Analyser Le Massacre

download Analyser Le Massacre

of 42

description

Lectura antropológica sobre las masacres.

Transcript of Analyser Le Massacre

  • Questions de Recherche / Research in Question

    N 7 Septembre 2002

    Analyser le massacre

    Rflexions comparatives

    Jacques Smelin

    Centre d'tudes et de recherches internationales

    Sciences Po

  • Questions de recherches / Research in question n 7 Septembre 2002 http://www.ceri-sciences-po.org/publica/qdr.htm

    2

    Analyser le massacre Rflexions comparatives

    Jacques Semelin CNRS / CERI

    L'poque de la destruction de Rosalie tait arrive

    Justine, Marquis de Sade

    Rsum Ce texte vise penser un objet particulirement difficile saisir et qui est pourtant au cur de nombreuses guerres prsentes et passes : le massacre. Celui-ci y est dfini comme une forme d'action le plus souvent collective visant dtruire des non-combattants, en gnral des civils. Le massacre est apprhend comme une pratique de violence extrme, la fois rationnelle et irrationnelle, procdant d'une construction imaginaire d'un autre dtruire, peru par le bourreau comme un ennemi total. L'ambition de ce texte est de montrer la pertinence d'une rflexion comparative sur le massacre. Son parti pris est d'aller au-del de l'tude de cas ou plutt de mettre en perspective le meilleur de ces tudes (sur l'ex-Yougoslavie, le Rwanda, etc.), pour mieux comprendre les processus du passage l'acte de massacrer. A cette fin, deux lignes de force inspirent l'analyse :

    - La profondeur historique : difficile en effet de tenter de comprendre les massacres des annes 1990 sans prendre en compte leur histoire au XXme sicle, y compris ceux que l'on nomme "gnocides".

    - L'ouverture transdisciplinaire : le phnomne massacre est en lui-mme si complexe qu'il appelle tout autant le regard du sociologue, de l'anthropologue ou du psychologue ; ce dont ces pages voudraient aussi attester.

    Abstract

    This text aims to examine a particularly difficult phenomenon to study slaughter , although it is at the center of many wars today and yesterday. Slaughter is defined as a generally collective form of action that aims to destroy non-combatants, usually civilians. Slaughter is viewed as an extremely violent, both rational and irrational practice growing out of an imaginary construct pertaining to someone to be destroyed, whom the torturer perceives as a complete enemy. The aspiration of this text is to show the relevance of exploring slaughter from a comparative standpoint. It will go beyond the mere case study, or rather it will put the best of these studies (on ex-Yugoslavia, Rwanda, etc.) into perspective. To better understand the process by which the slaughter is put into action, two main directions guide the analysis:

    - historic depth: it is in fact difficult to attempt to understand the slaughters that took place in 1990 without taking into account occurrences in the 20th century, including those termed "genocides."

    - transdisciplinary overture: slaughter as a phenomenon is so complex in itself that it requires the eye of the sociologist, anthropologist and psychologist, as can be seen in the following pages.

  • Questions de recherches / Research in question n 7 Septembre 2002 http://www.ceri-sciences-po.org/publica/qdr.htm

    3

    Lorsqu'un massacre est commis et rvl par la presse, des journalistes sont enclins

    insister sur son apparente irrationalit : pourquoi s'en prendre aux enfants, aux femmes,

    aux personnes ges ? Des dtails sur les atrocits sont aussi donns dans ces reportages.

    Les caractristiques rvoltantes des massacres ne doivent pourtant pas empcher de

    s'interroger sur la logique des acteurs, non seulement du point de vue de leurs moyens

    d'actions mais aussi de leurs objectifs et de leurs reprsentations de l'ennemi. Par-del

    l'horreur, force est de reconnatre que ceux-ci poursuivent des buts bien prcis :

    appropriation de richesses, contrles de territoires, conqute du pouvoir, dstabilisation d'un

    systme politique, etc.

    Penser le massacre, c'est alors chercher saisir la fois sa rationalit et son

    irrationalit : ce qui peut relever du froid calcul et de la folie des hommes, ce que je nomme

    sa rationalit dlirante. Ce qualificatif de dlirant renvoie deux ralits de nature

    psychopathologiques. La premire est celle d'une attitude de type psychotique l'gard

    d'un autre dtruire qui en fait n'est pas un autre parce qu'il est peru par celui qui va

    l'anantir comme un non semblable lui-mme. C'est dans le dni de l'humanit de cet

    autre barbare que rside la part psychotique du rapport du bourreau sa future victime.

    Mais dlirant peut encore signifier une reprsentation paranoaque de cet autre vu

    comme menaant, voire incarnant le mal. Or la particularit d'une structure paranoaque est

    sa dangerosit, la conviction d'avoir faire un autre malfaisant tant si forte quil y a

    effectivement risque de passage l'acte. Ainsi, dans le massacre, la polarisation binaire

    Bien/Mal et Amis/Ennemis est son comble comme dans la guerre. C'est pourquoi

    le massacre fait toujours bon mnage avec la guerre ou, s'il n'y a pas de guerre

    proprement parler, il est vcu comme un acte de guerre. C'est par l que les massacres ne

    sont pas insenss , du point de vue de ceux qui les perptuent, parce qu'ils ressortissent

    une ou des dynamiques de guerre. En somme, la population ennemie est perue

    comme une cible lgitime de violence - y compris militaire -, une ide qui s'est gnralise

    durant les deux guerres mondiales mais qui, selon l'historien John Horne remonte la

    priode de la Rvolution franaise (Horne, 2002). On peut ainsi tenter de penser les

    massacres du point de vue de leurs usages politiques et stratgiques, dans le contexte

    contemporain (Semelin, 2001).

  • Questions de recherches / Research in question n 7 Septembre 2002 http://www.ceri-sciences-po.org/publica/qdr.htm

    4

    La diversit des situations historiques conduit distinguer au moins trois types

    d'objectifs associs aux processus de destruction partielle, voire totale d'une collectivit :

    - la soumission : le but est de dtruire partiellement un groupe de manire soumettre ceux

    qui survivront. L'effet de terreur est ainsi de nature cristalliser la sujtion de la collectivit

    vise par les massacres, que ce soit pour l'exploiter conomiquement, pour la dominer

    politiquement, ou pour les deux la fois. Ceci inclut notamment les procds de

    bombardement des populations civiles ;

    - l'radication : le but est d'liminer d'un territoire particulier un autre prsent comme

    tranger ou dangereux. Le massacre limit des membres de ce groupe, dont les critres de

    dfinition relvent de l'agresseur, est galement de nature propager un climat de terreur

    destin provoquer la fuite du territoire de tous les membres du groupe vis (cas du

    nettoyage ethnique ). Dans certaines situations encore plus extrmes, la volont de

    destruction s'applique tous les membres du groupe, l'agresseur ne laissant pas ses

    victimes la possibilit de s'enfuir (cas du gnocide) ;

    - la dstabilisation : les auteurs du massacre n'ont pas ici les moyens de parvenir la

    soumission ou l'radication du groupe vis. En revanche, ils peuvent le frapper

    ponctuellement de manire esprer provoquer en son sein un effet politique dstabilisant

    qu'ils esprent favorable leur cause. C'est le principe mme de l'action dite terroriste ,

    entendue alors comme pratique de groupes ou rseaux non tatiques.

    J'ai tent ailleurs d'expliciter les ressorts de ces diffrentes dynamiques de

    destruction des civils en cherchant notamment lucider les logiques d'action qui conduisent

    du massacre un processus gnocidaire (Semelin, 2002). Mais cette r-injection de

    sens dans l'acte de massacrer n'est certainement pas suffisante pour en expliquer

    l'avnement. En effet, le problme central, pos aux sciences sociales, est de tenter de

    comprendre les circonstances politiques, conomiques et culturelles susceptibles de

    conduire au dveloppement de ces formes particulires d'actions collectives que sont les

    massacres. Ceci revient alors centrer la rflexion sur la question du passage l'acte, non

    pas apprhend au sens psychologique d'une pulsion , mais bien plutt comme le

    moment critique de bascule dans des pratiques d'extrme violence.

    Comment avancer dans cette direction? Il convient en premier lieu de faire l'analyse

    des rapports complexes et souvent ambigus entre les auteurs des massacres - en anglais,

    perpetrators - et leurs victimes pour voir notamment en quoi ce basculement dans l'extrme

  • Questions de recherches / Research in question n 7 Septembre 2002 http://www.ceri-sciences-po.org/publica/qdr.htm

    5

    violence est l'expression d'une crise politique, sociale, communautaire bien antrieure au

    passage l'acte lui-mme. A cet gard, les travaux sur le discours identitaire, ou plutt sur la

    construction des identits, notamment dvelopps en France par Denis-Constant Martin,

    offrent des perspectives fcondes. Celui-ci a dj remarqu que ce passage de la

    coexistence au massacre est fluide et qu'il s'agit par consquent d'tudier aussi bien ce

    continuum que le seuil du conflit . En ce sens, il suggre d'explorer trois aspects de ce

    passage : les rapports entre peur et anxit, les luttes pour le pouvoir dont ce conflit est le

    thtre, la faon dont les discours identitaires sont idologiss (Martin, 1999 : 194).

    Mais l'analyse du massacre ne saurait se limiter l'tude de l'volution du binme

    perpetrators-victimes . En effet, il faut aussi prendre en compte un troisime terme - le

    tiers - que les auteurs anglo-saxons tels que le psychosociologue Irving Staub nomment by-

    standers (Staub, 1989). Ce tiers peut tre proche (le voisin) ou bien plus lointain (un tat

    particulier ou ce que l'on dsigne aujourd'hui sous le terme peu satisfaisant de

    communaut internationale ). Or, ce tiers peut non seulement jouer un rle aprs le

    massacre ( titre de tmoin) mais aussi bien avant le massacre. Tout porte croire en effet

    que le processus qui conduit celui-ci s'explique galement par la passivit, voire la

    complicit de tiers proches ou lointains, vis--vis de ce qui s'apprte tre commis ou est en

    train d'tre commis. Il y a alors lieu d'interprter le passage au massacre en fonction de la

    dynamique d'une situation sociale et internationale, au sein de laquelle ceux qui tiennent la

    fonction de tiers occupent une place dterminante, car leur action ou non-action est de

    nature jouer un rle essentiel sur la dtermination des bourreaux se saisir ou non de

    leurs victimes .

    Ce triangle des perscuteurs, des victimes et des tiers constitue le cadre

    d'analyse lmentaire du massacre. Pour comprendre en profondeur ce qui se joue dans ces

    rapports triangulaires, on pourra aussi bien convoquer la discipline des relations

    internationales que la sociologie politique ou historique, l'anthropologie ou la psychiatrie

    sociale. La complexit des phnomnes de massacres appelle une multiplicit de regards

    disciplinaires. Ce texte voudrait tre une contribution modeste dans cette perspective,

    prenant notamment appui sur les travaux du groupe de recherche Faire la paix. Du crime

    de masse au peacebuilding que Batrice Pouligny et moi-mme avons lanc au CERI,

    dans le but de dvelopper prcisment des approches transdisciplinaires1.

    L'autre orientation de ce texte, qui est galement celle de notre groupe de recherche,

    est de tenter de dvelopper des analyses comparatives entre divers cas de massacres ayant 1 Pour une prsentation de ce groupe, se reporter au site du CERI : http://www.ceri-sciences-po.org

  • Questions de recherches / Research in question n 7 Septembre 2002 http://www.ceri-sciences-po.org/publica/qdr.htm

    6

    vis la soumission et/ou l'radication d'un groupe. En effet, on dispose aujourd'hui

    d'tudes de cas remarquables principalement en histoire, commencer par celles sur la

    destruction des juifs europens (Hilberg, 1994), mais les approches comparatives restent

    encore rares et balbutiantes. Nous parions ici sur le caractre heuristique de l'analyse

    comparative pour faire avancer la connaissance des dynamiques du massacre, le champ

    des genocide studies en plein essor, principalement aux Etats-Unis, tant cet gard

    assez prometteur2. Aussi ce texte s'efforce-t-il de poser des jalons galement dans cette

    perspective comparatiste, prolongeant mes travaux antrieurs sur les cas trs diffrents du

    nettoyage ethnique en ex-Yougoslavie au cours des annes quatre-vingt dix (Semelin, 2000)

    et du gnocide des juifs dans l'Europe nazie (Semelin, 1986, 1998).

    Ce n'est pas le lieu ici de revenir sur la lgitimit, les conditions et les limites de

    l'exercice de la comparaison, une question qui a dj suscit une vaste littrature (Aron,

    1971 ; Passeron, 1992 ; Chazel, 1998 ; Badie, 1992 ; Leca, 1992). Bornons-nous seulement

    dire que, dans notre esprit, comparer n'est nullement niveler les diffrences mais bien

    plutt les mettre en relief. On dit en gnral que comparer consiste tablir la fois les

    lments de similitudes et de distinctions entre des vnements comparables. Certes, il

    s'agit l d'une premire tape - importante - mais assez rudimentaire. Pour tre vraiment

    intressant, l'exercice de la comparaison doit tre pouss plus loin, cest--dire vers la

    construction de problmatiques qui soient de nature rendre compte de la spcificit

    historique de chaque vnement. Par problmatiques, j'entends des questions communes

    susceptibles d'une certaine thorisation, dont les rponses peuvent se dcliner diffremment

    selon les situations historiques examines. C'est d'ailleurs l une approche qui a t

    dfendue en histoire par Paul Veyne : conceptualiser pour individualiser (Veyne, 1976).

    C'est une perspective assez proche qui est adopte ici partir des six problmatiques

    suivantes :

    - Crise de l'Etat, massacres et systme international ;

    - Idologies, mythes et reprsentations de l'ennemi ;

    - Discours publics, dcisions et organisation du massacre ;

    - Opinion publique, lien social et co-construction de l'vnement ;

    - Tueurs de civils : bourreaux volontaires ou monstres ordinaires?

    - Sens et non-sens des atrocits.

    2 Il suffit pour s'en convaincre de regarder les premiers numros de la nouvelle revue Journal of Genocide Research fonde New York en 1999 et le programme de la dernire confrence de la nouvelle association universitaire : the International Genocide Scholars Association (Minneapolis, juin 2001).

  • Questions de recherches / Research in question n 7 Septembre 2002 http://www.ceri-sciences-po.org/publica/qdr.htm

    7

    CRISE DE LETAT, MASSACRE ET SYSTEME INTERNATIONAL

    Dans la mesure o l'essentiel des cas connus de destruction des populations civiles

    ont t le fait de pouvoirs tatiques (Rummel, 1994), une des toutes premires interrogations

    est de savoir si le massacre est commis par des tats forts ou des tats faibles ? La thse

    de l'tat fort semble s'imposer d'emble, tant il faut de puissance pour commettre un

    massacre et plus encore un gnocide. Puissance de destruction mais encore puissance

    d'organisation, de communication, de commandement, etc. Le gnocide suppose lui-mme

    le pouvoir d'un tat disposant bien sr de la force arme mais aussi d'un systme

    bureaucratique consquent, d'un appareil de propagande, etc., comme l'ont soulign bien

    des auteurs (Kuper, 1981 ; Fein, 1990). Certains en ont d'ailleurs conclu que le gnocide est

    un phnomne moderne, dans la mesure o il suppose un dveloppement technologique

    important (Bauman, 1989).

    Cependant, cette thse de l'tat fort est branle par ceux qui attirent l'attention sur

    le contexte gnral dans lequel sont placs ces pouvoirs. Ils remarquent que ceux-ci, bien

    que puissants, se retrouvent dans une position de vulnrabilit qui est prcisment de nature

    expliquer leur engagement massacrer. La prise en compte du contexte de la guerre est

    ici essentielle, notamment pour expliquer le processus de bascule vers le gnocide. Ainsi

    des historiens comme Philippe Burrin ou Christian Gerlach ont avanc que la dcision de la

    solution finale , prise par les nazis trs probablement partir du mois de dcembre 1941,

    ne peut tre isole du fait que ceux-ci ralisent alors qu'ils ne pourront pas gagner la guerre

    qu'ils ont dclenche contre l'Union sovitique (Burrin, 1989 ; Gerlach, 1999). C'est donc

    avec la conscience d'un chec venir, renforce par l'entre en guerre des Etats-Unis aprs

    le bombardement de Pearl Harbor (6 dcembre 1941), que Hitler aurait pris la dcision de

    gagner au moins sur son autre objectif fondamental : l'extermination des juifs ; d'o

    l'importance, comme le propose Florent Brayard, de rvaluer l'analyse des propos de Hitler

    qui se targuait d'tre le prophte de l'anantissement de la race juive dans le cas o

    celle-ci en viendrait dclencher une nouvelle guerre mondiale (Brayard, 2002)3. Au

    Rwanda, le contexte est videmment tout autre mais la question du rapport entre la guerre et

    3 Il s'agit notamment de ses propos du 30 janvier 1939 : si la finance juive internationale, en Europe et hors d'Europe, prcipite nouveau les peuples dans une guerre mondiale, le rsultat en sera non plus la bolchvisation de la terre et avec elle la victoire de la juiverie mais l'anantissement total de la race juive en Europe , cit dans Philippe Burrin, Hitler et les Juifs. Gense dun gnocide, Paris, Le Seuil, 1980, p. 63. Je reviendrai sur cette importance du discours public annonant le massacre de masse dans la troisime section de ce texte.

  • Questions de recherches / Research in question n 7 Septembre 2002 http://www.ceri-sciences-po.org/publica/qdr.htm

    8

    le gnocide est galement centrale. La scurit du gouvernement hutu au pouvoir Kigali

    tait menace de l'extrieur, celui-ci tant attaqu depuis 1990 par le Front Patriotique du

    Rwanda. Nombre d'auteurs mettent ainsi en rapport cette menace tutsi de l'extrieur avec la

    construction idologique par les extrmistes hutu, d'une menace tutsi de l'intrieur, relayant

    la premire, pour miner les fondements mmes du pouvoir d'tat. Par consquent, ne pas

    perdre la guerre consistait au moins dtruire totalement cette menace interne, donc

    exterminer les Tutsi. Un raisonnement assez semblable peut encore s'appliquer au gnocide

    des Armniens, dont les massacres sont engags la suite d'une svre dfaite des Turcs

    contre les Russes, dans un contexte de guerre o cette minorit armnienne de l'Empire

    ottoman est perue par le gouvernement des Jeunes-Turcs comme complice et allie de

    la Russie.

    Cette approche renforce la thse de ceux qui pensent que les massacres sont plutt

    le fait d'tats faibles ou qui se peroivent comme vulnrables ou encore qui croient qu'ils ne

    peuvent gagner la guerre sans aller jusqu'au massacre des populations civiles. Plusieurs cas

    de figures sont ici distinguer. En premier lieu, celui d'un pouvoir politique dont la lgitimit

    n'est pas assure ou/et fortement conteste. Ainsi, pour l'historien Jean-Clment Martin, on

    ne peut comprendre les massacres de la Rvolution franaise ( commencer par ceux de la

    Vende) sans avoir en tte qu'ils sont paradoxalement l'expression de la faiblesse du

    pouvoir d'tat (Martin, 1987). Selon Jean-Louis Margolin, l'ultraviolence des Khmers rouges

    s'explique aussi par le fait qu'ils sont et se savent ultraminoritaires. Le recours au massacre

    revient donc subsumer une position de faiblesse pour assurer son ascendant sur les

    populations et renforcer son pouvoir. Si l'tat fait la guerre autant que la guerre fait l'tat,

    pour rependre la formule de Charles Tilly, 2000), on en dira autant du massacre. Un autre

    cas de figure est celui d'un tat dj en place mais dont la lgitimit est vivement conteste

    ou se trouve fortement mise en cause, les individus s'tant rappropri ou se rappropriant

    le droit la violence, n'acceptant pas ou plus de faire allgeance ce pouvoir. La situation

    de l'Algrie, aprs le refus par le pouvoir de reconnatre le rsultat des lections de 1991,

    offre une illustration d'une telle volution, selon Luis Martinez, entranant le pays dans la

    guerre civile (Martinez, 1997).

    Un troisime cas de figure est celui de l'effondrement d'un systme de domination ou

    de fdration, antrieurement accepte ou subie par ceux qui le composaient. Par exemple,

    comme le suggrent les travaux de K. Holsti (1996) ou de Zartman (1995), le contexte de

    dcomposition d'un empire rend plus probable l'apparition de ce type de violence, en

    permettant des restructurations identitaires fortes sur des bases nationalistes ou

    communautaires. L'effondrement de l'Empire ottoman au dbut du XXe sicle et les

  • Questions de recherches / Research in question n 7 Septembre 2002 http://www.ceri-sciences-po.org/publica/qdr.htm

    9

    contrecoups de celui de l'Empire sovitique dans les Balkans aprs 1989 en fournissent des

    illustrations.

    Quoi qu'il en soit de ces approches, on voit combien il est difficile d'analyser les

    pratiques de massacres en faisant abstraction du contexte international dans lequel elles

    voient le jour. La difficult est de penser l'vnement dans son cadre local mais en

    l'apprhendant simultanment dans sa dimension internationale. Ici aussi, les approches

    peuvent tre diffrentes, adoptant soit un point de vue plutt structurel, soit plutt

    fonctionnel. Dans ces travaux sur le gnocide, l'historien Marc Levene se situe plutt dans la

    premire approche. Il entend montrer que le gnocide n'est pas penser comme une

    aberration de la trajectoire d'un Etat-nation mais plutt comme un driv du systme

    international et de l'conomie mondiale. Il s'appuie notamment sur la pense d'Antony

    Giddens qui analyse cet tat dans un rapport systmique avec les autres tats-nations

    (Giddens, 1985). Le gnocide se produirait lorsque certains tats en qute d'une

    modernisation rapide prennent pour cibles des populations qu'ils peroivent comme une

    menace ou un obstacle leur volont de puissance (Levene, 2000).

    Le politiste Manu Midlarsky propose une approche plus fonctionnelle dans son

    analyse comparative des trois gnocides armnien, juif et rwandais. Selon lui, il ne peut y

    avoir de massacre de masse sans que les tats gnocidaires bnficient de la bienveillance

    ou tout le moins de la passivit d'autres tats (en ce cas, l'Allemagne impriale pour la

    Turquie, le Vatican pour le IIIe Reich, la France pour le Rwanda). C'est prcisment cette

    non-intervention d'un tiers (ici sur le plan international) qui laisse le champ libre aux

    entrepreneurs gnocidaires. Il convient donc de garder l'esprit que toute initiative

    nationale de l'tat massacrant est resituer dans le contexte international de

    l'poque. Ainsi l'volution de la politique de purification ethnique en ex-Yougoslavie peut-elle

    s'interprter par les cycles successifs d'initiatives des cts serbe, croate, bosniaque, d'une

    part, et des ractions ou non-ractions de la communaut internationale, d'autre part, envers

    ces actions (Hassner, 1993, 1997). De ce point de vue, le massacre de Srebrenica (13-15

    juillet 1995), perptr par les troupes bosno-serbes du gnral Mladic, restera comme

    l'exemple le plus tragique de la passivit de la communaut internationale (Semelin,

    2000).

    Cette convergence entre facteurs internes et facteurs internationaux ne peut pourtant

    elle seule rendre compte du passage l'acte : tout au plus cre-t-elle une structure

    d'occasions favorables pour reprendre l'expression forge par Sidney Tarrow dans le cadre

    de la sociologie des mouvements sociaux.

  • Questions de recherches / Research in question n 7 Septembre 2002 http://www.ceri-sciences-po.org/publica/qdr.htm

    10

    IDEOLOGIES, MYTHES ET REPRESENTATIONS DE LENNEMI

    Dans un contexte propice mais non dterminant, faut-il alors penser que l'idologie

    des bourreaux est la cause premire et dclenchante de la violence extrme et des

    massacres ? Nul doute que dans des situations de crise et de guerre, le discours idologique

    propag par le pouvoir en place (ou par des groupes en qute de ce pouvoir) propose une

    lecture de cette situation, dsigne des menaces et appelle une mobilisation

    collective pour les dtruire. Dans son tude comparative sur les cas du Cambodge, de la

    Bosnie et du Rwanda, Ren Lemarchand remarque, bien entendu, le poids du facteur

    idologique, que celui-ci se nomme marxisme-lninisme, nationalisme ou vision pervertie de

    la dmocratie (Lemarchand, 2001). Mais il souligne aussi que ces idologies ont rarement un

    impact profond sur les masses, surtout lorsqu'elles ont des racines trangres ; moins que

    leur langage soit radicalement transform et adapt la culture locale. C'est alors la r-

    interprtation, voire la fabrication de mythes propres l'histoire de ces pays, qui vont

    permettre la greffe idologique dans la culture locale. D'o l'importance de l'tude des

    contes, des rumeurs, des mmoires propres cette culture, comme le propose Batrice

    Pouligny, pour comprendre les pratiques de massacres qui y ont t commises4.

    C'est en effet cette plonge dans l'imaginaire qui donnera une rsonance historique

    et motionnelle au discours idologique.

    Or, ce qui se construit ainsi, c'est un processus identitaire en tant que tel, comme en

    rend compte la sociologie politique. le rcit identitaire, souligne Denis-Constant Martin,

    permet dans les situations 'modernes' de troubles et de changements rapides, matriels

    aussi bien que moraux, de verbaliser l'anxit et, du mme mouvement, de l'attnuer en

    redonnant, grce des rfrents familiers -historiques, territoriaux, culturels ou religieux- du

    sens ce qui semble n'en plus avoir (1994 : 31-32). C'est probablement cette

    proclamation identitaire qui, lorsqu'elle se radicalise de plus en plus, est consubstantielle

    la logique mme du massacre. Elle aboutit une polarisation antagoniste entre le nous

    contre un eux , l'affirmation du nous impliquant la destruction du eux . En somme,

    c'est au nom d'une vision d'un soi collectif construire ou dfendre que le massacre est

    perptr, sur fond de ressentiment, de peur ou de vengeance. C'est bien aussi, comme l'ont

    remarqu Frank Chalk et Kurt Jonasshon, dans le regard des bourreaux que l'autre

    dtruire prend forme de menace et figure d'ennemis (Chalk, Jonassohn, 1990). 4 Voir son intervention dans le cadre de la premire runion du groupe CERI Faire la paix (8 fvrier 2001).

  • Questions de recherches / Research in question n 7 Septembre 2002 http://www.ceri-sciences-po.org/publica/qdr.htm

    11

    Cette construction identitaire produit alors deux manires de parler du nous et de

    l' ennemi . Le discours sur soi est souvent celui de la puret, thme qui peut tre aussi

    bien dclin par une idologie raciste, nationaliste ou une doctrine politique (de type

    marxiste-lniniste) ; ou religieuse (de type islamiste). Ce discours de la puret s'labore bien

    videmment travers une rhtorique sur l'impuret et la souillure (Douglas, 2001). On

    parlera encore du soi collectif comme d'un mme , d'un mme ternel qu'il s'agit de

    retrouver (ce qui rejoint le mythe). Intressante cet gard est la notion de puret

    organique avance par Michael Mann (1998) et reprise par Scott Strauss comme une

    caractristique fondamentale de la pense des gnocidaires (Strauss, 2001).

    Cette affirmation du mme peut tre une raction la modernit et au

    changement, tant alors propos comme cadre de repli et de scurit collective : On est

    entre nous contre un autre , un non-mme . Si le processus identitaire conduit au

    passage l'acte, ce moment du passage l'acte est en lui-mme vecteur de renforcement

    de cette construction identitaire. La destruction du eux sera bien la preuve

    constitutive du nous . Ainsi, tuer, c'est non seulement purifier, c'est aussi se purifier. D'o

    un vocabulaire de la purification ou du nettoyage qui emprunte la religion (la purification

    rituelle), la guerre (nettoyer le secteur), la mdecine (liminer les microbes).

    Le discours sur l'autre dtruire se nourrit d'abord d'une rhtorique de la menace

    qu'il reprsente. Que cette menace soit fictive (dans le cas des juifs contre les nazis) ou bien

    relle (attaque des Tutsi du FPR), l'autre dtruire doit faire peur puisque c'est ce sentiment

    de peur qui doit lgitimer sa destruction. C'est pourquoi le thme du complot est souvent

    prsent, complot foment par ce eux dangereux, dont le nous dveloppe une

    reprsentation paranoaque (Poliakov, 1980). Ce thme du complot peut d'ailleurs prendre

    appui sur la ralit d'une situation stratgique militaire difficile : quand un pouvoir en guerre

    cherche mobiliser sa population contre deux ennemis qui, dans son esprit, n'en font qu'un :

    celui qui, l'extrieur, menace les frontires et celui qui, l'intrieur, mine les fondements du

    rgime. Certains auteurs ont affirm que ce mcanisme de la double menace interne/externe

    est propre aux systmes totalitaires (Todorov, 1990 : 141). Il semble plutt que le

    totalitarisme 5 se nourrit de la forme extrme de cette double menace qui caractrise plus

    gnralement le processus identitaire dans un contexte de guerre.

    5 Encore faudrait-il s'entendre sur le sens de ce mot. Voir en ce sens l'approche critique de Enzo Traverso (Le Totalitarime, Paris, Points Essais, 2001) qui peut tre complte par Pierre Hassner ( Le totalitarisme vu de l'ouest , in Guy Hermet (dir.), Totalitarismes, Paris, Economica, 1984).

  • Questions de recherches / Research in question n 7 Septembre 2002 http://www.ceri-sciences-po.org/publica/qdr.htm

    12

    Ds lors, plus la menace militaire se fera relle et plus probable sera le passage

    l'acte contre l'ennemi intrieur, prsent comme complice du premier. Tout se passe comme

    s'il s'agissait d'un dilemme de scurit (Posen, 1993) puisque, dans de telles circonstances,

    l'argument de la destruction des civils devient de la lgitime dfense : Comme ils veulent

    nous tuer, nous devons les tuer avant, au plus vite . Celui qui s'apprte devenir bourreau

    se prsente comme la victime. Son entreprise de destruction s'apparente une opration de

    prvention et de survie de son groupe. Encore une fois comme dans la guerre : C'est eux

    ou nous qui y passons.

    cette rhtorique de la menace et du complot, s'ajoute celle de la dshumanisation

    de cet ennemi ou plutt de son animalisation. Que ce soit en Afrique, en Asie ou en

    Europe, les victimes sont dcrites comme de vulgaires microbes , des insectes

    nuisibles , des rats ou des bufs . Mais dans quelle mesure cette reprsentation

    zoologique de l'ennemi (que l'on retrouve aussi sur les champs de bataille militaire) est-elle

    une prparation l'acte de massacrer son semblable ? Ou bien est-ce une rationalisation

    labore in situ ou a posteriori par le bourreau qui se convainc lui-mme que ses victimes

    sont bien des animaux ? Des tudes empiriques sur le vocabulaire des bourreaux avant et

    pendant le massacre font dfaut.

    Les reprsentations de l' ennemi ne sont cependant pas les mmes selon que les

    massacres visent leur soumission ou leur radication. Dans la dynamique de la

    soumission, la figure de l'ennemi est prcisment celle de celui qui ne veut pas se soumettre

    ou qui mne un double jeu. C'est la figure du suspect, d'un ennemi double face : il se dit

    rvolutionnaire mais, en ralit, c'est un bourgeois . Il se dit pour le pouvoir mais en

    fait, il appartient la gurilla. Bref, il possde une face secrte et dangereuse que masque

    son apparence immdiate. La dynamique de l'radication produit une figure de l'ennemi bien

    diffrente : celle de l'autre en trop, fondamentalement tranger nous . Il n'a pas le

    mme sang , les mmes murs que nous , etc. De plus, ce trop de l'autre est

    aussi quantitatif : il est peru comme tant en trop grand nombre, il a tendance se

    multiplier, pulluler

    En somme, tout ceci revient dire que le massacre, avant d'tre cet acte physique

    atroce, procde d'abord d'un processus mental, d'une manire imaginaire de voir un

    Autre dtruire. Mais comment valuer la puissance praxologique de cet imaginaire de

    destruction ? En conomie ou en sociologie, on admet que la reprsentation imaginaire est

    de nature crer du rel. C'est notamment ce que l'on nomme les prophties auto-

  • Questions de recherches / Research in question n 7 Septembre 2002 http://www.ceri-sciences-po.org/publica/qdr.htm

    13

    ralisatrices , la suite du sociologue Robert Merton. Une telle ligne d'interprtation est

    aisment applicable aux conflits ethniques et situations gnocidaires. Ainsi, Jean-Franois

    Bayart crit-il : Au Rwanda et au Burundi, la qualification ethnique des clivages politiques

    et sociaux opre () comme une prophtie autoralisante, chacun des camps en prsence

    supputant que son adversaire a planifi son extermination et agissant en consquence.

    Situation extrme que celle-ci. Elle rappelle pourtant que le fantasme du complot est une

    figure forte et universelle des imaginaires politiques (Bayart, 1996 : 179). Faut-il donc

    considrer que cet imaginaire politique de destruction d'un autre , qui se cristallise dans

    un discours public, est suffisant pour prcipiter le passage l'acte ?

    DISCOURS PUBLIC, DECISION ET ORGANISATION DU MASSACRE

    Ceci revient poser le problme de l'intention de dtruire dans le processus mme

    du passage l'acte. Pour qualifier le crime, le juge cherche toujours prouver l'intention du

    criminel. A-t-il bien eu l'ide de son meurtre ? Est-il prmdit ? Aussi cette notion d'intention

    est-elle au cur de la Convention sur la prvention et la rpression du crime de

    gnocide adopte par l'ONU en 19486. Mais son usage est problmatique en sciences

    sociales. On peut certes parler de l'intention d'une personne pour dcrire sa disposition

    d'esprit vis--vis d'une action particulire, un instant. Mais appliquer la mme approche

    pour qualifier le fonctionnement d'une structure de pouvoir est inappropri7 : Ceci revient

    psychologiser son fonctionnement, l o il vaudrait toujours mieux analyser une politique

    et dcrire les moyens organisationnels mis en uvre pour l'atteindre.

    Plus encore, cette notion d' intention sous-entend une vision simpliste du passage

    l'acte. Elle semble en effet prsupposer une squence pense/action qui va du projet de

    dtruire une collectivit sa mise en application concrte ; comme s'il s'agissait d'en 6 Article 2 : Le gnocide s'entend dans l'un quelconque des actes ci-aprs commis dans l'intention de dtruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux en tant que tel : a. meurtre de membres du groupe ; b. atteintes graves l'intgrit physique ou mentale de membres du groupe ; c. soumission intentionnelle du groupe des conditions d'existence devant entraner sa destruction physique totale ou partielle ; d. les mesures visant entraver les naissances au sein du groupe ; e. transferts forcs d'enfants du groupe un autre groupe. 7 Bien que le langage courant nous y invite souvent quand on dit par exemple, La France a l'intention de

  • Questions de recherches / Research in question n 7 Septembre 2002 http://www.ceri-sciences-po.org/publica/qdr.htm

    14

    formuler l'ide, d'chafauder un plan dans ce but et de le mettre en pratique. Mais une telle

    approche oblitre d'emble l'nigme fondamentale que pose le massacre de masse : celui

    de sa ralisation concrte, ce que Claude Lanzman a bien formul propos de la Shoah :

    Entre le vouloir tuer et l'acte mme, il y a un abme (Lanzman, 1986 : 20). Aborder la

    mise en uvre des processus de destruction des civils par l' intention , c'est donc risquer

    de passer ct de toute la complexit du dveloppement de tels phnomnes. Et pourtant,

    objectera-t-on, il y a bien des gens qui dcident le massacre, qui donnent des ordres en ce

    sens et d'autres qui les excutent. Alors comment travailler sur cette problmatique ? mon

    sens, cette notion d'intention pose en ralit trois types de questions relatives aux discours

    publics sur l'ennemi, la dcision du massacre et son organisation concrte.

    L'analyse du discours public nous renvoie au point prcdent sur les constructions

    des figures de l'ennemi. Quand le leader des Serbes de Bosnie, Radovan Karadzic, dclare,

    en octobre 1991, la tribune du Parlement bosniaque, que si les musulmans optent pour

    lindpendance, ils prennent le risque de disparatre, il voque alors clairement un projet de

    purification ethnique, sinon de gnocide. Il faut toujours situer lacteur politique dans une

    volution complexe, en interaction avec lvolution mme de la situation sur laquelle il tente

    dagir 8. On pourrait en dire autant du fameux discours d'Adolf Hitler au Reichstag, le 30

    janvier 1939 (prcdemment cit), au cours duquel il prophtise lanantissement de la

    race juive en Europe . En dduire que la solution finale est dj dcide, sinon

    programme, serait pourtant une grossire erreur d'interprtation historique. C'est bien plutt

    en fonction de l'volution d'une situation particulirement complexe, dans le contexte d'une

    guerre totale, que les objectifs idologiques gnraux et les dcisions tactiques se

    renforcrent mutuellement favorisant des initiatives toujours plus radicales (Friedlander,

    1997). Au moment prcis o elles sont formules, de telles dclarations ne peuvent donc

    tre prise la lettre : l'intention qu'elles formulent publiquement n'a pas alors de

    traduction tangible dans les faits.

    Mais la violence extrme qu'elles expriment contre un ennemi publiquement dsign

    n'en fait certainement pas des dclarations anodines. De tels discours publics, prononcs

    par des leaders politiques (dans le cas allemand, c'est le chef de l'tat lui-mme) sont une

    manire de lgitimer l'avance le dchanement d'une violence physique, de plus en plus

    radicale contre cet ennemi . Autrement dit, l'apparition de ce discours ouvertement violent

    donne le ton , prcisment parce qu'il est public, sans complexes , il cre de facto un

    8 Intervention de Xavier Bougarel dans le groupe de recherche du CERI, Faire la paix (sance du 20 juin 2001).

  • Questions de recherches / Research in question n 7 Septembre 2002 http://www.ceri-sciences-po.org/publica/qdr.htm

    15

    climat d'impunit et, par l mme, d'incitation au meurtre. Intressante cet gard est

    l'approche de Philippe Braud, qui tente d'articuler les fonctions respectives de la violence

    symbolique et de la violence physique (Braud, 1999). Le discours public de haine ne

    vient d'ailleurs pas seulement de chefs politiques mais encore de divers intellectuels ou

    crivains, de journalistes, d'hommes d'glise, dont les crits, les dclarations expliquent,

    justifient, lgitiment les raisons de cette violence. Dans les cas de l'ex-Yougoslavie et du

    Rwanda, Laurent Gayer et Alexandre Jaunait ont fait en ce sens une tude comparative de

    ces entrepreneurs identitaires (2001). Leurs dclarations publiques fournissent, par avance,

    ceux qui seront impliqus dans les massacres, les cadres d'interprtation et de lgitimation

    de leurs actes. Le rle des mdias est ici particulirement important, comme l'ont montr des

    tudes sur le Rwanda (Chrtien,1995) ou sur la Yougoslavie (Popov, 1998). On ne peut

    pourtant survaloriser ce rle de la propagande de la haine : car rien ne prouve que, par elle-

    mme, celle-ci soit de nature dclencher le passage l'acte. En revanche, il est certain

    que la propagande contribue crer une sorte de matrice smantique, qui donne sens la

    monte en puissance de la dynamique de violence, laquelle va oprer alors comme un

    tremplin vers le massacre.

    Mais ceci ne nous apprend encore rien du moment de sa dcision. Quand est-il

    dcid et par qui ? Il ne s'agit plus ici de supputer sur le processus de bascule vers le

    massacre, partir des discours ou crits des acteurs, mais bien de reprer l'instant de la

    dcision, comme moment critique du passage l'acte. tudier ainsi le processus de

    dcision, c'est une autre manire d'explorer la question de l'intention, sur des bases

    historiques, comme le remarque Maxime Steinberg (1999 : 170).

    Il est vrai que cette approche s'est avre fconde pour l'tude de la Shoah (Gerlach,

    1999), encore que des points importants restent dans l'ombre. Mais en bien des cas, les

    documents crits qui permettraient de dater et d'authentifier sans ambigut la dcision du

    passage l'acte sont rares, voire inexistants. Et pour cause : ceux qui en prennent la

    responsabilit ne tiennent gure en laisser les traces. En rsultent maints dbats sur la

    vritable intention des dcideurs, sur la date prsume de la dcision et, bien

    videmment, sur la ngation a posteriori de la ralit des faits. Le cas des massacres des

    Armniens de 1915-1916 est exemplaire cet gard, l'historien de l'empire ottoman, Gilles

    Veinstein ayant contest leur nature gnocidaire , du fait, selon lui, de l'absence de

    preuves crites permettant de qualifier l'intention du gouvernement Jeunes-Turcs envers la

    minorit armnienne (Veinstein, 1995 : 41). Cette position a suscit de vives polmiques,

    dont une rponse de Yves Ternon (Ternon, 1999).

  • Questions de recherches / Research in question n 7 Septembre 2002 http://www.ceri-sciences-po.org/publica/qdr.htm

    16

    Tant et si bien que ce qui atteste encore le mieux la volont de ceux qui dcident le

    massacre, c'est son organisation pratique, c'est--dire la mise en uvre des moyens pour

    parvenir l'limination physique de telle ou telle catgorie de populations. On voit ici

    l'importance d'une mthodologie d'enqute historique qui a dj t rde dans diverses

    tudes de cas : dcrire le comment pour comprendre le pourquoi ; une dmarche qui est

    prconise par Claudine Vidal pour les recherches sur le gnocide au Rwanda, seul moyen

    de se dgager de prsupposs idologiques (Vidal, 1998). Dans cette perspective, je

    propose un questionnaire d'enqute sur les massacres pouvant aider le chercheur

    entreprendre des tudes de cas et des analyses comparatives (voir en annexe).

    L'tude de l'organisation des massacres doit alors porter en priorit sur les moyens

    tatiques utiliss cette fin. On dit juste titre que les principaux massacres de masse ont

    t jusqu' prsent le fait des tats. Mais il convient d'explorer plus finement cette

    affirmation. Ne s'agit-il pas plutt d'un dtournement des moyens et des agents de l'appareil

    d'tat, tombs sous le contrle d'un groupe politique dtermin raliser son projet

    destructeur ? Vahakn Dadrian a propos une telle grille d'analyse vis--vis des gnocides

    des Armniens et des juifs, qui pourrait galement s'appliquer celui des Rwandais tutsi

    (Dadrian, 1999). tudier l'organisation du massacre, c'est non seulement s'intresser aux

    personnels qui y sont impliqus (militaires, policiers, miliciens, civils), mais encore sa

    technologie (nature des moyens de destruction utiliss), ses stratgie et tactique (leurre ou

    non des victimes), sa gographie (exploitation des zones recules, dsertiques, etc.)

    Dire "organisation du massacre" ne signifie pas que tout soit prvu par ceux qui le

    dcident. Certains auteurs ont souvent tendance faire accroire que tout tait calcul et

    prmdit par les criminels. C'est l encore une vision inspire par l'approche juridique :

    prouver que le massacre rsulte bien d'un plan concert et coordonn. Si la dynamique du

    processus de destruction est bien enclenche par une impulsion centrale (provenant de ceux

    qui le dcident et l'organisent), elle obit aussi une certaine improvisation de l'action. On

    sait par exemple que le premier programme nazi d'extermination en Allemagne mme visant

    les malades mentaux a t accompagn d'incroyables erreurs et maladresses. Comme pour

    d'autres formes d'actions humaines collectives, les processus organiss de destruction des

    civils peuvent connatre des alas divers, des inflexions, des rpits et de soudaines

    acclrations.

  • Questions de recherches / Research in question n 7 Septembre 2002 http://www.ceri-sciences-po.org/publica/qdr.htm

    17

    OPINION PUBLIQUE, LIEN SOCIAL ET CO-CONSTRUCTION DU MASSACRE

    Mais cette apprhension du processus de destruction comme obissant une chane

    volontariste allant de la dcision l'organisation, puis l'excution, n'aboutit-elle pas en

    dformer la comprhension ? En effet, tout se passe comme si on avait en tte un schma

    hirarchique du haut en bas pour rendre compte de sa dynamique. Or, cette approche

    mcanique , fonctionnelle ne nous aide en rien comprendre l'nigme de la participation

    sociale au massacre. Ne voir celui-ci que comme une entreprise commande ne permet pas

    d'explorer la question d'une certaine complicit sociale, sinon dadhsion collective, son

    gard. Aussi convient-il de dvelopper une tout autre approche : tudier le massacre par le

    bas de la socit. Indpendamment de la puissance d'un tat, qui dispose des moyens de

    tuer grande chelle, ne serait-ce pas l une voie des plus fcondes pour rendre compte du

    caractre massif de certains massacres ?

    Cette question peut tre dj traite par l'tude de l'opinion publique. Il faut en effet

    faire la part des choses entre le dploiement d'un appareil de propagande visant diaboliser

    tel ou tel ennemi et l'adhsion effective du public cette rhtorique idologique. Ltude de

    l'opinion permet prcisment de se faire une ide sur l'tat d'esprit d'une population,

    commencer par son degr de rceptivit cette propagande. Or, ds les annes cinquante,

    des travaux sur l'Allemagne nazie ont affirm qu'il ne pouvait y avoir gnocide sans une

    sorte de consentement tacite la perscution des juifs (Poliakov, 1951). Les nazis

    interprtaient d'ailleurs la non-raction de l'opinion allemande comme la possibilit de

    franchir un seuil supplmentaire dans leur perscution. Cette hypothse a t confirme par

    des travaux ultrieurs, mme si des enqutes historiques plus prcises ont permis de la

    nuancer (Kershaw, 1995). Autrement dit, la fonction du tiers, si importante entre le

    perscuteur et ses victimes, n'est plus ici la communaut internationale (voir plus haut),

    mais ce qu'on nommera opinion publique . Ce serait donc quand ce tiers non seulement

    reste passif, mais adhre implicitement, voire ouvertement, au processus de violence que le

    passage l'acte vers le massacre devient d'autant plus probable. Cette carence peut

    seulement tre compense par l'intervention extrieure d'une opinion publique

    internationale qui, principalement par les pressions de diverses ONG, tentera de

    dnoncer, de porter assistance, de soutenir les victimes. Ce tiers participant de la formation

    du processus de destruction peut trs concrtement tre le voisin ; ce qui conduit alors

    rflchir sur la notion de lien social . Cette approche renverse alors compltement la

    perspective prcdente : au lieu de considrer que le massacre entrane la destruction du

  • Questions de recherches / Research in question n 7 Septembre 2002 http://www.ceri-sciences-po.org/publica/qdr.htm

    18

    lien social entre les victimes et leur environnement proche, elle fait l'hypothse inverse :

    savoir que le passage l'acte est plutt la consquence de la dislocation pralable de ce lien

    social l'gard de ceux qui vont en devenir les victimes.

    Il ne s'agit donc plus de prendre en compte seulement la crise de l'tat

    (problmatique n 1), mais bien plus profondment la crise de la socit elle-mme,

    travers l'tude de ces liens sociaux et communautaires. Ainsi pourrait-on expliquer que le

    massacre, loin d'tre toujours command par le haut , peut tout autant provenir de

    l'initiative d'acteurs locaux. Les cas de massacres de juifs perptrs par les Polonais eux-

    mmes, tel que celui du village de Jedwabne, tudi par Jan Gross (Gross, 2001) ou ceux

    de Hutu contre leurs voisins Tutsi (ou des membres de leur propre famille) sont analyser

    dans cette perspective9. Pour la Bosnie, Xavier Bougarel a montr comment, dans le

    contexte de l'effondrement de l'tat fdral yougoslave, la socit bosniaque tait confronte

    un problme de redfinition de la citoyennet ; ce qui a notamment eu pour effet de

    remettre en question les rgles de bon voisinage entre communauts, codifies dans le

    Comsiliuk hrit de l'Empire ottoman. Les conditions taient alors runies, selon lui, pour que

    l'on bascule dans le crime intime : le viol des femmes et des maisons et le massacre de

    leurs habitants (Bougarel, 1996).

    Mais il reste vrai que c'est le contexte de la guerre qui a cristallis , dans la

    pratique du massacre, cette violence potentielle entre voisins, souvent nourrie de

    ressentiments anciens entre les communauts et les individus. cet gard, la pntration en

    Bosnie des milices du type de celle d'Arkan, appuyes par des lments de l'arme

    yougoslave, a presque toujours t le facteur dclenchant et acclrateur de la violence.

    On est donc conduit penser le massacre tout la fois par le haut et par le

    bas en situant cette analyse dans un contexte historique toujours particulier. Car s'il y a

    impulsion par le haut du processus de destruction (dcision et organisation de

    massacres), il s'agit aussi de savoir comment cette impulsion centrale est applique et

    relaye par les acteurs locaux. On s'intressera alors une histoire spcifique des

    massacres selon les rgions, comme l'a fait par exemple l'quipe d'Alison Des Forges au

    Rwanda pour celles de Gikongoro et Butare, en tenant compte de l'histoire de ces rgions,

    des structures du pouvoir local, du degr de cohsion entre groupes et communauts, de la

    9 On sait que le livre de Jan Gross a suscit des vives polmiques en Pologne. Il est toutefois noter qu'un historien amricain, Timothy Snider, propose d'analyser ce massacre dans une autre perspective : celle peu connue du nettoyage ethnique entre Polonais et Ukrainiens au milieu des annes quarante. Voir son "working paper" sur le site : http://web.mit.edu/cis/www/migration/RRWP-9_Snyder.html.

  • Questions de recherches / Research in question n 7 Septembre 2002 http://www.ceri-sciences-po.org/publica/qdr.htm

    19

    gographie et de la dmographie locales, etc. La manire dont l'anthropologue nerlandais

    Marc Bax raconte l'histoire de la purification ethnique en Bosnie-Herzgovine, pratique par

    les Croates, semble assez exemplaire de cette prise en compte de facteurs la fois centraux

    et locaux : tout autant l'histoire locale de cette rgion que les interactions des acteurs dans le

    conflit. Une telle tude est mettre en parallle avec celle effectue au Rwanda par Timothy

    Longman sur les deux villages voisins de Kirinda et Biguhu, au moment du gnocide.

    Longman disqualifie la thse de la "haine ancestrale" pour expliquer le passage l'acte

    gnocidaire, de mme que celle d'une raction spontane de la population cherchant

    venger la mort du prsident Habiyarimana. Il insiste plutt sur le rle des cadres

    intermdiaires de ces villages qui voulaient tout prix conserver leurs privilges et sur celui

    des jeunes chmeurs enrls dans les milices (Longman, 1995) ; une analyse qui est

    rapprocher de celle de Roland Marchal sur les milices Mayi-Mayi au Kivu, constitues de

    "bande de jeunes ruraux marginaliss par les transformations foncires" recourant des

    formes de violence radicale pour des fins atomises et changeantes (Marchal 2000, 71).

    En dfinitive, les pratiques de massacre sont des vnements complexes construits

    tout autant par des acteurs centraux et locaux, les uns et les autres adaptant leurs conduites

    destructrices en fonction de l'adhsion ou de l'intervention de tiers proches ou lointains. En

    somme, le massacre est le produit d'une co-construction entre une volont et un contexte,

    l'volution du second pouvant modifier la premire. Selon les ractions des victimes

    (passivit, rsistance) et du contexte environnant, ceux qui ont enclench le processus de

    destruction peuvent ajuster ou inflchir leur projet initial. Ils risquent tout autant d'enclencher

    un processus de fuite en avant qui, au gr des acteurs locaux, absorbe des cibles non

    prvues l'origine. Dans la France de Vichy, on pense par exemple Pierre Laval qui, de sa

    propre initiative, propose de rajouter les enfants des parents juifs promis la dportation,

    la suite de la rafle du Vel d'Hiv de 1942, ce que les nazis n'avaient pas demand. La fuite

    en avant peut provoquer, dans d'autres circonstances, un phnomne de contagion des

    massacres, l'instar de la guerre en Bosnie, o les pratiques de purification ethnique

    finissent par gagner toutes les communauts serbe, croate et musulmane. Tout cela valide

    l'approche du massacre comme un processus dynamique, certes organis, mais soumis

    aussi certaines inflexions relativement alatoires.

  • Questions de recherches / Research in question n 7 Septembre 2002 http://www.ceri-sciences-po.org/publica/qdr.htm

    20

    TUEURS DE CIVILS : MONSTRES ORDINAIRES OU BOURREAUX VOLONTAIRES ?

    Ce qui vient d'tre dit ne permet pas encore d'apprhender le problme du passage

    l'acte, l'chelle de l'individu, du tueur. Certes, l'approche dfendue ici, via l'tude du

    processus de destruction, implique de toujours prendre en compte plusieurs types d'acteurs

    dans la responsabilit du massacre : le dcideur qui ne tue pas, le propagandiste qui ne tue

    pas davantage, l'organisateur qui tue rarement, et enfin les excutants qui, eux, sont les

    vritables actants . Or c'est prcisment parce que ces excutants sont les oprateurs du

    passage l'acte qu'il convient d'en faire une tude spcifique. Leurs conduites et motivations

    concentrent en effet bien des problmes dj abords. Etude spcifique qui doit cependant

    distinguer les positions diffrentes de ces tueurs dans le processus de destruction. En ce

    sens, au moins quatre ensembles de tueurs de civils doivent tre distingus selon que

    ceux-ci sont des soldats, des policiers, des miliciens ou des civils eux-mmes. Les travaux

    de qualit sur chacun de ces ensembles de tueurs sont rares et ingalement proportionns

    (on dispose plus de recherches sur des militaires et policiers que sur des miliciens ou civils).

    En outre, ils portent surtout sur la destruction des juifs.

    l'gard de ces tueurs, une premire question vient souvent l'esprit : ces individus,

    qui en viennent tuer des hommes sans dfense, des femmes, des enfants, sont-ils des

    tres normaux ou des monstres ?

    La thse du sociologue Daniel Goldhagen, qui a soutenu l'existence d'un

    antismitisme liminationniste puissant dans l'Allemagne des annes 30, accorde par

    exemple un poids dterminant l'idologie : selon lui, ceux qui assassinent les juifs sont des

    bourreaux volontaires parce qu'ils sont vraiment convaincus de la ncessit de ce qu'ils

    font (Goldhagen, 1997). Mais cette explication monocausale a suscit de vives critiques

    parmi les historiens, dont Jean Solchany a fait une bonne synthse (Solchany, 1997).

    Nombre d'tudes montrent en effet que si la conviction de participer une uvre de

    purification en dtruisant le juif est effectivement ancre dans l'esprit de certains

    bourreaux, ceux-ci constituent une minorit. Pour rendre compte de l'implication du plus

    grand nombre, il faut faire appel des facteurs autres qu'idologiques, comme l'a fait Omer

    Bartov, afin de comprendre la participation de l'arme allemande au gnocide (Bartov, 1999).

    Si celui-ci accorde videmment de l'importance l'antismitisme (dont on a sous-estim la

    prsence parmi les militaires allemands), il insiste aussi sur les facteurs de situation : le

    contexte de guerre totale, les directives du haut commandement, la division des tches qui

  • Questions de recherches / Research in question n 7 Septembre 2002 http://www.ceri-sciences-po.org/publica/qdr.htm

    21

    conduit laisser aux auxiliaires baltes les besognes les plus abominables, la peur de

    l'ennemi sovitique, le sentiment de dracinement, etc.

    Dans son chapitre final du livre Des hommes ordinaires, Christopher Browning

    propose un tableau complexe des variables pr-formattant la conduite des policiers-

    tueurs, dont on retiendra quatre facteurs. Le premier est celui de la soumission l'autorit,

    au sens du psychologue Stanley Milgram (1974), laquelle de facto a constitu ce

    groupe de policiers pour tuer des juifs, en commande les dplacements, en dtermine les

    objectifs prcis, etc. Ce facteur de l'obissance est nanmoins relativiser dans la mesure

    o il constitue un argument commun mis en avant par les bourreaux, ds lors qu'ils se

    retrouvent comme inculps devant les tribunaux de justice. Argument d'autant plus

    discutable que les quelques rares hommes qui n'ont pas voulu participer aux tueries n'ont

    pas t sanctionns par leur hirarchie. Mais ce que Stanley Milgram met en vidence dans

    ses expriences de psychologie sociale, ce sont prcisment les ressorts de l'obissance

    une autorit non coercitive, perue comme lgitime. La conduite du tueur ne peut pourtant

    pas se comprendre uniquement par cette seule insertion verticale dans un

    fonctionnement hirarchique consenti. Ce que les travaux de Milgram ne montrent pas et ne

    peuvent pas montrer, c'est le fonctionnement horizontal de ces tueurs : beaucoup ont en

    effet cd la pression du groupe au moment mme de l'action. Ce conformisme de groupe

    contribue limiter les conduites dviantes faisant valoir le modle de la fraternit virile

    dont la force se mesure justement la capacit de tuer des civils. Ne pas lcher les

    autres qui acceptent de faire le sale boulot semble ici plus dterminant en fin de

    compte qu'obir aux ordres. Cette participation consentie aux tueries suppose alors une

    dsidentification totale avec les victimes, compltement exclues de la communaut humaine;

    mcanisme de dsempathie galement observable dans la guerre (Dower, 1986). C'est

    ce dni de l'humanit de l'autre dtruire qui est, dans le cas de ces policiers allemands,

    prpare par des annes de propagande antismite et nationaliste. Tous ces lments

    n'empchent pourtant pas le choc psychologique traumatisant de la premire tuerie sur

    les tueurs eux-mmes. C'est de ce choc initial que nat la brutalisation des hommes, non

    l'inverse. Et s'ils parviennent ainsi s'endurcir , la tuerie devient une habitude : Comme

    la vraie guerre, l'horreur de la premire rencontre finit par se muer en routine et la mise

    mort d'tres humains est devenue de plus en plus facile (Browning, 1994 : 212).

    Ce cadre d'analyse ne peut cependant tre appliqu toutes les situations de

    massacres. Il peut certes aider comprendre la conduite d'autres policiers ou militaires dont

    la mission est de procder des excutions de masse. Mais il est de peu d'utilit par

    exemple pour analyser le fonctionnement de groupes de miliciens ou le comportement de

  • Questions de recherches / Research in question n 7 Septembre 2002 http://www.ceri-sciences-po.org/publica/qdr.htm

    22

    civils participant plus ou moins spontanment des tueries. En outre les policiers tudis par

    Browning sont d'ge mr (beaucoup ont dans la quarantaine) et ne sont donc pas

    reprsentatifs de bien des situations plus contemporaines. En effet, que ce soit au

    Cambodge, au Rwanda ou en Bosnie, les tueurs sont en gnral bien plus jeunes, sans

    responsabilits familiales, quand ils ne sont pas adolescents. En fait, les procdures de

    recrutement des tueurs de masse et leurs motivations peuvent tre trs diffrentes d'une

    situation une autre. Les pouvoirs peuvent tout autant s'appuyer sur des forces militaires ou

    policires (qu'ils dtournent de leurs missions fondamentales) que sur des groupes et milices

    ad hoc, constitus aux seules fins du massacre et du pillage. Dans ce but, certains pouvoirs

    n'hsitent pas librer des prisonniers de droit commun, comme ce fut le cas dans le

    gnocide armnien et la purification ethnique en Bosnie, en leur fixant pour mission de tuer

    et/ou chasser les civils, tout en ayant la possibilit de piller leurs biens en guise de

    rcompense. Comme le note John Mueller, The relationship of such behavior to

    nationalism and to ethnic hatred, ancient or otherwise, is less than clear. Its relation to

    common criminality, however, is quite evident (Mueller, 1999 : 17). De tels mobiles

    conomiques semblent parfois dterminants dans la conduite de certains tueurs, au point

    que l'on a parl au Rwanda d'un genocide business. Mais dans d'autres exemples,

    l'appropriation des richesses est quasi absente, comme au Cambodge, les Khmers rouges

    excrant les biens de consommation de la socit capitaliste et rejetant simultanment le

    principe de la proprit prive.

    Cette multiplicit des variables influenant le passage l'acte individuel, ici mais non

    l, est droutante pour le chercheur qui voudrait tablir des lois gnrales. Il est fort

    difficile de hirarchiser ces facteurs du passage l'acte, comme le montrent des tudes

    anthropologiques sur les trajectoires des bourreaux10. En outre, ce qui est vrai pour un

    individu un moment prcis ne le sera pas pour un autre. En fait, les auteurs d'un massacre

    peuvent tre anims par des mobiles qui ne sont pas en rapport avec la lgitimation politique

    de celui-ci et rechercher des bnfices qui leur soient propres. Ce qui reste certain, et plutt

    consternant d'un point de vue moral, c'est la facilit dconcertante avec laquelle l'individu

    peut rapidement basculer dans le meurtre de son semblable, ds lors que les circonstances

    sociales favorisent un tel passage l'acte. Pour expliquer ce phnomne, certains auteurs

    comme John Steiner ont utilis la mtaphore du dormeur potentiellement assassin, qui

    sommeille en chaque individu, et qui peut tre activ dans un contexte propice, puis revenir

    nouveau un tat de latence (Steiner,1980). Le sociologue Zygmunt Bauman considre

    cependant que cette conception psychologique du dormeur est une bquille mtaphysique

    10 Voir ce propos le comptre-rendu de la runion du groupe CERI "Faire la paix" qui a port sur "les trajectoires individuelles des bourreaux" (15 novembre 2001).

  • Questions de recherches / Research in question n 7 Septembre 2002 http://www.ceri-sciences-po.org/publica/qdr.htm

    23

    inutile qui ne peut remplacer le constat que la cruaut est fondamentalement d'origine

    sociale (Bauman, 1989).

    En ce sens, une piste de recherche fconde consiste explorer la manire dont un

    individu devient tueur de masse en fonction des normes sociales et culturelles du pays ou du

    groupe communautaire dans lequel il a grandi. Autrement dit, au sein d'une socit o la loi

    n'est plus du tout l'interdit du meurtre mais l'incitation au meurtre, comment un individu

    particulier peut-il grimper dans la hirarchie sociale en fonction de ces nouvelles normes

    et comment intgre-t-il les conduites encourages par le pouvoir son propre hritage

    culturel ? Deux types de travaux me semblent ici particulirement pertinents. L'entretien

    biographique tel que celui ralis par Guita Sereny avec Frantz Stangl, l'ancien commandant

    des centres d'extermination de Sobibor et Treblinka. En effet, ce travail d'une qualit

    remarquable, entrepris aprs que le procs de Stangl ait t achev11, permet de

    comprendre l'engrenage infernal dans lequel s'est engag ce policier autrichien, m par un

    fort dsir de reconnaissance sociale (Srny, 1974). Par ailleurs, des tudes

    anthropologiques telles que celles menes par Alexander Hinton sur les Khmers rouges

    aident aussi comprendre comment des modles culturels pr-existants peuvent servir

    de tremplin la violence de masse (Hinton, 1998). Une telle approche prolonge celle de

    Ren Lemarchand (problmatique n 2), mais au niveau de l'individu. Ainsi, Alexander

    Hinton s'intresse-t-il l'histoire d'un paysan khmer, Lohr, ancien soldat du tristement

    clbre centre de dtention de Tuol Sleng, lequel admet avoir tu de sa main environ 400

    prisonniers12. Hinton tente d'expliquer sa conduite en montrant, travers la trajectoire de

    Lohr, comment les codes de l'honneur et de l'obissance, propres la culture khmre, ont

    t utiliss par l'idologie d'inspiration maoste pour l'entraner tuer sans scrupules ses

    ennemis .

    Or, ce qui est frappant dans ces deux itinraires, appartenant des univers culturels

    compltement diffrents, c'est non seulement la culture de l'obissance (importante dans ces

    deux socits) mais ce que disent ces deux hommes de leurs propres processus de

    basculement dans la violence. Ils semblent oublier leurs responsabilits dans l'excution

    d'une mort de masse pour ne retenir qu'un vnement personnel traumatisant, qui se situe

    en amont ou au dbut de ce processus. Chez Frantz Stangl, c'est le moment o, en 1938,

    les nazis lui ont demand de renoncer officiellement sa religion catholique. Il a d signer

    11 Dtail trs important car alors l'interview n'a plus conformer ses propos en fonction d'une ligne de dfense qui pourrait diminuer sa peine. 12 Certains tmoignages prtendent qu'il en a tu en fait prs de 2 000.

  • Questions de recherches / Research in question n 7 Septembre 2002 http://www.ceri-sciences-po.org/publica/qdr.htm

    24

    une dclaration en ce sens et, ses yeux, ce fut un pas considrable vers sa corruption

    ultrieure : comme s'il avait alors vendu son me . C'est sur ce seul point qu'il se

    reconnat responsable : C'est alors que tout a commenc pour moi (Sereny : 42). Quant

    Lohr, il avoue d'abord Hinton qu'il n'a tu qu'un ou deux hommes. Ce qu'il lui raconte tout

    de suite c'est son premier meurtre, comme si cet vnement avait conditionn tous les

    autres, tout ce qui allait suivre et ce qu'il n'osait dire. La scne ressemble une sorte de rite

    d'initiation : ce fut le jour o son chef, en prsence d'autres camarades, lui demanda s'il

    avait dj tu quelqu'un. Comme il lui rpondait que non, il lui intima l'ordre d'excuter un

    prisonnier. Lohr estime alors ne pas avoir t en position de refuser et, tuant son premier

    homme, il se savait regard par tous.

    Dans les deux cas, l'engrenage dans lequel les deux hommes s'enfoncent provoque

    une sorte de dissociation de leurs personnalits fonde sur un dsengagement affectif total

    envers leurs victimes. Significative cet gard est la question immdiate pose Lhor par

    son chef, aprs qu'il ait tu son premier homme : As-tu le cur sec ? ; ce que Lohr

    retraduit en ces termes : Je devais couper le robinet des sentiments (Hinton : 94). Chez

    Stangl, le processus de distanciation semble particulirement puissant : dirigeant un centre

    de mise mort, il semble ne jamais avoir voulu voir la mort, en construisant en son for

    intrieur une sorte de barrire psychique qui le maintenait distance de l'horreur du camp,

    dont il tait pourtant le majordome. Devenir ainsi tueur de masse, que l'on soit chef ou

    excutant, n'est-ce pas subir aussi un processus de dgradation psychique assimilable

    une forme de dshumanisation ? C'est l une manire de rejoindre la question de la zone

    grise souleve par Primo Levi, dans laquelle se retrouvent bourreaux et victimes, crass

    par un mme systme qui anantit leur humanit (Levi, 1989 : 53). Certes, de tels

    rapprochements sont faire avec prudence dans la mesure o il n'y a pas galit de destins

    entre les uns et les autres : les victimes sont promises la mort, non les bourreaux, du

    moins peu souvent.

    La notion de zone grise prsente cependant le grand intrt de casser les

    reprsentations manichennes du bourreau et de sa victime pour nous entraner penser la

    complexit de ce binme dans un processus commun de destruction.

  • Questions de recherches / Research in question n 7 Septembre 2002 http://www.ceri-sciences-po.org/publica/qdr.htm

    25

    SENS ET NON-SENS DES ATROCITES

    Peut-on enfin comprendre les atrocits associes au massacre ? Si le but est de

    dtruire des civils en masse, on ne voit pas pourquoi en plus les faire souffrir, les humilier,

    les mutiler avant que de les tuer. D'o cette question encore pose par Primo Levi :

    Pourquoi cette violence inutile ? (Levi, 1989). Il est vrai que celle-ci caractrise surtout

    les massacres de proximit, puisque le principe de ceux qui sont provoqus distance

    (comme le bombardement arien) est d'abord de causer des destructions quantitatives (faire

    le plus de dgts et de victimes possibles)13.

    Pourquoi la proximit produit-elle donc de la cruaut avant, pendant et mme parfois

    aprs le massacre ?

    Doit-on privilgier un schma d'analyse par le haut , en faisant valoir par exemple

    l'intention stratgique, ou bien un schma par le bas , partir de l'tude des relations

    bourreaux-victimes ? Je dfendrai encore ici une approche dialectique. Par le haut : car c'est

    bien le pouvoir qui cre les conditions de dveloppement des atrocits. Avant le massacre

    (et mme pendant), son premier outil est la propagande. Ici encore, on retrouve

    l'instrumentalisation de l'imaginaire (vocation d'atrocits commises par l'ennemi) et

    l'incitation plus ou moins ouverte et dguise (ceci dpend des circonstances et de qui parle)

    en faire autant pour se venger : Ils nous ont fait a ; donc on peut leur faire a . De la

    sorte, cet imaginaire de cruaut peut lgitimer en retour d'en faire autant : mais cette fois-

    ci pour de vrai : du coup, il y a bien passage l'acte, pour ainsi dire du fantasme

    l'action.

    Le pouvoir joue encore un rle incitatif en couvrant les excutants, c'est--dire en

    les assurant qu'ils peuvent agir au-dessus des lois sans risque de reprsailles. Ce

    sentiment d'impunit est dj cr par la situation du huis clos, dans laquelle se droule en

    gnral le massacre : pas de tmoin. Mais le message peut tre ouvertement adress

    ceux qui sont ou vont devenir les bourreaux : Vous pouvez faire ce que vous voulez. Car

    la perptration d'atrocits au cours du processus de destruction des civils peut elle-mme

    avoir une vise tactique ou stratgique. Ainsi, au cours de la guerre en Bosnie, les cas de

    13 Encore que la technologie des bombes dites anti-personnelles vise prcisment mutiler sans tuer, ce qui est une manire de provoquer distance une forme premire d'atrocit.

  • Questions de recherches / Research in question n 7 Septembre 2002 http://www.ceri-sciences-po.org/publica/qdr.htm

    26

    viols de masse ont t interprts comme des pratiques intentionnelles servant l'objectif du

    nettoyage ethnique. L'anthropologue Vronique Nahoum-Grappe a parl en ce sens d'un

    usage politique de la cruaut (Nahoum-Grappe, 1996). En fait, tout dpend des objectifs

    recherchs par le pouvoir. Le recours aux atrocits peut indistinctement s'intgrer dans une

    dynamique de soumission ou d'radication des civils. Le procd est toujours le mme : faire

    un exemple pour effrayer c'est--dire frapper l'imaginaire , de telle sorte que celui qui

    possde cette puissance d'effroi obtienne ce qu'il veut de l'autre/ennemi : soit sa fuite, soit

    sa soumission.

    Cette approche instrumentale des atrocits est cependant loin d'en apprhender

    toute la complexit. Il convient aussi de les tudier par le bas , ne serait-ce qu' partir de

    l'analyse des rumeurs qui circulent dans une socit en crise. En effet, ce qui vient d'tre dit

    du rle de la propagande aurait pu d'abord tre formul au sujet des rumeurs colportes sur

    l' ennemi . De ce point de vue, le rle de la rumeur dans les priodes de guerre et/ou de

    massacres des civils est-il vraiment si diffrent ? Marc Bloch s'est intress ce phnomne

    apparu dans la Premire Guerre mondiale, notamment la rumeur qui disait que les

    Boches coupaient les mains aux enfants . Les soldats allemands avaient certes commis

    des atrocits contre les civils mais pas celle-ci. C'tait l'une des plus horribles, sinon la plus

    horrible, qui tait retenue par la population. Mais elle tait fausse (Bloch, 1999). La fonction

    de ces rumeurs est de donner une interprtation du conflit en diabolisant l'ennemi. Par l

    mme, les activits de propagande peuvent puiser dans le fonds des rumeurs pour lgitimer

    l'avance la destruction de l'ennemi, en lui faisant subir son tour les horreurs qu'il a

    commises sur des innocents.

    Mais les conditions mmes du massacre de proximit, impliquant de facto le

    rapprochement physique des bourreaux de leurs victimes, n'est-elle pas ncessairement

    propice au dveloppement d'atrocits ? C'est l une hypothse galement releve par Jean-

    Pierre Derriennic au cours de son analyse des guerres civils (Derriennic, 2001 : 83-84).

    Mme si l'ennemi est dpeint par la propagande sous des traits hideux et dangereux, il garde

    une face terriblement humaine. Ne serait-ce pas alors la raison pour laquelle il faut vite

    dfigurer cet autre semblable pour parer tout risque d'identification ? Pouvoir le tuer

    implique donc de le dshumaniser, non plus seulement par l'imaginaire de la

    propagande, mais maintenant, en actes : en mutilant son corps, en le dmembrant, en le

    brlant, etc. En somme, ce serait la proximit qui cre la cruaut, ce qui peut susciter

    comme une fuite en avant vers la sauvagerie, pour juguler toute virtualit d'empathie entre le

    bourreau et sa victime. En ce sens, la pratique cruelle est vritablement une opration

  • Questions de recherches / Research in question n 7 Septembre 2002 http://www.ceri-sciences-po.org/publica/qdr.htm

    27

    mentale sur le corps de l'autre visant briser son humanit. Selon la psychologue Franoise

    Sironi, c'est l'essence mme de la torture (Sironi, 1999).

    Si donc les pratiques de cruaut s'enracinent dans le psychisme des bourreaux, alors

    celles-ci se caractrisent par des traits culturels spcifiques. Sans doute le sociologue

    Wolfgang Sofsky a-t-il raison d'observer comme un universel du massacre (Sofsky,

    1998). Mais la manire de massacrer et de faire souffrir avant le massacre n'est-elle pas

    avant tout un acte culturel comme le suggre l'anthropologue Arjun Appadura ? Selon lui, la

    violence contre les corps n'est jamais vraiment alatoire, prenant un sens prcis dans les

    contextes culturels o elle se dveloppe : It is clear that the violence inflicted on the human

    body in ethnic contexts is never entirely random or lacking in cultural form [] It becomes

    clear that even the worst acts of degradation involving faeces, urine, body parts ;

    beheading, impaling, gutting, sawing ; raping, burning, hanging, and suffocating have

    macabre forms of cultural design, and violent predictability (Appadura, 1998 : 909). Les

    pratiques cruelles seraient donc pour le bourreau une faon d'affirmer sa propre identit sur

    le corps de ses victimes, ce qui peut aussi impliquer de les contraindre transgresser leurs

    propres tabous culturels. C'est une autre manire de dtruire les victimes avant de les tuer.

    Ainsi comprise, la perptration d'atrocits serait donc le moyen pour le bourreau de

    crer une distance psychique radicale avec les victimes, de prouver de facto ce qu'il

    croit dj ou ce qu'il se doit de croire : que ce ne sont pas des tres humains. Notons que,

    s'il n'y parvient pas, il s'expose alors tre psychiquement atteint par l'humanit de ses

    victimes. Il risque alors de craquer , pouvant basculer dans une forme de dpression ou

    de folie. C'est notamment pour de telles raisons que les nazis ont mis fin aux procdures de

    tueries de masse ( la mitrailleuse) pratiques par les Einsatzgruppen, pour les remplacer

    par des procds plus industrialiss de mise mort (les chambres gaz). Mais mme en ce

    cas, le dispositif devait prvenir l'ide que l'on tuait des tres humains. la question pose

    par Guita Sereny l'ex-commandant de Sobibor et Treblinka : Puisque vous les auriez

    tous tus, quel sens avaient ces humiliations ? , Frantz Stangl rpond : Pour conditionner

    ceux qui devaient matriellement excuter les oprations, pour leur rendre possible de faire

    ce qu'ils faisaient (1974 : 107.). Autrement dit, les atrocits ont ici un usage clairement

    fonctionnel : celui de mettre en condition les futurs bourreaux.

    Par-del la rpulsion qu'elles suscitent, s'interroger sur les atrocits ne doit-il pas

    enfin nous conduire envisager une approche plus gnrale et quelque peu drangeante :

    celle du plaisir que celles-ci peuvent procurer au bourreau ? On le sait, on l'admet : Si les

    pratiques de violence sont si rpandues au point quelles semblent inhrentes la condition

  • Questions de recherches / Research in question n 7 Septembre 2002 http://www.ceri-sciences-po.org/publica/qdr.htm

    28

    de l'homme, c'est aussi parce qu'elles lui donnent du plaisir, un plaisir certes malsain,

    ambigu , comme l'a not la psychologue Denise Van Caneghem (1978). Humilier l'autre et

    plus encore le faire souffrir peut apporter une forme de jouissance : soit disposer

    sexuellement de son corps, soit martyriser ce corps de diverses manires avant que de

    l'anantir. Serait-ce du sadisme ? Au sens psychiatrique du terme, les bourreaux n'ont pas

    une personnalit sadique (sauf une infime minorit), nous dit par exemple Bruno Bettelheim

    (Bettelheim, 1972). Mais la situation dans laquelle le bourreau se trouve plac, celle de

    pouvoir transgresser tous les tabous, lui procure l'ivresse de la toute-puissance sur sa

    victime. Cette abolition de la loi, qui fait du rapport bourreau-victime une relation antisociale

    par dfinition, permet le dveloppement chez les individus de conduites sadiques et

    perverses, particulirement jouissives. Dans son beau texte sur la torture, l'ancien rsistant

    et dport Jean Amrie n'hsite pas crire en ce sens que la comprhension profonde de

    ce qu'il a lui-mme vcu (ayant t tortur par les nazis) ne lui est pas fournie par la

    psychologie : Mais selon les catgories eh bien oui : de la philosophie du marquis de

    Sade (Amrie, 1995 : 71). Et de citer l'uvre du philosophe Georges Bataille (qui a

    travaill les crits de Sade), pour qui le sadisme ne doit pas tre compris comme une

    psychologie sexuelle mais plutt comme une psychologie existentielle ayant pour principe la

    ngation radicale de l'autre.

    Cette rfrence peut surprendre. Mais nos recherches en histoire, sociologie ou

    science politique ne reviennent-elles pas parfois mettre au jour des questions que la

    littrature, et plus gnralement l'art, ont dj explores ? Ne serait-ce pas ici le cas de

    l'uvre maudite de Sade ? Dans Justine, il dcrit bien cette ivresse de la violence que

    procure le plaisir de la souffrance inflige aux victimes : d'o le besoin de recommencer

    jouir de leurs humiliations et de leurs cris avant de les tuer. Et puis recommencer encore sur

    d'autres corps, sur d'autres proies. Ces phnomnes de violences nous semblent si

    complexes que leur apprhension justifie cet clairage de la littrature et singulirement de

    la littrature compare (Coquio, 1997), tout comme les travaux qui s'en inspirent, en premier

    lieu l'uvre de Ren Girard (Girard, 1972, 1982).

    L'acte violent, et plus encore l'acte cruel, peut susciter tout la fois l'horreur et la

    fascination, ce dont la cration artistique sait jouer tout particulirement ; non seulement

    travers le rcit littraire, mais aussi la mise en scne cinmatographique ou le gnie d'une

    peinture. Cette esthtique de la violence est de nature provoquer des sentiments

    quivoques puisque, si l'uvre est russie, celle-ci suscitera la fois l'motion de la beaut

    et la sensation de l'effroi.

  • Questions de recherches / Research in question n 7 Septembre 2002 http://www.ceri-sciences-po.org/publica/qdr.htm

    29

    * * *

    Ds lors, comment le chercheur peut-il se dprendre lui-mme de ces rapports

    ambigus? Pas facile pour lui de ne pas tomber sous l'accusation de voyeuriste (Audoin-

    Rouzeau, 2002). Il se donne certes le droit de regarder la violence pour en faire l'analyse

    au plus prs. C'est d'ailleurs par l que se constitue une anthropologie du geste violent dans

    la guerre (Bourke,1999, Audoin-Rouzeau et Becker, 2000). Mais la difficult pour lui est bien

    de trouver la bonne distance de manire ne pas se laisser absorber par son objet.

    Va-t-il par exemple adhrer au rcit d'atrocits que lui proposera tel ou tel tmoin ou

    acteur de l'vnement? Qu'il dpouille des archives ou mne des enqutes de terrain, le

    chercheur est en effet rarement l au moment mme de l'acte violent dont il prtend pourtant

    faire l'analyse. Son travail de chercheur se situe presque toujours a posteriori, comme l'a

    soulign l'anthropologue Clifford Geertz (1995). Ainsi, comment doit-il dcrypter le rcit

    d'horreurs sachant par ailleurs que le temps de guerre est prcisment propice au

    dveloppement et la propagation de rumeurs? Pour Batrice Pouligny, le chercheur ne

    peut prtendre retracer objectivement ce qui s'est pass . Il doit plutt prendre au

    srieux la manire dont les personnes et groupes concerns l'ont compris et expliqu

    subjectivement et empiriquement (Pouligny, 2002). Cette approche est d'autant plus

    importante que le massacre, de par sa nature traumatique, engendre des mmoires

    contradictoires et conflictuelles. Mais le chercheur doit-il pour autant rester distance de

    tous les rcits qui lui sont proposs, y compris de ceux qui nient la ralit des massacres,

    leur importance ou leur caractre organis ?

    La comprhension des massacres implique ncessairement de les resituer dans leur

    contexte historique et culturel. Ce travail de contextualisation est dcisif pour se dtacher

    d'une analyse du massacre qui en isolerait la forme et la nature. C'est bien cette mise en

    contexte et donc, l'tude du jeu des acteurs , de la structure de leurs conflits, qui donne

    sens au massacre et qui permettra d'en construire un rcit analytique par-del la varit de

    ses mmoires. Prenant l'exemple des massacres perptrs contre les Armniens au sein de

    l'empire ottoman, l'historien Marc Levene en distingue ainsi trois significations diffrentes :

    les massacres partiels de 1895-1896 commis sous le sultan Abdul-Hamid, le gnocide

    proprement dit des annes 1915-1916 et les massacres post-gnocidaires dans l'Est de

    l'Anatolie la fin de 1917. Dans ces trois pisodes, remarque-t-il, les formes de violence

  • Questions de recherches / Research in question n 7 Septembre 2002 http://www.ceri-sciences-po.org/publica/qdr.htm

    30

    peuvent souvent tre comparables. C'est le contexte historique qui seul permet d'en

    diffrencier la signification et la porte politique (Levene, 2002).

    La contextualisation culturelle est tout aussi dterminante pour comprendre les

    reprsentations mentales des auteurs d'un massacre et les formes que celui-ci peut prendre.

    L'analyse des mythes, codes et lgendes propres une culture aide en effet interprter les

    modes de la violence, la nature des atrocits, etc. Sur ce plan, le regard de l'anthropologue

    est fondamental. Au dbut des genocide studies, les recherches ont surtout port sur des

    macro-facteurs , historiques, politiques, conomiques, structurels, ce dont le livre d'Alex

    Alvarez propose une synthse intressante (2002). Mais encore faut-il chercher

    comprendre comment ces macro-facteurs s'enracinent dans la ralit locale d'une culture

    pour conduire effectivement un massacre et plus encore un gnocide. A cet gard, les

    travaux les plus novateurs proviennent aujourd'hui des anthropologues, comme en

    tmoignent les rcents ouvrages publis sous la direction d'Alexander Hinton (2002 a et b).

    Les rgimes gnocidaires, nous dit ce dernier, s'appuient sur des codes et savoirs culturels

    prexistants pour lgitimer leurs propres normes idologiques en leur donnant des

    rsonances familires et contraignantes . C'est pourquoi les auteurs des massacres ne

    doivent pas tre perus comme de simples automates obissant aux ordres de leurs chefs.

    Les rgimes gnocidaires mlangent le vieux avec le neuf de manire ce que leur

    idologie fasse sens pour les gens et soit efficace (Hinton, 2002 a : 11). C'est peu prs

    dans les mmes termes que Franois Bizot interprte, dans Le portail, la violence de masse

    des Khmers rouges, partir des structures traditionnelles de la socit cambodgienne (Bizot,

    2000).

    Mais par-del cette indispensable contextualisation, on ne comprendra rien au

    massacre si on ne le voit pas comme le produit monstrueux d'une dynamique d'extrme

    violence, dont la matrice principale reste la guerre. C'est en effet la guerre qui rend optimales

    les conditions