102.670, - fnac-static.com · 2013-12-25 · de service, simplement. Ni plus, ni moins. Il...

20
BRIGITTE GUILBAU 102.670, T ALION

Transcript of 102.670, - fnac-static.com · 2013-12-25 · de service, simplement. Ni plus, ni moins. Il...

Page 1: 102.670, - fnac-static.com · 2013-12-25 · de service, simplement. Ni plus, ni moins. Il n’était donc pas question de tergiverser. Florence traversa le ... en mars avec Titi

2

10

2.6

70

, T

alio

n

16.56 521742

----------------------------INFORMATION----------------------------Couverture : Classique

[Roman (134x204)] NB Pages : 210 pages

- Tranche : 2 mm + (nb pages x 0,07 mm) = 16.56 ----------------------------------------------------------------------------

102.670, Talion

Brigitte Guilbau

Br

igiT

Te

gu

ilB

au

Nov 2013

BrigiTTe guilBau

102.670,

Talion

Page 2: 102.670, - fnac-static.com · 2013-12-25 · de service, simplement. Ni plus, ni moins. Il n’était donc pas question de tergiverser. Florence traversa le ... en mars avec Titi

2 2

Page 3: 102.670, - fnac-static.com · 2013-12-25 · de service, simplement. Ni plus, ni moins. Il n’était donc pas question de tergiverser. Florence traversa le ... en mars avec Titi

2 3

Sommaire

Mars ....................................................................... 9

Mai ......................................................................... 33

Juin ........................................................................ 41

Juillet ..................................................................... 51

Début Août ............................................................ 60

Fin août .................................................................. 67

102.670 .................................................................. 94

Septembre .............................................................. 117

15 Septembre ......................................................... 124

Kalos ...................................................................... 155

25 Septembre ......................................................... 174

26 Septembre, 13h30 ............................................. 179

26 Septembre. 18 heures ....................................... 189

26 Septembre. 22 heures ....................................... 197

26 Septembre. 23 heures 30 .................................. 201

28 Septembre. 11 heures ....................................... 207

Page 4: 102.670, - fnac-static.com · 2013-12-25 · de service, simplement. Ni plus, ni moins. Il n’était donc pas question de tergiverser. Florence traversa le ... en mars avec Titi

2 4

Page 5: 102.670, - fnac-static.com · 2013-12-25 · de service, simplement. Ni plus, ni moins. Il n’était donc pas question de tergiverser. Florence traversa le ... en mars avec Titi

2 5

S’il a brisé un os, on lui brisera un os

Code de Hammourabi, Mésopotamie,

17 siècles avant J.-C.

Page 6: 102.670, - fnac-static.com · 2013-12-25 · de service, simplement. Ni plus, ni moins. Il n’était donc pas question de tergiverser. Florence traversa le ... en mars avec Titi

2 6

Page 7: 102.670, - fnac-static.com · 2013-12-25 · de service, simplement. Ni plus, ni moins. Il n’était donc pas question de tergiverser. Florence traversa le ... en mars avec Titi

2 7

Wakangli yewaye.

Ate hiyu ye.

Tuwa aiyahpemaye.

Ina hiyu ye.

Tuwa aiyahpemaye.

Père, rejoins (aide)-moi.

Quelqu’un m’a fait tomber.

Mère, rejoins (aide)-moi.

Quelqu’un m’a fait tomber.

Alors j’envoie l’éclair.

Cette cérémonie se déroula pendant la nuit. Les

guerriers Lakotas étaient assis en ligne, leurs

chevaux derrière eux. Aucun participant n’avait le

droit de parler. Seuls, les loups, proches, hurlaient

car leurs cris envoyaient « une voix » et les mots

reçus furent chantés, lors d’une vision, par l’Homme

Sacré qui exhortait à la vengeance.

C’étaient les loups

qui lui envoyaient leurs instructions.

Les loups et les hommes sont les seuls à connaître

le sentiment des représailles et du talion.

*William K. Powers, La langue sacrée, discours

surnaturel chez les Sioux Lakotas, éd. Du Rocher, 2003

Page 8: 102.670, - fnac-static.com · 2013-12-25 · de service, simplement. Ni plus, ni moins. Il n’était donc pas question de tergiverser. Florence traversa le ... en mars avec Titi

2 8

Page 9: 102.670, - fnac-static.com · 2013-12-25 · de service, simplement. Ni plus, ni moins. Il n’était donc pas question de tergiverser. Florence traversa le ... en mars avec Titi

2 9

Mars

– Flo, vous voulez bien venir dans mon bureau,

s’il vous plaît !

Il ne s’agissait pas d’une question, Florence le

savait. Et encore moins d’une expression formulée

avec politesse car le s’il vous plaît venait de claquer

dans le couloir du bureau comme le fouet sur la

croupe d’une bourrique têtue. Son chef de service

n’était pas enclin aux égards ou à la courtoisie, encore

moins à la compassion. Il faisait partie de cette

catégorie de supérieurs hiérarchiques qui considère

que les échelons de la bureaucratie sont suprêmes. Et

qui se servent de cette soi-disant supériorité pour

asseoir un appétit de puissance sans imaginer un seul

instant que la plus élémentaire amabilité serait au

service d’un rendement accru de leurs employés. Son

savoir-vivre se limitait aux formules toutes faites et

usuelles. Sa galanterie était urbaine. C’était un chef

de service, simplement. Ni plus, ni moins. Il n’était

donc pas question de tergiverser. Florence traversa le

couloir, ouvrit la porte de verre et, toujours la main

sur la clenche dorée, attendit.

Page 10: 102.670, - fnac-static.com · 2013-12-25 · de service, simplement. Ni plus, ni moins. Il n’était donc pas question de tergiverser. Florence traversa le ... en mars avec Titi

2 10

Les bâtiments du centre-ville qui regroupaient

l’entreprise de services aux personnes étaient austères.

Probablement fallait-il montrer aux clients que leur

argent n’était pas dépensé en futiles articles de bureau

ou superficielle décoration. Tout respirait, ici, le

travail sévère, la besogne utile, le fonctionnement

réfléchi, la fatigue salutaire et l’ennui rémunérateur.

Etait-ce le chef de service qui avait déteint sur

l’environnement ou l’inverse, Florence se posait

souvent la question.

Il n’y avait que deux… non, trois digressions à

cette morosité ambiante… un, la cravate du chef de

service ; deux, la réceptionniste qui ne comprenait

toujours rien au fonctionnement de la centrale d’appel

téléphonique et riait à tous bouts de champs en se

trompant dans la distribution des communications et

trois, cette habitude qu’il avait d’appeler tout le

personnel par un diminutif. C’était des Flo par-ci, des

Steph par-là, des Domi, des Nath et des Jo ! La seule

qui y échappait était la Galloise Connie, tout le

monde comprenait pourquoi ! Personne d’autre ne

l’évitait, comme s’il en avait le droit ! Comme s’ils

étaient intimes ! Comme si son statut lui permettait

cette condescendance qu’il jugeait familière,

courtoise et de bon aloi et que tout le monde trouvait

effrontée et ordinaire.

Florence, après cinq années passées dans cette

boîte, ne savait toujours pas dire lequel de ces trois

écarts à l’austérité ambiante l’énervait le plus. Mais le

plus ridicule était sans conteste les cravates.

Ces accessoires étaient tous plus stupides et

grotesques les uns que les autres, se disait-elle.

D’autant que ce chef, à l’allure qu’il pensait classique

Page 11: 102.670, - fnac-static.com · 2013-12-25 · de service, simplement. Ni plus, ni moins. Il n’était donc pas question de tergiverser. Florence traversa le ... en mars avec Titi

2 11

mais restait quelconque, poussait la balourdise à

afficher ce qu’il appelait ses « cravates tendances » à

toutes occasions ! Quelle horreur ! Toute l’année

défilait sur ces satanés bouts de tissus ! Le personnel

avait droit, de janvier à décembre, aux motifs adaptés

à la saison : verdure au printemps, feuilles mortes en

automne, fleurs jaunes, roses ou rouges en été sans

oublier, bien entendu, le bonhomme de neige en

décembre, le Père Noël et le feu d’artifice pour

présenter ses bons vœux au patron qui offrait alors

son fameux mousseux à vous flanquer une migraine

jusqu’à l’Epiphanie. En juin, il était apparu avec un

palmier et un parasol, en mars avec Titi et Gros Minet

et tous avaient pu découvrir Betty Boop pour la fête

des secrétaires ! A l’anniversaire de la mort d’Hergé,

son geste mémoriel avait été de nouer autour du col

de sa chemise un capitaine Haddock qui jurait son

bien connu Mille sabords ! A quand un poilu en

cuissardes pour la Gay Pride, un cercueil à la

Toussaint et une paire de seins à la Lolo Ferrari pour

la journée de la mammographie se disait-elle en riant

sous cape !

Hubert, c’était son prénom, portait une alliance

mais personne n’avait jamais vu sa femme. Peut-être

faisait-il semblant d’être marié finalement ! Logique !

C’était bien le genre d’homme à considérer que ça lui

donnait un statut d’équilibré social ! Et puis, qui

oserait se promener au bras d’un homme qui exhibe

de telles cravates ou le détester à ce point pour les lui

offrir, s’était dit Florence au début de son stage dans

la maison.

Et puis elle avait changé d’avis. A bien le regarder,

à le fréquenter, à le cerner, ce n’était pas ses cravates

Page 12: 102.670, - fnac-static.com · 2013-12-25 · de service, simplement. Ni plus, ni moins. Il n’était donc pas question de tergiverser. Florence traversa le ... en mars avec Titi

2 12

qui dérangeaient… Non, ce n’était pas elles le

problème. Parce que les mêmes cravates portées par

quelqu’un d’autre auraient été bien sympathiques ! Les

mêmes compléments qualificatifs auraient été des

clins-d’œil humoristiques, comme un calendrier de

l’Avant réparti sur trois cent soixante-cinq jours. Elles

n’avaient aucune responsabilité ! C’était lui, le

problème. Oui. Le problème venait de la contradiction

entre les cravates colorées et comiques et le reste de la

personne, autoritaire, arrogante et sévère.

Ainsi, Florence avait changé d’avis et se disait

« pauvres cravates » !

On devrait faire comme avec les chiens, pensait

elle, en le regardant trifouiller dans ses papiers à la

recherche d’elle ne savait quoi à son intention.

N’importe quel éleveur vous dira que c’est le chien

qui doit choisir son maître et non l’inverse ! Cc

devrait être identique pour les cravates ! Elles

devraient avoir le choix ! Accrochées à un cou

comme ça, ça devrait être interdit ! C’est de la non-

assistance à cravate en danger !

Florence souriait. Elle attendait qu’il lui propose

de s’asseoir.

Elle ne s’était jamais rendue compte qu’elle

dénotait, elle aussi, dans ce bureau par sa fraîcheur et

sa spontanéité.

Elle était jolie, dans cette position de nonchalance,

accoudée au chambranle de porte. Petite mais bien

proportionnée, elle portait merveilleusement le Jean

collant et le petit pull rose échancré. Ses longs

cheveux bruns soyeux étaient retenus par une barrette

dans le dos. Ses yeux en amande étaient d’un brun

profond que son teint mat rehaussait. Elle était le type

Page 13: 102.670, - fnac-static.com · 2013-12-25 · de service, simplement. Ni plus, ni moins. Il n’était donc pas question de tergiverser. Florence traversa le ... en mars avec Titi

2 13

même de la jeune femme qui donne l’impression

d’être encore une lycéenne. Ils étaient donc peu

nombreux à lui faire immédiatement confiance car

elle avait l’air trop inexpérimenté. Trop fraîche, trop

novice, il fallait un temps d’adaptation pour se rendre

compte qu’elle était réfléchie, sage et clairvoyante.

Pourtant, tout qui se serait arrêté sur ses yeux, qui les

aurait vraiment regardés, aurait constaté qu’ils étaient

traversés d’un chagrin subtil, amer et mélancolique

mais en même temps d’un amène appétit pour la vie,

ce qui pourtant est considéré comme contradictoire.

Ils étaient capables de vous fusiller, de vous envoyer

mille éclats réjouissants et dans la même seconde de

se voiler et d’aller se perdre dans un monde où ils ne

vous voyaient plus.

Elle avait terminé quelques années auparavant ses

études classiques dans un lycée et se destinait à

l’archéologie. Comme elle était passionnée par les

cultures humaines, animée par la volonté d’analyser

et de contextualiser les témoignages matériels des

croyances et des modes de vie de toutes les époques,

intéressée par l’histoire, la philosophie, les arts et

qu’elle était dotée de rigueur et d’un esprit d’analyse

pointu, doublé d’une grande curiosité, elle s’était dit

que ce métier était fait pour elle. Elle avait donc

entamé la formation de Bachelier en Histoire de l’Art

et Archéologie.

La disparition brutale de sa mère laissa son père

dans une prostration affective dont il ne sortit pas,

sauf pour aller la rejoindre au cimetière trois mois

plus tard. Elle ne trouva jamais la force, l’abnégation

ou l’amour nécessaires pour l’aider à sortir de la

dépendance alcoolique où il s’était laissé sombrer.

Page 14: 102.670, - fnac-static.com · 2013-12-25 · de service, simplement. Ni plus, ni moins. Il n’était donc pas question de tergiverser. Florence traversa le ... en mars avec Titi

2 14

Peut-être parce qu’elle avait compris que c’était sa

volonté et que l’alcool ne l’avait pas pris en traitre

mais que c’était bien lui qui se l’était annexé. Il avait

commencé à boire des années auparavant, quand il

avait perdu son travail et que les agences pour

l’emploi ne pouvaient lui venir en aide.

Et comme par hasard, à côté d’une agence pour

l’emploi, qu’est-ce qu’il y a ? Un bistrot ! Il faut

croire qu’il y a une raison ! A côté d’une église et

d’un cimetière aussi, d’ailleurs ! Métro, boulot, crédo,

bistrot, dodo !

La mort de sa femme, la seule qui donnait un sens

à sa vie, lui fit perdre tous ses repères. Et comme il

n’eut pas le goût d’en chercher d’autres parce qu’il se

disait trop vieux, ou trop seul ou trop inutile, ou trop

imbibé, ou qu’il utilisait ces excuses pour ne pas en

trouver, il lâcha les rames. Florence s’en voulait

depuis lors de ne pas l’avoir aidé, de ne pas avoir vu

les rames qui flottaient de plus en plus loin de la

barque qui s’éloignait ou, pire, de les avoir vues sans

broncher parce qu’elle l’avait jugé, elle aussi, trop

vieux, trop seul ou trop inutile ou trop imbibé mais il

était trop tard. Elle savait qu’elle n’était pas coupable

mais se sentait responsable. Parce qu’il ne suffit pas

d’être coupable pour être responsable ! Elle n’avait

pas de remords, elle avait des regrets comme on en a

toujours quand on n’a pas tendu la main à ceux qu’on

aimait. Elle ne savait pas non plus si elle s’en voulait

de ne pas l’avoir soutenu parce qu’elle le jugeait

insoutenable dans sa déchéance qu’elle condamnait

ou si elle s’en voulait de l’avoir laissé dépérir parce

qu’elle lui en voulait de ne pas l’avoir choisie pour

donner un sens nouveau à sa vie.

Page 15: 102.670, - fnac-static.com · 2013-12-25 · de service, simplement. Ni plus, ni moins. Il n’était donc pas question de tergiverser. Florence traversa le ... en mars avec Titi

2 15

Toujours est-il que cette double disparition la

laissa sans ressources et donc dans l’impossibilité de

poursuivre ses études. Après avoir galéré, elle aussi,

quelques temps d’agences pour l’emploi en agences

intérimaires, sans passer par le bistrot, elle atterrit

dans cette entreprise d’aides multiples aux personnes,

qui travaillait avec des privés en direct, des assureurs

qui proposaient des contrats pour les personnes

dépendantes et les organismes sociaux. Comme elle

n’avait aucune spécialité dans ce domaine, elle

remplissait les fonctions de nettoyage, compagnie et

menus travaux tels que les emplettes.

– Prenez place, dit enfin son chef de service qui

venait de retrouver le document qu’il cherchait.

Tiens, se dit-elle, il me demande de m’asseoir. Il a

donc un service à me demander. Elle sourit

discrètement, se déplaça prestement, tendit la main,

tira le dossier du siège et s’assit.

Polie, elle attendit. Tout, dans sa manière, était

retenu. Même sa façon de s’asseoir sans ostentation.

Elle ne croisa pas les jambes et ne prit aucune pose.

Elle resta droite, les mains sur les genoux, bien à plat.

Son chef, engoncé dans ses papiers et son costume,

avec cette cravate où Obélix soulevait un menhir,

affichait la mine de celui à qui on ne la fait pas. Le

masque était bien entraîné. Florence ne savait

toujours pas ce qu’on ne pouvait pas lui faire, ni lui

dire, mais le message fonctionnait : tout le monde se

tenait à carreau !

Mais tout le personnel s’amusait à imaginer ce

chef obscur d’une agence provinciale d’intérimaires

en train d’obéir à son épouse que chacun fantasmait et

c’était très amusant. Pour sa part, Florence l’imaginait

Page 16: 102.670, - fnac-static.com · 2013-12-25 · de service, simplement. Ni plus, ni moins. Il n’était donc pas question de tergiverser. Florence traversa le ... en mars avec Titi

2 16

aisément en tablier, les fesses à l’air, en train de faire

la vaisselle dans son appartement décoré de meubles

sans âme, soumis à sa maîtresse-épouse.

Pendant qu’il parcourait le document d’un air

concentré, elle laissa vagabonder son imagination.

Certains hommes, se dit-elle, sont unis à des

squaws, ce sont des femmes guerrières qui traversent

la ville comme elles iraient à la chasse, elles sont

nomades et l’horizon les chatouille. Ils ont peur de les

voir filer avec les papooses et le produit de la chasse

alors ils sont aimables, courtisans et mortifiés.

Certains ont des épouses, des compagnes, des

doudous, elles affichent régulièrement des petits

sourires légèrement désabusés qui en disent long,

parce qu’elles ont enterré la hache avec la squaw

qu’elles étaient il y a longtemps et préfèrent le

calumet de la paix aux espaces sans fin pour la

satisfaction de leur sédentaire de mari que ça ne

rend de toute façon pas heureux et qui rêve dès lors

d’espaces et de femmes guerrières en regardant la

leur qui sourit mais ne rit plus. En tout cas, plus

avec eux.

D’autres sont des filles d’Eve, ce qu’on appelle des

femelles. En général, elles ne trouvent pas de mari car

elles n’attirent que les croqueurs de pommes. La

majorité des maris rangés les désirent mais durcissent

le regard pour que ça ne se voie pas ! Surtout devant

leur femme ! Evidemment ! Comment expliquer à sa

doudou casée, semblant satisfaite en société mais ne

riant plus qu’il rêve de la voir transformer leurs

soirées spartiates en banquets de plaisirs où elle

évoluerait en femelle hétaïre cultivée et lubrique ?

Page 17: 102.670, - fnac-static.com · 2013-12-25 · de service, simplement. Ni plus, ni moins. Il n’était donc pas question de tergiverser. Florence traversa le ... en mars avec Titi

2 17

« – J’aimerais…

– Quoi donc, mon garçon, demanda Dickson en

voyant rougir son élève.

– Voir danser les moukères dans l’un ou l’autre

café arabe ! confessa le jeune homme un peu confus »

Florence eut envie de rire. Mais pourquoi donc

pensait-elle à cet extrait du Royaume Introuvable

qu’elle avait lu il y a quelques années, se dit-elle ?

Elle se pinça les lèvres et se concentra sur l’homme

qui était en face d’elle. Oui, se dit-elle, celui-là doit

être marié à une greluche, une péronnelle qu’il suit

dans la rue en caniche porteur. Il paie, il se plie, il

ouvre les portes et les écrins pour bijoux, il fait la

vaisselle en tablier. Elle l’imaginait très bien dans ce

rôle. Et pourquoi pas aussi en soumis masochiste,

pieds et poings liés, suppliant son amazone juchée sur

ses talons aiguilles de recevoir une correction… Cet

homme jouait avec trop d’application son rôle de chef

besogneux jusque dans le détail de la défiance

disciplinée pour ne pas cacher une docile soumission

qui le rendait subordonné intra-muros et donc par

voie de conséquence omnipotent et insidieux avec

ceux qu’il jugeait subalternes.

C’était son oxygène !

Elle se secoua. Bon, c’est bien tout ça mais je

perds mon temps à rêvasser, se dit-elle, que me

veut-il ?

Il lui fallut quelques secondes pour se ressaisir et

se rendre compte qu’il avait ouvert un dossier client.

– Je voudrais que vous remplaciez Justine. C’est

important, le client est mécontent.

– C’est qui ?

Page 18: 102.670, - fnac-static.com · 2013-12-25 · de service, simplement. Ni plus, ni moins. Il n’était donc pas question de tergiverser. Florence traversa le ... en mars avec Titi

2 18

Florence saisit le dossier. L’adresse n’était pas

éloignée de chez elle. Elle lut : « Charles Depreez,

soixante-deux ans ».

– Pourquoi a-t-il besoin d’une aide familiale ?

Le caniche-courtier, laveur de vaisselle, redevint

un chef de service. Et un chef de service, ça ne

répond pas aux questions, ça ordonne ! Surtout quand

ça ne connaît pas les réponses aux questions posées

par des subalternes.

– On s’en fout. Il en a besoin, c’est tout.

Florence leva les yeux et rencontra son regard. Il y

lut de la désapprobation, parut légèrement

décontenancé et n’ajouta qu’un mot :

– Cancer.

– Je ne suis pas médecin.

– Non, ça je sais mais vous avez le savoir-faire

pour ce job.

– C’est vrai que pour un vieux, l’archéologie ça

aide, dit-elle en souriant.

– On n’est pas vieux à soixante-deux ans, répondit-

il avec emphase.

– Je blaguais !

– Trêve de balivernes.

Il eut un geste impatient de la main, un geste qui

voulait encore dire « on s’en fout » et continua :

– Il refuse d’être hospitalisé, il lui faut donc de

l’aide.

– Pourquoi moi ?

– Parce que Madame est une intello et que ce vieux

fou a déjà rendu folles deux idiotes, ça devrait être

dans vos cordes !

– Ah bon !

Page 19: 102.670, - fnac-static.com · 2013-12-25 · de service, simplement. Ni plus, ni moins. Il n’était donc pas question de tergiverser. Florence traversa le ... en mars avec Titi

2 19

– Si t’as rien d’autre à dire, je considère que c’est

okay.

– Je devrai faire quoi ?

– Ménage, causette, courses, tea-time…

– Quels horaires ?

– On ne sait pas encore mais si tu conviens, ça

pourrait être full time !

Florence était dubitative. D’un côté le plaisir d’un

seul client au lieu de courir de maisons en maisons

pour nettoyer, faire les vaisselles sans échange de

paroles, mais de l’autre, la maladie et le danger de ne

pas se plaire si l’homme était désagréable. Que ferait-

elle s’il s’agissait d’un malotru ?

Son hésitation la desservit car son chef prit son

silence pour argent comptant et décida qu’elle était

d’accord. Il se leva pour notifier que l’entretien était

clos. Il était midi. Un chef, c’est à cheval aussi sur les

horaires, surtout quand il a faim.

Mais elle ajouta, en se levant à son tour :

– Mais pourquoi aurait-il massacré les autres ?

– Ça, j’en sais rien fifille, paraît qu’il est

foldingue !

Florence détestait cette façon de lui parler. Fifille,

fifille ! Imbécile, se dit-elle. Je t’en ficherai, moi, des

fifilles ! Elle repoussa la chaise. L’entretien était

terminé. Affaire classée.

– Je commence quand ?

– Vas-y après-midi, comme ça tu verras ce qu’il

veut !

Florence quitta le bureau, prit son sac, sa veste de

daim et sortit. L’air frais de mars lui piqua les joues.

Elle se dirigea vers un bistrot – il y en a aussi près des

Page 20: 102.670, - fnac-static.com · 2013-12-25 · de service, simplement. Ni plus, ni moins. Il n’était donc pas question de tergiverser. Florence traversa le ... en mars avec Titi

2 20

entreprises de services aux personnes – et commanda

un café. L’idée de s’occuper d’un moribond ne lui

plaisait pas du tout. Elle n’aimait pas l’odeur de la

maladie qui se transforme lentement en odeur de

mort, insidieusement. Elle n’aimait pas les couronnes

mortuaires, les têtes de circonstance, les familles qui

se déchirent sur l’héritage, les rancœurs, les adieux et

évidemment les regrets.

La mort était mortelle.

Elle n’était pas une femme de mort, elle était une

squaw.

Une squaw.

Elle fit la moue et se moqua d’elle-même. Tu

parles ! On ne pouvait pas dire qu’elle voyait

l’horizon dans l’appartement minable de son quartier

pitoyable avec son colocataire de tipi alcoolique et

coléreux. Pourquoi avait-elle souffert du

comportement de son père pour accepter les défauts

de son compagnon ? La vie nous ramène toujours aux

mêmes dilemmes, aux mêmes choix ou est-ce nous

qui choisissons toujours le même schéma ? Elle ne le

savait pas mais n’arrivait pas à se résoudre à quitter

Josh. En fait, elle réagissait exactement comme elle

avait vu faire sa propre mère : elle attendait qu’il

arrête de boire. Elle voulait qu’il la choisisse, elle !

Elle ne voulait voir que les moments où il était gentil

et refusait de regarder en face, ceux, de plus en plus

nombreux, où il était odieux. Elle avait peur de s’en

vouloir, après. Elle avait peur de ses colères, elle avait

peur de reprendre la route mais elle avait peur de le

laisser. Parce que là, elle voyait très bien les rames

qui flottaient derrière la barque. Sauf que quand elle

tentait de les lui rendre, il les lui jetait au visage ! Il

faut être deux pour s’en sortir à deux, se disait-elle,…