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Pierre Naville Instrumentation audio-visuelle et recherche en sociologie In: Revue française de sociologie. 1966, 7-2. pp. 158-168. Citer ce document / Cite this document : Naville Pierre. Instrumentation audio-visuelle et recherche en sociologie. In: Revue française de sociologie. 1966, 7-2. pp. 158- 168. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rfsoc_0035-2969_1966_num_7_2_1113

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  • Pierre Naville

    Instrumentation audio-visuelle et recherche en sociologieIn: Revue franaise de sociologie. 1966, 7-2. pp. 158-168.

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    Naville Pierre. Instrumentation audio-visuelle et recherche en sociologie. In: Revue franaise de sociologie. 1966, 7-2. pp. 158-168.

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rfsoc_0035-2969_1966_num_7_2_1113

  • AbstractPierre Naville : Audio-visual instrumentation and sociological research.The author notes that classical sociological investigations, at least in France, employ an instrumentationlinked to the use of language, be it spoken or written words or mathematics. To set a problem, to set upan experiment, to explain, are processes going from words and figures to words and figures. Why,except for ethnologists and geographs, is the visual and sound image absent from the instrumentation ?The fixed or moving image may be used as illustration, or educationally or as an object of study. Its useas a research instrument necessitates to define its role as a specific sign and symbol, that is as a datacreating instrument. This role can be passive or active. The technical evolution tending to extend theoptical and sound world to the detriment of the typographic world, incites sociologists to have at theirdiposal a set of tools appropriate to an optical and sound instrumentation in the course of the research.

    ZusammenfassungPierre Naville : Seh- und Hormittel in der soziologischen Forschung.Es wird festgestellt, dass wenigstens in Frankreich smtliche Techniken der klassischen soziologischenForschung mit der ausschliesslichen Anwendung der Sprache verbunden sind, ob es sich nun dabei umdas gesprochene Wort oder die Schrift oder auch das Rechnen handelt. Will man ein Problem stellen,experimentieren oder erklren, pendelt man immer zwischen Wort und Zahl hin und her. Warum sinddie Ethnologen und die Geographen die Einzigen, die das optische Bild und das Tonbild njchtvernachlssigen ? Das bewegliche oder unbewegliche Bild kann als Illustration, als pdagogischesInstrument und als Forschungsgegenstand gebraucht werden. Wenn es als Forschungsgegenstandangewendet werden soil, muss zunchst seine Rolle als Anzeichen und spezifisches Symbol, d.h. alsInstrument zur Schaffung von Angaben definiert werden : eine Rolle, die passiv und aktiv sein kann. ImZuge der technischen Entwicklung dehnt sich das Seh- und Hruniversum auf Kosten des typographischen aus; das sollte die Soziologen dazu auffordern, ihre Verfahrensweisen so zuvervollstndigen, dass sie in der Forschung iiber Ton- und Bildinstrumente verfugen knnen.

    ResumenPierre Naville : La instrumentacin audio-visual y la investigation en sociologia.Observa el autor que la investigacin sociolgica clsica, por lo menos en Francia, no utiliza sino unainstrumentacin ligado al empleo del lenguaje, sea que se trate de la palabra, sea de la escritura y delclculo. Establecer un problema, hacer una experiencia, explicar, son pasos que van de la palabra y dela cifra, a la palabra y a la cifra. Porqu, excepte entre los etnlogos y gegrafos, la imagen ptica ysnora queda fuera de la instrumentacin ? La imagen fija moviente puede ser utilizada comoilustracin, ya pedaggicamente, ya como objeto de estudio. Si se quiere utilizarla como instrumento deinvestigacin, hay que dfinir su papel como signo y smbolo especfico, es decir como instrumentocreador de datos. Ese papel puede ser pasivo o activo. La evolucin tcnica que propende a extenderel universo ptico y sonoro a expensas del universo tipogrfico, incita a los socilogos a disponer deaparatos propios para instrumentar ptica y sonoramente durante su investigacin.

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  • R. franc. Sociol, VU, 1966, 158-168

    Instrumentation audio-visuelle

    et recherche en sociologie

    par Pierre Naville

    C'est une banalit, d'ailleurs mal perue, de dire que l'instrumentation joue dans l'investigation scientifique un rle croissant, et souvent dterminant. Plus exactement, l'instrumentation est insparable de la mthodologie et de l'objet de la recherche. Elle devient mme indissociable de l'expos des rsultats. Plus elle est complexe, plus elle informe l'objet de l'investigation, et matrialise spcifiquement la mthode utilise. Ceci est vrai de toutes les sciences. Toutefois, ce qu'on appelle les sciences humaines et sociales, les sciences du comportement, sont encore loin d'en tirer toutes les consquences ncessaires.

    Que faut-il entendre par instrumentation ? Dsignons par ce terme tous les moyens matriels propres recueillir des donnes mesures dans un champ donn, que ces donnes soient primitives, labores, provoques, ou de toute autre nature. D'une faon gnrale, on peut dire que plus l'instrumentation sera complexe (au point de devenir elle-mme un systme scientifique), plus la nature des donnes recueillies et traites sera indirecte, prcise et invente (1).

    Nous ne confondrons pas instrumentation et mthode. La mthode s'entend de l'laboration et de l'excution d'une suite d'oprations accomplir. L'instrumentation y entre comme lment indispensable, mais s'en distingue, contrairement ce que laissent souvent entendre des locutions courantes. Les relations entre l'instrumentation et la mthode, de plus en plus troites, mriteraient d'ailleurs un examen particulier, et constituent un chapitre des plus intressants de l'pistmologie. Bornons- nous ici noter la tendance suivante : l'instrumentation devient progressivement une forme d'opration qui prdtermine les rsultats atteindre; d'o le rle croissant des prvisions planifies dans l'investigation scientifique. Mais je m'en tiens ici au rle propre de l'instrumentation.

    Dans les sciences dites de la nature ou exactes, l'instrumentation a depuis deux sicles une fonction d'importance croissante et bien connue. En interposant entre la conception, l'laboration par le chercheur, et les rsultats, un appareillage seul mme de produire ces rsultats dans des condi-

    (1) Je laisse ici de ct la discussion ouverte par le pragmatisme sur la distinction entre l'invention et la dcouverte.

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    tions dtermines, ces sciences dveloppent une thorie et une pratique opratoires qui font partie intgrante de la recherche.

    Dans les sciences sociales, l'instrumentation mdiatrice est loin de connatre les mmes dveloppements et d'avoir les mmes effets. Certains chercheurs (on serait tent de dire : auteurs) estiment mme qu'elle demeure et demeurera toujours accessoire, quelquefois superflue, et mme souvent nuisible. De fait, si nous rsumons la situation prsente dans les sciences sociales, nous pouvons faire les constatations suivantes :

    a) Certaines disciplines empruntent des sciences naturelles diverses techniques instrumentales : c'est le cas de la psychologie exprimentale, de la pathologie mentale, de la psychologie et de la sociologie animale et vgtale. La signification de cette instrumentation reste d'ailleurs conteste par les psychologies reflexives , de la conscience immdiate, etc. Celles-ci se formulent dans des livres qui commencent ainsi : Je suis devant ma table et je vois une feuille de papier, etc.

    b) D'autres disciplines ont t conduites faire un appel de plus en plus frquent et raffin aux techniques instrumentales de calcul. Des machines calculer lmentaires manies main, on est pass aux ordinateurs. L'usage d'ordinateurs permet, et mme exige, une rapidit d'excution et une prsentation systmatique des modles, qui tendent modifier l'allure de ces disciplines. C'est le cas, outre les disciplines mentionnes en a), de l'conomie politique et sociale, et partiellement de la sociologie. L'instrumentation prend ici un caractre spcifique : celui d'instruments de calcul, en principe, et en fait, utilisables dans n'importe quelle branche scientifique.

    Si nous considrons le cas de la sociologie, qui nous intresse particulirement ici, nous pouvons rsumer de la faon qui suit le circuit instrumental emprunt par le chercheur ordinaire, et sous rserve de la diversit, d'ailleurs souvent plus apparente que relle, des procdures.

    I. D'abord le chercheur pose un problme, ou une question, par simple rflexion. Cette rflexion peut tre issue de multiples sources : rsultats prsents par d'autres ou dans les propres crits du chercheur; observations spontanes ou semi -provoques rsultant de contacts avec divers milieux, vastes ou restreints, occasionnels ou permanents; incitations extrieures, conscientes ou non; proccupations ou mme obsessions personnelles, etc. En rgle gnrale, la position d'un problme, sans parler de sa formulation rigoureuse, provient de et aboutit des crits qui se rfrent d'autres crits, c'est--dire au langage. Ces crits (manuscrits, dactylographis, imprims ou photographis), donc le langage form de mots, est au dbut, et la fin, de l'investigation. Les instruments qui le formulent sont des stylos, des machines crire et calculer, des machines imprimer de toutes sortes, depuis la rono jusqu' l'offset.

    IL Une fois le problme ainsi reprsent, le chercheur, s'il ne s'en tient pas une procdure reflexive portant sur le langage ordinaire, pourra recourir trois genres d'instrumentations. Il pourra en effet se servir, simultanment ou successivement, des procdures suivantes :

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    1. La construction d'un langage organis pour traiter le problme selon certaines rgles (dtermination des donnes recueillies; dfinitions de termes, classifications, mthodes de raisonnement). Cette exigence tait traditionnellement remplie par rfrence un lexique, ou plus simplement un dictionnaire. La pauvret de cette exigence ressort du fait qu'il n'existe aujourd'hui aucun volume acceptable, dictionnaire, vocabulaire ou lexique, en franais (sociologie) . Ce dficit n'est pas combl par l'appoint qu'apporte l'enregistrement de tmoignages et d'opinions au moyen d'une bande magntique ou d'un disque : l'enregistrement sonore est filtr et transcrit en langage courant, et tout aussi pauvrement. L'analyse de contenu s'exerant sur des textes crits (ou imprims) ou sur des enregistrements, ne modifie pas la proprit de cette procdure, qui est de fournir la recherche un matriel de langage. L'instrumentation magntophonique permet une conomie de moyens, une facilit dans le recueil de donnes, un stockage de matriaux bruts, mais ne modifie pas la nature de la procdure de recherche. Le codage d'un questionnaire non plus. La diversit et la multiplication des appareils d'enregistrement, de stockage, de manipulation et de diffusion du langage ne doit pas faire illusion. Il s'agit d'une instrumentation complmentaire, qui ne change pas la nature des donnes traites.

    2. L'introduction de donnes dans des calculs. Contentons-nous d'appeler calcul le traitement mathmatique ou logique de grandeurs et d'ordres relatifs et de leurs combinaisons. Le passage des formes du langage aux formes du calcul est celui d'une verbalisation une autre verbalisation. Seul comptera, en dfinitive, dans les rsultats du calcul, ce qui pourra tre reformul dans le langage ordinaire. L'instrumentation, dans ce domaine, a fait de rapides progrs. L'emploi de machines calcul de plus en plus complexes est devenu courant, et il a dj, au point de vue instrumental, un avantage : il conduit le chercheur modifier ses procdures mentales , non seulement celles du calcul proprement dit, mais celles de la logique d'une investigation. Toutefois, le calcul, aussi complexe qu'on voudra, ne modifie pas la nature de la procdure, qui est le recours une forme quelconque de discours, bien que celui-ci puisse devenir une langue aux rgles strictes (discours mathmatique, logique) . Les machines qui procdent ces oprations doivent prcisment disposer d'un langage, que l'on labore leur intention.

    L'insertion, dans la suite des oprations, d'appareils simples ou complexes, comme la rgle calcul, le scalogramme, la carte perfore ou la trieuse, ne modifie pas cette situation, pas plus que l'intervention des dispositifs neuro-musculaires de la phonation dans le langage vocal de l'tre humain.

    3. Toutefois, cette instrumentation s'en ajoute une autre, dont la nature est diffrente. C'est celle qui produit, non des mots (ou des chiffres) , mais des images et des sons. Cette instrumentation est peine employe en sociologie; elle n'a acquis droit de cit, dans les sciences sociales, que chez les ethnologues, et partiellement chez les psychologues et les linguistes. Nous nous demanderons pourquoi, et si le moment n'est pas venu de la

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    mettre en uvre systmatiquement dans la recherche sociologique, sous une forme nouvelle.

    Cette question a t pose il y a quelques annes par R. Girod [I, 1954]* de faon excellente. Les enqutes sociologiques, dit-il, mettent profit toute une gamme de moyens d'observation, allant de la statistique au sondage en profondeur par interview, en passant par toutes sortes de tests psychologiques varis, voire par la photo arienne. Et le cinma ? La camra n'est-elle pas le seul appareil qui soit capable, l'heure actuelle, d'enregistrer avec une impartialit mcanique la totalit d'une situation collective (actions et paroles, ambiance gnrale), sous la forme d'une suite d'images qui se conserve, que l'on peut donc analyser loisir, que l'on peut comparer d'autres ? Ces questions si justifies n'ont gure retenu l'attention, semble-t-il (2).

    De fait, l'image visuelle, fixe ou mouvante, et l'image sonore, ne sont pas restes absentes de l'arsenal instrumental des sciences humaines exprimentales. Le dessin, la reproduction de tableaux, la photographie, le film, tout comme le disque et la bande magntique, sont utiliss depuis longtemps en psychologie, en mdecine, en physiologie, en ethnologie, en gographie, et mme en histoire et en mathmatiques. En sociologie, elle a parfois trouv une petite place. Toutefois, il faut remarquer que dans la plus grande partie des cas o les images sont utilises, c'est sous la forme d'un produit final. Et en outre : accessoire. Les processus de production de l'image, c'est--dire l'instrumentation de la production d'images elle-mme, sont rests trangers aux proccupations des utilisateurs. Les mots, profrs ou crits, peuvent aussi tre considrs comme produits disponibles et comme processus de production. La faon dont les signes sont agencs pour produire des mots, des phrases, et des significations (de la phonologie la syntaxe), prsente un intrt particulier. On a tudi ces processus, et l'on s'est servi des processus eux-mmes comme lments d'investigation. Mais les images optiques et sonores n'ont pas bnfici du mme

    * Les chiffres entre crochets carrs renvoient la bibliographie en fin d'article. (2) On doit, bien entendu, mettre en discussion l'impartialit de la camra.

    E. Morin (Prface Cinma et Sciences Sociales, Unesco, 1962.) fait ce sujet les remarques suivantes : Le langage cinmatographique pose-t-il des problmes plus irritants que le langage crit, quand il s'agit de rendre compte d'un phnomne empirique ? A priori, on pourrait penser que non : l'image cinmatographique semble liminer ce mdiateur qui abstrait, schmatise, traduit, donc trahit, le donn sensible. L'image cinmatographique est un document, reflet apparemment plus fidle que la note prise sur le calepin.

    Mais, en fait, la camra ne dispose pas de la mobilit de l'il humain bien qu'elle enregistre avec plus de prcision. Ce gros il sur bquilles est encore un infirme, et il faut attendre qu'il puisse acqurir une lgret, un maniabilit extrmes, pour qu'il devienne un appendice de l'il de l'oprateur. Cette maniabilit ne rsoudrait d'ailleurs pas tous les problmes, parce que, de toutes faons, les mouvements de l'appareil, les modifications du foyer, sont autant d'interventions de l'homme sur le phnomne observ. Il faudrait supposer plusieurs camras oprant simultanment pour esprer, au montage, une saisie totale, analytique et synthtique, durel. Mais cette opration de montage analytique et synthtique est finalement de mme nature que l'opration intellectuelle qu'exige la rdaction d'un article ou d'un livre. De toutes faons, la vrit laquelle peut tendre le cinma ne peut faire abstraction du tmoin ou du chercheur; c'est--dire, du mme coup, qu'elle ne peut chapper au travail d'abstraction que l'esprit humain opre sur le rel pour le comprendre. Comprendre, c'est toujours articuler rciproquement le rel sur les structures de l'esprit humain et les structures de l'esprit humain sur le rel.

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    intrt, et les instruments qui les produisent (par exemple l'appareil photographique ou cinmatographique, la pellicule, l'cran de tlvision, etc.) n'ont pas t intgrs dans le circuit instrumental des recherches et de leur prsentation. Seul l'a t l'objet produit, c'est--dire l'image "une fois fabrique, ramene sa signification de vhicule ou de support de mots ou de phrases. C'est ce qui explique l'usage encore rudimentaire d l'instrumentation audio -visuelle dans l'investigation en sociologie.

    On pourrait en effet distinguer plusieurs formes d'emploi de l'image visuelle et sonore, dont l'analyse serait trs instructive, et de nature enrichir, sans doute mme transformer, la recherche aujourd'hui tributaire du langage crit et parl au point d'y tre exagrment soumise et mme de s'y rduire tout fait, ce qui n'est pas sans consquences graves dont je ferai tat plus loin.

    1. La premire forme d'emploi est l'illustration. L'illustration est un complment et non un instrument. L'illustration au sens d'enluminure, antrieure l'emploi de la typographie par Gutenberg, avait une signification synthtique autrement profonde. L'illustration moderne est seulement l'lment analytique d'une prsentation en gnral anecdotique et occasionnelle (et non systmatise). Elle a t facilite par des procds varis de reproduction. Les figures accompagnent un texte; elles sont rduites au texte et sont faites pour lui. Prives des textes, elles ne sont rien. L'image n'apprend rien par elle-mme. Il en est ainsi de l'image fixe comme de l'image en mouvement. Le cinma muet aurait pu nous engager dans une autre voie. Mais le parlant a vite rtabli l'empire du mot sur l'image, en parasitant le sens que celle-ci tend naturellement se donner, et qui, comme le son, relve d'abord des nergies collectives en communication, et pour tout dire magiques.

    A titre d'illustration, les images optiques et sonores restent des valeurs de complment. Leur gamme immense, tendue de nos jours par la prolifration des moyens de production et de reproduction sur une feuille volante (dans un livre, au long d'un film, ou en direct sur un cran de tlvision), s'inscrit entre deux ples: l'image technique ou scientifique, et l'image flottante. L'image technique est dtermine par une intention prcise : on la trouve sur un billet de banque, un timbre-poste, une affiche, ou dans un film descriptif de procds quelconques, ou sur un disque qui recueille des formes verbales, des compositions musicales ou des sons. L'image flottante, c'est celle que l'observateur peut retenir ou dcouper dans un flux complexe : bandes d'actualits ou films de tous types. Ces deux sortes d'images sont suggestives, subrepticement, par obsession, ou pdago- giquement.

    Que toutes ces sortes d'images soient rductibles un code, puis un texte, dont on puisse tirer une rhtorique, c'est ce que R. Barthes a clairement montr rcemment [II, 1965]. Nanmoins, cette rduction reste lie une fonction illustrative (ou signifiante) (3).

    (3) R. Barthes souligne en terminant: Le syntagme est toujours trs proche de la parole, et c'est bien le discours iconique qui naturalise les symboles. Sans vouloir infrer trop tt de l'image la smiologie gnrale, on peut cependant ris-

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    2. Le second type d'images produites drive de la fonction pdagogique de certaines d'entre elles. L'illustration, dans ce cas, est prsente pour aider le spectateur apprendre et comprendre. On lui montre l'objet connatre, la chose savoir, le processus rpter, la technique employer, l'exemple imiter. L'image peut alors tre dcoupe, isole, groupe, compare, rpte, surimpose, simplifie, amplifie, complique. Sous cette forme, ce sera l'illustration d'un livre de classe ou un film d'enseignement. L'image, ici, devient illustration intentionnelle, traite selon des schmas qui relvent du discours. Elle s'adresse celui qui veut ou doit savoir. Sous une autre forme, ce sera la pdagogie propagandiste, avec toutes les subtilits qu'on lui connat. Dans ce domaine non plus l'image optique n'est pas rendue sa nature sauvage, ni sa nature expli- catrice. Tout au contraire : elle est domestique. Son efficacit immdiate en est rendue plus grande, mais sa spcificit est dnature au profit d'une conformit avec les exigences classiques de la pdagogie, malgr tout ce qu'elle contient parfois d'explosif cet gard.

    3. L'image peut tre considre sous un point de vue tout diffrent lorsqu'on la prend comme objet d'tude. C'est ce qui lui arrive le plus frquemment chez les sociologues. L'image, ou la suite d'images, devient un champ explorer, une fonction sociale prsume analogue toute autre fonction sociale : une sance de cinma ou une mission de tlvision sont tudies comme une classe scolaire, une crmonie religieuse, une salle de bal ou un atelier de travail. L'tude peut mettre en relief certains paramtres de cette fonction, par exemple la nature des communications qu'elle manifeste, ou son caractre massif, ou son aspect fugitif. Le cinma ou la tlvision comme objet d'tude peuvent tre traits par les branches les plus varies de la sociologie, de la psychologie, ou de l'ethnologie, sans parler de la physiologie ou de l'urbanisme. A cet gard, les formes matrielles de l'instrumentation sont parfois prises en considration, titre de moyens de production de l'image, mais plutt au stade terminal, la fabrication de ce produit n'ayant gure fait l'objet d'tudes srieuses parmi les sociologues qui sont souvent plus sensibles aux gadgets qu' la technologie, pas plus que le processus de production rel d'un journal ne retient l'attention lorsqu'on pratique des analyses de contenu au millimtre ou la syllabe.

    En tout cas, il est assez frappant que l'tude sociologique des systmes audio- visuels de masse ne se serve jamais, du moins chez les sociologues, des moyens audio-visuels eux-mmes comme moyen d'investigation. Tout part de textes et aboutit des textes. On remarque mme la maigreur des illustrations dans les publications, sauf bien entendu dans celles des critiques d'art. La pdagogie est de ce point de vue beaucoup plus riche que

    quer que le monde du sens total est dchir d'une faon interne (structurale) entre le systme comme culture et le syntagme comme nature; les uvres des communications de masse conjuguent toutes, travers des dialectiques diverses et diversement russies, la fascination d'une nature, qui est celle du rcit, de la digse, du syntagme, et l'intelligibilit d'une culture, rfugie dans quelques symboles discontinus, que les hommes dclinent l'abri de leur parole vivante.

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    la sociologie du cinma : ses runions et ses colloques ont au moins l'avantage de prsenter des images, tandis que la sociologie se rfugie dans des mots et des chiffres.

    4. On peut alors se demander si le son et l'image sont vraiment entrs dans le circuit instrumental du sociologue, non plus titre d'objet d'tude, mais comme instrument de recherche. L'image-instrument, le son-outil, supposer qu'ils existent, doivent poser des problmes d'utilisation que la raret des exemples interdit pour le moment d'examiner dans toute leur ampleur.

    Certes, il existe un arsenal matriel d'enregistrements, de procds techniques de prsentation, qui permettent de runir des donnes, un matriel d'tude qui a tendu bien des domaines cette forme nouvelle de la recherche. Les ethnologues et les gographes ont ici la priorit. Jean Rouch, entre autres, a fait moisson de films africains qui vont jusqu' l'exprience. Les cinmathques spcialises regorgent maintenant de bobines pleines de substance. Il existe des rpertoires fort nourris de films de ce genre, classs commodment en films scientifiques, films industriels, folkloriques, ethnographiques, courts mtrages, etc. [IV, 1962].

    Jusqu' un certain point, les producteurs de ces films ont us de la camra comme d'un instrument de dcouverte, d'un rvlateur, d'une machine dtecter ce que le stylo, mme anim par une bonne cervelle, ne dtectera jamais. La sociologie proprement dite est cependant reste au bord de cette tentation. Elle n'a pas os sortir du circuit instrumental classique qui passe par le stylo, la machine crire et la machine calculer, ponctu de diagrammes imits des gomtres et de cartes empruntes aux gographes. Fille du discours, elle vise conclure par l'loquence. Ses visions sont linaires, moules sur la typographie. Elles font partie de ce que McLuhan appelle la galaxie de Gutenberg [III, 1962]. C'est peut- tre parce qu'elles sont abstraites, mais abstraites du commandement social impersonnel plutt que de la complexit vivante des tres et des choses personnelles et communes. Bref, les systmes audio-visuels ne sont pas encore entrs dans le circuit instrumental de la sociologie, ou si peu que ce serait plutt pour donner le change, en quelque sorte. Elle viterait ainsi d'avoir rsoudre un problme grave, car il ne s'agit pas d'une simple question pratique (ajouter un magntophone, puis une camra un stylo ou un clavier), mais de toute une conception du processus de cration de la donne sociologique et de son traitement.

    Je n'ai pas l'intention de traiter la question dans cette brve note. Elle pourra faire l'objet d'un cahier d'instructions appropri. Je me limite donc quelques remarques qui tendent indiquer la porte que l'on pourrait accorder l'instrumentation audio-visuelle dans la recherche sociologique de demain, et proposer quelques mesures conservatoires qui pourraient tre prises dans cette perspective.

    Bien entendu, les techniques aujourd'hui classiques de rcolement et de traitement des donnes conservent leur valeur mthodologique dans le cadre o elles sont circonscrites. Elles peuvent mme tre largement am-

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    liores grce au calcul par ordinateurs (4). Ces nouvelles procdures de calcul mettent d'ailleurs sur la voie de ce que McLuhan appelle le jugement suspendu , grce la complexit, la variabilit et l'ubiquit de l'excution des programmes. Le calcul moderne tend dj par lui-mme diminuer le caractre impratif de l'expression crite (drive de l'expression verbale ordinaire). La recherche ncessite de plus en plus l'laboration d'un symbolisme adquat et synthtique, rendu possible par l'instrumentation.

    L'intervention de l'instrumentation audio- visuelle peut alors se prsenter sous plusieurs formes qui correspondent aux types prcdemment distingus. Sous la forme passive, l'image optique ou le son ont une fonction de substitution. Ils peuvent remplacer ou complter un rcit, l'enregistrer, le stocker, le reproduire. Mais la donne reste un lment qu'il faut retraduire dans le langage verbal pour lui confrer une valeur explicative et permettre le calcul. Sous une autre forme, celle qui devrait nous intresser tout particulirement, l'image peut devenir active lorsqu'elle est cratrice de donnes nouvelles, et qu'elle est elle-mme, seule ou en composition, un instrument dtecteur de relations qui ne peuvent tre saisies autrement. Enfin, sous une troisime forme, l'image peut devenir un lment de contrle exprimental, et permettre de vrifier quelque chose autrement que par un mot ou un nombre concluants. Ces deux dernires formes expressives du rle de l'image nous engageraient, si l'on parvient les systmatiser, dans une rupture avec des habitudes mentales acquises, c'est--dire dans une nouvelle conception du maniement des signes et symboles. Il faudrait pour cela se dgager de la rduction, si largement admise aujourd'hui, des signes leur fonction d'information et de communication, c'est--dire une fonction plutt passive, pour leur restituer une fonction combine de stimulation, de cration.

    Dans la mesure o la sociologie est avant tout une science des relations, donc une science abstraite, l'tude des images visuelles et sonores, jointes l'image verbale (dont le caractre visuel est unilatral), ncessite alors une extension de la thorie des relations entre les signes. Le systme verbal, ramen aux signes du calcul, permet d'crire des relations de faon simple, et de les combiner de bien des manires. Si l'on crit les trois relations suivantes : a+b, a>b, aZDb, c'est le symbole de la relation qui importe et non les signes mis en relation. L'additivit, l'ordre de grandeur, l'implication, sont directement symbolises : + est l'quivalent de l'expression ajout , sans que la valeur numrique de a et de b soit prcise; > indique a est plus grand que b, sans que l'on prcise de combien; Z> tablit que s'il y a a il y a b, sans que l'on sache ce que sont a et b, qui peuvent tre n'importe quoi.

    Dans ces conditions, la relation est formelle, et l'on admet que la formalisation est rendue possible par le caractre symbolique (abstrait et formel) du langage verbal (et crit), phontique et alphabtique. Le mot

    (4) Sans parler d'un examen beaucoup plus srieux de ce que les chercheurs appellent des hypothses , et qui sont la plupart du temps d'assez vagues proccupations d'ordre personnel ou collectif, mises en forme pour sacrifier la mode, et justifier, l'argent dpens.

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    et l'ensemble de mots sont des signes, ou plutt des signaux. Les combinaisons de mots et de nombres, selon certaines rgles, permettent des noncs formels, un symbolisme linaire particulier. La dlimitation du mot n'est d'ailleurs pas une chose simple [VI, 1966].

    La question est alors de savoir si les images optiques et sonores, qui peuplent le inonde o nous vivons presque l'gal de ces images signifiantes spcifiques que sont les mots, peuvent donner lieu une smiotique particulire qui permettrait leur emploi direct dans la recherche. Pour parvenir rpondre cette question, deux dmarches sont ncessaires et corrlatives : l'une consiste laborer une codification protective spcifique de l'image optique et de l'image sonore (jointes ou non l'expression verbale). En somme : quelles sortes de questions l'image permet-elle de rpondre ? Cela suppose une critique pralable de la verbalisation et de l'criture lies aux techniques de l'imprimerie; l'autre consiste produire l'essai tout un matriel d'images, le manipuler, l'exprimenter, apprendre se servir des instruments producteurs. Les deux dmarches ne pourraient d'ailleurs gure aller l'une sans l'autre.

    La critique pralable dont il s'agit peut tre alimente par une srie de travaux historiques ou portant sur le prsent, qui clairent d'un jour nouveau le rle jou dans les perceptions et actions sociales par l'criture lie l'imprimerie. La civilisation crite a dj fait l'objet de nombreux commentaires, mais de peu d'investigations sur les circonstances de son effacement, ou plutt de son dbordement et de son absorption par la civilisation visuelle et sonore impulse par une prolifration sans prcdent des moyens de production d'images. On a pris le phnomne comme champ d'tudes, sans se saisir de sa technologie comme instrument de recherche.

    Un ouvrage comme celui de McLuhan, cit plus haut, apporte cet gard une srie d'analyses du plus haut intrt. McLuhan a mis le doigt sur plusieurs phnomnes trs significatifs de la crise prsente des systmes de perception et de cration dans tous les domaines de la vie sociale et de la culture. Aujourd'hui, crit-il, l'ge lectrique, la nature tout fait instantane de la coexistence entre nos instruments technologiques a suscit une crise d'un genre trs nouveau dans l'histoire humaine. Nos facults et nos sens prolongs constituent maintenant un champ unifi d'exprience qui aspire devenir collectivement conscient. Nos technologies, comme nos sens intimes, exigent aujourd'hui un jeu mutuel et un rapport qui rendent cette coexistence rationnelle possible. Tant que nos techniques taient aussi lentes que la roue, l'alphabet ou la monnaie, le fait qu'elles taient des systmes spars, clos, demeurait socialement et psychiquement supportable. Cela n'est plus vrai maintenant que la vue, le son et le mouvement sont simultans, et d'extension globale. Un rapport de jeu interne entre ces prolongements de nos fonctions humaines est aussi ncessaire collectivement aujourd'hui qu'il l'a toujours t pour notre rationalit prive et personnelle en termes de sens intimes ou esprits (wits) , comme on les nommait parfois (p. 5) .

    Cette nouvelle exigence sensorielle et technologique doit renverser l'attitude prvalant l'poque o l'intriorisation de la technologie de l'alphabet phontique avait transfr l'homme du monde magique de

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  • Instrumentation audio-visuelle et recherche en sociologie

    l'oreille au monde neutre de la vision (p. 18). Les monarchies de la Renaissance, note McLuhan aprs L. Febvre, ont beaucoup fait pour fixer les normes du langage et de l'criture, auxiliaires prcieux de la centralisation administrative. Mais aujourd'hui, l'ge lectronique de la simultanit, toute cette politique doit tre renverse, en commenant par la nouvelle tendance la dcentralisation et au pluralisme dans les grandes affaires elles-mmes. C'est pourquoi il n'est pas si facile aujourd'hui de comprendre la logique dynamique de l'imprimerie comme force centralisatrice et homognisante. Car tous les effets de la technologie de l'imprimerie sont ds prsent en forte opposition avec la technologie lectronique (p. 230) . C'est d'ailleurs ce changement qui permet de comprendre clairement tous les processus passs. Aujourd'hui que la ligne de montage s'efface devant les nouvelles structures de l'information, synchronises par bandes magntiques, les miracles de la production de masse prsentent une intelligibilit entire. Mais les nouveauts de l'automation, crant des communauts sans travail et sans proprit, nous engagent dans de nouvelles incertitudes (p. 275) .

    C'est en partant de rflexions de ce genre que l'on pourrait aborder l'emploi direct de l'image en sociologie comme instrument de recherche. Le langage n'en sera pas pour autant dprci comme instrument de communication et comme talon (ou monnaie). Mais il est vraisemblable qu'il en subira les contrecoups, dj visibles dans la dsarticulation de l'imprim, que l'on impute d'ailleurs souvent la restauration dans son rle ancien du monde optique, accompagn des suggestions du monde sonore et olfactif.

    Il ne s'agirait pas de considrer le tissu optique capt et stock comme un motif d'analyse de contenu (pratique dj courante, emprunte aux psychologues, et qui consiste prendre un produit comme objet d'tude), mais d'utiliser la cration d'images comme faon de poser un problme, et comme faon d'interprter la signification de ses lments.

    Des tentatives pratiques en ce sens ncessitent des moyens adquats, qui nous font encore dfaut. Les discussions peuvent se prolonger indfiniment tant que l'exprimentation ne vient pas y apporter sa sanction (5) . Il importe donc de procder pour commencer un recensement des moyens disponibles. Ceux-ci consistent en collections importantes d'enregistrements visuels et sonores, dont il existe dj des rpertoires [IV, 1962]. Ces collections devraient tre systmatiquement inventories. Ensuite, il est indispensable d'utiliser les travaux et recherches de diffrents centres, parmi lesquels on peut citer : le Centre de Recherches audio-visuelles de VO.R.T.F., le Centre audio-visuel de Saint-Cloud, le Centre audio-visuel de VA.F.A.P., le Centre d'Etudes et de Production audio-visuelles de l'Institut pdagogique national, l'Institut de Cinmato-

    (5) J. Cazeneuve et R. Pages, dans un article que nos lecteurs trouveront p. 169 indiquent comment l'instrumentation pdagogique (ici : tlvision) permet de poser sous une forme nouvelle la signification de la prsence mutuelle au sein d'une collectivit. Les suggestions faites sont cet gard beaucoup plus instructives que les analyses de la sociomtrie classique.

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  • Revue franaise de sociologie

    graphie scientifique, le Comit international du Film ethnographique et sociologique du Muse de l'Homme, etc.

    Enfin, il devient ncessaire de doter au moins un centre d'tudes sociologiques de l'outillage adquat des prises de vues et enregistrements de diffrents types, c'est--dire de passer de la mcanographie la mcano- vision. Cela ncessitera des investissements importants, la formation de chercheurs et d'oprateurs spcialiss, et la disponibilit de locaux spciaux. On pourrait alors esprer faire faire la sociologie proprement dite d'importants progrs dans une voie o elle s'est montre jusqu' prsent exagrment prudente, du moins en France.

    P. Naville, Centre national

    de la Recherche scientifique.

    Bibliographie

    [I] GmoD, Roger. Le cinma comme instrument de recherche dans le domaine sociologique. Revue Internationale de Filmologie, 1954, 4 (14-15), pp. 269-278.

    [II] Barthes, Roland. Rhtorique de l'image. Communications, 1964 (4), pp. 40-51. [] McLuhan, Marshall. The Gutenberg Galaxy. The making of typographic man.

    Londres, 1962, 294 p. [IV! Rpertoire Mondial du Cinma. Etudes et documents d'information, Paris,

    Unesco, 1962, 70 p. [V] De Heusch, Luc. Cinma et Sciences Sociales. Panorama du film ethnogra

    phique et sociologique . Rapports et Documents de Sciences Sociales, Paris, Unesco, 1962, 104 p.

    [VI] Martinet, Andr. Le mot . Problmes du langage, 1966, pp. 39-53.

    InformationsAutres contributions de Pierre Naville

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