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Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to La Revue administrative. http://www.jstor.org Maximes d'Etat du Cardinal de Richelieu Author(s): Guy THUILLIER Source: La Revue administrative, 9e Année, No. 53 (SEPTEMBRE OCTOBRE 1956), pp. 481-486 Published by: Presses Universitaires de France Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40762186 Accessed: 29-08-2015 14:47 UTC Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at http://www.jstor.org/page/ info/about/policies/terms.jsp JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. This content downloaded from 193.54.110.35 on Sat, 29 Aug 2015 14:47:46 UTC All use subject to JSTOR Terms and Conditions

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Maximes d'Etat du Cardinal de Richelieu Author(s): Guy THUILLIER Source: La Revue administrative, 9e Année, No. 53 (SEPTEMBRE OCTOBRE 1956), pp. 481-486Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/40762186Accessed: 29-08-2015 14:47 UTC

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- DOCTRINE ET INFORMATION GENERALE

Maximes d'Etat du Cardinal de Richelieu

par Guy^THUILLIER

Le Testament Politique de Richelieu fait partie de ces textes célèbres qu'on lit fort peu de nos jours. Pourtant Sainte-Beuve l'a nommé « le bré- viaire de l'homme d'Etat », et ce petit ouvrage offre mainte réflexion qui ne sauraient laisser indifférent quiconque touche à la chose publique. Les quelques citations que nous donnons ici en fourniront l'exemple ; on nous pardonnera d'avoir peut-être taillé et cousu sans pudeur : nous voulions regrouper les principaux thèmes et présenter les directions de la pensée qui restent les plus atta- chantes, inviter à une lecture qui rendra sans peine au texte sa continuité, avec la diversité vivante de la méditation.

Aujourd'hui l'authenticité du Testament, que Vol- taire ne voulut jamais admettre, n'est plus guère contestée (1) ; mais la part exacte que le Cardinal prit à sa rédaction demeure vivement débattue (2). On sait qu'accablé d'affaires et souvent malade (3). Richelieu se reposait de plus en plus sur ses colla- borateurs, donnant après coup sa marque person- nelle. « Le Cardinal », écrit Tallemant des Réaux (4) <c faisait travailler plusieurs personmes aux matières, après il choisissait, et il choisissait passa- blement bien. ». Il remaniait en effet avec grand soin les textes, et les 31aximes et Fragments poli- tiques recueillis en 1880. par Hanotaux permettent de constater ce. patient travail d'élaboration à par- tir . de pensées détachées (5). En fut-il ainsi du Testament ? La griffe de Richelieu apparait sou- vent dans cette œuvre inachevée. « A parler suc-

cintement ». note encore Tallemant, « il était ad- mirable et délicat » ; la concision de son style, que louait déjà le Cardinal du Perron, était un trait de la nature même de Richelieu (6) : il aimait les formules bien frappées et préférait, tel ce peintre antique, « donner plus à penser qu'à voir » (7). Ses réflexions s'appellent et se répondent à l'intérieur du Testament avec une singulière continuité, et souvent même ne prennent tout leur éclat que lorsqu'on les isole d'une trame trop serrée. Les « Politiques », comme on disait alors, fai- saient la lecture ordinaire du Cardinal. Les Maxi- mes laissent apparaître la fréquentation de Gui- chardin, de Villars, des Négociations de Jeannin ; on sait qu'il avait fait des extraits des Lettres du Cardinal d'Ossat, considérées alors comme un vér ritable manuel de diplomatie (8), et des Mémoires de Villeroy. Sans doute dut-il feuilleter aussi les Essais de Bacon (9). Avait-il composé lui-même, ou seulement fait composer par un de ses secrétaires (10), les curieuses « Instructions et Maximes que je me suis dominées pour me conduire à la Cour »; remarquable petit traité de l'Ambition, qu'il faut sans doute rapprocher du Traité de la Cour ou Instruction du Courtisan, publié en 1618 par Eusta- che du Refuge, ambassadeur en Suisse sous Hen,- ri IV, ouvrage qui obtint en son temps un grand succès (11) ? D'autres traités apparaissent tout pro- ches, puisque c'est à la louange de Richelieu que Guez de Balzac éorit Le Prince (1631) et que « Le Ministre d'Etat avec le véritable usage de la poli- tique moderne » (1631) est dû à Jean de Silhon, l'un des protégés du Cardinal (12). Le plus impor- tant - mais il a généralement échappé aux ̂ his- toriens - serait sans doute « Le conseiller d'Etat ou Recueil général de la politique moderne servant au maniement des Affaires publiques », que publia en 1633 le frère de Sully, Philippe de Béthune, l'un des meilleurs diplomates de l'époque, employé par Henri IV et Richelieu lui-même ; sur bien des points il semble annoncer et commenter à l'avance le Testament Politique (13).

(i) La première édition (fautive) est de 1G88. Sur ce débat, voir la bibliographie donnée par R. Mousnier (Bulletin de la Socictr des Etudes du xii* s. n°s 25-26 (1955) p. 33-34) et l' Introduciti on de L. André à son édition critique du Testament (1947), qui a' est nullement définitive et comporte quelque? erreurs. Cf. l'important débat de la Société d'Histoire Moderne entre MM. Esmoms, Mous nier et Tapié in Bulletin de la Société d'Histoire Moderne?, (décem- bre 1951-janvier 1952, -pages 7-21). II existe beaucoup de copies du Testament en France et surtout à l'étranger, que L. André n'a point vues ni étudiées. Quant à l'étude des sources du Testament, elle n'a jamais été entreprise sérieusement (cf. H. Hauser, La Fensée et r Action économioues du Cardinal de Richelieu. 'qa±).

(2) Voir le récent débat à la Société d'Histoire Moderne, et l'importante Lettre de Foncemagne (deuxième édition) en annexe à l'édition de 1764.

(3) Le Richelieu du Testament miné par la fièvre est celui du dessin de Claude Mellan (Stockholm) plus encore que celui, des portraits de Philippe de Champaigne. - (Sur ceux-i, et. les notes de B. Dorival in Catalogue de V Exposition de l'Orangerie, février- ^mars 1052, pp. 39-42).

U; Historiette de Richelieu, Historiettes, ed. 1861, t. I. pp. 43V 434- Le^ Tallemant et Rambouillet géraient les biens de Richelieu

(5) 11 avait même semble-t-il pris pour règle de recueillir sen- tences et réflexions en un recueil méthodique : cf. les Instructions ft yiaximes que ie me suis donné pour me conduire à la Cour, et l'Introduction d'IlANOTAUX,

(G) € II voyait bien les choses, mais il ne les entendait -pax bien • remarque encore Tailemant des Réaux.

ir) Ci. Maxime CXXI (éd. Hanotaux. p. 787). (8) Parues en 1624. (q) Traduits par /. Baudouin (1624). (10) Attribué à son secrétaire Mathieu. 'Publié par Armand

Baschet sous 'ç titre de « Mémoire d'Armand Dwpiessis de Riche- lieu, ¿vèque de Luçon, écrit de sa main l'année 1607 ou 1610, alors qu'il méditait de paraître à la Cour > (1880).

<n) II eut de nombreuses éditions. (12) Ouvrage c inspiré > par le Cardinal. (13; Notamment sur le conseil du Prince, la politique économique

rtc... Il est vrai que Béfchune ancien mignon d'Henri III (né en 156U est d'une autre génération que Richelieu et sa langue est fort rude. Le Conseiller d'Etat mériterait une étude approfondie.

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LA REVUE ADMINISTRATIVE

Moraliste attentif à la diversité de la nature . humaine, doublé d'un théologien, Richelieu ne se fait guère d'illusions sur le cours des affaires de ce monde. Il sait bien que les choses n'obéissent pas toujours aux hommes, qu'en certaines occa- sions l'événement seul juge .de la réussite, et qu'il s'en faut parfois remettre à Dieu du soin de gou- verner les affaires. Pourtant il invoque son expé- rience de vingt ans d'administration pour définir quelques règles générales de l'art du pilote. Car son propos est bien d'enseigner l'art politique : « Ceux (c'est-à-dire les princes) qui formeront leur conduite sur les règles et principes contenus en ce présent Testament, écrit-il, acquéreront sans doute un nom qui n'aura pas peu de poids dans l'esprit de leurs sujets et de leurs voisins... ». Il croit que la poli- tique, qui est aussi un art de réussir, n'est pas le lieu des seuls hasards. Certes, il connaît, avec ses propres limites, la bassesse de tout ce qui n'est qu'humain, la diversité des hommes et leurs sou- daines mutations : « les esprits les plus clairvoyants étant même quelquefois aveugles en ce qui les touche et se trouvant peu d'hommes qui veuillent s'imposer des bornes par la règle de la raison ». Il faut toujours compter avec les effets de la1 passion, qui empêche toute confiance, « l'expérience appre- nant à ceux qui ont une longue pratique du monde, que les hommes perdent facilement la mémoire des bienfaits, et que lorsqu'ils en sont comblés le désir d'en avoir de plus grands les rend souvent et am- bitieux et ingrats tout ensemble... » En psycholo- Rue sceptique, il conseille la tolérance : il ne faut demander à personne plus qu'il ne peut et même ron doit aller chacun à sa nature (14). Déjà les Instructions de 1607 déclaraient qu'« en jugeant autrui, [il] faut toujours excuser la personne en parlant mail de l'action ». Mais Drécisément il faut aussi' savoir profiter de cette faiblesse de la nature humaine, et non pas seulement en tant que cour- tisan : au chargé d'affaires de Madrid il donnait comme instruction : « II échauffera souvent le Comte d'Olivarès nour apercevoir la vérité dans ses colères ». Pour Richelieu l'art politique est fait a abord de cette connaissance de l'homme et de erpeti tes finesses que ne doit point négliger un

Ce seront donc ces qualités de psychologue qu'il réclame de lui en premier lieu. Pour réeler les affaires de l'Etat, point n'est besoin de suffisance nédantesque : «II n'y a rien de plus dangereux pour l'Etat que ceux qui veulent gouverner le royaume par les maximes eju'ils tirent de leurs livres. Ils les ruinent souvent tout-à-fait par ce moyen, parce que le passé ne s? rapporte point au présent, et que la constitution des ternns, des lieux et des personnages est différente ». Mais il faut du jugement, de la solidité et point trop de subtilité ni d'élévation : « Les plus grands esprits sont plus dangereux qu'utiles au maniement des affaires ; s'ils n'ont beaucoup plus de plomb que de vif argent, ils ne valent rien pour l'Etat » (15). Dans les négocia-

tions, par exemple, « il y a des esprits si finis et si délicats qu'ils n'y sont pas... propres, parce que sub- tilisant sur toutes choses, ils sont comme ceux qui rompent la pointe des aiguilles les voulant affiler ». Et si l'on réclame de la fermeté, de la constance dans la décision, du courage dans l'exécution, ce n'est point proprement dé vaillance qu'il s'agit : « En quelque façon qu'on prenne la vaillance, elle n'est pas nécessaire à un conseiller d'Etat ». Cer- tes, le vrai politique est mû par un « honnête ai- guillon de g-lcire » : mais c'est surtout un homme de cabinet, capable de conseil, capable aussi d'é- couter et prendre conseil. « II n'y a rien de pSus dangereux en un Etat que de mettre en grande autorité certains esprits qui n'ont pas assez de lumières pour se conduire eux-mêmes et peasent toujours en avoir trop pour avoir besoin de celles d'autrui » : et à tout prendre « on profite de toute sorte de conseils : les bons sont utiles par eux-mê- mes, et les mauvais confirment les bons... Le plus habile homme doit souvent écouter les avis de ceux qu'ils pensent être moins habiles que lui ».

Encore ne faut-il pas tomber dans l'excès in- verse, l'hésitation et la faiblesse : il n'y a rien de plus dangereux au gouvernement de l'Etat - Ri- chelieu aime à répéter cette formule tranchante comme ̂ une condamnation sans appel - qu'une <: conscict.ice ^ craintive et scrupuleuse ». La politique exige que l'on resolve et exécute : « II y a des per- sonnes de si peu d'action et de constitution si fai- ble, qu'ils ne se portent jamais d'eux-mêmes à au- cune chose, mais reçoivent seulement les occasions, qui font plus en eux qu'eux en elles. Telles gens font plus propres à vivre daas les cloîtres qu'a être employés au gouvernement... ». Certains, et des meilleurs esprits, discernent* parfaitement le mal mais sont incapables d'y parer faute d'énergie : <>. II se trouve des gens dont la vertu consiste plus p. r/aindre les désordres qu'à y remédier par l'éta- blissement d'uno bonne discipline ». Apparente vertu et dangereuse facilité : mieux vaut un homme corrompu « que celui dont la facilité est extrême, parce que... le sujet corrompu ne se peut toujours laisser gagner par ses intérêts qui ne se rencon- trent pas toujours, au lieu que le facile est emporté de tous ceux qui le pressent, ce qui arrive d'autant plus souvent qu'on connaît qu'il n'est pas capable de résister à ceux qui l'entreprennent » (16).

La même raison fait que le bon conseiller ne doit pas se perdre aux détails pour fuir les responsa- bilités : <' L'application ne requiert pas qu'un hom- me travaille incessament aux affaires publiques : au contraire rien »n'est plus canable de le rendre inutile qu'un tel procédé. La nature des affaires de l'Etat requiert d'autant plus de relâche que le poids en est plus grand et plus chargeant que tout autre, et que les forces de l'esprit et du corps des hommes étant: bornées un travail continuel les aurait épui- sées en peu de temps. Mais elle requiert que celui qui est attaché aux affaires publiques en fasse son principal et y soit attaché d'esprit, de petnsée et d'affection, elle requiert que le plus grand de ses plaisirs soit le bon succès de ses affaires... » Seule en dernier ressort, la passion de la chose-publique garantit la capacité du conseiller.

Aussi bien le choix des hommes est-il chose im- portante, et complexe. « Un de plus grands avan-

(u) c J'ai bien ouï dire, écrit-il à un diplomate trop bavard, qu'en diverse1; occasions vous avez parlé plus librement qu'il ne serait à désirer pour vous-même. N'arrivant rien en ce genre qw je n'aie prévu... je ne sui- pas résolu de me brouiller avec ceux que j'aime pour ce sujet. Il faut que chacun agisse selon sa nature... ». (15) voir dans les * Resolutions politiques ou maximes d'Etat

par Messire Jean de Marrtix. etc. » (1620) le chapitre : « Que les grands et subtils esprits ne nuisent pas tant au gouvernement de l'EtaU que les médiocres 1 (édit. 163c, p. ¿20 et suiv.). (16) Voir Maxime VIII (p. 732).

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tages que Ton puisse procurer à un Etat est de destiner chacun à remploi qui lui est propre », surtout lorsqu'il s'agit des grandes charges. Ordre et désordre ont là leur source : « J'ai vu arriver de si grands inconvénients par les mauvais choix qui ont été faits de mon temps que je ne puis que je m'écrie sur ce sujet pour en éviter de semblables à l'avenir ». Car il n'est personne qui ne sache que « la faiblesse de notre siècle est telle qu'on se laisse plutôt aller aux importunités que cotnduire par la raison, et qu'au lieu d'être guidé par la jus- tice on est ordinairement emporté par la faveur ». Mais quels princices suivre ? rien n'est plus va- riable : « La meilleure règle qu'on puisse avoir en ce choix est souvent de n'en avoir point de géné- rale » ; ainsi, pour nommer les évéques, il faut « choisir quelquefois des gens savaats, d'autres fois des personnes moins lettrées et plus nobles; des jeunes gens en certaines occasions, et des vieux en d'autres, selon que les sujets de ces diverses conditions se trouveront propres au gouverne- ment ». « J'ai toujours eu cette pensée », continue Richelieu. « mais quelque soin qu'on ait pu pren- dre de s'en bien servir, j'avoue avoir été quelque- fois trompé ; aussi est-il très difficile de ne l'être pas en des jugements d'autant moins aisés qu'il est presque impossible de pénétrer l'intérieur des hommes et d'arrêter leur inconstance ». Et de no- ter, désabusé : « Ils »n'ont pas plutôt changé de condition qu'ils changent d'humeur ou pour mieux dire, qu'ils découvrent celle qu'ils avaient dissi- mulée jusqu'alors... ». (17). Il est souvent préféra- ble de suivre la coutume, et de se fier aux condi- tions: la fortune, la noblesse, donnent l'indépen- dance nécessaire, remarque Richelieu, qui justifie la vénalité des charges. « Une basse naissance pro- duit rarement les parties nécessaires au Magis- trat, et il est certain que la vertu d'une personne de bon lieu a quelque chose de plus noble que celle qui se trouve en un homme de petite extraction. Les esprits de telles gens sont d'ordinaire difficiles à manier, et beaucoup ont une austérité si épineuse qu'elle «n'est pas seulement fâcheuse, mais préju- diciable ». Le principe aristocratique s'appuie sur une observation sans indusgence : « On peut dire hardiement que de deux personnes dont le mérite est égal, celle qui est la plus aisée en ses affaires est préférable à l'autre, étant certain qu'il faut qu'un magistrat ait l'âme d'une trempe bien forte si elle ne se laisse quelquefois amollir par la consi- dération de ses intérêts ». Pourtant, même s'il faut bien parfois s'en remet-

tre au hasard, on ne saurait rester indifférent au choix des hommes : c'est là le signe de la ruine d'un Etat, notait Philippe, de Béthune, qui pour sa part souhaitait un cursus honorum : « Le plus sûr moyen ». écrivait-il, « est de faire passer les hommes par de petites charges de degré en degré, devant que de les élever aux grandes et plus im- portantes... Car lors plus de gens peuvent témoi- gner de leur expérience et prudhomie, et leurs ac- tions étant comme publiques et éclaircies de tout le monde, il est bien plus- aisé d'en juger. Aux peti- tes charges ils s'accoutumeront à bien faire pour le désir d'être avancés aux grandes, et quand ils voudraient mal faire, outre que le mal ne pourra être grand, il pourra être corrigé aisément ■». De plus qui a vieilli dans les charges a perdu ce feu

de la jeunesse, cette impétuosité et cette impatience qui rendent peu prqpres aux affaires.

La prudence est en effet des principales vertus du politique. Point de décision hâtive, recomman- de Richelieu : « On se repent souvent à loisir de ce que la passion a fait faire avec précipitation ». Rien qui soit plus susceptible de perdre l'Etat que « de mépriser toutes sortes de périls », et, déclare la Maxime CXLVI, « les imprudents sont capables d'entreprendre beaucoup d'actions avec violence; mais leur retour est toujours lâche ». Au contraire il faut « aller presque en toute occasion, à pas de plomb, et ne rien entreprendre qu'avec de grandes considérations à temps et à propos ». Car la pru- dence n'est point pusillanimité, mais art de parer aux inconvénients, de proportionner les moyens aux fins, d'adapter l'action aux circonstances, de discerner l'occasion, de savoir attendre. C'était pré- cisément la science de Richelieu que cette subtile appréciation des faits : « il distinguait », disait de lui le Cardinal de Retz, « plus judicieusement qu'homme au monde entre le mal et le pis, entre le bien et le mieux, ce qui est une grande qualité pour un ministre ». Il faut être souple, savoir ne point s'opiniâtrer, si l'on veut arriver un jour à ses fins. « II est nécessaire Quelquefois d'obéir à la tempête », disait de son côté Béthune, « caler une voile, laisser la route ordinaire et se reculer aucune fois du port auquel enfin on cinglera quand on aura le vent en poupe ». (18). Agir avec le temps, tenir compte de lui en tout occurrence, voila la première vertu du « politique prudent ».

Car il n'est noint de mal auquel le temps n'ap- porte son remède. Aussi ne faut-il pas vouloir tout informer ni juger tout en pure logique, principa- lement lorsqu'il s'agit d'abus traditionnels, tels que In vénalité des offices. « Les désordres qui ont été établis par des nécessités publiques et qui se sont fortifiés par des raisons d'Etat ne se peuvent ré- former qu'avec le temos. Il en faut tout doucement ramener les esprits, et ne point passer d'une extré- mité à l'autre (19). Un Architecte qui par Texcel- loaee de son art corrige les défauts d'un ancien bâtiment, et qui sans ì'abattre le réduit à quelque symétrie supportable, mérite bien pJus de louange que celui oui le ruine tout à fait pour refaire un nouvel édifice parfait et accompli ». La défiance avec laquelle Richelieu envisage la tabula rasa, la distinction soigneusement marquée entre la logique abstraite et les réalités, évoquent nécessai- rement Montaigne. « Au nouvel établissement d'une République on ne saurait sans crime n'en bannir pas la vénalité, parce au'en tel cas la raison veut au'on établisse des lois les plus parfaites que la société des hommes le peut souffrir. Mais la pru- dence ne permet pas d'agir de même pied dans une

(17) Daus une note de son édition des Lettres du Cardinal d'Os- sa:, Afoelot de la Houssaye écrit : « J'ai ouï dire quelquefois que le Cardinal de Richelieu n'était jamais trompé que "par des gens grossiers- s (éd. 1705, t. V, p. 27)

(18) Cf. dans Le Conseiller d'Etat, le chapitre : c Règles ri instructions nécessaire à un Prince -pour ¿tre estimé prudent ».

(19) Dans un autre passage du Testament, Richelieu écrit de même qu'on ne pouvait changer le ministère c tout d'un cou-p sans violer lew ¿ois de la prudence qui ne permet pas qu'on passe

lio bis; Un sait qu au chateau de Richelieu, Nicolas Prévost, quj avait peint dans la Grande Galerie les hauts faits du Cardinal mis en parallèle avec ceux de l'Antiquité, y comparaît les travaux de Richelieu avec ceux d'Ulysse. Au Palais Cardinal, Voue: eC Champaigne peignirent les allégories du Héros politique : 1« Sagesse, la. Prudeoce, la Générosité, et firent une galerie des grands ministrer dcp»l« Suytr.

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monarchie dent les imperfections ont passé en habitudes et dont le désordre fait, non sans utilité/ partie de Tordre de 'l'Etat ». De telles pratiques il faut plutôt corriger les .excès que détruire l'éta- blissement, car « il y a des abus qu'il faut souffrir de peur de tomber dans des suites de plus dan- gereuses conséquences le temps et les occasions ouvriront les yeux à ceux qui viendront en un autre siècle pour faire utilement ce qu'on n'oserait entre- prendre1 en ce siècle-ci sans exposer l'Etat à quel- que ébranlement ».

La sagesse veut donc que l'on évite tout change- ment spectaculaire, qu'on proportionne la réforme äüx::f öfees" de l'Etat -plutôt que de la régler sur la «"rigueur des lois •». Le réel résiste toujours aux doctrinaires- qui vont tâchant d'acquérir de la ré- putation, par lé prestige d'une « réformation » populaire;- et ne cherchent que leur propre inté- rêt: "jVu contraire il faut voir clairement jusqu'où rôn-"Jpeut' s/avancer : « II est plus à propos », disait Befhune, i< de vivre avec ces abus doucement en un Etat que les voulant ôter mettre tout sens des- sus dessous... La' corde qui rend l'instrument dis- cordant doit" être tout doucement lâchée jusqu'à ce qu'elle soit en son ton, et non rompue ». Et de son côté' Richelieu : « II est quelquefois de la prudence d'affaiblir le remède pour qu'il fasse de l'effet... Il tfaut ... se contenter d'une règle pius modérée plutôt que d'en établir une plus austère et qui serait peut-être moins convenable, sa rigueur étant capable de causdr quelque ébranlement à ce qu'on veut affermir ». Aussi bien, plus qu'aux institutions rrrémes, le mal tient à ceux qui pratiquent l'admi- nistration : 'et ce n'est pas une ordonnance qui y changerait grand chose. On attribue bien souvent à la vénalité des charges ce qui n'est dû qu'à la négligence des Procureurs Généraux qui laissent entrer dans la magistrature des incapables * mieux vaut souvent faire attention au choix des hommes plutôt -que parler de vaines réformations et de nou- velles 'lois.

* ♦

'Pourtant -.c'est bien la raison qui doit ordonner de" la 'conduite de l'Etat. « Dieu qui veut la règle enr toute chose... » : mais une raison, toute pratique, et surtout appuyée sur une volonté censtante. « Sa conduite n'était pas uniforme et d'une suite assu- rée^, écrit Richelieu de Marie de Médicis dans ses Mémoires. « ce qui est un grand manquement et le pire qui soit en Doliticue où l'unité d'un même esprit et la suite des mêmes desseins et moyens conservant ' -la réputation assurent ceux- qui tra- vaillent dans les affaires, donnent terreur à l'en- nemi;" et; atteignent bien plus sûrement à la fin ». Mais -vouloir "les choses efficacement. « c'est-à-dire avec* urie telle 'fermeté qu'on les veuille toujours », exige^e grandes' Qualités, toutes différentes de l'opiniâtreté aveugle. « Le gouvernement du royanme requiert uve vertu mâle et une fermeté inébranlable, contraire à la mollesse qui expose ceux en qui elle se trouve aux entreprises de leurs, ennemis. Il faut agir en toute chose avec vigueur, vu principalement quo quand même le succès de ce qu'on entreprend ne serait pas bon. au mofas au- rak^on cet avantage que n'ayant rien omis de ce qui le peuvait faire réussir, on évitera la honte, lors qu'on ne peut éviter le mzi' d'un mauvais évé- nement ». Mais on ignore à l'ordinaire ce que c'est

que vouloir : les choses « qui paraissent les plus difficiles et presque impossibles, ne le sont que par l'indifférence avec laquelle il semble qu'on les veuille et qu'on les ordonne ».

Certes, « aux grandes affaires, les effets ne ré- pondent jamais à point nommé aux ordres qui cent été donnés » : mais il ne faut point se rebuter pour autant « par un mauvais événement, parce qu'il arrive quelquefois que ce qui est entrepris avec plus de raison réussit avec moins de bonheur ». Les dif- ficultés d'exécution ne sauraient rendre pusilla- nime: « les grands coeurs ayant formé de grands desseins ne peuvent être détournés par les diffi- cultés qui s'y rencontrent ». Il faut à l'homme politique une certaine volonté de gloire et cette générosité d'âme où le dix-septième siècle recon- naissait la véritable grandeur ; on demande à l'ar- tiste de savoir au besoin sortir des bornes prescri- tes :_et pareillement il est besoin, « en certaines rencontres où il va du salut de l'Etat, d'une vertu mâle », répète Richelieu, « qui passe par-dessus les regles de la prudence ».

Encore ne faut-il point planer trop haut, « ce qui arrive souvent aux âmes les plus élevées quand elles ent plus de cœur que de jugement ». H est parfois tout à fait nécessaire de s'abaisser aux choses médiocres, même lorsqu'on les croit au-des- sous de sa portée. « parce que souvent les grands désordres naissent de petits commencements, et oue les plus considérables ont Quelquefois des prin- cipes qui paraissent de nulle considération ». L'homme d'Etat doit « souvent faire le tour du monde pour prévoir ce qui peut arriver et trouver les moyens de prévenir1 les maux qu'en doit crain- dre » : il lui convient de savoir discerner à la fois le tout et les parties, l'ensemble et le détail, « les moindres choses étant à considérer dans les grands desseins ».

La prévoyance sera sa première vertu. Il est plus important même de connaître le futur que le pré- sent, de façon à n'être pas surpris par l'événement. « C'est une chose ordinaire aux esprits communs de pousser le temps avec J'épaule et d'aimer mieux conserver leur aise un mois durant que de s'en priver un peu de temps pour se garantir du trouble de plusieurs années qu'ils ne considèrent pas, parce qu'ils ne voient que ce qui est pressait et n'anticipent pas le temps par une sage prévoyance. Ceux qui vivent au jour la journée vivent heureu- sement pour eux, mais on vit malheureusement sous leur conduite ». Richelieu insiste : « II faut dormir comme ie lion sans fermer les yeux qu'on doit avoir continuellement ouverts pour prévoir les rroindres inconvénients qui peuvent arriver, se souvenir qu'ainsi que la phtisie ne rend pas le pculs ému bien qu'elle soit mortelle, aussi arrive- t-il souvent dans les Etats que les maux qui sont imperceptibles de leur origine et dont on a le moins de sentiment sont les plus dangereux et ceux qui viennent enfin à être de plus grande conséquence ». Lorsqu'il parle de cette vigilance extraordinaire dont il faut faire preuve pour ne pas être surpris, les images les plus diverses viennent à son-secours : « Les grands embrasements naissent d'ordinaire de petite«: éù>.c? lies. Ouiconque en éteint une ne sait pas l'incendie au'il a prévenu : mais si pour le connaître il en laisse qur^qu'autre sans l'éteindre, encore vue semblables causes ne produisent pas mômes effets, ?i se trouvera peut-être peu de temps anrès ?»iîp trîle extrémité qu'il ne saura plus y ap- porter remède ».

Mais on ne saurait toujours distinguer la nais-

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DOCTRINE ET INFORMATION GENERALE

sance du mal : « Partis et monopoles qui se for- ment contre le salut public se traitent d'ordinaire avec tant de ruse et de secret qu'on n'en a jamais öe preuve? évidente que par l'événement, qui ne reçoit i-fius de remède ». 11 faut donc user de pré- cauûcn, et non se -fier aux lois ou ordonnances, quoique les ignorants « estiment que c'est suffi- samment remédier à un mal que d'en faire une nouvelle défense: mais tant s'en faut qu'il en soit ainsi que je puis dire avec vérité que les nouvelles Lcis ne sont pas tant des remèdes aux désordres de l'Etat que des témoignages de leurs maladies et des preuves assurées de la faiblesse du gouverne- ment ». Aussi m faut-il pas craindre les mesures brutales; mais trancher dans le vif et mépriser le tiers et le quart de l'intérêt - particulier, ignorer plaintes, pitié, faveur et compassion, et « en telles üLcasic-is commencer quelquefois par l'exécution ». Certes, « ces maximes semblent dangereuses et en effet elles ne sont pas entièrement exemptes de péril » : mais « la benne conscience et la pénétra- tion d'un esprit judicieux quif savant au cours des affaires connaît presque aussi certainement le futur par le prisent que les jugements mediocres par la vue des choses même garantit cette pra- tique de mauvaises suites, et au pis aller l'abus qu'en y peut commettre (n'est) dangereux que pour les particuliers... Leur intérêt n'est pas comparable :i celui du public ». De plus on se gardera de l'ex- cès en n'usant que de « remèdes innocents », tels que l'éloignement ou la prison. La raison d'Etat n'est pas tyrannie : c'est la longanimité qui serait criminelle, en menant l'Etat à la ruine . « on ne vauiait faire un plus grand crime contre les inté- rêts publics qu'en se rendait indulgent envers ceux qui les violent ». Et cela jusque dans les petites choses : l'Etat ne saurait transiger avec les parti- culiers comme un particulier avec d'autres : « J'es- time les traites et compositions que Ton fait quel- quefois avec les financiers un remède pire que le mal puisqu'à proprement parler c'est leur donner un titre pour voler de nouveau dans .l'espératnce d'une nouvelle grâce ». Toute amnistie renforce la fraude.

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Maintenir une autorité raisonnable et rigide, lutter contre les appétits des intérêts particuliers et ¿es communautés, assurer l'unité de l'adminis- tration : telles étaient les régies que le Cardinal chercha à impeser avec fermeté. La nature humai- ne a besoin pour contrepoids d'une direction sûre et unique. '< IJ n'y a rien de plus dangereux en un état que diverses autorités égales en administra- tien. Cz que Tune entreprend est traversé par l'au- tre et fi le pius grand homme de bien n'est pas le plus habile, quand même ses propositions se- raient 1er meilleures, elles seraient toujours éludées par le ¿:lus puissant en esprit. Chacun aura ses sectateurs qui formeront divers partis dans l'Etat et en diviseront les forces, au lieu de les réunir e»n- iimbie ». Nous sommes bien près du fameux ré- quisitoire ds Cinna : aussi bien un seul ministre, estime Richelieu, deit avoir autorité sur le Conseil : Dremisr mobile de toute chose dans l'Etat, il ne pourra être mu par ses intérêts ni par les impor- t unités, ni par les ennemis ni par les amis; il sera seul en n.esure d'assurer la continuité de la poli-

tique et des grands desseins de la France dont la piupart sont toujours « allés en fumée ». -Pius -qu'aucun auire pays la France a en effet

besoin ce cette unité de direction: car l'impatience et la légèreté sont inhérentes au caractère fran- çais et y entramc-nt d'incessants changements uans les gouvernements et les principes, II est vrai que « les mutations Lie doivent pas être prises pour cwSës mortelles, parce que notre humeur est si îat.iJbie que, ne demeurant fermement au bien, iiGus revenons aisément du mal » ; pourtant cet amour du nouveau, cette répugnance pour la règle, cette indiscipline en un mot, sont un mal grave sur lequel Richeiiau ne cesse d'insister. Nul ne songe à son devoir : « Un des plus grands maux de ce royaume consiste en ce qu'un chacun s'attache irius à ce qu'il peut faire sans faute qu'à ce qu'il ne peut cinettre sans crime.-' Uu solcût pai 5e de ce que ron capitaine devrait faire, le capitaine des défauts qu'il s'imagine qu'a son maitre de camp; un maître de camp trouve à redire en son général, le général impreuve et blâme la conduite de la Cour, et nul n'est dans sa charge et ne pense a r:a<*3uitter des choses à quoi elle l'oblige particu- liõiesmut ». L'intérêt privé passe toujours avant l'Intérêt public : « une des choses qui empêche que la ï rance n'aille bien, est qu'il n'y a personne qui cit aucune charge, commission ou emploi dans le royaume qui nJ£'£ fasse un métier, ne regardant pas à ce qu'il doit faire pour s'acquitter de sa charge, mais bien à ce qu'il doit faire pour que sa charge lui apporte du profit. Par exemple un; géné- ral d'armée ne donnera point bataille s'il pense par la bataille défaire en sorte les ennemis qu'il n'y ait plus de guerre. L'impunité, la non-récom- pense, la vénalité portent bien à cela ».

Aussi Tintrigue est-elle partout : « c'est chose crd »laire de croire que quiconque n'est pas dans une affaire tâche de la ruiner ». Partis et factions déchirent le pays, encouragés par l'inaction du pouvoir : « En France on ne donne ordre à rien par précaution, et même quand les maux sont ar- rivés, on ».TV remédie pas absolument, mais par accommodement », pour ne pas blesser tel ou tel intérêt, se contentant d'adoucir la plaie au lieu de la guerir; et de transaction en négociation on cenduit l'état à sa ruine. Il arrive même que le peu d'attachement des Français pour le bien pu- blic et leur esprit d'indiscipline les incitent à la rebellion et à la trahison : « il n'y a point de

guerre contre la France où l'on ne trouve des Français ». Heureusement le mal porte en lui son remède, et faction et partis ne sauraient acquérir en France un puissant crédit « L'inconstance et le subit mouvement auquel ils sont sujet fait qu'étant difficile d'y prendre confiance, ils se font plus de mai à eux-mêmes qu'ils ne sont capables d'en faire à l'Etat ».

Ce même trait de caractère se retrouve dans l'ab- s.encz de flegme, de patience, au milieu des vissici- tudes politiques : les Français « ne savetnt tirer le fruit (Tizne victoire ni résister à la fortune d'un ennemi victorieux. Il s'aveuglent plus que tous les autres dans leur prospérité et se perdent de cœur et de jugement dans l'adversité et les travaux ». Ici encore, point de continuité : « ils ne scat pas propres aux conquêtes qui requièrent du temps, ni à conserver ceiles qu'ils pourraient avoir faites en m instant ». Toujours une impatience brouillonne: iîs courent chercher à deux cent lieux une ba- taiîie ". et ne voudraient pas attendre l'occasion huit jours : l'ennui les prend, devant même qu'on

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LA REVUE ADMINISTRATIVE

ait commencé à mettre la main à l'œuvre ; ils ne craignent pas le péril, mais ils veulent s'y exposer ¿ans aucune peine; les moiuidres détails leur sont insupportables; ils n'ont pas de flegme pour atten- dre un seul moment leur bonheur, ils s'ennuient même dans la continuation de leur prospérité ». Ce besoin d'aller « d'objet en objet » que La Fon- taine chantera sur le mode poétique et amoureux, Richelieu le regarde comme un de nos plus graves défauts politiques : la source de tous nos maux, c'est d'abord cette « légèreté des Français, (qui) leur l'ait désirer le changement à cause de l'ennui qu'ils ont des choses présentes ».

C'est aussi, conséquence naturelle, le soin jaloux que chacun met à sa liberté particulière : « Le Kraaçais qui croit être contraint et retenu contre son gré ne pense d'ordinaire qu'à s'échapper, dût-il perdre mille vies s M1 en avait autant, au lieu que s'il est libre de se retirer, il y a grande apparence qu'il demeurera ». Ce n'est pas que par gloire il ne soit capable de constance : mais il ne peut sup- porter aucun joug. « L'ordinaire est de trouver à redire à ce que font les personnes publiques plus co France qu'en aucun autre Etat, tant à cause de la facilité naturelle à parler, que de la liberté depuis longtemps prise et enracinée, de mépriser l'autorité royale et de décrier les gouvernements ».

Là est le problème capital pour la France : trouver un commandement. Il lui faut un chef, mais un chef universellement accepté, car la répu- tation y fait tout. « Les Français sont capables de lout pourvu que ceux qui les commandent soient capables de leur bien enseigner ce qu'il faut qu'ils pratiquent... C'est une chose certaine que l'opinion qui s'est répandue par tout le monde que les Fran- çais sont incapables de règle et discipline n'a d'au- tre fondement que l'incapacité des chefs qui ne sa- vent pas choisir les moyens nécessaires aux fins qu'ils se proposent ». Le cheval le plus rétif est aussi le meilleur quand le cavalier sait le pren- dre. *

Saint Evremondi disait qu'il n'y a pas de pays où la raison soit plus rare qu'en France. Imposer la raison aux Français, tel fut sans doute le grand dessein du Cardinal. Véritable travail d'Ulysse (10 bis) et Richelieu s'est tué à la peine. Il n'est pas question d'ouvrir ici un débat sur la valeur de l'œuvre de Richelieu. Rappelons seulement l'ad- miration d'un Malherbe : « Je vous jure qu'il y a en cet homme quelque chose qui excède l'huma- nité, et que si notre vaisseau doit jamais vaincre la tempête, ce sera tandis que cette, glorieuse maki tiendra le gouvernail ». Mais en regard l'iro.nie frondeuse d'un SaintEvremont (20) dénonce en Ri- chelieu un esprit chimérique : « Cet esprit vaste qu'on lui a donné se perdit dans l'étendue de ses projets. Il prit de si fausses mesures au dehors et donna un si méchant ordre au dedans que nos affaires vraisemblablement devaient en être rui- néesL. » II avait pourtant en quelques années, transformé, selon le mot de Mazarin, une républi- que en royaume. Il lui avait donné cette solide armature qu'allaient fortifier ses héritiers en droite ligne, Mazarin et Colbert (21). La Révolution a pu détruire ou remanier leur œuvre: elle n'en a pas entièrement bouleversé les fondements. S'étonnera-t-on alors du ton si proche de nous par moments de beaucoup de ses observations ? De lui date la France moderne. Avec ses qualités et ses défauts. Avec ses problèmes.

G. T.

(?o) Duns sa « Dissertation sur le 'tu of. de vante à M essienrs d?. V Académie ■ in : (litivres Mêlées de M onsicur de Sai nf-Evretnoud, Lyon, 1692 (pp. 294-299).

(21) Chaque jota que L alberi posati ati Louscil 1111e question d'ordre pratique. Louis XIV disait malicieusement : « Voilà M. Colbert qui va nous dire : Sire, ce grand Cardinal eut fait ceci

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