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Figures de potes chez Claudien. Des manifestespotiques?Bruno Bureau
To cite this version:Bruno Bureau. Figures de potes chez Claudien. Des manifestes potiques?. Perrine Galand-Hallynet Vincent Zarini. Manifestes littraires dans la latinit tardive. Potique et rhtorique., InstitutdEtudes Augustiniennes, pp.51-70, 2009, Antiquit 188, 978-2-85121-234-4.
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FIGURES DE POTES CHEZ CLAUDIEN : DES MANIFESTES POTIQUES ?
Bruno Bureau
UMR 5189 (HiSoMA)
La prsence dans luvre de Claudien de manifestes potiques est un sujet
disput, puisquaucun texte des Carmina maiora ne peut se dfinir ainsi sans difficult, et que les Carmina minora que lon a pu ici ou l identifier comme des manifestes potiques (Ad Aeternalem, In sphaeram Archimedis) ne le sont
que de manire implicite.
Sil faut donc renoncer trouver dans les maiora des textes entirement dvolus une fonction de manifeste potique ou littraire, il nen faut pas pour
autant renoncer trouver toute trace de prises de positions littraires ou
potiques dans luvre de Claudien. Si nous parlons ici de luvre de
Claudien, cest que nous posons comme principe que, par-del lclatement de
la matire en autant de pomes de circonstances, il existe une cohrence dans la
pense de Claudien et sa reprsentation du monde et de son uvre. Cette
cohrence, notre sens, impose de lire luvre comme un tout et de considrer
chaque pome de circonstance comme une pice dune mosaque, certes
inacheve par la mort prmature du pote, mais parfaitement cohrente.
Dans la prsente tude qui vise dcouvrir, dans la reprsentation des potes
antrieurs que lon trouve chez Claudien, un discours sur la posie qui peut tenir
du manifeste, les questions chronologiques sont dune importance assez
grande. Quelques remarques prliminaires sur la chronologie des pices tudies
simposent donc. Les pomes consulaires ne posent aucun problme particulier
de datation : le pome pour le troisime consulat dHonorius (3 Honor.) date de dbut 396, celui pour Mallius Thodore (Mall.) de dbut 399, et celui pour
Stilicon (Stil.) de dbut 400 ; pas de difficults non plus pour lpithalame offert Honorius et Marie (Epith. Honor.) qui date du dbut de 398. Mais il nen va pas de mme des autres textes : pour le Rapt de Proserpine (DRP), nous nous en
2
tiendrons globalement malgr les objections de F. Felgentreu1, la datation que
donne J.L. Charlet2 (avant 395, pour le livre 1 dans sa forme primitive, et 396 ou
397 pour les livres 2 et 3), et nous considrerons la lettre Srna (ad Ser.) et le
pangyrique inachev de la femme du rgent (Laus Ser.) comme des uvres de la fin de la vie de Claudien (respectivement 401 ou 4023 et 404).
Paradoxalement, pour un pote aussi parfaitement lettr que Claudien, trs
peu de potes sont mentionns dans son uvre , quatre potes historiques
Homre, Sappho, Ennius et Virgile, et deux potes mythiques, Orphe et
Amphion4. Ce trs petit nombre et le caractre extrmement symbolique des
potes choisis invite voir dans ces mentions plus quune simple citation de
sources ou de modles, un choix dlibr de figures symboliques qui permettent
Claudien de se situer dans une tradition dabord grecque puis romaine quil
____________ 1. F. FELGENTREU, Claudians Praefationes. Bedingungen, Beschreibungen und Wirkungen
einer poetischen Kleinform, StuttgartLeipzig, 1999, 263 p., p. 157160.
2. J.-L. CHARLET, Claudien. uvres Tome 1. Le Rapt de Proserpine, C.U.F., Paris, 1991,
188 p., p. XXXIIXXXIII.
3. Un passage cit ci-dessous (Ad Seren. 2526) fait dire F. VOLLMER (PW art.
Claudianus) que ce pome ne peut qutre postrieur lEloge de Srne auquel il est ici fait
allusion et quil faut donc dater lloge de 398 et la lettre de 404. On voit mal pourquoi cette
dernire date, et on peut tout fait laisser cette lettre en 401402 considrant que cest la
priode o Claudien est absent de Rome (voir J.-L. CHARLET, op. cit 1991, p. XV). Placer
lloge de Srne en 398 a une consquence importante : il faut alors considrer luvre
comme mutile et non comme inacheve, puisque la pice se termine de manire totalement
abrupte au moment o Stilicon va entrer en scne. On fera observer que la campagne en
question est la campagne contre Alaric de 395, ce qui concorderait parfaitement avec une
datation haute. Mais cette objection ne tient pas, car lloge de Srne suit un ordre
chronologique et rien ninterdit de penser que le pome allait continuer ainsi suivre son
hrone dsormais au sommet de lEtat aux cts de son mari. Rien noblige donc considrer
que les vnements dcrits ici sont proches de la fin du pome. Celui-ci compte dans son tat
actuel 236 vers, ce qui invite considrer, au vu de la longueur de la plupart des pangyriques
de Claudien, que nous navons que le tiers (ou au mieux la moiti) du texte initialement prvu
ou compos. Cependant, tant donne lidentit de la ddicataire, et si lon admet que cest
Stilicon qui est lorigine de ce que nous connaissons de Claudien, il parat trs peu probable
que le pome ait t mutil, puisquaucun autre pome stiliconien ne lest, et que le Rapt, seul
autre cas comparable, est sans nul doute inachev. Le pome sur la guerre contre Gildon
parat inachev, mais le livre que nous en possdons est complet et Claudien a sans doute eu
ses raisons pour ne pas crire la suite. Il me semble donc que la solution la plus plausible est
que lloge de Srne a t compos non pas avant cette allusion, mais aprs et peut-tre
pour rpondre une raction de son amie et protectrice sur ce passage prcis de sa lettre , et
que le pome est demeur inachev, ce qui implique comme le pensent la plupart des critiques
que Claudien soit mort en 404 (voir J.-L. CHARLET, op.cit. 1991 p. XVXVI).
4. Amphion, comme on le sait, nest pas vraiment un pote, mais plutt un musicien.
Cependant laction concrte de ses mlodies sur les pierres qui construisent la muraille de
Thbes lapparente aux potes enchanteurs . Son rle chez Claudien est dailleurs
pratiquement nul.
3
recompose pour pouvoir sy insrer5. Dans cette liste de potes, Orphe,
personnage rcurrent dans la production du pote de 396 404, mrite une
attention particulire, et cest autour de sa figure que, pour demeurer dans des
limites raisonnables nous oragniserons cette enqute.
I. LE VOYAGE DE LENFANT HONORIUS AU PAYS DES POTES.
La figure potique dOrphe est videmment traditionnelle dans la littrature
grcoromaine, et ce qui importe ici est moins le choix de cette figure que le
parcours quelle offre Claudien dans une tradition la fois potique,
philosophique et religieuse. Dans la posie de Claudien que nous avons
conserve, Orphe apparat en 396 (avec DRP, Praef. 2 et 3 Honor.). On le
retrouve ensuite en 399 dans lEpithalame pour les noces dHonorius et Marie et le pangyrique pour le consulat de Mallius Thodore, puis en 402 dans une
lettre Srne lpouse de Stilicon et en 404 dans les louanges de Srne, selon
nous, dernier pome qucrivit Claudien.
Dans le pangyrique consulaire de 396, Orphe apparat au moment du
voyage qui conduit lenfant Honorius de Constantinople, o il rsidait, Milan,
o son pre Thodose va, avant de mourir, le confier la rgence de Stilicon
(dbut 395). La premire partie du voyage, en Grce et sur la cte dalmate, est
marque par un itinraire au moins autant littraire que gographique (3 Honor.
111118) :
Nec mora : Bistoniis alacer consurgis ab oris, / inter barbaricas ausus transire
cohortes / inpavido vultu, linquis Rhodopeia saxa / Orpheis animata modis ; iuga
deseris Oetes / Herculeo damnata rogo ; post Pelion intras / Nereis inlustre toris;
te pulcher Enipeus / celsaque Dodone stupuit rursusque locutae / in te Chaoniae
mouerunt carmina quercus.6
La tradition potique qui consiste mailler de saynettes mythologiques les
tapes dun voyage nest pas neuve7, mais la lecture doctement mythologique
npuise pas, notre sens, la richesse mtapotique de ce texte. En partant non
de Thrace, mais des bords de la Bistonie o il laisse les rochers auxquels
____________ 5. Entre autres arguments, linscription de la base de statue ddie Claudien sur le forum
romain en 400 confirme cette vision des choses, que le pote en soit ou non lauteur, ce qui
est objet de discussions.
6. 3 Honor. 111118 : Aucun dlai : rapide tu te dresses aux bords de Bistonie / et osant
passer au milieu des cohortes barbares / le visage impassible, tu laisses les roches du
Rhodope / qui sanimrent aux mlodies dOrphe ; tu abandonnes la cme de lta, / que
condamna le bcher dHercule ; alors sur le Plion tu entres / dont les noces de Nre firent la
renomme ; et le bel nipe / et la haute Dodone stonnrent ta vue et, parlant nouveau, /
vers toi vinrent les chants des chnes chaoniens .
7. Voir par exemple, OVIDE, Tristes 1, 10.
4
Orphe a donn la vie , le pote ouvre son catalogue par une sorte dab Orpheo
principium. La mention immdiate de lta, tragiquement illustr par le bcher dHercule, en prcise aussitt la porte minemment littraire : cest bien en
effet la figure littraire dOrphe telle quelle apparat dans Hercule sur lta qui retient ici le pote, avec le grand choeur qui rappelle le lien du pote inspir
avec le hros8 :
Verum est quod cecinit sacer / Thressae sub Rhodopes iugis / aptans Pieriam
chelyn / Orpheus, Calliopae genus, / aeternum fieri nihil. / Illius stetit ad modos /
torrentis rapidi fragor, / oblitusque sequi fugam / amisit liquor impetum; / et dum
fluminibus mora est, / defecisse putant Getae / Hebrum Bistones ultimi. / Aduexit
uolucrem nemus / et silua residens uenit ; / aut si qua aera peruolat / auditis uaga
cantibus / ales deficiens cadit. / Abrumpit scopulos Athos / Centauros obiter
ferens / et iuxta Rhodopen stetit / laxata niue cantibus.
Comme lcrit J. L. Charlet9 on trouve ensuite le Plion, o furent les noces
de la Nride Thtis et de Ple, modle topique des pithalames ; lEnipe,
affluent du Pne en Thessalie, souill du sang romain Pharsale (LUCAN. 7,
116) et chant par Virgile (Georg. 4, 368) . Orphe, Snque, Catulle, Lucain
et Virgile constituent donc le versant cach du voyage dHonorius ; cest aussi
celui de son pote, qui parcourt, depuis lorigine mythique de la parole potique,
lespace littraire de la tragdie, de la posie amoureuse, et de lpope, grecque
et romaine, ou romaine sujet grec, dans un voyage finalement tout orphique,
puisque la dernire tape avant Dodone, sur lnipe, renvoie la qute
dAriste, fils de Pne, lie la mort dEurydice et donc la figure dOrphe.
Un autre lment mrite notre attention : la premire partie du voyage se clt
Dodone, qui, pour lenfant imprial, se remet chanter ses carmina, ses chants oraculaires. J.L. Charlet10 se demande sil ne faut pas voir l un lment typique
dune forme de raction paenne la christianisation en marche du pouvoir
imprial ; cest possible, mais si lon se place dans une perspective
mtapotique, on peut y lire autre chose : le voyage dHonorius rveille une
posie oraculaire, une posie de uates et non de poeta11, et ramne toute la ____________
8. Herc. t. 10311052 : II disait vrai le chant du saint pote, quand, prs des cimes du
Rhodope de Thrace, il faisait sonner laccompagnement de sa lyre de Pirie, Orphe, fils de
Calliope : il nest rien dternel. Sa mlodie arrta le fracas du torrent imptueux, et oubliant
de poursuivre sa course leau perdit son lan ; et tandis que les fleuves sattardent, les Gtes
pensent que lHbre a tari, comme les Bistoniens lointains. La fort transporta ses oiseaux et
le bois immobile sen vint ; et si quelque crature vole par les airs, entendant son chant dans
sa course, loiseau na plus de force et tombe. LAthos brise ses rocs et transporte dans sa
marche ses Centaures, il sarrte prs du Rhodope, dont la neige a fondu sous leffet de ces
chants.
9. Claudien. uvres Tome 2, 1. Pomes politiques (395398), C.U.F. Paris, 2000, 222 p.,
p. 179, note 2.
10. Ibid.
11. Voir ce sujet V. ZARINI, Rhtorique, potique, spiritualit : la technique pique de
Corippe dans la Johannide, Turnhout, 2003, XI-159 p., p. 64.
5
tradition potique latine autour du uates par excellence quest Orphe. Celle-ci,
saisie dans sa globalit, retrouve Dodone une fonction sacrale qui aboutit dans
le pangyrique en vers lui-mme. Le pote, nouveau venu Rome, revendique
ainsi clairement son origine et se donne un statut : il vient du monde grec, il ne
le niera pas, mais ce pote tranger lItalie assimilera dans une posie, rendue
sa dignit premire, le double hritage que lui donne sa culture, pour faire
entendre nouveau Rome une parole potique sacre.
Ainsi, deux ans plus tard dans lEpithalame dHonorius et Marie, le retour de la figure dOrphe lui permet de souligner quil partage avec Srne, la mre de
la fiance, une culture grecque comprenant, Homre, Orphe et Sappho, et de se
revendiquer ainsi de quelque manire comme pote grec crivant en latin pour
des latins (232235)12 :
nec uoluere libros / desinit aut Graios, ipsa genetrice magistra, / Maeonius
quaecumque senex aut Thracius Orpheus / aut Mytilenaeo modulator pectine
Sappho.
La figure dOrphe nen reste donc pas au jeu littraire de reconnaissance de
modles ou au statut de lieu commun pour parler de posie. Le pote Thrace, qui
est aussi, ds son apparition chez Claudien, un mageprophte, tablit, avec le
pote qui parle aujourdhui pour clbrer Honorius, un rapport particulier de
lordre de lallgorie13. Cest la raison pour laquelle Orphe sempare ensuite
nettement tant directement qu travers son vocation snquienne des
rouages potiques du Rapt de Proserpine.
____________ 12. et douvrir des livres grecs / elle na de cesse, sous la conduite de sa mre elle-
mme : / passages du vieillard monien, ou dOrphe de Thrace / ou du chantre au plectre de
Mytilne, Sappho. Voir ce sujet M.F. GINESTE, Posie, pouvoir et rhtorique la fin du
4e sicle aprs J.-C. : les pomes nuptiaux de Claudien , Rhetorica, 22, 3, 2004, p. 293 : on
peut y voir un cho de lexprience personnelle du pote, mais surtout la louange de la
paideia classique . On relvera simplement que cette paideia est clairement oriente vers un
univers grec qui sert de point de rencontre entre ego et Srne, comme il le fera en 402.
13. R. HERZOG, Die allegorische Dichtkunst des Prudentius, Munich, 1966, 144 p., p. 119
135 ne convainc pas totalement quand il oppose radicalement lallgorie biblique de Prudence
et lallgorie paenne de Claudien. Il part du principe assez gnralement admis que la
mythologie nest plus pour Claudien un discours thologique, mais une rserve histoires .
Or il nen est sans doute rien, voir B. BUREAU, pique et romanesque : l'exemple de deux
popes tardives, l'Enlvement de Proserpine de Claudien et la Tragdie d'Oreste de
Dracontius , InterfrencesArs Scribendi, 1, 2003 (http://ars-scribendi.ens-lsh.fr). Ce sont au
contraire les points de contact entre une lecture philosophique (ou plutt cosmologique et
politique) des mythes et la lecture patristique de la Bible qui nous frappent.
6
II. LE RAPT DE PROSERPINE OU LE CHANT DORPHE14.
La prface de DRP 2, sans doute contemporaine de 3 Honor. dveloppe et
prcise la rflexion prcdente. La figure dOrphe permet au pote de faire
retour sur son art et sa fonction dans le monde et de dfinir clairement ce quest
pour lui un pote15. On retrouve Orphe, cette fois comme chantre dHercule,
selon une tradition assez bien atteste par la littrature grecque et galement
pourvue de reprsentations figures16. Chantre inspir, matre par son chant des
lments de la nature, quil peut apaiser son gr, le pote lgendaire, dont le
chant sest assoupi, retrouve dans la personne dHercule un sujet digne de lui.
Ainsi en est-il, dans la rsolution de lallgorie qui constitue cette prface, de
Claudien, nouvel Orphe, grce au nouvel Hercule, Florentinus17 :
____________ 14. La prsence dOrphe dans DRP a t rcemment lobjet dune mise au point
(C. SCHMITZ, Das Orpheus-Thema in Claudians De raptu Proserpinae dans Aetas
Claudianea, W. W. Ehlers, F. Felgentreu et S. M. Wheeler d., MunichLeipzig, 2004, 258
p., p. 3856). Nous souscrivons pleinement lide de dpart de son article (p. 38) da sich
Claudian in seinem mythologischen Epos gerade nicht von seinem brigen Werk, den
hfisch-politischen Epen, kritisch distanziert, sondern in der Gestalt des mythischen Sngers
Orpheus sein Selbstverstndnis als panegyrischer Dichter zum Ausdruck bringt .
15. Dans la prface de DRP 1, considre isolment cest dire pour nous au moment o
elle fut crite, avant 395, le mythe sous-jacent au rcit de laventure en mer du premier marin
nest pas trs clair, et nest peut-tre pas lorigine celui des Argonautes. On peut penser
aussi la figure de Promthe, inventeur de la navigation chez Eschyle. Le mythe des
Argonautes simpose en revanche la lumire de la seconde prface puisque Orphe et
Hercule partagrent le voyage dArgo. Quune telle figure puisse tre prsente de manire
sous-jacente dans le texte de 3 Honor. nest pas exclu, si lon se souvient que Ple prit la
place dHercule dans la nef, aux cts dOrphe (HYGIN. Fab. 14, 32, 8). Sur cette prface,
voir en particulier F. MINISSALE, Il poeta e la nave. Claud. rapt. Pros. 1, 114 , Helikon,
1516, 19751976, p. 496499, F. FELGENTREU, op. cit. p. 157167 et C. SCHMITZ art. cit.
2004, p. 4041 qui insiste juste titre sur lorientation que prend cette prface la lecture des
trois livres composs effectivement par le pote : en mettant en avant la victoire de la
technique et de lars sur les forces hostiles de la nature, Claudien annonce la fois les ides
quil dveloppera ensuite dans le discours de Jupiter au livre 3, et la figure orphique de sa
deuxime prface.
16. Voir SERVIUS ad Aen. 6, 392 : lectum est et in Orpheo quod, quando Hercules ad inferos descendit, Charon territus eum statim suscepit. Le pome orphique en question na
pas survcu, mais on possde un hymne orphique Hrakls (12). La citation par Clment dAlexandrie (CLEM. AL. Protrept. 1, 17, 2) de deux vers dOrphe traitant des pommes dor
des Hesprides ( , /
) ne prouve pas que le pome qui les contenait traitait dHercule, mais cela nest pas impossible ; il est mme possible quil puisse sagir du mme texte que celui
auquel fait rfrence Servius. 17. DRP 2, praef. 4952 : Ainsi disait le pote inspir de Thrace. Mais, toi, nouveau
Tyrinthien, / Florentinus, mes yeux, tu mets en mouvement mon plectre / lantre des Muses
engourdi dun long sommeil / tu le secoues de sa torpeur et conduit la ronde des churs
7
Thracius haec vates. Sed tu Tirynthius alter, / Florentine, mihi, tu mea plectra
moves / antraque Musarum longo torpentia somno / excutis et placidos ducis in
orbe choros.
Plus que le lien entre Florentinus et Hercule, dont on discute le sens exact18,
cest lidentit tablie, de manire une fois encore explicite, entre ego et Orphe qui doit nous retenir ici. En effet, si Florentinus met en mouvement le plectre de
ego et tire les Muses de leur sommeil, ce nest pas seulement une faon de dire potiquement que le pote revient la composition du Rapt aprs lavoir dlaiss. Ce qui est en jeu, cest le processus mme qui est dcrit au dbut de la
prface : sans le pote le monde va au chaos et la violence19, et seule la voix
potique est capable de renouer entre les lments du monde lharmonie qui en
assure la survie20. Ainsi le chant dOrphe trouve sa topique la plus parfaite dans
le rtablissement de lordre du monde par Hercule, comme le chant dego trouve son sujet le plus parfait dans le chant de lquilibre leusinien entre la pnurie
radicale instaure par Jupiter au dbut de son rgne et labondance excessive du
temps de Saturne21. Finalement la figure historique de Florentinus sefface dans
____________ paisibles . Le dernier vers porte une intressante ambiguit sur le groupe in orbe, qui signifie
sans doute dabord en cercle et fait allusion la danse qui accompagne le chur des
Nymphes, mais il peut galement signifier dans le monde , indiquant ainsi que laction de
Florentinus rpand ses bienfaits au-del mme de la Ville dont il a la charge.
18. Il est vident que tout ce que nous savons de Florentinus exclut une assimilation directe
lHercule guerrier ou tueur de monstres. Toutefois, lidentification nest sans doute pas si
gratuite quelle en a lair : en effet, Hercule est celui qui rtablit lordre dans le cosmos, en
tuant les monstres qui le polluent. Son action est celle dun hros qui vite aux hommes de
souffrir des aberrations de la nature. Florentinus, prfet de la Ville, avait jou sans doute un
rle dcisif dans le rapprovisionnement de Rome aprs llimination du comte Gildon par
son frre Mascezel, agissant pour le compte de Stilicon. Cette cura, face un monstre qui
prtendait rduire Rome la famine, ne rend pas absurde, dans la logique dexcs qui est celle
du pangyrique, son identification Alcide lui-mme.
19. C. SCHMITZ art. cit. 2004, p. 4243.
20. Sil y a un sens politique dans lEnlvement de Proserpine, cest l quil faut le
chercher, car toute lecture du pome entier comme allgorie politique se heurte de grandes
difficults (voir T. DUC, Le De Raptu Proserpinae de Claudien. Rflexions sur une
actualisation de la mythologie, BerneBerlinFrancfortNew-YorkParis, 1994, XXVII-
307 p.). En revanche, dfendre la conception traditionnelle de lharmonie du monde fonde
sur le respect des antiques croyances recouvre la fois sans doute les conceptions mmes de
Claudien, qui sans tre ce paen peruicacissimus que dnoncent ses adversaires, nest
certainement pas chrtien, et les ides de Florentinus dont tout porte croire quil est lui-
mme paen. Dailleurs, il faut voir l un argument sans nul doute dcisif pour refuser de
considrer que Claudien a pu ddier ce texte Florentinus dans les premires annes du Ve
sicle (F. FELGENTREU op. cit. 1999, p. 169172). En effet, Florentinus ayant t destitu par
Stilicon fin dcembre 397, il serait dun got douteux pour un pote qui a fait toute sa carrire
auprs de Stilicon de venir en 401 ou 402 couvrir dloges celui que le rgent a jug bon
dcarter.
21. Voir DRP 3, 2747, o la rponse de Jupiter Natura porte exactement sur ce thme.
8
cette prface, au profit dune mise en place des relations que le pote inspir
entretient avec le monde, dont il assure lharmonie, dune manire qui tend se
superposer celle des hommes daction, voire surpasser celle-ci.
De fait, une partie de la tradition, en particulier iconographique, souligne une
sorte dinfriorit dHercule reprsentant certes la pacification, mais obtenue par
la force, par rapport Orphe, le non-violent, qui enseigne la concorde et la paix
au lieu de limposer. Une scne peu courante rassemblant quant elle
Orphe, Hracls et les Muses est situe Pompi, dans la maison de Epidius
Sabinus (9, 1, 22 in situ) et date de la deuxime moiti du Ie sicle av. J.C. on
voit le musicien vtu dune longue tunique et dun ample manteau et coiff du
bonnet phrygien, assis sur un rocher au milieu dun paysage montagneux. Il tient
sa lyre sur sa cuisse gauche et en joue de la main droite ; il est entour des
Muses et dun Hercule attentif, assis en face de lui, sa massue pose terre et le
menton dans sa main, dans une attitude que lon retrouve couramment sur
dautres images d Hercule auditeur. Tous les personnages sont identifis par
une inscription 22. La prsence dans ce groupe du chur paisible des Muses
introduit dans la reprsentation donne par Claudien lpaisseur dune tradition
iconographique et donc culturelle dans laquelle le pote prend sa place. Ego
dpasse le rle de simple producteur dun chant pour devenir une sorte de
concentr de savoir et de culture. Or, dans le domaine iconographique
nouveau23, cette lecture dOrphe comme modle du potephilosophe trouve sa
confirmation dans la reprsentation extrmement courante du chantre assis qui
nest alors pas tant celle dun musicien professionnel, dun spcialiste, mais
que celle dun sage ou dun philosophe enseignant son auditoire24. Ainsi
____________ 22. L. VIEILLEFON, La figure d'Orphe dans l'Antiquit tardive : les mutations d'un mythe :
du hros paen au chantre chrtien, Paris, 2003, X-268 p., p. 19 ; nous ne souscrivons pas
cependant linterprtation de lauteur qui voit dans la reprsentation dHercule ici une
simple reprise par dautres moyens du thme de la feritas autrement illustr par les btes
froces. Une mme analyse dHercule comme vecteur de violence ou de mort a t donne
pour la deuxime prface de DRP par T. DUFFEY The Proserpinean Metamyth. Claudians
De raptu Proserpinae and Alan of Lilles Anticlaudianus , Florilegium, 5, 1983, p. 110,
mais largumentation ne nous convainc gure. On voit mal comment ici Orphe reprsenterait
lAmour et Hercule la mort, moins dimporter sur ce passage des reprsentations qui ne se
trouvent pas dans le texte.
23. On ne saurait trop accorder dimportance aux rfrences iconographiques donnes par
Claudien. Une reprsentation figure dcouverte Alexandrie (la patrie de Claudien sans
doute) claire tout particulirement la reprsentation par Claudien du char de Pluton la fin
de DRP 1. On voit, comme dans DRP 2 les desses tenter de repousser laurige infernal. Cette
scne est trs trangement mise en lien par la superposition des deux registres picturaires avec
une reprsentation typiquement gyptienne de la pese des mes. Voir A.M. GUIMIER-
SORBETS et M. SEIF EL DIN, Les deux tombes de Persphone dans la ncropole de Kom el-
Chougafa Alexandrie , Bulletin de Correspondance hellnique, 121, 1, 1997, p.355410.
Les illustrations les plus parlantes se trouvent p. 364 et 374.
24. L. VIEILLEFON op. cit. 2003, p. 51.
9
constitu, le pote, voix inspire devient bien plus quun hros pacificateur, il
est le passeur dun savoir divin.
Or cette prsence dOrpheego comme narrateur possible du Rapt est assez
aisment reconnaissable. On nen prendra que quelques exemples25.
Louverture du livre 1 et le clbre gressus remouete profani (DRP 1, 4) reprend, outre lexclusion des profanes des mystres leusiniens26, une sorte de
marque de fabrique orphique que lon retrouve dans le dbut de lhymne
orphique du papyrus de Derveni reconstitu par M. L. WEST, The orphic poems, Oxford, 1984, 275 p., p. 114115, et traduit par L. Brisson27 :
Je vais chanter pour les initis, fermez vos portes, profanes, / De Zeus qui
gouverne tout les prodigieuses uvres, / Toutes celles que, sur les conseils de la
noire Nuit, il excuta, / Et la race des bienheureux plus jeunes qui sont
immortels, / Eux qui naquirent de Zeus, le roi tout-puissant.
On retrouve plus prs de Claudien cette mme interdiction dans le Testament
dOrphe, probable apocryphe juif du IIe sicle o la mme expression revient exactement, comme un identifiant orphique : je parlerai aux ayants-droit ;
fermez vos portes, profanes28 .
____________ 25. La question de lorphisme latent dans le pome a t passionnment dbattue depuis
plus dun sicle. Voir un tat de cette question chez A. FO, Osservazioni su alcune questioni
relative al De raptu Proserpinae di Claudiano , QC 1, 1979, p. 385415, dont la position sur
le sujet demeure assez prudente, mais ne va peut-tre pas assez loin dans la prise en compte
du public trs particulier (sans doute des cercles snatoriaux paens trs traditionnels) qui a
command et reu le pome dans sa version pour nous dfinitive. Ce quil crit, en particulier
p. 410411 sapplique sans doute mieux la posie pangyrique et son public.
26. On peut discuter de limpact exact donner cette formule, qui dpend grandement de
la manire dont on se reprsente le traitement de la matire mythique dans la suite du texte.
J.L. CHARLET op. cit. 1991 ad loc. et C. GRUZELIER, Claudian. De raptu Proserpinae edited
with Introduction, Translation and Commentary by Claire Gruzelier, Oxford, 1993 ad loc.
insistent sur laspect de lieu commun littraire en soulignant lemprunt possible des modles
potiques (CALLIM., Hymn. Apoll. 2 et VIRG., Aen. 6, 258).
27. L. BRISSON, Orphe et lorphisme lpoque impriale. Tmoignages et
interprtations philosophiques de Plutarque Jamblique , ANRW 2, 36, 4 p. 28672931,
p. 2878. On pourra nous objecter quil ne sagit que dune reconstitution du texte de lhymne
partir des lments fournis par le commentaire, mais les autres attestations de la formule
dexclusion rendent presque certaine sa prsence effective dans lhymne comment.
28. Cit par EUSEB. CAES., Prep. Ev. 13, 12, 5 : , , L. BRISSON art. cit. p. 2921. Cette expression se retrouve sous une forme un peu diffrente dans un fragment de Plutarque, conserv par Stobe (PLUT. Frg. 202). Une
scholie (SERV., in Aen. 6, 258) peut tablir une passerelle entre la formule orphique et
linterdit virgilien : adventante dea ipsa scilicet Proserpina. profani qui non estis initiati,
. Le fait que lon puisse proposer de Virgile une lecture orphique dans des cercles proches des milieux o volue Claudien est attest par un passage de Macrobe sur les
allgories virgiliennes et leur caractre assez nettement orphique : MACR. Sat. 1, 18, 24.
10
Plus loin, la tapisserie que brode Proserpine et dont le modle potique est
chez lArachn dOvide (DRP, 1, 249266)29, ne manque pas non plus dappui orphique. Porphyre (Antre des Nymphes 14) nous indique en effet que le tissage
de Proserpine est un thme qui se trouve chez Orphe :
quant aux tissus teints en pourpre de mer, cest, on le voit tout de suite, la chair
qui se tisse partir du sang. Cest du sang que viennent les laines pourpres et cest
avec les produits dorigine animale que la toison a t teinte : llaboration de la
chair se fait de mme par laction du sang et avec du sang. De plus le corps est
pour lme une tunique dont elle est revtue, il est chose bien merveilleuse voir,
que lon considre sa complexion ou les liens qui attachent lme lui. Cest ainsi
que dans Orphe, on nous montre Kor, phore de tous les tres semence, en
train de tisser30 ; les anciens ont par ailleurs nomm le ciel un voile, qui
enveloppait les dieux clestes31 ;
On pourrait sans doute multiplier ainsi les rfrences orphiques dans le Rapt. Il ne nous appartient pas ici den valuer limportance mystique ou religieuse,
mais nous nous contenterons de les lire comme autant de marques de lemprise
du pote Orphe sur la production degoClaudien, qui devient ainsi le nouvel Orphe.
Car le chur orphique de lHercule sur lta se glisse lui-mme dans la trame du rcit et vient en quelque sorte en habiter des moments cruciaux comme
autant de rapparitions orphiques32. Ds le dbut de cette prface au livre 2,
____________ 29. Voir M. VON ALBRECHT, Proserpinas Tapestry in Claudians De Raptu : Tradition
and Design , ICS, 14, 1989, p. 383390, en particulier p 384 : the description of
Proserpina's tapestry, far from being an otiose embellishment, is tightly interwoven with her
own life and that of the dedicatee; moreover, it reflects one of the author's main interests : to
give a series of pictures of the universe in different aspects ; of this chain, it is the first and
basic link .
30. La curieuse expression peut se croiser avec lvident
souvenir ovidien (OVID. Met. 1, 2631) pour insrer une discrte touche orphique
lexpression de DRP 1, 250251 : et semina iustis discessere locis, bien que cette physique
nait rien de particulirement orphique.
31.Trad. Buffire, voir L. Brisson, art. cit. p. 2892 :
, .
, ,
. ,
, ,
. L. Brisson commente ainsi : Kor reste dans la maison de sa mre, que gardent les Kourtes (OF 191). Alors que sur le peplos quelle
fabrique, elle est en train de tisser un scorpion, Kor est enleve par Pluton (OF 196) et la
note note 22 sur le sens de la prsence du scorpion le scorpion est le signe zodiacal dont le
lever marque le dbut de lhiver en Grce ancienne Or, lhiver est lpoque o les semences
sont mises en terre .
32. Je ne sais encore sil faut tirer quelque conclusion pour linterprtation du couple
OrpheHercule chez Claudien de traditions attestes par Athnagore dans la Supplique 18,
11
Claudien prend soin de rappeler que son image dOrphe se construit partir de
celle de lHercule sur lta donnant ainsi une sorte de cl de lecture aux remplois de ces passages (DRP 2, praef. 2528)33 :
Securum blandi leporem fovere molossi / vicinumque lupo praebuit agna latus. /
Concordes varia ludunt cum tigride dammae, /Massylam cervi non timuere
iubam.
Linfluence, au moins formelle, de Snque est ici difficilement
contestable34 :
Ad cantus ueniunt tuos / ipsis cum latebris ferae / iuxtaque inpauidum pecus /
sedit Marmaricus leo / nec dammae trepidant lupos / et serpens latebras fugit /
tunc oblita ueneni.
Plus loin dans le livre, lvocation de la mitigation temporaire des chtiments infernaux par
larrive de la reine Proserpine35 reprend la thmatique du chur orphique de manire assez
nette, pour que soient perceptibles, malgr les changements de mtre, des points de contact
____________ 36 (trad. G. Bardy revue par L. Brisson) : ,
, ,
,
. , ,
,
, .
,
. ,
. Orphe, qui le premier a trouv leurs noms et qui a expos leurs naissances et
tout ce qua fait chacun deux, est regard par nos accusateurs comme un thologien plus
vridique et mme Homre la suit la plupart du temps au sujet des dieux. Lui aussi rapporte la
premire naissance des dieux sortis de leau : lOcan qui est source de toutes choses (Il.
14, 246). Selon lui (Orphe), leau tait le principe de tout. De leau a t form un limon ; et
de lun et de lautre est sorti un animal, un serpent qui avait une tte de lion , et entre les deux le visage dun dieu. Son nom tait Hrakls et Chronos. Cet
Hrakls a donn naissance un uf norme, qui, rempli de la force de celui qui lavait
engendr, se brisa en deux par frottement. La partie suprieure de luf constitua le ciel ; la
partie infrieure, la terre .
33. En sret tait le livre que caressaient les Molosses, / et prs delle lagnelle offrit
son flanc au loup. / En bonne harmonie, daims et tigres rays jouaient ensemble, / et des
crinires massyles les cerfs navaient plus peur .
34. SEN. Herc. t. 10541060 : ils viennent tes chants, fauves avec leurs antres, et tout
prs du btail sans peur le lion de Marmarique vient sasseoir. Les daims ne tremblent plus
devant les loups, et le serpent dserte ses cachettes, oublieux maintenant de son venin .
35. Voir M. VON ALBRECHT art. cit. 1989, p. 388 : Claudian enjoyed recreating the great
primeval event of which Orpheusmomentary success was but a faint reflection . Cette ide,
bien qu nuancer sans doute dans sa formulation un peu dfinitive, pose clairement la
continuit entre la reprsentation leusinienne qui domine le pome et la reprsentation
orphique qui le sous-tend.
12
prcis. On retrouve Tityos et Tantale, et mme limage du nautonnier infernal adouci (DRP 1,
359360)36 :
Impexamque senex velavit harundine frontem / portitor et vacuos egit cum
carmine remos.
que lon peut rapprocher de37 :
audis tu quoque, nauita : / inferni ratis aequoris / nullo remigio uenit.
Or ce nest certainement pas par hasard que la figure dOrphe se glisse ici
dans la connaissance des mystres den-bas, car le sjour dOrphe dans les
enfers pour y rechercher Eurydice tait rgulirement interprt comme
lacquisition par le pote dun savoir cach, qui rejoint les affirmations du pote
au dbut du pome. Grce linspiration quil va recevoir, il aura, tel Orphe, la
connaissance des choses den-bas (1, 26 uestri secreta poli)38.
Ainsi, la figure dOrphe sintroduit ici dans une forme de complment la
figure du marin inconnu de la premire prface, qui est peut tre Jason ou peut-
tre Promthe.
Si cest Jason qui est privilgi, le rapport avec Orphe est vident, mais il se
fait au travers de la cosmogonie plus ou moins orphique qui est le chant
dOrphe dans les Argonautiques. Or le pome mme du Rapt se donne comme
ouvertement cosmogonique et insre dans le livre prsentement prfac un
carmen particulier, celui de Pluton, sur les doctrines de correspondance entre le monde den-haut et le monde den-bas. Si, au contraire, ou peut-tre en mme
temps, on voit derrire linventeur de la navigation du livre 1 une figure de
Promthe, le rapport avec Orphe, bien que plus symbolique, nen est pas
moins possible. Le pote Orphe est celui qui enseigne aux hommes un savoir
divin, mais licite, puisquil passe dans une partie de la tradition pour le
fondateur ou le propagateur de mystres et en particulier de mystres lis
Dmter : non loin dAthnes, Phyla, Thmistocle avait, aprs sa victoire,
restaur un sanctuaire dont sa famille, les Lycomides, avait obtenu le contrle.
On prtendait que des mystres y avaient t clbrs avant mme ceux
dEleusis. Ces mystres avaient un rapport avec la grande desse que Pausanias
identifie la Terre (1, 31, 4). Pausanias nous apprend que, au cours des
quils y clbraient, les Lycomides chantaient des hymnes composs par
Orphe, Muse et Pamphos, qui devaient raconter le sjour de Dmter auprs
de Phylos, un fils de la terre et qui clbraient Eros (1, 27, 2)39. Hippolyte de
Rome (Ref. Haeres. 5, 20, 4) confirme et prcise cette information et le rapport dOrphe avec Eleusis est galement attest par Clment dAlexandrie qui relate
____________ 36. De jonc hirsute le vieillard a voil son front, / le portier, et vide est lesquif quil
pousse de ses rames .
37. tu coutes aussi, nocher : lesquif des eaux infernales nest pouss par nulle rame .
38. Voir M. VON ALBRECHT art. cit. 1989, p. 387.
39. L. BRISSON art cit. p. 2871.
13
que les discours sacrs de ces mystres taient raconts dans un pome
orphique ; on dit mme quil en tait le fondateur ou quil les avait introduits en
Grce. (Protrept. 2, 21, 140, et Proclus In rempublic. 2, 312, 1641)42
Ainsi, dans la figure dOrphe la musique humaine devient une imitation de
lharmonie des sphres et cette thorie nous fait mieux comprendre les pouvoirs
qui sont attribus la musique : si elle reproduit la perfection du cosmos lui-
mme, elle ne peut quapaiser les tourments des hommes et les aider se sentir
en harmonie avec le monde dans lequel ils vivent et ventuellement se
rapprocher des dieux, ou dun principe suprieur. Cette thorie, dabord
pythagoricienne, puis largement rpandue et utilise dans le fond de culture
commun, rvle en ralit toute une vision du monde, la fois matrielle,
potique et spirituelle et on souponne quOrphe peut en tre le parfait
symbole, la fois par son art de musicien et la nature cosmogonique de son
chant 43. De ce fait, le pote ClaudienOrphe de 396397 dpasse donc
simplement le chantre, ft-il inspir, il exerce une vritable action sur le monde,
quil arrache la violence, aux conflits et au dsordre.
Or, quelque importante que soit cette dimension, elle npuise pas encore la
complexit de la figure dOrphe telle quon la trouve reprise chez Claudien.
Car la musique exerce la fois un effet externe, rgissant le monde et
apportant civilisation et surtout concorde, un effet intrieur, sur les passions et
les maladies de lhomme, et un effet plus gnral encore, producteur dharmonie
cosmique . On reconnaissait dans lAntiquit trois sortes de musique :
une sensible (joue par les instruments), une intelligible (relie aux nombres et
leurs rapports) et une cosmique 44. OrpheClaudien reprsente ici le point o
ces trois musiques se confondent pour affirmer et en mme temps maintenir la
conscience dun ordre divin du monde45.
____________ 40. . .
,
,
,
, , , .
41. ,
, ,
.
42. L. VIEILLEFON, op. cit. 2003, p. 42.
43. L. VIEILLEFON, op. cit. 2003, p. 123.
44. L. VIEILLEFON, op. cit. 2003, p.119.
45. M. VON ALBRECHT, art. cit. 1989, p. 390 : Claudians epic has a unity of its own.
This is made possible by his basic idea of writing a cosmic poetry in different successive
aspects, rivalling, among other epic poems, the Aeneid and also considering the theme
(agriculture), the planned size (probably four books), and the relationship of the basic idea to
Orpheus the Georgics .
14
III. DU CHANT DU MONDE AU CHANT DE LA CIT, LEFFACEMENT DORPHE ?
En 399, ce nest plus Claudien qui prend la figure dOrphe, mais le consul
philosophe, Mallius Thodore. Quand il se livre aux travaux intellectuels, quil
affectionne et qui ont fait sa gloire, le consul actualise en la dpassant laction
bnfique dOrphe, car il recre une harmonie plus importante encore que celle
de la nature, celle du corps social (Mall. 248255) :
quae non seditio, quae non insania uulgi / te uiso lenita cadat? quae dissona
ritu / barbaries, medii quam non reuerentia frangat ? / uel quis non, sitiens
sermonis mella politi, / deserat Orpheos blanda testudine cantus ? / qualem te
legimus teneri primordia mundi / scribentem aut partes animae, per singula
talem / cernimus et similes agnoscit pagina mores.46
Laction de Mallius pour percer les secrets du monde et de la philosophie
morale, la puissance mme de sa rflexion sont curieusement opposes aux
troubles civils, alors quon attendrait plutt la puissance dun bras arm. Mais la
logique est claire, si lon suit limage du pote mythique depuis les textes de
396397. Restaurer la culture et la connaissance, cest faire reculer la barbarie et
ce qui laccompagne, civiliser lhomme et le cultiver, cest lui faire prendre
aussi conscience du bonheur de la paix civile, et de lharmonie dune culture
raffine et commune.
En mme temps, le recours la figure dOrphe, ici, montre clairement la
cohrence de la reprsentation du personnage chez Claudien. En effet, si le pote
de la cosmogonie de lEnlvement prenait le masque dOrphe, le pote thogonique et cosmogonique, ici, Mallius est confront lautre facette de
lOrphe tardif, le pote civilisateur et pacificateur, celui qui introduit la
concorde entre les hommes. Fronton (10, 347) et plus prs de Claudien
Thmistios48 et Macrobe (Somn. 2, 349) soulignent que son action pacificatrice et
____________ 46. Quelle sdition, quelle fureur populaire / en te voyant ne sadoucit et tombe ? Etrangers
notre culture, / quelle barbarie ne se briserait sur le respect pour un pareil mdiateur ? / Quel
mortel, assoiff de la douceur dun langage lgant, / nabandonnerait pas le chant dOrphe
pour les accords de ta lyre? / Les vers o tu peins la naissance du monde et lme rpandue
dans lunivers / te montrent nos yeux; et tes murs ressemblent tes crits.
47. Epist. 10, 3, 5 : ; , . , .
,
. . .
48. 37, 10 : , , ,
,
;
15
civilisatrice arrache les hommes la barbarie et les conduit vers la culture.
Ainsi, selon une conception unificatrice chre la pense tardive, la spculation
mene par Mallius opre dans lordre de lintriorit humaine, mais, par contre-
coup galement dans lordre social, le dpassement des germes de barbarie et
lavnement en Occident dun temps de civilisation et de culture, un moment
o, en Orient, on ne trouve rien de mieux que de faire consul un eunuque, ancien
esclave qui plus est, le ministre Eutrope.
Ce qui change en ralit ici tient davantage dans la part compare que
prennent le destinataire du pome, le consul Mallius, et le pote. Alors
quOrphe, dans la seconde prface du Rapt soulignait la puissance efficiente du pote comme gale, voire suprieure celle du hros, le pote thrace sert ici
exprimer exactement le contraire : le philosophe et savant consul a sur le monde
une action qui lemporte explicitement sur celle que peut exercer un pote, ft-il
aussi puissant et divin quOrphe. Laction du penseur daujourdhui lemporte
dcidment sur celle du pote dhier, et les textes postrieurs pourraient paratre
entriner cette position dsormais en retrait dun pote que dpassent les
puissants et les savants.
Deux ou trois ans plus tard en effet, cest encore Orphe qui reprsente ego,
lorsque, dans la lettre Srne, il compare son mariage grce aux bons soins de
celle-ci et de Stilicon, aux noces dOrphe o daigna paratre la reine des dieux,
pour remercier le pote de lavoir si bien clbre (Ad Seren. 134) 50 :
____________ 49. nam ideo in hac uita omnis anima musicis sonis capitur ut non soli qui sunt habitu
cultiores uerum uniuersae quoque barbarae nationes cantus quibus uel ad ardorem uirtutis
animentur uel ad mollitiem uoluptatis resoluantur exerceant quia in corpus defert memoriam
musicae cuius in caelo fuit conscia et ita delenimentis canticis occupatur ut nullum sit tam
inmite tam asperum pectus quod non oblectamentorum talium teneatur affectu. hinc aestimo
et Orphei uel Amphionis fabulam, quorum alter animalia ratione carentia alter saxa quoque
trahere cantibus ferebantur, sumpsisse principium quia primi forte gentes uel sine rationis
cultu barbaras uel saxi instar nullo affectu molles ad sensum uoluptatis canendo traxerunt.
50. Quand pour la premire fois lHymen claira de son flambeau lunion dOrphe / et
que ses chants de fte emplirent les plaines de Thrace, / les btes sauvages et les oiseaux, aux
mille couleurs se disputrent lhonneur / doffrir leur pote les plus beaux prsents. / Tout
pleins du souvenir de la grotte dont souvent les parois sonores / avaient offert un merveilleux
thtre la douceur de sa lyre, / les lynx apportent le cristal arrach aux cimes du Caucase ; /
les gryphons des masses dor tires du sol hyperboren. / A travers les airs, les colombes
voleuses, des prs de Vnus / apportrent des couronnes de fleurs entremles de roses; / et
lambre dtach des rameaux des nobles surs / cest le cygne qui lapporta du P o il
naquit. / Les grues, repassant le Nil aprs leur guerre contre les Pygmes, / recueillent dans
leur bec les perles prcieuses de la mer Rouge. / Le vieux phnix vient aussi des derniers
confins de lEurus, / tenant dans sa serre recourbe des baumes prcieux. / Il ny eut nul
oiseau,nul animal pour refuser de porter / cette lyre les prsents de noces dont elle est
digne. / Alors, de ces richesses et de tous les trsors de lHlicon, / Calliope parait celle qui
allait pouser son propre fils. / Et mme, elle osa convier aux noces de son fils / jusqu la
matresse du radieux Olympe : / et la reine des dieux ne la ddaigna point, peut-tre pour
16
Orphea cum primae sociarent numina taedae / ruraque conpleret Thracia festus
Hymen, / certauere ferae picturataeque uolucres / dona suo uati quae potiora
darent, / quippe antri memores, cautes ubi saepe sonorae / praebuerant dulci
mira theatra lyrae : / Caucaseo crystalla ferunt de uertice lynces, / grypes
Hyperborei pondera fulua soli ; / furatae Veneris prato per inane columbae /
florea conexis serta tulere rosis, / fractaque nobilium ramis electra sororum /
cycnus oloriferi uexit ab amne Padi, / et Nilo Pygmaea grues post bella remenso /
ore legunt rubri germina cara maris ; / uenit et extremo Phoenix longaeuus ab
Euro / adportans unco cinnama rara pede : / nulla auium pecudumque fuit quae
ferre negaret / uectigal meritae coniugiale lyrae. / tunc opibus totoque Heliconis
sedula regno / ornabat propriam Calliopea nurum. / ipsam praeterea dominam
stellantis Olympi / ad nati thalamos ausa rogare parens. / nec spreuit regina
deum, nec matris honore / uel iusto uatis ducta fauore pii, / qui sibi carminibus totiens lustrauerat aras / Iunonis blanda numina uoce canens / proeliaque altisoni referens Phlegraea mariti, / Titanum fractas Enceladique minas. / ilicet aduentu noctem dignata iugalem / addidit augendis munera sacra toris, /
munera mortales non admittentia cultus, / munera quae solos fas habuisse deos. /
sed quod Threicio Iuno placabilis Orphei, / hoc poteris uotis esse, Serena, meis.
Dans cette fantaisie51 o lpisode mythologique choisi par Claudien ne parat
pas autrement attest, limage du pote lgendaire est ici trs, voire trop
nettement superpose celle dego lui-mme, car, dans limage quen donne la
lettre, Orphe peut finalement apparatre comme un pangyriste des dieux que
ses matres honorent en daignant se rendre au mariage dun subalterne mritant.
On pourrait donc penser que le pote, qui saffirmait avec hauteur dans les
premiers pomes comme lgal des grands personnages quil clbrait, voire
mme suprieur eux, a finalement accept de navoir quune place subalterne,
et assume maintenant sa fonction de pote officiel, ou du moins professionnel,
sorte de serviteur savant, mais serviteur quand mme. Or ce serait lire trop vite
car, prcisment, en ayant recours la figure dOrphe, avec ses ambiguts et
sa richesse, Claudien permet son texte de senrichir de significations
implicites, par-del la dfrence de son sens littral.
Mme dans ce pome lger, en effet, limage dOrphe doit tre remise dans
le contexte qui commande son apparition, et avant toute autre chose, dans le fait
que lorsque Claudien crit ce texte, il est, selon toute vraisemblance, en Afrique,
absent de Rome, mais de retour sur sa terre. Or Orphe est un tranger lui-aussi,
____________ honorer la mre, / peut-tre aussi guide par une juste faveur pour la pit dun pote / qui tant
de fois avait fait ses autels lhommage de ses vers, / quand dune voix pure il chantait la
puissance de Junon, / rappelant les combats Phlgren de son poux, le Tonnant, / et les
menaces des Titans et dEncelade quil avait su briser. / Eh bien, voulant que sa prsence
consacrt la premire nuit de cette union, / elle rehaussa de prsents divins la couche
nuptiale, / de prsents qui jamais plus ne servirent honorer des mortels, / de prsents dont les
dieux seuls ont le droit de jouir. / Mais ce que Junon, dans sa bont, fut pour Orphe de
Thrace, / Srne, vous pourrez ltre pour exaucer mes voeux. / Si les astres, ses esclaves,
attendent un signe de tte de la desse, / tes pieds se prosternent et la terre et la mer.
51. Voir ce sujet P. G. CHRISTIAENSEN 1969, p. 28 et suivantes.
17
mais qui a russi dans le monde Grec et qui a fini par simposer comme le plus
grand des potes. Une premire cl se trouve sans doute l : ltranger Claudien
rend Srne toute la gloire davoir dcouvert (avec son poux) le nouvel
Orphe et davoir donn au petit pote gyptien la chance de devenir le grand
Claudien. On notera la modestie du ton trs rare chez Claudien qui nous
ferait presque croire une soudaine humilit du pote. En ralit, les choses sont
plus complexes, car la figure dOrphe, pour peindre un pote en voyage, nest
pas innocente. En allant en Egypte, le hros avait en effet dcouvert toute la
science des Egyptiens et parti simple Thrace errant, il en tait revenu le grand
Orphe, initiateur des Mystres et porteur de tout le savoir sotrique qui le
constituera en hros bienfaisant52. Ce faisant, Claudien peut tout aussi bien
parler de lui et annoncer ainsi que, tel Orphe, il reviendra plus grand encore, et
plus mme (si cela est possible) de chanter les exploits de son hros et les
qualits minentes de son pouse, plus mme enfin de mriter dignement cette
amiti que ces dieux sur terre que sont Stilicon et Srne ont daign lui offrir. Il
mritera ainsi dtre vraiment Orphe, la voix des dieux. Loin donc de se
rabaisser devant ses protecteurs, le pote, apparemment perdu de gratitude
envers Srne, souligne encore une fois le caractre unique de sa posie, et
llection divine qui en a fait le plus grand pote de son temps.
On voit donc combien la figure orphique est complexe et quel point elle
insre le pote dans un rseau extrmement dense de correspondances littraires,
culturelles et artistiques o il fonde en grande partie les principes de son auto-
reprsentation53. Toutefois, on peut observer, dans la reprsentation que
____________ 52. THEOD. CYR., Thrapie des maladies hellniques, 1, 2122, reprenant des vues
prsentes en particulier chez Diodore de Sicile :
, ,
,
,
, ,
.
53. Un autre argument a pu jouer sur la reprsentation du pote thrace par Claudien. Srne
et Stilicon, on le sait, sont chrtiens, tout comme Honorius, et la figure dOrphe peut sans
doute permettre au pote Claudien qui est paen - de justifier en filigrane sa prsence et
daffirmer sa loyaut. En effet, parmi les figures mythologiques paennes, Orphe est aux IIIe
et IVe sicles, celle que liconographie judo-chrtienne retient le plus souvent, en raison des
parallles possibles avec David, Adam ou le Christ. Cette plasticit dOrphe, la dimension
daccord des deux traditions quil porte, pourrait, en toute hypothse, avoir jou aussi pour
justifier que ce soit ce pote-l, et non un autre plus connot que Claudien ait favoris, en
particulier lorsquil parle la trs dvote Srne. L. Vieillefon note juste titre (op. cit.
p. 254) qu aussi paradoxal que cela puisse paratre, il est peut-tre moins que dautres
connot par la religion olympienne et par le paganisme. Ce pourrait tre une des raisons pour
lesquelles les chrtiens ont jug son image acceptable : non seulement il voque des concepts
dans lesquels ils peuvent se reconnatre, mais linverse, il ne fait allusion (toutes
proportions gardes, ajouterons-nous, car lOrphe de Claudien est comme son crateur trs
nettement marqu par la religion traditionnelle) rien qui puisse les choquer . On en verra
18
Claudien donne de la voix potique dans les pomes politiques, une certaine
inflexion que le pangyrique de Mallius Theodorus laissait entrevoir. Si la figure
du pote thrace demeure au centre de la reprsentation de lacte crateur du
pote, une autre figure potique, celle dEnnius, le pre de lpope latine,
simpose dans le De Consulatu Stiliconis, comme la mieux mme de dcrire le statut particulier du pote politique.
EN GUISE DE CONCLUSION : LE REGENT ET SON DOUBLE, ENNIUS ET SCIPION.
La prface du troisime livre du De Consulatu Stiliconis ressemble beaucoup dans sa structure celle du second livre du Rapt. Il repose sur une allgorie entre
des couples de personnages, un ancien et un moderne. Mais le couple mythique
comparant OrpheHercule est remplac par un couple historique Ennius
Scipion, tandis que le couple moderne compar nest plus egoFlorentinus, mais le couple vedette de toute la posie politique de Claudien, egoStilicon. Ce qui
nous parat particulirement remarquable ici, cest la constance avec laquelle
procde Claudien, signe quil faut bien lire cette prface, en cours de texte
comme DRP 3, comme un geste potique semblable, qui parle donc aussi de la
fonction du pote et de sa nature profonde54 :
____________ pour preuve Lactance qui cite Orphe comme lun des sages paens qui a le mieux approch le
vrai Dieu (LACT., Inst. 1, 5, 3) : poetae igitur quamuis deos carminibus ornauerint et eorum
res gestas amplificauerint summis laudibus, saepissime tamen confitentur spiritu uel mente
una contineri regique omnia. Orpheus, qui est uetustissimus poetarum et aequalis ipsorum
deorum, siquidem traditur inter Argonautas cum Tyndaridis et Hercule nauigasse, deum
uerum et magnum appellat, quod ante ipsum nihil sit genitum, sed ab ipso sint
cuncta generata. eundem etiam nominat, quod cum adhuc nihil esset, primus ex
infinito apparuerit et extiterit . dans labondante littrature consacre la religion de
Claudien, voir la riche mise au point rcente de C. MORESCHINI, Paganus pervicacissimus :
religione e filosofia in Claudiano , dans Aetas Claudianea, W. W. Ehlers, F. Felgentreu et
S. M. Wheeler d., MunichLeipzig, 2004, 258 p., p. 5777.
54. Le premier des Scipions, qui seul, des bords / de lItalie, contre la tte de leur auteur,
retourna les guerres puniques / nexera pas ses armes sans lappui de lart des Pirides. /
Toujours des potes le gnral avait grand soin. / La valeur, en effet, aime sadjoindre le
tmoignage des Muses ; / il aime les pomes celui dont les actions sont dignes des pomes. /
Soit donc que, jeune encor et vengeur des mnes de son pre, / il soumt nos lois lOcan
dHispanie, / soit que, prt briser dun seul coup de sa lance les forces de Carthage, / il
portt ses terribles enseignes sur la mer de Libye, / ses pas sattachait un savant et toujours
dans son camp / il allait au milieu des clairons : ctait Ennius. / Quand il chantait, les
fantassins aimaient lentendre aprs les trompettes, / et applaudissait aussi le cavalier tout
sanglant du massacre rcent. / Et quand il eut triomph, vainqueur des deux Carthage / (il en
vainquit une pour venger son pre et lautre sa patrie), / quand enfin la Libye, une fois teints
les bchers dune longue guerre, / fut contrainte marcher tte basse devant son char, / la
Victoire avec elle fit revenir les Muses, / on couronna le pote des lauriers de Mars. / Et toi,
notre Scipion, Stilicon, qui as jet terre / le nouvel Hannibal encore plus cruel que
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Maior Scipiades, Italis qui solus ab oris / in proprium uertit Punica bella caput, /
non sine Pieriis exercuit artibus arma : / semper erat uatum maxima cura duci. /
gaudet enim uirtus testes sibi iungere Musas ; / carmen amat quisquis carmine
digna gerit. / ergo seu patriis primaeuus manibus ultor / subderet Hispanum
legibus Oceanum, / seu Tyrias certa fracturus cuspide uires / inferret Libyco
signa tremenda mari, / haerebat doctus lateri castrisque solebat / omnibus in
medias Ennius ire tubas. / illi post lituos pedites fauere canenti / laudauitque noua
caede cruentus eques. / cumque triumpharet gemina Karthagine uicta / (hanc
uindex patris uicerat, hanc patriae), / cum longi Libyam tandem post funera belli /
ante suas maestam cogeret ire rotas, / aduexit reduces secum Victoria Musas / et
sertum uati Martia laurus erat. / noster Scipiades Stilicho, quo concidit alter /
Hannibal antiquo saeuior Hannibale, / te mihi post quinos annorum, Roma,
recursus / reddidit et uotis iussit adesse suis.
La figure du pote sest ici grandement mtamorphose, comme sont aussi
changs les thmes de cette reprsentation qui sappuie non plus sur des
tmoignages potiques ou mystiques, mais sur le tmoignage de la tradition
littraire romaine, illustre par exemple par Cicron Pro Archia poeta 2255 :
Carus fuit Africano superiori noster Ennius, itaque etiam in sepulcro Scipionum
putatur is esse constitutus ex marmore. At eis laudibus certe non solum ipse qui
laudatur sed etiam populi Romani nomen ornatur.
Tout le jeu littraire de cette prface repose en ralit sur la dernire phrase de
Cicron, qui justifie lensemble de la construction56. Ecrire semper erat uatum maxima cura duci, cest affirmer une sorte de sollicitude de Stilicon pour un
pote qui est dsormais son gal, car les deux personnages se partagent en ralit
une mme gloire : carmen amat quisquis carmine digna gerit. Ramenant
Rome les trophes, cest en effet le plus magnifique des trophes que ramenait
Scipion, celui de vivre ternellement dans la bouche de son pote, car Claudien
se souvient de ce mot dAlexandre que le Pro Archia 24, 1 mettait la gloire des potes57
Quam multos scriptores rerum suarum magnus ille Alexander secum habuisse
dicitur! Atque is tamen, cum in Sigeo ad Achillis tumulum astitisset: O
____________ lantique Hannibal, / tu mes, aprs le cours entier dun lustre, par Rome / redonn, par son
ordre tmoin de ses vux exaucs.
55. Notre Ennius fut cher au premier Scipion lAfricain ; on croit mme que la statue de
marbre place sur le tombeau des Scipions est celle de ce pote. Or, lclat rpandu par ses
vers sur les hommes quil a chants, ne rejaillit-il pas sur le nom du peuple romain ?
56. F. FELGENTREU, op. cit 1999, p. 121122, propose galement HORAT. O. 4, 8, 1320,
mais le parallle nous semble moins riche, car le lien personnel entre le pote et le gnral est
moins clairement soulign.
57. Que dcrivains de ses exploits navait pas, dit-on, sa suite ce magnanime
Alexandre ! Arriv cependant au promontoire de Sige, prs du tombeau dAchille, il sarrte,
il scrie : O trop heureux guerrier ! ta valeur a trouv pour chantre un Homre ! . Certes
Alexandre disait vrai ; car, sans cette immortelle Iliade, le tombeau qui couvrait la cendre
dAchille et enseveli sa mmoire.
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fortunate inquit adulescens, qui tuae uirtutis Homerum praeconem
inueneris! Et uere. Nam nisi Illias illa exstitisset, idem tumulus, qui corpus eius
contexerat, nomen etiam obruisset.
La fusion qui sopre alors entre le pote et lhomme de guerre est si complte
quon ne peut plus gure les distinguer puisque la couronne de lun sert lautre
et sertum uati Martia laurus erat. Lallgorie est apparemment transparente :
Claudien est le garant de la gloire future de Stilicon qui nexistera comme auteur
dexploits que parce quil laura clbr. Qui en effet se souviendrait de Scipion
sans Ennius, dAchille sans Homre, dne sans Virgile58 ?
Mais cette interprtation simple ne suffit pas, car la fin de la phrase
cicronienne sur Ennius et Scipion donne la cl de la position que dsire
maintenant le pote parvenu au sommet de son art. En crivant, en trois livres
comme lArpinate, une version moderne du de Consulatu meo de Cicron, Claudien diffracte la double figure du uates et du uir ciuilis qui stait trouve unie en la personne de lArpinate, mais cette diffraction nest l que pour mieux
affirmer lunit, ego est Stilicon, et Stilicon est ego.
Quel orgueil pourrait-on dire de la part du pote, qui, vrai dire, nen est pas
son premier coup dclat ; mais il faut comprendre en ralit cette hautaine
affirmation comme le plus bel hommage qui se puisse rendre Stilicon. En
effet, disait Cicron, la gloire littraire quEnnius donnait la gloire militaire de
Scipion aboutissait en fait glorifier la patrie commune des deux hommes,
Rome. Claudien, qui est entirement grec, et Stilicon, qui est moiti vandale,
servent Rome, dans le monde nouveau que cre la dynastie thodosienne, avec
autant de cur et de fidlit que les anciens Romains qui taient les fils de cette
terre. Finalement le pote tranger errant, Orphe, nest pas si loin dans cette
prface do il semble totalement absent. Cest son image sublime par la
romanit qui apparat ici et le premier vers, avec lcho virgilien qui solus ab
oris indique que ce qui nat ici cest une posie nouvelle qui seule est capable dexalter la nouvelle et troisime Rome : comme le mythe avait Orphe et la
____________ 58. F. FELGENTREU, op. cit 1999, p. 124125 remarque fort justement que lexpression
Italis qui solus ab oris donne au texte un sens implicite supplmentaire en crant une analogie
possible entre la geste dne et celle de Stilicon. Le corrolaire est bien videmment que la
figure de Claudien vient se superposer celle de Virgile. Si lon admet avec F. Felgentreu
(p. 126) que Claudian die Stilicho-Panegyrici als einen Hhepunkt seiner Arbeit betrachtet
ce qui nest gure contestable , la figure ennio-virgilienne devient essentielle la fois dans
la position politique du texte, vritable geste fondatrice de la Rome dHonorius, et dans cette
du pote, primus uates tant par la singularit de son sujet que par son clatant gnie. Le trac
de la figure virgilienne dans la suite de luvre de Claudien est dailleurs soulign
incidemment par C. Schmitz p. 56, note 42, renvoyant une remarque de M. VON ALBRECHT,
Claudian : Poetic Rhetoric and Intertextuality. Proserpinas Tapestry (Rapt. 1. 246275) ,
dans Roman Epic. An Interpretative Introduction, LeydeBostonCologne, 1999 , 371 p.,
p. 327 : Virgilian undertones convey the idea that Claudian, the author of a new Georgics, is
a re-born Orpheus . Lauteur du De Consulatu Stiliconis serait alors le nouveau Virgile
couronnant sa carrire dune nouvelle Enide.
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Grce Homre, la Rome rpublicaine a eu Ennius, la Rome des Csars, Virgile,
la Rome dHonorius aura Claudien.