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Pierre Bourdieu Remarques provisoires sur la perception sociale du corps In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 14, avril 1977. Présentation et représentation du corps. pp. 51- 54. Citer ce document / Cite this document : Bourdieu Pierre. Remarques provisoires sur la perception sociale du corps. In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 14, avril 1977. Présentation et représentation du corps. pp. 51-54. doi : 10.3406/arss.1977.2554 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/arss_0335-5322_1977_num_14_1_2554

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Pierre Bourdieu

Remarques provisoires sur la perception sociale du corpsIn: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 14, avril 1977. Présentation et représentation du corps. pp. 51-54.

Citer ce document / Cite this document :

Bourdieu Pierre. Remarques provisoires sur la perception sociale du corps. In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol.14, avril 1977. Présentation et représentation du corps. pp. 51-54.

doi : 10.3406/arss.1977.2554

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REMARQUES PROVISOIRES

SUR LA PERCEPTION

pierre bourdieu SOCIALE DU CORPS

Pour comprendre les investissements (au double sens) dont le corps est l'objet (que l'on pense seulement au coût en temps, en énergie et en argent des stratégies destinées à transformer le corps, à le rapprocher de la conformation tenue pour légitime, maquillage ou vêtement, diététique ou chirurgie esthétique, à le rendre présentable ou représentable), il faut rappeler quelques propositions qui se font oublier à force d'évidence. Le corps en tant que forme perceptible «produisant, comme on dit, une impression» (ce que le langage ordinaire appelle le physique et où entrent à la fois la conformation proprement physique du corps et la manière de le porter qui s'y exprimejest, de toutes les manifestations de la «personne», celle qui se laisse le moins et le moins facilement modifier, provisoirement et surtout définitivement et, du même coup, celle qui est socialement tenue pour signifier le plus adéquatement, parce qu'en dehors de toute intention signifiante, l'«être profond», la «nature» de la «personne» (1). Le corps fonctionne donc comme un langage par lequel on est parlé plutôt qu'on ne le parle, un langage de la nature, où se trahit le plus caché et le plus vrai à la fois, parce que le moins consciemment contrôlé et contrôlable, et qui contamine et surdétermine de ses messages perçus et non aperçus toutes les expressions intentionnelles, à commencer par la parole (2).

Mais ce langage de l'identité naturelle (du «caractère») est en fait un langage de l'identité sociale, ainsi naturalisée (sous forme par exemple de vulgarité ou de distinction «naturelle»), donc légitimée. Il est à peine besoin de rappeler en effet que le corps dans ce qu'il a de plus naturel en apparence, c'est-à-dire dans les dimensions de sa conformation visible (volume, taille, poids, etc.), est un produit social, la distribution inégale entre les classes des propriétés corporelles s'accomplissant à travers différentes médiations telles que les conditions de travail (avec les déformations, maladies, voire mutilations qui en sont corrélatives) et les habitudes en matière de consommation qui, en tant que dimensions du goût, donc de l'habitus, peuvent se perpétuer au-delà de leurs conditions sociales de

1 C'est le postulat de la correspondance ou du parallélisme entre le «physique» et le «moral» qui est au principe de la connaissance pratique ou rationalisée permettant d'associer des propriétés «psychologiques» ou «morales» à des indices physiognomoniques. 2 -Le corps parle lors même qu'on ne le voudrait pas -par exemple dans les premiers contacts où, comme on l'a souvent montré, la prudence impose de restreindre la communication par le recours aux banalités et aux lieux communs.

production (3). Les différences de pure conformation sont redoublées par les différences d'hexis, de maintien, différences dans la manière de porter le corps, de se porter, de se comporter où s'exprime tout le rapport au monde social (dans la mesure où le rapport au corps propre est, on le verra, une manière particulière d'éprouver la position dans l'espace social à travers l'expérience de l'écart entre le corps réel et le corps légitime). Elles sont redoublées aussi, bien sûr, par l'ensemble des traitements intentionnellement appliqués à tout l'aspect modifiable du corps et en particulier par l'ensemble des marques cosmétiques (chevelure, barbe, moustache, favoris, etc.) ou vestimentaires qui, dépendant des moyens économiques et culturels susceptibles d'y être investis, sont autant de marques sociales recevant leur sens et leur valeur de leur position dans le système de signes distinc- tifs qu'elles constituent et qui est lui-même homologue d'un système de positions sociales. L'ensemble des signes distinctifs qui constituent le corps perçu est le produit d'une fabrication proprement culturelle qui, ayant pour effet de distinguer les individus ou, plus exactement, les groupes sous le rapport du degré de culture, c'est-à-dire de distance à la nature, paraît trouver son fondement dans la nature, c'est-à-dire dans le goût, et qui vise à exprimer une nature, mais une nature cultivée. Il n'y a pas de signes proprement «physiques» et la couleur et l'épaisseur du rouge à lèvres ou la configuration d'une mimique, tout comme la forme du visage ou de la bouche, sont immédiatement lus comme des indices d'une physionomie «morale», socialement caractérisée, c'est-à-dire d'états d'âme «vulgaires» ou «distingués», naturellement «nature» ou naturellement «cultivés».

Produits sociaux, les propriétés corporelles sont appréhendées à travers des catégories de perception et des systèmes de classement sociaux qui ne sont pas indépendants de la distribution entre les classes sociales des différentes propriétés : les taxinomies en vigueur tendent à opposer, en les hiérarchisant, les propriétés les plus fréquentes chez les dominants (c'est-à-dire les plus rares) et les plus fréquentes chez les dominés (4). La représen-

3-C'est pourquoi le corps désigne non seulement la position actuelle mais aussi la trajectoire. 4 C'est dire que les taxinomies appliquées au corps perçu (gros/maigre, fort/faible, grand/petit, etc.) sont, comme toujours, à la fois arbitraires (l'idée de beauté féminine pouvant être associée, dans des contextes économiques et sociaux différents, à la grosseur ou à la minceur) et nécessaires, c'est-à-dire fondés dans la raison spécifique d'un ordre social déterminé.

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tation sociale du corps propre avec laquelle chaque agent doit compter, et dès l'origine, pour élaborer sa représentation subjective de son corps (et, plus profondément, son hexis corporelle), est ainsi obtenue par l'application d'un système de classement social dont le principe est le même que celui des produits sociaux auquel il s'applique (5). Ainsi, les corps auraient toutes les chances de recevoir un prix strictement proportionné à la position de leurs possesseurs dans la structure de la distribution des autres propriétés fondamentales si l'autonomie de la logique de l'hérédité biologique par rapport à la logique de l'hérédité sociale n'accordait parfois aux plus démunis sous tous les autres rapports les propriétés corporelles les plus rares, par exemple la beauté (que l'on dit parfois «fatale» parce qu'elle menace l'ordre établi) et si, à l'inverse, les accidents de la biologie ne privaient parfois les «grands» des attributs corporels de leur position comme la grande taille ou la beauté.

Le fait que la distribution des propriétés corporelles (taille, force, beauté, etc.) soit partiellement indépendante de la distribution des propriétés qui commandent la position dans la hiérarchie sociale n'autorise en rien à traiter comme aliénation générique, constitutive du «corps-pour-autrui», la relation que les agents entretiennent avec la représentation sociale de leur corps, ce «corps aliéné» qu'évoque l'analyse d'essence, corps générique, comme l'«aliénation» qui advient à tout corps lorsqu'il est perçu et nommé, donc objectivé par le regard et le discours des autres (6). Le corps socialement objectivé est un produit social qui doit ses propriétés distinctives à ses conditions sociales de production et le regard social n'est pas un simple pouvoir universel et abstrait d'objectivation, comme le regard sartrien, mais un pouvoir social, qui doit toujours une part de son efficacité au fait qu'il trouve chez celui auquel il s'applique la reconnaissance des catégories de perception et d'appréciation qu'il lui applique. L'expérience par excellence du «corps aliéné», la gêne, et l'expérience opposée, V aisance, se proposent de toute évidence avec des probabilités inégales aux membres des différentes classes sociales ; elles supposent en effet des agents qui, accordant la même reconnaissance à la même représentation de la conformation et du maintien légitimes, sont inégalement armés pour la réaliser : les chances de vivre le corps propre sur le mode de la grâce et du miracle continué sont d'autant plus grandes en effet que la connaissance (au sens naissance avec que les aristocraties mettent dans le mot «naissance») est à la mesure de la reconnaissance ; ou, à l'inverse, la probabilité d'éprouver le corps (ou la langue) dans le malaise, la gêne, la timidité, est d'autant plus forte que la disproportion est plus grande, comme chez les tard-venus qui veulent parvenir, bourgeois gentilhommes et petits-bourgeois, entre le corps idéal et le corps réel, entre le corps rêvé et le looking-glass self, comme on dit parfois, que

5— Prises dans leur forme fondamentale, la plupart des oppositions qui fonctionnent sur le terrain de la morale et de l'esthétique s'appliquent directement au «physique», comme lourd/léger, gros/fin, grand/petit. 6-Cf. J.P. Sartre, L'Etre et le néant, Paris, Gallimard, 1943, pp. 404-427.

renvoient les réactions des autres. C'est pourquoi, bien que les petits-bourgeois n'en aient pas le monopole, l'expérience petite-bourgeoise du monde social est d'abord la timidité, l'embarras, le malaise de celui qui se sent trahi par son corps et par son langage, qui, au lieu d'être engagé dans son corps ou son langage, les regarde en quelque sorte du dehors, avec les yeux des autres, se surveillant, se corrigeant, se reprenant et qui, par ses tentatives désespérées pour se réapproprier le corps aliéné, donne précisément prise à l'appropriation (il en fait trop en tout cas et son hypercorrection le trahit autant que ses maladresses). Par opposition à la timidité qui réalise malgré elle le corps objectivé, enfermé dans le destin de la perception et de renonciation collectives (que l'on pense aux surnoms et aux sobriquets) et qui est trahie par un corps soumis à la représentation des autres jusque dans ses réactions passives et inconscientes (on se sent rougir), l'aisance, cette sorte d'indifférence au regard objectivant des autres qui en neutralise les pouvoirs, suppose Y assurance que donne la certitude de pouvoir objectiver cette objectiva tion, s'approprier cette appropriation, de pouvoir imposer les normes de l'aperception de son corps, bref, de disposer de tous les pouvoirs qui, même lorsqu'ils siègent dans le corps et lui empruntent en apparence ses armes spécifiques, comme la prestance ou le charme, lui sont essentiellement irréductibles (7). Le charme et le charisme désignent en fait le pouvoir que détient un agent de s'approprier le pouvoir que détiennent les autres agents (individus isolés ou vastes collectivités) de s'approprier sa vérité propre ; ou, en d'autres termes, le pouvoir d'imposer comme représentation objective et collective de son corps et de son être propres la représentation que lui-même s'en fait, d'obtenir d'autrui, comme dans l'amour ou la croyance, qu'il abdique son pouvoir générique d'objectivation pour le déléguer à celui qui en serait l'objet et qui se trouve ainsi constitué en sujet absolu, sans extérieur (puisqu'il est à lui-même autrui), pleinement justifié d'exister, légitimé. Le chef charismatique parvient à être pour le groupe qui le fait ce qu'il est pour lui-même au lieu d'être pour lui-même, à la façon des dominés de la lutte symbolique, ce qu'il est pour autrui ; il «fait», comme on dit, l'opinion publique qui le fait ; il se constitue comme incontournable, sans extérieur, absolu, par une symbolique du pouvoir qui est constitutive de son pouvoir puisqu'elle lui permet de produire et d'imposer sa propre objectivation.

7 -C'est ainsi qu'il faut comprendre le résultat de l'expérience de Dannenmaier et Thumin dans laquelle les sujets, invités à évaluer de mémoire la taille de personnes familières, tendaient à surestimer d'autant plus la taille de ces personnes qu'elles possédaient une autorité plus grande (W.D. Dannenmaier and FJ. Thumin, «Authority Status as Factor in Perceptual Distorsion of Size», Journal of Social Psychology, 63, 1964, pp. 361-365). Tout incline à penser que la logique qui porte à percevoir les «grands» comme plus grands s'applique de manière très générale et que l'autorité de quelque ordre que ce soit enferme un pouvoir de séduction qu'il serait naïf de réduire à l'efiet d'une servilité intéressée. C'est pourquoi la contestation politique a toujours eu recours à la caricature, déformation de l'image corporelle destinée à rompre le charme et à tourner en ridicule un des principes de l'effet d'imposition d'autorité.

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La perception sociale du corps 53

Mais, contrairement à ce que pourrait suggérer l'analogie du charme et du charisme et toute la théorie psycho-sociologique de l'image du corps {body image) qui ne rencontre l'autorité, presque toujours réduite à un ascendant «personnel», que par accident, les luttes pour l'imposition des normes de perception et d'appréciation du corps ne se réduisent pas à des luttes interpersonnelles dont toute la vérité résiderait (comme aussi chez les inter- actionnistes) dans la structure de l'interaction. On est en droit de parler de «corps aliéné» si l'on aperçoit que la définition du corps légitime, comme réalisation de l'identité inséparablement sexuelle et sociale, est un enjeu de lutte entre les classes : travailler à imposer ou à défendre un système particulier de catégories sociales de perception et d'appréciation de l'identité individuelle, c'est toujours s'efforcer de faire reconnaître la légitimité des caractéristiques distinctives dont on est porteur en tant qu'individu ou en tant que membre d'un groupe et du style de vie dans lequel elles s'insèrent. Le prosélytisme qui porte les fractions nouvelles de la bourgeoisie (et de la petite bourgeoisie) à ériger en norme universelle leur art de vivre et en particulier leurs usages du corps ne peut pas se comprendre complètement à partir de l'intention, même inconsciente, de produire le besoin de leurs propres services (diététique, gymnastique, chirurgie esthétique, etc.) ou de leurs propres produits en faisant reconnaître la représentation du corps qu'ils incarnent (parce qu'ils détiennent par définition les moyens de la réaliser) au-delà des limites de ses conditions de réalisation et en engendrant ainsi le décalage entre la norme et la réalité, entre le corps idéal et le corps réel (8). La lutte entre les classes a aussi pour enjeu la domination symbolique (qui peut s'accomplir dans le prosélytisme le plus sincèrement altruiste) ou, ce qui revient exactement au même, le sentiment de la légitimité, la certitude d'être pleinement justifié d'exister : le profit principal que l'on trouve à se donner en exemple réside dans le fait de se sentir exemplaire.

Mais cela signifie aussi que la définition dominante du corps et de ses usages n'exerce son effet spécifique de dépossession que si elle est méconnue comme telle, donc reconnue, fût-ce à travers la honte corporelle ou culturelle. Comme on le voit dans le cas limite des paysans que l'imposition du style de vie dominant et de la représentation légitime du corps menace dans leurs conditions spécifiques de reproduction (avec le célibat des chefs d'exploitation) et dans leur existence même en tant que classe capable de définir elle- même les principes de son identité (9), c'est sans doute un des derniers refuges de l'autonomie des classes dominées, de leur capacité de produire elles- mêmes leur propre représentation de l'homme accompli, que menace l'imposition de la nouvelle 8 -On trouvera une analyse des conditions de production et d'imposition de la nouvelle morale dominante dans différents travaux antérieurs (Cf. P. Bourdieu et Y. Delsaut, «Le couturier et sa griffe. Contribution à une théorie de la magie», Actes de la recherche en sciences sociales , 1 Janvier 1975, pp. 7-36 ; P. Bourdieu et M, de Saint Martin, «Anatomie du goût», Actes de la recherche en sciences sociales, 5, octobre 1976. 9 -Cf. P. Bourdieu, «Célibat et condition paysanne», Etudes rurales , 5-6, 1 962, pp. 32-1 36.

définition du corps et des usages du corps. De même que c'est tout l'art de vivre paysan que l'on atteint en mettant en question la manière paysanne de porter son corps et de se comporter avec son corps, de même c'est sans doute un des principes de la vision authentiquement populaire du monde social qui serait menacé si l'on parvenait à entamer l'adhésion des membres de la classe ouvrière aux valeurs de virilité qui sont une des formes les plus autonomes de la conscience qu'ils prennent d'eux- mêmes en tant que classe (10) ; si, en d'autres termes, sur ce point décisif qu'est l'image du corps, on parvenait à faire que la classe dominée ne s'appréhende comme classe que par le regard des dominants, c'est-à-dire par rapport à la définition dominante du corps et de ses usages (11).

Ce qui est en jeu, dans cette lutte, c'est la transformation de cette dimension fondamentale de la personnalité sociale qu'est l'hexis corporelle par la transformation des conditions sociales qui la produisent (ou, du moins, de ce qui peut en être changé sans changement profond de l'ordre social, à savoir la division sexuelle du travail et la division du travail sexuel). Le rapport au corps ne se réduit pas à une «image du corps», représentation subjective (on parle à peu près indifféremment de body image ou de body concept) qui serait constituée pour l'essentiel à partir de la représentation objective du corps produite et renvoyée par les autres (12). En effet, les schemes de perception et lO^La place qui, dans la représentation que les membres des classes populaires se font de leur identité, revient à la virilité entendue au moins autant comme force et combativité (et aussi comme courage et résistance à la souffrance) que cojnme puissance sexuelle, entretient sans doute une relation intelligible avec le fait que, dans la lutte des classes, les classes populaires n'ont d'autres armes que le retrait de la force de travail et la force de combat. (La référence à la division du travail entre les sexes qui connote la représentation de l'identité personnelle ou collective -dans tel cas où un ouvrier ayant à classer des professions, met dans la même classe toutes les professions non manuelles en disant : «tous des pédés !»- évoque moins la dimension proprement sexuelle de la pratique que les vertus et les capacités statutairement associés aux deux sexes, c'est-à-dire la force ou la faiblesse, le courage ou la lâcheté, plutôt que la puissance ou l'impuissance, l'activité ou la passivité). 1 1— Sur ce terrain, comme sur tant d'autres, aussi importants, qui ne sont pas constitués politiquement, toute résistance collective à l'effet d'imposition est exclue qui conduirait ou à constituer comme valeur les propriétés négativement évaluées par la taxinomie dominante (selon la stratégie black is beautiful) ou à créer de nouvelles propriétés positivement évaluées. Il ne reste donc aux dominés que l'alternative de la fidélité à soi et au groupe (toujours exposée à la rechute dans la honte de soi) et de l'effort individuel pour s'assimiler le modèle dominant qui est à l'opposé de l'ambition même d'une reprise en main collective de l'identité sociale (du type de celle que poursuit la révolte collective des féministes américaines lorsqu'elle prône le natural look). 12 -La psychologie sociale situe presque toujours la dialectique de l'incorporation au niveau des représentations avec la séquence body image (ou body concept) comme feedback descriptif et normatif renvoyé par le groupe (parents, pairs, etc.), self-image ou looking-glass self, image qu'un agent a de ses «effets» sociaux (séduction, charme, etc.) et qui implique un degré déterminé de self-estim (cette réduction tient pour une part au fait que la psychologie sociale considère le groupe abstrait, situé hors de l'espace social, des agents en interaction, oubliant que toute la structure sociale est présente à travers les catégories de perception et d'évaluation, c'est-à-dire à travers l'image légitime du corps).

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d'appréciation dans lesquels un groupe dépose ses structures fondamentales (comme grand/petit, gros/fin, fort/faible, etc.) s'interposent dès l'origine entre tout agent et son corps parce que les réactions ou les représentations que son corps suscite chez les autres sont elles-mêmes engendrées selon ces schemes : une réaction verbale ou corporelle engendrée à partir des oppositions grand/petit et masculin/ féminin (comme toutes les manifestations de la forme : «elle est trop grande pour une fille» (13)) est une occasion d'acquérir, inséparablement, les schemes considérés (qui, retournés par le sujet lui-même sur son propre corps, produiront, et de façon durable, la même réaction) et l'expérience pratique (qui n'a rien d'une «représentation») du corps propre qu'ils procurent (l'application des schemes fondamentaux au corps propre, et en particulier aux parties du corps les plus pertinentes du point de vue de ces schemes, est sans doute, du fait des investissements dont le corps est l'objet, une des occasions privilégiées de l'incorporation des schemes). L'expérience pratique du corps qu'engendrent les schemes fondamentaux (forme incorporée des structures les plus fondamentales d'un univers social, à savoir les structures de la division du travail -dont la division du travail entre les sexes) et qui est sans cesse renforcée par des réactions au corps propre engendrées selon les mêmes schemes, est un des principes de la constitution d'un rapport durable et généralisé au corps qui définit en propre l'hexis corporelle. Ce rapport au corps qui est progressivement incorporé et qui donne au corps sa physionomie proprement sociale est une manière globale de tenir son corps, de le présenter aux autres, où s'exprime, entre autres choses, un rapport particulier -de concordance ou de discordance- entre le corps réel et le corps légitime (tel qu'il est défini par une classe particulière de schemes de perception) ou, si l'on préfère, une anticipation inconsciente des chances de succès de l'interaction qui contribue à définir ces chances (par des traits communément décrits comme assurance, confiance en soi, etc.) (14). Du fait que les

13— On peut penser aussi à tous les jugements de la forme : «C'est embêtant pour une fille» (d'avoir une cicatrice qui enlaidit, ou d'être laide) ou «pour un garçon ce n'est pas grave» qui affirment la hiérarchie des principes de classement propres à chaque sexe (fort/faible, grand/petit pour un homme, beau/laid et grand/petit mais fonctionnant en sens inverse, pour une femme). 14— L'instauration d'une relation entre inconnus (surtout de sexe différent) est une occasion privilégiée de voir fonctionner cette anticipation des chances objectives de succès dont dépendent, du fait du risque impliqué dans toute instauration d'une relation sociale, l'existence même de la relation et les chances d'y réussir.

schemes de classement sociaux à travers lesquels le corps est pratiquement appréhendé et apprécié sont toujours doublement fondés, dans la division sociale et dans la division sexuelle du travail, le rapport au corps se spécifie selon les sexes et selon la forme que revêt la division du travail entre les sexes en fonction de la position occupée dans la division sociale du travail : ainsi l'opposition entre le grand et le petit qui, comme nombre d'expériences l'ont montré, est un des principes fondamentaux de la perception que les agents ont de leur corps et aussi de tout leur rapport au corps (15), se spécifie selon les sexes qui sont eux-mêmes pensés selon cette opposition (la représentation dominante de la division du travail entre les sexes accordant à l'homme la position dominante, celle du protecteur, qui enveloppe, surveille, regarde de haut, etc.) (16) ; et tout indique que l'opposition ainsi spécifiée reçoit des formes différentes selon les classes, c'est-à-dire selon la force et la rigueur avec laquelle l'opposition entre les sexes y est affirmée, dans les pratiques ou dans les discours (depuis l'alternative tranchée -être un «mec» ou une «tante»- jusqu'au continuum) et selon les formes que doit revêtir le compromis inévitable entre le corps réel et le corps légitime (avec les propriétés sexuelles que lui assigne une classe sociale) pour s'ajuster aux nécessités inscrites dans la condition de classe.

15-11 n'est sans doute rien de plus révélateur du rapport au monde social et de la place que l'on s'y accorde, que la place que l'on fait à son corps, que l'on occupe (réellement ou potentiellement) avec son corps (cf. sur ce point S. Fisher and CE. Cleveland, Body Image and Personality, Princeton, New York, Van Nostrand, 1958). 16— Selon une observation empruntée à Seymour Fisher,

les hommes tendent à se montrer insatisfaits des parties de leur corps qu'ils jugent «trop petites» tandis que les femmes portent plutôt leurs critiques vers les régions de leur corps qui leur paraissent «trop grandes».