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Professeur Marcel Cressot Traduction et transposition In: Cahiers de l'Association internationale des études francaises, 1956, N°8. pp. 113-119. Citer ce document / Cite this document : Cressot Marcel. Traduction et transposition. In: Cahiers de l'Association internationale des études francaises, 1956, N°8. pp. 113-119. doi : 10.3406/caief.1956.2086 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/caief_0571-5865_1956_num_8_1_2086

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Professeur Marcel Cressot

Traduction et transpositionIn: Cahiers de l'Association internationale des études francaises, 1956, N°8. pp. 113-119.

Citer ce document / Cite this document :

Cressot Marcel. Traduction et transposition. In: Cahiers de l'Association internationale des études francaises, 1956, N°8. pp.113-119.

doi : 10.3406/caief.1956.2086

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TRADUCTION ET TRANSPOSITION

Communication de Marcel CRESSOT

professeur à la Faculté de Lettres de Nancy, au VU* congres de l'Association, Je 28 juillet /955

Je sais gré au conseil de notre association d'études françaises d'avoir inscrit au programme de ce congrès le problème complexe de la traduction. Il s'agit là d'une chose capitale et constamment revisible, qu'on se place sur le plan linguistique, qu'on se place d'un point de vue strictement didactique ou résolument esthétique.

A l'article traduire, Littré nous dit que c'est faire passer un ouvrage, d'une langue dans une autre. Cette définition qui, il est vrai, s'élargit en fin d'article, nous apparaît étroite. Est-ce que dans la vie on ne traduit pas continuellement ? Mon voisin me parle. Il parle en gros la même langue que moi, mais il n'en fait pas un usage absolument identique. Je dois interpréter son registre lexical, le poids et le prix et le plaisir qu'il attache à ses mots. Tel sera un superlativeur, tel autre sera un exact, tel troisième restera dans la note discrète, voire secrète. Je dois en outre interpréter la prononciation, les intonations, toutes les intentions. Une formule combien banale rendra compte de ce fait. De tel propos, il nous arrive de dire : je n'ai pas très bien compris. Ceci ne veut pas dire qu'on n'ait pas, physiquement, saisi le contenu brut des .paroles. Ceci veut dire que le système d'expression de notre interlocuteur n'a pas totalement rejoint le nôtre, que de son fait ou du nôtre, nous n'avons pas réussi à le traduire, c'est-à-dire à l'assimiler. Toute communication implique une traduction au sens large du mot.

Ceci ne saurait être qu'un essai d'installation dans un problème qu'il faut resserrer, ramener à quelque chose de plus immédiat et de plus nuancé. La vérité est qu'il existe des langues et des gens qui ne parlent pas la même langue, que des circonstances peuvent mettre en rencontre. En attendant une chimérique et insouhaitable langue universelle, une traduction utilitaire s'impose. Dans les trains affectés à de grands parcours, nous lisons en trois ou

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quatre langues qu'il y a du danger à se pencher dehors. Ce côté Berlitz n'est point celui qui nous intéresse ici, encore qu'il ne soit pas inapte à nous proposer des méditations linguistiques. L'équivalence Lebensgefahr, danger de mort, ipeut nous apprendre quelque chose. Herr Major, que j'ai lu ou cru lire imprudemment traduit, Monsieur le Major, correspond plus pertinemment à Mon Commandant. La confrontation des deux formules ne va pas sans présenter un intérêt et révéler chez un traducteur des intentions. La traduction Monsieur le Major peut être une impropriété ou une incurie ; elle peut être aussi un calque calculé dans la gamme qui va du gentil pastiche à la parodie.

Vous savez que le moyen âge n'a point senti la nécessité du mot propre qu'exigeront Malherbe et les disciplines classiques. Croyant s'affirmer, la pensée se dilue dans des alignements d'à peu près et des accumulations de vagues synonymes, sans aucun mobile stylistique, et même très souvent sans l'excuse d'une intention rhétorique..

Voici comme Gustave Cohen traduit cette phrase d4u- cassin et Nicolette :

Nicolete fu en prison, si qvt>c avés oï et entendu... Nicolette était emprisonnée, ainsi que vous l'avez ouï et entendu. Il maintient avec assurance le pléonasme parce qu'il y goûte un effet de couleur. Cette traduction pourrait être l'acte servile et nul d'un étudiant médiocre. Il se trouve qu'elle est l'œuvre d'un eminent et sensible romaniste. L'habit ne fait pas le moine, mais le traducteur fait la traduction.

Une langue, ou, puisque nous sommes dans le monde de la traduction, des langues ne se conçoivent pas sans une vie, sans une histoire, sans une civilisation, sans une stylistique qui leur est propre, sans une façon et une joie très personnelles d'installer tout cela à la mesure de l'esprit et du cœur. .

Cette vie intérieure des œuvres, ce transfert dans l'éternel, nous en trouvons de significatifs exemples dans un fait qui vaut qu'on le signale. Tel titre d'oeuvre que le créateur a choisi en raison de ce qu'il évoquait et préparait, se voit modifié par le traducteur pour une plus impérieuse continuité.

Et voici que nous arrivons à cet être très particulier qu'est le traducteur/ Nous avons tous connu en notre jeune temps, connu et pratiqué, des traductions interlinéaires, strictement scolaires, qui ne nous intéressent plus ou si peu, mais où, même dans la maladresse et le servile, on pourrait trouver des enseignements de prudence et de conscience. De ces plans terrestres, nous allons

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gagner le tremplin pour atteindre la traduction littéraire où, conduit par des soucis auxquels l'argent n'aurait point de part, conduit par une volonté doublement fraternelle, un homme affronte la redoutable tâche de redire dans sa langue ce qu'un autre a dit dans la sienne - de redire dans sa sensibilité ce qu'un autre a dit dans la sienne, de redire à son époque et dans eon climat ce qu'un autre a dit pour son époque et dans son climat -■ d'associer ainsi à la couleur d'un âge celle d'un autre âge - dans la chaîne d'une éternité. .

Nous ne considérons pas le traducteur comme un homme de maigre imagination, qui, n'ayant rien à dire, se contente de redire, avec ou sans affinité, avec ou sans talent, le message d'un autre. Nous ne considérons nullement le traducteur comme un homme de seconde zone ; ni la tra-, duction comme un art du dernier ordre.

Dans une page connue, Victor Hugo qui s'y connaissait, dit : « La relation du traducteur à l'auteur est habituellement l'infériorité... Il souligne que quelquefois le traducteur est de taille... La Fontaine est supérieur à Esope... Les traducteurs ont une fonction de civilisation... Ils sont les ponts entre les peuples... Ils transvasent l'esprit humain de l'un chez l'autre. C'est par eux que le génie d'une nation fait visite au génie d'une autre nation... » Et Victor Hugo de poursuivre : « Le traducteur est un peseur perpétuel d'acceptions. Pas de balance plus délicate que celle où l'on met en équilibre des synonymes. L'étroit lien de l'idée et du mot se manifeste dans ces comparaisons des langages humains... » Nous autres, gens du XXe siècle, nous disons les choses autrement. Hugo ne les dit pas si mal. Les disons-nous tellement mieux ?

Permettez-moi d'ajuster à ces bons dires deux exemples concrets.

Si Saint Jérôme, dans sa Vulgate, n'avait senti les émouvantes rencontres de ce que Victor Hugo apipelle des synonymes, la langue française ne connaîtrait pas ce somptueux génitif épithétique Dieu de majesté dont vous savez la glorieuse fortune, ni ces spacieux superlatifs : semaines de semaines, siècles des siècles, où il nous semble que des orgues accompagneraient les sonorités des syllabes répétées,-

Si le direct Amyot n'avait fraternellement revécu Plu-, tarque, s'il n'avait goûté les draperies nonchalantes et les volutes de la phrase grecque, je crois que le destin de la phrase française eût été tout autre, avec assurément moins de gloire.

Il y a des années, )é suivais à Genève les cours d'un maître magnifique dons nous vénérons le souvenir, Paul

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Mazon. Les Nuées d'Aristophane était au programme. Il était question d'un jeune qui ne rêvait que courses et chevaux au point que cela lui donnait la fièvre... une fièvre hippique. Fièvre hippique n'éveille rien. Paul Mazon avec son inoubliable sourire transposa : fièvre de cheval, dépassant ce qui n'était qu'un tout petit commencement de plaisanterie grecque pour l'installer dans une rencontre française, dans un franc rire.

L'acte du traducteur peut donc être, que dis-je ? doit être un acte fraternel où des dioscures se retrouveraient dans les temps et dans les espaces. Que sera cette fraternité ? Sera-ce l'échange d'un plat de lentilles pour un droit d'aînesse ou d'un droit d'aînesse pour un plat de lentilles ? Le traducteur sera-t-il le danseur enchaîné de Nietzsche ou le danseur déchaîné ? Je pense, que dans une traduction ces mots d'enchaîné ou de déchaîné ne s'opposent ni ne s'excluent. La traduction est un acte adhésif, un acte d'amitié. Elle peut être une fixation, elle doit être un infini regain.

Dans le Figaro littéraire du 8 janvier 1955, Paul Guth, vers qui va notre sincère estime, a rappelé quatre traductions de la première Eglogue. J'en ajouterai deux et peut- être une troisième. Mais auparavant je crois devoir signa- *- 1er ce qui me (paraît une erreur fondamentale, un asservissement gratuit, ou avec Nietzsche un « enchaînement » A mon sens, c'est à tort qu'on s'oblige, à moins d'une • intention précieuse, quand on traduit des vers étrangers, à les traduire en vers français. Les langues n'ont ni le même système de versification, ni d'identiques répon- dances sonores. Au lieu de s'enchaîner, au lieu de s'enferrer dans un cadre métrique artificiel qui a pu. charmer des époques révolues, je crois qu'il vaut mieux laisser au mouvement d'une prose étudiée le soin de retrouver le dessin primitif. Ce seraient des lignes de prose qui essayeraient de répondre à la caresse fondamentale, avec la volonté de l'unitif. On a hasardé parfois qu'avec -le macame cette attitude était une des origines du vers libre. J'en doute, mais j'ai un culte pour le vers libre. Ce n'est point d'ailleurs le jour d'aborder ce problème

Nous allons, Messieurs, méditer quelques traductions des deux premiers vers de la première églogue.

TITYRE, TU PATULAE RECUBANS SUB TEGMINE [FAGI

SILVESTREM TENUI MUSAM MEDITARIS AVENA. Il y aurait d'abord à considérer celle de Marot (1512). Toy, Tityrus, gisant dessoubs l'ormeau Large et espez, d'un petit chalumeau ■ Chantes chansons rustiques et beaulz chantz.

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Malgré une fraîcheur naïve, cette traduction est défaillante. Elle repose davantage sur des souvenirs d'école que sur un examen appliqué du texte. Le souci de versifier entraîne de la garniture et de la tautologie. Gisant sug- gère-t-il le bien être du farniente ? L'article défini (l'or- meau) est impensable. Tegmine n'est pas traduit. Silvestrem mus am est complètement dissous. Il nous faudra arriver au cinquième vers de la traduction pour une splen- dide rencontre que permettait l'état de la langue.

lentus in umbra, oisif en Vombrage.

Ce n'est pas traduire, c'est simplement se souvenir, avec une joie du souvenir.

Nous évoquerons maintenant la traduction de l'Abbé Delille.

Quoi ! mollement couché sous la voûte d'un hêtre, Tu cherches des accords sur ta flûte champêtre, Tityre.

Il faut remarquer qu'on omet de rendre patulae, et que tenui n'est point dit. Silvestrem traduit par champêtre démolit un tableau, efface ce paysage de plaine mangée par le soleil, mais avec un bon petit bocage que le soleil ne ferait que caresser. Encore un danseur enchaîné, mais non insensible. Voûte ne vaut rien du tout. Le transfert de Silvestrem n'a rien d'inquiétant, il est même jointif. Le quoi qui veut reproduire tu est pertinemment senti. Couché exclut l'authenticité d'un tableau.

Dans la collection Budé, M. Gœlzer nous offre :

Tityre, couché sous l'abri d'un hêtre touffu, tu étudies un air champêtre sur tes minces pipeaux.

M. Gœlzer, il y avait tu que vous ne dites point et qui oppose deux personnages dans le contraste des destins. Le mot abri est défaillant. Il n'exprime pas la joie de ce jour là. Est-ce qu'il pleuvait ? Etudies est-il le mot de bergers même de bergeries ? Air et muse sont-ils absolument synonymes ? Dans quel dictionnaire champêtre est-il l'équivalent de Silvestrem f Un ouragan aurait-il saccagé le bosquet ? Tityre était-il couché ou adossé ?

Dans les classiques Gamier, Maurice Rat nous a proposé une interprétation.

Tityre, couché sous le dôme d'un vaste hêtre, tu essaies [un air silvestre sur ton léger pipeau.

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Couché n'est pas adéquat. Essayez de le réaliser. Je ne goûte que modérément dôme ; vaste hêtre ne chante pas, mais léger pipeau est réussi. Il réveille en moi les vers divins d'Henri de Régnier :

Un petit roseau m'a suffi A faire chanter la forêt.

Je professe pour Paul Valéry une admiration que rien ne démentira et que je déclare illimitée. Il m'a appris à repenser ma langue et à tenter de la penser.

О Tityre, tandis qu'à Vaise sous le hêtre, Tu cherches sur ta flûte un petit air champêtre

L'attaque est directe, et ensorceleuses sont les sonorités. J'aime ce 6 qui transpose si impérieusement le tu. Je goûte l'oppositif tandis que. A Vaise rend pertinemment et intelligiblement recubans, et suggère patulae. Tenui est heureusement transposé. Mais la rime a été imperative et a déboisé le bocage !

Il existe une autre traduction récente, celle de notre eminent collègue Б. de Saint-Denis, dans la Collection Budé.

Toi, Tityre étendu sous le couvert d'un large hêtre, Tu essaies un air silvestre sur un mince pipeau.

Toi est bien senti et mis en bonne place ; couvert est excellent ; couché est glorieusement éliminé. Large hêtre qui, à côté de son caractère descriptif, s'oppose à tenui, retrouve sa valeur latine ; Silvestrem reconstitue un cadre revécu.

Un petit roseau m'a suffi A faire chanter la forêt. ч

Dans un coin des Pyrénées, dans un bosquet qui nous changera des perpétuelles fougères, avec ma petite fille je retraduirai l'églogue. Je crois que je lui proposerai :

« Dis donc, Tityre, tu n'as pas l'air de t'en faire sous le couvert de ce foyard de taille, avec ton petit flûtiau de rien du tout, tu rêvasses d'une chanson des bois. » Je me demande encore si je suis content d'avoir traduit musam par chanson, si çà ne devrait pas se concrétiser dans la mythologie : tu fais un rêve de quelque sylphide.

Je voudrais saluer Xavier de Magallon dont la traduction est un festin. Je voudrais dire à Marcel Pagnol que les trois premiers vers de sa traduction de la cinquième églogue sont d'une indiscutable compréhension. Si notre peu de temps le permettait, j'aurais aimé lui rendre un hommage plus prolongé.

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Et puis, quand j'aurai dit tout cela, il ne me restera plus qu'à conclure. Peu importent des inquiétudes d'interprétation toujours révisibles et toujours discutables. Ce qui compte, c'est la volonté et la volupté de reconstituer le message.

On peut fixer ce message dans la réalité et l'éternité de son temps à lui, c'est traduire. On peut aussi installer ce message dans le présent et l'éternité de notre propre temps, c'est transposer. On peut être le danseur enchaîné ou le danseur déchaîné. Pour nous, chapeau bas, nous saluerons ces grands et charitables oseurs qui ont osé traduire ou transposer. C'est plus difficile que de créer. C'est prendre en charge la responsabilité d'un message qu'on a voulu voir repartir pour une nouvelle croisière, dans une galère fleurie, avec les vœux de son savoir et de son amour.