrique qui a toujours ralis, si je puis dire, unephilosophie matrimoniale. En vrit, nous devons oprer contre-courant du sicle, oublier loubli deloubli sous toutes ses formes, car le sicle est un sicle anti-platonicien. Il faut mditer le renouement

    dun geste platonicien , ie rvaluer le sicle dans une comparution signifiante en nous demandantpourquoi le sicle a-t-il t anti-platonicien ? il faut traiter lanti-platonisme comme le symptme du

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    sicle, ce qui nous permettra la reconstitution dune dlimitation entre philosophie et sophistique,geste fondateur platonicien qui restituera, hors ou contre lhistoire de la philosophie, la philosophie elle-mme du point de sa fonction de vrit, ce qui pose la question de lternit en philosophie.

    Lanti-platonisme, cest la tyrannie du temps sur le concept. En effet, Hegel avait mancip le temps.Le temps, disait-il, cest ltre-l du concept. Et il le disait contre lIde ternelle platonicienne. Hegellibrait donc le temps dans le concept, ie le Dasein de la tyrannie de lessence platonicienne. Mais ilsest pass la chose suivante : dans le devenir de lmancipation du temps, le temps est devenu letyran du concept , ie le tribunal devant lequel le concept devait comparatre. Aujourdhui, il faut enfinir avec ce montage historial et, de nouveau, manciper la catgorie philosophique dternit , ierendre au concept sa dimension dternit. Autrement dit, la librer de la catgorie de finitude, dernieravatar de labsoluit de la prescription hegelienne sur le temps. Notre tche nest pas anti-hegelienne,mais contre-hegelienne , ie dans le contre-temps de lmancipation hegelienne du temps. Cest celamme traiter le platonisme comme le symptme du sicle, savoir comprendre comment le sicle aenchan lternit dans les figures temporelles de la finitude humaine. Mais pour cela, ie pour pouvoirproposer les fonctions de vrit propres la philosophie, il nous faut une thse sur lternit.

    4me coursJai propos 3, ou si lon veut 4 thses sur ltat actuel de la philosophie :

    1re

    thse : la philosophie est paralyse par le rapport sa propre histoire . Elle oscille entre ladconstruction infini des catgories de son pass et la considration historiographique delle-mmecomme muse de ses propres concepts. Elle se tient dans lattente vide de lvnement qui larestituerait elle-mme en la dlivrant de son pass soi-disant mtaphysique.

    2nde

    thse : la philosophie doit rompre de lintrieur de son propre discours avec lhistoricisme,

    qui loblige, depuis Hegel, lui faire passer ses concepts au tribunal de sa propre histoire.3

    methse : rompre avec lhistoricisme cest dclarer : il existe une dfinition intrinsque de la

    philosophie, une dfinition quasi axiomatique.

    4me thse : cette dclaration implique une thse de contrainte sur la dfinition : toute dfinitionde la philosophie doit la distinguer de la sophistique qui produit un effet de double avec laphilosophie. Plusieurs figures de lactivit de pense se constituent dans une corrlation interne undouble. La sophistique se prsente sous une identit dapparence presque parfaite avec la philosophie.On ne relve pas de traits descriptifs structurels diffrents entre philosophie et sophistique. Cetteabsence de traits diffrentiels objectifs le fait, par exemple, que largumentation de Socrate / Platonsoit structurellement indiscernable, emprunte la mme rhtorique que celle des sophistes permet une

    confusion toujours possible entre les 2. Mais cet effet de gmellit prsente une faille, car, en dernierressort, cest linscription subjective, loccupation dune place en subjectivation, qui fait la diffrence.Autrement dit, si on ne peut pas discerner la sophistique de la philosophie, on discerne les positionssubjectives du sophiste ou du philosophe. Dailleurs, nous avons vu, lan pass, que dans son dialoguele Sophiste, Platon ne pose pas la question : quest-ce que la sophistique, mais rpond la question :quest-ce quun sophiste ?

    Comme pense, la politique est aussi affecte dun double, qui couple la question de lEtat, legouvernemental, et lacte politique. Sans porter un jugement ngatif sur le politicien pris dans lacapture de lEtat, nous lui opposerons nanmoins le politique, agent de laction dans la figure de lapolitique, et nous poserons le thorme suivante : la politicien est au politique ce que, de leur placesubjective, le sophiste est au philosophe.

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    On constate de mme une amphibologie grandissante entre science et technique : la techno-science,devenue un concept banalis de notre modernit, suppose un point dindivision entre science ettechnique, donc l encore un effet de double. En ralit, le technicien nest pas le double duscientifique. Do, sous rserve dinventaire, cette extension de notre 3me thorme : la figure de latechno-science est la science ce que le politicien est la politique et ce que le sophiste est auphilosophe.

    Nous suivrons donc la piste suivante : il ny a pas de protocole de pense sans son effet de double, etle rapport sophistique / philosophie en constitue le cas le plus lisible. La philosophie apparat dansllment paradoxal de ce rapport, donc :

    - llment sophistique est intrinsque la philosophie et pas seulement historique

    - la philosophie est forcment affecte paradoxalement par le sophistique

    La sophistique sidentifie la philosophie, mais vrit soustraite. Si on considre la fonction de vritpropre la philosophie , ie une catgorie qui dispose un sujet, en philosophie, la catgorie de vrit

    opre sans venir la prsence, par consquent elle est soustraite au voir. Par ailleurs, comme cettecatgorie est absente de la sophistique, au sens o elle ny opre pas, elle y est aussi soustraite. Enrevanche, toute disposition philosophique doit se propose sous les fonctions de la catgorie de vrit :montrer philosophiquement cette catgorie comme sa catgorie propre. Quel est donc le statut intra- philosophique de la catgorie de vrit ? Aujourdhui, le renouvellement dun geste platonicienfondateur consiste reconstruire la philosophie dans le paradoxe du double. Car on a oubli leparadoxe du double et on ne peut plus reprer la fonction philosophique de la vrit gars que noussommes ou perdus dans le miroir. Et pourtant, la philosophie se suppose indiscernable de son imagesophistique, en traverse indiscernable de son miroir, quil nous faut restituer.

    Lnonc actuel sur limpossibilit (ou la fin) de la philosophie est en fait lnonc de limpossibilitde son paradoxe. Aussi faut-il absolument reconstruire leffet de double , ie reconstruire unedlimitation qui assume le Mme. Notre temps en appelle volontiers lAutre : lAutre des thologiesquon doit respecter, lAutre comme catgorie thique. Or, cette assomption flatteuse de lAutre estelle-mme un effet de dsorientation. Sorienter aujourdhui dans le Mme, ne signifie pas cependanten sortir, car il ny a pas dopposition entre le Mme et lAutre dans le double paradoxal o cest leMme comme Mme qui est Autre. Il faut nous orienter dans le Mme quant lAutre et pas opposerou proposer lAutre au Mme.

    Le diagnostic nietzschen selon lequel le 20me sicle gurirait de la maladie Platon commande de faireun choix entre 3 dcisions sur laujourdhui philosophique :

    - radicaliser lanti-platonisme : la dconstruction de la mtaphysique occidentale ne fait que

    commencer.

    - la philosophie est rellement close, elle soutrepasse dans une prose de la pense qui nest plus lediscours philosophique.

    - il faut rvoquer lanti-platonisme du sicle, ie quitter ce sicle pour que la philosophie continue, enfaisant un pas de plus.

    Si nous considrons le 20me sicle qui sachve sous les instances de 3 grands lieux historiques ayanteu puissance idologique, ils se nomment en Europe :

    - le socialisme bureaucratique stalinien en URSS, bien quaujourdhui il vaille mieux dire Russie.Vous noterez au passage que laspiration vidente des peuples de lEurope de lEst librs dustalinisme vouloir entrer en dmocratie librale ne provoque aucun enthousiasme politique des

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    peuples sous ce rgime : nous ne manifestons pas dans les rues notre joie cette dcision politique,symptme que peut tre la dmocratie nest pas ce que veulent nous faire croire nos politiciens (ausens que jai dit), le moins mauvais des rgimes possibles, lexception de tous les autres (Churchill).

    - laventure des fascismes en Allemagne, en Italie et en Espagne.

    - le dploiement occidental des parlementarismes auquel on peut associer les USA.

    Ces 3 complexes idologiques se sont inscrits dans la pense universelle :

    - comme philosophie, le marxisme stalinien dclarait la fusion du mouvement rel de lhistoire avec lematrialisme dialectique

    - la pense de Heidegger sest assume dans sa dimension militante nationale socialiste : Heidegger acru discerner dans lavnement de Hitler le moment o sa pense faisant face contre la dispositionplantaire de la technique. Le moment, dit-il dans le discours du Rectorat, o nous nous conformons

    la lointaine existence de notre existence spirituelle .

    - la philosophie anglo-saxonne trouve dans lexamen du langage et de ses rgles une philosophiecompatible avec la pluralit des conversations dmocratiques ou avec les idaux dmocratiquesamricains. On peut dire que la philosophie analytique anglo-saxonne est une expdition de laphilosophie viennoise pousse tous les points de vue, jusqu lannulation, fait remarquer Deleuze,de ce qui pouvait se constituer de philosophie proprement amricaine, par exemple chez Whitehead.Mais aujourdhui, avec Derrida, lEurope reconquiert lAmrique du Nord ILLISIBLE PAGE 31avons encore toutes nos chances.

    Sous leur diversit, le point commun de ces 3 entreprises philosophiques savre leur opposition

    conceptuelle la mtaphysique platonicienne.- pour le marxisme, Platon nomme la naissance de lidalisme en philosophie. Cest en plus laphilosophie des oppresseurs.

    - pour Heidegger, Platon nomme le moment mme de lenvoi mtaphysique. Le platonisme ouvre au1eroubli de ltre.

    - pour la philosophie anglo-saxonne, platonisme quivaut position mtaphysique, ie une vision nonlangagire des idalits possibles. Carnap comme Heidegger ambitionnent dnoncer les conditionshistoriales de la clture de la mtaphysique.

    Nietzsche aura donc t le prophte du 20me sicle, quand il annonait quil allait gurir de la maladieplaton. Le 20me sicle a bien t anti-platonicien, et la philosophie est aujourdhui commande par lesymptme de lanti-platonisme commun la triple disposition conflictuelle de la philosophie en cesicle finissant. Ds lors, comment interprter aujourdhui ce diagnostic nietzschen ? Quellesdcisions prendre sur notre aujourdhui ? A mon avis, essentiellement 3 dcisions pour la pense :

    1re dcision : radicaliser lanti-platonisme

    nous naurions pas rellement dracin les origines mtaphysiques de la philosophie, encore sous sonemprise la tche de lanti-platonisme ne ferait que commencer, la dconstruction quil propose seraitloin dtre acheve.

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    2nde dcision : la philosophie est rellement close et elle soutre-passe dj hors delle-mme dans undiscours inou, dans une prose de la pense qui, soutient Philippe Lacoue-Labarthe, naurait pluslieu dtre nomme philosophie.

    3me dcision : il faut revenir sur le sicle et rvoquer son anti-platonisme, ie quitter le sicle. Le siclepasse dans un autre sicle, la philosophie va continuer : faire, comme jaime le dire, un pas de plus.

    Cette 3me dcision est celle que nous prenons ici. Elle appelle une remarque sur les divers rgimestemporels auxquels sont soumis la science, la politique et la philosophie.

    - par rapport la science moderne, 3 sicles seulement nous sparent de son entre sous les espces dela physique mathmatise de Galile et de Newton.

    - travers lpisode cataclysmique de la chute des rgimes staliniens dits totalitaires ou ducommunisme rel, le fait que nous autres hommes de lOuest nous ne subjectivions pasuniversellement les aspirations dmocratiques des peuples de lEst en pleine dsagrgation politique,autrement dit, notre neutralit, ft-elle bienveillante, expose indiffremment la pense cette

    dissolution cataclysmique. Si cet effondrement pressenti depuis bien longtemps prend sens pour lapense, il signifie que lpoque des rvolutions est close. Et on pourrait faire lhypothse que larchetemporel des rvolutions se serait tendu entre 1789 et 1990, soit 2 sicles.

    - quant au rapport de la philosophie sa propre histoire, le moment o elle devient condition delle-mme nous renvoie aux grecs, ie prs de 2500 ans en arrire.

    Je faisais cette remarque pour que vous preniez bien conscience que la philosophie pense sonaujourdhui dans un enchevtrement temporel, si bien que le systme des 3 dcisions possiblesfonctionne diffremment selon la complexit de la trame temporelle. Les diffrentes dcisions surlaujourdhui en philosophie sont finalement en connexion intrinsque avec la position subjective duphilosophe, au regard du pass de sa discipline et dune prise de position sur son temps.

    Dans ces conditions, la rouverture de la question-Platon va bien sr se faire selon une mthodediffrente de celle de lanti-platonisme contemporain. Ce point de mthode est dune extrmeimportance. Nous ne critiquerons pas la manire dont les autres philosophes ou ses commentateursmodernes traitent Platon, car tous ces commentaires se situent dans des configurations du passobligatoirement diffrentes du signe sous lequel nous plaons notre dcision doprer un gesteplatonicien de rouverture.

    Ainsi, par exemple, nous ne nous intresserons pas au Platon de Heidegger vu au regard du Pome deParmnide et des sentences dHraclite. Nous revenons Platon par le biais du rapport de la philosophie ce qui nest pas elle , ie ses conditions. Ce pur effet de diffrence dapproche de

    laujourdhui platonicien est soutenu par un effet de dcision lheure mme o le sicle venir sedcide philosophiquement. Un axiome de la pense sera en plus un axiome sur le sicle, mais ilnouvrira pas un espace polmique immdiat, seul ce qui adviendra rellement en prendra la mesure.Notre fil platonicien sera donc le suivant : se passe-t-il entre les premiers et les derniers dialogues dePlaton ? Pourquoi aprs la mditation sur les raisons irrecevables de la culpabilit de Socrate (impitet corruption de la jeunesse) on lgitime, dans le Livre X des Lois, la reconstitution de lappareilrpressif dEtat, qui conduit la mise mort des athes sous les 2 chefs daccusation ports contreSocrate ? De linterrogation thique sur le scandale de la mort dun matre penser, on passe ltablissement de la fixit de lois criminelles. Quelle est la signification philosophique de cetextraordinaire retournement ? Nous ferons lhypothse stratgique quil ny a pas une fondationplatonicienne de la philosophie, mais dans linstauration de la philosophie par Platon on repre uneduplicit originelle greffe sur le double paradoxal sophistique / philosophie. La mise en place du

    dispositif philosophique est demble habite par une surtension, par une figure de lexcs interne sursoi, qui lexpose au dsastre. Mais si la pense philosophique ds son origine sexpose au dsastre, le

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    dsastre ne reprsente en aucune faon lessence du platonisme ; Le dsastre est seulement inhrent la duplicit intrinsque et originelle de la philosophie. Au moment o la philosophie merge sous sesconditions, elle se donne dans le couplage de linnocence et du crime, ou de la pense et du dsastre, raison mme de sa disposition interne. Il faudra que nous examinions en dtail cette double duplicit :salut (vide) / dsastre (substance) de la pense, vrit, sophistique / philosophie (double paradoxal).

    5me cours

    Nous en tions rests la question de savoir pourquoi, dans la constitution du discours philosophique,Platon, parti dune aporie thique concernant la mort de son matre Socrate, injustement condamn, envient dans le Livre X des Lois prescrire une lgislation criminelle qui aurait condamn Socrate coup sr ? Autrement dit, quelle surtension conceptuelle expose paradoxalement la fondationplatonicienne une telle duplicit, telle quelle induise un dsastre pour la pense qui en retournelaporie premire ? Pourquoi la philosophie est-elle tentatrice ou sductrice delle-mme ? Pourquoiest-elle lAdam qui est sa propre Eve ? La rponse est chercher dans lessence du montage, sur fondde vide, de la catgorie philosophique de vrit.

    1 avant la philosophie, il y a des vrits htrognes : la

    science, lart, lamour, la politique.

    Les lieux pluriels des vrits procdent dans le rel indpendamment de la philosophie. Ce sont lesconditions factuelles, historiques, pr-rflexives de la philosophie. Et, pour Platon, ltat du mondefiltr dans la figure de ltat des vrits, cest la mathmatique, la posie imitative, la dmocratieathnienne, et lamour des jeunes gens.

    2 la pense construit un lieu o opre la catgorie

    philosophique de vrit, qui proclame, contre la

    sophistique, quil y a des vrits.

    Dun ct, la sophistique avec les mmes moyens rhtoriques et argumentatifs que la philosophienonce quil ny a pas de vrits, mais seulement des jeux de langage soumis des rgles.

    De lautre, avec comme embrayeur la catgorie philosophique de vrit, la philosophie opre sur lepluriel des vrits en dclarant leur il y a , ie leur existence et la compossibilisation de leur pluralitsous lunit de la pense qui soutient, dans le temps, cette diversit plurielle. Lnonc : il y a desvrits, accorde la philosophie la pense de ltre. Le statut dexistence du il y a est appropri au

    statut des vrits produites.

    Etre : en tant que ce qui prodigue le il y a.

    Temps : en tant que ce qui prodigue la compossibilit

    Le temps de la compossibilit est laon : ce toujours du temps, soit la catgorie dternit quiaccompagne la catgorie philosophique de vrit. La compossibilit du pluriel des vrits ne saurait sesatisfaire de lempiricit temporelle, mais seulement de lessence intime du temps au regard de lavrit. Car aujourdhui, les ressources du temps historiques ne suffisent plus labri philosophique desvrits. Il faut rompre avec lhistoricisme et le concept de finitude en rhabilitant et en rnovant la

    catgorie philosophique dternit. Aujourdhui, seule cette catgorie peut placer la philosophie sousla condition du mathme, passage oblig pour la philosophie contre le positivisme de la techno-

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    science. Il ny a pas de philosophie qui puisse aujourdhui faire lconomie de cette catgorie, sinon sarpudiation intellectuelle entranera inluctablement le triomphe du sophiste, matre de loccurrencetemporelle, parce que matre de lacte fini dnonciation.

    3 la catgorie philosophique de vrit est une catgorie

    vide

    La catgorie philosophique de vrit ne prsente rien, vide, elle opre partir des vrits, ie dans lasupposition des vrits non dductibles (bien quil y ait un tre des vrits). La catgoriephilosophique de vrit nest pas un oprateur de prsence, mais elle se rsout dans son opration. Il ya un lien entre le vide et ltre : le vide est le point de suture ltre comme tel. Comme la catgorie philosophique de vrit est vide, cela expliquer lintrication trs particulire entre philosophie etmathmatique. La mathmatique est proprement ce qui enchane le vide lcriture, raison pourlaquelle elle ne signifie rien. La mathmatique ne produit aucun effet de sens, elle ne produit, nu, quedes effets de vrit. Mais il y a un croisement ambigu, car le vide de la catgorie de vrit nest pascomme tel le vide de ltre. Seul le vide ontologique, ie lensemble vide mathmatique, est prsent

    la pense dans la modalit de son enchanement dpourvu de sens, ie de son enchanement littral. Levide de la catgorie philosophique de vrit nest pas un vide prsent, mais le vide opratoire, lcarto adviennent leur traitement philosophique le pluriel des vrits. Ce vide nest pas ontologique,mais purement logique.

    4 la structure de lopration effectue par la catgorie

    philosophie de vrit.

    Pour montrer la catgorie philosophie de vrit il y a 2 procdures :

    a) le style argumentatif comme fiction de savoir

    - le vide de la catgorie philosophie de vrit est mont comme lenvers dune succession rgledespacements (paradigmes denchanements, dfinition, rfutation, preuve, force conclusive, discoursrationnel). Bref, sur un style argumentatif. La catgorie philosophie de vrit indexe son vide propreselon lenvers dune prsentation discursive rgle, par exemple que Platon appelle le long dtour dudialogue, qui enchane des arguments dans la figure de la succession identique au polemos des joutessophistiques.

    - mais cette rhtorique de la succession ne constitue pas un savoir, car aucun de ces arguments najamais tabli un thorme de philosophie. Mais les philosophes nont pas croire leurs preuves ,

    mais doivent tablir le vide dune succession rgle. La philosophie comme science rigoureuse, disaitHusserl, ce qui veut dire quelle est une science rigoureuse au regard du comme, ie mtaphoriquement,comme une science rigoureuse.

    - la rhtorique de la succession nest pas un savoir, mais elle se prsente comme telle. La destinationvritable de cette figuration est constructive, pas une figure de probation. Ce qui est en jeu, en dernierressort, nest pas la contrainte de largument, mais quune catgorie advienne la clart de sonmontage. Opration de clarification qui se prsente comme lenvers dune succession rgle.Autrement dit, la philosophie procde selon un style argumentatif une imitation du savoir des fins productives. Elle fictionne du savoir ILLISIBLE PAGE 38 savoir fictif. Au prix de cetteamphibologie, elle dispose dune fiction de savoir, et la catgorie philosophie de vrit en tant quemonte au revers de cette fiction de savoir en est linsu.

    b) par passage la limite selon une dclaration mtaphorique : la fiction dart

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    Mais la philosophie procde tout aussi bien par une rhtorique non conclusive, mais persuasive. Cestle moment o la fiction de savoir est interrompue , ie o quelque chose sindique en gros par lesressources du pome . Le vide de la catgorie philosophie de vrit ne joue plus alors commelenvers de la succession propre la fiction de savoir, mais comme point limite, qui interrompt ououtrepasse la succession.

    La catgorie philosophie de vrit convoque lenvers dune succession et la suscitation dun pointlimite. Lart indique le point o lenchanement est suspendu. On doit interrompre la rgle desuccession quand le vide de la catgorie philosophie de vrit doit tre mont la limite. Alors lesressources de lart sont mobilises, pour que le philosophe indique la limite son point desubjectivation. Ce traitement la limite est une fiction dart.

    La vrit philosophique est la fois linsu dune fiction de savoir et lindicible dune fiction dart.

    Ce faisant, pour monter sa catgorie de vrit, la philosophie emprunte ses 2 adversaires, sophistes etpotes, qui lui fournissent les 2 rgimes de son discours : succession argumentative et mtaphore de lalimite. Sur fond de vide, la philosophie monte la pince de la vrit :

    Fiction de savoir

    Philosophie vrit vide intervallaire

    Fiction dart

    La vrit enchane selon le rgime de la succession argumentative : soit une fiction de savoir etsublime dans une dclaration mtaphorique par passage la limite, soit une fiction dart. Cette pincequi enchane et sublime a pour office de saisir les vrits selon un rapport de saisie de la vrit auxvrits, au double sens du mot saisie :

    - saisie au sens de capture, de prise : la philosophie tabli par un acte de saisie une fonction opratoire,que les vrits se laissent saisir ensemble. Non pas dans un rapport de surplomb ou de fondement, desubsomption transcendantale ou de garantie, mais par le caractre effectif dune opration singulire,qui prsuppose un vide intervallaire : la philosophie est une pince des vrits.

    - saisie au sens de saisissement, et lon retrouve ici la clbre dfinition de la philosophie commecapacit stonner. De quoi ? A stonner quil y ait des vrits. Ce sens donne la philosophie sonintensit, parce que la saisie nous saisit de ceci quil y a des vrits, qui se laissent saisir ensemble.Cette saisie tient de lamour de la vrit, ie de lamour de la compossibilit des vrits du temps selonlessence intemporelle du temps, ie rapportes leur dimension dternit. Mais cet amour intempestifest sans objet. La philosophie nest pas le sujet dont les vrits seraient lobjet. La philosophie est

    amour dsaffect de lobjet, une drivation de lamour dfait de son objet, ce que trivialement etfaussement est pass dans le langage courant, sous le nom damour platonique, qui signifie en faitlamour de la vrit.

    En revanche, dans les procdures gnriques de vrit, il existe une intensit approprie chacune desprocdures :

    La joie de la science

    Le plaisir de lart

    Le bonheur de lamour

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    Lenthousiasme de la politique

    Donc quelque chose est produit sous le signe de lobjet.

    Il y a donc une dimension opratoire sur fond de vide dans le montage de la catgorie philosophie de

    vrit qui situe lactivit philosophique en position de dsoeuvrement. La philosophie nest pas uneuvre. Laffect de la philosophie consiste dans ltonnement inou dun acte opratoire de saisie desvrits. La philosophie est saisie par son acte mme, qui se rapporte ltre (existence des vrits) et lessence du temps (ternit). Cest toujours une corrlation de ltre et de lternit qui affecte laphilosophie, ie constitue son intensit, ie un amour sans objet. Opration de pure saisie, qui exige quela catgorie philosophie de vrit soit vide. Cest une opration soustractive en plusieurs sens :

    - la catgorie est vide

    - la philosophie soustrait les vrits la circulation gnrale du sens. Si on considre le monde commesystme gnral de la circulation du sens, lacte philosophique soustrait les vrits en les isolant delexprience de sens. La philosophie que la vraie distribution des vrits se fait au dfaut du sens,

    quand le rgime du sens est interrompu.

    5 la philosophie oppose toujours leffet de vrit leffet

    de sens, point o elle se spare radicalement delhermneutique, ie de la religion.

    Un dispositif de pense qui propose une continuit entre sens et vrit, ie tout protocole par lequel lavrit procde du sens, est religieux. Si bien que toute philosophie compatible avec la religion seprsente comme une hermneutique, qui dispose la catgorie philosophie de vrit dans llment duprincipe du sens, mais, si cest une vritable philosophie, son acte reviendra en dernier ressort tablirla saisie des vrits comme troue dans le sens. Et toute philosophie est non religieuse en ce sens,mme si les intentions du philosophe sont religieuses.

    Notre tre naturel cest la religion , ie le sens en tant que capture du sujet. Or la philosophie par sonacte de pure saisie nonce que les vrits font trou dans le sens. Par consquent, examiner laphilosophie conduit un examen de la logique du soustractif, savoir comment se dtermine un oudes points o la circulation du sens est interrompue. Quels sont les lieux du dysfonctionnement de la parole en tant quelle est vection de la circulation du sens. Les 4 mtaphores du rgime delinterruption du sens sont : lindcidable, lindiscernable, le gnrique et linnommable.

    6 dfinition

    Nous sommes maintenant en tat de proposer une dfinition de la philosophie, que je vous lis en lacommentant pour simplement prciser quelques termes paragraphe par paragraphe :

    Dfinition de la philosophie :

    La philosophie est prescrite par des conditions qui sont les types de procdures de vrit, ou procdures gnriques. Ces types sont la science (plus prcisment, le mathme), lart (plus prcisment, le pome), la politique (plus prcisment, la politique en intriorit, ou politiquedmancipation) et lamour (plus prcisment, la procdure qui fait vrit de la disjonction despositions sexues).

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    Quand la philosophie se regarde, elle voit le sophiste, car le degr dintrication entre philosophe etsophiste est indiscernable sen tenir au discours. Autrement dit, dans le Sophiste, Platon thtralisecette duplicit originaire en la scindant en personnages. Lopration de Platon est une opration dephilosophie active par laquelle il se soustrait son double. Car si le philosophe se regarde, il voit lericanement du sophiste derrire le miroir. Le voir par quoi le philosophe peut se rapporter soi-mmeest pig par cette quivoque de lindiscernable, du double originaire entre sophistique et philosophiequi lui fait toujours cortge. La philosophie ne se voit pas elle-mme, car quand on se regarde dans unmiroir, on voit toujours un double. Seul lacte tranche : lacte philosophique se prsente comme labrisure dune catastrophe, dun regard. Aussi, il faut rompre avec lhistoricisme, parce que quand laphilosophie se regarde dans son pur texte, elle restitue toujours lindiscernabilit du sophiste et duphilosophe (cf Narcy Cassin, la Dcision du sens).

    La philosophie commence toujours dans un commencement radical, car elle rompt avec un certainregard port par la sophistique. Et comme dans loffice de sa prsentation singulire, elle pose lapremire pierre dun commencement radical, dun ressaisissement, elle ne peut pas ne pas sintroduiresans une prsentation en prtention. Ce qui ne veut pas ncessairement dire un fondement, car laphilosophie, dans son acte, peut se prsenter en renonant tout fondement.

    Le rapport au sophiste expose intrieurement la philosophie une tentation dont leffet est de laddoubler encore. Car le dsir den finir avec le sophiste une fois pour toutes contrarie la saisie desvrits : une fois pour toutes veut forcment dire que la Vrit annule lalatoire des vrits, et quela philosophie se dclare indment elle-mme productrice de vrits. Par quoi ltre-vrai vient enposition de doublure de lacte de la Vrit.

    Le double paradoxal indiscernable (sinon par lacte philosophique) sophiste / philosophe peut seddoubler. A lorigine, il y a un double geste de la philosophie chez Platon, savoir la constructiondun lieu, le lieu de la saisie philosophique, mais la catgorie philosophie de vrit se fonde sur unexcs interne son montage, qui lexpose au dsastre. Le rapport au sophiste est en jeu dans ce pril,car par sa volont de vouloir une fois pour toutes anantir le sophiste au nom de la catgorie

    philosophie de vrit, selon signifie que cette catgorie une telle puissance quelle peut tre plusquun acte de vrit, mais un tre.

    Un triple effet de sacr, dextase et de terreur corrompt alors lopration philosophique, et peut laconduire du vide aportique qui soutient son acte des prescriptions criminelles. Par o laphilosophie est inductrice de tout dsastre dans la pense.

    Lthique de la philosophie, qui pare au dsastre, tient tout entire dans une constante retenue lgard de son double sophistique, retenue grce quoi la philosophie se soustrait la tentation de seddoubler (selon le couple vide / substance) pour traiter la duplicit premire qui la fonde (sophiste /philosophe).

    Le ddoublement interne de la catgorie de vrit est li la volont philosophique danantir lesophiste, qui double lacte par un tre vrai substantiel pour traiter la duplicit premire du double paradoxal : aussi le noyau de la philosophie , ie son acte, doit tre interminablement refait. Cestpourquoi :

    Lhistoire de la philosophie est lhistoire de son thique : une succession de gestes violents traverslesquels la philosophie se retire de sa reduplication dsastreuse. Ou encore : la philosophie dans sonhistoire nest quune dsubstantialisation de la Vrit, qui est aussi lauto-libration de son acte.

    On peut maintenant relire la dfinition dans son suivi :

    La philosophie est prescrite par des conditions qui sont les types de procdures de vrit, ou procdures gnriques. Ces types sont la science (plus prcisment, le mathme), lart (plus

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    prcisment, le pome), la politique (plus prcisment, la politique en intriorit, ou politiquedmancipation) et lamour (plus prcisment, la procdure qui fait vrit de la disjonction despositions sexues).

    La philosophie est le lieu de pense o snonce le il y a des vrits, et leur compossibilit. Pource faire, elle monte une catgorie opratoire, la Vrit, qui ouvre dans la pense un vide actif. Ce videest repr selon lenvers dune succession (style dexposition argumentatif) et lau-del dune limite(style dexposition persuasif ou subjectivant). La philosophie, comme discours, agence ainsi lasuperposition dune fiction de savoir et dune fiction dart.

    Dans le vide ouvert par lcart ou lintervalle des 2 fictionnements, la philosophie saisit les vrits.Cette saisie est son acte. Par cet acte, la philosophie dclare quil y a des vrits, et fait que la penseest saisie par cet il y a. Ce saisissement par lacte atteste lunit de la pense.

    Fiction de savoir, la philosophie imite le mathme. Fiction dart, elle imite le pome. Intensit dunacte, elle est comme un amour sans objet. Adresse tous pour que tous soient dans le saisissement delexistence des vrits, elle est comme une stratgie politique sans enjeu de pouvoir.

    Lacte de saisie extirpe les vrits de la gangue du sens, elle les spare de la loi du monde. Laphilosophie est soustractive, en ceci quelle fait trou dans le sens, ou interruption, pour que les vrits soient toutes ensemble dites, de la circulation du sens. La philosophie est un acte insens, et par lmme rationnel

    La philosophie nest jamais une interprtation de lexprience. Elle est lacte de la Vrit au regarddes vrits. Et cet acte, qui selon la loi du monde est improductif (il ne produit pas mme une vrit)dispose un sujet sans objet, seulement ouvert aux vrits qui transitent dans son saisissement

    Contre toute hermneutique, ie contre la loi religieuse du sens, la philosophie dispose les vritscompossibles sur fond de vide. Elle soustrait ainsi la pense toute prsupposition dune Prsence.

    Les oprations soustractives par quoi la philosophie saisit les vrits hors sens relvent de 4modalits : lindcidable, qui se rapporte lvnement (une vrit nest pas, elle advient) ;lindiscernable, qui se rapporte la libert (le trajet dune vrit nest pas contraint, maishasardeux) ; le gnrique, qui se rapporte ltre (ltre dune vrit est un ensemble infini soustrait tout prdicat dans le savoir) ; linnommable, qui se rapporte au Bien (forcer la nomination duninnommable engendre le dsastre).

    Tout le processus philosophique est polaris par un adversaire spcifique, le sophiste. Le sophiste estextrieurement (ou discursivement) indiscernable du philosophe, puisque son opration combine aussides fictions de savoir et des fictions dart. Subjectivement, il lui est oppos, puisque sa stratgie

    langagire vise faire lconomie de toute assertion positive concernant les vrits. En ce sens, on peut aussi dfinir la philosophie comme lacte par quoi des discours indiscernables sont cependantopposs. Ou encore comme ce qui se spare de son double. La philosophie est toujours le bris dunmiroir.

    Le rapport au sophiste expose intrieurement la philosophie une tentation dont leffet est de laddoubler encore. Car le dsir den finir avec le sophiste une fois pour toutes contrarie la saisie desvrits : une fois pour toutes veut forcment dire que la Vrit annule lalatoire des vrits, et quela philosophie se dclare indment elle-mme productrice de vrits. Par quoi ltre-vrai vient enposition de doublure de lacte de la Vrit.

    Le rapport au sophiste expose intrieurement la philosophie une tentation dont leffet est de laddoubler encore. Car le dsir den finir avec le sophiste une fois pour toutes contrarie la saisie desvrits : une fois pour toutes veut forcment dire que la Vrit annule lalatoire des vrits, et que

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    la philosophie se dclare indment elle-mme productrice des vrits. Par quoi ltre vrai vient enposition de doublure de lacte de vrit.

    Un triple effet de sacr, dextase et de terreur corrompt alors lopration philosophique, et peut laconduire du vide aportique qui soutient son acte des prescriptions criminelles. Par o laphilosophie est inductrice de tout dsastre dans la pense.

    Lthique de la philosophie, qui pare au dsastre, tient tout entire dans une constante retenue lgard de son double sophistique, retenue grce quoi la philosophie se soustrait la tentation de seddoubler (selon le couple vide / substance) pour traiter la duplicit premire qui la fonde (sophiste /philosophe).

    Lhistoire de la philosophie est lhistoire de son thique : une succession de gestes violents traverslesquels la philosophie se retire de sa reduplication dsastreuse. Ou encore : la philosophie dans sonhistoire nest quune dsubstantialisation de la Vrit, qui est aussi lauto-libration de son acte.

    Adjonction :

    par cette quadruple imitation discursive, la philosophie noue dans son texte le systme de sesconditions. Cest la raison pour laquelle elle se tient dans la stylistique dune poque. Cettepermanente contemporanit soriente toutefois non vers le temps empirique, mais vers le toujours dutemps, vers lessence intemporelle du temps que la philosophie nomme ternit. La saisie des vrits philosophies les expose lternit, et ce dautant plus que les vrits sont saisies dans lextrmeurgence, lextrme prcarit de leur trajet temporel.

    6me

    cours

    Au terme de la dfinition que nous avons donne de la philosophie, nous avons vu quelle taitessentiellement soustractive, afin que soit rendu possible son acte de saisie des vrits. Ou encore :lthique de la philosophie, qui commande son histoire, saccomplit comme une succession de gestespar lesquels la philosophie se soustrait sa propre image, ie son double sophistique. Cette logiquesoustractive savrera dcisive en soi pour la question du mal : nous verrons que le mal est unesoustraction empche. Ce point de dpart concernant ltude des corrlations philosophiques de lalogique du soustractif est trs simple : il y a les donnes conjointes dune situation et dune langue : lalangue de la situation, et dans ce contexte, diffrentes figures de la soustraction, savoir les diffrentsmoments o la langue de la situation se trouve expose son inopration ; points o la langue de lasituation dfaille quand quelque chose est soustrait la prsentation gnrale. Nous devons donctudier les 4 corrlations conceptuelles des 4 figures majeures du soustractif que sont :

    - lindcidable

    - lindiscernable

    - le gnrique

    - linnommable

    Bien que nous ne le fassions pas ici, notez que ces 4 figures sont susceptibles dtre chacune prsentede manire paradigmatique dans llment mathmatico-ontologique qui leur est respectivementpropre.

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    Un nonc est indcidable sil est soustrait son valuation (vridique ou errone). Autrement dit,dans la langue de la situation, il devient impossible en terme de vridicit daffirmer ou de nier cetnonc. Lindcidabilit est soustraite lvaluation vridique dans la langue.

    Lindiscernable est un concept diffrentiel. Un terme est indiscernable dun autre, donc a minima 2termes sont indiscernables, ds lors que rien dans la langue ne permet de les discerner, ie ds lors quetoute proprit attribuable lun est ipso facto attribuable lautre, donc ds lors que tout nonc quisapplique vridiquement lun des termes sapplique aussi vridiquement lautre. Lindiscernabilitcest lindiffrence au sens strict. Lindiscernabilit est une fonction de termes donc un rapport.Lindiscernabilit suppose cependant une assomption du 2 : il faut que les termes soient au moinsmontrables comme tant deux termes, dont on montre la diffrence, tout en tant cependant incapablede la nommer. Rapport de termes soustraits toute description conceptuelle, lindiscernabilit faitchouer tout calcul de la diffrence. 2 termes indiscernables sont soustraits la diffrenciation, plusprcisment la diffrence marque, puisque cest dans la langue quon ne peut pas les diffrencier,bien quils se prsentent comme diffrence. Autrement dit, la diffrence en tant que telle est soustraite tout marquage de la langue.

    Un multiple est gnrique si aucune proprit nen collective les termes, ie un multiple tel quon nepuisse trouver une proprit commune aux diffrents termes de ce multiple. Lindiscernable exhibedes termes tels que toute proprit leur est commune. Dans le cas du gnrique, aucune proprit nestcommune tous les termes, autrement dit, ce multiple ne se laisse pas prsent prdicativement : il estgnrique prcisment au sens o il ne prsente que la multiplicit comme telle. Le gnrique estlnonc du multiple ncessairement infini, car sil tait fini, on pourrait au moins le dsigner par laliste de ces termes.

    Avec linnommable, nous avons faire un terme unique tel que dans la figure de la situation, il soitle seul ne pas pouvoir tre dfini par un nonc qui le validerait , ie tel quil nen existe pas denomination singulire. Un terme innommable est un terme tel :

    - quil nest pas singularis par un nonc de la langue

    - tel quil est le seul dans ce cas (sil y en avait plusieurs, nous retomberions dans lindiscernabilit)

    1 lindcidable : prsentation logique et ontologique par

    les grecs

    Si le mouvement propre de la philosophie se prsente toujours comme un mouvement de soustraction soi, alors il y a certainement de longue date une historicit des catgories du soustractif.

    a) le paradoxe du menteur (prsentation logique)

    Si, dans la situation prsente, lnonc que je suis en train de prononcer : il fait chaud dans cette salle,est prononc par un menteur, alors il provoque de suite un effet logique dindcidabilit, car :

    il faut chaud dans cette salle : si cest vrai, cest faux, si cest faux, cest vrai.

    Le paradoxe du menteur table bien sur le fait quun nonc de la situation savre toujours par lui-mme un lment de la situation.

    Ou bien lnonc parle de llment de la situation, savoir traite dans la situation de lnonc quil

    est, et je peux valuer mon nonc en termes de vrai ou faux en mesurant la temprature de cette salle.

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    Ou bien jaffirme que cet nonc peut snoncer sur lui-mme, et je cre une torsion nonciative, parauto-rfrence, qui expose lindcidabilit quant la valeur de vrit de lnonc. Jai finalementjou entre la langue et la situation. Jai trait un fait de langue comme un fait de situation, et je me suisrendu capable de me prononcer dans la langue, une fois admis ce fait de langue comme un fait de lasituation, sur ce fait. Le problme est alors de savoir si, si tout fait de langue est un fait de situation, oupeut tre trait comme tel.

    b) le Parmnide de Platon (prsentation ontologique).

    Le Parmnide de Platon est un exercice dindcidabilit. Il runit Znon dEle, le jeune Socrate, et levieux Parmnide. Dans une 1re partie, on tablit que la logique znonienne peut se laisser interrompre par la thorie des Ides. Dans cette squence, le jeune Socrate se montre dailleurs un redoutablesophiste, mais le vieux Parmnide lui reproche nanmoins de ne pas avoir pouss assez loin la doctrinedes eidos ou des ides. Il lui propose alors un exercice dialectique sur lun, qui consiste soumettre lvaluation les noncs concernant lun. En gros, 2 types dnoncs : lun est, et lun nest pas.

    Au terme dtourdissants tourniquets dialectiques, il savre impossible de soutenir que lun est et tout

    aussi impossible de soutenir que lun nest pas. La conclusion du dialogue est donc,