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M. Jean-Claude Anscombre Même le roi de France est sage In: Communications, 20, 1973. Le sociologique et le linguistique. pp. 40-82. Citer ce document / Cite this document : Anscombre Jean-Claude. Même le roi de France est sage. In: Communications, 20, 1973. Le sociologique et le linguistique. pp. 40-82. doi : 10.3406/comm.1973.1297 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1973_num_20_1_1297

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M. Jean-Claude Anscombre

Même le roi de France est sageIn: Communications, 20, 1973. Le sociologique et le linguistique. pp. 40-82.

Citer ce document / Cite this document :

Anscombre Jean-Claude. Même le roi de France est sage. In: Communications, 20, 1973. Le sociologique et le linguistique. pp.40-82.

doi : 10.3406/comm.1973.1297

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1973_num_20_1_1297

Jean-Claude Anscombre

Même le roi de France est sage

Un essai de description sémantique

Les lignes qui suivent sont consacrées' à l'étude des effets sémantiques dus à la présence de l'adverbe même dans des énoncés français du type :

(1) Les pécheurs, les justes même, tremblent à la pensée d'un juge suprême. On pourra s'étonner de ne pas trouver ici une description sémantique constituée

en un système formel, au sens fort de ce terme. Notre propos est beaucoup plus modeste : dans le cadre d'une description interprétative des énoncés français, et nous appuyant largement sur la notion de présupposition, nous avons voulu seulement fournir quelques éléments de réflexion 1> propres à servir de base à des travaux ultérieurs. Nous avons également cherché à situer notre analyse dans le cadre plus vaste d'une description sémantique des énoncés français. Aussi, les quelques symboles logiques et ensemblistes qui apparaîtront plus loin ne représentent-ils en rien les symboles élémentaires d'une description sémantique formalisée, pas plus que l'expression de l'hypothèse implicite d'un lien étroit entre logique formelle et linguistique. Il ne s'agit dans le cas présent que d'une commodité d'écriture, destinée à alléger certaines parties du texte et, partant, à en faciliter la lecture. Nous estimerions, pour nous, avoir atteint les buts que nous poursuivions, dans la mesure où le « modèle » descriptif proposé à la fin de cet article permettrait :

1. Une interprétation sémantique des énoncés français comportant une occurrence de même, interprétation faisant intervenir la situation d'énonciation (nous y reviendrons).

2. Une interprétation des analogies et des différences existant entre des énoncés qu'intuitivement nous sentons sémantiquement proches.

Tels: (2) II est petit pour un pygmée. ^ (3) II est petit même pour un pygmée.

3. Une explication du caractère étrange de certains énoncés, comme : (4) II a acheté une villa même en ruines.

1. Plusieurs développements présentés ici ont été analysés et discutés dans un séminaire de l'E.P.H.E. (VIe section), dirigé par O. Ducrot, et auxquels participaient notamment : M. C. Barbault, A. Boudard, F. Danjou, J. Neuberger, R. Zuber. L'auteur tient particulièrement à remercier O. Ducrot qui a bien voulu se charger de la tâche ingrate de lire et de critiquer le manuscrit : la parution de ce travail doit beaucoup à son soutien constant.

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1. DISTINCTION DES TROIS « MÊME » : CRITÈRES PERMETTANT DE DISTINGUER LE « MÊME » DONT IL EST QUESTION D'AUTRES « MÊME »

AYANT UNE INCIDENCE SÉMANTIQUE DIFFERENTE.

Définissons tout d'abord notre sujet d'étude avec une meilleure précision. Pour tout locuteur de langue française il est clair, intuitivement parlant, que même peut être utilisé à des fins sémantiques très différentes. Il n'est pour le voir que de considérer les exemples suivants :

(5) Anatole empruntait le même chemin chaque jour. (6) II avait tenu à tout préparer lui-même. (7) Même les linguistes ne savent pas ce qu'ils disent. (8) Si en banlieue le travail reprend progressivement, à Paris même

en revanche, les grèves continuent. Considérons alors les couples d'énoncés suivants, couples dans lesquels deux

énoncés ne diffèrent que par la présence ou l'absence de même: (9) Anatole et Zénobie ont construit leur maison eux-mêmes. (9a) Anatole et Zénobie ont construit leur maison.

(10) Anatole et Zénobie eux-mêmes ont construit leur maison. (10a) Anatole et Zénobie ont construit leur maison. (11) M. Brejnev désirait être logé non pas à Versailles, mais à Paris même, (lia) M. Brejnev désirait être logé non pas à Versailles, mais à Paris. (12) Elle lit même le sanscrit1. (12a) Elle lit le sanscrit. (13) Je viendrai même s'il pleut. (13a) Je viendrai s'il pleut.

Il apparaît immédiatement que la présence ou l'absence de même a pour effet une différence de sens très nette. Toute la question est de savoir si, dans les cinq exemples précités, il s'agit de la même différence.

Nous allons, à l'aide d'un certain nombre de remarques, faire apparaître dans les énoncés (9), (10), (11), (12), (13), deux catégories distinctes de même. Dans l'énoncé (9), l'emploi qui est fait de même interdit de façon à peu près absolue au locuteur de penser que d'autres qu'Anatole et Zénobie aient participé à la construction de la maison. Son but principal est d'expliciter et de renforcer une certaine idée d'exclusion. On a un effet de sens du même ordre dans (11). Il n'y est dit en aucune façon que M. Brejnev désirait être logé ailleurs qu'à Paris : au contraire le même utilisé dans (11) joue un rôle de spécifiant; il sert à indiquer que M. Brejnev ne voulait pas être logé ailleurs qu'à Paris. On notera cependant que même a dans (11) un rôle plus précis que dans (9). Il exclut non seulement tout ce qui n'est pas Paris, mais de façon particulière ce qui est proche de Paris, à savoir la banlieue : aussi (11) implique-t-il que Versailles fait partie de cette banlieue. On imagine en effet assez mal un énoncé du genre :

(Ile) M. Brejnev ne désirait pas être logé à Paris même, mais à Marseille. (12) au contraire ne peut se comprendre que si l'on admet que la personne en

question lit d'autres langues que le sanscrit, inference qui n'est pas possible

1. Cet exemple est emprunté à C. J. Fillmore (cf. Bibliographie [18]).

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à partir de (12a). De même (13) ne se comprend que si l'on admet que de (13) on puisse inférer « dans d'autres circonstances atmosphériques que la pluie, je viendrai », élément qui a disparu dans (13a).

En résumé, la présence de même fait ressortir, dans les énoncés (12) et (13), la présence d'éléments sémantiques que l'on ne retrouve pas dans (9) et (11), à savoir l'existence d'autres objets, personnes, prédicats... etc., possédant la propriété dont il est question dans l'énoncé. Ce même que nous pouvons appeler enchérissant comporte un aussi qui n'apparaît pas dans les énoncés (9) et (11).

Examinons maintenant : (9) Anatole et Zénobie ont construit leur maison eux-mêmes.

(10) Anatole et Zénobie eux-mêmes ont construit leur maison. Bien que (9) et (10) comportent l'un et l'autre même, cette ressemblance

n'empêche pas une différence essentielle : nous comprenons (10) comme affirmant que d'autres qu'Anatole et Zénobie ont construit leur maison, ce que ne dit pas (9). Il arrive cependant, avec ce type de construction, que la différence soit moins immédiatement perceptible. Considérons :

(14) Le président s'était déplacé lui-même pour l'inauguration. Intuitivement, il semble bien que (14) comporte l'indication :

« D'autres que le président s'étaient déplacés pour l'inauguration. » Notre analyse serait alors impuissante à distinguer le même qui apparaît

dans (14) du même qui apparaît dans : (15) Le président lui-même s'était déplacé pour l'inauguration.

Habituellement, (14) contient, entre autres choses, les deux indications : a. D'autres que le président s'étaient déplacés pour l'inauguration. b. Le président s'était déplacé pour l'inauguration.

Or, pour nous, les deux éléments a, b, se retrouvent aussi dans (15). Entre autres, nous admettons que de (14) on puisse inférer : « Le président aussi s'était déplacé pour l'inauguration. » Nous prétendons cependant qu'il y a une différence fondamentale entre (14) et (15) et que, s'il est vrai que l'on peut, de (14), également inférer a, nous prétendons cependant que ce phénomène n'est pas dû à la présence de même, mais à une connotation d'ordre socio-culturel qui sous- tend l'idée qu'il y a plus d'une personne présente lors d'une inauguration. Il suffit pour s'en apercevoir de considérer les énoncés :

(14') Le président s'était déplacé pour l'inauguration. (14") Le président était présent lui-même à la barre

(au lieu de se faire représenter par son avocat). Remarquons que la suppression de même dans (14') ne supprime pas l'élément a,

au contraire de ce qui se passe avec les énoncés (12a) et (13a). En revanche, l'élément de type a a disparu dans (14"), alors qu'il y a toujours présence de même. En conclusion, nous refuserons d'accepter l'élément a dans une interprétation sémantique — nous verrons plus loin ce que nous entendons par là — de l'énoncé (14) considéré hors situation. Cet élément a n'est pas constitutif du sens de l'acte d'énonciation, au contraire de ce qui se passe dans (12) et (13). Ainsi donc, les effets sémantiques produits par la présence de même dans les exemples (10), (12), (13) semblent participer de la même nature : il est aisé de constater que pour ces énoncés :

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a. L'énoncé où l'on a supprimé le même est vrai. b. L'énoncé affirme que d'autres énoncés ayant un lien très étroit avec lui

sont vrais : par exemple dans (10) il est dit que d'autres qu'Anatole et Zénobie ont construit leur maison, dans (12) que la personne dont il est question lit d'autres langues que le sanscrit, dans (13) que je viendrai également si les circonstances atmosphériques sont bonnes (ce point sera précisé plus tard).

On verrait sans difficulté que la seconde de ces propriétés est absente dans chacun des exemples (9) et (11).

C'est le même des exemples (10), (12), et (13) dont nous nous proposons d'étudier le comportement sémantique1.

Nous montrerons dans un paragraphe ultérieur que le même isolé à l'aide des critères ci-dessus a un comportement spécifique au niveau de ce que nous définirons comme le présupposé de l'énoncé : comportement qui fait l'objet du présent article.

Un dernier point reste à élucider : considérons les exemples suivants : (15) Le président lui-même s'était déplacé pour l'inauguration. (15') Même le président s'était déplacé pour l'inauguration.

Pour nous, (15) et (15;) comportent tous deux les éléments a et b décrits plus haut. Dans l'optique qui est la nôtre, nous les considérerons comme (séman- tiquement) synonymes, et nous dirons que (15) est une variante de (15'). Remarquons que dans le cas précis de (15), la place de lui-même est essentielle 2 : que l'on se rappelle en effet la différence existant entre (15) et (15') d'une part, et d'autre part :

(14) Le président s'était déplacé lui-même pour l'inauguration.

2. L'INTERPRÉTATION SÉMANTIQUE DE « MÊME » PAR C. J. FILLMORE.

Nous allons nous intéresser à l'interprétation sémantique par C. J. Fillmore de even en anglais, telle qu'elle apparaît dans un article de 1965, « Entailment

1. Il existe d'autres emplois de même que ceux signalés dans cet article, comme on peut le voir sur les exemples ci-dessous :

(1) Les x sont fonction des y qui sont eux-mêmes fonction des z. (2) Pierre partira cet après-midi, Jacques cette nuit; nous-mêmes prendrons la

route demain matin de bonne heure. Ces emplois pourraient être paraphrasés de la façon suivante :

(1') Les x sont fonction des y qui sont à leur tour fonction des z. (2') Pierre partira cet après-midi, Jacques cette nuit ; quant à nous, nous prendrons

la route demain matin de bonne heure. Nous ne citons ces emplois que pour mémoire, ils ne font pas l'objet de la présente

étude. 2. Le fait que (15') soit une variante de (15) et vice-versa, n'implique en rien que

pour tout énoncé, une variante soit possible : il suffit pour s'en convaincre d'examiner les énoncés suivants :

(I) Le président lui-même n'y a pas droit. (II) Même le président n'y a pas droit.

(III) Même un président n'y a pas droit. (IV) *Un président lui-même n'y a pas droit.

Alors que (III) est tout à fait possible, (IV) semble en général faire problème. Nous reviendrons sur ces exemples à propos des quantificateurs.

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Rules in a Semantic Theory » (cf. bibliographie), ou du moins à la transposition de cette interprétation sémantique au cas de même en français, le even anglais étant dans de nombreux exemples comparable au même français. Cette étude de Fillmore nous paraît intéressante tant par les éléments positifs qu'elle apporte que par ses insuffisances qui permettent de mettre en lumière un certain nombre de faits. Soit l'exemple :

(1) Elle lit même le sanscrit. (She even reads Sanskrit.) un tel énoncé, nous dit Fillmore, doit être considéré comme le « produit » des deux énoncés suivants :

(l1) Elle lit le sanscrit. (1") On s'attendrait à ce qu'elle ne lise pas le sanscrit. (One would expect

that she does not read Sanskrit.) De plus, fait remarquer Fillmore, si l'exemple considéré avait été :

(2) Elle ne lit même pas le sanscrit, alors on aurait eu les deux éléments suivants :

(2') Elle ne lit pas le sanscrit. (2") On s'attendrait à ce qu'elle lise le sanscrit.

Comparant (1") et (2"), Fillmore en déduit que si l'énoncé de départ est « négatif », alors les énoncés du type (1") sont « positifs », et inversement. D'où l'introduction d'un trait sémantique a de positivité /négativité, avec la convention que si a a l'une des deux valeurs, alors ( — a) a l'autre; ce qui donne pour la version finale de son interprétation sémantique :

/xm , * . *m\ • r T « (NP + VP) (NP + même + VP) implique \ n »,,»•,, , n^vt ■ imw v ' • ' r n L On s attendrait a ce que ( — a (NP + VP))

ou encore, en utilisant une modalité « expectation » :

(NP + même + VP) implique [ a (NI* + VP) v L expectation ( — a (NP + VP))

Examinons par exemple l'énoncé : (3) Même les linguistes ne savent pas ce qu'ils disent.

(3) impliquerait les deux énoncés : (3') Les linguistes ne savent pas ce qu'ils disent. (3") On s'attendrait à ce que les linguistes sachent ce qu'ils disent.

Si, à travers les exemples ci-dessus, l'interprétation donnée par Fillmore semble satisfaisante, nous allons cependant voir que l'on peut formuler plusieurs objections à son égard : entre autres, que les interprétations auxquelles elle conduit sont peu précises, qu'elles sont souvent inadéquates ou même contradictoires, et qu'enfin une méthodologie de ce type conduit à des prises de position difficilement conciliables avec les faits.

On peut d'abord remarquer.que tout énoncé est censé véhiculer une information supplémentaire, apporter quelque chose de plus par rapport aux énonciations le précédant, et donc que, d'une certaine façon, tout énoncé est inattendu et étonnant. Examinons maintenant l'énoncé :

(4) Aujourd'hui a été une mauvaise journée : j'ai perdu de l'argent au tiercé, et je n'ai même pas été remboursé à la loterie.

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Dans l'interprétation de Fillmore, l'énoncé en italique comporterait l'élément « on s'attendrait à ce que j'aie été remboursé à la loterie ». Or cette attente quelque peu bizarre ne nous semble nullement impliquée par (4), énoncé tout à fait normal.

On pourrait, à cette objection, répondre que « on s'attendrait à ce que... » n'est que la traduction en langage courant d'une formule du métalangage utilisé pour la description sémantique « as a modality on an entire sentence », qu'à ce titre elle ne signifie rien par elle-même, et n'a d'autre but que de permettre une interprétation ultérieure. Il n'en reste pas moins que dans cette interprétation ultérieure, on ferait de toute façon apparaître à un moment ou à un autre un élément comme « étonnant » ou « on s'attendrait à ce que... », qui, à notre avis, est absent d'une grande quantité d'exemples. Imaginons notamment le dialogue suivant :

— Vous avez mauvaise mine. Vous êtes enrhumé? — Oui, j'ai même une sacrée grippe!

Il est peu probable que, s'inquiétant de la santé d'une personne enrhumée, on n'ait pas envisagé la possibilité qu'elle ait une « sacrée grippe », expression qui est pratiquement une réponse standard.

Considérons enfin l'énoncé : (5) On ne s'attendait pas à ce que même Pierre vienne.

Dans l'interprétation de Fillmore, on déduirait de (5) : (5') On s'attendrait à ce que l'on se soit attendu à ce que Pierre vienne.

On voit mal ce que signifie une telle formule, aussi difficile à interpréter au niveau de la compétence que de la performance.

Fillmore répondrait sans doute que l'élément « expectation » de (5) est : (5") On s'attendrait à ce que Pierre ne soit pas venu.

La difficulté, dirait-il, tient à ce que, dans ce cas précis, même fait partie d'une phrase enchâssée qu'il faudrait en fait séparer du reste de l'énoncé. La modalité expectation ( — a) ne doit donc pas être appliquée, comme nous l'avons fait, à l'énoncé total, mais à la partie enchâssée uniquement. Même ce faisant, on aboutirait pourtant à de sérieuses difficultés. Soit :

(6) On s'attendrait à ce que même un imbécile sache cela. D'après Fillmore, (6) implique :

(6;) On s'attendrait à ce qu'un imbécile sache cela. (6") On s'attendrait à ce qu'un imbécile ne sache pas cela.

(6;) et (6") sont contradictoires. On pourrait nous reprocher de prendre le « on s'attendrait à ce que... » de la description trop au pied de la lettre; pour notre part, nous ne voyons pas pourquoi le « on s'attendrait à ce que... » de (6) serait différent du « on s'attendrait à ce que... » de la description de Fillmore. De toutes façons l'utilisation de la modalité « expectation ( — a) » à la place de « on s'attendrait à ce que... » conduirait, nous semble-t-il, à des contradictions, même en supposant qu'elle ne porte que sur la partie enchâssée ; soit :

(7) On s'attend à ce que même Pierre vienne. (7) est formée à partir de :

(7') Même Pierre viendra.

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Selon Fillmore, (7') aurait pour posé (nous renvoyons le lecteur non au courant de la théorie de la présupposition au chapitre 5, § a, de cet article, et à la bibliographie) :

(Ta) Pierre viendra. et pour présupposé :

Çl'b) Expectation (Pierre ne viendra pas). (7) aurait alors comme posé et présupposé, d'après les règles habituelles du comportement des posé /présupposé lors de l'enchâssement :

(7a) On s'attend à ce que Pierre vienne. (76) Expectation (Pierre ne viendra pas).

On voit mal comment éviter que l'interprétation de la modalité expectation n'introduise une contradiction entre (7a) et (76), d'autant plus que rien dans l'article de Fillmore ne s'oppose à ce que (7a) soit réécrit : expectation (Pierre ne viendra pas).

Il y a plus : la modalité expectation ( — a) de l'interprétation de Fillmore est toujours appliquée à l'énoncé tout entier, après « effacement » de même; examinons sur des exemples les difficultés qui se présentent lors de l'application de ce procédé. Comparons (8) et (8a) :

(8) Même Johnson vaut mieux que Goldwater1. (8a) Johnson vaut mieux même que Goldwater.

Il nous semble que, dans de très nombreuses énonciations, le thème2 de (8) est la valeur de Goldwater, déclarée faible, alors que dans (8a), le thème est la valeur de Johnson, déclarée grande. Or Fillmore donne pour l'un et l'autre énoncé la même description, y voyant la même implication, à savoir :

(8') On s'attendrait à ce que Johnson ne vaille pas mieux que Goldwater. La cause de cette difficulté réside en ce que Fillmore ne tient pas compte, dans

son interprétation, de ce que la place de même dans l'énoncé, si elle ne suffit pas à elle seule à déterminer l'interprétation, exclut au moins certaines interprétations ; bien que la connaissance simultanée de la place de même et des conditions d'énonciation privilégie, comme nous le verrons ultérieurement, un certain segment de l'énoncé (dans le cas de (8), le segment mis en relief par même serait précisément « Johnson »), il ne faudrait pas se hâter d'en conclure que ce segment privilégié est nécessairement le thème de renonciation. Il est facile de montrer sur un exemple qu'il n'en est rien :

(9) Goldwater ferait un président exécrable : il est tellement mauvais que même Johnson vaut mieux que lui.

3. RÔLE DE LA PLACE DE « MÊME » : IL FAUT ADMETTRE LA NOTION « MÊME PORTE SUR » : CATÉGORIES SYNTAXIQUES SUR

LESQUELLES PEUT PORTER « MÊME ».

A deux énoncés ne différant que par la place de même, Fillmore donne la même interprétation sémantique. Aussi interprète-t-il toujours de la même façon, a

1. Exemple analysé par I. Bellert. 2. Il s'agit de la distinction thème /propos, au sens de Ch. Bally.

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fortiori, un énoncé donné comportant une occurrence de même. Or nous allons montrer sur quelques exemples, que le même énoncé peut être interprété de façons très différentes selon les conditions d'énonciation, que deux énoncés ne différant que par la place de même sont susceptibles de recevoir la même interprétation ou des interprétations différentes, toujours selon les conditions d'énonciation.

Toutes les difficultés rencontrées par l'interprétation de Fillmore viennent de ce qu'il considère les énoncés indépendamment des conditions possibles d'énonciation : les énoncés sont, pour Fillmore, non seulement des données à exploiter par le linguiste, mais encore des éléments de discours doués de signification, d'une signification que la connaissance du seul énoncé permettrait de retrouver.

Lorsque l'on examine le comportement du même défini dans les paragraphes précédents, une remarque qui s'impose presque immédiatement à l'esprit est que la place de même n'est pas indifférente : nous voulons dire par là que deux énoncés ne différant que par la place de même sont, au moins intuitivement, et abstraction faite de la situation d'énonciation, ressentis le plus souvent comme véhiculant des informations différentes. Ce n'est pas pour nous étonner, l'ordre des mots étant, au moins en français, régi par des lois assez strictes.

Considérons par exemple les énoncés : (a) Même Marie lit le sanscrit. (b) Marie lit même le sanscrit. ,

Tout locuteur français admettrait sans doute que (a) contient l'élément : (a') D'autres que Marie lisent le sanscrit.

que (6) contient l'élément : (b1) Marie lit d'autres langues que le sanscrit.

et que par ailleurs, (a') n'est pas un élément de (b), et que (6') n'est pas un élément de (a). Remarquons qu'on ne peut cependant en tirer aucune loi générale : il peut en effet très bien se faire que, dans deux énoncés ne différant que par la place de même, et prononcés dans les mêmes conditions d'énonciation, les effets sémantiques de même soient identiques. Par exemple :

(1) Je suis sorti avec Annette, Eugénie et Clémentine : je suis sorti même avec Marie.

(2) Je suis sorti avec Annette, Eugénie et Clémentine : je suis même sorti avec Marie,

Considérons maintenant les énonciations : (3) Pierre a lavé la cuisine, la salle à manger, le salon : il a même lavé la

salle de bain. (4) Pierre a briqué la cuisine, ciré la salle à manger, repeint le salon : il

a même lavé la salle de bain. ■ II nous semble que (3) et (4) comportent respectivement les éléments :

(3') Pierre a lavé la cuisine, la salle à manger, le salon, la salle de bain. (4') Pierre a briqué la cuisine, ciré la salle à manger, repeint le salon, lavé

la salle de bain. (3") Le fait que la salle de bain fasse partie des pièces que Pierre a lavées est

plus significatif que le fait que parmi les pièces qu'a lavées Pierre, il y ait la cuisine, la salle à manger et le talon.

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(4") Le fait que Pierre ait lacé la salle de bain est plus significatif que le fait qu'il ait briqué la cuisine, etc. ,

Dans (3), il est donc question des pièces qu'a lavées Pierre, alors que (4) parle de ce qu'a fait Pierre dans la maison. Les effets sémantiques de même sont donc différents dans (3) et dans (4), bien que dans les deux cas il soit question de l'énoncé : « II a même lavé la salle de bain. » De plus, (3) privilégie le segment la salle de bain, et (4) le segment laver la salle de bain. On pourrait multiplier les exemples de ce type. Au vu de ces observations, nous ferons l'hypothèse que, du point de vue d'une interprétation sémantique de tels énoncés, tout se passe comme si même était plus particulièrement attaché à un certain segment de l'énoncé, qui peut être, mais n'est pas toujours, déterminé par l'ordre des mots. Nous dirons que « même porte sur... ». Il ne s'agit que d'une hypothèse, car les remarques précédentes, si elles la suggèrent, ne la confirment pas de façon définitive. La seule preuve possible est de constituer, comme nous tenterons de le faire, une description de même qui mette en œuvre cette hypothèse et parvienne par là à fournir, pour un grand nombre d'énoncés, des interprétations satisfaisantes.

En dernier ressort, seule la plus ou moins grande adéquation du modèle proposé avec l'intuition, et le pouvoir explicatif plus ou moins grand de ce modèle, permettront de le valider ou de l'invalider.

Sur quels types de segments est susceptible de porter même? Nous allons montrer sur un exemple que le « scope » de même peut être de nature

très variée; considérons l'énoncé :

(e) A Paris, les travailleurs ont réussi à réaliser l'unité contre les attaques du gouvernement.

En matérialisant par des crochets les segments sur lesquels, au moins dans certaines situations d'énonciation, porte même, on obtient :

(el) Même [à Paris], les travailleurs ont réussi à réaliser l'unité contre les attaques du gouvernement.

(e2) A Paris, même, [les travailleurs ont réussi à réaliser l'unité contre les attaques du gouvernement].

(e3) A Paris, même [les travailleurs] ont réussi à réaliser l'unité contre les attaques du gouvernement.

(e4) A Paris, les travailleurs ont, même, [réussi à réaliser l'unité contre les attaques du gouvernement].

(e5) A Paris, les travailleurs ont même [réussi] à réaliser l'unité contre les attaques du gouvernement. ^

(e6) A Paris, les travailleurs ont réussi, même, [à réaliser l'unité contre les attaques du gouvernement].

(el) A Paris, les travailleurs ont réussi à réaliser, même, [l'unité contre les attaques du gouvernement].

(e8) A Paris, les travailleurs ont réussi à réaliser même [l'unité] contre les attaques du gouvernement.

(e9) A Paris, les travailleurs ont réussi à réaliser l'unité même [contre les attaques du gouvernement].

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(elO) A Paris, les travailleurs ont réussi à réaliser l'unité contre les attaques même [du gouvernement]1.

A propos de la portée de même, il convient d'éviter un certain nombre d'erreurs que certains exemples par trop simples ont pu induire.

1. Même porte toujours sur un segment qui le suit immédiatement. C'est faux, comme le prouvent les exemples (1) et (2) et (3) et (4).

2. Même porte sur un segment venant après. C'est également faux, comme on le voit sur l'exemple :

Les pécheurs, les justes même, tremblent à la pensée d'un juge suprême. 3. Même porte sur un segment le précédant ou venant après. C'est également

faux. Considérons en effet : ' Cet homme est capable des plus grands méfaits : il a cambriolé de nomb

reuses personnes, brutalisé plusieurs de ses victimes; C'est même lui qui a assassiné la douairière.

Avec le contexte fourni, même porte sur toute la proposition « c'est lui... douairière », et est cependant enchâssé à l'intérieur de cette proposition.

4. La place de même dans l'énoncé seul suffit à déterminer ce sur quoi porte même: les exemples (3) et (4) montrent qu'au contraire seule la connaissance de l'énoncé en situation permet de déterminer la portée de même. S'il est vrai que la place de même n'est pas indifférente, qu'elle est pertinente, elle ne suffit pas à elle seule. Elle ne permet pas de conclure quant à la portée de même, mais elle peut souvent conduire à exclure certaines portées 2.

S'il n'y a pas de critères syntactiques rigoureux pour reconnaître sur quel segment porte même, nous devons cependant pouvoir déterminer la catégorie syntactique de ce segment. Considérons en effet les exemples (3) et (4) déjà cités, où la phrase contenant même est opposée à une phrase antérieure : dans ce cas, le segment affecté par même est mis en contraste avec des segments bien précis de cet énoncé antérieur.

Dans (3), salle de bain est mis en contraste avec cuisine, salon, salle à manger. Dans (4), lavé la salle de bain est mis en contraste avec briqué la cuisine, ciré la salle à manger, repeint le salon.

Or il est clair sur ces exemples que ces segments antérieurs appartiennent à la même catégorie syntactique que le segment sur lequel porte même. Lorsque

1. On pourrait croire a priori que même est applicable à n'importe quelle catégorie syntactique ; il y a au moins une catégorie syntactique qui fait difficulté, celle des relatives, ou du moins de certaines relatives. On le voit sur les énoncés suivants :

(1) J'aime les enfants même méchants. (2) J'aime même les enfants méchants. (3) J'aime même les enfants qui sont méchants. (4) *J'aime les enfants même qui sont méchants.

2. Si l'on admet l'hypothèse que même, à chacune de ses occurrences, porte sur un segment bien défini de l'énoncé, on doit alors reconnaître une certaine réalité syntactique à la notion de prédicat complexe, comme on peut le voir sur l'exemple : « Les enfants ont bien travaillé pendant mon absence; l'un d'eux a même [réparé et remonté le pneu]. » Le segment sur lequel porte même ici est la conjonction des deux prédicats « réparer le pneu » et « remonter le pneu ». Nous rappelons que par définition on appelle prédicat complexe, un prédicat dont la valeur sémantique se déduit de celle de prédicats plus simples de la langue. Ce phénomène nous paraît encore visible sur l'exemple suivant : « Jacques a démonté la roue : il l'a même [réparée et remontée]. »

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Jean-Claude Anscombre

l'énoncé comportant une occurrence de même ne s'oppose pas à une phrase antérieure explicite, le segment affecté par même s'oppose toujours à d'autres membres de phrases possibles, mais qui n'ont pas été explicités. Ce serait le cas de :

(5) Marie est très erudite : elle lit même [le sanscrit], exemple pour lequel une phrase antérieure possible serait :

(5') Elle (Marie) lit [de nombreuses langues anciennes]. Comment déterminer ces segments antérieurs? Une condition au moins néces

saire est qu'ils appartiennent à la même catégorie syntactique que le segment sur lequel porte même. Nous devrons donc faire l'hypothèse que nous avons à notre disposition une syntaxe constituée, nous permettant entre autres de déterminer la nature syntactique du segment sur lequel porte même, et également si tel autre segment appartient ou non à la même classe syntactique. C'est là, nous semble-t-il, une hypothèse assez forte, mais que nous ne croyons pas possible d'éviter.

4. LE MODÈLE : UN ESSAI DE DESCRIPTION SÉMANTIQUE.

a. Rappel de quelques notions fondamentales

Nous allons rappeler brièvement dans ce paragraphe les définitions et propriétés fondamentales des notions de posé, présupposé et sous-entendu. Pour un exposé plus précis, on se reportera aux articles cités dans la bibliographie.

Toute description sémantique fait apparaître tôt ou tard que deux sortes d'indications sémantiques sont véhiculées par un énoncé : ce que l'énoncé pose et ce qu'il présuppose. Dans l'exemple :

(1) Pierre s'imagine que je vais venir, deux informations sont fournies par l'énoncé :

(la) Pierre croit que je vais venir. (1b) II est faux que je vais venir.

On s'aperçoit rapidement que ces informations sont de natures très différentes : entre autres, elles se comportent tout à fait différemment lorsque l'on soumet l'énoncé à certaines modifications syntaxiques comme l'interrogation (obtenue par « est-ce-que... »), la négation (par « il est faux que... »), la subordination. Dans l'exemple (1), l'application de la négation ou de l'interrogation conserve l'information (1&). Ces éléments de l'énoncé qui demeurent inchangés lorsque l'énoncé considéré est soumis à certaines transformations syntaxiques sont appelés, depuis G. Frege, présupposés. Ce sont les éléments du type (lb), les éléments du type (la) étant les posés de l'énoncé. Les présupposés ont une valeur sémantique très particulière x : ils sont présentés par l'énoncé comme allant de soi, comme ne pouvant être mis en doute ; ils représentent l'univers du discours que chaque phrase se crée à elle-même. De plus, sans l'opposition posé /présupposé, la langue serait incapable d'exprimer certaines oppositions qui tiennent unique-

1. Pour l'étude du présupposé en temps qu'acte illocutoire, cf. O. Ducrot, Dire et ne pas dire, Hermann, 1972, chap. III.

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Même le roi de France est sage

ment à des répartitions différentes des posés et des présupposés. Considérons les exemples suivants 1 :

(2) Pierre s'imagine que je vais venir. (3) Pierre a tort de croire que je vais venir.

(2) et (3) fournissent la même information à l'auditeur, à savoir que Pierre croit que je vais venir, et qu'il est faux que je vais venir.

Or on a curieusement : PPz — Vz =11 est faux que je vais venir. p2 = pp3 = Pierre croit que je vais venir.

D'une nature tout à fait différente est le sous-entendu. Alors que le présupposé est attaché à l'énoncé et que son existence ne peut être niée une fois l'acte d'énon- ciation accompli, le sous-entendu au contraire peut toujours être nié : il ne peut de plus être découvert qu'à la suite d'un raisonnement d'ordre logico -rhétorique de la part de l'auditeur; il ne fait pas partie intégrante de l'énoncé au même titre que le présupposé, il apparaît même comme surajouté à cet énoncé. Enfin, au contraire des présupposés et se différenciant ainsi radicalement, les sous-entendus ne subsistent pas toujours lorsque l'on applique à l'énoncé les opérateurs négation et interrogation au sens où nous l'avons défini plus haut. Dans l'exemple :

(4) Jean ne déteste pas le vin. le sous-entendu « Jean aime bien boire » disparaît totalement lorsque l'on passe à l'interrogation ou à la négation :

(4a) Est-ce que Jean ne déteste pas le vin? (46) II est faux que Jean ne déteste pas le vin.

6. Les hypothèses de départ : sens et signification

Avant d'exposer le modèle proprement dit auquel nous avons abouti, nous allons spécifier et le cadre sémantique dans lequel s'inscrit ce modèle, et les hypothèses de base du système utilisé. Et, tout d'abord, qu'entendrons-nous par faire une description sémantique du français? Nous dirons que nous avons fait une description sémantique du français si nous sommes parvenus à construire une machine — au sens mathématique du terme, i. e. un ensemble de règles formelles — ayant la même capacité que les individus parlant français, à savoir celle de comprendre tous (ou presque tous) les énoncés de la langue française. C'est donc un but de simulation que doit pour nous poursuivre une description sémantique. A tout acte d'énonciation, la description sémantique fera correspondre une signification. Comprendre, ce sera donc pour nous associer une signification, et cela de la façon suivante : tout individu comprenant le français est capable d'établir des relations intuitives entre les actes d'énonciation dont il est l'auditeur et d'autres actes d'énonciation qu'il envisage comme possibles; la relation d'inférence, la relation de synonymie, la relation de contradiction font partie de ces relations intuitives. De façon très schématique, nous procéderons comme suit 2 :

1. Exemples analysés par 0. Ducrot. 2. Pour une information plus détaillée, on pourra consulter les articles de 0. Ducrot

cités dans la partie bibliographique, et plus particulièrement [13].

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Jean-Claude Anscombre

1. Constitution d'un métalangage artificiel £. 2. Définition sur ce métalangage de relations formelles R'x, R'2, ..., R'n ... Nous

dirons que nous avons défini une relation formelle R sur £ si nous avons construit un calcul permettant de dire si deux énoncés quelconques e et e' de £ sont dans la relation R.

3. Établissement d'une description sémantique telle qu'à tout acte d'énon- ciation a elle associera une formule ç de £.

4. Établissement d'une correspondance entre les relations formelles sur £ et les relations intuitives. Soient Çj et <p2 les formules de £ associées par la description sémantique respectivement aux actes d'énonciation ax et a2 : nous dirons que la relation formelle R' (sur £) représente la relation intuitive R (du français) si :

(Xj R a2 si et seulement si çj R' ç2. Rappelons que pour nous l'acte d'énonciation ne se réduit pas au seul énoncé,

mais qu'il comporte comme élément essentiel la situation dans laquelle l'énoncé est utilisé, en d'autres termes la situation d'énonciation. Si pour nous les énoncés ont un sens — nous préciserons un peu plus loin ce que nous entendons par là — ils n'ont pas de signification. Ce sens des énoncés n'est d'ailleurs ni un fait ni une donnée (car la seule donnée observable est la signification de renonciation), mais une simple hypothèse de travail 1.

Nous ferons l'hypothèse (très forte) que la description sémantique est faite de deux composants totalement indépendants que nous appellerons respectivement composant linguistique et composant rhétorique 2.

Le processus suivi par la description sémantique pour découvrir la signification des actes d'énonciation est schématisé ci-dessous :

DESCRIPTION SÉMANTIQUE

ÉNONCÉ L

SITUATION D'ÉNONCIATION

CL.

sens de l'énoncé

SIGNIFICATION DE l'ÉNONCIATION

Nous voyons sur ce schéma que le sens d'un énoncé est ce qui sort du composant linguistique. Il est indépendant de la situation d'énonciation si l'on veut dire par là qu'il est déduit de l'énoncé seul 8 qui, lui, fait abstraction des conditions d'emploi. Il n'en est pas indépendant si nous signifions par là qu'il ne contient aucune allusion à des situations possibles.

Nous pensons au contraire qu'il doit contenir des allusions aux situations éventuelles dans lesquelles il est susceptible d'être prononcé. Le sens peut donc contenir des variables situationnelles rx qui prendront leur valeur lors de l'inter-

1. Ce point de vue diverge de celui de Chomsky des Aspects of the Theory of Syntax. Pour Chomsky, en effet, c'est un fait incontestable que tout énoncé a une signification.

2. Cette hypothèse est étayée par un certain nombre de faits linguistiques et de considérations méthodologiques.

3. S'il est vrai que le seul observable est l'acte d'énonciation, la notion d'énoncé hors-situation constitue une première abstraction, et donc une hypothèse.

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vention du composant rhétorique. Quelle est la fonction respective de ces deux composants? Le composant linguistique nous fournira les posés et les présupposés, le composant rhétorique les sous-entendus (après intervention de la situation). Posé, présupposé et sous-entendu sont donc des formules du métalangage.

c. Approche du modèle sur un exemple

Nous commencerons par mettre en évidence sur un exemple certains faits qui nous paraissent caractéristiques du comportement sémantique de même. Nous analyserons en détail l'exemple suivant :

(1) Marie est très savante : elle lit l'hébreu, le latin, le grec ancien, elle lit même le sanscrit.

Il s'agit de faire apparaître ce qui dans la description sémantique de l'énoncé « elle lit même le sanscrit » dans le contexte : « Marie est très savante : elle lit l'hébreu, le latin, le grec ancien » est dû à la présence de même. D'une façon générale, il nous semble que les enunciations comportant le même que nous décrivons sont prononcées à des fins d'argumentation. Le locuteur cherche à prouver à l'interlocuteur la vérité d'une certaine assertion; il invoque à cet effet, explicitement ou implicitement, un certain nombre d'arguments, dont l'un, qu'il met en relief à l'aide de même, lui paraît avoir plus de force que les autres, être la meilleure preuve de ce qu'il avance.

Revenons à (1), et posons, pour éviter d'alourdir l'analyse : r = Marie est très savante e = elle lit même le sanscrit s = même le sanscrit xx = s — même = le sanscrit a;2 = e — s = elle lit

x^cx — e — même = elle lit le sanscrit x0 — l'hébreu x' = le latin

x"0 = le grec ancien. Le contexte permet de déterminer sans équivoque que même porte ici sur

xx = le sanscrit. Il nous semble que l'on a alors les informations suivantes : (I) Elle lit le sanscrit (ou « Marie lit le sanscrit » en utilisant une règle de

réécriture, puisque de toutes façons, nous ne travaillons pas au niveau de la structure de surface).

e apprend donc à l'auditeur que Marie lit le sanscrit. (II) Le fait qu'elle lise le sanscrit est présenté comme un argument pour

« Marie est très savante »; autrement dit, x^ est un argument pour r. (III) r t^ x&x : x&x n'est pas un argument tautologique. (IV) xQ, x'q, x" possèdent les propriétés suivantes :

— Ils appartiennent à la même classe syntactique que xXi et sont distincts de xv x&q = elle lit l'hébreu, xgc'o = elle lit le latin, x^t"0 = elle lit le grec ancien, sont des propositions vraies.

— xgc0, tfgx'o, x^"0, sont des arguments pour r = Marie est très savante.

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(V) x^tt est présenté comme un meilleur argument pour r que x2x0, x2x'o et #2#"o>

On peut noter que, dans notre description sémantique, l'existence de r et d'au moins un des trois éléments x0, x'o, x"0, est nécessaire à l'interprétation de l'énoncé en situation.

Quels sont, parmi ces éléments, ceux qui sont du domaine du posé et ceux qui sont du domaine du présupposé? (Il s'agit bien évidemment des posé et présupposé de l'énoncé e). Appliquons les critères habituels de l'interrogation et de la négation.

(2 ) II est faux qu'elle lise même le sanscrit. (2'j Est-ce qu'elle lit même le sanscrit?

(2) implique la fausseté de « elle lit le sanscrit » : cet élément qui est contredit par la négation est donc indéniablement un élément du posé de e. Il nous semble par ailleurs que (2;) ne peut se comprendre que dans une situation d'énonciation telle que :

(2' a) La personne dont il s'agit lit d'autres langues que le sanscrit. (2' b) Le fait qu'elle lise d'autres langues semble être un argument pour

prouver une certaine thèse. (2' c) Le fait qu'elle lise le sanscrit serait un argument plus fort en faveur

de cette thèse. (2' d) Cette thèse que l'on cherche à prouver en posant la question (2') et

qui serait renforcée par une réponse positive, est distincte de cette réponse elle-même. Si on cherche à savoir si la personne en question lit le sanscrit, c'est afin d'en tirer une autre conclusion : autrement dit, le fait de lire le sanscrit n'est donc pas, au moins pour la personne qui énonce (2'), un argument tautologique.

En résumé, l'énoncé e a pour posé que Marie lit le sanscrit (I). Ce que e présuppose, c'est qu'elle lit d'autres langues que le sanscrit (IV), et que sa connaissance du sanscrit est une meilleure preuve de son érudition que sa connaissance d'autres langues (V).

Un dernier point reste à éclaircir : lorsque, dans l'énoncé « elle lit même le sanscrit », on « efface » le même, on obtient l'énoncé « elle lit le sanscrit » qui possède la particularité de ne pas comporter de présupposé. Il nous faut donc préciser, étant donné un énoncé ne comportant pas de même, ce que deviennent le posé et le présupposé de cet énoncé lorsque l'on y introduit un même portant sur un certain segment de cet énoncé. Puisqu'un énoncé comportant même affirme l'énoncé sans même, on peut s'attendre à ce que posé et présupposé soient conservés. Vérifions-le sur un exemple :

(3) Même Pierre continue à travailler.

(3) affirme : (4) Pierre continue à travailler,

énoncé qui a pour posé : (4 a) Pierre travaille maintenant,

et pour présupposé : (4 b) Pierre travaillait avant.

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Même le roi de France est sage

(4 a) et (4 b) sont des éléments de (3). Appliquons les critères habituels d'interrogation et de négation :

(3') Est-ce que même Pierre continue à travailler? (3") II est faux que même Pierre continue à travailler.

(3') et (3") conservent tous deux (4 b), qui fait donc partie du présupposé de (3). En revanche, (4 a) a disparu de (3'), et est nié par (3"). (4 a) fait donc partie du posé de (3). On aboutit ainsi au fait remarquable que même non seulement crée de nouveaux présupposés — présupposés faisant intervenir la situation d'énon- ciation — mais qu'il conserve les posés et présupposés de départ, en les maintenant respectivement comme posés et présupposés. Il serait sans aucun doute extrêmement intéressant — et instructif — d'étudier s'il existe des faits analogues dans d'autres cas que celui de même1.

d. Exposé du modèle.

Nous sommes conduits ainsi — assez naturellement — à l'interprétation sémantique ci-après :

Soit e un énoncé assertif contenant même, s un segment continu de e contenant ce même. On pose :

— xx = s — même — x2 — e — s

Nous dirons alors que même peut porter sur xx. Si l'on fait porter même sur xx, l'interprétation de l'énoncé e est obtenue de la façon suivante : considérons les propositions :

(I) Xfr (H) (3ro 7^ xzxi) tel <lue x&x est un argument pour r0 (il y a un énoncé r0

différent de xzxx tel que x%zx est un argument pour r0). Appelons alors S la classe des segments x différents de xx, appartenant

à la même catégorie syntactique que xx et tels que, pour chacun de ces segments x, x%x est un argument pour r0 2. Alors :

(III) ()jx0 e 5) tel que x2x0 (il y a un élément xQ de S tel que l'on ait x&q). (IV) (Jx e S) x2xx est un argument pour r0 meilleur que x2x (pour tout

ment x de S, x2xx est un argument pour r0 meilleur que xtfc). L'énoncé e pose ce que pose (I), et présuppose (II), (III), (IV), plus les présup-

1. Il existe d'autres cas où posé et présupposé sont conservés : par exemple aussi, seul. On le voit sur les énoncés :

Pierre aussi a continué à travailler. Seul Pierre a continué à travailler.

Ces deux énoncés présentent d'ailleurs la particularité suivante : le premier introduit le présupposé :

D'autres que Pierre ont continué à travailler, (Nous avions déjà remarqué que tout même comprend un aussi, présupposé qui est

nié par le second énoncé). 2. En toute rigueur, on devrait écrire non pas S, mais S(r0, xv x2) pour rappeler que 5

dépend à la fois de r0, de a^ et de x2. Nous n'avons pas voulu abuser des notations ensemblistes, lesquelles n'apparaissent ici que par commodité d'écriture.

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posés de (I). Ce qui précède appelle un certain nombre de commentaires : on ne sait pas a priori, au vu de l'énoncé e, sur quoi porte même; la seule donnée de e ne fournit pas non plus, bien entendu, la donnée de r0. Même peut donc théoriquement porter sur n'importe quel segment de e. Ce n'est qu'après passage dans le composant rhétorique que la description sémantique permettra de ne retenir qu'un certain nombre de r0 possibles, donc d'interprétations. En effet, r0 n'est pas nécessairement explicite, pas plus que les éléments tels que x0, x'o, x"0 (cf. paragraphe précédent), i. e. les éléments de 5. Le but de certains énoncés comportant même est précisément, dans certains cas, de forcer le locuteur à en déduire un r0 bien particulier, comme nous le verrons plus loin lorsque nous étudierons l'exemple suivant tiré d'une publicité :

« Avec slurp, même votre mari fera de la bonne cuisine. » II est donc tout à fait légitime de se demander sous quelle forme — implicite

ou explicite — interviennent au niveau de renonciation ces éléments quelque peu mystérieux que nous avons appelés r0 et 5.

Rappelons nos hypothèses : le même dont nous étudions les propriétés sémantiques a selon nous sa raison d'être dans la technique argumentative : pour prouver le bien-fondé d'une certaine assertion, le locuteur développe une série d'arguments dont l'un lui paraît devoir emporter l'adhésion de l'interlocuteur, et dont il fait ressortir la force polémique par l'emploi de même \ II se peut alors qu'au cours du déroulement d'une telle énonciation, certaines parties ne soient qu'implicites — nous préciserons de quelle façon — et n'apparaissent pas explicitement dans la chaîne du discours. Lorsqu'au cours d'une énonciation comportant un même du type de celui qui nous préoccupe, apparaîtront explicitement et la thèse dont le locuteur veut prouver qu'elle est plausible et les arguments avancés à l'appui de cette thèse (plus bien entendu « l'argument-massue », marqué par même, partie de renonciation qui est toujours explicite, puisque c'est elle qui marque renonciation argumentative comme telle) nous parlerons alors de contexte canonique de renonciation. Cette forme canonique des enunciations est toujours la même, à savoir :

(r#p#q (même)) r est la thèse soutenue, p est une série d'arguments avancés à l'appui de r, q est l'énoncé analysé ici, i. e. l'argument final invoqué; la notation q (même) signifie simplement que q est marqué par même, et que même apparaît quelque part à l'intérieur de la chaîne q. Le symbole # n'est là que pour indiquer que la séparation entre les trois parties est très souvent matérialisée par un procédé intona- toire, ou l'emploi de conjonctions comme ou, et, mais... etc. Examinons rapidement l'exemple cité plus haut :

(1) Marie est très savante : elle lit l'hébreu, le latin, le grec ancien; elle lit même le sanscrit.

On aurait dans ce cas précis :

1. Tactique argumentatoire et polémique sont pris ici dans un sens très général; rhétorique eût peut-être mieux convenu. Le caractère argumentatif de même est facilement observable dans certaines locutions de la langue courante. Par exemple : « Le nouveau baccalauréat ne vaut rien : la preuve, c'est que même Pierre l'a eu! » Et dans le parler relâché des enfants : « Si, j'ai vu Pierre. Même qu'il m'a dit... »

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Même le roi de France est sage

r = Marie est très savante p = elle lit l'hébreu, le latin, le grec ancien q (même) = elle lit même le sanscrit.

Nous nous permettons d'insister sur le fait que la description sémantique que nous avons présentée est obtenue à partir de l'énoncé seul : c'est un ensemble de formules obtenues après passage dans le composant linguistique, et qui comportent entre autres un certain nombre de variables situationnelles. Cette description, ou sens de V énoncé, ou encore sens littéral, nous dit que, pour comprendre un énoncé du type q (même), il nous faut postuler l'existence d'un certain nombre d'éléments, et expliciter de quelle façon ces éléments sont constitutifs du sens littéral de l'énoncé. La seule existence de ces éléments suffit d'ailleurs à assurer l'existence de ce sens littéral. Ce n'est que lors du passage dans le composant rhétorique que l'intervention de la situation d'énonciation donnera forme tangible à ces éléments : ce sera l'interprétation sémantique proprement dite : p et r n'étant pas toujours explicites lors de renonciation, trois cas se présenteront donc au niveau du composant rhétorique. Examinons son fonctionnement dans chacun des trois cas.

Premier cas : Considérons tout d'abord le cas idéal du contexte canonique; p et r apparaissent

alors explicitement au cours de renonciation. Reprenons l'exemple (1) : (1) Marie est très savante : elle lit l'hébreu, le latin, le grec ancien; elle lit

même le sanscrit. L'énoncé dont nous voulons rendre compte est :

(2) Elle lit même le sanscrit. Supposons que nous ayons choisi de faire porter même sur le segment le sans

crit: à la sortie du composant linguistique, nous obtiendrons le sens de (2), à l'aide de notre description sémantique, sous la forme :

posé: (I) elle lit le sanscrit présupposé : (II) il existe r0 tel que « elle lit le sanscrit » est un argument pour

ro> e* ro 7^ <( e^e Ht ^e sanscrit » (III) il existe x0, x'o, x"0, x'"0, ..., différents de « le sanscrit »

de même catégorie syntactique que « le sanscrit », et « elle lit Xq », elle lit x'Q...

(IV) le fait qu'elle lise le sanscrit est un argument pour r0 meil leur que le fait quelle lise x0, x'q...

Au niveau du composant rhétorique, la situation d'énonciation (constituée dans le cas de (1) par un contexte explicite) « fixera les variables » et amènera à prendre :

r0 = Marie est très savante xQ = l'hébreu x'Q = le latin x"Q = le grec ancien.

Notre description sémantique nous donnerait par conséquent la signification suivante pour l'occurrence dans (1) de l'énoncé (2) :

Marie lit le sanscrit, l'hébreu, le latin, le grec ancien; le fait qu'elle lise le

57

Jean-Claude Anscombre <

sanscrit est un argument meilleur pour prouver qu'elle est très savante que le fait quelle Use l'hébreu, le latin, le grec ancien.

Le déroulement du processus est schématisé ci-dessous.

e = Elle lit même le sanscrit

CL.

SITUATION D ENUNCIATION On fait l'éloge de la science de Marie (Marie est très savante). On sait qu'elle lit des langues difficiles (elle lit l'hébreu, le latin, le grec ancien).

SENS p (e) = elle lit le sanscrit pp (e) : il existe r0 tel que r0 9^ elle lit le sanscrit, et « elle lit le sanscrit » est un argument pour r0...

C. R. <•

SIGNIFICATION-

Marie lit le sanscrit, l'hébreu, le latin, le grec ancien; le fait qu'elle lise le sanscrit est un argument meilleur pour prouver qu'elle est très savante que le fait qu'elle lise l'hébreu, le latin, le grec ancien.

Deuxième cas : C'est le cas où p n'est pas explicite lors de l'acte d'énonciation. Pour rester

dans le même exemple : (3) Marie est très savante : elle lit même le sanscrit.

Il s'agit donc d'examiner ce qui se passe au niveau du composant rhétorique, lors de l'interprétation de :

(2) Elle lit même le sanscrit.

En effet, si rien n'est changé au niveau du composant linguistique, puisque le sens fourni par ce composant ne concerne que (2) seul, en revanche, au niveau du composant rhétorique, on ne pourra plus, comme dans le premier cas « ins- tancier » les « variables situationnelles ». La situation d'énonciation ne permettra pas de préciser au niveau de (3), pour l'élément de présupposé de (2) « Elle lit d'autres langues que le sanscrit », quelles sont ces autres langues que Marie lit. Il nous semble alors que tout se passe comme si l'élément de renonciation que nous avons appelé p était remplacé par le présupposé

« Elle lit d'autres langues que le sanscrit. » (3) serait alors interprété comme :

(3') Marie est très savante : elle lit d'autres langues que le sanscrit, et même le sanscrit.

Remarquons que tout se passe comme si « elle lit d'autres langues que le sanscrit » ne pouvant être instancié au niveau du composant rhétorique, était ignoré par ce dernier, et se retrouvait inchangé comme partie intégrante de la signification de renonciation. Remarquons également qu'il ne s'agit là que d'une

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Même le roi de France est sage

manifestation particulière d'un phénomène plus général, à savoir que les présupposés sont présentés par l'énoncé comme représentant l'univers du discours que toute énonciatîon se crée à elle-même. L'énoncé p n'est que l'instanciation au niveau de l'explicite d'un implicite nécessaire à la cohérence du discours. On peut donc dire que d'une certaine façon, p est redondant, et son explicitation non nécessaire à la compréhension de l'acte d'énonciation.

Troisième cas : C'est le cas où r n'est pas explicite, p étant explicite ou pas (voir § précédent).

L'exemple type nous paraît être le slogan publicitaire ci-après : (4) Avec slurp, même votre mari fera de la bonne cuisine.

Il nous semble que d'une façon générale, l'absence d'un r explicite soit le fait d'un type d'énonciation tout à fait particulier, plus précisément du type d'énonciation dans lequel l'articulation sémantique du discours est telle qu'elle force le locuteur à en inférer une certaine proposition.

(4) aurait pu être remplacé par : (4;) slurp est un excellent produit.

Toute l'originalité de (4) consiste à faire en sorte que le locuteur découvre lui-même que « slurp est un excellent produit », i. e. tire de (4) la conclusion (4;). Le lecteur du slogan ne se voit pas imposer brutalement (4;); dans la mesure où (4) ne formule pas explicitement (4'), et où (4') provient d'un raisonnement de la part de l'individu lui-même, (4;) paraît plus fondé. La véritable publicité n'est pas le slogan, mais l'implicite que masque cet explicite. Cherchons si notre description sémantique nous permet de reconstituer la chaîne logique permettant de passer de (4) à (4;). Faisons tout d'abord une remarque : lorsque r n'est pas explicite, il y a, nous semble-t-il, une tendance assez générale à prendre comme r une « quantification universelle ». Précisons ce point : dans (4), le locuteur prendrait pour r, selon nous :

(4a) Avec slurp, tout le monde fait de la bonne cuisine. L' énonciation de :

(5) Je viendrai même s'il pleut. est souvent interprétée, par exemple, comme un argument destiné à montrer que :

(5a) Je viendrai quelles que soient les conditions atmosphériques. De même l'énoncé :

(6) Même le roi de France est sage, apparaîtrait destiné à prouver que :

(6a) Tout le monde est sage, ou encore que :

(6b) Tous les rois sont sages. Revenons aux énoncés qui nous intéressent :

(4) Avec slurp, même votre mari fera de la bonne cuisine. (4;) slurp est un excellent produit.

Appliquons notre description sémantique à (4), en tenant compte des remarques

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précédentes. Nous obtenons pour l'interprétation sémantique de (4), en faisant porter même sur votre mari:

a. Avec slurp, votre mari fera de la bonne cuisine. b. Avec slurp, d'autres que votre mari feront de la bonne cuisine. c. L'argument (a) est supérieur à l'argument (b) pour prouver que « avec

slurp tout le monde fera de la bonne cuisine ». De (c), on peut déduire :

d. Votre mari est un très mauvais cuisinier. Il nous semble qu'alors de (d) et (a) on en conclut assez aisément à (4;).

5. EXTENSIONS DU MODÈLE

On aura sans doute remarqué que tous les exemples utilisés dans ce qui précède possédaient une structure simple : aucun des énoncés cités précédemment ne comportait d'enchâssement du type « complétive ». C'est que, pour une meilleure clarté d'exposition, nous avons préféré éviter, dans un premier temps, l'intri- cation de difficultés de natures différentes avec celles provenant de la présence du seul même. Il nous faut maintenant faire l'épreuve de notre description sémantique dans un certain nombre de cas dont on sait par ailleurs qu'ils sont la source de multiples problèmes logico-linguistiques. Nous commencerons par vérifier l'adéquation de notre système dans le cas d'énoncés comportant la « locution » même pour ainsi que dans le cas d'énoncés comportant le prédicat valoir mieux. Nous traiterons ensuite de l'incidence, dans des énoncés comportant même, de ce que l'on appelle — assez improprement nous semble-t-il — les quantificateurs, à savoir : un, des, quelques, certains, tous. Après un certain nombre de remarques à propos des relatives et des complétives, l'introduction de la négation nous permettra de faire apparaître certains liens sémantiques entre même, même pas, quand même, quand même pas.

a. Même pour. Nous nous proposons d'analyser dans ce paragraphe les énoncés du type :

(1) II est petit même pour un pygmée. c'est-à-dire, d'une façon générale, les énoncés de la forme :

(2) II est x même pour un y. Considérons tout d'abord :

(3) II est x pour un y. On remarque que bien souvent, (3) donne à penser que les y ne sont pas x.

Par exemple : (4) II est grand pour un Français.

semble comporter l'indication que les Français ne sont pas grands. C'est ce qui fait que l'énoncé :

(la) II est petit pour un pygmée. peut être ressenti comme sémantiquement bizarre, vu ce que l'on sait des pyg- mées. En revanche, (2) donne à penser que les y sont x.

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Même le roi de France est sage

Supposons un instant que (3) admette : (3a) Les y ne sont pas x.

au titre de présupposé : notre modèle comporterait alors une fâcheuse contradiction interne. En effet, une des propriétés de même est de conserver les présupposés de l'énoncé dans lequel il est inséré : (2) devrait donc comporter (3a) comme présupposé : or nous avons admis que (2) comportait l'indication :

(2a) Les y sont x. Notre modèle semble donc nous conduire à considérer tous les énoncés du

type (2) comme contradictoires, ce qui n'est certes pas le cas. Il nous faut donc montrer que (3a) n'est pas un présupposé de (3). Si (3a)

était un présupposé de (3), l'énoncé : « II est faux que (3a), mais (3) » devrait être contradictoire. Autrement dit : « II est faux que les y ne sont pas x, mais il est x pour unp serait contradictoire. Cet énoncé se réduit à : « Les y sont x, mais il est x pour unp qui n'est en rien contradictoire.

Exemple: Les Français sont grands, mais il est grand pour un Français. - (3a) n'est donc pas un présupposé de (3) : ce n'est que ce que nous avons appelé un sous-entendu. Il est d'ailleurs facile de constater que (3a) disparaît lorsque l'on soumet (3) au critère de la négation ou de l'interrogation1.

Un énoncé tel que (3) a pour fonction, nous semble-t-il, non pas de qualifier il par rapport aux hommes en général, mais à situer il par rapport aux y, à déclarer à propos de il qu'il est x par rapport à la moyenne des y (ce serait donc une espèce de comparative).

Analysons alors (2), et essayons notamment d'y retrouver l'indication sémantique (2a) ainsi que le statut de cette indication : présupposé ou sous-entendu. De plus, il va nous falloir expliquer pourquoi apparaît cette indication sémantique, alors que nous venons d'affirmer que des énoncés tels que (3) ne faisaient que situer il par rapport aux y.

Considérons (2) en situation et plaçons-nous dans le cas de ce que nous avons appelé contexte canonique, en prenant r = il est x, et en faisant porter même sur y, ce qui est souvent le cas dans ce genre d'exemples.

(4) II est x : il est x pour un z, il est même x pour un t/, où z est de la même classe syntactique 2 que y. Notre modèle fournit alors la signification suivante pour l'occurrence de (2) dans (4) :

(I) II est x pour un z (II) II est x pour un z est un argument pour il est x

(III) Le fait qu'il est x pour un y est un argument meilleur pour il est x que le fait qu'i7 est x pour un z.

1. Il est heureux que o Les y ne sont pas x » ne soit qu'un sous-entendu de « II est x pour un y » : le sous-entendu n'est en effet pas attaché à l'énoncé de façon permanente, et peut donc disparaître dans certaines circonstances. S'il s'était révélé être présupposé, un locuteur sachant que les Suédois sont grands ne pourrait prononcer l'énoncé : « II est grand pour un Suédois » sans être contradictoire, puisque cet énoncé aurait alors comme présupposé : « Les Suédois ne sont pas grands ».

2. Il est facile de voir que ces classes syntactiques sont en fait syntactico-sémantiques (cf. Annexe I). On imagine mal l'énoncé suivant :

* II est grand pour un rosier, et même pour un Suédois.

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Jean-Claude Anscombre

De (II) et (III) on tire : (IV) Les y sont plus x que les z.

(IV) dit simplement qu'un énoncé comme : (5) *I1 est grand pour un Suédois et même pour un Italien.

serait ressenti comme sémantiquement anormal par toute personne sachant que les Suédois sont en moyenne de taille supérieure aux Italiens.

(IV) ne nous dit pas (2a) contrairement à notre attente : même ne qualifie pas il dans l'absolu : il ne fait qu'expliciter une gradation par rapport à la propriété « être x » entre les y et les z. (2a) n'est donc encore qu'un sous-entendu, et de plus (4) n'est sémantiquement acceptable que si par ailleurs on possède sur les z ou les y des informations permettant à l'interlocuteur de les situer, par rapport à la propriété « être x », dans son échelle de valeurs. De plus, ces informations ne peuvent pas être quelconques : une condition minimale pour que de (I), (II), (III) on puisse inférer « il est x » est que, au pire, les z ne soient pas marqués négativement pour la propriété « être x1 ». Exemplifions :

(6) *Pierre est grand : il est grand pour un pygmée, il est grand même pour un hottentot.

Un tel énoncé serait probablement taxé de sémantiquement bizarre par tout locuteur disons Européen, car, pour un tel locuteur, la qualification de « pygmée » ou de « hottentot » entraînerait instantanément l'attribution d'une marque sémantique « très petit », « Être grand pour un pygmée » et « Être grand pour un hottentot » ne sont pas alors des arguments pour « Pierre est grand ».

(6) serait acceptable dans deux circonstances, lesquelles viennent à l'appui de nos hypothèses :

— (6) est prononcé par un pygmée ou un hottentot : pour un tel locuteur, la taille des pygmées ou des hottentots est la taille moyenne : (6) aurait alors pour but d'affirmer que Pierre est grand parce qu'il est grand par rapport à des individus de taille moyenne, argument qui semble tout à fait valable 2.

— (6) est prononcé à des fins d'ironie : on cherche à faire entendre à l'auditeur que Pierre n'est pas grand, mais qu'il est au contraire tout petit. Comment l'auditeur parvient-il à une telle conclusion? Mis en présence de (6), l'auditeur — en lui supposant la connaissance de la petite taille des pygmées et des hottentots — en déduit que « être grand pour un pygmée et même pour un hottentot » ne constitue en rien un argument pour « être grand », et que donc ce que l'on veut lui faire entendre, c'est non pas que « Pierre est grand », mais au contraire que « Pierre est petit », par l'intervention d'une loi de litote (qui dans notre système entrerait en action au niveau du composant rhétorique), procédé extrêmement fréquent, même dans l'expression parlée.

L'hypothèse que nous avons faite — même est utilisé à des fins d'argumenta-

1. Ce n'est manifestement pas suffisant. Non seulement z et y doivent appartenir à une même classe syntactico-sémantique, mais il semble qu'il faille de plus une certaine proximité « topologique » des z et des y pour la propriété « être x ». On le voit sans peine sur l'exemple :

* II est grand pour un pygmée et même pour un Suédois. 2. En modifiant r, on pourrait avoir des énoncés tout à fait acceptables comme :

Pierre n'est pas Africain: il est grand pour un pygmée, et (grand) même pour un hottentot.

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Même le roi de France est sage

tion — se révèle donc finalement comme fondamentale dans le cadre de notre système. Quoique certainement encore très imparfaite, elle permet cependant de rendre compte d'un nombre non négligeable de faits de langue.

L'exemple de valoir mieux que nous a paru intéressant parce qu'il fait intervenir un comparatif. Même servant, par ailleurs, à marquer une gradation — et toute gradation est le résultat d'une comparaison — il nous a paru qu'il serait instructif de les confronter à l'intérieur d'un même énoncé. Considérons tout d'abord les énoncés :

(1) Un x vaut mieux qu'un y. (2) Un bon x vaut mieux qu'un y. (3) Un bon x vaut mieux qu'un mauvais y. (4) Un x vaut mieux qu'un mauvais y.

Diverses situations possibles des x et des y sont représentées sur les schémas ci-dessous :

+ 1

(I) (II) (III) (IV)

(1) affirme que l'on se trouve dans une situation analogue à (I). (2), tout en étant compatible littéralement avec (I), indique plutôt que l'on se trouve dans la situation (II), si l'on veut que le mot « bon » soit informatif. De même (3), bien que compatible avec les deux schémas (I) et (II), correspond en fait à la situation (III), du moins si l'on admet que (3) est informatif par rapport à (1) et à (2). Quant à (4), qui est compatible avec (I), il s'emploie plutôt dans la situation (II), l'énoncé (4) étant informatif par rapport à (1), ce qui ne veut d'ailleurs pas dire que (4) soit synonyme de (2) : les schémas ne représentent que les situations possibles des x et des y, et non les énoncés. Examinons les effets de même sur de tels énoncés et plus particulièrement dans le cas de :

(5) Même un x vaut mieux qu'un mauvais y. (6) *Un x vaut mieux qu'un y, même mauvais. (7) *Un bon x vaut mieux qu'un y, même mauvais. (8) *Un x, même bon, vaut mieux qu'un y. (9) ? Même un bon x vaut mieux qu'un mauvais y.

(10) ? Même un bon x vaut mieux qu'un y. D'après notre interprétation, (5) aurait comme posé l'énoncé (4) déjà vu;

la situation est celle représentée par le schéma (II). Quant au présupposé de (5), c'est un jugement défavorable sur les x, a fortiori sur les y. (5) ne semble donc pas poser de problème particulier. Montrons que notre description sémantique permet de montrer pourquoi (6) est sémantiquement anormal. (6) affirme que :

(6 a) Un x vaut mieux qu'un y [schéma (I)].

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Jean-Claude Anscombre

(6 b) Un x vaut mieux qu'un mauvais y [schéma (II)]. Les schémas (I) et (II) ne sont pas contradictoires, et ne font donc pas pro

blème. Remarquons cependant que (6 a) implique (6 b) : si l'on admet notre description sémantique, alors (6 b) doit être, pour un certain r, un argument meilleur que (6 a). Or ces deux idées nous paraissent incompatibles. Soient en effet trois propositions p, q, r de la langue, telles que :

— p implique q (au sens vague de l'implication). — q est un argument pour r. Dans ce cas, p sera aussi un argument pour r, et un argument au moins aussi

bon que q. Or dans le cas qui nous occupe, (6 a) implique (6 b), et donc (6 a) sera toujours un argument pour r meilleur que (6 b), ce qui est contradictoire avec l'effet sémantique de même, ou du moins avec ce que nous croyons être cet effet. Avec un raisonnement analogue, on expliquerait pourquoi (7) est également inacceptable. Remarquons que (7)]fait difficulté dès le départ : (7) affirme en effet :

(7 a) Un bon x vaut mieux qu'un y [schéma (II)]. (7 b) Un bon x vaut mieux qu'un mauvais y [schéma (III)].

Or les schémas (II) et (III) sont inverses l'un de l'autre, ce qui poserait déjà un premier problème. Examinons maintenant (8) : (8) affirme que :

(8 a) Un x vaut mieux qu'un y [schéma (I)]. (8 b) Un bon x vaut mieux qu'un y [schéma (II)]. (8 a) implique (8 b), et en raisonnant comme pour (6) et (7), (8 b) ne pourra

être un argument pour un certain r meilleur que (8 a), d'où impossibilité sémantique de (8), toujours dans le cadre de notre description sémantique. Pour ce qui est de l'énoncé (9), il semble que présenté hors contexte, par exemple comme une maxime ou un proverbe, il soit, sémantiquement parlant, inacceptable. Par exemple :

(9 a) *Même un bon âne vaut mieux qu'un mauvais cheval. Dans de très nombreux contextes cependant, il est tout à fait acceptable,

contrairement aux apparences : c'est pourquoi nous l'avons fait précéder d'un point d'interrogation au lieu de la classique astérisque. Par exemple :

(9 b) Un excellent âne, et même un bon âne, vaut mieux qu'un mauvais cheval.

(9 c) Une bonne mule, et même un bon âne, vaut mieux qu'un mauvais cheval.

(9 d) Une mule, et même un bon âne, vaut mieux qu'un mauvais cheval. (Dans (9 b), même porte sur bon, dans (9 c) sur âne, dans (9 d) sur bon âne.

Il nous reste donc à expliquer pourquoi :

(9) Même un bon x vaut mieux qu'un mauvais y. hors contexte soulève des objections. Nous proposons l'explication suivante : le thème de (9), présenté hors contexte (l'expression est mal choisie, il vaudrait mieux parler d'énoncé présenté comme sémantiquement clos) semble être les mauvais y, dont on dit qu'ils sont pires que tout, y compris qu'un bon x.

L'opposition bon /mauvais, jointe au fait que mauvais y est le thème de l'énoncé (9) fait jouer un rôle privilégié au segment bon x. Ce qui est important dans le propos, ce n'est pas tant le fait que l'on compare les mauvais y aux x, mais la partie des x qui est choisie pour cette comparaison. Cette explication peut

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Même le roi de France est sage

paraître quelque peu spécieuse : on remarquera cependant que dans les deux énoncés déjà cités :

(3) Un bon # vaut mieux qu'un mauvais y. (4) Un x vaut mieux qu'un mauvais y.

la seule suppression de bon suffit à faire passer du schéma (III) au schéma (II), et ces deux schémas donnent deux dispositions antagonistes des x par rapport aux y. L'adjectif bon serait en quelque sorte le pivot sémantique de (9), d'où une tendance naturelle à faire porter même sur bon. Le présupposé de (9), en accord avec notre description sémantique, contiendrait alors l'élément :

(9 a) Un (x + A) vaut mieux qu'un mauvais y. •où A appartient à la même classe syntactique que bon, tout en étant distinct. Or le posé de (9) est :

(9 b) Un bon x vaut mieux qu'un mauvais y. Puisqu'il s'agit de comparaison, le A différent de bon sera interprété comme

non bon. (9 a) et (9 b) amèneront alors, pour (9), aux mêmes ennuis que les énoncés (7) et (8), à savoir que (9 b) ne pourra pas être pour un certain r un meilleur argument que (9 a), puisque de (9 a) on peut inférer (9 b). On expliquerait de façon analogue l'impossibilité de (10) « hors contexte ».

c. Même et les quantificateurs. Nous rappelons que nous dénommons — assez improprement — quantifica

teurs des éléments comme un, quelqu'un, certains, tous. La combinaison de même avec les quantificateurs met en évidence de façon indéniable, nous semble-t-il — c'est particulièrement clair dans le cas de tous — le statut particulier de ces éléments. Nous verrons de plus qu'elle fait apparaître certaines limitations de notre description sémantique.

Étudions tout d'abord le cas de un : rappelons en premier lieu qu'il existe pour nous deux espèces (sémantiques) de un :

— Le un universel, que l'on trouve dans des énoncés comme : Un homme est un bipède sans plumes.

On l'appelle aussi un générique, et il joue un rôle analogue à celui du quantificateur universel ty en logique.

— Le un particulier, qui se décompose à son tour en deux sous-espèces : — le un spécifié, comme dans :

Marie aime un médecin. — le un non spécifié, comme dans :

Je cherche une villa à louer pour la durée des vacances. On peut douter de la pertinence de ces distinctions, particulièrement en ce

qui concerne la dernière. Nous allons voir cependant que la présence de même dans des énoncés comportant des occurrences de un permet de les mettre en évidence. Soient les énoncés :

(1) Je cherche une villa même en ruines. (2) * J'ai trouvé une villa même en ruines. (3) Je n'ai pas trouvé de villa même en ruines.

Nous ferons l'hypothèse que dans (1), (2) et (3), même porte sur en ruines.

Jean-Claude Anscombre

D'une façon générale, on peut dire, sémantiqueraent parlant, qu'il y a en français deux types d'adjectifs (adjectif est pris ici au sens large) :

— Les adjectifs descriptifs : A est descriptif, si étant donnée son occurrence dans un groupe nominal du type (N + A), tous les N sont A.

Exemple : J'aime ces beaux paysages de Catalogne. — Les adjectifs restrictifs : on ne considère alors que les N qui sont A.

Exemple : J'aime les enfants gentils. Lorsque même porte sur un adjectif, cet adjectif ne peut être que restrictif,

et non descriptif, puisqu'en vertu de notre description sémantique, lorsque même porte sur A, le prédicat de l'énoncé est présupposé valoir pour les N qui ne sont pas A, et posé valoir pour les N qui sont A. D'autre part, on considère souvent que la valeur restrictive peut se paraphraser par si ou à condition que 1. Revenons alors à (1), (2), (3). (1) et (3) peuvent se paraphraser en :

(la) Je cherche une villa même si elle est en ruines. (3 a) Je n'ai pas trouvé de villa même si elle avait dû être en ruines.

Dans (1) et (3), en ruines peut donc être considéré comme un adjectif restrictif. Dans l'énoncé « J'ai trouvé une villa en ruines », la paraphrase avec si est impossible, et en ruines ne peut par conséquent pas être considéré comme restrictif : c'est un adjectif descriptif, auquel on ne peut appliquer même, ce qui explique l'impossibilité de (2). On peut remarquer que (1), (2) et (3), du point de vue de un, peuvent être interprétés de la façon suivante, au niveau du métalangage 2 :

(1 b) Je cherche s'il existe une villa même en ruines. (2 b) II existe une villa même en ruines telle que je l'ai trouvée. (3 b) Je n'ai trouvé aucune villa même en ruines. (ou encore : il n'existe aucune villa, même en ruines, telle que je l'ai trouvée).

Le un de (1 b) est un particulier non spécifié, le un de (2 b) est un particulier spécifié. Il est remarquable que (1) et (2), qui ont des structures superficielles très voisines, soient fondamentalement aussi distincts, et que l'introduction de la

1. C'est également vrai pour certains types de relatives, dites determinatives: cf. plus loin le paragraphe consacré aux relatives.

2. On pourrait être tenté par des traductions du type suivant, pour (15) et (2b), dans un métalangage semi-formalisé :

(le) Je cherche (] x, x villa même en ruines). (2c) [(] x, x villa même en ruines) J'ai trouvé (x)].

On aurait alors une interprétation simple et commode de la différence existant entre le un particulier non spécifié et le un particulier spécifié, qui serait la portée du quantificateur existentiel 3. Cette façon de faire pose de nombreux problèmes tant linguistiques que logiques. Logiquement, on aurait à définir le statut logique des expressions du type je cherche (] x). Linguistiquement, on peut remarquer qu'il y aurait plusieurs lectures possibles du quantificateur existentiel; une lecture ontologiquement neutre, qui correspondrait à des énoncés comme :

II y a une voiture dans la rue et une lecture ontologiquement « engagée », comme dans :

II existe une voiture. On pourra consulter à propos de cette problématique, l'analyse détaillée faite par

P. Gochet dans Esquisse d'une théorie nominaliste de la proposition, Ëd, A. Colin, 1972.

Même le roi de France est sage

négation fasse passer du un particulier spécifié de (2) au un universel de (3) 1, en interprétant aucun comme tous. ..ne. ..pas. Considérons maintenant les énoncés suivants :

(4) Même un président n'y a pas droit. (5) *Un président lui-même n'y a pas droit. (6) Les présidents eux-mêmes n'y ont pas droit. (7) Même les présidents n'y ont pas droit.

Nous supposerons que dans (4), même porte sur président et que dans (7) il porte sur présidents. Il est facile de trouver des contextes pour lesquels c'est vrai.

Il apparaît clairement que dans (4), on se trouve en présence du un universel, reconnaissable à ce que la paraphrase avec si on est... est possible. Les universels du type :

(8) Un président n'y a pas droit. ont comme structure sémantique selon nous :

(8') Si on est un président, on n'y a pas droit. Nous expliquons ainsi le fait qu'ils puissent être mis au conditionnel :

(8") Un président n'y aurait pas droit. Supposons donc que dans (5) un soit l'universel. (5) serait alors pour nous,

en tant que variante, synonyme de (4). Il aurait donc comme structure sémantique celle de (4), à savoir :

(4') Même si on est un président, on n'y a pas droit. Il n'y a dans (4') aucune expression référentielle (un président n'est pas une

expression référentielle dans (5)) : or lui-même ne peut renvoyer qu'à une expression référentielle par suite de la présence du pronom anaphorique. D'où l'impossibilité de (5) 2.

Il nous faut alors refuser à (6) la structure (4;), car dans (6), les présidents est une expression référentielle qui renvoie à l'ensemble des présidents. Il nous faut donc distinguer — bien qu'ils semblent avoir le même sens — les énoncés (4) et (7) [(6) et (7) sont synonymes] 8. Remarquons en effet que :

(7') *Même si on est les présidents, on n'y a pas droit. est inacceptable, ce qui explique que (7) ne puisse pas se mettre telle quelle, au conditionnel;

(7") Même les présidents n'y auraient pas droit. sous-entend à notre sens une subordonnée préalable du type : « s'il existait des présidents ». Une objection à notre explication de l'inacceptabilité de (5) serait :

1. De plus, les énoncés (1) et (2) obligent à considérer les verbes chercher et trouver comme foncièrement différents du point de vue de leur comportement sémantique vis-à-vis des indéfinis.

2. On pourrait à la rigueur admettre dans (5) que un est particulier spécifié, mais le temps présent du verbe ferait alors problème.

3. Il semblerait que la distinction entre (4) et (7) recoupe la distinction fléchage I parcours de A. Culioli telle qu'elle apparaît dans (7). Dans (7) un représenterait un fléchage (la classe des présidents), dans (4) un parcours. On pourrait expliquer ainsi pourquoi (5) est inacceptable : dans (5) on serait en présence d'un parcours (un) combiné avec un fléchage (lui-même), d'où impossibilité.

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Jean-Claude Anscombre

(8) Un président lui-même n'y a pas eu droit. Cette objection tombe d'elle-même si l'on considère que le temps du verbe

contraint à interpréter un comme un particulier spécifié. Dans les énoncés étudiés ci-dessus, même ne portait jamais sur un. Il semble malaisé de trouver des exemples qui satisfassent cette condition; d'une façon générale, il semble que même ne puisse porter sur un quantificateur : nous y reviendrons à propos de tous. Intéressons-nous pour l'instant à l'exemple :

(9) *Même quelqu'un est venu. Nous montrerons qu'un tel énoncé est inacceptable, si l'on admet notre des

cription sémantique, lorsque même porte sur quelqu'un. Dans ces conditions en effet, le présupposé comporterait les éléments :

(a) (] x G cl (quelqu'un), x ^= quelqu'un) x est venu. (b) quelqu'un est venu est un argument plus fort pour un certain r que x est

venu. Or cet x appartient à la classe syntactique de quelqu'un : le fait que x est venu

implique donc certainement que quelqu'un est venu : quelqu'un est venu ne peut donc être un argument plus fort pour r que x est venu, d'où le caractère étrange de (9).

Examinons d'autres exemples comportant un quantificateur : (10) Même certains linguistes croient que j'ai raison.

Même peut porter sur linguistes, comme dans l'exemple : (11) Certains philosophes et même certains linguistes croient que j'ai raison.

Mais nous allons voir que même ne peut pas porter sur certains : supposons un instant qu'il en soit ainsi : (10) comporterait alors dans son présupposé les éléments :

(a) (] x E cl (certains), x =£ certains) (x + linguistes) croient que j'ai son.

(b) Certains linguistes croient que j'ai raison est un argument plus fort pour un certain r que (x -f- linguistes) croient que j'ai raison.

Or la classe syntactique de certains comprend des éléments comme : des, quelques, plusieurs... etc. éléments x pour lesquels on a toute chance que (x -f- linguistes) croient que j'ai raison implique certains linguistes croient que j'ai raison, ce qui contredirait (b).

Remarquons que même peut très bien porter sur certains linguistes, comme dans :

(12) Tous les philosophes et même certains linguistes croient que j'ai raison. Intéressons-nous en dernier lieu au cas de tous : il serait bien entendu agréable

de. pouvoir montrer ou simplement constater que même ne peut porter sur tous. Comment alors expliquer ce fait, et d'une façon générale comment expliquer que même ne puisse porter sur un « quantificateur ». Rappelons tout d'abord quelques- unes de nos hypothèses. Pour nous tout énoncé français x peut se ramener, à un certain niveau (qui resterait à préciser), à un prédicat affirmé de un ou plusieurs arguments, ce prédicat pouvant d'ailleurs être modifié par un ou plusieurs opé-

1. C'est peut-être faux pour d'autres langues.

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Même^le roi de France est sage

rateurs, du type des opérateurs de modalisation (modalisation est pris ici au sens large), opérateurs unaires appliqués, au sens mathématique, au prédicat, et pouvant affecter, selon les cas, le prédicat ou l'un des arguments. Même serait à notre avis un exemple d'un tel opérateur. Il y en a bien d'autres, comme nous allons le voir. Soit en effet l'énoncé :

(13) Certains de mes amis sont venus. » II est tentant d'y voir le prédicat être venu affirmé de l'argument certains de

mes amis. On sait que cette position n'est pas défendable, car elle consiste à admettre la doctrine de la distribution 1. On est donc amené à interpréter (13) comme un énoncé sur mes amis, dont je dis que certains sont venus. (13) se ramènerait au prédicat être venu, auquel serait appliqué l'opérateur certains, le tout étant affirmé de l'argument mes amis. Il en serait de même pour tous, des, quelques- uns, etc. On comprend alors pourquoi même ne peut pas porter sur certains, tous, etc. Même est un opérateur qui est appliqué au prédicat; même ne peut donc porter que sur le prédicat — éventuellement le prédicat déjà modifié par un autre opérateur — ou sur des arguments, mais certainement pas sur un autre opérateur, que cet autre opérateur soit tous, certains, ou énormément, souvent. Or les énoncés suivants semblent être une objection majeure à ce qui vient d'être dit :

(14) Certains linguistes et même [tous] les linguistes ont lu Chomsky. (15) J'ai rencontré un ami et même [des] amis. (16) Je l'admire beaucoup et même [énormément]. (17) II vient quelquefois et même [souvent].

Dans les énoncés (14), (15), (16), (17), même semble porter sur ce que nous avons appelé un opérateur, ce qui irait à l'encontre des affirmations précédentes. Nous pensons cependant qu'il n'en est rien, et que dans les exemples ci-dessus, même ne porte pas sur tous, des, énormément, souvent, mais sur renonciation de ces opérateurs : non pas sur les opérateurs, mais sur le choix de ces opérateurs. Même aurait donc la propriété remarquable — qui n'apparaît pas dans la description sémantique que nous avons donnée — de pouvoir, dans certains cas, porter sur renonciation elle-même. Examinons quelques justifications de nos hypothèses 2 :

II nous semble que des paraphrases acceptables de (14), (15), (16), (17) seraient : (14') Certains linguistes et je peux même dire tous les linguistes ont lu

Chomsky. (15') J'ai rencontré un ami et je peux même dire des amis. (16') Je l'admire beaucoup et je peux même dire énormément. (17') II vient quelquefois et je peux même dire souvent.

Même porterait alors non pas sur tous, des, énormément, souvent, mais sur je peux dire tous, je peux dire des, etc., c'est-à-dire sur renonciation elle-même des opérateurs 3. Considérons en outre :

1. Pour la critique de la doctrine de la distribution et ce qui en résulte, cf. P. T. Geach [20] et O. Ducbot [14].

2. Nous ne faisons ici qu'esquisser le problème : on trouvera une étude détaillée dans la thèse de 3e cycle de l'auteur, actuellement en cours de rédaction.

3. Pour un tout autre genre de problème, on trouvera une explication analogue — par une expression performative implicite — chez G. Lakoff [24].

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(18) Jacques, André et même Pierre, sont venus. On accepterait difficilement :

(18') Jacques, André et je peux même dire Pierre, sont venus. comme paraphrase de (18). De plus (18) — et tous les énoncés où même porte sur un prédicat ou un argument — énonce une série d'événements distincts : Jacques est venu, André est venu, Pierre est venu. Dans (14), (15), (16), (17) en revanche, il s'agit toujours du même événement, même ne faisant qu'introduire une évaluation plus forte de cet unique événement. Il y a un lien logico-sémantique évident entre Tous les linguistes ont lu Chomsky et Certains linguistes ont lu Chomsky, entre II vient quelquefois et II vient souvent. Il n'y en a aucun entre Pierre est venu, Jacques est venu, André est venu, à part celui de concourir au sens de l'énoncé global. Si ces hypothèses se révélaient justifiées, les deux énoncés :

(19) J'ai rencontré Pierre et même Jacques. (20) J'ai rencontré un ami et même des amis.

auraient des structures sémantiques fondamentalement différentes. De plus, la dichotomie prédicat /argument serait à remplacer par la trichotomie prédicat/ argument /opérateur.

d. Même et la relative.

On distingue classiquement, à la suite de Port- Royal1, deux types de propositions relatives :

1. Les relatives explicatives, Port-Royal donne l'exemple : Les hommes, qui sont créés pour connaître et pour aimer Dieu.

2. Les relatives determinatives, comme dans l'exemple : J'aime les enfants qui sont gentils.

Cette distinction nous sera utile par la suite. Comme dans le cas des adjectifs restrictifs, on peut paraphraser l'impact sémantique des relatives determinatives par si. Dans l'exemple précédent, on obtiendrait ainsi :

J'aime les enfants s'ils sont gentils. Nous nous proposons d'analyser, dans le cadre de notre description sémantique,

l'énoncé : (1) *J'aime les enfants qui sont même méchants.

Supposons que (1) soit acceptable : la paraphrase par si permet de mettre en évidence que la relative de (1) est du type relative determinative :

1. Cf. [2], 2e partie, chap, vi : « ... Les additions des termes complexes sont de deux sortes, les uns qu'on peut appeller de simples explications, qui est lorsque l'addition ne change rien dans l'idée du terme, parce que ce qu'on y ajoute lui convient généralement et dans toute son étendue, comme dans le premier exemple, les hommes, qui sont créés pour connoître et pour aimer Dieu. Les autres qui se peuvent appeller des déterminations, parce que ce qu'on ajoute à un terme ne convenant pas à ce terme dans toute son étendue, on restreint et en détermine la signification, comme dans le second exemple, les hommes qui sont pieux. Suivant cela on peut dire qu'il y a un qui explicatif, et un qui déterminatif... »

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Même le roi de France est sage

(1') J'aime les enfants s'ils sont même méchants. Le qui de (1) est donc du type restrictif. Examinons l'interprétation de (1) dans

notre description sémantique : (1) aurait pour posé : (la) J'aime les enfants qui sont méchants.

Le qui de (1) étant restrictif, (la) affirme que Je n'aime pas les enfants autres que ceux qui sont méchants. Mais "toujours d'après notre description sémantique, (1) comporterait l'élément de présupposé :

(lb) (] x e cl (méchants), x ^ méchants) tel que : J'aime les enfants qui sont x.

(lb) affirme que J'aime d'autres enfants que les méchants. Il y aurait alors contradiction entre (la) et (lb), d'où l'astérisque précédant (1). Une première objection à notre explication pourrait être :

(2) J'aime ces enfants, qui sont même travailleurs. Cette objection ne tient plus, dès que l'on remarque que (2) comporte une

relative explicative, et non determinative; (2) peut d'ailleurs être paraphrasée comme suit :

(2;) J'aime ces enfants ; ils sont même travailleurs. i. e. par une simple coordination 1, ce qui ne serait pas possible dans le cas de (1). Une deuxième objection serait :

(3) J'aime les enfants qui travaillent même mal. Objection plus sérieuse dans la mesure où il s'agit bien d'une relative determin

ative. (3) peut donc être paraphrasé à l'aide de si, mais il importe de noter que la paraphrase ne serait pas :

(3') J'aime les enfants même s'ils travaillent mal. mais :

(3") J'aime les enfants s'ils travaillent, même s'ils travaillent mal. Or (1) ne peut se comprendre comme :

(I1) J'aime les enfants s'ils sont, même s'ils sont méchants. où être conserverait le sens de la copule. L'impossibilité de (1) serait ainsi dû à la copule. Remarquons à ce propos qu'une théorie comme celle de la sémantique generative aurait les plus grandes difficultés à rendre compte de (1), (2), (3)« En effet, l'hypothèse fondamentale de la sémantique generative2 est que la représentation sémantique est la structure profonde : le sens est donc représenté par un arbre, les transformations ultérieures — en particulier celles de relativi- sation — ne le modifiant en rien. Plusieurs problèmes se poseraient alors.

Bien que la plupart des défenseurs de la sémantique generative reconnaissent explicitement la distinction relative determinative /relative explicative, cette distinction ne semble pas avoir été explicitée sur le plan formel. Dans ces conditions, (1) et (2) seraient soumis au même traitement formel : il faudrait alors justifier l'acceptabilité de (2) face à l'inacceptabilité de (1), pour des structures profondes qui auraient toutes chances d'être analogues. Il y a plus : si l'on se réfère au trai-

1. Coordination au sens de Ch. Ballv, cf. [3], [17]. 2. Cf. [24], [27].

71

Jean-Claude Anscombre

tement des relatives et des modalités dans le cadre de la sémantique generative (cf. [24]), (3) serait engendré à partir de :

(3a) J'aime les enfants. (3b) Les enfants travaillent même mal.

La structure profonde de (3) aurait l'aspect suivant : Fig. L

PRED

Aimer

RG 1, ARG

PRED ARG

PRED AR(

PRED AR(

Je même

I PRED

mauvais travailler

I ARG

les enfants

(1) serait engendré à partir de : (la) J'aime les enfants. (lb) Les enfants sont même méchants.

ce qui conduirait à l'arbre II. La sémantique generative aurait à justifier que, alors que (1) et (3) ont des

structures profondes proches, (3) est acceptable, mais non (1). Il y a plus grave : le schéma II représente aussi la structure profonde de :

(4) J'aime les enfants même méchants. puisque les transformations n'ont aucun impact sémantique; il faudrait alors justifier pourquoi (4) est engendrable à partir de (II), mais non (1) 1.

1. Notre description sémantique, pas plus que la sémantique generative ne peut rendre compte de :

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Même le roi de France est sage

Fig. IL

PRED ARG

Aimer

ARG

S,

PR ARG

PRED G

Je même

PRED

méchant

ARG

les enfants

e. Même, même pas, quand même, quand même pas.

Nous ne prétendrons pas faire dans ce paragraphe une étude exhaustive de la fonction sémantique de ces quatre « locutions ». Il ne s'agit que de mettre en évidence certaines relations sémantiques qui nous ont paru intéressantes et propres à fournir des directions de recherche. On ne trouvera par conséquent, dans les quelques pages consacrées à ces problèmes, qu'un ensemble de remarques dont nous sommes les premiers à reconnaître le caractère fragmentaire et hypothétique.

Considérons les quatre dialogues suivants : (I) — Ma petite fête a été très réussie : tout le monde est venu.

* J'aime les enfants même qui sont méchants. On dit pourtant sans embarras :

J'aime les enfants même s'ils sont méchants. Peut-être s'agit-il d'une contrainte purement syntactique. Ce problème n'est pas spécifique de même :

* J'aime les enfants surtout qui sont méchants. * J'aime les enfants seulement qui sont méchants,

mais semble l'être de qui : J'aime les enfants même quand ils sont méchants. J'aime même que les enfants soient méchants.

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Jean-Claude Anscombre

— Même Pierre? — Non, quand même pas Pierre.

(On pourrait avoir aussi : « Non, pas Pierre », mais le fait qui nous intéresse est que la réponse : « Non, quand même pas Pierre » soit tout à fait possible.)

(II) — Ma petite fête a été très réussie : tout le monde est venu. — Quand même pas Pierre? — Si, même Pierre.

(III) — Ma petite fête a été ratée : personne n'est venu. — Même pas Pierre? — Si, quand même Pierre (ou : « Si, Pierre, quand même »).

(IV) — Ma petite fête a été ratée : personne n'est venu. — Pierre, quand même? (ou : « Quand même Pierre? »). — Non, même pas Pierre.

Dans ces quatre dialogues, quand même, même pas, même, quand même pas, portent sur le sujet Pierre. On aboutirait à des conclusions analogues s'il s'était agi de dialogues dans lesquels ces opérateurs auraient porté sur le prédicat. Par exemple :

(V) — Pierre fait tout ce qu'il peut pour être gentil. — Il est même venu à ta fête ? — Non, il n'est quand même pas venu.

(VI) — Pierre fait tout ce qu'il peut pour être gentil. — Il n'est quand même pas venu à ta fête? — Si, il est même venu.

(VII) — Pierre ne fait absolument rien pour être gentil. — Il n'est même pas venu à ta fête? — Si, il est quand même venu.

(VIII) — Pierre ne fait absolument rien pour être gentil. — Il est quand même venu à ta fête? — Non, il n'est même pas venu.

Au vu de ces dialogues, quand même pas apparaîtrait — dans un sens qui reste à préciser — comme une sorte de négation de même, même comme la négation de quand même pas, même pas comme la négation de quand même, quand même comme la négation de même pas, ce que résume le schéma ci-dessous :

•même ' mêrm pas

négation. négation

quandrmême quand même pas

Dans le cadre de la théorie présuppositionnelle que nous avons adoptée, la description sémantique de quand même pas se déduirait de celle de même de la façon suivante : étant donné un énoncé e, comportant un quand même pas de « scope » s, on remplacerait, dans e, quand même pas par même : on obtient ainsi un énoncé e', que l'on peut interpréter à l'aide de notre description sémantique,

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Même le roi de France est sage

en considérant s comme le « scope » de même. Si l'on admet que l'on passe de e à e' (et de e' à e) par la négation « il est faux que... », alors e aurait pour posé la négation du posé de e', et pour présupposé le présupposé de e'. On obtiendrait un résultat analogue pour quand même et même pas. Ainsi, les deux énoncés :

(1) Pierre est même venu. (2) Pierre n'est quand même pas venu.

auraient même présupposé, que l'on obtient à partir de (1) à l'aide de notre description sémantique, et les deux posés contraires :

(1;) Pierre est venu. (2') Pierre n'est pas venu1.

De même : (3) Pierre n'est même pas venu. (4) Pierre est quand même venu.

auraient même présupposé, et les deux posés contraires : (3') Pierre n'est pas venu. (4') Pierre est venu.

Une étude exhaustive de ce problème devrait, outre cela, étudier de quelle façon on passe par exemple de même à même pas, de même à quand même.

Disons quelques mots à ce sujet. Dans le cas de : (3) Pierre n'est même pas venu.

on peut considérer que même a pour « scope » le prédicat ne pas venir; notre description sémantique fournit alors immédiatement le posé :

(3') Pierre n'est pas venu, et un présupposé du type :

(3") Pierre a fait d'autres actions positives ou négatives que ne pas venir, et ne pas venir est, de toutes ces actions, la plus significative.

D'une façon générale, il semble que lors du passage de même à quand même (et de même pas à quand même pas) intervienne une opération du type réfutation : on passerait d'un opérateur à l'autre par refus du présupposé; ainsi, l'énoncé (2) présente l'action ne pas venir comme étant « la moindre des choses », ce qui contredit le présupposé (3"). Il ne s'agit là que d'une hypothèse de travail que l'état de nos recherches ne nous a pas encore permis d'approfondir. Pour ce qui est de quand même, un certain nombre d'exemples nous inclinent à penser qu'il faudrait l'analyser comme même quand, même alors, même -{- participe présent. Explicitons sur un exemple :

(8) Pierre est vraiment chic : il avait beaucoup de travail, il est quand même venu.

En interprétant quand même comme même alors, et en faisant porter même sur venir, une paraphrase possible de (8) serait :

1. Cette façon de faire conduirait probablement à mettre les deux prédicats venir et ne pas venir dans la même classe syntactique. Ce serait un argument supplémentaire en faveur du caractère syntactico-sémantique, plutôt que purement syntactique, de ces classes.

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Jean-Claude Anscombre

(8') Pierre est vraiment chic : il est même venu alors qu'il avait beaucoup de travail.

Quand même opérerait ainsi, selon nous, une espèce de subordination1. En d'autres termes, quand même serait générateur de prédicats complexes: dans (8) par exemple, du prédicat complexe venir alors que Von a beaucoup de travail. On ferait la même consultation pour même:

(9) II n'avait rien à faire : il n'est pas venu, il n'a même pas écrit. Même engendrerait les prédicats complexes : ne pas écrire quand on n'a rien

à faire, et ne pas venir quand on n'a rien à faire (selon notre modèle, même porterait ici sur ne pas écrire).

Si nos hypothèses sur même pas, quand même, quand même pas s'avéraient valides, on pourrait alors expliquer pourquoi quand même a fréquemment le sens de malgré tout. Soit :

(10) Pierre est venu quand même. énoncé pour lequel nous supposerons que quand même porte sur le prédicat venir. Si l'on accepte d'interpréter quand même comme même quand, (10) comporterait alors dans son présupposé un élément du genre :

(10') II y a au moins un prédicat V tel que V (Pierre), V n'étant pas venir. Soit V l'ensemble de ces prédicats V : (10) pourrait alors être interprété comme :

(10") Pierre est même venu alors que (jf V e V) V (Pierre). Si V n'est pas explicite de par renonciation, même... alors que (ty V G V...)

serait rendu par malgré tout, le tout servant à traduire la parenthèse (jf Fe V...). L'hypothèse d'une interrelation entre même et quand même pas d'une part,

même pas et quand même d'autre part 2, fournirait un argument supplémentaire à l'appui de l'hypothèse que même ne peut porter sur un quantificateur. Considérons en effet les dialogues suivants :

(I) — Ils ne sont quand même pas tous venus? — *Si, même tous. (On aurait plutôt : Si, tous.)

1. Subordination est pris au sens de Ch. Bally, cf. [3], [17]. Bally parle de « phrases liées ». Pour Bally, deux phrases sont coordonnées quand la seconde a pour thème la première. Deux phrases sont liées (subordination) s'il n'y a qu'une seule énonciation ayant pour sujet le sujet de la première et pour prédicat le reste de la première plus la seconde.

Tous viendront pour que tu sois content (subordination). Tous viendront, de sorte que tu seras content (coordination).

2. Pour les quatre opérateurs même, quand même, même pas, quand même pas, le passage de l'un à l'autre se complique de problèmes d'acceptabilité assez gênants, comme on peut l'entrevoir sur les exemples :

(1) Même Pierre est venu. (2) Même pas Pierre. (3) * Même pas Pierre est venu. (4) Quand même pas Pierre. (5) * Quand même pas Pierre est venu.

Si (1), (2), (4) semblent tout à fait acceptables, (3) et (5) semblent l'être beaucoup moins; notre modèle devrait donc permettre de dériver de (1), non pas (3) et (5), mais (2) et (4).

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Même le roi de France est sage

(II) — Ils sont tous venus? (Et non : *Ils sont même tous venus?) — Non, quand même pas tous.

6. CONCLUSION Bien des paragraphes de cet article seraient justiciables d'une analyse plus

détaillée, et qui, poussée à fond, amènerait peut-être à réviser tout ou partie de la description sémantique 1. Notre but principal était, d'une part d'améliorer la description de Fillmore, de pallier les inexactitudes qu'elle nous paraissait contenir; d'autre part, nous désirions faire ressortir le caractère indispensable, dans une description sémantique, du recours à renonciation ainsi que le rôle joué par l'argumentation dans certains types d'énoncés; nous pensons y être parvenu. Ce n'est qu'au prix de multiples va-et-vient entre un donné multiple et une analyse réductrice et trop souvent mutilante que se formeront peu à peu les outils conceptuels propres à la description sémantique envisagée. « ... Mouvement dialectique orienté vers une abstraction de plus en plus poussée depuis le donné matériel jusqu'au formalisme mathématique au travers de balancements' continuels entre V observationnel, domaine de l'isolé, du contingent, de la diversité, du multiple, et le théorique, domaine du général, du nécessaire, du contraignant, de l'unique. Les balancements dialectiques entre naïf et formel sont les manifestations de V attitude formalisante qui prend toujours pour source une théorie naïve, contestée à la fois par l'observation qui soit l'enrichit soit la détruit; le retour nécessaire interprète directement chaque proposition formelle, réarrange le réseau des propositions théoriques, suggère des protocoles expérimentaux plus compliqués et nouveaux... » comme l'écrivait récemment J. P. Desclés 3. Nous espérons avoir su rester fidèle à cette ligne de conduite, dont nous pensons qu'elle est à la base même de toute démarche se réclamant de la science.

Jean-Claude Anscombre. Centre National de la Recherche Scientifique.

ANNEXE I : «MÊME» ET LA NOTION DE CLASSE SYNTACTIQUE

La notion de classe syntactique telle qu'elle apparaît dans les pages qui précèdent appelle un certain nombre de remarques.

Nous avons déjà fait remarquer que : 1. Ces classes sont syntactico-sémantiques. On le voit sur l'exemple :

*I1 est grand pour un rosier, et même pour un Suédois. On pourrait croire que cette impossibilité provient de ce que « il est grand pour

un x » présuppose ou implique : « il est x ». Si cette indication apparaît, ce ne peut être qu'au titre de sous-entendu, sinon l'énoncé :

II est grand pour un Français, et même pour un Suédois, serait inacceptable dans la plupart des cas.

1. Nous avons entre autres fait abstraction des effroyables problèmes de temps. 2. Cf. [8].

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Jean-Claude Anscombre

2. Les contraintes sémantiques d'appartenance à une ce classe » sont relativement fortes. On ne peut dire, en général :

*I1 est grand pour un nain, et même pour un géant. Il y aurait donc une difficulté certaine à se donner a priori une grammaire

constituée où de telles classes seraient définies préalablement à une étude de même, car il semble bien que leur définition fasse intervenir précisément ce même. En fait, notre description sémantique définit ces classes syntactico-sémantiques autant qu'elles les utilise. Une utilisation possible de cette description pourrait donc être de permettre la construction d'un système de classes syntactico-sémantiques, susceptibles — par exemple — de servir à l'étude d'autres types de modalité. Nous pensons entre autres à aussi, seul.

ANNEXE II : (( MÊME » ET THÉME/PROPOS

Nous proposons d'examiner brièvement ici les rapports entre : même, le thème et le propos de l'énoncé contenant une occurrence de même, le thème et le propos de renonciation dont cet énoncé fait partie; rappelons que pour Ch. Bally1 : « ... La pensée qu'on veut faire connaître est — nous le répétons — le but, la fin de l'énoncé, ce qu'on se propose, en un mot: le propos; on l'énonce à l'occasion d'une autre chose qui en forme la base, le substrat, le motif: c'est le thème... ».

Soit : (1) Ma soirée a été très réussie : beaucoup de gens sont venus, et même

Pierre. (2) Même Pierre est venu.

Le thème de (2) semble être les personnes qui sont venues, thème à propos duquel je fais connaître que parmi eux il y avait même Pierre (propos). Le thème étant ce dont on parle, et le présupposé étant le cadre implicite du discours, il n'est donc pas étonnant qu'il y ait un lien sémantique entre le thème de (2) et une partie du présupposé de (2) à savoir : D'autres que Pierre sont venus. Même opère d'ailleurs une curieuse partition du présupposé de (2) puisqu'une partie est rattachée au thème, et l'autre au propos. Le thème de (1), en revanche, est la réussite de ma soirée, au sujet de quoi je formule le propos : Beaucoup de gens sont venus, et même Pierre. Bien que (2) soit marqué par même, il n'y a pas identité entre thème de (1) et thème de (2), ni entre propos de (1) et propos de (2) (ici, le propos de (1) fait partie du propos de (2)). Ce fait semble assez général : c'est assez compréhensible, si l'on se reporte à notre description : il nous semble que celle-ci fait apparaître que le thème de renonciation est le r de la description, l'énoncé étudié apparaissant comme tout ou partie du propos, ce quelle que soit la place de même dans l'énoncé. Dans l'énoncé seul, ce sur quoi porte même est relié intimement au thème et donc au propos de cet énoncé. Dans (2), le fait que même porte sur Pierre fournit le thème : les personnes qui sont venues. Si nous avions pris :

(3) Pierre est même venu. le thème aurait été : Ce qu'à fait Pierre.

1. Cf. [3].

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Même te roi de France est sage

ANNEXE III .' i/ARGUMENTATION

Bien que le mot atgumentation apparaisse tout au long de l'article, nous nous sommes contentés de l'employer dans un sens intuitif et très vague, sans rien dire de ses propriétés. Nous allons tenter de préciser quelque peu ce qui selon nous se cache derrière ce terme.

Il paraît à peu près impossible de donner une définition même intuitive de p est un argument pour q, où p et q sont des propositions. Tout au plus peut-on dire, de façon très approximative, que p est un argument pour q si renonciation de p incline à penser que q. Cette pseudo-définition présente l'inconvénient majeur de conférer à l'argumentation une ressemblance — ■ dangereuse à notre avis — avec l'implication, alors qu'il nous semble qu'elle en diffère sensiblement. S'il est vrai que : p est un argument pour p (réflexivité) et que bien souvent, si p est un argument pour q et q un argument pour r alors p est un argument pour r (transiti- vité), il se peut très bien en revanche que p soit un argument pour q et q un argument pour p sans que p et q aient pour autant mêmes valeurs de vérité. Par exemple, être Breton est un argument pour être Français: mais d'une certaine façon, être Français est aussi un argument pour être Breton: les valeurs de vérité sont visiblement distinctes. Représentons la relation être argument pour par la lettre grecque a. Bien souvent lorsque p a. q, alors q a p. Cela vient de ce qu'au contraire de l'implication, il y a une gradation dans l'argumentation : p peut être un argument plus ou moins fort pour q, et ce d'une infinité de façons. Du point de vue d'une tentative de formalisation de la notion d'argumentation, les remarques précédentes amèneraient à rejeter a priori un certain nombre de représentations, à savoir :

1. Par l'implication logique => 2. A l'aide de certaines logiques modales * ; par exemple :

p a q = (df) h 0 (P =>. î) (p est un argument pour q si et seulement si il est possible que p implique q) ou encore :

P « ? = (<*/) ~ 0 (~ P A g) (p est un argument pour q, si et seulement s'il est impossible d'avoir à la fois non p et q).

Indépendamment du fait que l'extension des modalités au calcul des prédicats du 1er ordre pose un certain nombre de problèmes 2, une telle représentation ne permettrait pas d'écrire que p est un argument pour r meilleur que q; on pourrait au plus écrire que p est un argument pour r et g un argument pour r. Reprenant une idée de J. B. Grize, on peut alors penser aux logiques à une infinité de valeurs, et en particulier au calcul des probabilités 8. Si nous symbolisons par II (q Ip) la probabilité de l'événement q sachant que l'événement p s'est réalisé, on pourrait prendre comme définition :

paq=(df)H (qlp)>U(q).

1. Cf. [233, [26]. 2. Cf. [23], [26]. 3. Cf. [22], [23].

79

Jean-Claude Ànscomhrè

Autrement dit, nous dirions que si p est un argument pour q, on a plus de « chance » d'avoir q, si p est le cas, que d'avoir q seul. Un avantage : on peut montrer que si II {q/p) ^ (q) alors II (p/g) ^ II (p), i. e. que si p a g alors qctp. Un des inconvénients est qu'on ne voit pas très bien comment évaluer II (p), U(q),U(qlp),U(plq).

D'une façon générale, il nous semble que toutes les définitions ci-dessus de l'argumentation présentent le même défaut, à savoir que stricto sensu, on ne peut pas dire que p est un argument pour q, ni même qu'il le restera toujours. Tout ce que l'on peut dire, et nous nous engageons alors dans la voie de la logique de l'assertion 1, c'est qu'à un certain moment tQ, l'individu x déclare à l'individu y que p ce ç; une formalisation possible serait alors : A {x, y, p a q, t0), où A serait le prédicat (quaternaire) déclarer. On pourrait rendre compte de faits comme (ce ne sont que des suggestions) :

— p est un argument pour r plus fort que q : A(x,y,q.ar=>pctr, t0)

— y n'est pas d'accord avec x à propos de p a q : A (y, x,~(p* q), t0)

— x a changé d'avis à l'instant tx ^ tQ : A (x, y,p*q, t0) A A (x, t/,~(pa q), tj.

Un tel calcul reste bien entendu à construire.

ANNEXE IV : A PROPOS DE LA FORMALISATION DE « MEME ))

Nous examinerons brièvement dans ce paragraphe le genre de formalisation auquel pourraient conduire les hypothèses que nous avons faites et le type de description que nous avons adopté. Nous verrons également à quelles difficultés on se heurte alors, et à quelles solutions le modèle adopté contraint de recourir.

Si l'on accepte l'hypothèse de base que tout énoncé peut, du moins à un certain niveau, être interprété comme un prédicat — éventuellement modifié par une série d'opérateurs — affirmé d'un certain nombre d'arguments, dans une formalisation du type logique, un énoncé du langage ordinaire recevrait alors une traduction du genre :

alors Xj.) P (ai, x2..., xn)

i. e. le prédicat (XjX2...Xfc) P affirmé du n-uplet d'arguments (xlf x2..., xn) les X^ étant des opérateurs qui appliqués à un prédicat donnent un nouveau prédicat, P une certaine représentation des prédicats du langage ordinaire. On pourrait utiliser une représentation analogue à celle des prédicats logiques2 ou encore utiliser la notion de couple prédicatif 3.

1. Cf. [1] ainsi que : Ch. Perelman, Traité de l'argumentation, Paris, P.U.F., 1958; N. Rescher, Topics in Philosophical Logic, Reidel, Dordrecht, 1968.

2. Il ne s'agit pas ici de la logique des prédicats du 1er ordre, mais d'un calcul beaucoup plus complexe qui resterait à édifier. On sait que la logique du 1er ordre est très insuffisante pour rendre compte des phénomènes du langage. Pour traduire de façon adéquate des énoncés comme A est un conducteur rapide (cf. Reichenbach) il faut avoir recours au calcul des prédicats d'ordre au moins égal à 2.

3. Cf. O. Ducrot, Dire et ne pas dire, Éditions Hermann, 1972, chap. v.

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Même le roi de France est sage

Nous allons voir que la représentation de même dans un métalangage de ce type se heurte à de sérieuses difficultés. Même serait en effet décrit comme un opérateur appliqué au prédicat. Si l'on admet notre description, et si même porte sur un segment a de l'énoncé il doit alors apparaître quelque part dans la description de l'effet sémantique de même une formule du métalangage de la forme : (]a; 6 cl (a) tel que...). Si même porte sur le prédicat de l'énoncé, ou sur un argument, la formalisation est aisée. Mais considérons :

(1) Tous mes amis et même certains ennemis sont venus. Conformément à notre description, même devrait porter sur certains linguistes :

or dans la traduction de (1) dans le métalangage adopté, linguistes apparaîtrait comme un argument et certains comme opérateur (cf. P. T. Geach, op. cit.). On voit immédiatement les difficultés théoriques qui se poseraient alors. On pourrait faire l'hypothèse que, dans ce cas, même porte non pas sur certains linguistes mais sur linguistes seul. Indépendamment du caractère arbitraire de cette hypothèse, une telle position conduirait à une inadéquation : en effet, la description sémantique de la partie en italique de (1) fournirait comme élément de présupposé :

(1 o) (] X e cl (ennemis)) certains x sont venus. L'instanciation de ce présupposé au niveau du composant rhétorique ne per

mettrait pas alors de retrouver tous mes amis sont venus mais seulement certains amis sont venus. Nous serions donc contraints presque sûrement d'adopter la solution même porte sur certains ennemis sont venus. Cette solution pourrait trouver des justifications dans la critique de la doctrine de la distribution (cf. supra), critique selon laquelle : certains ennemis sont venus doit être interprété comme : certains sont venus affirmé de mes ennemis. Certains ne pourrait alors être séparé du prédicat venir et même affecterait non pas certains linguistes mais tout l'énoncé. On pourrait expliquer de façon analogue pourquoi il semble y avoir difficulté à faire porter même sur des opérateurs comme certains, des, tous. Même porterait en fait sur le prédicat affecté par l'opérateur considéré.

BIBLIOGRAPHIE

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[12] Ducrot O., « La description sémantique des énoncés français et la notion de présupposition », L'Homme, 1968, VIII, n° 1, p. 37-53.

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